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Le métier de roi

« Je m'imposai pour loi de travailler régulièrement deux fois par jour. Je commandai
aux quatre secrétaires d'Etat de ne plus rien signer sans m'en parler, au surintendant de
même, et qu'il ne se fît rien aux finances sans être enregistré dans un livre qui devait me
demeurer, avec un extrait très abrégé, où je puisse voir à tout moment, d'un coup d'œil, l'état
des fonds et des dépenses faites ou à faire. Le chancelier eut un pareil ordre, c'est-à-dire de
ne rien sceller que par mon commandement, hors les seules lettres de justice, qu'on nomme
ainsi parce que ce serait une injustice que de les refuser, étant nécessaires pour la forme
plutôt que pour le fonds des choses. Je fis connaître qu'en quelque nature d'affaire que ce
fût, il fallait me demander directement ce qui n'était que grâce, et je donnais à tous mes
sujets sans distinction la liberté de s'adresser à moi à toute heure, de vive voix et par
placets. Les placets furent d'abord en très grand nombre ; [...] je m'instruisais par là en détail
de l'état de mes peuples, ils voyaient que je pensais à eux, et rien ne me gagnait tant leur
cœur. [...] J'étais surtout résolu à ne point prendre de premier ministre, et à ne pas laisser
faire par un autre, la fonction de roi pendant que je n'en aurais que le titre. Mais au contraire,
je voulus partager l'exécution de mes ordres entre plusieurs personnes, afin d'en réunir toute
l'autorité en la mienne seule. Je résolus même quelque chose de plus. Car afin de mieux
réunir en moi l'autorité du maître, encore qu'il y ait en toute sortes d'affaires un détail où nos
occupations et notre dignité même ne nous permettent pas de descendre ordinairement, je
me résolus, quand j'aurais fait le choix de mes ministres, d'y entrer quelquefois avec chacun
d'eux, et quand il s'y attendrait le moins, afin qu'il comprît que j'en pourrais faire autant sur
d'autres sujets et à toutes les heures [...]. Pour vous découvrir toute ma pensée, je crus qu'il
n'était pas de mon intérêt de chercher les hommes d'une qualité plus éminente parce
qu'ayant besoin sur toutes choses d'établir ma propre réputation, il était important que le
public connût, par le rang de ceux dont je me servais, que je n'étais pas en dessein de
partager avec eux mon autorité, et qu'eux-mêmes sachant ce qu'ils étaient, ne connussent
pas de plus hautes espérances, que celles que je leur voudrais donner : précaution
tellement nécessaire, qu'avec cela même le monde fut encore assez longtemps sans me
pouvoir bien connaître. Beaucoup de gens se persuadèrent que dans peu de temps
quelqu'un de ceux qui m'approchaient s'emparerait de mon esprit et de mes affaires. La
plupart considéraient l'assiduité de mon travail comme une chaleur qui devait bientôt se
ralentir, et ceux qui voulaient en juger plus favorablement attendaient à se déterminer par la
suite. Mais le temps leur fit voir ce qu'ils en devaient croire, car on me vit toujours marcher
constamment dans la même route, vouloir être informé de tout ce qui se faisait, écouter les
prières et les plaintes de mes moindres sujets, savoir le nombre de mes troupes et l'état de
mes places, traiter immédiatement avec les ministres étrangers, recevoir les dépêches, faire
moi-même une partie des réponses, et donner à mes secrétaires la substance des autres ;
régler la recette et la dépense de mon Etat; me faire rendre compte à moi-même par ceux
qui étaient dans les emplois importants ; tenir mes affaires secrètes, distribuer les grâces
par mon propre choix, conserver en moi seul toute mon autorité, et tenir ceux qui me
servaient le mieux, dans une modestie fort éloignée de l'élévation des premiers ministres.
[...]
Il est agréable de recevoir des marques de l'estime et de l'affection de ses sujets :
tous les princes demeurent d'accord, que c'est le trésor le plus précieux qu'ils puissent
jamais posséder ; tous l'estiment, tous le désirent, mais tous ne recherchent pas assez les
moyens de l'acquérir. Car, pour y parvenir, mon fils, il faut diriger à cette fin toutes nos
actions et toutes nos pensées; il faut la préférer seule à tous les autres biens, et fuir, comme
le plus grand mal du monde, tout qui peut nous en éloigner. C’est aux hommes du commun
à borner leur application dans ce qui leur est utile et agréable ; mais les princes, dans tous
leurs conseils, doivent avoir pour première vue, d'examiner ce qui peut leur donner ou leur
ôter l'applaudissement public. Les rois, qui sont nés pour posséder tout et commander à
tout, ne doivent jamais être honteux de s'assujettir à la renommée : c'est un bien qu'il faut
désirer sans cesse avec plus d'avidité, et qui seul, en effet, est plus capable que tous les
autres de servir au succès de nos desseins. La réputation fait souvent elle seule plus que
toutes les armées les plus puissantes. Tous les conquérants ont plus avancé par leur nom
que par leur épée; et leur seule présence a mille fois abattu sans efforts des remparts
capables de résister à toutes leurs forces assemblées. Mais ce qu'il y a d'important à
remarquer, c'est que ce bien si noble et si précieux est aussi le plus fragile du monde ; que
ce n'est pas assez de l'avoir acquis, si l'on ne veille continuellement à sa conservation; et
que cette estime qui ne se forme que par une longue suite de bonnes actions, peut être un
moment détruite par une seule faute que l'on commet [...].
Quoiqu'il faille tenir pour maxime qu'en toutes choses, un prince est obligé
d'employer les voies de la douceur les premières, et qu'il lui est plus avantageux de
persuader ses sujets que de les contraindre, il est pourtant certain que dès lors qu'il trouve
ou de l'obstacle ou de la rébellion, il est de l'intérêt même de sa gloire et de celui même de
ses peuples qu'il se fasse obéir indispensablement. Car on doit demeurer d'accord, qu'il
n'est rien qui établisse avec tant de sûreté le bonheur et le repos des provinces que la
parfaite réunion de toute l'autorité dans la seule personne du souverain. Le seul partage qui
s'en fait produit toujours de très grands malheurs [...]. Car sans compter les révoltes et les
guerres intestines que l'ambition des plus grands produit infailliblement lorsqu'elle n'est pas
réprimée, mille autres maux naissent encore du seul relâchement du souverain. Ceux qui
l'approchent de plus près, voyant les premiers sa faiblesse, sont aussi les premiers qui en
veulent profiter. [...] Il n'est point de gouverneur qui ne s'attribue des droits injustes, point de
troupes qui ne vivent avec dissolution, point de gentilhomme qui ne tyrannise les paysans,
point de receveur, point d'élu, point de sergent qui n'exerce dans son détroit une insolence
d'autant plus criminelle, qu'elle se sert de l'autorité des rois pour appuyer son injustice.[ ...]
Cependant, de tous ces crimes divers, le public seul est la victime; ce n'est qu'aux dépens
des faibles et des misérables, que tant de gens prétendent élever leurs monstrueuses
fortunes. Au lieu d'un seul roi que les peuples devraient avoir, ils ont à la fois mille tyrans. »

Louis XIV, Mémoires de Louis XIV pour l'instruction du Dauphin dans L. Dechappe et Mme
Dechappe, L'Histoire par les textes, Paris, Delagrave, 1927.

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