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Artefact

Techniques, histoire et sciences humaines 


5 | 2016
Musées éphémères, musées imaginaires,
musées perdus

Le patrimoine historique des télécommunications


françaises : de l’« archive » matérielle à
la profusion immatérielle
The historical heritage of French telecommunications: from the material
“archive” to the immaterial profusion

Michel Atten

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/artefact/655
DOI : 10.4000/artefact.655
ISSN : 2606-9245

Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires du Midi

Édition imprimée
Date de publication : 15 juin 2017
Pagination : 95-110
ISBN : 978-2-7535-6525-8
ISSN : 2273-0753
 

Référence électronique
Michel Atten, « Le patrimoine historique des télécommunications françaises : de l’« archive »
matérielle à la profusion immatérielle », Artefact [En ligne], 5 | 2016, mis en ligne le 15 novembre 2017,
consulté le 05 mars 2020. URL : http://journals.openedition.org/artefact/655  ; DOI : https://doi.org/
10.4000/artefact.655

Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines


Le patrimoine historique des
télécommunications françaises :
de l’« archive » matérielle à la profusion
immatérielle
Michel Atten *

Résumé

L’article propose de retracer la constitution, sur un temps long (deux siècles), d’une
belle collection d’objets constitutifs des réseaux de télécommunications, contribution
majeure au patrimoine national français de ce secteur. Elle est récente car, longtemps,
l’idée ou le geste de conserver des objets techniques, des machines ayant permis de
communiquer à distance n’a tenu qu’au hasard, à des individualités, voire à des lieux 95
où l’on stocke les matériels obsolètes. Le seul dépôt notable auprès du Conservatoire
des arts et métiers est lié à l’invention, non à la volonté de conserver la mémoire des
moyens de communication.
Au début des années 1970, naît, à l’initiative d’ingénieurs, une démarche de col-
lecte d’objets techniques utilisés dans les télécommunications. Marquant un besoin de
mémoire, d’identité en des temps de profonde mutation de l’entreprise, elle s’inscrit
également dans un mouvement large d’essor des préoccupations patrimoniales. La
professionnalisation de l’équipe, depuis la fin des années 1990, permet l’enrichisse-
ment et le traitement des collections, mais elle ne convaincra pas les historiens de
considérer les objets techniques comme une ressource, une «  archive  » permettant
d’enrichir l’histoire.

Mots-clés  : archive immatérielle, archive matérielle, collections, musée d’entreprise,


patrimoine.

*. Michel Atten est directeur (h) des Archives et patrimoine historique du Groupe France Télécom/
Orange, historien, chercheur associé au laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS). Son
domaine de recherche est l’histoire des sciences et des technosciences en société. Il a notamment publié
« Ce que les bases de données font à la vie privée : l’émergence d’un problème public dans l’Amérique des
années 1960 », Réseaux, n° 178-179, 2013, p. 21-53, et « Les nouvelles formes de technoscience universitaire
comme produits de la R & D industrielle ? L’exemple du transfert CNET-ENS Cachan », Artefact, n° 3,
2015, p. 131-150. Contact : [michel.atten@u-pem.fr].
Michel Atten

Abstract. The historical heritage of French


telecommunications : from the material “archive” to the
immaterial profusion

This article seeks to trace, over a period of two centuries, the building up of a large collection
of objects of the French telecommunication networks. Today, this collection constitutes a major
part of the French heritage in the domain of telecommunications. For a long time, the initiatives
of conserving technical objects or machines for long-distance communication were sporadic,
random, and based on the initiative of individuals or institutions holding obsolete equipments.
As a result, a single collection of machines was donated to the Conservatoire national des arts
et métiers in 1920 only to be incorporated in their collection in the framework of promoting
the history of innovation or to incite students to be invention and innovation, rather than as
repositories of a memory of telecommunication equipments.
At the beginning of the 1970s, engineers and workers of telecommunications –  French
PTT – started to collect telecommunication objects in the R & D center (CNET) in Paris. This
initiative soon gave birth to a need for institutional memory and professional identity during
periods of profound changes in the world of telecommunications. It further built on the rise of
the interest in industrial heritage matters. As a consequence, starting in the late 1990s, a team
(Records Management and Historical Heritage, now a service of Orange) has been getting
96 more and more professional. This evolution makes it easier to expand and handle the collections
but does not convince historians to look upon objects as resources or records that may enrich
history.

Keywords : collections, digital records, heritage, material source, museum of business.

L’engouement pour le patrimoine est moine, ces choses qui tiennent une place
massif, comme en témoigne, en France croissante dans nos vies (pensons aux
comme dans beaucoup de pays, la mul- téléphones portables, aux smartphones,
tiplication des musées, espaces d’exposi- aux ordinateurs aujourd’hui) dans
tion, journées portes ouvertes organisées un monde où les entreprises privées
par les administrations, les grandes ins- deviennent prépondérantes. Doit-on
titutions des États ou les entreprises, les suivre Patrick Fridenson quand il assure
centres de recherche, les universités, etc. que, «  pour beaucoup d’entreprises,
Pourtant, il convient, nous semble-t-il, de qu’elles soient opérationnelles, qu’elles
regarder les choses d’un peu plus près, de aient été absorbées ou aient disparu, le
différencier l’emballement pour les ors patrimoine et la mémoire sont devenus
des palais de la République de l’intérêt des enjeux massifs1  » ? «  Les musées
porté aux collections et aux musées tech- d’entreprise peuvent-ils être autre chose
niques, par exemple, à la constitution et que des mémoriaux à la gloire des entre-
à la préservation de cette partie du patri- prises et du progrès technologique2 ?  ».
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

Doit-on se satisfaire de leur survie en des munications. Nous nous proposons de


temps difficiles parce que, pour les entre- réfléchir, à travers l’exemple de France
prises (multinationales), « laisser tomber Télécom-Orange et de notre propre expé-
ces institutions muséales, désormais rience4, en nous appuyant sur les travaux
bien ancrées au plan local et régional, existants5, sur cet intérêt pour les musées
pourrait être contre-productif en terme d’entreprises, pour la conservation-valo-
d’image et de communication3 » ? risation du patrimoine industriel comme
Si les études et constitutions de patri- valeur partagée. Qu’entend-on au juste
moine industriel et de musées d’entre- par conserver et valoriser le patrimoine,
prises ont connu un essor important la mémoire, et quel est le rôle des musées
dans les trente dernières années, très techniques ?
peu concernent le domaine des télécom-

Des hasards qui produisent des collections


Si on l’observe sur un temps un peu diennement dans le réseau public ou au
long, cet intérêt pour le patrimoine ne stade de prototypes brevetés ou encore
semble guère s’étendre au domaine protégés par des notes cachetées dépo-
technique des systèmes de communi- sées à l’Académie des sciences6. C’est
cation à distance qui sont, il est vrai, une époque d’inventeurs individuels, 97
d’émergence relativement récente (fin d’émergence de la nécessité nouvelle de
du xviiie  siècle). La première «  collec- déposer des brevets, en rupture avec la
tion de machines à communiquer  » période précédente où une télégraphie
identifiée en France concerne, dans le appartenant à l’État qui s’en réserve l’uti-
dernier tiers du xixe  siècle, les disposi- lisation n’a pas besoin de brevets, comme
tifs de télégraphie électrique accumulés en témoignent le système Chappe et les
par ­l’Administration des lignes télégra- premiers télégraphes électriques7. De
phiques, que cette dernière soit sous plus, l’Administration des lignes télé-
tutelle du ministère de l’Intérieur ou graphiques possède ses propres ateliers
intégrée après 1878 au sein du nouveau de fabrication de matériels dans lesquels
ministère des Postes et Télégraphes. La furent développés, améliorés, adaptés
réunion de machines télégraphiques, et fabriqués, dans les premières décen-
visibles par le public, concerne avant nies de la télégraphie, des systèmes
tout l’invention  : il s’agit de rendre nouveaux, rapides comme le Hughes
accessibles aux ingénieurs, inventeurs, ou le Baudot. Cette collection de télé-
bricoleurs, constructeurs d’appareils graphes, présente dans les locaux et/ou
scientifiques ou techniques, fabricants et les laboratoires de l’École supérieure des
industriels de la métallurgie (fils, câbles) P.  et T.  de la rue de Grenelle8, perd son
les terminaux et équipements de télé- intérêt éducatif au début du xxe  siècle,
graphie électrique, les outils, appareils avec le développement de la téléphonie
de mesure, qu’ils soient utilisés quoti- qui nécessite bientôt une production
Michel Atten

plus massive, qui draine rapidement ou acquérant chacun ses dispositifs, ses
l’intérêt des inventeurs et transforme appareils de mesure et de maintenance,
les manières d’innover, lesquelles se ses terminaux. Cette mutation technique
font plus collectives, au sein d’ateliers fait éclater la culture commune que pos-
ou d’entreprises. Le brevet d’invention, sédaient davantage les télégraphistes du
devenu d’un usage beaucoup plus sys- xixe  siècle –  ils déroulaient leur carrière
tématique, avec son texte, ses schémas et de service en service. En effet, elle incite
plans, rend publiques les informations les ingénieurs et administrateurs des
concernant le nouveau dispositif, fai- entreprises et/ou administrations de ce
sant perdre au « musée des télégraphes » secteur à se tourner toujours plus vers
bien de son intérêt. C’est pourquoi cette les innovations qui se multiplient. Cela
collection, devenue numériquement est vrai aussi pour les PTT français qui,
importante et d’intérêt essentiellement quoique avec un certain décalage par
de mémoire, est confiée par les PTT, au rapport aux pays les plus équipés (États-
début des années 1920, au Conservatoire Unis, Europe du Nord…), connaissent un
national des arts et métiers à des fins de renouveau certain dans les années  1920
conservation9. et 1930.
Ce transfert doit également être mis Devenu un objet technique de masse
en perspective avec les mutations des (les terminaux se comptent désormais
systèmes de communication électrique en centaines de milliers, voire en mil-
à distance de l’entre-deux-guerres  : à lions), le poste téléphonique est stan-
98 partir des années 1920, émergent de nou- dardisé, une nécessité technique qui
velles manières de développer les inno- s’accompagne d’une uniformisation for-
vations par la coopération toujours plus melle généralisée : ces fameux postes en
intime entre science et développement. bakélite noire (le PTT-24 en France). En
Un nouveau type de structure indus- quelques années, on est passé d’une pro-
trielle, qu’on va appeler la Recherche & fusion de téléphones dotés de formes, de
Développement, associe chercheurs issus designs, d’élégances «  arts-déco  » faites
directement du monde universitaire de mélange de matériaux, à une produc-
et ingénieurs, inventeurs, techniciens, tion uniformisée, taylorisée, plastifiée
qu’ils travaillent dans des unités ou labo- de postes téléphoniques «  modernes  »,
ratoires de recherche, dans les services fournis tant par les PTT européens que
d’exploitation ou dans les usines de fabri- par la grande compagnie privée améri-
cation des équipements ; le système Bell, caine AT&T.
aux États-Unis, en est le représentant Un tel changement durable (seule-
archétypique. C’est une époque carac- ment trois types de postes en cinquante
térisée également par la spécialisation ans, PTT-24, U-43 et S-63) suscite-t-il
croissante des savoirs et savoir-faire des au sein de cette grande administration
ingénieurs et techniciens des PTT : trans- un intérêt à conserver les magnifiques
mission, commutation, lignes à grande postes anciens, témoins de cette pro-
distance, câbles sous-marins, télégraphie fusion qui fait le bonheur des musées,
et téléphonie sans fil, autant de direc- conservatoires et collectionneurs d’au-
tions et de services séparés, développant jourd’hui ? Nous n’en avons pas trouvé
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

trace, pas plus que d’un quelconque le fait que, jusque dans les années 1970,
intérêt patrimonial dans l’entre-deux- beaucoup des équipements achetés par
guerres pour un domaine qui connaît un l’administration française des PTT pour
renouvellement de plus en plus rapide équiper ses réseaux proviennent de com-
de ses dispositifs et outils techniques, si pagnies étrangères10. Cela constitue un
l’on excepte la création du Musée postal élément peu propice à aiguiser le senti-
en  1935, voué, il est vrai, essentielle- ment de fierté nationale qui accompagne
ment à la collecte des timbres. Ajoutons souvent les inventions.

Pourquoi une Collection historique au début des


années 1970 ?

La situation change en 1972. À l’ini- mais également parce que ce centre de


tiative de quelques «  techniciens  » et recherche est une institution qu’il connaît
notamment de Michel Jacquet, ingénieur très bien – il y a travaillé de 1941 à 1971
des télécommunications passionné de et en fut le directeur de 1968 à 1971 – et
techniques, le Directeur général des télé- certains des initiateurs du projet y tra-
communications, Louis-Joseph Libois, vaillent également.
crée un service intitulé « Collection his- Les années 1970 voient un boulever- 99
torique de matériels de télécommunica- sement et un renouvellement important
tion », chargé de collecter « les matériels des équipements –  la DGT commence
anciens ou actuels qui caractérisent les à introduire massivement de l’électro-
différentes étapes du développement nique dans les réseaux  – et les équi-
des techniques de télécommunication, pements obsolètes se multiplient. La
ainsi que les documentations s’y rappor- Collection se développe aussi en vidant
tant  ». Il insiste explicitement pour que des armoires13, en accueillant des dons
les « services extérieurs » y contribuent, et en achetant des collections privées
compte sur « la collaboration de tout le d’objets techniques anciens, notamment
personnel » et précise que le matériel doit de très beaux appareils de télégraphie et
être «  comptabilisé et géré comme fai- de téléphonie du xixe  siècle (figures  22
sant partie intégrante du patrimoine des à 30, cahier couleur). Très rapidement,
Télécommunications11  ». Il le rattache à cette collection, installée dans le Service
la recherche, au Centre national d’études des expositions du CNET, à Issy-les-
des télécommunications (CNET) pour Moulineaux, présente ces objets au sein
des raisons pratiques, une plus grande d’expositions popularisant les plus
souplesse budgétaire notamment (à récents développements-inventions du
cette époque, même le directeur (DGT) CNET (des lasers aux semi-conducteurs,
de l’une des trois grandes directions de l’optoélectronique à la commutation
du ministère des PTT n’avait pas carte électronique et numérique, des sys-
blanche pour ce genre de création12), tèmes MIC à la numérisation du signal
Michel Atten

de parole…) dans de nombreuses mani- tion extrêmement profonde et de grande


festations nationales et internationales ampleur puisqu’elle annonce en partie le
(Télécom mondiales (UIT), SICOB, Salon monde des technologies de l’information
de la physique, etc.14). et de la communication et du numérique
Mais pourquoi constate-t-on une ins- d’aujourd’hui. Mais, comme on l’a vu
titutionnalisation à ce moment et sous pour l’entre-deux-guerres, une mutation
cette forme ? Cette démarche subite est importante, voire radicale, de l’appa-
effectivement originale à plusieurs titres. reil productif des télécommunications
Elle se fait en dehors des structures exis- ne produit pas automatiquement des
tantes qui auraient pu constituer un actions de conservation de la mémoire et
lieu « naturel » pour une telle initiative, de sauvegarde d’objets-archives.
comme le musée de la Poste, installé au La raison principale nous semble
centre de Paris, boulevard de Vaugirard, être la revendication identitaire des
reconstruit depuis peu (1967) et qui « télécommunicants » face aux postiers,
accueillait déjà des archives des PTT (col- une identité qui n’a rien de naturelle
lections de timbres, d’objets du travail comme le croient Christian  Chaunavel
des postiers) et des objets du système et Denis Varloot, mais dont la construc-
de télégraphie Chappe et électrique. tion est à un tournant au début des
Elle est antérieure au grand mouvement années 1970. Cette démarche identitaire,
qui accompagne la loi sur les archives sous forme d’autonomie des télécommu-
de 1979, qui se traduit par le recrutement nications par rapport à la Poste, n’est pas
100 de la DGT d’une archiviste, Catherine tout à fait nouvelle. Sans remonter plus
Bertho. L’émergence de la Collection avant, elle est cultivée par l’Association
historique est également antérieure aux des ingénieurs des télécommunications
mouvements intellectuels, associatifs et (AIT), organe corporatiste représen-
politiques repérés par Florence Hachez- tant les ingénieurs du corps16 depuis
Leroy, entre autres, comme constitutifs avant la Seconde Guerre mondiale17.
du patrimoine industriel et qu’elle situe Les années  1960 qui voient s’accentuer
à la fin des années 1970 et au début des la crise du téléphone18, réaniment les
années 1980, accompagnant la vague de revendications des ingénieurs qui mul-
désindustrialisation postérieure à 197515, tiplient délégations et audiences auprès
ou même du grand mouvement intellec- du ministre des PTT, croisant le fer avec
tuel et collectif suscité par les « lieux de les administrateurs19. Ils commencent à
mémoire » chers à Pierre Nora. oser des interventions publiques (pla-
Bien évidemment, cette initiative de quettes, livres, articles dans les journaux,
1972 s’inscrit dans un contexte technique en France et à travers la création d’une
bien particulier, celui de la mutation organisation internationale, la FITCE20),
alors en cours de la téléphonie analo- en élargissant toujours plus ce qui sépare
gique vers le numérique  ; le premier les Télécom du reste des PTT, réussis-
autocommutateur téléphonique entiè- sant même à entraîner sur leur position
rement numérique vient d’être mis en d’autonomie une des organisations syn-
service à Perros-Guirec en  1970, une dicales, la Fédération nationale des télé-
première mondiale ! Il s’agit d’une muta- communications (FNT), alors que tous
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

les autres syndicats feront de l’identité certaines des pièces de la nouvelle


service public-unité des PTT leur reven- Collection dans chaque numéro de la
dication centrale. nouvelle Revue T22. Cette revendication
En 1972, le directeur général Libois identitaire va très rapidement s’imposer
continue les actions d’autonomisation avec l’arrivée, fin  1974, du nouveau
de son prédécesseur Pierre Marzin  : Directeur général, Gérard Théry, proche
séparation des budgets et création d’une du président Giscard d’Estaing, qui
société de financement du téléphone obtient les moyens financiers et poli-
spécifique Finextel (1970), suppres- tiques de réaliser la modernisation accé-
sion du Secrétariat général commun, lérée du téléphone (le fameux ΔLP). La
séparation des parcs d’ordinateurs, des Collection historique voyant dès lors
services du personnel, des directions sa légitimité culturelle fortement rela-
d’enseignement supérieur (DESA et tivisée –  l’identité télécommunication
DEST), création d’une revue spécifique n’est plus à construire, elle est écla-
–  la «  Revue T  » ou Revue française des tante  – perdure, mais elle ne résistera
Télécommunications  – indépendante pas à une exigence, classique dans la
de la revue du ministère, Postes et vie des entreprises, de mètres carrés dis-
Télécommunications (1971), création de ponibles23. À la fin des années  1970, le
nouvelles sociétés de financement du nouveau directeur du CNET, Maurice
téléphone (Agritel, Creditel), de la col- Bernard, la poussera dans des locaux
lection historique des télécommunica- déserts du grand bâtiment souterrain
tions (1972). Un projet de loi prévoyant de Murat (Porte d’Auteuil). Quant à 101
la création de deux établissements l’idée d’un musée des télécommunica-
publics (industriel et commercial), tions, installé dans le trou des Halles en
chacun avec son budget, sa program- pleine transformation, elle s’envole24.
mation pluriannuelle, etc., est présenté En revanche, sensible au patrimoine
au président Georges Pompidou et au « traditionnel », Gérard Théry, devenu
gouvernement par le ministre des PTT, le directeur d’une institution puissante,
Hubert Germain, à la fin de  1973, mais premier investisseur de France, renoue
le processus sera interrompu par la mort avec la tradition des PTT du début du
de G.  Pompidou au printemps  197421. xxe  siècle, prenant soin de lancer des
Enfin, ultime confirmation, des articles concours d’architectes pour certains
«  techniques  » historiques présentent bâtiments de directions nouvelles25.

Vers la création du musée de Pleumeur-Bodou


Les années 1980 marquent une approches et des points de vue. D’abord,
inflexion assez claire vers l’histoire, lar- avec l’arrivée d’un ministre des PTT de
gement autant sinon davantage que François Mitterrand, Louis Mexandeau
vers le patrimoine industriel, tout en (1981-1986), historien de profession,
élargissant nettement l’éventail des qui annonce un Comité pour l’histoire
Michel Atten

de la Poste et des Télécommunications Citons encore le colloque de 1987, « L’État


en novembre  1982. Ce comité devient et les télécommunications en France et à
effectif en février  198326, avec la partici- l’étranger, 1837-1987  », organisé avec le
pation notamment de Catherine Bertho, monde universitaire –  École pratique
conservateur des Archives nationales des hautes études et université René-
chargée de mission à la DGT, et de Patrice Descartes –, mêlant histoire et réflexions
Carré, plume de Jacques Dondoux, nou- contemporaines autour de la dérégula-
veau directeur général des télécom- tion en cours32. L’ancien directeur général
munications. Ils viennent de publier, Libois, qui a rejoint la Cour des comptes
avec Claudine Guerrier, un ouvrage en 1977, poursuit sa vision technique en
remarqué, Télégraphes et téléphones, de publiant une Genèse et croissance des télé-
Valmy au microprocesseur27. Sans être communications fort bien documentée
exhaustif, citons, parmi les activités de ce et affirmant clairement l’histoire d’une
comité ministériel, un colloque co-orga- crise durable et permanente (la « guerre
nisé, en  1984, avec l’Institut d’histoire de cent ans ») du téléphone33.
du temps présent sur l’action et le rôle Mais le geste inaugural des collec-
des agents des PTT dans la clandestinité tions n’est pas oublié… Il a même été
au cours du second conflit mondial28, entendu en divers lieux de province
une Histoire des télécommunications (Nancy, Lille, Lyon, Bordeaux, Alsace…)
en France, publiée en  1984, et une où des associations de personnels et de
exposition célébrant les Cent  ans de télé- retraités des deux directions, DGP et
102 phone public, en  198929. Est également DGT, recueillent de nombreux objets
significatif le travail organisé entre 1983 obsolètes des services. Huit d’entre
et 1985 par le Centre de recherche : une elles se regroupent à l’échelon national
première mouture d’une «  histoire  » en février 1984, ce qui permet d’obtenir
technique des travaux du CNET depuis des subsides des Affaires sociales du
sa création en  1944, rédigée en  1974 ministère. Mais, dans le contexte de
par deux  ingénieurs, Jacques  Dondoux valorisation de l’histoire, elle prend le
et R.  Giblin, ne sera pas publiée30. Le nom de FNARH (Fédération nationale
projet est repris en 1983-1985, en recou- des associations de personnel des PTT
rant cette fois à un groupe de travail pour la recherche historique) et tourne
constitué d’historiens professionnels ses travaux historiques surtout vers la
extérieurs appartenant à des institutions télégraphie sémaphore de Chappe. Par
réputées (Francois  Caron, de Paris  4, ailleurs, l’idée de musée semble faire
Antoine  Prost, de Paris  1, le direc- son chemin à la DGT, dans un contexte
teur Alain  Lancelot et des chercheurs où l’idée de patrimoine industriel se
–  Thierry  Vedel, Jean-Yves  Capul  – du développe. Portée entre autres par une
CEVIPOF (Science Po), des universitaires association, le CILAC, créée en  1979, et
(Alain  Bertho, Pascal  Griset), Marie- par un large mouvement qui voit la prise
Christine Kessler du CNRS), placés sous en compte très progressive du patri-
la direction de François du Castel, direc- moine au sein du ministère de la Culture
teur adjoint, et de Françoise Lavallard, dans les années  1980, la création de
directrice des Relations extérieures31. ­l’Institut national du patrimoine (INP34),
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

quoique ce soit plutôt du côté des arts, d’Andover commence. D’où l’idée de
des monuments historiques, des tradi- «  sauver  » la station française, symbole
tions rurales, voire bientôt des anciennes très fort au sein du CNET Lannion, en
usines ou emprises industrielles35 que lui adjoignant un musée, un bâtiment
la prise de conscience du patrimoine se dont les plans initiaux semblent impo-
tourne. L’idée de musée est reprise par sants. Ils sont quelque peu réduits par le
le Directeur général Jacques  Dondoux, Directeur général Jacques Dondoux pour
puis par son successeur Marcel Roulet. des raisons budgétaires37, mais aussi
Le premier est saisi d’un projet porté parce que l’idée d’un musée dans la
par des ingénieurs et techniciens du région parisienne n’est pas abandonnée,
CNET Lannion, autour du Radôme ce qui serait cohérent avec l’assignation
de Pleumeur-Bodou (Côtes  d’Armor), du futur musée de Pleumeur aux seules
première station terrienne française36. télécommunications internationales38. Il
C’est en effet en  1962 qu’est installée est surtout porté avec constance jusqu’à
cette gigantesque antenne, achetée par son ouverture en  1991 par le nouveau
le CNET à l’entreprise états-unienne directeur, Marcel Roulet39, et par des élus
qui construit celle conçue par les labo- et politiques bretons, notamment ceux
ratoires Bell et installée à Andover de la région de Lannion, qui s’accordent
(États-Unis). Or, ces antennes sont obso- toujours dès qu’il s’agit de soutenir
lètes depuis la fin des années  1960 et, un projet de développement local ou
en 1985, la démolition de la station-sœur régional40.
103

Les années 1990 : irruption de la


« communication »

Les années 1990 voient, à France une journée d’études sur l’histoire de la
Télécom comme dans beaucoup d’en- recherche en télécommunications dans
treprises françaises, une montée en la France d’après-guerre, en  1995, qui
puissance de la direction de la commu- essaie de développer le dialogue entre
nication41. Cette direction va progressi- mémoire de témoins (des chercheurs
vement aspirer le service des archives, de premier plan de l’époque) et histoire
la collection historique, puis le musée (des historiens des sciences et des tech-
de Pleumeur-Bodou et, enfin, contri- niques) et dont les actes sont publiés par
buer à exprimer la voix de l’entreprise, la revue Réseaux44. Les associations de la
son logo et le discours historique et/ FNARH organisent plusieurs journées
ou de mémoire42. Les recherches histo- d’études-colloques, publient un livre de
riques se font sur de nouveaux objets référence45 et, dans ce cadre, montrent
(les communications internationales43). une vraie préoccupation pour le patri-
Celles qui portent directement sur l’his- moine de type «  industriel  » en restau-
toire de France Télécom sont plus rares : rant plusieurs tours Chappe, notamment
Michel Atten

à Saverne (Bas-Rhin), Marcy-sur-Anse la Collection historique et ses milliers


(Rhône), Sainte-Foy-lès-Lyon (Rhône), de pièces. Un chantier difficile, d’autant
Jonquières (Aude). Enfin, c’est du côté plus que si un bon millier de pièces
des sociologues du CNET, travaillant étaient identifiées, traitées, inventoriées,
notamment sur les usages des télécom- plusieurs milliers d’autres, couvertes
munications et publiant une revue scien- de poussière, emplissaient des étages
tifique, Réseaux, dont l’audience croît entiers, déposées là au fil des dons effec-
régulièrement, que l’on trouve, dans les tués depuis une vingtaine d’années. Ce
années  1990, des travaux d’historiens46. transfert fait dans l’urgence oblige à un
Rien de comparable toutefois avec le tri radical et à une réinstallation dans les
geste du nouveau directeur de la Poste, locaux restaurés d’un ancien central télé-
André Darrigrand, qui, en 1995, crée un phonique démonté peu avant, à Soisy-
Comité d’histoire de la Poste, appuyé sous-Montmorency (Val-d’Oise). Étant
sur des historiens universitaires et doté en charge de ce chantier, nous nous ins-
de façon conséquente pour permettre de pirons des nouvelles réserves du Musée
financer des recherches visant à enrichir des arts et métiers pour organiser, avec
la compréhension de l’organisation au des aides spécialisées, le nettoyage,
moment de sa mutation, elle aussi, vers l’inventaire et le classement des objets
une entreprise privée. regroupés par salle –  commutation,
Comme souvent, ce qui provoque transmission, satellites et câbles sous-
des bifurcations tient à des choses très marins, cabines et appareils de mesure.
104 terre-à-terre, ici un déménagement47. C’est aussi l’occasion de procéder à une
L’énorme bâtiment souterrain de Murat, expertise scientifique de toute une série
porte d’Auteuil, intéresse subitement la de pièces des xviiie et xixe  siècles avec
branche Itinéris du téléphone portable l’aide d’un spécialiste, Paolo Brenni48, et
en pleine expansion, d’où la nécessité de de passer systématiquement les pièces
déménager en quelques mois, en  1999, au détecteur Geiger.

La constitution du pôle Archives et patrimoine


historique (APH)

Ce premier changement radical est il fait recruter une équipe et rénover les
bientôt suivi d’un second, en  2000, un locaux d’une ancienne usine à Ivry-sur-
appel à candidature interne pour diriger Seine49. La responsable de cette nouvelle
le nouveau service d’archives. En effet, activité étant partie en retraite, l’occasion
en 1999, le secrétaire général, mécontent est saisie de réunir dans une même entité
du fait que l’archivage vivant soit laissé archivage vivant, archivage historique,
aux divers services munis de la seule documentation et collection (qui dans
charte d’archivage, décide de créer un notre esprit est une forme d’archivage,
nouveau service d’archivage pour lequel celui des équipements obsolètes dignes
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

d’être conservés). Cette approche se rat- de pièces contractualisés, transmission


tache à nos réflexions et à nos travaux d’outils informatiques pour inciter ces
antérieurs et aux travaux d’histoire des associations à réaliser de vrais inven-
sciences mettant en évidence l’impor- taires), puis bientôt récupération de col-
tance de l’instrumentation, de la mesure, lections menacées par les fermetures de
des pratiques et des gestes quotidiens et sites. Enfin, démarches auprès de cer-
des activités de R & D dans le dévelop- taines collectivités locales ou régionales
pement des sciences et des techniques50. en vue de créer un musée des télécom-
Notre proposition une fois actée51, le munications dans la région parisienne.
premier mouvement sera d’envoyer En bref, APH était organisé pour offrir
en urgence presque tous les person- à tous les intéressés et particulièrement
nels issus des divers services antérieurs aux historiens, des outils, du matériel,
suivre des formations spécialisées, au de la documentation, des archives, des
CNAM notamment. Le nouveau service ressources matérielles, imprimées, pho-
baptisé désormais «  Archives et patri- tographiques, vidéographiques, etc.,
moine historique  » organise autant que permettant d’étudier la construction
possible des passerelles entre activités  : d’une infrastructure de communica-
par exemple, la récupération d’équipe- tion, la combinaison de divers réseaux
ments de l’exploitation doit s’accom- et services plus ou moins interconnectés
pagner du recueil de la documentation, ou reliés dans leur déploiement géo-
technique, commerciale, marketing, graphique et social53. Car l’enjeu de la
de la Dircom, sous forme papier et/ constitution d’un tel patrimoine, les tra- 105
ou électronique et confiée à la section vaux de David Edgerton54 le soulignent,
Documentation52  ; ou, pour la section est de conserver les objets-témoins
Vidéo, outre les appareils pour les lire, phares des principales innovations du
la collecte de films, vidéos et notamment secteur (un audion, un laser, un faisceau
d’une collection très riche mais dispersée hertzien, une fibre optique multimodale
de documents audiovisuels supports ou une antenne de satellite monumen-
des VIF… Ces derniers, très utilisés par tale…), mais aussi ceux qui permettent
diverses directions de France Télécom d’étudier les techniques, ici celles des
lors du « débat » interne lancé par le rap- systèmes de communication à distance,
port Prévôt de 1989, préparant le change- dans l’histoire, dans leurs déploiements
ment de statut de France Télécom à la fin longs, matériels et sociaux indisso-
des années 1980 et dans les années 1990, ciables. L’histoire des techniques en
sont menacés par la fermeture de plu- société n’est pas celle des innovations
sieurs services dans les années 2000. Côté auxquelles souvent on les cantonne, ce
extérieur, APH propose une collabora- qui pourrait permettre de comprendre,
tion (matérielle et intellectuelle) avec le par exemple, pourquoi ce qui nous est
musée de Pleumeur-Bodou, pérennisé apparu comme une évidence crevant
par le fait que son antenne-Radôme les yeux dans les années  1960-1970, le
est classée «  Patrimoine du xxe  siècle  » retard du téléphone français, n’a pas été
en 2004 ; entraide avec les associations et perçu de la même façon par les généra-
«  musées  » FNARH (conseils, échanges tions antérieures.
Michel Atten

L’intégration des archives vivantes au vernement des hommes et des choses


sein d’APH eut un autre effet spectacu- (notamment avec les travaux des Science
laire : la prise de conscience, en 2002, que Studies ou des STS). Mais encore très
la quasi-totalité de l’information circu- rares sont les historiens, les sociologues,
lant dans l’entreprise prenait désormais les universitaires des sciences sociales,
des voies numériques et que rien n’était etc., venus les voir, décidés à s’y inté-
prévu pour en conserver la mémoire55. resser, à se servir de ce type d’« archives »
Cela nous conduisit à monter un projet beaucoup plus larges et riches que les
« Archivage et gestion de l’information » seules concernant les innovations. Nous
(AGI)56, validé et lancé en avril 2005 par n’avons pas trouvé trace de débats, de
le Comité exécutif d’Orange, avec un réflexions, au sein de l’entreprise ou
comité de projet regroupant des repré- dans sa proximité historienne, sur la spé-
sentants de toutes les grandes divisions cificité du patrimoine historique, comme
d’Orange-France sous la direction du s’il était un simple prolongement du
secrétaire général. La mise en place patrimoine vivant comme le définit la
d’une politique d’archivage numérique note de Libois de 1972, sans dire ce qu’il
globale pousse à ouvrir une réflexion sur est : le réseau, l’infrastructure-monde, le
la conservation des produits nouveaux, service, les usages, les membres du per-
d’ores et déjà en place, voire pour cer- sonnel, tout cela à la fois60. De plus, les
taines parties obsolètes, les services dits réductions drastiques, en personnel et
« immatériels ». en moyens, instaurées par la direction
106 Il n’est pas sûr que les résultats atteints du Groupe depuis quelques années (en
en 200757 aient été à la mesure des efforts particulier durant la sombre époque
déployés. Le collationnement a plutôt Breton-Lombard, héritiers, il est vrai,
bien marché, avec la complicité de d’une gestion hasardeuse) ont largement
nombreux collègues d’Orange, avec les entravé depuis les développements réa-
associations d’anciens, ce qui traduit un lisés au début des années 200061.
attachement persistant aux dispositifs, Je voudrais terminer cette mise en pers-
terminaux, équipements, etc. qu’ils ont pective par une remarque concernant la
maniés et entretenus durant leur car- notion de patrimoine matériel à travers
rière. Mais, du côté de la recherche histo- deux «  objets-dispositifs techniques  »
rique et patrimoniale, l’engouement des récents, choisis à titre d’exemples, dont
universitaires ne fut pas du même cru58. la conservation future me semble poser
Les travaux sur les notions d’infrastruc- des questions nouvelles. L’actualité de la
ture, voire d’infrastructure numérique notion d’infrastructure, objet d’attention
de connaissance sont d’actualité (sans des sciences sociales depuis quelques
elle, il n’y aurait pas de science du climat, années, semble particulièrement difficile
par exemple59), et une attention crois- à saisir en termes de patrimoine, tant
sante est portée à l’indispensable prise par ses dimensions géographiques (le
en compte des outils, dispositifs et pro- réseau planétaire ?) que par la part crois-
cédures matériels pour rendre compte sante du soft, de cette forme particulière
de l’innovation des technosciences, des du matériel qui pose de nouveaux défis
techniques « immatérielles » ou du gou- aux conservateurs de patrimoine  : que
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

signifie conserver une infrastructure  ? des conservateurs et des archivistes,


Un satellite ou une station terrienne mais aussi par ceux des spécialistes
donne l’idée d’un réseau satellitaire, des systèmes d’information, des records
même si la question se posait déjà dès managers, des historiens et des person-
cette époque : souvenons-nous que, dès nels des entreprises… Tout un chantier.
le début, la première offre de service
commercial de communication par satel- Notes
lite en 1964 fut celle d’un réseau mondial
(Intelsat). Mais conserver l’infrastructure 1.  Patrick Fridenson, «  Les entreprises
comme potentiels d’action, au cœur des sciences
et la mémoire du net, du web, du « cloud sociales », Tracés. Revue de sciences humaines, hors-
computing »62 ? La notion de patrimoine série, 2010, [http://traces.revues.org/4676].
ne serait-elle plus liée automatiquement 2.  Paul Rasse, «  Les musées d’entreprise  :
quelle médiation de l’histoire ?  », Communication
à un pays, à une nation ? et organisation, n° 7, 1995, [http://communicatio-
L’autre « objet », encore plus répandu, norganisation.revues.org/1768].
est tout aussi étrange. Que faut-il dire ? 3.  Pascal Griset, Léonard Laborie,
«  D’entreprise ou de société ? Deux opérateurs
Téléphone portable, Smartphone, terminal
“historiques” et leurs musées, EDF et Orange  »,
nomade de communication capable Hermès, no  61, 2011, p.  119-124, [http  ://www.
depuis presque n’importe où, d’envoyer cairn.info/revue-hermes-la-revue-2011-3-
ou de réceptionner des SMS ou des page-119.htm].
4.  Reprenant la communication faite en  2011
MMS, de se parler, de prendre des pho- au colloque «  Cabinets de curiosités, collections
tographies et des vidéos, d’écouter de la techniques et musées d’arts et métiers : origines,
musique, de participer à des jeux multi- mutations et usages, des Lumières à la Seconde 107
Guerre mondiale », ce texte s’efforce, comme tra-
joueurs en ligne, de lire son journal ou vail historique, de s’appuyer sur des textes, des
un manuscrit grec ancien dans l’autobus décisions, des références, et aussi, compte tenu de
ou en avion, d’utiliser hors ligne les ser- la proximité temporelle des événements retracés,
sur la mémoire (la nôtre ou celle d’autres anciens
vices, bref, ce petit « objet » reproduit en
acteurs), en étant tout à fait attentif au fait que
quelques milliards d’exemplaires (près mémoire ne fait pas histoire.
de 7  milliards de portables en  2012)… 5.  Notamment Denis Varloot, Christian
On a besoin, pour en préserver un type, Chaunavel, Pascal Griset, Léonard Laborie,
«  Mémoire, identité, patrimoine  : l’exemple de
disons l’iPhone pour le plus connu, d’un France Télécom », Flux, n° 58, 2004, p. 71-78.
beau petit écrin pour l’objet matériel et 6. Voir les photos des appareils de mesure, éta-
d’un système d’archivage électronique lons, etc., sous verre dans Notices descriptives sur
quelques installations récentes du service des PTT,
capable de préserver ad aeternam la simu- Paris, Imprimerie nationale, 1910, p. 250 et suiv.
lation informatique d’un bon nombre 7. Un des premiers brevets d’invention déposés
des quelque 500 ou 600 applications, des en France est celui de l’américain Samuel Morse ;
il est pendant longtemps le seul ou presque.
simulations qui devront subir régulière-
8. Pour l’histoire de l’école supérieure des PTT,
ment des «  migrations  » permettant de François  Guillet, École nationale supérieure des
prendre en compte les évolutions des PTT, 1888-1988 : histoire de la naissance et de la for-
logiciels et des supports de conserva- mation d’un corps de l’État, Paris, Hervas, 1988, et
Michel Atten, François du Castel, Marie Pierre
tion. Préserver le patrimoine des services (dir.), Les Télécoms. Histoire des écoles supérieures
grand public offerts par des infrastruc- des télécommunications. 1840-1997, Paris, Hachette,
tures technologiques passera bien par 1999.
9. Cette collection est inventoriée en 1920 sous
l’alliance des savoirs et des savoir-faire les numéros 14601  bis à 16221. Elle reste peu
Michel Atten

connue, hormis le livre de descriptions techniques division de l’École supérieure des PTT en deux
publié par un ingénieur de ­ l’Administration, (ENST et ENSPTT) en  1942, à l’affirmation dans
Émile Pierre Guillaume Montoriol, inspec- les régions, du rôle des ingénieurs par rapport aux
teur des Postes et Télégraphes, professeur à directeurs départementaux (postiers). 
l’École des PTT, nommé conseiller technique au 18. Rappelons que le réseau français ne comp-
Conservatoire des arts et métiers. Montoriol est tait, en  1965, que 6,1  lignes d’abonnés/100  habi-
alors en charge de l’aménagement de la galerie de tants, quand la Suède en comptait six  fois plus,
télégraphie et de téléphonie. Émile  Montoriol, et que le réseau français était classé selon le clas-
La technique télégraphique en France, depuis l’origine, sement téléphonique de «  type Shanghai  » au
Paris, Librairie de l’École spéciale des travaux 17e rang européen.
publics, 1916, [http://cnum.cnam.fr/CGI/redir. 19. Voir, par exemple, Cahiers d’études et d’infor-
cgi?M13543] ; Émile  Montoriol, Conservatoire mations, n°  51, 1966, revue de l’Association des
national des arts et métiers, Musée, Galeries de télé- élèves et anciens élèves de l’ENSPTT, qui montre
graphie et de téléphonie, Coulommiers, impr. Paul des administrateurs épousant pleinement le
Brodard, 1921, 32 p., [http://cnum.cnam.fr/CGI/ constat commun de crise aigüe du téléphone, mais
redir.cgi?M12531]. quelque peu choqués de l’agressivité de leurs col-
10.  International Telegraph & Telephone, lègues des télécommunications.
Siemens, Ericsson. 20. Fédération des ingénieurs des télécommu-
11.  Circulaire n°  11 du 13  mars 1972, signée nications de la communauté européenne.
du DGT (copie fournie par P. Battiston que nous 21.  Marie Carpenter, La bataille des Télécoms.
remercions). Le comité de direction comprend Vers une France numérique, Paris, Economica, 2011.
deux ingénieurs généraux, Rouault à l’Inspection 22. Entre le 16 novembre 1971 et le 4e trimestre
générale et Blanchi au CNET, un ingénieur en 1974, chaque numéro comporte un article «  Le
chef au CNET, M. Jacquet, un administrateur HC téléphone et sa chronique », signé par les créateurs
à la DGT, Masson, et un directeur départemental, de la Collection, Michel Jacquet et Pierre Lajarrige,
Chapel, chargé du Service du cinéma et des expo- avec pour certains l’aide de Gaston Letellier du
sitions, ce qui souligne le sérieux de l’affaire. CNET Paris. 
12. C’est en tout cas l’explication rapportée par 23. C’était déjà le cas en 1922 pour le « musée
108 télégraphique  », chassé de la rue de Grenelle
C.  Chaunavel et D.  Varloot dans leur interview,
confirmée par L.-J. Libois à l’auteur, D. Varloot pour laisser place au nouveau Service d’étude et
de recherche technique (SERT), créé par Étienne
et al., « Mémoire, identité, patrimoine : l’exemple
Clémentel en 1916. Et de nouveau très à la mode
de France Télécom », art. cit.
depuis quelques années (bureaux paysagers, télé-
13.  Dont certaines, notamment dans l’énorme
travail, bureaux de passage, nouveaux espaces
centre de la rue des Archives (75003), recélaient
collaboratifs –  plusieurs travaux de sociologues
beaucoup d’objets-outils des années  1890-1930,
publiés ou en cours).
témoignant de gestes de préservation anciens
24.  Nous croyons savoir qu’un dossier existe
mais isolés.
aux Archives nationales, dans le fonds G.  Théry,
14.  On en trouve trace notamment dans les
sans avoir pu encore y accéder.
« rapport d’activité » annuels du CNET (Archives
25. D. Varloot et al., « Mémoire, identité, patri-
Orange). Ainsi se noue très tôt une proximité entre
moine  : l’exemple de France Télécom  », art.  cit.
collection d’objets anciens et innovations. Pour le début du xxe siècle, Notices descriptives sur
15. Florence Hachez-Leroy, « Quarante ans de quelques installations récentes…, op. cit., notamment
patrimoine industriel en France. Introduction  », les photographies, p. 267 (Dijon), 275 (Boulogne-
Patrimoine industriel, n° 66-67, 2015. sur-mer), 278 (Paris 96).
16.  Au sens étroit du terme, ceux sor- 26.  Claude  Perardel (dir.), Postes et
tant de l’École polytechnique dans le corps Télécommunications françaises. Une chronologie du
Télécommunications ; voir M.  Atten, «  Les ingé- xxe  siècle, Paris, FNARH, 2003, p.  402 et 405. Le
nieurs des télécommunications (1844-1999)  : caractère quelque peu artisanal de cet ouvrage
un grand corps ?  », in Pascal Griset (dir.), Les rend la remontée aux sources premières complexe.
ingénieurs des Télécommunications dans la France 27. Paris, Le Livre de poche, 1981 ; cet ouvrage
contemporaine. Réseaux, innovation et territoires est quelque peu teinté de la culture «  maison
(xixe-xxe siècles), Paris, Comité pour l’histoire éco- DGT  » dominée par la mémoire et les points de
nomique et financière de la France, 2013, p. 17-32. vue des ingénieurs des télécommunications.
17.  Durant la Seconde Guerre mondiale, pro- 28. L’Œil et l’oreille de la Résistance : action et rôle
fitant de l’affaiblissement des administrations des agents des PTT dans la clandestinité au cours du
traditionnelles, les ingénieurs contribuent à la
Le patrimoine historique des télécommunications françaises

second conflit mondial. Actes du colloque tenu à Paris nibles actuellement, nous laissons la question en
les 21-22-23 novembre 1984, Toulouse, Erès, 1986. suspens. En revanche, le Centre de télécommu-
29.  Le Téléphone au fil du temps  : 1889-1989, nications spatiales a été transféré logiquement
cent  ans de téléphone public, exposition du du CNET Lannion à la Direction des télécommu-
12 décembre 1989 au 4 janvier 1990, Musée d’art nications internationales (DTRI), dès la fin des
moderne de la Ville de Paris, accompagnée années 1960, et la référence de Chaunavel, à la fin
d’un livre publié par Catherine Bertho et France des années 1980, au directeur des services radioé-
Télécom (Direction générale). lectriques, Lhermitte, en retraite depuis  1964,
30.  Respectivement directeur du CNET et semble anachronique.
ingénieur général au Comité consultatif des 39. D. Varloot et al., « Mémoire, identité, patri-
Télécommunications de l’Union. moine  : l’exemple de France Télécom  », art.  cit,
31.  Ce travail, interrompu par l’éviction de p. 73.
Jacques  Dondoux de la DGT et de François 40.  Majorité et opposition, quelles que soient
du Castel du CNET par la nouvelle majorité issue les alternances.
des élections de 1986, sera finalement publié avec 41.  Voir, par exemple, R.  Laufer qui constaste
des compléments en 1990 : Philippe Bata et Jean- « la multiplication de directions de la communica-
Paul Bloch, Le CNET. 1944-1974. Genèse et crois- tion rattachées le plus souvent à la direction géné-
sance d’un centre public de recherche, Paris, CRCT, rale des grands groupes  », dans «  L’entreprise  :
1990. communication et légitimité  », Réseaux, vol.  9,
32. L’État et les télécommunications en France et à n° 50, 1991.
l’étranger, 1837-1987, Genève, Droz, 1991. 42. Voir, par exemple, Patrice Carré et Marie-
33. Louis-Joseph Libois, Genèse et croissance des Dominique Leclère, France Télécom, mémoires pour
télécommunications, Paris, Masson, 1983. Pour une l’action, Paris, France Télécom-Direction de la
critique de cette vision d’une « crise centenaire », Communication, 1993.
nous renvoyons à Michel Atten, « Les ingénieurs 43.  Thèse de Pascal Griset, Entreprise, techno-
des télécommunications entre science et gouver- logie et souveraineté  : les télécommunications tran-
nance (1840-1940) », à paraître en 2017. satlantiques de la France (1869-1954), université
34.  Entre autres, Jean-Michel Léniaud, Paris 4, 1993.
«  Conclusion générale  », in Les métiers du patri-
109
44.  Michel  Atten (dir.), Histoire, recherche,
moine en Europe. Évolutions, enjeux, professions, col- télécommunications. Des recherches au CNET. 1940-
loque international des 21 et 22 janvier 2005. 1965, [http://www.persee.fr/issue/reso_0984-
35.  Voir, à cet égard, la politique de Margaret 5372_1996_hos_14_1].
Thatcher des années  1980 cherchant à instru- 45.  Collectif FNARH, La télégraphie Chappe,
mentaliser le patrimoine comme compensation Éditions de l’Est, 1993.
aux casses industrielles massives produites par 46.  Notamment le n°  49, «  Histoire des télé-
sa politique libérale abrupte, Stana Nenadic, coms » (1991) ou le n° 55 avec trois articles d’his-
« Historiens et patrimoine en Grande-Bretagne », toire sociale (1992).
Le Mouvement social, n° 200, 2002, p. 116-122. 47. Cette dernière partie, très récente, s’appuie
36.  Pour ce paragraphe, nous nous appuyons essentiellement sur notre mémoire.
essentiellement sur le récit Varloot-Chaunavel, 48.  Expert international  ; voir, par exemple,
sans pouvoir être toujours plus précis. Notons l’Association de sauvegarde et d’études des ins-
que, curieusement, cet article n’emploie jamais truments scientifiques et techniques de l’enseigne-
le terme de «  patrimoine industriel  », ni ne cite ment, [http://www.aseiste.org/invalide/assuite.
le CILAC que Denis  Varloot connaît pourtant php?menu=2 & numero=2].
très bien puisqu’il en est le président d’honneur 49.  Ce qui témoigne que l’on raisonne encore
en  2008. Voir [http://iuhps.org/conferences/ en terme de papier, ce qui est normal compte tenu
conf2008/20080313cpstcscnam/programme.pdf], que la totalité des documents contractuels néces-
consulté le 3 décembre 2016. sitent des signatures authentiques qu’on ne sait
37.  Il semble que le projet initial était inspiré faire alors que sous forme papier.
par un projet encore plus grandiose, celui de La 50.  Comme chercheur associé au Centre de
Villette. recherche en histoire des sciences et des tech-
38. D. Varloot et al., « Mémoire, identité, patri- niques (CRHST) de la Villette dirigé alors par
moine  : l’exemple de France Télécom  », art.  cit. Dominique Pestre. Voir, par exemple, Dominique
Leurs souvenirs attribuent la décision d’un musée Pestre, Introduction aux « Sciences Studies », Paris,
au ministre Louis Mexandeau en 1982, mais est-ce La Découverte, 2006, chap. 4.
déjà le breton ? En l’absence d’archives dispo-
Michel Atten

51.  Avec l’aide d’un manageur très sensible compte tenu du rythme des changements, mais
à l’intérêt de conserver ces collections, Patrick qui écrase les versions antérieures, sans en garder
Roisin. la mémoire.
52.  La section documentation récupère de 56. Avec, entre autres, l’aide inestimable d’une
magnifiques collections d’affiches, des milliers experte, Marie-Anne Chabin, par ailleurs chargée
de cartes téléphoniques couvertes de publicité de cours au CNAM.
dignes d’un annuaire professionnel, mais elle ne 57. Année de notre départ.
parviendra pas à collecter la mémoire des cam- 58.  Les objets, pas plus que la Nature, ne
pagnes publicitaires. parlent pas tout seuls.
53.  Avec l’ubiquité permise par les communi- 59. Pensons notamment aux travaux de Paul N.
cations actuelles, espace de présentation et col- Edwards, A vast machine. Computer models, climate
lection peuvent aisément coopérer, même séparés data, and the politics of global warming, Cambridge,
par des centaines de kilomètres. The MIT Press, 2010.
54.  David Edgerton, The shock of the Old. 60. Nous nous incluons dans ce constat.
Technology and global history since 1900, Londres, 61.  Il n’a plus aujourd’hui (en 2016) qu’une
Profile Books, 2006. seule personne bien isolée pour gérer la Collection.
55. Là encore, de petits faits servent d’alarmes… 62. Sans ignorer les recherches et actions entre-
Sollicités par la direction juridique de retrouver prises, nous pensons ici aux services offerts par
les auteurs d’un contrat, nous faisons un constat l’entreprise, à ses portails web par exemple, qui
radical  : notre incapacité de reconstituer l’orga- ont déjà totalement changé de nombreuses fois
nigramme de services modifiés moins de deux depuis  1996, sans la moindre conservation (du
ans auparavant. L’organigramme, alors en ligne, moins organisée).
est actualisé au fil de l’eau, ce qui est très efficient

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