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Dix-huitième Siècle

De la religion naturelle à la religion de la nature


Colas Duflo

Abstract
The philosophy of religion, as expressed by Rousseau and Bernardin de Saint-Pierre, shares a number of common
characteristics which can be explained in part by what the latter inherited from the former and in part by common heritages. Both
authors affirm jointly the need for religion (by means of theodicy linked to a criticism of both atheists and atheism) and a critique
of revealed religion inasmuch as they are also institutions. But Bernardin de Saint-Pierre's reference to nature (already present
in Rousseau) is much more radical, which profoundly changes its significance. By specifying and accentuating something that
was perhaps slightly ambiguous in Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre decisively transformed the religion of the Philosophes :
natural religion became the religion of Nature.

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Duflo Colas. De la religion naturelle à la religion de la nature. In: Dix-huitième Siècle, n°33, 2001. L'Atlantique. pp. 517-527;

doi : https://doi.org/10.3406/dhs.2001.2439

https://www.persee.fr/doc/dhs_0070-6760_2001_num_33_1_2439

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DE LA RELIGION NATURELLE
À LA RELIGION DE LA NATURE

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France,
qui
com¬
dans
tant,
bien
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ne
la

Tard venu dans le 18e siècle et s'auto-présentant comme héritier


de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre accorde une grande
importance à l'idée de religion 2 . Lui aussi cherche indubitable¬
ment
athée, une
ni catholique.
position qu'on
Ce faisant,
peut définir
il fonde
par la
également
double négation
la tentative
: ni

d'échapper à cette opposition stérile sur la référence à la nature.


En ce sens, il s'inscrit lui-même, comme cela est manifeste dans
certains de ses thèmes ou dans certaines de ses argumentations,
dans cette histoire de la religion naturelle. Mais la façon dont
il utilise et radicalise la référence à la nature qui était déjà présente
chez Rousseau en change profondément le sens. Parce qu'il y
a une compréhension différente de la nature et de notre rapport
à la nature, la religion naturelle devient religion de la nature.

Pierre
aux-Roses,
2.
1. Voir
J.»,Lagrée,
dans
C.
ENS
Lumières
Duflo,
La
éditions,
Religion
« La
et religions,
religion
1993).
naturelle
Les
dans(Paris,
Cahiers
la philosophie
1991).
de Fontenay,
de Bernardin
n° 71-72 (Fontenay-
de Saint-

DIX-HUITIÈME SIÈCLE, n° 33 (2001)


518 COLAS DUFLO

On verra qu'il y a déjà chez Rousseau la possibilité de passer


de l'une à l'autre. Mais c'est Bernardin qui accomplit ce passage,
qui actualise ce qui n'était qu'un des possibles du texte de Rous¬
seau. sommes
nous L'héritage,
voués
donà travailler.
et contrainte,
Maisest
le fait
toujours
mêmeced'en
avec
hériter,
quoi

et de le faire travailler dans un nouveau système, le transforme.


Il n'y a pas de répétition pure.
Ainsi, ce qu'il faut analyser ici, c'est d'abord la façon dont
Bernardin poursuit, reprend et accentue, au prix de quelles
transformations, la critique rousseauiste des religions instituées.
Par comparaison, on peut alors comprendre de quelle manière
le versant positif de cette philosophie de la religion, comme
réalisation de possibles que Rousseau s'interdisait, fait subir une
mutation de sens profonde à la religion naturelle. La réinterpréta¬
tion par Bernardin de l'idée d'une religion plus solidement fondée
dans la nature fait de cette fidélité revendiquée dans le principe
la plus grande infidélité. C'est ainsi que les enfants sont la mort
des parents.
Plusieurs questions président donc à ce travail. Certaines sont
d'ordre général. Qu'est-ce qu'un héritage ? Qu'est-ce qu'un héri¬
tier en histoire des idées ? Comment la réception même de ce
dont on hérite, par le fait même qu'il s'agit d'un héritage, peut en
changer profondément le sens ? D'autres sont plus particulières. A
quel moment la religion naturelle cesse pour devenir religion de
la nature ? Dans quelle mesure une telle transformation n'est-
elle jamais qu'une certaine façon d'accomplir un des possibles
que la religion naturelle laissait inaccompli ? Et, ce faisant, de
se priver du même coup des avantages théoriques et théologiques
que confère sa relative indétermination ?
Il est clair qu'il ne saurait être question ici de procéder à une
comparaison terme à terme et exhaustive des deux auteurs. Il
convient plutôt d'examiner comment, dans la reprise précise de
mêmes motifs, une différence peut s'installer. Un des éléments
cruciaux pour comprendre les modifications de sens de l'un à
l'autre est l'ambiguïté constitutive de la notion de nature. Si bien
que quand l'un écrit, selon une formule célèbre, que la conscience
« nous parle la langue de la nature, que tout nous fait oublier »,
l'autre pourrait contresigner, mais la même formule prendrait
déjà un sens différent au sein d'une autre pensée. On verra que
c'est le cas de nombreuses phrases de Rousseau, qui pourraient
être citées telles quelles chez Bernardin de Saint-Pierre. Mais ce
simple déplacement, sans même changer un seul mot, les aurait
RELIGION ET NATURE 519

déjà profondément transformées. La signification d'une phrase


peut changer, si le sens qu'on accorde aux mots qui la composent
n'est plus le même. Et, de l'un à l'autre, le sens du mot « nature »
évolue.

Dans son Essai sur Jean-Jacques Rousseau (EN, V, p. 360) 3

pas,
chez
catholicisme
Profession
dans
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Rousseau
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naturelle
ou
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Un
De
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du
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la
le,
et

célibat des prêtres. Il ne faut pas oublier que c'est parce que le
Vicaire a prononcé des vœux contre nature et « promis plus qu'il
ne pouvait tenir » (p. 346) en s'obligeant à n'être pas homme,
qu'il a tous les ennuis qui nous valent sa Profession de foi. Là

3. Toutes les références à Bernardin de Saint-Pierre sont données soit dans


Etudes de la nature (EN), 5 vol. (Paris, Aimé André, 1825) (les trois premiers
volumes contiennent les Etudes de la nature et les deux autres contiennent
d'autres textes), soit dans Harmonies de la nature (HN ), 3 vol. (Paris, Méquignon-
Marvis, 1815).1966).
Flammarion, Pour Rousseau, toutes les références sont dans Émile (Garnier-
520 COLAS DUFLO

encore, c'est un thème que Bernardin développera, par exemple


dans Y Étude XIII (EN, III, 286), où il attribue au célibat en

général
répandus
àcaractériser
Bernardin.
la un
cause
depeu
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prostitution
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lesl'héritage
et villes.
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importants
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Rousseau
thèmes
pour

Plus importante pour ce qui nous occupe est la façon de caracté¬


riser la religion naturelle comme suffisante. Comme le dit le
Vicaire : « Il est bien étrange qu'il en faille une autre » (p. 384).
Ceci a une conséquence fondamentale, qui est qu'on n'a pas
besoin de la révélation. « Voyez le spectacle de la nature, écoutez
la voix intérieure, Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre
conscience, à notre jugement ? » (p. 385). Les prétendues révéla¬
tions ne peuvent être que des ajouts trop humains qui au mieux
sont superflus et, au pire, détournent la voix de Dieu alors qu'il
s'exprime ainsi de façon directe. On voit bien ici ce qui va être
fondamental pour Bernardin, et en quoi il peut à juste titre se
prétendre héritier
finalement l'accentdesur
Rousseau.
la voix intérieure
Mais autant
et sur
Rousseau
la conscience
mettait

comme expression directe de Dieu en nous, autant Bernardin,


sans nier cet aspect, va insister sur ce que Dieu a « dit à nos
yeux
de la »nature.
(selon l'étrange expression de Rousseau) : le spectacle

Cette première nuance, mineure en apparence, va introduire


un certain nombre de différences beaucoup plus importantes.
Ainsi, fondée dans l'intériorité, la religion de Rousseau est relati¬
vement indifférente aux manifestations extérieures. Lex culte exté¬
rieur est « purement une affaire de police » (p. 385). A l'opposé,
la religion de Bernardin, bien plus fondée dans l'extériorité,
accorde une certaine place à la question des manifestations exté¬
rieures de la foi, tant au niveau individuel que sur le plan collectif.
Ce sont les mères qui doivent apprendre aux enfants, dès qu'ils
savent cueillir un fruit, comment il convient que chacun rende
grâce à la divinité : « Accoutumez-les, au lever et au coucher
du soleil, à élever leurs mains et leur cœur vers le ciel. Qu'ils
prient en ouvrant et en fermant leurs yeux à la lumière » (HN ,
I, p. 347).
fêtes, où les
Pour
grands
la collectivité,
boulevardsc'est
seront
à l'Etat
décorés
d'instituer
de feuillages,
ces grandes
et

la célébration
viève dont rêvedeBernardin
la religion
dans
primitive
les Vœux
dans
d'un
l'Église
solitaire.
Sainte-Gene¬
De même,
la religion de Rousseau, parce qu'elle s'oriente dans la recherche
intérieure, reste une religion naturelle conforme à la tradition du
RELIGION ET NATURE 521

17e siècle, c'est-à-dire aussi une religion rationnelle. Ainsi le


Vicaire refuse fortement qu'on lui dise de soumettre sa raison
(p. 387). En revanche, Bernardin n'hésite pas, à plusieurs reprises,
à faire l'éloge de l'ignorance et à la recommander : « Ne parcours
point comme savante le temple immense de la nature ; mais reste
sous son vestibule comme une vierge ignorante et timide, avec
tes besoins et ton cœur. Qu'un fraisier soit ton premier autel, et
des arbres fruitiers tes chapelles » (HN, I, p. 348). On dira que,
d'une certaine façon, cet éloge de l'ignorance trouve aussi ses
racines chez Rousseau, mais il n'y est jamais univoque. Car s'il
y a bien des différences entre les deux auteurs, il est à noter
cependant que là même où il nous semble que Bernardin diffère
de Rousseau, c'est pourtant encore en celui-ci que celui-là se
fonde.

C'est qu'il a trouvé chez Rousseau le point de départ de toute


son entreprise, qu'il n'est pas impossible de situer dans le fait
que la fondation même de la religion naturelle chez Rousseau
passe par une critique des religions du livre. Il y a toujours trop
d'hommes entre Dieu et moi dans toutes les religions instituées,
mais aussi trop de livres : « Toujours des livres ! quelle manie ! »
(p. 396). De là vient cette invitation formulée par Rousseau, qui
pourtant
de Bernardin
ne l'accomplit
: « J'ai donc
pas, refermé
mais quitous
est le
lesfondement
livres. Il en
du travail
est un

seul ouvert à tous les yeux, c'est celui de la nature. C'est dans
ce grand et sublime livre que j'apprends à servir et à adorer son
divin auteur» (p. 401). Il est intéressant de noter qu'on a bien
là un énoncé qui pourrait parfaitement décrire toute l'entreprise
philosophique de Bernardin, depuis le tableau de l'immensité de
la nature et de sa bienfaisance dans les Études I et II, jusqu'à

pour
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III
dans
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qui
ses
les
à

Chez Rousseau comme chez Bernardin, il faut donc lire Dieu


dans le livre de la nature. Raison de plus pour se méfier des
mauvaises lectures. Car il est possible de lire mal un tel livre.
Il suffît pour cela de n'y voir aucune trace de la divinité. « Fuyez
522 COLAS DUFLO

ceux qui sous prétexte d'expliquer la nature sèment dans les


cœurs de désolantes doctrines » (p. 408), s'écrie le Vicaire. Et
Bernardin lui fait écho, chez qui on trouve une description des
dangers de l'athéisme où peuvent se lire les mêmes arguments
que chez Rousseau, entre autres l'idée que les athées sont au
fond les tenants d'une autre forme d'intolérance, équivalente
mauvaises
à celle qu'ils
lectures
prétendent
du livrecombattre.
de la nature
Comment
? Chez Rousseau
s'expliquent
comme
ces

chez Bernardin, elles trouvent leur cause dans la mauvaise épisté-


mologie qui préside à leurs explications. La critique des idées
générales abstraites chez Rousseau, et l'opposition de la bonne
synthèse à la mauvaise analyse chez Bernardin, accompagnent
chez l'un comme chez l'autre, la dénonciation de notre « fureur
de généraliser » (EN IX, II, 12). Ce sont les idées générales
abstraites, comme l'idée que la nature prend la voie la plus courte
par exemple, qui nous font croire qu'il y a du désordre dans la
nature, quand il arrive qu'elle ne se conforme pas à ces idées,
qui ne sont que le fruit de notre vanité.
Mais, si l'idée que la religion doit se fonder dans le livre de
la nature, ce « grand et sublime livre dans lequel j'apprends à
servir et à honorer son divin auteur », est bien formulée par
Rousseau, pourquoi ne réalise-t-il pas ce thème dans son œuvre ?
Pourquoi ne nous dit-il pas ce qu'il apprend ? Ou, en d'autres
termes, si Rousseau énonce le fondement de l'entreprise de Ber¬
nardin, pourquoi ne l' entreprend-il pas lui-même ?
C'est que, pour Rousseau, ce à quoi je peux avoir accès dans
l'étude de la nature est fondamentalement limité. Je peux bien
acquérir une théologie par l'inspection de l'univers. Mais cette
théologie est nécessairement bornée pour nous : « Toute la théolo¬
gie que je puis acquérir de moi-même par l'inspection de l'univers
et par le bon usage de mes facultés se borne à ce que je vous
ai ci-devant expliqué. Pour en savoir davantage, il faut recourir
à des moyens extraordinaires. Ces moyens ne sauraient être de
l'autorité des hommes » (p. 387).
Pour Bernardin, on part bien du même point : « Il doit résulter
sans doute de l'étude des harmonies de la nature une religion
et une morale plus solidement fondées que celles qui ne s'appuient
que sur des livres » (HN, I, 344). Mais il y a une différence
d'importance avec l'entreprise de Rousseau, qui est que l'étude
des harmonies de la nature n'est pas bornée, même si nos capaci¬
tés sont faibles. En revanche, Bernardin le dit à plusieurs reprises,
elle est infinie. C'est cette divergence initiale qui va produire
RELIGION ET NATURE 523

dans la réalisation positive de leurs religions des différences assez


notables. Comme on va le voir maintenant, la reprise des cadres
formels
à ces cadres
de la un
religion
contenu
naturelle
, en transforme
par Bernardin,
radicalement
parce qu'il
le sens,
donne
et
opère ce passage de la religion naturelle à la religion de la nature.
De fait, on pourrait trouver à chacun des termes de la religion
de Bernardin, aussi exotique soit-il parfois, une origine dans le
texte de Rousseau. Mais, plutôt qu'un tel inventaire, il est plus
intéressant de voir comment ce qui peut à première vue passer
pour un accomplissement produit un changement de sens. Il faut
comprendre ce qui diffère dans la répétition, et pourquoi. Sous
cet aspect, la première chose à remarquer est qu'un point de
départ commun s'accompagne d'une différence de méthode consi¬
dérable.

« Consultons la lumière intérieure » (p. 349), dit le Vicaire au


début de son enquête. On peut penser qu'il y a dans la déclaration
un héritage augustinien. Mais l'enquête qui suit immédiatement
emprunte en réalité sa méthodologie à Descartes, dans la traduc¬
tion qu'elle fait immédiatement subir à ce premier énoncé : « Il
faut donc d'abord tourner mes regards sur moi » (p. 350). Et la
démarche qu'implique un tel impératif méthodologique, chez
Rousseau, doit peut-être finalement encore plus à Locke, dans
ce trajet qu'elle dessine, qui va du constat que j'ai des sens à
la déduction qu'une volonté meut l'univers, en passant par un
nécessaire détour par les corps et la matière.
Or Bernardin adhère à l'idée de lumière intérieure, qui est
aussi un point de départ. Mais l'interprétation qu'il en donne est
différente, et la méthode qui s'ensuit en témoigne. La lumière
intérieure s'identifie au fait que l'homme est le seul animal à
avoir une idée innée de la divinité. Locke a eu tort de dire qu'il
n'y avait pas d'idées innées. De même qu'il y a un instinct
animal, il y a en l'homme un instinct divin qui lui fait reconnaître
Dieu dans l'univers : « Le sentiment religieux est donc dans
l'homme un sentiment inné, ainsi que les instincts particuliers
sont innés dans chaque espèce d'animaux » (HN, II, 440). Dès
lors, si le sentiment religieux est par nature inscrit dans l'âme
même de l'homme, on comprend qu'il ne soit pas besoin de le
déduire ; il suffit de le nourrir, dans la contemplation de l'univers
même, qui nous parle de son auteur.
Si bien qu'on peut dire que, pour l'essentiel, Bernardin reprend
à son compte le « credo fondamental » de Rousseau, selon l'ex¬
pression de J. Lagrée, avec ses six articles de foi. Mais là où
524 COLAS DUFLO

Rousseau reste sur un énoncé simplement formel, Bernardin s'em¬


ploie à lui donner un contenu. La question de la Providence et
de l'organisation de la nature finale est bien l'exemple le plus
frappant sur ce point. Rousseau, en effet, ne cesse de dire que
la nature nous montre une intelligence. Il admet ainsi clairement
une finalité dont témoigne le concert des parties entre elles. Mais,
en bon héritier de Descartes, encore une fois, il affirme à la fois
que la nature nous montre une finalité et que nous ne pouvons
la connaître : « Je juge de l'ordre du monde quoique j'en ignore
la fin [...]. J'admire l'ouvrier dans le détail de son ouvrage, et
je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert
que pour une fin commune qu'il m'est impossible d'apercevoir »
(p. 357). Les termes que nous venons de souligner dans la citation
montrent
la Providence
assezdans
clairement
la nature
pour
restequelle
formelle
raison
chez
l'affirmation
Rousseau. Or
de

Bernardin est complètement étranger à cette prudence toute carté¬


sienne du discours rousseauiste, et en méprise les avertissements
(si tant est qu'il ait pu les entendre). A ces cadres formels de
la religion naturelle de Rousseau, il va donner un contenu. Mais
ce faisant, il en fait quelque chose d'assez étranger à Rousseau.
Exemplaire est à cet égard la façon dont Rousseau parle du
projet extravagant et scandaleux de Nieuwentit de « vouloir faire
un livre des merveilles de la nature qui montre la sagesse de
son auteur. Son livre serait aussi gros que le monde qu'il n'aurait
pas épuisé son sujet » (p. 359). Or c'est le projet même des
Harmonies de la nature ! (et c'est peut-être bien pourquoi ce
texte est voué à l'inachèvement). Ainsi, tous deux partent bien
de l'idée qu'il faut lire Dieu dans le grand livre de la nature,
mais avec une conception bien différente de ce qu'est la nature.
Dans une caractérisation rapide, on peut dire que Rousseau se
situe encore dans une vision mécaniste de la nature, et que c'est
de ce mécanisme même qu'il déduit la nécessité de Dieu : la
matière est inanimée, or toute la matière est en mouvement, or
elle ne produit pas ce mouvement qu'elle reçoit et communique,
donc ilLafaut
ment. nature
bienest
qu'une
fondamentalement
volonté ait produit
matière,
ce or
premier
nul être
mouve¬
maté¬

riel n'est actif par lui-même. Mais Bernardin, en rupture avec


cette tradition mécaniste, revendique à plusieurs reprises son
inscription dans une autre, celle qui compare la terre, non à une
machine mais au corps humain. Il faut substituer au mécanisme
l'analogie avec le vivant, dans une comparaison menée terme à
terme aussi loin que possible. S'il tenait tant à sa théorie du lien
RELIGION ET NATURE 525

de la rotation de la terre sur elle-même avec le système des


marées qui a si bien contribué à le ridiculiser, c'est aussi parce
qu'elle a pour principe cette analogie avec le corps humain, le
mouvement des marées étant référé par analogie à la circulation
sanguine,
III, 351, etc.).
qui maintient l'activité interne (voir HN, II, 376 ; HN,

Il est vrai que ce choix d'une filiation fait, chez l'un comme
chez l'autre, système avec le refus plus aigu sans doute de leurs
propres contemporains, et que l'un et l'autre n'ont pas les mêmes
ennemis. Ainsi, si Bernardin se rattache à une tradition pythagori¬
cienne que Rousseau refuse explicitement (« Le monde n'est
donc pas un grand animal qui se meuve de lui-même », p. 354),
c'est que Rousseau est tout occupé à refuser le vitalisme didero-
tien (« Cet univers visible est matière, matière éparse et morte ».
« J'ai fait tous mes efforts pour concevoir une molécule vivante
sansbat
se pouvoir
contre en
le venir
mécanisme
à bout de
», p.la354)
science
alorsmoderne,
que Bernardin,
source lui,
de

l'athéisme à ses yeux, au profit d'un vitalisme qui voit de la


vie, de l'âme, et de l'animation partout : « Pourquoi n'y aurait-
il pas aussi des principes de vie et d'intelligence qui existent
par eux-mêmes, qui s'attachent à la matière, l'organisent, la font
mouvoir, se propager, sentir, raisonner ? » (HN, I, 388). Il est
vrai que cette vie n'est pas dans la matière, sinon on risque le
matérialisme, mais il y a de l'âme élémentaire qui s'attache à
toutes les particules de la matière.
On voit par là qu'une interprétation différente de la nature
doit engager une compréhension différente de son Auteur, dans
la mesure où on n'y accède pas de la même façon. Si bien que
le principe fondamental et partagé de se reporter à la nature pour
fonder la religion n'entraîne ni la même religion, ni la même
théologie, ni la même pratique. Ainsi lorsque Rousseau énonce
le principe général : « obéissons à la nature » (p. 375), on com¬
prendneà saurait
cela la fois pourquoi
avoir exactement
Bernardin
le peut
mêmecontresigner
sens chez et
lui,pourquoi
comme

peut en témoigner le De la nature de la morale (EN, V, 453-


471).
Au fond, Bernardin ne sépare jamais vraiment les différents
sens du mot « nature ». C'est l'essence et l'essentiel, l'inné en
chaque être, le principe animateur du tout et de tout, et la norme
de tout. Du coup, la réalisation de la religion de la nature comme
accomplissement de la religion naturelle de Rousseau possède
au moins le mérite de la cohérence du projet. Ainsi, c'est bien
526 COLAS DUFLO

chez Rousseau qu'on trouve une hiérarchie des êtres, qui réaffirme
contre Diderot que l'homme est le premier dans la nature et qu'il
est la fin pour laquelle elle existe. C'est chez Rousseau qu'on peut
lire cette exclamation interrogative : « Qu'y a-t-il de si ridicule à
penser que tout est fait pour moi, si je suis le seul qui sache
tout rapporter à lui ? » (p. 361). Mais c'est Bernardin (que le
ridicule n'effraie jamais) qui va réaliser ce principe général dans
toute son œuvre. C'est lui qui, comme une des pages de cette
religion de la nature, écrira cet hymne où il compare la nature
des zones torrides à une magnifique table (HN, I, 202-204). On
comprendrait mal ces grands inventaires de la nature, qui annon¬
cent la poésie de Saint John Perse, dans ce style fait d'accumula¬
tions, si on les interprétait comme des textes à prétention scientifi¬
que ; en fait, ils énoncent une théologie, et sont bien plus de
l'ordre de l'action de grâces poétique.
Dès lors, tous les arguments de la théodicée de Rousseau
peuvent se charger d'un contenu nouveau, à commencer par
l'affirmation qu'il n'y a pas de mal dans la nature. Si l'on
compare Émile (par exemple p. 365-368) et les Études I à VIII,

on comprend
description
véritable hymne
d'un
bien
àmonde
la
comment
nature
bienbonne.
ceordonné
qui chez
devient
l'un était
chez simplement
l'autre un

Une attention particulière doit être portée à un argument essen¬


tiel de la théodicée de Rousseau : l'idée que la mort du corps
n'est pas celle de l'âme. « Si l'âme est immatérielle, elle peut
survivre au corps, et si elle lui survit, la Providence est justifiée »
(p. 368). Mais Rousseau ajoute immédiatement qu'on ne peut
dire quelle est cette vie qui suit la mort. Heureusement, Bernardin,
lui, le sait, grâce à son système des âmes 4. Toutes les âmes

(élémentaire,
en leur genre.végétale,
Mais l'âme
animale,
céleste
intellectuelle,
ou âme religieuse,
céleste) survivent
propre à
l'homme, est celle qui est récompensée ou punie. Celle des justes
les plus parfaits va dans le soleil (HN, II, 501).
On a là un point crucial et emblématique du problème qui
nous occupe, sur
fondamentaux de quoi
la théodicée
on va pouvoir
de Rousseau
conclure.
tientUn
dans
des l'affirma¬
éléments

tion que les bons sont heureux après la mort parce que cela est

autres
la
Universitaires
4.nature
C'est
animaux
de
l'âme
Bernardin
Franc-Comtoises,
(Voir
céleste
C. de
Duflo,
quiSaint-Pierre
le 1999).
«rattache
La théorie
»,à dans
Dieu
des Les
âmes
qui Âmes
différencie
dans (Besançon,
les Harmonies
l'homme
Presses
des
de
RELIGION ET NATURE 527

conforme à l'ordre qui suppose que Dieu soit juste. Et Rousseau,


se libérant de sa prudence habituelle, dit même qu'après la mort
nous «jouirons de la contemplation de l'Être suprême et des

vérités
frappera
est
Simplement,
va
univers
encore
au éternelles
seul
: toutes
letrop
soleil
endroit
il remplit
formel.
les
dont
5. puissances

il le
Bernardin
est
se cadre
la
voit
source
dedont
effectivement
notre
n'est
[et
il âme
pas
hérite.
que]»
infidèle
la
(p.
L'âme
beauté
l'ordre
369).
à Rousseau.
de
des
Mais
del'ordre
justes
notre
cela

Assurément, l'hymne héliolâtrique qui ouvre le livre V des


Harmonies de la nature , qui appelle le soleil « cœur du monde,
œil de la nature, vivante image de la divinité » (HN, II, 399),
ne pourrait pas convenir à Rousseau. Il marque une religion de
la nature qui rompt avec le cadre rationaliste de la religion des
philosophes. D'ailleurs, si le vicaire peut encore prêcher selon
la religion des chrétiens, Bernardin, lui, en appelle à l'Egypte,
et on comprend pourquoi. Mais cependant, jusque dans ses visions
eschatologiques les plus étranges, il est encore étrangement fidèle
à Rousseau, comme s'il remplissait le cadre formel trop vide de
la religion naturelle, fidélité paradoxale qui, donnant un contenu
à un héritage formel, en altère le sens. Le programme de Rousseau
sur la destinée de l'âme, Bernardin l'applique à la lettre. Et il
l'applique à Rousseau lui-même, qui a tout de même dû être
quelque
din l'envoie
peu surpris
: s'il s'est effectivement retrouvé là où Bernar¬

Ce n'est que dans un des mobiles de la nature qu'on peut la connaître ;


ce n'est qu'au centre de nos mondes qu'on doit jouir de leur ensemble :
la vue de tout ce qui s'y passe est sans doute dans le globe qui les fait
voir et se mouvoir. S'il est, après la mort, un point de réunion pour
les faibles et passagers mortels, c'est dans l'astre qui leur a distribué
la vie ; c'est là que les âmes des justes conservent le souvenir des vertus
qu'elles ont exercées parmi les hommes [...]. C'est du soleil qu'elles
ont une vue pure et une jouissance sans fin de la divinité, dont elles
ont été les images sur la terre. [...] C'est là sans doute que vous êtes,
infortuné
tes une nouvelle
Jean-Jacques,
dans lequi,
soleil
parvenu
(HN,aux
III,extrémités
368-369).de la vie, en entrevî¬

Colas Duflo
Université de Picardie Jules Verne

5. Voir C. Duflo, « Les habitants des autres planètes dans les Harmonies de
la nature de Bernardin de Saint-Pierre », Archives de philosophie, tome 60,
cahier 1 (janvier-mars 1997).

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