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17 | 2022
Le renouveau de l’histoire des instruments
scientifiques
Jérôme Lamy (dir.)
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/artefact/12999
DOI : 10.4000/artefact.12999
ISSN : 2606-9245
Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires de Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 25 novembre 2022
ISBN : 979-10-344-0138-3
ISSN : 2273-0753
Référence électronique
Jérôme Lamy (dir.), Artefact, 17 | 2022, « Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques » [En
ligne], mis en ligne le 25 novembre 2022, consulté le 27 novembre 2022. URL : https://
journals.openedition.org/artefact/12999 ; DOI : https://doi.org/10.4000/artefact.12999
Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International
- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Ce dossier propose un panorama des grands mouvements épistémologiques qui
travaillent le champ des études instrumentales depuis les années 2000. De la nouvelle
de l’horloge polyvalente de C. Huygens, au miroir ardent de Buffon, l’épaisseur de la
culture instrumentale chez les princes de sang, les usages des bases de données du
Bureau des longitudes et la mobilisation de la littérature du merveilleux-scientifique, la
recherche de grandes configurations liant les enjeux scientifiques, techniques,
politiques et culturels montre les problématisations nouvelles autour de
l’instrumentation savante.
Artefact Techniques,
histoire et
sciences humaines
no 17
Le renouveau de l’histoire
des instruments scientifiques
journals.openedition.org/artefact
ISSN : 2273-0753
ISBN : 979-10-344-0138-3
Composition de la couverture :
Fondation Presses universitaires de Strasbourg
Création de la maquette intérieure : Thomas Brouard
Distribution : DILISCO
Diffusion : AFPU-D
Abonnements :
Presses universitaires de Strasbourg
4 rue Blaise Pascal – CS 90032
F – 67081 Strasbourg Cedex
Tél. 03 68 85 62 65
info.pus@unistra.fr
site web : pus.unistra.fr
Couverture : François Cuenot, « Entrée de la montagne d’Ale et la forme des charrettes dont ils se
servent pour tirer des matteriaulx hors de montagne », Recueil des machines, artifices, 1666, fol. 13.
Conservation aux archives diocésaines de Moûtiers (Savoie). Cliché de Patricia Subirade.
Sommaire
LE RENOUVEAU DE L’HISTOIRE
DES INSTRUMENTS SCIENTIFIQUES
Jérôme LAMY
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques.
Essai bibliographique ......................................................................... 9
Jérôme BONNIN
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre . 39
Jérôme LAMY
L’horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ? ........... 63
Pascale MORMICHE
La culture instrumentale des princes.
Éducation et environnement technique ........................................... 89
Christine LEHMAN
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France
au milieu du xviiie siècle : les miroirs de Buffon............................. 123
Fleur HOPKINS-LOFÉRON
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées
dans le récit d’imagination scientifique français ............................. 147
Martina SCHIAVON, Frédéric SOULU
Tracer le parcours d’un objet scientifique avec les procès-verbaux
et les bases instruments du Bureau des longitudes .......................... 177
SOURCES ET DOCUMENTS
Patrice BRET
La première description des collections du Conservatoire des arts
et métiers, par Johann Friedrich Benzenberg (1804).
Texte intégral bilingue présenté et annoté ...................................... 381
COMPTES RENDUS DE LECTURE
Sandra Bazin-Henry, Tromper les yeux. Miroirs dans le grand décor
en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles), 2021
(Catherine Cardinal) ................................................................... 413
Julie Patarin-Jossec, La Fabrique de l’astronaute. Ethnographie terrestre
de la station spatiale internationale, 2021
(Sylvain Dufraisse) ...................................................................... 419
Le renouveau de l’histoire
des instruments scientifiques
Le renouveau de l’histoire
des instruments scientifiques
Essai bibliographique
Jérôme Lamy
Résumé
Depuis le début des années 2000, l’histoire des instruments scientifiques investit
une série de grands thèmes comme les pratiques, l’insertion commerciale, les
attributs politiques, les représentations et les présentations patrimoniales. Les 9
historien·ne·s privilégient globalement des approches configurationnelles qui
donnent à voir la place des instruments scientifiques dans des régimes socio-
épistémiques propres à chaque époque. En suivant les instruments dans leurs
implications somatiques, marchandes, politiques, graphiques et muséales, ce
sont tous les rapports de médiation avec le monde qu’ils nous révèlent.
Mots-clés
instrument, scientifique, pratique, économie, politique, représentation, patrimoine
Keywords
instrument, scientist, practice, economy, politic, representation, heritage
10
À
la jonction de l’histoire des techniques et de l’histoire des sciences,
les instruments scientifiques constituent des objets sensibles de
recherche. Ils ont été centraux dans le développement du domaine
mouvant et, parfois turbulent, des Science and Technology Studies (STS) :
l’ouvrage emblématique de Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and
the Air-Pump, sur les articulations entre science et politique au xviie siècle
prenait pour point de départ une controverse autour de la pompe à air1.
Les instruments scientifiques ont donc rapidement constitué un moyen
de saisir les controverses2, les dispositifs d’argumentation3 (poursuivant
ainsi lointainement le projet bachelardien d’une saisie des instruments
comme théorie constituée), les liens avec les évolutions sociales, politiques
30. Les travaux de Peter Galison et de Terry Shinn sont emblématiques de cette démarche. Voir
Galison, 1997 ; Shinn, 2008.
31. Strasser, 2002, p. 10.
32. Strasser, 2002, p. 19.
33. Strasser, 2002, p. 27.
34. Strasser, 2002, p. 29.
35. Hamou, 1999, 2001.
Jérôme Lamy
xxe siècle. Les frontières entre spécialités se font plus robustes, la distribu-
tion des compétences devient plus fine, ce qui réorganise les échanges entre
savants et commerçants. Dans son étude sur l’invention du galvanomètre
à cordes par Willem Einthoven au début du xxe siècle, Bart Grob a mis
en évidence les conditions pratiques d’une commercialisation de l’instru-
ment. Certaines entreprises à qui Einthoven proposait son invention ont
vu la potentialité d’un outil pour les mesures physiologiques, imposant
peu à peu l’idée d’un cardiographe63.
Les orientations historiographiques récentes pointent donc vers une prise
en compte plus large des implications économiques et commerciales des
processus de conception et de diffusion des instruments scientifiques. Les
évolutions des configurations techniques et marchandes alimentent les
enquêtes historiques, permettant de repérer (comme dans le cas des révo-
lutions industrielle et instrumentale parallèles pointées par George Borg)
la place des instruments dans l’épaisseur de la vie économique.
praticiens et leur intégration […] dans des domaines de travail qui ont
été séparés par des pratiques disciplinaires ultérieures103 ». Ce dépliement
continu et cette déprise des réflexes de classement contemporain devaient
être prolongés. En considérant l’instrument scientifique du xvie siècle lato
sensu (c’est-à-dire conçu à partir de ses usages concrets), il était possible d’y
compter les « instruments de papier » (comme les éléments mobiles inclus
dans certains livres), mais aussi les représentations et images dont la fonc-
tion n’était pas strictement illustrative104. La matérialité de ces différentes
instrumentations est précieuse : elle permet de faire surgir l’univers des ate-
liers liés au travail du bois, du cuivre, du papier (pour tous les travaux d’im-
pression par exemple)105. Jim Bennett invitait donc à décentrer le regard
historien sur les instruments scientifiques, à ne pas se focaliser sur les caté-
gories ordinaires du savoir, mais à intégrer l’ensemble des manières de faire
pour recomposer un univers plus dense de relations, de pratiques, de gestes.
Cette proposition a été relayée, en 2011, par Liba Taub dans le dossier de la
revue Isis consacré aux instruments scientifiques. L’historienne et conserva-
trice déplore la faiblesse d’« engagement » des « historiens des sciences avec
les instruments et les objets des musées106 ». L’enjeu reste encore un ajuste-
29
ment plus fin entre les contextes historiques précis de production et d’usage
des instruments et leur présentation muséale. Liba Taub répète que :
immédiate des enjeux et des pratiques. Ils « ne sont pas visibles ou tangibles
au sens conventionnel du terme113 ». Ainsi, « les microscopes à lumière
pour l’inspection visuelle de la structure des tissus ont été remplacés par
des instruments numérisés qui détectent des signaux fluorescents dans le
spectre ultraviolet invisible au niveau cellulaire, voire moléculaire […]114 ».
Dès lors, le récit muséographique devient difficile à élaborer : entre, d’une
part, les appuis traditionnels de la mise en scène patrimoniale et du récit
contextualisant que l’on peut en tirer et, d’autre part, le développement
de sciences mobilisant des objets peu visibles, matériellement difficiles à
montrer, c’est tout le processus scénographique qui est mis en tension115.
Ces quelques exemples montrent à quel point la patrimonialisation des
instruments scientifiques reste un enjeu épistémologique d’importance :
du gabarit notionnel toujours à reconstruire jusqu’au sens même de l’arte-
factualité mise en jeu, les principes de l’exposition muséographique sont
actuellement revisités.
S’il est impossible de cartographier complètement les recherches contem-
poraines sur l’histoire des instruments, quelques enseignements généraux
peuvent toutefois être tirés de la vue d’ensemble que nous avons tenté de 31
restituer. D’une part, les pratiques instrumentales – qui ont constitué l’un
des premiers axes de recherche de STS concernant les artefacts – continuent
d’alimenter la recherche. De la place du corps à l’évolution des régimes
épistémiques lisible dans les changements techniques, l’intérêt pour la
matérialité et ses insertions socio-épistémiques reste manifeste. D’autre
part, les instruments s’inscrivant dans les circuits marchands ordinaires
dès le début de la modernité, il n’est pas étonnant qu’ils permettent de
révéler des systèmes commerciaux et des modalités d’échanges. Également,
la mobilisation politique des instruments (par la démonstration, le mono-
pole d’État ou la stimulation économique) renvoie à l’importance sym-
bolique de l’artefact savant, concrétisant un rapport singulier au pouvoir
et à ce qu’il lui permet (contrôle du territoire, relèvement national, etc.).
Enfin, l’histoire culturelle des instruments scientifiques explore le thème
riche des représentations : les objets sont ici restitués dans leurs moda-
lités d’appréhension variées. Surtout, ils servent de médiateurs entre des
Bibliographie
32
Bennett Jim, « Presidential Address. Knowing and Doing in the
Sixteenth Century: What Were Instruments For? », The British Journal
for the History of Science, vol. 36, no 2, 2003, p. 129-150.
Biagioli Mario, « From Print to Patents: Living on Instruments in
Early Modern Europe, 1500-1800 », History of Science, vol. 44, no 2,
2006, p. 139-186.
Blondel Christine (dir.), Études sur l’histoire des instruments scienti-
fiques, Londres, Rogers Turner Books, 1989.
Blondel Christine, Dörries Matthias (dir.), Restaging Coulomb.
Usages, controverses et réplications autour de la balance de torsion,
Florence, Leo S. Olschki, 1994.
Bonnin Jérôme, La Mesure du temps dans l’Antiquité, Paris, Les Belles
Lettres, 2015.
Borg George, « On “the Application of Science to Science Itself:”
Chemistry, Instruments, and the Scientific Labor Process », Studies in
History and Philosophy of Science, Part. A, vol. 79, 2020, p. 41-56.
Boumediene Samir, La Colonisation du savoir. Une histoire des
plantes médicinales du « Nouveau Monde » (1492-1750), Vaulx-en-Velin,
Les Éditions des mondes à faire, 2016.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques
L’ auteur
Jérôme Lamy est historien et sociologue des sciences, chargé de recherche au
CNRS (CESSP, EHESS). Il travaille sur l’histoire des activités spatiales, la circulation
des concepts et l’ anthropologie historique des matérialités savantes. Il a publié
Faire de la sociologie historique des sciences et des techniques (Paris, Hermann,
2018) et, en collaboration avec Jean-François Bert, Voir les savoirs. Lieux, objets et
gestes de la science (Paris, Anamosa, 2021).
38
Le temps comme outil
Ce que l’ Antiquité a encore à nous apprendre
Jérôme Bonnin
Résumé
Le cadran solaire ou l’horloge hydraulique faisaient partie des instruments de
mesure du temps qui rythmaient la vie quotidienne de la plupart des citoyens
de l’ Antiquité gréco-romaine. Il s’agit de la première civilisation à avoir porté à
un haut niveau tant les connaissances techniques que les usages et les besoins
39
liés à ces nouveaux outils. Paradoxalement, la reconnaissance historique de cet
extraordinaire bouleversement sociétal est venue très tardivement, bien après
que de nombreuses études d’histoire des sciences sur le temps et la formation
du monde moderne aient été effectuées à travers le prisme des horloges mé-
caniques. Cet article montre à quel point l’Antiquité fut, à bien des égards, une
époque de bouleversement des mentalités sur le rapport au temps, et comment
l’ époque moderne s’ est lentement ressaisie du sujet.
Mots-clés
cadran solaire, mesure du temps, Antiquité, gnomonique, historiographie
” Jérôme Bonnin, « Le temps comme outil. Ce que l’ Antiquité a encore à nous apprendre »,
Artefact, no 17, 2022, p. 39-61.
Jérôme Bonnin
Time as a Tool
What Antiquity Has Still to Teach Us
Abstract
Sundials and waterclocks were part of the time measuring devices that punc-
tuated the daily life of most citizens in Greco-Roman antiquity. It is during this
period that technical knowledge and uses and needs linked to those new cultural
tools have been highly developed. However, the historical recognition of this
extraordinary societal upheaval came very late, after numerous studies on the
history of science of time and on the formation of the modern world based upon
mechanical time measurement. This article shows to what extent Antiquity was,
in many respects, a time of upheaval in upheaval in the way people deal with
time on the relationship to time, and how the modern era has slowly taken hold
of this subject.
Keywords
40
sundial, early time-measuring instrument, Antiquity, gnomonic, historiography
1. Voir à ce sujet Savoie, 2021, qui consiste aujourd’hui en l’ouvrage le plus complet sur le sujet.
2. Landes, 2017.
3. Dohrn-van Rossum, 1997.
4. Gapaillard, 2011.
Jérôme Bonnin
5. Il suffit pour s’en convaincre de relire les notes accompagnant les éditions du fameux passage de
l’Apocoloquintose du divin Claude ou encore les généralités que l’on trouvait dans Marquardt, 1892,
1893, ou encore dans Carcopino, 1939.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre
“ Que les Dieux le perdent, celui qui le premier a inventé les heures
et en particulier celui qui le premier installa ici un cadran solaire :
il m’a pour mon malheur découpé la journée en tranches. Quand
j’étais enfant, c’était mon ventre le cadran solaire, la meilleure et la
plus exacte de toutes les horloges. N’importe où, il m’avertissait de
manger, sauf quand il n’y avait rien. Maintenant, même ce qu’il y
a, on ne le mange qu’avec la permission du soleil, tant la ville est
remplie de cadrans solaires. Déjà, la majeure partie de la population
se traîne desséchée par la faim7.
44
7. Aulu-Gelle, 1967.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre
45
8. Voir les vingt-quatre cadrans recensés et datés dans la partie iii de Bonnin, 2012.
Jérôme Bonnin
9. Bonnin, 2012, et notamment l’ensemble des fiches archéologiques recensées pour Pompéi.
10. « et non amplius paene ab omnibus nisi quota sit solum inquiri festinetur », Cetius Faventinus,
2001, XXIX.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre
satisfait. Cette impression n’est pas dénuée de fondement. Elle peut même
être corroborée par les sources archéologiques. Ainsi, l’étude de la « préci-
sion » des cadrans antiques en dit long sur le rôle assigné à ces derniers, du
moins pour ceux que l’on rencontrait le plus souvent11. Mais encore faut-il
en connaître et en accepter les limites, car de nombreux auteurs modernes
ont été tentés de prendre les résultats fournis au premier degré, avec comme
conséquences des surinterprétations mathématiques inévitables.
En effet, les Gréco-Romains, et notamment les Romains, n’avaient pas
notre exigence de précision à la minute près ; une telle conception serait
d’ailleurs parfaitement anachronique. En fait, une erreur de cinq à dix
minutes importait peu et l’approximation était plutôt la norme12. Ces
quelques minutes de décalage par rapport à la « réalité » ne pouvaient que
difficilement être perçues, car il n’existait pas d’instrument étalon permet-
tant de comparer les mesures. Par ailleurs, si les artisans étaient capables
de produire des instruments valables et bien calculés, personne n’aurait eu
l’idée d’utiliser les courbes de déclinaison des cadrans solaires publics pour
se repérer dans l’année13. S’y fier pour l’établissement du calendrier aurait
d’ailleurs été source de nombreuses erreurs. Mais, comme le cadran solaire 47
était d’abord un instrument scientifique de prestige et qu’il fournissait des
données complexes à qui savait l’interroger, il a longtemps conservé ses attri-
buts scientifiques. C’est pourquoi la représentation de ces courbes aurait
longtemps perduré sur les cadrans. Elles y possédaient une signification
beaucoup plus symbolique qu’astronomique ou pédagogique. D’ailleurs,
la surface réceptrice des cadrans les moins prestigieux ne servaient plus qu’à
lire les heures. On comprend mieux pourquoi Cetius Faventinus coupe
rapidement court à ses explications sur les cadrans plus complexes en insi-
nuant que, de toute manière, « elles n’intéresseraient personne » (et sur-
tout pas les riches propriétaires à qui était destiné son manuel). On com-
prend également mieux pourquoi Vitruve, dans son célèbre passage sur
les cadrans solaires14, cite de façon expéditive tous les types d’instruments
11. Sur ce point, voir plus particulièrement Savoie, 2014, p. 21-31. Nous renvoyons le lecteur
souhaitant des informations mathématiques aux précisions données dans cet ouvrage.
12. Savoie, 2007.
13. Ces courbes sont essentiellement présentes pour « borner » la surface utile du cadran. Pour
l’établissement exact des solstices et des équinoxes, on utilisait des instruments de plus grande taille,
possédant plus de précision. Voir Szabó, Maula, 1986, p. 121-154.
14. Vitruve, 1969.
Jérôme Bonnin
15. Contrairement aux horloges hydrauliques, dont la lecture semble avoir été bien plus complexe et
qui, probablement en raison de leur prix, combinaient plusieurs usages afin de susciter l’admiration
des utilisateurs. Vitruve consacra bien plus de pages à ces mécanismes qu’aux cadrans solaires.
16. Sénèque, 1966, II.
17. Sauf sur quelques cadrans extrêmement rares, où la demi-heure est notée.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre
18. Ainsi le cadran portatif de type vi de Memphis, étudié par Maslikov, 2021.
Jérôme Bonnin
“ Je n’ai pas connaissance d’un auteur ayant traité des horologia des
Anciens, je suis donc ignorant de quelle sorte il est ici question ; 53
car s'il s’agissait de quelque chose fonctionnant avec de l’eau, la
longueur de l’hiver et la sévérité de leur climat l’auraient rendu
inutilisable les trois quarts de l’année34.
temps dans l’Antiquité, les deux premiers recensent l’ensemble des réfé-
rences littéraires antiques pour chacune des douze heures et présentent
une réflexion mathématique sur la concordance entre les heures antiques et
les heures modernes. Les contributions les plus remarquables concernant
les instruments d’époque romaine sont assez tardives. Joachim Marquardt
leur consacre de nombreuses pages dans sa compilation encyclopédique
sur « La vie privée des Romains41 ». Le premier tome abonde en sources
littéraires de toutes sortes tandis que le second se révèle des plus impor-
tants pour connaître le mobilier archéologique découvert et recensé, et ce
pour l’ensemble de l’Empire romain. Les encyclopédies sont également des
sources d’informations fondamentales même si nous pouvons aujourd’hui
nuancer de nombreuses affirmations. Pour le début du xxe siècle, deux
articles doivent ainsi retenir l’attention. Tout d’abord celui d’Édouard
Ardaillon, publié en 1900 dans l’encyclopédie de Charles Daremberg,
Edmond Saglio et Edmond Pottier42. Ensuite celui d’Albert Rehm publié
en 1913 dans la Real-Encyclopädie43. Le sujet est alors connu, documenté,
et mis en relation avec d’autres problèmes tels que l’aspect scientifique
de ces instruments ou leur implication dans la vie quotidienne. Hormis
l’ouvrage d’Hermann Diels – très important en ce qui concerne les instru- 55
ments hydrauliques – sur les techniques antiques publié en 192044, les trois
premiers quarts du xxe siècle ne présentent plus de publication centrée sur
les instruments antiques de mesure du temps. Tout semble avoir été dit
ou presque, et seuls quelques articles isolés paraissent sur des découvertes
archéologiques ou épigraphiques sans qu’il y ait une ligne directrice propre
à la question de la mesure du temps, de ses moyens et de sa signification à
l’époque romaine. Les instruments de mesure du temps n’apparaissent pas
dans les grandes monographies consacrées à l’architecture, à l’urbanisme
ou au symbolisme iconographique45. La composition de l’unique catalogue
de cadrans solaires antiques publié par Sharon L. Gibbs en 197646 est, à
cet égard, particulièrement révélatrice de ce manque de réflexion générale.
Bibliographie
L’ auteur
Jérôme Bonnin est docteur en archéologie. Il travaille essentiellement sur la
mesure du temps dans l’ Antiquité. Auteur de La Mesure du temps dans l’ Antiquité
(Paris, Les Belles Lettres, 2015) et de « Time Measurement in Antiquity » (dans
Anthony Turner, James Nye, Jonathan Betts, A General History of Horology, Oxford,
Oxford University Press, 2022), il est chercheur indépendant et restaurateur de
cadrans solaires sur bâtiments classés ou inscrits.
L’ horloge de Christiaan Huygens,
un instrument générique ?
Jérôme Lamy
Résumé
L’horloge à pendule inventée par Christiaan Huygens émerge comme un instru-
ment générique au xviie siècle. En suivant les propositions sociologiques de Terry
Shinn, il est possible de caractériser l’horloge de Huygens par sa généricité, sa
modularité et les fondements théoriques sur lesquels repose son fonctionnement.
De même, Huygens investit un espace socio-épistémique interstitiel pour pro- 63
duire son instrument : au croisement de l’artisanat et des pratiques savantes. La
capacité de l’horloge à pendule de circuler dans le régime disciplinaire (notam-
ment en astronomie et dans les sciences nautiques), le régime utilitaire (par sa
valeur commerciale) et le régime régulatoire (par le soutien politique que reçoit
l’objet) caractérise bien un régime technico-instrumental susceptible d’intégrer
un instrument générique à usages multiples.
Mots-clés
horloge, pendule, instrument générique, Huygens
Keywords
64
clock, pendulum, generic instrument, Huygens
L
es pratiques scientifiques à l’époque moderne s’équipent d’une ins-
trumentation protéiforme. Des grands quarts de cercle de Tycho
Brahe au microscope d’Antoni Van Leeuwenhoek, en passant par
la lunette qui a permis à Galilée de faire ses découvertes astronomiques,
c’est un impressionnant arsenal technique qui émerge des ateliers, des
laboratoires et des observatoires. Comment spécifier leur conception, leurs
usages, leurs modifications ? Selon quels principes socio-épistémiques les
instruments scientifiques sont-ils fabriqués et mis en circulation ? Cet
article se propose d’envisager ces questions à partir du cas de l’horloge à
pendule conçue par le physicien hollandais Christiaan Huygens. Les pre-
mières horloges mécaniques ont été fabriquées au xive siècle1. Elles consti-
tuent un objet de recherche intense, notamment au xviie siècle. Huygens
apporte non seulement des réponses pratiques à la question de la précision
1. Price, 1959 ; Landes, 1987, p. 532.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?
2. Ziggelaar, 1968. Voir, pour une chronologie des développements successifs de l’instrument :
Chareix, 2002. Michael Mahoney a bien montré comment Huygens articulait les espaces gra-
phiques de représentation pour parvenir à traiter des courbes cycloïdes. Ainsi, l’un des dessins de
Huygens « contient trois espaces : l’espace physique du pendule, l’espace mécanique des graphiques
des vitesses et des temps, et l’espace mathématiques des courbes auxiliaires nécessaires pour effectuer
la quadrature de la courbe des temps. Huygens les a combinés sans les confondre. C’est ainsi qu’il
a pu si facilement modifier la trajectoire de manière à rendre exacte une solution approximative ».
Mahoney, 2004, p. 293.
3. Shinn, 2000, p. 449.
4. Sur l’ensemble des régimes, voir Shinn, Ragouet, 2005, p. 165-178.
5. Lamy, 2015, 2017a, 2017b.
6. Ihl, Kaluszynski, Pollet, 2003 ; Kaluszynski, Payre, 2013 ; Ihl, 2006.
Jérôme Lamy
67
Théorie de l’instrument, plasticité
et position interstitielle
La réflexion de Huygens à propos de l’horloge à pendule s’amorce à partir
d’un échange avec Marin Mersenne13. Huygens précise ainsi dans son
Horologium oscillatorium de 1673 :
27. Lettre no 575, Ismaël Boulliau à Christiaan Huygens, 31 janvier 1659, dans Huygens, 1889, p. 331.
28. Lettre no 639, Charles Bellair à Christiaan Huygens, 16 juillet 1659, dans Huygens, 1889, p. 439.
29. Lettre no 627, Pierre Petit à Christiaan Huygens, 16 juin 1659, dans Huygens, 1889, p. 419.
Les citations précédentes sont tirées de la même lettre.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?
“ L’on dit qu’en travaillant l’on devient ouvrier. En effet car quoy
que j’eusse bien examiné le dessein de l’horloge que vous m’aviez
envoyée, neantmoins je n’avois pas tout remarqué et il n’y a eu
que la pratique et le travail qui m’ont encore fait connoisre
que je ne pouvois pas l’executer comme je le croyois43.
Dans cet espace interstitiel ouvert aux fabricants d’instruments comme
aux savants cherchant à reproduire les dispositifs instrumentaux, la com-
mune expérience de la matière, de ses contraintes et de ses potentialités
autorise une approche comparée et une compréhension relative. Le revers
de cette labilité des relations artisanales, savantes et techniciennes est une
forte concurrence pour faire valoir ses droits de primauté sur une inven-
tion. L’espace interstitiel est peu balisé par les institutions et faiblement
soumis à des règles de priorité. Chaque surgissement d’une invention tech-
nique est l’occasion d’une lutte pour imposer son originalité. L’horloge à
pendule de Huygens ne fait pas exception et la correspondance du savant
hollandais bruisse des nombreux concurrents qui lui dénient une quel-
conque avance dans la fabrication de son instrument. Daniel S. Landes
rappelle qu’à « l’annonce de la nouvelle horloge de Huygens », un « tollé
d’indignation et d’amour-propre blessé » est né en Italie : « Huygens fut
accusé de plagier Galilée44. »
Les horloges mécaniques font l’objet de recherches intenses au xviie siècle.
Leur conception, les principes mécaniques qui les sous-tendent et les déve-
loppements mathématiques qu’elles exigent sont au centre des travaux de
nombreux savants. Les propositions de Galilée (qui « avait […] indiqué la
possibilité d’utiliser un pendule pour mesurer le temps45 »), les « recom-
mandations de Riccioli » ainsi que « l’étude des vibrations des cordes musi-
cales par Mersenne46 » ont ouvert la voie à de nouvelles interrogations sur
l’amélioration des horloges. L’invention de Huygens prend donc place dans 73
un secteur très concurrentiel et l’espace interstitiel qui permet la produc-
tion d’horloges mécaniques fondées sur des principes innovants est saturé
de propositions. Le poète Jean Chapelain s’alarme en mai 1658 :
L’ horloge à pendule,
au carrefour des pratiques
La possibilité de circuler dans des aires de pratiques très diverses constitue la
qualité la plus remarquable d’un instrument générique. Doté d’une grande
plasticité (dans ses modularités, sa composition, ses points d’application), il
peut servir des enjeux scientifiques variés. L’horloge à pendule de Huygens
49. Lettre no 565, Christiaan Huygens à Ismaël Boulliau, 16 janvier 1659, dans Huygens, 1889, p. 314.
50. Lettre no 575, Ismaël Boulliau à Christiaan Huygens, 31 janvier 1659, dans Huygens, 1889, p. 331.
51. Patterson, 1952, p. 316.
52. Patterson, 1952, p. 319.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?
a souvent été limitée à ses usages marins, pour la mesure des longitudes.
Si ce domaine d’investigation, particulièrement travaillé au xviie siècle, est
effectivement un espace épistémique susceptible d’accueillir l’œuvre de
Huygens, il nous faut considérer l’ensemble des régimes de sciences dans
lesquels l’horloge à pendule est mobilisée : le régime disciplinaire (dans
deux disciplines), le régime utilitaire et même le régime régulatoire.
Le savant hollandais a, dans les écrits qui accompagnent son invention,
précisé les publics qu’il souhaitait atteindre. Dans son Horloge de 1658,
Huygens se veut généraliste. Il évoque, pour son horloge, un « nouveau
moyen de mesurer le temps53 », sans préciser immédiatement d’applica-
tions concrètes. Plus loin, il précise la généalogie technique dans laquelle
s’inscrit son travail :
“ Je fais encore tous les jours des essais avec une horologe a petit
pendule, et je trouue que son cours est assez juste estant en repos
pour pouuoir servir aux Longitudes, et aussi qu’elle souffre sans
s’arrester le mouuement que je luy donne en ma chambre ou elle
est suspendue par des cordes de 5 pieds de long, mais je n’ay pas
encore fait l’espreuve sur l’eau, pour la quelle il faudroit estre dans
un vaisseau de raisonnable grandeur et dans la mer mesme qui fut
agitée, a quoy je ne scay pas quand je pourray parvenir70.
Six mois plus tard, Huygens précise, encore à Moray, qu’il est prêt « a faire
78
reussir sur mer, s’il est possible, les horloges a pendules71 ». On mesure
donc l’obstination du physicien hollandais à vouloir convaincre de la
pertinence de son instrument générique pour les sciences nautiques. Ses
amis ne s’y trompent pas et voient en lui la personne qui parviendra à
résoudre l’épineux problème de la mesure des longitudes en mer. Le poète
Jean Chapelain, après avoir vu les plans de l’invention, lui fait part de
son enthousiasme : « […] vous pouvés penser que la proposition seule de
trouver les longitudes par cette voye, est une chose à resveiller l’attention
de toute l’Europe […]72 ». Mais les difficultés s’accumulent sans cesse et les
résultats positifs se font attendre. Il s’agit notamment de contrer le roulis et
le tangage du navire. Huygens pense, dans un premier temps, que les hor-
loges à pendule qu’il a réalisées peuvent contenir « des mouvements brus-
ques et irréguliers » comme « ceux d’un navire agitè73 ». Les essais menés en
mer par le savant écossais Alexander Bruce ne sont guère concluants : « la
68. Huygens, 1934b, p. 114.
69. Huygens, 1934b, p. 114.
70. Lettre no 1022, Christiaan Huygens à Robert Moray, 9 juin 1662, dans Huygens, 1891, p. 148.
71. Lettre no 1080, Christiaan Huygens à Robert Moray, 1er décembre 1662, dans Huygens, 1891, p. 274.
72. Lettre no 543, Jean Chapelain à Christiaan Huygens, 30 octobre 1658, dans Huygens, 1889, p. 266.
73. Lettre no 1080, Christiaan Huygens à Robert Moray, 1er décembre 1662, dans Huygens, 1891, p. 274.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?
74. Lettre no 1097, Christiaan Huygens à Robert Moray, 2 février 1662, dans Huygens, 1891, p. 304.
75. Lettre no 1102, Robert Moray à Christiaan Huygens, 1er mars 1662, dans Huygens, 1891, p. 318.
76. Lettre no 1178, Christiaan Huygens à Robert Moray, 9 décembre 1663, dans Huygens, 1891, p. 458.
77. Lamy, 2019.
Jérôme Lamy
78. Lettre no 1247, Robert Moray à Christiaan Huygens, 31 juillet 1664, dans Huygens, 1893, p. 94.
79. Lettre no 1247, Robert Moray à Christiaan Huygens, 31 juillet 1664, dans Huygens, 1893, p. 94.
Les citations précédentes sont tirées de la même lettre.
80. Lettre no 1301, Christiaan Huygens à Robert Moray, 2 janvier 1665, dans Huygens, 1893, p. 186.
81. Lettre no 1335, Christiaan Huygens à Constantijn Huygens père, 26 février 1665, dans Huygens,
1893, p. 243. Voir Ruellet, 2016, chap. 5.
82. Van der Kraan, 2001.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?
Voici donc l’horloge à pendule inscrite dans le registre des objets mar-
chands, tout en étant protégée comme une invention originale. Le marché
des instruments scientifiques est encore émergent au xviie siècle83, mais il
est suffisamment dynamique pour alimenter les expérimentateurs (acadé-
miciens ou non)84. Huygens prend une part très active dans la commercia-
lisation de son invention. Même s’il est aidé (notamment par Moray) pour
maîtriser les différentes règles européennes de protection des inventions, il
positionne son instrument dans l’aire marchande et se plie aux spécificités
administratives de chaque État. La circulation d’un instrument générique
dans un espace commercial s’appuie moins sur ses qualités plastiques ou sa
multipositionnalité disciplinaire que sur sa capacité de trouver un public
(marins, marchands) susceptible d’utiliser un dispositif précis de mesure
du temps dans leurs activités.
Enfin, l’horloge à pendule de Huygens est importante au sein du régime
régulatoire qui englobe l’ensemble des sciences mises à contribution pour
gouverner. À l’époque moderne les savoirs relatifs à la maîtrise des terri-
toires (pour les conquêtes, la levée de l’impôt, la solidification territoriale)
sont principalement privilégiés. La cartographie, par exemple, est un enjeu 81
important et n’échappe pas à l’orbe du pouvoir. L’invention de Huygens se
trouve au croisement de préoccupations politiques intenses au xviie siècle.
Dans la préface qui ouvre son Horologium oscillatorium de 1672, Huygens
rend hommage au soutien de Louis XIV aux entreprises savantes et associe
son invention au programme d’une science au service du gouvernement :
Sources
83
Sources imprimées
Bibliographie
L’ auteur
Jérôme Lamy est historien et sociologue des sciences, chargé de recherche au
CNRS (CESSP, EHESS). Il travaille sur l’histoire des activités spatiales, la circulation
des concepts et l’anthropologie historique des matérialités savantes. Il a publié
Faire de la sociologie historique des sciences et des techniques (Paris, Hermann,
2018) et, en collaboration avec Jean-François Bert, Voir les savoirs. Lieux, objets et
gestes de la science (Paris, Anamosa, 2021).
88
La culture instrumentale
des princes
Éducation et environnement technique
Pascale Mormiche
Résumé
Depuis l’ exposition « Sciences et curiosités à Versailles » en 2010, la connais-
sance du château comme lieu de sciences, lieu de collection et lieu d’ expérimen-
tations s’ affirme. L’ étude des cabinets scientifiques au château de Versailles s’est 89
engagée au gré de ses sources. Cet article s’ interroge sur la constitution de cer-
tains cabinets, leurs emplacements dans les appartements ou d’autres espaces
en lien avec la diversification des instruments, spécimens et objets. Le cabinet
dit « du marquis de Sérent », traditionnellement indiqué comme étant destiné
aux enfants du comte d’ Artois, permet d’ envisager, en cette fin du xviiie siècle, la
création d’une culture princière d’ un ordre nouveau. Cette culture instrumentale
reposerait plus, dans ce cas particulier, sur la formation du personnel éducatif
que sur des objets du cabinet.
Mots-clés
marquis de Sérent de Kerfily, comte d’ Artois, duc d’ Angoulême, duc de Berry,
Jean-Denis Fayolle, Louis XVI, abbé Claude Charles de Mostuègues
Keywords
marquis de Sérent de Kerfily, comte d’ Artois, duc d’ Angoulême, duc de Berry,
Jean-Denis Fayolle, Louis XVI, abbé Claude Charles de Mostuègues
U
ne histoire politique longtemps fondée sur les intrigues de cour
a masqué la progression des aspects scientifiques à Versailles.
Pourtant, l’usage familier des instruments pendant la jeunesse
des princes a pour conséquence le développement d’une passion pour les
sciences à l’âge adulte1. L’étude des collections au château de Versailles,
dont celle dite « du marquis de Sérent », permet d’envisager, en ce tournant
complexe du xviiie siècle, l’environnement technique dans lequel vivent
désormais les princes et la création d’une culture princière d’un ordre
1. Mormiche, 2011.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
2. Guilleminot-Chrétien, 2003.
Pascale Mormiche
10. Louis Lié Périn-Salbreux, Madame Adelaïde dans sa bibliothèque, 1776, huile sur toile, Versailles,
musée national du château de Versailles et de Trianon, MV 9085 ; Corne, 2015, p. 80.
11. Le château de La Brosse connaît ses heures de gloire avec Anne Léon, duc de Montmorency, et
son épouse Charlotte Françoise, née Montmorency-Luxembourg. Les fêtes y sont brillantes et pleines
d’esprit, comme le relate le recueil de La Brosse, émouvant et charmant manuscrit de 1780 relié en
maroquin rouge. En 1778, le prince Henri Louis Marie de Rohan-Guémené et la princesse Armande
Josèphe Victoire de Rohan-Soubise acquièrent la nue-propriété du parc. En 1784, la maréchale
vend son usufruit au prince de Rohan-Guéméné qui revend l’usufruit à Marie Reine Marguerite
de Butault de Marsan et la nue-propriété à sa fille Adélaïde Philippine de Durfort de Lorge.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
17. Pour donner un ordre d’idée, une vente de la « collection de minéraux du cabinet de M** » qui
eut lieu à l’hôtel d’Aligre le 24 janvier 1780 comportait 281 pièces (BnF 8-V36-1796). Les collec-
tions de Lavoisier auraient contenu 3 228 pièces, dont la géologie formait la majeure partie (avec
plus de 3 000 pièces). 60 % de cette collection provient de la partie Nord de la France. En juin
1783, l’École nationale supérieure des mines achète 3 549 échantillons du cabinet de minéralogie
de Balthasar-Georges Sage. En 1781 paraît une première Carte minéralogique de France, où sont
marqués les différents terrains principaux qui partagent ce royaume et les substances particulières qu’il
renferme (Paris, Dupain-Triel). Pelucchi, 2003 ; Laboulais, 2013.
18. Biver, 1933.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
24. Catalogue manuscrit déposé par Dombey au cabinet des antiques du roi le 31 janvier 1778.
Source : BnF 2011/091/ACM04-04-04.
25. Hamy, 1888, p. 21-35 ; Hamy, 1905 ; Feest, 2007.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
Le musée Lambinet conserve deux plans inclinés et une presse provenant du cabinet de physique de
Nollet (musée Lambinet, Versailles inv. D 90.2.3-4-5). Il resterait cinq instruments de ces premières
expériences au lycée Hoche de Versailles. Pyenson, Gauvin, 2002, p. 64.
32. ADY 1L 705, « Mémoire fait par Closquinet professeur de physique dans le cabinet du ci-
devant château de Versailles où est déposée une collection de machines provenant du ci-devant abbé
Mostuejouls [sic] ». La demande est faite le 12 frimaire, la réponse est expédiée le 18 frimaire an III.
Mais cela ne facilite pas le paiement qui est encore réclamé des mois plus tard. Le cabinet suit les
tribulations des objets vers le Muséum, le lycée Hoche et le château. Pendant ce temps, Mostuejols
et sa famille sont partis en émigration. Le 16 juillet 1797 (le 28 messidor an V), Mostuejols, rayé
de la liste des émigrés, vient réclamer son cabinet de physique. Ce cabinet lui appartenant, il lui est
donc rendu. De ce fait, il provoque un manque à l’École centrale de Versailles, qui, à son tour, essaie
de récupérer, sans succès, des instruments du cabinet de Fayolle.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
Le goût de l’instrumentation
dans l’éducation des princes
d’Angoulême et de Berry
Dans les années 1780, le comte d’Artois a été le premier des frères à mettre 101
en place une éducation de ses enfants en raison de la démographie princière.
Sous les aspects insouciants que les mémorialistes et l’historiographie lui
attribuent, il s’avère être un père attentif. Comme son frère Louis XVI, il
choisit judicieusement le personnel d’éducation, il renouvelle les méthodes
et, dans une certaine mesure, les contenus enseignés dans la famille royale.
Dans quelle mesure la vogue des collections et la constitution de cabinets
d’instruments participent-elles à l’éducation des enfants du comte d’Artois ?
Alors que le duc d’Angoulême (1775-1844) a seulement un an, Artois
nomme un instituteur aux côtés de la gouvernante, l’abbé Joseph Grellet
Desprades, qui est son secrétaire interprète. Cet ecclésiastique de cour est
l’auteur d’un poème sur l’électricité en 176334. Il correspond cordialement
avec Benjamin Franklin lorsqu’il loge à Passy et lui fait des recommanda-
tions pour la Pennsylvanie. Admiratif de l’harmonica de Franklin, pas-
sionné par les mécanismes de montres, Desprades n’est pas tout à fait ce
que l’on attend d’un vicaire général, mais il paraît assez éclectique pour
intéresser un jeune enfant aux expériences et lui donner les bases d’une
travail avec l’astronome Nicolas Louis de Lacaille dont il poursuit les calculs
sur le méridien après sa mort en 1762. Il se fait remarquer par la publica-
tion de ses Leçons de mathématiques (1768) suite des Leçons élémentaires de
mathématiques de l’abbé Lacaille (1741). Selon Mme de Chastenay, il est :
“ On m’a dit qu’il était question de faire dans le jardin qui était au
bout de l’appartement de Madame de Guémené un supplément
d’appartement pour Monsieur de Guémené. Or au lieu de réduire
cette construction un simple rez-de-chaussée, je vous propose
d’élever un étage au-dessus de ce qui se trouverait au niveau de
l’appartement de Monsieur le duc d’Angoulême et qui joignant
104 le pavillon occupé actuellement par l’évêque d’Autun donnerait
toute aisance suffisante pour former un appartement décent pour
Monsieur le duc de Berry avec des accessoires suffisants pour les
besoins indispensables du service des Princes43.
Louis XVI n’a pas réagi à la proposition. Après la naissance du quatrième
enfant du couple Artois, Mlle d’Angoulême (née le 6 janvier 1783), le marquis
de Bombelles écrit :
tracas domestiques sont rarement visibles chez les princes, ce qui indique
que la présence technique s’affirme dans leur quotidien, plus largement
que la collection des seuls instruments scientifiques. Elle s’étend jusqu’aux
instruments techniques usuels.
Que sait-on de ces mois passés à Beauregard ? Finalement assez peu de
choses. L’emploi du temps devait être strict et bien rempli si l’on en croit
le programme d’histoire dont on dispose. Mais les problèmes techniques
d’hydraulique et d’infrastructure, tout comme ceux concernant l’aména-
gement des bassins et des canalisations, ont dû occuper les esprits, alors
qu’est discuté l’avenir de la machine de Marly. Les enfants herborisent et
cultivent les parterres, même si aucun herbier n’a été retrouvé, et l’abbé
Marie poursuit dans le jardin ses observations astronomiques – ces mesures
de triangulation mentionnées à l’été 178850. Rien n’indique que les princes
aient été associés, mais il est difficile de ne pas voir les instruments d’astro-
nomie sur le vertugadin de Beauregard… Les princes fréquentent égale-
ment le château de leurs parents, comme ce 14 mai 1785 où Angoulême et
Berry, accompagnés du marquis de Sérent, séjournent à Bagatelle pendant
une semaine et admirent les jardins, dans le style anglo-chinois à la mode, 107
réalisés par Thomas Blaikie51.
La culture technicienne
du gouverneur des princes
Armand Louis de Sérent assoit sa promotion au titre de gouverneur et
de duc en parallèle de l’éducation des princes. Il achète, en juillet 1780,
l’hôtel particulier de M. de Rohan-Chabot, un Breton comme lui52. Il en
effectue une transformation complète et le met au goût de l’époque grâce à
des travaux de plusieurs années. Sérent tient à montrer sa réussite sociale et
50. ADY E 1962, Observation faite à Beauregard à La Celle-Saint-Cloud le 20 juin 1788 dans l’après-midi.
51. Blaikie, 1997, p. 241.
52. AN E 3183, Vente par Louis Marie Bretagne Dominique de Rohan-Chabot, duc de Rohan,
pair de France, et par Charlotte Émilie de Crussol d’Uzès, son épouse, à Armand Louis de Sérent,
marquis de Sérent, baron de Malestroit, pair de Bretagne, président né de l’ordre de la noblesse
de cette province, maréchal des camps et armées du roi, gouverneur de Mgr le duc d’Angoulême,
et à Bonne Marie Félicité de Montmorency-Luxembourg, son épouse, d’une grande maison, sise
en la rue des Réservoirs, à Versailles, appelée l’hôtel de Rohan-Chabot et anciennement l’hôtel de
Roquelaure, moyennant 60 000 livres.
Pascale Mormiche
53. ADY 1LT 675. Il resterait à savoir d’où viennent les fonds.
54. ADY 1LT 694, Observations du citoyen Fayolle, conservateur du cabinet d’histoire naturelle
du département de Seine-et-Oise, 22 avril 1797 (3 floréal an V). Cela semble être un usage légal :
l’École nationale supérieure des mines achète le cabinet de minéralogie de Balthasar-Georges Sage
en juin 1783 quand Douet de La Boullaye, intendant général des Mines, en accepte le rachat contre
une rente viagère de 5 000 livres et le paiement d’une somme de 27 400 livres. Cette organisation
d’achat est par conséquent courante à cette période, mais la vente de Fayolle est moins conséquente
en valeur. Laboulais, 2013, p. 61-80.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
59. ADY 1LT 675, Rapport du citoyen Louis Richard, botaniste, fait au comité d’instruction
publique sur le cabinet d’histoire naturelle du district de Versailles, 23 juin 1794 [5 messidor an II].
Une lettre, postérieure à la mort du fondateur du cabinet d’histoire naturelle de Versailles, évoque
le rôle de ses « trois gendres et un fils serv[a]nt l’État ». ADY 1LT 675, Lettre collective de la famille
Fayolle à monsieur le conseiller d’État, préfet du département de Seine-et-Oise, 27 mars 1806.
60. ADY 1LT 694, Observations du citoyen Fayolle, conservateur du cabinet d’histoire naturelle du
département de Seine-et-Oise, 22 avril 1797 (3 floréal an V).
61. ADY 1LT 694.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
des moyens que sa place lui offroit pour les faire voyager et seconda
tellement leur zèle par ses revenus et son crédit qu’en peu d’années
ils l’enrichirent d’objets envoyés des pays les plus éloignés62.
Le cabinet d’histoire naturelle repose sur le classement d’Antoine Joseph
Dezallier d’Argenville et porte sur les règnes de la vie minérale, végétale
et animale. « À peine Fayolle commençait-il à jouir de cette collection que
Sérent gouverneur des Enfants de Charles Philippe obtint de celui-cy l’ordre
de l’acquérir pour l’instruction63. » Conjoncturellement la collection ras-
semblée par Fayolle était sans doute la seule disponible à la vente. Elle faisait
cependant suite à d’autres achats dont les traces sont perdues. Cette collec-
tion d’histoire naturelle, agrémentée d’objets exotiques, continue à s’agran-
dir pendant la Révolution, comme en témoigne une lettre de réclamation :
“ […] depuis que cette session a été faite, le cabinet est encore
augmenté par les relations du citoyen Fayolle dans les deux
Amériques et dans l’Inde où il a un fils qui lui fait annuellement
des envois. Il paraît donc bien juste de le laisser jouir du fruit
de ses propres travaux puisque ce cabinet est l’ouvrage de plus
de 40 ans d’études et de réflexions utiles qu’il se propose de mettre 111
un jour en annonçant de nouvelles découvertes tant dans le règne
animal que dans les antiquités, armes et ustensiles des peuples
des contrées les plus éloignés64.
D’ailleurs, Paz Núñez-Regueiro et Nikolaus Stolle, qui ont travaillé en
2021 sur le transfert de la collection depuis la bibliothèque municipale de
Versailles (où se trouvaient encore quelques objets) vers le musée du quai
Branly, estiment à juste titre que :
62. ADY 1LT 675, Louis Richard, botaniste, professeur de médecine et académicien, Rapport sur
l’origine du cabinet d’histoire naturelle établi au musée de Versailles, 1794.
63. ADY 1LT 675, Louis Richard, 1792.
64. ADY 1LT 675, Louis Richard, 1792.
Pascale Mormiche
65. ADY 1LT 675, Inventaire sommaire d’un cabinet d’histoire naturelle certifié conforme à celui remis
à M. de Sérent lors de la vente du cabinet à Versailles le 20 août 1792. Mormiche, 2004, p. 25-32.
66. Bossu, 1768.
67. Núñez-Regueiro, Stolle, 2021, p. 60-67.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
71. En 1827, Charles X signe une ordonnance portant sur la (re)création du musée Dauphin en
l’honneur de son fils. Il doit occuper sept salles au premier étage de l’aile Nord du Louvre, côté
rue de Rivoli. Il est effectivement installé pendant trois ans sous le contrôle de la Maison du roi,
puis l’appellation disparaît en 1830. Il contient des bateaux de guerre, des bâtiments de commerce,
des plans-relief des ports, des machines en usage dans les arsenaux, des instruments de navigation
ainsi que des statues des marins les plus célèbres, des tableaux destinés à conserver le souvenir
des combats pour le pavillon français et des objets naturalistes et ethnographiques. Lynn, 1999 ;
Thébaud-Sorger, 2011.
72. Charles Gardeur-Lebrun a quitté la Lorraine pour Paris en 1776. Il s’embarque pour l’Amé-
rique comme commandant en second de l’artillerie française lors de la guerre d’Indépendance.
Pendant la guerre, il fait établir une des premières fonderies de canons du continent. De retour
en France, il devient « lecteur » des fils du duc d’Orléans, les ducs de Valois et de Montpensier.
Il est choisi par le gouverneur des princes d’Orléans, le chevalier de Bonnard, militaire en ser-
vice, passionné de sciences et soutenu par Buffon. Bonnard, 2019 ; album de l’exposition « Top
modèles. Une leçon princière au xviiie siècle », 2021, https://www.arts-et-metiers.net/musee/
top-modeles-une-lecon-princiere-au-xviiie-siecle.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique
Annexe
AN O1 1802
[Lettre inédite] du marquis de Sérent
Le 31 juillet 1786
Réponse 165 : le 7 août 1786
J’ai été chez Monsieur Lucas pour lui parler de ceci et ne l’ayant pas trouvé, je l’ai
prié de passer demain à la Surintendance pour recevoir sur ce, les avis de Monsieur
le comte [d’Angiviller].
Je suis fâché, Monsieur le comte, d’être obligé de vous renouveler une demande
qui a déjà rencontré plus de difficultés, qu’elle ne semblait naturellement de voir en
éprouver. Je veux parler d’une certaine quantité d’eau à tirer des aqueducs de Marly
pour la nécessité du service de Princes pendant leur séjour à Beauregard. Dans le
temps où vous m’envoyâtes Monsieur Lucas pour examiner cette demande, j’ai
insisté d’autant moins sur les objections, assez faciles à détruire qu’il me fit, qu’alors
j’avais lieu de croire qu’on s’occupoit sérieusement de trouver un autre établisse- 117
ment pour les Princes. Mais aujourd’hui qu’il est bien démontré qu’ils n’en auront
point d’autres pendant leur éducation, je ne saurais ne pas renouveler auprès de
vous les plus fortes instances pour une demande de nécessité absolue. Ce n’est ni
pour mon agrément, ni même pour ma commodité que je réclame ce secours que
je ne plus avoir sans lui une seule goutte d’eau capable d’éteindre dans un château
où tant de monde habitent [sic], la première étincelle qui pourrait l’embrasser et
consumer ceux qui l’occupent. Vous m’avouerez, Monsieur le comte, que ce motif
seul vaut bien la peine que j’insiste de nouveau auprès de vous, et j’espère qu’il
suffira pour surmonter les impressions contraires qu’a pu vous donner Monsieur
Lucas. Sa principale objection ne porte pas sur la construction bornée du service
nécessaire du château mais sur l’abus qu’on pourrait en faire. Il est tellement exa-
géré sur ce point que quelques moyens que je lui ai offerts ou fait offrir pour le
garantir contre cette crainte, je n’ai pu obtenir de lui qu’il y accédât et il n’y a plus
désormais que votre autorité qu’il puisse trancher la difficulté.
Voici ce que je propose. Qu’il soit placé une pompe à côté du regard qui est près
de la grille du château. Cette pompe sera recouverte et formée par une construc-
tion dont le fontainier seul aura la clé, lui seul fera remplir journellement le réser-
voir nécessaire pour la consommation habituelle du service. On bornera si l’on
veut encore, l’étendue dudit réservoir. Enfin l’on surchargera la chose de toutes les
Pascale Mormiche
autres précautions que l’on voudra. Monsieur Lucas oppose à cela que l’on pourra
séduire le fontainier et en obtenir plus qu’il ne devrait en donner, mais outre
que l’on ne ferait jamais rien sinon se laisser aller ainsi à toutes les suppositions
possibles, j’ajouterais qu’en admettant même celle-là, il ne saurait en résulter un
inconvénient qui valut la peine d’en prendre de l’inquiétude puisque ce ne sera
pas deux ou trois muids d’eau de plus ou de moins qui mettront la disette dans
Versailles. Enfin Monsieur le comte, si vous étiez frère du roi, convenez que vous
seriez un peu peiné de ne pouvoir obtenir pour les besoins les plus pressants de
vos enfants, pour la conservation même peut-être, dans le cas d’un accident du
feu, qui, j’espère n’arrivera pas, mais qui peut facilement arriver dans une maison
habitée par tant de différentes personnes, vous serez peiné, dis-je, à la place de
Monsieur le comte d’Artois, de ne pas obtenir une demande renfermée dans
73
d’aussi juste bornes. […] .
Sources
118
Bibliothèque municipale de Versailles
Panthéon versaillais Angiviller
Archives départementales des Yvelines (ADY)
1LT 675
1LT 685
1LT 694
1LT 695
1LT 705
E 1962
E 3183
Archives nationales (AN)
O1 127
O1 1801
O1 1802
O1 1838
Sources imprimées
Blaikie Thomas, Sur les terres d’un jardinier. Journal de voyages, 1775-
1792, Besançon, Éditions de l’imprimeur, 1997.
Bombelles Marc-Marie, marquis de, Journal, Genève, Librairie Droz, 1977.
Bonnard Bernard de, Journal de l’éducation des princes d’Orléans,
décembre 1777 - janvier 1782, Paris, Classiques Garnier, 2019.
Bossu Jean-Bernard, Nouveaux voyages aux Indes occidentales : conte-
nant une relation des différens peuples qui habitent les environs du grand
fleuve Saint-Louis appelé vulgairement le Mississipi ; leur religion, leur gou-
vernement ; leurs mœurs ; leurs guerres et leur commerce, Paris, Le Jay, 1768.
Chastenay Victorine de, Mémoires, Paris, Perrin, 1987.
Chateaubriand François René de, Mémoires, lettres et pièces authen-
tiques touchant la vie et la mort de S.A.R. Monseigneur Charles-Ferdinand
d’Artois, fils de France, duc de Berry, Paris, Le Normant, 1820.
Daubenton Louis Jean Marie, « Cabinet », dans Diderot Denis (dir.),
Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers,
Paris, Chez Briasson, David l’aîné, Le Breton et Durand, 1752 p. 489-492.
119
Luynes Charles-Philippe d’Albert, duc de, Mémoires du duc de Luynes
sur la cour de Louis XV (1735-1758), t. 7, Paris, Firmin Didot, 1865.
Marie-Antoinette, reine de France, Marie-Thérèse, impératrice
germanique, Mercy-Argenteau Florimond-Claude, Correspondance
secrète entre Marie-Thérèse et le comte de Mercy-Argenteau. Avec les lettres
de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, t. 3, Paris, Firmin-Didot, 1874.
Nollet Jean-Antoine, Programme ou Idée générale d’ un cours de
physique expérimentale, avec un catalogue raisonné des instrumens qui
servent aux expériences, Paris, Le Mercier, 1738.
Roland Manon, Lettres (1780-1793), t. 1, Paris, Imprimerie nationale, 1902.
Rozier Jean-Baptiste François, Observations sur la physique, sur l’his-
toire naturelle et sur les arts, avec des planches en taille-douce, dédiées à
Monseigneur le comte d’Artois, Paris, Le Jay, 1777.
Pascale Mormiche
Bibliographie
L’ autrice
Pascale Mormiche, professeure agrégée et docteure en histoire moderne, est spé-
122 cialiste de l’éducation des princes et princesses françaises du xviie et xviie siècle.
Elle enseigne à Cergy Paris Université.
Un exemple du retour en grâce
des miroirs ardents en France
au milieu du xviiie siècle :
les miroirs de Buffon
Christine Lehman
Résumé
Après les expériences réalisées à la fin du xviie et au début du xviiie siècle, les 123
académiciens semblent avoir oublié l’usage des miroirs ardents. La renaissance
de ces miroirs au milieu du xviiie siècle est due aux recherches de Georges Louis
Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), sur la réflexion de la lumière et à l’élaboration
par celui-ci d’un instrument capable de valider l’incendie de la flotte romaine par
Archimède à l’aide de miroirs ardents. L’article présente les études préliminaires et
le cheminement intellectuel qui conduisent Buffon à la construction de son pre-
mier « miroir » composé de glaces étamées orientables et sa présentation lors de
l’assemblée publique de l’Académie du 12 avril 1747. Les expériences réalisées au
Jardin du roi font rapidement le tour des académies européennes. Elles valident la
légende d’Archimède et remettent en cause la dénégation de Descartes. Un second
miroir construit sur le même principe permet à Buffon d’établir une échelle de cha-
leur non arbitraire fondée sur la superposition progressive des images du Soleil.
La postérité des « miroirs » de Buffon est assurée à la fois par Guyton de Morveau
(1737-1816), qui construit un miroir identique avec les glaces étamées données
par Buffon, mais aussi par l’usage de maquettes de ces miroirs dans les cours de
physique de la fin du xviiie siècle.
Mots-clés
miroir ardent, Buffon, Archimède, Académie royale des sciences, Guyton de Morveau
Keywords
burning mirror, Buffon, Archimedes, Académie royale des sciences, Guyton de Morveau
Je remercie vivement Patrice Bret pour ses conseils et sa relecture attentive ainsi
que les deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires constructifs.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France
A
fin de situer les miroirs construits par Buffon dans un contexte
plus général de l’histoire des miroirs ardents, il est nécessaire de
rappeler brièvement leur utilisation par les académiciens à la fin
du xviie et au début du xviiie siècle. Les premières recherches académiques
ne débutent qu’en 1669 et se prolongent jusqu’en 1680 avec l’utilisation
de deux miroirs métalliques concaves construits par l’ingénieur lyonnais
François Villette (1621-1698). Le premier d’entre eux est acheté par
Louis XIV en 1669. De taille exceptionnelle, trente-quatre pouces de dia-
mètre, soit à peu près quatre-vingt-douze centimètres, et d’une distance
focale de l’ordre du mètre, sa confection est une réelle prouesse technique1.
Le second miroir construit en 1680 est encore plus grand : son diamètre
est de quarante-trois pouces (1,16 mètre) et sa distance focale de trois pieds
et demi. Objets de luxe et de curiosité, ces miroirs assurent le prestige du
roi et le divertissement de sa cour, mais placés entre les mains des académi-
ciens, ils deviennent objets de science. La fusion pratiquement instantanée
des métaux placés à leur foyer ou la vitrification des pierres les plus dures
étonnent les académiciens qui s’émerveillent à chaque fois de la puissance
de ce nouvel outil. Cependant, malgré les promesses qu’ils suscitent chez
les chimistes pour une meilleure connaissance de la matière, ces miroirs 125
concaves sont difficiles d’utilisation. En effet, les rayons solaires étant réflé-
chis de bas en haut, le matériau doit être maintenu au foyer au moyen
d’une pince. Ainsi, l’expérience est interrompue dès que le métal fond et
se met à couler. Pour pallier cet inconvénient, les académiciens utilisent
au début du xviiie siècle une lentille biconvexe, ce qui permet de placer la
matière exposée dans un creuset. Cette lentille de trente-six pouces de dia-
mètre (quatre-vingt-dix-sept centimètres) et de dix centimètres d’épaisseur
au centre, fabriquée par le mathématicien allemand Ehrenfried Walther
von Tschirnhaus (1651-1708), a été achetée en 1701 par le futur régent
Philippe II d’Orléans. Placée dans le jardin de sa résidence du Palais Royal,
elle est principalement utilisée par ses proches : les chimistes Wilhelm
Homberg (1652-1715) et Étienne François Geoffroy (1672-1731).
Homberg débute ses expériences en 1702 par l’exposition de l’or et de
l’argent et les poursuit en 1705 et 1706 par celle du fer. L’exposition des
autres métaux et du mercure, entre 1707 et 1709, permet à Geoffroy d’en
1. Smeaton, 1986 ; Lehman, 2010. Ce miroir fait encore partie de la collection d’instruments
conservés à l’Observatoire de Paris.
Christine Lehman
126
Il faut souligner que le terme « miroir ardent », tel qu’il est utilisé au
xviiie siècle, désigne tout dispositif, miroir concave ou lentille ardente,
susceptible de concentrer les rayons du Soleil. Dans la planche ci-dessus
(Fig. 1), on peut distinguer le miroir concave qui réfléchit la lumière solaire
« Fig. 1 » alors que la lentille biconvexe, ou lentille ardente, la concentre par
réfraction. Les rayons solaires, dans ce cas, traversent la lentille et convergent
à son foyer « Fig. 2 ».
Ainsi, au milieu du xviiie siècle, les miroirs ardents semblent oubliés par les
chimistes académiciens. Les miroirs concaves se sont avérés inutiles pour la
recherche de la structure de la matière et, même si les études de l’académi-
cien Charles François de Cisternay Du Fay (1698-1739) sur la réplication
de l’expérience de Prague3 et l’amélioration des systèmes de chauffage les
ont remis à l’honneur au début du siècle, la renaissance de ces miroirs est
surtout due aux recherches entreprises par Georges Louis Leclerc, comte
de Buffon (1707-1788), pour valider la légende d’Archimède4. La question
de savoir si Archimède (≈ 287-212 avant J.-C.) a bien utilisé des miroirs
ardents, deux cents ans avant notre ère, pour réduire en cendres la flotte
de Marcellus dans le port de Syracuse, est récurrente dans le discours des 127
scientifiques au cours des siècles, en particulier dans ceux des savants et
des philosophes du xviie siècle. On trouve par exemple au nombre des
sceptiques Giambattista della Porta qui, par le biais d’une démonstration
mathématique, nie la possibilité pour un miroir parabolique concave de
brûler ou d’incendier un objet à quelque distance que ce soit5, ou Descartes
qui déclare en 1636 dans sa Dioptrique que « ces miroirs dont on a dit
qu’Archimède brusloit des navires de fort loin devoient être extremement
grands, ou plustost fabuleux6 ». En revanche, les nombreux essais sur les
miroirs ardents réalisés par le Jésuite Athanasius Kircher (1602-1680) le
persuadent de la réalité de l’exploit d’Archimède. Kircher, avec l’aide de
son disciple Schottus, tente tout d’abord de reproduire l’expérience avec
un, puis plusieurs miroirs paraboliques. Sans succès, il place ensuite sur un
mur quelques miroirs plans dans une orientation telle que la lumière émise
3. Cette expérience consiste à enflammer une matière combustible placée au foyer d’un miroir
concave en plaçant un charbon allumé au foyer d’un autre miroir concave placé en vis-à-vis sur le
même axe. Du Fay, 1726 [1728] ; Fontenelle, 1726 [1728].
4. Sur cette légende, voir Brewster, 1814, p. 51-65 ; Simms, 1977, p. 3-10 pour son analyse précise
des textes historiques ; Knowles Middleton, 1961 ; Thuillier, 1979.
5. Porta, 1658, p. 375-376.
6. Descartes, 1902, p. 194.
Christine Lehman
128
10. La liste des différents mémoires lus par Buffon à l’Académie des sciences est donnée dans
Hanks, 1966, p. 275-281.
11. Hales, 1735, p. 147, 235-236, 239, 257.
12. Lettre de Buffon à N…, Buffon, 1971, p. 30. Un extrait de la liste est cité par Hanks, 1966,
p. 107. Hanks suppose que ce correspondant est Nathaniel Hickman, gouverneur du duc de
Kingston, tous deux rencontrés à Dijon ou à Nantes dans les années 1730. On verra que pour ses
études sur la réflexion de la lumière, Buffon utilise une lentille et un miroir de télescope.
13. Procès-verbaux de l’Académie royale (PV). PV 1738, fol 199 r.
14. « Invention des miroirs ardents pour bruler à une grande distance », PV 1747, p. 161 ; Buffon,
1747 [1752], p. 82.
Christine Lehman
“ M’étant assuré qu’il ne falloit à un Miroir tout au plus que 144 fois
la surface du foyer pour produire l’inflammation, et que la largeur
du foyer au lieu d’être un inconvénient, comme on le croyoit, peut
au contraire devenir un avantage, je commençai à ne plus douter
de la possibilité de bruler à une grande distance, car je conçus
qu’en prenant plusieurs morceaux plats de métal ou de glace,
et en faisant coïncider les images du Soleil réfléchies par chacun
de ces morceaux, je produirois certainement du feu19.
Cependant, pour pouvoir faire coïncider les différentes images du Soleil,
il faut en connaître la forme. En effet, étant donné la distance finie du
Soleil, les rayons incidents émis par les deux bords du disque solaire ne
sont pas parallèles et cette image s’agrandit quand on s’éloigne. Sa forme
change aussi : de carrée, si la glace est carrée, elle s’arrondit progressive-
ment. Après de nombreux essais effectués avec des miroirs de formes et de
tailles différentes pour déterminer la distance à partir de laquelle l’image
devient ronde, Buffon propose une estimation d’un intervalle de distance
situé au-delà de cette position, permettant l’inflammation. Pour des glaces
circulaires d’un pied de diamètre, il estime par exemple cette distance com- 131
prise entre deux cent quarante et quatre cent quatre-vingt pieds. Il y a en
effet une limite, car si l’éloignement est trop grand, l’intensité lumineuse
– qui varie comme le carré de la distance –, n’est plus suffisante pour pro-
voquer l’inflammation. Par ailleurs, quand la distance double, l’intensité
lumineuse est quatre fois plus faible, il est alors nécessaire d’associer quatre
miroirs pour compenser cette perte. C’est ainsi que pour son premier
projet de combustion à une grande distance – de l’ordre de trois cents/
quatre cents pieds, soit de cent à cent trente mètres –, Buffon imagine
d’associer quatre miroirs plans d’un pied carré, circulaires ou polygonaux,
et mobiles, afin de faire coïncider les différentes images du Soleil. Mais la
complexité du dispositif et la dépense excessive le font renoncer à cette
première tentative20. Il décide alors de choisir des glaces de verre étamé de
dimensions plus réduites et mobiles dans un cadre en bois. Ce système est
moins solide et moins précis, mais beaucoup plus économique.
Le grand nombre d’expériences effectuées par Buffon sur la réflexion de la
lumière solaire pour arriver à la conception finale de son miroir, détaillées
il a fallu en tester plus de six cents27 ! Buffon justifie par ailleurs le choix
de glaces rectangulaires car elles donnent une image plus ronde et moins
aplatie que les glaces carrées28.
133
académiciens. Ainsi, dès qu’un soleil, même pâle, fait son apparition, et en
dépit du mauvais temps dont il se plaint, Buffon multiplie les essais qu’il
enchaîne avec méthode : il augmente progressivement le nombre de glaces,
ce qui éloigne le foyer jusqu’à une distance d’une cinquantaine de mètres. Il
teste ainsi le comportement de matières variées en nature et en forme, c’est-
à-dire soit des planches de hêtre ou de sapin recouvertes de goudron ou de
laine finement découpée, soit encore des copeaux de sapin mélangés avec
du charbon. Le choix du goudron s’explique car ce revêtement est utilisé
pour étancher les navires. Pour la fusion des métaux cependant, ce miroir
ne donne pas de meilleurs résultats que ceux qui l’ont précédé, capables
eux aussi de fondre des métaux comme l’argent ou l’étain. Ces expériences
sont néanmoins suffisantes pour démontrer la faisabilité de l’incendie de
la flotte romaine par Archimède, mais Buffon insiste aussi devant son
public sur l’originalité de son invention, car son miroir peut brûler à des
distances variables suivant le nombre de glaces exposées, ce que ne peut
faire aucun autre verre ou miroir ardent. Il suffit simplement de déplacer
un rideau pour faire varier le nombre de glaces, mais il faut du temps,
environ trente minutes, pour orienter les miroirs convenablement afin de
134 faire coïncider les différentes images du Soleil et ainsi changer la distance
d’exposition. Ceci constitue un des handicaps majeurs du dispositif. Grâce
à sa tache focale plus large, de l’ordre d’une vingtaine de centimètres au
lieu de quelques centimètres pour les miroirs plus classiques, ce dispositif
a par ailleurs l’avantage de permettre d’exposer à son foyer de plus grandes
quantités de substances, jusqu’à six livres d’étain. D’autre part, sa courbure
générale étant très faible, il n’a pas l’inconvénient des miroirs concaves de
« brûler » vers le haut (voir Fig. 1).
Alors que la lecture publique se limite aux expériences sur la réflexion de
la lumière, au cheminement intellectuel qui a conduit à la conception du
dispositif et à la description des expériences réalisées entre le 23 mars et
le 12 avril 1747, le compte rendu transcrit dans les registres des séances
comporte des informations complémentaires qui décrivent les expériences
réalisées au-delà du 12 avril et mentionnent les commentaires de Buffon30.
La lecture publique ne signe donc pas l’arrêt des expériences que Buffon
poursuit presque quotidiennement les jours suivants en privilégiant l’expo-
sition des métaux. Il semble en revanche que les expériences centrées sur la
30. « Expériences faites depuis la lecture de ce mémoire à l’Assemblée publique du 12 avril ».
PV 1747, p. 166. Le mémoire imprimé cinq années plus tard ne distingue pas ces deux étapes.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France
31. Expériences des 13, 14, 15, 16 avril et 9, 10, 11 et 13 mai au cours desquelles quelques planches,
un plateau en alliage cuivre et argent, de la poudre, de la paille, du charbon, de la toile, du plomb, de
l’étain sont exposés quelquefois à plusieurs reprises en variant les conditions. PV 1747, p. 166-167.
32. PV 1747, p. 168 ; Buffon, 1747 [1752], p. 93-94.
33. Buffon, 1774, p. 416, note (d).
34. Mercure de France, mai 1747, p. 69-71.
35. Needham, 1747.
36. « Each of them have three moveable Screws, which the Operator commands from behind, so
contrived, that the Mirror can be inclined to any Angle in any Direction that meets the Sun ».
Needham, 1747, p. 493.
Christine Lehman
une, deux, trois, etc., images du Soleil. Mais comme la vapeur du mercure
risque de casser le thermomètre, cette graduation reste limitée à la valeur 9.
Avec l’huile de lin, en revanche, il peut pousser jusqu’à la graduation 12.
Dans une lettre du 6 avril 1750, Buffon ne tarde pas à faire part à son
ami Martin Folkes du succès de ses résultats, dont il semble assez fier, en
lui promettant la description d’une série d’expériences qui lui fournissent
une échelle de chaleur permettant de graduer ce qu’il appelle « le thermo-
mètre réel52 ». La lettre de Buffon est lue lors de la séance du 26 avril 1750
de la Royal Society, soit peu de soit peu de temps après sa réception, mais
elle ne semble pas avoir fait l’objet d’une annonce particulière dans les
Philosophical Transactions.
Ainsi, dans les années 1747-1750, Buffon a atteint le but qu’il s’était fixé en
validant la légende des miroirs d’Archimède, il a élargi la palette des subs-
tances soumises à la haute température des foyers de ses miroirs ardents
sans cependant détailler ses observations et il a enfin innové en conce-
vant un thermomètre dont les graduations ne sont plus arbitraires53. Le
Supplément à l’Histoire naturelle, générale et particulière publié en 1774 lui
permet de revenir sur ses premiers miroirs en proposant des modifications 139
à apporter à leur construction et en leur imaginant diverses applications.
« simple rêverie ». Buffon peut en effet l’atteindre dans une certaine mesure
avec ses miroirs car, en variant le nombre de glaces, il obtient des distances
de combustion suffisamment éloignées pour être jugées comme infinies
car « l’homme ne peut rien faire d’infini60 ». Avec cent cinquante glaces,
Buffon recule la « ligne brûlante » jusqu’à deux cents pieds. Il extrapole ces
résultats en imaginant qu’avec deux mille glaces il pourrait éloigner cette
distance de combustion à quatre cents pieds et qu’avec quatre mille glaces,
il pourrait la repousser à une distance indéterminée, c’est dire à « l’infini ».
Il faut noter que dans cette dernière démonstration, Buffon s’abrite der-
rière la figure de Du Fay qui, tout en jugeant sa réalisation impossible, l’a
précédé dans cette critique de Descartes en estimant que celui-ci « avoit eu
tort d’en nier la possibilité61 ».
60. « Cette ligne brûlante à l’infini, qu’il regarde comme une rêverie, pourroit s’exécuter par des
miroirs de réflexion semblables au mien, non pas à une distance infinie, parce que l’homme ne peut
rien faire d’infini, mais à une distance indéfinie assez considérable ». Buffon, 1774, p. 431.
61. Buffon, 1774, p. 444.
62. Lettre de Buffon à Guyton de Morveau, Montbard, 26 juin 1772. Buffon, 1971, p. 217.
Christine Lehman
63. Buffon, 1971, p. 218. Guyton a bien reçu ces montures car elles sont relevées par Arthur Young
dans la description du laboratoire du savant dijonnais qu’il visite le 1er août 1789, en particulier « le
système de lentilles ardentes du comte de Buffon ». Young, 1931, p. 369.
64. Lettre de Guyton de Morveau à Macquer, Dijon, 2 février 1773. Macquer, BNF, ms. fr. 12306,
fol. 131 v.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France
Sources
Bibliographie
L’ autrice
Christine Lehman a enseigné la physique et la chimie. Elle a soutenu en 2006,
à l’ université Paris Nanterre, une thèse de doctorat intitulée « Gabriel-François
Venel (1723-1775) : sa place dans la chimie française du xviiie siècle » et a publié
la transcription du Cours de chimie donné par Venel en 1761 (Dijon, Éditions
universitaires de Dijon, 2010). Ses recherches portent principalement sur la
chimie du xviiie siècle. Elles incluent les miroirs ardents et leurs applications aux
xviie et xviiie siècles.
146
Sténographe, sismographe et
autres machines à lire les pensées
dans le récit d’imagination
scientifique français
Fleur Hopkins-Loféron
Résumé
Plusieurs récits d’hypothèse à merveilleux-scientifiques, tels que Nounlegos (1919) 147
de Raoul Bigot, La Lumière bleue (1930) de Paul Féval fils et Henri Boo-Silhen ou
La Machine à lire les pensées (1937) d’André Maurois, font figurer un savant ayant
développé une mystérieuse machine ou un procédé extrapolé pour lire les pensées
d’un cobaye. Selon qu’elles se présentent comme des formes, des phrases ou des
couleurs, ces dernières ne sont jamais transparentes, mais opaques et codées, si
bien que le savant doit mettre au point un alphabet ou des idéogrammes nouveaux
pour capter, inscrire, interpréter, puis traduire l’extériorisation de la sensibilité.
Mots-clés
télépathie, lecture des pensées, merveilleux-scientifique, média imaginaire,
culture visuelle
Keywords
telepathy, mind-reading, merveilleux-scientifique, imaginary media, visual culture
148
A
ppelé tour à tour par les critiques contemporains « roman scien-
tifique1 », « conjecture romanesque rationnelle francophone2 »,
« proto-science-fiction3 », voire « anticipation4 » ou « science-
fiction », le « roman d’imagination scientifique6 » ancien se distingue par
5
1. Stableford, 2016.
2. Versins, 1972.
3. Slusser, 2015.
4. Barel-Moisan, Chassay, 2019.
5. Vas-Deyres, 2013.
6. Bridenne, 1950.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées
7. Jarry, 1903.
8. Renard, 1909b, p. 245-261.
9. Renard, 1909a, 1914, 1923a, 1923b, 1925, 1928, 1931.
10. Hopkins, 2018a, 2018b, 2018c.
11. Béliard, no 2247, 1929, p. 2 : « Si c’est une critique littéraire que tu attends de moi, la voici.
Nous sommes en présence d’un récit appartenant au genre connu sous l’épithète de merveilleux
scientifique [sic]. »
12. Charpentier, 1933, p. 655 : « La Grande Panne de M. Théo Varlet est un excellent roman de
merveilleux scientifique [sic] et qui, fort bien mené […].
Fleur Hopkins-Lof éron
15. Zola, 1867, p. 8 : « D’autres auraient fermé les jalousies, poussé le verrou ; lui, il rêvait d’em-
brasser ses maîtresses dans une maison de verre, afin que la foule fut [sic] bien persuadée qu’il était
assez riche pour aimer de jolies femmes. »
16. Zola, 1881, p. 118 : « Je voulais bien une composition simple, une langue nette, quelque chose
comme une maison de verre laissant voir les idées à l’intérieur […]. »
17. Piton-Foucault, 2015.
18. Sur le sujet de la télépathie, lire notamment Luckhurst, 2002 ; Mays, Matheson, 2013 ; Schlicht,
Seemann, Kassung, 2020.
19. Rousseau, 2015, p. 32.
Fleur Hopkins-Lof éron
les pensées fuyantes des personnes autour de lui21. Gabriel Mirande, son
assistant qui a reçu une injection, ignore dans un premier temps être devenu
télépathe et, alors qu’il s’agenouille devant la tombe de son aimée qu’il
croit morte, surprend le flot de pensées de l’enterrée vivante : « J’étouffe…
Où suis-je ?… De l’air… Je ne peux pas bouger… Oh ! Ce voile sur ma
figure22… » Il se croit doté de quelque capacité hyperesthésique propre aux
hystériques. La couverture anonyme de 1911 montre le héros dardant ses
rayons inquisiteurs vers le lecteur (Fig. 1), trope récurrent dans la culture
visuelle de l’époque, comme le démontrent les couvertures de L’Homme
qui voit à travers les murailles de Guy de Téramond23 ou encore Le Secret
des Paterson de Jules Hoche24 qui soulignent, respectivement, la capacité de
Lucien Delorme de voir à travers les murs, comme le ferait un appareil radio-
graphique, ou celle d’Eric Paterson de voir et d’entendre à distance.
153
magique, télescope, vitrail) que d’une faculté magique (désintégrer les toi-
tures). Ils lui permettent de révéler les travers, les manies et les secrets de
ses contemporains.
155
29. Couvreur, Corday, 1911b, p. 46 : « On devient le récepteur… le poste de télégraphie sans fil…
qui vibre aux ondes hertziennes… »
30. Bernard, no 21719, 1922, p. 2.
31. Hopkins, 2019a.
32. Mahan, 1932-1935.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées
157
L’intérêt de ces deux premiers exemples réside tant dans l’analogie évidente
entre télépathie et TSF que dans la formulation du trouble, voire de l’horreur,
des personnages à l’idée que la télépathie permette de dépasser les bornes de
l’humain. Forts de cette tradition de l’œil intrusif, certains textes marquent
le passage entre un adjuvant maléfique capable de surprendre les pensées
secrètes et un appareil technique, construit par un homme de sciences.
Lunettes magiques :
les pensées rendues audibles
Dans son amusante saynète d’imagination scientifique Le Détrousseur de
cerveaux35, le journaliste André Charpentier (1884-1966) modifie le motif
littéraire du diable à lorgnette évoqué précédemment. Dans ce feuilleton,
Adhémar Trumoileau met au point des lunettes conçues pour lire les pensées.
L’instrument se présente comme une simple paire de lunettes « magiques »,
posées au milieu des cornues, dans le dessin d’Arsène Brivot (1898-1978)
qui accompagne le titre (Fig. 5). Sur les branches, une petite plaque de métal
permet de capter le fluide psychique : « L’appareil, qui était une sorte de
158
microphone perfectionné d’une sensibilité inconnue jusqu’à ce jour, enre-
gistrait couramment les réflexions intimes écloses dans les cerveaux et que
chacun garde en soi […]36. » Aucune précision supplémentaire n’est donnée
sur l’invention, sinon qu’elle permet la « double ouïe » et donc que la pensée
s’offre non pas comme une image, mais comme un son, une parole pronon-
cée à voix haute, entendue seulement par le porteur de lunettes.
L’action révélatrice des lunettes n’est pas signifiée autrement que par des
vignettes montrant Adhémar Trumoileau portant ladite paire sur le nez
et se rendant chez divers interlocuteurs dont il veut connaître les pen-
sées. De surprises en déceptions, le héros découvre qu’il n’est pas appré-
cié par sa belle-famille… et encore moins par l’élue de son cœur. Ainsi,
Le Détrousseur de cerveaux se présente comme un texte simplificateur :
il imagine que le radiographe portatif de Darget, associé à une banale paire
de lunettes, permet de faire l’expérience d’une télépathie unilatérale facilitée
et de faire du récit un truculent vaudeville. Trumoileau capte le monologue
intérieur des personnes qu’il regarde, sans pouvoir pour autant leur envoyer
de message mental. Le savant ne voit pas s’afficher devant ses yeux l’image
formée dans sa psyché, comme parvient supposément à le faire le radio-
graphe de Darget, mais il entend cependant de manière limpide la phrase
qui est formulée dans le for intérieur. Elle s’apparente d’ailleurs plutôt à
un aparté, comme le suppose la présentation sous la forme de tirades et de
phrases complètes. C’est peut-être dans la biographie de l’auteur qu’il faut
chercher une explication à la sonorisation des pensées : Charpentier est en
effet devenu aveugle après la Première Guerre mondiale.
Volontiers satirique, rythmé par des rebondissements, le récit de Charpentier
fait peu de cas de la formation des pensées ou de leur lisibilité. D’autres
auteurs, cependant, représentants de la nébuleuse merveilleuse-scientifique,
s’interrogent sur la difficulté à lire ces dernières, qui apparaissent comme
des informations cryptées.
159
une émotion ou une phrase singulière, plutôt qu’un seul et unique mot.
À ce titre, les analyses suivantes participent de ce que Frédéric Landragin37
appelle « linguistique-fiction ».
Sismographe et sténographe :
décoder, transcrire et traduire la pensée
L’expérience de la télépathie se propose comme le stade ultime des télécom-
munications, une information échangée sans l’entremise d’une machine,
en circulant simplement par les ondes cérébrales. Un certain nombre de
récits merveilleux-scientifiques nécessitent cependant des instruments
complexes pour lire la pensée ou rendre visibles ces manifestations. Cela
rejoint un des postulats de Maurice Renard : le récit merveilleux-scientifique
se donne pour but de rationnaliser des phénomènes surnaturels ou métapsy-
chiques et, pour ce faire, emploie parfois des machines ou des inventions
extrapolées. Dans certains cas, le héros entend les pensées sous la forme
de phrases construites et grammaticalement correctes. Dans d’autres, c’est
l’observation du cerveau qui permet de repérer, par habitude et par un
160
travail classificatoire, qu’un certain mouvement coloré traduit un mot ou
une expression. Il s’agit dès lors de créer un « imagier », c’est-à-dire un atlas
mental qui permette d’établir une équivalence entre la manifestation colo-
rée et le mot, l’idée ou la phrase associés dans le langage verbal ; projet qui
n’est pas si éloigné de la synesthésie entre la couleur et l’émotion dévelop-
pée dans les travaux des théosophes Annie Besant et Charles W. Leadbeater,
comme Les Formes-pensées38. Dans d’autres intrigues, la pensée, fuyante et
incomplète, est prononcée tout bas par le personnage et c’est en amplifiant
ce son que le savant peut entendre la conscience.
Dans Nounlegos. L’ homme qui lit dans les cerveaux39, publié dans Lectures
pour tous (1919), l’ingénieur Raoul Bigot (1874-1928) imagine une science
spéculative qui dépasse de beaucoup la phrénologie – pratique qui repose sur
l’observation du crâne et de ses protubérances – et la graphologie – étude de
l’écriture et de ses courbures – évoquées dans le texte, dans le but de déter-
miner le portrait psychologique d’un individu. L’allusion à la graphologie
est significative. S’il tire un portrait d’après l’observation des mouvements
37. Landragin, 2018, 2020.
38. Besant, Leadbeater, 1905.
39. Bigot, 1919, 1921.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées
des émanations grâce aux lunettes prismatiques ; la prise de notes des mani-
festations observées à la surface du cerveau, à l’aide d’un « langage secret » ;
leur traduction manuscrite, puis la lecture à voix haute pour l’auditoire.
162
Fig. 6. – Henry Morin, Nounlegos, illustration
Raoul Bigot, « Nounlegos », Lectures pour tous, no 8, 1919, p. 550.
© Collection particulière. Cliché Fleur Hopkins-Loféron.
Tous les récits mettant en jeu une machine à lire les pensées butent sur
la difficulté à représenter le flux de la psyché et plus encore à le traduire.
Les pensées apparaissent sous la forme de mots, d’une écriture, d’un code
coloré, d’une émanation chimique, mais ne sont jamais offertes aux yeux
du lecteur, ni même des personnages, si ce n’est de quelques savants élus
qui ont développé une méthode à la fois technique et intellectuelle pour
systématiser le décryptage des données récoltées.
La psychotechnographie :
faire un tableau périodique de la pensée
Peter Geimer, dans son article « Qu’est ce qui ne fait pas image41 ? »,
s’attarde sur le système de transcription des pensées employé par Baraduc,
Darget ou encore Julian Ochorowicz, qui consiste en une simple plaque
posée sur le front du cobaye. Cette technique, qui ne nécessite ni instru-
ment de mesure ni intervention du préparateur, relève de ce que Clément
Chéroux appelle la « fautographie42 » : l’impression de la pensée est parfois
difficile à distinguer de l’accident photographique et seule la connaissance 163
du pseudo-savant distingue une pensée… d’une simple tache. Cette diffi-
culté est précisément développée dans le roman La Lumière bleue43 d’Henri
Boo-Silhen et de Paul Féval fils (1860-1933).
La Lumière bleue relate les expériences du docteur Surgères, parvenu à
impressionner les pensées, lesquelles se présentent sous la forme d’un
langage idéographique. Les auteurs s’inspirent probablement du récit de
photographies cérébrales rapporté par Georges Vitoux en 189644. Dans ce
dernier, un photographe réalise quelques clichés microphotographiques
d’un cerveau et trouve des hiéroglyphes à la surface de l’organe du défunt,
féru d’égyptologie. Dans le roman, l’impression se fait en effet sous la
forme de « signes idéographiques », qu’il revient au savant de déchiffrer :
« Je notais des virgules, des points, des barres, des paraboles, puis des
arabesques bizarres, des perles, des ondes, des tresses, des sortes de godrons
mais qu’elle doit passer par le filtre d’un tiers pour être recomposée. Sur la
couverture réalisée par Pem, la même année (Fig. 8), un préparateur fixe
une femme nue, qu’il tient dans sa main et éclaire vivement à l’aide d’une
torche. L’ampoule dégage une lumière bleutée qui provoque des effets sem-
blables à ceux de la lumière noire puisqu’elle altère la couleur du titre du
roman lorsqu’elle passe sur les caractères. Ce jeu typographique permet de
signifier que la lumière exerce une action révélatrice : elle donne à voir ce
qui est caché. En effet, les pensées sont imprimées sur de drôles de carnets
vierges composés de plaques épaisses, comme écrites à l’encre sympathique,
puisque leur contenu n’est visible que lorsqu’il est éclairé par une lumière
appropriée. La représentation d’une femme miniature, absente du récit en
question, témoigne soit de la méconnaissance du texte de la part de l’illus-
trateur, soit de sa volonté de faire une couverture érotique, qui attire l’œil.
165
Dans le récit qui suit, la pensée est volée, espionnée. Même soutirée à l’insu
du personnage, elle n’est ni transparente ni donnée. Si elle ne s’exprime
plus cette fois dans un langage crypté, elle est pour autant opaque, car
stratifiée et décousue.
Psychogrammes :
enregistrer le flot discontinu des pensées
La Machine à lire les pensées47 de l’académicien André Maurois (1885-1967)
rapporte que le physicien Hickey a inventé un « psychographe » capable
d’enregistrer les pensées, ou plus exactement le bruit des mouvements
gutturaux-buccaux produit dans le larynx. La publication du feuilleton
dans Marianne s’accompagne de nombreuses illustrations réalisées par Jean
Bruller (1902-1991), plus connu sous le nom de plume de Vercors. Le pro-
totype prend la forme d’un pistolet, tapissé de miroirs dans le but d’enre-
gistrer les ondes sonores impressionnées sur pellicule. Pour écouter ces
« psychogrammes », il suffit de rejouer la bande dans une seconde machine
destinée à cet effet, un « appareil de projection sonore » qui ressemble fort
166
à un projecteur d’images (Fig. 9).
Deux éléments saillants marquent le feuilleton. D’abord, et comme le sup-
pose l’impression sur pellicule, Hickey se distingue de ses autres collègues
imaginaires : il n’entend pas les pensées en temps réel comme Adhémar,
ne les visualise pas immédiatement comme Nounlegos. Tout comme chez
Surgères, la pensée est d’abord impressionnée mécaniquement, enregistrée,
avant d’être étudiée. Contrairement à lui, cependant, le savant pense ne
pas avoir à interpréter le discours répété, il lui suffit de rejouer la bande.
À sa sortie, La Machine à lire les pensées est présentée par certains comme
une réécriture éhontée du Lorgnon (1832) de Delphine de Girardin, du fait
de son affinité thématique : une lentille permet l’accessibilité aux pensées.
Pour autant, le roman participe d’une réflexion riche sur la difficulté à inter-
préter l’imagerie scientifique produite par un dispositif technique – créateur
d’une image artificielle sans référent (une radiographie, une spectrographie,
une sismographie) –, alors que l’image scientifique est le fruit d’une repré-
sentation humaine, iconique, symbolique et codée (une vue en coupe, un
dessin légendé). En effet, l’imagerie scientifique est qualifiée « d’image à
167
système mixte, elle s’accompagne aussi d’images, que ne peut capter le psy-
chographe. Cette spécificité rappelle certains débats qui, dès le xixe siècle,
animaient le cercle télépathique, autour de la nature de l’image obtenue :
s’agit-il d’une image mentale, d’une pensée, de mouvements de l’âme,
d’une visualisation, etc. ? La pensée retranscrite est donc lacunaire, trom-
peuse, mais aussi parcellaire, puisqu’en reproduisant à l’identique le flot de
la conscience, la machine de Maurois bute sur les associations d’idées, les
digressions, les coupures de celui qui est en train de penser : « – Attendez…
Oui… Beaucoup plus [nettes]… Des phrases intérieures ont été claire-
ment prononcées par moi, tandis que les images, très confuses, empié-
taient les unes sur les autres… D’ailleurs j’ai toujours été beaucoup plus
auditif que visuel49. »
L’intérêt de ce récit réside dans le fait que la lecture des pensées est étendue
à la population entière, alors même que les découvertes présentées dans les
récits merveilleux-scientifiques sont habituellement concentrées autour du
protagoniste. Jacques Spitz et André Maurois sont parmi les rares auteurs à
imaginer une démocratisation des découvertes présentées dans leurs récits.
168 Dans le cas du psychographe, l’appareil est commercialisé sous la forme d’une
gamme de produits étendue, comme le montrent le « Pocket-Psychograph »
et le « Secret-Service » (Fig. 10). Tous deux prennent la forme d’objets du
quotidien (gramophone et vide-poche) déclinés selon les différents profils
de consommateurs (professeur, parents, secrétaire, amoureux, etc.).
Une illustration de La Vie parisienne (Fig. 11), dessinée pour la sortie du
roman de Maurois, semble se référer directement à l’un des slogans publi-
citaires du Psiki (Fig. 12) : « Vous aime-t-elle ? Psiki vous le dira… » Bien
qu’elle soit cette fois sur le mode léger, elle atteste à la fois la diffusion
du motif télépathique dans la culture visuelle de l’époque et l’intrication
persistante et insoluble qu’il existe entre rêverie, discours indirect libre et
pensées secrètes. Sur ce dessin, un homme, aux côtés d’une jeune femme
endormie, tient entre les mains une boîte dotée d’un trou, duquel sort la
phrase « Je vais te tromper avec Paul… » Sur la boîte, qui n’a plus rien des
appareils vraisemblables des récits merveilleux-scientifiques, se trouve le
portrait de la jeune femme, identique à l’endormie. L’illustrateur semble
faire une confusion entre une machine à rêves et une machine à lire les
pensées, peut-être pour signifier que l’homme surprend une « rêverie ».
Aussi, le trou qui orne la boîte rappelle la manière dont la camera obscura
produit une image inversée, mais identique au monde réel, par un phéno-
mène de projection. Le trou peut aussi s’apparenter à un haut-parleur d’où
sortirait le son… ou peut-être une phrase composée de lettres flottant dans
l’air, puisqu’il n’est pas possible de savoir comment cette pensée secrète se
présente au mari. Dans son texte, Maurois parle d’« effraction d’esprit »,
de « cambriolage spirituel ». Il associe donc l’idée de forcer la serrure de
l’esprit, en entrant là où l’on n’est pas invité. Le mari curieux semble alors
regarder, à travers un œil-de-bœuf, jusque dans la matière grise de son
épouse. Deux détails sont remarquables dans ce dessin et montrent l’aporie
devant laquelle se tiennent toujours les illustrateurs et romanciers appro-
chant la question de la lecture des pensées. La jeune femme est représentée
sur la boîte, comme si elle était prise en photographie, mais cette fois ses
paupières sont baissées. Cependant, alors qu’elle est censée entretenir un
monologue intérieur, elle s’adresse directement à l’époux (« te tromper »).
169
170
171
Sources
Bigot Raoul, Nounlegos. L’ homme qui lit dans les cerveaux, Paris, Pierre
Lafitte, 1921.
Bigot Raoul, « Nounlegos », Lectures pour tous, nos 7-9, 1919.
Charpentier André, « Le Détrousseur de cerveaux », Le Pêle-Mêle,
n 47-63, 1925. Illustrations d’Arsène Brivot.
os
Bibliographie
Filmographie
L’ autrice
Fleur Hopkins-Lof éron est actuellement postdoctorante au sein de l’UMR CNRS
THALIM. Dans ce cadre, elle explore la diffusion du fakirisme dans les arts du
spectacle et la culture médiatique française du début du xxe siècle. Elle a consa-
cré sa thèse de doctorat au mouvement méconnu du merveilleux-scientifique
français et, dans le cadre d’ une résidence de deux ans en tant que chercheure
associée au département des sciences et des techniques de la Bibliothèque
nationale de France, a été commissaire de l’ exposition « Le merveilleux-scientifique.
Une science-fiction à la française » en 2019.
176
Tracer le parcours d’un objet
scientifique avec les procès-verbaux
et les bases instruments
du Bureau des longitudes
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
Résumé
Les procès-verbaux du Bureau des longitudes, petite académie des sciences 177
astronomiques qui existe depuis la fin du xviiie siècle, nourrissent une réflexion
commune pour contribuer à mieux saisir la matérialité des savoirs. Ils permettent
d’ écrire une histoire ou plutôt des histoires des instruments scientifiques qui
font émerger des itinéraires enchevêtrés d’acteurs, pratiques, lieux et savoirs
dans leur contexte historique. Deux bases de données relatives aux instruments
mentionnés dans les procès-verbaux ont été constituées pour la période 1795-
1895. Ces nouveaux outils assistent l’historien des sciences et des techniques, et
aussi le conservateur de musée, dans la production de nouveaux savoirs, comme
en témoigne cette étude de cas qui porte sur le cercle mural construit par Fortin
en 1822 et destiné à l’ Observatoire de Paris.
Mots-clés
Bureau des longitudes, instrument scientifique, base de données, fin xviiie siècle,
début xixe siècle, Nicolas Fortin
” Martina Schiavon, Frédéric Soulu, « Tracer le parcours d’ un objet scientifique avec les
procès-verbaux et les bases instruments du Bureau des longitudes », Artefact, no 17,
2022, p. 177-216.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
L
e Bureau des longitudes a été créé en 1795 et existe toujours : petite
académie des sciences astronomiques, il fut chargé de la tutelle de
l’Observatoire de Paris (1795-1854), du calcul et de l’édition des
éphémérides. Les premières années de l’institution ont été étudiées en par-
ticulier à travers le prisme de ses relations avec l’Observatoire de Paris : par
Danièle Fauque au début des années 19901, par Suzanne Débarbat pour
le colloque « Observatoire et patrimoine astronomique français » en 20012
et par Jean-Marie Feurtet dans sa thèse de 20053. Françoise Le Guet-Tully
a décrit la résistance des membres du Bureau « à l’emprise de Le Verrier »
1. Fauque, 1991.
2. Débarbat, 2005.
3. Feurtet, 2005.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
lors de sa création, car les instruments constituent une part importante des
préoccupations des représentants de l’État français. Dans le contexte des
tensions avec les puissances européennes opposées à la Révolution française,
et en particulier avec la Grande-Bretagne, mais aussi dans la perspective de
donner « les moyens de prospérité » à la République et de réformer l’ins-
truction publique, l’abbé Henri Jean Baptiste Grégoire (1750-1831), dans
son rapport à la Convention nationale du 7 messidor an III, propose de
confier au Bureau des longitudes la tâche de vérifier les instruments destinés
à la marine, mais aussi de constituer des ateliers d’optique à Brest. Une des
matières premières, le verre flint, pourrait être saisie par des prises de mer
sur des navires anglais16.
L’abbé Grégoire se soucie de l’état de certains instruments français qui
ont été abîmés par le « vandalisme », comme le gnomon de Tonnerre17.
Il suggère que le Bureau se charge de leur remise en état et demande la
construction d’un nouveau grand télescope sur le modèle de ceux de
Wilhelm Herschel (1738-1822). Ces diverses intentions furent traduites
dans une loi, datée du même jour. Dès l’article 2 de la loi de création du
Bureau des longitudes, le législateur énonce : « ART. 2. Il aura dans son 181
attribution : l’Observatoire de Paris et celui de la ci-devant École militaire,
les logements qui y sont attachés et tous les instruments d’Astronomie qui
appartiennent à la Nation18. »
L’ article 14 confie au Bureau des longitudes un budget annuel de
« 12 000 livres pour l’entretien des instruments, les frais de bureau et autres
dépenses courantes19 ». À ces fins, l’article 8 prévoit la présence au sein du
Bureau d’un « artiste20 pour les instruments astronomiques », poste confié à
Noël Simon Caroché (1740-1813), qui doit devenir « le Herschel français21 ».
Le 21 octobre 1814, sous la Restauration, une ordonnance royale trans-
forme le siège d’artiste du Bureau en trois postes d’artistes adjoints à
« savoir : un ingénieur en instruments d’astronomie, un horloger fabricant
de garde-temps ou montres marines, un opticien », avec le même rang que
27. Inventaire réalisé en décembre 1884 par Félix Tisserand. Voir PV du 25 juin 1884, 17 septembre
1884, 17 décembre 1884, 24 décembre 1884. L’inventaire figure dans les archives du Bureau des
longitudes en cours de classement (boîte 2014).
28. Boistel, 2010 ; Soulu, 2018.
29. Le Guet-Tully, 2005 ; Le Guet-Tully, Davoigneau, 2021.
30. République française, 1909, p. 73.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
31. Les instruments sont aussi mis en exergue lors de la création et de la décoration de l’amphi-
théâtre destiné aux cours du Bureau des longitudes donnés par François Arago (1786-1853) à
l’Observatoire : « Dans les médaillons situés à droite et à gauche du tableau noir, on représentera les
principaux instruments d’astronomie et de marine. Le plafond offrira une carte de la lune. » PV du
mercredi 3 février 1841 », http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/2540, consulté le 16 juin 2021.
32. Ainsi, par exemple, lors de l’Exposition universelle de 1889 : « M. Bouquet de la Grye a montré
mercredi dernier à l’Exposition les instruments du Bureau à M. le Président de la République. »
PV du 10 juillet 1889, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/4343, consulté le 16 juin 2021.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
35. Ces instruments ont fait l’objet de travaux sur la période considérée, qui ont montré la continuité
mobilier – immobilier au regard de certains instruments de précision de l’astronomie du xixe siècle.
Le Guet-Tully, Davoigneau, 2005.
36. PV du 15 septembre 1886, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/4160, consulté le 23 juin 2021.
37. Bennett, 2011.
38. Une illustration de ce constat peut être trouvée dans « L’inventaire général et sommaire des
manuscrits de la bibliothèque de l’Observatoire de Paris » publié en 1895 par Bigourdan. Les
nombreuses tables planétaires de l’Observatoire sont présentes dans l’inventaire des manuscrits,
ainsi qu’une « machine uranographique ». Celle-ci se situe dans la dernière section de l’inventaire
consacrée aux instruments anciens du musée. Bigourdan, 1895.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
39. « [Projet de construction des nouvelles cartes magnétiques du globe] », PV du 8 mars 1895,
http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/4694, consulté le 24 juin 2021.
40. Bert, Lamy, 2021, p. 187.
41. Bonnot, 2014.
42. Guide d’utilisation de la base de données des mentions d’instruments, http://bdl.ahp-numerique.fr/
guide-liste-instruments-mentions.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
46. Citons les travaux de Jean-François Gauvin et ses collaborateurs avec l’outil « Waywiser » de la
collection de l’université de Harvard. Sainte-Marie, Gauvin, Larivière, 2017. Citons également le
projet « Tools of Knowledge » coordonné par Liba Taub et qui porte sur la fabrication et le commerce
des instruments scientifiques entre 1550 et 1914 en Grande-Bretagne.
47. Karila-Cohen, Lemercier, Rosé, Zalc, 2018, p. 776.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
191
Ces métadonnées sont renseignées soit par le manuscrit, soit par le recours
à des sources extérieures. Lorsque plusieurs mentions d’instrument suc-
cessives sont identifiées comme liées à une même entité physique, un
même objet, une unité de la base instrument est produite avec ses propres
métadonnées51 (Fig. 2).
52. Ces tables ont été réalisées avec le tableur Calc sur LibreOffice.
53. Cette étape a été réalisée par Pierre Willaime, en lien avec Pierre Couchet, ingénieurs CNRS
aux archives Henri Poincaré.
54. Base des transcriptions de procès-verbaux, base des membres du Bureau des longitudes, base
des personnes citées dans les procès-verbaux, base des mentions d’instrument, base des instruments.
55. Omeka est un logiciel libre de gestion de bibliothèque numérique (CMS). L’outil est développé
par le Center for History and New Media de l’université George-Mason qui est aussi à l’origine du
logiciel de gestion bibliographique Zotero.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
en équipe ont été nécessaires pour aligner les métadonnées imaginées pour
le projet avec les standards proposés par OmekaClassic, essentiellement
ceux du DublinCore, quand cela était possible.
Le contrat de recherche qui finançait la réalisation des bases de données
s’étant achevé en juillet 2021, seuls les procès-verbaux de 1795 à 1895
ont pu être traités, soit environ 1,7 millions de mots. Nous avons relevé
5 500 mentions d’instruments. Ces mentions ont généré une liste de sept
cent quatre-vingt-quatre objets. Nous avons par ailleurs rencontré, sur la
durée de projet, le problème de l’homogénéité du processus d’extraction :
si la règle d’extraction est une garantie, un cap, elle n’évite pas les erreurs
ponctuelles d’inattention ou d’interprétation. Les parcours individuels
d’instruments extraits de la base objets doivent donc être utilisés prudem-
ment, ce qui est permis par les liens systématiques entre les mentions d’ins-
trument et les procès-verbaux transcrits et numérisés56 (Fig. 3). Le parcours
individuel d’instrument produit peut néanmoins être considéré comme
une base substantielle pour le travail d’analyse historique à conduire.
193
56. Les tables originales sont disponibles en téléchargement sur le site du projet : http://bdl.
ahp-numerique.fr/. Elles peuvent être analysées avec d’autres outils de type R.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
60. Marco Beretta donne un intéressant aperçu de l’engagement des constructeurs par Lavoisier.
Voir Beretta, 2014.
61. Notons que, en 1780, l’atelier de Fortin est petit quand on le compare à celui de Jesse Ramsden
qui, à la même époque, comportait une quarantaine d’ouvriers. Beretta, 2014, p. 207.
62. Ses travaux figurent par exemple dans le Rapport du Bureau de consultation pour les arts, un
organisme créé en 1790 et qui était chargé de donner un avis au gouvernement sur les artistes qui,
« par leurs découvertes et leurs travaux dans les arts utiles », méritaient d’être encouragés par la nation.
Voir le « Rapport du Bureau de consultation, archives et manuscrits du Conservatoire national des
arts et métiers », cote 10/390. Sur le fonctionnement du Bureau de consultation pour les arts, qui
disparaît avec la Commune, se référer à Place, 1988.
63. Daumas, 1948, p. 52.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
qui lui sont attribuées, dès 1783, par la Commission des poids et mesures.
Elle fait suite aux attributions que le Bureau des longitudes s’est vu confier
à sa création dans le domaine de la diffusion du système métrique. Dans
Le Bureau des longitudes. Son histoire et ses travaux de l’origine (1795) à ce
jour, l’astronome Guillaume Bigourdan trace un inventaire de tous les ins-
truments réalisés par Fortin à la demande du Bureau des longitudes64. Les
procès-verbaux permettent de compléter les affirmations de Bigourdan. Par
exemple, alors que l’astronome écrit que, pour les poids, « les choses allèrent
moins rapidement parce que Fortin n’avait pas terminé les kilogrammes en
platine », les procès-verbaux expliquent les raisons de ce retard restituant
ainsi le contexte complexe de la fabrication de l’étalon65. Ils précisent aussi
d’autres fournitures commanditées à Fortin, ainsi que leur prix66. Ainsi, si ce
sont les constructions des étalons qui font introduire Fortin au Bureau des
longitudes, celui-ci s’investit progressivement dans la construction d’autres
instruments destinés aux grandes opérations géodésiques67.
Dans le procès-verbal d’août 1808, nous lisons que l’astronome du
Bureau des longitudes Carl Burckhardt (1773-1825), qui doit se rendre
à Buenos Aires pour mesurer un degré de latitude et deux degrés et demi
196
de longitude, demande, pour l’accompagner, un artiste « choisi parmi les
élèves de Fortin ou de Lenoir68 ». Cette pratique de se faire accompagner
par quelques ouvriers mécaniciens lors des opérations géodésiques, qui
devrait être mieux étudiée en relation à la formation des artistes, permet
alors d’affirmer que, à ce moment, l’atelier Fortin était assez réputé69. Les
64. Bigourdan, 2020.
65. Fortin avait été initialement chargé par le Bureau de travailler les blocs en platine alors que ceux-
ci étaient forgés par un certain Janetti (Giannetti), propriétaire à Marseille d’un atelier de dépuration
du métal des cloches. Les procès-verbaux identifient également trois copies du kilogramme, et une
quatrième, marquée par Fortin, qui fut retournée chez Janetti, car défectueuse. PV du 3 février 1804
et du 30 mars 1804.
66. Par exemple un micromètre et les fournitures nécessaires à outiller l’astronome Jean Baptiste
Biot (1774-1862) pour un montant de 1 515 francs. Pour Biot, alors membre associé non résident
du Bureau, Fortin réalisa aussi un cercle de seize/dix-sept pouces destiné à l’opération de mesure de
la méridienne d’Espagne dont Biot fut chargé avec François Arago (1786-1853), qui était, en 1806,
secrétaire du Bureau des longitudes. PV du 26 octobre 1806.
67. Par exemple le cercle de seize/dix-sept pouces de Fortin. Rappelons que l’opération géodésique
envisagée par le Bureau visait à prolonger une mesure d’arc de méridien, déjà commencée par Pierre
Méchain dans le Sud de la France, et qui était à la base de la définition théorique du mètre. Alder, 2005.
68. PV du 9 mars 1808.
69. La pratique d’accompagnement d’un ouvrier travaillant dans l’atelier d’un artiste reconnu est aussi
signalée par Maurice Daumas pour la mesure d’un arc de méridien entre Dunkerque et Barcelone
pour en déduire la longueur du mètre. Daumas, 1996.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
70. Depuis 1795 jusqu’en 1946, vingt artistes se sont succédé à cette place. Ils ne sont pas seulement
des horlogers (comme Abraham Louis Breguet), mais aussi des fabricants d’instruments de préci-
sion (tels que Noël Simon Caroché, Henri Prudence Gambey, Jules Carpentier, Amédée Jobin).
Voir Schiavon, 2016.
71. Baüer, Débarbat, 2021.
72. Daumas, 1996, p. 221.
73. PV du 21 février 1810.
74. PV du 20 mars 1816.
75. Comme l’a montré Paolo Brenni, l’Exposition de Londres de 1851 surprit les Britanniques et
fit connaître au monde les constructeurs français, parmi lesquels : les Jecker, les frères Dumotiez,
Pixii père et fils, Jean Noël Lerebours, Henry Prudence Gambey et Étienne Lenoir. Brenni, 2010.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
considéré comme présent aux séances86 ». Nous retrouvons dans les pro-
cès-verbaux quelques traces de l’aide accordée par le Bureau des longitudes
à la famille de Fortin, privée de la maison-atelier qui leur avait été allouée.
Si la demande de la veuve octogénaire, Marie Madeleine Pinson, de pour-
suivre le versement de la modique pension attribuée à son mari juste avant
sa mort échoue87, le Bureau des longitudes parvient néanmoins, auprès du
ministre de l’Instruction publique, à accorder une indemnité annuelle de
quatre cents francs à la fille88 en dédommagement de la perte du logement
où elle vivait avec sa mère89.
97. Les auteurs remercient Véronique Stoll, directrice de la bibliothèque de l’Observatoire de Paris,
pour avoir autorisé cette visite, et Émilie Kaftan qui l’a conduite et nous a autorisé à la prise de
clichés dans la réserve.
98. Sur la question, voir Bennett, 1987 ; Brooks, 1989 ; McConnell, 2007.
99. Selon Daumas, ce microscope fut introduit en France entre 1765 et 1768 par le duc de Chaulnes
qui avait construit une machine à diviser les cercles et une autre à diviser les règles droites. Daumas,
1996, p. 241.
100. Pierre Bernard Mégnié (1751-1824), fils d’un maître serrurier de Dijon, auteur d’une machine
à diviser en 1777, appuyé par Jérôme Lalande, avait été choisi par Jean Dominique Cassini en 1785
pour réaliser un grand quart de cercle mural et une machine parallactique en vue de renouveler
l’instrumentation de l’Observatoire ; mais il s’enfuit en octobre 1786 pour l’Espagne, où il obtint
du ministre des Finances la construction d’un observatoire à Madrid. Il dut quitter l’Espagne au
moment de la guerre de 1793 et y retourna par la suite. « 2 fructidor 12e assemblée », PV du 19 août
1795, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/16, consulté le 13 juillet 2021.
101. Originaire d’Eguisheim, près de Colmar, Jecker entra en apprentissage chez un horloger bisontin,
puis se rendit à Londres dès 1786 où il devint l’un des meilleurs ouvriers de Jesse Ramsden. Il regagna
Paris en 1791 et y présenta en l’an II une machine à diviser la ligne droite propre à reproduire les
exemplaires du mètre. En 1796, il passa un marché avec la Commission des poids et mesures pour la
fabrication d’étalons du mètre destinés aux départements et aux districts. Avec ses deux frères, il monta
le premier atelier français de fabrication en série d’instruments d’astronomie et d’optique, puis de
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
baromètres et autres instruments de mathématiques. Son frère Laurenz (né en 1769) établit en 1803
une fabrique d’épingles à Aix-la-Chapelle. En 1804, Napoléon fit l’éloge de cette manufacture qui ré-
pandit ses produits dans toute l’Europe. Réalisant chez eux toutes les pièces des différents instruments,
les Jecker étaient parvenus à baisser leurs prix de fabrication par rapport aux tarifs habituels et pro-
duisaient jusqu’à trois mille lunettes par an, fournissant en particulier la marine. « 14 prairial, 3 juin
1801 », PV du 3 juin 1801, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/446, consulté le 13 juillet 2021.
102. D’autres machines de division furent construites par les meilleurs ateliers en Grande-Bretagne
(Jesse Ramsden, Edward Troughton, etc.) et en Allemagne (Georg Friedrich von Reichenbach).
Voir Daumas, 1996, p. 241. Sur le cas de Jesse Ramsden se référer à McConnell, 2007.
103. PV du 14 octobre 1818.
104. Daumas, 1996, p. 240.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu
204
Fig. 4. – Les deux bandes graduées Fig. 5.– Le cercle Fortin conservé dans
du profil extérieur du cercle les réserves de l’Observatoire
de Fortin À noter la dimension de la structure du
© Observatoire de Paris, bibliothèque. cercle avec ses barreaux.
Cliché : Martina Schiavon, Frédéric Soulu. © Observatoire de Paris, bibliothèque.
Cliché : Martina Schiavon, Frédéric Soulu.
durée de vie des matériaux qui les composent parce qu’un matériau a pu être
refondu, réutilisé ailleurs, et connaître ainsi plusieurs vies. Les procès-verbaux
ont l’avantage de nous plonger dans les relations entre les choix initiaux de
matériaux, la circulation des objets et de laisser « une » trace des carrières
multiples de certains matériaux. Dans le cas du palladium, notre source
permet de désigner sa période d’utilisation : la « trajectoire du palladium »
s’entrelace à celle de la communauté de chimistes et de constructeurs qui
s’en sont servi au début du xixe siècle105. Lors de la séance du 27 août 1817,
Arago lit aux membres du Bureau des longitudes une lettre adressée par
Joseph Louis Gay-Lussac (1778-1850). Ce chimiste et physicien informe
le Bureau de ses recherches sur un métal « le plus propre à recevoir les divi-
sions du cercle ; c’est l’or mêlé avec un peu de palladium106 ». Au début du
xixe siècle, la métallurgie connaît d’importants développements. Le palla-
dium, par exemple, acquiert une valeur commerciale grâce, notamment, aux
travaux du chimiste, physicien et physiologiste britannique William Hyde
Wollaston (1766-1828). Lors de ses études à Cambridge, Wollaston s’inté-
resse, avec le chimiste Smithson Tennant, au platine107. En 1800, Wollaston
et Tennant concluent un partenariat commercial pour étudier la manière de
rendre malléable ce métal intraitable afin de mettre à profit ses propriétés 205
exceptionnelles. Pendant ces recherches sont découverts quatre nouveaux
éléments, et deux sont attribués à Wollaston, dont le palladium. Le chimiste
garde néanmoins secret jusqu’à sa mort le procédé pour rendre le palladium
malléable, ce qui lui vaut certaines critiques de ses contemporains, mais lui
garantit une fortune économique108. Les membres du Bureau commandent
donc l’alliage à Wollaston en 1818, par l’entremise de Gay-Lussac. Dans les
procès-verbaux, on lit que Wollaston consent à faire lui-même le mélange
d’or avec un peu de palladium109. En février 1819, le chimiste britannique
prépare une quantité de palladium égale à celle qui a servi pour le cercle de
Le cercle Fortin :
une synthèse depuis les bases instruments
206 Le parcours du cercle méridien Fortin pendant une période peut être syn-
thétisé avec les bases instruments. Quand nous interrogeons celles-ci avec
le mot « Fortin », nous retrouvons divers instruments, dont certains ont
été cités dans les paragraphes précédents : copies du kilogramme, pièces
pour calibrer le cylindre servant à déterminer le poids de l’eau, balance de
précision, boule pour les expériences de Borda pour la longueur du pen-
dule, micromètre, cercle répétiteur de 0,41 mètre de diamètre, pendule
de Borda, baromètre de Prony, comparateur des longueurs, etc. Les bases
sont en relation avec d’autres plateformes qui permettent de visionner les
instruments subsistants : par exemple, la baromètre Fortin est consultable
dans la base du patrimoine du ministère de la Culture, la balance Fortin
dans celle de l’Association de sauvegarde et d’étude des instruments scien-
tifiques et techniques de l’enseignement (ASEISTE), le cercle dans la base
mise en ligne par la bibliothèque de l’Observatoire de Paris. Il est égale-
ment possible de visionner ou l’exemplaire du cercle conservé à l’École
polytechnique ou sur le site du Conservatoire national des arts et métiers.
Notons que les instruments mentionnés dans les bases en ligne du Bureau
110. PV du 3 février 1819.
111. PV du 11 août 1819.
112. Sur la progressive utilisation de ces matériaux en métrologie se référer au mémoire de Vivares, 2021.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
113. Pour un autre exemple de mise en relation entre objet et contexte historique à travers les procès-
verbaux, voir Schiavon, Rollet, 2021.
114. Mouchez, 1880, p. 561.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
Sources
Bibliographie
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de la science, Paris, Anamosa, 2021.
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Bonnot Thierry, L’ Attachement aux choses, Paris, CNRS Éditions, 2014.
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Francis (dir.), Encyclopédie des instruments de l’enseignement de la phy-
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Brenni Paolo, « La science française au Crystal Palace », Documents
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Brenni Paolo, « Artist and Engineer: The Saga of 19th Century French
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2006, p. 2-11.
212
Brenni Paolo, « L’ industria degli strumenti scientifici in Francia
nel XVIII e XIX secolo », dans Turner Gerard L’Estrange (dir.), Gli
Strumenti, Turin, Giulio Einaudi, 1991, p. 450-463.
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Isabelle (dir.), Cahiers François Viète, vol. 3, no 11, 2021.
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Daumas Maurice, Les Instruments scientifiques aux xviie et xviiie siècles,
Paris, Presses universitaires de France, 1953.
Daumas Maurice, « Les constructeurs français d’ appareils scientifiques
au xviiie siècle », Thalès, vol. 5, 1948, p. 50-84.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique
Les auteurs
Martina Schiavon est historienne des sciences et des techniques à l’université de
Lorraine (archives Henri Poincaré, PReST/UMR 7117 CNRS). Entre octobre 2016 et
mars 2022, elle a été coordinatrice générale du projet ANR « Le Bureau des lon-
gitudes (1795-1932) : de la Révolution française à la Troisième République ». Elle
a récemment publié « International Geodesy in the Post-War Period, as Seen by
the French Bureau des longitudes (1917-1922) » (dans Laurent Mazliak, Rossana
Tazzioli (dir.), Mathematical Communities in the Reconstruction after the Great War,
1918-1928, Cham, Springer Nature Switzerland, 2021, p. 151-189).
Frédéric Soulu, post-doctorant dans le cadre du projet ANR « Le Bureau des lon-
gitudes (1795-1932) : de la Révolution française à la Troisième République », est
actuellement chercheur en résidence à l’ Observatoire de Paris-PSL . Son travail
en histoire des sciences et des techniques porte sur l’ Observatoire aux xixe et
xxe siècles. Il saisit l’instrument comme levier pour étudier les rapports entre
science et politique. Il a récemment publié « Sextant ou théodolite : les injonc-
tions du Bureau des longitudes aux voyageurs » (dans Martina Schiavon, Laurent
Rollet (dir.), Le Bureau des longitudes au prisme de ses procès-verbaux, 1795-1932,
Nancy, PUN/Édilor, 2021, p. 341-361).
216
Industrie : histoire d’une notion
Qu’est-ce que l’industrie ?
Qualité, territoires et marchés sur la longue durée
Lisa Caliste, Guillaume Carnino
Résumé
Plusieurs critères peuvent être mobilisés pour définir l’industrie : le type de biens
produits, la massification et la standardisation de la production, la spécialisation de
l’espace du travail, la segmentation et la mécanisation des tâches, la prolétarisa-
tion des travailleurs ou encore le marché visé, destination terminale de la produc-
219
tion. Ce dernier critère a permis aux historiens d’identifier les industries qui se sont
développées au cours des périodes antique et médiévale. L’intégration des services
dans la définition économiste classique de l’industrie – ce terme renvoyant aux
activités qui combinent des facteurs de production pour produire des biens maté-
riels destinés à un marché extérieur – montre que la notion d’industrie et sa défi-
nition sont en constant renouvellement. Les historiens s’intéressent aujourd’hui
aux chemins multiples empruntés par l’industrie au fil des siècles, dépassant une
vision linéaire et évolutionniste des modes de production et des techniques : les
petites unités, le travail à domicile et les vastes réseaux de sous-traitance côtoient
et se combinent parfois avec les ateliers concentrés et les chaînes de production
mécanisées. Pour dépasser une définition fondée sur une série de critères discu-
tables ou sur une opposition stricte à la notion d’artisanat, les auteurs proposent
de définir l’industrie comme ce qu’il advient d’un phénomène technique lorsque sa
croissance quantitative entraîne sa transformation qualitative.
Mots-clés
industrie, artisanat, technique, technologie, marché, savoir-faire, qualité,
production, longue durée
” Lisa Caliste, Guillaume Carnino, « Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et
marchés sur la longue durée », Artefact, no 17, 2022, p. 219-242.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino
What Is Industry?
Qualities, Territories and Markets in the longue durée
Abstract
Several criteria can be used to define industry, including the type of goods pro-
duced, the massification and standardisation of production, the specialisation
of the work space, the segmentation and mechanisation of tasks, the proleta-
rianisation of workers, or the target market, final destination of the production.
It is this last criterion that has allowed historians to identify the industries that
developed during the ancient and medieval periods. The addition of services in
the classical economist definition of industry —which referred to activities that
combine factors of production to produce material goods for an external mar-
ket— shows that the notion of industry and its definition are in constant renewal.
Historians are now interested in the multiple paths taken by industry over the
centuries, going beyond a linear and evolutionary vision of modes of production
and techniques: small units, home-based work and vast networks of subcontrac-
ting rub shoulders and sometimes combine with concentrated workshops and
220
mechanised production lines. In order to go beyond a definition based on a series
of debatable criteria or on a strict opposition to the notion of craft industry, the
authors propose to define industry as what happens to a technical phenomenon
when its quantitative growth leads to its qualitative transformation.
Keywords
industry, craft, technique, technology, market, know-how, quality, production,
long-term
L
e latin industrius, qui renvoie à l’activité, au zèle, à l’assiduité, est
formé des deux radicaux indu- (signifiant « dans » ou « en », à la
façon du préfixe endo-) et struere (« rassembler », « bâtir », « tramer »,
ou plus largement « faire », d’où dérive par exemple aujourd’hui le verbe
construire). Très largement polysémique, l’industria, en tant que faculté à
« en faire », a pu être à la fois fabrication, habileté et rouerie. Car si l’in-
dustrie est production, voire machinisme, elle a aussi symbolisé la four-
berie et le détournement de moyens légitimes, tel le malin génie des
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée
1. Descartes, 1992, p. 72-73 : « Sed est deceptor nescio quis, summe potens, summe callidus, qui
de industria me semper fallit. » (Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé,
qui emploie toute son industrie à me tromper toujours.)
2. Wolfe, 2004.
3. Fontaine, 1992.
4. Fontaine, 1993.
5. Zarca, 1986.
6. Baptiste, Charre, Ganne, 1988 ; Millet, 2012.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino
7. Lemarié, 2018.
8. Grand View Research, 2019.
9. Jarrige, ce volume.
10. Arnoux, 1993 ; Stella, 1993 ; Cardon, 1999 ; Verna, 2001 ; Verna, 2017a.
11. Pagès, Verna, ce volume.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée
mais force est de constater que, malgré les démonstrations menées au plus près
des textes et du terrain, leurs résultats tardent à s’imposer dans les ouvrages
pédagogiques ou de vulgarisation scientifique. Ainsi, dans une récente mise
au point conceptuelle et méthodologique sur l’industrie médiévale, Catherine
Verna a montré la confusion durable entre artisanat et industrie dans l’histo-
riographie européenne, en particulier française, fondant sa démonstration sur
l’analyse d’ouvrages de synthèse et de manuels :
17. L’expression est empruntée à l’introduction des journées de Flaran sur les industries rurales :
Minovez, Verna, Hilaire-Pérez, 2013, p. 7-12.
18. Benoît, 2020.
19. Verna, Dillmann, 2018.
20. Benoît, Lardin, 2000.
21. Hilaire-Pérez, Jarrige, 2020, p. 430.
22. Hilaire-Pérez, Jarrige, 2020, p. 422.
23. Edgerton, 2007.
24. Fontaine, 2014, p. 8.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée
25. Rappelons que le changement de statut d’une chose – du bien de propriété à la marchandise
et inversement – occupe une place importante dans l’économie médiévale. Denjean, Feller, 2013 ;
Boucheron, Gaffuri, Genet, 2016.
26. Bourin, Menant, To Figueras, 2014.
27. To Figueras, 2016 ; Petrowiste, Lafuente, 2018 ; Ferrand, Petrowiste, 2019.
28. Hatzfeld, ce volume.
29. Denjean, 2009 ; Feller, Verna, 2012 ; Feller, Rodríguez, 2013 ; Denjean, Feller, 2013 ; Feller,
Rodríguez, 2016.
30. Sibon, Victor, 2017.
31. Conchon, 2019.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino
Du concept au contexte
Depuis les années 1990 au moins, les historiens ont invalidé l’idée d’une
révolution industrielle brusque et prétendument fondée sur la machine à
vapeur au profit de la notion plus progressive et multicausale d’industria-
lisation37, d’où une exploration plus poussée des territoires de l’industrie,
226 en changeant les échelles spatiales d’analyse – de l’espace de l’atelier au ter-
ritoire industriel. À la suite des travaux de Serge Benoît qui ont mis en
évidence les singularités de l’industrialisation en France face à un modèle
anglais dominant, il est aujourd’hui admis que les voies de l’industrialisation
du territoire européen sont multiples et ne peuvent se limiter ni aux usines
intégrées au service de l’industrie lourde ni aux bassins charbonniers38. De
même, la connaissance de l’organisation de la production non agricole anté-
rieure au xixe siècle a bénéficié de l’exploration des territoires ruraux et
urbains, comme des flux qui les relient, pour rendre compte au mieux des
dynamiques en œuvre. À partir des années 1980, les réflexions sur la proto-
industrialisation ont permis d’élaborer un nouveau modèle dans lequel les
industries rurales et la manufacture dispersée jouent un rôle primordial39.
Depuis les années 2010, des études portant sur l’industrie rurale ont permis
Il ne s’agit pas ici de faire entrer par la fenêtre le récit industrialiste linéaire
précédemment mis à la porte, mais bien de comprendre que la flexibilité
industrielle a ses limites et que tout l’art manufacturier consiste à faire et
jouer avec celles-ci.
Définir l’ industrie
Les recherches sur l’industrie sous toutes ses formes ont progressivement
bousculé la définition économiste classique du phénomène : ainsi en est-il
de la notion de service, autre repoussoir ancien de l’industrie (les consul-
tants en entreprises opposent encore les deux aujourd’hui), qui en est venu à
constituer parfois le cœur même de certaines productions industrielles. On
peut penser aux centres d’appels téléphoniques, à l’armée de femmes enrô-
lées pour effectuer les calculs du projet Manhattan et autres projets de la
défense états-unienne56 ou, plus proche de nous, aux « travailleurs du clic »
employés pour nettoyer les réseaux sociaux57. Si la définition canonique de
l’industrie intègre aujourd’hui la notion de service, elle mobilise toujours une
multiplicité de critères et repose souvent en dernière instance sur la notion 229
de marché, destination terminale de la production industrielle. Pourtant,
même cet ultime critère peut peiner à rendre compte de certaines configu-
rations industrielles. La pisciculture, telle qu’elle s’industrialise en France
sous le Second Empire, opère initialement (et durant plusieurs années), sans
recours à un quelconque marché, l’État finançant la construction de réseaux
de distribution et d’infrastructures – notamment l’établissement modèle de
Huningue ayant vocation à essaimer, au sens propre comme au sens figuré,
sur l’ensemble du territoire national puis européen58. On assiste alors à une
montée en puissance typiquement industrielle, sans qu’aucun marché ne
soit établi, ni localement ni nationalement.
Quel que soit le critère ultime choisi – secteur, marché, type de biens,
mode de production, etc. – pour qualifier l’essence de l’industrie, il est
toujours possible de trouver des contre-exemples. Si l’on entend définir
l’industrie par le recours aux machines, il faut prendre en compte le fait
que des forgerons, comme ceux du Béarn au xive siècle, aient été capables
de livrer, depuis leurs forges de village, des fers de faux et des lames sur
les marchés régionaux59 ; que les ateliers languedociens, multiples et dis-
persés, aient pu fournir en quantité des draps à destination des marchés
méditerranéens dès la fin du Moyen Âge60 ; que la production manuelle
(artisanale ?) de chapeaux au Chili ait pu atteindre, au cours du xxe siècle,
des proportions industrielles61 ; ou à l’inverse le fait que l’on utilise de
nombreuses machines dans le modélisme amateur (aérographe, perceuses,
imprimantes 3D, etc.). Si l’on défend la division des tâches comme la base
de tout processus industriel, il faut alors expliquer comment les opérations
pouvaient être aussi largement segmentées dans l’artisanat de luxe londo-
nien au xviiie siècle, à tel point qu’une véritable grammaire technique avait
été développée pour la tenue des registres comptables62. L’innovation qui,
pensait-on jadis, impulsait le développement industriel, n’est en réalité
en rien l’apanage de l’entrepreneuriat capitaliste, puisque les communau-
tés artisanales ont toujours pratiqué l’invention collectivement façon-
née et maîtrisée63. Rattacher l’industrie à la transformation des matières
premières (un lien sémantique que l’on trouve déjà en 1771 chez l’abbé
Baudeau64, réinventé avec la catégorisation des trois secteurs économiques
230 – primaire, secondaire, tertiaire – issue de l’économie américaine et encore
enseignée au lycée65) ne résout pas davantage la question, d’une part parce
que l’artisanat mérite alors tout autant cette qualification, et d’autre part
parce qu’il existe aujourd’hui des secteurs que l’on qualifierait volontiers
d’industriels et qui ne transforment pourtant aucune matière première en
produit manufacturé. On peut penser aux plateformes logistiques qui ont
connu une industrialisation massive depuis les années 2000 (au point que
le secteur dépasse désormais le BTP – pourtant historiquement leader –
en matière de maladies professionnelles et d’accidents du travail66), aux
centres d’appel où les managers ont appris à gérer jusqu’au sourire des
intérimaires67, à l’agriculture ou à l’extraction minière industrialisées
machines à vapeur, une bibliothèque des brevets existants, etc.73. Dès 1876,
Edison lui-même parle d’usine à invention (invention factory) et prévoit que
son équipe accouche d’une invention mineure tous les dix jours et d’une
invention majeure tous les six mois : la croissance industrielle du processus
d’invention lui a fait changer de rythme et, in fine, de nature.
Les historiens Giorgio Riello et Prasannan Parthasarathi étudient le déve-
loppement de l’industrie du coton et perçoivent deux ensembles de thèses
expliquant le succès européen aux dépens de l’Inde et de la Chine74 : les
« quantitativistes » insistent sur les facteurs économiques et institutionnels,
là où les « qualitativistes » mettent en avant les sauts technologiques75. Penser
l’industrie comme la croissance quantitative d’un phénomène technique au
point où l’on assiste à une rupture qualitative permet de saisir que les deux
points de vue sont conciliables – et, une fois encore, que la causalité en his-
toire est invariablement multifactorielle.
Chacune des oppositions précédemment mentionnées entre caractéristiques
artisanales et attributs industriels sont donc en réalité un gradient progressif
– à défaut d’être linéaire – qui franchit parfois des seuils et engendre une
transformation essentielle. On peut d’ailleurs interroger les liens entre ces 233
différents couples antagonistes lorsque l’échelle technique croît : la quan-
tification peut parfois produire une déqualification des tâches (l’ouvrier
spécialisé du taylorisme incarnant cette opposition à l’ouvrier qualifié et
maître d’un savoir-faire spécifique) ; le déploiement de la chimie industrielle
(notamment la production de soude et d’acides artificiels)76 a ainsi crû au
point de modifier radicalement les environnements ; la concentration spa-
tiale des équipements et de la main d’œuvre a nécessité la construction d’es-
paces dédiés et donné naissance à des architectures nouvelles tout en conser-
vant des implantations souvent préexistantes et en faisant parfois référence
aux standards architecturaux des édifices vernaculaires77 ; la mécanisation de
la dactylographie a engendré un double phénomène de féminisation et de
prolétarisation des tâches d’écriture78, etc.
73. Hughes, 1989.
74. Parthasarathi, Riello, 2009.
75. Maxine Berg et Pat Hudson avaient déjà mis le doigt sur la distinction entre les approches
quantitatives (gradualistes) et qualitatives, impulsant ainsi des relectures de l’industrialisation. Berg,
Hudson, 1992.
76. Le Roux, 2011.
77. Belhoste, Smith, 2012.
78. Gardey, 2008.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino
Bibliographie
Les auteurs
242 Lisa Caliste est docteure en histoire, chercheure associée au laboratoire Arscan
(UMR 7041). Elle a soutenu en 2021 une thèse intitulée « Le Lodévois et ses marges.
Industries, ateliers et entreprises (vallées de la Lergue et de l’Hérault, xve siècle) »
à l’université Paris 8. Ses travaux portent sur l’histoire de l’industrie, la matérialité
de la production et ses vestiges recensés dans le cadre de l’inventaire général du
patrimoine culturel de la région Occitanie. Elle a notamment participé à la publi-
cation Patrimoine industriel de l’ Hérault (Montpellier, Lieux dits, 2014).
Résumé
Le concept d’ industrie a longtemps été rejeté par les historiens et les archéolo-
gues de l’ Antiquité et du Moyen Âge qui lui préféraient celui d’ artisanat. Plutôt
que de dresser les deux concepts l’un contre l’ autre, cet article propose de les
distinguer pour les combiner et les penser ensemble dans un cadre conceptuel
enrichi. Ainsi, il propose une présentation de la construction historique de l’ indus- 243
trie antique et médiévale à partir de quelques dossiers exemplaires, pointe les
évolutions et les acquis et distingue les points communs et les différences entre
les deux périodes.
Mots-clés
industrie, innovation, marché, standardisation, district
Keywords
industry, innovation, market, standardisation, district
244
M
ême si les débats sont encore vifs, il apparaît aujourd’hui que
l’Antiquité et le Moyen Âge ont abrité, au même titre qu’un
artisanat, une industrie que les communautés historiennes,
longtemps rétives à cette constatation, acceptent finalement de mieux en
mieux. Cette situation résulte des efforts de définitions apportés par ceux
qui étudient le phénomène pour les périodes anciennes. La notion d’ indus-
trie est plastique et, sur la longue durée, elle dispose de caractéristiques
différentes. Pour l’Antiquité et le Moyen Âge, les éléments de définition
partagent de nombreux points communs sur lesquels travaillent historiens
et archéologues, un chantier qui a abouti à la découverte scientifique de
l’industrie antique et médiévale. Il s’agit donc, dans le cadre de cet article, de
reconstituer une démarche associée à la construction d’une notion complexe.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale
1. Verna, 2017.
2. Braunstein, 1998.
3. Marbre de Carrare ou marbre de Luna, dont le nom latin découle du nom de la ville portuaire
(Luna) par où il est expédié. Al-Bashaireh, 2021.
Gaspard Pagès, Catherine Verna
4. Nom latin du peuple gaulois Éduens. Pagès, Dillmann, Vega et al., 2022.
5. Braunstein, 2001b.
6. Nous faisons ici référence à « l’économie de l’identification », comme a pu la définir Jean-Yves
Grenier pour l’Ancien Régime, c’est-à-dire où « le connaisseur » est capable « d’identifier les produits,
de les classer, d’éprouver leurs apparences et leurs usages et de savoir se repérer parmi des biens aux
variétés lexicales nombreuses ». Grenier, 2003. Consulter également Grenier, 1996.
7. Verna, 2000.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale
13. Varoqueaux, Gassend, 2001 ; Bouet, 2005 ; Brun, Fiches, 2007 ; Brun, 2013 ; Dessales, 2013.
14. Pelet, 1974, 1993.
15. Chenet, 1938 ; Ponsich, Tarradell, 1965 ; Duval, 1989.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale
Industrie médiévale :
252 innovations techniques,
districts et paysages de l’ industrie
Au Moyen Âge, l’industrie est étroitement associée à l’innovation technique.
Un mot pour simplement rappeler que la capacité d’innover, pourtant si
évidente dans les sources de la pratique – comptabilités, sources notariées,
rapports d’expertise – n’a pas été facile à faire reconnaître à la collectivité
des médiévistes. Cette conquête a une histoire. Il existait comme un frein
théorique à cette évidence, car si les sources de la pratique montraient bien
les innovations majeures dans le domaine de l’architecture et des grands
chantiers, dans le domaine minier et dans l’industrie textile et métallur-
gique, les médiévistes devaient dépasser les discours de l’autorité ancienne
et contemporaine pour reconnaître ce fait et l’assimiler à leur connaissance
du Moyen Âge. La première est celle des clercs, ceux qui écrivent et dont les
témoignages dominent les sources. Or, la majorité d’entre eux désignaient
39. « Il n’est, sans doute pas, de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité : l’horreur
des “nouveautés” n’ait agi avec plus de force anti-progressiste que dans le domaine technique. Innover
était là, encore plus qu’ailleurs, une monstruosité, un péché. Il mettait en danger l’équilibre écono-
mique, social et mental ». Le Goff, 1964, p. 254.
40. Bloch, 1935b. L’article est intitulé « Les “inventions” médiévales », mais il traite tout autant
de l’ innovation.
41. Sur l’origine de ce renouvellement, consulter Beck, 1998 ; Lardin, Bührer-Thierry, 2000 ; Verna, 2001.
42. Roch, 2000.
Gaspard Pagès, Catherine Verna
Bibliographie
Les auteurs
Gaspard Pagès est chargé de recherche au CNRS (UMR 7041 ArScAn). Archéo-
logue archéomètre, il est spécialiste de l’artisanat, de l’économie antique et du
début du Moyen Âge. Ses recherches ont essentiellement porté sur la production,
la commercialisation et la fabrication des fers. Ancrées sur la Méditerranée nord-
occidentale, ses recherches s’élargissent à l’ensemble de l’Europe et à l’Orient de
manière à considérer l’Empire romain et son devenir dans une acceptation large.
Ses différentes contributions sont disponibles sur HAL : https://cv.archives-ouvertes.
fr/gaspardpages.
Gaspard Pagès, Catherine Verna
264
Origine et signification
du mot « industrie »
Retour sur une querelle sémantique
de l’ entre-deux-guerres
François Jarrige
Résumé
Le mot « industrie » est particulièrement ambivalent : jusqu’au début du xixe siècle,
il renvoyait d’abord au fait de réaliser une chose avec application et habileté, puis, 265
peu à peu, il en est venu à désigner la grande production lourde, associée aux
bassins charbonniers, et la production en masse de marchandises de plus en plus
standardisées. Durant l’ entre-deux-guerres, marquée à la fois par l’ accélération
de l’ industrialisation et les crises du capitalisme, le sens du mot fait débat parmi
les historiens comme Henri Sée, Henri Hauser ou Paul Harsin, qui inventent l’ his-
toire économique. Entre recherche érudite et débats sur le rôle et les méthodes
de l’ historien, la querelle sémantique sur le mot « industrie » traverse l’ écriture
de l’ histoire alors que s’ imposent les politiques de reconstruction et de relance,
et que le visage de l’ industrie se transforme au milieu de vifs conflits sociaux.
Mots-clés
industrialisation, historiographie, controverse, entre-deux-guerres
” François Jarrige, « Origine et signification du mot “industrie”. Retour sur une querelle
sémantique de l’ entre-deux-guerres », Artefact, no 17, 2022, p. 265-283.
François Jarrige
Abstract
The word “industry” is particularly ambivalent: until the beginning of the 19th cen-
tury, it first referred to the fact of making something with application and skill,
then, little by little, it came to designate large-scale heavy production, associated
with coal basins, and the mass production of increasingly standardized goods.
During the interwar period, marked by both the acceleration of industrialization
and the crises of capitalism, the meaning of the word was debated by historians
such as Henri Sée, Henri Hauser and Paul Harsin, who invented economic history.
Between scholarly research and debates on the role and methods of the histo-
rian, the semantic quarrel over the word “industry” crossed the writing of history
at a time when reconstruction and recovery policies were being imposed and the
face of industry was being transformed in the midst of intense social conflicts.
266
Keywords
industrialization, historiography, controversy, interwar period
L
e mot « industrie » est ambigu et son sens n’a cessé de fluctuer et
de faire débat au temps de l’intensification de la production et de
son emprise sur les imaginaires et les milieux de vie. Dérivé du
latin industria, il se retrouve dans la plupart des langues européenne, avec
industria en espagnol et en italien, industry en anglais, ou encore Industrie
en Allemand, même si le terme Gewerbe le concurrence pour désigner
l’ensemble des activités du secteur dit « secondaire », c’est-à-dire celles qui
seraient distinctes de l’agriculture et du commerce. Aujourd’hui, alors que
les plans de relance de l’industrie se multiplient et que la désindustrialisa-
tion a pénétré au cœur des interrogations historiennes1, le terme demeure
Généalogie de l’ industrie
Au début du xixe siècle, le terme « industrie » renvoyait d’abord à une activité
assidue, habile, nécessitant du savoir-faire (sens que l’on retrouve dans le mot
« industrieux ») avant d’évoluer progressivement pour désigner la pratique
d’une activité manuelle, puis l’ensemble des activités économiques fondées
sur la transformation des matières premières et la production en masse de
biens standardisés. Si le terme industrie recouvre au début du xixe siècle
Anachronique ou nécessaire ?
Un débat oublié sur l’usage
du mot « industrie »
Le débat sur l’usage du concept d’industrie est lancé en 1925 par un bref
article de Henri Sée paru dans la Revue historique et contestant l’usage ana-
chronique que ses contemporains font du mot :
L’ analyse de Sée suscite rapidement une réponse d’Henri Hauser qui paraît
dès le numéro suivant de la Revue historique17. Henri Hauser est un contem-
porain de Sée, puisqu’il est né le 19 juillet 1866. Il appartient à la même
génération fondatrice de l’histoire économique, largement oubliée par la
suite. Il faut rappeler sa place importante dans le champ académique de
l’époque : après un passage comme professeur à Dijon de 1902 à 1916, il
devient professeur d’histoire économique à la Sorbonne en 1921, en 1923
il part animer des conférences à la Harvard Business School, au King’s
College London et à la London School of Economics. Après avoir travaillé
sur la Réforme, sur l’histoire des corporations et des « Travailleurs et mar-
chands dans l’ancienne France », Hauser se tourne, durant l’entre-deux-
guerres, vers les problèmes économiques contemporains. On lui confie
alors la chaire de géographie commerciale et industrielle au Conservatoire
national des arts et métiers entre 1918 et 1933, et il est très impliqué dans
les enjeux de la reconstruction économique après 1918. D’abord spécia-
liste du xvie siècle, il se tourne, comme d’autres à l’époque, vers les enjeux
économiques du présent, en publiant par exemple Les Origines historiques
des problèmes économiques actuels en 1930. Il est aussi l’un de ceux qui
renouvellent les méthodes et questionnements de l’historien et préparent 275
le terrain à la naissance des Annales18.
Contrairement à Sée, Hauser défend l’anachronisme en histoire : l’historien
est d’ailleurs engagé dans une étude des crises économiques contemporaines
et, chez lui, l’histoire s’affirme d’abord comme un moyen de mieux cerner
les enjeux du présent. Sa réponse à Sée dans la vénérable Revue historique,
dans laquelle il est très impliqué, puis dans un passage de son livre sur les
débuts du capitalisme, soulève des questions de méthode et interroge le rôle
de l’historien. Hauser insiste d’abord sur « l’intérêt exceptionnel que présente
l’étude de M. Sée », tout en contestant ses interprétations : le débat porte sur
des détails d’érudition et plus fondamentalement sur des enjeux de méthode.
Hauser conteste les affirmations de Sée sur l’absence du sens moderne du mot
« industrie » au xviiie siècle. Il le trouve chez Roland de La Platière et recense
quatre occurrences dans le discours préliminaire de son encyclopédie, avec
un sens proche de celui que l’on trouve chez Chaptal19. Hauser fait même
Un débat clos ?
277
Loin de se clore avec les réponses de Hauser, le débat sur le mot « industrie »
est relancé en 1930 par la publication d’une nouvelle étude par le jeune
historien belge Paul Harsin22. L’article paraît dans les Annales, fondées en
1929 par de jeunes esprits – comme Lucien Febvre et Marc Bloch, eux-
mêmes proches de Hauser – pratiquant de l’histoire économique et sociale,
soucieux de renouveler les grilles d’analyse et les méthodes des historiens.
Né à Liège en 1902, Paul Harsin est un jeune chargé de cours à l’université
de Liège où il devient professeur en 1933. Il publie beaucoup sur des sujets
d’histoire économique, sur la principauté de Liège au xviie siècle, même
si son travail principal porte sur « Les Doctrines monétaires et financières
en France, du xvie au xviiie siècle ». Il a fait paraître un ouvrage sur le sujet
chez Félix Alcan, en 1928, suscitant un débat avec Hauser sur l’interpré-
tation de la théorie monétaire chez Jean Bodin23. Harsin contribue éga-
lement à la Revue d’ histoire économique et sociale qui paraît depuis 1913 :
autour de 1930, il s’affirme donc comme une figure montante de l’histoire
économique belge et publie d’ailleurs des recensions des ouvrages de Sée
26. Au sein d’une vaste bibliographie, citons les remarquables synthèses de Patrick Verley. Verley,
1997a, 1997b.
27. Benoît, 2020.
François Jarrige
Bibliographie
Cannadine David, « The Present and the Past in the English Industrial
Revolution, 1880-1980 », Past & Present, vol. 103, no 1, 1984, p. 131-172.
Claval Paul, « Henri Hauser », dans Fontanon Claudine, Grelon
André (dir.), Les Professeurs du Conservatoire national des arts et métiers.
Dictionnaire biographique, 1794-1955, t. 1, Paris, INRP/Cnam, 1994,
p. 642-654.
Dard Olivier, « Louis Germain-Martin (1872-1948), de la nébuleuse
réformatrice au CPAS », dans Dard Olivier, Richard Gilles (dir.),
Les Permanents patronaux : éléments pour l’ histoire de l’ organisation du
patronat en France dans la première moitié du xxe siècle, Metz, Centre de
recherche histoire et civilisation de l’ université de Metz, 2005.
Delacroix Christian, Dosse François, Garcia Patrick, Les Courants
historiques en France (xixe-xxe siècle), Paris, Gallimard, 2007.
Dumoulin Olivier, « Profession historien. 1919-1939, un “métier” en
crise ? », thèse de doctorat, EHESS, 1983.
Febvre Lucien, « Fondations économiques, superstructure philoso-
phique. Une synthèse », Annales d’ histoire économique et sociale, vol. 6,
no 28, 1934, p. 369-374. 281
Kadish Alon, Apostle Arnold: The Life and Death of Arnold Toynbee,
1852-1883, Durham, Duke University Press, 1986.
Koot Gerard M., English Historical Economics, 1870-1926. The Rise
of Economic History and Neomercantilism, Cambridge, Cambridge
University Press, 1988.
Mantoux Paul, La Révolution industrielle au xviiie siècle. Essai sur
les commencements de la grande industrie moderne en Angleterre, Paris,
Société nouvelle de librairie et d’édition, 1906.
Marin Séverine-Antigone, Soutou Georges-Henri (dir.), Henri
Hauser (1866-1946) : humaniste, historien, républicain, Paris, Presses de
l’université Paris-Sorbonne, 2006.
Marx Karl, « Le Capital », dans Marx Karl, Œuvres. 1. Économie, Paris,
Gallimard, 1963.
Rébillon Armand, « Nécrologie et bibliographie des travaux de Henri
Sée », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, vol. 43, no 1-2, 1936,
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Sée Henri, Les Origines du capitalisme moderne. Esquisse historique,
282
Paris, Armand Colin, 1926.
Sée Henri, « À propos du mot “industrie” », Revue historique, vol. 149,
n 1, 1925, p. 58-61.
o
L’ auteur
François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université
de Bourgogne et membre du LIR3S (UMR 7366 CNRS-uB). Il explore l’histoire des
techniques, des mondes du travail, et les enjeux sociaux et écologiques de l’in-
dustrialisation. Il a récemment publié Face à la puissance. Une histoire des énergies
alternatives à l’âge industriel (en collaboration avec Alexis Vrignon, Paris, La Décou-
verte, 2020) ; La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel
(en collaboration avec Thomas Le Roux, Paris, Seuil, 2017) et Le Travail en Europe
occidentale, 1830-1939 (en collaboration avec Marion Fontaine et Nicolas Patin,
Neuilly, Atlande, 2020).
283
L’ usine comme objet technique ?
Un éclairage sur le xxe siècle industriel
Nicolas Hatzfeld
Résumé
La théorie de Simondon sur le renforcement de la cohérence des objets tech-
niques et sur le resserrement des liens entre leurs éléments incite à interroger
l’histoire des usines selon cette perspective. Cette problématique est appliquée
ici aux usines automobiles, importantes dans l’ histoire industrielle du xxe siècle
285
– en particulier celle de Peugeot-Sochaux, encore active après plus d’un siècle.
Deux échelles d’observations sont adoptées. L’ évolution du travail se caractérise
par une tendance longue à la fragmentation des métiers, puis des tâches, au res-
serrement de l’activité sur l’ objet, au transfert de l’ intelligence des travailleurs
vers les installations. L’ évolution de l’ organisation de l’ usine est plus complexe.
L’ intégration des fabrications par le rapprochement spatial, par les chaînes et
les convoyeurs, puis par les réseaux informatiques, est perturbée par la transfor-
mation de l’entreprise et par l’arbitrage incessant entre stratégies discordantes.
Mots-clés
travail, chaîne, rationalisation, atelier, automobile, intensification, Peugeot, Sochaux
” Nicolas Hatzfeld, « L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle
industriel », Artefact, n 17, 2022, p. 285-307.
o
Nicolas Hatzfeld
Abstract
Simondon’s theory on the tendency of technical objects to constantly reinforce
their coherence and to tighten the links between their elements encourages us to
question the history of factories from this perspective. This problematic is applied
here to automobile plants, which are important in the industrial history of the
20th century, in particular the Peugeot-Sochaux factory, which is still active after
more than a century. Two scales of observation are adopted. The evolution of work
is characterised by a long-term trend towards the fragmentation first of trades,
later of tasks, the tightening of activity on the object, and the transfer of workers’
intelligence to the facilities. The evolution of factory organisation is more com-
plex. The integration of production by spatial approximation, then through lines
and conveyors, and then by computer networks, is disrupted by the transformation
of the company and by the incessant arbitration between discordant strategies.
286
Keywords
work, assembly line, rationalisation, workshop, automobile, intensification, Peugeot,
Sochaux
P
rendre les usines et leur trajectoire comme objets d’histoire ? Alors
que l’historiographie se développe à propos de la désindustriali-
sation, en France et plus largement dans les pays industrialisés, la
question peut sembler surannée. D’un autre côté, nombre de ces lieux
restent actifs dans notre paysage et contrecarrent un désir de redécouverte
que l’on pourrait éprouver vis-à-vis d’objets disparus. Prises dans cette
situation d’entre-deux, les usines sont cependant un repère majeur de l’his-
toire économique, sociale ainsi que politique et culturelle de la France du
xxe siècle. Elles offrent un intérêt particulier dans l’histoire des techniques.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel
1. Perrot, 1983.
2. Simondon, 1989.
3. Simondon illustre son propos avec l’histoire du moteur à explosion. Celui-ci a disposé très tôt de
la plupart de ses composants actuels et l’essentiel de son évolution a consisté dans l’ interdépendance
croissante de ces composants.
Nicolas Hatzfeld
Rationalisation :
le travail sous emprise croissante
Dès ses débuts, la production d’automobiles regroupe des fabrications
complémentaires dont chacune a ses particularités : travail de la tôle,
production et usinage de composantes de fonte et d’acier, assemblage
de sous-ensembles mécaniques ou de carrosserie, peinture et garniture.
Certains de ces secteurs sont d’emblée marqués par des démarches anté-
rieures de rationalisation qui suivent des configurations diverses selon
les entreprises, l’une des plus remarquées étant l’introduction en plu-
sieurs temps de la méthode Taylor dans plusieurs ateliers Renault7. La
Première Guerre mondiale suscite des expériences de production de masse
6. Ce recours à l’ouvrage de Gilbert Simondon poursuit une réflexion ancienne, dont une expression
était publiée dans Hatzfeld, 2011.
7. Hatry, 1971 ; Fridenson, 1972, p. 70-79 ; Cohen, 2001, p. 63-193.
Nicolas Hatzfeld
Travail à la chaîne :
un long enserrement du travail humain
Dans la conquête technicienne qui s’engage, la mise en chaîne de travaux
se diffuse et met sur le devant de la scène industrielle ce procédé parti-
culièrement théâtral10. Partant de l’idée de réduire drastiquement la cir-
culation des produits et des personnes, ainsi que de concentrer l’activité et
l’attention des travailleurs et travailleuses sur ce qu’elles ont de directement
productif, la mise en chaîne des opérations conduit « à une discipline de
l’espace de travail et à un rapt d’une partie du savoir des ouvriers qualifiés11 »
(Fig. 1 et 2). Le procédé de mise en chaîne transforme fortement le travail
8. Fridenson, 1972, p. 98-140 ; Cohen, 2001, p. 225-296.
9. Cohen, 2001, p. 460 ; Moutet, 1997, p. 25-160.
10. Schweitzer, 1982 ; Michel, 2007.
11. Schweitzer, 1982, p. 75.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel
292
293
Fig. 2. – Garniture intérieure 1995
Source : Automobiles Peugeot
Le guide de montage montre la mise en place d’ une garniture moulée le long du
montant de toit. La mise en place s’ effectue par enclipsage en haut et une vis en
bas, suivi d’ une poussée et d’un coup de visseuse.
294
295
Les ouvriers ne posent pas, ici. On voit des bords de ligne plus encombrés, et,
signe d’ une rationalisation perfectible, deux caisses côte à côte comportant les
pièces à mettre en place des deux côtés.
19. On trouve une évolution comparable chez Renault. Voir Rot, 2006.
20. Hatzfeld, 2012.
Nicolas Hatzfeld
De la concentration spatiale
à l’ intégration mécanique
L’empreinte de Peugeot sur le site commence en 1911, peu de temps après
la mise en place, dans l’entrelacs industriel déjà ancien de la famille, d’une
nouvelle entreprise tournée vers les fabrications automobiles jusque-là
dispersées dans le pays de Montbéliard21. Sur le vaste terrain récemment
acquis s’activent une, puis plusieurs usines stimulées par les commandes
de guerre. Avec la reprise d’après-guerre, Sochaux est défini comme pôle
298 de la croissance future. Le lieu accueille les principales fabrications : fonde-
rie, forge, emboutissage, usinage et assemblage mécanique, outillage enfin.
Comme Citroën et Renault, l’entreprise crée à la fin des années 1920
l’ensemble industriel correspondant au passage à la grande série, suivant
une conception particulièrement claire. Le Grand Sochaux mis en place
par Ernest Mattern (Fig. 6) juxtapose les filières de fabrication au nord
de la route nationale, de façon à pouvoir les agrandir ultérieurement sans
compliquer les transferts : découpe, mise en forme et assemblage des tôles
d’une part et, d’autre part, fonderie, forgeage, usinage et assemblage de
composants mécaniques. De l’autre côté de la route, un nouveau bâti-
ment, la carrosserie, accueille les chaînes d’assemblage où s’effectuent la
finition des caisses et leur réunion avec les éléments mécaniques, activité
jusque-là confiée à une entreprise extérieure22. Les usines sont alors définies
par chacun des types d’activité et leur assemblage tient à leur disposition
spatiale selon un plan rationnel des activités. Il tient aussi à la coordina-
tion interpersonnelle réalisée à différents niveaux et à la charge de l’activité
générale assurée par le directeur23.
21. Loubet, 2009, p. 143-145.
22. Cohen, 1999.
23. Cohen, 2001, p. 433.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel
De l’ intégration informatique
à la déconcentration des fabrications
La synchronisation mécanique, dont l’apogée se situe dans les années 1950-
1970, est progressivement mise en difficulté par la diversification de la pro-
duction. L’enchaînement des ateliers est en effet conçu dans une perspec-
tive de modèle unique, du moins de faible diversité. Cet objectif récurrent
des organisateurs de production trouve un contexte très favorable dans les
années 1950 où la demande excède fortement l’offre. Mais la concurrence
s’accentue dans la décennie qui suit et, dans l’entreprise, les pressions pour
diversifier les modèles et les options s’imposent. La synchronisation des ate-
liers devient de plus en plus difficile à assurer, et chacun d’eux s’efforce d’y
répondre en accroissant ses marges de fonctionnement, en pièces comme
301
en effectifs. Le réseau de téléscripteurs entre ateliers est de plus en plus
dépassé par la multiplication des aléas, et l’engorgement des ateliers par les
stocks de secours menace d’obstruer la production dans les années 1970.
Les progrès de l’informatique permettent aux organisateurs de reprendre,
par palier, la maîtrise des flux. L’introduction de calculateurs numériques
est ancienne, on l’a vu. Progressivement, les ordinateurs ont diversifié leurs
domaines de compétence, approfondi et élargi leur capacité d’information.
Ils franchissent plusieurs pas décisifs au tournant des années 1970-1980.
Le premier est l’interconnexion par paliers des différents logiciels d’admi-
nistration circonscrits jusque-là à des fonctions spécifiques. Elle permet par
exemple de relier progressivement le planning de fabrication, la gestion des
stocks et les approvisionnements en pièces. Ainsi, le niveau moyen de stock
de précaution passe d’un mois dans les années 1970 à dix-huit jours au
cours de la décennie suivante, et enfin à trois jours dans les années 1990.
À la fin des années 1990, la gestion de fabrication des différents ateliers est
fusionnée, ce qui permet de concrétiser l’idée de flux tendu (Fig. 8). Cette
intégration drastique de la production est renforcée par l’apparition, au
cours des années 1980, des moniteurs informatiques terminaux dans les
bureaux et les ateliers. La maîtrise d’atelier est directement connectée à la
coordination centralisée de l’usine, dont le traitement des données peut
s’actualiser au fil de la journée. Ainsi, l’équipement informatique de l’usine
resserre-t-il sa cohésion tout en lui conservant une souplesse d’adaptation
aux variations de conjoncture économique.
302
cette évolution28. Le site réduit de façon drastique ses effectifs (18 000
salariés en 2000, 12 000 fin 2008, 9 000 fin 2017, moins de 6 000 en
2022) et divise par deux son empreinte industrielle, avec une surface
d’ateliers qui tombe de 725 000 m2 à 300 000 m2. L’organisation passe au
flux unique de chaîne, reposant sur un montage polyvalent et flexible pour
une capacité de 500 000 véhicules par an, guère inférieure à la production
des années 197029.
Le survol d’un siècle d’histoire d’usine à travers le prisme de la théorie de
Gilbert Simondon suggère quelques remarques. L’hypothèse consistant à
interroger l’histoire de l’usine Peugeot de Sochaux à partir de la notion
d’objet technique est d’emblée stimulante. Il aurait été pertinent d’étudier
les interférences entre l’usine et son environnement, tant le site et le terri-
toire ont évolué ensemble au cours du xxe siècle : par l’urbanisation, l’évolu-
tion démographique, l’organisation des circulations ou les rythmes de la vie
sociale dans le bassin d’emploi. Pour en rester aux aspects internes, les deux
focales adoptées dans ce texte semblent traduire des évolutions différentes.
Considéré à l’échelle des travailleurs, le xxe siècle montre bien une tendance
304 au transfert des techniques du travail, de sa pratique et de sa connaissance,
depuis les personnes vers les machines et les installations industrielles. Ce
mouvement est accompagné par une interpénétration croissante des outils
et équipements qui composent ces installations. Le sens même de l’acti-
vité tend à appauvrir l’action ouvrière sur l’objet pour étoffer la relation
avec le dispositif productif. Mais à la différence de l’image donnée dans
Les Temps modernes de Charlie Chaplin, cette tendance se concrétise pas
à pas. De plus, elle résulte de choix sans cesse reconduits, ou presque. On
trouve parfois, comme au cours des années 1970 marquées par une contes-
tation significative, des moments d’ interrogation, voire d’expérimentations
alternatives, parmi les organisateurs30. Ces fléchissements sont néanmoins
temporaires et limités.
L’échelle de l’usine, qui servait de point de départ à la réflexion, présente
une évolution moins univoque. À l’échelle du siècle, le site industriel de
Peugeot-Sochaux montre bien une tendance forte à l’intégration des élé-
ments, qui se manifeste dans l’emprise et la matérialisation croissantes de
Sources
Bibliographie
L’ auteur
Nicolas Hatzfeld est professeur émérite à l’ université d’ Évry Paris-Saclay. Ses
travaux portent sur l’ histoire du travail à travers ses expériences, ses politiques
et ses représentations filmiques, ainsi que sur l’ histoire de la santé au travail . Il
a récemment publié Les Frères Bonneff, reporters du travail. Articles publiés dans
L’ Humanité de 1908 à 1914 (Paris, Classiques Garnier, 2021), et en codirection avec
Éric Geerkens, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna, Les Enquêtes ouvrières dans
l’ Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques (Paris,
La Découverte, 2019).
Cooling, quick f ix et spaghetti cloud
dans l’ univers du datacenter
Changement d’ échelle et industrialisation
du numérique
Guillaume Carnino, Clément Marquet
Résumé
Les datacenters mettent en œuvre des transformations techniques, spatiales et
organisationnelles pour accompagner la massification des échanges informa- 309
tiques. Comment une salle informatique devient-elle un datacenter ? Les data-
centers appartiennent-ils au secteur tertiaire ou industriel ? Quels sont les seuils
permettant de trancher ces dilemmes ? En s’ intéressant aux problématiques
rencontrées par les acteurs des datacenters (gestionnaires d’infrastructures,
directeurs des systèmes d’ information, consultants, mais aussi élus locaux et
fournisseurs d’ électricité), cet article met en évidence les conséquences maté-
rielles de l’ essor du numérique et les conflits de catégories qui résultent de
l’ industrialisation de ces infrastructures. Plutôt que de définir l’ industrie par un
ensemble de critères, il s’ agit de saisir la centralité du changement d’ échelle
dans la conduite d’ activités techniques.
Mots-clés
catégorie, datacenter, industrie, informatique, massification, matérialité, travail
” Guillaume Carnino, Clément Marquet, « Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans
l’ univers du datacenter. Changement d’ échelle et industrialisation du numérique »,
Artefact, no 17, 2022, p. 309-335.
Guillaume Carnino, Clément Marquet
Abstract
Datacenters are implementing technical, spatial and organizational transforma-
tions to accompany the massification of computer exchanges. How does a computer
room become a datacenter? Do datacenters belong to the service or industrial
sector? What are the thresholds that allow these dilemmas to be resolved? By
looking at the problems encountered by datacenter stakeholders (infrastructure
managers, IT directors, consultants, but also local elected officials and electricity
suppliers), this article highlights the material consequences of the digital boom
and the category conflicts that result from the industrialization of these infrastruc-
tures. Rather than defining industry by a set of criteria, the aim is to understand
the centrality of the change of scale in the conduct of technical activities.
310
Keywords
category, computing, datacenter, industry, massification, materiality, labor
Q
u’ est-ce alors qu’une industrie ? Le consultant datacenter Laurent
Trescartes nous rappelle que pour les services de l’État eux-
mêmes, la réponse à cette question n’est pas toujours facile.
Quel devrait être le critère (qu’ il s’agisse de la hauteur sous pla-
fond, des techniques mobilisées, de l’extension des marchés ou de la division
du travail) permettant de qualifier ce qu’est l’industrie ? D’ailleurs, peut-il
exister un critère ultime qui permettrait, sans coup férir, de saisir le moment
où une activité devient industrielle (un processus manifeste dans les récentes
mutations de l’entrepôt logistique2 ou l’émergence des datacenters3) ?
Le paradoxe pointé par Laurent Trescartes est celui d’une activité de pro-
duction de services, c’est-à-dire considérée comme du « tertiaire4 », qui se
déploie au point où le bâti qui l’héberge en vient à respecter les normes
de l’industrie lourde : sa prise de position met en évidence ce moment où
l’activité de gestion du matériel informatique s’est suffisamment transfor-
mée pour soulever des problèmes catégoriels aux yeux des administrations.
Ainsi, plutôt que de nous questionner sur les critères qui font ou non des
datacenters une industrie, nous nous intéresserons aux processus d’industria-
lisation qui ont contribué, au cours des vingt dernières années, à reconfigurer 311
les espaces, l’organisation et le travail de la production informatique, trans-
formant en datacenter ce que l’on appelait auparavant des « salles blanches »,
et déstabilisant les dispositifs réglementaires gouvernementaux à différents
niveaux (fiscalité, urbanisme ou distribution d’énergie). Par processus d’in-
dustrialisation nous désignons d’une part les difficultés rencontrées par les
gestionnaires de salle informatique ou de datacenter face à la massification
des opérations qu’ils doivent gérer et, d’autre part, les solutions mises en
œuvre pour résoudre ces problèmes de montée en échelle (ce qui est aussi
nommé, par anglicisme, la scalabilité) – ces difficultés et solutions pouvant
être d’ordre technique, organisationnel ou encore réglementaire, les trois
étant bien souvent liés.
L’hypothèse qui guide notre réflexion est qu’une activité devient indus-
trielle par les réponses apportées au sein de différents espaces sociaux à des
épreuves de montée en échelle. Savoir monter en échelle, c’est être capable
de délivrer un même service ou produit à qualité constante, mais dans des
2. Gaborieau, 2016.
3. Carnino, Marquet, 2018.
4. Voir par exemple le travail du géographe Henry Bakis, qualifiant les datacenters de « nouveau type
d’établissements tertiaires ». Bakis, 2013.
Guillaume Carnino, Clément Marquet
5. Tsing, 2012.
6. Pfotenhauer, Laurent, Papageorgiou et al., 2022.
7. Star, Ruhleder, 1996.
8. Ribes, Jackson, Geiger et al., 2013.
9. Quet, 2022.
10. Pfotenhauer, Laurent, Papageorgiou et al., 2022.
11. Dans les études sur le numérique, le terme « matérialité » peut revêtir des sens variés, renvoyant
par exemple aux effets politiques et sociaux des standards et protocoles utilisés pour organiser la cir-
culation de l’ information. Musiani, 2018. Ici, nous utilisons les termes « matériel » ou « matérialité »
pour caractériser la couche physique du numérique, faite de ciment, de briques, de câbles, d’unités
réfrigérantes, de cuves de fioul, etc.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter
acteurs localement en prise avec les datacenters sont confrontés à des pro-
blèmes d’ industrialisation et de gestion de la montée en échelle. Comment
la massification des échanges d’information transforme-t-elle les bâtiments
dont ces derniers dépendent ? Que produisent les mutations de ces bâti-
ments sur les pratiques des travailleurs et comment recomposent-elles leur
relation aux pouvoirs publics ? Comment ces transformations nous ren-
seignent-elles sur les processus d’industrialisation et leurs effets ?
Pour répondre à ces questions, notre article s’organise en quatre sections. Les
deux premières portent sur des épreuves rencontrées par des gestionnaires
de datacenters de tailles diverses – de la petite salle informatique d’une col-
lectivité rurale aux bâtiments d’hébergeurs informatiques internationaux,
en passant par les salles moyennes d’une université et d’une entreprise du
CAC 40. Ces épreuves donnent à voir les réorganisations technologiques,
organisationnelles et spatiales engendrées par la croissance de ces activités.
Elles portent sur deux dimensions centrales de la gestion des équipements
informatiques – à savoir leur refroidissement et leur raccordement aux
réseaux de télécommunication. Les deux dernières parties portent sur les
314 conséquences de cette croissance dans les relations qu’entretiennent les opé-
rateurs de centres de données avec les acteurs institutionnels : nous montre-
rons que la croissance des datacenters s’accompagne de franchissements de
seuils (énergétiques, matériels, techniques, administratifs et réglementaires)
qui désorientent tant les acteurs économiques que celles et ceux qui sou-
haitent les réguler. Passant progressivement du statut d’établissement ter-
tiaire à celui d’équipement industriel, les datacenters provoquent des conflits
de catégories qui donnent à voir à la fois les épreuves suscitées par les trans-
formations des datacenters pour les acteurs institutionnels et la difficulté à
qualifier ce que l’on nomme couramment « industrie ».
Cet article s’appuie sur une recherche au long cours sur le monde des
datacenters. Il mobilise des entretiens avec des responsables de bureaux
d’étude spécialisés dans la construction des datacenters, des agents terri-
toriaux, des élus, des directeurs techniques de datacenter universitaires et
privés, des directeurs de systèmes d’information de grandes entreprises
françaises (CAC 40), des visites de datacenters universitaires et privés
ainsi qu’une participation régulière aux événements professionnels de la
filière du cloud et du datacenter depuis 2015. Nous nous appuyons sur une
grande variété de types d’infrastructures et d’épreuves. Cette diversité nous
semble importante car les épreuves d’industrialisation étudiées se répètent
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter
Climatiser la croissance
Le processus d’industrialisation des salles informatiques commence au
cours du dernier quart du xxe siècle et connaît un fort coup d’accélérateur
durant les années 2000. Certains des acteurs rencontrés ont dû gérer des
salles blanches qui n’avaient pas encore été supplantées par des bâtiments
dédiés, alors que les machines s’étaient pourtant déjà multipliées et que leurs
sollicitations étaient permanentes. Deux informaticiens d’un datacenter
universitaire de province nous racontent ainsi, sidérés par le chemin par-
couru depuis, combien leurs machines devaient être, avant la création du 315
bâti industriel, une préoccupation de chaque instant : épousseter les ven-
tilateurs à l’aspirateur, mesurer la température, ouvrir les fenêtres lorsqu’il
faisait trop chaud dans la salle, etc.20. Un gestionnaire de salle informa-
tique pour de nombreuses petites collectivités indique qu’il partait louer
des unités de climatisation chez Kiloutou pour « passer l’été » et qu’ensuite
il « pri[ait] pour que ça ne brûle pas21 ». Le constat est unanime, et un
directeur de centre confirme : « on était au bout du bout22 ». Multiplier
les serveurs de façon anarchique, sans plan rationalisé de climatisation, ne
pouvait fonctionner qu’un temps, et dès la fin des années 1990, la situation
était devenue intenable pour beaucoup.
La solution invariablement plébiscitée est celle d’un bâti spécifique, que
nous appellerons ici datacenter, se différenciant de la salle informatique,
autrefois établie bien souvent là où c’était possible, selon les moyens et
l’espace disponible du propriétaire : dans une cave, un grenier, une
“ Sur un rack, les gens disent : moi je préfère remplir mon rack
316 à moitié. Parce que d’abord c’est moins difficile pour moi,
et si par hasard j’ai un défaut énergétique – grand dieu ça
ne nous est jamais arrivé – finalement j’ai celui à côté, donc j’ai
plus intérêt à mettre ça horizontalement : moins lourd, mieux
rangé, même serveur de même type dans le truc, et en plus je
prends moins de risques. Alors pourquoi je le ferai différemment28 ?
Cette recherche de la densification semble avoir eu une conséquence
importante sur ce qui est appelé « l’urbanisation » des salles informatiques,
c’est-à-dire l’aménagement de l’espace. Auparavant, les machines étaient
“ J’avais une équipe d’ingénieurs qui faisait ça. J’avais des ingénieurs
réseaux et des ingénieurs systèmes qui allaient racker et câbler
des machines, certains avaient de l’appétence pour cette activité,
mais d’autres ça les saoulait et c’était en général du quick and 321
dirty. […] Quand ils doivent intervenir sur un problème ils vont
débrancher là, ils rebranchent là, et voilà. Ils [ne] s’occupent pas
vraiment des plans de câblage, des plans de baie. […] Quand ça
ne marche pas on fix [répare rapidement] et on verra après
comment on fera34.
Pour ce responsable, ce problème est lié au fait que les ingénieurs réseau
doivent intervenir sur des tâches souvent jugées ingrates et qui ne cor-
respondent pas à leur niveau de compétences. Alors que le nombre de
datacenters se multiplie, les besoins en câblage ne cessent d’augmenter. Des
initiatives d’anciens du secteur émergent, dans la perspective de diviser le
travail et d’identifier les tâches qui pourraient être réalisées par une main
d’œuvre moins qualifiée. Partant de ce constat, Florian du Boÿs, ancien
directeur de l’hébergeur Neo Telecom, crée l’association des Plombiers du
numérique. Comme le précise leur site Internet :
34. Alain Le Mell, ancien directeur infrastructure de la société SAP et responsable datacenter dans
l’association Les Plombiers du numérique, entretien, le 28 janvier 2020.
Guillaume Carnino, Clément Marquet
323
Énergie et équité
Ces transformations de l’organisation matérielle des datacenters ont aussi
des incidences dans les relations entre les opérateurs et les fournisseurs
d’électricité, ce qui amène certaines entreprises à internaliser de nouvelles
compétences techniques pour sécuriser leur localisation.
Entre les années 2000 et 2020, les salles se densifient et les prévisions de
croissance ne cessent d’augmenter alors que les opérateurs de datacenter
prospectent pour construire des installations de plus en plus grandes et, par
conséquent, de plus en plus gourmandes en énergie. Cette prospection ne se
fait pas sans accrocs. Dans le nord de Paris, l’établissement public territorial
de Plaine Commune devient, entre 2000 et 2010, la première concentration
européenne de datacenters. Le territoire bénéficie d’atouts géographiques
particulièrement favorables à l’implantation de ces infrastructures : un fon-
cier peu cher, un maillage dense de fibre optique interconnecté aux dor-
sales de l’internet, des dessertes autoroutières et une disponibilité électrique
abondante héritée des vagues précédentes d’industrialisation.
324 Cependant, au début des années 2010, alors qu’un projet de datacenter
de 15 500 m², porté par l’opérateur Data4, est en discussion rue Léopold-
Réchossière à Aubervilliers, le distributeur d’énergie, Enedis, alerte les pou-
voirs publics sur son incapacité de satisfaire la requête de l’opérateur dans
le délai imparti, alors que l’opérateur demandait 60 MW de puissance élec-
trique pour son installation. Cette alerte d’Enedis déclenche de vifs débats sur
les pratiques énergétiques des datacenters à Plaine Commune et leurs besoins
en électricité38. Mais au-delà de cette controverse, il faut saisir que l’alerte
est déclenchée par un franchissement de seuil administratif des demandes
en puissance électrique des datacenters39. L’organisation de la distribution
d’électricité en France autorise Enedis à satisfaire les demandes d’électri-
cité des clients jusqu’à 20 MW, seuil au-delà duquel les entreprises doivent
s’adresser directement à Réseau transport électricité (RTE). Néanmoins, un
flou existe en pratique, notamment entre 20 MW et 40 MW. Ainsi, alors
que les demandes de puissance depuis les débuts des années 2000 étaient
adressées à Enedis, la requête de Data4 concrétise un changement dans les
normes et les seuils de réservation de puissance par ces opérateurs.
38. Marquet, 2018.
39. Ce qui suit s’appuie largement sur les propos de Philippe Luce, consultant en stratégie de marketing
et communication, fondateur de la société Plus Conseil, entretien, 20 janvier 2020.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter
Le tableau page suivante, de Cécile Diguet et Fanny Lopez, actualisé par nos
soins, donne à voir l’augmentation des puissances sur les quinze dernières
années. L’augmentation progressive de la capacité électrique réservée par les
datacenters est visible, tout comme le fait qu’à partir de 2011, les demandes
des opérateurs franchissent le seuil des 60 MW (colonne de droite).
La construction d’un poste source – permettant d’accroître la puissance
électrique distribuée sur un territoire donné – est très coûteuse et s’inscrit
dans une planification électrique à long terme du fournisseur d’électricité.
Cela ne peut se faire, comme les acteurs le répètent à l’envi, « en claquant
des doigts ». Les délais étant trop longs pour Data4, le projet d’Aubervilliers
est abandonné et le datacenter est finalement installé au sud de Paris, à
Marcoussis. Comment alors expliquer qu’un autre opérateur – Interxion –
soit parvenu à réaliser des installations avec des demandes de puissance au
moins aussi élevées ? Une première réponse tient dans le travail de prospection
de l’opérateur : ce dernier est parvenu à identifier des espaces plus éloignés
du cœur de La Plaine Saint-Denis, où avaient lieu les premières installations
de datacenters, pour se raccorder à d’autres postes de distribution électrique.
Cette première réponse ne doit pas invisibiliser les efforts technologiques 325
mis en œuvre par l’opérateur. En effet, au cours des années 2010, Interxion
intègre des compétences de transformation d’électricité dans la réalisation
de ses datacenters, ce qui lui permet de contourner Enedis en raccordant
certains de ses datacenters directement à RTE40. Ainsi, l’opérateur réalise
plusieurs projets dans lesquels il négocie directement avec RTE en construi-
sant lui-même un poste source sur la parcelle d’installation du datacenter.
C’est le cas à La Courneuve où les 60 000 m² de datacenters s’appuient sur
50 MW réservés auprès d’Enedis et 80 MW auprès de RTE que l’opérateur
transforme lui-même, tout comme à Marseille, et prochainement aux Ulis
(au sud de Paris). À l’instar d’Interxion, d’autres opérateurs tels que Data4
ont finalement adopté cette pratique pour faciliter et accélérer le dévelop-
pement de grands projets. Ces exemples ne sont pas sans susciter des inter-
rogations sur la capacité qu’acquièrent des opérateurs privés pour participer
à l’aménagement électrique du territoire.
Seuils administratifs et acquisition de compétences technologiques s’en-
tremêlent dans la croissance des entreprises pour faire advenir des entités
industrielles massives, capables de rivaliser avec les pouvoirs publics sur un
Tableau réalisé depuis Cécile Diguet, Fanny Lopez (dir.), L’ Impact énergétique et spatial des data centers sur
les territoires, rapport Ademe, 2019, p. 38.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter
“ Un mot qui devient grave et très embêtant pour tous les opérateurs
de datacenter, c’est le mot “usine”. Pour votre info, il y a quand
même des gens, vous savez, à Bercy, qui n’ont rien à faire d’autre
que d’analyser ce que disent les uns et les autres, et ils sont en train
de penser à taxer tous les opérateurs de datacenters, parce que si on
met le mot “usine” ça veut dire un type de taxation différente de
celui d’opérateur de datacenters. Et je connais certains opérateurs qui
ont mis deux ans à se battre avec les fonctionnaires de Bercy pour
leur expliquer qu’ils n’avaient pas de vraies usines au sens où on produit
un bien matériel, mais qu’ils avaient des salles informatiques où on
ne produisait pas un vrai bien au sens d’une voiture, d’un stylo, ou
je ne sais quoi. Donc, méfiez-vous quand même du mot “usine”48. 329
La prise de parole de Marc Jacob souligne bien l’ambiguïté des critères qui
permettent aux pouvoirs publics de définir une activité comme relevant de
l’industrie ou non. En s’appuyant sur le Code général des impôts, il insiste
sur la production d’un bien matériel. Cette définition simple a permis à des
opérateurs initialement déclarés comme installations industrielles d’être
reconnus comme établissements tertiaires, à l’instar d’un datacenter de l’en-
treprise Orange, requalifié en 2018, installé sur la communauté d’agglo-
mération Seine-Eure. Cette requalification a occasionné une perte d’un
million d’euros par an pour la communauté, mais Orange s’est défendu en
invoquant une pratique d’homogénéisation fiscale vis-à-vis de ces autres
datacenters déclarés historiquement comme établissements tertiaires.
Ces conflits de déclaration sont loin d’être isolés, si bien que le réseau des
financiers, gestionnaires, évaluateurs, manageurs des collectivités territo-
riales (Afigese) a mené un travail politique auprès des parlementaires pour
revoir les modalités d’imposition des datacenters et d’autres infrastructures
48. Marc Jacob, rédacteur en chef de Global Security Mag, réaction à la conférence de Frédéric Charron
« Industrialiser nos Data Centers ? », journée de conférences organisée par Global Security Mag, 2015,
https://www.youtube.com/watch?v=2dvw_n-TQfA (consulté le 23 mai 2022). Nous soulignons.
Guillaume Carnino, Clément Marquet
49. Marquet, 2019. Pour une analyse des transformations des entrepôts en plateformes logistiques
et de leurs conséquences sur la santé des travailleurs, voir Gaborieau, 2016.
50. Article 1500, Code général des impôts, 2019.
51. Marquet, 2019.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter
une « crise des catégories52 » entre les différentes branches du droit concer-
nées. L’ harmonisation de ces catégories fait partie des revendications des
porte-parole du secteur – en témoigne l’appel lancé par les représentants
associatifs des entreprises du datacenter aux candidats à l’élection présiden-
tielle française de 2022. Face aux problèmes d’identification administrative
dont les centres de données font l’objet, la filière demande aux candidats
de créer un code d’Activité principale exercée (APE) pour les datacenters53,
c’est-à-dire de clarifier leur situation dans la nomenclature d’activités uti-
lisée par l’Institut national de la statistique et des études économiques
(INSEE) qui sert de référence pour de nombreuses administrations lors-
qu’il s’agit de réglementer des activités.
Comme le notent les économistes David Flacher et Jacques Pelletan, « les
nomenclatures apparaissent comme le résultat de compromis entre les
besoins des économistes, décideurs politiques et entrepreneurs, d’une part,
et le besoin d’un suivi dans le temps des principales statistiques54 ». Dire
qu’un datacenter est un équipement industriel fait ainsi sens pour ce secteur
entrepreneurial en recomposition, mais aussi pour certains acteurs admi-
nistratifs voulant réguler les conditions de développement de ce domaine 331
stratégique émergent, faciliter son essor, gérer ses perspectives de croissance
ou capter davantage sa valeur. Si toute métrique peut être légitimement
discutée, l’important reste de saisir que ces stratégies gouvernementales
d’imposition font état d’un problème taxinomique et, in fine, ontologique,
engendré par l’expansion industrielle.
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334
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Quet Mathieu, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde,
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Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter
Les auteurs
Guillaume Carnino est maître de conférences en histoire des sciences et techniques.
Dix-neuvièmiste, il s’ intéresse aux fondements épistémologiques et industriels
de la technologie. Plus largement contemporanéiste, il travaille sur l’ histoire de
la quantification et de l’ informatique, notamment des datacenters. Il a publié
L’ Invention de la science. La nouvelle religion de l’ âge industriel (Paris, Seuil, 2015)
et coordonné, avec Liliane Hilaire-Pérez et Aleksandra Kobiljski, une Histoire des
techniques. Mondes, sociétés, cultures, xvie-xviiie siècles (Paris, Presses universitaires
de France, 2016).
L
a Suisse, Genève en particulier, est connue pour avoir permis,
durant le xviiie siècle, l’éclosion de nouvelles vocations savantes.
L’influence du dogme et de la théologie calviniste vient à faiblir à 339
partir des années 1720 – entre autres par l’introduction du cartésianisme à
l’Académie – et nombre de jeunes patriciens de la cité de Calvin, apparte-
nant à l’élite des grandes familles bourgeoises, sont de plus en plus désireux
de produire une nouvelle exégèse du monde, fondée sur des observations
minutieuses, sur l’usage de nouveaux instruments ou encore sur un travail
méthodique qui, pour certains, les ont conduit jusqu’à remettre en ques-
tion de grandes vérités théologiques.
On connaît la trajectoire du naturaliste et philosophe Charles Bonnet
(1720-1793) qui, tout en soutenant le progrès dans les sciences, conserva
une croyance résolue en la religion. On sait aussi comment le mathémati-
cien Gabriel Cramer (1704-1752) fut autorisé à siéger comme laïc au sein
de la Compagnie des pasteurs. La trajectoire du professeur de philosophie
naturelle Horace Bénédict de Saussure (1740-1799) fut quant à elle mar-
quée par sa théorie de la division des infusoires qui a largement transformé
nos connaissances de la régénération et de la reproduction des végétaux et
des animaux. Dans un autre style, on peut aussi citer comment le mathé-
maticien et physicien Georges Louis Le Sage (1724-1803), avec son hypo-
thèse corpusculaire de l’attraction, a fini, selon ses propres mots, par croire
” Jean-François Bert, « Une certaine attraction pour la montagne », Artefact, no 17, 2022,
p. 339-345.
Jean-François Bert
1. Sur ces savants genevois, on peut citer par exemple : Sigrist, 2011 ; Ratcliff, 2016 ; Bert, 2018.
2. Heilbron, Sigrist, 2011.
Une certaine attraction pour la montagne
342
Fig. 1. – Vue d’ une partie de l’ exposition au Rolex Learning Center
de l’ École polytechnique fédérale de Lausanne
© Photographie : Virginie Martin.
“
Le manque de bons instruments est la principale cause des erreurs
dans lesquelles on est tombé. Il n’est peut-être rien de plus contraire
aux progrès de la bonne Physique, que des expériences indiquées
Une certaine attraction pour la montagne
4. Deluc, 1772, p. 2.
Jean-François Bert
344
5. Sur ce point, on pourra se reporter vers deux articles qui accompagnent l’exposition : Dumas
Primbault, Mihailescu, Baudry, 2022 ; Mihailescu, Dumas Primbault, Baudry, 2022.
Une certaine attraction pour la montagne
L’ exposition est passionnante car elle décadre le mont Buet, remet en ques-
tion la manière d’écrire l’histoire des sciences (en encourageant les histo-
riens à sortir de leur « milieu » traditionnel, celui des archives) et affine notre
connaissance des savants explorateurs du xviiie siècle. Passionnante, aussi,
parce qu’au-delà des éléments historiques qui viennent confirmer le rôle joué
par les savoirs savants dans la constitution d’assemblages hommes-nature à
chaque fois particuliers et changeants, cette exposition montre comment
ces mêmes savoirs permettent aujourd’hui, dans une logique comparative,
d’informer des questionnements touchant aux atteintes environnementales.
Il y a, comme toujours, bien des enseignements à tirer des travaux passés, en
particulier ceux qui ont cherché à expliquer et comprendre les dynamiques
propres de certains milieux, comme la montagne.
Jean-François Bert
Université de Lausanne
Sources
Bibliographie
L
’exposition « Émailler le verre à la Renaissance » alliait la présen-
tation d’objets raffinés séduisant les yeux et l’exposé d’un travail
scientifique éclairant leur histoire, particulièrement complexe1.
Installée au château d’Écouen (le lieu ne pouvait pas mieux convenir),
elle concrétisait les résultats d’une ambitieuse recherche menée depuis
20092. Son champ d’étude est un art du feu apparu sur l’ île de Murano
au milieu du xve siècle, représenté par des pièces en verre soufflé (coupes, 347
plats, cruches, gobelets, verres à pied, gourdes, etc.) ornées d’émaux et de
dorures. La demande de ces délicats objets dans les cours européennes fut
telle que des ateliers travaillèrent, hors de l’île, de manière similaire. Le but
du projet Cristallo, soutenu par la Fondation des sciences du patrimoine,
est de différencier les verres réalisés à Murano et ceux fabriqués « à la façon
de Venise ». Dans la mesure du possible, le recours à des analyses chimiques
permet de lever les doutes des historiens confrontés à ces œuvres, sans
signature ni marque, qui paraissent identiques, mais ne sont pas nées des
mêmes recettes, en l’occurrence vénitiennes3. Les visiteurs ont découvert
1. Commissariat général de l’exposition « Émailler le verre à la Renaissance. Sur les traces des
artistes verriers entre Venise et France » : Thierry Crépin-Leblond (directeur du musée national de
la Renaissance). Commissariat scientifique : Aurélie Gerbier (musée national de la Renaissance),
Françoise Barbe (musée du Louvre), Isabelle Biron (Centre de recherches des musées de France).
L’ exposition a eu lieu du 13 octobre 2021 au 14 février 2022 au musée national de la Renaissance.
2. Le projet Cristallo fut notamment présenté dans deux articles : Barbe, Biron, 2017 ; Barbe,
Filipponi, 2017. Auparavant, des articles ont constitué des jalons dans cette recherche : Verità,
1985 ; Baumgartner, 1995 ; Baumgartner, Olivié, 2003 ; Rochebrune, 2004.
3. Quatre-vingt-dix pièces ont été analysées à l’aide de l’accélérateur de particules AGLAÉ du C2R-
MF, sous la direction d’Isabelle Biron. Sur ce total, quarante-six pièces ont été rapprochées des
recettes vénitiennes. Les autres forment un groupe hétérogène, laissant supposer un certain nombre
de faux du xixe siècle. La conférence qui eut lieu à l’auditorium du Louvre, le 10 janvier 2022, est
visible sur https://www.youtube.com/watch?v=ozQpToMs7VQ.
4. L’ ouvrage de l’exposition, publié sous la direction d’Aurélie Gerbier, Françoise Barbe et Isabelle
Biron regroupe des études historiques, des tableaux scientifiques, un catalogue raisonné. Les notices,
très complètes, aident l’amateur à entrer dans le sujet ; elles sont de précieux outils de travail pour
les chercheurs. Sur place, le public était invité, par des cartels détaillés, à juger des résultats apportés
par l’examen en laboratoire de l’objet ; un tel souci d’information est assez rare pour être souligné.
5. Verità, Biron, 2021, p. 35. Les chercheurs détaillent les compositions des verres-supports et des
émaux qui caractérisent les pièces vénitiennes. Un matériau plus ordinaire, le vitrum blanchum, fut
aussi utilisé.
Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance
349
En revanche, grâce aux archives et aux décors armoriés, il est assez aisé
d’entrevoir la clientèle qui apprécia la perfection technique et artistique
de ces objets souvent exposés dans les cabinets d’art (Fig. 2). Les amateurs
florentins et siennois furent nombreux ainsi que le révèlent des inventaires
relatifs, par exemple, aux familles Médicis, Pucci, Salviati ou Strozzi6.
Parmi les admirateurs les plus passionnés figuraient les ducs de Ferrare et
6. Barovier Mentasti, Tonini, 2021, p. 45-46. Ces historiennes travaillent depuis plusieurs années
sur le sujet, comme nous l’avions constaté dans l’exposition du musée Maillol « Fragile. Murano,
chefs d’œuvre de verre de la Renaissance au xxie siècle », à Paris, en 2013. Signalons leur ouvrage
écrit à cette occasion.
Catherine Cardinal
350
351
7. Gerbier, 2021. Deux cents verres ornés d’armoiries sont conservés, révélant un choix récurrent
des commanditaires.
Catherine Cardinal
et, ainsi, à diffuser leur savoir-faire. À la fin du siècle suivant, des cités
italiennes du nord et du centre, des villes disséminées dans toute l’Europe
(Stockholm, Amsterdam, Anvers, Londres, etc.) possédaient des ateliers de
production de verres « à la façon de Venise8 ».
Une quarantaine de pièces exposées témoignait de la similitude des verres
« façon de Venise » avec leurs modèles. Plusieurs d’entre elles, pressenties
comme n’étant pas d’origine vénitienne par les historiens, sont définiti-
vement classées, grâce aux analyses chimiques, dans le groupe des verres
« façon de Venise ».
8. Maitte, 2021.
9. Gerbier, Vanriest, 2021. Dans le même ouvrage, Élise Vanriest développe aussi une étude sur la
verrerie de Saint-Germain-en-Laye. Nous avions noté son intérêt pour la verrerie de Paris (quartier
du Luxembourg, rue de Vaugirard) et la verrerie de la famille Sarode à Rouen dans le colloque
« Verres émaillés et dorés de la Renaissance. Nouvelles perspectives », organisé en visioconférence, les
22-23 mars 2022.
10. Gerbier, Vanriest, 2021, p. 182.
Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance
historiens sur les verres émaillés et dorés français. Cet intérêt a favorisé une
fabrication de faux que les analyses chimiques permettent de repérer. C’est
le cas de la coupe sur pied en verre ancien à laquelle ont été ajoutées les
armoiries de Catherine de Médicis (Fig. 5).
353
Catherine Cardinal
Université Clermont-Auvergne, Centre d’histoire espaces et cultures
Bibliographie
Isabelle (dir.), Émailler le verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes
verriers entre Venise et France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021.
Barovier Mentasti Rosa, Tonini Cristina, Le Verre de Murano. De la
Renaissance au xxie siècle, Paris, Gallimard, 2013.
Baumgartner Erwin, Verres de Venise et façon de Venise, Genève,
musée Ariana, 1995.
Baumgartner Erwin, Olivié Jean-Luc, Venise et façon de Venise.
Verres Renaissance du musée des Arts décoratifs, Paris, Union centrale des
arts décoratifs, 2003.
Gerbier Aurélie, « Les verres aux armes d’un pape Médicis », dans
Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le
verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes verriers entre Venise et
France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021, p. 128-129.
Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le
verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes verriers entre Venise et
France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021.
Gerbier Aurélie, Vanriest Élise, « Le verre émaillé français à la lumière
des sources archivistiques et archéologiques », dans Gerbier Aurélie, 355
Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le verre à la Renaissance.
Sur les traces des artistes verriers entre Venise et France, Paris, Réunion des
musées nationaux, 2021, p. 179-185.
Maitte Corine, « À la façon de Venise. Considérations historiques
sur la circulation des verriers en Europe aux xve et xvie siècles », dans
Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le
verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes verriers entre Venise et
France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021, p. 105-111.
Rochebrune Marie-Laure de, « Le verre de Venise et “à la façon de
Venise” en France aux xvie et xviie siècles », Revue de la Société des amis
du musée national de la Céramique, no 13, 2004, p. 17-32.
Verità Marco, « L’ invenzione del cristallo muranese: una verifica ana-
litica delle fonti storiche », Rivista della Stazione Sperimentale del Vetro,
vol. 15, no 1, 1985, p. 17-29.
Verità Marco, Biron Isabelle, « Les verres émaillés et dorés vénitiens
de la Renaissance d’après les analyses chimiques », dans Gerbier Aurélie,
Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le verre à la Renaissance.
Sur les traces des artistes verriers entre Venise et France, Paris, Réunion des
musées nationaux, 2021, p. 35-41.
Noémie Étienne, Claire Brizon,
Chonja Lee, Étienne Wismer (dir.),
Une Suisse exotique ?
Regarder l’ ailleurs en Suisse
au siècle des Lumières
Zurich, Diaphanes, 2020, 376 pages
L
’ouvrage collectif accompagnant l’exposition « Exotic ? Regarder
357
l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières » – qui s’est tenue au palais
de Rumine à Lausanne du 24 septembre 2020 au 28 février 2021 –
représente bien davantage qu’un catalogue d’exposition. En effet, grâce à
des contributions variées émanant d’historiens, de philosophes, d’anthro-
pologues, d’historiens de l’art et de la culture matérielle, cet ouvrage par-
vient à théoriser et à contextualiser la vaste notion d’exotisme dans le cadre
du rapport à l’altérité et à l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières. Résultat
d’un projet de recherche collectif, ce volume richement illustré aborde la
construction de l’exotique en Suisse comme le produit de diverses rela-
tions à l’altérité constituées par les rencontres matérielles, culturelles et/
ou humaines avec des espaces autres : « “l’exotique” est ce qui vient d’ail-
leurs, mais aussi ce qui peut être reproduit, imité, voire “amélioré” selon
la logique d’un système technologique et épistémologique européen »
(p. 10). L’ organisation tripartite de l’ouvrage offre au lecteur une circula-
tion entre la Suisse et ce qu’il convient de nommer des « ailleurs » puisque
diverses aires géographiques sont abordées : Asie, Amérique, Afrique et
Océanie. Après avoir parcouru, en première et deuxième parties, le monde
exotique extra-européen par le truchement des réseaux commerciaux, poli-
tiques, militaires, savants et artistiques impliquant des Suisses, le volume
Partant du postulat que « l’exotique » repose avant tout sur une construction
sociale et culturelle, ce terme est également entendu ici comme le « produit
de regards et de gestes » (p. 10) et recouvre les processus d’imitation et d’ap-
propriation des techniques, du savoir-faire artisanal et de l’art des nations
extra-européennes. Ainsi, la Suisse ne se contenta pas d’importer du thé
et des articles chinois de Canton, mais se mit à imiter la fabrication de la
porcelaine et du mobilier laqué ; elle n’importa pas seulement les fameuses
indiennes si colorées et prisées dans toute l’Europe, mais produisit pour le
marché suisse ces mêmes articles de consommation.
Le cadre épistémologique posé, les contributions sont rassemblées sous trois
grandes sections thématiques. Une première partie, intitulée « Matérialité
en réseau », met en évidence les liens entre le commerce mondialisé des
objets exotiques et denrées coloniales et leur consommation en Suisse. Elle
replace notamment au cœur de la discussion la dimension coloniale de
cette histoire de la consommation et ses liens avec la traite transatlantique.
Sont identifiées de nombreuses implications de la Suisse dans des entre-
prises commerciales, coloniales et impériales, à travers le rôle joué par des
Suisses colons, banquiers, marchands (tel Charles Constant de Rebecque 359
installé en Chine), militaires (tel Antoine Louis Polier en Inde), entrepre-
neurs (comme les Burckhardt) ou encore artistes (Jean Étienne Liotard).
Les stimulantes contributions de Meredith Martin et Bernhard C. Schär
rappellent avec force que la présence et la consommation d’un exotisme
matériel et artistique en Suisse furent intrinsèquement liées aux dyna-
miques commerciales de la traite négrière.
La deuxième partie, intitulée « savoirs exotisants », aborde la manière dont
la circulation d’images et d’objets permit de construire des savoirs anthro-
pologiques et disciplinaires. Y figurent notamment des développements
sur les liens entre cabinets de curiosités et biologie, botanique et géogra-
phie, sur la numismatique et l’archéologie et sur la production d’un savoir
ethnographique issu de la circulation de gravures d’illustrations dans des
encyclopédies révélant les costumes, les us et coutumes de diverses nations,
et donnant lieu à une composition protéiforme de la figure de l’Autre.
Les savoirs livresques et les curiosités circulèrent au sein des réseaux intel-
lectuels des bibliothèques, comme celle de l’académie de Lausanne ou la
« bibliothèque-cabinet d’art » de Zurich1.
2. Un des premiers ouvrages de référence sur la chinoiserie est Honour, 1961. Pour les plus récentes
publications, voir par exemple Porter, 2010 ; Alayrac-Fielding, 2016 ; Alayrac-Fielding, 2017 ; Marx,
D’Hainaut-Zveny, 2009.
Une Suisse exotique ? Regarder l’ ailleurs en Suisse au siècle des Lumières
Vanessa Alayrac-Fielding
Université de Lille, ULR 4074 CECILLE
Bibliographie
Contexte
En 2019, Universcience programmait une exposition temporaire sur le
thème des révolutions industrielles pour sa ligne éditoriale Société Sciences/ 363
Les mutations de notre monde. Son ouverture, initialement prévue en juin
2021, fut reportée d’un an du fait de la crise sanitaire.
Plusieurs défis se nichaient dans le traitement de ce vertigineux domaine.
Au moment de l’ instruction du sujet, l’industrie était encore pour beau-
coup d’entre nous, non spécialistes, « un truc du passé ». Évoquant le sujet
hors de la sphère professionnelle, il suscitait peu d’enthousiasme : l’ indus-
trie c’est terminé, c’est une affaire d’historiens, une occasion de revisiter
l’histoire des techniques au musée des Arts et Métiers éventuellement. Elle
émerge de temps à autre, à l’occasion d’un traumatisme, comme l’incendie
de Lubrizol à Rouen en septembre 2019, et l’on appelle alors à la fermeture
de ce type d’usine qui pollue, exploite et détruit. L’ industrie émerge aussi à
l’occasion de plans sociaux, comme la fermeture de Whirlpool Amiens en
juin 2018, qui a laissé derrière elle cent quatre-vingt salariés, et l’on appelle
alors au maintien de l’outil productif.
Dès les premières semaines du confinement en 2020, la question indus-
trielle est revenue, toute neuve, au centre des débats publics. En 2021,
elle occupe une place nouvelle dans les médias, dans les prises de parole
politiques, elle envahit les conversations de tous les jours. Tout à coup
Positionner l’ exposition
Chacun d’entre nous a fait connaissance avec la « révolution industrielle »
sur les bancs de l’école et pense en avoir une vision relativement claire :
en 1769, James Watt invente la machine à vapeur qui remplace la force
de l’ homme et de l’animal. Ainsi aurait commencé l’industrialisation du
monde, accompagnée de la disparition de l’artisan et de la naissance de
l’ ouvrier, de l’hymne au progrès technologique et des luttes sociales, de
369
Parcours de visite
Le parcours est structuré en sept temps forts :
• Du fog au cloud. Une introduction dans l’exposition ;
• Transformations. Un questionnement sur le gigantisme des chaînes de
production, sur la pluralité des filières techniques qui se cachent derrière
les objets du quotidien et sur l’évolution d’un site majeur dans l’histoire
industrielle française ;
• Le temps des objets. Sept thématiques portées par autant d’objets
techniques permettant de mieux comprendre l’industrialisation du monde ;
• Homo Faber. Une lecture des transformations de l’industrie à travers
l’évolution des modes d’organisation du travail ;
370
• Grands récits. Une mise en scène des discours des hommes sur leur
activité industrielle ;
• Effet rebond. Une installation consacrée au paradoxe de Jevons ;
• Terre augmentée vs Terre diminuée. Un lever de rideau sur le monde dans
lequel nous vivons aujourd’hui, un spectacle audiovisuel consacré aux
infrastructures invisibles du numérique.
Du fog au cloud
L’ idée est d’introduire les visiteurs dans l’exposition par un « effet tobog-
gan » : ils sont projetés dans un long couloir habité par la bande son du
cirque électrique et par un diaporama spatialisé. L’éditorial général de l’ex-
position ne leur est pas présenté, en somme ils ne savent pas ce qui les
attend. L’expérience sonore est au premier plan et les éléments visuels sont
asservis aux séquences rythmiques. Le diaporama spatialisé est présenté sur
cinq écrans thématiques :
• paysages transformés ;
• lieux de l’industrie ;
• standardisation-accumulation ;
« Évolutions industrielles »
• figures de travailleurs ;
• réseaux.
Les images évoquent des notions a priori familières aux visiteurs (clichés
associés à « la première révolution industrielle ») et d’autres qui pourront
les surprendre (cloud, éléments associés à des zones géographiques inatten-
dues ou qui procurent une sensation anachronique).
Transformations
Ce temps fort propose deux installations :
• L’appartement augmenté où l’on montre le gigantisme des chaînes de
production et la complexité des systèmes qui se cachent derrière des objets
du quotidien ;
• L’installation lenticulaire qui montre les transformations à l’échelle d’un
siècle d’un site majeur de l’histoire industrielle française : PSA-Sochaux.
L’ installation sur l’appartement augmenté trouve son origine dans une
suggestion de Pierre Veltz, à partir d’un article de Jean-Marc Jancovici9.
371
Elle permet une visualisation immédiate du nombre de machines utilisées
pour nous permettre de manger une simple tartine au petit-déjeuner. Et
ainsi de suite, partant de l’univers domestique, jusqu’ à l’arrivée au bureau
ou à l’école. À la fin de cette énumération, qui ne peut même pas prétendre
à l’exhaustivité, le lecteur est immanquablement pris de vertige et réalise
que l’industrie est partout. Nous faisons corps avec elle, ses produits nous
entourent, nous prolongent, nous contiennent, nous modèlent, nous en
ingérons même, pour reprendre la définition adoptée par le comité scien-
tifique. Derrière cette multitude d’objets quotidiens et familiers au milieu
desquels nous évoluons sans même plus y porter attention, se cachent de
gigantesques chaînes de production et de multiples filières industrielles. La
fabrication d’un simple opercule de yaourt mobilise par exemple l’indus-
trie de l’aluminium, des colles, du papier, etc. et concentre des technolo-
gies de pointe (calandrage, extrusion, injection, impression et complexage,
moussage, rotomoulage, thermoformage, enduction, gaufrage, laminage,
métallisation, soudure thermique, ultrasons, vernissage UV, etc.).
9. Jean-Marc Jancovici, « Vous êtes plutôt primaire, ou plutôt final ? », Jancovici.com, 1er août 2014,
https://jancovici.com/transition-energetique/vous-etes-plutot-primaire-ou-plutot-final/.
Astrid Fontaine
10. La conception et la fabrication de cette installation ont été confiées à l’artiste bruxellois Thierry
Verbeeck, dont le travail est centré sur la relation entre les mondes numériques et le monde physique.
Voir https://www.shadok.strasbourg.eu/projets/residence-mur-de-lenticulaires-thierry-verbeeck/.
« Évolutions industrielles »
Homo Faber
« L’homme est essentiellement fabricant.
La nature, en lui refusant des instru-
ments tout faits comme ceux des insectes
par exemple, lui a donné l’intelligence,
c’est-à-dire le pouvoir d’inventer et de
construire un nombre indéfini d’outils12. »
Henri Bergson
L’homme fabrique des objets qui lui permettent de façonner son envi-
ronnement et d’organiser sa survie. Partout sur la planète les hommes
s’agrègent et s’organisent autour de la production d’objets, de services, de
systèmes, de réseaux. Les modes de production et d’organisation du travail
ont évolué dans le temps, mais continuent de coexister et se déplacent
même d’un secteur à un autre. L’industrie structure l’organisation du tra-
vail humain et la façon dont l’homme fait société. En se développant, elle
contribue à faire vivre les hommes et les menace aussi, dans leurs corps et
374 leur environnement. Ce processus toujours à l’œuvre voit aujourd’hui le
travail reconfiguré par l’informatisation qui accélère la fusion de l’industrie
manufacturière avec celle des services. L’angle choisi prend appui sur trois
espaces symboliques qui structurent le propos :
• la mine : l’extraction de minerais au fondement
de l’activité industrielle ;
• l’usine : la façon dont les hommes s’organisent autour
de la production d’objets ;
• la plateforme numérique : la transfiguration du travail
par l’entremise du numérique.
L’ idée sous-jacente était d’offrir une méta-lecture des transformations des
modes d’organisation du travail et des métamorphoses de l’industrie tout
en montrant la coexistence et le foisonnement des modes de production,
de représenter la présence humaine dans le système industriel et de mettre
l’accent sur l’impact du numérique dans la reconfiguration du couplage
humain/machine.
Grands récits
« Derrière le machinisme, phénomène
technique, il faut apercevoir le capita-
lisme, phénomène économique, et der-
rière le capitalisme, il faut apercevoir un
système de valeurs, un humanisme ratio-
naliste. L’ idéal de la vie humaine ce n’est
plus le paradis terrestre dont on a la nos-
talgie : c’est le jardin qu’il faut cultiver.
L’ humanisme machiniste implique que
l’homme n’a pas de place toute faite dans
la nature, qu’il doit plier cette nature par
le travail pour la dominer par l’esprit13. »
Georges Canguilhem
Les objets, comme l’activité industrielle, sont « pris » dans la culture. Ils
naissent, se développent, se transforment et transforment en retour nos
imaginaires, nos représentations du monde. Entre technophobie et tech-
375
nophilie, entre techno-messianisme et techno-catastrophisme, on retrouve
dans des temps anciens la coexistence de ces deux représentations qui
nous font considérer la technique et l’industrialisation comme une source
d’asservissement de l’homme ou comme une source d’émancipation. Les
narrations portées par différents acteurs (ingénieurs, entrepreneurs, tra-
vailleurs, observateurs, etc.) s’agrègent ainsi à ces deux visions : l’industrie
perçue comme une menace pour l’homme et l’industrie perçue comme
une solution à tous les problèmes humains. Ces discours dessinent les
contours de visions du monde qui s’affrontent, entrent parfois en compé-
tition et ponctuent le processus d’industrialisation. Ils forment la chorale
des représentations, des croyances, des idéologies, des théories.
Un film, dont le scénario est écrit par Luigi Cerri sur la base de citations
authentiques, met en scène un débat sous la forme d’une réunion à dis-
tance. Les participants sont des personnages historiques dont les idées
et les discours ont marqué l’histoire de l’activité industrielle. Karl Marx
s’entretient avec Steve Jobs, Elon Musk avec René Descartes. Nous avons
volontairement choisi un cadre fictionnel et anachronique – en ayant bien
Le paradoxe de Jevons
« Ainsi se formèrent ces immenses
couches de charbon qu’une consom-
mation excessive doit pourtant épuiser
en moins de trois siècles si les peuples
industrieux n’y prennent garde14. »
Jules Verne
Observé depuis longtemps, jamais démenti, ce phénomène reste peu connu
du grand public et souvent « oublié » des décisions individuelles que des
choix politiques. On peut le résumer ainsi : une innovation visant une utili-
sation plus efficace de l’énergie ou des ressources entraîne systématiquement,
et a posteriori, l’augmentation de la consommation de cette ressource et de
l’énergie. La consommation de la ressource, plus efficacement utilisée, dimi-
376
nue pour mieux rebondir. Ce mécanisme, identifié par l’économiste anglais
William Stanley Jevons en 1865 dans l’ouvrage Sur la question du charbon
– repris par la suite par les économistes Daniel Khazzoom et Leonard Brookes
dans les années 1980 –, est un concept abstrait et contre-intuitif.
Il n’est pas évident de rendre lisible un tel mécanisme. Nous avons confié
la conception et la réalisation de ce dispositif au collectif d’artisans numé-
riques les Arts codés. L’ installation proposée est une expression littérale,
physique, monumentale et contemplative de cet effet rebond. Une grande
sphère suspendue dans l’espace de visite est animée de rebonds illustrant les
corrélations entre les améliorations technologiques et l’augmentation des
consommations. Contrairement aux rebonds physiques qui entraînent une
perte d’énergie et une diminution progressive de l’amplitude du mouve-
ment, des rebonds « paranormaux » sont simulés, où chaque impulsion pro-
voque une amplification du mouvement jusqu’à faire disparaître la sphère
du champ de vision des visiteurs. Ces rebonds sont mis en présence d’un
phénomène qui ne cesse de s’amplifier, qui échappe, éprouvant ainsi le
caractère imprévisible et non maîtrisable du paradoxe de Jevons.
Bibliographie
L’ autrice
Résumé 381
Le jeune savant rhénan Johann Friedrich Benzenberg a laissé de sa visite du
Conservatoire des arts et métiers, à l’ été 1804, la plus ancienne description détail-
lée des collections de machines et modèles installées quatre ans plus tôt dans
l’abbaye Saint-Martin-des-Champs. Inédite en français et donnée ici en édition
bilingue, cette description précède de dix ans celle de John Scott en anglais et de
quatorze le premier catalogue des collections en 1818. Outre les comparaisons
possibles avec ces ouvrages postérieurs, elle apporte un témoignage précieux
sur le rôle des gardiens et des précisions sur l’installation de l’ école de filature
et la préparation matérielle des expériences aérostatiques de Jean-Baptiste Biot
et Joseph Louis Gay-Lussac. Dans un style très personnel, elle témoigne aussi des
centres d’intérêt, attendus ou plus étonnants, de la part d’ un jeune étranger au
courant des inventions les plus récentes.
Mots-clés
Johann Friedrich Benzenberg, Conservatoire des arts et métiers, collection
technique, invention, ascension aérostatique, Jean-Baptiste Biot, Joseph Louis
Gay-Lussac, François Barreau
D
ans son livre sur Le Conservatoire des arts et métiers des origines à
la fin de la Restauration (1794-1830)1, Alain Mercier donne, sous
le titre « Un artiste anglais en 1814 », la traduction de la visite de
l’établissement par le journaliste écossais John Scott (1783-1821)2, publiée
trois ans avant le premier catalogue des collections, paru en 1818 sous la
signature du directeur Gérard Joseph Christian3. Nous proposons ici la pre-
mière description détaillée des collections du Conservatoire en juillet-août
1804, soit dix ans plus tôt et cinq ans seulement après leur installation à
l’abbaye Saint-Martin-aux-Champs. Passée inaperçue en France, car publiée
en allemand et, semble-t-il, ni rééditée ni traduite depuis, elle est due au
jeune Johann Friedrich Benzenberg (1777-1846), un ancien élève de Georg
Christoph Lichtenberg à Göttingen, devenu professeur d’histoire naturelle
au lycée de Düsseldorf4. À en croire le compte rendu de Gilles Boucher de la
Richarderie dans sa Bibliothèque universelle des voyages, les deux volumes du
récit de voyage épistolaire de Benzenberg ne mériteraient guère d’attention :
1. Mercier, 2018.
2. « An original description of the Conservatoire des arts et métiers », Scott, 1815, p. 303-319.
Traduction française dans Mercier, 2018, p. 363-371. Scott était l’éditeur de l’hebdomadaire politique
et littéraire The Champion.
3. Christian, 1818. On sait le rôle tenu dans la préparation de ce catalogue par Claude Pierre Molard
puis, en 1816-1817, par son frère cadet François Emmanuel. Sur le catalogue, voir Corcy, Hilaire-
Pérez, 2018, inédit.
4. Benzenberg, à la fois géomètre, astronome et physicien, est surtout connu comme économiste et
publiciste libéral dans la Rhénanie prussienne après le congrès de Vienne. Voir Gollwitzer, 1955,
p. 60 ; Heyderhoff, 1909, 1927 ; Baum, 2008.
5. Benzenberg, 1804.
6. Boucher de la Richarderie, 1808, p. 163.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
383
mais il mentionne le fardier dans l’église (Fig. 4) et celui utilisé pour ramener
les éléphants du Stathouder de Hollande, ainsi que celui construit pour le
transfert des « chevaux de Marly », dont Agustín de Betancourt avait pris le
dessin pour le cabinet du roi d’Espagne18. Ici encore, il observe avec justesse,
comme pour le tour à guillocher, qu’il n’a sans doute guère servi. Fort au
courant des inventions récentes, il observe même à l’occasion l’absence de
fonctionnement du métier à tisser les rubans métalliques – ce qui en obs-
curcit la compréhension – ou les lacunes de la collection – qui ne comporte
ni la « scie sans fin » de Lucas Chrétien Auguste Albert, brevetée en 1799,
ni le soufflet cylindrique du Bavarois Joseph Baader. Pourtant, s’il est favo-
rable aux innovations techniques, Benzenberg émet aussi ses doutes quant
au succès des machines à polir le verre ou des machines à vapeur pour la
navigation et plus généralement pour le transport.
386
18. Christian, 1818, nos 98, 99, 100, p. 8. Voir Rumeu de Armas, 1990, pl. 16.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
387
19. Cela expliquerait d’ailleurs la description de Scott en 1814 mentionnant l’emploi antérieur des
machines « avec peu d’ouvriers » (p. 363). Sur l’origine de l’école, voir Mercier, 2018, p. 279-284,
et sur son équipement partiel par l’école d’arts et métiers de Compiègne. Bret, 2022. En vendé-
miaire an 13 (septembre-octobre 1804), le ministre approuve l’emploi de 600 francs « pour faire
des expériences de machines à filer le coton », de 3 107 francs « pour des machines à filer le coton,
par M.M. Bauwens & Farar » et 4 600 francs « pour l’étabt de l’attelier d’instruction pour la filature
de coton, laine &ca ». Arch. nat., F/12/4866, inventaire. Relevé des objets déposés de brumaire an 3
à 1809, nos 413, 414, 419.
20. Chargé de la gestion et de l’inspection des de Douglas à l’île aux Cygnes (1803), Conté avait
été membre du jury du concours sur la construction des machines à carder et à filer le coton (1802)
et s’occupait alors d’un projet de filature avec Humblot et Despéreux, de celui de l’école de filature
au Conservatoire et du programme de la future école d’arts et métiers de Beaupréau, qui devait ini-
tialement être consacrée à l’industrie textile et dont la création venait d’être décidée en mars 1804.
21. Lhomond remit les ballons et le matériel aérostatique de l’expédition à Claude Pierre Molard,
de la part de Conté, le 27 février 1802. Cnam, archives historiques, S 120.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
22. Sous la Restauration, Molard jeune s’élève contre cette pratique qui conduit de simples « garçons
de salle » à expliquer le fonctionnement des machines moyennant un pourboire. Cnam, bibl. 249,
30 septembre 1816. Le duc de La Rochefoucauld répond qu’il est en effet « parfaitement ridicule
d’autoriser la démonstration des machines par des hommes qui ne les entendent pas ». Cnam,
bibl. 537, 3 octobre 1816. Voir Mercier, 2018, p. 410. Sur les fonctions des gardiens à la création
du Conservatoire, voir Corcy, 2022, p. 207-222.
23. Académie des sciences, 1912, p. 176.
24. Marie-Sophie Corcy s’attèle à cette tâche du suivi des collections à travers les archives historiques
du Conservatoire des arts et métiers. Je la remercie vivement pour la générosité avec laquelle elle m’a
communiqué ses données pour l’identification et le devenir des pièces mentionnées par Benzenberg.
Patrice Bret
[310] Der Ballon wurde zu Meudon gemacht, als dort das äronautische
Institut noch bestand. Nachher war er mit in Egypten. Neben ihm lag ein
kleiner Probeballon von Goldschlägerhäuten, der acht Fuß Durchmesser hat.
In der Kirche steht ein Wagen, vorn mit einer kleinen Dampfmaschine, die
ihn in Bewegung setzt; er scheint aber wenig gebraucht zu seyn. — Ferner
der große Wagen, auf dem die Elephanten aus dem Haag hierhin gebracht
wurden; und endlich der ungeheure Wagen, auf dem man die marmornen
Pferdegruppen, welche jetzt am Eingange der eliseischen Felder stehen,
von Marly nach Paris brachte. Die Räder haben doppelte Speichen und
doppelte Eisenbänder auf dem Rande. Sie sind einen Fuß breit, zehn Fuß
hoch, und haben zehn Fuß Geleise.
Säle im ersten Stock
Man steigt eine breite Treppe hinauf, und findet gleich im ersten Saale
die Modelle zu den verschiedenen Wasserwerken. Ein Modell von der
Maschine zu Marly, eine vollständige Pulvermühle [311] mit allem
Zubehör, verbunden mit einer Salpeterraffinerie.
392 Dann kommt die Eisengewinnung. Verschiedene Hochöfen und
Hammerwerke nebst Gebläse. Baders Cylindergebläse sah ich nicht.
Merkwürdig war mir das catalonische Gebläse, welches man viel in den
Pyrenäen gebraucht. In einem hohen Reservoir wird das Wasser gesam-
melt, aus dem es durch drei lange Röhren in drei darunter stehende
Tonnen fällt. Während des Falls zertheilt sich das Wasser in Staub, und
reisst die Luft, durch welche es fällt, mit sich fort, bis unten in die Tonnen.
Diese Luft, die nirgend hinauskann, geht dann durch eine Röhre in das
Blaserohr des Hochofens.
Der Aufseher sagte, indem er die Erklärung dieses Gebläses gab: „daß
das Wasser bekanntlich viel Luft hätte, und daß diese die Ursache seiner
Flüssigkeit sey.“ Hierbei wäre es merkwürdig, daß das Wasser nicht gleich
unten in den Tonnen fest und zu Eis wird, sobald es die Ursache seiner
Flüssigkeit verliert. Die Aufseher solcher Sammlungen sprechen gewöhnlich
sehr gelehrt, und [312] imponiren oft mit ihren Kenntnissen den größe-
ren des Zuschauers, weil sie das schon hundertmal sahen und beschrieben,
was er zum erstenmal sieht und was ihm fremd ist. Aber man muß diese
Aufseher-Gelehrsamkeit nicht prüfen, und die Besitzer derselben auch
nicht aus dem täglich betretenen Herwege ihres Wissens herausbringen.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
irgend einer Zusammensetzung gemacht [S. Fig. 2, Taf. 10]. Wenn man
auf künstlichen Drehbanken hat arbeiten gesehen, so begreift man freilich,
[317] wie so etwas gemacht wird. Indeß sieht man doch anfangs auf der
Oberfläche nach, ob man nicht irgendwo eine Fuge sieht, wo die Kugeln
an einander gesetzt sind.
In einer andern Kugel ist der Künstler noch weiter gegangen. Es stecken
zehn Kugeln frei in einander, die mit zwanzig Löchern durchbrochen sind.
In der mittelsten Kugel ist ein Seestern, der seine zwanzig Strahlen zu den
zwanzig Löchern herausstreckt. Und alles dieses ist wieder aus einem Stücke
gedreht. Einer, der so etwas macht, muß freilich eine sehr gute Drehbank
haben; aber er muß auch darauf geübt seyn, zu sehen, wo die Späne fitzen.
In einer dritten Kugel hat der Künstler einen Kubus gedreht, und in dem
Kubus, der an seinen sechs Seiten sechs Löcher hat, wieder eine frei liegende
Kugel. Begreiflich ist zuerst die innere Kugel losgedreht, und dann erst der
Kubus, der in der äußeren liegt. Völlig scharf ist indeß der Kubus nicht,
weil man nie ein scharfes Drei- oder Viereck drehen kann. Dann steht noch
eine kleine, fein gedrehte Pyramide von Elfenbein hier, in der [318] alle-
rhand künstliche Schnecken angebracht sind. Oben auf ihr liegt eine kleine 395
Kugel, in der zwei kleine excentrische Kugeln frei liegen. Bey einer andern
Kugel stecken en chaîne zwei hohle excentrische zum Theil in einander, und
sind los gedreht. [S. Fig. 3, Taf. 10]. Und so-sind der künstlichen Arbeiten
noch viele hier, die zum Theil von Holz, zum Theil von Elfenbein sind.
Als ich den Aufseher nach der Addresse des Herrn Barreau fragte, so nannte
er mir einen andern Dreher, Herrn Rajon, in der Vorstadt St. Antoine, der
eben so künstliche, und vielleicht noch künstlichere Dreharbeiten mache.
Ich habe mir vorgenommen, diesen Herrn Rajon nächstens zu besuchen.
Die vier Direktoren des Conservatoire des arts et métiers sind jetzt damit
beschäftigt, einen Katalog von dieser Modell- und Maschinensammlung zu
machen. Da in diesem, so wie in den Katalogen der übrigen Museen, eine
Menge Nachrichten über die verschiedenen Maschinen werden gesammelt
seyn, die man jetzt von den Aufsehern nicht erfährt: so wird diese große
Maschinensammlung dann erst recht interessant zu besuchen seyn.
Patrice Bret
Traduction
[306] Vingt-deuxième lettre27
Paris
Les grandes collections de modèles et de machines qui étaient aupara-
vant dispersées en plusieurs lieux sont maintenant réunies dans l’abbaye
de Saint-Martin. L’entrée se trouve à gauche dans la cour de la mairie du
sixième arrondissement, rue Saint-Martin. Elles sont ouvertes au public
le dimanche ; l’étranger les voit en semaine pour une bagatelle, donnée à
celui qui le fait entrer28.
Dans la première salle à droite29 se trouvent les machines à filer le coton,
appelées mules en Angleterre. La mèche passe entre deux [307] rouleaux,
dont le supérieur est recouvert de cuir et l’inférieur est en fer vieilli. Le
travail est effectué dans cette salle30. La plus grande machine file deux cent
seize fils à la fois, et traite dix livres de coton par jour31. Tout ce qui se
rapporte à la filature du coton se trouve dans cette pièce. Dans la salle d’en
396 face32 se trouvent les métiers à tisser le coton et la soie, ainsi qu’une grande
machine à bobines du célèbre Vaucanson (voir Fig. 3)33.
Dans la salle attenante à la filature de coton se trouvent les presses à monnaies
et médailles, une machine à découper à grandes roues, une tréfilerie et la
machine qui, aux dires du gardien, a ruiné la France – la presse à assignats34.
27. Traduction libre de Patrice Bret avec l’aide précieuse de Jeanne Peiffer, que je remercie vivement.
28. Benzenberg, 1805-1806, t. 2, p. 306.
29. Christian, 1818, p. 30-32. Première salle des filatures.
30. L’inscription des élèves de l’école de filature du Conservatoire avait commencé en mars 1804 et le mé-
canicien anglais Thomas Ferguson avait été nommé professeur en juin. L’installation n’était sans doute
pas encore achevée, mais l’activité semble avoir tout de même commencé. Voir Mercier, 2018, p. 279.
31. Grâce à ses succès sur des machines à deux cent seize broches, James Milne permit à Liévin
Bauwens d’obtenir la médaille d’or à l’exposition de 1801 et de réussir un nouvel exploit, sur une
mule-jenny de Pobecheim, qui lui valut de succéder à Ferguson comme professeur de l’école de
filature du Conservatoire. Voir Mercier, 2018, p. 284.
32. Christian, 1818, p. 32-34. Seconde salle des filatures.
33. Il s’agit non de la machine elle-même, mais du modèle du moulin à organsiner de Vaucanson.
Musée des Arts et Métiers, inv. 667, 1849.
34. Presse qui a servi à l’impression des assignats de 2 000 et 10 000 francs ; le chariot porte une bas-
cule pour l’impression du type identique sur le talon, avec le numérateur mécanique de Jean François
Richer – montré à Pie VII en février 1805 – et une presse proposée par Richer pour imprimer dix
billets à la fois. Christian, 1818, nos 94, 95 ; inv. 89, 1849. Voir Mercier, 1989. Pour l’ impression sur
le talon, voir Christian, 1818, no 93, p. 71.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
sol et il s’envola la veille du jour prévu. Rapporté au Conservatoire, il fut réparé et l’ascension eut
finalement lieu le 24 août 1804, suivie d’une autre par Gay-Lussac, seul, en septembre.
42. Ebermaier, 1821, p. 269-270.
43. Largeur maximale, à l’équateur du ballon.
44. Le Centre d’épreuves aérostatiques de Meudon, créé le 24 novembre 1793, fut transformé en École
nationale aérostatique le 31 octobre 1794, laquelle fut supprimée en 1800 par suite de la suppression
des compagnies d’aérostiers militaires en mars 1799 pendant que son directeur Conté était en Égypte.
45. Il s’agit du fameux fardier de Cugnot, inv. 106, 1849. Voir Ferrus, 1904.
46. Chariot avec avant-train tournant qui a servi à transporter un éléphant de Hollande à Paris.
Christian, 1818 ; inv. 107, 1849. Il s’agit de l’un des chariots construits pour transporter au Muséum
d’histoire naturelle les éléphants de la ménagerie du Stathouder, réclamé par le Conservatoire en mai
1800, probablement installé en 1802, enregistré sous le no 107 en 1803. Jugé trop encombrant, il
a été livré au domaine en 1850 et remplacé par une maquette. Saban, Lemire, 1990, p. 295-296.
47. Fardier qui a servi à transporter de Marly à Paris les groupes de Coustou, construit dans l’arsenal
de Melun (sic) par le colonel Grosbert (sic). Christian, 1818, disparu avant 1841. Sur la description
détaillée du fardier conçu par le chef de brigade Joseph François Louis Grobert (1759-1819), directeur
de l’arsenal de Meulan et construit sous sa direction par Crussière, professeur de trait de menuiserie, et
le charpentier Pot, voir Grobert, 1796, avec neuf planches gravées par Sellier, dont sept dessinées par
Crussière, d’après les mécanismes inventés par Grobert pour cette opération délicate.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
399
elle tombe par trois longs tuyaux dans trois barils en contrebas. Dans sa
chute, l’eau se divise en brume et entraîne l’air qu’elle traverse jusque dans
les barils. Cet air, qui n’a aucune autre issue, passe ensuite par un tube dans
la tuyère du haut fourneau (Fig. 6)52.
400
52. « Soufflet à la catalane, à deux trombes carrées, pour la fusion du fer, par Dietrich » ou « Modèle de
forge catalane, exécuté sur les lieux ; donné par M. Dietrich », Christian, 1818, no 180, p. 38, entré avant
1814, inv. 669, 1849 ; Christian, 1818, no 186. Sur la trompe hydraulique, l’une des principales caracté-
ristiques de la forge catalane, voir Cantelaube, 2008. Sur les inspections de Dietrich, voir Fischer, 2022.
53. Le gardien interprète mal la composition de l’eau démontrée par Lavoisier de 1783 à 1785.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
Suivent les modèles de laminage de barres de fer, les machines pour fabri-
quer de fines tiges de fer qui sont connues dans le commerce sous le nom
de filières ; un modèle pour fabriquer les rouleaux de fer et d’acier de
Birmingham54, une fonderie de plaques de plomb, une malterie, et enfin
l’exposition de produits de la quincaillerie de fer française, dont beaucoup
font honneur à leurs usines.
Sur le côté gauche de la salle se trouvent les modèles d’architecture : un
échafaudage pour une voûte sur croisée d’ogives dans une église gothique,
un pont de chaînes en barres de fer (un peu comme les ponts suspendus
du Thibet). Il y a également un laboratoire de chimie complet avec toutes
sortes de petits équipements55, une usine d’acide vitriolique avec tous ses
accessoires56, une [313] fabrique de porcelaine complète, une faïencerie et
une fabrique de poterie57. Viennent ensuite une petite fonderie de laiton58
et une fonderie de tuyaux en plomb59, si fréquemment utilisés ici. Les
tuyaux sont coulés dans un moule en laiton. La tige de fer qui en forme la
cavité intérieure est ensuite retirée à l’aide d’une crémaillère (Fig. 7) ; c’est
très difficile, car la liaison entre le fer et le plomb devient très forte lors-
qu’elle refroidit. Suivent ensuite une petite forge complète60 et les ateliers
401
du menuisier, du charpentier et de l’ébéniste, avec tous les outils61.
Au bout de la salle se trouve un moulin à papier avec tous ses accessoires et
le modèle d’un pont de bateaux à Rouen. Les barges du milieu ne sont pas
retirées comme d’habitude lorsqu’un navire monte ou descend la rivière,
mais elles glissent vers la barge suivante, pendant que la balustrade et le
plancher de la partie mobile du pont coulissent sur la rambarde et le plan-
cher de la partie fixe. Suivent une machine à emballer, une meule à verre
et un moulin à polir [314] avec de l’eau pour les verres de miroir. (Là où
ces machines étaient utilisées à grande échelle, elles ont rapidement été
supprimées parce qu’elles causaient trop de casse, et maintenant ici, et dans
presque toutes les autres miroiteries, le meulage et le polissage sont à nou-
veau effectués à la main).
Fig. 7. – Atelier de plombier, avec mandrin pour couler les tuyaux, 1783
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00132-0000.
Viennent ensuite un métier à tisser le métal pour les formes du papier vélin
et un métier à tisser le ruban métallique62. Une machine pour filet à petites
402 mailles, mais elle n’est pas en marche et on ne peut pas voir comment elle
fonctionne. Elle doit être configurée à peu près comme les machines sur
lesquelles on fabrique les grands filets de pêche. Il y a aussi des machines à
lacets63, un métier à tisser les bas brevetés qui a remporté le prix au Louvre64 ;
une machine qui est utilisée dans les ports maritimes pour couper les billes
de bois des navires, et enfin une machine à feu dans un bateau, qui doit
lui faire remonter le courant. (Le dispositif est constitué d’aubes qui se
meuvent contre l’eau et passent sur deux rouleaux distants, comme les
godets dans les norias65. L’invention, aussi souvent qu’elle a été essayée,
62. Probablement le « métier à fabriquer les toiles mécaniques » et le « métier à chaîne verticale »
d’Ignace Roswag. Christian, 1818, no 280, p. 58 ; inv. 31, 1849, entré en 1784, livré au domaine
avant 1882 ; Christian, 1818, no 281, entré avant 1814.
63. Métier à lacets, par Perrault, inv. 30, 1849, livré au domaine après 1849 ; inv. 84, 1849.
64. À l’exposition de 1802, Aubert, fabricant et mécanicien à Lyon, et Jeandeau, mécanicien de
Genève, reçoivent respectivement une médaille d’or et une d’argent pour un métier à bas. Pierre
Jeandeau, de Liancourt, reçoit en même temps l’approbation de l’Institut national, sur rapport de
Desmarest et Périer, et obtient un brevet de cinq ans, le 15 mars 1803, pour l’invention d’un métier
à bas, avec additions le 3 avril 1804, puis en 1806. INPI, 1BA199. Voir « Machine à fabriquer des
tricots et différentes espèces de filets, par M. Aubert, de Lyon », Christian, 1818, no 303, p. 59, entré
avant 1814, inv. 666, 184 ; « Tricoteur français, par M. Jandeau [sic] », Christian, 1818, no 304.
65. Il s’agit probablement du bateau du mécanicien horloger Joseph Desblanc, de Trévoux, présenté
au gouvernement en 1801 et breveté en avril 1802 (INPI, 1BA780). Christian, 1818, no 234, p. 40 ;
inv. 1155, 1849, entré avant 1814.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
n’a jamais fait fortune. Une [315] machine à feu ne peut pas être utilisée
pour déplacer des charges, car elle doit être déplacée avec la charge, ce qui
double souvent la charge à déplacer).
Dans une salle adjacente à celle-ci66 se trouve le précieux tour, que Mercklein
a réalisé pour Louis XVI en 1780, et qui était au garde-meuble67. C’est le
plus beau tour que j’ai vu. Le fer et le laiton ont encore leur poli d’origine,
et le malheureux Louis semble ne l’avoir que très peu utilisé. Il a une came
ovale, une multitude de cames colorées, des engrenages à vis, etc. Dans cette
salle, on peut également voir plusieurs produits français qui ont été exposés
au Louvre et ont reçu le prix. Parmi ceux-ci figurent de très belles limes, qui
ont été taillées sur une machine inventée par un horloger nommé Perseval
(sic), à Reims68. Selon le rapport, elles sont supérieures aux limes anglaises.
Cela ne me semblait pas être le cas ; en beauté, en tout cas, elles ne se rap-
prochaient pas des anglaises – en qualité, je l’ignore.
[316] Dans la troisième salle, il y a beaucoup de serrures de toutes formes
faites avec art et sorties de fabriques françaises ; puis il y a plusieurs tours de
métiers d’art, etc., et ce qui m’a paru le plus remarquable entre tous : les tra-
vaux au tour de M. Barreau d’Avignon, qui est maintenant à Paris69. Ils ont 403
été présentés à l’Institut national le 21 prairial de l’an 8, date que porte aussi
le rapport70. Il est à peine croyable qu’on puisse travailler au tour comme
404
71. Musée des Arts et Métiers, inv. 104.0028. Benzenberg renvoie bien à une planche 10, mais il se
trompe car il s’agit bien de la planche 11 (Taf. XI).
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
Dans une autre sphère, l’artiste est allé encore plus loin. Dix sphères per-
cées de vingt trous y sont librement emboîtées. La sphère centrale contient
une étoile de mer qui projette ses vingt rayons par les vingt trous72. Et tout
cela est à nouveau fait d’une seule pièce. Celui qui fabrique une telle chose
doit avoir un très bon tour, bien sûr, mais il doit aussi être exercé à voir où
tombent les copeaux.
Dans une troisième sphère, l’artiste a tourné un cube, et dans le cube, qui a
six trous sur ses six faces, il a de nouveau tourné une sphère libre. On com-
prend que la sphère intérieure est tournée la première et ensuite seulement
le cube qui est inscrit dans la sphère extérieure. Cependant, les arrêtes du
cube ne sont pas nettes, car on n’obtient jamais au tour un triangle ou un
quadrangle net. Puis il y a une petite pyramide d’ivoire finement travaillée
406
73. Musée des Arts et Métiers, inv. 104.0012. Voir Fig. 10, à gauche ; Fig. 9, la représentation grossière
gravée sur la planche 11 de Benzenberg (et non la 10, comme il l’indique), en haut à droite.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
Sources
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Innern Frankreichs, t. 1, Tübingen, Cotta, 1803.
Meyer Friedrich Johann Lorenz, Fragments sur Paris, Hambourg, s. l., 1798.
Meyer Friedrich Johann Lorenz, Fragmente aus Paris im IVten Jahr der
Französichen Republik, t. 2, Hambourg, Bohn, 1797.
Montgolfier Joseph, « Note sur le bélier hydraulique, et sur la ma-
nière d’en calculer les effets », Journal des mines, vol. 13, no 73, 1803,
p. 42-51, pl. 2.
Scott John, A Visit to Paris in 1814, Londres, Longman, 1815.
Van Marum Martinus, « Voyage en Suisse », dans Forbes R. J. (dir.),
Martinus Van Marum, Life and Work, t. 2, Harlem, Tjeenk Willink, 1970.
Voyage en France du souverain pontife Pie VII, Paris, Devaux, 1807.
Yorke Henry Redhead, Letters From France, in 1802, t. 2, Londres, H. D.
Symonds, 1804.
Bibliographie
408 Baum Dajana, Johann-Friedrich Benzenberg (1777-1846). „Doktor der
Weltweisheit“ und „Professor der Konstitutionen“. Verfassungskonzeptionen
aus der Zeit des ersten preussischen Verfassungskampfes, Essen, Klartext, 2008.
Bret Patrice, « Claude Pierre Molard et le rapport à l’empereur sur
les sciences mathématiques depuis 1789 », dans Hilaire-Pérez Liliane,
Jarrige François (dir.), Claude Pierre Molard (1759-1837). Un technicien
dans la cité, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022.
Bret Patrice, « François Emmanuel Molard, des premières écoles d’ arts
et métiers, au Conservatoire et à la littérature technologique », dans
Hilaire-Pérez Liliane, Jarrige François (dir.), Claude Pierre Molard
(1759-1837). Un technicien dans la cité, Besançon, Presses universitaires
de Franche-Comté, 2022.
Cantelaube Jean, « Les Annales des mines et la forge à la catalane »,
dans Bret Patrice, Chatzis Konstantinos, Pérez Liliane (dir.), La Presse
et les périodiques techniques en Europe, 1750-1950, Paris, L’Harmattan,
2008, p. 71-87.
Corcy Marie-Sophie, « Des “gardiens frotteurs” aux “ouvriers d’ art” :
l’ entretien et la réparation des collections des galeries au Conservatoire
des arts et métiers au xixe siècle », dans Bernasconi Gianenrico,
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers
L’ auteur
Patrice Bret est membre honoraire du Centre Alexandre-Koyré, secrétaire général
du comité Lavoisier de l’Académie des sciences et membre émérite de la section
des sciences, histoire des sciences et des techniques, archéologie industrielle du
Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS). Il a organisé récemment,
410
avec Jean-Luc Chappey et Elizabeth Denton, le symposium Collecter et inventorier
pour la nation : la formation révolutionnaire des collections nationales au 145e congrès
national des sociétés historiques et scientifiques (mis en ligne à l’automne 2022)
et achève actuellement une biographie intellectuelle et matérielle de Nicolas
Jacques Conté.
Comptes rendus de lecture
Sandra Bazin-Henry,
Tromper les yeux. Miroirs dans
le grand décor en Europe
(xviie-xviiie siècles)
Dijon, Éditions Faton, 2021, 384 pages
L
’importance prise par les glaces dans la décoration architecturale
des xviie et xviiie siècles est flagrante. Qui ne connaît pas la galerie
des glaces de Versailles ? Pourtant, peu de travaux spécifiques furent
publiés tant en France qu’à l’étranger. Le livre de Serge Roche Miroirs,
galeries et cabinets de glaces (1956) était avant tout un inventaire. Bien que
générales, les études de Fiske Kimball (1949), Peter Thornton (1978),
Katie Scott (1995), Anne Perrin Khelissa (2015) ouvrirent des perspectives
de recherche. De récents ouvrages et articles – sur les architectes français,
les galeries palatiales, les techniques du verre – ont pointé l’intérêt du sujet.
413
Sandra Bazin-Henry s’en est brillamment emparée à travers une thèse en
histoire de l’art (prix Bruno Pons, 2017), à l’origine de cette volumineuse
monographie accompagnée d’une iconographie très complète.
Comment, de simple miroir suspendu, la glace est-elle devenue un revête-
ment mural ? Sandra Bazin-Henry enquête sur l’évolution de cette « nou-
velle matière du décor » qui, d’une utilisation ponctuelle, à l’instar des
tableaux, est passée à un emploi mural concurrençant le bois et le marbre.
Le matériau permettant cette prouesse nécessita de longues recherches
parmi lesquelles l’auteure remarque celles sur l’optique au xiiie siècle.
L’apparition du verre dit « cristallin », au xve siècle, précipita l’essor d’une
production dont les maîtres incontestés étaient les Vénitiens. La fabrica-
tion reposait sur la complémentarité des savoir-faire des verriers, experts
dans la technique du soufflage dit « en cylindre » ou « en manchon », et
des miroitiers chargés du doucissage, du polissage et de la mise au tain. La
qualité des miroirs produits par les artisans de l’île de Murano séduisit la
clientèle française. La corporation parisienne des « marchands miroitiers »,
fondée en 1581, rassemblait déjà environ 3 000 membres environ qui,
outre la vente, pouvaient couper et étamer les glaces importées.
Comptes rendus de lecture
Sandra Bazin-Henry sonde, dans une dernière partie, les ressources esthé-
tiques offertes par les glaces. Elles répondaient à la même quête d’espace
que les plafonds peints ouverts sur des ciels et les peintures murales en
trompe-l’œil. Miroirs et quadratura participaient à l’abolissement des
murs, surtout dans les palais italiens. Le rôle du stuc servant de transi-
tion entre les murs et le plafond ne doit pas être omis dans cette alliance.
Le trio « peintures, stucs et glaces » connut en effet un grand succès dans
les galeries du xviiie siècle (palais Spinola, palais Carrega-Cataldi, château
de Schönbrunn, etc.). L’historienne met subtilement en évidence le fait
que les surfaces réfléchissantes formaient elles-mêmes des « tableaux mou-
vants », elle remarque que : « Tout cela pose la question de la réception du
décor par l’observateur… Où poser l’œil dans cet ensemble où se mêlent
le réel et l’artifice ? » (p. 331)
Dans cet ouvrage sur la place des glaces dans le décor intérieur à l’époque
moderne, Sandra Bazin-Henry livre une minutieuse enquête qui englobe
de multiples créations européennes, suscitant des comparaisons, des
remises en question, des hypothèses appuyées sur des fonds d’archives,
des textes contemporains et des documents iconographiques variés. Son 417
travail est d’autant plus remarquable qu’il déborde largement la sphère
artistique et n’élude pas, bien au contraire, la question des techniques et
l’histoire sociale. L’abondance des reproductions de gravures, de dessins
d’architectes, de pièces d’archives, de décors conservés constitue une raison
supplémentaire de l’apprécier comme un outil de recherche.
Catherine Cardinal
Université Clermont-Auvergne, Centre d’histoire espaces et cultures
Julie Patarin-Jossec, La Fabrique
de l’ astronaute. Ethnographie
terrestre de la station spatiale
internationale
Paris, Éditions Petra, 2021, 234 pages
T
homas Pesquet est devenu depuis sa première mission une célé-
brité mondiale et l’« astronaute européen le plus expérimenté ».
Sympathique, disposant de qualités physiques et scientifiques,
« gendre idéal », il constitue une vitrine de la France et a tous les traits d’un
héros populaire. Julie Patarin-Jossec entreprend dans cet ouvrage de dépasser
cette vision idéalisée et de rendre visibles les différentes étapes de la fabrique
des astronautes. Son ouvrage, issu des recherches menées dans le cadre de sa
thèse de doctorat en sociologie1, vise à décrire les conditions de la produc-
tion des séjours dans la station spatiale internationale (International Space 419
Station, ISS) et ses conséquences sur les différents protagonistes impliqués.
L’ISS est le fruit d’une coopération entre cinq agences spatiales : l’Agence
spatiale européenne (ESA), l’Agence spatiale canadienne (ACS), l’Agence
d’exploration aérospatiale japonaise (JAXA), la National Aeronautics
and Space Administration (NASA, États-Unis) et Roscosmos en Russie.
L’ouvrage s’inscrit à la fois dans une perspective de sociologie politique et
d’histoire des sciences qui investit désormais les terrains de l’industrie et de
la coopération spatiale, de la sociologie des espaces transnationaux et de la
fabrique des corps d’élite (sportifs, alpinistes, etc.).
Il faut saluer le travail de collecte de matériaux extrêmement dense qui a
permis d’entrer dans différents stades de cette production des vols habités.
Julie Patarin-Jossec n’a certes pas séjourné dans la station spatiale interna-
tionale, mais a fait preuve d’audace et de persévérance. Pour étudier cet
espace transnational mêlant astronautes, opérateurs, décideurs politiques,
experts et scientifiques, elle a rassemblé plus d’une centaine d’entretiens
avec des astronautes et avec les opérateurs impliqués dans le suivi des mis-
sions. Elle a lu des autobiographies, des mémoires et collecté des articles de
1. Patarin-Jossec, 2018.
Comptes rendus de lecture
423
Sylvain Dufraisse
Nantes Université, Centre nantais de sociologie
Bibliographie
COMITÉ ÉDITORIAL
Direction de la revue
Jérôme Baudry (Laboratoire d’histoire des sciences et des techniques-EPFL), Grégory
Chambon (EHESS-ANHIMA), Liliane Hilaire-Pérez (Univ. de Paris-ICT/EHESS-
CAK/IUF), Delphine Spicq (Collège de France/EHESS-CCJ).
Secrétariat de rédaction
Bruno Bentz, Benjamin Bothereau (Cnam, HT2S), Valérie Burgos (CNRS-CAK),
Marcos Camolezi (Institut Michel Serres, ENS), Catherine Cardinal (Univ. Clermont-
Auvergne-CHEC), Guy Lambert (ENSAPB-AUSser), Isabelle Laboulais (Univ.
de Strasbourg-SAGE), Audrey Millet (Univ. Oslo), Sébastien Pautet (ICT), David
Plouviez (Univ. de Nantes-CRHIA), Marie Thébaud-Sorger (CNRS-CAK), Michèle
Virol (Univ. de Rouen-GRHis), Sylvain Wenger (Société des Arts de Genève).
COMITÉ DE LECTURE
Larissa Zakharova (EHESS-CERCEC) in memoriam.
Mathieu Arnoux (Univ. de Paris-LIED/EHESS-CRH), Caroline Bodolec (EHESS-
CCJ), Bernadette Bensaude-Vincent (Univ. Paris 1-CETCOPRA), Marc Bompaire
(EPHE-IRAMAT), Thierry Bonnot (CNRS-IRIS), Vincent Bontems (CEA-
LARSIM), Soraya Boudia (Univ. Paris-Descartes/IFRIS), Éric Brian (EHESS-CMH),
Catherine Breniquet (Univ. Blaise Pascal, EA 1001 CHEC/ARSCAN), Patrice Bret
(CAK), Pascal Brioist (Univ. Tours-CESR), Anne-Laure Carré (Musée des Arts et
Métiers), Konstantinos Chatzis (ENPC-LATTS), François-Xavier Chauvière (Office
du Patrimoine et d’Archéologie de Neuchâtel-Univ. Lyon III), Marianne Christensen
(Univ. Paris 1-ARSCAN), Yves Cohen (EHESS-CRH), Michel Cotte (Univ. Nantes-
ICOMOS-Centre François Viète), Christiane Demeulenaere-Douyère (CAK), Cecilia
d’Ercole (EHESS-ANHIMA), Philippe Dillmann (CNRS-CEA), Lionel Dufaux
(Musée des Arts et Métiers), Claudine Fontanon (EHESS-CAK), Jean-Baptiste Fressoz
(CNRS-CRH), Irina Gouzévitch (EHESS-CMH), Frédéric Graber (CNRS-CRH),
Florence Hachez-Leroy (IUF-EHESS-CRH), François Jarrige (Univ. Bourgogne-
Centre Georges Chevrier/IUF), Sophie Lagabrielle (Musée de Cluny), Pierre Lamard
(UTBM-RECITS), Christian Lamouroux (EHESS-CCJ), Catherine Lanoë (Univ.
d’Orléans-SAVOURS), Stéphane Lembré (ESPE Lille Nord de France-CREHS),
Thomas Le Roux (CNRS-CRH), Michel Letté (Conservatoire national des arts et
métiers, HT2S), Sylviane Llinares (Univ. de Bretagne occidentale-GIS Histoire et
sciences de la mer), Dominique Margairaz (Univ. Paris 1-IDHE.S), Alain P. Michel
(Univ. d’Évry-IDHE.S-CAK), Raphaël Morera (CNRS-CERHIO), Caroline
Moricot (Univ. Paris 1-CETCOPRA), Valérie Nègre (Univ. Paris 1-IHMC), Arnaud
Passalacqua (Univ. de Paris-ICT), Dominique Pestre (EHESS-CAK), Antoine Picon
(LATTS-ENPC), Christelle Rabier (EHESS-Cermes3), Olivier Raveux (CNRS-
TELEMME), Sandrine Robert (EHESS-CRH), Françoise Sabban (EHESS-CCJ),
Catherine Saliou (Paris 8-ARSCAN), François Vatin (Univ. Paris Ouest-IDHE.S),
Hélène Vérin (CNRS), Catherine Verna (Univ. Paris 8-ARSCAN), Sandrine Victor
(Univ. Albi-FRAMESPA).
COMITÉ INTERNATIONAL
Yaovi Akakpo (Univ. Lomé, Togo), Carlo M. Belfanti (Univ. Brescia, Italie), Francesca
Bray (Univ. Edinburgh, Royaume-Uni), Kristine Bruland (Univ. Oslo, Norvège),
Ricardo Cordoba (Univ. Cordoue, Espagne), Robert Fox (Univ. Oxford, Royaume
Uni), Philippe Geslin (Institut d’ethnologie, Neuchâtel, Suisse), Christine MacLeod
(Univ. Bristol, Royaume-Uni), Lissa L. Roberts (Univ. of Twente, Pays-Bas), Dagmar
Schäfer (Max Planck Institute for the History of Science, Allemagne).
Département Imprimerie
Direction des affaires logistiques intérieures
Université de Strasbourg
Dépôt légal : novembre 2022