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Artefact

Techniques, histoire et sciences humaines

17 | 2022
Le renouveau de l’histoire des instruments
scientifiques
Jérôme Lamy (dir.)

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/artefact/12999
DOI : 10.4000/artefact.12999
ISSN : 2606-9245

Éditeur :
Association Artefact. Techniques histoire et sciences humaines, Presses universitaires de Strasbourg

Édition imprimée
Date de publication : 25 novembre 2022
ISBN : 979-10-344-0138-3
ISSN : 2273-0753

Référence électronique
Jérôme Lamy (dir.), Artefact, 17 | 2022, « Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques » [En
ligne], mis en ligne le 25 novembre 2022, consulté le 27 novembre 2022. URL : https://
journals.openedition.org/artefact/12999 ; DOI : https://doi.org/10.4000/artefact.12999

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International
- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
INTRODUCTION DE LA PUBLICATION
Ce dossier propose un panorama des grands mouvements épistémologiques qui
travaillent le champ des études instrumentales depuis les années 2000. De la nouvelle
de l’horloge polyvalente de C. Huygens, au miroir ardent de Buffon, l’épaisseur de la
culture instrumentale chez les princes de sang, les usages des bases de données du
Bureau des longitudes et la mobilisation de la littérature du merveilleux-scientifique, la
recherche de grandes configurations liant les enjeux scientifiques, techniques,
politiques et culturels montre les problématisations nouvelles autour de
l’instrumentation savante.
Artefact Techniques,
histoire et
sciences humaines

no 17
Le renouveau de l’histoire
des instruments scientifiques

Dossier coordonné par Jérôme Lamy


Avec le soutien de :

Revue soutenue par l’Institut


des sciences humaines et sociales (InSHS) du CNRS

© Presses universitaires de Strasbourg


4 rue Blaise Pascal – CS 90032
F – 67081 Strasbourg Cedex
info.pus@unistra.fr
site web : pus.unistra.fr

journals.openedition.org/artefact

ISSN : 2273-0753
ISBN : 979-10-344-0138-3

Ce numéro a été réalisé avec Métopes, méthodes et outils


pour l’édition structurée XML-TEI développés par le pôle
Document numérique de la MRSH de Caen.

Préparation de copie et mise en page :


La manufacture des revues (Ouvroir/MISHA)

Composition de la couverture :
Fondation Presses universitaires de Strasbourg
Création de la maquette intérieure : Thomas Brouard

Distribution : DILISCO
Diffusion : AFPU-D

Abonnements :
Presses universitaires de Strasbourg
4 rue Blaise Pascal – CS 90032
F – 67081 Strasbourg Cedex
Tél. 03 68 85 62 65
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site web : pus.unistra.fr

Couverture : François Cuenot, « Entrée de la montagne d’Ale et la forme des charrettes dont ils se
servent pour tirer des matteriaulx hors de montagne », Recueil des machines, artifices, 1666, fol. 13.
Conservation aux archives diocésaines de Moûtiers (Savoie). Cliché de Patricia Subirade.
Sommaire

LE RENOUVEAU DE L’HISTOIRE
DES INSTRUMENTS SCIENTIFIQUES
Jérôme LAMY
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques.
Essai bibliographique ......................................................................... 9
Jérôme BONNIN
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre . 39
Jérôme LAMY
L’horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ? ........... 63
Pascale MORMICHE
La culture instrumentale des princes.
Éducation et environnement technique ........................................... 89
Christine LEHMAN
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France
au milieu du xviiie siècle : les miroirs de Buffon............................. 123
Fleur HOPKINS-LOFÉRON
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées
dans le récit d’imagination scientifique français ............................. 147
Martina SCHIAVON, Frédéric SOULU
Tracer le parcours d’un objet scientifique avec les procès-verbaux
et les bases instruments du Bureau des longitudes .......................... 177

INDUSTRIE : HISTOIRE D’UNE NOTION


Lisa CALISTE, Guillaume CARNINO
Qu’est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés
sur la longue durée ........................................................................ 219
Gaspard PAGÈS, Catherine VERNA
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale .............................. 243
François JARRIGE
Origine et signification du mot « industrie ».
Retour sur une querelle sémantique de l’entre-deux-guerres ............ 265
Nicolas HATZFELD
L’ usine comme objet technique ?
Un éclairage sur le xxe siècle industriel ........................................... 285
Guillaume CARNINO, Clément MARQUET
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’univers du datacenter.
Changement d’échelle et industrialisation du numérique ............... 309

CULTURES MATÉRIELLES ET VISUELLES


Jean-François BERT
Une certaine attraction pour la montagne. À propos de l’exposition
« Le sommet qui cache la montagne », École polytechnique fédérale
de Lausanne, du 16 décembre 2021 au 10 avril 2022 .................... 339
Catherine CARDINAL
Des objets d’apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance .. 347
Noémie Étienne, Claire Brizon, Chonja Lee, Étienne Wismer (dir.),
Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs en Suisse
au siècle des Lumières, 2020.
(Vanessa Alayrac-Fielding) ......................................................... 357
Astrid FONTAINE
« Évolutions industrielles », Cité des sciences et de l’ industrie,
14 juin 2022 - 5 mars 2023 ........................................................... 363

SOURCES ET DOCUMENTS

Patrice BRET
La première description des collections du Conservatoire des arts
et métiers, par Johann Friedrich Benzenberg (1804).
Texte intégral bilingue présenté et annoté ...................................... 381
COMPTES RENDUS DE LECTURE
Sandra Bazin-Henry, Tromper les yeux. Miroirs dans le grand décor
en Europe (XVIIe-XVIIIe siècles), 2021
(Catherine Cardinal) ................................................................... 413
Julie Patarin-Jossec, La Fabrique de l’astronaute. Ethnographie terrestre
de la station spatiale internationale, 2021
(Sylvain Dufraisse) ...................................................................... 419
Le renouveau de l’histoire
des instruments scientifiques
Le renouveau de l’histoire
des instruments scientifiques
Essai bibliographique
Jérôme Lamy

Résumé
Depuis le début des années 2000, l’histoire des instruments scientifiques investit
une série de grands thèmes comme les pratiques, l’insertion commerciale, les
attributs politiques, les représentations et les présentations patrimoniales. Les 9
historien·ne·s privilégient globalement des approches configurationnelles qui
donnent à voir la place des instruments scientifiques dans des régimes socio-
épistémiques propres à chaque époque. En suivant les instruments dans leurs
implications somatiques, marchandes, politiques, graphiques et muséales, ce
sont tous les rapports de médiation avec le monde qu’ils nous révèlent.

Mots-clés
instrument, scientifique, pratique, économie, politique, représentation, patrimoine

” Jérôme Lamy, « Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques. Essai


bibliographique », Artefact, no 17, 2022, p. 9-38.
Jérôme Lamy

The Renewal of the History


of Scientific Instruments
A Bibliographical Essay
Abstract
The history of scientific instruments since the early 2000s has focused on a
series of major themes such as practices, commercial insertion, political attri-
butes, representations and patrimonial presentations. Historians generally favor
configurational approaches that show the place of scientific instruments in so-
cio-epistemic regimes specific to each era. By following the instruments in their
somatic, commercial, political, graphic and museal implications, they reveal all
the relationships of mediation with the world.

Keywords
instrument, scientist, practice, economy, politic, representation, heritage
10

À
la jonction de l’histoire des techniques et de l’histoire des sciences,
les instruments scientifiques constituent des objets sensibles de
recherche. Ils ont été centraux dans le développement du domaine
mouvant et, parfois turbulent, des Science and Technology Studies (STS) :
l’ouvrage emblématique de Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan and
the Air-Pump, sur les articulations entre science et politique au xviie siècle
prenait pour point de départ une controverse autour de la pompe à air1.
Les instruments scientifiques ont donc rapidement constitué un moyen
de saisir les controverses2, les dispositifs d’argumentation3 (poursuivant
ainsi lointainement le projet bachelardien d’une saisie des instruments
comme théorie constituée), les liens avec les évolutions sociales, politiques

1. Shapin, Schaffer, 1985.


2. Gooding, Pinch, Schaffer, 1989.
3. Hacking, 1981 ;. Licoppe, 1996.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

et culturelles4. Si la connaissance – plus classique, quoique indispensable –


des lieux de fabrication et des espaces de circulation des instruments scien-
tifiques continuait d’aiguillonner la recherche5, après les jalons laissés par
Maurice Daumas6, les questions traitées s’ouvraient désormais à l’histoire
sociale et culturelle des manières de savoir7.
À partir des années 1990, l’histoire des instruments scientifiques a connu
deux grands mouvements de reconfiguration. D’une part, c’est la définition
même des instruments scientifiques qui a été constituée en problème épis-
témologique. Deborah Jean Warner interroge, en 1990, dans The British
Journal for the History of Science, les significations successives, depuis le
xviie siècle, de la notion d’« instrument scientifique ». Appareillages philo-
sophiques, optiques ou mathématiques renvoient, dans leurs désigna-
tions, aux transformations de la philosophie naturelle, à l’attrait pour la
matérialité savante et aux circuits commerciaux dans lesquels ils sont pris.
La stabilisation du syntagme « instrument scientifique » correspond, au
xixe siècle, à l’ancrage professionnel de la pratique savante8. En 1994, dans
l’introduction au numéro spécial d’Osiris consacré aux instruments, Albert
Van Helden et Thomas L. Hankins actent la polysémie de l’expression ren- 11
voyant aussi bien à la réalisation de « prodiges naturels pour l’édification
de l’homme », à la confection de « modèles » ou d’« analogies de la nature »,
aux « extensions des sens », qu’à la construction d’« appareils de contrôle et
d’analyse des phénomènes, comme dans le cas du pendule ou des appareils
de chimie9 ». Il faut ajouter à cette variété des « prises » sur le monde naturel
une grande disparité des usages, notent Van Helden et Hankins : déten-
tion d’une forme d’« autorité », orientation vers des publics divers, liens
« entre science naturelle et culture populaire » et spécificité des instruments
« utilisés pour étudier les organismes vivants » (par effets multiples de réso-
nances anthropocentriques)10. Les sociologues ont contribué à densifier
cette discussion sur les contours définitionnels de l’instrument scienti-
fique en proposant des conceptualisations sophistiquées et historiquement
ancrées. C’est le cas notamment de Terry Shinn qui a détaillé le régime

4. Davies, 1978 ; Knorr-Cetina, 1981 ; Crawforth, 1985.


5. Payen, 1986 ; Turner, 1987 ; Blondel, 1989 ; Clercq, 1985.
6. Daumas, 1953.
7. Pestre, 1995.
8. Warner, 1990.
9. Van Helden, Hankins, 1997, p. 4.
10. Van Helden, Hankins, 1997, p. 5.
Jérôme Lamy

technico-instrumental dans lequel des scientifiques11, travaillant sur des


lois instrumentales, conçoivent des équipements génériques, capables de
circuler dans plusieurs arènes de pratiques. De même, Dominique Vinck12,
en menant des recherches sur les « objets intermédiaires », a mis en évi-
dence la capacité coordinatrice des instruments.
Parallèlement à ces tentatives de définition et de spécification historique,
les instruments scientifiques ont été saisis dans un vaste mouvement
de révision épistémologique qui a vu l’attention se porter sur les objets
(object turn), leur rôle dans le cours ordinaire des activités, les agencements
dans lesquels ils sont pris, leur place dans les pratiques de démonstra-
tion et d’administration de la preuve. Lorraine Daston, en particulier, a
développé une approche intégrative des objets scientifiques : l’enjeu est
de comprendre selon quels procédés certaines entités (lato sensu) ont été
distinguées, détourées, étudiées dans une configuration savante donnée13.
Les instruments sont moins spécifiés que pris comme des artefacts parmi
d’autres dans le laboratoire ou l’observatoire. L’accent mis sur la matéria-
lité a toutefois permis de reconsidérer la pluralité d’usage des instruments
12 scientifiques. Adele E. Clarke et Joan H. Fujimura replacent ces derniers
dans les utilisations concrètes et montrent qu’ils peuvent constituer « un
matériau de recherche », mais aussi « un objet d’étude central », « un puis-
sant symbole de légitimité », « ou encore une technologie convenant parfai-
tement à un axe de recherche donné […]14 ». Ici, la place des instruments
est à chaque fois mise en jeu et ces derniers viennent appuyer « les compé-
tences et les techniques détenues par les participants […]15 ». La matéria-
lité a été constituée en point d’appui central pour certaines recherches, au
point que la reproduction d’expériences passées et la reconstruction histo-
rique de certains instruments ont pu documenter les micro-arrangements
de la pratique savante16.
Ces grands déplacements historiographiques des années 1990 ont rendu pos-
sible une appréhension plus ouverte des instruments scientifiques, capable
de prendre en compte les réseaux d’acteurs, les contraintes matérielles, les

11. Shinn, 2000 ; Shinn, 2008 ; Joerges, Shinn, 2001.


12. Vinck, 1999.
13. Daston, 2000, 2004.
14. Clarke, Fujimora, 1996, p. 21.
15. Clarke, Fujimora, 1996.
16. Sibum, 1995a, 1995b ; Blondel, Dörries, 1994.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

configurations socio-culturelles ou les modes de circulation. Dans cet article


nous nous concentrerons sur les lignes de force actives depuis le début des
années 2000 dans le domaine de l’histoire des instruments scientifiques.
Il s’agit – sans aucun souci d’exhaustivité – de signaler quelques orientations
nouvelles, sans toutefois ignorer que les formes plus traditionnelles d’étude
des instruments (comme la généalogie instrumentale17 ou la quête docu-
mentaire) continuent d’abonder avantageusement la recherche.
Nous distinguons cinq grands ensembles de problématiques renouvelées
– qui serviront de découpage pour cet article : la pluralité des usages d’ins-
truments scientifiques, leur intégration dans des processus marchands, leur
force politique, les jeux de représentation dans lesquels ils sont pris et,
enfin, leur centralité dans la patrimonialisation savante.

Les instruments scientifiques


et leurs usages : pratiques et emplois
La pratique instrumentale est un thème qui a été très travaillé dès les débuts
des STS : que l’on songe aux études de Trevor Pinch sur la détection des 13
neutrinos solaires18, aux problématiques développées par Andrew Pickering19
à propos de la recherche des quarks, aux enquêtes d’Harry Collins sur les
ondes gravitationnelles20 ou aux analyses de Peter Galison concernant
les expériences en physique21, le front des recherches récentes a prolongé
l’effort d’investigation portant sur les gestes et les cultures pratiques.
L’article de Marie-Noëlle Bourguet et de Christian Licoppe22 sur les voyages
et les instruments au xviiie siècle explore empiriquement les tensions nées
de l’usage d’artefacts pour capter et comprendre l’environnement naturel.
L’ enjeu de la mesure chiffrée de la température amène à dépasser la
seule habileté du fabricant d’instruments pour s’assurer de sa fiabilité23.
Réaumur envisage :

17. Voir par exemple : Zuidervaart, Anderson, 2016.


18. Pinch, 1986.
19. Pickering, 1984.
20. Collins, 1992.
21. Galison, 1987, 1997.
22. Bourguet, Licoppe, 1997.
23. Bourguet, Licoppe, 1997, p. 1122.
Jérôme Lamy

“ [d’]étalonner ses thermomètres par rapport à ce que l’on pense alors


être des points fixes dans la nature (l’état de l’eau en ébullition,
celui de sa transformation en glace) : des instruments construits sur
cette base seront identiques, c’est-à-dire capables de parler la même
langue, et ainsi, de permettre la collecte de mesures coordonnées24.
Cette maîtrise de l’instrument suppose que « les utilisateurs sachent har-
moniser leurs gestes25 » ; c’est pourquoi « Réaumur parvient à organiser lui-
même un petit réseau d’observateurs épars à travers le monde – voyageurs
naturalistes, agents de la Compagnie des Indes, ingénieurs, administra-
teurs des colonies », tous formés pour une saisie homogène des résultats.
Il s’agit en particulier de circonscrire l’investissement somatique. Bourguet
et Licoppe montrent que « l’usage d’instruments et le développement de
la quantification contribuent largement à remodeler […] la relation entre
l’homme et la nature ». Les savants « font la découverte d’une nouvelle expé-
rience de soi26 ». À la fin du siècle des Lumières « l’instrument en arrive à être
décrit dans les récits […] comme une sorte de prolongement des membres
de l’explorateur, presque une partie de son corps, un organe de perception
à part entière qui vient compléter les autres sens ou même les surpasse en
14
rabattant l’ordre des sensations ordinaires sur le langage du chiffre27 ».
Dans l’ouvrage collectif paru en 2002, Instruments, Travel and Science.
Itineraries of Precision from the Seventeenth to the Twentieth Century, Marie-
Noëlle Bourguet, Christian Licoppe et Heinz Otto Sibum prolongent
leurs réflexions en plaçant l’instrument scientifique au cœur des tensions
socio-épistémiques caractéristiques d’une époque donnée. Ils soutiennent
que « [l]es instruments ne doivent pas être identifiés uniquement à des
machines en bois, en métal ou en verre. Un corps humain dont le rythme
de marche et les capacités perceptives ont été entraînés et disciplinés
fonctionne également comme un instrument28 ». Dans cette perspective,
la saisie historique du rôle des instruments dans les voyages scientifiques
permet de qualifier leur capacité de réduire les écarts « entre des lieux dis-
tants hétérogènes29 ». L’instrument calibré autorise la commensurabilité ; il
participe ainsi à la mise en cohérence du monde.
24. Bourguet, Licoppe, 1997, p. 1122-1123.
25. Bourguet, Licoppe, 1997, p. 1123.
26. Bourguet, Licoppe, 1997, p. 1143.
27. Bourguet, Licoppe, 1997, p. 1144.
28. Bourguet, Licoppe, Sibum, 2002, p. 7.
29. Bourguet, Licoppe, Sibum, 2002, p. 8.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

Si ces enquêtes nourrissent une anthropologie historique des manières d’ins-


trumenter le rapport aux êtres et aux choses, les études sur les objets savants
et leurs usages pratiques ont également poursuivi et densifié d’anciennes
problématiques sur les orientations disciplinaires de certains instruments30.
La recherche de Bruno J. Strasser consacrée à la biologie moléculaire
genevoise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale témoigne de
la fécondité d’une telle approche. L’historien étudie « la formation d’un
groupe de physiciens autour de l’usage d’un microscope électronique […],
puis de la réorientation de ses objectifs de recherche vers l’étude de la géné-
tique microbienne, et finalement de sa reconnaissance en tant que groupe
de biologie moléculaire autour de 196031 ». Ce qui structure et caractérise
le collectif de recherche, c’est bien « son application du microscope électro-
nique à des problématiques de recherche ». Dès lors, cet « instrument est
plus que cela : il est à la fois un “objet” de recherche, un “outil” appliqué
à des problèmes très variés, un “médiateur” entre la physique et la biologie
et, finalement, un “totem de laboratoire” qui joue un rôle essentiel pour
l’image publique et l’identité du groupe de biophysique32 ». L’instrument
permet d’agréger des compétences diverses et surtout de situer le groupe 15
de recherche sur la carte des savoirs : « [i]l résume l’identité scientifique
du laboratoire pour les chercheurs d’autres disciplines, les responsables
politiques et le grand public33 ». Par-delà même ces enjeux épistémiques,
« [l]e microscope électronique joue encore un autre rôle essentiel pour les
biophysiciens : il assure la cohésion de l’ordre social du groupe34 ».
En remontant progressivement des gestes aux coalescences disciplinaires,
les instruments scientifiques sont perçus dans toute leur puissance cohésive.
Cette capacité de faire se tenir ensemble des éléments hétérogènes est éga-
lement décisive dans les basculements épistémiques d’ampleur. L’historien
Philippe Hamou qui avait consacré une enquête historique d’importance
à la « portée épistémologique des instruments d’optique au xviie siècle35 »
a pointé, pour le début de l’époque moderne, les inflexions dans la façon

30. Les travaux de Peter Galison et de Terry Shinn sont emblématiques de cette démarche. Voir
Galison, 1997 ; Shinn, 2008.
31. Strasser, 2002, p. 10.
32. Strasser, 2002, p. 19.
33. Strasser, 2002, p. 27.
34. Strasser, 2002, p. 29.
35. Hamou, 1999, 2001.
Jérôme Lamy

de concevoir la connaissance par la vue équipée de supports optiques.


Dans Voir et connaître à l’âge classique, il interroge les effets d’une modifi-
cation sensible du rapport à la vision dans l’usage d’instruments nouveaux.
L’invention de la lunette et du microscope permettent, avec Galilée et
Hooke notamment, de « favoris[er] le développement au xviie siècle d’une
tradition de type baconien, dont le régime épistémologique propre est
celui de l’enquête exploratoire, ouverte à la possibilité du nouveau36 ». Peu
à peu, les outils optiques deviennent les éléments centraux de la démarche
empiriste en se fondant sur :

“ la conviction que la science n’est jamais aussi vraie que lorsqu’elle


s’appuie sur la certitude oculaire, l’expérience évidente des sens ou,
si l’on veut, le matter of fact des empiristes anglais. Les instruments,
loin de ruiner cette certitude sensible, permettraient au contraire
de la déployer au-delà des limites de la visibilité ordinaire, dans ces
régions du monde qui jusqu’alors avaient été laissées en pâture à la
spéculation abstraite des philosophes37.
Des travaux récents permettent de mieux comprendre l’épaisseur des pra-
16 tiques instrumentales, de saisir les implications larges d’usages – pas stricte-
ment savants – ou encore la diversité des modalités d’exposition des façons
de se servir des objets techniques. En ce qui concerne les cadrans solaires
de la « Grèce classique et hellénistique », Jérôme Bonnin a opportuné-
ment rappelé, que l’on observait un glissement « [d]e l’outil astronomique
à l’outil quotidien38 ». Hérodote ou les textes rapportant les recherches
d’Anaximandre de Milet décrivent d’abord une pratique à vocation savante.
C’est ainsi que la mesure du solstice constituait le premier objectif du
gnomon. Mais, peu à peu, les instruments de mesure du temps sont impli-
qués dans de nouvelles pratiques – publiques et civiques notamment : « [a]u
ive siècle, cadrans solaires, clepsydres, horloges hydrauliques vont se répandre
dans les cités d’importance, vont devenir indispensables pour certains, objets
de curiosité pour d’autres39 ». Dans le cas particulier de la Grèce antique,
on mesure combien la circulation instrumentale est importante, permettant
une reconfiguration des manières de penser le temps, non pas seulement
dans les seuls cercles érudits, mais aussi dans l’ordre social tout entier.
36. Hamou, 2002, p. 63.
37. Hamou, 2002, p. 64.
38. Bonnin, 2015, p. 50.
39. Bonnin, 2015, p. 72.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

Les pratiques instrumentales impliquent également des modalités spéci-


fiques de diffusion. Il faut apprendre à manipuler un instrument pour s’en
servir, connaître ses différentes parties, comprendre les possibilités d’uti-
lisation. Cet art de la transmission de l’usage donne lieu à des ouvrages
dédiés. Matthieu Husson a étudié le cas du second équatoire de Jean
de Lignières au xive siècle. L’équatoire sert à décrire le mouvement des
planètes. Il en existe de deux sortes : l’équatoire géométrique qui, dans un
cadre ptoléméen, permet « de lire directement la position des planètes » et
l’équatoire tabulaire qui consiste en « des aides mécaniques aux calculs de
tout ou partie des coordonnées » pour trouver « la position des planètes40 ».
Le second équatoire de Jean de Lignières est une « figure de transition »
entre ces deux instruments41. Matthieu Husson détaille les deux manus-
crits qui rendent compte de cet artefact. Chacun comprend « trois parties
distinctes […] : une description (descriptio), des usages (utilitates) et une
composition (compositio)42 ». La manière dont les textes organisent la pré-
sentation de l’équatoire renseigne sur les stratégies auctoriales :

“ [l]a compositio et la descriptio ne s’adressent pas au lecteur de la


même façon. La compositio décrit un ensemble de procédures 17
qui peuvent aboutir à la réalisation concrète d’un instrument qui
pourra fournir, au degré près, des valeurs alphonsines des équations
du centre et de l’argument de chaque planète. Elle est conforme
en cela au style inauguré par la Theorica planetarum de Campanus
de Novare. La descriptio décrit, de façon abstraite, un instrument
déjà là de façon à dégager son sens aux plans astronomique et
mathématique indiquant peut-être par là un type d’usage différent
de l’instrument, plus heuristique que calculatoire43.
Les textes qui accompagnent et décrivent les instruments définissent donc
des catégories d’usage parfois très différentes. Cette attention à la discursi-
vité instrumentale permet de saisir le nouage complexe des relations entre
un objet matériel et des formes de discours très variés qui le prennent pour
objet : de la publicisation de l’objet à sa description, du dépliement de ses
potentialités heuristiques à sa prise en main.

40. Husson, 2017, p. 225.


41. Husson, 2017, p. 226.
42. Husson, 2017.
43. Husson, 2017, p. 245.
Jérôme Lamy

Des études sur les pratiques concrètes d’utilisation d’instruments jusqu’à la


caractérisation des régimes épistémiques mis à l’épreuve par l’optique, en
passant par la puissance agrégative des artefacts et la profusion des usages,
c’est l’épaisseur des manières de faire qui se déploie dans des enquêtes histo-
riques resserrées autour des enjeux de la manipulation.

Les instruments scientifiques,


les processus marchands
et la vie économique
Les instruments scientifiques ne se limitent pas à des prototypes dont on
ne saurait apprécier la valeur marchande. La construction d’artefacts, leur
mise au point, les tests qui leurs sont appliqués, les séries fabriquées, voire
leur popularisation, sont pris dans des processus économiques divers, des
réseaux commerciaux et des circuits d’échanges.
Les études de la matérialité savante à l’époque moderne ont mis en avant
18
une circulation intense des objets de toute nature : minéraux44, plantes45,
animaux, artefacts divers46 garnissent cabinets de curiosités47, laboratoires48
et collections49, en passant par les échoppes, les ports et les marchés50. Les
instruments scientifiques circulent dans ce vaste corpus d’entités maté-
rielles rattachées aux pratiques savantes.
Jim Bennett s’est intéressé, pour les xviie et xviiie siècles, à la façon dont
s’organisaient les relations commerciales autour des boutiques d’instru-
ments. Il a recours à une méthode spécifique afin de mesurer les écarts entre
la France et l’Angleterre : il retrace « les expériences des visiteurs étrangers »
qui saisissent plus facilement « ce qui leur semble inattendu et distinctif,
attirant l’attention sur des choses que les locaux considèrent comme banales
et allant de soi51 ». Dans le bouillonnement des échanges commerciaux, la
porosité entre les cercles académiques et les espaces de commerce au sein
44. Sabel, 2019.
45. Pépy, 2015.
46. Werrett, 2019.
47. Marrache-Gouraud, 2020.
48. Klein, Spary, 2010.
49. Bru, 2017.
50. Boumediene, 2016 ; Cook, 2008.
51. Bennett, 2002, p. 371.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

des cercles dédiés à l’instrumentation est particulièrement sensible. Jim


Bennett note en particulier que « les ateliers des fabricants avaient certaines
des fonctions que nous associons à la [Royal] Society en ce qui concerne
les connaissances naturelles, et la [Royal] Society avait en fait certaines des
fonctions d’une association professionnelle52 ».
En tant qu’objets commerciaux, les instruments scientifiques sont pris
dans la trame des catégories administratives et économiques de l’époque
moderne. De ce point de vue, l’enquête de Mario Biagioli sur les brevets
des instruments scientifiques de 1500 à 1800 permet de détailler l’évolu-
tion des configurations marchandes. L’historien précise qu’il a adopté une
définition large des instruments : « instruments mathématiques, optiques et
philosophiques », sans compter « les horloges, les machines à calculer et les
cartes53 ». Ce que recouvre la notion de « brevet » (patent) est plus difficile
à maintenir sur la longue durée. Biagioli « utilise les termes “privilège” et
“brevet” de manière interchangeable » et s’en tient à pointer « les différences
entre la propriété intellectuelle moderne et les privilèges de la première
époque […]54 ». Biagioli note que les instruments scientifiques ont la par-
ticularité de se référer aux « deux principaux systèmes de crédit des débuts 19
de l’époque moderne », d’une part, celui qui est fondé « sur la priorité et la
publication (récompensé par le crédit symbolique, “philosophique”) » et,
d’autre part, celui qui repose « sur l’échange d’objets ou de travail contre
de l’argent55 ». L’enjeu d’une étude de la documentation sur les brevets
d’instruments scientifiques est de comprendre comment les pratiques de
privilège, par le droit de monopole56 qu’ils accordaient, façonnaient le rap-
port aux objets. L’ensemble des conditions socio-épistémiques détermine
les possibilités d’une reconnaissance économique des instruments scienti-
fiques et, in fine, leur position « sur un continuum entre le “pôle livre” et le
“pôle machine” ». C’est-à-dire que ces objets d’un genre particulier circulent
« matériellement et juridiquement » entre « les droits d’auteur et les brevets ».
Cette singularité permet de révéler la profusion des « réseaux de relations
entre fabricants, concepteurs, utilisateurs, collectionneurs et enseignants57 ».

52. Bennett, 2002, p. 391.


53. Biagioli, 2006, p. 139.
54. Biagioli, 2006, p. 139.
55. Biagioli, 2006, p. 139.
56. Biagioli, 2006, p. 140.
57. Biagioli, 2006, p. 167.
Jérôme Lamy

En somme, la labilité des modes de qualification des instruments scienti-


fiques, en tant qu’objets commerciaux, met au jour l’épaisseur des relations
sociales et savantes dans lesquelles ils circulent.
L’époque moderne se caractérise, précisément, par cette relative labilité des
espaces sociaux au sein desquels s’articulent les intérêts commerciaux et les
transformations culturelles. David Jaffee, en rapportant l’histoire, à la fin
de l’époque moderne, de « James Wilson, menuisier, fermier et forgeron
qui a créé les premiers globes commerciaux d’Amérique du Nord, depuis
son site provincial de Bradford, dans le Vermont58 » met au jour l’impor-
tance des campagnes et des territoires éloignés des grands centres urbains
dans les dynamiques savantes et économiques. Ce que Jaffee appelle les
« “Lumières au village” » renvoie à une « démocratisation du savoir au sein
de la société américaine59 ». Dans l’Amérique du xviiie siècle, commerce et
curiosité se mêlaient jusque dans les zones rurales.
Les études sur l’instrumentation scientifique au xixe siècle pointent vers
une articulation complexe du champ scientifique et des structures globales
de l’économie. La révolution industrielle modifie d’abord la carte des pro-
20 ductions instrumentales : Alison Dorothy Morrisson-Low a ainsi montré
comment, en Angleterre, les centres de fabrication en province se sont
développés en dehors du traditionnel pôle londonien60.
La fabrication des instruments scientifiques connaît une transformation
plus profonde encore sous l’impulsion de l’industrialisation. George Borg
a ainsi proposé une analyse comparée de la « Révolution instrumentale61 »
et de la révolution industrielle en pointant la forte analogie entre les deux
mouvements : formes de connaissance, distribution des compétences,
financement, normes, etc. Nombreux sont les éléments qui permettent
d’articuler les mutations de la fabrication des instruments savants et « les
processus de mécanisation de la révolution industrielle62 ».
Avec la spécialisation et la professionnalisation progressive des pratiques
savantes, les liens entre l’univers économique et la construction d’ins-
truments scientifiques se nouent d’une manière différente au xixe et au

58. Jaffee, 2007, p. 80.


59. Jaffee, 2007, p. 92.
60. Morrisson-Low, 2007.
61. Borg, 2020, p. 42.
62. Borg, 2020, p. 55.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

xxe siècle. Les frontières entre spécialités se font plus robustes, la distribu-
tion des compétences devient plus fine, ce qui réorganise les échanges entre
savants et commerçants. Dans son étude sur l’invention du galvanomètre
à cordes par Willem Einthoven au début du xxe siècle, Bart Grob a mis
en évidence les conditions pratiques d’une commercialisation de l’instru-
ment. Certaines entreprises à qui Einthoven proposait son invention ont
vu la potentialité d’un outil pour les mesures physiologiques, imposant
peu à peu l’idée d’un cardiographe63.
Les orientations historiographiques récentes pointent donc vers une prise
en compte plus large des implications économiques et commerciales des
processus de conception et de diffusion des instruments scientifiques. Les
évolutions des configurations techniques et marchandes alimentent les
enquêtes historiques, permettant de repérer (comme dans le cas des révo-
lutions industrielle et instrumentale parallèles pointées par George Borg)
la place des instruments dans l’épaisseur de la vie économique.

Les instruments scientifiques :


21
des attributs politiques ?
L’un des apports les plus importants de l’object turn a été de reconsidérer la
portée politique des matérialités. Il ne s’agit pas seulement de saisir les pro-
priétés épistémiques ou les transactions commerciales, mais de reconnaître
aux instruments scientifiques leur place dans les jeux de pouvoir. Une nou-
velle fois, ce sont les recherches de configurations spécifiques permettant
de qualifier des formes de rapport entre l’instrumentation et des condi-
tions politiques données qui constituent le cœur des enquêtes historiques.
Dans un article des Annales, en 2005, Simon Schaffer s’est intéressé aux
échanges d’instruments scientifiques au xviiie siècle entre l’Angleterre et la
zone sino-Pacifique. L’historien des sciences a notamment analysé l’arrivée,
en 1791-1792, en Chine, d’une « expédition navale » britannique « équipée
d’instruments astronomiques64 ». L’enjeu était de « prendre position dans le
commerce des fourrures du Pacifique-Nord ». De même, « [e]n 1792-1793,
la Compagnie des Indes orientales organisa une mission équipée égale-
ment d’instruments astronomiques dans le but de convaincre les Chinois
63. Grob, 2006, p. 387.
64. Schaffer, 2005, p. 791.
Jérôme Lamy

de faire le commerce du thé 65 ». Si le point de départ de cette présentation


d’instruments scientifiques est commercial, son soubassement est politique
« [e]n Chine comme dans le Pacifique, les instruments scientifiques étaient
à la fois des moyens de naviguer autour du monde et d’impressionner les
populations locales66 ». Mais l’insistance démonstrative britannique n’eut
pas les effets escomptés. L’ incompréhension est totale. D’une part les « fonc-
tionnaires de la cour » impériale jugèrent les présentations d’instruments
avec « un mélange de moquerie et de perspicacité67 ». Ils « ne se laissèrent
pas impressionner par cette volonté d’incarner la raison politique dans de
luxueux appareils68 ». D’autre part, les physiciens britanniques, « avec un
mélange de condescendance et de théâtralité », interprétaient l’attitude de
leurs hôtes comme « la preuve de l’absence de maturité scientifique des
Chinois69 ». Et « [d]ans ce complexe entre respect et déférence, entre exhi-
bition et condescendance, les machines se voyaient attribuer une multitude
de significations70 ». Ici, les instruments scientifiques, par-delà les incom-
préhensions et les méprises, sont saturés d’intentions (géo)politiques, entre
impérialisme, contrôle des territoires et domination commerciale 71.
22 Les instruments scientifiques, parce qu’ils circulent le long de voies mar-
chandes, heurtent ou rattrapent des voies politiques d’échanges. Un certain
nombre d’enquêtes visent, à travers leurs déplacements, les rapports entre
États. C’est le cas, par exemple, dans la recherche menée par Ivano Dal Prete
au sujet des instruments du baron Franz Xaver von Zach au tout début du
xixe siècle. Le savant prussien voyage entre « la péninsule italienne et le sud
de la France avec un observatoire itinérant composé de certains des meil-
leurs instruments produits dans l’atelier bavarois nouvellement établi de
Franz Utzschneider et Georg von Reichenbach ». Ces démonstrations gyro-
vagues « ont joué un rôle majeur dans l’établissement de la réputation de
la fabrication d’instruments allemands dans l’Europe de Napoléon […]72 ».

65. Schaffer, 2005, p. 791-792.


66. Schaffer, 2005, p. 792.
67. Schaffer, 2005, p. 806.
68. Schaffer, 2005, p. 802.
69. Schaffer, 2005, p. 806.
70. Schaffer, 2005, p. 807.
71. On lira avec profit, une autre étude de Simon Schaffer davantage centrée sur la mesure,
mais qui explore les mêmes articulations pratiques politiques et culturelles à l’époque moderne.
Voir Schaffer, 2015.
72. Dal Prete, 2014, p. 82.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

Toutefois, si Zach parvient à se constituer en « intermédiaire scientifique »


convaincant, en Italie notamment, il ne réussit pas à rompre « la résistance
de l’establishment scientifique au cœur de l’Empire de Napoléon : censé
diriger et éclairer, Paris entravait, en fait, selon von Zach, les innovations
venant des régions périphériques73 ». La capitale française, sous l’impulsion
de « Laplace et Delambre[,] accordait la prééminence à l’astronomie mathé-
matique, au calcul et à la mécanique céleste ; le rôle de l’observation et,
par conséquent, la nécessité de meilleurs instruments, étaient systémati-
quement minimisés74 ». Le centre politique de l’Europe napoléonienne est
perçu, par les savants allemands et italiens, comme une entrave aux « pro-
grès de l’astronomie75 ». Ivano Dal Prete interprète ce relatif échec de Zach
à conquérir le « marché français » comme l’expression des « vives tensions
politiques, économiques et scientifiques entre la capitale impériale et cer-
taines de ses périphéries […]76 ». Depuis les marges de l’Empire, l’astro-
nomie française – tout entière dédiée à la puissance du calcul – est, d’une
certaine façon, obsolète pour l’astronomie instrumentale qui émerge. Cette
superposition des enjeux épistémiques et politiques permet à Ivano Dal
Prete de conclure que la chute de « l’Empire français » est précédée, pour
les fabricants allemands et italiens d’instruments, d’une éclipse précoce de 23
« son règne astronomique77 ».
Les articulations géopolitiques ne sont pas les seules à intéresser les histo-
rien·ne·s des instruments scientifiques. Leur implication dans des processus
intra-étatiques permet de saisir, d’une façon différente, la puissance politique
qui leur est conférée. Pedro Ruiz-Castell étudie ainsi les conséquences de
la défaite espagnole en Amérique en 1898. L’idée d’un relèvement natio-
nal passe notamment par un support actif de l’État aux forces savantes et
techniques. La valorisation des instruments scientifiques fait alors partie
de la stratégie politique espagnole pour densifier l’enseignement : « [l]e
vif intérêt des gouvernements espagnols successifs pour la promotion de
l’enseignement scientifique, compris comme un moyen de moderniser
le pays, a entraîné une demande croissante d’appareils scientifiques dans
l’enseignement, y compris dans les écoles primaires ». Cette forte demande

73. Dal Prete, 2014, p. 83.


74. Dal Prete, 2014, p. 84.
75. Dal Prete, 2014, p. 84.
76. Dal Prete, 2014, p. 101.
77. Dal Prete, 2014, p. 101.
Jérôme Lamy

a engendré une vitalité importante de l’« industrie locale de fabrication


d’instruments […] sous les auspices du gouvernement78 ». Ici l’instrument
scientifique est au croisement d’attentes politiques fortes et d’une économie
à soutenir. L’enjeu politique est celui d’une revitalisation nationale et l’ins-
trumentation savante en devient l’un des moyens d’expression.
Cette attention portée aux politiques instrumentales rejoint parfois les enjeux
économiques ; elle fait des instruments scientifiques des points d’appui
pour caractériser une politique économique plus globale. Boris Jardine
évoque ainsi le cas du constructeur d’instruments anglais Humphrey Cole,
au xvie siècle, dont le travail est pris dans les rets du projet politique des
Tudor. Les instruments pour les « mathématiques pratiques » deviennent
importants à la fois pour l’État et les forces commerciales. Des ouvrages
appuient cette politique d’incitation : « des praticiens […] tels que Leonard
Digges, John Blagrave et Thomas Hood, ont écrit des textes qui décrivaient
souvent non seulement l’utilisation, mais aussi la fabrication d’instruments
de navigation, d’astronomie, d’arpentage, d’artillerie et la construction de
cadrans solaires79 ». On mesure combien les liens entre les États modernes
24 naissants et la production d’outils permettant d’équiper la pratique gouver-
nementale (contrôle du territoire, maîtrise des moyens de transports, etc.)
constituent des objets historiques sans pareil pour comprendre la pluralité
des investissements politiques.

Les instruments scientifiques


et leurs représentations
L’histoire des représentations80 a permis de recomposer les jeux de signifi-
cations entre les formes d’attachement au monde que les individus, d’une
époque donnée, pouvaient ressentir et les projections qu’ils pouvaient
mettre en forme (par l’écrit et l’image notamment).
Les instruments scientifiques constituent des objets particulièrement inté-
ressants à saisir dans ces jeux de réverbération entre pratiques savantes
et modalités d’exposition spécifiques – celles notamment induites par la

78. Ruiz-Castell, 2008, p. 527.


79. Jardine, 2018, p. 327.
80. Chartier, 1989 ; Corbin, Déloye, Haegel, 1993.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

planéité de l’image. Les représentations charrient des allant-de-soi culturels


en même temps qu’elles délivrent des interprétations possibles sur la place
des objets mis en exergue dans l’univers matériel d’une époque.
Les images acquièrent parfois une telle importance qu’elles peuvent
remodeler les manières de faire. Samuel Gessner, dans son étude précise
des images imprimées d’instruments scientifiques de l’atelier d’Arsenius au
début de l’époque moderne, replace les représentations au cœur des proces-
sus de fabrication. La plurivocité des images permet de restituer les usages
des instruments mathématiques. Samuel Gessner note ainsi que « certaines
[images] sont des illustrations de la structure générale ou de détails de
l’instrument, d’autres peuvent en fait être des modèles ou des plans de
construction utilisables pour fabriquer un instrument81 ». Les formats
graphiques sont, eux aussi, particulièrement variés : « [d]ans certains cas,
l’image elle-même est instrument, un instrument sur papier, comme dans
le cas des volvelles ou des nomogrammes avant la lettre82 ». Les instruments
de mathématiques constituant, en eux-mêmes, des objets plastiques dans
leurs usages, il n’est pas étonnant que leurs représentations empruntent
des voies plurielles. Samuel Gessner précise que ces outils savants « se 25
trouvaient à l’intersection de diverses traditions de savoir ». Il en distingue
deux principales : « les traditions de connaissances pratiques et celles de
nature savante83 ». De façon générale, « les images permettent aux auteurs
d’exprimer, d’expliquer et de justifier des idées, des concepts, des configu-
rations et de nombreux objets géométriques […]84 ». La représentation est
un dispositif probatoire et argumentatif ; elle n’a pas uniquement vocation
à soutenir un texte ou à l’illustrer ; elle déploie sa propre logique de véridic-
tion. De l’expérience d’Arsenius dans la fabrication des instruments et le
recours aux ouvrages illustrés, Samuel Gessner tire une leçon plus générale
pour l’histoire des outils scientifiques. L’historien évoque « un mouvement
cyclique des idées85 ». Ainsi « les premiers écrits sur les instruments […]
ont pu être inspirés par des traités antérieurs […] », mais progressive-
ment, c’est « par des connaissances provenant d’artisans collaborant à la

81. Gessner, 2013, p. 127.


82. Gessner, 2013, p. 127.
83. Gessner, 2013, p. 127.
84. Gessner, 2013, p. 126.
85. Gessner, 2013, p. 152.
Jérôme Lamy

fabrication des instruments […]86 » que les équipements se sophistiquent.


« [L]es méthodes de construction matérielle (par exemple, la charnière par-
ticulière qui se bloque à 90°) et de gravure de l’instrument (par exemple
la conception de l’échelle ou l’emplacement de la notice), par opposition
aux aspects géométriques et conceptuels […]87 » sont alors mises en avant.
Mais la généralisation de l’imprimé (et des images d’instruments) entraîne
un nouveau « mouvement […] dans lequel les fabricants d’instruments
ont utilisé des textes imprimés pour informer de leur production d’instru-
ment88 ». Si bien qu’une « nouvelle génération d’instruments89 » émerge,
donnant lieu parfois à des « traités à part entière ». In fine, l’imprimerie et
ces allers-retours entre représentations et travail d’atelier ont contribué, dès
le début de l’époque moderne, à une plus grande connaissance des instru-
ments scientifiques et des moyens de les construire.
Les images scientifiques empruntent toutes les voies techniques de la repré-
sentation. Chaque époque secrète ses modalités particulières de mise en
forme graphique du monde ; les reproductions imprimées d’instruments
scientifiques suivent les logiques éditoriales. Fleur Hopkins, étudiant la
26 presse de vulgarisation, a ainsi montré qu’« [a]u début du xxe siècle, cer-
taines revues populaires comme Je sais tout. Sciences et voyages et Lectures
pour tous accompagnent leurs articles d’illustrations étonnantes, différentes
de celles que l’on trouve habituellement dans les revues de vulgarisation
scientifique apparentées, telles que La Science illustrée ou La Nature90 ».
Un langage graphique mixte émerge, associant « information scientifique »
et « motifs typiques du conte de fées91 ». Cette concaténation d’« images
hybrides92 » mobilise les instruments pour produire des effets de sens.
C’est ainsi que « [l]es procédés de visualisation scientifique de l’infiniment
petit poussent les illustrateurs à dire en images les difficultés à se figurer un
monde invisible, qui nécessite un instrument optique pour être révélé93 ».
En ce sens, la représentation de l’instrument scientifique est mise au service
d’une grammaire graphique qui vise à communier dans un « sentiment de

86. Gessner, 2013, p. 152.


87. Gessner, 2013, p. 152.
88. Gessner, 2013, p. 152.
89. Gessner, 2013, p. 152.
90. Hopkins, 2019, p. 100.
91. Hopkins, 2019, p. 100.
92. Hopkins, 2019, p. 100.
93. Hopkins, 2019, p. 102.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

sidération, de sublime ou de terreur, éprouvé face à certains dispositifs de


visualisation contemporains – microscope, rayons X 94 ». Si le régime litté-
raire du « merveilleux-scientifique » est bien mobilisé, il est aussitôt relayé
par la nécessité de partager une commune sensation de dépaysement face
aux éléments indiscernables à l’œil nu. Comme « certaines réalités, notam-
ment celles qui appartiennent à l’invisible – photons, ondes, molécules,
phénomènes chimiques, microbes, ultrasons –, ne nous sont connues que
par l’entremise d’un puissant appareil optique ou par des procédés de
visualisation propres à l’imagerie scientifique […]95 », la représentation de
ces instruments vient médier le connu et l’inconnu, le visible et l’invisible.
L’instrument est donc mobilisé comme vecteur scientifique du plausible,
capable de cadrer des représentations échappant ordinairement au sens
commun afin de restituer leur étrangeté.
Le rapport entre l’image et l’instrument permet de discerner des formes
spécifiques d’usage matériel et culturel des objets techniques96. La plas-
ticité graphique, pour une époque particulière, indique les emplois des
représentations et des objets et signale la stratification progressive d’images
suffisamment partagées pour servir de médiatrices dans la projection vers 27
des échelles inaccessibles à l’œil.

Les instruments scientifiques


et leur difficile patrimonialisation
Si l’on prolonge le geste culturaliste, esquissé avec les images, la question de la
patrimonialisation des instruments scientifiques émerge comme une problé-
matique particulièrement complexe. Elle fait l’objet de nombreuses discus-
sions parmi les historien·ne·s des sciences et les conservateur·rice·s de musées.
Jim Bennett, en 2003, alors qu’il était directeur du musée d’Histoire
des sciences de l’université d’Oxford et qu’il accédait à la présidence de
la British Society for the History of Science, a pointé un paradoxe : « la
vogue actuelle des études sur les instruments, en histoire des sciences, a

94. Hopkins, 2019, p. 102.


95. Hopkins, 2019, p. 102.
96. On se reportera aux travaux récents sur l’histoire des livres techniques pour comprendre l’éco-
nomie générale des représentations et des mises en ordre des savoirs : Hilaire-Pérez, Nègre, Spicq,
Vermeir, 2017.
Jérôme Lamy

eu peu d’impact sur ceux qui s’occupent des collections d’instruments97 ».


Si l’intérêt des historien·ne·s pour la « culture matérielle » est manifeste, il
n’en demeure pas moins que les instruments scientifiques sont peu mobi-
lisés « comme ressource pour la recherche98 ». Mais, ajoutait Jim Bennett,
« [d]ans le même temps, il est difficile de ne pas penser que les conserva-
teurs devraient saisir les opportunités offertes par le tournant instrumental
dans l’écriture historique et s’engager plus nettement dans le nouvel agenda
historique99 ». Face à ce qui s’apparente à un échec (relatif ), Bennett for-
mulait une série de propositions pour construire un dialogue fructueux
entre secteur académique et sphère du patrimoine. Il enracinait sa réflexion
dans une mise à plat définitionnelle, en partant des débuts de l’époque
moderne. Il s’agissait de (re)partir de la matérialité, du sens qu’elle a pour
chaque époque, et de mesurer ensuite le type de discours muséal possible
à construire. Le conservateur remarquait qu’« [a]ujourd’hui, nous considé-
rons de nombreux types d’instruments en termes de savoir, en leur attri-
buant des rôles comme la découverte ou la détection, mais ce n’était pas le
cas au xvie siècle100 ». De fait, « [l]a connaissance du monde naturel, de ses
structures invisibles et de ses principes organisateurs, de ses liens de causa-
28 lité, de sa constitution formelle et matérielle, appartenait à la philosophie
naturelle, tandis que les instruments appartenaient aux mathématiques101 ».
Cette distinction est d’importance ; elle ne signale pas simplement des dif-
férences d’ordre épistémique, elle engage un rapport différent au monde
et des usages orientés vers les activités pratiques comme la navigation ou
la guerre. Pris dans des ensembles pluriels de déterminations techniques et
professionnelles, les instruments de mathématiques ne sont pas réductibles
à un type d’utilisation. Il suit, de cette variété intrinsèque, qu’« [i]l n’y a pas
de division nette entre les fabricants et les mathématiciens102 ». Il s’agissait
donc de se déprendre des réflexes scolastiques consistant à classer les instru-
ments scientifiques dans le registre du savoir ; il était plus convaincant de
les rattacher à l’ensemble des activités créatrices. Jim Bennett enjoignait les
historien·ne·s et les conservateur·rice·s de prolonger ce décloisonnement
en cherchant dans la conception et la manipulation des cartes des formes
de « continuité » avec l’instrumentation afin d’« examiner les carrières des
97. Bennett, 2003, p. 129.
98. Bennett, 2003, p. 129.
99. Bennett, 2003, p. 129.
100. Bennett, 2003, p. 131.
101. Bennett, 2003, p. 131.
102. Bennett, 2003, p. 133.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

praticiens et leur intégration […] dans des domaines de travail qui ont
été séparés par des pratiques disciplinaires ultérieures103 ». Ce dépliement
continu et cette déprise des réflexes de classement contemporain devaient
être prolongés. En considérant l’instrument scientifique du xvie siècle lato
sensu (c’est-à-dire conçu à partir de ses usages concrets), il était possible d’y
compter les « instruments de papier » (comme les éléments mobiles inclus
dans certains livres), mais aussi les représentations et images dont la fonc-
tion n’était pas strictement illustrative104. La matérialité de ces différentes
instrumentations est précieuse : elle permet de faire surgir l’univers des ate-
liers liés au travail du bois, du cuivre, du papier (pour tous les travaux d’im-
pression par exemple)105. Jim Bennett invitait donc à décentrer le regard
historien sur les instruments scientifiques, à ne pas se focaliser sur les caté-
gories ordinaires du savoir, mais à intégrer l’ensemble des manières de faire
pour recomposer un univers plus dense de relations, de pratiques, de gestes.
Cette proposition a été relayée, en 2011, par Liba Taub dans le dossier de la
revue Isis consacré aux instruments scientifiques. L’historienne et conserva-
trice déplore la faiblesse d’« engagement » des « historiens des sciences avec
les instruments et les objets des musées106 ». L’enjeu reste encore un ajuste-
29
ment plus fin entre les contextes historiques précis de production et d’usage
des instruments et leur présentation muséale. Liba Taub répète que :

“ [n]ombre des objets que l’on décrit aujourd’hui comme des


“instruments scientifiques” ont été fabriqués, aux xviie et
xviiie siècles, comme des instruments “mathématiques”,
“optiques” ou “philosophiques”. Dans une certaine mesure,
ces distinctions ont été déterminées par des considérations
commerciales, reflétant parfois des pratiques de fabrication
spécialisées. La désignation “instrument d’optique”, utilisée
par les fabricants de lunettes, pouvait décrire une lentille,
un miroir ou un prisme, tandis que “instrument philosophique”
faisait référence à des objets utilisés en philosophie et en physique
expérimentales. Cependant, ces désignations n’ont pas toujours été
appliquées sans variation au cours de la période, et elles ne sont pas
toujours interprétées de la même manière par les historiens107.

103. Bennett, 2003, p. 139.


104. Bennett, 2003, p. 141.
105. Bennett, 2003, p. 141.
106. Taub, 2011, p. 691.
107. Taub, 2011, p. 693.
Jérôme Lamy

Même en ce qui concerne l’époque moderne, le syntagme « instrument


scientifique » ne renvoie pas à une unité de sens et de pratique totalement
stabilisée108. Dès lors, le défi patrimonial est immense. Comment restituer
aux objets techniques leur singularité, sans les perdre dans un labyrinthe
définitionnel ? Quels ajustements opérer entre une désignation large et des
usages restreints, locaux ou temporellement limités ? Thomas Söderqvist,
Adam Bencard et Camilla Mordhorst ont tenté de répondre à ces ques-
tions en s’intéressant aux objets biomédicaux et à leur potentialité muséo-
graphique. Nombre d’entre eux ne correspondent pas à ce que l’on peut
attendre d’artefacts patrimoniaux. En suivant les propositions d’Hans
Ulrich Gumbrecht sur la différence entre présence et signification109,
Söderqvist, Bencard et Mordhorst interrogent la raison d’être des musées
d’histoire des sciences. Ils notent que les objets les plus attractifs « sont ceux
qui se rapportent au corps clinique », image saturante du « discours et [de] la
pratique médicale du début de l’époque moderne jusqu’au milieu du ving-
tième siècle ». Dans cette perspective, les « artefacts se présentent de manière
plus ou moins directe pour les sens car ils renvoient à un corps humain avec
lequel nous avons une relation perceptive et sensuelle immédiate110 […] ».
30 Entre familiarité et disponibilité, la présence de ces objets et instruments
cliniques traditionnels est de l’ordre de l’évidence pour les visiteurs.
Mais les transformations récentes des pratiques médicales (notamment
les apports de la biologie moléculaire) ont rendu moins claire la percep-
tion instrumentale de la recherche. Ainsi, des « technologies moléculaires »
composent une bonne partie de l’activité quotidienne des médecins et des
chercheur·euse·s. De même, « la numérisation a […] modifié radicalement
la recherche biomédicale et les pratiques cliniques aux cours des dernières
décennies111 ». Si bien que ce l’on appelle « biomédecine » (et qui « résume
cette fusion de la biologie moléculaire, de la biologie cellulaire et des tech-
niques de l’information avec la médecine clinique, le diagnostic et la thé-
rapeutique112 ») n’offre plus une surface muséographique aussi concrète
que la médecine antérieure. Même si des objets et instruments classiques
subsistent, les nouveaux artefacts ne permettent pas une perception

108. Taub, 2011, p. 694.


109. Gumbrecht, 2004.
110. Söderqvist, Bencard, Mordhorst, 2009, p. 434.
111. Söderqvist, Bencard, Mordhorst, 2009, p. 434.
112. Söderqvist, Bencard, Mordhorst, 2009, p. 435.
Le renouveau de l’histoire des instruments scientifiques

immédiate des enjeux et des pratiques. Ils « ne sont pas visibles ou tangibles
au sens conventionnel du terme113 ». Ainsi, « les microscopes à lumière
pour l’inspection visuelle de la structure des tissus ont été remplacés par
des instruments numérisés qui détectent des signaux fluorescents dans le
spectre ultraviolet invisible au niveau cellulaire, voire moléculaire […]114 ».
Dès lors, le récit muséographique devient difficile à élaborer : entre, d’une
part, les appuis traditionnels de la mise en scène patrimoniale et du récit
contextualisant que l’on peut en tirer et, d’autre part, le développement
de sciences mobilisant des objets peu visibles, matériellement difficiles à
montrer, c’est tout le processus scénographique qui est mis en tension115.
Ces quelques exemples montrent à quel point la patrimonialisation des
instruments scientifiques reste un enjeu épistémologique d’importance :
du gabarit notionnel toujours à reconstruire jusqu’au sens même de l’arte-
factualité mise en jeu, les principes de l’exposition muséographique sont
actuellement revisités.
S’il est impossible de cartographier complètement les recherches contem-
poraines sur l’histoire des instruments, quelques enseignements généraux
peuvent toutefois être tirés de la vue d’ensemble que nous avons tenté de 31
restituer. D’une part, les pratiques instrumentales – qui ont constitué l’un
des premiers axes de recherche de STS concernant les artefacts – continuent
d’alimenter la recherche. De la place du corps à l’évolution des régimes
épistémiques lisible dans les changements techniques, l’intérêt pour la
matérialité et ses insertions socio-épistémiques reste manifeste. D’autre
part, les instruments s’inscrivant dans les circuits marchands ordinaires
dès le début de la modernité, il n’est pas étonnant qu’ils permettent de
révéler des systèmes commerciaux et des modalités d’échanges. Également,
la mobilisation politique des instruments (par la démonstration, le mono-
pole d’État ou la stimulation économique) renvoie à l’importance sym-
bolique de l’artefact savant, concrétisant un rapport singulier au pouvoir
et à ce qu’il lui permet (contrôle du territoire, relèvement national, etc.).
Enfin, l’histoire culturelle des instruments scientifiques explore le thème
riche des représentations : les objets sont ici restitués dans leurs moda-
lités d’appréhension variées. Surtout, ils servent de médiateurs entre des

113. Söderqvist, Bencard, Mordhorst, 2009, p. 435.


114. Söderqvist, Bencard, Mordhorst, 2009, p. 435.
115. Söderqvist, Bencard, Mordhorst, 2009, p. 437.
Jérôme Lamy

cercles de praticiens ou de lecteurs parfois très différents. Dernier aspect,


le corpus instrumental étant à la fois très varié et difficilement saisissable
par une définition homogène, il n’est pas surprenant que les processus de
patrimonialisation s’avèrent complexes : la texture contextuelle est parfois
très éloignée de nos représentations contemporaines ; les objets présentés
(notamment dans le cas de la biomédecine) échappent partiellement aux
possibilités d’une présentation cohérente.
Ces différentes voies d’enquête ont en commun de privilégier des études
configurationnelles : il s’agit de comprendre comment, dans une société
donnée, les instruments scientifiques médiatisent un rapport au monde, une
politique marchande, un engagement corporel, une possibilité d’expression
graphique, un langage muséal. Rompant avec les fausses téléologies – qui
feraient du progrès instrumental une sorte de nécessité de l’histoire – les
chercheur·euse·s privilégient les compositions socio-épistémiques denses et
les coupes analytiques que les instruments scientifiques permettent d’opérer.

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L’ auteur
Jérôme Lamy est historien et sociologue des sciences, chargé de recherche au
CNRS (CESSP, EHESS). Il travaille sur l’histoire des activités spatiales, la circulation
des concepts et l’ anthropologie historique des matérialités savantes. Il a publié
Faire de la sociologie historique des sciences et des techniques (Paris, Hermann,
2018) et, en collaboration avec Jean-François Bert, Voir les savoirs. Lieux, objets et
gestes de la science (Paris, Anamosa, 2021).

38
Le temps comme outil
Ce que l’ Antiquité a encore à nous apprendre
Jérôme Bonnin

Résumé
Le cadran solaire ou l’horloge hydraulique faisaient partie des instruments de
mesure du temps qui rythmaient la vie quotidienne de la plupart des citoyens
de l’ Antiquité gréco-romaine. Il s’agit de la première civilisation à avoir porté à
un haut niveau tant les connaissances techniques que les usages et les besoins
39
liés à ces nouveaux outils. Paradoxalement, la reconnaissance historique de cet
extraordinaire bouleversement sociétal est venue très tardivement, bien après
que de nombreuses études d’histoire des sciences sur le temps et la formation
du monde moderne aient été effectuées à travers le prisme des horloges mé-
caniques. Cet article montre à quel point l’Antiquité fut, à bien des égards, une
époque de bouleversement des mentalités sur le rapport au temps, et comment
l’ époque moderne s’ est lentement ressaisie du sujet.

Mots-clés
cadran solaire, mesure du temps, Antiquité, gnomonique, historiographie

” Jérôme Bonnin, « Le temps comme outil. Ce que l’ Antiquité a encore à nous apprendre »,
Artefact, no 17, 2022, p. 39-61.
Jérôme Bonnin

Time as a Tool
What Antiquity Has Still to Teach Us

Abstract
Sundials and waterclocks were part of the time measuring devices that punc-
tuated the daily life of most citizens in Greco-Roman antiquity. It is during this
period that technical knowledge and uses and needs linked to those new cultural
tools have been highly developed. However, the historical recognition of this
extraordinary societal upheaval came very late, after numerous studies on the
history of science of time and on the formation of the modern world based upon
mechanical time measurement. This article shows to what extent Antiquity was,
in many respects, a time of upheaval in upheaval in the way people deal with
time on the relationship to time, and how the modern era has slowly taken hold
of this subject.

Keywords
40
sundial, early time-measuring instrument, Antiquity, gnomonic, historiography

L’histoire des instruments scientifiques est riche d’enseignements, et sur la


société étudiée, et sur celle dans laquelle on effectue la recherche. Ainsi, s’il
est possible d’apprendre beaucoup sur la façon dont une époque a considéré
telle problématique, tel phénomène et comment ils ont été traités, il est tout
aussi intéressant de se pencher sur les lacunes historiographiques laissées par
cette époque afin de comprendre les raisons d’oublis qui paraissent si criants
aujourd’hui. L’histoire de la mesure du temps n’échappe pas à ce constat.
Longtemps considéré comme un sujet technique propre à la fin de l’époque
médiévale, avec les premiers développements spectaculaires de la mécanique
horlogère du xive au xvie siècle et l’apparition de l’art de la gnomonique issu
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

de la culture arabo-hispanique1, le domaine de la mesure du temps (et ses


développements techniques) est cependant très vite devenu un sujet d’étude
dépassant toutes frontières chronologiques ou géographiques.
Dans la lignée des travaux de David Saul Landes2, de Gerhard Dohrn-van
Rossum3 ou plus récemment et plus spécifiquement de Jacques Gapaillard4,
la recherche sur les instruments de mesure du temps s’est enrichie de pro-
blématiques transversales bien éloignées de simples problèmes d’engrenages
ou de viscosité de liquides. Les instruments de mesure du temps ne font
pas seulement circuler des connaissances techniques, des problématiques
mathématiques ou géométriques. C’est toute une société qui agit (ou non)
en synergie avec un ordre temporel intégré, refusé ou même sur le déclin.
Temporalité d’un ordre temporel contre un ordre spirituel au xive siècle,
opposition de l’horloge de la commune à celle du propriétaire terrien au
xvie siècle, invention de méridiennes de temps moyen pour permettre aux
horlogers de suivre avec plus de facilité les complications de l’équation du
temps au xviiie siècle, création d’horaires propres à une nouvelle distribu-
tion géographique issue de la révolution industrielle avec le chemin de fer,
ou encore redéfinition de la notion de temps et d’espace suite aux réflexions 41
d’Albert Einstein sur la relativité au début du xxe siècle, les exemples sont
nombreux et pointent à chaque fois le poids des enjeux sociaux, politiques
et culturels qui s’entremêlent aux outils scientifiques.
Qu’en est-il de l’Antiquité dans cet ensemble foisonnant de pistes de
recherche et de réflexion ? Au début des années 2000, la recherche était
encore balbutiante ou cantonnée à des points techniques très précis.
En 2007, nous avons été particulièrement étonnés qu’un tel sujet n’ait
jamais fait l’objet d’une étude historique et archéologique complète. Il
existait bien des catalogues partiels, quelques études, mais ces dernières,
de qualité et toujours valables aujourd’hui, n’émanaient que très rarement
d’historiens des sciences. Seuls les milieux scientifiques et les sociétés
astronomiques européennes composées d’une section « cadran solaire »
avaient produit des études et des pistes de réflexion. Or, si un sujet méri-
tait d’être autant analysé que, par exemple et sans ordre de priorité bien

1. Voir à ce sujet Savoie, 2021, qui consiste aujourd’hui en l’ouvrage le plus complet sur le sujet.
2. Landes, 2017.
3. Dohrn-van Rossum, 1997.
4. Gapaillard, 2011.
Jérôme Bonnin

sûr, l’architecture antique, le cadre de vie urbain ou rural des hommes


ou les mutations socio-économiques de l’époque, c’est bien la mesure du
temps. Car c’est là un thème majeur tant la question agite les penseurs
depuis l’époque moderne.
Depuis 2007, il semble que le paysage scientifique ait changé. Des ouvrages
majeurs ont été publiés. Des études pluridisciplinaires ont été menées. Il
est alors intéressant de se pencher sur les possibles raisons de ce regain d’in-
térêt. A-t-on dépassé, dans le milieu historique notamment, ce jugement
hâtif selon lequel il n’y a rien à dire sur la mesure du temps dans l’Antiquité
car elle n’était pas instrumentalisée ? Comment s’est faite la transformation
de notre regard, de notre jugement, quant aux habitudes temporelles des
gréco-romains ? Qu’est-ce qui a motivé ce changement de paradigme ?
C’est en partie ce que nous souhaitons proposer comme réflexion ici, tout
en fournissant un aperçu du monde bien particulier de la gnomonique
gréco-romaine et de ses implications sociales.

Un paysage historique, social


42
et technique complexe
Si nous demandons à une personne sans formation particulière en gno-
monique ou histoire des sciences d’imaginer le paysage scientifique de
l’Antiquité gréco-romaine concernant la mesure du temps, il y a de fortes
chances que le tableau dressé soit incomplet ou même caricatural. Pour
beaucoup, et ce jusqu’à la fin du xxe siècle5, la mesure du temps n’était
pas au centre de l’attention car les gréco-romains étaient censés vivre
dans un monde où connaître l’heure n’avait pas d’importance, où les
cadrans solaires devaient être imprécis. Seuls les édiles devaient pouvoir
se permettre d’offrir à la cité ces instruments coûteux et décoratifs, et ce
uniquement dans les villes les plus riches ou peuplées. Quant à la sym-
bolique même de l’horloge, du cadran solaire, on pensait encore jusque
très récemment que cette dernière était apparue avec le développement
des horloges mécaniques et d’une vie citadine organisée et régulée par les
heures à l’époque médiévale.

5. Il suffit pour s’en convaincre de relire les notes accompagnant les éditions du fameux passage de
l’Apocoloquintose du divin Claude ou encore les généralités que l’on trouvait dans Marquardt, 1892,
1893, ou encore dans Carcopino, 1939.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

Il ne s’agit ici que de quelques poncifs qui paraissaient plausibles il y a


quelques dizaines d’années. Les récentes recherches ont en effet montré que
la réalité historique est bien plus complexe que ce que l’on imaginait. S’il
nous est impossible de développer ici chacun des points évoqués ci-dessus,
il n’est cependant pas inutile de proposer quelques pistes de réflexion sur les
découvertes les plus récentes.
Sur la question de l’utilité et du nombre de cadrans solaires présents dans
l’Antiquité, il faut bien avoir à l’esprit qu’à l’époque gréco-romaine, c’est-
à-dire du iiie siècle avant J.-C. jusqu’à la fin du ve siècle, on en trouvait en
nombre important dans l’ensemble de l’Empire romain. Il s’agissait essen-
tiellement de cadrans solaires en pierre, de types conique, sphérique, hémis-
phérique, etc. Il existe en effet plus d’une dizaine de types de cadran solaire
possibles dans l’Antiquité, du plus simple au plus complexe. La figure 1
donne une idée de ce qui était la norme dans la majorité des cités ou des lieux
privés disposant d’un cadran solaire. Cette diversité de formes et de possibi-
lités techniques est en soi une preuve de l’intérêt des gréco-romains pour la
mesure du temps et pour les instruments permettant d’y parvenir (Fig. 1).
L’instrument scientifique et pédagogique développé par les savants grecs 43
a rapidement fait place à l’outil fonctionnel pour les Romains, ce afin
de répondre à une demande pragmatique : connaître l’heure au quoti-
dien. Cette nécessité est essentiellement une particularité romaine, et non
grecque. La majorité des près de sept cents cadrans solaires découverts à ce
jour ne proviennent pas de Grèce, mais bien d’Italie et de la partie occi-
dentale de l’Empire romain. Et, afin d’être plus précis encore, il n’existe pas
plus de deux cents cadrans pour la partie orientale de l’Empire, contre cinq
cents pour la partie occidentale. Pourtant, à l’origine, les Romains n’étaient
pas particulièrement attirés par la mesure du temps. Ils utilisaient les horo-
logia de façon sporadique avant le iiie siècle avant J.-C. On connaît bien,
d’ailleurs, l’ironie de Pline l’Ancien à propos des quatre-vingt-dix-neuf
ans que les Romains mirent pour se rendre compte que le cadran solaire
rapporté de Catane en 263 avant J.-C. n’était pas adapté à la latitude de
Rome6. Il y aurait lieu, du reste, de modérer les propos de Pline, teintés
d’un complexe d’infériorité caractéristique envers les Grecs. Rapidement
cependant, les cadrans solaires envahissent Rome. À la fin du iiie siècle
avant J.-C., une comédie attribuée à Plaute comprend cette complainte :

6. Pline l’Ancien, 1977, p. 212-215.


Jérôme Bonnin

“ Que les Dieux le perdent, celui qui le premier a inventé les heures
et en particulier celui qui le premier installa ici un cadran solaire :
il m’a pour mon malheur découpé la journée en tranches. Quand
j’étais enfant, c’était mon ventre le cadran solaire, la meilleure et la
plus exacte de toutes les horloges. N’importe où, il m’avertissait de
manger, sauf quand il n’y avait rien. Maintenant, même ce qu’il y
a, on ne le mange qu’avec la permission du soleil, tant la ville est
remplie de cadrans solaires. Déjà, la majeure partie de la population
se traîne desséchée par la faim7.

44

Fig. 1. – Modèle classique de cadran solaire conique,


développé grâce aux recherches géométriques des Grecs
© Délos, Musée archéologique, inv. no B. 3652-11023. Cliché Jérôme Bonnin, 2012.

Une révolution aux conséquences importantes est en train de prendre


forme. Les horologia ne sont plus de simples éléments du paysage. Elles
jouent un rôle de plus en plus important dans la vie sociale, qu’elle soit
publique, mais aussi – et peut-être faudrait-il ajouter et surtout – privée,
des citoyens de l’Empire. Une cité permet de comprendre immédiate-
ment cette particularité romaine : Pompéi. Dans cette simple cité, pour la
période comprise entre le iie siècle avant J.-C. et la fin du ier siècle, plus de

7. Aulu-Gelle, 1967.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

quarante-neuf cadrans solaires furent découverts. Le corpus est étonnant


en comparaison de Rome qui, pour une période de six cents ans, n’a fourni
aux archéologues que vingt-quatre instruments8. Or, cela ne signifie pas
que Rome n’était pas équipée en cadrans solaires. L’exemple de Pompéi
donne simplement le nombre minimum d’instruments qu’il était possible
de trouver dans une petite cité et permet d’imaginer les pertes pour les plus
grandes, Athènes et Rome a fortiori. Quand le personnage de la comédie
attribuée à Plaute se plaint d’une cité envahie de cadrans solaires, ce n’est
peut-être pas uniquement une figure de style.
L’exemple de Pompéi est instructif à un autre égard. Sur la carte présentée
(Fig. 2), les instruments dont le lieu de découverte est connu (moins de la
moitié des quarante-neuf ) sont indiqués avec une légende particulière. En
bleu figurent les cadrans solaires mis au jour dans des lieux publics (forum,
sanctuaire d’Apollon, thermes, théâtres), en rouge ceux découverts dans
des lieux privés (jardins de demeures somptueuses, cours de boutiques).

45

Fig. 2. – Localisation des lieux de découverte des cadrans solaires et


inscriptions mentionnant un cadran à Pompéi
© Jérôme Bonnin, 2015.

8. Voir les vingt-quatre cadrans recensés et datés dans la partie iii de Bonnin, 2012.
Jérôme Bonnin

La différence de répartition « public/privé » est frappante. Elle est résumée


dans le diagramme (Fig. 3). Cet état de fait n’est pas atypique, contraire-
ment à ce qui est souvent présenté à propos des cadrans solaires romains.
En réalité, dans une cité romaine, plus de 60 % des instruments étaient
utilisés pour des usages privés, et non publics. Les habitants avaient besoin
de connaître l’heure pour leurs rendez-vous, pour manger, aller aux bains,
à un procès, à un banquet de mariage, etc. La littérature romaine est d’ail-
leurs riche d’enseignements à ce sujet, tout comme les inscriptions tracées
sur des supports rudimentaires (ostraca, tablettes de bois, etc.) et relatant,
bien souvent, des instants de la vie quotidienne.

46 Fig. 3. – Répartition en pourcentage du mobilier archéologique et


épigraphique public et privé à Pompéi
© Jérôme Bonnin, 2015.

Cette transformation, essentiellement due à une modification dans le mode


de vie des Romains, a eu un impact indéniable sur la qualité des instru-
ments utilisés. Même à Pompéi, avant la fin du ier siècle, les cadrans solaires
correctement construits sont rares et, pour la plupart, publics9. Si une élite
était capable de trouver (et de payer) des artisans compétents afin de faire
réaliser des instruments et de les offrir à la cité, le commun des mortels
devait se contenter d’acquérir des cadrans de moins bonne qualité, une
constante que l’on retrouve à toutes les époques, un peu comme les pre-
mières montres mécaniques, belles et médiocres à la fois. Au iiie siècle fina-
lement, et pour presque tous d’après Cetius Faventinus, le cadran solaire
n’est plus qu’un moyen permettant de « s’enquérir au plus vite de l’heure
qu’il est10 ». Cette affirmation laisse ainsi entendre que, souvent, la qualité
ou la précision du cadran importait peu, tant que ce besoin pouvait être

9. Bonnin, 2012, et notamment l’ensemble des fiches archéologiques recensées pour Pompéi.
10. « et non amplius paene ab omnibus nisi quota sit solum inquiri festinetur », Cetius Faventinus,
2001, XXIX.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

satisfait. Cette impression n’est pas dénuée de fondement. Elle peut même
être corroborée par les sources archéologiques. Ainsi, l’étude de la « préci-
sion » des cadrans antiques en dit long sur le rôle assigné à ces derniers, du
moins pour ceux que l’on rencontrait le plus souvent11. Mais encore faut-il
en connaître et en accepter les limites, car de nombreux auteurs modernes
ont été tentés de prendre les résultats fournis au premier degré, avec comme
conséquences des surinterprétations mathématiques inévitables.
En effet, les Gréco-Romains, et notamment les Romains, n’avaient pas
notre exigence de précision à la minute près ; une telle conception serait
d’ailleurs parfaitement anachronique. En fait, une erreur de cinq à dix
minutes importait peu et l’approximation était plutôt la norme12. Ces
quelques minutes de décalage par rapport à la « réalité » ne pouvaient que
difficilement être perçues, car il n’existait pas d’instrument étalon permet-
tant de comparer les mesures. Par ailleurs, si les artisans étaient capables
de produire des instruments valables et bien calculés, personne n’aurait eu
l’idée d’utiliser les courbes de déclinaison des cadrans solaires publics pour
se repérer dans l’année13. S’y fier pour l’établissement du calendrier aurait
d’ailleurs été source de nombreuses erreurs. Mais, comme le cadran solaire 47
était d’abord un instrument scientifique de prestige et qu’il fournissait des
données complexes à qui savait l’interroger, il a longtemps conservé ses attri-
buts scientifiques. C’est pourquoi la représentation de ces courbes aurait
longtemps perduré sur les cadrans. Elles y possédaient une signification
beaucoup plus symbolique qu’astronomique ou pédagogique. D’ailleurs,
la surface réceptrice des cadrans les moins prestigieux ne servaient plus qu’à
lire les heures. On comprend mieux pourquoi Cetius Faventinus coupe
rapidement court à ses explications sur les cadrans plus complexes en insi-
nuant que, de toute manière, « elles n’intéresseraient personne » (et sur-
tout pas les riches propriétaires à qui était destiné son manuel). On com-
prend également mieux pourquoi Vitruve, dans son célèbre passage sur
les cadrans solaires14, cite de façon expéditive tous les types d’instruments

11. Sur ce point, voir plus particulièrement Savoie, 2014, p. 21-31. Nous renvoyons le lecteur
souhaitant des informations mathématiques aux précisions données dans cet ouvrage.
12. Savoie, 2007.
13. Ces courbes sont essentiellement présentes pour « borner » la surface utile du cadran. Pour
l’établissement exact des solstices et des équinoxes, on utilisait des instruments de plus grande taille,
possédant plus de précision. Voir Szabó, Maula, 1986, p. 121-154.
14. Vitruve, 1969.
Jérôme Bonnin

connus et leurs caractéristiques ; un cadran solaire devait servir à se repérer


dans la journée15 et toute « fioriture » devait être exclue.
Enfin, à propos de l’exactitude de l’information donnée, il faut constam-
ment garder à l’esprit que la notion d’heure précise et toujours constante
n’existait pas : si quelqu’un demandait l’heure, il n’était que trop assuré
d’entendre plusieurs réponses à la fois, ce que sous-entend Sénèque :

“ Je pense que tu comprendras mieux si je te dis qu’on était au mois


d’octobre, et au troisième jour des ides d’octobre. Je ne saurais
te dire précisément l’heure. On mettrait plus facilement d’accord
les philosophes que les horloges. Toutefois, c’était entre la sixième
et la septième16.
Ce passage ne prouve pas que tous les instruments de mesure du temps
étaient de piètre qualité à Rome. Il atteste juste de leur qualité variable. Un
instrument différait nécessairement d’un autre puisqu’ils étaient réalisés de
façon artisanale, donc sans uniformisation ou mode de conception unique.
Et même, sur deux instruments identiques, la lecture de l’heure différait
selon l’observateur : la lecture est approximative, sauf lorsque l’ombre
48
tombe exactement sur une ligne horaire, car il n’existe pas de graduations
intermédiaires17. On s’y habitue, comme sur nos montres sans graduations
ou chiffres, mais la lecture perd en précision. Toujours est-il qu’un Grec
ou un Romain ayant un rendez-vous à la troisième heure ne scrutait pas
le cadran comme nous le faisons. Il faisait simplement en sorte de ne pas
arriver trop tôt ou trop tard…
Sur la question des voyages et des moyens de connaître l’heure en dehors
de la journée, il y aurait également beaucoup à dire. Il existait en effet des
cadrans portatifs caractérisés par une très petite taille (entre six et quinze
centimètres), une mise en station rapide et une facilité de transport. Le
sujet est aujourd’hui en pleine reconsidération et des découvertes (ou
redécouvertes) récentes viennent compléter chaque année le corpus exis-
tant. Actuellement, les seuls instruments portatifs connus sont d’époque
romaine ou byzantine. Aucun ne remonte au-delà du ier siècle, et les derniers

15. Contrairement aux horloges hydrauliques, dont la lecture semble avoir été bien plus complexe et
qui, probablement en raison de leur prix, combinaient plusieurs usages afin de susciter l’admiration
des utilisateurs. Vitruve consacra bien plus de pages à ces mécanismes qu’aux cadrans solaires.
16. Sénèque, 1966, II.
17. Sauf sur quelques cadrans extrêmement rares, où la demi-heure est notée.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

exemplaires recensés dateraient du vie ou du viie siècle. Cependant, la


nécessité de pouvoir emporter l’heure avec soi, lors de voyages ou de dépla-
cements réguliers, a dû apparaître rapidement, une fois que se fut imposé
l’usage des horloges et des heures pour les citoyens les plus riches et pour
les administrations. D’après Vitruve, l’origine des divers types d’instru-
ments reconnus et de leurs spécificités serait grecque, les trois inventeurs
(supposés) étant grecs. Aucun témoignage antérieur au ier siècle ne permet
d’en dire plus. Seules les découvertes archéologiques nous renseignent sur
la forme et les caractéristiques de ces dispositifs ainsi que sur leur diffusion
dans l’Empire. Le nombre d’instruments portatifs découverts et recensés
(vingt-sept) indique que ces « montres avant l’heure » ne devaient pas être
si rares que cela. Et, si le texte de Vitruve est laconique, il précise tout de
même que ces dispositifs ingénieux pouvaient être emportés en voyage
(horologia viatoria). Ils étaient ainsi maniables et utilisables toute l’année.
À l’intérieur même de cette grande catégorie, il existe deux types de cadran.
Certains ne sont utilisables que pour une seule latitude ou pour un nombre
limité de latitudes, tandis que d’autres pouvaient être adaptés à plusieurs
lieux : trente-six au maximum18, douze au minimum. L’existence de ces
deux types, attestée par les réalités archéologiques, semble justifier la dis- 49
tinction des « cadrans pour les lieux connus » et des cadrans « pour toutes
les latitudes » effectuée par Vitruve. Les instruments fonctionnant sous
plusieurs latitudes portent des indications géographiques précises (pro-
vinces ou cités importantes) ainsi que des latitudes, en chiffres romains,
correspondant à ces lieux.
Certains de ces dispositifs sont complexes, de grande qualité et réalisés
en alliages métalliques, tandis que d’autres sont beaucoup plus sommaires
et réalisés en matières moins précieuses (os essentiellement). Il existait
donc plusieurs types de qualité, et donc plusieurs profils d’utilisateurs
(ou d’acheteurs). Les instruments simples et utilisables à l’intérieur d’une
cité, d’une province, semblent être les moins précieux. Des marchands,
voyageurs peut-être, pouvaient se les offrir. Les autres instruments, utili-
sables pour plusieurs latitudes, devaient être réservés à une élite, aux magis-
trats, fonctionnaires impériaux ou voyageurs les plus fortunés amenés à se
déplacer fréquemment aux confins de l’Empire. L’étendue de ces dépla-
cements, la variété des latitudes que l’on pensait utiles se devine à l’étude

18. Ainsi le cadran portatif de type vi de Memphis, étudié par Maslikov, 2021.
Jérôme Bonnin

de quelques-uns de ces instruments. Cependant, chaque objet ne reflète


probablement pas les goûts et les besoins de son propriétaire. Il est douteux
qu’un seul homme ait eu besoin de connaître tant de latitudes à la fois et
qu’il ait eu la possibilité de se rendre dans tous les lieux correspondants
à ces latitudes. Il est donc probable, qu’en plus d’être utilitaires, ces ins-
truments complexes étaient aussi des objets de prestige et de pouvoir. Le
possesseur d’un tel outil devait apparaître comme une personne capable
de maîtriser et de gérer parfaitement son emploi du temps, mais aussi, de
manière symbolique, comme une personne capable de se rendre « maître »
de tous les lieux gravés sur la face de l’instrument.
Nous terminons ici la présentation des nouvelles perspectives de recherche
sur les horloges par la question du symbole du cadran solaire dans les men-
talités. Dans les sources antiques, l’horloge semble être considérée comme
une nouvelle contrainte, un élément négatif qui empêche l’être humain de
s’adonner aux plaisirs de la vie quand bon lui semble. Quand ce n’est pas
le cas, elle est liée à des activités urbaines publiques, au fonctionnement
des rouages les plus importants de la cité19. Mis en relation avec l’étude du
50 mobilier archéologique qui indique qu’elle gagne toutes les sphères de la
société, qu’elle se répand des lieux publics les plus officiels aux domus parti-
culières des cités ou aux villae rurales, il apparaît plus que probable qu’une
telle « nouveauté » ait marqué les esprits, imprimé une marque durable et
visible sur les façons de penser, de concevoir le temps et de se le représenter
en privé. Si ni les textes ni le mobilier archéologique conservés ne peuvent
réellement indiquer qu’un tel changement a eu lieu, les représentations
iconographiques apportent beaucoup d’informations de ce type, du moins
pour le cadran solaire, car il n’existe pas de représentation d’horloge hydrau-
lique dans l’Antiquité. Représenter un cadran solaire sur un support, quel
qu’il soit, n’est pas anodin. Il ne s’agit jamais d’un simple élément du « pay-
sage », d’un élément décoratif. L’instrument apparaît dans de nombreuses
scènes, rattachées elles-mêmes à de multiples thèmes généraux. Les infor-
mations potentielles sont considérables, bien que d’un maniement com-
plexe20, et cela mérite d’être souligné. En effet, vu le nombre et la valeur des
documents conservés présentant l’horloge en contexte funéraire ou associée

19. Bonnin, 2013, p. 490-491 ; Bonnin, 2015, p. 329-334.


20. Particulièrement pour les représentations funéraires où toutes les analyses se heurtent fatalement
au problème de la signification eschatologique précise de l’horloge et au problème plus général de
la signification de l’image et de sa portée symbolique. Voir à ce sujet Turcan, 2003, p. 165-167.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

à l’idée de la mort, il apparaît qu’il existait un lien, nouveau à l’époque


romaine, entre les horloges et la mort21. La documentation iconographique
démontre que le cadran solaire possédait de nombreuses significations, qu’il
était un marqueur important du destin, une façon de représenter les « puis-
sances infrangibles de l’univers22 » tout en étant un moyen pratique d’indi-
quer l’emplacement d’une tombe aux vivants.

Recherche sur la mesure du temps,


quelques grandes lignes
historiographiques
La place de l’horloge antique23 comme objet archéologique dans la pro-
duction scientifique du xvie siècle jusqu’à nos jours est assez particulière.
Certes, le sujet n’est pas entièrement inédit, mais son traitement fluctue
selon les époques, les centres d’intérêt ou les enjeux du moment : tantôt
sujet d’érudition propre à un corps de savants, tantôt sujet placé dans les
« oubliettes » de l’histoire, traité par hasard et de façon limitée à quelques
études générales. Cet état de fait est propre à de nombreux sujets, plus 51
encore pour ceux touchant aux réalités de la vie quotidienne. La particula-
rité des horloges antiques est, d’un point de vue archéologique, de n’avoir
jamais été étudiées de manière générale ou globale avant le xxie siècle. Il
n’existait que de brèves études, des éclairages particuliers. Pour bien saisir
l’intérêt de notre étude et son originalité, il convient ainsi de retracer l’his-
torique des recherches sur les instruments antiques de mesure du temps.
Comme pour de nombreuses thématiques, l’intérêt scientifique commence
au xviiie siècle. Cependant, dès le xvie siècle, des cadrans solaires antiques
apparaissent dans la littérature24. C’est le cas du cadran sphérique à œille-
ton de Ravenne, aujourd’hui perdu, mentionné pour la première fois par
Gabriello Symeoni en 155825. Le type même de l’instrument ainsi que son
aspect expliquent facilement cet intérêt inhabituel. Il s’agissait d’un cadran

21. Bonnin, 2013, p. 489-491.


22. Turcan, 1999, p. 158-159.
23. Jusqu’au xixe siècle, il n’est pratiquement fait aucune différence entre un instrument grec ou
romain. L’objet est antique, il est mentionné comme tel sans plus de précision.
24. Nous ne mentionnons pas ici les premières attestations, notamment au xve siècle, sous la plume
de Cyriaque d’Ancône.
25. Symeoni, 1558.
Jérôme Bonnin

solaire porté par Atlas. La spécificité et l’originalité de l’ensemble justifiaient


sa mention dans l’ouvrage de Symeoni. Il ne s’agit pas du seul exemple
de traitement « hors norme ». Bien d’autres instruments présentant des
caractéristiques particulières ont bénéficié du même traitement. Dans cette
optique, le cas le plus intéressant d’un point de vue historiographique est la
redécouverte de l’obélisque de la méridienne d’Auguste. Jusqu’à la moitié
du xviiie siècle, la base ainsi que l’obélisque brisé n’étaient qu’une attraction,
dans une cave, présentée aux touristes. À partir de 1748, suite à la destruc-
tion d’un quartier d’habitations, l’ensemble du monument est définitive-
ment exhumé, puis restauré. En 1750, Angelo Maria Bandini, archéologue
et bibliothécaire du pape Benoît XIV, rédige, à la demande de ce dernier, un
compte rendu des découvertes réalisées autour de l’obélisque depuis 1463.
C’est en réalisant ce travail qu’il effectue des recherches sur les instruments
antiques de mesure du temps et qu’il s’entoure, pour la première fois, de
spécialistes, à savoir des meilleurs astronomes et mathématiciens de son
temps. Cette démarche, inédite pour l’époque, lui permet de faire la liaison
entre les connaissances historiques et archéologiques, mais aussi techniques.
Le résultat de ces recherches pluridisciplinaires avant l’heure fut la resti-
52 tution argumentée, scientifiquement et historiquement, d’une méridienne
– et non d’un cadran solaire monumental –, bien avant toutes les considé-
rations des xxe et xxie siècles sur le sujet. Peut-être est-ce un effet du hasard
ou un véritable lien de cause à effet dû à la découverte de Bandini, mais à
partir du milieu du xviiie siècle, les ouvrages sur les cadrans solaires antiques
se font bien plus nombreux et surtout plus spécialisés.
En 1741, Gianfrancesco Baldini26 publie la première étude sur un cadran
solaire portatif antique. En 1746, le père Zuzzeri publie à Venise un ouvrage
intitulé D’una antica villa scoperta sul dosso del Tusculo, e d’un antico oro-
logio a sole ritrovato ira le ravine della medesima, dissertazioni due. Dans
la seconde partie, il présente, en même temps qu’une étude d’un cadran
solaire découvert à Tivoli, le premier traité sur les horologia antiques27.
La même année, Michelangelo Giacomelli publie un article sur le même
objet et sous un titre presque similaire28. L’intérêt pour les instruments
antiques de mesure du temps ne fait alors que croître. En 1761, Paolo
Paciaudi publie à Rome les Monumenta Peloponnesia. Le premier tome
de cet ouvrage général sur les antiquités grecques comprend un chapitre
26. Baldini, 1741.
27. Zuzzeri, 1746, p. 62-86.
28. Giacomelli, 1746, p. 115-135.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

intitulé « Sur les horloges ». À l’aide de nombreuses sources (littéraires, épi-


graphiques et archéologiques) et avec beaucoup d’érudition, l’auteur pour-
suit l’œuvre du père Zuzzeri. Ce chapitre fondamental est entièrement
rédigé dans la langue scientifique de l’époque, le latin29. En 1777, Georg
Heinrich Martini rédige la première dissertation uniquement consacrée
aux cadrans solaires antiques30. Il annonce ainsi la tradition de l’école alle-
mande dans ce domaine. Les cadrans solaires commencent alors à être pris
en compte dans les corpus d’œuvres et, à l’aube du xixe siècle, la spécia-
lisation de certaines contributions est de plus en plus poussée. En 1797,
l’astronome Van Boeck Calkoen publie une étude, toujours en latin, uni-
quement réservée aux cadrans solaires sphériques31.
Toutefois, ces études restent peu connues et surtout difficilement acces-
sibles. Dans une série de lettres publiées en 1782 par Roger Gale et Baupré
Bell32 et un article publié en 1792 par Richard Gough33, les auteurs se
posent de nombreuses questions à propos de ces horloges romaines dont
personne ne semble rien connaître :

“ Je n’ai pas connaissance d’un auteur ayant traité des horologia des
Anciens, je suis donc ignorant de quelle sorte il est ici question ; 53
car s'il s’agissait de quelque chose fonctionnant avec de l’eau, la
longueur de l’hiver et la sévérité de leur climat l’auraient rendu
inutilisable les trois quarts de l’année34.

“ Il y a peu d’auteurs modernes à avoir écrit quelque chose digne


d’être mentionné et aucun, autant que je sache, expressément
à propos des Horologiis ; et tout ce qui a déjà été dit sur le
sujet l’a été uniquement obiter [en passant], lorsque le sujet
est accidentellement tombé sous leurs yeux alors qu’ils étaient
concentrés sur d’autres sujets35.

29. Paciaudi, 1761, p. 36-68.


30. Martini, 1777.
31. Van Boeck Calkoen, 1797.
32. Gale, Bell, 1782, p. 133-143.
33. Gough, 1789, p. 172-176.
34. « I have not any author that treats of the Horologia of the ancients, so am ignorant of what kind
this could be; for were it of water, the length of the winter, and the severity of their climate, would
render it useless full three parts of the year ». Gale, dans Gale, Bell, 1782, p. 133.
35. « Few modern authors have wrote any thing worth notice, none as I know of, expressly de
Horologiis; but all that have been said upon that subject has been only obiter as it has been accidentally
thrown in their way, while they were perusing other matters ». Bell, dans Gale, Bell, 1782, p. 134.
Jérôme Bonnin

Les témoignages sont explicites et peuvent parfaitement résumer l’état de


la recherche à l’aube du xixe siècle, lorsque les sommes encyclopédiques
sur l’Antiquité manquent encore. Ils annoncent également les recherches
ultérieures, puisque Baupré Bell tente de présenter l’ensemble des auteurs
antiques et des sources épigraphiques mentionnant une horloge, qu’elle soit
hydraulique ou solaire. Ces premiers contacts avec le sujet sont importants,
car ils nous renseignent sur quelques instruments disparus aujourd’hui,
essentiellement pour les Gaules et l’Italie. De plus, les descriptions scienti-
fiques des instruments sont souvent très complètes puisque, dans le cas des
cadrans solaires, il s’agit d’un sujet de prédilection. L’objet est en effet encore
largement utilisé et la science gnomonique atteint son plus haut degré de
complexité. D’un point de vue archéologique en revanche, les notices sont
souvent faibles, parfois peu fiables. Les informations sur le contexte de
découverte sont rarement présentées et, dans le cas de nombreux objets,
ces données sont irrémédiablement perdues. C’est le cas par exemple de la
majorité des cadrans solaires découverts à Pompéi à cette période.
À partir du xixe siècle, la documentation disponible sur les horloges
54 augmente. Les périodiques sont de plus en plus nombreux à évoquer
ces instruments, découverts au hasard de chantiers ou de fouilles. Une
volonté de mieux comprendre ces instruments, toujours d’un point de
vue scientifique et non historique, se traduit par la publication d’ouvrages
spécifiques. Dans son Histoire de l’astronomie ancienne, Jean-Baptiste
Delambre36 traite, dans deux chapitres conséquents, de problèmes mathé-
matiques relatifs aux anciens cadrans solaires et donne de nombreuses
références utiles. Franz Woepcke37, dans ses « Recherches archéologico-
mathématiques au sujet des anciens cadrans solaires », traite de trois types
d’instruments. La notion de temps, d’heure, dans l’Antiquité, commence
également à être prise en compte. Gustav Bilfinger est l’un des premiers
à s’intéresser spécifiquement à ces questions et, sur bien des points, ses
contributions (Antike Stundenzählung38 ; Die Antiken Stundenangaben39 ;
Die Zeitmesser der antiken Völker40) sont encore largement d’actualité. Si
le troisième ouvrage s’intéresse essentiellement aux moyens de mesurer le

36. Delambre, 1817, p. 458-519.


37. Woepcke, 1842.
38. Bilfinger, 1883.
39. Bilfinger, 1888.
40. Bilfinger, 1886.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

temps dans l’Antiquité, les deux premiers recensent l’ensemble des réfé-
rences littéraires antiques pour chacune des douze heures et présentent
une réflexion mathématique sur la concordance entre les heures antiques et
les heures modernes. Les contributions les plus remarquables concernant
les instruments d’époque romaine sont assez tardives. Joachim Marquardt
leur consacre de nombreuses pages dans sa compilation encyclopédique
sur « La vie privée des Romains41 ». Le premier tome abonde en sources
littéraires de toutes sortes tandis que le second se révèle des plus impor-
tants pour connaître le mobilier archéologique découvert et recensé, et ce
pour l’ensemble de l’Empire romain. Les encyclopédies sont également des
sources d’informations fondamentales même si nous pouvons aujourd’hui
nuancer de nombreuses affirmations. Pour le début du xxe siècle, deux
articles doivent ainsi retenir l’attention. Tout d’abord celui d’Édouard
Ardaillon, publié en 1900 dans l’encyclopédie de Charles Daremberg,
Edmond Saglio et Edmond Pottier42. Ensuite celui d’Albert Rehm publié
en 1913 dans la Real-Encyclopädie43. Le sujet est alors connu, documenté,
et mis en relation avec d’autres problèmes tels que l’aspect scientifique
de ces instruments ou leur implication dans la vie quotidienne. Hormis
l’ouvrage d’Hermann Diels – très important en ce qui concerne les instru- 55
ments hydrauliques – sur les techniques antiques publié en 192044, les trois
premiers quarts du xxe siècle ne présentent plus de publication centrée sur
les instruments antiques de mesure du temps. Tout semble avoir été dit
ou presque, et seuls quelques articles isolés paraissent sur des découvertes
archéologiques ou épigraphiques sans qu’il y ait une ligne directrice propre
à la question de la mesure du temps, de ses moyens et de sa signification à
l’époque romaine. Les instruments de mesure du temps n’apparaissent pas
dans les grandes monographies consacrées à l’architecture, à l’urbanisme
ou au symbolisme iconographique45. La composition de l’unique catalogue
de cadrans solaires antiques publié par Sharon L. Gibbs en 197646 est, à
cet égard, particulièrement révélatrice de ce manque de réflexion générale.

41. Marquardt, 1892, p. 294-317 ; Marquardt, 1893, p. 455-467.


42. Ardaillon, 1900, p. 256-264.
43. Rehm, 1913, p. 2415-2434.
44. Diels, 1920.
45. Ainsi Franz Cumont ne mentionne pas le cadran solaire dans son index alors qu’il mentionne
d’autres éléments ou attributs (colombes, raisin, luth, par exemple), Cumont, 1942. Bien souvent,
l’instrument n’est pas reconnu. Lorsqu’il l’est, il est considéré comme un simple élément du paysage.
46. Gibbs, 1976.
Jérôme Bonnin

Car si l’ouvrage est fondamental par l’ampleur de la tâche effectuée, et s’il


recense plus de 256 cadrans solaires « fixes » disséminés dans toutes les pro-
vinces de l’Empire romain, il demeure néanmoins incomplet. En effet, il
ne prend pas en compte les instruments portatifs. Les instruments hydrau-
liques en sont exclus et aucune réflexion n’est apportée aux problèmes de
la place de ces instruments dans l’urbanisme antique, dans les mentalités,
dans l’iconographie. À partir de 1976, les travaux d’Edmund Buchner47
sur ce qui est alors improprement appelé l’Horologium Augusti n’apportent
qu’un faible regain d’intérêt pour ces questions ou même pour les ins-
truments antiques de mesure du temps. Les significations symboliques et
politiques induites par les hypothèses de Buchner – et non l’instrument
découvert ainsi que ses liens avec l’histoire plus générale de la mesure du
temps – ont attiré l’attention de la communauté scientifique.
L’entrée dans le xxie siècle est néanmoins déjà très prometteuse sur le sujet.
Plusieurs amateurs, dans les sociétés gnomoniques internationales, s’inté-
ressent, depuis 2001, aux cadrans solaires antiques. Depuis 2006, il existe
une étude uniquement consacrée au mobilier de Grèce continentale48, avec
56 une suite pour le mobilier des Cyclades publiée en 202149. Dans le milieu
archéologique et historique, le sujet commence également à intéresser
les chercheurs avec, par exemple, la publication en 2009 de l’ouvrage de
Robert Hannah intitulé Time in Antiquity50, dans lequel les instruments
de mesure du temps et l’étude de leurs origines et utilisations occupent
une place prépondérante. En 2016, une autre étude d’envergure voit le
jour suite à une exposition, à New York, sur le temps et le cosmos dans
l’Antiquité51, outre notre propre étude parue en 201552 suite à un travail
doctoral menée entre 2009 et 2012.
Les instruments monumentaux retiennent particulièrement l’atten-
tion, comme nous prouvent de nombreux articles du Journal of Roman
Archaeology publiés en 2007 et 2011 sur la méridienne d’Auguste53 ou
l’ouvrage longtemps attendu d’Hermann J. Kienast sur la tour des vents,

47. Buchner, 1982 ; Buchner, 1996.


48. Schaldach, 2006.
49. Schaldach, 2021.
50. Hannah, 2009.
51. Jones, 2016.
52. Bonnin, 2015.
53. Voir notamment Heslin, 2007, 2011 ; Haselberger, 2011.
Le temps comme outil. Ce que l’Antiquité a encore à nous apprendre

paru en 201454. La problématique des cadrans portatifs semble également


intéresser de plus en plus de chercheurs. Outre de nombreux articles ayant
modifié notre façon de comprendre ces objets très particuliers et nova-
teurs55, le sujet a fait l’objet, en 2017, d’une belle publication de Richard
John Alexander Talbert intitulée Roman Portable Sundials: The Empire in
Your Hand 56.
Enfin, les projets pluridisciplinaires et internationaux développés
depuis 2010, comme Chronos57 – un réseau de jeunes chercheurs étu-
diant, entre 2016 et 2020, le temps et ses conceptions dans l’Antiquité –,
ayant pour finalité de proposer un ensemble de ressources sur le sujet58, ou
encore le très récent et ambitieux projet « cadrans solaires antiques » du
cluster d’excellence Topoi sur la formation et la transformation de l’espace
et des savoirs dans les civilisations antiques59, sont autant d’indices d’un
regain d’intérêt durable et créateur de savoir.
Depuis les années 2000, un regain d’intérêt pour les horologia et les tech-
niques de mesure du temps utilisées dans l’Antiquité a vu le jour, et il
faut espérer que de nouvelles découvertes viendront encore modifier notre
perception de cet univers encore largement inexploré. 57

Par ailleurs, le corpus, dressé en 2015, des pièces archéologiques


(590 références), épigraphiques (102 références) ou iconographiques
(122 références) n’est évidemment pas clos et a déjà été augmenté60. De
nombreux musées et sites archéologiques conservent des cadrans ou des
fragments de cadrans non reconnus comme tels qui pourraient alimenter
les recherches. Un effort doit maintenant être porté sur les instruments
atypiques, les pièces archéologiques problématiques afin d’éliminer ou
d’ajouter de nouvelles typologies à l’ensemble existant. Plus largement,
c’est l’ensemble de la réflexion sur l’utilité de ces instruments qui doit être
reprise et actualisée, en prenant en compte toutes les sources disponibles

54. Kienast, 2014.


55. Voir Arnaldi, Schaldach, 1997 ; Hoët-van Cauwenberghe, Binet, Thuet, 2008 ; Savoie, Goutaudier,
2012 ; Savoie, 2020.
56. Talbert, 2020.
57. https://www.chronos.humanities.uva.nl/.
58. Färber, Gautschy, 2020.
59. https://www.topoi.org/group/d-5/.
60. Bonnin, 2015.
Jérôme Bonnin

et notamment les références épigraphiques inédites, publiques ou privées.


De nouveaux chapitres sur l’horlogerie antique pourront alors être rédigés
et enrichir nos connaissances.

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L’ auteur
Jérôme Bonnin est docteur en archéologie. Il travaille essentiellement sur la
mesure du temps dans l’ Antiquité. Auteur de La Mesure du temps dans l’ Antiquité
(Paris, Les Belles Lettres, 2015) et de « Time Measurement in Antiquity » (dans
Anthony Turner, James Nye, Jonathan Betts, A General History of Horology, Oxford,
Oxford University Press, 2022), il est chercheur indépendant et restaurateur de
cadrans solaires sur bâtiments classés ou inscrits.
L’ horloge de Christiaan Huygens,
un instrument générique ?
Jérôme Lamy

Résumé
L’horloge à pendule inventée par Christiaan Huygens émerge comme un instru-
ment générique au xviie siècle. En suivant les propositions sociologiques de Terry
Shinn, il est possible de caractériser l’horloge de Huygens par sa généricité, sa
modularité et les fondements théoriques sur lesquels repose son fonctionnement.
De même, Huygens investit un espace socio-épistémique interstitiel pour pro- 63
duire son instrument : au croisement de l’artisanat et des pratiques savantes. La
capacité de l’horloge à pendule de circuler dans le régime disciplinaire (notam-
ment en astronomie et dans les sciences nautiques), le régime utilitaire (par sa
valeur commerciale) et le régime régulatoire (par le soutien politique que reçoit
l’objet) caractérise bien un régime technico-instrumental susceptible d’intégrer
un instrument générique à usages multiples.

Mots-clés
horloge, pendule, instrument générique, Huygens

” Jérôme Lamy, « L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ? », Artefact,


no 17, 2022, p. 63-88.
Jérôme Lamy

Huygens’ Pendulum Clock, a Generic


Instrument ?
Abstract
The pendulum clock invented by Christiaan Huygens emerged as a generic instru-
ment in the 17th century. Following Terry Shinn’s sociological propositions, it is pos-
sible to characterise Huygens’ clock by its genericity, its modularity, and the theo-
retical foundations on which its operation is based. Similarly, Huygens invested an
interstitial socio-epistemic space to produce his instrument: at the crossroads of
craft and academic practices. The ability of the pendulum clock to circulate in the
disciplinary regime (notably in astronomy and nautical sciences), the utilitarian
regime (through its commercial value) and the regulatory regime (through the
political support that the object received) characterises a technico-instrumental
regime capable of integrating a generic instrument with multiple uses.

Keywords
64
clock, pendulum, generic instrument, Huygens

L
es pratiques scientifiques à l’époque moderne s’équipent d’une ins-
trumentation protéiforme. Des grands quarts de cercle de Tycho
Brahe au microscope d’Antoni Van Leeuwenhoek, en passant par
la lunette qui a permis à Galilée de faire ses découvertes astronomiques,
c’est un impressionnant arsenal technique qui émerge des ateliers, des
laboratoires et des observatoires. Comment spécifier leur conception, leurs
usages, leurs modifications ? Selon quels principes socio-épistémiques les
instruments scientifiques sont-ils fabriqués et mis en circulation ? Cet
article se propose d’envisager ces questions à partir du cas de l’horloge à
pendule conçue par le physicien hollandais Christiaan Huygens. Les pre-
mières horloges mécaniques ont été fabriquées au xive siècle1. Elles consti-
tuent un objet de recherche intense, notamment au xviie siècle. Huygens
apporte non seulement des réponses pratiques à la question de la précision
1. Price, 1959 ; Landes, 1987, p. 532.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

des horloges (notamment via le pendule), mais il fournit également un


effort théorique sur les fondements mathématiques et mécaniques de leur
fonctionnement (via ses recherches sur les cycloïdes2).
Son travail sur l’horloge à pendule commence en 1656 et se poursuit
jusqu’à la fin de sa vie. Savant hollandais, il participe aux débuts de
l’Académie des sciences voulue par Colbert. Ses domaines d’investiga-
tion sont nombreux : optique, mathématiques, physique, mécanique et
astronomie. L’horloge à pendule constitue, précisément, un instrument à
la croisée de plusieurs domaines épistémiques. Elle est aussi un objet de
convoitise politique et économique. Enfin, elle nécessite un travail théo-
rique pour en comprendre le fonctionnement. Afin de ressaisir l’ensemble
de ces traits saillants, nous proposons de recourir aux régimes de savoirs
conceptualisés par Terry Shinn. Le sociologue décrit ces régimes comme
des « formes intellectuelles et institutionnelles3 ». Ils correspondent à des
configurations particulières du travail scientifique. Le régime disciplinaire
renvoie aux grandes formations épistémiques soutenues par des institu-
tions (académies, universités, laboratoires, observatoires, etc.) ; le régime
utilitaire correspond aux productions savantes destinées à des marchés 65
spécifiques et incluses dans des circuits commerciaux ; le régime transi-
taire décrit le passage de certain·e·s scientifiques d’un secteur à un autre
(en particulier lors de l’émergence d’une nouvelle discipline) ; enfin le
régime technico-instrumental désigne le processus de création d’un ins-
trument scientifique générique, capable de servir dans plusieurs spéciali-
tés4. Un autre régime de science, le régime régulatoire5, a trait au rôle des
savoirs requis pour gouverner, aux rapports entre science et politique6. Ces
différents régimes sont inscrits dans le temps long des développements
de la science moderne : Shinn fait commencer le régime disciplinaire au

2. Ziggelaar, 1968. Voir, pour une chronologie des développements successifs de l’instrument :
Chareix, 2002. Michael Mahoney a bien montré comment Huygens articulait les espaces gra-
phiques de représentation pour parvenir à traiter des courbes cycloïdes. Ainsi, l’un des dessins de
Huygens « contient trois espaces : l’espace physique du pendule, l’espace mécanique des graphiques
des vitesses et des temps, et l’espace mathématiques des courbes auxiliaires nécessaires pour effectuer
la quadrature de la courbe des temps. Huygens les a combinés sans les confondre. C’est ainsi qu’il
a pu si facilement modifier la trajectoire de manière à rendre exacte une solution approximative ».
Mahoney, 2004, p. 293.
3. Shinn, 2000, p. 449.
4. Sur l’ensemble des régimes, voir Shinn, Ragouet, 2005, p. 165-178.
5. Lamy, 2015, 2017a, 2017b.
6. Ihl, Kaluszynski, Pollet, 2003 ; Kaluszynski, Payre, 2013 ; Ihl, 2006.
Jérôme Lamy

xviiie siècle, le régime utilitaire au xixe siècle, le régime transitaire et le


régime technico-instrumental correspondraient également au xixe siècle.
Nous soutenons, dans la présente étude, que ces régimes (et plus spécifi-
quement le régime technico-instrumental) ont une histoire plus ancienne
encore et qu’il est possible de repérer des formes précoces de généricité
instrumentale dans les pratiques savantes du début de l’époque moderne.
Cette ère « polycentrique7 » de la recherche scientifique se caractérise par le
bouillonnement des secteurs d’investissement savant et la labilité de leurs
frontières. Les praticiens peuvent passer d’un secteur à l’autre sans que
cela ne soulève de trop grandes difficultés. Pour autant, des linéaments de
structures plus fermes dans l’organisation du travail scientifique émergent
et orientent, dès le début de l’époque moderne, différentes manières de
faire. À l’époque de Huygens, les régimes des sciences décrits par Shinn
n’ont pas la consistance institutionnelle et épistémique que nous leur
connaissons aujourd’hui ; ils n’en restent pas moins discernables dans des
formes plus souples et moins fermées.
L’horloge à pendule de Huygens constitue un exemple d’instrument
66 générique capable de servir des intentions savantes relativement variées.
Shinn considère que le régime technico-instrumental se caractérise par
une recherche centrée sur « la conception des instruments et [les] moda-
lités, régularités et lois qui sous-tendent l’instrumentation8 ». Celui-ci se
fonde également sur une forte plasticité, « de façon que [les instruments]
puissent aisément être ouverts et désassemblés en fonction d’un besoin9 ».
Il s’agit de pouvoir adapter l’objet, ses fonctionnalités, ses modalités au plus
grand nombre de demandes possibles. Les fabricants d’instruments géné-
riques, soutient également Shinn, ont un « positionnement interstitiel »
qui leur permet d’échapper aux captations disciplinaires et de « conserver
une autonomie importante10 ». L’instrument générique est également pris
dans des contraintes métrologiques fortes qui sont la condition de son
adaptation à des secteurs variés de recherche11. La définition de l’instru-
ment générique adoptée ici s’enracine dans une approche historique des
objets savants qui interroge la production des savoirs. Il s’agit de mieux

7. Marcovich, Shinn, 2020, p. 313-315.


8. Shinn, 2000, p. 456.
9. Shinn, 2000.
10. Shinn, 2000, p. 457.
11. Shinn, 2000, p. 460-461.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

comprendre, dans le travail de conception d’un instrument aux modalités


plurielles de fonctionnement, quelles sont les connaissances qui, in fine,
seront améliorées par les données collectées12.
En retraçant la façon dont Huygens a conçu et diffusé son horloge à pen-
dule, nous tenterons de repérer les traits saillants du régime technico-
instrumental (généricité, théorie de l’instrument, arène interstitielle,
métrologie) et l’articulation de ce dernier aux autres régimes de sciences
au xviie siècle. L’enjeu est notamment de comprendre comment, dans une
période où les manières de faire science sont encore très labiles, certaines
pratiques s’organisent selon des modalités spécifiques.
La première partie s’intéressera à la conception de l’horloge à pendule et
à ses traits génériques. La deuxième partie détaillera la façon dont l’objet
fabriqué par Huygens circule dans des arènes distinctes (les sciences de
la navigation, l’astronomie, les sphères du pouvoir et les voies commer-
ciales). Nous appuyons notre enquête sur la correspondance de Christiaan
Huygens et ses divers ouvrages publiés à propos de l’horloge.

67
Théorie de l’instrument, plasticité
et position interstitielle
La réflexion de Huygens à propos de l’horloge à pendule s’amorce à partir
d’un échange avec Marin Mersenne13. Huygens précise ainsi dans son
Horologium oscillatorium de 1673 :

“ Le très savant Mersenne m’a jadis proposé, comme à beaucoup


d’autres, lorsque j’étais encore presqu’enfant, la recherche des
centres d’oscillation ou d’agitation. C’était alors un problème
célèbre entre les géomètres de ce temps ainsi que je le conclus
des lettres qu’il m’écrivait et aussi des écrits de Descartes publiés
depuis peu, lesquels contiennent la réponse aux lettres de Mersenne
sur ce sujet. Il demandait que je trouvasse ces centres dans
les secteurs de cercle, suspendus tant de l’angle que du milieu
de l’arc, et oscillant latéralement, ainsi que dans les segments de
cercle et dans les triangles, suspendus tantôt du sommet, tantôt

12. Taub, 2019, p. 460.


13. Ariotti, 1972, p. 381.
Jérôme Lamy

du milieu de la base. Ce problème revient à trouver un pendule


simple – consistant en un poids attaché à un fil – de longueur telle
qu’il exécute ses oscillations dans le même temps qu’une des figures
suspendues dont nous avons parlé14.
Un problème d’ordre géométrique anime dans un premier temps la recherche
de Huygens. L’enjeu devient alors de constituer une théorie de l’instrument
à partir des questions mathématiques du moment. L’instrument générique
a, précisément, pour particularité de concentrer l’attention des « prati-
ciens […] sur les lois de l’instrumentation plutôt que sur celles qui régissent
le monde naturel […]15 ». Il s’agit de produire une connaissance à propos
de l’instrument qui est au centre des investigations. Ses composantes, ses
principes fondamentaux, son fonctionnement, déterminent l’enquête.
Huygens a développé une théorie de l’horloge à pendule qui pointe les
fondements mathématiques de l’artefact. Il précise que c’est en cherchant
à améliorer ses premières inventions qu’il a découvert le « fondement […]
de tout ce mécanisme16 ». L’une des difficultés inhérentes au « pendule
simple » est qu’il « ne possédait pas de mesure du temps certaine et égale,
68 puisqu’on observe que les plus larges mouvements sont plus tardifs que
les plus étroits17 ». Huygens poursuit en précisant qu’il a « trouvé par le
moyen de la géométrie une façon différente, inconnue jusqu’ici, de sus-
pendre ce pendule » ; le physicien a en effet « découvert une ligne possédant
une courbure telle qu’elle se prête d’une façon entièrement admirable à
lui donner l’égalité désirée18 ». Une recherche géométrique fondamentale
sur les courbes est présente au point de départ du fonctionnement satis-
faisant du pendule. Huygens a ainsi déterminé que la ligne idéale pour
le bon fonctionnement du pendule est celle « que décrit en l’air par sa
circonvolution continuelle un clou attaché à une roue courante. Les géo-
mètres de notre temps l’on appelée cycloïde et l’ont examinée avec soin
à cause de ses diverses propriétés19 ». Dans l’Horologium oscillatorium, le
physicien ne se contente pas de relever cette caractéristique géométrique ;
il va jusqu’à proposer « une nouvelle théorie des lignes courbes, savoir la

14. Huygens, 1934a, p. 242.


15. Shinn, Ragouet, 2005, p. 171.
16. Huygens, 1934a, p. 86.
17. Huygens, 1934a.
18. Huygens, 1934a.
19. Huygens, 1934a, p. 86-88.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

théorie des courbes qui par leur évolution en engendrent d’autres20 ». La


deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « De la chute des corps pesants et
de leur mouvement cycloïdal21 » constitue un véritable traité de mathéma-
tiques appliquées. Il en va de même des troisième, quatrième et cinquième
parties, qui enchaînent hypothèses, définitions et propositions à propos,
respectivement, « De l’évolution et de la dimension des lignes courbes22 »,
« Du centre d’oscillation23 » et « Des théorèmes sur la force centrifuge24 ».
Huygens propose donc la « construction d’une horloge de haute précision,
basée sur les lois de la Mécanique25 » ; il fait des principes mathématiques de
l’instrument le fondement de sa recherche.
L’horloge à pendule imaginée et construite par Huygens n’est pas un pro-
duit fini, une boîte noire close sur ses principes. Bien au contraire, le
physicien se fait fort de concevoir un instrument d’une grande plasticité
prévoyant a priori les usages les plus divers. Dans son texte L’Horloge de
1658, il indique ainsi, au terme de ses explications sur le mécanisme qu’il
a mis au point :

“ Ayant affirmé l’égalité et la confiance de notre automate […],


nous arrêterons notre description, laissant à l’industrie des artisans 69
beaucoup de choses qui pourraient y être ajoutées : instruits du
principe de notre invention, ils trouveront sans difficulté le moyen
de l’appliquer aux horloges de divers types, même à celles qui ont
été construites auparavant sous la forme ancienne26.
Cette plasticité de l’instrument est régulièrement mise à l’épreuve par les
correspondants de Huygens qui souhaitent se procurer une de ses horloges,
mais en la configurant de manière singulière, en demandant des ajouts ou
des compléments. L’astronome poitevin Ismaël Boulliau évoque ainsi, dans
une missive du 31 janvier 1659, un « amy » qui avait d’abord songé à ce que
Huygens lui en fasse « une sans sonnerie et de 30 heures », préférant finale-
ment qu’elle soit « non sonnante », mais qu’elle dispose bien de « toutes les

20. Huygens, 1934a, p. 88.


21. Huygens, 1934a, p. 124.
22. Huygens, 1934a, p. 188.
23. Huygens, 1934a, p. 242.
24. Huygens, 1934a, p. 360.
25. Speiser, 1988, p. 487.
26. Huygens, 1932a, p. 70.
Jérôme Lamy

minutes & secondes27 ». La demande du duc de Luynes concerne la même


modalité : il souhaite que l’horloge qu’il installera dans son cabinet de tra-
vail ait « une sonnerie pour les heures28 ». Certes, ces commodités n’entrent
pas dans un usage scientifique de l’horloge, mais elles témoignent malgré
tout de sa flexibilité instrumentale relative.
Il arrive que les ajustements demandés ou réalisés aient directement trait
à la destination savante de l’horloge à pendule. Le physicien Pierre Petit
s’est décidé à construire une horloge sur le modèle de celle de Huygens, en
suivant ses instructions et en s’inspirant de ses réalisations. Il relate, dans
une lettre du 16 juin 1659, qu’il avait tenté d’« appliquer un Pendule a une
montre de mesme grandeur que celle que [Huygens] avez pris la peyne
de [lui] faire […] ». Il avait cependant « fallu tant de poids pour le faire
marcher qu[’il] en avoi[t] esté desgoute ». Toutefois, lorsque Petit reçoit le
dispositif de son correspondant, il parvient à construire son propre pendule.
Il explique ainsi qu’il a inséré « 4 roues à [s]on Mouvement, au lieu que
[celui de Hugens] nen a que 3 », mais ses « Palettes vont mesme train que les
[siennes], il [lui] sembloit que [s]on pendule devoit aller aussi avec la mesme
70 facilité sans estre retardé par le nombre de roues29 ». La plasticité mécanique
de l’horloge de Huygens suppose la possibilité de changer le nombre de
roues dentées, sans toucher au principe fonctionnel de l’instrument.
Huygens peut répondre aux exigences d’une flexibilité technique, car il
occupe une position singulière vis-à-vis des savants et des constructeurs
d’instruments : avec les premiers, il partage le souci de produire un ins-
trument plus précis et plus fiable afin de mener des expériences spéci-
fiques ; avec les seconds, il a en commun la réflexion sur les modalités
techniques d’une invention. Sa position est interstitielle dans la mesure
où, au xviie siècle, il existe un secteur de création technique bien implanté
dans l’artisanat. Stéphane Van Damme rappelle, très justement, « qu’à Paris
dans les années 1630 et 1640 plusieurs dynasties se disputent le mono-
pole de la fabrication des instruments, sur un marché assurément étroit :
Antoine et Guillaume Ferrier, les Blondeau et Langlois. Certains sont hor-
logers comme les Ferrier ou les Bidaults, d’autres sont ingénieurs comme

27. Lettre no 575, Ismaël Boulliau à Christiaan Huygens, 31 janvier 1659, dans Huygens, 1889, p. 331.
28. Lettre no 639, Charles Bellair à Christiaan Huygens, 16 juillet 1659, dans Huygens, 1889, p. 439.
29. Lettre no 627, Pierre Petit à Christiaan Huygens, 16 juin 1659, dans Huygens, 1889, p. 419.
Les citations précédentes sont tirées de la même lettre.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

Jean-Baptiste Blondeau30 ». Les liens avec les milieux institutionnels (la


cour, l’Académie) sont ténus, mais existent malgré tout31. Si, comme
l’a montré Aurélien Ruellet, il n’existe pas d’administration royale de la
technique capable d’impulser une politique instrumentale32, les essais de
fabrication les plus divers peuvent croiser la reconnaissance académique.
C’est ainsi que le chanoine de Dijon et cartésien convaincu Simon Foucher
livre à l’Académie des sciences, en 1686, un Traité des hygromètres33. La
célèbre société savante est un foyer important d’innovation instrumentale.
Pour ne prendre qu’un exemple Adrien Auzout fait paraître en 1667, alors
qu’il est encore membre de l’Académie, un petit texte sur le micromètre
qu’il a inventé pour faciliter l’observation astronomique34. Bien sûr, cet
espace interstitiel n’est pas soumis aux mêmes contraintes de transparence
que les académies. Le secret y joue encore un rôle important, comme l’a
montré Rob Iliffe dans son étude de la controverse entre Robert Hooke et
Christiaan Huygens à propos de la montre à ressort en spirale. Le savant
hollandais n’avait alors pas accès à la méthode de son contradicteur et
devait se contenter d’imaginer ce qu’il en était35.
Il existe donc, en France, un espace socio-épistémique faiblement struc- 71
turé, mais discernable, dans lequel se croisent artisans, ingénieurs, inven-
teurs et savants académiciens36. Parfois éloignés des espaces académiques,
ces lieux de production peuvent être les maisons des expérimentateurs ; ils
empruntent alors à l’économie domestique du quotidien37. Blaise Pascal,
en créant sa machine à calculer, a mis à l’épreuve les ressources de cet
espace interstitiel dédié à la fabrication d’instruments rassemblant les
« savoirs artisanaux, les savoirs tacites et les compétences38 » les plus diverses.
L’économie des instruments savants au début de l’époque moderne oscille,
comme l’a montré Mario Biagioli, entre les règles marchandes du livre
et celles des machines, sans être, encore au xviie siècle, explicitement

30. Van Damme, 2005, p. 120.


31. Millet, 2016 ; Parrochia, 2001.
32. Ruellet, 2016, p. 125-171.
33. Foucher, 1686, p. 5.
34. Auzout, 1693.
35. Iliffe, 1992, p. 53.
36. Bennett, 2002.
37. Werrett, 2019.
38. Jones, 2016, p. 15.
Jérôme Lamy

rattachée à un régime légal précis de la propriété intellectuelle39. Huygens


s’inscrit dans cette zone labile de la pratique scientifique. Il communique
avec des fabricants d’instruments au sujet de son invention et diffuse ainsi
son savoir-faire. C’est ainsi qu’il entretient une correspondance nourrie
avec le chanoine Claude Estienne40, qui, à Chartres, traite notamment de
la question des horloges. Curieux du dispositif technique mis au point
par Huygens, l’ecclésiastique lui écrit en juillet 1668 pour « sçavoir si dans
[ses] horloges a Pendules qui frappent les secondes, le filet du Pendule doit
tousjours estre de meme longueur depuis le centre de son mouvement
jusques au centre de gravité du poids dont il est chargé, quelque change-
ment qu’il puisse arriver tant dans l’atmosphère que dans le corps de l’hor-
loge ». En effet, Estienne « doute fort que cet instrument ayant esté rectifié
dans un air pur et serain puisse exactement marquer les mémes secondes
dans un air nuageux et condensé41 ». Estienne s’interroge également sur
l’huilage nécessaire du mécanisme. Huygens répond au fabricant d’ins-
truments, soucieux de transmettre un savoir pratique précis. Il indique en
particulier que « le changement d’air ne fait rien [au] mouvement », pas
plus que « l’huile nouvellement mise aux pivots des roues42 ». Mais en ce
72 point précis des explications, seule l’entrée par la pratique permet de dis-
siper les derniers motifs d’inquiétude. Et le chanoine d’indiquer, dans une
missive de mars 1669 :

“ L’on dit qu’en travaillant l’on devient ouvrier. En effet car quoy
que j’eusse bien examiné le dessein de l’horloge que vous m’aviez
envoyée, neantmoins je n’avois pas tout remarqué et il n’y a eu
que la pratique et le travail qui m’ont encore fait connoisre
que je ne pouvois pas l’executer comme je le croyois43.
Dans cet espace interstitiel ouvert aux fabricants d’instruments comme
aux savants cherchant à reproduire les dispositifs instrumentaux, la com-
mune expérience de la matière, de ses contraintes et de ses potentialités
autorise une approche comparée et une compréhension relative. Le revers
de cette labilité des relations artisanales, savantes et techniciennes est une

39. Biagioli, 2006, p. 167.


40. Reverchon, 1916, p. 109.
41. Lettre no 1649, Claude Estienne à Christiaan Huygens, 9 juillet 1668, dans Huygens, 1895, p. 232.
42. Lettre no 1661, Christiaan Huygens à Claude Estienne, 21 septembre 1668, dans Huygens,
1895, p. 259.
43. Lettre no 1712, Claude Estienne à Christiaan Huygens, 13 mars 1669, dans Huygens, 1895, p. 380.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

forte concurrence pour faire valoir ses droits de primauté sur une inven-
tion. L’espace interstitiel est peu balisé par les institutions et faiblement
soumis à des règles de priorité. Chaque surgissement d’une invention tech-
nique est l’occasion d’une lutte pour imposer son originalité. L’horloge à
pendule de Huygens ne fait pas exception et la correspondance du savant
hollandais bruisse des nombreux concurrents qui lui dénient une quel-
conque avance dans la fabrication de son instrument. Daniel S. Landes
rappelle qu’à « l’annonce de la nouvelle horloge de Huygens », un « tollé
d’indignation et d’amour-propre blessé » est né en Italie : « Huygens fut
accusé de plagier Galilée44. »
Les horloges mécaniques font l’objet de recherches intenses au xviie siècle.
Leur conception, les principes mécaniques qui les sous-tendent et les déve-
loppements mathématiques qu’elles exigent sont au centre des travaux de
nombreux savants. Les propositions de Galilée (qui « avait […] indiqué la
possibilité d’utiliser un pendule pour mesurer le temps45 »), les « recom-
mandations de Riccioli » ainsi que « l’étude des vibrations des cordes musi-
cales par Mersenne46 » ont ouvert la voie à de nouvelles interrogations sur
l’amélioration des horloges. L’invention de Huygens prend donc place dans 73
un secteur très concurrentiel et l’espace interstitiel qui permet la produc-
tion d’horloges mécaniques fondées sur des principes innovants est saturé
de propositions. Le poète Jean Chapelain s’alarme en mai 1658 :

“ […] Monsieur de Roberval ayant veu dans vostre lettre la promesse


de vostre horloge dit qu’il en avoit donne un Modelle il y avoit plus
de quinze ans fondé sur les pendules et qu’il seroit fascheux que
vostre Construction se reconstrat la mesme que la sienne […]47.
Huygens répond prudemment en rappelant que sur d’autres domaines, lui
et Roberval se sont « quelquesfois rencontrez dans la mesme recherche » ;
il attend de « scavoir s’il y aura la mesme ressemblance entre [leurs] deux
constructions qu’il y avoit entre [leurs] theoremes48 ». De même, Huygens
suit avec attention les travaux anglais sur les cycloïdes. Il remercie ainsi
Boulliau en janvier 1659, de lui avoir fait parvenir « les imprimez sur le
44. Landes, 2000, p. 128.
45. Bos, 1982, p. 6.
46. Patterson, 1952, p. 280.
47. Lettre no 484, Jean Chapelain à Christiaan Huygens, 10 mai 1658, dans Huygens, 1889,
p. 175-176.
48. Lettre no 488, Christiaan Huygens à Jean Chapelain, 6 juin 1658, dans Huygens, 1889, p. 181.
Jérôme Lamy

subject de la Cycloide, ou [il a] trouvé une admirable invention d’un cer-


tain Wren […]49 ». L’astronome poitevin répond, quelques jours plus tard,
que « L’invention de Monsieur Wren anglois est certainement belle & la
considération de toutes les parties de la cycloïde & de ses proprietez des-
couvrira plusieurs belles choses50. » La concurrence est également achar-
née sur le front théorique. À Oxford, la « théorie des vibrations51 » est
particulièrement étudiée au moment où Huygens annonce ses premiers
résultats. En particulier, Christopher « Wren était considéré par la Royal
Society comme l’auteur original de la loi de la conservation de la quantité
de mouvement […], il était aussi le principal instigateur des recherches
anglaises sur le mouvement des pendules et des travaux sur la théorie des
lois du mouvement52 ». L’espace interstitiel dans lequel Huygens opère est
peu régulé – les académies n’y font pas (encore) formellement autorité.
Et nous verrons que, sur le terrain commercial, ce relâchement relatif des
règles de priorité ne va pas sans quelques difficultés.
Lorsque Huygens propose son horloge à pendule comme instrument
générique, il engage une conception générique de l’artefact qu’il fonde
74 sur un travail théorique. Dans le même temps, l’espace socio-épistémique
interstitiel qu’il investit pour faire connaître et discuter ses travaux est
très encombré. Cette forte concurrence est aussi la conséquence d’une
implantation dans un secteur à forte labilité, entre artisanat et pratiques
savantes. Toutefois, la plasticité de l’horloge à pendule permet sa circula-
tion dans des espaces socio-épistémiques plus structurés et susceptibles de
tirer parti de ses qualités génériques.

L’ horloge à pendule,
au carrefour des pratiques
La possibilité de circuler dans des aires de pratiques très diverses constitue la
qualité la plus remarquable d’un instrument générique. Doté d’une grande
plasticité (dans ses modularités, sa composition, ses points d’application), il
peut servir des enjeux scientifiques variés. L’horloge à pendule de Huygens

49. Lettre no 565, Christiaan Huygens à Ismaël Boulliau, 16 janvier 1659, dans Huygens, 1889, p. 314.
50. Lettre no 575, Ismaël Boulliau à Christiaan Huygens, 31 janvier 1659, dans Huygens, 1889, p. 331.
51. Patterson, 1952, p. 316.
52. Patterson, 1952, p. 319.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

a souvent été limitée à ses usages marins, pour la mesure des longitudes.
Si ce domaine d’investigation, particulièrement travaillé au xviie siècle, est
effectivement un espace épistémique susceptible d’accueillir l’œuvre de
Huygens, il nous faut considérer l’ensemble des régimes de sciences dans
lesquels l’horloge à pendule est mobilisée : le régime disciplinaire (dans
deux disciplines), le régime utilitaire et même le régime régulatoire.
Le savant hollandais a, dans les écrits qui accompagnent son invention,
précisé les publics qu’il souhaitait atteindre. Dans son Horloge de 1658,
Huygens se veut généraliste. Il évoque, pour son horloge, un « nouveau
moyen de mesurer le temps53 », sans préciser immédiatement d’applica-
tions concrètes. Plus loin, il précise la généalogie technique dans laquelle
s’inscrit son travail :

“ Quiconque sait que depuis déjà plusieurs années, les astronomes


ont commencé à utiliser les pendules, s’imaginera facilement
que ces pendules d’astronomes ont fourni l’occasion de notre
intervention. En effet, devant l’impuissance des clepsydres et des
diverses instruments automatiques, jusqu’alors employés dans
leurs observations, ils finirent par adopter la méthode – dont 75
Galileo Galilei, cet homme de génie, fut l’initiateur – qui consiste
à mettre en mouvement à la main un poids suspendu à une
chaîne légère, dont les oscillations comptées correspondent à un
même nombre d’intervalles de temps égaux. A l’aide de cette
méthode ils firent des observations d’éclipses avec plus d’exactitude
qu’auparavant et mesurèrent aussi avec succès le diamètre du soleil
et quelques distances d’étoiles. Mais, outre que le mouvement
venait nécessairement à manquer aux pendules s’il n’était pas
entretenu par un assistant, c’était une occupation fastidieuse que
de compter toutes les allées et les venues, travail auquel quelques-
uns se consacrèrent avec une admirable patience durant des nuits
entières, comme ils le disent dans leurs ouvrages. Pour nous,
voyant la très grande égalité de ce genre de mouvement, et le
considérant comme uniquement apte, parmi les mouvements que
la nature nous présente, à passer dans la construction mécanique,
nous cherchâmes le moyen de réaliser cette construction le plus
commodément possible, et de remédier de cette façon au double

53. Huygens, 1932a, p. 53.


Jérôme Lamy

inconvénient signalé ci-dessus. Après avoir examiné beaucoup de


projets, nous nous sommes arrêtés à celui que nous allons décrire,
comme le simple et le plus facile54.
C’est bien le régime disciplinaire – celui de l’astronomie – que Huygens
investit en priorité. Son instrument s’inscrit directement dans la lignée des
dispositifs destinés à accompagner et rendre plus précise l’observation du
ciel. De fait, lors de l’observation de l’éclipse solaire du 2 juillet 1666 menée
dans « la maison de Monsieur Colbert » par Huygens, Pierre de Carcavi,
Gilles Personne de Roberval, Adrien Auzout, Bernard Frénicle de Bessy et
Jacques Buot, on compte, dans l’arsenal instrumental mobilisé, outre « des
lunettes de 7 et 13 pieds », un « sextans de six pieds de rayon », et « une pen-
dule de Monsieur Hugens qui marque très juste les Secondes, et qui a esté
eprouvée depuis longtemps55 ». Rapidement adoptée, l’horloge à pendule
est intégrée dans le processus d’observation. Philippe de La Hire, astro-
nome et académicien, ne tarit pas d’éloges sur l’instrument de Huygens :

“ […] je suis tres persuadé que lon a en ce point toute la perfection


ou lon pourra jamais atteindre, et si j’ay esté assez heureux pour
76 faire plus en astronomie que ceux qui m’ont precedé sur le
mouvement et sur la position des astres, c’est à vous Monsieur a qui
j’en suis redevable ; car sans la mesure exacte du temps le secours
de nos pinules a lunettes qui sont a la verité dune tres grande
importance nauroit pas pu me mener aussi loin que j’ay esté56.
La capacité plastique de l’horloge à pendule lui permet d’être éligible dans
un autre secteur disciplinaire, propre à l’époque moderne, celui des sciences
nautiques57. Ces dernières rassemblent toute une gamme de savoirs impli-
qués dans la navigation, de la construction des navires à leur conduite, de la
mesure de la vitesse aux manières de trouver sa position en mer. Discipline
orientée vers la pratique, les sciences nautiques s’ancrent, dès le xviie siècle,
dans des institutions : ainsi les chaires d’hydrographie des Jésuites à Caen,
Nantes, Brest, La Rochelle, Perpignan, Montpellier, Marseille, Toulouse et
Cahors58 forment des pilotes aux techniques de navigation59. Des ouvrages,

54. Huygens, 1932a, p. 54.


55. « Observation de l’éclipse du Soleil du 2 juillet 1666 », Huygens, 1895, p. 58.
56. Lettre no 2589, Philippe de La Hire à Christiaan Huygens, 11 mai 1690, dans Huygens, 1901, p. 420.
57. Pour le xviiie siècle, voir Fauque, 2010.
58. Russo, 1986 ; Dainville, 1986.
59. Lamy, 2003, 2006.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

nombreux, viennent nourrir la connaissance pratique des déplacements en


mer : de Michel Coignet, qui publie dès la fin du xvie siècle, une Instruction
nouvelle des poincts plus excellents et necessaires, touchant l’art de naviguer60,
jusqu’à la roborative Hydrographie de Georges Fournier61, en passant par
le Traité complet de navigation de Jean Bouguer, paru en 1698, les savoirs
nautiques s’organisent dans une diversité d’approches.
Le problème central des sciences de la mer, depuis le xve siècle, concerne
la détermination des longitudes. De nombreuses techniques sont mises en
œuvre pour trouver, de la façon la plus précise possible, la longitude du
lieu pour conduire le navire62 : éclipses des satellites de Jupiter, distances
lunaires, occultation d’étoile, etc. Toutes ces solutions sont imprécises et
insuffisantes. Les longitudes continuent de constituer, tout au long des
xviie et xviiie siècles, un problème pratique suscitant de nombreuses ten-
tatives de résolution. Elles sont le principal objet de discussion au sein des
sciences nautiques à l’époque moderne. La possibilité, pour Huygens, de
faire circuler un instrument capable de répondre aux attentes de cette dis-
cipline témoigne de la généricité intrinsèque de son horloge.
Dès 1658, dans son Horloge destinée à présenter au plus grand nombre63 77
les caractéristiques de son invention, le physicien hollandais donne, en
1665, une « Brève instruction au sujet de l’emploi des horloges pour trou-
ver les longitudes orientales et occidentales64 », dans laquelle il dresse des
recommandations pour utiliser son instrument en mer. Il suggère par
exemple de prendre « au moins deux des nouvelles horloges à pendule »
au cas où « l’une d’elles vienne à s’arrêter par accident ou par suite d’une
négligence […]65 ». Le physicien détaille ensuite la méthode à employer
pour « trouver la longitude sur mer à l’aide d’observations du lever et du
coucher du Soleil et de l’heure des horloges66 ». Huygens, lorsqu’il se rend
à Amsterdam en mars 1665, essaie de convaincre des « gens de mer » de
« l’utilité67 » de son invention. Les premières tentatives sur l’eau ont lieu

60. Coignet, 1581.


61. Fournier, 1643.
62. Boistel, 2001.
63. Howard, 2008. Voir également Yoder, 2005.
64. Huygens, 1932b, p. 209.
65. Huygens, 1932b, p. 202.
66. Huygens, 1932b, p. 218.
67. Lettre no 1356, Christiaan Huygens à Constantijn Huygens père, 26 mars 1665, dans Huygens,
1893, p. 277.
Jérôme Lamy

en 1664, sur « un vaisseau anglais » qu’un « gentilhomme d’Écosse de [s]es


amis […] avait fait fabriquer à l’exemple des [siennes]68 ». Puis « les expé-
riences ont été répétées, quelquefois par les Hollandais, d’autres fois par les
Français […] avec un succès variable […]69 ».
À de nombreuses reprises dans sa correspondance, Huygens considère le
passage sur l’océan comme une épreuve décisive, un moyen de valider son
invention, une expérience cruciale. Le 9 juin 1662, il écrit ainsi au savant
anglais Robert Moray :

“ Je fais encore tous les jours des essais avec une horologe a petit
pendule, et je trouue que son cours est assez juste estant en repos
pour pouuoir servir aux Longitudes, et aussi qu’elle souffre sans
s’arrester le mouuement que je luy donne en ma chambre ou elle
est suspendue par des cordes de 5 pieds de long, mais je n’ay pas
encore fait l’espreuve sur l’eau, pour la quelle il faudroit estre dans
un vaisseau de raisonnable grandeur et dans la mer mesme qui fut
agitée, a quoy je ne scay pas quand je pourray parvenir70.
Six mois plus tard, Huygens précise, encore à Moray, qu’il est prêt « a faire
78
reussir sur mer, s’il est possible, les horloges a pendules71 ». On mesure
donc l’obstination du physicien hollandais à vouloir convaincre de la
pertinence de son instrument générique pour les sciences nautiques. Ses
amis ne s’y trompent pas et voient en lui la personne qui parviendra à
résoudre l’épineux problème de la mesure des longitudes en mer. Le poète
Jean Chapelain, après avoir vu les plans de l’invention, lui fait part de
son enthousiasme : « […] vous pouvés penser que la proposition seule de
trouver les longitudes par cette voye, est une chose à resveiller l’attention
de toute l’Europe […]72 ». Mais les difficultés s’accumulent sans cesse et les
résultats positifs se font attendre. Il s’agit notamment de contrer le roulis et
le tangage du navire. Huygens pense, dans un premier temps, que les hor-
loges à pendule qu’il a réalisées peuvent contenir « des mouvements brus-
ques et irréguliers » comme « ceux d’un navire agitè73 ». Les essais menés en
mer par le savant écossais Alexander Bruce ne sont guère concluants : « la
68. Huygens, 1934b, p. 114.
69. Huygens, 1934b, p. 114.
70. Lettre no 1022, Christiaan Huygens à Robert Moray, 9 juin 1662, dans Huygens, 1891, p. 148.
71. Lettre no 1080, Christiaan Huygens à Robert Moray, 1er décembre 1662, dans Huygens, 1891, p. 274.
72. Lettre no 543, Jean Chapelain à Christiaan Huygens, 30 octobre 1658, dans Huygens, 1889, p. 266.
73. Lettre no 1080, Christiaan Huygens à Robert Moray, 1er décembre 1662, dans Huygens, 1891, p. 274.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

mer les a mis en déroute74 » constate piteusement Huygens en février 1663.


Robert Moray, qui suit de près les expériences, redoute « les mouvements
subites du vaisseau de haut en bas, et le contraire, qui tantost arrestent le
pendule de lhorologe plus long temps en l’air, tantost l’accelere : tantost
le rend plus pesent, tantost plus leger, et cela avec des inegalitez, qui me
semble ne pouvoir manquer a causer des desreiglemens au mouvement des
rouës de l’horloge ». Moray songe alors à réviser « l’architecture des vais-
seaux qui semblent ne pouvoir estre reduites a aucune reigle75 ».
Huygens ne cessera de vouloir améliorer son invention pour réussir à en
faire un instrument performant dans la quête des longitudes en mer. Il
déclare, en 1662, qu’il a trouvé « quelque chose de nouveau » pour ses
« horloges qui fera qui fera qu’elles seront encore beaucoup plus exactes
qu’auparavant et c’est ce qui me donne entiere confiance de venir a bout
de cette invention des Longitudes […]76 ».
Ce n’est qu’au xviiie siècle que John Harrison parvient à construire des
horloges précises et capables de supporter le transport maritime77. Mais la
voie ouverte par Huygens permet de saisir les tentatives de faire circuler
l’horloge à pendule au cœur des sciences nautiques. L’enjeu est de résoudre 79
un problème ancien de navigation et de proposer un équipement adap-
table, capable de servir en mer. Si l’astronomie et les sciences nautiques
sont des disciplines proches, à une époque où les frontières épistémiques
sont encore très labiles (et nombre d’astronomes œuvrent dans les deux
disciplines), il n’empêche que les deux espaces de recherche ne se superpo-
sent pas strictement. L’horloge de Huygens est adoptée dans les cercles de
l’astronomie académique, mais son manque de fiabilité en mer ne permet
pas d’en valider l’usage pour la navigation.
Le régime disciplinaire n’est pas le seul investi par l’instrument de Huygens.
Comme nous l’avons vu, pour construire et faire reconnaître son équipe-
ment générique, le savant hollandais occupe un espace interstitiel dans
lequel l’artisanat le dispute à la pratique scientifique. Précisément, les hor-
loges à pendule sont aussi des objets commerciaux qui font l’objet d’une
évaluation marchande et d’une régulation des ventes. Robert Moray, en

74. Lettre no 1097, Christiaan Huygens à Robert Moray, 2 février 1662, dans Huygens, 1891, p. 304.
75. Lettre no 1102, Robert Moray à Christiaan Huygens, 1er mars 1662, dans Huygens, 1891, p. 318.
76. Lettre no 1178, Christiaan Huygens à Robert Moray, 9 décembre 1663, dans Huygens, 1891, p. 458.
77. Lamy, 2019.
Jérôme Lamy

1662, propose un plan d’accréditation commerciale à large échelle pour


l’horloge à pendule de Huygens. Il lui écrit qu’il est nécessaire de savoir
« en quels lieux [ils] auron[t] à prendre des privileges et en quels y proce-
der d’une autre methode, cest a dire en demandant des recompenses78 ».
C’est toute la disparité des modalités européennes de protection des inven-
tions qui apparaissent alors : la récompense pourrait venir des États de
Hollande, « la patente portant privilege » qu’il partagerait avec Alexander
Bruce, « Comte de Kincardin », lui permettrait de délivrer des autorisations
d’usage de l’horloge… Moray ajoute qu’il est possible de faire « de mesme
en France » ou de négocier « avec le Roy une recompense sans demander
patentes […] ». Le physicien anglais précise que « pour la Grande Bretagne,
il ne sera pas difficile d’en avoir le privilege », mais il ne faut guère compter
sur une récompense ». Moray promet de « taster le poulx à ces Marchands
qui ont fait de si belles offres au Portugais […] ». Il ajoute :

“ Au reste pour l’Espagne, le Dennemark, la Suede, les villes


Anseatiques &c. Je crois qu’il ne sera pas difficile d’obtenir des
patentes pourveu que le ieu vaille la chandelle. Il est vray que J’ay
80 ouij dire, que le Roy d’Espagne a proposé quelque recompence
pour le secret des longitudes et sil en est ainsi, il vaudra pour
le moins la peine de la demander79.
Huygens informe Moray, en janvier 1665, qu’il a effectivement « obtenu
le Privilege de Messieurs [des] Estats avec lettres d’attache de la Province
d’Hollande. Il deffend a tous l’usage des horologes a pendule sur mer, et en
particulier de contrefaire pour quelque usage que ce soit ceux de ma der-
niere invention80 ». Auprès de l’administration royale française, Huygens
sollicite un placet81, qui, là encore, doit protéger son invention contre
les reproductions indues. La Compagnie hollandaise des Indes orientales
– notamment via Johan Hudde – envisage même, dans les années 1680,
une relation commerciale avec le savant hollandais pour supporter son tra-
vail sur les horloges en mer et, in fine, en tirer profit commercialement82.

78. Lettre no 1247, Robert Moray à Christiaan Huygens, 31 juillet 1664, dans Huygens, 1893, p. 94.
79. Lettre no 1247, Robert Moray à Christiaan Huygens, 31 juillet 1664, dans Huygens, 1893, p. 94.
Les citations précédentes sont tirées de la même lettre.
80. Lettre no 1301, Christiaan Huygens à Robert Moray, 2 janvier 1665, dans Huygens, 1893, p. 186.
81. Lettre no 1335, Christiaan Huygens à Constantijn Huygens père, 26 février 1665, dans Huygens,
1893, p. 243. Voir Ruellet, 2016, chap. 5.
82. Van der Kraan, 2001.
L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

Voici donc l’horloge à pendule inscrite dans le registre des objets mar-
chands, tout en étant protégée comme une invention originale. Le marché
des instruments scientifiques est encore émergent au xviie siècle83, mais il
est suffisamment dynamique pour alimenter les expérimentateurs (acadé-
miciens ou non)84. Huygens prend une part très active dans la commercia-
lisation de son invention. Même s’il est aidé (notamment par Moray) pour
maîtriser les différentes règles européennes de protection des inventions, il
positionne son instrument dans l’aire marchande et se plie aux spécificités
administratives de chaque État. La circulation d’un instrument générique
dans un espace commercial s’appuie moins sur ses qualités plastiques ou sa
multipositionnalité disciplinaire que sur sa capacité de trouver un public
(marins, marchands) susceptible d’utiliser un dispositif précis de mesure
du temps dans leurs activités.
Enfin, l’horloge à pendule de Huygens est importante au sein du régime
régulatoire qui englobe l’ensemble des sciences mises à contribution pour
gouverner. À l’époque moderne les savoirs relatifs à la maîtrise des terri-
toires (pour les conquêtes, la levée de l’impôt, la solidification territoriale)
sont principalement privilégiés. La cartographie, par exemple, est un enjeu 81
important et n’échappe pas à l’orbe du pouvoir. L’invention de Huygens se
trouve au croisement de préoccupations politiques intenses au xviie siècle.
Dans la préface qui ouvre son Horologium oscillatorium de 1672, Huygens
rend hommage au soutien de Louis XIV aux entreprises savantes et associe
son invention au programme d’une science au service du gouvernement :

“ Quant à l’utilité de mon invention, il n’est pas nécessaire, Puissant


Roi, que je me serve de beaucoup de paroles pour la faire voir.
En effet, non seulement Tu as pu constater par une expérience
journalière, depuis que mes pendules ont mérité d’être reçues dans
les appartements intimes de Ton palais, de combien elles surpassent
les autres horloges, mais de plus Tu n’ignores pas les usages plus
spéciaux auxquels je les destinais dès le commencement. Je veux
parler des services qu’elles peuvent rendre tant dans les observations
célestes que dans la mesure des longitudes des différents lieux par
les navigateurs. En effet, suivant Tes ordres nos Horloges ont été
envoyées par mer plus d’une fois ; d’autre part on en peut voir un

83. Harkness, 2007, p. 97-141.


84. Daumas, 1953 ; Turner, 1987 ; Bennett, 1987 ; Turner, 2000 ; Morus, 2016.
Jérôme Lamy

assez grand nombre destinées à l’usage des astronomes et placées


sous Tes auspices dans ce merveilleux Observatoire que Tu as
récemment fait construire avec une libéralité insigne et surpassant
celle de tout autre roi. Toutes les fois que je réfléchis à ces choses,
je me félicite hautement du bonheur qui m’est échu de faire cette
invention dans le temps de Ton règne85.
Si les longitudes servent la science de la navigation, elles sont aussi un
instrument de domination politique sur les mers. L’implication du roi de
France dans les essais signale un intérêt du pouvoir pour une invention
susceptible de donner un avantage décisif dans la géopolitique heurtée
de la fin du xviie siècle. L’horloge à pendule de Huygens investit donc
trois régimes de science. Elle trouve place, au sein de la discipline astro-
nomique dans l’arsenal ordinaire des observateurs ; elle est activement
éprouvée pour une avancée déterminante concernant les longitudes dans
les sciences de la navigation. Prenant place dans l’économie naissante des
instruments savants, l’invention du physicien hollandais est inscrite dans
les circuits commerciaux européens de l’époque. Enfin, elle est utilisée par
82 le pouvoir royal afin d’affermir, potentiellement, sa domination maritime.
Régime disciplinaire, régime utilitaire et régime régulatoire : l’horloge à
pendule traverse des espaces socio-épistémiques en voie de stabilisation
au xviie siècle. Si le régime disciplinaire éprouve sa plasticité et sa modu-
larité, ce sont ces propriétés marchandes et politiques qui permettent sa
mobilisation utilitaire et régulatoire.
L’horloge de Huygens apparaît donc comme un instrument générique pris
dans les rets mouvants des débuts de la science moderne. Conçue en sui-
vant une théorie mathématique discutée à l’époque (celle des cycloïdes),
elle est fondée sur une modularité mise à l’épreuve par les correspon-
dants de Huygens. L’enjeu est, rapidement, de tester sa plasticité (par le
changement de telle ou telle pièce, par une ergonomie différente, etc.) et
de multiplier ses champs d’usage. Pour parvenir à maintenir une forme
d’équilibre entre ces exigences mécaniques et les attributs théoriques de
l’objet, Huygens se place dans un espace interstitiel dans lequel on trouve
des artisans spécialistes d’instrumentation comme des savants reconnus
cherchant à mener leurs propres observations.

85. Huygens, 1934a, p. 77-78.


L’ horloge de Christiaan Huygens, un instrument générique ?

Cette combinaison de propriétés socio-épistémiques distinctives explique,


au moins en partie, pourquoi l’horloge, en tant qu’instrument générique,
peut circuler dans des espaces disciplinaires comme l’astronomie ou la
science nautique, au cœur des marchés de l’instrumentation ou dans les
arènes du pouvoir. Huygens, s’il a beaucoup travaillé sur l’adéquation de
son instrument aux attentes concernant les longitudes, n’a pas négligé
les autres possibilités d’adaptation de son horloge à pendule. Il a rendu
possible ses usages multiples, tout en veillant à les réguler (notamment
par la maîtrise commerciale de sa reproduction). Pour qu’un instrument
générique trouve les voies multiples de sa reconnaissance, il importe de
diffuser largement ses potentialités (ce qu’a fait Huygens en publiant des
textes d’accompagnement), de travailler à convaincre les utilisateurs, de le
mettre à l’épreuve, de maintenir un certain équilibre entre les différents
publics visés. C’est à ce prix que la circulation interstitielle du régime
technico-instrumental reste optimale.

Sources
83
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pour trouver les longitudes orientales et occidentales », Œuvres complètes,
t. 17, L’Horloge à pendule de 1651 à 1666. Travaux divers de physique,
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La Haye, Martinus Nijhoff, 1893.
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La Haye, Martinus Nijhoff, 1891.
84 Huygens Christiaan, Œuvres complètes, t. 2, Correspondance, 1657-1659,
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Jérôme Lamy

L’ auteur
Jérôme Lamy est historien et sociologue des sciences, chargé de recherche au
CNRS (CESSP, EHESS). Il travaille sur l’histoire des activités spatiales, la circulation
des concepts et l’anthropologie historique des matérialités savantes. Il a publié
Faire de la sociologie historique des sciences et des techniques (Paris, Hermann,
2018) et, en collaboration avec Jean-François Bert, Voir les savoirs. Lieux, objets et
gestes de la science (Paris, Anamosa, 2021).

88
La culture instrumentale
des princes
Éducation et environnement technique
Pascale Mormiche

Résumé
Depuis l’ exposition « Sciences et curiosités à Versailles » en 2010, la connais-
sance du château comme lieu de sciences, lieu de collection et lieu d’ expérimen-
tations s’ affirme. L’ étude des cabinets scientifiques au château de Versailles s’est 89
engagée au gré de ses sources. Cet article s’ interroge sur la constitution de cer-
tains cabinets, leurs emplacements dans les appartements ou d’autres espaces
en lien avec la diversification des instruments, spécimens et objets. Le cabinet
dit « du marquis de Sérent », traditionnellement indiqué comme étant destiné
aux enfants du comte d’ Artois, permet d’ envisager, en cette fin du xviiie siècle, la
création d’une culture princière d’ un ordre nouveau. Cette culture instrumentale
reposerait plus, dans ce cas particulier, sur la formation du personnel éducatif
que sur des objets du cabinet.

Mots-clés
marquis de Sérent de Kerfily, comte d’ Artois, duc d’ Angoulême, duc de Berry,
Jean-Denis Fayolle, Louis XVI, abbé Claude Charles de Mostuègues

” Pascale Mormiche, « La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement


technique », Artefact, no 17, 2022, p. 89-122.
Pascale Mormiche

The Princes’ Instrumental Culture


Education and Technical
Environment
Abstract
Since the “Sciences et curiosities à Versailles” exhibition in 2010, the chateau
de Versailles as a place of science, a place of collection and a place of expe-
rimentation has been confirmed. The researches on the scientific cabinets at
the chateau de Versailles were undertaken according to its sources. This article
questions the constitution of particularly princes’ collections, their locations
in apartments or other spaces in connection with the diversification of instru-
ments, specimens and objects. The so-called cabinet of the marquis de Sérent,
traditionally indicated as being intended for the children of the Count of Artois,
makes possible to be envisaged, at the end of the 18th century, as the creation
of a princely culture from a new order. However, this instrumental culture would
be based more, in this particular case, on the training of the educational staff
90 than on the objects of the cabinet.

Keywords
marquis de Sérent de Kerfily, comte d’ Artois, duc d’ Angoulême, duc de Berry,
Jean-Denis Fayolle, Louis XVI, abbé Claude Charles de Mostuègues

U
ne histoire politique longtemps fondée sur les intrigues de cour
a masqué la progression des aspects scientifiques à Versailles.
Pourtant, l’usage familier des instruments pendant la jeunesse
des princes a pour conséquence le développement d’une passion pour les
sciences à l’âge adulte1. L’étude des collections au château de Versailles,
dont celle dite « du marquis de Sérent », permet d’envisager, en ce tournant
complexe du xviiie siècle, l’environnement technique dans lequel vivent
désormais les princes et la création d’une culture princière d’un ordre

1. Mormiche, 2011.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

nouveau, la culture instrumentale. Partant du général vers le cas particulier,


nous interrogerons la vogue des cabinets et des collections en cette fin de
xviiie siècle afin d’en connaître l’évolution du contenu, l’usage et éventuel-
lement le rôle dans l’éducation princière.

Un intérêt général des princes pour


les instruments et pour la technique
Les princes vivent, en ce xviiie siècle, dans un environnement technique qui
se développe dans de nombreux domaines de la vie quotidienne. Ils sont
source de patronage et leurs domestiques s’entremettent afin de leur procurer
les dernières nouveautés dans le domaine matériel. En 1740, Stanislas I,
roi de Pologne, envoie à son gendre une table mouvante qui lance la mode
du service mécanique. Mme de Châteauroux puis Mme de Pompadour
montent dans leurs appartements grâce à une chaise volante – ancêtre
de l’ascenseur, créée vers 1743 –, à l’exemple de la duchesse de Bourbon
qui fut coincée dans la sienne. En 1770, Louis XV commande au méca-
nicien Antoine-Joseph Loriot trois tables volantes pour Le Trianon. Ces 91
tables auraient dû surgir au centre de la pièce, chargées de nourriture
grâce à un ingénieux système de rails, poulies et contrepoids. Lorsqu’il
effectue des travaux dans son domaine privé de Choisy-le-Roi, l’ingénieur
Guérin (de Montpellier) installe une table volante à douze couverts et des
tables servantes pour mécaniser le service à la française. En 1776, Marie-
Antoinette fait installer au Trianon, par Jean Tobie Mercklein, des miroirs
« mouvants » s’élevant depuis le sol, qui obturent les fenêtres de l’étage
comme des cintres de théâtre. Louis XVI dispose au Trianon des serrures
réalisées par Brochois, où le second tour empêche toute clé extérieure de
l’ouvrir. Le 16 juin 1778, Artois demande que soit posée dans son appar-
tement une cheminée à la façon de Benjamin Franklin. Il serait possible de
continuer à multiplier les exemples pour indiquer que, depuis le début du
xviiie siècle, la monarchie a pris l’habitude d’être servie par la mécanique.
Les bibliothèques princières comportent de nombreux ouvrages scienti-
fiques : celle du Trianon contient essentiellement, vers 1782, des ouvrages
de Buffon et de Réaumur2. En 1763, un projet prévoyait une salle de
botanique avec bibliothèque au rez-de-chaussée du Trianon. L’abbé

2. Guilleminot-Chrétien, 2003.
Pascale Mormiche

Jean-Baptiste François Rozier, académicien botaniste avant de devenir un


des premiers agronomes français, essaie d’intéresser le comte d’Artois à
l’histoire naturelle et à la physique en lui dédiant des Observations sur la
physique, sur l’histoire naturelle et sur les arts agrémentées de planches3.
Aidé par son neveu Jean-André Mongez (qui rejoint l’expédition de
La Pérouse), par Jean-Claude de La Métherie et soutenu par Panckoucke,
ils publient, dès 1773, ce périodique mensuel de vulgarisation devenu le
Journal de physique, de chimie, d’histoire naturelle et des arts en 1793, auquel
le comte d’Artois apporte sa caution princière. Berry, futur Louis XVI, tire
sur plâtre quatre cadres renfermant des plans de batailles, sous le contrôle
de Tardieu, son graveur. Ces plâtres sont tirés dans son cabinet au château
de Versailles. Un planisphère est présenté à Louis XV le 13 mars 1769 par
le sieur Couppey, valet de chambre, horloger du comte de Provence et
du comte d’Artois4. En 1780, Jean-Baptiste Fortin, ingénieur mécanicien
du roi, créa un globe terrestre de la plus grande largeur jamais effectuée
(trente-deux centimètres) portant dans le cartouche : « Globe Terrestre
Rédigé d’après les observations astronomiques les plus justes et les plus
récentes. Par Mr Buy de Mornas, Géographe du Roy et des Enfants de
92 France. A Paris chez le sieur Fortin, Ingénieur Mécanicien du Roy pour
les globes et sphères rue de la Harpe près celle du Foin5. » En 1785,
La Marche – géographe du roi, fabriquant de globes et sphères – et Fortin
en réalisent un de dix-huit pouces matérialisant les trois voyages de Cook
(le globe coûte deux cent cinquante livres). Le comte d’Artois commande
à Nicolas-Constant Le Maire un globe astronomique entre 1786 et 1788,
sans doute à l’usage de ses fils6.
Le comte de Provence s’entoure également de savants et sa bibliothèque,
dont l’inventaire dressé en 1777 est conservé à la bibliothèque municipale
de Versailles, témoigne d’un goût marqué pour les sciences, particulière-
ment pour la botanique et l’expérimentation dans les jardins : il possède
les éditions latines des traités de Carl von Linné. Il a perfectionné l’étude
des sciences naturelles avec Cromot du Bourg et son médecin botaniste

3. Rozier, 1777. Les Observations ont été publiées à partir de 1772.


4. Gazette de France, 18 mars 1769, p. 96.
5. Conservé à Viebahn Fine Arts, Allemagne ; Gazette de France, 1785, p. 426.
6. Nicolas-Constant Le Maire (1757-1832). Hauteur : 1,650 mètre. Localisation actuelle : château
de Malmaison.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

Pierre-Joseph Buc’hoz, issu de la cour de Lorraine7. Le comte d’Artois fait


l’acquisition en 1785 de la célèbre bibliothèque du marquis de Paulmy,
secrétaire d’État de la guerre entre 1757-1758, installée à l’Arsenal.
Quant à Louis XVI, il enrichit les collections royales en achetant notam-
ment en mai 1780 le cabinet de minéralogie de Charles Claude Flahaut
de La Billarderie, comte d’Angiviller, surintendant des bâtiments du roi
et néanmoins ami du feu dauphin, père de Louis XVI8. Ce cabinet privé,
recensé parmi les plus importants de Paris par Dezallier d’Argenville en
1782, entre, comme beaucoup d’autres, dans le cabinet du roi. La vie
quotidienne modifiée par un environnement technique en pleine évolu-
tion, la familiarité avec des instruments de toute sorte et des spécimens
collectés est manifeste.
À l’été 1777, le jeune roi Louis XVI utilise ses deux frères afin d’effectuer
la tournée des ports et des arsenaux de l’Ouest et du Sud de la France,
deux ans après celle de leur cousin, le duc de Chartres. Il s’agit d’éprouver
leur éducation scientifique, devenue technique, à la réalité portuaire et
maritime. À Brest, le comte d’Artois entreprend la visite de la nouvelle
école de l’Académie de marine avant de détailler les forges, les pompes à 93
feu, le magasin des voiles, celui des cordages, des chanvres et de la peigne-
rie, les étuves à goudron et les pompes à incendie. Après avoir déjeuné, il
entame la tournée des magasins d’artillerie, du charronnage, des affûts, de
la salle d’armes, des forges, de la boulangerie, etc. Ensuite, il assiste à des
évolutions dans la rade, le tout agrémenté de commentaires. À Rochefort,
comme le relate la Gazette de France, il prend le temps, en plus de la visite
détaillée de l’arsenal, de visiter le jardin botanique créé en 1741 et le
cabinet d’histoire naturelle formés par le premier médecin de la marine
Gaspard Cochon-Dupuy9. Partout, les deux frères rencontrent des méde-
cins, des capitaines, des professionnels avec lesquels ils doivent conver-
ser. Personne ne mentionne d’étourderie ni de méconnaissance princière
alors que certains sont prompts à grogner contre le luxe dépensé par ces
voyages, prémices de l’esprit révolutionnaire. Leurs récits ont dû faire

7. Sciama, 2006, p. 61-76.


8. Il ne lui a pas légué, comme cela est souvent écrit, mais vendu, certes, à un tiers en dessous de
l’estimation effectuée par l’abbé Jacques Delille. Lettres, Panthéon versaillais Angiviller.
9. Rochefort, Gazette de France, 1777, p. 224. Gaspard Cochon-Dupuy (1710-1788), premier
médecin de la marine à Rochefort à la suite de son père, a introduit la botanique et les plantes
médicinales dans l’enseignement de l’école de marine de Rochefort.
Pascale Mormiche

naître de la convoitise chez Louis XVI qui, finalement, s’autorisa un court


voyage entre le 20 et le 29 juillet 1786 pour la pose du huitième cône de
la rade de Cherbourg.
Si les princes ont été mis en contact avec les travaux pratiques de science,
les filles de la famille royale semblent également avoir été associées à
cette réforme culturelle. Bien loin de n’être qu’une joueuse de viole dans
son cabinet, leur tante, fille de Louis XV, Mme Adelaïde n’était pas sage
comme une image, comme voudraient le faire croire les portraits dans ses
appartements à Versailles : elle avait également des centres d’intérêt scienti-
fiques marqués. Son appartement, rendu étroit par l’importance des livres
et d’objets divers est visible sur le tableau de Louis Lié Périn-Salbreux10.
Sa bibliothèque rassemble, selon son inventaire, plus de 5 300 volumes
dans une pièce qui est modifiée en novembre 1774 par la pose de trente
miroirs blancs sur les portes de la bibliothèque. Elle est ensuite agrandie
en 1782, puis à nouveau en 1787. La princesse possède, comme ses frères
et ses neveux, un cabinet du tour pour tourner l’ivoire. Elle sacrifie son
cabinet à portraits pour la création, par Richard Mique, d’une salle com-
94 portant des bains et des lieux à l’anglaise. En 1788, elle fait installer « une
douche de propreté » dans ses appartements. La dame de compagnie de
Mme Adélaïde, Mme Narbonne-Lara, fréquentant le milieu des médecins
de la cour, se passionne pour les aspects scientifiques et favorise, en tant que
seigneure de ses terres en Picardie, la formation des sages-femmes dans son
château de la Bôve. Sans doute discute-t-elle parfois avec la dame d’atours
de Mme Élisabeth, Bonne Marie Félicité de Montmorency-Luxembourg
qui n’est autre que l’épouse du marquis de Sérent11.
Cette princesse intrépide et intelligente possède également un cabi-
net d’histoire naturelle géré et agrandi par Claude Melchior Cornette.
Repéré par Joseph Marie François de Lassone, médecin du roi, Cornette
est membre de la loge des Cœurs unis depuis 1774. Il a été reçu adjoint

10. Louis Lié Périn-Salbreux, Madame Adelaïde dans sa bibliothèque, 1776, huile sur toile, Versailles,
musée national du château de Versailles et de Trianon, MV 9085 ; Corne, 2015, p. 80.
11. Le château de La Brosse connaît ses heures de gloire avec Anne Léon, duc de Montmorency, et
son épouse Charlotte Françoise, née Montmorency-Luxembourg. Les fêtes y sont brillantes et pleines
d’esprit, comme le relate le recueil de La Brosse, émouvant et charmant manuscrit de 1780 relié en
maroquin rouge. En 1778, le prince Henri Louis Marie de Rohan-Guémené et la princesse Armande
Josèphe Victoire de Rohan-Soubise acquièrent la nue-propriété du parc. En 1784, la maréchale
vend son usufruit au prince de Rohan-Guéméné qui revend l’usufruit à Marie Reine Marguerite
de Butault de Marsan et la nue-propriété à sa fille Adélaïde Philippine de Durfort de Lorge.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

chimiste à l’Académie royale des sciences comme spécialiste de la chimie


des salpêtres, des acides, des sels vitrioliques et nitreux le 13 mars 1778.
Nommé en 1782 médecin des épidémies, il fut chargé de divers travaux
d’assainissement à Versailles avant de devenir, deux ans plus tard, médecin
ordinaire de Mesdames de France12. Les archives de Cornette contiennent
une liste désignant des minéraux et pierres contenus dans une caisse adres-
sée à Mme Adelaïde afin de constituer un complément pour son cabinet
d’histoire naturelle13. Une première liste indique un choix précis compre-
nant du manganèse de Bendorf dans l’électorat de Trèves, de la serpentine
de Bohême, de l’améthyste des Deux Ponts, mais aussi du silex de Sannois
et de Belleville, des minéraux de plomb sulfureux (argentifère, barytine sur
galène) de Chabrignac à douze lieues de Limoges14. Un autre papier liste
des pierres volcaniques d’Auvergne, du puy de Tarteret, de Volvic, du mont
Rajat à Murol. Ces échantillons décrits avec beaucoup de détails affectifs et
historiques par Cornette, qui est peut-être celui qui les a ramassés, tendent
à faire comprendre la diversité des volcans à la princesse15. Cornette a joint
des échantillons supplémentaires « pour faire des expériences »… Un troi-
sième envoi de minéraux provient de « M. de Calonne pour Mesdames16 » :
tinkal d’Inde, soufre du boulevard de la porte Saint-Antoine, citrine 95
de Grenoble, stalactite des bains de saint Philippe en Toscane (Bagni
San Filippo), stalactite en albâtre du Palatinat et de Balaruc-les-Bains,
albâtre du pont du Gard, bélemnite de Montalais près Bellevue, spath du
12. AN O1 127, fol. 66-67. Le 27 février 1784, le brevet de médecin ordinaire de Mesdames de
France lui assure 3 000 livres de gage.
13. ADY 685. Mme Adélaïde lit des ouvrages comme celui de Pons-Augustin Alletz, L’ Agronome.
Dictionnaire portatif du cultivateur, contenant toutes les connaissances nécessaires pour gouverner les biens
de campagne et les faire valoir utilement, pour soutenir ses droits, conserver sa santé et rendre gracieuse la
vie champêtre…, publié en 1760, et dont elle possède l’édition de 1764.
14. En 1782, Chabrignac est englobé dans une vaste concession pour plomb, cuivre, antimoine et
charbon qui couvrait une bonne partie du Limousin (Corrèze).
15. « des laves de la même espèce dont Naples est pavée », ADY 685, no 8. « Je perdis bien du temps
à rechercher ce surplus » (ADY 685, no 10), « le Tarteret est au sud de Murols, château et village
appartenant à M. de Chabrol, un des premiers hommes du royaume par son étonnante capacité
dans le droit public… ». Il veut « prouver contre M. de Buffon que le cratère est à une très grande
profondeur », « cette pierre est du puy de la Poix, je l’ai détaché de sa sommité » (source bitumineuse
d’où s’écoule un liquide visqueux). « Elles se sont détachées sous mes yeux » (ADY 685, no 13),
« terre de Chavagnac qui appartient à la famille La Fayette ».
16. Charles Alexandre de Calonne (1734-1802), contrôleur général des finances à partir de 1783,
est aussi à ce titre le directeur général des Mines. Il fut disgracié et s’exila à Londres en 1787. Un an
plus tard, il fit vendre ses collections – qui ne contiennent pas de minéralogie – à Paris. Sa collection
de minéralogie avait-elle été donnée aux princesses sous une forme non précisée ?
Pascale Mormiche

Devonshire et de Sainte-Marie, shorl de Saxe et de Bourgogne, hyacinthe


du Vésuve, amiante des Pyrénées, sélénite et grignard de Montmartre,
agate d’Oberstein, mica de Sibérie, cinabre du Palatinat, fer chatoyant de
l’île d’Elbe, cristal de roche du Dauphiné et de Baigori, jaspe de Sibérie,
bismuth de Johanngeorgenstadt en Saxe, réalgar de la Solfatare, quartz de
Huelgoat et de Hongrie, granit des Vosges, azur de cuivre sur quartz blanc
et vert de la montagne de Bulach (un quartier de Karlsruhe) du duché de
Wurtemberg, cuivre hépatique de Kheissmartail du Banat de Temesvar,
soit deux cent dix-neuf échantillons de toute couleur et toute forme.
La diversité de ces compléments constitués de spécimens de minéralogie
provenant de nombreuses régions d’Europe donne un rang princier à la
collection, sans doute très importante, de Mme Adélaïde17. Ce cabinet
ne devait pas trouver place dans les appartements de Versailles. Peut-
être était-il installé dans l’extension des ailes du château de Bellevue à
Meudon où Mme Adelaïde passait l’essentiel de son temps après la mort
de son frère, le dauphin Louis (1765), et celle de Louis XV (1774)18 ?
On sait également que Cornette gérait un cabinet, à Marly, sur lequel il
96 existe peu d’informations.
Dans ces mêmes années 1780, leur cousin, Louis-Philippe d’Orléans, qui
est moins bien en cour, a constitué un cabinet dans son château de cam-
pagne du Raincy. Il l’aménage en 1773, tout en équipant sa maison d’une
pompe à eau, objet à la mode et important pour l’industrie naissante. En
1785, son fils, Louis-Philippe-Joseph (futur Philippe Égalité) hérite du
domaine. Il entreprend des réaménagements et des travaux de « jardinage »,
de botanique et d’acclimatation avec le jardinier écossais Thomas Blaikie.
Ses enfants sont éduqués par le chevalier de Bonnard, passionné de péda-
gogie, mais également de techniques, d’art militaire, liés à Buffon. C’est
seulement par la suite qu’ils sont pris en main par Mme de Genlis qui
poursuit l’intérêt technique inculqué aux Orléans.

17. Pour donner un ordre d’idée, une vente de la « collection de minéraux du cabinet de M** » qui
eut lieu à l’hôtel d’Aligre le 24 janvier 1780 comportait 281 pièces (BnF 8-V36-1796). Les collec-
tions de Lavoisier auraient contenu 3 228 pièces, dont la géologie formait la majeure partie (avec
plus de 3 000 pièces). 60 % de cette collection provient de la partie Nord de la France. En juin
1783, l’École nationale supérieure des mines achète 3 549 échantillons du cabinet de minéralogie
de Balthasar-Georges Sage. En 1781 paraît une première Carte minéralogique de France, où sont
marqués les différents terrains principaux qui partagent ce royaume et les substances particulières qu’il
renferme (Paris, Dupain-Triel). Pelucchi, 2003 ; Laboulais, 2013.
18. Biver, 1933.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

Les enrichissements nouveaux


des collections princières
Les collections princières, d’abord constituées d’instruments et utilisées
pour la compréhension d’expérimentations scientifiques, s’enrichissent
d’objets et de spécimens venus du premier empire colonial, en vue d’un
rassemblement des savoirs du monde.
De nouveaux objets du Pacifique ont intégré les collections du cabinet du
roi dans les années 1760. Louis Jean Marie Daubenton, naturaliste et colla-
borateur de Buffon, parle dans l’article « Cabinet d’histoire naturelle » pour
l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert d’une « Quantité de vêtements,
d’armes, d’ustensiles de sauvages, etc. apportés de l’Amérique et d’autres
parties du monde19. » Buffon mentionne aussi des objets des « insulaires
des mers du Sud20 » dans son Histoire naturelle de l’homme. Avec la guerre
d’Amérique et les grandes expéditions circumterrestres des années 1780, et
tandis que Mme Roland écrit en 1784 que « la fureur ballonique s’apaise
mais on jase du magnétisme plus que jamais21 », se développe un engoue-
ment pour ce qui est encore appelé l’« histoire naturelle » et plus parti- 97
culièrement pour les habitants des contrées nouvelles, associant le terme
d’« Indiens » aux habitants des deux parties du continent américain. Aux
instruments scientifiques déjà classiques dans les cabinets sont intégrés des
objets que certains dénomment les « Américana ». Certains de ces objets
sont manufacturés pour leur propre usage par ceux qui sont qualifiés de
« sauvages » des lacs et des grandes plaines américaines. Ils peuvent aussi
être fabriqués à destination d’un public européen, comme l’explicitent
les commissaires de l’exposition de 202122. Ceux de l’Amérique latine
arrivent plus tard : Joseph Dombey – soutenu par André Thouin, Bernard
et Antoine-Laurent de Jussieu au jardin du roi – est chargé par Turgot, en
1775, d’une mission botanique. Il parcourt le Pérou, le Chili et le Brésil
entre 1778 et 1785 alors que ces territoires étaient toujours fermés aux
voyageurs français23. Il est le premier à entreprendre des fouilles rigoureuses
sur certains sites. Dombey effectua quelques envois en France, dont un au
19. Daubenton, 1752, p. 489.
20. Buffon, 1829, p. 202.
21. Roland, 1902, p. 289.
22. Exposition « La curiosité d’un prince », 2021.
23. Joseph Dombey (1742-1794), médecin et naturaliste. Stüssi Garcia, 2021.
Pascale Mormiche

comte d’Angiviller, directeur des bâtiments du roi. Lors de son voyage


de retour, Dombey passe quelques mois au Brésil avant de rentrer à Paris
en octobre 1785. Fin janvier 1786, il dépose une série d’antiquités et un
catalogue manuscrit au cabinet du roi24. Le « vêtement d’un Inca » peut
alors être présenté à Louis XVI25. Versailles est également le réceptacle des
cadeaux d’ambassadeurs.
Désormais, des plantes et graines que l’on tente d’acclimater, des animaux
exotiques, des objets variés rapportés par des navigateurs, explorateurs
et missionnaires – nombreux à cette période –, des pierres et minéraux,
constituent de vastes ensembles d’objets offerts provenant des quatre par-
ties du monde. Ainsi les objets qui n’appartiennent pas encore à la science
ethnographique sont associés dans les collections, notamment celle du
comte d’Artois, à des instruments de physique, à des spécimens de plantes,
d’insectes, de coquillages, etc., dans ce qui semble être un maelstrom scien-
tifique dont on ne peut préciser l’usage. Les instruments techniques et
d’apprentissage sont pris dans un ensemble plus vaste d’objets nouveaux
pour l’Occident qui modifient, enrichissent et transforment par l’accumu-
98 lation, la culture matérielle de cette période.

Où installer les collections


qui s’accroissent ?
La science est entrée dans les châteaux. Étant donné le manque d’espace au
château de Versailles, il est difficile d’imaginer l’encombrement des multi-
ples collections qui se sont développées dans les étages en cette seconde
partie du xviiie siècle. Prenant la place d’autres savoirs, la science anime
les conversations à la cour en développant des expérimentations diverses
dans les cabinets ou les jardins. L’éducation des princes évolue considéra-
blement à partir du milieu du xviiie siècle lorsque s’accroît l’intérêt qui les
porte vers les aspects techniques et scientifiques. Le chevalier de Bonnard
puis Mme de Genlis ne sont donc pas les seuls éducateurs à avoir engagé
leurs élèves vers les aspects techniques et l’expérimentation. Ceux-ci se sont
introduits dans l’éducation des princes, sans que l’on puisse déterminer

24. Catalogue manuscrit déposé par Dombey au cabinet des antiques du roi le 31 janvier 1778.
Source : BnF 2011/091/ACM04-04-04.
25. Hamy, 1888, p. 21-35 ; Hamy, 1905 ; Feest, 2007.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

plus avant ni l’usage effectif ni le temps consacré à l’apprentissage ou à


l’expérimentation. Il faut dire que l’aristocratie elle-même envoie désor-
mais certains de ses enfants se former dans des nouvelles écoles d’ingé-
nieurs, d’abord l’École du génie de Mézières, puis les différentes écoles
royales fondées dans la dernière partie de règne de Louis XV26. L’abbé Jean
Antoine Nollet, un des enseignants de Mézières, parvint à intégrer le cercle
fermé des éducateurs de princes.
Nollet est nommé maître de physique des Enfants de France le 1er mai
175827. À partir de cette date, il compose un cabinet d’instruments choi-
sis parmi les trois cent quarante-cinq décrits dans son Programme ou Idée
générale d’un cours de physique expérimentale28. En 1762 sont achetés plus de
cent quatre-vingt objets scientifiques, instruments, matériaux et meubles,
répertoriés dans un premier inventaire enrichi par les achats successifs qui
se poursuivent en 1765, date à laquelle est dressé un second inventaire29.
Ne pouvant trouver de place au château de Versailles, ces instruments sont
installés au premier étage de l’hôtel des Menus-Plaisirs construit sur l’ave-
nue de Paris en 1750. Ce cabinet des Menus-Plaisirs destiné à l’éducation
du dauphin, fils de Louis XV, puis de la fratrie du futur Louis XVI est 99
sans aucun doute l’un des plus importants du royaume30. Mais des cartes,
des globes, des instruments d’art militaire, des maquettes (militaires) ou
d’autres instruments dont on connaît l’existence par ailleurs, ne sont pas
intégrés dans ce cabinet de physique. Ceci signifie qu’ils sont installés à
d’autres endroits fréquentés par les jeunes princes. Nollet vend ses instru-
ments et ses démonstrations à Versailles : en 1745 et 1746, des cours et des
démonstrations privées avec la famille royale ont lieu, par exemple, dans le
cabinet des médailles où se trouvent des machines31.

26. Chartier, 1973 ; Picon, 1992.


27. AN O 1 102, fol. 256, Brevet de maître de physique ou sciences naturelles, le 1er mai 1758,
cours de physique au duc de Bourgogne, puis au futur Louis XVI jusqu’à sa mort le 25 avril 1770 ;
BnF, ms. fr. 14 153, fol. 19, pièces comptables pour « l’abbé Nollet qui enseigne la physique à
M. le dauphin ».
28. Nollet, 1738.
29. Mormiche, 2011.
30. Maillard, 1897 ; Léry, 1935, p. 260-270 ; Blic, Roque, 1997, p. 150-162.
31. Le 7 mars 1746, « le roi alla à l’ancien Cabinet des médailles pour y voir les machines et instru-
ments qui servent depuis deux ans aux leçons de physique expérimentale que M. l’abbé Nollet a
l’honneur de faire à la Cour tant pour M. le dauphin que pour Mme la dauphine et Mmes de France
et cet académicien répéta les fameuses expériences d’électricité en présence de S. M. qui en parut
également surprise et satisfaite », Mercure de France, 1746, p. 174-175 ; Luynes, 1865, p. 238.
Pascale Mormiche

D’autres précepteurs princiers sont choisis car ils manifestent un intérêt


pour les mathématiques, la physique ou l’électricité. L’abbé Claude Charles
de Mostuègues (autrement orthographié Mostuejol ou Mostuejouls) est
sous-précepteur du duc de Berry (futur Louis XVI) en 1760 puis des
ducs de Provence et d’Artois, sous la direction du gouverneur, le duc de
La Vauguyon. Mostuègues a constitué un cabinet de machines à l’usage
des princes qui semble différent de celui de Nollet. Il prétend, en 1789, en
être propriétaire bien qu’il soit installé au château. Est-ce une manœuvre
pour éviter la confiscation du cabinet des princes ? Mis sous séquestre, ce
cabinet devait être important car le garde Closquinetz dit avoir travaillé
près de trente-quatre jours au début de l’année 1791 afin d’en effectuer
l’inventaire. Il réclame quatre cents francs « pour avoir démonté, remonté,
classé, inventorié et catalogué les instruments du cabinet ce qui l’a occupé
pendant 59 jours32 ».
Le château de Versailles étant densément peuplé à cette période, le roi
évoque l’idée d’associer des hôtels particuliers ou de faire des élargisse-
ments pour loger les courtisans. C’est d’abord l’expansion de Versailles
100 vers des propriétés du domaine de Montreuil où s’installent notamment les
gouvernantes des Enfants de France, Mme de Marsan, Mme de Guémené,
puis Mme Élisabeth et la comtesse de Provence. Ensuite vient le temps
des excroissances sur le château : en 1785, Louis XVI envisage de créer
un cabinet de sciences pour son fils en prenant sur le jardin vers le bassin
de Neptune. Il s’agit de désengorger les quatre étages de la cour des Cerfs.
Louis XVI n’avait cessé d’aménager les cabinets dans ces étages pour y
accueillir la collection d’artillerie du marquis de Fraguier, d’agrandir
ses cabinets de physique, de modifier sa cuisine, comme l’ont étudié

Le musée Lambinet conserve deux plans inclinés et une presse provenant du cabinet de physique de
Nollet (musée Lambinet, Versailles inv. D 90.2.3-4-5). Il resterait cinq instruments de ces premières
expériences au lycée Hoche de Versailles. Pyenson, Gauvin, 2002, p. 64.
32. ADY 1L 705, « Mémoire fait par Closquinet professeur de physique dans le cabinet du ci-
devant château de Versailles où est déposée une collection de machines provenant du ci-devant abbé
Mostuejouls [sic] ». La demande est faite le 12 frimaire, la réponse est expédiée le 18 frimaire an III.
Mais cela ne facilite pas le paiement qui est encore réclamé des mois plus tard. Le cabinet suit les
tribulations des objets vers le Muséum, le lycée Hoche et le château. Pendant ce temps, Mostuejols
et sa famille sont partis en émigration. Le 16 juillet 1797 (le 28 messidor an V), Mostuejols, rayé
de la liste des émigrés, vient réclamer son cabinet de physique. Ce cabinet lui appartenant, il lui est
donc rendu. De ce fait, il provoque un manque à l’École centrale de Versailles, qui, à son tour, essaie
de récupérer, sans succès, des instruments du cabinet de Fayolle.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

Jean-Claude Le Guillou et Pierre-Xavier Hans33. Or ces travaux ne le


satisfont pas, si l’on en juge par les modifications constantes demandées.
Louis XVI prévoit un pavillon, le long des réservoirs et de l’Opéra, pour
l’éducation du dauphin. L’espace se structurerait successivement en un
cabinet de modèles, un cabinet de machines, un cabinet de mécanique.
On assiste ainsi, vers 1787, à une mise en ordre de ce qui se trouve sur la
cour des Cerfs, à une mise à plat des cabinets superposés et à une organi-
sation rationnelle qui aurait entraîné le dauphin à manipuler des instru-
ments de physique. Si ce pavillon pour l’éducation reste une hypothèse, la
réflexion qui a mené à le constituer indique le projet de la culture idéale
dont un dirigeant aurait besoin pour gouverner : une culture appuyée sur
une connaissance des techniques.

Le goût de l’instrumentation
dans l’éducation des princes
d’Angoulême et de Berry
Dans les années 1780, le comte d’Artois a été le premier des frères à mettre 101
en place une éducation de ses enfants en raison de la démographie princière.
Sous les aspects insouciants que les mémorialistes et l’historiographie lui
attribuent, il s’avère être un père attentif. Comme son frère Louis XVI, il
choisit judicieusement le personnel d’éducation, il renouvelle les méthodes
et, dans une certaine mesure, les contenus enseignés dans la famille royale.
Dans quelle mesure la vogue des collections et la constitution de cabinets
d’instruments participent-elles à l’éducation des enfants du comte d’Artois ?
Alors que le duc d’Angoulême (1775-1844) a seulement un an, Artois
nomme un instituteur aux côtés de la gouvernante, l’abbé Joseph Grellet
Desprades, qui est son secrétaire interprète. Cet ecclésiastique de cour est
l’auteur d’un poème sur l’électricité en 176334. Il correspond cordialement
avec Benjamin Franklin lorsqu’il loge à Passy et lui fait des recommanda-
tions pour la Pennsylvanie. Admiratif de l’harmonica de Franklin, pas-
sionné par les mécanismes de montres, Desprades n’est pas tout à fait ce
que l’on attend d’un vicaire général, mais il paraît assez éclectique pour
intéresser un jeune enfant aux expériences et lui donner les bases d’une

33. Hans, 2010, p. 195-205 ; Le Guillou, 2007, p. 80-142.


34. Année littéraire, 18 novembre 1763.
Pascale Mormiche

éducation pratique. Le 2 octobre 1780, le comte d’Artois nomme un


homme pour l’éducation du duc d’Angoulême, âgé de cinq ans, et son
frère duc de Berry. Le comte de Mercy-Argenteau avertit l’impératrice
Marie-Thérèse d’Autriche :

“ Monsieur le duc d’Angoulême a été retiré des mains des femmes et


remis entre celles des hommes destinés à l’élever ; cette disposition a
été faite deux ans plutôt que ne le comporte l’usage établi pour les
Enfants de France. Le jeune prince a été conduit à une maison de
campagne appartenant au marquis de Sérent son gouverneur. Tout
le plan de cette éducation paraît établie sur des formes nouvelles et
dans lesquelles le public a voulu remarquer un peu d’ostentation et
de projet de faire regarder Monsieur le duc d’Angoulême comme
un successeur vraisemblable à la couronne. Malheureusement cette
idée n’est encore contredite par aucune apparence de grossesse chez
la reine mais la manière d’être entre les deux Augustes époux donne
lieu plus que jamais d’en espérer les effets désirés35.
Une précocité de l’instruction avec les précepteurs et l’isolement des
102 princes hors de la cour caractérisent ces éducations de la branche cadette.
Les hommes à qui sont confiée l’instruction ont de multiples connaissances
dans les domaines technique, militaire, astronomique, botanique, etc. Le
gouverneur Armand-Louis, marquis de Sérent de Kerfily (1736-1822),
est lié à Charles Claude Flahault de La Billarderie, comte d’Angiviller
(qui, proche du dauphin, fut gentilhomme de la manche de son fils aîné,
le duc de Bourgogne, avant de devenir surintendant des bâtiments de
Louis XVI). Sérent fait partie de ce nouveau personnel appartenant à
la noblesse moyenne, issu du rang au service du roi, de ces hommes de
rechange sur lesquels Louis XVI s’appuie après les conflits avec les familles
de Rohan, de Polignac, etc. Sérent appartient aux grands commis de l’État,
ces techniciens qui résolvent les problèmes matériels et sont peu visibles à
la cour. C’est un chef opérationnel qui a de brillants états de service mili-
taire. Par un mariage hypergamique avec une demoiselle de Montmorency-
Luxembourg et une belle-sœur Voyer d’Argenson, il entre dans le monde
de la noblesse curiale.
Sérent désigne comme précepteur l’abbé Marie (1738-1788), maître de
mathématiques au collège des Quatre-Nations. Marie est connu pour son
35. Marie-Antoinette, Marie-Thérèse, Mercy-Argenteau, 1874, p. 476.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

travail avec l’astronome Nicolas Louis de Lacaille dont il poursuit les calculs
sur le méridien après sa mort en 1762. Il se fait remarquer par la publica-
tion de ses Leçons de mathématiques (1768) suite des Leçons élémentaires de
mathématiques de l’abbé Lacaille (1741). Selon Mme de Chastenay, il est :

“ [un] ami intime de la famille de M. de Sérent, celui de la duchesse


de Narbonne. Par Mme de Narbonne, il se trouvait admis dans
la société de Mesdames et il n’a peut-être depuis qu’une trop
impétueuse influence sur de graves événements. Au temps dont je
vous parle, il n’était qu’aimable et heureux. Il venait rarement et
nous interrogeait avec gaieté […] tout rempli de maximes antiques,
il ne cessait de nous répéter, pour nous exciter à l’étude : “Et facere
et pati fortia romanum est” [Agir et souffrir en brave, tel est le
propre du romain]36.
En 1782, l’abbé Marie est nommé précepteur des enfants du comte d’Artois
à qui il enseigne l’histoire, les belles lettres, le latin, l’algèbre et la géo-
métrie. Les sous-gouverneurs des jeunes princes sont M. de Buffevent,
M. de La Bourdonnaye et M. d’Arbouville. Tous sont bien en cour avec
leur épouse. C’est par eux que Manon Roland de La Platière tente, en 1784, 103
d’atteindre Charles Alexandre de Calonne afin de lui demander un privilège
pour la machine à filer, la mule-jenny d’Arkwright, que son associé Martin
tente d’introduire en France :

“ […] je pourrai faire aussi celle [la connaissance] de M. Faucon37.


Il ne désespère pas de me faire avoir la recommandation de
Mme de Polignac38, de Mme Adélaïde39, de Mme la duchesse
d’Array40, etc. ; il va aujourd’hui à Versailles et peut-être y reviendra
avec moi. C’est de l’ensemble de ces choses, de ce que je croirai
pouvoir en espérer, qu’on pourra prendre une résolution. J’ai fait
hier la copie de toutes tes lettres, bien rangées, avec les réponses de
ces messieurs en original que je mets à leur place ; j’y ai joint un
résumé de deux pages qui servira à rappeler à Mme d’Arbouville tout
ce que je lui aurai dit […] c’est M. d’Arbouville, déjà en quelques

36. Chastenay, 1987, p. 39.


37. François Faucond, receveur général des domaines et bois de Versailles.
38. Yolande Martine Gabrielle de Polastron, duchesse de Polignac, gouvernante des enfants de France
et favorite de la reine.
39. Marie Adélaïde de France, fille de Louis XV.
40. Famille de Croÿ.
Pascale Mormiche

relations avec M. de Calonne, qui lui présentera l’affaire. Mais,


comme l’observait très bien la marquise, il faut de la temporisation :
une démarche brusquée pourrait nous exposer beaucoup41.
Mme Roland recherche l’influence et l’entregent de Mme d’Arbouville, âgée
d’environ trente-cinq ans, bien intégrée à la cour de Versailles. Telles sont les
personnes, connues pour leurs liens divers et leur intérêt pour les aspects scien-
tifiques, à qui le comte d’Artois a confié ses fils. Depuis juillet 1780, les princes
sont logés dans l’aile des princes à Versailles, dans un appartement, d’abord au
rez-de-chaussée puis au premier étage, échangé avec Mme de Lamballe, gou-
vernante des Enfants royaux42. Les problèmes d’appartement arrivent rapide-
ment. Sérent, esprit pratique, fait des propositions d’extension :

“ On m’a dit qu’il était question de faire dans le jardin qui était au
bout de l’appartement de Madame de Guémené un supplément
d’appartement pour Monsieur de Guémené. Or au lieu de réduire
cette construction un simple rez-de-chaussée, je vous propose
d’élever un étage au-dessus de ce qui se trouverait au niveau de
l’appartement de Monsieur le duc d’Angoulême et qui joignant
104 le pavillon occupé actuellement par l’évêque d’Autun donnerait
toute aisance suffisante pour former un appartement décent pour
Monsieur le duc de Berry avec des accessoires suffisants pour les
besoins indispensables du service des Princes43.
Louis XVI n’a pas réagi à la proposition. Après la naissance du quatrième
enfant du couple Artois, Mlle d’Angoulême (née le 6 janvier 1783), le marquis
de Bombelles écrit :

“ On ne sait où la loger. Mme de Caumont, gouvernante des enfants


de M. le comte d’Artois a pris les ordres de ce prince pour savoir
comment établir ses trois enfants. Il a répondu qu’il n’y avait
qu’à les mettre ensemble. Madame de Caumont a observé que
Mademoiselle [première fille du comte et de la comtesse d’Artois
née en 1776], âgée de sept ans, ne pouvait pas décemment être
dans la même chambre et lit à lit de M. le duc de Berry qui a

41. Roland, 1902, p. 289.


42. AN O1 1800, fol. 593 ; O1 1077, fol. 262.
43. AN O1 1801, fol. 318. Cité par Newton, 2000, p. 257, 216, 225.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

cinq ans, et qu’on ne pouvait pas plus troubler le sommeil du


prince ou de la princesse en les mettant l’un ou l’autre dans la
même chambre d’un enfant qui les réveillerait par ses cris44.
Outre l’attention à la première enfance qui se manifeste, il faut convenir
que les enfants du comte d’Artois font de l’ombre au couple royal :

“ Les services des ducs d’Angoulême et de Berry devenant


envahissants, la princesse de Lamballe surintendante de la maison
de la reine demande la construction dans son appartement d’une
galerie longue de 10 toises au-dessus de la porte de la cour de la
Bouche de Mesdames, rue de la surintendance.
Le roi refuse pour des questions esthétiques, et on le comprend, le plan réalisé
en 1785. De son côté, le marquis de Sérent écrit à Angiviller le 11 octobre
1786, au sujet de l’appartement d’éducation que le roi lui a désigné : « ce n’est
pas une moindre contrariété pour moi que ce bouleversement de logement
qui me disperse entièrement moi et ma famille, mais le motif qui le déter-
mine étant dans la classe de ceux auxquels il est juste que je cède45 ». Lorsqu’il
faut former un appartement pour le dauphin en avril 1787, un nouveau
105
déménagement est prévu pour les ducs d’Angoulême et de Berry résidant
avec leur gouverneur, qui déplace Mme de Civrac et de Mme de Narbonne46.

L’éducation à l’extérieur du château :


Beauregard et Bagatelle
Le marquis de Sérent trouve la solution et fait déménager les garçons du
comte d’Artois dans le château de Beauregard qu’il loue après le décès
de leurs deux sœurs en 1783. L’éloignement de ces princes de la cour est
rendu possible par la naissance de l’héritier royal, ce qui desserre quelque
peu l’encadrement. L’accès à Beauregard est rapide par l’extrémité du parc
de Versailles, par une route de chasse dans le bois de La Celle-Saint-Cloud.
Ainsi, le 8 septembre 1783, « Monsieur le duc d’Angoulême et Monsieur
le duc de Berry ont fait le même chemin que nous et sont venus jusqu’à

44. Bombelles, 1977, p. 255.


45. AN O1 1802 B, fol. 227, Lettre du marquis de Sérent à Angiviller, de Beauregard, le 11 octobre 1786.
46. AN O1 1802 B, fol. 242, Nouvelle distribution des logements pour en former un à M. le dauphin
passant aux hommes pour avril 1787, lettre du marquis de Noailles à d’Angiviller, échange entre le
dauphin et monsieur et madame.
Pascale Mormiche

la porte Saint-Antoine où j’ai pris congé d’eux pour revenir à Versailles.


Depuis que Monsieur le duc d’Angoulême a huit ans, il a quitté l’habit de
maillot pour s’habiller à la française47. » François René de Chateaubriand se
souvient du château de Beauregard dans ses Mémoires sur le duc de Berry :

“ Les princes allèrent s’établir pour leur éducation à Beauregard :


c’était un château où l’on voyait un de ces grands bois de tout
temps réservés en France pour l’ornement des maisons de
campagne. Ce château et ces jardins existent toujours ainsi
qu’une pièce d’eau à laquelle les Enfants de France ont travaillé48.
Une large avenue bordée d’une double rangée d’arbres mène à deux avant-
corps encadrant une cour fermée de grilles. Le bâtiment est simple, avec deux
ailes plus basses. L’accès au jardin se fait par l’arrière grâce à une large terrasse
qui domine une pelouse et un boulingrin d’où partent des chemins pour se
promener dans les bois. Un grand potager le borne sur le côté gauche. Cette
demeure de plaisance, dans l’esprit de simplicité de ces années 1780, paraît
un peu sommaire pour des princes de sang, mais au calme :

“ Ce fut dans cette solitude, tout auprès des pompes de Versailles


106
qui devaient bientôt cesser, que M. le duc de Sérent prépara sans
le savoir contre les rigueurs de l’infortune ceux [les jeunes princes
Berry et Angoulême] qu’il ne croyait avoir à défendre que des
séductions de la prospérité.
Le marquis de Sérent fait montre de son esprit pratique de militaire en
cantonnement pour qui le problème d’approvisionnement en eau du châ-
teau de Beauregard doit être rapidement résolu : il rédige à l’été 1786
une longue lettre à d’Angiviller à ce sujet (voir l’annexe en fin d’article).
Il demande l’installation au château d’une pompe à eau prise sur les
conduites de l’aqueduc de Marly. Le ton sec traduit la persistance du
conflit pour le logement des princes. Cette lettre souligne l’intérêt scien-
tifique de Sérent pour la question d’actualité sur les risques d’incendie
soulevés par Benjamin Franklin. Désormais, une question relativement
quotidienne se résout par un recours à des instruments scientifiques. La
pompe a été payée sur la cassette des princes, seulement au cours de l’an-
née 1788, pour la somme de 1915 livres, neuf sols et douze deniers49 : les
47. Bombelles, 1977, p. 255.
48. Chateaubriand, 1820, p. 11.
49. AN 161 AP, dossier 1.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

tracas domestiques sont rarement visibles chez les princes, ce qui indique
que la présence technique s’affirme dans leur quotidien, plus largement
que la collection des seuls instruments scientifiques. Elle s’étend jusqu’aux
instruments techniques usuels.
Que sait-on de ces mois passés à Beauregard ? Finalement assez peu de
choses. L’emploi du temps devait être strict et bien rempli si l’on en croit
le programme d’histoire dont on dispose. Mais les problèmes techniques
d’hydraulique et d’infrastructure, tout comme ceux concernant l’aména-
gement des bassins et des canalisations, ont dû occuper les esprits, alors
qu’est discuté l’avenir de la machine de Marly. Les enfants herborisent et
cultivent les parterres, même si aucun herbier n’a été retrouvé, et l’abbé
Marie poursuit dans le jardin ses observations astronomiques – ces mesures
de triangulation mentionnées à l’été 178850. Rien n’indique que les princes
aient été associés, mais il est difficile de ne pas voir les instruments d’astro-
nomie sur le vertugadin de Beauregard… Les princes fréquentent égale-
ment le château de leurs parents, comme ce 14 mai 1785 où Angoulême et
Berry, accompagnés du marquis de Sérent, séjournent à Bagatelle pendant
une semaine et admirent les jardins, dans le style anglo-chinois à la mode, 107
réalisés par Thomas Blaikie51.

La culture technicienne
du gouverneur des princes
Armand Louis de Sérent assoit sa promotion au titre de gouverneur et
de duc en parallèle de l’éducation des princes. Il achète, en juillet 1780,
l’hôtel particulier de M. de Rohan-Chabot, un Breton comme lui52. Il en
effectue une transformation complète et le met au goût de l’époque grâce à
des travaux de plusieurs années. Sérent tient à montrer sa réussite sociale et

50. ADY E 1962, Observation faite à Beauregard à La Celle-Saint-Cloud le 20 juin 1788 dans l’après-midi.
51. Blaikie, 1997, p. 241.
52. AN E 3183, Vente par Louis Marie Bretagne Dominique de Rohan-Chabot, duc de Rohan,
pair de France, et par Charlotte Émilie de Crussol d’Uzès, son épouse, à Armand Louis de Sérent,
marquis de Sérent, baron de Malestroit, pair de Bretagne, président né de l’ordre de la noblesse
de cette province, maréchal des camps et armées du roi, gouverneur de Mgr le duc d’Angoulême,
et à Bonne Marie Félicité de Montmorency-Luxembourg, son épouse, d’une grande maison, sise
en la rue des Réservoirs, à Versailles, appelée l’hôtel de Rohan-Chabot et anciennement l’hôtel de
Roquelaure, moyennant 60 000 livres.
Pascale Mormiche

sa fortune par l’acquisition d’un hôtel particulier en face du château et par


la notoriété d’un cabinet de curiosités de grande ampleur. S’inscrit-il, par
ce cabinet et cet hôtel, dans une élite sociale ? Poursuit-il un mouvement
d’accumulation et d’ouverture au monde ? Répond-il à une demande du
comte d’Artois pour étoffer l’éducation de ses fils ?
Très au fait de l’instrumentation dans son domaine professionnel, Sérent
construit son rapport aux objets savants dans une perspective large. Il
est communément admis que Jean-Denis Fayolle qui, de longue date, a
constitué cette collection, la vendit à Sérent, désireux qu’elle serve à l’ins-
truction du duc d’Angoulême et du duc de Berry. L’historiographie s’in-
terroge peu sur cette transmission dont il n’est effectivement pas facile
de comprendre les conditions financières ni les formes de propriété. Les
conditions de la vente du cabinet Fayolle sont explicitées dans un rap-
port tardif du 5 messidor an II de la République (23 juin 1794)53. La
session aurait été faite au comte d’Artois (et non à Sérent) et Fayolle aurait
consenti à cette vente à condition de recevoir immédiatement la moitié de
la valeur estimée de ce cabinet et « d’en avoir la direction et d’en prendre
108 soin moyennant une rente viagère de 600 livres dont il a joui même depuis
que ce cabinet était échu à la Nation54 ». Il ne s’agissait donc pas d’une
vente à proprement parler, mais de l’attribution d’une charge rétribuée à
la cour par une rente viagère. Fayolle se débrouilla pour garder la gestion
de son cabinet pendant la période révolutionnaire. Le 3 messidor an V,
le ministre de l’Intérieur reconnaît que « ce cabinet n’est pas entièrement
national car il est encore dû 15 000 francs à Fayolle ». En attendant, la col-
lection déménage du domicile de Fayolle vers un local spécialement loué
pour l’occasion, mais non encore identifié. Elle est ensuite installée chez le
gouverneur des princes puisque la place manque au château de Versailles.
Elle reste finalement en caisse pendant trois ans. Ce n’est qu’en 1789 que
Sérent envisage de l’installer dans l’hôtel particulier de la famille, 6-8 (36),
rue des réservoirs à Versailles. Il prévoit un « cabinet d’histoire » dont les

53. ADY 1LT 675. Il resterait à savoir d’où viennent les fonds.
54. ADY 1LT 694, Observations du citoyen Fayolle, conservateur du cabinet d’histoire naturelle
du département de Seine-et-Oise, 22 avril 1797 (3 floréal an V). Cela semble être un usage légal :
l’École nationale supérieure des mines achète le cabinet de minéralogie de Balthasar-Georges Sage
en juin 1783 quand Douet de La Boullaye, intendant général des Mines, en accepte le rachat contre
une rente viagère de 5 000 livres et le paiement d’une somme de 27 400 livres. Cette organisation
d’achat est par conséquent courante à cette période, mais la vente de Fayolle est moins conséquente
en valeur. Laboulais, 2013, p. 61-80.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

plans ne permettent pas de préciser l’architecture55. Selon la description de


l’inventaire de 1792, la collection aurait été située « dans un grand salon
au premier étage ayant vue [sic] sur ladite rue des réservoirs et servant de
Cabinet d’Histoire naturelle… Dans une autre pièce à côté ayant pareille
vue56… » Les objets auraient été installés dans de grandes armoires. Un
appartement noble pour une collection de curiosités, voici qui ne cesse
d’étonner sur l’usage de la collection et sur celui de l’hôtel particulier, des-
tinés à être visités aux portes du château de Versailles.
Comme le comte d’Artois, les ducs d’Angoulême et de Bery rejoignent les
Pays-Bas le 16 juillet 1789, puis la cour de Sardaigne, ils ne profitèrent guère
de la collection. À la confiscation des biens de la Couronne, décrétée par
l’Assemblée constituante en décembre 1789, s’ajoutent le séquestre puis, le
30 mars 1792, la confiscation des biens des émigrés ayant quitté la France
depuis le 1er juillet 1789. Les scellés sont apposés sur l’hôtel de Sérent dès
1789 et le cabinet d’histoire naturelle reste inaccessible jusqu’en 179257.

Nature et contenu de ce cabinet


109
Le contenu de cette collection en rapport avec la période des années 1780
n’est que très peu étudié. En revanche, son intégration dans le Muséum et la
constitution en musée pendant la Révolution française l’est beaucoup plus58.
Outre le capital de légitimation qui impose le marquis de Sérent dans le
paysage social de la cour, l’objet « cabinet de sciences » étonne en cette fin de
xviiie siècle. Outre l’objectif social, quel en était l’objectif intellectuel ?
Faisant vivre la tradition des cabinets de curiosités, Sérent déploie une
culture scientifique telle qu’elle existe à Versailles sous les règnes de
Louis XV et Louis XVI. Si les sciences et les curiosités à Versailles sont un
amusement pour certains, elles s’affirment cependant comme la base d’une
nouvelle culture pour les dirigeants, où la technique et les instruments

55. ADY E 3183 pour le plan.


56. Maillard, 1897, p. 82. Il est fort probable que les Sérent logent au château quand le marquis
n’est pas à Beauregard. Aucun récit de voyageur l’ayant visité n’existe.
57. Soustrait à la vente des biens des époux Sérent, le cabinet d’histoire naturelle est intégré au
patrimoine national à partir de 1792. À partir de 1794, des solutions sont envisagées pour démé-
nager les collections dans un lieu plus adéquat que l’hôtel de Sérent. Le transfert du cabinet vers le
palais national de Versailles, dépôt des saisies de Seine-et-Oise situé dans le château, a lieu en 1795.
58. Maillard, 1897.
Pascale Mormiche

permettent de gouverner. Sérent (et au travers de lui, peut-être le comte


d’Artois) oriente cette collection disparate vers des nouveaux savoirs et
matériaux des sciences : la connaissance des humains d’espaces géogra-
phiques colonisés par le royaume, la connaissance des graines, origine de
l’agronomie française, etc.
En effet, à partir des années 1750, Jean-Denis Fayolle (1729-1804), prin-
cipal commis et commissaire de la marine, avait profité de ses fonctions,
mais aussi de son réseau familial (trois frères et un fils en poste dans la
marine) pour constituer son importante collection composite dans laquelle
on trouve notamment plusieurs pièces amazoniennes et caraïbes59. Mais
« ce cabinet étant assez riche pour se dédoubler surtout en conchologie et
minéralogie puisqu’il est composé de plus de 20 000 pièces majeures dont le
citoyen Fayolle a seul [en tête] la nomenclature mais encore l’indication du
lieu d’où elles proviennent les ayant reçues toutes de la première main60 ».
Dans une réclamation des frères de Fayolle, en 1806, portant sur les
armoires de cette collection, il est indiqué que l’inventaire effectué après
la vente de 1785 faisait l’état d’un cabinet d’histoire naturelle complet
110 contenant également des « antiquités, médailles, vases étrusques, divinités,
armes, ustensiles et habillement des différents peuples des deux Amérique
et de l’Inde61 ». Si l’on en croit les écrits de Louis Richard, botaniste, chargé
de l’expertiser en 1792 :

“ [Fayolle] l’a formé d’abord pour satisfaire à sa passion dominante


pour cette science [histoire naturelle] résistant aux exemples du
luxe qui l’environnaient. Il usa des revenus de son emploi pour
acquérir les productions de la nature et de ses loisirs pour les
préparer, disposer et étudier. Trois frères auxquels il servit de père
dès leur jeunesse et un fils encore actuellement à l’Isle de France [île
Maurice] concoururent à la formation de son cabinet, il profita

59. ADY 1LT 675, Rapport du citoyen Louis Richard, botaniste, fait au comité d’instruction
publique sur le cabinet d’histoire naturelle du district de Versailles, 23 juin 1794 [5 messidor an II].
Une lettre, postérieure à la mort du fondateur du cabinet d’histoire naturelle de Versailles, évoque
le rôle de ses « trois gendres et un fils serv[a]nt l’État ». ADY 1LT 675, Lettre collective de la famille
Fayolle à monsieur le conseiller d’État, préfet du département de Seine-et-Oise, 27 mars 1806.
60. ADY 1LT 694, Observations du citoyen Fayolle, conservateur du cabinet d’histoire naturelle du
département de Seine-et-Oise, 22 avril 1797 (3 floréal an V).
61. ADY 1LT 694.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

des moyens que sa place lui offroit pour les faire voyager et seconda
tellement leur zèle par ses revenus et son crédit qu’en peu d’années
ils l’enrichirent d’objets envoyés des pays les plus éloignés62.
Le cabinet d’histoire naturelle repose sur le classement d’Antoine Joseph
Dezallier d’Argenville et porte sur les règnes de la vie minérale, végétale
et animale. « À peine Fayolle commençait-il à jouir de cette collection que
Sérent gouverneur des Enfants de Charles Philippe obtint de celui-cy l’ordre
de l’acquérir pour l’instruction63. » Conjoncturellement la collection ras-
semblée par Fayolle était sans doute la seule disponible à la vente. Elle faisait
cependant suite à d’autres achats dont les traces sont perdues. Cette collec-
tion d’histoire naturelle, agrémentée d’objets exotiques, continue à s’agran-
dir pendant la Révolution, comme en témoigne une lettre de réclamation :

“ […] depuis que cette session a été faite, le cabinet est encore
augmenté par les relations du citoyen Fayolle dans les deux
Amériques et dans l’Inde où il a un fils qui lui fait annuellement
des envois. Il paraît donc bien juste de le laisser jouir du fruit
de ses propres travaux puisque ce cabinet est l’ouvrage de plus
de 40 ans d’études et de réflexions utiles qu’il se propose de mettre 111
un jour en annonçant de nouvelles découvertes tant dans le règne
animal que dans les antiquités, armes et ustensiles des peuples
des contrées les plus éloignés64.
D’ailleurs, Paz Núñez-Regueiro et Nikolaus Stolle, qui ont travaillé en
2021 sur le transfert de la collection depuis la bibliothèque municipale de
Versailles (où se trouvaient encore quelques objets) vers le musée du quai
Branly, estiment à juste titre que :

“ […] l’activité de Fayolle au sein du corps administratif de la


Marine ne saurait expliquer à elle seule l’arrivée entre ses mains
d’un ensemble d’exotica ou pièces exotiques (antiquités et objets
rapportés de contrées éloignées) aussi conséquent et d’une telle
rareté. Sa spécialité relevait principalement du domaine de l’histoire
naturelle ; on peut raisonnablement supposer que la collection
ethnographique […] provient non pas de sa collection personnelle,

62. ADY 1LT 675, Louis Richard, botaniste, professeur de médecine et académicien, Rapport sur
l’origine du cabinet d’histoire naturelle établi au musée de Versailles, 1794.
63. ADY 1LT 675, Louis Richard, 1792.
64. ADY 1LT 675, Louis Richard, 1792.
Pascale Mormiche

mais plutôt des cabinets d’Ancien Régime acquis par le comte


d’Artois entre 1785 et 1789, ainsi que de ceux confisqués
à la période révolutionnaire et auxquels Fayolle a eu accès
en tant que commissaire des arts65.
Núñez-Regueiro et Stolle ont relevé dans la collection un spécimen, parmi
les naturalia, qui pouvait être rattaché à la sphère culturelle : un « mani-
tou » décrit comme « un petit squelette monstrueux adoré par les sauvages
des païs d’en haut de la Louisiane ». Il aurait été obtenu par le capitaine
de marine et explorateur Jean Bernard Bossu lors de son séjour parmi les
Illinois en 175666. Cette pièce, une des plus anciennes de la collection,
aurait été offerte à Fayolle avant 1768, avant son acquisition par le comte
d’Artois. À côté des 14 538 spécimens naturalistes (coquilles, madrépores,
millépores et gorgones, etc.), ce cabinet comprend trois cent soixante-
deux pièces d’« Habillements, armes et ustensiles des différents peuples de
l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique » ainsi que trente-neuf « divinités des
mêmes peuples » et trois cents médailles romaines. Le fonds de pièces exo-
tiques compte parmi les plus exceptionnels de l’époque, l’ensemble nord-
112 américain étant de loin le plus important en nombre et en variété d’objets.
À côté des instruments, spécimens et médailles se trouvent des statuettes
romaines, égyptiennes, péruviennes, caraïbes, des « Anthropophages de la
Baye des Assassins » (Nouvelle-Zélande), ainsi qu’un ensemble de vête-
ments, de parures et d’armes illustrant la présence coloniale française en
Asie, en Afrique et en Amérique. Le lot de « 18 tapis de peaux de bœufs
Illinois chevreuils et autres quadrupèdes de l’Amérique septentrionale tous
passés et peints par les Sauvages du Canada et de la Louisiane » apparaît
comme l’ensemble le plus exceptionnel67. Le reste des pièces inclut des « cos-
tumes d’esquimaux », un calumet et des armes des « sauvages » du Canada,
quatre casse-tête des Indiens de Cayenne (actuelle Guyane), diverses armes
de la baie des Assassins, des arcs, des carquois et des flèches des peuples
d’Amérique et d’Inde, « un petit canot esquimau à l’épreuve de l’eau »,
etc. Autant d’objets locaux, mais surtout pour certains, manufacturés

65. ADY 1LT 675, Inventaire sommaire d’un cabinet d’histoire naturelle certifié conforme à celui remis
à M. de Sérent lors de la vente du cabinet à Versailles le 20 août 1792. Mormiche, 2004, p. 25-32.
66. Bossu, 1768.
67. Núñez-Regueiro, Stolle, 2021, p. 60-67.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

en Europe avant d’être retransformés, adaptés en Amérique, témoi-


gnant de la fabrication d’objets de traite et des circuits de circulation68.
L’ensemble américain est de loin le plus important en nombre.
La vente des meubles et armoires en frimaire an II (1794) rapporte aux
Sérent 51 600 livres et douze sols et laisse les collections dans un cer-
tain désordre. Le musée qui ouvre à l’intérieur du château de Versailles
est constitué des séquestres révolutionnaires69. Il n’en occupe pas moins
sept salles du rez-de-chaussée et six autres salles à l’étage, ce qui indique le
volume conséquent de cette collection. Ces chiffres donnent aussi une idée
du capharnaüm… ou de la complexité de cette collection exceptionnelle
à caractère naturaliste et ethnographique. Ce cabinet devient démesuré
et difficilement gérable en dehors de Fayolle qui garde en tête l’origine
de chaque pièce ainsi que son importance. Cette collection porte un fort
aspect identitaire puisque lié intrinsèquement à son producteur, catalogue
vivant de cette collecte et de son organisation, et qui ne s’en détache pas
quel que soit le régime politique. La République a bien conscience de
l’importance de nommer Fayolle comme conservateur de son cabinet :
« enfin il ne craint pas d’avancer que si cette collection passait actuellement 113
dans les mains d’un nouveau conservateur, elle perdrait infailliblement la
moitié de son mérite surtout dans le moment actuel de désordre inévi-
table d’un déménagement d’objets aussi considérablement multiplié70 ».
La Révolution fait passer cette collection de plus en plus composite vers la
forme muséale à l’usage de tous.
Ainsi il est désormais acquis que ce que l’on appelle, par abus de langage,
le cabinet Sérent, est constitué de plusieurs cabinets que le comte d’Artois
aurait fait acheter pour son propre compte, et dont la partie sciences natu-
relles acquise auprès de Fayolle n’a cessé de s’agrandir. Le cabinet Sérent ne
serait que la partie émergée d’un rassemblement des savoirs souhaité par
le comte d’Artois, ce qui ouvre des perspectives sur le savoir autour des
princes qui ont désormais besoin d’élargir leur culture savante.

68. Exposition « La curiosité d’un prince », 2021.


69. Il s’agit des actuelles salles xviie et xviiie siècles dans l’aile Nord qui servent d’introduction à
l’histoire du château de Versailles.
70. ADY 1LT 694, Observations du citoyen Fayolle, conservateur du cabinet d’histoire naturelle du
département de Seine-et-Oise, 22 avril 1797 (3 floréal an V).
Pascale Mormiche

Quel usage éducatif de la collection


dite « de Sérent » ?
Les jeunes princes Angoulême et Berry ont certainement été peu concernés
par cette collection de Fayolle achetée par Sérent, leur gouverneur. Elle
n’était pas installée au moment de leur éducation et seulement visible par
morceaux dans leur jeune âge. Elle apparaît comme un objectif scienti-
fique et culturel ambitieux, celui de faire comprendre les êtres humains
et les espaces à travers des objets. Grâce aux savoirs matériels associés à la
géographie, elle leur donne une échelle différente des phénomènes poli-
tiques et permet aux princes de poser un regard précoce européen sur les
régions colonisées du monde. À moyen terme et dans le domaine muséal,
la fréquentation de cette collection suscite l’idée de la création du musée
Dauphin au Louvre en 1827 comparable au musée de Monsieur (comte de
Provence) fonctionnant depuis 178771.
À partir de 1780, les programmes éducatifs des princes sont transformés par
ce bain culturel, façonné par les aspects techniques et par les nouveautés :
114 le programme créé par Sérent à la demande du comte d’Artois, celui éla-
boré par le duc d’Orléans pour ses fils et mis en œuvre par Mme de Genlis,
secondée par le sous-gouverneur Charles Gardeur-Lebrun72, pour finir par
celui qui entoure les Fils de France avec le duc d’Harcourt. Tous ces pro-
grammes mettent l’accent sur cet aspect concret du recours aux techniques
pour gouverner.

71. En 1827, Charles X signe une ordonnance portant sur la (re)création du musée Dauphin en
l’honneur de son fils. Il doit occuper sept salles au premier étage de l’aile Nord du Louvre, côté
rue de Rivoli. Il est effectivement installé pendant trois ans sous le contrôle de la Maison du roi,
puis l’appellation disparaît en 1830. Il contient des bateaux de guerre, des bâtiments de commerce,
des plans-relief des ports, des machines en usage dans les arsenaux, des instruments de navigation
ainsi que des statues des marins les plus célèbres, des tableaux destinés à conserver le souvenir
des combats pour le pavillon français et des objets naturalistes et ethnographiques. Lynn, 1999 ;
Thébaud-Sorger, 2011.
72. Charles Gardeur-Lebrun a quitté la Lorraine pour Paris en 1776. Il s’embarque pour l’Amé-
rique comme commandant en second de l’artillerie française lors de la guerre d’Indépendance.
Pendant la guerre, il fait établir une des premières fonderies de canons du continent. De retour
en France, il devient « lecteur » des fils du duc d’Orléans, les ducs de Valois et de Montpensier.
Il est choisi par le gouverneur des princes d’Orléans, le chevalier de Bonnard, militaire en ser-
vice, passionné de sciences et soutenu par Buffon. Bonnard, 2019 ; album de l’exposition « Top
modèles. Une leçon princière au xviiie siècle », 2021, https://www.arts-et-metiers.net/musee/
top-modeles-une-lecon-princiere-au-xviiie-siecle.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

La rupture de la Révolution française brouille le regard sur l’établissement


de cette culture technique. Parmi la noblesse formée pendant la guerre
d’Amérique – attentive à l’agronomie, à l’aspect technique et tactique de
l’art militaire, à l’industrialisation naissante –, une partie se perd en com-
battant dans les armées contre-révolutionnaires, consacrant ses efforts à
ce choix politique. Une autre partie de la noblesse exilée en Angleterre,
aux Pays-Bas revient par la suite et s’adjoint aux quelques savants qui ont
décidé d’organiser une nouvelle « École centrale » afin de faire face à la
pénurie d’ingénieurs. Le Comité de salut public crée une commission des
travaux publics par décret du 21 ventôse an II (11 mars 1794)3 et confie à
Jacques Élie Lamblardie, à Gaspard Monge, à Lazare Carnot et à Antoine
François Fourcroy, la mission d’organiser une nouvelle « École centrale des
travaux publics ». L’ancien sous-précepteur des princes d’Orléans, Charles
Gardeur-Lebrun, devient directeur des études de l’École polytechnique. Le
comte d’Angoulême intègre ensuite l’École polytechnique (Fig. 1) tandis
que les collectes de l’expédition scientifique d’Égypte, mais aussi celle vers
l’Empire ottoman, continuent d’enrichir et d’élargir les collections fran-
çaises. Au moment de la Restauration, la médaille qui place l’école sous la
protection du jeune duc d’Angoulême revendique des savoirs classiques, 115
mathématiques, géographiques, tactiques (plans militaires), à l’image des
sciences protégées par les souverains. Les engrenages font référence à l’as-
pect technique, à inclure dans ces savoirs traditionnels.

Fig. 1. – Pierre-Hubert Desnoyers, « L’ École polytechnique sous la


protection du duc d’Angoulême », 1819
Musée Carnavalet, Histoire de Paris, inv. ND936, licence CC 0 1,0 Universal,
https://www.parismuseescollections.paris.fr/ru/node/84874#infos-principales.
Pascale Mormiche

Les collections issues de l’Ancien Régime, telle celle du comte d’Artois,


dont Sérent a été un truchement, n’ont pas été un lieu de savoir institu-
tionnel ni un lieu matriciel de la culture des princes. Cependant, les effets
à long terme de la formation aux sciences, la pratique régulière des outils,
la mise en contact avec l’instrumentation technique, ont doté les princes
d’un équipement mental qui a transformé leurs savoirs. En structurant
différemment les savoirs, en multipliant les instruments, les objets scienti-
fiques, techniques et ethnographiques qui ont nourri précepteurs et gou-
verneurs, les collections ont été formatrices en transformant l’état d’esprit
des princes. Cet environnement leur ont offert les conditions intellectuelles
de la réception des formes d’industrialisation, de progrès scientifique, de
l’acceptation de la nouveauté et de la diversité des savoirs. Ces princes, par
la fréquentation de leur gouverneur, ont développé à côté d’une culture
humaniste, une culture instrumentale.
En cette fin de xviiie siècle, la culture politique du dirigeant ne s’appuie plus
uniquement sur la lecture des classiques ni sur le concours des meilleurs
stratèges ou des administrateurs les plus rigoureux, mais désormais sur une
116 matérialité des phénomènes, sur des expérimentations, sur la production
d’instruments, sur le recours aux savants afin d’équiper la pratique du pouvoir.
La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

Annexe
AN O1 1802
[Lettre inédite] du marquis de Sérent
Le 31 juillet 1786
Réponse 165 : le 7 août 1786
J’ai été chez Monsieur Lucas pour lui parler de ceci et ne l’ayant pas trouvé, je l’ai
prié de passer demain à la Surintendance pour recevoir sur ce, les avis de Monsieur
le comte [d’Angiviller].
Je suis fâché, Monsieur le comte, d’être obligé de vous renouveler une demande
qui a déjà rencontré plus de difficultés, qu’elle ne semblait naturellement de voir en
éprouver. Je veux parler d’une certaine quantité d’eau à tirer des aqueducs de Marly
pour la nécessité du service de Princes pendant leur séjour à Beauregard. Dans le
temps où vous m’envoyâtes Monsieur Lucas pour examiner cette demande, j’ai
insisté d’autant moins sur les objections, assez faciles à détruire qu’il me fit, qu’alors
j’avais lieu de croire qu’on s’occupoit sérieusement de trouver un autre établisse- 117
ment pour les Princes. Mais aujourd’hui qu’il est bien démontré qu’ils n’en auront
point d’autres pendant leur éducation, je ne saurais ne pas renouveler auprès de
vous les plus fortes instances pour une demande de nécessité absolue. Ce n’est ni
pour mon agrément, ni même pour ma commodité que je réclame ce secours que
je ne plus avoir sans lui une seule goutte d’eau capable d’éteindre dans un château
où tant de monde habitent [sic], la première étincelle qui pourrait l’embrasser et
consumer ceux qui l’occupent. Vous m’avouerez, Monsieur le comte, que ce motif
seul vaut bien la peine que j’insiste de nouveau auprès de vous, et j’espère qu’il
suffira pour surmonter les impressions contraires qu’a pu vous donner Monsieur
Lucas. Sa principale objection ne porte pas sur la construction bornée du service
nécessaire du château mais sur l’abus qu’on pourrait en faire. Il est tellement exa-
géré sur ce point que quelques moyens que je lui ai offerts ou fait offrir pour le
garantir contre cette crainte, je n’ai pu obtenir de lui qu’il y accédât et il n’y a plus
désormais que votre autorité qu’il puisse trancher la difficulté.
Voici ce que je propose. Qu’il soit placé une pompe à côté du regard qui est près
de la grille du château. Cette pompe sera recouverte et formée par une construc-
tion dont le fontainier seul aura la clé, lui seul fera remplir journellement le réser-
voir nécessaire pour la consommation habituelle du service. On bornera si l’on
veut encore, l’étendue dudit réservoir. Enfin l’on surchargera la chose de toutes les
Pascale Mormiche

autres précautions que l’on voudra. Monsieur Lucas oppose à cela que l’on pourra
séduire le fontainier et en obtenir plus qu’il ne devrait en donner, mais outre
que l’on ne ferait jamais rien sinon se laisser aller ainsi à toutes les suppositions
possibles, j’ajouterais qu’en admettant même celle-là, il ne saurait en résulter un
inconvénient qui valut la peine d’en prendre de l’inquiétude puisque ce ne sera
pas deux ou trois muids d’eau de plus ou de moins qui mettront la disette dans
Versailles. Enfin Monsieur le comte, si vous étiez frère du roi, convenez que vous
seriez un peu peiné de ne pouvoir obtenir pour les besoins les plus pressants de
vos enfants, pour la conservation même peut-être, dans le cas d’un accident du
feu, qui, j’espère n’arrivera pas, mais qui peut facilement arriver dans une maison
habitée par tant de différentes personnes, vous serez peiné, dis-je, à la place de
Monsieur le comte d’Artois, de ne pas obtenir une demande renfermée dans
73
d’aussi juste bornes. […] .

Sources
118
Bibliothèque municipale de Versailles
Panthéon versaillais Angiviller
Archives départementales des Yvelines (ADY)
1LT 675
1LT 685
1LT 694
1LT 695
1LT 705
E 1962
E 3183
Archives nationales (AN)
O1 127
O1 1801
O1 1802
O1 1838

73. N O1 1838, liasse 2, nos 367, 363, dossier 1 et 2.


La culture instrumentale des princes. Éducation et environnement technique

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germanique, Mercy-Argenteau Florimond-Claude, Correspondance
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de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, t. 3, Paris, Firmin-Didot, 1874.
Nollet Jean-Antoine, Programme ou Idée générale d’ un cours de
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Pascale Mormiche

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Philippe, Porret Michel (dir.), La Grande Chevauchée. Faire de l’histoire
avec Daniel Roche, Genève, Droz, 2011, p. 449-462.

L’ autrice
Pascale Mormiche, professeure agrégée et docteure en histoire moderne, est spé-
122 cialiste de l’éducation des princes et princesses françaises du xviie et xviie siècle.
Elle enseigne à Cergy Paris Université.
Un exemple du retour en grâce
des miroirs ardents en France
au milieu du xviiie siècle :
les miroirs de Buffon
Christine Lehman

Résumé
Après les expériences réalisées à la fin du xviie et au début du xviiie siècle, les 123
académiciens semblent avoir oublié l’usage des miroirs ardents. La renaissance
de ces miroirs au milieu du xviiie siècle est due aux recherches de Georges Louis
Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), sur la réflexion de la lumière et à l’élaboration
par celui-ci d’un instrument capable de valider l’incendie de la flotte romaine par
Archimède à l’aide de miroirs ardents. L’article présente les études préliminaires et
le cheminement intellectuel qui conduisent Buffon à la construction de son pre-
mier « miroir » composé de glaces étamées orientables et sa présentation lors de
l’assemblée publique de l’Académie du 12 avril 1747. Les expériences réalisées au
Jardin du roi font rapidement le tour des académies européennes. Elles valident la
légende d’Archimède et remettent en cause la dénégation de Descartes. Un second
miroir construit sur le même principe permet à Buffon d’établir une échelle de cha-
leur non arbitraire fondée sur la superposition progressive des images du Soleil.
La postérité des « miroirs » de Buffon est assurée à la fois par Guyton de Morveau
(1737-1816), qui construit un miroir identique avec les glaces étamées données
par Buffon, mais aussi par l’usage de maquettes de ces miroirs dans les cours de
physique de la fin du xviiie siècle.

Mots-clés
miroir ardent, Buffon, Archimède, Académie royale des sciences, Guyton de Morveau

” Christine Lehman, « Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France


au milieu du xviiie siècle : les miroirs de Buffon », Artefact, no 17, 2022, p. 123-146.
Christine Lehman

An Example of Late Recognition of


Burning Mirrors in Mid-18th Century
France: Buffon’s Mirrors
Abstract
After the experiments carried out in the end of the 17th and in the beginning of
the 18th centuries, the academicians seemed to have forgotten the use of bur-
ning mirrors. The revival of these mirrors in the middle of the 18th century was
due to the research of Georges Louis Leclerc, comte de Buffon (1707-1788), on
the reflection of light and to the development of an instrument able to validate
Archimedes’ setting fire to the Roman fleet with the help of burning mirrors. This
paper presents the preliminary studies and the intellectual path that led Buffon to
the construction of his first “mirror” composed of orientable tinned mirrors and its
presentation at the public assembly of the Academy on 12 April 1747. The experi-
ments carried out in the Jardin du roi spread around the European academies. They
validated Archimedes’ legend and challenged Descartes’ denial. A second mirror
124 built on the same principle allowed Buffon to construct a non-arbitrary heat scale
based on the progressive superimposition of the sun’s images. The posterity of
Buffon’s “mirrors” was provided by Guyton de Morveau (1737-1816) who built an
identical mirror with the tinned glasses Buffon had given him and by the use of
models of these mirrors in physics courses at the end of the 18th century.

Keywords
burning mirror, Buffon, Archimedes, Académie royale des sciences, Guyton de Morveau

Je remercie vivement Patrice Bret pour ses conseils et sa relecture attentive ainsi
que les deux évaluateurs anonymes pour leurs commentaires constructifs.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

A
fin de situer les miroirs construits par Buffon dans un contexte
plus général de l’histoire des miroirs ardents, il est nécessaire de
rappeler brièvement leur utilisation par les académiciens à la fin
du xviie et au début du xviiie siècle. Les premières recherches académiques
ne débutent qu’en 1669 et se prolongent jusqu’en 1680 avec l’utilisation
de deux miroirs métalliques concaves construits par l’ingénieur lyonnais
François Villette (1621-1698). Le premier d’entre eux est acheté par
Louis XIV en 1669. De taille exceptionnelle, trente-quatre pouces de dia-
mètre, soit à peu près quatre-vingt-douze centimètres, et d’une distance
focale de l’ordre du mètre, sa confection est une réelle prouesse technique1.
Le second miroir construit en 1680 est encore plus grand : son diamètre
est de quarante-trois pouces (1,16 mètre) et sa distance focale de trois pieds
et demi. Objets de luxe et de curiosité, ces miroirs assurent le prestige du
roi et le divertissement de sa cour, mais placés entre les mains des académi-
ciens, ils deviennent objets de science. La fusion pratiquement instantanée
des métaux placés à leur foyer ou la vitrification des pierres les plus dures
étonnent les académiciens qui s’émerveillent à chaque fois de la puissance
de ce nouvel outil. Cependant, malgré les promesses qu’ils suscitent chez
les chimistes pour une meilleure connaissance de la matière, ces miroirs 125
concaves sont difficiles d’utilisation. En effet, les rayons solaires étant réflé-
chis de bas en haut, le matériau doit être maintenu au foyer au moyen
d’une pince. Ainsi, l’expérience est interrompue dès que le métal fond et
se met à couler. Pour pallier cet inconvénient, les académiciens utilisent
au début du xviiie siècle une lentille biconvexe, ce qui permet de placer la
matière exposée dans un creuset. Cette lentille de trente-six pouces de dia-
mètre (quatre-vingt-dix-sept centimètres) et de dix centimètres d’épaisseur
au centre, fabriquée par le mathématicien allemand Ehrenfried Walther
von Tschirnhaus (1651-1708), a été achetée en 1701 par le futur régent
Philippe II d’Orléans. Placée dans le jardin de sa résidence du Palais Royal,
elle est principalement utilisée par ses proches : les chimistes Wilhelm
Homberg (1652-1715) et Étienne François Geoffroy (1672-1731).
Homberg débute ses expériences en 1702 par l’exposition de l’or et de
l’argent et les poursuit en 1705 et 1706 par celle du fer. L’exposition des
autres métaux et du mercure, entre 1707 et 1709, permet à Geoffroy d’en

1. Smeaton, 1986 ; Lehman, 2010. Ce miroir fait encore partie de la collection d’instruments
conservés à l’Observatoire de Paris.
Christine Lehman

déduire leur composition2. Cependant, en dépit de la pureté de son feu et


de l’observation des substances placées à son foyer, la lentille n’est pas un
instrument facile à utiliser en raison de la rareté des conditions climatiques
favorables et du choix du support qui doit être résistant à la très haute
température de son foyer. Ces difficultés d’utilisation peuvent en partie
expliquer l’abandon de la lentille du Régent par les académiciens jusqu’à
la fin du xviiie siècle, plus précisément jusqu’au début des années 1770.

126

Fig. 1. – Comparaison du trajet d’ un faisceau lumineux réfléchi


par un miroir concave avec celui réfracté par une lentille convergente
Mathurin Jacques Brisson, Dictionnaire raisonné de physique, Paris,
Librairie économique, 1800, planche 32.

2. Principe, 2020, p. 185-233.


Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

Il faut souligner que le terme « miroir ardent », tel qu’il est utilisé au
xviiie siècle, désigne tout dispositif, miroir concave ou lentille ardente,
susceptible de concentrer les rayons du Soleil. Dans la planche ci-dessus
(Fig. 1), on peut distinguer le miroir concave qui réfléchit la lumière solaire
« Fig. 1 » alors que la lentille biconvexe, ou lentille ardente, la concentre par
réfraction. Les rayons solaires, dans ce cas, traversent la lentille et convergent
à son foyer « Fig. 2 ».
Ainsi, au milieu du xviiie siècle, les miroirs ardents semblent oubliés par les
chimistes académiciens. Les miroirs concaves se sont avérés inutiles pour la
recherche de la structure de la matière et, même si les études de l’académi-
cien Charles François de Cisternay Du Fay (1698-1739) sur la réplication
de l’expérience de Prague3 et l’amélioration des systèmes de chauffage les
ont remis à l’honneur au début du siècle, la renaissance de ces miroirs est
surtout due aux recherches entreprises par Georges Louis Leclerc, comte
de Buffon (1707-1788), pour valider la légende d’Archimède4. La question
de savoir si Archimède (≈ 287-212 avant J.-C.) a bien utilisé des miroirs
ardents, deux cents ans avant notre ère, pour réduire en cendres la flotte
de Marcellus dans le port de Syracuse, est récurrente dans le discours des 127
scientifiques au cours des siècles, en particulier dans ceux des savants et
des philosophes du xviie siècle. On trouve par exemple au nombre des
sceptiques Giambattista della Porta qui, par le biais d’une démonstration
mathématique, nie la possibilité pour un miroir parabolique concave de
brûler ou d’incendier un objet à quelque distance que ce soit5, ou Descartes
qui déclare en 1636 dans sa Dioptrique que « ces miroirs dont on a dit
qu’Archimède brusloit des navires de fort loin devoient être extremement
grands, ou plustost fabuleux6 ». En revanche, les nombreux essais sur les
miroirs ardents réalisés par le Jésuite Athanasius Kircher (1602-1680) le
persuadent de la réalité de l’exploit d’Archimède. Kircher, avec l’aide de
son disciple Schottus, tente tout d’abord de reproduire l’expérience avec
un, puis plusieurs miroirs paraboliques. Sans succès, il place ensuite sur un
mur quelques miroirs plans dans une orientation telle que la lumière émise

3. Cette expérience consiste à enflammer une matière combustible placée au foyer d’un miroir
concave en plaçant un charbon allumé au foyer d’un autre miroir concave placé en vis-à-vis sur le
même axe. Du Fay, 1726 [1728] ; Fontenelle, 1726 [1728].
4. Sur cette légende, voir Brewster, 1814, p. 51-65 ; Simms, 1977, p. 3-10 pour son analyse précise
des textes historiques ; Knowles Middleton, 1961 ; Thuillier, 1979.
5. Porta, 1658, p. 375-376.
6. Descartes, 1902, p. 194.
Christine Lehman

par le Soleil soit réfléchie en un seul point et constate une production de


chaleur considérable7 (Fig. 2). Après de nombreuses tentatives, Kircher
et son disciple concluent qu’avec un certain nombre de miroirs d’égale
dimension fixés sur un cadre et inclinés de telle façon que leurs rayons
réfléchis convergent au même endroit, il est possible d’enflammer des
matières combustibles à une grande distance8. C’est, comme on le verra, la
solution adoptée par Buffon.

128

Fig. 2. – « Iconismus - XXXI - Folio 888 »


Source : Athanasius Kircher, Ars magna lucis et umbrae,
Rome, Hermani Scheus, 1646, p. 888.
BIU santé – Université Paris Cité.

Nous exposerons dans cet article les solutions techniques successivement


choisies par Buffon pour l’élaboration des deux miroirs qui lui permettent
de valider la légende d’Archimède, le devenir de ces miroirs et leur posté-
rité9. Mais, quel est le but poursuivi par Buffon avec la construction de ses
grands miroirs orientables ? Est-ce pour contredire Descartes ? Est-ce pour
mettre à l’épreuve la légende d’Archimède et la valider expérimentalement ?

7. Kircher, 1646, p. 888.


8. Kircher, 1646, p. 887-888.
9. Cet article s’ inscrit dans un projet d’ouvrage sur les miroirs ardents et leurs applications
aux xviie et xviiie siècles.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

Les premiers miroirs de Buffon


Quelles sont donc les raisons qui ont conduit Buffon à se pencher sur cette
question ? En effet, avant de devenir le célèbre naturaliste reconnu par ses
contemporains, nommé adjoint botaniste puis associé botaniste à l’Académie
des sciences en 1739, Buffon y a d’abord été élu adjoint mécanicien en
1733. Il a alors surtout proposé des mémoires de mathématiques et de
mécanique ou des mémoires concernant l’exploitation des forêts et la résis-
tance du bois10. Quels sont les événements qui l’ont porté à s’intéresser
aux miroirs ardents dès 1737 ? Est-ce l’influence de Stephen Hales qui
cite à de nombreuses reprises l’usage du miroir ardent, et dont il a traduit
la Vegetable Staticks en 173411 ? La commande « d’un verre ardent les plus
grands » parmi une liste hétéroclite d’objets divers, dont un télescope et une
loupe, adressée à un correspondant vivant en Angleterre et datée de 1737,
témoigne de cet intérêt12. Dans les années suivantes, Buffon semble conti-
nuer ses recherches sur l’optique car, le 23 décembre 1738, il annonce à ses
pairs de l’Académie un mémoire sur la réflexion de la lumière dont il ne
reste aucune trace13. Dès 1745 cependant, Buffon reprend ses expériences 129
sur la lumière dans le but de vérifier la véracité de la légende d’Archimède
et de remettre en cause l’opinion de Descartes. En effet « Descartes, né
pour juger, et même pour surpasser Archimedes, a prononcé contre lui d’un
ton de maître, et il a nié la possibilité de l’invention14 ». Pour contester
ce jugement, Buffon doit impérativement reproduire un dispositif sem-
blable à celui d’Archimède, c’est-à-dire prouver par les faits la possibilité
de cette invention. On peut déceler derrière ce choix la volonté de se faire
reconnaître par ses pairs et peut-être aussi d’ébranler une académie restée
fidèle à l’enseignement de Descartes, et qu’il juge trop conservatrice comme
il le rappelle quelques années plus tard :

10. La liste des différents mémoires lus par Buffon à l’Académie des sciences est donnée dans
Hanks, 1966, p. 275-281.
11. Hales, 1735, p. 147, 235-236, 239, 257.
12. Lettre de Buffon à N…, Buffon, 1971, p. 30. Un extrait de la liste est cité par Hanks, 1966,
p. 107. Hanks suppose que ce correspondant est Nathaniel Hickman, gouverneur du duc de
Kingston, tous deux rencontrés à Dijon ou à Nantes dans les années 1730. On verra que pour ses
études sur la réflexion de la lumière, Buffon utilise une lentille et un miroir de télescope.
13. Procès-verbaux de l’Académie royale (PV). PV 1738, fol 199 r.
14. « Invention des miroirs ardents pour bruler à une grande distance », PV 1747, p. 161 ; Buffon,
1747 [1752], p. 82.
Christine Lehman

“ Les miroirs d’Archimède étoient si décriés, qu’il ne paroissoit pas


possible d’en rétablir la réputation, car, pour appeler du jugement
de Descartes, il falloit quelque chose de plus fort que des raisons,
& il ne restoit qu’un moyen sûr & décisif, à la vérité, mais difficile
et hardi, c’étoit d’entreprendre & de trouver les miroirs, c’est-à-dire
d’en faire qui pussent produire les mêmes effets ; j’en avois conçu
depuis longtemps l’idée15…

Les expériences préliminaires


sur la réflexion de la lumière
Le but de Buffon n’est pas de reproduire à l’identique l’expérience
d’Archimède, il veut seulement construire des miroirs « qui puissent pro-
duire les mêmes effets16 ». Le premier choix concerne la nature de la surface
réfléchissante et de nombreux essais le conduisent à privilégier les glaces éta-
mées polies avec soin car, en dépit de la double réflexion sur les deux faces
du verre, elles « réfléchissent plus puissamment la lumière que les Métaux
les mieux polis17 ». Une autre question posée est la surface de la tache focale.
130
À l’inverse des chimistes qui utilisent les miroirs ardents pour étudier la
composition de la matière à la haute température du foyer qui doit être le
plus concentré possible, Buffon privilégie « une certaine étendüe de foyer
ou de surface pour produire dans un corps combustible ou fusible, l’ébran-
lement et les vibrations qui sont necessaires à la production de ces effets18 »,
c’est-à-dire à l’inflammation de la matière combustible. Pour provoquer
l’inflammation, la tache focale doit donc être la plus grande possible, ce qui
détermine la surface du miroir. Les différentes mesures de proportion entre
la surface du miroir et celle de la tache focale correspondante, effectuées sur
des miroirs métalliques concaves de tailles et de polis très différents, comme
ceux d’un miroir de télescope bien poli d’une vingtaine de centimètres de
diamètre ou du grand miroir de Villette, d’un mètre de diamètre, montrent
que la surface du miroir et la taille du foyer ne sont pas indépendants. Ces
résultats sont décisifs car ils font naître chez Buffon l’espoir d’atteindre son
but, comme il l’explique lors de sa lecture publique du 12 avril 1747 :

15. Buffon, 1774, p. 400.


16. Buffon, 1747 [1752], p. 83.
17. PV 1747, p. 161.
18. PV 1747, p. 163.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

“ M’étant assuré qu’il ne falloit à un Miroir tout au plus que 144 fois
la surface du foyer pour produire l’inflammation, et que la largeur
du foyer au lieu d’être un inconvénient, comme on le croyoit, peut
au contraire devenir un avantage, je commençai à ne plus douter
de la possibilité de bruler à une grande distance, car je conçus
qu’en prenant plusieurs morceaux plats de métal ou de glace,
et en faisant coïncider les images du Soleil réfléchies par chacun
de ces morceaux, je produirois certainement du feu19.
Cependant, pour pouvoir faire coïncider les différentes images du Soleil,
il faut en connaître la forme. En effet, étant donné la distance finie du
Soleil, les rayons incidents émis par les deux bords du disque solaire ne
sont pas parallèles et cette image s’agrandit quand on s’éloigne. Sa forme
change aussi : de carrée, si la glace est carrée, elle s’arrondit progressive-
ment. Après de nombreux essais effectués avec des miroirs de formes et de
tailles différentes pour déterminer la distance à partir de laquelle l’image
devient ronde, Buffon propose une estimation d’un intervalle de distance
situé au-delà de cette position, permettant l’inflammation. Pour des glaces
circulaires d’un pied de diamètre, il estime par exemple cette distance com- 131
prise entre deux cent quarante et quatre cent quatre-vingt pieds. Il y a en
effet une limite, car si l’éloignement est trop grand, l’intensité lumineuse
– qui varie comme le carré de la distance –, n’est plus suffisante pour pro-
voquer l’inflammation. Par ailleurs, quand la distance double, l’intensité
lumineuse est quatre fois plus faible, il est alors nécessaire d’associer quatre
miroirs pour compenser cette perte. C’est ainsi que pour son premier
projet de combustion à une grande distance – de l’ordre de trois cents/
quatre cents pieds, soit de cent à cent trente mètres –, Buffon imagine
d’associer quatre miroirs plans d’un pied carré, circulaires ou polygonaux,
et mobiles, afin de faire coïncider les différentes images du Soleil. Mais la
complexité du dispositif et la dépense excessive le font renoncer à cette
première tentative20. Il décide alors de choisir des glaces de verre étamé de
dimensions plus réduites et mobiles dans un cadre en bois. Ce système est
moins solide et moins précis, mais beaucoup plus économique.
Le grand nombre d’expériences effectuées par Buffon sur la réflexion de la
lumière solaire pour arriver à la conception finale de son miroir, détaillées

19. PV 1747, p. 164.


20. PV 1747, p. 165 ; Buffon, 1747 [1752], p. 91.
Christine Lehman

dans le procès-verbal de la lecture publique, est impressionnant. Mais


Buffon est aidé dans cette recherche. On conçoit en effet qu’il est très dif-
ficile d’effectuer toutes les tâches suivantes quand on est seul : manipuler
un miroir pour le situer correctement vis-à-vis du Soleil, déplacer l’écran,
effectuer les mesures de distance ou de dimension de la tache focale, et ceci
d’autant plus que le miroir est de grande taille, comme celui de Villette.
Aussi Buffon mentionne-t-il à plusieurs reprises la collaboration de l’hor-
loger et opticien « Ingénieur du Roi », Claude Siméon Passemant (1702-
1769) « qui m’a aidé dans tout mon travail, et à l’intelligence de qui je
dois beaucoup21 ». Passemant a collaboré aux mesures de proportion de la
surface des miroirs par rapport à celle de la tache focale, mais il a surtout
contribué à la conception et à la réalisation du châssis de bois du premier
prototype ainsi qu’à la fixation des miroirs orientables22. Louis Jean Marie
Daubenton (1716-1800), qui aide Buffon à l’organisation du Jardin et
collabore à l’écriture de l’Histoire naturelle, générale et particulière, est aussi
impliqué dans la réalisation des expériences23.

Le premier miroir de Buffon


132
Le miroir utilisé par Buffon est finalement composé de cent soixante-huit
petites glaces étamées rectangulaires de six pouces sur huit (16 × 21 cm)
séparées de quatre lignes (≈ 1 cm) et mobiles en tous sens24 (Fig. 3). On
peut ainsi superposer au même endroit les cent soixante-huit images du
Soleil et brûler à des distances variables de « 20, 30 jusqu’à 150 pieds », soit
jusqu’à une distance de l’ordre de cinquante mètres. Ce dispositif « est à
peu près large de 7 pieds et haut de 825 » ; il a aussi l’avantage d’être modi-
fiable, car on peut faire varier le nombre de glaces et ainsi « augmenter
autant qu’on voudra la force et l’activité, à ces premières distances26 ». La
qualité du verre étamé est importante et le choix s’avère drastique. Il a fallu
en effet rejeter toutes les glaces imparfaitement planes ou d’épaisseur iné-
gale, et sélectionner celles qui donnaient une image bien ronde du Soleil
sur un plan vertical. Pour choisir les cent soixante-huit glaces du miroir,

21. PV 1747, p. 163.


22. PV 1747, p. 162, 165 ; Buffon, 1747 [1752], p. 91.
23. « M. Daubenton qui a bien voulu m’aider dans toutes les expériences ». PV 1747, p. 168.
24. PV 1747, p. 165 ; Buffon, 1747 [1752], p. 91.
25. Soit un peu plus de deux mètres sur deux (2,3 × 2,6 m).
26. PV 1747, p. 165.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

il a fallu en tester plus de six cents27 ! Buffon justifie par ailleurs le choix
de glaces rectangulaires car elles donnent une image plus ronde et moins
aplatie que les glaces carrées28.

133

Fig. 3. – Buffon, « Grand miroir de réflexion, appelé Miroir d’ Archimède »


Source : Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière. Supplément, t. 1, Paris,
Imprimerie royale, 1774, planche VII et IX, p. 452.
BIU santé – Université Paris Cité.

Impatient, Buffon débute ses premiers essais d’inflammation le 23 mars


1747 sans même attendre que le châssis soit stabilisé et que la totalité des
glaces soient installées29. Avec quarante glaces, il enflamme une planche
de hêtre goudronnée située à une distance de soixante-six pieds, soit une
vingtaine de mètres. Une heure plus tard, c’est avec un ensemble de quatre-
vingt-dix-huit glaces qu’il met le feu à la planche, placée cette fois-ci à une
distance double. Les essais sont encourageants, mais le temps presse avant
la réunion publique du 12 avril. En effet, ces réunions qui n’ont lieu que
deux fois par an permettent de présenter à un public choisi, composé de
savants, de nobles et de bourgeois, les travaux les plus remarquables des
27. PV 1747, p. 165.
28. Buffon, 1747 [1752], p. 95.
29. Il n’est définitivement installé et monté sur son pied que le 3 avril 1747.
Christine Lehman

académiciens. Ainsi, dès qu’un soleil, même pâle, fait son apparition, et en
dépit du mauvais temps dont il se plaint, Buffon multiplie les essais qu’il
enchaîne avec méthode : il augmente progressivement le nombre de glaces,
ce qui éloigne le foyer jusqu’à une distance d’une cinquantaine de mètres. Il
teste ainsi le comportement de matières variées en nature et en forme, c’est-
à-dire soit des planches de hêtre ou de sapin recouvertes de goudron ou de
laine finement découpée, soit encore des copeaux de sapin mélangés avec
du charbon. Le choix du goudron s’explique car ce revêtement est utilisé
pour étancher les navires. Pour la fusion des métaux cependant, ce miroir
ne donne pas de meilleurs résultats que ceux qui l’ont précédé, capables
eux aussi de fondre des métaux comme l’argent ou l’étain. Ces expériences
sont néanmoins suffisantes pour démontrer la faisabilité de l’incendie de
la flotte romaine par Archimède, mais Buffon insiste aussi devant son
public sur l’originalité de son invention, car son miroir peut brûler à des
distances variables suivant le nombre de glaces exposées, ce que ne peut
faire aucun autre verre ou miroir ardent. Il suffit simplement de déplacer
un rideau pour faire varier le nombre de glaces, mais il faut du temps,
environ trente minutes, pour orienter les miroirs convenablement afin de
134 faire coïncider les différentes images du Soleil et ainsi changer la distance
d’exposition. Ceci constitue un des handicaps majeurs du dispositif. Grâce
à sa tache focale plus large, de l’ordre d’une vingtaine de centimètres au
lieu de quelques centimètres pour les miroirs plus classiques, ce dispositif
a par ailleurs l’avantage de permettre d’exposer à son foyer de plus grandes
quantités de substances, jusqu’à six livres d’étain. D’autre part, sa courbure
générale étant très faible, il n’a pas l’inconvénient des miroirs concaves de
« brûler » vers le haut (voir Fig. 1).
Alors que la lecture publique se limite aux expériences sur la réflexion de
la lumière, au cheminement intellectuel qui a conduit à la conception du
dispositif et à la description des expériences réalisées entre le 23 mars et
le 12 avril 1747, le compte rendu transcrit dans les registres des séances
comporte des informations complémentaires qui décrivent les expériences
réalisées au-delà du 12 avril et mentionnent les commentaires de Buffon30.
La lecture publique ne signe donc pas l’arrêt des expériences que Buffon
poursuit presque quotidiennement les jours suivants en privilégiant l’expo-
sition des métaux. Il semble en revanche que les expériences centrées sur la
30. « Expériences faites depuis la lecture de ce mémoire à l’Assemblée publique du 12 avril ».
PV 1747, p. 166. Le mémoire imprimé cinq années plus tard ne distingue pas ces deux étapes.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

variation de la distance ou sur celle du nombre de glaces n’apporte aucun


élément nouveau et traduise plus une certaine curiosité de Buffon sur
les performances de l’appareil31. Buffon a cependant atteint son but. Il a
validé pour ses contemporains la vraisemblance de l’incendie des vaisseaux
romains et peut ainsi « rendre à Archimedes et aux anciens la gloire qui leur
est düe32 ». Force est ainsi de reconnaître Archimède comme « l’inventeur »
de ces miroirs, car il a été le premier à réaliser le même dispositif avec des
miroirs métalliques.
La réputation de ce premier miroir de Buffon dépasse rapidement les fron-
tières. En effet, les expériences réalisées au Jardin du roi sont publiques et
attirent bon nombre de spectateurs, savants et curieux, dont il est difficile
de citer les noms car Buffon évoque simplement les « gens témoins » de
ses expériences33. Mis à part le Mercure de France qui, fidèle à la tradition
d’informer ses lecteurs des mémoires lus lors des séances de l’Académie,
donne un résumé succinct du mémoire de Buffon, on en trouve para-
doxalement peu d’écho en France34. Ce n’est pas le cas des étrangers, à
l’exemple de John Needham (1713-1781) qui rapporte à son compatriote
James Parsons (1705-1770) les expériences auxquelles il a assisté au Jardin 135
du roi35. Needham est un témoin fidèle. S’il décrit brièvement le dispositif
et donne approximativement les dimensions du cadre en bois ainsi que
celles des glaces, il explique en revanche avec une grande précision le prin-
cipe de l’orientation des miroirs munis de trois vis réglables situées derrière
chaque miroir, que l’opérateur ajuste pour que « le miroir puisse être incliné
de n’importe quel angle dans n’importe quelle direction pour rencontrer
le soleil36 ». L’essai auquel il assiste ne se fait qu’avec un nombre limité
de vingt-quatre miroirs car l’ensemble du dispositif n’est pas prêt, mais
la combustion pratiquement immédiate d’une planche de sapin enduite
de poix et d’étoupe située à une vingtaine de mètres (soixante-six pieds)

31. Expériences des 13, 14, 15, 16 avril et 9, 10, 11 et 13 mai au cours desquelles quelques planches,
un plateau en alliage cuivre et argent, de la poudre, de la paille, du charbon, de la toile, du plomb, de
l’étain sont exposés quelquefois à plusieurs reprises en variant les conditions. PV 1747, p. 166-167.
32. PV 1747, p. 168 ; Buffon, 1747 [1752], p. 93-94.
33. Buffon, 1774, p. 416, note (d).
34. Mercure de France, mai 1747, p. 69-71.
35. Needham, 1747.
36. « Each of them have three moveable Screws, which the Operator commands from behind, so
contrived, that the Mirror can be inclined to any Angle in any Direction that meets the Sun ».
Needham, 1747, p. 493.
Christine Lehman

laisse présager du plein succès de l’entreprise. La seule difficulté notable,


attribuée à un défaut de montage et relevée après ce premier essai, est le
réglage des glaces. Il faut aussi noter le pluriel « ils » utilisé par Needham
qui montre bien que Buffon n’opère pas seul et qu’il faut être plusieurs
pour déplacer, manipuler et régler ce miroir. Buffon est sans doute secondé
dans ces tâches par Passemant et Daubenton, mais aussi très probablement
par le jardinier en chef Jean André Thouin et d’autres aides anonymes.
Ainsi les correspondances entre étrangers ou spectateurs assurent la publi-
cité du miroir de Buffon dans le monde savant. C’est d’Italie par le biais du
marquis Antonio Niccolini (1701-1769) que la nouvelle arrive à Martin
Folkes (1690-1754), président de la Royal Society37, et la lecture le 30 avril
1747, soit trois semaines après la lecture publique, de deux extraits de
lettres concernant les miroirs de Buffon, témoigne de l’intérêt des Fellows
pour cette innovation. Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759),
informé personnellement par Buffon dès le mois de mai, s’empresse de
relayer la nouvelle auprès de ses pairs de l’Académie de Berlin, dont il
est président, lors de la séance du 8 juin 174738, et d’écrire à Folkes, dès
136 le 20 mai 1747, pour qu’il en rende compte aux membres de la Royal
Society39. La publicité immédiate et européenne de ces premiers résultats
ne ralentit cependant pas la poursuite des expériences car le miroir doit
subir quelques modifications pour permettre à Buffon d’aller encore plus
loin dans la démonstration40.

La seconde version du miroir d’Archimède


Dans une lettre adressée à Folkes le 6 avril 1750, Buffon décrit avec précision
ce nouveau miroir réalisé par le « le sieur Chopitel », maître serrurier parisien :

“ Je crois avoir porté la théorie et la pratique des miroirs ardents


à un bon degré de perfection. J’ai récemment fait exécuter en fer
et en cuivre celui d’Archimède dont je n’ai montré qu’un modèle il
y a presque trois ans. C’est un carré de six pieds de côté seulement

37. Niccolini, 1747.


38. Maupertuis, 1747, fol. 17 r.
39. Voir la note concernant ce courrier dans les Transactions philosophiques, vol. 44, 1747, p. 496.
40. « Quoique mon miroir soit susceptible d’une plus grande perfection, tant pour l’ajustement que
plusieurs autres choses, & que je compte bien en faire un autre, dont les effets seront supérieurs ».
Buffon, 1747 [1752], p. 91.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

[2 mètres sur 2 mètres], et il est composé de 360 petites glaces.


Il brûle depuis 10 jusqu’à 200 pieds de distance [de 3 à 65 mètres],
et à 30 pieds [10 mètres] il donne une chaleur plus que trois fois
supérieure que celle qu’il faut pour fondre le fer41.
Le châssis et les vis en bois de l’ancien modèle, dont la déformation sous l’ac-
tion de la sécheresse et de l’humidité risque d’élargir ou de déplacer le foyer
au cours de l’expérience, ont été remplacés par un châssis en fer et des vis en
cuivre. Un ressort prend le relais des vis nécessaires au réglage des planches
qui portent les glaces (voir Fig. 3, planche IX)42. Aux dires de Buffon, ce
nouveau miroir est « bien plus précis, & bien supérieur pour les effets » que
celui de 1747, mais il est malheureusement trop lourd pour pouvoir « s’en
servir commodément43 ». Avec ce nouveau miroir, Buffon continue d’étudier
le comportement des métaux à la très haute température du foyer, en parti-
culier celui de l’or et de l’argent, en exposant des assiettes et des plats d’argent
avec son miroir composé de deux cent quatre-vingt glaces44. Son seul regret
est de ne pas pouvoir recueillir sous un chapiteau la fumée qui se dégage
pour en connaître la nature car « il se peut aussi que ce ne soit que du métal
vaporisé45 ». Il met l’accent sur l’importance capitale de cette expérience car 137
elle peut, selon lui, fournir des lumières sur la composition intime des métaux.
Enfin, le choix de Buffon ne s’est pas arrêté aux deux métaux précieux, l’or
et l’argent, il a généralisé son étude en fondant « tous les métaux & minéraux
métalliques à 25, 30 & 40 pieds » et en calcinant du gypse, de l’albâtre, des
pierres calcaires tendres et dures sans oublier le marbre46. En reproduisant
des expériences similaires à celles réalisées sur ces différents matériaux par les
académiciens qui l’ont précédé, le but de Buffon était peut-être de confronter
les effets de son miroir avec ceux de Villette et de Tschirnhaus.

41. Hanks, 1966, p. 265, traduction p. 267.


42. Buffon, 1774, p. 451-452. C’est ce nouveau dispositif qui est représenté dans la planche VII du
Supplément (Fig. 3). De façon classique, le miroir peut tourner autour d’un axe vertical SR pour pouvoir
suivre le mouvement du Soleil et son inclinaison peut être réglée grâce à la crémaillère FG. Il est fixé sur un
plancher de bois XXY muni de quatre roulettes de bois pour faciliter son transport d’un lieu à un autre.
43. « Miroirs ardents de l’invention de Mr de Buffon », PV 1752, p. 125.
44. Buffon, 1774, p. 416, note (d). On peut remarquer que Buffon ne se limite plus à exposer de
minces lames d’argent, mais des pièces beaucoup plus importantes comme des plats et des assiettes.
Il peut le faire car l’image du Soleil obtenue par son dispositif est beaucoup plus large que celle de
la tache focale donnée par la lentille annexe d’un verre ardent même de grande taille.
45. Macquer, qui a étudié avec attention le comportement de l’or au foyer d’un verre ardent,
a montré que cette fumée était bien de la vapeur d’or. Lehman, 2013, p. 197.
46. Buffon, 1774, p. 417, 455.
Christine Lehman

À l’inverse des expériences de fusion ou de calcination qui n’apportent


aucun élément nouveau, Buffon insiste à plusieurs reprises sur l’origina-
lité de son miroir comme « seul et unique moyen qu’il y ait pour mesurer
la chaleur47 ». Cette application était déjà annoncée aux académiciens en
1747 comme un nouveau moyen d’établir une échelle de lumière et de
chaleur à travers la construction d’un thermomètre « réel » dont les divi-
sions ne seraient plus arbitraires, car elles seraient liées aux images du
Soleil, dont le caractère universel est reconnu par tous48. Pour construire
et graduer ce thermomètre, Buffon propose de superposer successivement
une à une les images du Soleil afin d’obtenir une chaleur double, triple,
quadruple, quintuple, etc.

“ En faisant tomber une à une successivement, les images du Soleil


les unes sur les autres, et en graduant des intervalles, soit au moyen
d’une liqueur expansive, comme dans les thermometres, soit au
moyen d’une machine de dilatation ; et de là nous sçaurons ce que
c’est en effet qu’une chaleur double, triple ou &ca. d’une autre, et
nous connoitrons les matières dont l’expansion, ou les autres effets
138 seront les plus convenables pour mesurer la chaleur ; car ce seront les
matieres dont l’échelle de l’expansion correspondra le mieux par ses
divisions avec l’échelle de la chaleur dans laquelle les intervalles sont
égaux, puisque chaque image du soleil a un degré égal de chaleur49.
Buffon profite de son nouveau miroir muni de cent soixante glaces pour
mettre à exécution son projet de thermomètre « réel ». Il s’inspire d’une
méthode déjà proposée par Newton en 1701 pour en établir les gradua-
tions, ce qui nécessite le choix d’un liquide expansible supportant la cha-
leur solaire sans trop se vaporiser50. Le choix de ce liquide reste le seul
caractère arbitraire de ce thermomètre et Buffon opte pour le mercure et
l’huile de lin, à l’instar de Newton qu’il cite explicitement51. Il prend la
glace comme référence du niveau 0 et affecte respectivement les valeurs 1,
2, 3, etc. au niveau atteint par le mercure soumis à la chaleur produite par

47. Buffon, 1774, p. 457.


48. Buffon, 1747 [1752], p. 96 ; PV 1747, p. 167. Buffon fait référence ici au thermomètre de
Réaumur dont l’échelle de température est définie par la dilation apparente de l’alcool. La valeur 0
est affectée au point de congélation de l’eau et la valeur 80 à son point d’ébullition.
49. PV 1747, p. 167.
50. Newton, 1701, p. 824-829.
51. Buffon, 1774, p. 459.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

une, deux, trois, etc., images du Soleil. Mais comme la vapeur du mercure
risque de casser le thermomètre, cette graduation reste limitée à la valeur 9.
Avec l’huile de lin, en revanche, il peut pousser jusqu’à la graduation 12.
Dans une lettre du 6 avril 1750, Buffon ne tarde pas à faire part à son
ami Martin Folkes du succès de ses résultats, dont il semble assez fier, en
lui promettant la description d’une série d’expériences qui lui fournissent
une échelle de chaleur permettant de graduer ce qu’il appelle « le thermo-
mètre réel52 ». La lettre de Buffon est lue lors de la séance du 26 avril 1750
de la Royal Society, soit peu de soit peu de temps après sa réception, mais
elle ne semble pas avoir fait l’objet d’une annonce particulière dans les
Philosophical Transactions.
Ainsi, dans les années 1747-1750, Buffon a atteint le but qu’il s’était fixé en
validant la légende des miroirs d’Archimède, il a élargi la palette des subs-
tances soumises à la haute température des foyers de ses miroirs ardents
sans cependant détailler ses observations et il a enfin innové en conce-
vant un thermomètre dont les graduations ne sont plus arbitraires53. Le
Supplément à l’Histoire naturelle, générale et particulière publié en 1774 lui
permet de revenir sur ses premiers miroirs en proposant des modifications 139
à apporter à leur construction et en leur imaginant diverses applications.

Le retour aux sources et la remise


en cause de Descartes sur les
miroirs d’Archimède
Buffon se vante d’avoir réinventé seul la « théorie » des miroirs d’Archimède.
Il n’a pas regardé derrière lui ni consulté les travaux de ses prédécesseurs.
C’est d’ailleurs ce que lui reprochent certains académiciens comme Anicet
Melot (1697-1759) « de l’Académie des belles lettres » ou le Britannique
James Parsons qui doute de l’honnêteté de Buffon54. Parsons n’émet aucun
doute sur les « machines » inventées par Archimède pouvant projeter des
morceaux de fer, de la poix ou même des mèches enflammées sur la flotte
52. Hanks, 1966, p. 266-267 ; voir aussi Brown, 1747.
53. Quelques années plus tard, Jean Jacques Dortous de Mairan (1678-1771) met en application
cette graduation thermométrique à partir des images du Soleil dans l’intention d’examiner si « la
force du Soleil pour échauffer un climat » est proportionnelle à sa lumière ou au nombre de rayons
qui en tombent sur un même espace. Mairan, 1765 [1768], p. 159.
54. Parsons, 1753.
Christine Lehman

de Marcellus dans le port de Syracuse, rapportées par les différents auteurs


de l’Antiquité, il doute en revanche de la mise à feu des bateaux avec des
miroirs ardents. Il pense en effet que si les bateaux ont été incendiés, cela
ne pouvait être que par des projectiles enflammés car personne n’ignore
que la distance focale d’un miroir ardent est insuffisante pour atteindre
les navires55. Parsons rappelle que Kircher a proposé un dispositif simi-
laire à celui de Buffon pour enflammer des matières combustibles à grande
distance. Mais Buffon affirme de bonne foi avoir tout ignoré des travaux
de ses prédécesseurs56. Cette attitude peut s’expliquer par le fait que la
construction de ses miroirs s’intègre dans la continuité de ses expériences
antérieures sur la réflexion de la lumière et, qu’emporté par ses recherches,
il n’a pas cherché à s’informer sur ce qui avait été fait auparavant.
Dans son mémoire publié en 1752, Buffon n’hésite pas non plus à reve-
nir publiquement sur le jugement de Descartes qui, en affirmant « qu’on
peut faire des verres ou des miroirs extremement petits, qui brusleront avec
autant de violance que les plus grands », estime qu’à intensité de lumière
égale les effets de deux miroirs sont équivalents57. Buffon remet en cause
140 cette affirmation fondée sur une théorie mathématique, car la chaleur étant
pour lui une qualité physique dont les lois de l’action et de la propagation
sont inconnues, il lui semble « qu’il y avoit quelque témérité à en estimer
ainsi les effets par un raisonnement de simple spéculation58 ». En compa-
rant les résultats obtenus avec deux miroirs de tailles différentes, Buffon
oppose donc la pratique au jugement de Descartes. Lors de sa lecture
publique de 1747, c’est la comparaison des effets produits par le miroir
métallique de Villette conservé à l’Observatoire avec ceux d’un miroir de
télescope qui lui permet d’affirmer qu’il « n’est donc pas douteux qu’avec
une égale intensité de lumiere, à deux foyers, le grand n’allume beaucoup
plus de matières que le petit ne fera qu’échauffer59 ». Outre la démons-
tration de la différence des effets produits par des verres ardents de tailles
différentes, Buffon cherche aussi à invalider les propos de Descartes qui
déclare l’impossibilité d’une « ligne brûlante à l’infini » en la qualifiant de

55. Parsons, 1753, p. 621-622.


56. Buffon, 1747 [1752], p. 98.
57. Descartes, 1902, p. 193.
58. Buffon, 1747 [1752], p. 89.
59. PV 1747, p. 163 ; Buffon, 1747 [1752], p. 89-90.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

« simple rêverie ». Buffon peut en effet l’atteindre dans une certaine mesure
avec ses miroirs car, en variant le nombre de glaces, il obtient des distances
de combustion suffisamment éloignées pour être jugées comme infinies
car « l’homme ne peut rien faire d’infini60 ». Avec cent cinquante glaces,
Buffon recule la « ligne brûlante » jusqu’à deux cents pieds. Il extrapole ces
résultats en imaginant qu’avec deux mille glaces il pourrait éloigner cette
distance de combustion à quatre cents pieds et qu’avec quatre mille glaces,
il pourrait la repousser à une distance indéterminée, c’est dire à « l’infini ».
Il faut noter que dans cette dernière démonstration, Buffon s’abrite der-
rière la figure de Du Fay qui, tout en jugeant sa réalisation impossible, l’a
précédé dans cette critique de Descartes en estimant que celui-ci « avoit eu
tort d’en nier la possibilité61 ».

Le devenir des miroirs de Buffon


Les recherches de Buffon sur la réalisation de son miroir et son utilisation
ont trouvé écho parmi ses contemporains, parmi lesquels on peut citer son
collègue académicien Louis Bernard Guyton de Morveau (1737-1816). 141
Cette curiosité s’explique par sa relation avec Buffon, car ils sont tous deux
membres de l’Académie des sciences de Dijon. Guyton s’intéresse très tôt
aux possibilités offertes par les miroirs ardents et, suivant l’exemple de
son aîné, il choisit de construire un miroir ardent composé de plusieurs
glaces. Ayant eu connaissance de ce projet, Buffon propose de lui donner
généreusement ce qui lui reste de son miroir, c’est-à-dire « un assez grand
nombre de montures qui peuvent porter des glaces de quatre pouces au
carré jusqu’à un pied. Ces montures sont à Paris et je crois, au nombre de
cent quarante ou cent cinquante62 ». Il s’agit de son second miroir, réalisé
dans les années 1749-1750, dont les montures sont en fer et en cuivre et
dont il ne lui reste plus que la moitié de ses quelque trois cents glaces, car il
en a donné à plusieurs personnes qui ont voulu reproduire ses expériences.
Mais ce cadeau est aussi un testament car il est accompagné de recomman-
dations d’expériences que Buffon, trop âgé et ayant les yeux trop affaiblis,

60. « Cette ligne brûlante à l’infini, qu’il regarde comme une rêverie, pourroit s’exécuter par des
miroirs de réflexion semblables au mien, non pas à une distance infinie, parce que l’homme ne peut
rien faire d’infini, mais à une distance indéfinie assez considérable ». Buffon, 1774, p. 431.
61. Buffon, 1774, p. 444.
62. Lettre de Buffon à Guyton de Morveau, Montbard, 26 juin 1772. Buffon, 1971, p. 217.
Christine Lehman

regrette de ne pas avoir faites, en particulier celle de recueillir les vapeurs


émises par des assiettes d’argent soumises à la chaleur du foyer :

“ Je me suis aperçu qu’en faisant tomber les rayons du soleil concentré


par cent quatre-vingt glaces à quarante pieds de distance, et en
y exposant de vieilles assiettes d’argent que je voulais fondre
et que j’avais fait bien nettoyer, elles ne laissaient pas de fumer
abondamment et longtemps avant de fondre. J’aurais voulu
recueillir cette matière volatile et peut-être humide, qui sort de ce
métal par la seule force de la lumière, en mettant au-dessus un petit
chapiteau et le petit appareil nécessaire pour condenser cette vapeur.
Son but était ensuite « de faire dessécher ainsi l’argent tant qu’il aurait fourni
des vapeurs » pour vérifier s’il avait subi une espèce de calcination. Buffon
est en effet persuadé que si l’or, l’argent et le platine sont encore considérés
comme « incalcinables », c’est parce « qu’on n’a pas encore trouvé le moyen
convenable d’y appliquer le feu », et il attend de ses miroirs ardents de
montrer que la calcination des métaux parfaits n’est plus du domaine de
l’impossible63. Guyton a bien construit un miroir sur le modèle de celui
142 de Buffon avec les montures qu’il lui a données, et il projette de l’utiliser :

“ Je n’ai pas abandoné le projet d’en tenter quelques unes


[expériences] avec le miroir à plusieurs glaces. J’en avois un
déjà tout monté à 61 lorsque M. de Buffon m’a donné toutes
les montures de celui qu’il a fait exécuter, je me propose
de le faire jouer au mois de mars, j’en ai même la plus grande
impatience […] mais il faut trouver à reunir assez de momens,
et les affaires m’en laissent peu64.
En l’absence de sources disponibles, il est difficile de connaître les expériences
réalisées par Guyton avec son miroir. On ignore donc si ce legs de Buffon
a servi à l’avancement de la chimie, mais il montre que ses miroirs ont été
complètement démontés. Il semble cependant que le modèle de Buffon ait
été utilisé pour l’enseignement et les démonstrations publiques de physique,
car on en trouve deux exemplaires réduits dans le cabinet du professeur

63. Buffon, 1971, p. 218. Guyton a bien reçu ces montures car elles sont relevées par Arthur Young
dans la description du laboratoire du savant dijonnais qu’il visite le 1er août 1789, en particulier « le
système de lentilles ardentes du comte de Buffon ». Young, 1931, p. 369.
64. Lettre de Guyton de Morveau à Macquer, Dijon, 2 février 1773. Macquer, BNF, ms. fr. 12306,
fol. 131 v.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

Jacques Alexandre César Charles (1746-1823)65. L’usage de ces maquettes


dans les cours de physique de la fin du xviiie siècle témoigne de l’influence
qu’ont pu avoir en leur temps les expériences réalisées par Buffon66.
Aujourd’hui encore, les miroirs de Buffon sont indissociables de l’incendie
de la flotte romaine par Archimède. Mais Buffon a été beaucoup plus loin
que cette réplication. Il utilise ses miroirs pour étudier le comportement
des métaux ou des pierres diverses à la haute température du foyer, sans
malheureusement détailler et exploiter ses observations. Il construit aussi
une échelle de température jugée non arbitraire, car fondée sur une donnée
universelle, celle de l’image du Soleil donnée par ses miroirs. Son grand
regret est de ne pas avoir pu recueillir et analyser les vapeurs émises par
les substances placées au foyer, mais il faut attendre les années 1772 pour
que Pierre Joseph Macquer (1718-1784) et Antoine Laurent de Lavoisier
(1743-1794) commencent à réaliser ces expériences en milieu fermé pour
l’observation du comportement du diamant au foyer de la lentille du
Régent67. Enfin, Buffon a proposé de nombreuses variantes de miroirs à
foyer variable ou de grand diamètre, mais, pris par l’écriture de son Histoire
naturelle et par l’intendance du Jardin du roi, il n’a malheureusement pas 143
eu le temps de les mettre en œuvre.

Sources

Académie de Berlin, registre des séances 1747.


Académie des sciences, Procès-verbaux, t. 57, 1738 ; t. 66, 1747 ;
t. 71, 1752.
Buffon Georges Louis Leclerc, comte de, Correspondance générale,
Genève, Slatkine, 1971.
Buffon Georges Louis Leclerc, comte de, Histoire naturelle, générale et
particulière. Supplément, t. 1, Paris, Imprimerie royale, 1774.
Buffon Georges Louis Leclerc, comte de, « Invention de miroirs ardens
pour brusler à une grande distance », Mémoires de l’ Académie royale des
sciences, 1747 [1752], p. 82-101.
65. Les deux exemplaires réduits apparaissent aux numéros 01740-0000-000 et 01741-0000-000
dans l’inventaire de la collection du musée des Arts et Métiers.
66. On peut aussi déceler cette influence dans les travaux de François Peyrard (1759-1822) qui
utilise les résultats expérimentaux obtenus par Buffon pour proposer un nouveau type de miroir
ardent. Peyrard, 1807, p. 539-555.
67. Lehman, 2016, p. 383-388.
Christine Lehman

Descartes René, « Dioptrique », dans Descartes René, Œuvres, t. 6,


Paris, Léopold Cerf, 1902.
Du Fay Charles François Cisternay de, « Sur quelques expériences de
catoptrique », Mémoires de l’ Académie royale des sciences, 1726 [1728],
p. 165-175.
Fontenelle Bernard Le Bouyer de, « Sur les miroirs bruslants »,
Histoire de l’Académie royale des sciences, 1726 [1728], p. 47-53.
Hales Stephen, La Statique des végétaux et l’ analyse de l’air, Paris,
Debure, 1735.
Kircher Athanasius, Ars magna lucis et umbrae, Rome, Hermani
Scheus, 1646.
Macquer Pierre Joseph, Correspondance, Paris, Bibliothèque nationale
de France (BnF), ms. fr. 12306.
Mairan Jean Jacques Dortous de, « Nouvelles recherches sur la cause
générale du chaud en été et du froid en hiver, en tant qu’elle se lie à la cha-
leur interne et permanente de la Terre », Mémoires de l’Académie royale
des sciences, 1765 [1768], p. 143-266.
144 Maupertuis Pierre Louis Moreau de, « M. le président Maupertuis
a lu l’extrait d’une lettre de M. de Buffon sur son imitation du miroir
d’Archimède », Registres de l’Académie des sciences de Berlin, 1747, fol. 17 r.
Mercure de France, mai 1747.
Needham John, « Part of a Letter from Mr. Turberville Needham to
James Parsons M. D. F. R. S. of a New Mirror, which Burns at 66 Feet
Distance, Invented by M. de Buffon F. R. S. and Member of the Royal
Academy of Sciences at Paris », Philosophical Transactions, vol. 44, no 483,
1747, p. 493-495.
Newton Isaac, « Scala graduum caloris », Philosophical Transactions,
vol. 22, no 270, 1701, p. 824-829. Le texte est reproduit et traduit dans
Cohen Bernard (dir.), Isaac Newton’s Papers & Letters on Natural
Philosophy, Cambridge, Harvard University Press, 1958, p. 259-268.
Niccolini Antonio, « Extract of a Letter from the Marquis Nicolini
F. R. S. to the President, Concerning the Same Mirror Burning at 150 Feet
Distance », Philosophical Transactions, vol. 44, no 483, 1747, p. 495-496.
Parsons James, « Observations upon Father Kircher’s Opinion
Concerning the Burning of the Fleet of Marccllus by Archimedes »,
Philosophical Transactions, vol. 48, 1753, p. 621-625.
Un exemple du retour en grâce des miroirs ardents en France

Peyrard François, Œuvres d’ Archimède, Paris, Buisson, 1807.


Philosophical Transactions, vol. 22, 1701 ; vol. 44, 1747.
Porta Giambattista della, Natural Magick, Londres, Thomas Young
and Samuel Spead, 1658.
Young Arthur, Voyages en France en 1787, 1788 et 1789, t. 1, Paris,
Armand Colin, 1931.

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Offered in Homage to George Sarton on the Occasion of his Sixtieth
Birthday, 31 august 1944, New York, Henry Schuman, 1947, p. 141-165.
Hanks Lesley, Buffon avant l’ histoire naturelle, Paris, Presses universi-
taires de France, 1966. 145
Knowles Middleton W. E., « Archimedes, Kircher, Buffon, and the
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Lehman Christine, « What is the “True” Nature of Diamond? », Nuncius,
no 31, 2016, p. 361-407.
Lehman Christine, « Alchemy Revisited by the Mid-Eighteenth
Century Chemists in France: An Unpublished Manuscript by Pierre-
Joseph Macquer », Nuncius, no 28, 2013, p. 165-216.
Lehman Christine, « Les miroirs ardents : recherches académiques et
divertissements à la cour », dans Saule Béatrix, Arminjon Catherine (dir.),
Science et curiosités à la cour de Versailles, catalogue d’exposition, Paris/
Versailles, Réunion des musées nationaux/château de Versailles, 2010,
p. 234-236.
Principe Lawrence M., The Transmutations of Chymistry. Wilhelm
Homberg and the Académie royale des sciences, Chicago, The University of
Chicago Press, 2020.
Simms D. L., « Archimedes and the Burning Mirrors of Syracuse »,
Technology and Culture, vol. 18, no 1, 1977, p. 1-24.
Christine Lehman

Smeaton W. A., « Some Large Burning Lenses and their Use by


Eighteenth-Century French and Bristish Chemists », Annals of Science,
vol. 44, no 3, 1986, p. 265-276.
Thuillier Pierre, « Une énigme. Archimède et les miroirs ardents »,
La Recherche en histoire des sciences, no 100, 1979, p. 444-453.

L’ autrice
Christine Lehman a enseigné la physique et la chimie. Elle a soutenu en 2006,
à l’ université Paris Nanterre, une thèse de doctorat intitulée « Gabriel-François
Venel (1723-1775) : sa place dans la chimie française du xviiie siècle » et a publié
la transcription du Cours de chimie donné par Venel en 1761 (Dijon, Éditions
universitaires de Dijon, 2010). Ses recherches portent principalement sur la
chimie du xviiie siècle. Elles incluent les miroirs ardents et leurs applications aux
xviie et xviiie siècles.

146
Sténographe, sismographe et
autres machines à lire les pensées
dans le récit d’imagination
scientifique français
Fleur Hopkins-Loféron

Résumé
Plusieurs récits d’hypothèse à merveilleux-scientifiques, tels que Nounlegos (1919) 147
de Raoul Bigot, La Lumière bleue (1930) de Paul Féval fils et Henri Boo-Silhen ou
La Machine à lire les pensées (1937) d’André Maurois, font figurer un savant ayant
développé une mystérieuse machine ou un procédé extrapolé pour lire les pensées
d’un cobaye. Selon qu’elles se présentent comme des formes, des phrases ou des
couleurs, ces dernières ne sont jamais transparentes, mais opaques et codées, si
bien que le savant doit mettre au point un alphabet ou des idéogrammes nouveaux
pour capter, inscrire, interpréter, puis traduire l’extériorisation de la sensibilité.

Mots-clés
télépathie, lecture des pensées, merveilleux-scientifique, média imaginaire,
culture visuelle

” Fleur Hopkins-Loféron, « Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées


dans le récit d’imagination scientifique français », Artefact, no 17, 2022, p. 147-176.
Fleur Hopkins-Lof éron

Stenographer, Seismographer and


a Few other Mind-Reading Devices
in the French Scientific Romance
Abstract
Several scientific romances, such as Nounlegos (1919) by Raoul Bigot, La Lumière
bleue (1930) by Paul Féval fils and Henri Boo-Silhen, and La Machine à lire les
pensées (1937) by André Maurois imagine a mysterious machine or an extrapolated
process to read a human being’s thoughts without his consent. However, inner
thoughts, whether they appear as colors, phrases or shapes, are never transparent
but opaque and even coded, so that the scientist must develop an alphabet or new
ideograms able to capture, register, interpret and then translate this manifestation.

Keywords
telepathy, mind-reading, merveilleux-scientifique, imaginary media, visual culture
148

A
ppelé tour à tour par les critiques contemporains « roman scien-
tifique1 », « conjecture romanesque rationnelle francophone2 »,
« proto-science-fiction3 », voire « anticipation4 » ou « science-
fiction », le « roman d’imagination scientifique6 » ancien se distingue par
5

l’intérêt qu’il suscite, depuis plusieurs décennies, chez les chercheur·euse·s


qui s’inscrivent dans le sillage des travaux érudits nés dans le giron des ama-
teurs et collectionneurs de science-fiction dès les années 1950. Si parmi les
universitaires il ne semble pas primordial de trouver le terme juste pour
qualifier cet ensemble de textes – parfois hétérogène puisque certains textes
se déroulent dans le futur, d’autres prennent la suite des romans d’aven-
tures scientifiques verniens, tandis que d’autres encore mettent l’accent

1. Stableford, 2016.
2. Versins, 1972.
3. Slusser, 2015.
4. Barel-Moisan, Chassay, 2019.
5. Vas-Deyres, 2013.
6. Bridenne, 1950.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

sur la portée heuristique de cette forme de littérature – il n’est pas permis


d’ignorer que, dès le début du xxe siècle, certains écrivains et critiques, tels
qu’Alfred Jarry7 ou Maurice Renard, se sont efforcés de chercher l’expres-
sion idoine pour qualifier un ou plusieurs sous-ensembles de textes.
L’écrivain Maurice Renard publie, en effet, en 1909, dans la revue sym-
boliste Le Spectateur, le premier texte8 d’une série de préfaces et d’articles
consacrés à la question du « roman d’hypothèse9 ». Ce manifeste reconnaît
l’existence d’une école littéraire du nom de « merveilleux-scientifique »,
héritière selon lui des récits métapsychiques d’Edgar Allan Poe, dans la
lignée des romans d’hypothèse de J.-H. Rosny aîné et d’Auguste de Villiers
de l’Isle-Adam et des contes philosophiques de H. G. Wells, mais aussi issue
du roman expérimental d’Émile Zola. Ce texte postule, de fait, l’existence
d’une cassure nette avec les romans de Jules Verne ou Albert Robida. Ainsi,
loin de présenter pour les chercheur·euse·s une expression supplémentaire
à substituer au xénisme plus tardif de « science-fiction », cette appellation
recouvre un modèle littéraire bien précis, théorisé et défendu par Renard,
et qu’ il faut approcher de manière rigoureuse10.
Jusqu’à la fin des années 1930 en France, de nombreux écrivains, tels que 149
Gustave Le Rouge, Jean de La Hire, André Couvreur, Léon Groc ou Octave
Béliard, publient des feuilletons et romans se rattachant à ce mouvement.
Certains s’en recommandent expressément11, tandis que l’expression se
diffuse progressivement chez les critiques, comme John Charpentier12,
avant de disparaître peu à peu des mémoires. Si le champ merveilleux-
scientifique a aujourd’hui été effacé des manuels d’histoire littéraire et long-
temps occulté, refuser de le considérer à la fois comme un mouvement et
une école, c’est ignorer la manière dont il a essaimé dans la culture média-
tique de son temps et l’existence d’une sociabilité accrue entre ses auteurs
– en témoignent les envois, les associations et comités dont ils font partie
(Société des gens de lettres, Confédération des travailleurs intellectuels,

7. Jarry, 1903.
8. Renard, 1909b, p. 245-261.
9. Renard, 1909a, 1914, 1923a, 1923b, 1925, 1928, 1931.
10. Hopkins, 2018a, 2018b, 2018c.
11. Béliard, no 2247, 1929, p. 2 : « Si c’est une critique littéraire que tu attends de moi, la voici.
Nous sommes en présence d’un récit appartenant au genre connu sous l’épithète de merveilleux
scientifique [sic]. »
12. Charpentier, 1933, p. 655 : « La Grande Panne de M. Théo Varlet est un excellent roman de
merveilleux scientifique [sic] et qui, fort bien mené […].
Fleur Hopkins-Lof éron

Syndicat des romanciers français, Nouvellistes français, Comité de


l’entr’aide littéraire, Amicale des romanciers populaires) ou encore les
nombreuses références métatextuelles qui parcourent leurs œuvres.
De plus, tout au long de sa carrière, Renard cherche à faire naître l’intérêt
des critiques et des instances de légitimation pour ces récits que certains
regardent comme des romans populaires, publiés chez des « éditeurs de
bazar ». Pour se démarquer des romans d’aventures et de vulgarisation scien-
tifique de Jules Verne, les auteurs de cette nébuleuse proposent des récits qui
se déroulent dans le présent familier du lecteur. Toutefois, une loi – physique,
biologique ou bien chimique – est modifiée ou découverte, permettant
à l’auteur de miser tout à la fois sur la vraisemblance et la construction
logique de l’intrigue. Maurice Renard dit ainsi vouloir engager l’intelligence
du lecteur qui découvre un monde étrangement familier, qui pourrait bien
advenir. L’étude de cette production méconnue du merveilleux-scientifique
se révèle particulièrement féconde pour l’histoire de l’art, qui, au contact
des cultures visuelles13, s’ouvre à des notions innovantes comme celles de
régime scopique, de paradigme visuel, d’épistémè et de construction histo-
150 rique du regard. En effet, les textes du corpus merveilleux-scientifique, nés
parallèlement aux découvertes nombreuses en matière de (pseudo)sciences
de l’invisible (rayons X, radium, photographies des pensées, des rêves et
des auras, psychokinèse, etc.), proposent une riche réflexion sur l’extension
du champ du visible et ses représentations, que cela touche le thème de
l’homme invisible, celui de la miniaturisation ou des technologies d’emprise,
ou encore celui du voyage dans l’invisible voisin.
Plus encore, à l’image de Proust et son kaléidoscope, de Flaubert et ses car-
reaux de couleur ou de Stendhal et son miroir promené le long du chemin,
Maurice Renard recourt à une grande variété d’appareils et d’images
optiques pour métaphoriser son projet littéraire. Ceux-ci soulignent que
l’auteur d’un récit merveilleux-scientifique projette des ombres nouvelles
sur le monde connu (lanterne magique, miroir déformant) et donne à
voir le monde familier sous un angle neuf (aquarium, position du poirier,
lorgnette, ombrage d’un papier). Une autre métaphore artistique va servir
de fil directeur au présent article : le motif de la « maison de verre », récur-
rent dans la culture visuelle de l’époque14, et développé par Zola – avec

13. Hopkins, 2019b.


14. Hamon, 2016 ; Groensteen, 2020.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

lequel Renard partage l’idée d’appliquer au roman la méthode scientifique,


bien que le premier reste dans les lois fixes et le déterminisme, tandis que le
second ne craint pas de s’en écarter temporairement. La « maison de verre »
se présente comme un immeuble particulier, vu en coupe, qui offre donc
à la vue de tous l’intimité de ses occupants. L’expression apparaît pour la
première fois dans Les Mystères de Marseille15 de Zola, puis elle est utilisée
par l’auteur, dans un texte de 1881 consacré à Stendhal, pour qualifier les
romanciers naturalistes16. Pendant plusieurs décennies, l’histoire littéraire
retient de la théorie des écrans de Zola, exprimée dans une lettre à Antony
Valabrègue en 1864, l’idée de « fenêtre ouverte sur la création », qui ren-
force l’idée selon laquelle Zola serait un « romancier de la transparence ».
Zola distingue en effet trois écrans, ou filtres, par lesquels l’artiste voit le
monde : classique, romantique et réaliste. Il propose d’en créer un nou-
veau, l’écran naturaliste. Ce cadre de référence a cependant été remis en
question par la thèse iconoclaste d’Émilie Piton-Foucault17 qui, pour sa
part, préfère l’image de la « fenêtre condamnée » et voit l’écran comme un
obstacle visuel, qu’elle rapproche d’une plaque photographique ou d’un
rideau sur lequel serait projeté le faisceau d’une lanterne magique : la trans-
parence ne serait qu’une illusion. 151

Cette proposition incite à considérer sous un nouveau jour le panoptisme


et la scopophilie qui s’affirment comme deux régimes scopiques dominants
à la fin du xixe siècle. Les thèmes de la lecture des pensées et de la télépa-
thie18, caractérisés par de discrètes effractions dans l’esprit des autres, ont
été essentiellement rapprochés de l’imaginaire de l’œil omniscient. Pascal
Rousseau considère ainsi que la télépathie « abat les obstacles de la com-
munication, désintègre les conventions du langage et performe l’action à
distance […]19 ». A contrario cet article va démontrer que le regard jeté à la
dérobée, dès lors qu’il est instrumenté, est perturbé, parfois même myope.
On interrogera donc les limites de cette transparence totale à partir des

15. Zola, 1867, p. 8 : « D’autres auraient fermé les jalousies, poussé le verrou ; lui, il rêvait d’em-
brasser ses maîtresses dans une maison de verre, afin que la foule fut [sic] bien persuadée qu’il était
assez riche pour aimer de jolies femmes. »
16. Zola, 1881, p. 118 : « Je voulais bien une composition simple, une langue nette, quelque chose
comme une maison de verre laissant voir les idées à l’intérieur […]. »
17. Piton-Foucault, 2015.
18. Sur le sujet de la télépathie, lire notamment Luckhurst, 2002 ; Mays, Matheson, 2013 ; Schlicht,
Seemann, Kassung, 2020.
19. Rousseau, 2015, p. 32.
Fleur Hopkins-Lof éron

récits merveilleux-scientifiques. Est-ce la métaphore de la fenêtre trans-


parente ou condamnée qui est privilégiée pour donner accès aux pen-
sées ? Ces dernières sont-elles consultables sans filtre ou sont-elles faussées
puisqu’elles sont le fruit d’une subjectivité ?
On fera tout particulièrement ressortir la difficulté, tant pour les expéri-
mentateurs imaginaires que pour les illustrateurs, à représenter les pensées
(image, flux, bruit), leurs moyens de visualisation (bulle, lettres, couleur,
forme) et les procédés utilisés (laboratoire photographique, écran fluores-
cent). On accordera une place centrale à l’analyse des instruments de
mesure utilisés (plaque émulsionnée, pseudo-sismographe ou sténographe)
dans la lecture des pensées.

Une conscience de verre :


cambrioler les pensées
Dès la fin du xixe siècle, plusieurs pratiques et découvertes marquent l’his-
toire de la lecture des pensées. Dans le domaine scientifique, les découvertes
152 récentes en matière de rayons X, d’ondes électromagnétiques et hertziennes
nourrissent un intérêt grandissant pour les phénomènes invisibles. Dans le
champ métapsychique, la photographie transcendantale et les tours de pres-
tidigitation font la démonstration de facultés télépathiques étonnantes. De
cette histoire foisonnante, retenons plusieurs étapes largement médiatisées
dans la presse de l’époque et qui ont eu une influence certaine sur les auteurs
du merveilleux-scientifique. Hippolyte Baraduc effectue ses premières expé-
riences sur l’extériorisation de la pensée en 1893 et communique en 1896
au sujet des « psychicones », projections d’états d’âme impressionnées sur
plaque sensible. La même année, le commandant Louis Darget, aussi connu
pour ses photographies de doubles fluidiques, prétend avoir graphité l’em-
preinte d’images mentales sur une plaque sensible aux prétendus rayons V,
recouverte de bromure d’argent.
À ce titre, plusieurs personnages merveilleux-scientifiques sont des télépathes
aguerris. Le roman Le Lynx20, du médecin André Couvreur (1865-1944) et
de Michel Corday (1869-1937), relate, par exemple, comment le chimiste
Brion découvre un « sérum stimulant » qui donne la possibilité d’entendre

20. Couvreur, Corday, 1911a, 1911b.


Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

les pensées fuyantes des personnes autour de lui21. Gabriel Mirande, son
assistant qui a reçu une injection, ignore dans un premier temps être devenu
télépathe et, alors qu’il s’agenouille devant la tombe de son aimée qu’il
croit morte, surprend le flot de pensées de l’enterrée vivante : « J’étouffe…
Où suis-je ?… De l’air… Je ne peux pas bouger… Oh ! Ce voile sur ma
figure22… » Il se croit doté de quelque capacité hyperesthésique propre aux
hystériques. La couverture anonyme de 1911 montre le héros dardant ses
rayons inquisiteurs vers le lecteur (Fig. 1), trope récurrent dans la culture
visuelle de l’époque, comme le démontrent les couvertures de L’Homme
qui voit à travers les murailles de Guy de Téramond23 ou encore Le Secret
des Paterson de Jules Hoche24 qui soulignent, respectivement, la capacité de
Lucien Delorme de voir à travers les murs, comme le ferait un appareil radio-
graphique, ou celle d’Eric Paterson de voir et d’entendre à distance.

153

Fig. 1. – Anonyme, Le Lynx, couverture


André Couvreur, Michel Corday, Le Lynx, Paris, Pierre Lafitte, 1911.
© Collection particulière. Cliché Fleur Hopkins-Loféron.
21. Pour une histoire précise de la publication du Lynx, voir Deméocq, 2000.
22. Couvreur, Corday, 1911b, p. 12.
23. Téramond, 1914.
24. Hoche, s. d.
Fleur Hopkins-Lof éron

Le motif littéraire de la visualisation des pensées s’accompagne presque tou-


jours d’un appareil, nécessaire à la découverte de l’intériorité. Celui-ci relève
de ce que le chercheur en archéologie des médias Eric Kluitenberg appelle
« machine imaginaire », c’est-à-dire des « machines qui médiatisent des désirs
impossibles25 », permettant de donner forme à des agréments techniques
irréalisables dans le monde réel et de contourner des interdits, comme celui
de sonder l’âme d’autrui. De fait, le paradigme télépathique permet d’inter-
roger la relation entre imagerie scientifique et savoir, constamment mise en
doute dans le corpus merveilleux-scientifique, puisque les outils techniques
employés ne peuvent jamais se passer d’une intervention humaine.

Radiopsychie : le corps humain


comme poste de TSF
Le motif de la lecture des pensées, hameçonnage mental pratiqué à l’insu de
la victime, plutôt que celui de la télépathie, échange volontaire entre deux ou
plusieurs individus, est exploité par l’imaginaire merveilleux-scientifique.
Gabriel Bernard (1875-1934) est considéré par les critiques de l’époque
154
comme l’un des premiers à avoir traité le sujet de la « télépathie volontaire »,
à distinguer de la croyance populaire qui veut qu’un proche envoie, en cas
de péril mortel, un signal psychique à la personne aimée. Dans son roman-
feuilleton Satanas26, Bernard rapporte les agissements d’une confrérie
secrète, les chevaliers de l’Étoile, dont les membres ont pour trait dis-
tinctif un organe rose à cinq branches, les « yeux de l’âme », qui pro-
vient de la greffe d’une étoile de Mongolie (Fig. 2). Cet implant leur
permet de communiquer par télépathie, faculté restée latente sans
chirurgie. La référence diabolique, présente sur la couverture (Fig. 3)
dessinée par Henri Armengol (1884-1944), dessinateur prolifique
pour les éditions Ferenczi pendant presque vingt ans, n’est pas for-
tuite. Une longue tradition, dans la lignée des physiologies et de la
littérature panoramique, donne au diable27 des instruments « critico-
idéologiques », pour reprendre l’expression du philosophe Slavoj Žižek28,
prenant tant la forme d’appareils optiques (miroir, lorgnette, lanterne

25. Kluitenberg, 2008, p. 25.


26. Bernard, 1922, 1923, 1931.
27. Hopkins, 2020a.
28. Žižek, Fiennes, 2015.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

magique, télescope, vitrail) que d’une faculté magique (désintégrer les toi-
tures). Ils lui permettent de révéler les travers, les manies et les secrets de
ses contemporains.

Fig. 2. – André Galland, Satanas, illustration


Gabriel Bernard, « Satanas », Le Petit Journal, no 21653, 1922, p. 2.
Bibliothèque nationale de France, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k623335c/f2.item.
© Gallica/BnF.

155

Fig. 3. – Henri Armengol, Satanas, couverture


Gabriel Bernard, Satanas, Paris, Ferenczi, 1923.
© Collection particulière. Cliché Fleur Hopkins-Loféron.
Fleur Hopkins-Lof éron

Le premier épisode de Satanas (1931), sous-titré « Les drames de la T.S.F.


humaine », s’ouvre sur un long commentaire de l’auteur, soutenant la réa-
lité des phénomènes développés dans l’intrigue romanesque. Bernard fait
le lien explicite entre la Télégraphie sans fil (TSF) et la transmission de
pensées, association déjà présente dans Le Lynx29 : « [P]lusieurs des héros
de ce récit nous sont apparus comme de véritables postes vivants de télé-
graphie sans fil, émettant et recevant des ondes de pensée, tout comme le
poste de la Tour Eiffel émet et reçoit des ondes hertziennes30 ». Dans son
récit, Bernard imagine que les non télépathes pourraient mimer ce procédé
en utilisant un « télégraphe télépathique » qui n’aurait plus rien de la plan-
chette spirite, cœur en bois sur trois roulettes dans lequel est percé un orifice
dans lequel peut s’ajuster un crayon, de sorte à laisser libre cours à l’écriture
automatique du médium, ou qui doit, par l’action des esprits, se diriger
vers les lettres de l’alphabet du ouija, afin de recomposer une phrase. Ce
« télégraphe télépathique » fonctionne comme un « accumulateur de fluide
télépathique » et permet la connexion entre deux personnes éloignées l’une
de l’autre. Pour établir une connexion psychique, l’utilisateur doit se placer
près de la boîte que lui a donnée le récepteur et prononcer son prénom, tout
156 en visualisant son portrait. Pour signaler l’appel au destinataire, la boîte se
réchauffe et laisse apparaître un sceau en forme d’étoile.
Pour autant, le rapprochement entre un poste de TSF et l’acte de télé-
pathie sert seulement de comparaison utile à la compréhension du lec-
teur, suivant le procédé d’analogie exposé dans le manifeste de Maurice
Renard en 1909. Mes recherches visant à constituer une typologie des
hommes augmentés31 présents dans l’imaginaire merveilleux-scientifique
m’ont permis d’identifier la récurrence d’êtres parfaitement fusionnés
avec une machine, au point de devenir média eux-mêmes. À ce titre, José
Moselli, sous le pseudonyme Jacques Mahan, décrit en détail, dans l’em-
blématique feuilleton L’ Empereur du Pacifique32, les expériences sanglantes
du médecin Ambrose Vollmer qui transforme, littéralement, les hommes
en postes télégraphiques :

29. Couvreur, Corday, 1911b, p. 46 : « On devient le récepteur… le poste de télégraphie sans fil…
qui vibre aux ondes hertziennes… »
30. Bernard, no 21719, 1922, p. 2.
31. Hopkins, 2019a.
32. Mahan, 1932-1935.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

“ Je n’ai plus de pieds, ni de mains, sir !… J’ai la plupart des nerfs à


vif, avec des fils de haute et basse fréquence fixés à leurs extrémités…
et le sort des autres est pire ! […] Plus d’yeux, plus de langue, ni de
tympan ! à la place, des bobines d’induction… des modulateurs…
Le docteur veut le transformer en récepteur de T.S.F. vivant !
Cette assimilation parfaite entre le système humain et un poste télégra-
phique se comprend à la lumière des nombreux travaux, parmi lesquels ceux
de John Durham Peters33 et de Jeffrey Sconce34, qui ont analysé la compa-
raison entre les nouveaux moyens de communication et le système nerveux
humain. À ce titre, le dessinateur espagnol Pablo Roïg (1879-1955) expulse
toute référence sanglante pour se concentrer sur les pièces de rechange qui
composent maintenant un ami du héros Bour-Lollay, forcé de communi-
quer avec lui en tapant un message en morse sur la chape de cuivre (Fig. 4).

157

Fig. 4. – Pablo Roig, « Il composa cette phrase en télégraphe Morse »,


illustration
Jacques Mahan [José Moselli], « L’ Empereur du Pacifique »,
L’ Intrépide, nos 1233, 1934, p. 14.
© Collection particulière. Cliché Fleur Hopkins-Loféron.

33. Peters, 2000.


34. Sconce, 2000.
Fleur Hopkins-Lof éron

L’intérêt de ces deux premiers exemples réside tant dans l’analogie évidente
entre télépathie et TSF que dans la formulation du trouble, voire de l’horreur,
des personnages à l’idée que la télépathie permette de dépasser les bornes de
l’humain. Forts de cette tradition de l’œil intrusif, certains textes marquent
le passage entre un adjuvant maléfique capable de surprendre les pensées
secrètes et un appareil technique, construit par un homme de sciences.

Lunettes magiques :
les pensées rendues audibles
Dans son amusante saynète d’imagination scientifique Le Détrousseur de
cerveaux35, le journaliste André Charpentier (1884-1966) modifie le motif
littéraire du diable à lorgnette évoqué précédemment. Dans ce feuilleton,
Adhémar Trumoileau met au point des lunettes conçues pour lire les pensées.
L’instrument se présente comme une simple paire de lunettes « magiques »,
posées au milieu des cornues, dans le dessin d’Arsène Brivot (1898-1978)
qui accompagne le titre (Fig. 5). Sur les branches, une petite plaque de métal
permet de capter le fluide psychique : « L’appareil, qui était une sorte de
158
microphone perfectionné d’une sensibilité inconnue jusqu’à ce jour, enre-
gistrait couramment les réflexions intimes écloses dans les cerveaux et que
chacun garde en soi […]36. » Aucune précision supplémentaire n’est donnée
sur l’invention, sinon qu’elle permet la « double ouïe » et donc que la pensée
s’offre non pas comme une image, mais comme un son, une parole pronon-
cée à voix haute, entendue seulement par le porteur de lunettes.
L’action révélatrice des lunettes n’est pas signifiée autrement que par des
vignettes montrant Adhémar Trumoileau portant ladite paire sur le nez
et se rendant chez divers interlocuteurs dont il veut connaître les pen-
sées. De surprises en déceptions, le héros découvre qu’il n’est pas appré-
cié par sa belle-famille… et encore moins par l’élue de son cœur. Ainsi,
Le Détrousseur de cerveaux se présente comme un texte simplificateur :
il imagine que le radiographe portatif de Darget, associé à une banale paire
de lunettes, permet de faire l’expérience d’une télépathie unilatérale facilitée
et de faire du récit un truculent vaudeville. Trumoileau capte le monologue
intérieur des personnes qu’il regarde, sans pouvoir pour autant leur envoyer

35. Charpentier, 1925.


36. Charpentier, no 47, 1925, p. 4.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

de message mental. Le savant ne voit pas s’afficher devant ses yeux l’image
formée dans sa psyché, comme parvient supposément à le faire le radio-
graphe de Darget, mais il entend cependant de manière limpide la phrase
qui est formulée dans le for intérieur. Elle s’apparente d’ailleurs plutôt à
un aparté, comme le suppose la présentation sous la forme de tirades et de
phrases complètes. C’est peut-être dans la biographie de l’auteur qu’il faut
chercher une explication à la sonorisation des pensées : Charpentier est en
effet devenu aveugle après la Première Guerre mondiale.
Volontiers satirique, rythmé par des rebondissements, le récit de Charpentier
fait peu de cas de la formation des pensées ou de leur lisibilité. D’autres
auteurs, cependant, représentants de la nébuleuse merveilleuse-scientifique,
s’interrogent sur la difficulté à lire ces dernières, qui apparaissent comme
des informations cryptées.

159

Fig. 5. – Arsène Brivot, « Le Détrousseur de cerveaux », illustration


André Charpentier, « Le Détrousseur de cerveaux », Le Pêle-Mêle, no 47, 1925, p. 4.
Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, FOL-Z-678,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55185562/f4.item. © Gallica/BnF.

La pensée comme langage codé


Les récits de lecture de pensées les plus élaborés se caractérisent toujours par
un délai entre le moment où le savant sonde l’esprit de son cobaye et celui
où il visualise, décrypte, interprète, puis retranscrit ce que signifie le mes-
sage réceptionné, voire intercepté. Les pensées se présentent alors comme
une association signifiant-signifié. En effet, c’est grâce à un jeu d’équiva-
lence que le savant décrypte qu’une couleur ou un mouvement désignent
Fleur Hopkins-Lof éron

une émotion ou une phrase singulière, plutôt qu’un seul et unique mot.
À ce titre, les analyses suivantes participent de ce que Frédéric Landragin37
appelle « linguistique-fiction ».

Sismographe et sténographe :
décoder, transcrire et traduire la pensée
L’expérience de la télépathie se propose comme le stade ultime des télécom-
munications, une information échangée sans l’entremise d’une machine,
en circulant simplement par les ondes cérébrales. Un certain nombre de
récits merveilleux-scientifiques nécessitent cependant des instruments
complexes pour lire la pensée ou rendre visibles ces manifestations. Cela
rejoint un des postulats de Maurice Renard : le récit merveilleux-scientifique
se donne pour but de rationnaliser des phénomènes surnaturels ou métapsy-
chiques et, pour ce faire, emploie parfois des machines ou des inventions
extrapolées. Dans certains cas, le héros entend les pensées sous la forme
de phrases construites et grammaticalement correctes. Dans d’autres, c’est
l’observation du cerveau qui permet de repérer, par habitude et par un
160
travail classificatoire, qu’un certain mouvement coloré traduit un mot ou
une expression. Il s’agit dès lors de créer un « imagier », c’est-à-dire un atlas
mental qui permette d’établir une équivalence entre la manifestation colo-
rée et le mot, l’idée ou la phrase associés dans le langage verbal ; projet qui
n’est pas si éloigné de la synesthésie entre la couleur et l’émotion dévelop-
pée dans les travaux des théosophes Annie Besant et Charles W. Leadbeater,
comme Les Formes-pensées38. Dans d’autres intrigues, la pensée, fuyante et
incomplète, est prononcée tout bas par le personnage et c’est en amplifiant
ce son que le savant peut entendre la conscience.
Dans Nounlegos. L’ homme qui lit dans les cerveaux39, publié dans Lectures
pour tous (1919), l’ingénieur Raoul Bigot (1874-1928) imagine une science
spéculative qui dépasse de beaucoup la phrénologie – pratique qui repose sur
l’observation du crâne et de ses protubérances – et la graphologie – étude de
l’écriture et de ses courbures – évoquées dans le texte, dans le but de déter-
miner le portrait psychologique d’un individu. L’allusion à la graphologie
est significative. S’il tire un portrait d’après l’observation des mouvements
37. Landragin, 2018, 2020.
38. Besant, Leadbeater, 1905.
39. Bigot, 1919, 1921.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

de la main, Nounlegos entend visualiser les émanations cérébrales, non pas


pour interpréter des traits de caractère, mais dire précisément quels ont été
les mots prononcés dans le for intérieur d’un assassin présumé, Charfland,
dans le but de vérifier les accusations retenues contre lui. Bigot avait-il seu-
lement connaissance de l’hydrosphygmographe de Cesare Lombroso, utilisé
dès 1895 par le criminologue pour mesurer les changements physiologiques
à l’ordre chez un suspect lors d’un interrogatoire ?
Avec son appareil semblable à un polygraphe, Nounlegos fait écho à deux
disciplines forensiques qui ont émergé au début du xxe siècle. D’abord, l’an-
thropométrie criminelle, développée par Alphonse Bertillon sur le principe
du « criminel né » de Cesare Lomboroso, qui voudrait que les criminels pos-
sèdent des traits caractéristiques pouvant être isolés et reconnus. Ensuite,
la photographie métrique et la photographie judiciaire qui permettent à
Bertillon et à Rodolphe A. Reiss de reconstituer une scène de crime. Dans le
récit de Bigot, il ne s’agit pas pour autant d’un acte interprétatif, mais bien
de la recherche d’une preuve. Peu de détails sont donnés sur sa machine à
lire le cerveau, sinon qu’elle se compose de deux parties, visibles sur l’illus-
tration (Fig. 6) d’Henry Morin (1873-1961). La première est une « sorte de 161
caisse » électrisée, à placer sur la tête du cobaye. La seconde comporte un
dispositif d’inscription avec stylet et manettes. Grâce au courant de nature
inconnue dispensé dans la calotte, le savant doté de lunettes prismatiques
est capable de voir les émanations s’échappant de la matière cérébrale à
mesure que le sujet pense. Il s’agit alors de les prendre en notes le plus
rapidement possible. Elles se présentent comme des tourbillons et des ren-
flements, et sont localisées sur des zones précises du cerveau.
Plutôt que de rapprocher l’appareillage utilisé par le savant à l’écriture auto-
matique ou spirite dans laquelle Nounlegos ne serait qu’un aède, il serait
plus judicieux de regarder du côté du sismographe et du sténographe. En
effet, le dispositif de Nounlegos ressemble à la première technique d’inscrip-
tion mécanique, car un « stylet » se trouve dans la main du savant. Celui-ci
l’anime chaque fois qu’il voit une forme nouvelle. Cependant, et contraire-
ment à l’enregistrement des secousses sismiques qui se fait sans opérateur,
Nounlegos est le seul à voir, et surtout à comprendre, les émanations. Il ne
les reporte pas par un geste involontaire ou automatisé, mais a mis au point
un système d’inscription idéographique pour pouvoir noter rapidement
(un signe = une phrase), exactement comme le ferait un sténographe. Le
décodage de la pensée se déroule en plusieurs temps forts : la visualisation
Fleur Hopkins-Lof éron

des émanations grâce aux lunettes prismatiques ; la prise de notes des mani-
festations observées à la surface du cerveau, à l’aide d’un « langage secret » ;
leur traduction manuscrite, puis la lecture à voix haute pour l’auditoire.

162
Fig. 6. – Henry Morin, Nounlegos, illustration
Raoul Bigot, « Nounlegos », Lectures pour tous, no 8, 1919, p. 550.
© Collection particulière. Cliché Fleur Hopkins-Loféron.

Nounlegos ne signe pas une rupture technologique, il n’emploie aucun


instrument de reproduction ou d’inscription technique, puisqu’il est lui-
même un appareil qui visualise et interprète (observation des émanations
et association à une signification), qui code (écriture idéographique dite
« hiéroglyphique »), puis qui décode (mots lus à voix haute) le flot de la
pensée du condamné dans un seul but : prouver la culpabilité de Charfland.
Plus encore, Bigot fait référence au stéréoscope alors qu’il décrit les lunettes
de Nounlegos. Appareil exemplaire de la subjectivisation de la vision selon
Jonathan Crary40, il montre que l’objectivité mécanique est ici impossible
et qu’il faut l’entremise d’une figure humaine initiée pour lancer le proces-
sus. C’est pourquoi l’image de la sténographie, prise de notes phonétiques
destinée à capturer la parole précipitée d’un orateur avant sa traduction en
signes ordinaires, semble plus à propos.

40. Crary, 1991.


Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

Tous les récits mettant en jeu une machine à lire les pensées butent sur
la difficulté à représenter le flux de la psyché et plus encore à le traduire.
Les pensées apparaissent sous la forme de mots, d’une écriture, d’un code
coloré, d’une émanation chimique, mais ne sont jamais offertes aux yeux
du lecteur, ni même des personnages, si ce n’est de quelques savants élus
qui ont développé une méthode à la fois technique et intellectuelle pour
systématiser le décryptage des données récoltées.

La psychotechnographie :
faire un tableau périodique de la pensée
Peter Geimer, dans son article « Qu’est ce qui ne fait pas image41 ? »,
s’attarde sur le système de transcription des pensées employé par Baraduc,
Darget ou encore Julian Ochorowicz, qui consiste en une simple plaque
posée sur le front du cobaye. Cette technique, qui ne nécessite ni instru-
ment de mesure ni intervention du préparateur, relève de ce que Clément
Chéroux appelle la « fautographie42 » : l’impression de la pensée est parfois
difficile à distinguer de l’accident photographique et seule la connaissance 163
du pseudo-savant distingue une pensée… d’une simple tache. Cette diffi-
culté est précisément développée dans le roman La Lumière bleue43 d’Henri
Boo-Silhen et de Paul Féval fils (1860-1933).
La Lumière bleue relate les expériences du docteur Surgères, parvenu à
impressionner les pensées, lesquelles se présentent sous la forme d’un
langage idéographique. Les auteurs s’inspirent probablement du récit de
photographies cérébrales rapporté par Georges Vitoux en 189644. Dans ce
dernier, un photographe réalise quelques clichés microphotographiques
d’un cerveau et trouve des hiéroglyphes à la surface de l’organe du défunt,
féru d’égyptologie. Dans le roman, l’impression se fait en effet sous la
forme de « signes idéographiques », qu’il revient au savant de déchiffrer :
« Je notais des virgules, des points, des barres, des paraboles, puis des
arabesques bizarres, des perles, des ondes, des tresses, des sortes de godrons

41. Geimer, 2017, p. 212-220.


42. Chéroux, 2003.
43. Féval fils, Boo-Silhen, 1930a, 1930b.
44. Vitoux, 1896, p. 181-185.
Fleur Hopkins-Lof éron

doubles, des fleurs étranges, des caractères capricieux n’appartenant à


aucun alphabet, des éclatements imprévus, toute une gamme de rayures,
de croix, de pointillés et de semis45… »
Le savant emploie un rayonnement bleu vif pour imprimer les pensées sur
des plaques de platinocyanure de baryum. Son emploi n’est pas innocent.
Bien que le texte n’en fasse pas mention, c’est le même type de plaque
que celle utilisée par Prosper René Blondlot et Augustin Charpentier pour
visualiser les émanations fluidiques humaines en 1903, à l’aide des préten-
dus rayons N. Ce corps luminescent est aussi utilisé pour les revêtements
d’écrans radioscopiques.
Les recherches imaginaires de Surgères ont d’abord été motivées par la
captation des effluves humains et autres émanations de force odique, dans
la droite lignée de celles d’Hippolyte Baraduc et de Jules Bernard Luys. Il
a ensuite voulu approfondir ses travaux en essayant de capter une autre
manifestation invisible : les pensées. Ses travaux se déroulent en plusieurs
temps, comme chez Raoul Bigot (visualisation du phénomène, retrans-
cription codée par le savant, traduction du code). Surgères entreprend d’af-
164 finer son appareil de mesure – capable d’enregistrer les radiations et de leur
assigner une identité électrochimique associée à un sentiment précis – afin
d’identifier une pensée. Sa recherche vise sensiblement la réalisation d’un
tableau périodique de la pensée, comparable à celui de Dmitri Mendeleïev
qui associe à chaque élément sa propriété chimique ou, ici, une forme
donnée à un mot : « Le substantif “science” par trois parallèles ; le nom
propre “Napoléon” par trois points, en ligne droite, soulignés d’un trait, et
ainsi de suite46. »
Les différentes couvertures réalisées pour le titre soulignent la difficulté
à mettre en image le processus imaginaire. La première (Fig. 7) de Jean
Saunier montre un homme devant une plaque d’impression. De cette der-
nière s’échappent des caractères disparates, [p a l o l l m p u] (lettres manus-
crites ? phonèmes ?), ainsi que des ondes, figurées sous la forme d’éclairs
blancs. L’illustrateur a préféré signifier que les pensées sont offertes dans
un langage humain partagé, sous la forme d’un jeu de lettres appelé « mots
mêlés ». Si ce travail de recomposition de mots est différent de celui d’asso-
ciation de Surgères, Saunier semble signifier que la pensée n’est pas offerte,

45. Féval fils, Boo-Silhen, 1930a, p. 197-198.


46. Féval fils, Boo-Silhen, 1930a, p. 200.
Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

mais qu’elle doit passer par le filtre d’un tiers pour être recomposée. Sur la
couverture réalisée par Pem, la même année (Fig. 8), un préparateur fixe
une femme nue, qu’il tient dans sa main et éclaire vivement à l’aide d’une
torche. L’ampoule dégage une lumière bleutée qui provoque des effets sem-
blables à ceux de la lumière noire puisqu’elle altère la couleur du titre du
roman lorsqu’elle passe sur les caractères. Ce jeu typographique permet de
signifier que la lumière exerce une action révélatrice : elle donne à voir ce
qui est caché. En effet, les pensées sont imprimées sur de drôles de carnets
vierges composés de plaques épaisses, comme écrites à l’encre sympathique,
puisque leur contenu n’est visible que lorsqu’il est éclairé par une lumière
appropriée. La représentation d’une femme miniature, absente du récit en
question, témoigne soit de la méconnaissance du texte de la part de l’illus-
trateur, soit de sa volonté de faire une couverture érotique, qui attire l’œil.

165

Fig. 7. – Jean Saunier, La Lumière Fig. 8. – Pem, La Lumière bleue,


bleue, couverture couverture
Paul Féval fils, Henri Boo-Silhen, Paul Féval fils, Henri Boo-Silhen,
La Lumière bleue, Paris, Louis La Lumière bleue, Paris, Louis
Querelle, 1930. Querelle, 1930.
© Collection particulière. Cliché © Collection particulière. Cliché
Fleur Hopkins-Loféron. Fleur Hopkins-Loféron.
Fleur Hopkins-Lof éron

Dans le récit qui suit, la pensée est volée, espionnée. Même soutirée à l’insu
du personnage, elle n’est ni transparente ni donnée. Si elle ne s’exprime
plus cette fois dans un langage crypté, elle est pour autant opaque, car
stratifiée et décousue.

Psychogrammes :
enregistrer le flot discontinu des pensées
La Machine à lire les pensées47 de l’académicien André Maurois (1885-1967)
rapporte que le physicien Hickey a inventé un « psychographe » capable
d’enregistrer les pensées, ou plus exactement le bruit des mouvements
gutturaux-buccaux produit dans le larynx. La publication du feuilleton
dans Marianne s’accompagne de nombreuses illustrations réalisées par Jean
Bruller (1902-1991), plus connu sous le nom de plume de Vercors. Le pro-
totype prend la forme d’un pistolet, tapissé de miroirs dans le but d’enre-
gistrer les ondes sonores impressionnées sur pellicule. Pour écouter ces
« psychogrammes », il suffit de rejouer la bande dans une seconde machine
destinée à cet effet, un « appareil de projection sonore » qui ressemble fort
166
à un projecteur d’images (Fig. 9).
Deux éléments saillants marquent le feuilleton. D’abord, et comme le sup-
pose l’impression sur pellicule, Hickey se distingue de ses autres collègues
imaginaires : il n’entend pas les pensées en temps réel comme Adhémar,
ne les visualise pas immédiatement comme Nounlegos. Tout comme chez
Surgères, la pensée est d’abord impressionnée mécaniquement, enregistrée,
avant d’être étudiée. Contrairement à lui, cependant, le savant pense ne
pas avoir à interpréter le discours répété, il lui suffit de rejouer la bande.
À sa sortie, La Machine à lire les pensées est présentée par certains comme
une réécriture éhontée du Lorgnon (1832) de Delphine de Girardin, du fait
de son affinité thématique : une lentille permet l’accessibilité aux pensées.
Pour autant, le roman participe d’une réflexion riche sur la difficulté à inter-
préter l’imagerie scientifique produite par un dispositif technique – créateur
d’une image artificielle sans référent (une radiographie, une spectrographie,
une sismographie) –, alors que l’image scientifique est le fruit d’une repré-
sentation humaine, iconique, symbolique et codée (une vue en coupe, un
dessin légendé). En effet, l’imagerie scientifique est qualifiée « d’image à

47. Maurois, 1937a, 1937b, 1947.


Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

problèmes » par Jacques Fontanille et Maria Giulia Dondero48. Elle se com-


pose, dans le cas de Maurois, de deux faces distinctes : une instance d’expé-
rience scientifique et une instance pratique, mobilisées pendant le processus
d’interprétation. Se pose à la fois la question de la représentation des pen-
sées (pensées-formes qui sont parfois difficilement lisibles), de leur véracité
(subjectivité du cobaye), de leur temporalité (flux de la pensée ou senti-
ments et impressions générales) et de leur traduction (les pensées s’expri-
ment sous la forme d’un code idéographique, lumineux ou chimique).

167

Fig. 9. – Jean Bruller, « “Ready ?”, demanda soudain


la voix de Darnley », illustration
André Maurois, « La Machine à lire les pensées », Marianne, no 234, 1937, p. 21.
Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-127,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k76508623/f21.item. © Gallica/BnF.

L’exemple de Maurois pourrait laisser penser que l’enregistrement du phé-


nomène sonore est parfaitement objectif, puisque non interventionniste et
automatisé dans les phases de captation et d’écoute. Cependant, Hickey
relève la présence de bruits parasites sur ses relevés. La suite du récit révèle
que la lecture des pensées n’est jamais offerte aux oreilles de l’expérimenta-
teur. D’une part, l’appareil les capte sans filtre alors même qu’elles peuvent
revêtir le caractère de simples rêveries, non destinées à se concrétiser, ou de
médisances dites sous le coup de l’émotion. D’autre part, la pensée est un

48. Fontanille, Dondero, 2012, p. 47-64.


Fleur Hopkins-Lof éron

système mixte, elle s’accompagne aussi d’images, que ne peut capter le psy-
chographe. Cette spécificité rappelle certains débats qui, dès le xixe siècle,
animaient le cercle télépathique, autour de la nature de l’image obtenue :
s’agit-il d’une image mentale, d’une pensée, de mouvements de l’âme,
d’une visualisation, etc. ? La pensée retranscrite est donc lacunaire, trom-
peuse, mais aussi parcellaire, puisqu’en reproduisant à l’identique le flot de
la conscience, la machine de Maurois bute sur les associations d’idées, les
digressions, les coupures de celui qui est en train de penser : « – Attendez…
Oui… Beaucoup plus [nettes]… Des phrases intérieures ont été claire-
ment prononcées par moi, tandis que les images, très confuses, empié-
taient les unes sur les autres… D’ailleurs j’ai toujours été beaucoup plus
auditif que visuel49. »
L’intérêt de ce récit réside dans le fait que la lecture des pensées est étendue
à la population entière, alors même que les découvertes présentées dans les
récits merveilleux-scientifiques sont habituellement concentrées autour du
protagoniste. Jacques Spitz et André Maurois sont parmi les rares auteurs à
imaginer une démocratisation des découvertes présentées dans leurs récits.
168 Dans le cas du psychographe, l’appareil est commercialisé sous la forme d’une
gamme de produits étendue, comme le montrent le « Pocket-Psychograph »
et le « Secret-Service » (Fig. 10). Tous deux prennent la forme d’objets du
quotidien (gramophone et vide-poche) déclinés selon les différents profils
de consommateurs (professeur, parents, secrétaire, amoureux, etc.).
Une illustration de La Vie parisienne (Fig. 11), dessinée pour la sortie du
roman de Maurois, semble se référer directement à l’un des slogans publi-
citaires du Psiki (Fig. 12) : « Vous aime-t-elle ? Psiki vous le dira… » Bien
qu’elle soit cette fois sur le mode léger, elle atteste à la fois la diffusion
du motif télépathique dans la culture visuelle de l’époque et l’intrication
persistante et insoluble qu’il existe entre rêverie, discours indirect libre et
pensées secrètes. Sur ce dessin, un homme, aux côtés d’une jeune femme
endormie, tient entre les mains une boîte dotée d’un trou, duquel sort la
phrase « Je vais te tromper avec Paul… » Sur la boîte, qui n’a plus rien des
appareils vraisemblables des récits merveilleux-scientifiques, se trouve le
portrait de la jeune femme, identique à l’endormie. L’illustrateur semble
faire une confusion entre une machine à rêves et une machine à lire les
pensées, peut-être pour signifier que l’homme surprend une « rêverie ».

49. Maurois, no 233, 1937, p. 23.


Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

Aussi, le trou qui orne la boîte rappelle la manière dont la camera obscura
produit une image inversée, mais identique au monde réel, par un phéno-
mène de projection. Le trou peut aussi s’apparenter à un haut-parleur d’où
sortirait le son… ou peut-être une phrase composée de lettres flottant dans
l’air, puisqu’il n’est pas possible de savoir comment cette pensée secrète se
présente au mari. Dans son texte, Maurois parle d’« effraction d’esprit »,
de « cambriolage spirituel ». Il associe donc l’idée de forcer la serrure de
l’esprit, en entrant là où l’on n’est pas invité. Le mari curieux semble alors
regarder, à travers un œil-de-bœuf, jusque dans la matière grise de son
épouse. Deux détails sont remarquables dans ce dessin et montrent l’aporie
devant laquelle se tiennent toujours les illustrateurs et romanciers appro-
chant la question de la lecture des pensées. La jeune femme est représentée
sur la boîte, comme si elle était prise en photographie, mais cette fois ses
paupières sont baissées. Cependant, alors qu’elle est censée entretenir un
monologue intérieur, elle s’adresse directement à l’époux (« te tromper »).

169

Fig. 10. – Jean Bruller, « Dissimuler l’appareil


sous des apparences inoffensives… », illustration
André Maurois, « La Machine à lire les pensées », Marianne, no 238, 1937, p. 17.
Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-127,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7650866r/f17.item. © Gallica/BnF.
Fleur Hopkins-Lof éron

Ces différents exemples ont mis en évidence l’opacité de la conscience


alors que la découverte des rayons X semblait rendre possible la transpa-
rence totale du corps humain, déjà exploitée dans les récits merveilleux-
scientifiques sous la forme de récits de voyages intérieurs50. Dans le cas de
la lecture des pensées, un singulier appareillage technique était nécessaire
et ne livrait pas les secrets de l’intériorité. La pensée se présentait successi-
vement sous forme cryptée, codée et symbolique, mais aussi particulière-
ment trompeuse puisque les personnages pouvaient la dissimuler dans les
épaisseurs les plus profondes de leur psyché.

170

Fig. 11. – Anonyme, « Je vais te tromper avec Paul… »


Despreaux, « À travers les livres que nous lisons », La Vie parisienne, no 5, 1938, p. 132.
Bibliothèque nationale de France, département Philosophie, histoire, sciences de
l’homme, FOL-LC13-81, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k12545979/f20.item.
© Gallica/BnF.

50. Hopkins, 2020b.


Sténographe, sismographe et autres machines à lire les pensées

171

Fig. 12. – Jean Bruller, « En toute campagne de publicité,


il faut partir de données réalistes sur la nature humaine »
André Maurois, « La Machine à lire les pensées », Marianne, no 238, 1937, p. 17.
Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JOD-127,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7650866r/f17.item. © Gallica/BnF.

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Fleur Hopkins-Lof éron

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Vitoux Georges, Les Rayons X et la photographie de l’invisible, Paris,
Chamuel, 1896.
Fleur Hopkins-Lof éron

Filmographie

Žižek Slavoj, Fiennes Sophie, The Pervert’s Guide to Ideology. What is


Ideology?, Zeitgeist Films, 2015.

L’ autrice
Fleur Hopkins-Lof éron est actuellement postdoctorante au sein de l’UMR CNRS
THALIM. Dans ce cadre, elle explore la diffusion du fakirisme dans les arts du
spectacle et la culture médiatique française du début du xxe siècle. Elle a consa-
cré sa thèse de doctorat au mouvement méconnu du merveilleux-scientifique
français et, dans le cadre d’ une résidence de deux ans en tant que chercheure
associée au département des sciences et des techniques de la Bibliothèque
nationale de France, a été commissaire de l’ exposition « Le merveilleux-scientifique.
Une science-fiction à la française » en 2019.

176
Tracer le parcours d’un objet
scientifique avec les procès-verbaux
et les bases instruments
du Bureau des longitudes
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Résumé
Les procès-verbaux du Bureau des longitudes, petite académie des sciences 177
astronomiques qui existe depuis la fin du xviiie siècle, nourrissent une réflexion
commune pour contribuer à mieux saisir la matérialité des savoirs. Ils permettent
d’ écrire une histoire ou plutôt des histoires des instruments scientifiques qui
font émerger des itinéraires enchevêtrés d’acteurs, pratiques, lieux et savoirs
dans leur contexte historique. Deux bases de données relatives aux instruments
mentionnés dans les procès-verbaux ont été constituées pour la période 1795-
1895. Ces nouveaux outils assistent l’historien des sciences et des techniques, et
aussi le conservateur de musée, dans la production de nouveaux savoirs, comme
en témoigne cette étude de cas qui porte sur le cercle mural construit par Fortin
en 1822 et destiné à l’ Observatoire de Paris.

Mots-clés
Bureau des longitudes, instrument scientifique, base de données, fin xviiie siècle,
début xixe siècle, Nicolas Fortin

” Martina Schiavon, Frédéric Soulu, « Tracer le parcours d’ un objet scientifique avec les
procès-verbaux et les bases instruments du Bureau des longitudes », Artefact, no 17,
2022, p. 177-216.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Tracking Down the Itinerary of a


Scientific Object through the Minutes
and the Data of Instruments of the
Bureau des longitudes
Abstract
The minutes of the Bureau des longitudes, a small academy of astronomical
sciences that has existed since the end of the eighteenth century, make it
possible to write a history, or rather histories, of scientific instruments. These
sources bring to light the intertwined itineraries of actors, practices, places and
knowledge in their historical context. Two databases relating to the instruments
mentioned in the minutes have been set up for the period 1795-1895. These
new tools assist the historian of science and technology in the production of new
knowledge, as shown by our case study on the circle built by Fortin for the Paris
Observatory in 1822.
178
Keywords
Bureau des longitudes, scientific instrument, database, late eighteenth,
early nineteenth centuries, Nicolas Fortin

L
e Bureau des longitudes a été créé en 1795 et existe toujours : petite
académie des sciences astronomiques, il fut chargé de la tutelle de
l’Observatoire de Paris (1795-1854), du calcul et de l’édition des
éphémérides. Les premières années de l’institution ont été étudiées en par-
ticulier à travers le prisme de ses relations avec l’Observatoire de Paris : par
Danièle Fauque au début des années 19901, par Suzanne Débarbat pour
le colloque « Observatoire et patrimoine astronomique français » en 20012
et par Jean-Marie Feurtet dans sa thèse de 20053. Françoise Le Guet-Tully
a décrit la résistance des membres du Bureau « à l’emprise de Le Verrier »

1. Fauque, 1991.
2. Débarbat, 2005.
3. Feurtet, 2005.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

entre 1854 et les grandes réformes de l’astronomie française du milieu des


années 18704. Le projet de recherche « Le Bureau des longitudes (1795-
1932) : de la Révolution française à la Troisième République », soutenu par
l’Agence nationale de la recherche (2016-2022), a permis d’approfondir
l’enquête sur la longue durée, sur ses membres ou ses pratiques et de la
conduire jusqu’au niveau international5. L’étude et la valorisation des procès-
verbaux de rencontres régulières des membres du Bureau des longitudes ont
été placées au cœur du projet de recherche : leur numérisation, leur mise en
ligne et la mise à disposition de leur transcription en constituent l’assise. Un
écosystème numérique a été réalisé pour accompagner le projet : création
de bases de données prosopographiques et instrumentales, une rubrique de
focus thématiques, une galerie virtuelle, la réédition d’études anciennes, etc.
Les procès-verbaux du Bureau des longitudes offrent un corpus rare
pour l’étude de la culture matérielle de cette institution6. Nous nous
sommes particulièrement intéressés dans cette perspective à l’instru-
ment scientifique. En France, dès 1953, Maurice Daumas s’affranchis-
sait de son maître Gaston Bachelard, pour lequel l’instrument n’était que
l’expression matérielle d’une théorie, en posant que « pour autant que 179
l’instrument ait été conçu sur des données théoriques, son invention n’a
été véritablement achevée que lorsqu’un ouvrier eut réussi à lui donner
sa forme matérielle7 ». S’appuyant sur les collections d’instruments des
musées européens d’histoire des sciences créés dans la première moitié
du xxe siècle, Daumas souhaitait « montrer la réalité historique » de leur
production et « introduire l’exposé des impératifs techniques et sociaux
s’exerçant sur les constructeurs des appareils […] afin de comprendre les
contraintes matérielles agissant sur les sciences elles-mêmes8 ». Depuis les
années 1990, des historiens, et tout particulièrement ceux d’entre eux

4. Le Guet-Tully, 2011, 2005.


5. Se référer au livre-programme du projet de recherche : Schiavon, Rollet, 2017. Une liste biogra-
phique plus complète relative à l’histoire du Bureau des longitudes peut être consultée sur le site des
procès-verbaux du Bureau : http://bdl.ahp-numerique.fr/source-bibliographie. Voir aussi le site du
projet : https://histbdl.hypotheses.org/a-propos.
6. Sur ces études nous renvoyons le lecteur à la synthèse historiographique contenue dans l’ouvrage
de Jean-François Bert et Jérôme Lamy et à l’étude systématique sur le temps long des « techniques
intellectuelles » proposée par Françoise Waquet. Voir Bert, Lamy, 2021 ; Waquet, 2015.
7. Daumas, 1953, p. 3.
8. Turner, 2001, p. 24.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

en contact avec des collections muséales, ont développé cette approche9.


Dans cette perspective méthodologique, nous avons saisi les instruments
pour faire émerger des itinéraires enchevêtrés d’acteurs, pratiques, lieux
et savoirs dans leur contexte historique. L’anthropologie sociale, par les
travaux d’Arjun Appadurai dans les années 198010, ou plus récemment en
France de Thierry Bonnot11, a conceptualisé la biographie d’objet12, qui
constitue « comme un détour pour révéler justement tout ce qui est dis-
simulé, caché derrière l’exercice de la raison scientifique et technique13 ».
Dans la suite, nous examinerons tout d’abord les différents motifs pour
lesquels le Bureau des longitudes se saisit de l’instrument au cours du
xixe siècle. Nous présenterons ensuite comment les mentions d’instru-
ments dans les procès-verbaux nous permettent de suivre certains d’entre
eux et de reconstruire ainsi des parcours d’objets. Enfin, nous illustrerons
cette approche matérielle de la construction des savoirs à travers une étude
de cas qui porte sur le cercle mural construit par Nicolas Fortin dès 1816
et destiné à l’Observatoire de Paris.

180 Le Bureau des longitudes et la question


des instruments (1795-1932)
En charge de l’Observatoire de Paris et du développement des observatoires
provinciaux français entre 1795 et la réforme de 1854, les membres du
Bureau des longitudes gèrent la circulation d’une partie des instruments
astronomiques. Analysant l’articulation de la production des connaissances
avec les politiques techniques, Jérôme Lamy avait proposé d’inscrire cette
période dans ce qu’il définit comme un régime de savoirs « bureaucra-
tiques14 » : le Bureau serait ainsi « l’organe principal de la gestion du capi-
tal technique des observatoires astronomiques15 ». Cette place a été acquise

9. Pour un bilan bibliographique de cette période, voir Taub, 2011.


10. Appadurai, 1986.
11. Bonnot, 2002.
12. Pour un historique de l’apparition de ce concept : Hoskins, 2006.
13. Bensaude-Vincent, 2012, p. 592.
14. Le régime de savoirs « bureaucratiques » ou officiel (office), définit plus tard comme régime de
savoirs régulatoire est caractérisé par l’« articulation, entre l’action de gouverner et des compétences
savantes mobilisées précisément à cette fin ». Lamy, 2017.
15. Lamy, 2007, p. 175.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

lors de sa création, car les instruments constituent une part importante des
préoccupations des représentants de l’État français. Dans le contexte des
tensions avec les puissances européennes opposées à la Révolution française,
et en particulier avec la Grande-Bretagne, mais aussi dans la perspective de
donner « les moyens de prospérité » à la République et de réformer l’ins-
truction publique, l’abbé Henri Jean Baptiste Grégoire (1750-1831), dans
son rapport à la Convention nationale du 7 messidor an III, propose de
confier au Bureau des longitudes la tâche de vérifier les instruments destinés
à la marine, mais aussi de constituer des ateliers d’optique à Brest. Une des
matières premières, le verre flint, pourrait être saisie par des prises de mer
sur des navires anglais16.
L’abbé Grégoire se soucie de l’état de certains instruments français qui
ont été abîmés par le « vandalisme », comme le gnomon de Tonnerre17.
Il suggère que le Bureau se charge de leur remise en état et demande la
construction d’un nouveau grand télescope sur le modèle de ceux de
Wilhelm Herschel (1738-1822). Ces diverses intentions furent traduites
dans une loi, datée du même jour. Dès l’article 2 de la loi de création du
Bureau des longitudes, le législateur énonce : « ART. 2. Il aura dans son 181
attribution : l’Observatoire de Paris et celui de la ci-devant École militaire,
les logements qui y sont attachés et tous les instruments d’Astronomie qui
appartiennent à la Nation18. »
L’ article 14 confie au Bureau des longitudes un budget annuel de
« 12 000 livres pour l’entretien des instruments, les frais de bureau et autres
dépenses courantes19 ». À ces fins, l’article 8 prévoit la présence au sein du
Bureau d’un « artiste20 pour les instruments astronomiques », poste confié à
Noël Simon Caroché (1740-1813), qui doit devenir « le Herschel français21 ».
Le 21 octobre 1814, sous la Restauration, une ordonnance royale trans-
forme le siège d’artiste du Bureau en trois postes d’artistes adjoints à
« savoir : un ingénieur en instruments d’astronomie, un horloger fabricant
de garde-temps ou montres marines, un opticien », avec le même rang que

16. République française, 1909, p. 10-12.


17. Grégoire, 1794, p. 11.
18. République française, 1909, p. 16.
19. République française, 1909, p. 18.
20. Dans le sens latin du mot « ars », celui qui pratique un métier.
21. Feurtet, 2010.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

les astronomes adjoints22. Étienne Lenoir (1744-1832), Abraham Louis


Breguet (1747-1823) et Jean Noël Lerebours (1762-1840) sont les pre-
miers à occuper ces nouvelles fonctions23. Ce ne sont donc pas seulement
des observatoires qui bénéficient de la gestion du capital technique par le
Bureau des longitudes, mais aussi la marine, dont le test des chronomètres,
par exemple, est assuré par moments par l’institution. Enfin, mentionnons
les voyageurs, civils et militaires, qui s’initient aux techniques astronomiques
de géodésie et calibrent leurs instruments sur l’Observatoire.
Une rupture s’opère en 1854 lorsque l’Observatoire de Paris est retiré des
prérogatives du Bureau des longitudes ; une seconde période s’ouvre alors,
qui dure jusqu’en 1875. Le rapport préliminaire de 1853 souhaite éloigner
les membres du Bureau des affaires matérielles de l’astronomie française en
les confinant aux aspects théoriques et aux calculs des éphémérides. Ceux-ci
ne disposent plus des instruments restés à l’Observatoire. Les membres du
Bureau assurent cependant une surveillance du développement et des per-
formances des instruments mis en service à travers l’Europe ou présentés lors
d’expositions universelles. Ils assurent encore la diffusion et la comparaison
182 des étalons du système métrique, avant que ces tâches ne soient confiées à
une autre institution spécifique24. Lors de la réorganisation de l’astronomie
française au début de la Troisième République, un nouveau décret, publié le
15 mars 1874, réaffirme les attributions historiques du Bureau, dont l’amé-
lioration de la construction des instruments astronomiques. Il lui donne
un rôle amplifié dans la conduite de missions de géodésie, de physique
du Globe ou d’astronomie. Il apporte, en outre, une nouveauté dans son
article 3 sur les rapports entre le Bureau et les voyageurs sur terre et mer :
« ART. 3. Le Bureau des longitudes assure, dans la mesure de ses ressources,
aux voyageurs, aux géographes et aux marins qui réclament son concours, la
préparation scientifique nécessaire pour l’accomplissement de leur mission,
ainsi que l’étude et la vérification de leurs instruments25. »
Ces réformes trouvent leur origine dans les propositions d’Hervé Faye (1814-
1902) pour redynamiser la géodésie française au début des années 186026.

22. République française, 1909, p. 28.


23. Bureau des longitudes, 1815.
24. Fellag Ariouet, 2021.
25. République française, 1909, p. 65.
26. « Procès-verbal de la séance du 16 juillet 1862 », procès-verbaux du Bureau des longitudes (ci-
après PV), http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/10290, consulté le 16 juin 2021 ; Schiavon, 2014.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

Le premier achat est un cercle méridien portatif de Jean Brunner (1804-


1862). Les acquisitions régulières d’instruments se poursuivent au cours
des ans grâce aux reliquats du budget annuel ; une collection, sur laquelle
veille jalousement Antoine Yvon Villarceau (1813-1883), se constitue pro-
gressivement. Des inventaires réguliers sont faits dans le dernier quart du
xxe siècle et plusieurs membres sont successivement chargés de la conserva-
tion de cette collection, dont Abraham Louis Breguet (1804-1883), Félix
Tisserand (1845-1896), Émile Brunner (1834-1895). L’inventaire de 1884
fait état de cinquante objets27. Certains de ces instruments sont mobilisés
par les membres enseignants pour des démonstrations de cours, comme le
montre le cas de Faye à l’École polytechnique.
Dans le dernier quart du xixe siècle, les membres du Bureau sont sollicités
pour créer, outiller et animer des observatoires astronomiques. À l’observa-
toire parisien de Montsouris avec les ministères de la Guerre et de la Marine,
puis celui d’Alger, ils soutiennent la politique impériale de la France28. Ils
accompagnent la création de l’observatoire de Nice, financé par le mécène
Raphaël Bischoffsheim (1823-1906)29. Dans cette période, les services tech-
niques de la guerre et de la marine sont en relation directe avec les membres 183
du Bureau. L’introduction de membres nommés en service extraordinaire,
venus du Service géographique de l’armée, du Service hydrographique de la
marine et du service du nivellement du ministère des Travaux publics, par
le décret du 14 mars 1890, est motivée par le rôle du Bureau comme espace
d’échanges « des progrès de la science » et par la nécessité de diffuser au sein
de ces services leurs « conséquences techniques30 ».
Si les textes législatifs et réglementaires définissent un cadre d’attentes
de la part des représentants de l’État pendant la période, les membres du
Bureau investissent complètement le domaine des possibles ainsi défini. Ils
prennent la charge de nombreuses missions en lien avec l’instrumentation
au cours de la période étudiée. Les procès-verbaux des séances restent, même
sous leur forme dépouillée de compte rendu administratif, une source de
première importance pour étudier les instruments scientifiques dans les

27. Inventaire réalisé en décembre 1884 par Félix Tisserand. Voir PV du 25 juin 1884, 17 septembre
1884, 17 décembre 1884, 24 décembre 1884. L’inventaire figure dans les archives du Bureau des
longitudes en cours de classement (boîte 2014).
28. Boistel, 2010 ; Soulu, 2018.
29. Le Guet-Tully, 2005 ; Le Guet-Tully, Davoigneau, 2021.
30. République française, 1909, p. 73.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

multiples domaines d’intervention des membres du Bureau : astronomie,


géodésie, unification des systèmes de poids et mesures, organisation des
voyages scientifiques, suivi et rapports des expositions nationales et inter-
nationales de l’industrie, veille technique dans le cadre de la compétition
avec l’étranger, par exemple dans le domaine du développement de l’ins-
trumentation comme le verre optique ou les machines à diviser les cercles.
Les membres du Bureau reçoivent aussi régulièrement, tout au long du
siècle, des lettres d’inventeurs isolés, civils et militaires, qui présentent à
leur expertise de nombreux projets, maquettes, instruments. Les membres
du Bureau, conscients de la fonction des instruments, les affichent comme
manifestation publique de leur activité dans les décorations des bâtiments
qu’ils occupent à l’Observatoire de Paris au début du xixe siècle31 ou lors
d’expositions universelles à Paris à la fin de ce même siècle32. Les artistes
restent représentés parmi les membres du Bureau pendant tout le siècle
malgré les différentes réformes.

Des mentions aux parcours


184 d’instruments
Les publications scientifiques ne révèlent que peu de choses du rapport,
y compris physique, du savant avec ses instruments, ou de ses négocia-
tions avec fabricant et financeur. Peu de fonds d’archives de constructeurs
d’instruments scientifiques existent, et l’historien qui s’attache à ces pro-
blématiques des « sciences en production » ou en pratique doit « brasser du
papier » à travers de nombreux fonds. Aussi, les procès-verbaux du Bureau
des longitudes, en raison des missions mêmes de cette institution, de sa
composition et de son évolution, offrent un corpus rare pour l’étude des
instruments d’une partie de l’activité scientifique française sur la longue
durée (1795-1932). Cette étude fait le choix d’une granularité fine de
l’analyse à travers chaque mention d’instrument. Notre attention se porte

31. Les instruments sont aussi mis en exergue lors de la création et de la décoration de l’amphi-
théâtre destiné aux cours du Bureau des longitudes donnés par François Arago (1786-1853) à
l’Observatoire : « Dans les médaillons situés à droite et à gauche du tableau noir, on représentera les
principaux instruments d’astronomie et de marine. Le plafond offrira une carte de la lune. » PV du
mercredi 3 février 1841 », http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/2540, consulté le 16 juin 2021.
32. Ainsi, par exemple, lors de l’Exposition universelle de 1889 : « M. Bouquet de la Grye a montré
mercredi dernier à l’Exposition les instruments du Bureau à M. le Président de la République. »
PV du 10 juillet 1889, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/4343, consulté le 16 juin 2021.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

sur des instruments scientifiques physiques, des individus ou des collectifs,


ayant existés et pouvant être désignés. Nous écartons donc de l’analyse les
mentions dans lesquelles le nom de l’instrument est utilisé à la place d’une
grandeur physique, « le thermomètre » pour la température par exemple,
ou pour une désignation générique comme « les gravimètres ». Devant
l’importance du corpus, près de trois millions de mots, et l’ampleur de la
période considérée, le recours aux outils numériques s’est imposé.

Définir l’instrument scientifique


Quelle définition opérationnelle peut-on donner de l’instrument scien-
tifique afin d’analyser notre corpus d’archives de façon systématique ? La
question de la définition d’un instrument scientifique n’est pas nouvelle.
Cependant, l’historiographie récente, qui s’appuie davantage sur l’expé-
rience patrimoniale, offre de nouvelles perspectives qui se proposent de saisir
toutes les dimensions possibles d’un instrument scientifique : techniques,
sociales et économiques33. Or, les humanités numériques nous forcent à
limiter les concepts que nous mobilisons en histoire, à poser des limites là
185
où nous préférons des zones grises. Les frontières implicites que nous mobi-
lisons sont souvent poreuses et mobiles afin de rendre plus opérationnel
l’échange avec d’autres chercheurs ou pour croiser d’autres corpus.
Pour chercher cette définition opérationnelle de la notion d’instrument
scientifique, nous avons parcouru rapidement la période 1795-1932, réa-
lisé des tests sur des années de « carottage » et vérifié sa stabilité. Sur cette
période, une définition extensive de ce qu’est un instrument pourrait se
formuler ainsi : un instrument scientifique est un objet, ou un appareil,
mobilisé dans un processus de construction de savoirs scientifiques (par
l’observation, l’expérimentation ou le calcul).
Cette définition permet de tenir compte de la complexité de certains appa-
reils en tant qu’ensemble d’éléments constituant un tout et concourant à
un même but. La définition intègre les objets liés entre eux, instruments
que certains décrivent comme des assemblages34. Par exemple, mires, piliers

33. Schechner, 2015 ; Taub, 2011 ; Warner, 1990.


34. Belteki, 2019.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

ou coupoles sont inclus35. Ce choix correspond par ailleurs à la façon dont


les membres du Bureau conçoivent la recherche instrumentale. Ainsi, dans
le procès-verbal de la réunion du 15 septembre 1886, lorsque les membres
du Bureau demandent à Otto Wilhelm von Struve (1819-1905), directeur
de l’observatoire russe de Poulkovo (et présent à la réunion), ce qu’il pense
de « la grande lunette de Nice » en cours de construction et qu’il a visitée
quelques jours plus tôt, Struve évoque tour à tour l’objectif, la monture,
le pilier, l’éclairage, la coupole, etc.36. En outre, et afin de pouvoir tracer la
dynamique de ces objets et leur évolution au cours du temps, les mentions
d’« échantillon » ou de « bloc de matière » ont été assimilées à des instru-
ments en émergence : ce choix permet de prendre en considération les
circulations de matériaux souvent rares et précieux mobilisés pour les ins-
truments. Le Bureau des longitudes s’est, en effet, beaucoup intéressé à la
fabrication du verre pour les lentilles astronomiques ou à l’achat de platine
pour les miroirs, les cercles gradués ou les étalons du système métrique, des
facteurs qui peuvent donc être pris en considération.
Malgré cette notion très ouverte d’instrument scientifique, les tables
186 astronomiques ou de calcul ont été écartées du corpus, ce qui représente
un choix discutable. Plusieurs objets ont des fonctions et des usages très
proches des tables. Comme le remarque Jim Bennett, le statut d’une
table demeure ambigu jusqu’au début du xviie siècle37. Ces objets se
retrouvent ensuite dans des catégories différentes des inventaires : tables
dans les bibliothèques, abaques, rouleaux et règles à calcul dans les ins-
truments38. Nous avons donc adopté cette position quant à ces imprimés.
Cependant, ces distinctions se brouillent ponctuellement, y compris à la
fin du xixe siècle. Ainsi, par exemple, en 1895, une mission géomagnétique
est organisée par le Bureau des longitudes pour mettre à jour les cartes
magnétiques globales. Elle est financée sur les crédits de l’Exposition uni-

35. Ces instruments ont fait l’objet de travaux sur la période considérée, qui ont montré la continuité
mobilier – immobilier au regard de certains instruments de précision de l’astronomie du xixe siècle.
Le Guet-Tully, Davoigneau, 2005.
36. PV du 15 septembre 1886, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/4160, consulté le 23 juin 2021.
37. Bennett, 2011.
38. Une illustration de ce constat peut être trouvée dans « L’inventaire général et sommaire des
manuscrits de la bibliothèque de l’Observatoire de Paris » publié en 1895 par Bigourdan. Les
nombreuses tables planétaires de l’Observatoire sont présentes dans l’inventaire des manuscrits,
ainsi qu’une « machine uranographique ». Celle-ci se situe dans la dernière section de l’inventaire
consacrée aux instruments anciens du musée. Bigourdan, 1895.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

verselle de 1900 et le Bureau demande quelques instruments au ministère


de la Marine afin de compléter l’équipement de la mission. Dans la liste
transmise, qui figure dans les procès-verbaux du Bureau des longitudes39, on
trouve dans la colonne « Instruments et matériel à demander à titre de prêt
au Département de la Marine », « Une boussole d’inclinaison et d’intensité »
ou « 1 Journal des chronomètres – 1 Journal météorologique ». Ces cahiers,
assimilés ici à des instruments, étaient standardisés et imprimés par les ser-
vices hydrographiques de la marine et certains exemplaires subsistent dans
différents fonds d’archives de missions.

Le parcours d’un instrument


Suivre les mentions d’un instrument au fil des procès-verbaux nous permet
de saisir « des usages variés, des pratiques différentes, des processus distincts
que l’histoire matérielle doit pouvoir recomposer40 ». L’approche historique
que nous adoptons passe par l’examen individuel des contextes de mention
de l’instrument. Nous avons cherché à modéliser les contextes d’interaction
entre les membres du Bureau des longitudes et les instruments. Ces interac-
tions ont été définies sous le terme d’« attachement » à la suite des travaux 187
anthropologiques de Bonnot41. Dans le cas de notre base de données, la
succession, au cours du temps, des intentions et des actions d’humains
vis-à-vis d’un objet jalonnent le parcours des instruments. Un vocabulaire
de vingt-huit mots, construit empiriquement par échantillonnage sur toute
la période du corpus, a été défini. Il est l’objet d’un dictionnaire en ligne42
et sert de fondement à la qualification empirique, sur la base du texte du
document d’archive et du contexte de mention de l’instrument : achat,
budgétisation, cession, commande, comparaison, concours, conservation,
construction, contrôle, coût, destruction, échange, essai, étude, formation,
installation, inventaire, livraison, modification, observation, paiement,
perte, popularisation, présentation, prêt, publication, réparation, transfert.

39. « [Projet de construction des nouvelles cartes magnétiques du globe] », PV du 8 mars 1895,
http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/4694, consulté le 24 juin 2021.
40. Bert, Lamy, 2021, p. 187.
41. Bonnot, 2014.
42. Guide d’utilisation de la base de données des mentions d’instruments, http://bdl.ahp-numerique.fr/
guide-liste-instruments-mentions.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Nous appuyant sur la théorie de l’acteur-réseau, nous avons modélisé l’en-


gagement de l’instrument-actant par les acteurs-membres du Bureau des
longitudes ou les acteurs-fabricants43. Ce travail est réalisé pour chaque
mention. Les variations dans le temps du réseau constitué autour d’un
même instrument, comme le comportement d’acteur, membres du Bureau
des longitudes ou fabricants, sont autant de possibilités offertes à l’analyse.
Une des ambitions de la recherche était de pouvoir appréhender les usages
d’instruments par le Bureau des longitudes en fonction de ses différents
domaines de compétences, parmi lesquels l’astronomie et les sciences de
la Terre. Le xixe siècle voit l’émergence lente et asynchrone de disciplines
comme la géophysique, l’astrophysique ou même la météorologie, qui
étaient pratiquées dans les observatoires et que l’historiographie a appelé
« sciences de l’observatoire44 ». Une indexation disciplinaire des instruments
paraissait donc peu pertinente et partiellement anachronique. Dès lors, nous
avons adopté les conclusions tirées par Jérôme Lamy et Sébastien Plutniak
de leur analyse des usages de la verrerie dans un laboratoire de biologie :
« Reprenant à notre compte certains acquis de la technologie culturelle,
188 nous avançons que, si la forme et le fonctionnement des artefacts bornent
et déterminent le cadre possible de l’action, ce sont les règles, qui relèvent de
la fonction des artefacts et qui leur sont assignées extrinsèquement, qui font
agir45. » Si la biographie est ici, métaphoriquement, appliquée aux objets
scientifiques et techniques, nous gardons à l’esprit les critiques faites au
genre biographique. Suivons l’instrument en action, en situation, dans l’es-
pace, par rapport aux autres instruments, et analysons ce qu’il nous montre
des acteurs qui le mobilisent et la science qu’ils produisent. N’est-ce pas là
l’agentivité des instruments scientifiques saisis par l’historien des sciences ?

Construire les « données »


Pour rendre possible l’étude de la culture matérielle dans le temps long du
Bureau des longitudes à travers cet important corpus des procès-verbaux,
nous avons construit plusieurs bases de données. Plusieurs programmes de

43. Bert, Lamy, 2021, p. 185.


44. Forgé par un groupe de chercheurs francophones d’une Action concertée incitative (ACI) en
histoire des sciences au milieu des années 2000, il apparaît dans l’ouvrage The Heavens on Earth
sous la forme de « techniques de l’observatoire » dans un premier temps. Aubin, Bigg, Sibum, 2010.
45. Lamy, Plutniak, 2016, p. 744.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

recherche ambitieux en humanités numériques portant sur les instruments


scientifiques sont actuellement menés à l’étranger46. Disposant de moyens
humains et matériels limités, nous avons concentré nos efforts sur la consti-
tution de deux bases de données extraites des procès-verbaux du Bureau des
longitudes. Nous nous sommes proposés de réaliser tout à la fois des analyses
quantitatives sur les milliers de citations d’instruments, ainsi que des études
qualitatives, afin de suivre un instrument dans le temps – pour certains
d’entre eux tout au moins. L’une des bases créées porte sur les « mentions
d’instruments » scientifiques dans les procès-verbaux ; l’autre, dérivée de la
première, documente les principaux « instruments » mentionnés. Par ail-
leurs, quand cela est possible, cette deuxième base donne des informations
sur les collections patrimoniales dans lesquelles les instruments sont conser-
vés aujourd’hui. Les structures des bases ont été conçues avec l’intention de
prendre en considération la culture matérielle des historiens des sciences
ainsi que leurs questions posées. Notre objectif était aussi de produire un
outil exploitable par d’autres utilisateurs, comme les amateurs, les ensei-
gnants, les conservateurs ou tout public éclairé. Les bases essaient ainsi de
respecter le vocabulaire contenu dans les documents originaux, par exemple
pour les noms des objets ou des lieux. L’enjeu ici est de ne pas contribuer à 189
une simplification des objets par le recours à des catégories implicites, mais
de préserver les informations contextuelles portées par les mots, de « mieux
prendre en compte la complexité des sources47 ».
La construction de ces bases est passée par un travail collaboratif entre les
concepteurs – chercheurs et informaticiens – et les utilisateurs. Elle nous a
aussi obligé de circonscrire nos objets et concepts. La construction de la base
de données passe par la lecture exhaustive des procès-verbaux des réunions
du Bureau des longitudes pour en extraire les mentions d’instruments.
Afin de s’assurer d’une certaine homogénéité dans le processus, nous avons
établi une règle d’extraction fondée sur les principes exposés précédem-
ment : « Un instrument est un objet ou un appareil (au sens d’ensemble
d’éléments) ayant un usage scientifique, ou technique à finalité scienti-
fique, et ayant une existence historique, individuée. » Dans cet exemple :

46. Citons les travaux de Jean-François Gauvin et ses collaborateurs avec l’outil « Waywiser » de la
collection de l’université de Harvard. Sainte-Marie, Gauvin, Larivière, 2017. Citons également le
projet « Tools of Knowledge » coordonné par Liba Taub et qui porte sur la fabrication et le commerce
des instruments scientifiques entre 1550 et 1914 en Grande-Bretagne.
47. Karila-Cohen, Lemercier, Rosé, Zalc, 2018, p. 776.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

« La pendule a marché pendant cinq mois indiquant le temps absolu ; les


divergences, accumulées pendant ces 150 jours, n’ont pas dépassé 0s,2 ;
quand on les corrigeait de l’influence du baromètre48 », une seule mention
d’instrument a été intégrée dans la base de données : « la pendule », avec
l’attachement « contrôle ». Le « baromètre » n’est en effet pas ici un ins-
trument ayant exercé une influence sur la marche de la pendule, mais est
employé pour évoquer les variations de la pression atmosphérique. Une
donnée dans notre base est définie par le couple « mention d’instrument
– attachement » et la mention est donc unique si le contexte de mention,
« l’attachement », ne change pas.
L’extraction de la mention d’instrument respecte la langue de la source. La
base principale des « mentions d’instrument » permet de suivre les multiples
formes de désignation d’un même objet au cours des séances et des années.
De façon identique, la localisation indexée à la mention d’instrument, c’est-
à-dire le lieu où se trouve l’instrument au moment de sa mention, respecte
la forme de la source et une forme contemporaine est parallèlement indi-
quée (exemple : Koenigsberg, Kaliningrad). La désignation dans la seconde
190 base, celle des « instruments », est la forme la plus communément admise.
Nous avons indexé les mentions d’instrument par une description de leur
fonction basée sur le thésaurus développé par le Service de l’inventaire géné-
ral du ministère de la Culture49. Dans le procès-verbal du 17 thermidor
an III, il est indiqué : « Le C. Caroché s’occupe à mettre en état un petit
quart de cercle meilleur que celui avec lequel on prenait les hauteurs corres-
pondantes à l’Observatoire […] ». À la mention « petit quart de cercle » est
apposée la fonction définie par l’arborescence « instrument ou objet péda-
gogique ou scientifique ; instrument de mesure ; instrument de mesure des
angles ; instrument astrométrique », en rapport avec l’indication que l’ins-
trument sert, à ce moment-là, à la mesure des hauteurs correspondantes.
Le choix a été fait d’intégrer cette description fonctionnelle dans la base des
« mentions d’instrument », et non dans la base « instrument », afin de rendre
mieux compte des usages multiples de certains instruments. Ainsi, le quart
de cercle de notre exemple pourrait avoir été utilisé, plus tard, pour faire
un relèvement cartographique. La description fonctionnelle aurait alors été
définie par : « instrument ou objet pédagogique ou scientifique ; instrument

48. PV du 11 mars 1896.


49. Vergain, 2014.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

de mesure ; instrument de mesure des angles ; instrument de mesure des


angles pour lever des plans ». Cette construction de la donnée permet d’in-
terroger la base à travers des familles d’instruments définies par le thésau-
rus50. Chaque extraction conduit à la construction d’une donnée dans la
base « mention d’instrument ». Cette donnée est définie par un ensemble de
métadonnées qui ont pour ambition de répondre aux questions posées par
l’historien des sciences et des techniques (Fig. 1).

191

Fig. 1. – Les métadonnées « mention d’instrument »

Ces métadonnées sont renseignées soit par le manuscrit, soit par le recours
à des sources extérieures. Lorsque plusieurs mentions d’instrument suc-
cessives sont identifiées comme liées à une même entité physique, un
même objet, une unité de la base instrument est produite avec ses propres
métadonnées51 (Fig. 2).

50. « Hierarchy of Subjects (124 total) », http://bdl.ahp-numerique.fr/subjects/tree.


51. À ce stade du processus, ce sont en réalité deux tableurs Calc, sur LibreOffice, qui ont été réalisés.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Fig. 2. – Les métadonnées « instrument »


192
Les tables de données52 « mentions d’instrument » et « instruments » ont
été ensuite transformées en bases de données relationnelles53. Les relations
entre les données des diverses bases de l’ensemble du projet sont pour le
moment simple54. Ce modèle pourrait être étendu. Une « mention d’ins-
trument » peut faire référence à un « instrument » et est toujours une partie
d’un « procès-verbal ». Elle peut aussi faire référence de façon secondaire à
un « instrument », par exemple si le procès-verbal évoque la cabane d’une
lunette : la mention fait référence à la cabane, et de façon secondaire à
la lunette. Enfin, un « instrument » peut être une partie d’un autre « ins-
trument » : la lunette d’un quart de cercle par exemple. Ces bases mises
en relation sont ensuite injectées dans OmekaClassic55 qui sert d’interface
avec l’utilisateur pour l’ensemble du projet de recherche. Des discussions

52. Ces tables ont été réalisées avec le tableur Calc sur LibreOffice.
53. Cette étape a été réalisée par Pierre Willaime, en lien avec Pierre Couchet, ingénieurs CNRS
aux archives Henri Poincaré.
54. Base des transcriptions de procès-verbaux, base des membres du Bureau des longitudes, base
des personnes citées dans les procès-verbaux, base des mentions d’instrument, base des instruments.
55. Omeka est un logiciel libre de gestion de bibliothèque numérique (CMS). L’outil est développé
par le Center for History and New Media de l’université George-Mason qui est aussi à l’origine du
logiciel de gestion bibliographique Zotero.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

en équipe ont été nécessaires pour aligner les métadonnées imaginées pour
le projet avec les standards proposés par OmekaClassic, essentiellement
ceux du DublinCore, quand cela était possible.
Le contrat de recherche qui finançait la réalisation des bases de données
s’étant achevé en juillet 2021, seuls les procès-verbaux de 1795 à 1895
ont pu être traités, soit environ 1,7 millions de mots. Nous avons relevé
5 500 mentions d’instruments. Ces mentions ont généré une liste de sept
cent quatre-vingt-quatre objets. Nous avons par ailleurs rencontré, sur la
durée de projet, le problème de l’homogénéité du processus d’extraction :
si la règle d’extraction est une garantie, un cap, elle n’évite pas les erreurs
ponctuelles d’inattention ou d’interprétation. Les parcours individuels
d’instruments extraits de la base objets doivent donc être utilisés prudem-
ment, ce qui est permis par les liens systématiques entre les mentions d’ins-
trument et les procès-verbaux transcrits et numérisés56 (Fig. 3). Le parcours
individuel d’instrument produit peut néanmoins être considéré comme
une base substantielle pour le travail d’analyse historique à conduire.

193

Fig. 3. – Parcours d’ un télescope de Caroché à travers les procès-verbaux

56. Les tables originales sont disponibles en téléchargement sur le site du projet : http://bdl.
ahp-numerique.fr/. Elles peuvent être analysées avec d’autres outils de type R.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Une étude de cas. Le cercle mural Fortin


Dans cette section, nous allons présenter une étude de cas à partir des
procès-verbaux et des bases instruments afin de considérer comment elles
peuvent nous guider dans l’analyse et la compréhension du contexte his-
torique ainsi que dans la recherche d’archives complémentaires. Notre
étude porte sur le cercle méridien fixe qui permet des observations sur le
plan méridien dans l’axe Nord-Sud57 et qui fut installé à l’Observatoire de
Paris en 1822. L’instrument se compose essentiellement de deux parties :
un cercle mural fabriqué par Jean Nicolas Fortin (1750-1831) et un dis-
positif optique dont la construction fut confiée à un autre fabricant d’ins-
truments. Nous nous sommes focalisés sur le parcours de Fortin et sur son
cercle mural. En effet, la base instrument permet de positionner ce cercle
en tête de la liste d’instruments les plus cités entre 1795 et 1895 : c’est donc
la partie de l’instrument qui a le plus occupé les membres du Bureau des
longitudes. Nous n’avons connaissance que d’un seul exemplaire du cercle
Fortin, qui est actuellement dans les réserves de l’ Observatoire de Paris.

194 Compléter le parcours de Fortin


La carrière de Fortin se déroula à un moment historique essentiel, à savoir
la transition de l’Ancien Régime à la Révolution française. Celle-ci met fin
aux guildes et aux règles de corporation très strictes qui déterminaient les
outils, les matériaux et les méthodes (au prix de la saisie de toute la produc-
tion en cas de non-respect), ainsi qu’aux privilèges de certains fabricants
« attitrés par le Roi58 ». Certains historiens attribuent à ces conditions de
travail le fait que les ateliers français, par rapport aux britanniques, étaient
généralement petits et recouraient très fréquemment à des sous-traitants59.
Le parcours de Fortin a été étudié par les historiens essentiellement sous
l’Ancien Régime ; nous savons ainsi que le fabricant s’était fait connaître
grâce à Antoine Lavoisier (1743-1794) qui avait fait l’éloge de sa machine
pneumatique, en juin 1779, devant l’Académie royale des sciences. Par
la suite, Lavoisier avait commandé à Fortin, devenu « attitré par le Roi »,
57. Sur les cercles méridiens fabriqués en France, se référer à la synthèse de Loïc Jeanson et Jean
Davoigneau dans le cadre du projet ReSeed : https://reseed.ls2n.fr/fr/valorisation/lunettes-meridiennes/.
58. Les études de Paolo Brenni ont mis en évidence ce point : dans le cas de la France, resterait
néanmoins à montrer quel fut l’importance d’être affilié à une corporation. Brenni, 2016.
59. Brenni, 2016, 2006, 1991.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

d’autres instruments plus sophistiqués, comme un gazomètre, des appa-


reils pour la combustion des huiles et pour la fermentation, ainsi qu’une
grande balance de précision60. Fortin semble avoir initialement travaillé
dans l’atelier de Lavoisier avant de s’installer rue Saint-Honoré et de s’éta-
blir, vers 1780, place de la Sorbonne, avec deux ouvriers dans son atelier61.
En 1788, le nom de Fortin figure dans la liste de vingt et un candidats qui
auraient dû être destinés, selon Jean Dominique Cassini (1748-1845), à
constituer une sorte de corporation indépendante et sélectionnée, établie
par les académiciens. Même si cette corporation ne vit jamais le jour et que
Fortin perdit le titre d’ingénieur du roi après la Révolution, le mécanicien
demeura très connu pour les améliorations de sa machine pneumatique62.
Après la Révolution, nos connaissances sur Fortin sont plus fragmentaires et
nous ne savons pas, notamment, si et comment son activité fut affectée par
le changement politique. Pourtant, la Révolution peut avoir offert de nou-
velles perspectives de développement aux fabricants d’instruments français.
En principe ceux-ci peuvent désormais produire des outils et des objets sans
contraintes, même au prix de plus de risques – liés à l’abolition des guildes.
Comme l’a observé Maurice Daumas, de nouveaux ateliers se sont effective- 195
ment développés à ce moment grâce aux commandes officielles et à l’intérêt
que les autorités prirent au perfectionnement de l’outillage scientifique et à
sa fabrication en France, ou encore avec l’instauration du système métrique
et la confection des premiers prototypes du mètre et du kilogramme63.
Les procès-verbaux du Bureau des longitudes permettent de décrire les
grandes lignes du parcours de Fortin après la Révolution. Fortin y est men-
tionné cent soixante-six fois ; la première citation dans les procès-verbaux
remonte au 7 juillet 1798 et porte sur l’élaboration des étalons provisoires du
kilogramme. Son autorité dans ce domaine est attestée par les commandes

60. Marco Beretta donne un intéressant aperçu de l’engagement des constructeurs par Lavoisier.
Voir Beretta, 2014.
61. Notons que, en 1780, l’atelier de Fortin est petit quand on le compare à celui de Jesse Ramsden
qui, à la même époque, comportait une quarantaine d’ouvriers. Beretta, 2014, p. 207.
62. Ses travaux figurent par exemple dans le Rapport du Bureau de consultation pour les arts, un
organisme créé en 1790 et qui était chargé de donner un avis au gouvernement sur les artistes qui,
« par leurs découvertes et leurs travaux dans les arts utiles », méritaient d’être encouragés par la nation.
Voir le « Rapport du Bureau de consultation, archives et manuscrits du Conservatoire national des
arts et métiers », cote 10/390. Sur le fonctionnement du Bureau de consultation pour les arts, qui
disparaît avec la Commune, se référer à Place, 1988.
63. Daumas, 1948, p. 52.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

qui lui sont attribuées, dès 1783, par la Commission des poids et mesures.
Elle fait suite aux attributions que le Bureau des longitudes s’est vu confier
à sa création dans le domaine de la diffusion du système métrique. Dans
Le Bureau des longitudes. Son histoire et ses travaux de l’origine (1795) à ce
jour, l’astronome Guillaume Bigourdan trace un inventaire de tous les ins-
truments réalisés par Fortin à la demande du Bureau des longitudes64. Les
procès-verbaux permettent de compléter les affirmations de Bigourdan. Par
exemple, alors que l’astronome écrit que, pour les poids, « les choses allèrent
moins rapidement parce que Fortin n’avait pas terminé les kilogrammes en
platine », les procès-verbaux expliquent les raisons de ce retard restituant
ainsi le contexte complexe de la fabrication de l’étalon65. Ils précisent aussi
d’autres fournitures commanditées à Fortin, ainsi que leur prix66. Ainsi, si ce
sont les constructions des étalons qui font introduire Fortin au Bureau des
longitudes, celui-ci s’investit progressivement dans la construction d’autres
instruments destinés aux grandes opérations géodésiques67.
Dans le procès-verbal d’août 1808, nous lisons que l’astronome du
Bureau des longitudes Carl Burckhardt (1773-1825), qui doit se rendre
à Buenos Aires pour mesurer un degré de latitude et deux degrés et demi
196
de longitude, demande, pour l’accompagner, un artiste « choisi parmi les
élèves de Fortin ou de Lenoir68 ». Cette pratique de se faire accompagner
par quelques ouvriers mécaniciens lors des opérations géodésiques, qui
devrait être mieux étudiée en relation à la formation des artistes, permet
alors d’affirmer que, à ce moment, l’atelier Fortin était assez réputé69. Les
64. Bigourdan, 2020.
65. Fortin avait été initialement chargé par le Bureau de travailler les blocs en platine alors que ceux-
ci étaient forgés par un certain Janetti (Giannetti), propriétaire à Marseille d’un atelier de dépuration
du métal des cloches. Les procès-verbaux identifient également trois copies du kilogramme, et une
quatrième, marquée par Fortin, qui fut retournée chez Janetti, car défectueuse. PV du 3 février 1804
et du 30 mars 1804.
66. Par exemple un micromètre et les fournitures nécessaires à outiller l’astronome Jean Baptiste
Biot (1774-1862) pour un montant de 1 515 francs. Pour Biot, alors membre associé non résident
du Bureau, Fortin réalisa aussi un cercle de seize/dix-sept pouces destiné à l’opération de mesure de
la méridienne d’Espagne dont Biot fut chargé avec François Arago (1786-1853), qui était, en 1806,
secrétaire du Bureau des longitudes. PV du 26 octobre 1806.
67. Par exemple le cercle de seize/dix-sept pouces de Fortin. Rappelons que l’opération géodésique
envisagée par le Bureau visait à prolonger une mesure d’arc de méridien, déjà commencée par Pierre
Méchain dans le Sud de la France, et qui était à la base de la définition théorique du mètre. Alder, 2005.
68. PV du 9 mars 1808.
69. La pratique d’accompagnement d’un ouvrier travaillant dans l’atelier d’un artiste reconnu est aussi
signalée par Maurice Daumas pour la mesure d’un arc de méridien entre Dunkerque et Barcelone
pour en déduire la longueur du mètre. Daumas, 1996.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

procès-verbaux attestent non seulement de la renommée grandissante de


Fortin, mais également de la concurrence de Lenoir pour la place d’artiste
du Bureau70. Le Bureau des longitudes commande à Lenoir une règle
étalon71, le cercle répétiteur de Borda72 ainsi que, sur la proposition et
l’appui de François Arago, un pied pour le grand cercle et un cercle ajouté
à un télescope. En février 1810, Arago demande aussi à Lenoir de « faire
diviser de nouveau le cercle de Fortin dont les divisions sont trop difficiles
[à lire]73 », ce qui montrerait que, selon l’astronome, Lenoir doit être consi-
déré comme le plus expert des deux constructeurs. En effet, en novembre
1814, Lenoir est élu « artiste adjoint ingénieur en instruments d’astrono-
mie » du Bureau des longitudes alors que le nom de Fortin est en deuxième
position. Après l’élection de Lenoir et à partir de 1816, les procès-verbaux
mentionnent des commandes d’instruments que Fortin réalise pour les
Britanniques, en particulier une règle destinée à mesurer un pendule et
fabriquée pour le général Sir Thomas M. Brisbane (1773-1860). Arago fait
alors l’éloge de Fortin devant les membres du Bureau : « la division est très
belle, et l’on ne peut s’y tromper d’un centième de millimètre74 ».
Quelques mois après, le Bureau des longitudes assigne à Fortin la réalisa-
197
tion d’un cercle méridien pour l’Observatoire de Paris. Si la pratique de se
faire apprécier à l’étranger et d’équiper quelques-unes des plus importantes
collections scientifiques en Europe et en Amérique du Nord n’est pas
l’exclusivité de Fortin75, il est clair qu’elle constitue une raison, pour Arago
en particulier, de designer celui qui pourrait devenir le digne candidat à
la place d’artiste du Bureau. Cette place devient de plus en plus convoitée
par les fabricants : il s’agit non seulement d’un gage de qualité pour l’ate-
lier, mais aussi une manière concrète du gouvernement de récompenser
et d’encourager une production française en instrumentation scientifique.

70. Depuis 1795 jusqu’en 1946, vingt artistes se sont succédé à cette place. Ils ne sont pas seulement
des horlogers (comme Abraham Louis Breguet), mais aussi des fabricants d’instruments de préci-
sion (tels que Noël Simon Caroché, Henri Prudence Gambey, Jules Carpentier, Amédée Jobin).
Voir Schiavon, 2016.
71. Baüer, Débarbat, 2021.
72. Daumas, 1996, p. 221.
73. PV du 21 février 1810.
74. PV du 20 mars 1816.
75. Comme l’a montré Paolo Brenni, l’Exposition de Londres de 1851 surprit les Britanniques et
fit connaître au monde les constructeurs français, parmi lesquels : les Jecker, les frères Dumotiez,
Pixii père et fils, Jean Noël Lerebours, Henry Prudence Gambey et Étienne Lenoir. Brenni, 2010.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Les procès-verbaux ouvrent de nouvelles perspectives de recherche dans


l’histoire matérielle et permettent de croiser davantage l’histoire des fabri-
cants d’instruments sur lesquels les informations fiables sont rares. Dans
le cas de Fortin, notre source s’avère particulièrement utile parce que, à
notre connaissance tout au moins, il n’a pas beaucoup publié ni laissé de
documents écrits. La littérature secondaire recense néanmoins beaucoup
d’homonymes de Fortin, dont un qui fabriqua des globes pour l’astronome
britannique John Flamsteed (1646-1719)76. Les procès-verbaux permettent
d’écarter ces homonymes, dont le fabricant des globes. Les procès-verbaux
nous renvoient aussi à d’autres archives complémentaires : le 16 juin 1822,
ils signalent que « le duc d’Angoulême a été si satisfait du superbe ouvrage
de M. Fortin […] que S.A.R. a demandé pour lui une pension et la croix de
la Légion d’honneur77 ». La recommandation de Fortin pour une pension et
le titre d’officier de la Légion d’honneur nous envoie au dossier de Nicolas
Fortin – qui fut nommé chevalier le 21 août 1822 – de la base Léonore
des Archives nationales. Ce dossier précise que Fortin est né à Heille
(il s’agit sans doute de Heilles), une commune de l’Oise dans l’actuelle région
des Hauts-de France, et qu’il est mort le 15 mai 183178. La date du décès
198 s’accorde avec le procès-verbal du 10 août 1831 dans lequel « M. Bouvard
annonce [au nom de Mlle Fortin] la mort de M. Fortin79 ». En croisant les
autres informations des procès-verbaux et d’autres bases biographiques en
ligne, on trouve que Nicolas Fortin, né en 1750, est le premier d’une fratrie
de quatre frères (Jean Baptiste, Louis et Marie Anne), fils d’un manou-
vrier, Nicolas (1725-1774), et de Marie Angélique Pillon. Le mariage de
Nicolas Fortin avec Marie Madeleine Pinson (1751-1836) donne naissance
à deux filles, dont l’une est citée dans Histoire de l’ Observatoire de Paris de
76. Il s’agit de Jean Baptiste Fortin (1740-1817), fabricant de globes, https://data.bnf.fr/fr/15321567/
jean-baptiste_fortin/. Maurice Daumas a écrit, à propos de Nicolas Fortin : « Il semble que Fortin
ait commencé sa belle carrière en construisant des globes » et il détaille le parcours « des années de
sa jeunesse » en relation aux ouvrages de Didier Robert de Vaugondy (1723-1786). Daumas, 1948,
p. 68. Cette hypothèse de Daumas, qui confond Jean Baptiste avec Nicolas, est par ailleurs reprise
par la suite. Voir par exemple le site du musée de Polytechnique : « En 1778-1779 Jean Nicolas Fortin
(1750-1831) commence sa carrière en fabriquant des globes terrestres et célestes », https://portail.
polytechnique.edu/musx/fr/jean-nicolas-fortin.
77. PV du 12 juin 1822.
78. Dossier Nicolas Fortin, Archives nationales, LH/1003/26, base de données Léonore. Une rue
honore par ailleurs Nicolas Fortin dans le village de Mouchy-la-Ville (commune de Heilles). À la
rubrique « Qualité ou grades » du dossier on lit également : « auteur du cercle mural pour les obser-
vations astronomiques », ce qui confirme qu’il s’agit ici du Fortin artiste du Bureau des longitudes.
79. Dossier Nicolas Fortin, Archives nationales, LH/1003/26, base de données Léonore.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

sa fondation à 1793, de Charles Wolf. Ce dernier écrit que « Mlle Louise


Fortin, fille ainée de Fortin, a pris la part la plus active à toutes les opé-
rations de son père. C’est elle qui fit l’étalonnage de tous les poids provi-
soires. Elle a continué jusqu’à sa mort à vérifier les nombreux étalons four-
nis par la maison Fortin80 ». Cette conclusion, reprise par d’autres récits
postérieurs81, peut être ultérieurement précisée grâce à nos sources. D’une
part, aucune des deux filles de Fortin se nommait Louise : la première,
Marie Thérèse (1781-1846), mariée avec Louis Huet, divorce de celui-ci
en mai 1815. La seconde fille de Fortin, Marie Joséphine, née en 1789,
se marie en 1820 avec Henry François Herrmann82 qui reprend l’atelier
de son beau-père après sa mort. L’atelier devient ainsi Fortin-Herrmann.
D’autre part, les procès-verbaux permettent d’affirmer que la fille majeure,
Marie Thérèse, réintègre le foyer familial à la suite du divorce83. Dans notre
souci de retrouver l’histoire matérielle des instruments, ce point n’est pas un
détail négligeable, car Fortin, comme d’autres constructeurs à ce moment,
partage atelier et maison : cet espace favorise le partage de certaines tâches
entre Fortin et les autres membres de sa famille, en particulier ses filles et
sa femme84. L’atelier est par ailleurs bien identifié dans les procès-verbaux :
il se situe dans l’ex-collège des Grassins, accordé à titre gratuit à Fortin 199
grâce à l’intervention du Bureau des longitudes85. Les procès-verbaux per-
mettent enfin de prendre acte de la bienveillance avec laquelle les membres
du Bureau des longitudes traitent leurs artistes : en février 1829, Fortin est
admis dans la catégorie « ingénieur en instruments d’astronomie ». Étant
donné son « grand âge et [s]a mauvaise santé », le Bureau arrête qu’il « sera

80. Wolf, 1902, note à la p. C. 65.


81. Voir par exemple Brenni, Turner, 2021, https://bibnum.explore.psl.eu/s/dictionarypim/
ark:/18469/1sxk6, consulté le 19 décembre 2021.
82. Le couple Marie Joséphine Fortin et Henry Ernest Herrmann ont deux fils, Louis Adolphe et
Ernest Innocent Émile. Voir : https://gw.geneanet.org/fhanot1?lang=fr&pz=francine+cecile+marie+
louise&nz=hanot&p=nicolas&n=fortin. Nous n’avons pas eu, pour le moment, la possibilité de
confronter ces informations avec les archives.
83. Selon l’usage de l’époque pour une femme divorcée et avec une fille en bas âge (nommée Marie
Blanche et née en 1810), Marie Thérèse réintègre le foyer familial en 1815. Le divorce par consen-
tement mutuel fut instauré par les révolutionnaires en septembre 1792. Il fut par la suite aboli lors
de la Restauration en 1816.
84. Sur l’importance de ces espaces dans les traditions artisanales aux xviie et xviiie siècles, voir
Schiebinger, 1987. Des études récentes ont souligné l’importance de l’espace domestique dans la
production scientifique : voir Burgos-Blondelle, Lancel, Lémonon-Waxin, 2021. Sur les savoirs
astronomiques, voir Lémonon-Waxin, 2021.
85. Voir les PV de la période 1816-1822, en particulier celui du 5 février 1834.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

considéré comme présent aux séances86 ». Nous retrouvons dans les pro-
cès-verbaux quelques traces de l’aide accordée par le Bureau des longitudes
à la famille de Fortin, privée de la maison-atelier qui leur avait été allouée.
Si la demande de la veuve octogénaire, Marie Madeleine Pinson, de pour-
suivre le versement de la modique pension attribuée à son mari juste avant
sa mort échoue87, le Bureau des longitudes parvient néanmoins, auprès du
ministre de l’Instruction publique, à accorder une indemnité annuelle de
quatre cents francs à la fille88 en dédommagement de la perte du logement
où elle vivait avec sa mère89.

La construction du cercle Fortin


d’après les procès-verbaux et les bases
Le cercle Fortin est financé par Louis Antoine d’Artois, duc d’Angoulême,
comme on le lit dans le procès-verbal d’octobre 1816 : « On rédige la lettre de
remerciement à Mgr le duc d’Angoulême pour les 12 000 francs que S.A.R.
a daigné envoyer pour le nouveau cercle90. » Quatre jours auparavant, le duc
avait visité l’Observatoire royal de Paris, en passant trois heures à découvrir
200
les instruments et à écouter les membres qui s’y étaient réunis exceptionnel-
lement pour le recevoir91. Le financement du cercle doit faire en sorte que, en
matière d’instruments, la France soit « affranchie » du recours à des « observa-
toires étrangers », et doit aussi contribuer « au progrès des Sciences92 ».
Le procès-verbal nous plonge donc dans le contexte de rivalité avec les
fabrications anglaises et dans la course à « l’innovation technique » qui
doit permettre de moderniser l’Observatoire de Paris93. Bien que Fortin
ne participe pas à la visite de l’Observatoire avec Louis Antoine d’Artois,
il est aussitôt mis au courant du projet et, dans une lettre adressée aux
membres du Bureau quelques jours plus tard, il « offre d’entreprendre le
cercle dont l’Observatoire a besoin et de faire l’exposition des moyens qu’il

86. PV du 4 mars 1829.


87. PV du 17 août 1831.
88. Nous pensons qu’il s’agit toujours de la majeure, Marie Thérèse, car l’autre est mariée à ce moment.
89. PV du 5 février 1834. Sur les secours accordés aux femmes Fortin par les membres du Bureau
des longitudes, voir Le Lay, Schiavon, 2022.
90. PV du 16 octobre 1816.
91. PV du 8 octobre 1816.
92. PV du 8 octobre 1816.
93. Se référer à Bennett, 1983 ; Brenni, 2010.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

peut employer94 ». Le Bureau des longitudes lui accorde la construction et


nomme une commission composée par Pierre Simon de Laplace, Alexis
Bouvard, Johann Carl Burckhardt, François Arago, Claude Louis Mathieu
et Gaspard Clair François Marie Riche de Prony pour en suivre les étapes.
Un acompte de trois cents francs est avancé à Fortin en novembre 1816
et les commissaires lui demandent de rapporter régulièrement de l’avance-
ment de l’ouvrage, que nous pouvons suivre dans les procès-verbaux. C’est
ainsi que, entre 1816 et 1818, les membres du Bureau aident Fortin à obte-
nir une meilleure installation pour son atelier-maison dans l’ex-collège des
Grassins. Par ailleurs, les membres participent à l’étude du lieu qui doit
accueillir l’instrument à l’Observatoire. Au début de l’année 1818, l’archi-
tecte de l’Observatoire Antoine Laurent Thomas Vaudoyer (1756-1846)
définit avec les membres du Bureau des longitudes la structure qui accueille
l’instrument : un mur percé d’un trou, dans lequel entre l’axe de rotation, et
dont l’emplacement avait été choisi depuis mars 1817. Le cercle, qui entre
en service en 1822, garde cet emplacement jusqu’en 1862. À cette date,
l’espace étant exigu, le directeur de l’Observatoire, Urbain Le Verrier, fait
éliminer le cercle et d’autres instruments plus anciens pour les remplacer
par des nouveaux. Le cercle Fortin est ainsi démonté pour faire place au 201
grand méridien de Secretan Eichens. Depuis son démontage le cercle mural
est conservé au sol dans les réserves de l’Observatoire de Paris, où il est iden-
tifié, entre 1971 et 1976, par l’astronome Raymond Michard (1925-2015).
La notice attribuée à l’instrument par l’inventaire de Michard décrit un
cercle d’un diamètre de cent quatre-vingt-six centimètres, avec seize rayons
et deux limbes sur la jante. Notons que la notice ne signale aucune date de
fabrication ; en revanche, elle précise qu’« une mince bande d’argent entoure
le cercle sur toute sa circonférence et présente une graduation95 ».
Les questions scientifiques et matérielles inhérentes à la construction du
cercle, comme celle de la division du cercle ou du choix du matériau, sont
étudiées par la commission du Bureau des longitudes en 1818. En ce qui
concerne la division, le choix se porte sur le système sexagésimal. Notons
que, étant donné que le cercle est utilisé avec une lunette montée sur son
axe, la division de l’instrument est réalisée dans la surface extérieure de la
circonférence : elle prend place sur deux lames incrustées dans le limbe96 en

94. PV du 16 octobre 1816.


95. « Cercle de Fortin », https://cosmos.obspm.fr/index.php/Detail/objects/30453.
96. Le limbe est le bord gradué d’un instrument de mesure circulaire ou semi-circulaire.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

laiton. Comme on l’a précédemment évoqué, la notice de l’inventaire de


Michard sur l’instrument de l’Observatoire indique que la première lame
est d’argent. Elle comporterait des divisions de quinze en quinze minutes,
alors que la seconde, extérieure (ou située de l’autre côté de l’axe), tracerait
des divisions de cinq en cinq minutes. Nous avons pu accéder aux réserves
de l’Observatoire pour réaliser quelques clichés97, sans pour autant pou-
voir étudier complétement les divisions du limbe : le cercle reste en effet
presque totalement protégé par une gaine et l’oxydation a obscurci les divi-
sions. La figure suivante montre par ailleurs que les divisions de quinze en
quinze minutes figurent plutôt sur le limbe en laiton (celui plus clair) alors
que la lame plus externe et noircie comporte des divisions plus fines et peu
lisibles (Fig. 4). Avec l’utilisation croissante d’instruments d’arpentage et
de navigation qui mesurent les angles sur des arcs ou des cercles gradués, la
division géométrique des arcs de cercle et la gravure des traits de division
constituèrent deux problèmes majeurs des constructeurs d’instruments98.
Le premier fut résolu par Fortin après l’abolition des guildes lorsque,
comme l’indique Daumas, il put réaliser sa propre machine de division.
Les meilleurs constructeurs de cette période possédaient leur machine de
202 division, dont une des caractéristiques essentielles était l’utilisation d’un
microscope pour le pointage99. Les procès-verbaux précisent que l’on
comptait aussi Pierre Bernard Mégnié (1751-1807)100 et François Antoine
Jecker (1765-1834)101 parmi ces constructeurs, même si ce fut le successeur

97. Les auteurs remercient Véronique Stoll, directrice de la bibliothèque de l’Observatoire de Paris,
pour avoir autorisé cette visite, et Émilie Kaftan qui l’a conduite et nous a autorisé à la prise de
clichés dans la réserve.
98. Sur la question, voir Bennett, 1987 ; Brooks, 1989 ; McConnell, 2007.
99. Selon Daumas, ce microscope fut introduit en France entre 1765 et 1768 par le duc de Chaulnes
qui avait construit une machine à diviser les cercles et une autre à diviser les règles droites. Daumas,
1996, p. 241.
100. Pierre Bernard Mégnié (1751-1824), fils d’un maître serrurier de Dijon, auteur d’une machine
à diviser en 1777, appuyé par Jérôme Lalande, avait été choisi par Jean Dominique Cassini en 1785
pour réaliser un grand quart de cercle mural et une machine parallactique en vue de renouveler
l’instrumentation de l’Observatoire ; mais il s’enfuit en octobre 1786 pour l’Espagne, où il obtint
du ministre des Finances la construction d’un observatoire à Madrid. Il dut quitter l’Espagne au
moment de la guerre de 1793 et y retourna par la suite. « 2 fructidor 12e assemblée », PV du 19 août
1795, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/16, consulté le 13 juillet 2021.
101. Originaire d’Eguisheim, près de Colmar, Jecker entra en apprentissage chez un horloger bisontin,
puis se rendit à Londres dès 1786 où il devint l’un des meilleurs ouvriers de Jesse Ramsden. Il regagna
Paris en 1791 et y présenta en l’an II une machine à diviser la ligne droite propre à reproduire les
exemplaires du mètre. En 1796, il passa un marché avec la Commission des poids et mesures pour la
fabrication d’étalons du mètre destinés aux départements et aux districts. Avec ses deux frères, il monta
le premier atelier français de fabrication en série d’instruments d’astronomie et d’optique, puis de
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

de Fortin au Bureau, Henri Prudence Gambey (1787-1847), qui construi-


sit une machine à diviser les cercles astronomiques de grand diamètre102. Les
machines étaient surtout utilisées pour la division des petits instruments de
navigation, elles ne convenaient pas pour un cercle de grande dimension.
Ainsi, Fortin ne se serait pas servi d’une machine de division pour la gradua-
tion de son cercle. Notons par ailleurs que la partie graduée en arc de cercle
est réalisée sur l’épaisseur extérieure du cercle (ou son profil) et non pas sur
le limbe comme dans un sextant, quadrant ou théodolite pour la géodésie
(pour lesquels on se sert d’une machine de division). Dans le procès-verbal
d’octobre 1818, il est précisé que Fortin divise d’abord le quart de cercle en
quatre-vingt-seize parties103. À la lecture des séances suivantes des procès-
verbaux, nous constatons pourtant que les divisions plus fines de la lame
« plus noircie » ont retardé la fabrication du cercle. Il s’agirait non pas tant de
la procédure de division, mais du choix du matériel utilisé qui, par l’entre-
mise d’Arago, doit être commandé en Grande-Bretagne.
La figure 5 montre la structure du cercle avec seize barreaux (Fig. 5). Selon
ce que rapporte Daumas dans son Histoire générale des techniques, ces bar-
reaux, en fer, étaient initialement aplatis par martelage et assemblés entre
203
eux par des vis et des goujons d’ancrage. Pour la partie du limbe destinée
à recevoir la graduation ou pour l’alidade, le laiton était ensuite associé au
fer, mais les déformations par effet thermique étaient importantes en raison
de la différence des coefficients de dilatation des deux métaux. John Bird
semble par ailleurs avoir été le premier à utiliser le laiton seul, et même
le laiton laminé, pour toutes les pièces, y compris celles de l’assemblage.
Ensuite, vers 1787, Cassini songea à faire exécuter un quart de cercle mural
de huit pieds de rayon par moulage d’une seule pièce. Selon Daumas, la
Révolution ne permit pas pourtant d’aller jusqu’au bout de cette tentative,
mais elle ouvrait une voie qui fut exploitée plus tard104.

baromètres et autres instruments de mathématiques. Son frère Laurenz (né en 1769) établit en 1803
une fabrique d’épingles à Aix-la-Chapelle. En 1804, Napoléon fit l’éloge de cette manufacture qui ré-
pandit ses produits dans toute l’Europe. Réalisant chez eux toutes les pièces des différents instruments,
les Jecker étaient parvenus à baisser leurs prix de fabrication par rapport aux tarifs habituels et pro-
duisaient jusqu’à trois mille lunettes par an, fournissant en particulier la marine. « 14 prairial, 3 juin
1801 », PV du 3 juin 1801, http://purl.oclc.org/net/bdl/items/show/446, consulté le 13 juillet 2021.
102. D’autres machines de division furent construites par les meilleurs ateliers en Grande-Bretagne
(Jesse Ramsden, Edward Troughton, etc.) et en Allemagne (Georg Friedrich von Reichenbach).
Voir Daumas, 1996, p. 241. Sur le cas de Jesse Ramsden se référer à McConnell, 2007.
103. PV du 14 octobre 1818.
104. Daumas, 1996, p. 240.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

204
Fig. 4. – Les deux bandes graduées Fig. 5.– Le cercle Fortin conservé dans
du profil extérieur du cercle les réserves de l’Observatoire
de Fortin À noter la dimension de la structure du
© Observatoire de Paris, bibliothèque. cercle avec ses barreaux.
Cliché : Martina Schiavon, Frédéric Soulu. © Observatoire de Paris, bibliothèque.
Cliché : Martina Schiavon, Frédéric Soulu.

En réalisant les clichés dans les réserves de l’Observatoire, nous avons


constaté que le cercle Fortin comporte de grosses parties de moulage d’une
seule pièce (tout au moins pour le centre et les rayons), ce qui montre,
contrairement à ce qu’écrit Daumas, une évolution dans la fabrication de
ces cercles. Il est clair que pour résoudre cette question, il faudrait retirer
les protections du cercle, restaurer l’instrument et pouvoir disposer de plus
de moyens et de temps pour l’étudier.
Revenons maintenant au problème qui constitue, dans les procès-verbaux,
la cause majeure du retard dans la gradation « plus fine » des divisions du
limbe : le choix d’un alliage d’or et de palladium qui doit être commandé
en Grande-Bretagne. La biographie des objets est généralement séparée de la
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

durée de vie des matériaux qui les composent parce qu’un matériau a pu être
refondu, réutilisé ailleurs, et connaître ainsi plusieurs vies. Les procès-verbaux
ont l’avantage de nous plonger dans les relations entre les choix initiaux de
matériaux, la circulation des objets et de laisser « une » trace des carrières
multiples de certains matériaux. Dans le cas du palladium, notre source
permet de désigner sa période d’utilisation : la « trajectoire du palladium »
s’entrelace à celle de la communauté de chimistes et de constructeurs qui
s’en sont servi au début du xixe siècle105. Lors de la séance du 27 août 1817,
Arago lit aux membres du Bureau des longitudes une lettre adressée par
Joseph Louis Gay-Lussac (1778-1850). Ce chimiste et physicien informe
le Bureau de ses recherches sur un métal « le plus propre à recevoir les divi-
sions du cercle ; c’est l’or mêlé avec un peu de palladium106 ». Au début du
xixe siècle, la métallurgie connaît d’importants développements. Le palla-
dium, par exemple, acquiert une valeur commerciale grâce, notamment, aux
travaux du chimiste, physicien et physiologiste britannique William Hyde
Wollaston (1766-1828). Lors de ses études à Cambridge, Wollaston s’inté-
resse, avec le chimiste Smithson Tennant, au platine107. En 1800, Wollaston
et Tennant concluent un partenariat commercial pour étudier la manière de
rendre malléable ce métal intraitable afin de mettre à profit ses propriétés 205
exceptionnelles. Pendant ces recherches sont découverts quatre nouveaux
éléments, et deux sont attribués à Wollaston, dont le palladium. Le chimiste
garde néanmoins secret jusqu’à sa mort le procédé pour rendre le palladium
malléable, ce qui lui vaut certaines critiques de ses contemporains, mais lui
garantit une fortune économique108. Les membres du Bureau commandent
donc l’alliage à Wollaston en 1818, par l’entremise de Gay-Lussac. Dans les
procès-verbaux, on lit que Wollaston consent à faire lui-même le mélange
d’or avec un peu de palladium109. En février 1819, le chimiste britannique
prépare une quantité de palladium égale à celle qui a servi pour le cercle de

105. Voir sur ces questions Bensaude-Vincent, 2021.


106. PV du 27 août 1817.
107. La valeur potentielle de ce métal était admise depuis 1735, quand les premiers échantillons furent
introduits en Europe depuis l’Amérique du Sud, en provenance surtout de Colombie. Cependant, les
propriétés d’avoir un point de fusion extrêmement élevé et la résistance à presque tout type d’attaque
chimique rendirent son travail métallurgique difficile.
108. Ainsi, en 1805, Joseph Banks, à propos de la chimie du platine et de ses métaux, écrivait à
Richard Chenevix : « The keeping of secrets by men of science is not the custom here ; and those
who enter into it cannot be considered as holding the same situation in the scientific world as those
who are open and communicative. » Williams, 2004.
109. PV du 27 août 1817.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Greenwich, et les membres du Bureau discutent des avantages de cet alliage


encastré dans le limbe pour recevoir les divisions. Ils examinent les effets
de dilatation et de condensation110. Lors de la séance suivante, Wollaston
communique le prix de cet alliage qui est de trente-sept livres sterling pour
la quantité totale d’or fin. Quant au palladium, Arago n’en a pas demandé
le montant. Même si on comprend qu’il revient cher, le procès-verbal révèle
qu’« il se trouvera bien dédommagé par le succès de l’instrument111 ».
L’étude du cercle Fortin par les procès-verbaux imbrique ainsi plusieurs
histoires. Nous avons ici retracé celle du choix du matériel qui pourrait se
poursuivre pour illustrer la progressive substitution du palladium par le
platine, puis par le platine iridié (alliage de platine et d’iridium) : en guise
de perspective, il serait ainsi possible, avec notre source, de suivre l’histoire
de ce matériau jusqu’en 1926112.

Le cercle Fortin :
une synthèse depuis les bases instruments
206 Le parcours du cercle méridien Fortin pendant une période peut être syn-
thétisé avec les bases instruments. Quand nous interrogeons celles-ci avec
le mot « Fortin », nous retrouvons divers instruments, dont certains ont
été cités dans les paragraphes précédents : copies du kilogramme, pièces
pour calibrer le cylindre servant à déterminer le poids de l’eau, balance de
précision, boule pour les expériences de Borda pour la longueur du pen-
dule, micromètre, cercle répétiteur de 0,41 mètre de diamètre, pendule
de Borda, baromètre de Prony, comparateur des longueurs, etc. Les bases
sont en relation avec d’autres plateformes qui permettent de visionner les
instruments subsistants : par exemple, la baromètre Fortin est consultable
dans la base du patrimoine du ministère de la Culture, la balance Fortin
dans celle de l’Association de sauvegarde et d’étude des instruments scien-
tifiques et techniques de l’enseignement (ASEISTE), le cercle dans la base
mise en ligne par la bibliothèque de l’Observatoire de Paris. Il est égale-
ment possible de visionner ou l’exemplaire du cercle conservé à l’École
polytechnique ou sur le site du Conservatoire national des arts et métiers.
Notons que les instruments mentionnés dans les bases en ligne du Bureau
110. PV du 3 février 1819.
111. PV du 11 août 1819.
112. Sur la progressive utilisation de ces matériaux en métrologie se référer au mémoire de Vivares, 2021.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

des longitudes ne font pas forcément référence aux objets patrimoniaux


des collections citées précédemment. C’est pourquoi l’accessibilité à ces
bases patrimoniales en ligne est proposé seulement pour les instruments
dont le lien avec notre base est sûr.
Quand on poursuit l’interrogation des bases instruments, après le mot
« Fortin », on peut sélectionner les mots « cercle mural » : nous trouvons
ainsi les différentes citations du cercle Fortin, telles que « cercle », « mural »,
« cercle mural », « nouveau cercle » etc. dans les procès-verbaux et qui sont
rattachées, à travers les bases, à cet instrument.
La figure 6 visualise une périodisation et synthétise les motifs de citation
du « cercle mural Fortin » par les membres du Bureau des longitudes entre
1798 et 1873 (Fig. 6). Nous retrouvons ainsi, avec les bases instruments
et sur la longue durée, les différentes étapes du processus de fabrication
de l’instrument que nous avons décrit dans les paragraphes précédents,
tels que sa conception, son budget, son paiement, son installation, ses
démarches de contrôle, son transfert, ses modifications ou encore ses répa-
rations. Nous remarquerons une forte densité de citations entre 1816 et
1822, période qui correspond aux diverses étapes de construction du cercle 207
et aux études réalisées avec et par l’entremise des membres du Bureau.
Dans le cas du cercle mural de Fortin, la frise assigne aux membres du
Bureau des longitudes un rôle important dans les étapes de projet et de
mise en usage de l’instrument.

Fig. 6. – Frise chronologique des mentions du cercle mural de Fortin sur


la longue durée
© Frédéric Soulu.
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Le Bureau des longitudes a joué un rôle essentiel dans l’histoire de l’instru-


mentation scientifique en France. Les procès-verbaux de ses séances per-
mettent de suivre pour certains objets, et presque semaine par semaine,
leur processus de fabrication depuis la construction, en passant par les
tests, et enfin leur usage, tout en les calant dans leur contexte humain,
socio-économique, politique, techno-historique113. Nous avons mis en évi-
dence, sur un cas spécifique, comment la lecture des procès-verbaux nous
guide vers d’autres archives et sources complémentaires – qu’elles soient
des textes écrits ou des objets (instruments, etc.) –, tout en faisant émerger
une réflexion pour mieux saisir la matérialité des savoirs.
Dans cet article nous avons présenté de nouveaux outils qui permettent
d’interroger les procès-verbaux : les bases instruments et mention d’instru-
ments. Actuellement limitées à la période 1795-1895, ces bases permettent
de retrouver environ sept cent quatre-vingt instruments scientifiques
auxquels les membres du Bureau des longitudes se sont intéressés. Une
grande partie de ces objets demeure encore mal connue par l’historiogra-
phie contemporaine, ce qui représente, entre autres, tout le potentiel de
208 cette base de données : nous en avons donné un exemple avec le parcours
du cercle mural réalisé par Nicolas Fortin entre 1816 et 1822. D’une
manière plus générale et en guise de conclusion provisoire, nous voulons
revenir sur l’utilité des procès-verbaux, et des bases instruments en parti-
culier, pour les professionnels des musées, les historiens des techniques,
les enseignants et les amateurs. Commençons par l’intérêt que les bases
offrent aux professionnels des musées. Le cercle mural de Fortin est, à notre
connaissance tout au moins, le seul exemplaire fabriqué par ce construc-
teur, et il repose actuellement dans les réserves de l’Observatoire de Paris. Il
nous semble que le parcours retracé rapidement dans cet article, en prenant
appui sur le classement des bases instruments mis en relation avec l’histoire
que les procès-verbaux permettent d’écrire, pourrait fournir un bon argu-
ment pour faire sortir l’instrument des réserves, le restaurer et l’exposer au
public. Pour appuyer cette proposition, rappelons que, en 1879, l’amiral
Ernest Mouchez, alors directeur de l’Observatoire de Paris, avait projeté
de trouver un nouvel emplacement au cercle mural de Fortin114. Notons
par ailleurs que les procès-verbaux permettent de corriger une imprécision

113. Pour un autre exemple de mise en relation entre objet et contexte historique à travers les procès-
verbaux, voir Schiavon, Rollet, 2021.
114. Mouchez, 1880, p. 561.
Tracer le parcours d’ un objet scientifique

qui entache sa notice actuelle : l’instrument possède deux types de gradua-


tions. Celle plus fine comporte un alliage d’or et de palladium et n’est donc
pas en argent ! La prise en compte du palladium permet, nous l’avons indi-
qué, une approche socio-économique riche dans l’usage de ce matériau.
Elle permet aussi d’entrelacer, pour ainsi dire, l’histoire du cercle Fortin
dans une rivalité technique entre la France et la Grande-Bretagne, tout
en l’inscrivant parallèlement dans un échange retrouvé entre les commu-
nautés de chimistes. Les procès-verbaux nous interrogent également sur le
processus de patrimonialisation d’un instrument scientifique. Pendant une
période, certains instruments, comme le cercle de Fortin, focalisent l’in-
térêt des membres du Bureau des longitudes – échantillon important de
la communauté techno-scientifique française –, puis sont progressivement
abandonnés. Pour quelques-uns cependant, de nouvelles formes d’attache-
ments apparaissent : présentation dans un musée ou des expositions, utili-
sation pour des cours, etc.
En ce qui concerne spécifiquement les historiens des techniques, les bases
des données et les procès-verbaux du Bureau des longitudes rassemblent une
variété de regards, de questionnements et d’approches de l’instrument qui 209
peuvent nourrir une réflexion commune sur la matérialité des savoirs. Nos
sources permettent d’écrire des histoires des instruments scientifiques, sans
doute moins linéaires qu’habituellement, mais qui ont l’avantage de faire
émerger l’itinéraire enchevêtré entre acteurs, pratiques, lieux et savoirs dans
leur contexte historique. Elles élargissent notamment les communautés qui
ont pu se saisir de ces objets : en suivant l’utilisation du palladium dans le
récit des procès-verbaux, nous avons constaté qu’il n’éveilla pas seulement
l’intérêt des chimistes, mais qu’il intégra aussi les travaux de métrologie par
le biais d’un constructeur censé apporter une solution technique précise, une
graduation fine du cercle mural. Même si la réalisation des bases instruments
des procès-verbaux fut un travail de longue haleine, il constitue une aide
précieuse pour l’historien parce qu’il permet de penser « où », « comment »,
« avec quoi » et « avec qui » les membres du Bureau des longitudes ont encou-
ragé la conception et la circulation d’instruments scientifiques en France et à
l’étranger, en participant ainsi à la production de nouveaux savoirs.
Enfin, les bases offrent un terrain fécond de collaboration entre les conser-
vateurs de musées et les historiens. Dans le cas du cercle mural Fortin,
par exemple, on risque de limiter l’étude à la seule fonction de l’ins-
trument pour le scientifique si l’on se fie seulement aux articles ou aux
Martina Schiavon, Frédéric Soulu

catalogues publiés. En revanche, nos sources et leurs archives complémen-


taires invitent d’emblée l’historien à retracer une histoire de l’objet contex-
tualisée, humaine et matérielle, car elle s’appuie sur les travaux de membres
du Bureau des longitudes – qui ne sont pas exclusivement de scientifiques,
mais aussi des officiers des armées savantes, marins et géodésiens, ainsi que
des fabricants d’instruments de précision. Ils sont également les premiers
usagers d’instruments amenés en voyage et donc étudiés sur le terrain. En
guise de perspective, signalons que les bases instruments constituent un
outil pour construire des parcours pédagogiques pour les enseignants, dans
le domaine de la métrologie par exemple. Un dernier axe que nous avons
développé récemment comporte la réalisation de parcours en images de cer-
tains instruments emblématiques du Bureau des longitudes115, un chantier
qui est encore ouvert !

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Martina Schiavon, Frédéric Soulu

Les auteurs
Martina Schiavon est historienne des sciences et des techniques à l’université de
Lorraine (archives Henri Poincaré, PReST/UMR 7117 CNRS). Entre octobre 2016 et
mars 2022, elle a été coordinatrice générale du projet ANR « Le Bureau des lon-
gitudes (1795-1932) : de la Révolution française à la Troisième République ». Elle
a récemment publié « International Geodesy in the Post-War Period, as Seen by
the French Bureau des longitudes (1917-1922) » (dans Laurent Mazliak, Rossana
Tazzioli (dir.), Mathematical Communities in the Reconstruction after the Great War,
1918-1928, Cham, Springer Nature Switzerland, 2021, p. 151-189).

Frédéric Soulu, post-doctorant dans le cadre du projet ANR « Le Bureau des lon-
gitudes (1795-1932) : de la Révolution française à la Troisième République », est
actuellement chercheur en résidence à l’ Observatoire de Paris-PSL . Son travail
en histoire des sciences et des techniques porte sur l’ Observatoire aux xixe et
xxe siècles. Il saisit l’instrument comme levier pour étudier les rapports entre
science et politique. Il a récemment publié « Sextant ou théodolite : les injonc-
tions du Bureau des longitudes aux voyageurs » (dans Martina Schiavon, Laurent
Rollet (dir.), Le Bureau des longitudes au prisme de ses procès-verbaux, 1795-1932,
Nancy, PUN/Édilor, 2021, p. 341-361).
216
Industrie : histoire d’une notion
Qu’est-ce que l’industrie ?
Qualité, territoires et marchés sur la longue durée
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

Résumé
Plusieurs critères peuvent être mobilisés pour définir l’industrie : le type de biens
produits, la massification et la standardisation de la production, la spécialisation de
l’espace du travail, la segmentation et la mécanisation des tâches, la prolétarisa-
tion des travailleurs ou encore le marché visé, destination terminale de la produc-
219
tion. Ce dernier critère a permis aux historiens d’identifier les industries qui se sont
développées au cours des périodes antique et médiévale. L’intégration des services
dans la définition économiste classique de l’industrie – ce terme renvoyant aux
activités qui combinent des facteurs de production pour produire des biens maté-
riels destinés à un marché extérieur – montre que la notion d’industrie et sa défi-
nition sont en constant renouvellement. Les historiens s’intéressent aujourd’hui
aux chemins multiples empruntés par l’industrie au fil des siècles, dépassant une
vision linéaire et évolutionniste des modes de production et des techniques : les
petites unités, le travail à domicile et les vastes réseaux de sous-traitance côtoient
et se combinent parfois avec les ateliers concentrés et les chaînes de production
mécanisées. Pour dépasser une définition fondée sur une série de critères discu-
tables ou sur une opposition stricte à la notion d’artisanat, les auteurs proposent
de définir l’industrie comme ce qu’il advient d’un phénomène technique lorsque sa
croissance quantitative entraîne sa transformation qualitative.

Mots-clés
industrie, artisanat, technique, technologie, marché, savoir-faire, qualité,
production, longue durée

” Lisa Caliste, Guillaume Carnino, « Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et
marchés sur la longue durée », Artefact, no 17, 2022, p. 219-242.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

What Is Industry?
Qualities, Territories and Markets in the longue durée

Abstract
Several criteria can be used to define industry, including the type of goods pro-
duced, the massification and standardisation of production, the specialisation
of the work space, the segmentation and mechanisation of tasks, the proleta-
rianisation of workers, or the target market, final destination of the production.
It is this last criterion that has allowed historians to identify the industries that
developed during the ancient and medieval periods. The addition of services in
the classical economist definition of industry —which referred to activities that
combine factors of production to produce material goods for an external mar-
ket— shows that the notion of industry and its definition are in constant renewal.
Historians are now interested in the multiple paths taken by industry over the
centuries, going beyond a linear and evolutionary vision of modes of production
and techniques: small units, home-based work and vast networks of subcontrac-
ting rub shoulders and sometimes combine with concentrated workshops and
220
mechanised production lines. In order to go beyond a definition based on a series
of debatable criteria or on a strict opposition to the notion of craft industry, the
authors propose to define industry as what happens to a technical phenomenon
when its quantitative growth leads to its qualitative transformation.

Keywords
industry, craft, technique, technology, market, know-how, quality, production,
long-term

L
e latin industrius, qui renvoie à l’activité, au zèle, à l’assiduité, est
formé des deux radicaux indu- (signifiant « dans » ou « en », à la
façon du préfixe endo-) et struere (« rassembler », « bâtir », « tramer »,
ou plus largement « faire », d’où dérive par exemple aujourd’hui le verbe
construire). Très largement polysémique, l’industria, en tant que faculté à
« en faire », a pu être à la fois fabrication, habileté et rouerie. Car si l’in-
dustrie est production, voire machinisme, elle a aussi symbolisé la four-
berie et le détournement de moyens légitimes, tel le malin génie des
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

Méditations métaphysiques qui employait « toute son industrie1 » à tromper


René Descartes. On retrouve ici l’étymologie de nombreux termes relatifs
à la technique, qui mêlent machines et machination, production et rou-
blardise, tissage des matériaux et entrelacement des humains2 (jusqu’à ce
point mythologique où le démiurge est toujours un trickster en puissance).
Jusqu’au xviiie siècle, l’industrie renvoie à l’emploi de moyens déloyaux dans
l’accomplissement d’objectifs économiques3 tout en étant synonyme de la
notion d’économie4. Il faut d’ailleurs noter que le sens ancien d’industrie
n’établit aucune disjonction avec la notion d’artisanat.
L’opposition entre les industriels et les artisans apparaît en pleine indus-
trialisation : au cours des années 1930 s’institue en Europe la catégorie
spécifique d’artisanat comme étant l’autre de l’industrie. Cette opposition
est dotée d’une forte valeur symbolique5, au point où le langage courant
mobilise parfois la locution « c’est artisanal », de façon explicitement péjo-
rative, pour signifier que l’on a dû faire avec les moyens du bord. Des
couples d’opposition se sédimentent alors, redoublant l’antagonisme
prétendument structurel entre le monde artisanal et l’univers industriel :
travail manuel versus mécanisation, spécialisation artisanale versus produc- 221
tion industrielle de masse, unité des tâches versus division du travail, indé-
pendance de l’artisan versus prolétarisation de l’ouvrier, énergie animale ou
humaine versus énergie mécanique, méthodes traditionnelles versus proces-
sus innovants, production locale versus marché global, spécificités régio-
nales versus qualité standardisée, technique versus technologie.
Chacune de ces oppositions canoniques peut servir à qualifier des phéno-
mènes productifs datés et identifiés : le cuir, obtenu au xviiie siècle grâce à des
tannins végétaux à l’issue d’un processus d’un à deux ans, est, d’une certaine
façon, sans commune mesure avec le tannage au chrome réalisé aujourd’hui
en un seul bain de vingt-quatre heures environ6. Pareillement, la fabrication
d’une planche de surf à Hawaï, avant l’arrivée des colons européens, était un

1. Descartes, 1992, p. 72-73 : « Sed est deceptor nescio quis, summe potens, summe callidus, qui
de industria me semper fallit. » (Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé,
qui emploie toute son industrie à me tromper toujours.)
2. Wolfe, 2004.
3. Fontaine, 1992.
4. Fontaine, 1993.
5. Zarca, 1986.
6. Baptiste, Charre, Ganne, 1988 ; Millet, 2012.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

acte individuant et identitaire hautement symbolique puisque lié au prestige


social de son possesseur7, alors qu’en 2018, le marché de l’équipement de surf
– estimé à 3,1 milliards de dollars – s’arrime sur l’industrie des polymères8.
Si ces exemples semblent avaliser l’existence d’une différence claire entre
artisanat et industrie, que ce soit en termes de méthodes de production ou
d’ampleur des marchés, la situation est en réalité infiniment plus complexe :
d’une part les deux termes des oppositions précédentes se recouvrent et se
combinent bien souvent ; d’autre part, ces oppositions ne se superposent
pas (le travail manuel peut servir à produire pour un marché global, des
méthodes traditionnelles peuvent nourrir la division du travail, l’énergie
animale peut alimenter la mécanisation, etc.). De nombreux travaux d’his-
toriens se sont ainsi attachés à nuancer ces antagonismes caricaturaux et, ce
faisant, ont complexifié l’analyse du phénomène industriel.

Transcender les périodes


Suivant une définition commune, celle des économistes contemporains,
222 l’industrie renvoie aux activités économiques qui combinent des facteurs de
production (installation, approvisionnement, travail, savoir) pour produire
des biens matériels destinés à un marché extérieur, régional et internatio-
nal. Dans le sillage des travaux de Philippe Braunstein, les historiens se sont
adonnés, depuis les années 1990, à confronter cette définition à l’analyse
des sources, en particulier médiévales, afin d’en valider l’usage : le concept
d’industrie pouvait-il aussi s’appliquer aux périodes anciennes ? Comme le
rappelle François Jarrige dans le présent numéro, cette question a fait l’objet
d’un débat entre historiens de l’économie dès les années 1920, les uns jugeant
l’emploi de ce terme comme anachronique, les autres l’utilisant à des fins
militantes9. Il pourrait aujourd’hui sembler superflu de revenir sur la question
de l’usage du mot industrie pour les périodes anciennes – les chercheurs ayant
mis en lumière l’existence et le dynamisme de l’industrie antique et médié-
vale10, à l’instar de la production industrielle de barres de métal standardisées
et produites en série par des esclaves prolétarisés dans l’Empire romain11 –,

7. Lemarié, 2018.
8. Grand View Research, 2019.
9. Jarrige, ce volume.
10. Arnoux, 1993 ; Stella, 1993 ; Cardon, 1999 ; Verna, 2001 ; Verna, 2017a.
11. Pagès, Verna, ce volume.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

mais force est de constater que, malgré les démonstrations menées au plus près
des textes et du terrain, leurs résultats tardent à s’imposer dans les ouvrages
pédagogiques ou de vulgarisation scientifique. Ainsi, dans une récente mise
au point conceptuelle et méthodologique sur l’industrie médiévale, Catherine
Verna a montré la confusion durable entre artisanat et industrie dans l’histo-
riographie européenne, en particulier française, fondant sa démonstration sur
l’analyse d’ouvrages de synthèse et de manuels :

“ […] en France depuis au moins 1960 et encore récemment,


sous la plume de bons spécialistes de l’histoire économique qui
ont porté un intérêt aux processus de fabrication, le flottement
de vocabulaire, la confusion des termes “artisanat” et “industrie”
jusqu’à la contradiction et parfois l’usage de formules ou de notions
anachroniques persistent indéniablement12.
La réflexion s’est pourtant portée, en premier lieu, autour du couple artisanat-
industrie. La caractérisation d’une notion par rapport à l’autre a ainsi
marqué une étape majeure initiée par l’article de Philippe Braunstein
paru en 199813. Suivant les jalons posés dans ce texte, réédité en 2003,
les médiévistes s’accordent aujourd’hui pour limiter l’artisanat au travail 223
et aux services de proximité, tandis que l’industrie se définit par sa pro-
duction – de masse, fabriquée en série et de qualité constante – ouverte
sur un marché plus large que le marché local14. Si la confrontation des
termes artisanat et industrie a permis la clarification de ces concepts, les
recherches récentes tendent à dépasser une lecture binaire de ces échelles de
production et l’idée d’un glissement de l’un à l’autre – l’industrie finissant
« évidemment » par l’emporter – pour montrer leur combinaison. L’enjeu
est alors de rendre compte de la pluralité des formes productives et de leur
imbrication et, plus précisément, de mettre en évidence les rapports entre
les artisans et l’industrie15, jouant avec des cadres institutionnels bien plus
divers que les seules organisations professionnelles classiques des métiers
jurés et réglés, puis des corporations16.

12. Verna, 2017a, p. 14.


13. Braunstein, 1998.
14. Braunstein, 2003, p. 94 ; Braunstein, 1999 ; Braunstein, Bernardi, Arnoux, 2002, p. 543-544 ;
Verna, 2017a.
15. Braunstein, 1999 ; Verna, 2000 ; Coquery, Hilaire-Pérez, Sallmann, Verna, 2004.
16. Rivière, 2017.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

Transcender les périodes, c’est également « retrouver la longue durée17 »,


indissociable de la notion de système technique. À l’instar de Serge Benoît
explorant l’histoire des divers systèmes énergétiques, en premier lieu l’hy-
draulique, les historiens qui ont pris à bras le corps les processus techniques
sur une chronologie longue ont renouvelé la lecture linéaire et évolutionniste
du temps technologique18. L’histoire des techniques, en menant l’enquête
au ras des archives et du terrain, privilégiant l’analyse des espaces, a parti-
cipé à la remise en cause de ce modèle dominant19. Si l’intérêt pour l’émer-
gence des techniques nouvelles a été fort, un tournant est amorcé au début
des années 2000 : à la suite de Paul Benoît, les médiévistes s’intéressent à
l’innovation en tant que rupture, sans pour autant écarter l’existence d’une
évolution lente empruntant plusieurs chemins20. Nous savons désormais
que les voies de l’innovation sont multiples : « les changements techniques
s’inscrivent dans des processus lents et progressifs, ils peuvent suivre des
logiques et des chemins variables selon les territoires, répondre à des tempo-
ralités distinctes, sans qu’il soit nécessaire de postuler la supériorité de telle
ou telle voie sur telle autre21 ». L’ innovation peut naître de transformations
limitées, d’aménagements au quotidien d’un outillage déjà en usage, « de
224 bricolages, de tâtonnements, d’échecs – le quotidien de l’invention incré-
mentielle22 ». Ces travaux ont participé à une véritable délinéarisation de
l’évolution technique, à tel point qu’il est devenu difficile de considérer
l’innovation comme l’alpha et l’oméga en histoire des techniques : les conti-
nuités et les entrelacements sont ainsi parfois bien davantage signifiants que
les prétendues nouveautés23.
À la pluralité temporelle de la technique se superpose celle du marché.
Cette « modalité des échanges caractérisée par le fait que les biens échangés
font l’objet d’une discussion sur l’estimation de leur valeur suivie d’un
accord24 » est au cœur d’une réflexion renouvelée depuis les années 2000,
portant notamment sur la circulation et l’évaluation des biens au

17. L’expression est empruntée à l’introduction des journées de Flaran sur les industries rurales :
Minovez, Verna, Hilaire-Pérez, 2013, p. 7-12.
18. Benoît, 2020.
19. Verna, Dillmann, 2018.
20. Benoît, Lardin, 2000.
21. Hilaire-Pérez, Jarrige, 2020, p. 430.
22. Hilaire-Pérez, Jarrige, 2020, p. 422.
23. Edgerton, 2007.
24. Fontaine, 2014, p. 8.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

Moyen Âge25. Au modèle britannique de la commercialisation des sociétés


– soit la mise sur le marché de denrées et d’objets produits par les hommes
des campagnes – s’est ajoutée l’analyse issue du programme de recherche
lancé par François Menant, sur la conjoncture de 1300 en Méditerranée,
qui accorde une place nouvelle à la production et à la vente des biens maté-
riels en tant que facteurs de mobilité sociale et d’adaptation à la conjonc-
ture26. Parallèlement, les médiévistes prospectent, depuis les années 2010,
les dynamiques de consommation, l’analyse des pratiques effectives d’achat
des ménages et les stratégies d’acquisition déployées par les particuliers
sur la place marchande27. Répondre à la demande et à ses évolutions est
partie intégrante de l’industrie, de son développement et de son déclin.
Elle emprunte alors les voies de l’imitation et de la nouveauté, ce qu’il est
possible d’observer du Moyen Âge à nos jours, à l’image de la production
au sein de l’usine de Peugeot-Sochaux au xxe siècle, présentée par Nicolas
Hatzfeld28. Il convient ici d’aborder la notion de qualité, toujours relative
à une demande, donc à un marché. Les cadres institutionnels en rapport
étroit avec la qualité d’un produit – normes, chaîne de contrôle, désigna-
tion d’experts – ont fait l’objet d’un intérêt renouvelé chez les médiévistes29.
Plus récemment, la notion de professionnalisation, processus aboutissant à 225
l’émergence du professionnel – celui qui a acquis une maîtrise technique et
s’octroie le monopole d’une activité socialement utile – est venue enrichir
la réflexion, dépassant la seule dimension institutionnelle et réglementaire
pour tendre vers la sociologie des professions30. Une attention particulière
doit toutefois être portée à la figure de l’intermédiaire – intervenant parfois
modeste, occasionnel et souvent non professionnel – qui apparaît comme
un rouage de l’industrie médiévale, maîtrisant les réseaux de collecte et de
redistribution des produits. Le recours massif à la sous-traitance a ainsi
été largement investigué – par exemple pour les travaux publics31 ou la

25. Rappelons que le changement de statut d’une chose – du bien de propriété à la marchandise
et inversement – occupe une place importante dans l’économie médiévale. Denjean, Feller, 2013 ;
Boucheron, Gaffuri, Genet, 2016.
26. Bourin, Menant, To Figueras, 2014.
27. To Figueras, 2016 ; Petrowiste, Lafuente, 2018 ; Ferrand, Petrowiste, 2019.
28. Hatzfeld, ce volume.
29. Denjean, 2009 ; Feller, Verna, 2012 ; Feller, Rodríguez, 2013 ; Denjean, Feller, 2013 ; Feller,
Rodríguez, 2016.
30. Sibon, Victor, 2017.
31. Conchon, 2019.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

construction navale sous l’Ancien Régime32 – et va jusqu’à brouiller plus


encore les frontières avec l’artisanat – londonien par exemple33. Enfin,
s’intéresser à la demande implique d’examiner la désignation même des
produits, leur appellation et, plus largement, incite à investir la notion de
« marque » en tant qu’objet d’étude34. Certaines marchandises sont asso-
ciées à une désignation particulière, ce qui a été démontré pour le drap35,
ou encore pour l’acier, le fer ou le marbre, comme le rappellent Gaspard
Pagès et Catherine Verna dans le présent numéro36. Pour les périodes
anciennes, l’archéologie permet d’interroger les compétences et les savoirs
mobilisés lorsque des témoignages matériels nous parviennent.

Du concept au contexte
Depuis les années 1990 au moins, les historiens ont invalidé l’idée d’une
révolution industrielle brusque et prétendument fondée sur la machine à
vapeur au profit de la notion plus progressive et multicausale d’industria-
lisation37, d’où une exploration plus poussée des territoires de l’industrie,
226 en changeant les échelles spatiales d’analyse – de l’espace de l’atelier au ter-
ritoire industriel. À la suite des travaux de Serge Benoît qui ont mis en
évidence les singularités de l’industrialisation en France face à un modèle
anglais dominant, il est aujourd’hui admis que les voies de l’industrialisation
du territoire européen sont multiples et ne peuvent se limiter ni aux usines
intégrées au service de l’industrie lourde ni aux bassins charbonniers38. De
même, la connaissance de l’organisation de la production non agricole anté-
rieure au xixe siècle a bénéficié de l’exploration des territoires ruraux et
urbains, comme des flux qui les relient, pour rendre compte au mieux des
dynamiques en œuvre. À partir des années 1980, les réflexions sur la proto-
industrialisation ont permis d’élaborer un nouveau modèle dans lequel les
industries rurales et la manufacture dispersée jouent un rôle primordial39.
Depuis les années 2010, des études portant sur l’industrie rurale ont permis

32. Plouviez, 2019.


33. Clifford, Hilaire-Pérez, 2019.
34. Belfanti, 2018 ; Stanziani, 2005.
35. Cardon, 1999.
36. Pagès, Verna, ce volume ; Dillmann, Hilaire-Pérez, Verna, 2011.
37. Voir par exemple Verley, 1985 ; Hilaire-Pérez, 2010 ; Berg, 2014 ; Malm, 2016 ; Benoît, 2020.
38. Benoît, 2020.
39. Mendels, 1984 ; Jeannin, 1980.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

de remettre en cause les rapports de domination de la ville sur la cam-


pagne. Il a ainsi été démontré que les activités de commandement et de
financement dans le domaine de l’industrie ne sont pas une spécificité de
la ville40. Depuis l’observatoire des petites villes et des bourgs, le concept
de district industriel a été mobilisé par les historiens. Selon l’analyse faite
par Alfred Marshall au début du xxe siècle, le district industriel se définit
comme « un système de production localisé géographiquement et fondé sur
une intense division du travail entre petites et moyennes entreprises spécia-
lisées dans des phases distinctes d’un même secteur industriel41 ». Appliquée
aux périodes anciennes, en particulier au Moyen Âge, la définition du dis-
trict s’est récemment enrichie : au phénomène de spécialisation et de com-
plémentarité s’est ajouté celui des circulations internes, en particulier des
capitaux et des hommes42. Par ailleurs, s’il existe des ateliers regroupant les
moyens de production au sein de ces districts, leur concentration spatiale
n’est pas la règle aux époques médiévale et moderne, ni au xxe siècle, même
pour une grande entreprise comme Peugeot43.
Pour l’époque contemporaine, les politistes Charles Sabel et Jonathan
Zeitlin ont participé à la mise en évidence de la pluralité de ces formes 227
d’industrialisation44. Interrogeant les alternatives historiques à la produc-
tion de masse, ils mettent à mal la téléologie technologiste et montrent les
chemins multiples, souvent entremêlés, empruntés par l’industrie : petites
unités, travail à domicile et vastes réseaux de sous-traitance côtoient grands
groupes, ateliers concentrés et chaînes de production mécanisées, et ce, du
Nord au Sud et d’hier à aujourd’hui. De nombreux travaux historiques ont
mis en évidence la complémentarité – plus que l’opposition ou la succession
inévitable – entre Kaufsystem45, Verlagssystem46, manufacture47 et fabrique ou
usine48. Ainsi, comme l’ont rappelé les organisateurs des journées de Flaran
sur les industries rurales au Moyen Âge et à l’époque moderne :

40. Arnoux, Bottin, 2001 ; Arnoux, Bottin, 2004 ; Verna, 2017a.


41. Cité par Lescure, 2002, p. 7.
42. Arnoux, 2013 ; Bottin, 2013 ; Verna, 2017a ; Pagès, Verna, ce volume.
43. Hatzfeld, ce volume.
44. Sabel, Zeitlin, 1985.
45. Cerman, Ogilvie, 1994.
46. Pfister, 1992.
47. Caspard, 1979.
48. Giedion, 1980.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

“ […] à partir du rôle attribué au Kaufsystem (fabricants accédant


directement au marché, lui-même dominé par les négociants)
et au Verlagssystem (relevant du capitalisme productif ), on connaît
aujourd’hui les limites d’une vision qui privilégie la succession des
modèles jusqu’au factory system, alors que c’est la coexistence des
deux systèmes qui l’emporte, débouchant aussi bien sur l’industrie
moderne que sur la désindustrialisation49.
Très largement au xxe siècle et aujourd’hui encore, de nombreuses marchan-
dises participant à la mondialisation, comme la joaillerie50, les fromages
anglais51 ou les montres japonaises52, intègrent, à différents niveaux, des
modes de production variés sur l’ensemble de la chaîne.
Par ailleurs, l’historiographie récente a renouvelé la vision de l’entrepreneur,
pour les périodes anciennes, en mettant en évidence des acteurs issus de
la notabilité des bourgs, mobilisant des financements variés et intervenant
dans l’atelier grâce à leurs compétences et en particulier leur maîtrise des
techniques53. De plus, la question des choix dans le processus d’industria-
lisation et la réintégration du politique dans l’ancien récit linéaire a achevé
228 de le disloquer. Néanmoins, l’accent a parfois tant été mis sur ces facteurs
socio-économiques, décrivant l’industrialisation comme un processus
continu de recomposition entre acteurs, entreprises, marchés et États, que
la dimension technique a parfois été perdue de vue54. Si l’historien Philip
Scranton insiste sur la pluralité des régimes de production – en 1907, la
production spécialisée et les petites séries comptaient, au bas mot, pour
le tiers de la valeur économique produite aux États-Unis et la production
de masse n’y excédait pas 40 % durant le premier quart du xxe siècle –,
il ne surjoue pas pour autant les déterminants sociaux de cette histoire
industrielle. L’obsession des ingénieurs et entrepreneurs qu’il étudie n’était
pas la politique, mais l’expertise technologique et le savoir-faire qui fon-
daient leur identité commune : d’infimes variations techniques pouvaient
faire toute la différence entre un succès commercial et un ruineux échec55.

49. Minovez, Verna, Hilaire-Pérez, 2013, p. 11 ; Minovez, 2012.


50. Carnevali, 2003.
51. Blundel, Tregear, 2006.
52. Donzé, 2011.
53. Verna, 2017b.
54. Sabel, Zeitlin, 1997 ; Herrigel, Zeitlin, 2010.
55. Scranton, 1997.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

Il ne s’agit pas ici de faire entrer par la fenêtre le récit industrialiste linéaire
précédemment mis à la porte, mais bien de comprendre que la flexibilité
industrielle a ses limites et que tout l’art manufacturier consiste à faire et
jouer avec celles-ci.

Définir l’ industrie
Les recherches sur l’industrie sous toutes ses formes ont progressivement
bousculé la définition économiste classique du phénomène : ainsi en est-il
de la notion de service, autre repoussoir ancien de l’industrie (les consul-
tants en entreprises opposent encore les deux aujourd’hui), qui en est venu à
constituer parfois le cœur même de certaines productions industrielles. On
peut penser aux centres d’appels téléphoniques, à l’armée de femmes enrô-
lées pour effectuer les calculs du projet Manhattan et autres projets de la
défense états-unienne56 ou, plus proche de nous, aux « travailleurs du clic »
employés pour nettoyer les réseaux sociaux57. Si la définition canonique de
l’industrie intègre aujourd’hui la notion de service, elle mobilise toujours une
multiplicité de critères et repose souvent en dernière instance sur la notion 229
de marché, destination terminale de la production industrielle. Pourtant,
même cet ultime critère peut peiner à rendre compte de certaines configu-
rations industrielles. La pisciculture, telle qu’elle s’industrialise en France
sous le Second Empire, opère initialement (et durant plusieurs années), sans
recours à un quelconque marché, l’État finançant la construction de réseaux
de distribution et d’infrastructures – notamment l’établissement modèle de
Huningue ayant vocation à essaimer, au sens propre comme au sens figuré,
sur l’ensemble du territoire national puis européen58. On assiste alors à une
montée en puissance typiquement industrielle, sans qu’aucun marché ne
soit établi, ni localement ni nationalement.
Quel que soit le critère ultime choisi – secteur, marché, type de biens,
mode de production, etc. – pour qualifier l’essence de l’industrie, il est
toujours possible de trouver des contre-exemples. Si l’on entend définir
l’industrie par le recours aux machines, il faut prendre en compte le fait
que des forgerons, comme ceux du Béarn au xive siècle, aient été capables

56. Shetterly, 2016 ; Evans, 2018.


57. Roberts, 2020.
58. Carnino, 2014.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

de livrer, depuis leurs forges de village, des fers de faux et des lames sur
les marchés régionaux59 ; que les ateliers languedociens, multiples et dis-
persés, aient pu fournir en quantité des draps à destination des marchés
méditerranéens dès la fin du Moyen Âge60 ; que la production manuelle
(artisanale ?) de chapeaux au Chili ait pu atteindre, au cours du xxe siècle,
des proportions industrielles61 ; ou à l’inverse le fait que l’on utilise de
nombreuses machines dans le modélisme amateur (aérographe, perceuses,
imprimantes 3D, etc.). Si l’on défend la division des tâches comme la base
de tout processus industriel, il faut alors expliquer comment les opérations
pouvaient être aussi largement segmentées dans l’artisanat de luxe londo-
nien au xviiie siècle, à tel point qu’une véritable grammaire technique avait
été développée pour la tenue des registres comptables62. L’innovation qui,
pensait-on jadis, impulsait le développement industriel, n’est en réalité
en rien l’apanage de l’entrepreneuriat capitaliste, puisque les communau-
tés artisanales ont toujours pratiqué l’invention collectivement façon-
née et maîtrisée63. Rattacher l’industrie à la transformation des matières
premières (un lien sémantique que l’on trouve déjà en 1771 chez l’abbé
Baudeau64, réinventé avec la catégorisation des trois secteurs économiques
230 – primaire, secondaire, tertiaire – issue de l’économie américaine et encore
enseignée au lycée65) ne résout pas davantage la question, d’une part parce
que l’artisanat mérite alors tout autant cette qualification, et d’autre part
parce qu’il existe aujourd’hui des secteurs que l’on qualifierait volontiers
d’industriels et qui ne transforment pourtant aucune matière première en
produit manufacturé. On peut penser aux plateformes logistiques qui ont
connu une industrialisation massive depuis les années 2000 (au point que
le secteur dépasse désormais le BTP – pourtant historiquement leader –
en matière de maladies professionnelles et d’accidents du travail66), aux
centres d’appel où les managers ont appris à gérer jusqu’au sourire des
intérimaires67, à l’agriculture ou à l’extraction minière industrialisées

59. Pagès, Verna, ce volume.


60. Caliste, 2021.
61. Flacher, Pelletan, 2007.
62. Hilaire-Pérez, 2013.
63. Hilaire-Pérez, 2000.
64. Baudeau, 1910 [1767].
65. Flacher, Pelletan, 2007.
66. Benvegnù, Gaborieau, 2017.
67. Amiech, 2003.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

– qui devraient pourtant constituer le cœur du secteur primaire – ou même


aux datacenters qui ne produisent rien de physique dépassant la taille de
l’électron et qui mobilisent pourtant des infrastructures propres à l’indus-
trie lourde – cuves de fioul titanesques, climatiseurs géants, installations
classées Seveso, etc.68. On peut bien sûr décider d’user d’un critère arbi-
traire pour définir l’industrie, mais on voit alors de nombreuses situations
limites déborder le sens commun. C’est ainsi que les datacenters, origi-
nellement classés dans le tertiaire, puisque rattachés à la bureautique et
au secteur informatique, ont posé question à plusieurs communes, car la
résistance au sol et la hauteur sous plafond des bâtiments les ont parfois
fait basculer dans le secteur industriel, ce qui peut engendrer des contra-
dictions administratives, notamment en termes de taxation69. L’étude d’un
secteur actuellement en plein déploiement, comme celui du datacenter,
met ainsi en évidence la pluralité des domaines (biens, services, infrastruc-
tures, division du travail, etc.) mobilisés dans un processus d’industrialisa-
tion : s’en dégage notamment le sentiment que de très nombreux critères
sont en réalité à l’œuvre dans un tel processus.
On saisit alors ce qui se joue au cœur du phénomène industriel : l’industrie 231
advient lorsqu’un phénomène technique croît quantitativement au point de
changer de nature. L’industrie n’est rien d’autre qu’une grande quantité de
moyens techniques regroupés dans un temps et un espace donnés. L’histoire
de l’industrie nous apprend qu’il faut dépasser la distinction entre degré et
nature, entre gradation et rupture ontologique, c’est-à-dire entre quantité et
qualité en histoire des techniques : on ne peut saisir la spécificité du phéno-
mène industriel qu’en instruisant ce dépassement. Toute différence de nature
peut n’être, selon le niveau d’analyse mobilisé, qu’une différence de degré :
au-delà d’un certain seuil de concentration, une différence de quantité opère
une distinction de qualité70, une variation de degré fait advenir un change-
ment de nature. Une flaque d’eau et le lac Baïkal peuvent bien être constitués
des mêmes particules élémentaires combinant hydrogène et oxygène selon un
ratio de deux pour une, leur différence de taille implique qu’ils doivent être
distingués et traités comme des entités de nature différente. Un feu de paille
et un haut fourneau ne sont pas du même ordre, bien qu’ils brûlent tous les

68. Carnino, Marquet, 2018.


69. Carnino, Marquet, ce volume.
70. La notion de qualité est bien sûr entendue ici au sens de caractère ontologique et non au sens
de niveau de perfection de la production d’un bien.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

deux. Certains seuils d’accumulation sont parfois franchis et aboutissent à


des changements d’échelle dont les conséquences peuvent être radicales : on
sait aujourd’hui qu’à des échelles différentes s’appliquent souvent des lois dif-
férentes, qu’il s’agisse des divergences entre la physique galiléo-newtonienne
et la physique quantique, ou bien de la distinction entre le droit civil et le
droit administratif – qui recouvre le changement de nature entre une per-
sonne et une masse d’individus, un État. Différence de degré et de nature se
recouvrent jusqu’à un certain point avant de diverger radicalement. Il s’agit
d’un principe à garder à l’esprit lorsque l’on traite des techniques.
Pour chacun des critères et oppositions mentionnés précédemment (déve-
loppement d’un marché, concentration de la main d’œuvre, segmentation
des tâches, innovation, standardisation, etc.), on perçoit que la question
est celle du seuil de croissance à partir duquel la nature même de l’activité
technique change radicalement : « qui change d’échelle change d’essence »,
nous rappelle l’anthropologue Michael Singleton71. Si élever un cochon
peut poser des questions d’hygiène, engraisser mille porcs soulève des
questions environnementales72. Mettre en place une recherche textuelle
232 dans une base de données en ligne est l’affaire de quelques dizaines de
minutes pour un développeur compétent ; rendre interrogeable la quasi-
totalité du web est une entreprise colossale qui nécessite plus d’un million
de serveurs (et les coûts énergétiques et environnementaux afférents) et
s’appelle aujourd’hui Google, Bing ou Yahoo. Tout acte technique – qu’il
s’agisse d’éplucher une carotte, d’appuyer sur le bouton « Alimentation »
d’un ordinateur, de tricoter un pull ou de répondre au téléphone – pose
des questions nouvelles et requiert des infrastructures inédites lorsqu’il est
pratiqué à échelle industrielle.
L’industrie s’est d’ailleurs historiquement redoublée en industrialisant le pro-
cessus d’invention. Les communautés artisanales ont toujours innové, mais
lorsque cette dimension technique est déportée dans d’immenses centres
de recherche et développement, on entre pleinement dans un processus
industriel : le réseau électrique états-unien émerge depuis le Menlo Park
de Thomas Edison, qui rassemble une immense bibliothèque scientifique,
des machines-outils, des moyens de transport, un laboratoire de chimie, des

71. Singleton, 2007.


72. Espagnol, Leterme, 2010.
Qu’ est-ce que l’ industrie ? Qualité, territoires et marchés sur la longue durée

machines à vapeur, une bibliothèque des brevets existants, etc.73. Dès 1876,
Edison lui-même parle d’usine à invention (invention factory) et prévoit que
son équipe accouche d’une invention mineure tous les dix jours et d’une
invention majeure tous les six mois : la croissance industrielle du processus
d’invention lui a fait changer de rythme et, in fine, de nature.
Les historiens Giorgio Riello et Prasannan Parthasarathi étudient le déve-
loppement de l’industrie du coton et perçoivent deux ensembles de thèses
expliquant le succès européen aux dépens de l’Inde et de la Chine74 : les
« quantitativistes » insistent sur les facteurs économiques et institutionnels,
là où les « qualitativistes » mettent en avant les sauts technologiques75. Penser
l’industrie comme la croissance quantitative d’un phénomène technique au
point où l’on assiste à une rupture qualitative permet de saisir que les deux
points de vue sont conciliables – et, une fois encore, que la causalité en his-
toire est invariablement multifactorielle.
Chacune des oppositions précédemment mentionnées entre caractéristiques
artisanales et attributs industriels sont donc en réalité un gradient progressif
– à défaut d’être linéaire – qui franchit parfois des seuils et engendre une
transformation essentielle. On peut d’ailleurs interroger les liens entre ces 233
différents couples antagonistes lorsque l’échelle technique croît : la quan-
tification peut parfois produire une déqualification des tâches (l’ouvrier
spécialisé du taylorisme incarnant cette opposition à l’ouvrier qualifié et
maître d’un savoir-faire spécifique) ; le déploiement de la chimie industrielle
(notamment la production de soude et d’acides artificiels)76 a ainsi crû au
point de modifier radicalement les environnements ; la concentration spa-
tiale des équipements et de la main d’œuvre a nécessité la construction d’es-
paces dédiés et donné naissance à des architectures nouvelles tout en conser-
vant des implantations souvent préexistantes et en faisant parfois référence
aux standards architecturaux des édifices vernaculaires77 ; la mécanisation de
la dactylographie a engendré un double phénomène de féminisation et de
prolétarisation des tâches d’écriture78, etc.
73. Hughes, 1989.
74. Parthasarathi, Riello, 2009.
75. Maxine Berg et Pat Hudson avaient déjà mis le doigt sur la distinction entre les approches
quantitatives (gradualistes) et qualitatives, impulsant ainsi des relectures de l’industrialisation. Berg,
Hudson, 1992.
76. Le Roux, 2011.
77. Belhoste, Smith, 2012.
78. Gardey, 2008.
Lisa Caliste, Guillaume Carnino

De nombreux auteurs ont investigué les bouleversements induits par les


ruptures scalaires : le philosophe Gilbert Simondon voyait la technolo-
gie émerger lorsque son échelle dépassait celle des cultures humaines79 ; le
politiste Leopold Kohr insistait sur les conséquences néfastes des entités
de trop grande taille (qu’il s’agisse d’organismes biologiques, d’institutions
politiques ou d’entreprises économiques80) ; à sa suite, l’économiste Ernst
Friedrich Schumacher, auteur du célèbre Small Is Beautiful81, s’est fait pen-
seur et avocat du local et de l’échelle humaine ; l’inclassable Ivan Illich
critiquait le dépassement des seuils de contre-productivité atteints lorsque
l’emprise d’un phénomène s’effectue à trop grande échelle82 ; plus récem-
ment, l’essayiste et mathématicien Olivier Rey interrogeait « une question
de taille » dans son ouvrage éponyme, où il rappelle que chaque être vivant
ou organisation humaine n’est viable qu’à la taille idoine : des fourmis
géantes s’effondreraient sous leur propre poids, de la même façon qu’on
peine à imaginer une démocratie à l’échelle de huit milliards d’individus83.
Définir l’industrie comme ce qu’il advient d’un phénomène technique
lorsque sa croissance quantitative entraîne sa transformation qualitative
234 permet de souligner que les enjeux de l’industrialisation ne sont pas ceux
d’un secteur en particulier (comme la production manufacturière), d’un
rapport socio-économique déterminé (comme le salariat ouvrier) ou même
d’une configuration politique unique (la division capitaliste du travail),
mais que toutes ces dimensions peuvent se trouver imbriquées dans le
passage à l’échelle d’une activité technique, quelle qu’elle soit, et que ce
changement d’échelle, en retour, concerne le vivre ensemble planétaire,
c’est-à-dire tout le monde.

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Les auteurs

242 Lisa Caliste est docteure en histoire, chercheure associée au laboratoire Arscan
(UMR 7041). Elle a soutenu en 2021 une thèse intitulée « Le Lodévois et ses marges.
Industries, ateliers et entreprises (vallées de la Lergue et de l’Hérault, xve siècle) »
à l’université Paris 8. Ses travaux portent sur l’histoire de l’industrie, la matérialité
de la production et ses vestiges recensés dans le cadre de l’inventaire général du
patrimoine culturel de la région Occitanie. Elle a notamment participé à la publi-
cation Patrimoine industriel de l’ Hérault (Montpellier, Lieux dits, 2014).

Guillaume Carnino est maître de conférences en histoire des sciences et techniques.


Dix-neuvièmiste, il s’ intéresse aux fondements épistémologiques et industriels
de la technologie. Plus largement contemporanéiste, il travaille sur l’ histoire de
la quantification et de l’ informatique, notamment des datacenters. Il a publié
L’ Invention de la science. La nouvelle religion de l’ âge industriel (Paris, Seuil, 2015)
et coordonné, avec Liliane Hilaire-Pérez et Aleksandra Kobiljski, une Histoire des
techniques. Mondes, sociétés, cultures, xvie-xviiie siècles (Paris, Presses universitaires
de France, 2016).
L’ invention de l’ industrie
antique et médiévale
Gaspard Pagès, Catherine Verna

Résumé
Le concept d’ industrie a longtemps été rejeté par les historiens et les archéolo-
gues de l’ Antiquité et du Moyen Âge qui lui préféraient celui d’ artisanat. Plutôt
que de dresser les deux concepts l’un contre l’ autre, cet article propose de les
distinguer pour les combiner et les penser ensemble dans un cadre conceptuel
enrichi. Ainsi, il propose une présentation de la construction historique de l’ indus- 243
trie antique et médiévale à partir de quelques dossiers exemplaires, pointe les
évolutions et les acquis et distingue les points communs et les différences entre
les deux périodes.

Mots-clés
industrie, innovation, marché, standardisation, district

” Gaspard Pagès, Catherine Verna, « L’ invention de l’ industrie antique et médiévale »,


Artefact, no 17, 2022, p. 243-264.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

The Invention of Antique and


Medieval Industry
Abstract
The concept of industry has long been rejected by ancient and medieval historians
and archaeologists, who preferred the concept of craft. Rather than setting the two
concepts against each other, this article proposes to distinguish between them
in order to combine them and think of them together in an enriched conceptual
framework. Thus, it proposes a presentation of the historical construction of an-
cient and medieval industry based on a few exemplary files, points out the evo-
lutions and achievements and distinguishes the common points and differences
between the two periods.

Keywords
industry, innovation, market, standardisation, district
244

M
ême si les débats sont encore vifs, il apparaît aujourd’hui que
l’Antiquité et le Moyen Âge ont abrité, au même titre qu’un
artisanat, une industrie que les communautés historiennes,
longtemps rétives à cette constatation, acceptent finalement de mieux en
mieux. Cette situation résulte des efforts de définitions apportés par ceux
qui étudient le phénomène pour les périodes anciennes. La notion d’ indus-
trie est plastique et, sur la longue durée, elle dispose de caractéristiques
différentes. Pour l’Antiquité et le Moyen Âge, les éléments de définition
partagent de nombreux points communs sur lesquels travaillent historiens
et archéologues, un chantier qui a abouti à la découverte scientifique de
l’industrie antique et médiévale. Il s’agit donc, dans le cadre de cet article, de
reconstituer une démarche associée à la construction d’une notion complexe.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

Définir l’ industrie des périodes


anciennes (Antiquité et Moyen Âge)
L’ industrie ancienne, il y a encore une trentaine d’années, était considérée
comme anachronique, impensable : Antiquité et Moyen Âge ne connais-
saient que l’artisanat. Pourtant, pour tous ceux qui travaillaient sur le sujet
à partir des sources disponibles, tant textuelles (dans toute leur diversité)
qu’archéologiques, il paraissait étrange que le « grand » commerce interna-
tional, objet de l’attention des antiquisants et des médiévistes, soit fondé sur
un secteur de production désigné, de façon univoque, comme « artisanal ».
Cette ambiguïté aboutissait à des formulations complexes qui apparaissaient
dans les manuels et les articles scientifiques. Ainsi fleurissaient des désigna-
tions étonnantes : au « simple » artisanat s’opposait un « artisanat d’expor-
tation » ou un « artisanat massif », « concentré ». Ces formules tentaient de
rendre compte d’échelles différentes de production que l’opposition entre
artisanat et industrie et le rejet de l’industrie ancienne ne permettait pas de
résoudre1. Plutôt qu’opposer artisanat et industrie, il fallait les distinguer et
les combiner ; les penser ensemble ; les définir. 245
C’est par le marché, forcément pluriel et étudié à différentes échelles (du
local à l’international), que Philippe Braunstein a réussi à concilier artisanat
et industrie dans un article daté de 1998, ce qui lui permettait d’englober les
deux secteurs de production et de les associer sur la longue durée2. En cela
les médiévistes ont devancé les antiquisants dans cette volonté de préciser
les concepts, de les adapter à leurs questionnements et à leurs sources, sans
en rejeter l’examen. L’industrie, contrairement à l’artisanat – et la compa-
raison est d’autant plus nette quand l’une et l’autre livrent les mêmes types
de production : draps, céramique, fers, etc. –, écoule ses produits au-delà du
marché local et dispose de capacités de production lui permettant de délivrer
(toute proportion gardée avec les époques moderne et contemporaine) une
plus grande quantité d’artefacts. De l’Antiquité au Moyen Âge, les produits
issus de l’industrie sont, en outre, normés et se distinguent souvent par une
appellation d’origine et/ou une marque : marbre Lunensis3, fer estampillé à

1. Verna, 2017.
2. Braunstein, 1998.
3. Marbre de Carrare ou marbre de Luna, dont le nom latin découle du nom de la ville portuaire
(Luna) par où il est expédié. Al-Bashaireh, 2021.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

chaud Haedui4, draps de Vervins, aciers de Brescia aux marques d’ateliers


du Gallo et de La Campana5. La production de l’industrie ancienne obéit à
des normes qui portent autant sur la forme des objets finis ou semi-finis que
sur leurs qualités intrinsèques, à partir d’une définition parfois réglementée,
plus souvent tacite et non écrite, répondant à des conditions techniques
d’élaboration et à la nature des matières premières utilisées. L’ acheteur doit
être en mesure de reconnaître le produit qu’il recherche et dont il appré-
cie les qualités spécifiques6. Cette capacité d’expertise est communément
partagée par les médiévaux, quel que soit le produit, en particulier pour
les draps et les métaux, tant dans les grandes foires médiévales que sur les
marchés qui s’implantent dans les campagnes européennes dès le xiie siècle.
Cette situation est également notable dès l’Antiquité avec les amphores,
produit phare dont les graffitis ante cocturam et les timbres se rapportent à
l’emballage, les tituli picti et les graffitis post cocturam mentionnant la denrée
transportée et parfois sa qualité et son origine.
L’artisanat, quant à lui, et toujours selon Philippe Braunstein, correspond
à une production plus limitée en quantité, une production qui n’est pas
246 normalisée sans être forcément de qualité plus médiocre que celle de l’in-
dustrie. L’artisanat est associé à un marché local, de proximité, sans pour
autant occuper une place subalterne dans l’économie : il est simplement
autre et participe pleinement à la croissance médiévale. Ajoutons qu’un
même atelier de production peut inscrire son activité simultanément dans
le secteur industriel et dans le secteur artisanal qui sont, avant tout, des
outils d’analyse pour les historiens. Un même atelier peut répondre à une
demande locale spécifique et écouler sa production à une plus large échelle.
Les exemples sont nombreux pour le Moyen Âge. Ainsi, au xive siècle, des
forgerons béarnais travaillent pour les paysans de leur village dont ils entre-
tiennent l’outillage. Ils produisent également des fers de faux et des lames
pour scieurs de long – dont l’élaboration technique est délicate –, et qui
sont ensuite exportés vers Toulouse7. Pour l’Antiquité, les exemples sont
tout aussi nombreux et concernent notamment les officines de potiers qui

4. Nom latin du peuple gaulois Éduens. Pagès, Dillmann, Vega et al., 2022.
5. Braunstein, 2001b.
6. Nous faisons ici référence à « l’économie de l’identification », comme a pu la définir Jean-Yves
Grenier pour l’Ancien Régime, c’est-à-dire où « le connaisseur » est capable « d’identifier les produits,
de les classer, d’éprouver leurs apparences et leurs usages et de savoir se repérer parmi des biens aux
variétés lexicales nombreuses ». Grenier, 2003. Consulter également Grenier, 1996.
7. Verna, 2000.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

fabriquent tout autant des amphores ou d’autres productions spécifiques


pour l’exportation à longue distance, que des céramiques communes de
cuisine réservées au marché local8.
D’autres définitions doivent être mises en perspective et rapprochées de
celles de l’industrie et de l’artisanat pour mieux les distinguer : proto-in-
dustrie et industrie extensive en sont les principales. Pour la première, il
convient d’en apprécier l’origine, car le terme est souvent utilisé, par les pro-
tohistoriens et les médiévistes, dans le sens d’industrie ancienne. Or, la pro-
to-industrie n’est qu’une des nombreuses formes des industries anciennes
et a été définie (et le concept créé) par Franklin Mendels, en 1978, comme
une industrie rurale aux caractéristiques précises déduites du modèle de
l’industrie des Pays-Bas au xviiie siècle9. La formule d’industrie extensive est
davantage utilisée par les antiquisants et les spécialistes du haut Moyen Âge.
Elle n’est qu’une forme de l’industrie, souvent rurale, caractérisée par la
juxtaposition dans un même espace d’une multitude d’ateliers, au volume
de production limité, comme dans ces districts sidérurgiques qui se déve-
loppent en Gaule à partir du Bas-Empire10.
La question de la productivité ouvre sur celle de l’ innovation technique 247
qui concerne différemment l’Antiquité et le Moyen Âge, dans le cadre
très spécifique de l’industrie. Le moteur hydraulique (le moulin à eau) est,
depuis l’article de Marc Bloch daté de 1935, considéré comme une inno-
vation médiévale d’autant plus importante qu’elle s’adapte à la production
non agricole dès le ixe siècle, avec le moulin à drap11. Les constatations et
les arguments de Marc Bloch méritent d’être relativisés car le corpus des
sources s’est largement étoffé et diversifié. Pour le Moyen Âge, la force de
l’innovation est confirmée12. Philippe Braunstein, à la suite de Bloch, insiste
sur cette propension à l’innovation, qu’il associe à l’usage des termes « indus-
tria » et « ingenium » pour rendre compte du talent, de l’inspiration et de la
capacité d’innover des médiévaux dans le domaine des techniques de pro-
duction. Il est incontestable qu’à partir du xiie siècle, l’industrie est de plus
en plus intensive, de plus en plus mécanisée, à la mesure bien évidemment de
l’économie médiévale. Pour autant, la période médiévale n’a plus la primeur

8. Delage, 2001 ; Willems, 2019, p. 299-318.


9. Mendels, 1984 ; Verna, 2017.
10. Pagès, 2010.
11. Bloch, 1935a.
12. Beck, 1998.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

dans le domaine de l’innovation. En effet, pour l’Antiquité, l’innovation a


été longtemps mésestimée ; l’emploi d’une main-d’œuvre servile abondante
justifiant l’argument d’une « stagnation technique ». Depuis une vingtaine
d’années cependant, ce paradigme est progressivement déconstruit grâce
au développement de l’archéologie. Construction navale, transport terrestre
sont autant de domaines touchés par l’innovation. La mécanisation hydrau-
lique apparaît au centre de ce profond renouvellement comme une réalité
du monde romain, au moins dès le Haut-Empire : ici, dans l’agriculture ;
là, pour scier la pierre ou produire du tan dans les campagnes et les villes13.
Une fois les définitions posées, la question est historique. Antiquité et
Moyen Âge n’ont pas la même histoire de l’industrie. Elles n’ont pas la
même historiographie dans un domaine de la recherche qui demeure à la
périphérie des débats scientifiques qui occupent nos collectivités respectives.
Dans ce contexte, cet article propose un survol de la construction historique
de l’industrie antique et médiévale ; pointe les évolutions et les acquis ; dis-
tingue les points communs et les différences entre les deux périodes, à partir
des artefacts et des mots : plus d’artefacts pour l’Antiquité, davantage de
248 mots pour le Moyen Âge, même si cette répartition est artificielle du fait
de la démarche interdisciplinaire, entre textes, terrains et laboratoires avec
l’usage de l’archéométrie ; une démarche engagée dès les années 1970 pour
la métallurgie du fer14.

Industrie antique : marché,


standardisation et travail contraint
Dès le début du xxe siècle, les amphores et les céramiques sigillées décou-
vertes dans les fouilles ont conduit les archéologues à désigner et à nommer
l’industrie comme un mode de production de l’époque romaine. Ce terme
a même été affiché pour qualifier les usines à garum15. Son emploi est
cependant resté inexpliqué et utilisé sans être défini, si bien qu’au moment
où l’archéologie française s’est développée, à partir des années 1970, ce
terme est devenu embarrassant et a été écarté au profit d’une utilisation
monolithique du concept d’artisanat. Cette situation était en partie due

13. Varoqueaux, Gassend, 2001 ; Bouet, 2005 ; Brun, Fiches, 2007 ; Brun, 2013 ; Dessales, 2013.
14. Pelet, 1974, 1993.
15. Chenet, 1938 ; Ponsich, Tarradell, 1965 ; Duval, 1989.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

aux théories économiques de Moses Immanuel Finley qui ont largement


influencé les études des sociétés grecques et romaines16. Selon Finley, l’éco-
nomie antique était « une totalité » qui ne pouvait être explorée à l’aune
d’une terminologie contemporaine17. De toute évidence, l’Antiquité cor-
respondait à une société artisanale préindustrielle. Par conséquent, il n’y
avait pas lieu de distinguer une industrie antique de l’artisanat, d’autant
plus que le modèle de Finley repose sur deux paradigmes opposés à l’indus-
trie : les productions antiques seraient équivalentes partout, sans spécifici-
tés, qu’elles soient régionales ou relèvent d’un type de production ; le coût
des transports serait élevé. Ainsi, seuls les produits de luxe circuleraient
dans un marché – de fait atrophié –, où l’autosuffisance, notamment agri-
cole, prédominerait18. À partir des années 1980, la fouille d’ateliers ou
d’exploitations gigantesques est venue malmener ces paradigmes19. Deux
autres sujets reconnus par la communauté scientifique ont aussi mis à mal la
notion monolithique d’artisanat antique : le grand commerce, notamment
méditerranéen, et la standardisation des productions qui caractérisent la
culture matérielle antique20. Plus avant encore, à partir des années 2000,
les fruits du développement de l’archéologie, autant programmée que pré-
ventive, terrestre que subaquatique, mais aussi l’avènement de l’archéo- 249
métrie, ont apporté des données qui permettent de renouveler le débat à
partir d’un socle quantitatif qui a longtemps manqué à l’analyse de l’éco-
nomie antique21. Fort de ces avancées, il paraît opportun de poser claire-
ment la question de l’existence d’une industrie concomitante à l’artisanat
durant l’Antiquité, en se fondant sur une démarche interdisciplinaire et
en s’émancipant des paradigmes de l’histoire de l’économie antique des
années 1970. Notre propos sera spécialement focalisé sur la métallurgie
romaine du fer, de sa commercialisation à sa production primaire, à rebours
de la chaîne opératoire.
La standardisation de toute une gamme de barres de fer destinées au
commerce à grande distance est bien ce qui caractérise la commerciali-
sation du fer à l’époque romaine. L’exemple le plus évocateur se situe à

16. Finley, 1975.


17. Zurbach, 2019.
18. Andreau, 1995.
19. Laubenheimer, 1990, 2001 ; Domergue, 1993.
20. Domergue, Liou, 1997 ; Tchernia, 2011.
21. Zurbach, 2019 ; Lerouxel, Zurbach, 2020.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

l’embouchure d’un des anciens bras du Rhône, en face des Saintes-Maries-


de-la-Mer actuelles (Bouches-du-Rhône, France). Ici pas moins de vingt-
trois épaves de vingt à vingt-cinq mètres de long chargées de plusieurs
dizaines de tonnes de fer, voire centaines de tonnes en barres normalisées,
gisent par une quinzaine de mètres de fond. Leur échouement est proba-
blement dû aux bancs de sable d’avant côté formés dans les deltas22. Ces
découvertes exceptionnelles réalisées par Luc Long ont permis de mettre
en évidence au moins huit formes récurrentes et normalisées de barres de
fer. Chacune renvoie à un type, mais surtout à une qualité de fer carac-
térisée par son degré de compactage et par un alliage ferreux spécifique :
entre fer doux, aciers divers et fers phosphoreux23. La standardisation de
ce commerce massif s’inscrit dans une large aire géographique et sur le
temps long24 : au moins dans la partie occidentale de l’ Empire romain du
iie siècle avant J.-C. au ve siècle, de l’époque tardo-républicaine à la fin de
l’Empire romain d’Occident. Des estampilles frappées à chaud dans le fer
restent encore difficiles à interpréter, sauf quand elles font référence à une
zone géographique ou à un peuple. Les analyses archéométriques des maté-
riaux permettent de pister l’origine des fers et de percevoir l’ampleur et la
250 complexité des réseaux d’échanges25. Des barres de fer de Gaule belgique
étaient transportées vers la Méditerranée, mais de nombreuses autres zones
de production utilisaient la circulation fluvio-maritime du Rhône qui pou-
vait se faire en sens inverse, de la Méditerranée vers la Gaule, notamment
depuis Narbonne, un des plus grands ports de Méditerranée occidentale
après Ostie26. Évidemment, vu l’espace considéré et la chronologie embras-
sée, seule une partie de ces réseaux commerciaux entrecroisés sont perçus à
travers l’entonnoir qu’est le delta du Rhône. Le transport des autres métaux
témoigne de situations semblables – comme les amphores, « la boîte de
conserve » antique qui a servi de contenant normalisé pour la distribution
de nombreux produits comestibles dans l’Empire et, au-delà, jusque sur les
côtes d’Inde actuelles, depuis le Sud de la France27.

22. Long, Rico, Domergue, 2002 ; Djaoui, 2017.


23. Pagès, Dillmann, Fluzin et al., 2011.
24. Pagès, 2014.
25. Pagès, Dillmann, Vega et al., 2022.
26. Pagès, Leroy, Sanchez et al., 2020.
27. Laubenheimer, 2017-2018.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

Les Gaules ont probablement produit la plus grande quantité de fer de


l’Empire romain d’Occident28. Pour donner à voir la disponibilité de la
ressource minière en la matière, on peut mentionner que la France et la
Belgique font partie, encore au début du xxe siècle, des plus importantes
zones d’exploitation de fer d’Europe, bien que les gisements exploités
n’aient pas été les mêmes. L’exploitation massive antique de gisements en
Gaule s’explique surtout par un marché du fer en pleine croissance et dont
l’expansion est sans précédent. À partir du iie siècle avant J.-C. le fer devient,
en effet, un matériau ordinaire et commun utilisé massivement dans tous
les domaines29. Cette extraordinaire demande s’ancre dans un important
et complexe commerce qui nécessite en amont une prodigieuse production
de fer. Des tas de déchets de plusieurs hectares et de dizaines de mètres de
haut, de véritables petites collines, en témoignent encore malgré leur exploi-
tation industrielle comme matière première aux xixe et xxe siècles30. Ces
données illustrent le gigantisme de ces productions et leur grand nombre.
Les établissements ont pu fabriquer jusqu’à deux cents tonnes de fer par an
pendant plusieurs siècles31. Plusieurs millions de tonnes ont ainsi été com-
mercialisées durant l’époque romaine, sans parler des provinces comme la
Britannia, la Dacie ou la Pannonie, qui ont aussi participé aux commerces 251
du fer dans l’Empire. Les ateliers du Haut-Empire étaient organisés autour
de batteries de deux à quatre bas fourneaux qui assuraient une production
continue et volumineuse fondée sur une forte segmentation de la chaîne
opératoire et une répétition des tâches32 : les personnes réduisant le fer
ne sont ni les mineurs ni les charbonniers. Cette organisation permettait
l’utilisation d’une main-d’œuvre peu qualifiée, contrôlée par quelques spé-
cialistes. Il est admis que les mines, comme les carrières d’ailleurs, étaient
exploitées dans le monde romain par une majorité d’esclaves et par des
condamnés de justice damnati ad metalla et damnati in opus metalli : de
lourdes peines qui impliquent une expulsion de la cité et du monde social
où le condamné rejoint le monde souterrain qui s’apparente symbolique-
ment à celui des morts33. Il semble probable que cette main-d’œuvre ser-
vile et ces condamnés soient également utilisés pour faire fonctionner les

28. Domergue, Serneels, Cauuet et al., 2006.


29. Pagès, 2014.
30. Piétak, Leroy, Le Carlier et al., 2012 ; Pagès, Dillmann, Vega et al., 2022.
31. Pagès, 2010 ; Fabre, Domergue, Dabosi, 2016.
32. Sarreste, 2011 ; Fabre, Domergue, Dabosi, 2016.
33. Huntzinger, 2004 ; Andreau, Descat, 2006.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

installations de réduction, dont des batteries de bas fourneaux. Si, par le


passé, l’utilisation massive d’une main-d’œuvre servile et l’innovation tech-
nique34 ont souvent été opposées, il apparaît que ce modèle est aujourd’hui
dépassé tant les techniques d’extraction minière romaines rassemblent
emprunts, adaptations et innovations35. D’ailleurs, les batteries romaines
de réduction semblent aussi correspondre à une forme de bas fourneaux
particulière qui pourrait être une innovation antique36. Ainsi l’archéologie,
et plus globalement la pratique de l’interdisciplinarité, atteste aujourd’hui
d’une industrie primaire du fer dans l’Empire romain, alors que dans le
même temps, en aval de la chaîne opératoire, la fabrication d’objets dans
les forges relevait en grande partie de l’artisanat37. Cette industrie juxtapo-
sée et articulée à l’artisanat n’est pas l’unique apanage de l’exploitation des
ressources du sous-sol, puisque ce mode de production caractérise aussi la
fabrication d’amphores et de céramiques sigillées ou la production alimen-
taire de garum et de vin38.

Industrie médiévale :
252 innovations techniques,
districts et paysages de l’ industrie
Au Moyen Âge, l’industrie est étroitement associée à l’innovation technique.
Un mot pour simplement rappeler que la capacité d’innover, pourtant si
évidente dans les sources de la pratique – comptabilités, sources notariées,
rapports d’expertise – n’a pas été facile à faire reconnaître à la collectivité
des médiévistes. Cette conquête a une histoire. Il existait comme un frein
théorique à cette évidence, car si les sources de la pratique montraient bien
les innovations majeures dans le domaine de l’architecture et des grands
chantiers, dans le domaine minier et dans l’industrie textile et métallur-
gique, les médiévistes devaient dépasser les discours de l’autorité ancienne
et contemporaine pour reconnaître ce fait et l’assimiler à leur connaissance
du Moyen Âge. La première est celle des clercs, ceux qui écrivent et dont les
témoignages dominent les sources. Or, la majorité d’entre eux désignaient

34. Bloch, 1935a.


35. Domergue, 2008.
36. Domergue, 2016.
37. Pagès, 2010.
38. Ponsich, Tarradell, 1965 ; Sanquer, Galliou, 1972 ; Delage, 2001 ; Laubenheimer, 2001, 2017-2018.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

le nouveau (quel que soit son champ d’application) comme dangereux et


se méfiaient des innovations de toute nature. À celle-ci s’ajoutait l’autorité
académique quand Jacques Le Goff écrivait que l’innovation, en particulier
technique, avait été bloquée, freinée par la culture fondamentalement
anti-progressiste du Moyen Âge39. Encore une fois cette analyse et cette
affirmation se fondaient sur les écrits des clercs. A contrario, mais les médié-
vistes l’avaient oublié, Marc Bloch ne doutait pas de la capacité d’inventer
et d’innover des hommes du Moyen Âge40. Au tournant des années 2000,
des définitions du terme « innovation », à partir de celle proposée par
Schumpeter, ont été discutées âprement entre historiens. Il s’agissait non
seulement d’utiliser le concept (ou non), mais aussi de l’ adapter ; de pré-
ciser ses champs d’application et ses formes (innovation/rupture ; micro/
macro innovation). Incontestablement, les médiévistes ont fait l’expérience
de l’innovation et l’ont depuis intégrée à leurs réflexions dans de nombreux
domaines de production41.
À la suite de ces débats autour de la définition de Schumpeter, il y aurait,
bien évidemment, beaucoup à dire sur les rapports entre l’innovation techni-
que, le monde de la production et les entrepreneurs. On ne peut passer 253
sous silence les grandes oppositions au moulin à drap dans les villes ; ces
manifestations de rejet sont celles de travailleurs qui refusent la machine
qui leur vole leur travail42. Elles sont également celles d’entrepreneurs du
textile qui craignent la concurrence d’une draperie moins couteuse dont
l’élaboration est en partie mécanisée. Ceux-ci rejettent le moulin à drap
de la ville, réglementent la production pour maintenir les draperies tradi-
tionnelles, associant dans leur discours la machine à une qualité médiocre.
Certains d’entre eux, en capacité de le faire, soutiennent néanmoins finan-
cièrement son implantation dans les campagnes alentours afin d’alimenter
un autre marché, celui que les médiévistes désignent comme la « nouvelle
draperie » et qui répond davantage à la demande des notabilités enrichies
et à l’évolution de la mode.

39. « Il n’est, sans doute pas, de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité : l’horreur
des “nouveautés” n’ait agi avec plus de force anti-progressiste que dans le domaine technique. Innover
était là, encore plus qu’ailleurs, une monstruosité, un péché. Il mettait en danger l’équilibre écono-
mique, social et mental ». Le Goff, 1964, p. 254.
40. Bloch, 1935b. L’article est intitulé « Les “inventions” médiévales », mais il traite tout autant
de l’ innovation.
41. Sur l’origine de ce renouvellement, consulter Beck, 1998 ; Lardin, Bührer-Thierry, 2000 ; Verna, 2001.
42. Roch, 2000.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

L’innovation majeure réside dans l’application de l’énergie hydraulique


aux deux grandes industries médiévales que sont les industries textile et
métallurgique. Le moulin à eau est la machine du Moyen Âge : elle malaxe
(moulin à drap), elle martèle (moulin à fer), elle souffle (soufflets de forge
actionnés par l’eau). Dans ce contexte de mécanisation, certains groupes
ont été des vecteurs majeurs. C’est le cas de l’ordre cistercien, soucieux de
gestion, souvent à la pointe des progrès dans de nombreux secteurs – éle-
vage, vinification – et qui, dans le domaine de l’industrie, a été incontes-
tablement à l’origine de la diffusion du « moulin à fer », une machine qui
frappe la loupe extraite du bas fourneau et compacte la matière afin d’élabo-
rer des barres (marteau hydraulique)43. Il suffira de rappeler que le premier
moulin à fer attesté par les textes en Occident l’est par les sources cisterciennes
de Clairvaux, vers 1135.
L’énergie hydraulique permet un accroissement de la production et de la pro-
ductivité articulé à des marchés élargis (tant en quantité qu’en qualité) et de
plus en plus lointains. Nous avons déjà évoqué la relation entre le moulin à
drap et la « nouvelle draperie », plus légère et moins coûteuse. Ainsi, des draps
254 produits dans les campagnes – de Normandie ou du Languedoc entre autres –
sont acheminés, parfois par des facteurs étrangers, vers la Baltique, l’Orient
ou le Levant44. Dans le domaine de la sidérurgie, le martelage hydraulique a
permis l’élaboration de barres de plus grande portée qui ont été l’armature
de l’architecture gothique45. Appliquée à la soufflerie et à la montée en tem-
pérature dans le four de réduction, la mécanisation participe à l’émergence
de la réduction indirecte et à la production de fonte. L’industrie médiévale
profite également de savoirs sophistiqués, lentement élaborés, et que l’on ne
peut pas assimiler à des innovations « à la Schumpeter », c’est-à-dire à des
innovations ruptures46. La recherche de Serge Benoît nous a encouragés à
être attentifs et à mettre en valeur des évolutions lentes. Souvent la rupture
n’est que l’irruption du texte dans notre documentation et non l’irruption de
l’innovation qui ne procède pas forcément par bonds47. Ces évolutions lentes
ont pourtant modifié en profondeur des secteurs fondamentaux de l’indus-
trie médiévale. Il suffira de s’attarder sur le domaine des teintures naturelles

43. Verna, 1995, 2000 ; Benoît, 2019 ; Hilaire-Pérez, Jarrige, 2020.


44. Arnoux, Bottin, 2001, 2004 ; Caliste, 2021.
45. Bernardi, Dillmann, 2005.
46. Benoît, 1998.
47. Verna, 2017.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

(végétales, animales, minérales). La maîtrise toujours plus grande des trai-


tements thermiques et du contrôle des températures – ajoutée à la capacité
de peser avec précision les teintures et leur préparation, et au choix du mor-
dant – ont permis d’aboutir, à partir du xiiie siècle, et en combinaison avec
des techniques de tissage (car on peut teindre sur les laines ou les draps), à la
réalisation de teintes subtiles et d’effets de couleurs qui s’affirment comme
la marque des produits reconnus de l’industrie occidentale dans le grand
commerce international48.
Nous clôturerons ces morceaux choisis de l’industrie médiévale par une
autre de ses originalités qui nous paraît être la conquête de l’espace, urbain
bien sûr, car les ateliers qui regroupent des machines et des hommes s’ins-
crivent dans les villes et définissent des quartiers industriels, comme à
Florence ou dans d’autres grandes villes du drap49. Néanmoins, le phé-
nomène concerne davantage les campagnes pour lesquelles on dispose,
à présent, de solides études de cas50. Il n’est pas question d’industriali-
sation, mais de formation d’un paysage industriel et de constitution de
« districts industriels », comme autant de territoires où, autour de bourgs,
se concentrent des industries, souvent complémentaires, dont les ateliers se 255
partagent l’espace, l’accès à l’eau, l’énergie, les combustibles et les matières
premières, et produisent pour des marchés extérieurs. Ces districts sont
unifiés par des circulations d’innovations techniques, de capitaux et de
mains-d’œuvre expertes souvent moins coûteuses qu’en ville51. Dans ce
cas, les fileuses sont exemplaires du phénomène, car élaborer un fil régu-
lier – sans ruptures et sans nœuds qui pourraient porter un coup fatal au
moment du tissage – ne se réduit pas à une pratique simple et répétitive.
Tout au contraire, elle exige beaucoup d’attention et de compétences et a
été fermement intégrée au contrôle de la production par les marchands,
qu’il s’agisse de ceux des cités ou des bourgs dans le cadre des districts52.
À partir du Moyen Âge, l’industrie s’inscrit donc durablement dans les cam-
pagnes, qu’elle façonne53. Dans certains secteurs, comme les mines et la
métallurgie, on peut saisir dans les textes comme sur le terrain la mise en

48. Cardon, 1999, 2003 ; Harsch, 2020.


49. Stella, 1993.
50. Entre autres, Arnoux, 1993 ; Verna, 2001 ; Braunstein, 2001a.
51. Verna, 2017.
52. Cardon, 1996.
53. Benoît, 2020 ; Verna, 2017.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

place de territoires de l’industrie : infrastructures de production, modifica-


tions du couvert forestier, mise en place d’un système viaire et d’habitats
spécifiques54. En rapport avec le développement de l’anthracologie, la modi-
fication du couvert forestier – tant en quantité qu’en qualité – a été étudiée
au croisement des textes et du terrain. La pression industrielle s’est souvent
superposée à celle des hommes dans un contexte de croissance démogra-
phique (en particulier aux xiie et xiiie siècles) et les sources écrites attestent
de la mise en place d’une réglementation forestière aboutissant parfois à
une véritable sylviculture quand la forêt est fragilisée par la sidérurgie55.
L’industrie trouve également dans les districts des formes de financement
hors de la ville qui sont autant d’apports nécessaires à son développement.
Dans ce domaine, en effet, la domination de la ville sur ses campagnes
industrieuses n’est pas le seul modèle de développement, puisque des dis-
tricts industriels se constituent à partir de capitaux locaux rassemblés dans
le cadre de bourgs. À l’échelle des individus et des entreprises, l’industrie
se combine alors avec d’autres activités : agricoles, pastorales, artisanales et
commerciales, car elle se caractérise, comme nous l’avons signalé, par une
circulation plus large des hommes et des produits autour de pôles produc-
256 tifs qui sont autant de carrefours à l’intérieur du district. L’industrie est ainsi
une des facettes de la pluriactivité caractéristique du Moyen Âge56.
« Industrialisation », « désindustrialisation » : les sociétés contemporaines
évoluent encore dans des cadres conceptuels fortement influencés par l’his-
toire de l’industrie. Ils renvoient à la fois à un riche passé, mais aussi à des
histoires récentes, souvent sensibles. Dans ce contexte, penser l’industrie
comme un mode de production des sociétés anciennes, dès l’Antiquité et
pendant le Moyen Âge, a pu être délicat. Cependant, grâce à l’apport de
l’interdisciplinarité et surtout à la vitalité des réflexions conceptuelles des
médiévistes, l’industrie apparaît aujourd’hui, sous le poids des mots et des
vestiges, comme une réalité des sociétés antiques et médiévales. Elle ne s’op-
pose en rien à l’artisanat. Elle se combine à lui dans un cadre conceptuel plus
riche et nécessaire à l’étude des modes de production anciens. Loin d’être
une notion figée, l’industrie ancienne est polymorphe. Durant l’Antiquité,
l’industrie utilise une main-d’œuvre servile dans des cadres administratifs
qu’il reste à étudier ; elle est également associée à des innovations et répond,

54. Bailly-Maître, 1994.


55. Woronoff, 1990 ; Verna, 2003, 2001.
56. Verna, 2017.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

avec la standardisation de ses produits, à l’approvisionnement d’un marché


à l’échelle de l’Empire. Au Moyen Âge, l’industrie est un des moteurs de la
croissance européenne et sa place dans l’économie occidentale se maintient
malgré la crise, caractérisée par une effervescence d’innovations, la circula-
tion de techniciens aux domaines de compétences variés et la concentration
de capitaux à l’échelle du bourg comme à celle des cités industrieuses. Il reste
maintenant aux communautés historiennes à s’emparer plus largement de ce
concept pour en explorer toute la complexité et la diversité.

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et Larose, 2001, p. 529-549.
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sur-Tech, xive et xve siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2017.
L’ invention de l’ industrie antique et médiévale

Verna Catherine, « “Moulin à fer” : l’ héritage de Bertrand Gille », dans


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Verna Catherine, « Fer, bois, houille : forge hydraulique et gestion des
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Simonetta (dir.), Economia e energia, secc. XIII-XVIII, Florence, Le Monnier,
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Sorbonne, 2001.
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Woronoff Denis (dir.), Forges et forêts. Recherches sur la consommation
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Zurbach Julien, « Archéologie, histoire, économie », Archéopages.
Les archéologues face à l’ économie, hors-série no 5, 2019, p. 4-9.

Les auteurs
Gaspard Pagès est chargé de recherche au CNRS (UMR 7041 ArScAn). Archéo-
logue archéomètre, il est spécialiste de l’artisanat, de l’économie antique et du
début du Moyen Âge. Ses recherches ont essentiellement porté sur la production,
la commercialisation et la fabrication des fers. Ancrées sur la Méditerranée nord-
occidentale, ses recherches s’élargissent à l’ensemble de l’Europe et à l’Orient de
manière à considérer l’Empire romain et son devenir dans une acceptation large.
Ses différentes contributions sont disponibles sur HAL : https://cv.archives-ouvertes.
fr/gaspardpages.
Gaspard Pagès, Catherine Verna

Catherine Verna est professeur d’ histoire du Moyen Âge à l’ université Paris 8


Vincennes-Saint-Denis (UMR 7041 ArScAn). Ses recherches portent sur l’ industrie
des campagnes médiévales, en particulier sur la sidérurgie, autour des thèmes de
l’ innovation technique, des districts industriels et de l’ entreprise rurale. Elle co-
dirige avec Liliane Hilaire-Pérez et Guillaume Carnino le GDR Techniques et pro-
duction dans l’histoire (TPH). Elle a récemment publié L’ Industrie au village. Essai
de micro-histoire (Arles-sur-Tech, xive et xve siècles), Paris, Les Belles Lettres, 2017.

264
Origine et signification
du mot « industrie »
Retour sur une querelle sémantique
de l’ entre-deux-guerres
François Jarrige

Résumé
Le mot « industrie » est particulièrement ambivalent : jusqu’au début du xixe siècle,
il renvoyait d’abord au fait de réaliser une chose avec application et habileté, puis, 265
peu à peu, il en est venu à désigner la grande production lourde, associée aux
bassins charbonniers, et la production en masse de marchandises de plus en plus
standardisées. Durant l’ entre-deux-guerres, marquée à la fois par l’ accélération
de l’ industrialisation et les crises du capitalisme, le sens du mot fait débat parmi
les historiens comme Henri Sée, Henri Hauser ou Paul Harsin, qui inventent l’ his-
toire économique. Entre recherche érudite et débats sur le rôle et les méthodes
de l’ historien, la querelle sémantique sur le mot « industrie » traverse l’ écriture
de l’ histoire alors que s’ imposent les politiques de reconstruction et de relance,
et que le visage de l’ industrie se transforme au milieu de vifs conflits sociaux.

Mots-clés
industrialisation, historiographie, controverse, entre-deux-guerres

” François Jarrige, « Origine et signification du mot “industrie”. Retour sur une querelle
sémantique de l’ entre-deux-guerres », Artefact, no 17, 2022, p. 265-283.
François Jarrige

The Origin and the Meaning


of the Word “Industry”
Back on a Semantic Controversy in the Interwar

Abstract
The word “industry” is particularly ambivalent: until the beginning of the 19th cen-
tury, it first referred to the fact of making something with application and skill,
then, little by little, it came to designate large-scale heavy production, associated
with coal basins, and the mass production of increasingly standardized goods.
During the interwar period, marked by both the acceleration of industrialization
and the crises of capitalism, the meaning of the word was debated by historians
such as Henri Sée, Henri Hauser and Paul Harsin, who invented economic history.
Between scholarly research and debates on the role and methods of the histo-
rian, the semantic quarrel over the word “industry” crossed the writing of history
at a time when reconstruction and recovery policies were being imposed and the
face of industry was being transformed in the midst of intense social conflicts.
266

Keywords
industrialization, historiography, controversy, interwar period

L
e mot « industrie » est ambigu et son sens n’a cessé de fluctuer et
de faire débat au temps de l’intensification de la production et de
son emprise sur les imaginaires et les milieux de vie. Dérivé du
latin industria, il se retrouve dans la plupart des langues européenne, avec
industria en espagnol et en italien, industry en anglais, ou encore Industrie
en Allemand, même si le terme Gewerbe le concurrence pour désigner
l’ensemble des activités du secteur dit « secondaire », c’est-à-dire celles qui
seraient distinctes de l’agriculture et du commerce. Aujourd’hui, alors que
les plans de relance de l’industrie se multiplient et que la désindustrialisa-
tion a pénétré au cœur des interrogations historiennes1, le terme demeure

1. Fontaine, Vigna, 2019, p. 2-17.


Origine et signification du mot « industrie »

discuté, ambigu et paradoxal : l’industrie est à la fois pensée comme la


source de nombreux maux actuels, notamment la dégradation écologique,
mais aussi comme une nécessité réclamant des plans de relance et des inno-
vations pour inventer une « industrie verte », censée permettre la croissance
des productions sans impact néfaste sur les milieux de vie2.
Le terme « industrie » est l’un des plus plastiques du lexique économique
contemporain, ses significations et ce qu’il recouvre ne cessant de varier
selon les époques, les traditions épistémologiques et les positionnements
idéologiques de ceux qui l’emploient. L’ ambiguïté et le flou qui entourent
aujourd’hui le concept d’industrie n’ont cessé d’accompagner l’évolution
des transformations économiques et technique depuis plus de deux siècles.
Mais au-delà de son apparente évidence, le terme et ce qu’il recouvre sont
loin d’aller de soi, ils ont beaucoup fluctué, comme l’a montré notamment
l’économiste Philippe Fontaine dans ses travaux pionniers sur les significa-
tions du mot au xviiie siècle3. Dans ce bref essai, il s’agit de contribuer aux
réflexions en cours autour de ce concept d’industrie et de son historicité
en suivant ses mutations sémantiques à l’époque contemporaine, en parti-
culier à l’occasion d’un débat de l’entre-deux-guerres qui oppose plusieurs 267
figures majeures de l’histoire économique sur les significations du mot et
ses usages par les historiens4. L’enjeu est d’explorer les significations que les
historiens donnent au mot « industrie », les usages qu’ils en font, les débats
qui accompagnent les mutations du terme à l’âge industriel.

Généalogie de l’ industrie
Au début du xixe siècle, le terme « industrie » renvoyait d’abord à une activité
assidue, habile, nécessitant du savoir-faire (sens que l’on retrouve dans le mot
« industrieux ») avant d’évoluer progressivement pour désigner la pratique
d’une activité manuelle, puis l’ensemble des activités économiques fondées
sur la transformation des matières premières et la production en masse de
biens standardisés. Si le terme industrie recouvre au début du xixe siècle

2. Jarrige, 2021, p. 6-10.


3. Fontaine, 1992, p. 7-33 ; Bourdeau, Fink, 2008, p. 61-78.
4. Une première version de ce texte a été proposée lors de l’atelier-concept « L’ industrie », organisé en
l’honneur de Serge Benoît, dans les locaux de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale,
le 5 octobre 2020, à l’occasion du lancement du Groupement de recherche Techniques et production
dans l’histoire (GDR 2092 TPH).
François Jarrige

l’ensemble des activités productrices de richesse – les manufactures, le


commerce comme l’agriculture – il voit ensuite son sens se restreindre aux
activités ayant pour objet la transformation des matières premières en pro-
duits manufacturés, à l’exclusion de l’agriculture et du commerce. Ce sens
s’affirme surtout à la fin du xixe siècle lorsque s’engage une nouvelle phase
de transformations économiques intenses et qu’émerge progressivement
une histoire économique dynamique. Après 1860, l’industrie devient en
effet une obsession des élites politique et économique : leurs actions visent
à la soutenir, l’accélérer et l’intensifier. Dans Le Capital, Karl Marx syn-
thétise et discute ces débats dans un chapitre crucial consacré à la « grande
industrie ». Il y évoque la « révolution industrielle » et ses conséquences sur
la société et sur l’homme, il tente de dénouer les fils associant sur la longue
durée la prolétarisation du travail, le surgissement des machines et l’évolu-
tion des rapports sociaux5.
À la fin du xixe siècle, l’industrie fait de plus en plus l’objet d’études
et de controverses savantes alors que le langage de la « révolution indus-
trielle » commence à circuler abondamment, reconfigurant les termes du
268 débat. L’histoire économique qui naît et prend son essor trouve sa source
dans plusieurs filiations. En Allemagne s’impose une Nationalökonomie,
promue notamment par Gustav von Schmoller à la fin du siècle. Cette
« école historique » d’économie politique conteste les abstractions et les
approches théoriques qui dominent en Grande-Bretagne. Elle s’oppose
aux dogmes libéraux au profit d’une approche historique attentive à
recontextualiser les formes multiples de l’industrialisation. Le mot « indus-
trialisation » lui-même, qui se retrouve également dans la plupart des lan-
gues européennes avec un sens proche, commence à se répandre autour
de 1900 en mettant l’accent sur le processus plus que sur la description
d’une situation donnée. Il s’agit de penser l’expansion et l’intensification
des activités industrielles qui touchent alors les pays d’Europe de l’Ouest.
L’industrialisation désigne une période historique marquée par le fait
que la production de biens manufacturés dépasse la production agricole,
entraînant en retour des changements sociaux, culturels et politiques plus
ou moins profonds selon les territoires. Mais elle désigne également le fait
de rendre industriel un produit, un procédé ou une technique, c’est-à-dire
de permettre sa reproduction à grande échelle.

5. Marx, 1963, p. 462.


Origine et signification du mot « industrie »

À cette même époque, outre-Manche, Arnold Toynbee fait de l’étude de


la « révolution industrielle » et des maux qu’elle provoque l’objectif majeur
d’une histoire économique qui se veut critique de la société capitaliste de
marché6. Ses Lectures on the Industrial Revolution in England, publiées en
1884, ont un large écho et circulent sur tout le continent7. Une nouvelle
génération d’universitaires et d’intellectuels, influencée par le christia-
nisme, le socialisme ou le protectionnisme, mène alors la bataille des idées
contre le « laissez faire8 ». Les élèves de Toynbee, comme John Clapham,
s’approprient ensuite l’expression de « révolution industrielle », mais en la
vidant de sa charge critique pour en faire un objet « froid » et descriptif des
évolutions historiques. Le cas britannique – première grande puissance
industrielle – polarise largement les regards alors même qu’il est de plus
en plus concurrencé par l’ascension de l’industrie nord-américaine et alle-
mande. À la suite de nombreux observateurs sociaux du xixe siècle, l’in-
dustrie apparaît comme un modèle au regard duquel les autres nations,
la France ou l’Europe du Sud notamment, paraissent en retard et doivent
engager un rattrapage.
L’évolution du mot « industrie » et de ses significations fluctue ensuite 269
parallèlement aux débats sur les origines, les formes et les mécanismes de
la « révolution industrielle » qui s’impose comme une expression commode
pour décrire les débuts de l’époque contemporaine. À partir de la fin du
xixe siècle, les interprétations concurrentes ne cessent de s’affronter pour
cerner l’impact de l’industrie sur les sociétés : les « optimistes » la décrivent
comme la condition de l’émancipation à l’égard de la misère ancienne et
des ressources contraintes, alors que les « pessimistes » insistent sur la catas-
trophe sociale et écologique qu’a représenté l’essor de l’industrie capitaliste9.

6. Cannadine, 1984 ; Vincent, 2007.


7. Kadish, 1986.
8. Koot, 1988.
9. Gallardo-Albarrán, Jong, 2021.
François Jarrige

L’ éveil de l’ histoire économique


et la question industrielle en France
Ces débats n’ont cessé de travailler l’historiographie du xxe siècle à la
recherche des facteurs explicatifs des transformations économiques
contemporaines. La description devenue classique de l’industrie proposée
par Toynbee, faite d’innovations techniques, d’interdépendance et de liens
avec les changements sociaux, est bientôt reprise et développée par des
auteurs comme Paul Mantoux en France, qui enseigne à Londres à la veille
de la Grande Guerre10. La réflexion sur l’industrie et son histoire pénètre
peu à peu dans les enseignements et les préoccupations de l’historio-
graphie savante. De la Belle Époque à la crise des années 1930, l’histoire
économique connaît en effet une rapide ascension en France. La part des
articles consacrés au sujet dans la Revue historique passe de seulement 6 %
entre 1901 et 1925 à 17 % au cours de la période 1926-1950, alors que
50 % des pages des Annales lui sont consacré entre 1929 et 194511. Même
si elle demeure en retrait au regard de la situation en Grande-Bretagne et
270 en Allemagne, le poids de l’histoire économique s’étend et des historiens
comme Henri Sée à Rennes, Lucien Febvre et Marc Bloch à Strasbourg, ou
encore Henri Hauser à Dijon, lui consacrent de plus en plus de recherches.
Au Collège de France, il existe par ailleurs deux chaires d’histoire écono-
mique alors qu’Albert Aftalion et Charles Rist enseignent de leur côté l’his-
toire économique dans les facultés de droit parisiennes. Dans ce contexte
d’expansion et d’institutionnalisation, alors que l’industrie se transforme
à nouveau à un rythme accéléré à l’heure de la rationalisation taylorienne,
des grandes conflagrations de la Première Guerre mondiale ou de la crise
de 1929, la question des significations du mot surgit dans les préoccupa-
tions historiennes, provoquant de riches débats parmi les spécialistes qui y
voient une occasion de réfléchir aux méthodes de l’histoire, mais aussi au
rôle de l’historien à l’âge des catastrophes.
Durant l’entre-deux-guerres, l’histoire économique est aux prises avec le
matérialisme historique marxiste qui semble imposer une métaphysique et
des catégories datées, en tout cas inadaptées aux sociétés anciennes, médié-
vales et modernes, au cœur des investigations historiennes d’alors. Ainsi, alors
même que Lucien Febvre a construit son œuvre en s’opposant à l’érudition
10. Mantoux, 1906.
11. Delacroix, Dosse, Garcia, 2007, p. 266.
Origine et signification du mot « industrie »

positiviste, il critique les catégories de l’économisme et du marxisme jugées


trop « théoriques » et insuffisamment « positi[ve]s » : plutôt que de partir de
lectures théoriques abstraites, les historiens doivent partir des faits, d’une
attention soutenue aux contextes, en récusant les déterminismes simplistes
au profit d’une réflexion sur les interactions, sur les significations des mots
et l’attention à leurs contextes d’énonciation12. C’est dans ces conditions que
naît au sein de cette historiographie en expansion, et traversée de nombreux
débats, une controverse sur les significations anciennes du mot « industrie ».
Ce débat oppose plusieurs figures majeures de l’histoire économique de
l’époque, comme Henri Sée, Henri Hauser ou encore Paul Harsin.
La question de l’industrie envahit en effet l’espace public durant l’entre-
deux-guerres alors que s’ imposent les politiques de reconstruction et de
relance, et que le visage de l’industrie se transforme au milieu de vifs
conflits sociaux. Le graphique ci-après (Fig. 1) présente par exemple la
fréquence de l’emploi du terme « industrie » dans la base des périodiques
numérisés par le site Retronews de la Bibliothèque nationale de France. Il
montre combien la présence et l’usage du terme s’accroissent rapidement
après 1890. Après un net déclin durant la Première Guerre mondiale, l’em-
271
ploi du mot s’intensifie durant l’entre-deux-guerres, ses usages s’étendent
et circulent alors abondamment dans de multiples espaces éditoriaux.
Après les terribles destructions matérielles de la Grande Guerre, la France
comme ses voisins se reconstruisent progressivement. Les années 1920
sont marquées par la relance industrielle, la querelle des indemnités de
guerre et le débat sur la dette. La fin de la Grande Guerre inaugure aussi
un nouvel ordre économique, marqué par la reconnaissance croissante du
rôle de l’État et le renversement des équilibres antérieurs aux dépens de la
Grande-Bretagne et au profit des États-Unis. En France, le rythme de la
croissance industrielle s’accélère et atteint 5 % entre 1924 et 1929, l’indice
de la production industrielle dépasse le niveau d’avant la guerre, la rationa-
lisation s’intensifie et le chômage diminue, avant de renaître après le ren-
versement de la conjoncture lors de la grande dépression des années 1930.
Alors que les grandes structures productives se transforment, l’industrie
semble à nouveau changer de visage, le mot colonise alors les imaginaires
et s’emploie massivement dans les publications de l’époque.

12. Febvre, 1934.


François Jarrige

Fig. 1. – Fréquence du terme « industrie »


Source : base de données Retronews de la Bibliothèque nationale de France
272
Dans ce contexte, les historiens se posent la question des significations
fluctuantes de ce terme et des usages qu’ils peuvent en faire. Plusieurs
figures majeures de l’historiographie économique de l’époque débattent
des significations du mot. La querelle sémantique, d’abord essentielle-
ment érudite, s’élargit progressivement à la question des méthodes de
l’historien jusqu’à faire de l’industrie et de son histoire un enjeu à la fois
épistémologique et politique.

Anachronique ou nécessaire ?
Un débat oublié sur l’usage
du mot « industrie »
Le débat sur l’usage du concept d’industrie est lancé en 1925 par un bref
article de Henri Sée paru dans la Revue historique et contestant l’usage ana-
chronique que ses contemporains font du mot :

“ Il est curieux, en effet, de remarquer que le mot industrie n’a reçu


qu’à l’époque contemporaine le sens qu’il possède actuellement,
qui l’oppose aux autres formes de l’activité économique,
Origine et signification du mot « industrie »

à l’agriculture et au commerce. Cependant, l’histoire économique,


lorsqu’elle traite du moyen âge, voire de l’antiquité, emploie le mot
au sens actuel. M. Fagniez, par exemple, a publié des Documents
relatifs à l’histoire de l’industrie et du commerce en France
au moyen âge. Or, à cette époque, il n’existe encore que des
métiers, libres ou jurés. On a cru percevoir aussi, au moyen
âge, surtout en Italie et aux Pays-Bas, les origines de l’industrie
capitaliste, et nous la voyons se manifester, en effet, tout au
moins sous la forme du capitalisme commercial. Mais il y a
grand intérêt, au point de vue historique, pour se représenter la
réalité, d’employer le plus possible la terminologie de l’époque.
M. Germain Martin a écrit un livre fort apprécié sur la Grande
industrie sous le règne de Louis XIV ; n’est-ce pas un tort de l’avoir
intitulé ainsi ? Au xviiie siècle, il n’y a pas de grande industrie
au sens actuel ; il y a des manufactures, qui ne désignent pas
forcément des établissements concentrés, des usines
ou des fabriques au sens moderne du mot13.
Même s’il est aujourd’hui quelque peu oublié, Henri Sée était à l’époque 273
une figure importante. Né en 1864, il est âgé de soixante et un ans lorsqu’il
publie cette courte mise en garde contre l’utilisation incontrôlée du mot
« industrie » par les historiens. Il a pris, en 1920, une retraite anticipée de son
poste de professeur à l’université de Rennes en raison de problème de santé14
et s’est engagé dans une étude de grande ampleur sur les origines du capita-
lisme moderne. D’abord historien médiéviste formé à l’école positiviste de
la fin du xixe siècle avant de travailler sur la Bretagne et la paysannerie, il se
tourne, après la Grande Guerre, vers le xviiie siècle et l’étude des origines de
l’industrie moderne. Entre 1923 et 1926, il publie ainsi coup sur coup une
histoire des Idées politiques en France au XVIIIe siècle (1923), une étude consa-
crée à L’Évolution commerciale et industrielle de la France sous l’Ancien régime
(1925) et surtout sa grande œuvre, qui paraît l’année suivante, consacrée aux
Origines du capitalisme moderne15 (1926).
Sée critique l’usage anachronique que certains de ses contemporains font
du mot « industrie » ou de l’expression « grande industrie » pour décrire les
périodes médiévale et moderne : à l’époque, en effet, l’industrie devient
13. Sée, 1925, p. 58-61.
14. Rébillon, 1936, p. 2-33.
15. Sée, 1926.
François Jarrige

un terme proliférant, de plus en plus utilisé pour caractériser les sociétés


anciennes, antérieures aux mutations économiques du xixe siècle. Or selon
lui le mot est très récent, et c’est une source d’étonnement qu’il se propose
d’éclaircir. Sa réflexion démarre donc par une question de méthode et le
rappel de l’importance des questions de terminologie pour éviter contre-
sens et « vues erronées ». Il juge par exemple que Germain Martin a eu
tort d’intituler son ouvrage paru en 1900 sur l’économie d’ancien régime
« La Grande industrie en France sous le règne de Louis XV ». Le juriste et
historien Germain Martin s’était à l’époque engagé dans une carrière poli-
tique et avait réorienté ses travaux vers le présent. Après avoir été secrétaire
du Musée social avant 1914, il devient un membre influent de la société
d’économie politique, puis député radical et sous-secrétaire d’État aux
Postes, télégraphes et téléphones (PTT) après 1928. Son œuvre historique
laisse la place dans les années 1920 à l’action politique et à des recherches
sur l’économie de l’Europe contemporaine16.
Selon Sée, son usage de l’expression « grande industrie » est anachronique et
à proscrire au profit des catégories de l’époque : il constate ainsi que le mot
274
« industrie » n’apparaît pas dans l’Encyclopédie méthodique rédigée par Roland
de La Platière, il n’est question que de manufactures, fabriques, métiers. Le
mot « usine » est présent, mais il est rare, le commerce est le terme princi-
pal qui englobe l’industrie, et cette ancienne terminologie subsiste durant
la Révolution. Pour Sée, la première occurrence du sens moderne du mot
industrie – c’est-à-dire l’identifiant à la grande production manufacturière
à l’exclusion des autres activités économiques – apparaît seulement en 1802
avec la publication d’une « Statistique de l’industrie minérale, où le mot a
visiblement le sens de production ». Mais le basculement s’opèrerait surtout
avec la publication en 1819 (et non 1817 comme l’écrit par erreur Sée)
du livre de Jean-Antoine Chaptal De l’industrie française. Mais même chez
Chaptal le nouveau sens ne s’est pas complètement imposé, l’industrie reste
synonyme de production et conserve un sens général englobant l’agricul-
ture comme l’industrie au sens strict. Pour Sée, le nouveau sens ne s’impose
réellement que sous le Second Empire, c’est-à-dire très tardivement. Les
écrits du comte de Saint-Simon publiés pendant la Restauration consti-
tuent également une étape importante. En forgeant un mot spécifique pour
désigner l’ensemble de la production industrielle, ce changement de sens
aurait contribué aux progrès économiques.
16. Dard, 2005.
Origine et signification du mot « industrie »

L’ analyse de Sée suscite rapidement une réponse d’Henri Hauser qui paraît
dès le numéro suivant de la Revue historique17. Henri Hauser est un contem-
porain de Sée, puisqu’il est né le 19 juillet 1866. Il appartient à la même
génération fondatrice de l’histoire économique, largement oubliée par la
suite. Il faut rappeler sa place importante dans le champ académique de
l’époque : après un passage comme professeur à Dijon de 1902 à 1916, il
devient professeur d’histoire économique à la Sorbonne en 1921, en 1923
il part animer des conférences à la Harvard Business School, au King’s
College London et à la London School of Economics. Après avoir travaillé
sur la Réforme, sur l’histoire des corporations et des « Travailleurs et mar-
chands dans l’ancienne France », Hauser se tourne, durant l’entre-deux-
guerres, vers les problèmes économiques contemporains. On lui confie
alors la chaire de géographie commerciale et industrielle au Conservatoire
national des arts et métiers entre 1918 et 1933, et il est très impliqué dans
les enjeux de la reconstruction économique après 1918. D’abord spécia-
liste du xvie siècle, il se tourne, comme d’autres à l’époque, vers les enjeux
économiques du présent, en publiant par exemple Les Origines historiques
des problèmes économiques actuels en 1930. Il est aussi l’un de ceux qui
renouvellent les méthodes et questionnements de l’historien et préparent 275
le terrain à la naissance des Annales18.
Contrairement à Sée, Hauser défend l’anachronisme en histoire : l’historien
est d’ailleurs engagé dans une étude des crises économiques contemporaines
et, chez lui, l’histoire s’affirme d’abord comme un moyen de mieux cerner
les enjeux du présent. Sa réponse à Sée dans la vénérable Revue historique,
dans laquelle il est très impliqué, puis dans un passage de son livre sur les
débuts du capitalisme, soulève des questions de méthode et interroge le rôle
de l’historien. Hauser insiste d’abord sur « l’intérêt exceptionnel que présente
l’étude de M. Sée », tout en contestant ses interprétations : le débat porte sur
des détails d’érudition et plus fondamentalement sur des enjeux de méthode.
Hauser conteste les affirmations de Sée sur l’absence du sens moderne du mot
« industrie » au xviiie siècle. Il le trouve chez Roland de La Platière et recense
quatre occurrences dans le discours préliminaire de son encyclopédie, avec
un sens proche de celui que l’on trouve chez Chaptal19. Hauser fait même

17. Hauser, 1925, p. 189-193.


18. Claval, 1994, p. 642-654 ; Marin, Soutou, 2006.
19. Jean-Marie Roland de La Platière et ses écrits sont au centre du débat. De 1754 à 1764, il est élève
inspecteur des manufactures à Rouen. En 1764 il est nommé sous-inspecteur à Clermont-Lodève.
François Jarrige

de Roland de La Platière un quasi prédécesseur de Saint-Simon, il montre


aussi que les usages du mot, dont Sée situe l’essor au milieu du xixe siècle,
se retrouvent déjà au xviiie siècle : un enjeu important est présent dans cette
recherche d’antériorité du sens moderne du mot « industrie » car Hauser ne
cesse de faire des ponts entre le présent et le passé. Pour lui, l’anachronisme
est justifié par la définition de l’histoire comme une discipline engagée dans
le présent et indispensable pour éclairer l’action.
Hauser considère l’emploi de mots anachroniques comme nécessaire à l’in-
telligence du passé, à l’image du mot « corporation » avant le xviiie siècle,
« capitalisme » avant que le terme ne soit forgé, ou encore « industrie ».
Ce débat terminologique le conduit à soulever des enjeux plus généraux
qui ne cessent depuis de traverser la discipline historique : faut-il négliger
ce qui reste minoritaire et insister sur les nouveautés ? Faut-il survaloriser
les anciennes formes de production concentrées au risque d’exagérer leur
importance ? Hauser pose ainsi la question de la « coexistence des formes
nouvelles et des formes qui semblent périmées », qui reste encore au cœur de
nombreux débats historiographiques aujourd’hui. Pour Hauser, la question
276 est si importante qu’il y revient deux ans plus tard dans un chapitre de son
livre sur les débuts du capitalisme20. Cet ouvrage rassemble divers textes et
affiche d’emblée comme objectif « de rechercher, dans les faits du passé, les
origines des formes économiques et sociales de l’époque actuelle ». Hauser
y reprend ses remarques de 1925, mais les développe et les approfondit, en
insistant sur l’importance des mots qui deviennent chez lui autant de signes
des mutations plus large du travail et de l’organisation de la production.
Dans ce texte, il élargit considérablement la recherche lexicologique au-delà
de Roland de La Platière : il trouve par exemple le sens moderne du mot
« industrie » chez Anne Robert Jacques Turgot (même si « arts » et « manu-
factures » sont les termes principaux), ou chez François de Neufchâteau qui
organise, en 1798, la première exposition des produits de l’industrie.
Ce débat sémantique conduit Hauser à soulever diverses questions de
méthodes et à pointer deux écueils de l’histoire économique : valoriser
à l’excès des exceptions – comme croire que la draperie anglaise est déjà
une industrie concentrée, car il existe quelques usines dans les monastères
Il devient ensuite un économiste réputé, auteur de plusieurs études consacrées aux manufactures,
contributeur de l’Encyclopédie méthodique édité par Panckoucke. En 1784, il devient inspecteur des
manufactures à Lyon et il occupe ce poste lorsqu’éclate la Révolution.
20. Hauser, 1927, p. 309-323 : « Le mot “industrie” et l’évolution industrielle ».
Origine et signification du mot « industrie »

sécularisés sous Henry VIII – ou à l’inverse oublier la persistance de formes


anciennes dans le présent. « Dans la France de 1917, à côté d’usines qui
emploient des milliers d’ouvriers, ne relève-t-on pas la survivance des petits
métiers, très peu différents de ceux que nous font connaître les anciens
textes ? », demande-t-il21. L’historien économiste doit en effet éviter de trop
valoriser le nouveau, au risque d’oublier ce qui persiste de façon invisible.
Significativement, il évoque les États-Unis, symbole de nouveauté avec ses
grandes usines automatisées, mais qui n’ont pas fait disparaître les petites
échoppes. Hauser termine par une critique des économistes qui ignorent la
survivance du passé en survalorisant sans cesse l’innovation, en s’attachant
par exemple de façon excessive à une voie industrielle anglaise qui aurait
été plus moderne qu’en France. Pour Hauser, « les choses apparaissent plus
complexes et plus fluides au regard de l’historien », et l’historiographie des
trente dernières années, attentive à la pluralité des formes et des voies de
l’industrialisation, n’ajoute rien à cette première observation.

Un débat clos ?
277
Loin de se clore avec les réponses de Hauser, le débat sur le mot « industrie »
est relancé en 1930 par la publication d’une nouvelle étude par le jeune
historien belge Paul Harsin22. L’article paraît dans les Annales, fondées en
1929 par de jeunes esprits – comme Lucien Febvre et Marc Bloch, eux-
mêmes proches de Hauser – pratiquant de l’histoire économique et sociale,
soucieux de renouveler les grilles d’analyse et les méthodes des historiens.
Né à Liège en 1902, Paul Harsin est un jeune chargé de cours à l’université
de Liège où il devient professeur en 1933. Il publie beaucoup sur des sujets
d’histoire économique, sur la principauté de Liège au xviie siècle, même
si son travail principal porte sur « Les Doctrines monétaires et financières
en France, du xvie au xviiie siècle ». Il a fait paraître un ouvrage sur le sujet
chez Félix Alcan, en 1928, suscitant un débat avec Hauser sur l’interpré-
tation de la théorie monétaire chez Jean Bodin23. Harsin contribue éga-
lement à la Revue d’ histoire économique et sociale qui paraît depuis 1913 :
autour de 1930, il s’affirme donc comme une figure montante de l’histoire
économique belge et publie d’ailleurs des recensions des ouvrages de Sée

21. Hauser, 1927, p. 321.


22. Harsin, 1930, p. 235-242.
23. Harsin, 1928, p. 1301-1303.
François Jarrige

et Hauser. Dans son article consacré aux origines du mot « industrie », il


entend dépasser les querelles antérieures et apporter des réponses aux ques-
tions soulevées par ses prédécesseurs en insistant sur trois points principaux.
Tout d’abord, il propose une exploration plus précise des occurrences du
mot, en élargissant le corpus à d’autres types d’écrits que les seuls auteurs
canoniques mobilisés par Hauser et Sée. Il ouvre également sur l’étranger
et à d’autres espaces francophones : il suggère ainsi que le sens moderne du
mot « industrie » s’est répandu plus tôt hors de France, notamment autour
de Gand où la signification moderne du terme serait déjà bien établie à
la fin du xviiie siècle. Harsin propose en définitive une thèse forte selon
laquelle le nouveau sens du mot « industrie » émerge moins dans le champ
savant – celui de l’économie publique – que dans les milieux populaires
où se trouvent les gens de métiers. Ainsi affirme-t-il, « il semble que ce soit
l’usage populaire qui ait, dès le xviiie siècle, qualifié le mot pour désigner
une branche spéciale de la production économique : celle de la transforma-
tion des matières premières24 ».
Au-delà des débats érudits internes au champ historique sur l’origine du
278 sens moderne du mot « industrie » et sur l’évolution de ses significations,
ces querelles de l’entre-deux-guerres engagent également la question du
rôle de l’historien : alors que la professionnalisation du métier se renforce
durant cette période, « l’apolitisme » devient un des « critères d’apparte-
nance au métier25 ». Or, l’emploi de mots anachroniques, comme celui
d’industrie, répond d’abord à des objectifs militants : il s’agit de penser le
présent industriel – en explorant les configurations passées – et l’origine
des questions qui se posent dans le présent. Dès lors, derrière la querelle
sémantique sur le mot « industrie », se jouent aussi l’identité du métier,
le rôle de l’histoire dans l’exploration du présent, la question du public
auquel elle s’adresse, les missions qui lui sont assignées.
Le texte de Harsin en 1930 semble néanmoins refermer provisoirement
la séquence, aucune trace de cette querelle n’est présente par la suite. Le
débat se clôt significativement au moment où s’engagent la grande crise du
capitalisme et la Seconde Guerre mondiale, qui contribuent sans doute à
faire de ces discussions de vains exercices d’érudition. Au lieu d’interroger
les sens du mot « industrie », l’urgence consiste à soutenir la croissance de la

24. Harsin, 1930.


25. Dumoulin, 1983.
Origine et signification du mot « industrie »

production industrielle pour limiter la crise sociale puis affronter la guerre.


Après 1945, la question s’évanouit et devient invisible à l’ère du quantitatif
et de la haute croissance des « Trente glorieuses ». Les mots « industrie » et
« industrialisation » sont de plus en plus massivement utilisés pour désigner
l’industrie lourde arrimée aux combustibles fossiles, leur sens apparaît dès
lors évident, voire naturel, et cesse d’être réellement interrogé alors que
s’enracine la modernisation économique fondée sur la distinction entre les
secteurs primaires, secondaires et tertiaires.
Les questions sur les significations du terme « industrie » et sur les origines et
les façons d’étudier l’industrialisation renaissent significativement dans les
années 1970, à l’époque des chocs pétroliers, mais aussi alors que les usines
quittent l’Europe pour l’Asie et que s’affirme, peu à peu, la montée des
préoccupations environnementales. Ces mutations invitent à repenser ce
que l’on nomme « industrie », ses formes comme ses conséquences. Depuis
les années 1980, la réflexion historienne sur l’industrie s’est orientée dans
deux directions principales : une nouvelle histoire intellectuelle soucieuse
d’historiciser les concepts et leur usage d’une part, et une histoire écono-
mique attentive à la pluralité et à la diversité des formes d’organisation de 279
la production de l’autre. Le cas britannique a de plus en plus été mis en
perspective avec le reste de l’Europe, puis du monde, afin d’en relativiser la
portée universelle26. Depuis les années 1980, de plus en plus de chercheurs
étudient les origines du processus dans une révolution « industrieuse », anté-
rieure à l’introduction des machines, en redécouvrant le rôle négligé des
femmes et des enfants ou la part de la consommation et les multiples enjeux
environnementaux qui modèlent et accompagnent l’essor de la « grande
industrie » contemporaine.
Au lieu de projeter le sens contemporain du mot « industrie » qui s’est peu à
peu installé à partir du xixe siècle, il s’agit désormais de montrer la pluralité
des formes empruntées par le processus et la diversité des expériences que
recouvre le terme, en insistant par exemple sur ce que Franklin Mendels
appelait la « proto-industrialisation », sur le dynamisme artisanal, ou encore
sur la « voie hydraulique » mise en avant par serge Benoît dans ses travaux
contre la focalisation excessive sur le charbon et la vapeur27. Dans l’œuvre de

26. Au sein d’une vaste bibliographie, citons les remarquables synthèses de Patrick Verley. Verley,
1997a, 1997b.
27. Benoît, 2020.
François Jarrige

ce dernier, le mot « industrie » est capital et omniprésent, mais l’historien est


attentif aux réalités pratiques et concrètes de terrain plus qu’aux mutations
culturelles et sémantiques. S’il s’est peu intéressé aux enjeux linguistiques et
aux usages du mot par les acteurs, il n’a cessé en revanche de s’élever contre
l’identification croissante entre « industrie en général et industrie lourde »,
comme si l’industrie se réduisait aux bassins charbonniers28. Si le rôle de
l’historien consiste à retrouver et faire ressurgir des trajectoires rendues invi-
sibles, alors l’étude des mots, de leur évolution et de leurs significations, est
essentielle pour échapper au présentisme sclérosant et retrouver la diversité
des expériences et visions du monde des acteurs du passé.
Ce bref détour par quelques débats de l’entre-deux-guerres, période mar-
quée par les crises et les nombreuses interrogations sur l’avenir de l’indus-
trie, nous rappelle en définitive combien les controverses historiographiques
sont parfois aussi des querelles de mots. Travaillant sur des périodes ou des
contextes différents, les historiens, bien que convoquant les mêmes mots,
ne parlent finalement pas tout à fait des mêmes réalités. Il en va ainsi de
l’industrie comme d’autres notions ou concepts qui façonnent leur lan-
280 gage. Par ailleurs, loin d’être inédite, l’attention aux mots et au langage est
consubstantielle à l’écriture de l’histoire et leur déconstruction est nécessaire
pour éviter les pièges de l’essentialisation et de la réification ; la querelle qui
a opposé durant l’entre-deux-guerres Henri Sée à Henri Hauser et Paul
Harsin nous le rappelle une fois de plus.

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Origine et signification du mot « industrie »

L’ auteur
François Jarrige est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université
de Bourgogne et membre du LIR3S (UMR 7366 CNRS-uB). Il explore l’histoire des
techniques, des mondes du travail, et les enjeux sociaux et écologiques de l’in-
dustrialisation. Il a récemment publié Face à la puissance. Une histoire des énergies
alternatives à l’âge industriel (en collaboration avec Alexis Vrignon, Paris, La Décou-
verte, 2020) ; La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel
(en collaboration avec Thomas Le Roux, Paris, Seuil, 2017) et Le Travail en Europe
occidentale, 1830-1939 (en collaboration avec Marion Fontaine et Nicolas Patin,
Neuilly, Atlande, 2020).

283
L’ usine comme objet technique ?
Un éclairage sur le xxe siècle industriel
Nicolas Hatzfeld

Résumé
La théorie de Simondon sur le renforcement de la cohérence des objets tech-
niques et sur le resserrement des liens entre leurs éléments incite à interroger
l’histoire des usines selon cette perspective. Cette problématique est appliquée
ici aux usines automobiles, importantes dans l’ histoire industrielle du xxe siècle
285
– en particulier celle de Peugeot-Sochaux, encore active après plus d’un siècle.
Deux échelles d’observations sont adoptées. L’ évolution du travail se caractérise
par une tendance longue à la fragmentation des métiers, puis des tâches, au res-
serrement de l’activité sur l’ objet, au transfert de l’ intelligence des travailleurs
vers les installations. L’ évolution de l’ organisation de l’ usine est plus complexe.
L’ intégration des fabrications par le rapprochement spatial, par les chaînes et
les convoyeurs, puis par les réseaux informatiques, est perturbée par la transfor-
mation de l’entreprise et par l’arbitrage incessant entre stratégies discordantes.

Mots-clés
travail, chaîne, rationalisation, atelier, automobile, intensification, Peugeot, Sochaux

” Nicolas Hatzfeld, « L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle
industriel », Artefact, n 17, 2022, p. 285-307.
o
Nicolas Hatzfeld

The Factory as a Technical Object?


An Insight into Industrial 20th Century

Abstract
Simondon’s theory on the tendency of technical objects to constantly reinforce
their coherence and to tighten the links between their elements encourages us to
question the history of factories from this perspective. This problematic is applied
here to automobile plants, which are important in the industrial history of the
20th century, in particular the Peugeot-Sochaux factory, which is still active after
more than a century. Two scales of observation are adopted. The evolution of work
is characterised by a long-term trend towards the fragmentation first of trades,
later of tasks, the tightening of activity on the object, and the transfer of workers’
intelligence to the facilities. The evolution of factory organisation is more com-
plex. The integration of production by spatial approximation, then through lines
and conveyors, and then by computer networks, is disrupted by the transformation
of the company and by the incessant arbitration between discordant strategies.
286
Keywords
work, assembly line, rationalisation, workshop, automobile, intensification, Peugeot,
Sochaux

P
rendre les usines et leur trajectoire comme objets d’histoire ? Alors
que l’historiographie se développe à propos de la désindustriali-
sation, en France et plus largement dans les pays industrialisés, la
question peut sembler surannée. D’un autre côté, nombre de ces lieux
restent actifs dans notre paysage et contrecarrent un désir de redécouverte
que l’on pourrait éprouver vis-à-vis d’objets disparus. Prises dans cette
situation d’entre-deux, les usines sont cependant un repère majeur de l’his-
toire économique, sociale ainsi que politique et culturelle de la France du
xxe siècle. Elles offrent un intérêt particulier dans l’histoire des techniques.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

De façon courante, l’usine est vue comme un bâtiment – ou un groupe


de bâtiments – accueillant des machines et des installations, des matières
et des fournitures, et enfin du personnel qui concourt à une activité de
production. Ses évolutions sont souvent abordées à partir de l’introduc-
tion des différents types d’énergie, des systèmes machiniques, des modes
d’organisation et des métiers. L’usine reste alors considérée comme un lieu
d’accueil, tandis que les questionnements techniques s’appliquent à ces
éléments qui interagissent en son sein. Des travaux d’historiens ont adopté
une autre approche, qu’exprime la définition proposée par Michelle Perrot :
« L’originalité de l’usine, indique-t-elle, c’est l’intégration de sa technique1. »
Suivant cette formulation, la disposition intégratrice de l’usine prend le
pas sur les traits spécifiques des différents éléments et acteurs. Ce point
de vue est précieux pour rendre compte de moments, marqués par des
innovations de types machinique, organisationnel, voire architectural. Il
peut aussi renvoyer à des concepts d’ingénierie ou de management censés
s’appliquer à des situations concrètes. Ce texte vise à s’en servir pour inter-
préter des processus de longue durée, ainsi que les évolutions à l’œuvre
au cours de la majeure partie du xxe siècle. Dans cette perspective proces-
suelle, la théorie de Gilbert Simondon sur le mode d’existence des objets 287
techniques offre un outil d’interprétation particulièrement intéressant2.

Entre Gilbert Simondon et l’ usine,


essai d’ un rapprochement
Selon Simondon, sommairement évoqué ici, les objets techniques trouvent
leur finalité dans leur propre fonctionnement. Suivant cette tendance, ils
développent leur cohérence interne en intégrant de façon toujours plus
interdépendante les éléments qui les composent. L’objet réduit ainsi l’indi-
vidualité de ses divers éléments et les amène à développer leur complémen-
tarité. Progressivement, chacun des éléments de cet objet est lié aux autres
par un système de relations de plus en plus dense3. De plus, la finalité
d’un objet technique l’amène à modeler son environnement pour le rendre

1. Perrot, 1983.
2. Simondon, 1989.
3. Simondon illustre son propos avec l’histoire du moteur à explosion. Celui-ci a disposé très tôt de
la plupart de ses composants actuels et l’essentiel de son évolution a consisté dans l’ interdépendance
croissante de ces composants.
Nicolas Hatzfeld

propice à son fonctionnement ; autrement dit, à rechercher une harmonie


croissante avec les éléments extérieurs nécessaires à son fonctionnement, et
à les transformer en un milieu associé. En somme, qu’il s’agisse de l’agen-
cement de ses éléments internes ou de celui de son milieu associé, l’objet
technique tend vers la perfection de son fonctionnement, sans jamais y
parvenir, cela va sans dire. En effet, non seulement les éléments de l’objet
conservent des spécificités irréductibles, mais surtout ceux environnants
résistent à leur association en un milieu soumis à la logique de l’objet.
Cette résistance œuvre à travers les éléments de l’objet technique.
Avant de continuer, il convient de préciser que l’on adopte ici une défini-
tion large de l’usine, vue comme un ensemble comprenant les bâtiments,
les installations et le corps social qui s’y active avec ses règles et ses normes,
ses savoir-faire et ses accommodements sociaux. Dès lors, la théorisation
faite par Gilbert Simondon apparaît particulièrement stimulante pour
analyser l’évolution d’usines complexes comme le sont les grandes usines
automobiles4. L’idée d’une dynamique propre des objets techniques aide
à inscrire dans la durée la valse incessante des modifications, ainsi qu’à
288 proposer une interprétation des notions d’amélioration ou de progrès qui
sous-tendent en général ces évolutions. Elle aiderait aussi à rendre compte
des relations entre l’usine et son environnement à propos de la gestion de
la main-d’œuvre, de l’aménagement du territoire ou de la vie politique5.
Ces domaines, sur lesquels l’usine intervient en fonction de sa propre
dynamique, obéissent à des logiques propres, réagissent diversement à ces
pressions, voire interviennent à leur tour dans l’usine à travers des élé-
ments internes dont ils infléchissent les comportements. On laissera ici
le pan strictement extérieur de la théorie de Gilbert Simondon, malgré sa
richesse, pour discuter la propension intégratrice de l’usine. À cet égard,
les usines automobiles présentent l’intérêt singulier de combiner deux
logiques industrielles pour le moins distinctes, toutes deux poussées à un
point particulièrement élevé : la production d’objets parmi les plus com-
plexes de l’activité manufacturière d’un côté, et de l’autre une production
qui devient massive au cours du siècle. À cette tension vient s’ajouter celle
qui oppose la tendance à concentrer l’organisation sur la production d’un
modèle unique et la propension de l’entreprise propriétaire à diversifier son
offre pour élargir sa clientèle.
4. Cohen, 2001, p. 445.
5. Cohen, 1996 ; Belot, Lamard, 2007.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

Dans cette industrie, on examinera ici le cas de l’usine Peugeot-Sochaux


qui occupe une place particulière par sa longévité et sa puissance. Lancée
en 1912, cette usine est encore active plus d’un siècle plus tard, devenant
en 1969 le plus important site industriel de France avec 39 000 salariés
directs. Pour cet examen, on s’appuiera sur des recherches propres portant
sur la deuxième partie du siècle et, pour la première partie, sur les travaux
de collègues. Toutefois, plutôt que d’organiser cet examen suivant une
chronologie unique, on distinguera deux perspectives sur l’évolution de
l’usine, bien qu’elles éclairent des situations, des relations et des pratiques
liées. L’une portera sur l’échelle restreinte du travail des personnes et de
leurs rapports avec les machines, les installations et le temps. L’autre adop-
tera l’échelle plus ample de l’usine elle-même, afin d’étudier son envergure
et les vecteurs successifs de sa dynamique intégratrice6.

Travail : l’ emprise croissante de l’ usine,


une tendance forte
Les transformations du travail dans les usines automobiles ont fait l’objet 289
de nombreuses recherches de sciences sociales et d’histoire, dont on tentera
ici de tirer quelques traits marquants.

Rationalisation :
le travail sous emprise croissante
Dès ses débuts, la production d’automobiles regroupe des fabrications
complémentaires dont chacune a ses particularités : travail de la tôle,
production et usinage de composantes de fonte et d’acier, assemblage
de sous-ensembles mécaniques ou de carrosserie, peinture et garniture.
Certains de ces secteurs sont d’emblée marqués par des démarches anté-
rieures de rationalisation qui suivent des configurations diverses selon
les entreprises, l’une des plus remarquées étant l’introduction en plu-
sieurs temps de la méthode Taylor dans plusieurs ateliers Renault7. La
Première Guerre mondiale suscite des expériences de production de masse

6. Ce recours à l’ouvrage de Gilbert Simondon poursuit une réflexion ancienne, dont une expression
était publiée dans Hatzfeld, 2011.
7. Hatry, 1971 ; Fridenson, 1972, p. 70-79 ; Cohen, 2001, p. 63-193.
Nicolas Hatzfeld

d’armement et de munitions, notamment en matière de division des opé-


rations, de recours à une main-d’œuvre non qualifiée, d’automatisation
des manutentions, de fluidité des produits entre les postes de travail ou
encore de contrôle8.
Dans les ateliers de l’entre-deux-guerres, le retour aux productions automo-
biles s’accompagne d’une restauration importante des relations de métier
d’avant 1914. Néanmoins, les innovations de la production de guerre sont
en partie réinvesties. Les principales entreprises s’orientent plus ou moins
vite, plus ou moins fort, vers un resserrement de leur gamme et vers un
accroissement des séries produites pour chaque modèle. Elles déploient des
pratiques rationalisatrices combinées suivant des « composés » multiples,
selon le mot d’Yves Cohen, mêlant les emprunts aux références améri-
caines, tant tayloriennes que fordiennes, et les élaborations locales9.
Les évolutions s’appliquent notamment aux acquisitions d’outillage et aux
adaptations de machines, à l’agencement des postes de travail, à la réduction
et à la mécanisation de leur approvisionnement. Ces enjeux amorcent une
mise en cause de l’emprise des contremaîtres sur les ateliers de la part des ser-
290 vices techniques – ingénieurs et techniciens – mis en place et qui s’emploient
à rogner les marges de manœuvre des fabricants : les effectifs et les charges
de travail sont discutés, au moyen d’arguments techniques nouveaux, de
descriptions, de mesures et de représentations des activités d’atelier.

Travail à la chaîne :
un long enserrement du travail humain
Dans la conquête technicienne qui s’engage, la mise en chaîne de travaux
se diffuse et met sur le devant de la scène industrielle ce procédé parti-
culièrement théâtral10. Partant de l’idée de réduire drastiquement la cir-
culation des produits et des personnes, ainsi que de concentrer l’activité et
l’attention des travailleurs et travailleuses sur ce qu’elles ont de directement
productif, la mise en chaîne des opérations conduit « à une discipline de
l’espace de travail et à un rapt d’une partie du savoir des ouvriers qualifiés11 »
(Fig. 1 et 2). Le procédé de mise en chaîne transforme fortement le travail
8. Fridenson, 1972, p. 98-140 ; Cohen, 2001, p. 225-296.
9. Cohen, 2001, p. 460 ; Moutet, 1997, p. 25-160.
10. Schweitzer, 1982 ; Michel, 2007.
11. Schweitzer, 1982, p. 75.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

et procède à l’effritement des métiers, notamment à partir de 1926-1928


pour les grandes entreprises12. Ainsi, lors de la mise en place de chaînes de
montage de voitures, le déplacement des objets produits le long de la chaîne
est modifié par étapes : porter à la main l’objet d’un poste à l’autre une fois
sa tâche accomplie, puis le pousser sur des rails, effectuer tous ensemble le
mouvement à l’ordre d’un coup de sifflet, enfin travailler en suivant l’avan-
cée de l’objet tiré par un convoyeur motorisé. Ce changement permet la
mise en œuvre d’une activité des services techniques visant à fragmenter la
définition des opérations concernées, à en modifier le sens et les conditions
de réalisation par les ouvriers. Avec la motorisation des chaînes, l’unité de
temps « de défilement » de l’objet devant l’ouvrier tend à prendre le pas sur
la cohérence des opérations : les tâches attribuées doivent saturer le temps
pendant lequel la voiture passe devant le poste de travail et permettre de
répartir au mieux la charge de travail entre ouvriers.
Mais un écart existe entre un concept et sa mise en œuvre, et le travail
d’organisation requiert dans l’usine de Peugeot-Sochaux l’effort de cen-
taines de techniciens durant des décennies. Au-delà des mesures et des ana-
lyses, ceux-ci s’emploient à modifier les composants de l’objet automobile 291
afin de faciliter sa fabrication. Ils mettent également au point de nouvelles
méthodes de production et des équipements et fournitures appropriés. Les
variations de programmes de production et des effectifs, la diversité des
modèles automobiles et leur renouvellement amplifient leur tâche. Parfois,
ils sont dépassés. Ainsi, lors de la mise en route de la 203 en 1948, modèle
particulièrement novateur impliquant une profonde refonte des postes de
travail, la production est engagée alors que les chronométreurs et analystes
du travail n’ont pu en étudier qu’un quart. Pendant un an, les contremaîtres
assurent au jugé l’évaluation et la répartition du travail entre ouvriers13. À
la fin des années 1950, la direction de l’usine recourt de plus en plus à des
tables de temps standards MTM (Methods Time Measurement) qui allègent
la charge des chronométreurs. Vers 1960, les services des Méthodes assurent
la pleine responsabilité de l’établissement des temps et de la concertation
avec la maîtrise d’atelier14.

12. Cohen, 1991.


13. À Boulogne-Billancourt, Renault connaît des difficultés comparables avec la 4 CV. Voir Fridenson,
1985 ; Labbé, 1990.
14. Hatzfeld, 2005.
Nicolas Hatzfeld

Considérée dans la longue durée, l’efficacité de ce travail de décomposition


du métier et de transfert de la cohérence du travail des métiers vers l’orga-
nisation de la production trouve un indicateur à travers la diminution du
temps de défilement des voitures devant les postes de travail à la chaîne.
Dans l’usine Citroën de Javel, en 1927, une des premières séries de chrono-
métrage débouche sur des temps de poste de 13,5 minutes (10 minutes de
travail et 3,5 de repos forfaitaire), ce qui réduit considérablement les temps
alloués antérieurement par les contremaîtres15. À Peugeot-Sochaux, dans les
années 1950, si certaines chaînes de mécanique ou de fonderie peuvent avoir
des temps de passage d’une à deux minutes, les grandes chaînes d’assem-
blage de voitures en sont encore à quatre ou six. En 1960, une tentative
de division par trois de ce temps tourne au fiasco, car la rationalisation
des postes n’est pas assez avancée16. Mais dans les années 1970, un cycle
de deux minutes est mis en place sans difficulté excessive ; jugé long dans
les années 2000, il est divisé par deux au cours de cette décennie. Cette
diminution correspond à une rétraction du sens conféré à l’activité exercée
sur l’objet du travail, aux yeux de l’ouvrier ou de l’ouvrière qui l’exécute.

292

Fig. 1. – Garniture intérieure 1955


Source : Automobiles Peugeot
La photographie montre la mise en place, à l’ aide d’ outils à main, d’ une garniture
en tissu le long du montant de toit. Ce n’ est plus un métier de tapissier, mais cela
exige un savoir-faire très précis et du temps.

15. Schweitzer, 1982, p. 74.


16. Hatzfeld, 2002, p. 289-298.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

293
Fig. 2. – Garniture intérieure 1995
Source : Automobiles Peugeot
Le guide de montage montre la mise en place d’ une garniture moulée le long du
montant de toit. La mise en place s’ effectue par enclipsage en haut et une vis en
bas, suivi d’ une poussée et d’un coup de visseuse.

Des humains vers les machines


et les matériaux, un transfert continu
La fragmentation des opérations effectuées par les ouvriers correspond à
un enrichissement des installations et des équipements par lesquels l’usine
enserre leur activité – enrichissement particulièrement visible sur les photo-
graphies d’atelier. Dès les années 1920, l’outillage des ouvriers opérant
sur les chaînes est assisté par des réseaux d’air comprimé et d’électricité
fournissant une énergie propre à relayer l’effort humain, à l’instar des vis-
seuses électriques, marteaux pneumatiques, pistolets de peinture et pinces
à souder (Fig. 3). Au fil du temps s’accroît la panoplie des instruments qui
facilitent l’accélération des gestes et leur répétition. À côté de la distribution
Nicolas Hatzfeld

d’énergie, celle de l’information s’étoffe avec la densification du réseau télé-


phonique17 puis, dans les années 1950, avec le maillage des téléscripteurs
transmettant d’un atelier à l’autre l’état des productions en lieu et place
des fiches papier accompagnant les transferts de pièces. En resserrant leur
coordination, ils permettent de réduire les incertitudes et les marges prises
par les maîtrises d’atelier.

294

Fig. 3. – Chaîne de montage, années 1920


Source : Automobiles Peugeot
L’ espace est très dégagé, les ouvriers ont probablement à disposition quelques
outils à air comprimé, leur caisse à outils et une servante contenant les pièces à
mettre en place.

L’ introduction puis la diffusion de l’informatique industrielle relance avec


force la dynamique rationalisatrice. Elle s’installe de différentes manières
dans les entreprises dès les années 1950, tantôt pour faciliter la gestion des
stocks, tantôt, comme à Sochaux, pour alléger la répartition des charges de
travail entre les ouvriers des chaînes de montage18 (Fig. 4). Elle conquiert
progressivement des domaines d’intervention au sein du site, auquel elle
impose son rythme quotidien : entrée des données en fin de journée et
livraison des résultats sur les listings du lendemain matin. À la fin des

17. Ce sujet a été étudié pour Renault. Voir Michel, 2016.


18. Hatzfeld, 2002, p. 323.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

années 1970, l’introduction des écrans terminaux permet une administra-


tion en temps réel et coordonnée des fabrications. L’informatique pour-
suit sa progression jusque dans certains outils et machines qu’elle trans-
forme en automates programmés. Elle intervient de façon décisive au
cours des années 1980-2000 dans la mise au point de familles de robots
qui progressent vite en peinture et soudure, mais plus difficilement sur
les chaînes de montage où la grande variabilité des mouvements humains
résiste davantage à la standardisation (Fig. 5). Elle progresse néanmoins en
enregistrant et en encadrant ces gestes19. Ainsi, dans les années 2000, des
capteurs viennent à noter de plus en plus étroitement les gestes ouvriers,
jusqu’à une hésitation de la main sur une visseuse connectée20, au motif
d’un suivi de la qualité. Ils transmettent les résultats à l’ordinateur central
d’atelier qui intervient sur la production de la chaîne, suspendant, en cas
d’anomalie, l’approvisionnement électrique des postes de travail du secteur
jusqu’à l’intervention certifiée d’opérateurs habilités.

295

Fig. 4. – Chaîne de montage, années 1950


Source : Automobiles Peugeot

Les ouvriers ne posent pas, ici. On voit des bords de ligne plus encombrés, et,
signe d’ une rationalisation perfectible, deux caisses côte à côte comportant les
pièces à mettre en place des deux côtés.

19. On trouve une évolution comparable chez Renault. Voir Rot, 2006.
20. Hatzfeld, 2012.
Nicolas Hatzfeld

Fig. 5. – Chaîne de montage, années 1995


Source : Automobiles Peugeot
Des rayonnages verts contiennent les pièces et s’ avancent très près des voitures
pour réduire au minimum les déplacements. Des automates programmables
remplissent les réservoirs de fluides. Les bords de chaîne sont densément équipés.
296
En somme, du point de vue de l’espace attribué au travail vivant, l’évolu-
tion de l’usine au long du xxe siècle semble bien correspondre au processus
présenté par Simondon à propos des objets techniques, d’une imbrication
de plus en plus étroite des éléments qui le constituent. Cependant, cette
évolution n’est pas strictement univoque.

Dans cette emprise croissante,


des éléments de discordance
Progressant de façon impressionnante en près d’un siècle, l’emprise de
l’installation industrielle sur le travail vivant n’est toutefois pas totale-
ment simple et limpide. Tout d’abord, la quête de productivité se heurte
à des résistances ouvrières et, à maintes occasions, à celles de la maîtrise
d’atelier. Le choix, préconisé par Taylor, d’ouvriers virtuoses dans l’éta-
blissement des temps de travail est rapidement contré, à Sochaux comme
dans la plupart des usines. Mais, de façon plus discrète, on voit, au cours
des années 1950, se développer sur les chaînes et dans les ateliers les plus
éprouvants un resserrement de l’emploi sur une main-d’œuvre jeune,
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

généralement masculine, disponible pour des horaires décalés et suscep-


tible de soutenir une intensité de travail élevée. L’ important turn-over qui
s’installe ainsi que des contestations sur les cadences montrent les limites
du dispositif, malgré des salaires supérieurs à la moyenne régionale et un
recours croissant à l’immigration. Une norme tacite assure, en période de
croissance, le transfert de ces ouvriers vers des secteurs moins éprouvants,
avant l’âge de quarante ou quarante-cinq ans. Mais, dans les années 1980,
une récession vient stopper les embauches, tarir le flux de jeunes salariés,
maintenir les vieux salariés dans les secteurs éprouvants et mettre à mal les
standards de travail. Elle met en lumière la singulière consommation de
main-d’œuvre fraîche qu’implique la rationalisation du travail menée dans
les usines automobiles et sa dépendance à un régime de croissance indus-
trielle. De ce point de vue aussi, la rationalisation du travail varie au gré des
interactions entre les différentes forces intervenant dans la vie de l’usine.
Les évolutions de l’environnement social, pour revenir au schéma proposé
par Simondon, perturbent sans cesse la gestion de la main-d’œuvre opérée
par l’administration de l’usine.
Par ailleurs, la logique industrielle n’est pas univoque. La production en 297
série et de masse appellent la stabilisation des caractères de l’objet produit
et des volumes de production. L’objectif est de fixer la répartition des opé-
rations, l’organisation des postes de travail et les effectifs. Mais les ventes
varient et imposent d’ajuster les volumes de production, les effectifs et la
répartition du travail. De plus, l’usine se heurte, au sein de l’entreprise, aux
exigences commerciales qui, toujours, poussent à diversifier l’offre en multi-
pliant les modèles et, au sein de chacun d’eux, les versions, puis les options.
Chaque variation exige des modifications d’approvisionnement, de charge
globale de travail et de répartition des tâches entre ouvriers. Le principe de
variabilité incite les travailleurs d’atelier et l’encadrement de production à
se constituer des marges de manœuvre qui contrecarrent l’objectif de pro-
ductivité. Au fil de son histoire, l’usine sochalienne – comme la plupart des
usines automobiles – ne cesse d’osciller entre les exigences et de modifier les
compromis. La cohérence même de sa logique est ici mise en cause, ce qui la
distingue des objets techniques évoqués par Gilbert Simondon. La question
de la cohérence se pose aussi lorsqu’on fait varier la focale d’observation
pour examiner l’évolution spatiale des usines.
Nicolas Hatzfeld

Spatialisation d’ usine et intégration


des activités, un couple instable
Passer de l’échelle des personnes au travail à celle de l’usine elle-même
incite à rechercher ce qui constitue sa cohérence ou sa dynamique intégra-
trice. On peut ainsi voir deux dynamiques se chevaucher dans la trajectoire
technique du site de Peugeot-Sochaux.

De la concentration spatiale
à l’ intégration mécanique
L’empreinte de Peugeot sur le site commence en 1911, peu de temps après
la mise en place, dans l’entrelacs industriel déjà ancien de la famille, d’une
nouvelle entreprise tournée vers les fabrications automobiles jusque-là
dispersées dans le pays de Montbéliard21. Sur le vaste terrain récemment
acquis s’activent une, puis plusieurs usines stimulées par les commandes
de guerre. Avec la reprise d’après-guerre, Sochaux est défini comme pôle
298 de la croissance future. Le lieu accueille les principales fabrications : fonde-
rie, forge, emboutissage, usinage et assemblage mécanique, outillage enfin.
Comme Citroën et Renault, l’entreprise crée à la fin des années 1920
l’ensemble industriel correspondant au passage à la grande série, suivant
une conception particulièrement claire. Le Grand Sochaux mis en place
par Ernest Mattern (Fig. 6) juxtapose les filières de fabrication au nord
de la route nationale, de façon à pouvoir les agrandir ultérieurement sans
compliquer les transferts : découpe, mise en forme et assemblage des tôles
d’une part et, d’autre part, fonderie, forgeage, usinage et assemblage de
composants mécaniques. De l’autre côté de la route, un nouveau bâti-
ment, la carrosserie, accueille les chaînes d’assemblage où s’effectuent la
finition des caisses et leur réunion avec les éléments mécaniques, activité
jusque-là confiée à une entreprise extérieure22. Les usines sont alors définies
par chacun des types d’activité et leur assemblage tient à leur disposition
spatiale selon un plan rationnel des activités. Il tient aussi à la coordina-
tion interpersonnelle réalisée à différents niveaux et à la charge de l’activité
générale assurée par le directeur23.
21. Loubet, 2009, p. 143-145.
22. Cohen, 1999.
23. Cohen, 2001, p. 433.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

Fig. 6. – Le site de Peugeot-Sochaux, 1948


Source : Automobiles Peugeot
299
Le plan montre encore l’ organisation de l’ espace fonctionnel conçu pour le
Grand Sochaux.

Un nouveau palier intégrateur est développé au milieu des années 1950.


À la Libération, l’entreprise s’engage dans la production de masse,
concentrée sur un ou deux modèles et un éventail restreint d’options.
Les volumes horaires de production passent de trente à cent voitures à
l’heure, puis jusqu’à trois cents en 1973, année de production record.
Les effectifs salariés augmentent, ainsi que les équipements et les surfaces
d’atelier qui s’accroissent bien au-delà des prévisions de 1929. Les chaînes
continuent de s’étendre : en carrosserie, l’habillage des habitacles passe de
deux chaînes en 1948 à six en 1968, l’atelier d’assemblage final de deux à
quatre, tandis que la longueur de ces chaînes triple. Des ateliers supplé-
mentaires sont construits sur tous les terrains disponibles, obtenus même
en canalisant la rivière qui bordait le site. Pourtant, cet accroissement des
moyens peine à suivre l’augmentation des volumes de production, source
de difficultés croissantes dans la programmation des fabrications, dans la
gestion des stocks et dans la circulation des pièces entre les usines.
Nicolas Hatzfeld

La direction entreprend de fluidifier l’ensemble et remplace en 1956 la noria


de chariots par plusieurs convoyeurs généraux reliant les usines entre elles
(Fig. 7). L’un d’eux transporte les éléments de carrosserie vers les ateliers
de soudure et de peinture, tandis que le principal achemine les éléments
mécaniques vers les chaînes d’assemblage. Ce convoyeur change le niveau
de la mise en chaîne qui passe de l’échelle des salariés à celle des ateliers.
L’arrivée cadencée des éléments mécaniques sur les chaînes d’assemblage
final impose aux usines de mécanique et de carrosserie une rigidité iné-
dite de la synchronisation, singulière dans l’industrie automobile : chaque
moteur correspond à une carrosserie précise, qui doit être à sa place sur
une chaîne de montage lorsqu’il y arrive. Dès lors, les usines de mécanique
et d’assemblage, de tôlerie et de peinture perdent une grande part de leur
autonomie technique. Elles tendent à devenir de simples ateliers inté-
grés dans l’ensemble orchestré des flux qui devient la nouvelle définition
de l’usine plutôt que l’ancienne spécificité des différentes fabrications.
L’assemblage final devient le cœur de ce nouvel ensemble dessiné par le cir-
cuit du convoyeur général, dont le circuit se complique au fur et à mesure
de la construction de nouveaux ateliers.
300

Fig. 7. – Le site de Peugeot-Sochaux et ses convoyeurs, 1965


Source : Automobiles Peugeot
Le site a été chargé de nouveaux ateliers qui ont compliqué l’ordre initial. Présentés
schématiquement, on voit en bleu, le travail des tôles (emboutissage, soudure des
carrosseries, peinture, finition) ; en rouge, les fabrications mécaniques ; en jaune, les
sièges ; en vert, l’assemblage final. Les traits rouges figurent le circuit du convoyeur
d’éléments mécaniques.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

La périphérie de cet ensemble perd de sa netteté cependant, car l’ampleur


de l’augmentation de la production déborde cette cohérence et l’entreprise
délègue une partie de ses fabrications aux usines créées autrefois par la
famille dans la région, qui trouvent à cette occasion un nouveau souffle24.

De l’ intégration informatique
à la déconcentration des fabrications
La synchronisation mécanique, dont l’apogée se situe dans les années 1950-
1970, est progressivement mise en difficulté par la diversification de la pro-
duction. L’enchaînement des ateliers est en effet conçu dans une perspec-
tive de modèle unique, du moins de faible diversité. Cet objectif récurrent
des organisateurs de production trouve un contexte très favorable dans les
années 1950 où la demande excède fortement l’offre. Mais la concurrence
s’accentue dans la décennie qui suit et, dans l’entreprise, les pressions pour
diversifier les modèles et les options s’imposent. La synchronisation des ate-
liers devient de plus en plus difficile à assurer, et chacun d’eux s’efforce d’y
répondre en accroissant ses marges de fonctionnement, en pièces comme
301
en effectifs. Le réseau de téléscripteurs entre ateliers est de plus en plus
dépassé par la multiplication des aléas, et l’engorgement des ateliers par les
stocks de secours menace d’obstruer la production dans les années 1970.
Les progrès de l’informatique permettent aux organisateurs de reprendre,
par palier, la maîtrise des flux. L’introduction de calculateurs numériques
est ancienne, on l’a vu. Progressivement, les ordinateurs ont diversifié leurs
domaines de compétence, approfondi et élargi leur capacité d’information.
Ils franchissent plusieurs pas décisifs au tournant des années 1970-1980.
Le premier est l’interconnexion par paliers des différents logiciels d’admi-
nistration circonscrits jusque-là à des fonctions spécifiques. Elle permet par
exemple de relier progressivement le planning de fabrication, la gestion des
stocks et les approvisionnements en pièces. Ainsi, le niveau moyen de stock
de précaution passe d’un mois dans les années 1970 à dix-huit jours au
cours de la décennie suivante, et enfin à trois jours dans les années 1990.
À la fin des années 1990, la gestion de fabrication des différents ateliers est
fusionnée, ce qui permet de concrétiser l’idée de flux tendu (Fig. 8). Cette
intégration drastique de la production est renforcée par l’apparition, au

24. Dézert, 1969.


Nicolas Hatzfeld

cours des années 1980, des moniteurs informatiques terminaux dans les
bureaux et les ateliers. La maîtrise d’atelier est directement connectée à la
coordination centralisée de l’usine, dont le traitement des données peut
s’actualiser au fil de la journée. Ainsi, l’équipement informatique de l’usine
resserre-t-il sa cohésion tout en lui conservant une souplesse d’adaptation
aux variations de conjoncture économique.

302

Fig. 8. – Usine réorganisée, 1990


Source : IDHES-Évry, usines 3D, Les Usines Peugeot Sochaux-Montbéliard.
100 ans d’histoire, 1912-2012, 2021, https://mediaserveur.univ-evry.fr/videos/
les-usines-peugeot-sochaux-montbeliard-100-ans-dhistoire_12813/.
Reconstitution en 3D, l’image montre le transfert de la peinture en jaune et en
gris, de l’habillage des carrosseries et de l’assemblage final près de l’ autoroute.

L’ordonnancement informatisé des flux et des fabrications favorise d’autres


changements dans l’organisation productive, suscités par une transforma-
tion des perspectives au début des années 1980. Le marché automobile
connaît une crise conjoncturelle et, de façon plus profonde, tend à se satu-
rer. La concurrence accentuée écorne les positions de l’entreprise et la rend
très sensible aux variations de conjoncture. L’ idée selon laquelle l’usine
va cesser de croître s’impose, alors qu’elle n’a jamais connu d’autre mode
d’existence. Dans les années 1980, l’encadrement industriel de l’entreprise
cherche son inspiration dans le modèle japonais de production à la fois
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

flexible et frugal25. Les relations avec les fournisseurs sont transformées de


deux manières contradictoires. D’une part, Peugeot se dessaisit pas à pas
d’une partie de ses fabrications, qu’il confie à des équipementiers opérant
dans les environs de l’usine de Sochaux, avec des personnels jeunes et des
conditions plus rudes en matière d’emploi, de travail et de rémunération.
Le recours de plus en plus systémique à du personnel intérimaire dans ses
propres ateliers complète cette évolution. Parallèlement à l’externalisation
juridique, Peugeot impose à ses principaux fournisseurs de s’équiper d’une
télétransmission ainsi que d’outils informatiques compatibles avec les
siens, ce qui lui permet de rythmer directement les fabrications. Ce double
processus dissocie l’évolution du territoire direct de l’entreprise, qui se
rétracte, et celle de l’organisation industrielle qui, au contraire, étend et
renforce ses liens dans le bassin de production. Tandis que les effectifs en
propre tombent à 18 000 salariés en 2000, puis à 9 000 en 2017, la pro-
duction d’automobiles, elle, ne diminue que modérément, et se situe entre
60 % et 90 % de son record historique.
La reconfiguration du site de Peugeot-Sochaux traduit ce changement :
un nouvel atelier est construit pour accueillir à partir de 1989 les chaînes
303
d’assemblage final26. Excentré par rapport aux ateliers précédents, ce
nouveau pôle du site de Sochaux est situé en bordure d’autoroute afin
de recevoir les livraisons de pièces en provenance de fournisseurs plus
ou moins éloignés. Dans l’enceinte du site de Peugeot-Sochaux, certains
ateliers continuent leur production, en particulier l’atelier d’emboutissage,
dont les presses découpent et forment des tôles selon leur propre rythme.
Cet atelier fournit aussi en éléments de carrosserie l’usine de Mulhouse, qui
expédie à Sochaux des pièces mécaniques. Durant cette dernière période,
l’entreprise arrête progressivement les fabrications historiques telles que la
forge, la fonderie, l’usinage, l’assemblage mécanique ou encore la sellerie.
Une partie des bâtiments qui les accueillaient, environ un tiers du total,
sont détruits au cours des années 201027. De fait, si la coordination de
la production des automobiles assemblées sur le site reste bien assurée,
l’espace des fabrications qui leur sont nécessaires est marqué par une forte
dispersion et ne trouve sa cohérence qu’à l’échelle du territoire français.
Le renforcement de la compétence technique des équipementiers conforte

25. Shimizu, 1999, p. 68-74.


26. Beaud, Pialoux, 1999 ; Pialoux, 1993 ; Hatzfeld, 2002, p. 505-530.
27. Clémens, 2019.
Nicolas Hatzfeld

cette évolution28. Le site réduit de façon drastique ses effectifs (18 000
salariés en 2000, 12 000 fin 2008, 9 000 fin 2017, moins de 6 000 en
2022) et divise par deux son empreinte industrielle, avec une surface
d’ateliers qui tombe de 725 000 m2 à 300 000 m2. L’organisation passe au
flux unique de chaîne, reposant sur un montage polyvalent et flexible pour
une capacité de 500 000 véhicules par an, guère inférieure à la production
des années 197029.
Le survol d’un siècle d’histoire d’usine à travers le prisme de la théorie de
Gilbert Simondon suggère quelques remarques. L’hypothèse consistant à
interroger l’histoire de l’usine Peugeot de Sochaux à partir de la notion
d’objet technique est d’emblée stimulante. Il aurait été pertinent d’étudier
les interférences entre l’usine et son environnement, tant le site et le terri-
toire ont évolué ensemble au cours du xxe siècle : par l’urbanisation, l’évolu-
tion démographique, l’organisation des circulations ou les rythmes de la vie
sociale dans le bassin d’emploi. Pour en rester aux aspects internes, les deux
focales adoptées dans ce texte semblent traduire des évolutions différentes.
Considéré à l’échelle des travailleurs, le xxe siècle montre bien une tendance
304 au transfert des techniques du travail, de sa pratique et de sa connaissance,
depuis les personnes vers les machines et les installations industrielles. Ce
mouvement est accompagné par une interpénétration croissante des outils
et équipements qui composent ces installations. Le sens même de l’acti-
vité tend à appauvrir l’action ouvrière sur l’objet pour étoffer la relation
avec le dispositif productif. Mais à la différence de l’image donnée dans
Les Temps modernes de Charlie Chaplin, cette tendance se concrétise pas
à pas. De plus, elle résulte de choix sans cesse reconduits, ou presque. On
trouve parfois, comme au cours des années 1970 marquées par une contes-
tation significative, des moments d’ interrogation, voire d’expérimentations
alternatives, parmi les organisateurs30. Ces fléchissements sont néanmoins
temporaires et limités.
L’échelle de l’usine, qui servait de point de départ à la réflexion, présente
une évolution moins univoque. À l’échelle du siècle, le site industriel de
Peugeot-Sochaux montre bien une tendance forte à l’intégration des élé-
ments, qui se manifeste dans l’emprise et la matérialisation croissantes de

28. Jullien, 2016.


29. Je remercie Pierre Lamard pour ses indications.
30. Hatzfeld, 2002, p. 408-453.
L’ usine comme objet technique ? Un éclairage sur le xxe siècle industriel

la coordination entre les différentes activités. Ces dernières, assimilées dans


un premier temps à des métiers distincts de la métallurgie, se voient de
plus en plus contraintes par la force des flux, puis par celle des réseaux
d’information et de cadencement – au point d’être qualifiées d’ateliers à la
fin du siècle, autrement dit d’éléments de l’usine reconfigurée. Mais cette
tendance n’est pas la seule à l’œuvre. Elle est perturbée par des variations de
contexte, comme l’accroissement intempestif des volumes de production
ou, au contraire, leur déclin. Elle est bousculée par les effets des stratégies
commerciales ou par le déplacement vers l’entreprise globale de la coordi-
nation des fabrications et des flux et, par conséquent, de leur redistribution
géographique. Comme si la cohérence des activités ou, pour reprendre
l’analogie avec l’objet technique, des éléments, toujours visée par les orga-
nisateurs, se dérobait sans cesse, faisant de l’usine automobile un objet
toujours instable et sans cesse recomposé.

Sources

Clémens Monique, « À Sochaux, l’emprise foncière de PSA fond


comme neige au soleil », Les Échos, 17 octobre 2019. 305

Hatzfeld Nicolas, « Notes de terrain, observation participante sur la


ligne d’habillage moteur de PSA Sochaux », 2012.

Bibliographie

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Belot Robert, Lamard Pierre, Peugeot à Sochaux. Des hommes, une
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Cohen Yves, Organiser à l’ aube du taylorisme. La pratique d’ Ernest
Mattern chez Peugeot, 1906 à 1919, Besançon, Presses universitaires
franc-comtoises, 2001.
Cohen Yves, « Intensifications techniques et subjectivité : à propos
de la 201 Peugeot (1928-1931) », communication au congrès annuel de
l’ICOHTEC, université de technologie de Belfort-Montbéliard, 1999.
Cohen Yves, « L’ invention des techniciens sociaux. Du comman-
dement social après juin 1936 chez Peugeot », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 114, no 4, 1996, p. 30-43.
Nicolas Hatzfeld

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Simondon Gilbert, Du mode d’ existence des objets techniques, 307
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L’ auteur
Nicolas Hatzfeld est professeur émérite à l’ université d’ Évry Paris-Saclay. Ses
travaux portent sur l’ histoire du travail à travers ses expériences, ses politiques
et ses représentations filmiques, ainsi que sur l’ histoire de la santé au travail . Il
a récemment publié Les Frères Bonneff, reporters du travail. Articles publiés dans
L’ Humanité de 1908 à 1914 (Paris, Classiques Garnier, 2021), et en codirection avec
Éric Geerkens, Isabelle Lespinet-Moret et Xavier Vigna, Les Enquêtes ouvrières dans
l’ Europe contemporaine. Entre pratiques scientifiques et passions politiques (Paris,
La Découverte, 2019).
Cooling, quick f ix et spaghetti cloud
dans l’ univers du datacenter
Changement d’ échelle et industrialisation
du numérique
Guillaume Carnino, Clément Marquet

Résumé
Les datacenters mettent en œuvre des transformations techniques, spatiales et
organisationnelles pour accompagner la massification des échanges informa- 309
tiques. Comment une salle informatique devient-elle un datacenter ? Les data-
centers appartiennent-ils au secteur tertiaire ou industriel ? Quels sont les seuils
permettant de trancher ces dilemmes ? En s’ intéressant aux problématiques
rencontrées par les acteurs des datacenters (gestionnaires d’infrastructures,
directeurs des systèmes d’ information, consultants, mais aussi élus locaux et
fournisseurs d’ électricité), cet article met en évidence les conséquences maté-
rielles de l’ essor du numérique et les conflits de catégories qui résultent de
l’ industrialisation de ces infrastructures. Plutôt que de définir l’ industrie par un
ensemble de critères, il s’ agit de saisir la centralité du changement d’ échelle
dans la conduite d’ activités techniques.

Mots-clés
catégorie, datacenter, industrie, informatique, massification, matérialité, travail

” Guillaume Carnino, Clément Marquet, « Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans
l’ univers du datacenter. Changement d’ échelle et industrialisation du numérique »,
Artefact, no 17, 2022, p. 309-335.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

Cooling, Quick Fix and Spaghetti


Cloud in the World of Datacenter
New Scaling and Industrialisation of Digital Ware

Abstract
Datacenters are implementing technical, spatial and organizational transforma-
tions to accompany the massification of computer exchanges. How does a computer
room become a datacenter? Do datacenters belong to the service or industrial
sector? What are the thresholds that allow these dilemmas to be resolved? By
looking at the problems encountered by datacenter stakeholders (infrastructure
managers, IT directors, consultants, but also local elected officials and electricity
suppliers), this article highlights the material consequences of the digital boom
and the category conflicts that result from the industrialization of these infrastruc-
tures. Rather than defining industry by a set of criteria, the aim is to understand
the centrality of the change of scale in the conduct of technical activities.
310
Keywords
category, computing, datacenter, industry, massification, materiality, labor

“ Les services fiscaux disposent d’indicateurs pour savoir si un


immeuble est plutôt un immeuble industriel ou un immeuble
de bureaux : notamment, ils disposent de la hauteur des étages,
de la résistance des dalles, etc. Évidemment si j’ai six mètres à
chaque niveau et que je peux mettre deux tonnes par mètre carré,
c’est sûrement pas pour mettre des studios, c’est pour pouvoir
mettre du lourd. Donc les services fiscaux ont des instructions.
On est une industrie, on utilise des bâtiments à usage industriel,
on est soumis à l’ICPE et les mairies nous reconnaissent comme
potentiellement perturbateurs par ce caractère industriel. À côté de
ça, au sens de la réglementation et fiscalement parlant, on est du
tertiaire. Donc on n’est pas reconnu comme une industrie1.

1. Laurent Trescartes, consultant senior Critical Building, entretien, 29 avril 2016.


Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

Q
u’ est-ce alors qu’une industrie ? Le consultant datacenter Laurent
Trescartes nous rappelle que pour les services de l’État eux-
mêmes, la réponse à cette question n’est pas toujours facile.
Quel devrait être le critère (qu’ il s’agisse de la hauteur sous pla-
fond, des techniques mobilisées, de l’extension des marchés ou de la division
du travail) permettant de qualifier ce qu’est l’industrie ? D’ailleurs, peut-il
exister un critère ultime qui permettrait, sans coup férir, de saisir le moment
où une activité devient industrielle (un processus manifeste dans les récentes
mutations de l’entrepôt logistique2 ou l’émergence des datacenters3) ?
Le paradoxe pointé par Laurent Trescartes est celui d’une activité de pro-
duction de services, c’est-à-dire considérée comme du « tertiaire4 », qui se
déploie au point où le bâti qui l’héberge en vient à respecter les normes
de l’industrie lourde : sa prise de position met en évidence ce moment où
l’activité de gestion du matériel informatique s’est suffisamment transfor-
mée pour soulever des problèmes catégoriels aux yeux des administrations.
Ainsi, plutôt que de nous questionner sur les critères qui font ou non des
datacenters une industrie, nous nous intéresserons aux processus d’industria-
lisation qui ont contribué, au cours des vingt dernières années, à reconfigurer 311
les espaces, l’organisation et le travail de la production informatique, trans-
formant en datacenter ce que l’on appelait auparavant des « salles blanches »,
et déstabilisant les dispositifs réglementaires gouvernementaux à différents
niveaux (fiscalité, urbanisme ou distribution d’énergie). Par processus d’in-
dustrialisation nous désignons d’une part les difficultés rencontrées par les
gestionnaires de salle informatique ou de datacenter face à la massification
des opérations qu’ils doivent gérer et, d’autre part, les solutions mises en
œuvre pour résoudre ces problèmes de montée en échelle (ce qui est aussi
nommé, par anglicisme, la scalabilité) – ces difficultés et solutions pouvant
être d’ordre technique, organisationnel ou encore réglementaire, les trois
étant bien souvent liés.
L’hypothèse qui guide notre réflexion est qu’une activité devient indus-
trielle par les réponses apportées au sein de différents espaces sociaux à des
épreuves de montée en échelle. Savoir monter en échelle, c’est être capable
de délivrer un même service ou produit à qualité constante, mais dans des
2. Gaborieau, 2016.
3. Carnino, Marquet, 2018.
4. Voir par exemple le travail du géographe Henry Bakis, qualifiant les datacenters de « nouveau type
d’établissements tertiaires ». Bakis, 2013.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

quantités bien plus importantes et au sein d’espaces géographiques plus


diversifiés5. Ce devenir industriel passe à la fois par les transformations qui
permettent à l’activité de se poursuivre, sans apparence de changement
pour ses clients, mais aussi par les enjeux normatifs et administratifs qui
permettent ce changement ou lui font obstacle6. Autrement dit, plutôt
qu’une caractérologie détaillée de l’industrie, nous proposons de mettre en
évidence le gradient d’évolution qui amène la salle informatique gérée arti-
sanalement à devenir un datacenter industriel. Nous espérons ainsi intégrer
ces récits très contemporains de la mondialisation numérique à l’histoire
globale de l’industrialisation, afin d’éclairer ceux-ci en retour : nous ne
proposons donc pas un critère ultime de définition de l’industrie, mais
une façon générique (c’est-à-dire la montée en échelle – qu’elle soit géogra-
phique, temporelle, technique, économique, etc.) de saisir le mouvement
que constitue l’industrialisation.
Les enjeux de montée en échelle dans la transformation numérique du
monde ont déjà été abordés dans les études sur les infrastructures, mais
uniquement sous l’angle des instruments informationnels permettant de
312 coordonner des groupes de personnes toujours plus importants7 ou d’ob-
server, anticiper et planifier l’allocation de ressources informatiques dans
des projets scientifiques8. Si l’informatique joue un rôle crucial dans la
massification des échanges9, les efforts matériels qui permettent de gérer
les sauts d’échelle spectaculaires, observables par exemple avec l’avène-
ment de l’économie des plateformes10, ont été très peu étudiés11. Pourtant,
comme le montre l’historien Nathan Ensmenger, penser le cloud à partir
du modèle de l’usine plutôt que comme technologie de traitement de don-
nées à distance a des implications non négligeables sur notre vision du
monde, que cela soit en termes d’organisation physique et géographique

5. Tsing, 2012.
6. Pfotenhauer, Laurent, Papageorgiou et al., 2022.
7. Star, Ruhleder, 1996.
8. Ribes, Jackson, Geiger et al., 2013.
9. Quet, 2022.
10. Pfotenhauer, Laurent, Papageorgiou et al., 2022.
11. Dans les études sur le numérique, le terme « matérialité » peut revêtir des sens variés, renvoyant
par exemple aux effets politiques et sociaux des standards et protocoles utilisés pour organiser la cir-
culation de l’ information. Musiani, 2018. Ici, nous utilisons les termes « matériel » ou « matérialité »
pour caractériser la couche physique du numérique, faite de ciment, de briques, de câbles, d’unités
réfrigérantes, de cuves de fioul, etc.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

de l’internet, de compréhension des transformations du travail (et notam-


ment de l’émergence des travailleurs du clic12) ou de perception des consé-
quences environnementales de nos activités numériques13.
En étudiant les processus d’industrialisation à l’œuvre dans les datacenters,
nous entendons contribuer à une réflexion plus spécifique sur les relations
entre numérique et industrie, à la croisée de l’histoire de l’informatique14 et
des études critiques des médias15. Ces travaux mobilisent la notion d’indus-
trie de façon heuristique pour reconsidérer le déploiement du numérique
sous un nouveau jour, soulignant la matérialité des infrastructures, l’entre-
tien d’une dynamique exponentielle de production de données ou encore
la situation d’aliénation des travailleurs des données. Leurs auteurs se posi-
tionnent en réaction aux théories célébrant l’essor des technologies de l’in-
formation et de la communication en tant qu’ouverture vers un monde
post-industriel. Au contraire, comme le montrent bien ces recherches, le
numérique participe à l’avènement d’un monde hyper-industriel16. En
témoignent le rôle des outils numériques dans l’intensification de la pro-
duction et des échanges marchands17, ainsi que les configurations spatiales
et énergétiques au sein desquelles se déploient les datacenters : c’est bien 313
souvent sur les friches des anciennes industries et en se raccordant aux
sources énergétiques qui les alimentaient que se construisent les bâtiments
qui abritent les échanges de données d’aujourd’hui18.
Pour rendre compte des processus d’industrialisation des datacenters, nous
prêterons attention aux récits du changement d’échelle et observerons com-
ment ces récits témoignent des transformations internes, mais font aussi
écho aux métamorphoses du paysage institutionnel dans lequel évolue le
monde du datacenter19. Autrement dit, il s’agit d’observer comment des

12. Cardon, Casilli, 2015.


13. Ensmenger, 2021.
14. Ensmenger, 2021.
15. Plantin, 2021 ; Hogan, 2021.
16. Veltz, 2017. Selon Pierre Veltz, loin de disparaître, les processus industriels s’ intensifient et
s’étendent à un grand nombre d’activités que l’on regroupe spontanément sous la qualification de
service ou « secteur tertiaire ».
17. Flipo, 2020.
18. Pickren, 2017 ; Marquet, 2018 ; Estecahandy, Limonier, 2020.
19. Nous nous inspirons en cela du travail du sociologue David Ribes qui invite à conduire des
ethnographies centrées sur les outils informatiques permettant d’accompagner le changement
d’échelle, ce qu’il nomme plus succinctement une « Ethnography of Scaling ». Ribes, 2014.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

acteurs localement en prise avec les datacenters sont confrontés à des pro-
blèmes d’ industrialisation et de gestion de la montée en échelle. Comment
la massification des échanges d’information transforme-t-elle les bâtiments
dont ces derniers dépendent ? Que produisent les mutations de ces bâti-
ments sur les pratiques des travailleurs et comment recomposent-elles leur
relation aux pouvoirs publics ? Comment ces transformations nous ren-
seignent-elles sur les processus d’industrialisation et leurs effets ?
Pour répondre à ces questions, notre article s’organise en quatre sections. Les
deux premières portent sur des épreuves rencontrées par des gestionnaires
de datacenters de tailles diverses – de la petite salle informatique d’une col-
lectivité rurale aux bâtiments d’hébergeurs informatiques internationaux,
en passant par les salles moyennes d’une université et d’une entreprise du
CAC 40. Ces épreuves donnent à voir les réorganisations technologiques,
organisationnelles et spatiales engendrées par la croissance de ces activités.
Elles portent sur deux dimensions centrales de la gestion des équipements
informatiques – à savoir leur refroidissement et leur raccordement aux
réseaux de télécommunication. Les deux dernières parties portent sur les
314 conséquences de cette croissance dans les relations qu’entretiennent les opé-
rateurs de centres de données avec les acteurs institutionnels : nous montre-
rons que la croissance des datacenters s’accompagne de franchissements de
seuils (énergétiques, matériels, techniques, administratifs et réglementaires)
qui désorientent tant les acteurs économiques que celles et ceux qui sou-
haitent les réguler. Passant progressivement du statut d’établissement ter-
tiaire à celui d’équipement industriel, les datacenters provoquent des conflits
de catégories qui donnent à voir à la fois les épreuves suscitées par les trans-
formations des datacenters pour les acteurs institutionnels et la difficulté à
qualifier ce que l’on nomme couramment « industrie ».
Cet article s’appuie sur une recherche au long cours sur le monde des
datacenters. Il mobilise des entretiens avec des responsables de bureaux
d’étude spécialisés dans la construction des datacenters, des agents terri-
toriaux, des élus, des directeurs techniques de datacenter universitaires et
privés, des directeurs de systèmes d’information de grandes entreprises
françaises (CAC 40), des visites de datacenters universitaires et privés
ainsi qu’une participation régulière aux événements professionnels de la
filière du cloud et du datacenter depuis 2015. Nous nous appuyons sur une
grande variété de types d’infrastructures et d’épreuves. Cette diversité nous
semble importante car les épreuves d’industrialisation étudiées se répètent
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

en différents lieux et moments, tout en faisant émerger des solutions de


plus en plus standardisées par la mise en place de normes et de codes de
bonnes pratiques édictés aux niveaux transnationaux par les acteurs éco-
nomiques et institutionnels. Par ailleurs, à la différence des travaux histo-
riens cherchant à définir a posteriori des critères pour définir l’industrie, cet
article permet d’observer le devenir industriel d’un secteur « en train de se
faire » et les troubles que cela engendre.

Climatiser la croissance
Le processus d’industrialisation des salles informatiques commence au
cours du dernier quart du xxe siècle et connaît un fort coup d’accélérateur
durant les années 2000. Certains des acteurs rencontrés ont dû gérer des
salles blanches qui n’avaient pas encore été supplantées par des bâtiments
dédiés, alors que les machines s’étaient pourtant déjà multipliées et que leurs
sollicitations étaient permanentes. Deux informaticiens d’un datacenter
universitaire de province nous racontent ainsi, sidérés par le chemin par-
couru depuis, combien leurs machines devaient être, avant la création du 315
bâti industriel, une préoccupation de chaque instant : épousseter les ven-
tilateurs à l’aspirateur, mesurer la température, ouvrir les fenêtres lorsqu’il
faisait trop chaud dans la salle, etc.20. Un gestionnaire de salle informa-
tique pour de nombreuses petites collectivités indique qu’il partait louer
des unités de climatisation chez Kiloutou pour « passer l’été » et qu’ensuite
il « pri[ait] pour que ça ne brûle pas21 ». Le constat est unanime, et un
directeur de centre confirme : « on était au bout du bout22 ». Multiplier
les serveurs de façon anarchique, sans plan rationalisé de climatisation, ne
pouvait fonctionner qu’un temps, et dès la fin des années 1990, la situation
était devenue intenable pour beaucoup.
La solution invariablement plébiscitée est celle d’un bâti spécifique, que
nous appellerons ici datacenter, se différenciant de la salle informatique,
autrefois établie bien souvent là où c’était possible, selon les moyens et
l’espace disponible du propriétaire : dans une cave, un grenier, une

20. Visite de datacenter universitaire, 16 février 2017.


21. Rachid Adda, directeur général du syndicat mixte ouvert Val-d’Oise numérique, conférence
« Rencontres des datacenters, des territoires et des données souveraines », préfecture d’Île-de-France,
22 mars 2022. Ci-après Adda, 2022.
22. Visite de datacenter universitaire, 16 février 2017.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

dépendance, « un abri de jardin23 ». Le datacenter, bâtiment dédié, possède


entre autres ses propres unités de climatisation. Certains acteurs se spécia-
lisent dans le management de ces bâtiments et proposent leurs services aux
petites et moyennes entreprises n’ayant pas les moyens de réaliser de tels
investissements. Ces acteurs appelés « hébergeurs » ou « opérateurs de colo-
cation neutre » promettent d’assurer la sécurité du matériel informatique
sur le plan physique, garantissent la disponibilité des données tout au long
de l’année24 et cherchent à rentabiliser des investissements qui deviennent
de plus en plus importants au fil des années. Ces opérateurs sont alors, du
point de vue de leurs clients, des bailleurs, « des vendeurs de mètres carrés
avec de l’énergie et du froid25 » – d’où une volonté de densifier les espaces.
Cela signifie que lorsqu’un client y dépose une baie, on l’incite à la remplir
au maximum : « L’hébergeur, il a une baie de 52U26, il dit vous mettez au
moins vingt machines là-dedans, si ce n’est vingt-cinq ou vingt-six, car
cinquante-deux c’est vingt-six quoi27. » Différemment, dans le datacenter
de cette entreprise internationale :

“ Sur un rack, les gens disent : moi je préfère remplir mon rack
316 à moitié. Parce que d’abord c’est moins difficile pour moi,
et si par hasard j’ai un défaut énergétique – grand dieu ça
ne nous est jamais arrivé – finalement j’ai celui à côté, donc j’ai
plus intérêt à mettre ça horizontalement : moins lourd, mieux
rangé, même serveur de même type dans le truc, et en plus je
prends moins de risques. Alors pourquoi je le ferai différemment28 ?
Cette recherche de la densification semble avoir eu une conséquence
importante sur ce qui est appelé « l’urbanisation » des salles informatiques,
c’est-à-dire l’aménagement de l’espace. Auparavant, les machines étaient

23. Adda, 2022.


24. Voir Carnino, Marquet, 2018 pour une présentation plus détaillée du marché de l’hébergement
et des engagements de disponibilité des données.
25. Philippe Mouchel, directeur du développement économique de l’établissement public territorial
de Plaine Commune, entretien, 26 juin 2015.
26. Une unité de rack (symbole U) désigne la hauteur normalisée d’un équipement électronique
conçu pour être monté dans le rack d’une baie accueillant des serveurs. Une unité de rack mesure
1,75 pouce (soit 44,45 mm) de haut. En « tassant » au maximum, il est donc possible de caser un
serveur par tranche de 2U.
27. Anonyme, directeur technique d’une entreprise française du CAC 40, entretien, 7 février 2020.
Ci-après Anonyme, 2020.
28. Anonyme, 2020.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

mises « au petit bonheur la chance29 », dans un souci de praticité, mais


sans grande anticipation, et la climatisation fonctionnait elle aussi de façon
non coordonnée – c’est-à-dire généralement avec excès pour s’assurer que
la température reste fraîche (de nombreux techniciens racontent s’être
inquiétés des alternances chaud-froid ou avoir enfilé leur doudoune avant
de se rendre dans les salles). Or, en densifiant les racks et en les rapprochant
le plus possible, les gestionnaires de datacenters ont fait face à des problé-
matiques de gestion de la chaleur bien plus critiques :

“ […] au milieu des années 2000, l’hébergement de données


informatiques est allé en croissance, et on a commencé à avoir
des enjeux technologiques de densification, en passant de 300
à 700 watts au m2, et aujourd’hui il y a plus de 2 500 watts au m2,
avec des enjeux de conso[mmation], de thermodynamique,
de cooling [refroidissement], qui ne sont pas du tout les mêmes
que ce qu’on a pu rencontrer il y a quinze ou vingt ans30.
La solution trouvée progressivement pour faire face à ce problème a été
le confinement des parcs informatiques dans des structures hermétiques
organisées selon un principe de gestion thermique : d’un côté des allées 317
chaudes, de l’autre des allées froides. D’un côté, de l’air froid est injecté
pour être aspiré par les serveurs, de l’autre, les serveurs rejettent de l’air
chaud qui est ventilé pour être refroidi. En confinant la salle informatique,
les managers de datacenter sont amenés à réorganiser l’architecture générale
du bâtiment. La nature même des espaces se modifie alors : des cloisons
apparaissent pour matérialiser les allées, des sas sont intégrés aux salles, des
portes coulissantes intérieures sont dotées de lecteurs magnétiques à badge.
Le directeur technique d’un datacenter construit dans les années 1970 et
rénové en 2017 explique :

“ […] il y a une trentaine d’années, voire une quarantaine


d’années, les gens étaient dans la salle […] autour des machines.
[Aujourd’hui] ça fait des enceintes très confinées, peu de gens vont
dans ces enceintes. Les espaces sont même séparés d’un point de
vue énergétique et d’un point de vue informatique, vous avez pu le
constater, les gens de l’énergie ne croisent pas les gens des serveurs,

29. Anonyme, 2020.


30. Anonyme, fondateur et directeur d’une société d’hébergement informatique de 2001 à 2021,
entretien, 14 décembre 2021.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

ils ont des chemins différents. Enfin, on ne leur interdit pas


de se croiser, mais d’un point de vue de l’architecture, c’est
à l’extérieur, il y a des protections pour éviter que ces gens
entrent à un endroit où ils n’ont pas lieu d’être, c’est tout31.
Croître, c’ est densifier et séparer les espaces, qui du même coup changent
de nature.

Le nœud gordien du câblage


La climatisation n’est pas le seul facteur de réorganisation du bâti : le
câblage, bien que parfois moins visible, est peut-être tout aussi crucial
dans l’agencement matériel des espaces. L’engorgement des câbles est un
problème classique des datacenters historiques, comme nous le rappelle un
directeur d’infrastructure :

“ Quand on a dû rénover notre salle machine, une des


problématiques qu’on avait, c’est qu’on avait tellement de câbles
que les chemins de câbles risquaient de s’effondrer. Le cuivre, ça a
318
un poids, et quand on en mettait des kilomètres au-dessus puis en
dessous, avec la problématique que quand on enlève une machine
assez régulièrement on n’enlève pas le câble, à la fin on ne sait plus.
On ne pensait pas gérer ça. Et à la fin on a une telle quantité de
câblage que c’était devenu un problème de poids, d’urbanisme32.
Le cas de Telehouse, un acteur majeur de l’internet français, et en particulier
de son site TH2 (boulevard Voltaire à Paris), est exemplaire en la matière.
TH2 a ouvert en 1998 et garantirait aujourd’hui la circulation d’au moins
50 % du trafic Internet direct français. Lors d’une conférence donnée en
2019 lors d’un événement organisé par Global Security Mag, le directeur
adjoint de Telehouse France a raconté comment son entreprise a fait face
au problème de l’accumulation des câbles sous les faux planchers33 (Fig. 1).

31. Anonyme, 2020.


32. Anonyme, 2020.
33. Ce qui suit s’appuie sur une présentation de Sami Slim, directeur adjoint de Telehouse 2, intitulée
« Urbanisation et architectures de connectivité des datacenters » donnée lors de la conférence « La
transition énergétique au cœur de l’évolution des Data Centers » organisée par Global Security Mag
le 25 septembre 2019.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

Pour comprendre cette histoire, revenons d’abord sur l’architecture du


datacenter : les salles informatiques sont généralement installées sur de faux
planchers ou planchers techniques, posés sur des treillis métalliques et sou-
tenus par des vérins à trente ou quarante centimètres du sol. Ces planchers
servent à faire passer les câbles d’alimentation, mais aussi les câbles réseau,
afin que les techniciens marchent sur un sol dégagé de tout obstacle :
lorsque l’on porte des serveurs de plusieurs dizaines de kilogrammes, mieux
vaut éviter de se prendre les pieds dans un câble. Mais avec les années, les
faux planchers en sont venus à héberger des monstres. Historiquement, les
clients des espaces loués tiraient eux-mêmes leurs câbles. Ils interconnec-
taient ainsi leurs machines avec les réseaux extérieurs ou avec des entreprises
partenaires, ce que l’on appelle des cross connect : une connexion directe
entre deux entreprises au sein d’un datacenter, permettant d’éviter que l’in-
formation ne fasse le tour du monde pour finalement revenir dans un ordi-
nateur voisin, et gagner ainsi quelques millisecondes de latence – ce qui
est crucial pour les activités bancaires, les jeux vidéo, le streaming ou la
publicité. Cependant, lorsque les machines étaient décommissionnées, les
câbles n’étaient pas enlevés pour autant. Ils étaient laissés dans le paquet de
nœuds du faux plancher ou dans les coursives aériennes au-dessus des racks. 319

Cet encombrement a fini par engendrer plusieurs désagréments : d’abord,


au bout d’une quinzaine d’années, il n’y a plus de place pour passer de nou-
veaux câbles, ou alors les ingénieurs réseaux et administrateurs systèmes
qui interviennent risquent fortement de débrancher un voisin dont l’acti-
vité est potentiellement critique. Ensuite, les câbles obstruent les systèmes
de climatisation et demandent donc à l’opérateur de consommer bien plus
d’électricité qu’il ne le devrait pour refroidir les salles – un enjeu crucial,
on l’a vu, pour la sécurité des échanges informatiques. Mais en raison de
l’activité ininterrompue des clients, les gestionnaires de TH2 ne peuvent
pas simplement tout arracher pour tout rebrancher. Le problème est alors
réglé en deux temps.
D’abord, l’opérateur intègre dans son bâtiment une solution architecturale
et technique qui apparaît à la fin des années 1990 dans le monde de la
colocation neutre : la meet-me-room (MMR). Il s’agit d’une salle spécifique
dédiée à l’interconnexion des serveurs du datacenter entre eux et le monde
extérieur. Cela permet aux acteurs de réduire la quantité de câbles utilisés
dans le datacenter en raccordant chaque serveur à ce type de salle, puis en
faisant réaliser les éventuels cross connect au sein de ces espaces par la main
Guillaume Carnino, Clément Marquet

d’œuvre de l’opérateur qui peut ainsi actualiser les décommissionnements.


D’une activité exercée un peu anarchiquement par les entreprises clientes,
le cross connect devient un service facturé par les datacenters de colocation.
On retrouve alors un principe propre à la densification industrielle permet-
tant à la fois des économies d’échelle et la monétisation de services, cette
fois-ci relativement à la dimension du réseau. Dans un second temps, il
s’agit de migrer les trois étages du site de Voltaire vers les MMR. Telehouse
envoie alors un courrier électronique à leurs quelque cinq cents clients,
dans lequel ils annoncent la campagne de migration et de dépose des
câbles, ce qui leur permet de référencer l’ensemble des câbles en activité.
Ensuite, une fenêtre d’action correspondant aux moments de maintenance
des clients est choisie, pour finalement engager le décommissionnement
réel, ce qui implique d’aller récupérer et couper, mètre par mètre, de bout
en bout, tous les câbles migrés. Le directeur adjoint de Telehouse insiste :
« c’est vraiment un travail de fourmi, de longue haleine, qui prend énor-
mément de temps ». Cette campagne dure finalement trois ans, de 2017 à
2019, ce qui permet de déposer 4 380 références de câbles, pour un poids
total de près de neuf tonnes (8 688 kilogrammes exactement !).
320

Fig. 1. – Câbles de fibre optique dans les faux planchers


du datacenter TH2 en 2014
© Bruno/Spyou, https://blog.spyou.org/wordpress-mu/.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

Cette histoire relate à nouveau comment un effet de seuil – l’accumula-


tion des câbles – trouve une solution dans un réaménagement technique,
spatial et organisationnel du datacenter : la mise en place de la MMR, avec
une segmentation supplémentaire du travail et éventuellement la commer-
cialisation de l’interconnexion.
Il est important de saisir que la croissance du numérique entraîne des
besoins toujours plus importants en câblage et en interconnexion au
sein des datacenters. Cette part accrue de l’activité de câblage devient
aujourd’hui un problème pour de nombreux managers de datacenters,
qu’ils soient privés ou hébergeurs, et fait l’objet de tentatives pour reconfi-
gurer l’organisation et l’identité des travailleurs du câble. Ces responsables
envisagent alors la création d’un poste spécifique et peu qualifié. Impliqué
dans une telle démarche, un ancien directeur d’infrastructure de la société
Systèmes, applications et produits en informatique (SAP), raconte :

“ J’avais une équipe d’ingénieurs qui faisait ça. J’avais des ingénieurs
réseaux et des ingénieurs systèmes qui allaient racker et câbler
des machines, certains avaient de l’appétence pour cette activité,
mais d’autres ça les saoulait et c’était en général du quick and 321
dirty. […] Quand ils doivent intervenir sur un problème ils vont
débrancher là, ils rebranchent là, et voilà. Ils [ne] s’occupent pas
vraiment des plans de câblage, des plans de baie. […] Quand ça
ne marche pas on fix [répare rapidement] et on verra après
comment on fera34.
Pour ce responsable, ce problème est lié au fait que les ingénieurs réseau
doivent intervenir sur des tâches souvent jugées ingrates et qui ne cor-
respondent pas à leur niveau de compétences. Alors que le nombre de
datacenters se multiplie, les besoins en câblage ne cessent d’augmenter. Des
initiatives d’anciens du secteur émergent, dans la perspective de diviser le
travail et d’identifier les tâches qui pourraient être réalisées par une main
d’œuvre moins qualifiée. Partant de ce constat, Florian du Boÿs, ancien
directeur de l’hébergeur Neo Telecom, crée l’association des Plombiers du
numérique. Comme le précise leur site Internet :

34. Alain Le Mell, ancien directeur infrastructure de la société SAP et responsable datacenter dans
l’association Les Plombiers du numérique, entretien, le 28 janvier 2020.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

“ Les plombiers du numérique est un projet d’insertion


professionnelle de jeunes non qualifiés, initié par l’association
à but non lucratif Impala avenir développement. […] [Notre]
objectif : [m]ettre rapidement à l’emploi les jeunes de 18-25 ans,
déscolarisés, sans diplôme ; [c]onstituer des passerelles entre
les jeunes et le monde des infrastructures numériques ; […]
[m]ettre en place des formations courtes, gratuites, rémunérées
et applicatives, basées sur le geste et adaptées aux jeunes […]35.
L’univers du datacenter, en pleine croissance, a besoin de petites mains
formées aux tâches élémentaires : l’accumulation industrielle entraîne une
standardisation et une division du travail. De nouveaux métiers manuels
émergent alors et des formations en ligne36 confirment les dires des tech-
niciens sur site : le simple raccordement d’un câble réseau en sortie de
serveur devient un problème industriel, c’est-à-dire de gestion du passage
à l’échelle, d’optimisation et de normalisation, soit la condition d’une
industrialisation. Il est nécessaire de mettre en place un protocole de
découpe des câbles au centimètre près, de les organiser par couleur, de
322 les peigner, de les attacher ensemble. Les banques d’images et les réseaux
sociaux regorgent de ces visuels colorés et le hashtag #cableporn (désignant
la fascination pour un câblage tellement bien fait et organisé qu’il en pro-
duit une satisfaction esthétique) devient viral, véritable repoussoir face au
« spaghetti cloud » désordonné et impossible à gérer (Fig. 2). On constate
alors qu’à la manière de toute activité manuelle, y compris industrielle,
le travail bien fait acquiert une vertu tout à la fois technique et esthé-
tique. En effet, contrairement à certaines analyses qui pensent l’esthéti-
sation des photos de serveurs comme un simple artifice publicitaire37,
nous défendons le fait qu’il s’agit d’un phénomène typique d’une activité
technique : une réalisation aboutie se matérialise aussi esthétiquement.
Tout le monde ou presque a déjà branché un câble réseau, mais lorsque
cette activité est pratiquée en série, à l’échelle industrielle, elle devient un
métier, doté de ses propres normes, standards, compétences et attendus
(y compris esthétiques). Ordre de grandeur confirmé par nos entretiens :
nettoyer et recâbler une baie de serveurs occupe environ une journée de

35. Voir https://lesplombiersdunumerique.org/ (consulté le 15 avril 2022).


36. https://www.youtube.com/watch?v=pLBYulLueQo.
37. Holt, Vondereau, 2015.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

travail à temps plein. Toute activité, en devenant industrielle, change de


nature et se voit transformée. Le corollaire de cette affirmation est qu’au-
cune activité n’est par nature industrielle, car c’est sa massification qui
engendre son industrialisation et s’accompagne d’une division du travail,
d’une standardisation et d’une optimisation calculée.

323

Fig. 2. – Travail de réorganisation du câblage


Source : https://twitter.com/wget42/status/1276864411509108737.

Néanmoins, ces velléités rencontrent des obstacles d’ordre administratif :


pour vivre, une formation doit être reconnue et ajoutée à des nomencla-
tures nationales relatives aux filières professionnelles existantes. Or, Florian
du Boÿs comme son associé Alain Le Mell s’inquiètent des difficultés qu’ils
rencontrent : « inutile de vous dire qu’évidemment on n’est reconnu ni par
la DGEFP [Délégation générale à l’emploi et à la formation profession-
nelle]ni au titre des formations traditionnelles que l’État connaît parce que
l’État ne sait pas ce qu’est un datacenter ». Ainsi, bien que l’industrie du
datacenter, par ses associations professionnelles, soutienne des initiatives,
telles que Les Plombiers du numérique, visant à créer une main-d’œuvre
moins qualifiée et plus abondante afin de gérer la croissance du secteur,
l’absence de relais institutionnel pourrait finir par mettre ce projet en péril.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

Énergie et équité
Ces transformations de l’organisation matérielle des datacenters ont aussi
des incidences dans les relations entre les opérateurs et les fournisseurs
d’électricité, ce qui amène certaines entreprises à internaliser de nouvelles
compétences techniques pour sécuriser leur localisation.
Entre les années 2000 et 2020, les salles se densifient et les prévisions de
croissance ne cessent d’augmenter alors que les opérateurs de datacenter
prospectent pour construire des installations de plus en plus grandes et, par
conséquent, de plus en plus gourmandes en énergie. Cette prospection ne se
fait pas sans accrocs. Dans le nord de Paris, l’établissement public territorial
de Plaine Commune devient, entre 2000 et 2010, la première concentration
européenne de datacenters. Le territoire bénéficie d’atouts géographiques
particulièrement favorables à l’implantation de ces infrastructures : un fon-
cier peu cher, un maillage dense de fibre optique interconnecté aux dor-
sales de l’internet, des dessertes autoroutières et une disponibilité électrique
abondante héritée des vagues précédentes d’industrialisation.
324 Cependant, au début des années 2010, alors qu’un projet de datacenter
de 15 500 m², porté par l’opérateur Data4, est en discussion rue Léopold-
Réchossière à Aubervilliers, le distributeur d’énergie, Enedis, alerte les pou-
voirs publics sur son incapacité de satisfaire la requête de l’opérateur dans
le délai imparti, alors que l’opérateur demandait 60 MW de puissance élec-
trique pour son installation. Cette alerte d’Enedis déclenche de vifs débats sur
les pratiques énergétiques des datacenters à Plaine Commune et leurs besoins
en électricité38. Mais au-delà de cette controverse, il faut saisir que l’alerte
est déclenchée par un franchissement de seuil administratif des demandes
en puissance électrique des datacenters39. L’organisation de la distribution
d’électricité en France autorise Enedis à satisfaire les demandes d’électri-
cité des clients jusqu’à 20 MW, seuil au-delà duquel les entreprises doivent
s’adresser directement à Réseau transport électricité (RTE). Néanmoins, un
flou existe en pratique, notamment entre 20 MW et 40 MW. Ainsi, alors
que les demandes de puissance depuis les débuts des années 2000 étaient
adressées à Enedis, la requête de Data4 concrétise un changement dans les
normes et les seuils de réservation de puissance par ces opérateurs.
38. Marquet, 2018.
39. Ce qui suit s’appuie largement sur les propos de Philippe Luce, consultant en stratégie de marketing
et communication, fondateur de la société Plus Conseil, entretien, 20 janvier 2020.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

Le tableau page suivante, de Cécile Diguet et Fanny Lopez, actualisé par nos
soins, donne à voir l’augmentation des puissances sur les quinze dernières
années. L’augmentation progressive de la capacité électrique réservée par les
datacenters est visible, tout comme le fait qu’à partir de 2011, les demandes
des opérateurs franchissent le seuil des 60 MW (colonne de droite).
La construction d’un poste source – permettant d’accroître la puissance
électrique distribuée sur un territoire donné – est très coûteuse et s’inscrit
dans une planification électrique à long terme du fournisseur d’électricité.
Cela ne peut se faire, comme les acteurs le répètent à l’envi, « en claquant
des doigts ». Les délais étant trop longs pour Data4, le projet d’Aubervilliers
est abandonné et le datacenter est finalement installé au sud de Paris, à
Marcoussis. Comment alors expliquer qu’un autre opérateur – Interxion –
soit parvenu à réaliser des installations avec des demandes de puissance au
moins aussi élevées ? Une première réponse tient dans le travail de prospection
de l’opérateur : ce dernier est parvenu à identifier des espaces plus éloignés
du cœur de La Plaine Saint-Denis, où avaient lieu les premières installations
de datacenters, pour se raccorder à d’autres postes de distribution électrique.
Cette première réponse ne doit pas invisibiliser les efforts technologiques 325
mis en œuvre par l’opérateur. En effet, au cours des années 2010, Interxion
intègre des compétences de transformation d’électricité dans la réalisation
de ses datacenters, ce qui lui permet de contourner Enedis en raccordant
certains de ses datacenters directement à RTE40. Ainsi, l’opérateur réalise
plusieurs projets dans lesquels il négocie directement avec RTE en construi-
sant lui-même un poste source sur la parcelle d’installation du datacenter.
C’est le cas à La Courneuve où les 60 000 m² de datacenters s’appuient sur
50 MW réservés auprès d’Enedis et 80 MW auprès de RTE que l’opérateur
transforme lui-même, tout comme à Marseille, et prochainement aux Ulis
(au sud de Paris). À l’instar d’Interxion, d’autres opérateurs tels que Data4
ont finalement adopté cette pratique pour faciliter et accélérer le dévelop-
pement de grands projets. Ces exemples ne sont pas sans susciter des inter-
rogations sur la capacité qu’acquièrent des opérateurs privés pour participer
à l’aménagement électrique du territoire.
Seuils administratifs et acquisition de compétences technologiques s’en-
tremêlent dans la croissance des entreprises pour faire advenir des entités
industrielles massives, capables de rivaliser avec les pouvoirs publics sur un

40. Diguet, Lopez, 2019.


Tableau 1. – Les datacenters de Plaine Commune, 2022

Taille (m²) Puis- Puissance


Entreprise – Date de sance totale
Commune – rue Surface
datacenter construction IT max disponible
Parcelle de Plan- IT
(MW) (MW)
cher
Interxion Aubervilliers, avenue
1999 3 300 2 250 1 450 1,3 4
Par 1 Victor-Hugo
Aubervilliers, rue de
Verizon 2001 7 822 4 500 3 000 2,25 6,75
la Montjoie
GTT Aubervilliers, rue des
2003 6 517 760 1,3 4
– Interoute Gardinoux
Interxion Entre 2000 et Aubervilliers, rue des
5 525 3 000 4,5 12
Par 2 2005 Gardinoux
Interxion Saint-Denis, avenue
2007 4 781 4 123 2 000 5 15
Par 3 des Arts-et-Métiers
Saint-Denis, rue
Equinix PA 2 2007 6 300 10 30
Ambroize-Croizat
56 340 54 597
Saint-Denis, rue
Equinix PA 3 2007 6 700 11 30
Ambroize-Croizat
Aubervilliers, rue
Equinix PA 5 2007 2 310 1 250 2 5
Victor-Hugo
Aubervilliers, rue
Equinix PA 6 2008 10 700 14 000 4 600 7,4 28
Waldeck-Rochet
Saint-Ouen, rue
Atos 3 2009 3 600 5 15
Dieumegard
Interxion Saint-Denis, avenue
2009 6 027 7 433 4 200 10,55 30
Par 5 des Arts-et-Métiers
SFR Aubervilliers, rue de
2011 600 1 3,5
Netcenter la Motte
Interxion 2011 La Courneuve,
18 293 9 000 30 64
Par 7 – extension 2018 rue Rateau
Colony
2011 (projet Aubervilliers, rue
Capital/ 15 500 60
abandonné) Léopold-Réchossière
Data 4
Aubervilliers,
Orange 13
rue de la Motte
2022 – trois
La Courneuve, 19
Interxion extensions
avenue 67 603 115 000 43 200 (à terme 130
Par 8 en cours de
Marcel-Cachin 85)
construction

Tableau réalisé depuis Cécile Diguet, Fanny Lopez (dir.), L’ Impact énergétique et spatial des data centers sur
les territoires, rapport Ademe, 2019, p. 38.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

territoire donné. Christian Fauré le remarquait déjà en 2009 au sujet des


Gafam41 : les grandes entreprises du numérique, en ayant massifié et donc
industrialisé leurs activités, ont acquis une telle force de frappe technolo-
gique et financière qu’elles étendent leur périmètre d’intervention au point
de changer leur nature. Google (qui par exemple investit aujourd’hui aussi
dans la recherche en biotechnologie) pose à l’heure actuelle ses propres câbles
sous-marins et entend produire son électricité, 100 % « renouvelable », grâce
à un parc mondialisé d’éoliennes et de panneaux solaires dont les néces-
saires fluctuations climatiques seront gérées algorithmiquement42. Ce
constat n’est d’ailleurs aucunement spécifique à la dernière vague d’in-
dustrialisation par et pour le numérique : Nathan Ensmenger compare
l’extension des activités d’Amazon aux pratiques d’intégration de la société
de raffinage et de distribution de pétrole Standard Oil43. Comme le notait
déjà l’historien des techniques Thomas P. Hughes au sujet des grandes
entreprises états-uniennes des débuts du xxe siècle44, massifier une techno-
logie sur un territoire que l’on industrialise, c’est produire une puissance
politique proportionnellement mobilisable.
327
L’ industrie vue par l’ État :
une pluralité de définitions et de critères
Nous avons pu observer que les pratiques d’industrialisation opèrent par
franchissement de seuil pour gérer la montée en échelle d’une activité, ce
qui n’est pas sans incidence sur la façon dont cette même activité peut être
perçue par les interlocuteurs des acteurs économiques (comme les gestion-
naires des réseaux électriques) ou ignorée par d’autres (comme la DGFEP).
Revenons donc à notre discussion initiale : à quel moment une salle informa-
tique, prise dans un processus d’industrialisation, peut-elle être considérée
comme un datacenter à vocation industrielle ? Il n’existe pas de réponse una-
nime à cette question et les critères mobilisés varient selon les États, comme
en témoignent les travaux de la juriste en droit fiscal Clara Coudert45. Ainsi,
l’État suédois a déterminé en 2017 qu’une salle informatique est considérée

41. Fauré, 2009.


42. Ensmenger, 2021.
43. Ensmenger, 2021.
44. Hughes, 1983, 1989.
45. Coudert, 2019.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

comme un datacenter au-delà 0,5 MW de puissance électrique installée et


destinée à l’informatique – c’est-à-dire hors climatisation. Ce critère n’est
pas pour autant définitif, puisqu’il a été étendu en 2018 aux installations
dont la capacité dépasse 0,1 MW. En revanche, dans l’État du Texas, c’est
la superficie qui prévaut : un datacenter existe au-delà d’une surface établie
de 9 920 m² (ce à quoi il faut ajouter divers sous-critères qualifiant les équi-
pements techniques sur site). Ces définitions correspondent généralement à
des seuils de défiscalisation et donnent à voir les types d’infrastructure que
les États cherchent à attirer sur leur territoire. À titre d’exemple, en France,
les datacenters qui consomment plus de 1 GW par heure par an sont consi-
dérés comme une industrie « électro-intensive » et bénéficient d’importants
abattements fiscaux sur le prix de l’électricité.
Néanmoins, la fiscalité électrique n’est pas la seule réglementation à « dire »
la nature des datacenters. Or, nous l’avons vu à l’ouverture de cet article,
les datacenters font aujourd’hui l’objet d’une « crise des catégories46 » qui
les concernent : celles-ci entrent en contradiction, si bien qu’il devient
très difficile pour les acteurs impliqués dans la construction et la gestion
328 des infrastructures de savoir à quelle branche du droit se référer. Si l’on
prête davantage attention aux enjeux d’aménagement des datacenters, on
peut observer des tensions dans l’interprétation que les acteurs font du
Code de l’urbanisme et du Code de l’environnement. Le premier associe
explicitement les datacenters aux entrepôts, ce qui relève des établissements
tertiaires, alors que le second met en avant des risques liés à l’utilisation
de certains procédés ou substances. En l’occurrence, pour garantir à leurs
clients une absence d’interruption en cas de panne électrique, les opéra-
teurs de datacenters utilisent d’imposants groupes électrogènes alimentés
par des cuves de fioul. Au-delà d’un certain seuil de fioul stocké47, ils sont
soumis à des procédures concernant les Installations classées pour la pro-
tection de l’environnement (ICPE), ce qui relève d’une activité industrielle
pour de nombreux acteurs.

46. Hermitte, 1999.


47. « […] le projet sera soumis à autorisation si les groupes électrogènes dépassent une puissance cumulée
de 50 MW (rubrique 3110) ou si le stockage enterré de fioul (rubrique 4734) est supérieur à 2 500 t.
Entre 1 000 et 2 500 t de fioul, l’installation sera soumise à enregistrement. En dessous, seule une
déclaration sera nécessaire. » https://www.businessimmo.com/contents/128196/implanter-un-data-
center-en-france-regards-croises-en-droit-immobilier-et-de-lenvironnement (consulté le 23 mai 2022).
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

Cette situation d’incertitude soulève des tensions qui concernent tant le


choix des lieux d’implantation que les taxes foncières qui s’appliqueront
aux activités, ce qui provoque un certain agacement chez les acteurs du
monde économique des datacenters, qui peinent à se situer. En témoigne
cette réaction du journaliste spécialisé Marc Jacob, suite à l’intervention
intitulée « Industrialiser nos datacenters ? » du consultant Frédéric Charron :

“ Un mot qui devient grave et très embêtant pour tous les opérateurs
de datacenter, c’est le mot “usine”. Pour votre info, il y a quand
même des gens, vous savez, à Bercy, qui n’ont rien à faire d’autre
que d’analyser ce que disent les uns et les autres, et ils sont en train
de penser à taxer tous les opérateurs de datacenters, parce que si on
met le mot “usine” ça veut dire un type de taxation différente de
celui d’opérateur de datacenters. Et je connais certains opérateurs qui
ont mis deux ans à se battre avec les fonctionnaires de Bercy pour
leur expliquer qu’ils n’avaient pas de vraies usines au sens où on produit
un bien matériel, mais qu’ils avaient des salles informatiques où on
ne produisait pas un vrai bien au sens d’une voiture, d’un stylo, ou
je ne sais quoi. Donc, méfiez-vous quand même du mot “usine”48. 329
La prise de parole de Marc Jacob souligne bien l’ambiguïté des critères qui
permettent aux pouvoirs publics de définir une activité comme relevant de
l’industrie ou non. En s’appuyant sur le Code général des impôts, il insiste
sur la production d’un bien matériel. Cette définition simple a permis à des
opérateurs initialement déclarés comme installations industrielles d’être
reconnus comme établissements tertiaires, à l’instar d’un datacenter de l’en-
treprise Orange, requalifié en 2018, installé sur la communauté d’agglo-
mération Seine-Eure. Cette requalification a occasionné une perte d’un
million d’euros par an pour la communauté, mais Orange s’est défendu en
invoquant une pratique d’homogénéisation fiscale vis-à-vis de ces autres
datacenters déclarés historiquement comme établissements tertiaires.
Ces conflits de déclaration sont loin d’être isolés, si bien que le réseau des
financiers, gestionnaires, évaluateurs, manageurs des collectivités territo-
riales (Afigese) a mené un travail politique auprès des parlementaires pour
revoir les modalités d’imposition des datacenters et d’autres infrastructures

48. Marc Jacob, rédacteur en chef de Global Security Mag, réaction à la conférence de Frédéric Charron
« Industrialiser nos Data Centers ? », journée de conférences organisée par Global Security Mag, 2015,
https://www.youtube.com/watch?v=2dvw_n-TQfA (consulté le 23 mai 2022). Nous soulignons.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

telles que les grandes plateformes logistiques49. Les débats parlementaires


ont notamment abouti à la modification de l’article 1500 du Code général
des impôts lors du vote du plan de loi de finances pour 2019, proposant
une définition des bâtiments à caractère industriel qui ne s’appuie pas uni-
quement sur la production de biens matériels, mais aussi sur le coût des
équipements techniques déployés :

“ I-A Revêtent un caractère industriel les bâtiments et terrains servant


à l’exercice d’une activité de fabrication ou de transformation de
biens corporels mobiliers qui nécessite d’importants
moyens techniques.
Revêtent également un caractère industriel les bâtiments et terrains
servant à l’exercice d’activités autres que celles mentionnées au
premier alinéa du présent A qui nécessitent d’importants moyens
techniques lorsque le rôle des installations techniques, matériels
et outillages mis en œuvre est prépondérant.
B.-1. Toutefois, dans les deux cas mentionnés au A, lorsque la
valeur des installations techniques, matériels et outillages présents
330 dans les bâtiments ou sur les terrains et destinés à l’activité ne
dépasse pas un montant de 500 000 €, ces bâtiments et terrains
ne revêtent pas un caractère industriel50.
Cette transformation du Code des impôts indique que les législateurs
ont considéré l’insuffisance du critère de la production de biens matériels
(présenté en 1-A, premier paragraphe) pour qualifier les activités indus-
trielles et lui ont préféré l’établissement d’un seuil d’investissement immo-
bilier. Néanmoins, dans les négociations avec les parlementaires, les termes
de « datacenter » et de « plateforme logistique » qui étaient explicitement
mentionnés par l’Afigese ont disparu de l’amendement51. Il apparaît ainsi
que la croissance des datacenters et l’intégration de dispositifs matériels
divers (groupes électrogènes, cuves de fioul, systèmes de réfrigération)
dans la perspective de répondre aux exigences de leurs clients (disponibi-
lité permanente des données, sécurité) ont brouillé les seuils des catégories
juridiques et administratives de ces installations, au point de faire advenir

49. Marquet, 2019. Pour une analyse des transformations des entrepôts en plateformes logistiques
et de leurs conséquences sur la santé des travailleurs, voir Gaborieau, 2016.
50. Article 1500, Code général des impôts, 2019.
51. Marquet, 2019.
Cooling, quick fix et spaghetti cloud dans l’ univers du datacenter

une « crise des catégories52 » entre les différentes branches du droit concer-
nées. L’ harmonisation de ces catégories fait partie des revendications des
porte-parole du secteur – en témoigne l’appel lancé par les représentants
associatifs des entreprises du datacenter aux candidats à l’élection présiden-
tielle française de 2022. Face aux problèmes d’identification administrative
dont les centres de données font l’objet, la filière demande aux candidats
de créer un code d’Activité principale exercée (APE) pour les datacenters53,
c’est-à-dire de clarifier leur situation dans la nomenclature d’activités uti-
lisée par l’Institut national de la statistique et des études économiques
(INSEE) qui sert de référence pour de nombreuses administrations lors-
qu’il s’agit de réglementer des activités.
Comme le notent les économistes David Flacher et Jacques Pelletan, « les
nomenclatures apparaissent comme le résultat de compromis entre les
besoins des économistes, décideurs politiques et entrepreneurs, d’une part,
et le besoin d’un suivi dans le temps des principales statistiques54 ». Dire
qu’un datacenter est un équipement industriel fait ainsi sens pour ce secteur
entrepreneurial en recomposition, mais aussi pour certains acteurs admi-
nistratifs voulant réguler les conditions de développement de ce domaine 331
stratégique émergent, faciliter son essor, gérer ses perspectives de croissance
ou capter davantage sa valeur. Si toute métrique peut être légitimement
discutée, l’important reste de saisir que ces stratégies gouvernementales
d’imposition font état d’un problème taxinomique et, in fine, ontologique,
engendré par l’expansion industrielle.

Qui change d’ échelle change d’ essence


Comme le remarquait déjà l’anthropologue Michael Singleton : « qui
change d’échelle change d’essence55 ». L’industrie ne se caractérise pas par
la nature économique de ses activités (on peut penser à la division par
secteur « primaire, secondaire ou tertiaire »), mais par l’échelle à laquelle
celles-ci sont réalisées. Appuyer cinq secondes durant sur le bouton d’un
ordinateur pour le faire physiquement redémarrer devient une activité

52. Hermitte, 1999.


53. « Présidentielle 2022 : les 7 propositions de France Datacenter », proposition 5, https://www.france-
datacenter.com/presidentielle-2022-les-7-propositions-de-france-datacenter/ (consulté le 15 avril 2022).
54. Flacher, Pelletan, 2007, p. 16.
55. Singleton, 2007.
Guillaume Carnino, Clément Marquet

d’ordre industriel (d’ailleurs facturée par les datacenters) lorsqu’il s’agit de


la réaliser plusieurs milliers de fois consécutivement. Qu’il s’agisse de tri-
coter des chaussettes, de répondre au téléphone ou de cuire des haricots,
toute activité humaine est susceptible d’être industrialisée. Dès lors qu’elle
se massifie, elle change de nature, au sens où elle implique en retour de
nouvelles contraintes de réorganisation des sociétés (division du travail,
stratification socio-technique, prolétarisation, extension des marchés) et
des écosystèmes (concentration des implantations, gestion optimisée des
ressources naturelles) pour être réalisée industriellement.
Néanmoins cette relation entre échelle et nature est aussi ambiguë. Si l’on
change de perspective et que l’on adopte le regard du client, de l’utilisateur
final ou du consommateur d’un bien ou d’un service, l’activité peut sembler
n’avoir aucunement été modifiée. Cette perspective est en général adoptée
par les travaux des Science and Technology Studies portant sur la scalabilité :
la différence entre Sears et Amazon, nous dit Ensmenger, ne serait pas une
différence de nature, mais d’échelle56. Nous pensons à l’inverse qu’essentia-
liser la distinction entre échelle et nature empêche de saisir pleinement le
phénomène industriel : au-delà d’un certain seuil (dont le chiffrage exact,
332
toujours arbitraire, est invariablement négocié par les acteurs au sein de la
continuité du réel), tout changement de degré devient un changement de
nature. Comme Anna Tsing le montre au sujet des plantations de canne à
sucre57, pour maintenir un projet à l’identique face à l’explosion des volumes
et des marchés, il faut nécessairement réorganiser le monde matériellement,
culturellement et réglementairement. Notre recherche offre quelques pers-
pectives pour comprendre comment les acteurs en prise avec la croissance
des datacenters s’efforcent de résoudre les problèmes posés par cette montée
en échelle. Nous donnons ainsi à voir une partie des réorganisations du
monde sur lesquelles repose la massification des données et la scalabilité
des services et plateformes numériques, du paiement des impôts en ligne à
la réservation d’un véhicule via la plateforme Uber. Pour donner l’ illusion
d’un produit ou d’un service inchangé en aval, il faut recomposer forte-
ment les sociétés et les environnements en amont. Finalement, l’ industriali-
sation nous renvoie à cette formule saisissante de l’écrivain italien Giuseppe
Tomasi di Lampedusa : « si nous voulons que tout continue, il faut d’abord
que tout change58 ».
56. Ensmenger, 2021, p. 30.
57. Tsing, 2012.
58. Tomasi di Lampedusa, 1959, p. 35.
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Les auteurs
Guillaume Carnino est maître de conférences en histoire des sciences et techniques.
Dix-neuvièmiste, il s’ intéresse aux fondements épistémologiques et industriels
de la technologie. Plus largement contemporanéiste, il travaille sur l’ histoire de
la quantification et de l’ informatique, notamment des datacenters. Il a publié
L’ Invention de la science. La nouvelle religion de l’ âge industriel (Paris, Seuil, 2015)
et coordonné, avec Liliane Hilaire-Pérez et Aleksandra Kobiljski, une Histoire des
techniques. Mondes, sociétés, cultures, xvie-xviiie siècles (Paris, Presses universitaires
de France, 2016).

Clément Marquet est postdoctorant en sociologie au Centre Alexandre-Koyré


(EHESS), sur une bourse de l’ Alliance Sorbonne Université, en partenariat avec
l’ université de technologie de Compiègne. Ses travaux portent sur les infrastruc-
tures numériques, leur rôle dans l’ aménagement urbain et leurs conséquences
environnementales. Actuellement, il mène une recherche sur les enjeux poli-
tiques et économiques de la mise en chiffre de l’ empreinte environnementale du
numérique. Plus d’ informations sont disponibles sur le site du Centre Alexandre-
Koyré : http://koyre.ehess.fr/index.php?3786.
Cultures matérielles et visuelles
Une certaine attraction
pour la montagne
À propos de l’exposition « Le sommet qui cache
la montagne », École polytechnique fédérale de
Lausanne, du 16 décembre 2021 au 10 avril 2022

L
a Suisse, Genève en particulier, est connue pour avoir permis,
durant le xviiie siècle, l’éclosion de nouvelles vocations savantes.
L’influence du dogme et de la théologie calviniste vient à faiblir à 339
partir des années 1720 – entre autres par l’introduction du cartésianisme à
l’Académie – et nombre de jeunes patriciens de la cité de Calvin, apparte-
nant à l’élite des grandes familles bourgeoises, sont de plus en plus désireux
de produire une nouvelle exégèse du monde, fondée sur des observations
minutieuses, sur l’usage de nouveaux instruments ou encore sur un travail
méthodique qui, pour certains, les ont conduit jusqu’à remettre en ques-
tion de grandes vérités théologiques.
On connaît la trajectoire du naturaliste et philosophe Charles Bonnet
(1720-1793) qui, tout en soutenant le progrès dans les sciences, conserva
une croyance résolue en la religion. On sait aussi comment le mathémati-
cien Gabriel Cramer (1704-1752) fut autorisé à siéger comme laïc au sein
de la Compagnie des pasteurs. La trajectoire du professeur de philosophie
naturelle Horace Bénédict de Saussure (1740-1799) fut quant à elle mar-
quée par sa théorie de la division des infusoires qui a largement transformé
nos connaissances de la régénération et de la reproduction des végétaux et
des animaux. Dans un autre style, on peut aussi citer comment le mathé-
maticien et physicien Georges Louis Le Sage (1724-1803), avec son hypo-
thèse corpusculaire de l’attraction, a fini, selon ses propres mots, par croire

” Jean-François Bert, « Une certaine attraction pour la montagne », Artefact, no 17, 2022,
p. 339-345.
Jean-François Bert

différemment en Dieu1. Il faut désormais ajouter la trajectoire des frères


Deluc : Jean André (1727-1817) et Guillaume Antoine (1729-1812). Ces
deux autodidactes, pour défendre une vision biblique de l’explication de
la genèse du monde, en particulier celle portée par l’épisode du mythe du
déluge, ont décidé de faire des montagnes un terrain d’investigation scien-
tifique à part entière. Dès 1754, entre les Alpes et le Jura, ils se mirent à la
recherche de fossiles, soucieux d’organiser leur tentative de conciliation des
valeurs religieuses et scientifiques à partir de preuves empiriques2.
Leur périple de septembre 1770 au mont Buet, situé dans le massif du
Haut-Giffre, à vingt kilomètres au nord du mont Blanc, a été mis à l’hon-
neur dans l’exposition « Le sommet qui cache la montagne » organisée par
le Laboratoire d’histoire des sciences et des techniques dans les salons du
Rolex Learning Center de l’École polytechnique fédérale de Lausanne
(EPFL). L’ascension des deux frères est doublement historique. Elle est
la première enregistrée d’un sommet de plus de trois mille mètres. Mais,
surtout, elle a été accompagnée par une quantité considérable de notes,
de dessins, d’instruments et de résultats d’expériences (comme celle qui
340 consista à mesurer la température de l’eau bouillante sur les hauteurs du
Buet, ou encore à déterminer avec précision la hauteur du mont). Cet amas
d’archives hétéroclites, de documents, d’objets, a joué un rôle important
sur la représentation que nous avons de cet espace montagnard, jusque-là
vierge de toute observation savante.
Construite autour d’une quarantaine de panneaux thématiques (le recul des
glaciers, le paysage, la montagne comme laboratoire de la nature, le regard
des savants, etc.), l’exposition ne vise pas seulement à revenir sur le contexte
particulier dans lequel les frères Deluc en arrivèrent à réaliser cette expédi-
tion, à nous présenter les contraintes matérielles qu’ils ont dû contourner,
ou encore à nous rendre compte du récit de la découverte – qui a par ailleurs
été largement mis en scène dans les œuvres publiées de Jean André. Les deux
frères ne sont qu’un point de départ. Ils ont en effet ouvert la voie à d’autres
observateurs du Buet, comme, en 1775, Marc Théodore Bourrit (1739-
1819), artiste et écrivain genevois, puis un an plus tard, Horace Bénédict de
Saussure accompagné de Marc Auguste Pictet (1752-1825).

1. Sur ces savants genevois, on peut citer par exemple : Sigrist, 2011 ; Ratcliff, 2016 ; Bert, 2018.
2. Heilbron, Sigrist, 2011.
Une certaine attraction pour la montagne

La montagne, une expérience


scientifique et sentimentale ?
L’exposition (Fig. 1) est construite sur une posture épistémologique et
méthodologique forte, du moins une pratique singulière de l’histoire des
sciences – histoire matérielle et expérimentale – qui permet de renouve-
ler, parfois profondément, l’histoire des différentes explorations du mont
Buet. En ne se limitant jamais à une « reconstruction historique » nos-
talgique ou mémorielle, l’exposition prend pour objet les postures qui
conduisirent chacun des explorateurs à voir la montagne d’une manière
singulière : différences pratiques (expérimentations versus dessins), dif-
férences sociales (bourgeois versus patricien de la cité de Calvin), mais
surtout approches différentes de l’histoire et des théories de la Terre.
Cette manière singulière d’aborder ces différentes expéditions transforme
radicalement notre vision de son acteur principal – le mont Buet – qui,
fait d’ascensions successives et répétées, apparaît toujours comme une
force réellement agissante. En faisant de cet environnement physique
complexe l’élément essentiel de l’histoire, l’exposition montre combien 341
cet espace vécu joua – et continue de jouer – un rôle indéniable sur l’expé-
rience « on the field » des explorateurs, sur la nature des expérimentations
scientifiques menées par les savants, et donc sur les connaissances rappor-
tées au fil du temps. Le mont Buet est un milieu « qui ne cessera d’être
vécu dans la diversité d’expériences individuelles tout à la fois sensibles et
scientifiques3 », comme l’indique l’un des textes de présentation.
En prenant au sérieux le rôle des matérialités savantes (lieux, objets, mais
aussi sensations) qui rendent possible ou soutiennent l’activité scienti-
fique, la perspective historiographique choisie contribue à nous ramener
à l’essentiel, à savoir les pratiques qui disposent les corps savants à obser-
ver, classer, manipuler, porter, déplacer, regarder, scruter, lire et écrire.
L’exposition permet de revenir sur l’un des grands paradoxes de la pra-
tique scientifique : celui d’effacer le rôle du corps comme élément central
de la condition scolastique. L’intense chorégraphie de gestes savants, de
discipline du regard, d’autocontrôle, d’état physiologique, qui nous est
présentée ne fait pas que rompre avec le positivisme d’une philosophie de

3. Citation extraite du panneau de présentation de l’exposition.


Jean-François Bert

l’histoire savante, elle oblige l’historien, mais aussi le spectateur, à repenser


– ou déconstruire – les lentilles à travers lesquelles cette montagne a été
perçue et représentée.

342
Fig. 1. – Vue d’ une partie de l’ exposition au Rolex Learning Center
de l’ École polytechnique fédérale de Lausanne
© Photographie : Virginie Martin.

Les pratiques savantes :


lier la théorie à la pratique
Outre la reconnaissance du rôle actif joué par cet espace fascinant de la
montagne, l’exposition fait aussi une place à part aux instruments scienti-
fiques et à la manière dont ils ont été utilisés pour développer et soutenir de
nouvelles hypothèses savantes. Formé à l’horlogerie, Jean André Deluc fait
de la standardisation des instruments de mesure l’un des prérequis à toute
activité savante rigoureuse. Évoquant tout particulièrement la fabrication
du baromètre et du thermomètre, il insiste longuement sur l’importance
de la précision dans ses Recherches sur les modifications de l’ atmosphère :


Le manque de bons instruments est la principale cause des erreurs
dans lesquelles on est tombé. Il n’est peut-être rien de plus contraire
aux progrès de la bonne Physique, que des expériences indiquées
Une certaine attraction pour la montagne

superficiellement. Celui qui veut être exact dans ses descriptions,


quitte souvent le cabinet pour entrer dans l’attélier, les résultats
vagues ne le contentent pas4 […].
L’exposition ne s’arrête pas là, car elle cherche à nous faire comprendre
comment l’attention soutenue des différents explorateurs du mont Buet
devant la nécessaire amélioration des routines de fabrication des instru-
ments impliqua d’adapter, voire de détourner, des savoir-faire par ailleurs
utilisés dans le monde artisanal. L’enjeu central était de rendre les instru-
ments de plus en plus fiables, mais aussi transportables, lisibles, opératoires
dans des milieux spéciaux, en premier celui de l’altitude.

Le mont Buet, une nouvelle histoire


visuelle de la montagne
Le plus frappant, dans la succession des panneaux, est la manière dont est
esquissée une forme de continuité entre l’« hier » et l’« aujourd’hui ». Outre les
portraits des frères Deluc, de Saussure ou de Bourrit, l’exposition travaille sur
le tissage des différents médias, anciens et nouveaux, utilisés par ces savants 343
pour rendre compte de leur expérience d’arpentage de ce territoire alors
inconnu. On pense bien évidemment ici au croquis de Saussure qui est le pre-
mier panorama du mont Buet inspiré par une perspective circulaire (Fig. 2).

Fig. 2. – Esquisse du panorama circulaire depuis le sommet du Buet,


dessinée par Horace Bénédict Saussure le 8 septembre 1776
Source : bibliothèque de Genève, ms Saus. 119, envel. 1.

4. Deluc, 1772, p. 2.
Jean-François Bert

L’exposition n’en reste pas à une approche historienne classique. Un groupe


de chercheurs du Laboratoire d’histoire des sciences et des techniques de
l’EPFL (Jérôme Baudry, Simon Dumas Primbault et Ion Mihailescu) ont
été jusqu’à marcher dans les pas des précédentes expéditions pour mieux
comprendre la place des langages verbaux et graphiques, mais aussi symbo-
liques, utilisés pour produire des expériences et des observations. Ils ont été
jusqu’à produire des répliques de certains instruments scientifiques – dont le
fameux baromètre conçu par Deluc et amélioré par Pictet (Fig. 3), réalisé par
le musée d’Histoire des sciences de Genève avec l’aide d’artisans locaux5. Ce
retour aux sources apparaît dans l’exposition sous la forme d’un ingénieux
montage qui mêle des dessins et des représentations des premiers savants
explorateurs, des photographies d’Olga Cafiero, des réalisations artistiques
de Pascal Favre et des enregistrements sonores de Joell Nicolas que l’on peut
écouter/regarder en déambulant dans l’exposition, mais aussi sur la plate-
forme documentaire qui accompagne le projet : https://montbuet.net.

344

Fig. 3. – La réplique du baromètre de Jean André Deluc


© Photographie : Olga Cafiero.

5. Sur ce point, on pourra se reporter vers deux articles qui accompagnent l’exposition : Dumas
Primbault, Mihailescu, Baudry, 2022 ; Mihailescu, Dumas Primbault, Baudry, 2022.
Une certaine attraction pour la montagne

L’ exposition est passionnante car elle décadre le mont Buet, remet en ques-
tion la manière d’écrire l’histoire des sciences (en encourageant les histo-
riens à sortir de leur « milieu » traditionnel, celui des archives) et affine notre
connaissance des savants explorateurs du xviiie siècle. Passionnante, aussi,
parce qu’au-delà des éléments historiques qui viennent confirmer le rôle joué
par les savoirs savants dans la constitution d’assemblages hommes-nature à
chaque fois particuliers et changeants, cette exposition montre comment
ces mêmes savoirs permettent aujourd’hui, dans une logique comparative,
d’informer des questionnements touchant aux atteintes environnementales.
Il y a, comme toujours, bien des enseignements à tirer des travaux passés, en
particulier ceux qui ont cherché à expliquer et comprendre les dynamiques
propres de certains milieux, comme la montagne.

Jean-François Bert
Université de Lausanne

Sources

Deluc Jean André, Recherches sur les modifications de l’ atmosphère, t. 2, 345


Genève, s. n., 1772.

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Genève, 1670-1790, Paris, Classiques Garnier, 2011.
Des objets d’ apparat
Les verres émaillés et dorés de la Renaissance

L
’exposition « Émailler le verre à la Renaissance » alliait la présen-
tation d’objets raffinés séduisant les yeux et l’exposé d’un travail
scientifique éclairant leur histoire, particulièrement complexe1.
Installée au château d’Écouen (le lieu ne pouvait pas mieux convenir),
elle concrétisait les résultats d’une ambitieuse recherche menée depuis
20092. Son champ d’étude est un art du feu apparu sur l’ île de Murano
au milieu du xve siècle, représenté par des pièces en verre soufflé (coupes, 347
plats, cruches, gobelets, verres à pied, gourdes, etc.) ornées d’émaux et de
dorures. La demande de ces délicats objets dans les cours européennes fut
telle que des ateliers travaillèrent, hors de l’île, de manière similaire. Le but
du projet Cristallo, soutenu par la Fondation des sciences du patrimoine,
est de différencier les verres réalisés à Murano et ceux fabriqués « à la façon
de Venise ». Dans la mesure du possible, le recours à des analyses chimiques
permet de lever les doutes des historiens confrontés à ces œuvres, sans
signature ni marque, qui paraissent identiques, mais ne sont pas nées des
mêmes recettes, en l’occurrence vénitiennes3. Les visiteurs ont découvert

1. Commissariat général de l’exposition « Émailler le verre à la Renaissance. Sur les traces des
artistes verriers entre Venise et France » : Thierry Crépin-Leblond (directeur du musée national de
la Renaissance). Commissariat scientifique : Aurélie Gerbier (musée national de la Renaissance),
Françoise Barbe (musée du Louvre), Isabelle Biron (Centre de recherches des musées de France).
L’ exposition a eu lieu du 13 octobre 2021 au 14 février 2022 au musée national de la Renaissance.
2. Le projet Cristallo fut notamment présenté dans deux articles : Barbe, Biron, 2017 ; Barbe,
Filipponi, 2017. Auparavant, des articles ont constitué des jalons dans cette recherche : Verità,
1985 ; Baumgartner, 1995 ; Baumgartner, Olivié, 2003 ; Rochebrune, 2004.
3. Quatre-vingt-dix pièces ont été analysées à l’aide de l’accélérateur de particules AGLAÉ du C2R-
MF, sous la direction d’Isabelle Biron. Sur ce total, quarante-six pièces ont été rapprochées des
recettes vénitiennes. Les autres forment un groupe hétérogène, laissant supposer un certain nombre

” Catherine Cardinal, « Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la


Renaissance », Artefact, no 17, 2022, p. 347-355.
Catherine Cardinal

une centaine de pièces provenant de musées français, essentiellement du


musée national de la Renaissance, du musée du Louvre, du musée des
Arts décoratifs, auxquels étaient joints des prêts exceptionnels de musées
étrangers comme la Wallace Collection, le Victoria and Albert Museum, le
musée du Verre de Murano ou le musée médiéval municipal de Bologne4.

Les verres émaillés et dorés de Murano,


une production de luxe
La tradition d’une fabrication de verres soufflés à Venise s’affirma au
Moyen Âge, comme le prouve la fondation d’une corporation des ver-
riers en 1224. Le souci de la soustraire à la concurrence se manifesta en
déplaçant les fours sur l’ île de Murano. Cette protection s’amplifia après la
mise au point, vers 1450, du cristallo, un verre incolore particulièrement
limpide, à l’origine de la fabrication des verres ornés d’émail (Fig. 1). La
recette se singularisait par « l’usage d’un mélange de cendres de plantes tel
quel et de cendres purifiées, et un calcin exempt de toutes sources impor-
348 tantes de contamination5 ». Après le soufflage à la canne de la pièce, le
verrier confiait au doreur et à l’émailleur le soin de l’orner d’armoiries
ou de sujets à la mode. Les émaux, colorés par des oxydes métalliques,
solidifiés sous forme de pains, étaient réduits en poudre grâce à un pilon,
puis mélangés à un liant afin d’être posés au pinceau. Le verre subissait
un nouveau feu d’environ 700 à 900°C pour fixer le décor. Les noms de
nombreux peintres et les inventaires de plusieurs verreries, conservés dans
les archives de Murano, attestent une importante production entre 1450
et 1600, cependant toute attribution des pièces conservées est impossible.

de faux du xixe siècle. La conférence qui eut lieu à l’auditorium du Louvre, le 10 janvier 2022, est
visible sur https://www.youtube.com/watch?v=ozQpToMs7VQ.
4. L’ ouvrage de l’exposition, publié sous la direction d’Aurélie Gerbier, Françoise Barbe et Isabelle
Biron regroupe des études historiques, des tableaux scientifiques, un catalogue raisonné. Les notices,
très complètes, aident l’amateur à entrer dans le sujet ; elles sont de précieux outils de travail pour
les chercheurs. Sur place, le public était invité, par des cartels détaillés, à juger des résultats apportés
par l’examen en laboratoire de l’objet ; un tel souci d’information est assez rare pour être souligné.
5. Verità, Biron, 2021, p. 35. Les chercheurs détaillent les compositions des verres-supports et des
émaux qui caractérisent les pièces vénitiennes. Un matériau plus ordinaire, le vitrum blanchum, fut
aussi utilisé.
Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance

349

Fig. 1. – Gourde de pèlerin à décor géométrique,


recettes vénitiennes de la Renaissance
Verre incolore, émaux polychromes, dorure. H. 31,5 cm ; L. 18 cm ; l. 8 cm.
Écouen, musée national de la Renaissance, numéro d’inventaire : E. Cl. 1871.
Analysée au C2RMF.
Photo © RMN-Grand Palais (musée de la Renaissance,
château d’Écouen) / Mathieu Rabeau.

En revanche, grâce aux archives et aux décors armoriés, il est assez aisé
d’entrevoir la clientèle qui apprécia la perfection technique et artistique
de ces objets souvent exposés dans les cabinets d’art (Fig. 2). Les amateurs
florentins et siennois furent nombreux ainsi que le révèlent des inventaires
relatifs, par exemple, aux familles Médicis, Pucci, Salviati ou Strozzi6.
Parmi les admirateurs les plus passionnés figuraient les ducs de Ferrare et

6. Barovier Mentasti, Tonini, 2021, p. 45-46. Ces historiennes travaillent depuis plusieurs années
sur le sujet, comme nous l’avions constaté dans l’exposition du musée Maillol « Fragile. Murano,
chefs d’œuvre de verre de la Renaissance au xxie siècle », à Paris, en 2013. Signalons leur ouvrage
écrit à cette occasion.
Catherine Cardinal

de Mantoue. La duchesse É léonore, épouse d’Hercule Ier d’Este, possédait


une imposante collection révélée par un inventaire daté de 1493. En dehors
des cours italiennes, des collections de verres furent constituées en Bavière,
notamment par les Fugger d’Augsbourg et le duc Albert V. À l’instar des
automates, des horloges, des tissus, les cristalli de Murano entraient dans la
liste des cadeaux offerts au sultan. Venise fut évidemment généreuse, dans
ce domaine, pour entretenir ses relations avec Constantinople qui devint
un lieu de commercialisation des verres soufflés de Murano.

350

Fig. 2. – Coupe couverte sur pied, Le Triomphe de la chasteté,


recettes vénitiennes de la Renaissance
Verre bleu, émaux polychromes, dorure. H. totale 27,8 cm ; D. max. 15 cm. Paris,
musée du Louvre, département des objets d’art, numéro d’inventaire : OA 7564.
Analysée au C2RMF.
Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Raux.
Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance

Un choix de quarante-quatre verres constituait un panorama des formes


et décors de la production vénitienne tout en offrant parfois un intérêt
historique supplémentaire. Citons deux coupes sur pied marquées des
armes d’Anne de Bretagne (Fig. 3), deux assiettes aux armes de la famille
Cini di Mattio, un gobelet sur pied émaillé des armoiries d’un pape de la
famille Médicis7.

351

Fig. 3. – Coupe aux armes d’ Anne de Bretagne,


recettes vénitiennes de la Renaissance
Verre incolore, émaux polychromes, dorure. H. 21 cm ; D. 29 cm. Écouen, musée
national de la Renaissance, numéro d’inventaire : E. Cl. 1567. Analysée au C2RMF.
Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau.

Les ateliers fabriquant « à la façon


de Venise » : la circulation d’ un modèle
Le succès des verres émaillés de Murano incita des artisans de maintes
régions à les copier. Malgré une sévère réglementation, des verriers n’hé-
sitèrent pas à travailler hors de leur île dès le dernier quart du xve siècle

7. Gerbier, 2021. Deux cents verres ornés d’armoiries sont conservés, révélant un choix récurrent
des commanditaires.
Catherine Cardinal

et, ainsi, à diffuser leur savoir-faire. À la fin du siècle suivant, des cités
italiennes du nord et du centre, des villes disséminées dans toute l’Europe
(Stockholm, Amsterdam, Anvers, Londres, etc.) possédaient des ateliers de
production de verres « à la façon de Venise8 ».
Une quarantaine de pièces exposées témoignait de la similitude des verres
« façon de Venise » avec leurs modèles. Plusieurs d’entre elles, pressenties
comme n’étant pas d’origine vénitienne par les historiens, sont définiti-
vement classées, grâce aux analyses chimiques, dans le groupe des verres
« façon de Venise ».

Des verreries françaises spécialisées


dans les verres « à la façon de Venise »
L’engouement suscité par les verres vénitiens en France provoqua l’ins-
tallation de verreries auxquelles il est possible de rattacher une trentaine
de pièces complètes sans, toutefois, préciser leur origine exacte. Des ate-
liers ont été repérés, grâce aux archives, en particulier autour de Bordeaux
352 (Ruffiac, Tricollet), à Rouen, Vendôme, Paris et Saint-Germain-en-Laye9.
Ce dernier atelier, très actif, dut sa fondation à Henri II en juin 1551 qui
octroya un privilège à Theseo Mutio, originaire de Bologne. La ville de
Montpellier était réputée pour sa production, si l’on en juge par ses clients
tels que Catherine de Médicis, Henri Ier de Bourbon ou le connétable Anne
de Montmorency qui possédait, en 1559, dans un cabinet de son hôtel
parisien : « trente deux vazes tant petitz que grandz qui sont de verre dorez,
esmaillez et armoriez des armoyries de monseigneur et dame en la pluspart
desquelz il y a eaues et puldres de senteur, le tout façon de Montpellier10 ».
Une dizaine de verres à boire, principalement à jambe, laissait entrevoir
la production française caractérisée par des émaux bleu, rouge, blanc et
des inscriptions (Fig. 4). La redécouverte des arts de la Renaissance au
xixe siècle n’a pas manqué d’attirer l’attention des collectionneurs et des

8. Maitte, 2021.
9. Gerbier, Vanriest, 2021. Dans le même ouvrage, Élise Vanriest développe aussi une étude sur la
verrerie de Saint-Germain-en-Laye. Nous avions noté son intérêt pour la verrerie de Paris (quartier
du Luxembourg, rue de Vaugirard) et la verrerie de la famille Sarode à Rouen dans le colloque
« Verres émaillés et dorés de la Renaissance. Nouvelles perspectives », organisé en visioconférence, les
22-23 mars 2022.
10. Gerbier, Vanriest, 2021, p. 182.
Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance

historiens sur les verres émaillés et dorés français. Cet intérêt a favorisé une
fabrication de faux que les analyses chimiques permettent de repérer. C’est
le cas de la coupe sur pied en verre ancien à laquelle ont été ajoutées les
armoiries de Catherine de Médicis (Fig. 5).

353

Fig. 4. – Verre dit « aux Hallebardiers »


France, milieu du xvie siècle. Verre incolore, émaux polychromes, dorure.
H. 17,2 cm ; D. 11 cm. Écouen, musée national de la Renaissance,
numéro d’ inventaire : E. Cl. 8627. Analysée au C2RMF.
Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski.
Catherine Cardinal

Fig. 5. – Coupe aux armes de Catherine de Médicis,


recettes vénitiennes de la Renaissance (coupe)
France ( ?), seconde moitié du xixe siècle (émail). Verre incolore, émaux
354 polychromes, or. H. 15,5 cm ; D. 25,8 cm. Écouen, musée national
de la Renaissance, numéro d’inventaire : E. Cl. 14438. Analysée au C2RMF.
Photo © RMN-Grand Palais (musée de la Renaissance,
château d’Écouen) / Mathieu Rabeau

Catherine Cardinal
Université Clermont-Auvergne, Centre d’histoire espaces et cultures

Bibliographie

Barbe Françoise, Biron Isabelle, « Cristallo. Recherche sur les verres


émaillés et dorés vénitiens de la Renaissance », Grande Galerie. Le Journal
du Louvre, hors-série no 1, 2017, p. 100-106.
Barbe Françoise, Filipponi Fernando, « Les verres émaillés vénitiens
de la Renaissance : le projet Cristallo », Annales du 20e congrès de l’ AIHV,
Romont, Marie Leidorf GmbH, 2017, p. 435-443.
Barovier Mentasti Rosa, Tonini Cristina, « Clientèle et usages du
verre vénitien émaillé », dans Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron
Des objets d’ apparat. Les verres émaillés et dorés de la Renaissance

Isabelle (dir.), Émailler le verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes
verriers entre Venise et France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021.
Barovier Mentasti Rosa, Tonini Cristina, Le Verre de Murano. De la
Renaissance au xxie siècle, Paris, Gallimard, 2013.
Baumgartner Erwin, Verres de Venise et façon de Venise, Genève,
musée Ariana, 1995.
Baumgartner Erwin, Olivié Jean-Luc, Venise et façon de Venise.
Verres Renaissance du musée des Arts décoratifs, Paris, Union centrale des
arts décoratifs, 2003.
Gerbier Aurélie, « Les verres aux armes d’un pape Médicis », dans
Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le
verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes verriers entre Venise et
France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021, p. 128-129.
Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le
verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes verriers entre Venise et
France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021.
Gerbier Aurélie, Vanriest Élise, « Le verre émaillé français à la lumière
des sources archivistiques et archéologiques », dans Gerbier Aurélie, 355
Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le verre à la Renaissance.
Sur les traces des artistes verriers entre Venise et France, Paris, Réunion des
musées nationaux, 2021, p. 179-185.
Maitte Corine, « À la façon de Venise. Considérations historiques
sur la circulation des verriers en Europe aux xve et xvie siècles », dans
Gerbier Aurélie, Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le
verre à la Renaissance. Sur les traces des artistes verriers entre Venise et
France, Paris, Réunion des musées nationaux, 2021, p. 105-111.
Rochebrune Marie-Laure de, « Le verre de Venise et “à la façon de
Venise” en France aux xvie et xviie siècles », Revue de la Société des amis
du musée national de la Céramique, no 13, 2004, p. 17-32.
Verità Marco, « L’ invenzione del cristallo muranese: una verifica ana-
litica delle fonti storiche », Rivista della Stazione Sperimentale del Vetro,
vol. 15, no 1, 1985, p. 17-29.
Verità Marco, Biron Isabelle, « Les verres émaillés et dorés vénitiens
de la Renaissance d’après les analyses chimiques », dans Gerbier Aurélie,
Barbe Françoise, Biron Isabelle (dir.), Émailler le verre à la Renaissance.
Sur les traces des artistes verriers entre Venise et France, Paris, Réunion des
musées nationaux, 2021, p. 35-41.
Noémie Étienne, Claire Brizon,
Chonja Lee, Étienne Wismer (dir.),
Une Suisse exotique ?
Regarder l’ ailleurs en Suisse
au siècle des Lumières
Zurich, Diaphanes, 2020, 376 pages

L
’ouvrage collectif accompagnant l’exposition « Exotic ? Regarder
357
l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières » – qui s’est tenue au palais
de Rumine à Lausanne du 24 septembre 2020 au 28 février 2021 –
représente bien davantage qu’un catalogue d’exposition. En effet, grâce à
des contributions variées émanant d’historiens, de philosophes, d’anthro-
pologues, d’historiens de l’art et de la culture matérielle, cet ouvrage par-
vient à théoriser et à contextualiser la vaste notion d’exotisme dans le cadre
du rapport à l’altérité et à l’ailleurs en Suisse au siècle des Lumières. Résultat
d’un projet de recherche collectif, ce volume richement illustré aborde la
construction de l’exotique en Suisse comme le produit de diverses rela-
tions à l’altérité constituées par les rencontres matérielles, culturelles et/
ou humaines avec des espaces autres : « “l’exotique” est ce qui vient d’ail-
leurs, mais aussi ce qui peut être reproduit, imité, voire “amélioré” selon
la logique d’un système technologique et épistémologique européen »
(p. 10). L’ organisation tripartite de l’ouvrage offre au lecteur une circula-
tion entre la Suisse et ce qu’il convient de nommer des « ailleurs » puisque
diverses aires géographiques sont abordées : Asie, Amérique, Afrique et
Océanie. Après avoir parcouru, en première et deuxième parties, le monde
exotique extra-européen par le truchement des réseaux commerciaux, poli-
tiques, militaires, savants et artistiques impliquant des Suisses, le volume

” Vanessa Alayrac-Fielding, « Une Suisse exotique ? Regarder l’ ailleurs en Suisse au


siècle des Lumières », Artefact, no 17, 2022, p. 357-361.
Vanessa Alayrac-Fielding

se termine par un mouvement centripète dans une troisième partie quasi


autoréflexive dans laquelle la Suisse devient à son tour objet et sujet exo-
tique, par le biais du regard des autres. Les contours géographiques de la
Suisse sont également explicités par la référence à un territoire recouvrant
le « corps helvétique et les cantons et États alliés » partageant « les mêmes
réseaux intellectuels artistiques et scientifiques » (p. 9).
L’ unité de l’ouvrage se fonde sur une définition ample de l’exotique comme
échange de regards, « le produit de représentations, de marchandisations et
de traductions qui assignent une place aux choses et aux gens dans un
contexte historique, géographique et politique donné » (p. 7). Les auteurs
suggèrent que l’exotisme ne se limite pas à un ailleurs lointain, mais qu’il
peut aussi être perçu de l’intérieur. Ainsi, en troisième partie, la Suisse est
elle-même soumise à une « exotisation » (p. 13). Si la Suisse s’appropria une
culture matérielle venue de contrées du monde entier (indiennes, porce-
laines chinoises, mobilier laqué asiatique, sucre, thé, spécimens de flore et
de faune du Pacifique), elle devint à son tour exotique sous le regard des
autres nations européennes qui découvrirent ses paysages alpins, ses habi-
358 tants des montagnes et la vie rustique de ses populations locales.
L’ originalité de l’ouvrage tient à la volonté de s’emparer des sujets, déjà
abondamment documentés, des circulations matérielles dans un monde
moderne « global » et des transferts culturels entre l’Europe et le reste du
monde pour porter la focale sur la Suisse, dont le rôle dans la mondiali-
sation des échanges a été jusqu’à présent négligé. Les auteurs défendent
l’image d’une Suisse tournée vers le monde, impliquée dans des projets d’ex-
ploration et de colonisation des territoires – image bien différente de l’idée,
depuis le xixe siècle, selon laquelle la Suisse est un pays neutre qui n’a pas
participé aux entreprises coloniales, parce que ne disposant pas d’Empire.
L’histoire globale de la Suisse est donc ressaisie à travers l’étude de l’exo-
tique dans la culture matérielle. Ainsi, si le rôle des compagnies des Indes
orientales européennes est bien connu dans le développement de la mon-
dialisation des échanges commerciaux et artistiques, le rôle des marchands,
armateurs et entrepreneurs suisses dans ces entreprises commerciales
est moins connu. L’ouvrage détaille de façon précise les micro-histoires
économiques, sociales et culturelles des membres de grandes familles de
l’élite helvétique, soutenus par des réseaux religieux protestants et ban-
caires, qui doivent être intégrées à l’histoire du commerce mondial.
Une Suisse exotique ? Regarder l’ ailleurs en Suisse au siècle des Lumières

Partant du postulat que « l’exotique » repose avant tout sur une construction
sociale et culturelle, ce terme est également entendu ici comme le « produit
de regards et de gestes » (p. 10) et recouvre les processus d’imitation et d’ap-
propriation des techniques, du savoir-faire artisanal et de l’art des nations
extra-européennes. Ainsi, la Suisse ne se contenta pas d’importer du thé
et des articles chinois de Canton, mais se mit à imiter la fabrication de la
porcelaine et du mobilier laqué ; elle n’importa pas seulement les fameuses
indiennes si colorées et prisées dans toute l’Europe, mais produisit pour le
marché suisse ces mêmes articles de consommation.
Le cadre épistémologique posé, les contributions sont rassemblées sous trois
grandes sections thématiques. Une première partie, intitulée « Matérialité
en réseau », met en évidence les liens entre le commerce mondialisé des
objets exotiques et denrées coloniales et leur consommation en Suisse. Elle
replace notamment au cœur de la discussion la dimension coloniale de
cette histoire de la consommation et ses liens avec la traite transatlantique.
Sont identifiées de nombreuses implications de la Suisse dans des entre-
prises commerciales, coloniales et impériales, à travers le rôle joué par des
Suisses colons, banquiers, marchands (tel Charles Constant de Rebecque 359
installé en Chine), militaires (tel Antoine Louis Polier en Inde), entrepre-
neurs (comme les Burckhardt) ou encore artistes (Jean Étienne Liotard).
Les stimulantes contributions de Meredith Martin et Bernhard C. Schär
rappellent avec force que la présence et la consommation d’un exotisme
matériel et artistique en Suisse furent intrinsèquement liées aux dyna-
miques commerciales de la traite négrière.
La deuxième partie, intitulée « savoirs exotisants », aborde la manière dont
la circulation d’images et d’objets permit de construire des savoirs anthro-
pologiques et disciplinaires. Y figurent notamment des développements
sur les liens entre cabinets de curiosités et biologie, botanique et géogra-
phie, sur la numismatique et l’archéologie et sur la production d’un savoir
ethnographique issu de la circulation de gravures d’illustrations dans des
encyclopédies révélant les costumes, les us et coutumes de diverses nations,
et donnant lieu à une composition protéiforme de la figure de l’Autre.
Les savoirs livresques et les curiosités circulèrent au sein des réseaux intel-
lectuels des bibliothèques, comme celle de l’académie de Lausanne ou la
« bibliothèque-cabinet d’art » de Zurich1.

1. Contributions de Sara Petrella ; Lionel Pernet et Julia Genechesi ; Claudia Rütsche.


Vanessa Alayrac-Fielding

La troisième partie, intitulée « Made in Switzerland », opère un retourne-


ment du regard vers la Suisse en considérant son caractère exotique à partir
d’une sélection d’objets et de textes de natures diverses (littérature, récits
de voyages et d’exploration). Le paysage de haute montagne, idéalisé par
exemple par Rousseau dans sa Nouvelle Héloïse (1761), devint source d’exo-
tisme et d’altérité aux yeux des autres nations européennes et des élites
urbaines helvétiques qui campèrent les paysans et habitants des Alpes sous les
traits de « bons sauvages » comparables aux populations océaniennes décrites
par Louis Antoine de Bougainville et James Cook. Les Alpes furent présen-
tées comme la « forteresse de la sauvagerie » (p. 282). Cette vision trouva un
écho dans la mode des papiers peints panoramiques mettant en scène les
populations locales dans un paysage de montagne imaginaire. Si la Suisse
s’appropria les produits coloniaux pour les imiter, comme ce fut le cas des
indiennes, elle subit également une « exotisation » par le regard des autres.
La bibliographie en fin d’ouvrage est abondamment fournie, mais on peut
regretter l’absence de certaines références dans le domaine des arts décora-
tifs. Un grand nombre d’ouvrages publiés depuis 2010 n’apparaît pas dans
360 cette bibliographie alors que celui de Madeleine Jarry – sur la chinoiserie,
mais sans théorisation de ce style – paru en 1981, est cité2. Cela ne retire
en rien la qualité de ce voyage matériel, visuel et textuel proposé au lecteur,
caractérisé par un bel équilibre entre les essais et les notices des œuvres pré-
sentées. L’épilogue d’Alban Bensa vient synthétiser l’interprétation propo-
sée de l’exotique comme jeu de regards, rappelant qu’il s’agit avant tout de
regarder le Soi à travers l’Autre : « si le regard a bien toujours une histoire,
en l’occurrence il s’agit de celle des voyages, des colonies, voire de l’escla-
vage » (p. 332). Le « chatoiement de l’exotisme » ne doit pas faire oublier les
rapports de force et de pouvoir asymétriques.
En conclusion, la question de l’exotique analysée ici à travers le prisme
des entreprises suisses menées par des individus seuls ou en groupes pour
participer au commerce mondial est plus que jamais d’actualité. L’ouvrage
offre de nombreuses pistes de réflexion fécondes sur le croisement entre le
local et le global dans le champ de l’histoire connectée, le métissage de la
culture matérielle et la complexité des circuits transnationaux de médiation

2. Un des premiers ouvrages de référence sur la chinoiserie est Honour, 1961. Pour les plus récentes
publications, voir par exemple Porter, 2010 ; Alayrac-Fielding, 2016 ; Alayrac-Fielding, 2017 ; Marx,
D’Hainaut-Zveny, 2009.
Une Suisse exotique ? Regarder l’ ailleurs en Suisse au siècle des Lumières

et d’acheminement des biens de consommation et des savoirs, où s’enche-


vêtrent intérêts économiques, politiques et sociaux. Cette réflexion sur l’his-
toire globale de la Suisse pose également la question du regard à porter sur les
collections muséales d’objets extra-européens et celle des méthodologies et
démarches critiques à adopter pour raconter leurs histoires en mouvement.

Vanessa Alayrac-Fielding
Université de Lille, ULR 4074 CECILLE

Bibliographie

Alayrac-Fielding Vanessa (dir.), Rêver la Chine. Chinoiseries


et regards croisés entre la Chine et l’ Europe aux xviie et xviiie siècles,
Tourcoing, Invenit, 2017.
Alayrac-Fielding Vanessa, La Chine dans l’imaginaire anglais des
Lumières (1685-1798), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2016.
Honour Hugh, Chinoiserie: The Vision of Cathay, New York, Dutton, 1961. 361
Marx Jacques, D’Hainaut-Zveny Brigitte (dir.), « Formes et figures
du goût chinois dans les anciens Pays-Bas », Études sur le xviiie siècle,
no 37, 2009.
Porter David, The Chinese Taste in Eighteenth-Century England,
Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
« Évolutions industrielles »,
Cité des sciences et de l’ industrie,
14 juin 2022 - 5 mars 2023
Astrid Fontaine

Contexte
En 2019, Universcience programmait une exposition temporaire sur le
thème des révolutions industrielles pour sa ligne éditoriale Société Sciences/ 363
Les mutations de notre monde. Son ouverture, initialement prévue en juin
2021, fut reportée d’un an du fait de la crise sanitaire.
Plusieurs défis se nichaient dans le traitement de ce vertigineux domaine.
Au moment de l’ instruction du sujet, l’industrie était encore pour beau-
coup d’entre nous, non spécialistes, « un truc du passé ». Évoquant le sujet
hors de la sphère professionnelle, il suscitait peu d’enthousiasme : l’ indus-
trie c’est terminé, c’est une affaire d’historiens, une occasion de revisiter
l’histoire des techniques au musée des Arts et Métiers éventuellement. Elle
émerge de temps à autre, à l’occasion d’un traumatisme, comme l’incendie
de Lubrizol à Rouen en septembre 2019, et l’on appelle alors à la fermeture
de ce type d’usine qui pollue, exploite et détruit. L’ industrie émerge aussi à
l’occasion de plans sociaux, comme la fermeture de Whirlpool Amiens en
juin 2018, qui a laissé derrière elle cent quatre-vingt salariés, et l’on appelle
alors au maintien de l’outil productif.
Dès les premières semaines du confinement en 2020, la question indus-
trielle est revenue, toute neuve, au centre des débats publics. En 2021,
elle occupe une place nouvelle dans les médias, dans les prises de parole
politiques, elle envahit les conversations de tous les jours. Tout à coup

” Astrid Fontaine, « “Évolutions industrielles”, Cité des sciences et de l’ industrie,


14 juin 2022 - 5 mars 2023 », Artefact, no 17, 2022, p. 363-378.
Astrid Fontaine

l’ industrie c’est ici, maintenant et demain. Cette exposition arrive à un


moment de bascule, alors que nous sommes conduits à nous interroger
collectivement, à l’échelle mondiale, sur les métamorphoses industrielles,
dont les plus récentes semblaient s’être passées relativement silencieuse-
ment, en tout cas loin des préoccupations quotidiennement partagées.
La question industrielle est la plupart du temps abordée sous l’angle de ses
rapports à l’environnement, à la politique, à l’économie, aux sciences, à
l’innovation, à l’emploi, au design, à la guerre, à la santé, aux techniques,
etc. et finalement toujours de manière partielle. Ces thématiques, bien
qu’essentielles, occupent le devant de la scène et empêchent de penser
l’ industrialisation comme processus et l’industrie comme un objet fini, cir-
conscrit, ayant un début et, possiblement, une fin. L’idée était de proposer,
non pas une exposition sur « l’industrie », non plus une exposition sur la
ou les révolution(s) industrielle(s) – expressions qui ne font plus consensus
aujourd’hui –, mais une réflexion sur ce qu’est le processus d’industriali-
sation dans la vie des hommes. Une réflexion sur « les métamorphoses des
visages de l’industrie », pour reprendre une expression de Pierre Veltz1.
364 Sans viser l’exhaustivité, sans se laisser happer par les grandes questions
évoquées plus haut, sans asséner une quelconque conclusion, le parcours
proposé dans cette exposition invite à une exploration de plusieurs termes
du débat. Entre mise en perspective et mise en prospective, le parcours n’a
pas vocation à apporter de réponses tranchées. Il invite à se poser de nou-
velles questions, à un moment où le « grand récit de la révolution indus-
trielle » et celui de « l’ère post-industrielle » s’étiolent, deviennent obsolètes
et sont remplacés non pas par un, mais par plusieurs récits fluctuants,
concurrents, cacophoniques.

Positionner l’ exposition
Chacun d’entre nous a fait connaissance avec la « révolution industrielle »
sur les bancs de l’école et pense en avoir une vision relativement claire :
en 1769, James Watt invente la machine à vapeur qui remplace la force
de l’ homme et de l’animal. Ainsi aurait commencé l’industrialisation du
monde, accompagnée de la disparition de l’artisan et de la naissance de
l’ ouvrier, de l’hymne au progrès technologique et des luttes sociales, de

1. Veltz, 2017 ; Hilaire-Pérez, 2017.


« Évolutions industrielles »

l’essor de la société de consommation et des pollutions industrielles2. Du


fog londonien, décrit par Charles Dickens au début du xixe siècle, au cloud,
emblème d’une société mondialisée en voie de « dématérialisation », nous
serions pris depuis plusieurs siècles dans une « révolution industrielle perma-
nente ». Cette notion est-elle si pertinente qu’elle serve à analyser le change-
ment technique et industriel tout au long de l’histoire, pour caractériser des
processus très différents les uns des autres ? Ou s’agit-il d’un usage abusif,
d’une notion qu’il faudrait « prendre à rebrousse-poil » ? Est-ce encore le bon
outil pour qualifier et comprendre les bouleversements de nos sociétés ?
La « révolution industrielle » est devenue une expression discutable, remise
en question par la communauté des historiens depuis la fin des années 2000.
Deux démarches relativement récentes sont à l’origine de la déconstruction
de l’expression : d’une part, le déplacement du regard des historiens sur
des sources jusqu’il y a peu négligées (comme celles liées à l’artisanat et au
monde rural) ; d’autre part, l’historicisation du terme. Quand, comment
et pour servir quel propos cette expression est-elle apparue ? Une question
qu’on ne s’était jamais vraiment posée, tant la formule était percutante.
Son inadéquation est pourtant évidente. Le terme « révolution » renvoie 365
à un changement brutal. S’il convient parfaitement pour désigner la
Révolution française (1789-1799) ou la Révolution russe (1917-1923),
il semble hors de propos pour décrire des transformations au long cours.
L’« âge industriel », ce long processus d’ industrialisation du monde occi-
dental, s’étale, ne serait-ce que dans sa première phase, sur plus d’un siècle
(de 1750 à 1870). Les processus d’innovation technique et de mécanisa-
tion remontent à la fin de la Renaissance (1550-1600), l’intensification
de la production est déjà visible dans le milieu artisanal et les premières
grandes manufactures apparaissent dès le xviie siècle. Jacques Seigne3 et
d’autres chercheurs vont même plus loin en rappelant que l’Antiquité a
aussi connu des « révolutions » énergétiques et des productions de masse4.
Ce concept, fortement remis en question par les historiens, mais aussi
par des économistes et des philosophes, demande avant toute chose à être
déconstruit. Cette déconstruction constitue en elle-même un des mes-
sages forts de l’exposition. Définir l’industrie est une gageure en soi. Les

2. Hilaire-Pérez, Jarrige, 2021.


3. Archéologue et architecte français, spécialiste de l’époque gallo-romaine. Seigne, 2017.
4. Les amphores romaines ou la production de clous à la même époque.
Astrid Fontaine

définitions sont légion : disciplinaires, contextuelles, aucune ne parvient


jamais à embrasser la totalité de cette question tentaculaire… Au terme de
nombreux échanges avec le comité scientifique, nous nous sommes accor-
dés sur la suivante, que nous proposons aux visiteurs dans l’éditorial général
de l’ exposition :

“ Nous faisons corps avec les produits de l’industrie qui nous


entourent, nous prolongent, nous contiennent, nous en ingérons
même. Qu’est-ce que l’industrie ? C’est le fait de transformer à
grande échelle des matières premières, par le travail et l’énergie,
d’organiser la production massive d’objets, de réseaux, de systèmes,
de services. Que nous apporte-t-elle ? Elle nous aide à vivre mieux
et plus longtemps, elle nous menace aussi, elle nous semble
indissociable de notre humanité. Elle structure le travail humain,
mais aussi les paysages, les territoires, les villes, la façon dont
nous faisons société.
Face à l’ immensité du sujet, la constitution du comité scientifique a été une
étape clé. Composé de douze chercheurs5 d’horizons variés, ce comité a été
366 le lieu de riches et houleux débats. D’ autres experts, scientifiques et acteurs
de l’ industrie6 ont également participé aux discussions et à l’ élaboration
de certains dispositifs. Sur la base de ces échanges, nous avons tenté de
construire une ligne éditoriale la plus claire possible (Fig. 1 et 2) pour les
visiteurs et la plus juste possible au regard des récentes recherches issues de
nombreuses disciplines des sciences humaines.

5. Informaticiens, philosophes, historiens, spécialistes en sciences politiques, en sciences de l’informa-


tion et de la communication, en psychologie du travail et ergonomie, sociologues, économistes, phy-
siciens, ingénieurs, ils/elles travaillent au sein des institutions suivantes : INRIA, CEA, CNRS, Mines
Paris, EHESS, Télécom Paris, École des ponts ParisTech, académie des technologies, universités Paris
Cité, université Paris Nanterre, Rennes 2, Lyon 2, université de technologie de Compiègne.
6. Principalement UIMM/GIM, Orange Marine, Saint-Gobain, Nexans, France Datacenter, Serge
Ferrari, Parrot, ON-X.
Fig. 1. – Premier schéma conceptuel de l’ exposition
Document de travail, mai 2019.

Fig. 2. – Second schéma conceptuel


Document de travail, décembre 2019.
Astrid Fontaine

Le parti pris éditorial


L’exposition propose de fournir aux visiteurs, adolescents et adultes, des
clés de lecture pour appréhender ce sujet complexe, vertigineux, qui tra-
verse passé, présent et avenir et concerne tous les domaines des activités
humaines, devenus plus interdépendants que jamais. Elle propose un état de
la recherche qui est plurielle et non consensuelle. Elle invite à réfléchir sur le
processus d’industrialisation à travers le prisme de notre relation aux objets
techniques, au travail, aux discours, en s’appuyant sur une approche globale
(on ne s’attache pas à un territoire particulier) et transhistorique (en rappe-
lant que l’industrie ne commence pas au xixe siècle), de façon à permettre
aux visiteurs, non spécialistes, mais qui vivent de plein fouet ces transforma-
tions, de lire les changements actuels à l’aune d’une relecture de ceux d’hier.
Trois principes traversent l’ensemble du parcours de l’exposition : les jeux
d’échelle (selon la formule de l’anthropologue Michael Singleton), l’ambiva-
lence (l’industrie nous fait vivre et nous menace tout à la fois, sa dimension
prédatrice est indissociable de la fascination qu’elle exerce), le dévoilement
368 (visible/invisible, matériel/immatériel).

Le parti pris formel


(muséographique et scénographique)
Le visiteur découvre les métamorphoses des visages de l’industrie, à tra-
vers une succession d’expériences sensibles, sonores et visuelles. L’idée était
de concevoir une expérience de visite qui permette au visiteur non pas de
faire, mais de ressentir, d’éprouver, d’être troublé et de proposer une narra-
tion pour tenter de s’extraire du fog comme du « nuage ». Ce sujet mobilise
essentiellement les sciences humaines qui se prêtent peu à la muséographie
hands on – de « manipes » – traditionnellement proposée dans les centres
de sciences ; il est complexe, dense, et peut aussi au premier abord paraître
rébarbatif. Souhaitant nous adresser à un public à partir de 14-15 ans, pas
forcément attiré par la lecture de textes longs, le parcours évite autant que
possible une approche trop didactique et trop aride. La visite repose sur des
expériences contemplatives et immersives portées par une série d’installa-
tions artistico-didactiques, des « dispositifs hybrides », à la croisée de l’instal-
lation artistique, du design d’interaction et/ou du numérique (Fig. 3). Elle
mise sur l’évocation et la surprise, même si ces installations ont aussi pour
objectif d’illustrer ou de servir de supports aux informations scientifiques.
« Évolutions industrielles »

369

Fig. 3. – Axonométrie du projet scénographique


© Expositif : Pascal Payeur, Sylvie Jausserand, Samuel Mola, 2020.
La dimension visuelle de la scénographie de l’exposition est ici visible.

L’ environnement sonore constitue un élément scénographique à part


entière et chaque espace bénéficie d’un traitement particulier (œuvres origi-
nales composées par le cirque électrique, ambiance sonore, incarnation du
discours d’un personnage ou d’un objet mis en scène par Luigi Cerri7, etc.).
Lors de la phase d’instruction du projet, différents artistes ont été invités
à des séances de travail portant sur les expériences de visite à proposer aux
visiteurs : les Arts codés8 (design numérique, recherche et développement
expérimental), Raphaël Isdant (artiste et enseignant en interactivité au
pôle numérique des beaux-arts de Paris), le cirque électrique (spectacle
vivant). L’ équipe pluridisciplinaire de la phase de conception, quant à elle,
7. Voir la présentation de l’auteur : https://www.compagniecanopee.com/lequipe.
8. https://lesartscodes.com/.
Astrid Fontaine

comprenait des muséographes, des scénographes/architectes, des graphistes,


des concepteurs d’installations multimédia et hybrides, des réalisateurs
d’audiovisuels, un auteur et metteur en scène de théâtre, un compositeur,
un collectif de designers et bien sûr, des scientifiques et des experts.

Parcours de visite
Le parcours est structuré en sept temps forts :
• Du fog au cloud. Une introduction dans l’exposition ;
• Transformations. Un questionnement sur le gigantisme des chaînes de
production, sur la pluralité des filières techniques qui se cachent derrière
les objets du quotidien et sur l’évolution d’un site majeur dans l’histoire
industrielle française ;
• Le temps des objets. Sept thématiques portées par autant d’objets
techniques permettant de mieux comprendre l’industrialisation du monde ;
• Homo Faber. Une lecture des transformations de l’industrie à travers
l’évolution des modes d’organisation du travail ;
370
• Grands récits. Une mise en scène des discours des hommes sur leur
activité industrielle ;
• Effet rebond. Une installation consacrée au paradoxe de Jevons ;
• Terre augmentée vs Terre diminuée. Un lever de rideau sur le monde dans
lequel nous vivons aujourd’hui, un spectacle audiovisuel consacré aux
infrastructures invisibles du numérique.

Du fog au cloud
L’ idée est d’introduire les visiteurs dans l’exposition par un « effet tobog-
gan » : ils sont projetés dans un long couloir habité par la bande son du
cirque électrique et par un diaporama spatialisé. L’éditorial général de l’ex-
position ne leur est pas présenté, en somme ils ne savent pas ce qui les
attend. L’expérience sonore est au premier plan et les éléments visuels sont
asservis aux séquences rythmiques. Le diaporama spatialisé est présenté sur
cinq écrans thématiques :
• paysages transformés ;
• lieux de l’industrie ;
• standardisation-accumulation ;
« Évolutions industrielles »

• figures de travailleurs ;
• réseaux.
Les images évoquent des notions a priori familières aux visiteurs (clichés
associés à « la première révolution industrielle ») et d’autres qui pourront
les surprendre (cloud, éléments associés à des zones géographiques inatten-
dues ou qui procurent une sensation anachronique).

Transformations
Ce temps fort propose deux installations :
• L’appartement augmenté où l’on montre le gigantisme des chaînes de
production et la complexité des systèmes qui se cachent derrière des objets
du quotidien ;
• L’installation lenticulaire qui montre les transformations à l’échelle d’un
siècle d’un site majeur de l’histoire industrielle française : PSA-Sochaux.
L’ installation sur l’appartement augmenté trouve son origine dans une
suggestion de Pierre Veltz, à partir d’un article de Jean-Marc Jancovici9.
371
Elle permet une visualisation immédiate du nombre de machines utilisées
pour nous permettre de manger une simple tartine au petit-déjeuner. Et
ainsi de suite, partant de l’univers domestique, jusqu’ à l’arrivée au bureau
ou à l’école. À la fin de cette énumération, qui ne peut même pas prétendre
à l’exhaustivité, le lecteur est immanquablement pris de vertige et réalise
que l’industrie est partout. Nous faisons corps avec elle, ses produits nous
entourent, nous prolongent, nous contiennent, nous modèlent, nous en
ingérons même, pour reprendre la définition adoptée par le comité scien-
tifique. Derrière cette multitude d’objets quotidiens et familiers au milieu
desquels nous évoluons sans même plus y porter attention, se cachent de
gigantesques chaînes de production et de multiples filières industrielles. La
fabrication d’un simple opercule de yaourt mobilise par exemple l’indus-
trie de l’aluminium, des colles, du papier, etc. et concentre des technolo-
gies de pointe (calandrage, extrusion, injection, impression et complexage,
moussage, rotomoulage, thermoformage, enduction, gaufrage, laminage,
métallisation, soudure thermique, ultrasons, vernissage UV, etc.).

9. Jean-Marc Jancovici, « Vous êtes plutôt primaire, ou plutôt final ? », Jancovici.com, 1er août 2014,
https://jancovici.com/transition-energetique/vous-etes-plutot-primaire-ou-plutot-final/.
Astrid Fontaine

Cette révélation, induite par l’intrusion des chaînes de production la plu-


part du temps invisibles dans l’univers domestique, a été traduite en espace
par l’atelier de scénographie Expositif qui a proposé une mise en scène ori-
ginale : les visiteurs pénètrent dans la reconstitution réaliste d’un appar-
tement d’aujourd’hui, dans lequel sont disposés des facsimilés d’objets de
notre quotidien. Les murs de l’appartement sont remplacés par des vitrages
semi-réfléchissants servant de supports de projection pour une installation
vidéo et sonore, composée à partir d’images brutes et documentaires allant
de l’extraction des matières premières jusqu’à la mise en rayon des produits.
Les visiteurs découvrent ensuite une installation consacrée à l’évolution
du site industriel PSA-Sochaux durant un siècle. Trois images lenticulaires
grands formats (le basculement de l’image est provoqué par le déplacement
des visiteurs) rétroéclairées, dont la mise en œuvre joue sur l’ambiguïté
entre le numérique et l’analogique10, ont été choisies à partir des travaux de
Nicolas Hatzfeld, chercheur spécialisé dans l’histoire du monde du travail.
Auteur de la thèse « Organiser, produire, éprouver : histoire et présent de
l’usine de carrosserie de Peugeot à Sochaux, 1948-1996 », il a également
372 été ouvrier à plusieurs reprises dans cette usine. Chaque panneau de cette
installation contient deux images « avant/après » illustrant trois thèmes :
• les transformations du travail, 1930-2019 : photographie d’un atelier
de lustrage avant/après la robotisation ;
• la puissance d’une entreprise qui va jusqu’à déplacer des rivières,
1987-1994 : avant/après le déplacement de l’Allan ;
• la montée en puissance d’une industrie, 1919-1990 :
emprise exponentielle du site sur le territoire.

10. La conception et la fabrication de cette installation ont été confiées à l’artiste bruxellois Thierry
Verbeeck, dont le travail est centré sur la relation entre les mondes numériques et le monde physique.
Voir https://www.shadok.strasbourg.eu/projets/residence-mur-de-lenticulaires-thierry-verbeeck/.
« Évolutions industrielles »

Le temps des objets


« Partez des humains, vous trouverez des
choses ; partez des choses, vous passerez
par des humains11. »
Bruno Latour
Les visiteurs explorent sept thématiques à partir d’objets qui éclairent le
processus d’ industrialisation du monde et permettent d’évoquer des thèmes
connexes (les transitions énergétiques, le genre, l’ambivalence, la numérisa-
tion du monde physique, la dimension politique des choix technologiques,
le colonialisme, les impacts environnementaux, etc.). Le choix de ces sept
objets emblématiques a suscité de longues discussions au sein du comité
scientifique, car s’ il est possible de raconter l’histoire de l’humanité à partir
de n’ importe quel objet, on ne peut jamais tout dire dans une exposition…
La présence de ces artefacts rappelle que nous transformons le monde en
fabriquant des objets, qui, en retour, nous transforment. La sélection s’est
arrêtée sur les objets/thématiques suivants :
• énergies : James Watt et le mythe des transitions énergétiques ; 373
• obsolescence : du jetable comme art de vivre à l’obsolescence programmée ;
• Internet of things : numérisation du monde physique, smartphone et
circuits intégrés ;
• appertisation : la boîte de conserve comme facteur d’amélioration des
conditions de vie et de la longévité humaine ;
• surveillance : le drone, à la croisée de l’industrie civile et militaire ;
• naissances : la pilule contraceptive, genre, démographie et industrie ;
• import-export : la roue à filer de Gandhi, colonialisme et dimension
politique des objets techniques.
Chaque objet est présenté dans une pièce de trois mètres par trois mètres
et cette procession agit comme un fil rouge, comme la colonne vertébrale
du parcours de l’exposition. Chacune de ces capsules comprend un récit
radiophonique complété par d’autres supports (audiovisuels, graphiques,
objets tangibles, décors et mises en scène) porteurs de contenus addition-
nels. L’écriture des récits audio a été confiée à l’auteur Luigi Cerri. Le ton
est décalé, incisif et joue sur le contraste entre le sérieux et la complexité
des messages, et la liberté et la légèreté du langage oral.

11. Latour, 2009.


Astrid Fontaine

Homo Faber
« L’homme est essentiellement fabricant.
La nature, en lui refusant des instru-
ments tout faits comme ceux des insectes
par exemple, lui a donné l’intelligence,
c’est-à-dire le pouvoir d’inventer et de
construire un nombre indéfini d’outils12. »
Henri Bergson
L’homme fabrique des objets qui lui permettent de façonner son envi-
ronnement et d’organiser sa survie. Partout sur la planète les hommes
s’agrègent et s’organisent autour de la production d’objets, de services, de
systèmes, de réseaux. Les modes de production et d’organisation du travail
ont évolué dans le temps, mais continuent de coexister et se déplacent
même d’un secteur à un autre. L’industrie structure l’organisation du tra-
vail humain et la façon dont l’homme fait société. En se développant, elle
contribue à faire vivre les hommes et les menace aussi, dans leurs corps et
374 leur environnement. Ce processus toujours à l’œuvre voit aujourd’hui le
travail reconfiguré par l’informatisation qui accélère la fusion de l’industrie
manufacturière avec celle des services. L’angle choisi prend appui sur trois
espaces symboliques qui structurent le propos :
• la mine : l’extraction de minerais au fondement
de l’activité industrielle ;
• l’usine : la façon dont les hommes s’organisent autour
de la production d’objets ;
• la plateforme numérique : la transfiguration du travail
par l’entremise du numérique.
L’ idée sous-jacente était d’offrir une méta-lecture des transformations des
modes d’organisation du travail et des métamorphoses de l’industrie tout
en montrant la coexistence et le foisonnement des modes de production,
de représenter la présence humaine dans le système industriel et de mettre
l’accent sur l’impact du numérique dans la reconfiguration du couplage
humain/machine.

12. Bergson, 1934.


« Évolutions industrielles »

Grands récits
« Derrière le machinisme, phénomène
technique, il faut apercevoir le capita-
lisme, phénomène économique, et der-
rière le capitalisme, il faut apercevoir un
système de valeurs, un humanisme ratio-
naliste. L’ idéal de la vie humaine ce n’est
plus le paradis terrestre dont on a la nos-
talgie : c’est le jardin qu’il faut cultiver.
L’ humanisme machiniste implique que
l’homme n’a pas de place toute faite dans
la nature, qu’il doit plier cette nature par
le travail pour la dominer par l’esprit13. »
Georges Canguilhem
Les objets, comme l’activité industrielle, sont « pris » dans la culture. Ils
naissent, se développent, se transforment et transforment en retour nos
imaginaires, nos représentations du monde. Entre technophobie et tech-
375
nophilie, entre techno-messianisme et techno-catastrophisme, on retrouve
dans des temps anciens la coexistence de ces deux représentations qui
nous font considérer la technique et l’industrialisation comme une source
d’asservissement de l’homme ou comme une source d’émancipation. Les
narrations portées par différents acteurs (ingénieurs, entrepreneurs, tra-
vailleurs, observateurs, etc.) s’agrègent ainsi à ces deux visions : l’industrie
perçue comme une menace pour l’homme et l’industrie perçue comme
une solution à tous les problèmes humains. Ces discours dessinent les
contours de visions du monde qui s’affrontent, entrent parfois en compé-
tition et ponctuent le processus d’industrialisation. Ils forment la chorale
des représentations, des croyances, des idéologies, des théories.
Un film, dont le scénario est écrit par Luigi Cerri sur la base de citations
authentiques, met en scène un débat sous la forme d’une réunion à dis-
tance. Les participants sont des personnages historiques dont les idées
et les discours ont marqué l’histoire de l’activité industrielle. Karl Marx
s’entretient avec Steve Jobs, Elon Musk avec René Descartes. Nous avons
volontairement choisi un cadre fictionnel et anachronique – en ayant bien

13. Canguilhem, 2011, p. 511.


Astrid Fontaine

conscience que ce choix s’affranchit de la méthode scientifique – pour


introduire l’humour dans ce débat, mais aussi pour souligner le caractère
diachronique des discours.

Le paradoxe de Jevons
« Ainsi se formèrent ces immenses
couches de charbon qu’une consom-
mation excessive doit pourtant épuiser
en moins de trois siècles si les peuples
industrieux n’y prennent garde14. »
Jules Verne
Observé depuis longtemps, jamais démenti, ce phénomène reste peu connu
du grand public et souvent « oublié » des décisions individuelles que des
choix politiques. On peut le résumer ainsi : une innovation visant une utili-
sation plus efficace de l’énergie ou des ressources entraîne systématiquement,
et a posteriori, l’augmentation de la consommation de cette ressource et de
l’énergie. La consommation de la ressource, plus efficacement utilisée, dimi-
376
nue pour mieux rebondir. Ce mécanisme, identifié par l’économiste anglais
William Stanley Jevons en 1865 dans l’ouvrage Sur la question du charbon
– repris par la suite par les économistes Daniel Khazzoom et Leonard Brookes
dans les années 1980 –, est un concept abstrait et contre-intuitif.
Il n’est pas évident de rendre lisible un tel mécanisme. Nous avons confié
la conception et la réalisation de ce dispositif au collectif d’artisans numé-
riques les Arts codés. L’ installation proposée est une expression littérale,
physique, monumentale et contemplative de cet effet rebond. Une grande
sphère suspendue dans l’espace de visite est animée de rebonds illustrant les
corrélations entre les améliorations technologiques et l’augmentation des
consommations. Contrairement aux rebonds physiques qui entraînent une
perte d’énergie et une diminution progressive de l’amplitude du mouve-
ment, des rebonds « paranormaux » sont simulés, où chaque impulsion pro-
voque une amplification du mouvement jusqu’à faire disparaître la sphère
du champ de vision des visiteurs. Ces rebonds sont mis en présence d’un
phénomène qui ne cesse de s’amplifier, qui échappe, éprouvant ainsi le
caractère imprévisible et non maîtrisable du paradoxe de Jevons.

14. Verne, 1864, p. 102.


« Évolutions industrielles »

Lever de rideau sur une Terre


augmentée et diminuée
« Il se pourrait que le remplacement de
l’humanité par des ordinateurs soit un
phénomène naturel15. »
Isaac Asimov
La sortie de l’exposition s’effectue par un « lever de rideau » sur le nouveau
monde hyper-industriel que nous habitons tous. Ce temps fort s’attache à
révéler ces infrastructures à la fois gigantesques et invisibles du numérique :
satellites, câbles sous-marins, centres de données. Ce dispositif constitue le
point d’orgue et la sortie de l’exposition. Il consiste en une installation
visuelle et sonore projetée à deux cent soixante-dix degrés, montrant une
Terre devenue une pelote de câbles qui supportent des communications
presque instantanées, entourée de satellites par lesquels tout est géolocalisé,
stockant des données dans des centres toujours plus nombreux et dont on
soupçonne à peine l’existence. Ces infrastructures, fascinantes, ont un coût
environnemental très important. 377

La grande différence avec les industrialisations précédentes est là : si les


infrastructures industrielles du xviiie au xxe siècle étaient bien visibles
(transformations du paysage, cheminées qui fument, pollution, câbles
électriques, voies de chemin de fer, etc.), elles sont aujourd’hui presque
invisibles, cachées dans des zones inhabitées, sous terre, sous mer et dans
l’espace. Notre Terre, diminuée du point de vue des ressources, est en
même temps augmentée par un continent numérique dont nous n’avons
pas encore dressé la carte. Soustraites à la vue par leur gigantisme, dis-
simulées par le champ sémantique qui sert à les évoquer (réseau, cloud,
dématérialisation), les infrastructures du numérique recouvrent pourtant
bien une réalité physique au sein de notre machine industrielle mondiale,
inédite dans l’histoire de l’ humanité.

15. Asimov, 1983, p. 303.


Astrid Fontaine

Bibliographie

Asimov Isaac, The Roving Mind, Buffalo/New York, Prometheus


Books, 1983, https://archive.org/details/rovingmind00asim/page/n6/
mode/2up?q=natural+phenomenon.
Bergson Henri, La Pensée et le mouvant, Paris, Alcan, 1934.
Canguilhem Georges, Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Vrin, 2011.
Hatzfeld Nicolas, « Organiser, produire, éprouver : histoire et présent
de l’usine de carrosserie de Peugeot à Sochaux, 1948-1996 », thèse de doc-
torat en sociologie, sous la direction de Patrick Fridenson, EHESS, 2000.
Hilaire-Pérez Liliane, « Les révolutions industrielles ont-elles
existé ? », table ronde, Les rendez-vous de l’ histoire de Blois, 2017, https://
rdv-histoire.com/programme/les-revolutions-industrielles-ont-elles-existe.
Hilaire-Pérez Liliane, Jarrige François, « La machine à vapeur dé-
mythifiée », L’ Histoire, no 91, 2021, p. 24-31.
Latour Bruno, « La mondialisation fait-elle un monde habitable ? »,
Territoire 2040. Prospectives périurbaines et autres fabriques de territoire,
378 no 2, 2009, p. 9-18.
Seigne Jacques, « Les révolutions industrielles ont-elles existé ? », table
ronde, Les rendez-vous de l’ histoire de Blois, 2017, https://rdv-histoire.
com/programme/les-revolutions-industrielles-ont-elles-existe.
Verne Jules, Voyage au centre de la Terre, Paris, Hetzel, 1864.
Veltz Pierre, La Société hyper-industrielle. Le nouveau capitalisme
productif, Paris, Seuil, 2017.

L’ autrice

Astrid Fontaine est ethnologue de formation initiale et titulaire d’ un master en


muséographie des sciences obtenu au Muséum national d’histoire naturelle. Elle
travaille aujourd’ hui en tant que muséographe pour Universcience et a assuré le
commissariat de l’ exposition « Évolutions industrielles » ouverte le 14 juin 2022.
Sources et documents
La première description des
collections du Conservatoire
des arts et métiers, par Johann
Friedrich Benzenberg (1804)
Texte intégral bilingue présenté et annoté
Patrice Bret

Résumé 381
Le jeune savant rhénan Johann Friedrich Benzenberg a laissé de sa visite du
Conservatoire des arts et métiers, à l’ été 1804, la plus ancienne description détail-
lée des collections de machines et modèles installées quatre ans plus tôt dans
l’abbaye Saint-Martin-des-Champs. Inédite en français et donnée ici en édition
bilingue, cette description précède de dix ans celle de John Scott en anglais et de
quatorze le premier catalogue des collections en 1818. Outre les comparaisons
possibles avec ces ouvrages postérieurs, elle apporte un témoignage précieux
sur le rôle des gardiens et des précisions sur l’installation de l’ école de filature
et la préparation matérielle des expériences aérostatiques de Jean-Baptiste Biot
et Joseph Louis Gay-Lussac. Dans un style très personnel, elle témoigne aussi des
centres d’intérêt, attendus ou plus étonnants, de la part d’ un jeune étranger au
courant des inventions les plus récentes.

Mots-clés
Johann Friedrich Benzenberg, Conservatoire des arts et métiers, collection
technique, invention, ascension aérostatique, Jean-Baptiste Biot, Joseph Louis
Gay-Lussac, François Barreau

” Patrice Bret, « La première description des collections du Conservatoire des arts


et métiers, par Johann Friedrich Benzenberg (1804) », Artefact, no 17, 2022, p. 381-410.
Patrice Bret

D
ans son livre sur Le Conservatoire des arts et métiers des origines à
la fin de la Restauration (1794-1830)1, Alain Mercier donne, sous
le titre « Un artiste anglais en 1814 », la traduction de la visite de
l’établissement par le journaliste écossais John Scott (1783-1821)2, publiée
trois ans avant le premier catalogue des collections, paru en 1818 sous la
signature du directeur Gérard Joseph Christian3. Nous proposons ici la pre-
mière description détaillée des collections du Conservatoire en juillet-août
1804, soit dix ans plus tôt et cinq ans seulement après leur installation à
l’abbaye Saint-Martin-aux-Champs. Passée inaperçue en France, car publiée
en allemand et, semble-t-il, ni rééditée ni traduite depuis, elle est due au
jeune Johann Friedrich Benzenberg (1777-1846), un ancien élève de Georg
Christoph Lichtenberg à Göttingen, devenu professeur d’histoire naturelle
au lycée de Düsseldorf4. À en croire le compte rendu de Gilles Boucher de la
Richarderie dans sa Bibliothèque universelle des voyages, les deux volumes du
récit de voyage épistolaire de Benzenberg ne mériteraient guère d’attention :

“ M. Benzenberg étoit très-avantageusement connu par son ouvrage :


Experiences sur les loix de la chûte des corps et la rotation de la terre5.
382 Les Lettres que j’annonce ici ne peuvent ajouter à sa réputation,
que par plusieurs observations géologiques et minéralogiques
qui se trouvent dans le premier volume, et par quelques réflexions
judicieuses qu’il a répandues dans tous les deux ; car du reste,
ses observations sur Paris et ses habitans ne présentent rien
de neuf ni d’intéressant6.

1. Mercier, 2018.
2. « An original description of the Conservatoire des arts et métiers », Scott, 1815, p. 303-319.
Traduction française dans Mercier, 2018, p. 363-371. Scott était l’éditeur de l’hebdomadaire politique
et littéraire The Champion.
3. Christian, 1818. On sait le rôle tenu dans la préparation de ce catalogue par Claude Pierre Molard
puis, en 1816-1817, par son frère cadet François Emmanuel. Sur le catalogue, voir Corcy, Hilaire-
Pérez, 2018, inédit.
4. Benzenberg, à la fois géomètre, astronome et physicien, est surtout connu comme économiste et
publiciste libéral dans la Rhénanie prussienne après le congrès de Vienne. Voir Gollwitzer, 1955,
p. 60 ; Heyderhoff, 1909, 1927 ; Baum, 2008.
5. Benzenberg, 1804.
6. Boucher de la Richarderie, 1808, p. 163.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

383

Fig. 1. – Johann Friedrich Benzenberg, Briefe Geschrieben


auf einer Reise nach Paris im Jahr 1804
Dortmund, Mallinkrodt, 1806. Page de titre du second volume,
contenant la visite du Conservatoire des arts et métiers (1806).

Ce jugement est sévère, car la vingt-deuxième lettre du second volume


de Bezenberg (Fig. 1)7 donne pour la première fois, avec un rare souci
topographique et un ton très personnel, une description des collections
qui tranche avec les récits antérieurs de visites du Conservatoire des arts
et métiers. Ces textes plus anciens proposent moins un compte rendu de
visite des lieux et des collections qu’ un mélange d’histoire de la fondation
7. Benzenberg, 1805-1806, t. 2, p. 306-318. Cette vingt-deuxième lettre ne porte pas de date, mais
la précédente est datée du 30 juillet 1804 et la suivante du 2 août 1804.
Patrice Bret

et de considérations générales sur l’établissement qui emprunte au dis-


cours prononcé par Henri Grégoire au Conseil des Cinq-Cents, le 15 mai
17988, au sujet de l’ installation définitive du Conservatoire, ou à l’Essai
sur l’ histoire générale des sciences pendant la Révolution française de Jean-
Baptiste Biot publié en 18039 – agrémentés de la mention de quelques
machines et inventions10. Seule la visite du pape Pie VII sous la conduite
de Nicolas Jacques Conté, Claude Pierre Molard et Joseph de Montgolfier
le 14 février 1805 – six mois après celle de Benzenberg – échappe à cet
écueil. Toutefois, le compte rendu officiel très succinct, publié en 1807,
s’attache principalement aux objets censés avoir retenu l’attention du sou-
verain pontife – ou qui lui avaient été plus particulièrement présentés11.
Sans doute moins exhaustive que la description de Scott rédigée en 1814,
celle de Benzenberg présente l’intérêt premier d’offrir le regard personnel
d’un connaisseur sur les collections d’origine du Conservatoire12, avant leur
enrichissement, sous l’Empire, par une série d’acquisitions d’importantes
collections13 ou inventions – comme celles de Joseph Marie Jacquard ou de
Jean-Charles de Mannoury d’Ectot14 – dont on trouve trace chez Scott et
qui emplissent le catalogue de Christian en 1818. Qu’il s’agisse d’une vraie
384
lettre ou d’une lettre factice, elle offre une description de la collection rédi-
gée par un savant au regard critique et un jeune homme prêt à s’enthousias-
mer pour une émotion esthétique, poétique et intellectuelle. Elle présente
aussi l’intérêt, déjà évoqué, de porter une attention à la topographie de la
collection à l’instar d’un guide.
8. « The Conservatory of Arts and Machines » (lettre 28), Yorke, 1804, p. 28-36 emprunte à Grégoire :
il cite le démonstrateur Leroy, décédé deux ans plus tôt, et le baromètre de Conté, qui n’était pas
encore déposé au Conservatoire…
9. « Paris, March 22, 1802 – Conservatory of Arts and Trades » (lettre 83), Biot, 1803 ; Blagdon,
1803, p. 522-526. Blagdon tire aussi, dans diverses lettres sur les arts mécaniques, ses exemples de
ce petit ouvrage.
10. Outre Blagdon, 1803 ; Yorke, 1804, voir Meyer, 1803, p. 164-165, pour son voyage de 1801-
1802. L’ auteur avait déjà mentionné les dépôts de collections du Conservatoire dans son voyage de
1796 : Meyer, 1797, p. 212-214 ; Holcroft, 1804. Publié seulement au xxe siècle, le récit succinct
de la visite de Van Marum, le 19 septembre 1802, figure dans les quelques pages sur Paris de son
« Voyage en Suisse ». Van Marum, 1970, p. 187-198 (en néerlandais) et p. 363-374 (en anglais).
11. Voyage en France, 1807, p. 161-165. Ce texte apporte néanmoins quelques données complé-
mentaires intéressantes sur la topographie. Pour la comparaison entre les noms d’ inventeurs cités
dans ces textes, voir Bret, 2022.
12. Demeulenaere-Douyère, 2019.
13. Produits de l’exposition de 1806, collections de l’Académie des sciences, de Ferdinand Berthoud
et du cabinet de physique de Charles.
14. Pour ces dernières, voir Christian, 1818, p. 5-7.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

En 1804, le parcours du visiteur dans les galeries publiques ne débute pas


par l’église, comme ce fut le cas sous la Restauration si l’on en croit l’ordre
du catalogue de 1818, mais – comme en 1814 – directement par les deux
salles de filature. Le lecteur pénètre avec lui par l’entrée « à gauche dans
la cour de la mairie du sixième arrondissement » et le suit dans son che-
minement à travers les salles, tournant à droite ou à gauche, allant tour à
tour dans « la salle adjacente », « la première salle à droite », « la salle d’en
face », « la troisième salle, la première à droite », gravissant le grand escalier,
examinant les modèles d’architecture « sur le côté gauche de la salle » ou le
moulin à papier « au fond de la salle », etc.
Benzenberg fournit des descriptions assez détaillées dans quelques cas seu-
lement. Dans les « galeries publiques » du rez-de-chaussée, il s’arrête sur la
grande mule-jenny de la première salle de filature, le moulin à vent hori-
zontal originaire de Pologne dans la troisième salle, l’aérostat en répara-
tion dans l’église. Dans les « salles particulières » à l’étage, il s’attache à la
trompe hydraulique de la forge catalane, la fonderie de tuyaux de plomb
(parmi les maquettes de Mme de Genlis15), le pont de bateaux de Rouen
et le bateau à vapeur dans la première salle, ou le tour à guillocher de Jean
385
Tobie Mercklein (Fig. 2) dans la deuxième. Les chefs d’œuvre de François
Barreau qui se trouvent dans la troisième sont longuement décrits à la fin
de la lettre. L’identification des objets est alors assez aisée, comme lorsque
que le visiteur cite les inventeurs, cas très minoritaire. Benzenberg signale
néanmoins quelques autres auteurs, soit particulièrement célèbres comme
Jacques Vaucanson – qu’il cite pour son moulin à organsiner la soie (Fig. 3)
et pour son métier à tisser que Jacquard s’apprêtait à remonter16 – soit épo-
nymes de produits phares, comme les lampes d’Argand et Quinquet ou les
fourneaux à la Rumford. Il signale le calorimètre de Montgolfier, mais pas
son célèbre bélier hydraulique, présenté à Pie VII et souvent cité, auquel il
a déjà consacré dans la lettre précédente une description et un schéma tirés
du Journal des mines17. Il ne nomme pas non plus Nicolas Joseph Cugnot,
15. Maquettes de Mme de Genlis, construites sous la direction de Jacques Constantin Périer, par
François Étienne Calla et Mathieu Laveron pour l’apprentissage des enfants du duc de Chartres, puis
duc d’Orléans, dit Philippe Égalité. Christian, 1818, p. 48-49 ; no 513, inv. 1112 ; no 515, inv. 128 ;
no 516, inv. 126 ; no 517, inv. 131 ; no 518, inv. 130 ; no 519, inv. 122 ; no 520, inv. 123 ; no 521,
inv. 124 ; no 522, inv. 127 ; no 523, inv. 129 ; no 524, inv. 132 ; no 525, inv. 135 ; no 526, inv. 134 ;
no 527, inv. 136. Voir Ferriot, 2002 ; Top modèles, 2020 ; Corcy, Demeulenaere-Douyère, 2022.
16. Musée des Arts et Métiers, inv. 17, 1849. Voir Mercier, 2018, p. 428.
17. Benzenberg, 1805-1806, t. 2, p. 300-305, pl. 11 (voir Fig. 9), d’après la planche 2 gravée par
Maleuvre dans Montgolfier, 1803.
Patrice Bret

mais il mentionne le fardier dans l’église (Fig. 4) et celui utilisé pour ramener
les éléphants du Stathouder de Hollande, ainsi que celui construit pour le
transfert des « chevaux de Marly », dont Agustín de Betancourt avait pris le
dessin pour le cabinet du roi d’Espagne18. Ici encore, il observe avec justesse,
comme pour le tour à guillocher, qu’il n’a sans doute guère servi. Fort au
courant des inventions récentes, il observe même à l’occasion l’absence de
fonctionnement du métier à tisser les rubans métalliques – ce qui en obs-
curcit la compréhension – ou les lacunes de la collection – qui ne comporte
ni la « scie sans fin » de Lucas Chrétien Auguste Albert, brevetée en 1799,
ni le soufflet cylindrique du Bavarois Joseph Baader. Pourtant, s’il est favo-
rable aux innovations techniques, Benzenberg émet aussi ses doutes quant
au succès des machines à polir le verre ou des machines à vapeur pour la
navigation et plus généralement pour le transport.

386

Fig. 2. – Tour à guillocher de Mercklein,


construit pour Louis XVI, 1780
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00114-0001.

18. Christian, 1818, nos 98, 99, 100, p. 8. Voir Rumeu de Armas, 1990, pl. 16.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Fig. 3. – Moulin à organsiner la soie,


de Vaucanson, avant 1783
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00667-0000.

387

Fig. 4. – Fardier de Cugnot, 1771


Fardier exposé dans le chœur de l’ église Saint-Martin-des-Champs, vers 1950.
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00106-0000.
Patrice Bret

Outre cette visite commentée d’un homme de l’art, le récit de Benzenberg


offre la grande originalité de se dérouler au milieu de l’été 1804, alors que
deux opérations importantes sont en cours au Conservatoire. D’une part,
l’école de filature, ou « atelier d’instruction », qui vient d’être créée se met
en place dans la première salle de filature19. Loin d’être une simple école
d’apprentissage, comme elle a parfois été présentée, elle accueillait parmi
ses tout premiers élèves l’économiste Jean-Baptiste Say, futur professeur
au Conservatoire, ou Arnould Humblot et Charles Joubert Despéreux,
respectivement gendre et ami de Conté20. D’autre part, la préparation de
la première ascension aérostatique à but scientifique de Biot et Gay-Lussac
se déroule quelques jours plus tard. Benzenberg observe et décrit avec pré-
cision. Il mentionne aussi le ballon d’essai de baudruche. Les deux bal-
lons ont été rapportés d’Égypte et déposés au Conservatoire par le chef de
bataillon aérostier Amable Nicolas Lhomond21.
Une autre originalité du texte de Benzenberg réside dans la place faite
au personnage du gardien dans la visite. Ce dernier fournit certainement
quelques-unes des indications reprises par l’auteur au sujet de la confection
388 du catalogue des collections ; c’est assurément lui qui accuse la presse à assi-
gnats d’avoir ruiné la France et indique au voyageur l’adresse du tourneur
Rajon dans le faubourg Saint-Antoine. Surtout, à propos de la description
de la forge catalane, l’auteur rapporte la présentation fantaisiste fournie
par le gardien en guise d’explication scientifique du fonctionnement de
la trompe hydraulique, caractéristique de ce système en vogue. Il en pro-
fite pour souligner les limites de l’érudition de façade des gardiens qui

19. Cela expliquerait d’ailleurs la description de Scott en 1814 mentionnant l’emploi antérieur des
machines « avec peu d’ouvriers » (p. 363). Sur l’origine de l’école, voir Mercier, 2018, p. 279-284,
et sur son équipement partiel par l’école d’arts et métiers de Compiègne. Bret, 2022. En vendé-
miaire an 13 (septembre-octobre 1804), le ministre approuve l’emploi de 600 francs « pour faire
des expériences de machines à filer le coton », de 3 107 francs « pour des machines à filer le coton,
par M.M. Bauwens & Farar » et 4 600 francs « pour l’étabt de l’attelier d’instruction pour la filature
de coton, laine &ca ». Arch. nat., F/12/4866, inventaire. Relevé des objets déposés de brumaire an 3
à 1809, nos 413, 414, 419.
20. Chargé de la gestion et de l’inspection des de Douglas à l’île aux Cygnes (1803), Conté avait
été membre du jury du concours sur la construction des machines à carder et à filer le coton (1802)
et s’occupait alors d’un projet de filature avec Humblot et Despéreux, de celui de l’école de filature
au Conservatoire et du programme de la future école d’arts et métiers de Beaupréau, qui devait ini-
tialement être consacrée à l’industrie textile et dont la création venait d’être décidée en mars 1804.
21. Lhomond remit les ballons et le matériel aérostatique de l’expédition à Claude Pierre Molard,
de la part de Conté, le 27 février 1802. Cnam, archives historiques, S 120.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

souhaitent impressionner les visiteurs avec un savoir superficiel acquis par


l’habitude. Douze ans plus tard, François Emmanuel Molard et le duc
de La Rochefoucauld s’entendent justement pour mettre fin à cette pra-
tique abusive et « ridicule » qui desservait l’autorité du Conservatoire22.
D’ailleurs, Benzenberg manifeste, in fine, son attente du catalogue en pré-
paration par les « quatre directeurs » du Conservatoire (Conté, Molard,
Montgolfier et Beuvelot) et qui fournira enfin les informations nécessaires
et fiables sur « cette grande collection de machines [qui] sera alors encore
plus intéressante à visiter ».
Les connaissances scientifiques et techniques du jeune professeur allemand
ne l’empêchent pas de s’émerveiller devant la beauté du tour à guillocher
de Mercklein et de consacrer une large partie de sa lettre à la description de
réalisations plus anecdotiques et intrigantes, sans portée utilitaire, mais qui
traduisent l’intelligence mécanique, l’adresse manuelle et le tour de force
de l’artiste. Ainsi, alors que Scott, en 1814, n’accorde qu’une simple men-
tion aux chefs d’œuvre de tournage ornemental de Barreau, ces derniers
retiennent particulièrement l’intérêt de Benzenberg et occupent ici plus
d’un cinquième de la description des collections. Sans doute celui-ci sent-il 389
confusément, comme Gaspard Monge, Jacques Alexandre César Charles et
Jacques Constantin Périer dans leur rapport sur le sujet remis à l’Institut
national, qu’au-delà de la performance du tourneur, la connaissance des
procédés techniques employés pourrait offrir des « applications heureuses
dans la pratique des arts mécaniques23 ».
À l’évidence, sur le plan scientifique, le témoignage de Benzenberg mérite-
rait une investigation plus poussée pour parvenir à une identification plus
complète du contenu des collections, d’autant plus que certaines pièces
peuvent avoir disparu entre son récit et l’établissement du catalogue de
181824. Il apporte néanmoins un utile complément à notre connaissance des

22. Sous la Restauration, Molard jeune s’élève contre cette pratique qui conduit de simples « garçons
de salle » à expliquer le fonctionnement des machines moyennant un pourboire. Cnam, bibl. 249,
30 septembre 1816. Le duc de La Rochefoucauld répond qu’il est en effet « parfaitement ridicule
d’autoriser la démonstration des machines par des hommes qui ne les entendent pas ». Cnam,
bibl. 537, 3 octobre 1816. Voir Mercier, 2018, p. 410. Sur les fonctions des gardiens à la création
du Conservatoire, voir Corcy, 2022, p. 207-222.
23. Académie des sciences, 1912, p. 176.
24. Marie-Sophie Corcy s’attèle à cette tâche du suivi des collections à travers les archives historiques
du Conservatoire des arts et métiers. Je la remercie vivement pour la générosité avec laquelle elle m’a
communiqué ses données pour l’identification et le devenir des pièces mentionnées par Benzenberg.
Patrice Bret

premières années de l’ouverture au public des collections du Conservatoire,


uniques au monde. Par ailleurs, à l’époque de la réalité virtuelle, la descrip-
tion de Benzenberg ne pourrait-elle pas être conjuguée avec celle de Scott
et associée avec soin au contenu du premier catalogue ? Le caractère presque
cinématographique de cette description, avec ses travellings, ses panora-
miques et ses zooms sur certains objets, jusqu’à la mise en abyme finale
des sphères concentriques tournées par Barreau, fournirait la matière d’une
belle reconstitution virtuelle des premières collections du Conservatoire des
arts et métiers.

Transcription du texte allemand


[306] Zwei und zwanzigster Brief25
Paris
Die großen Modell- und Maschinensammlungen, welche sonst an mehre-
ren Orten zerstreut waren, sind jetzt in der Abtei St. Martin vereinigt. Der
Eingang ist links in dem Hofe der Municipalität des sechsten Arondissements
390
in der Rue St. Martin. Sie ist des Sonntags dem Publikum offen; der Fremde
sieht sie in der Woche gegen eine Kleinigkeit, die derjenige erhält, welcher
ihn hineinführt.
Im ersten Saale rechts sind die Spinnmaschinen für Baumwolle, die in
England Mulsheißen. Das Vorgespinn geht zwischen zwei [307] Walzen
durch, wovon die obere mit Leder überzogen ist, und die untere aus gereiftem
Eisen besteht. In diesem Saale wird gearbeitet. Die größte Maschine spinnt
zu gleicher Zeit 216 Fäden, und verarbeitet täglich 10 Pfund Baumwolle.
Man findet in diesem Saale alles, was zur Baumwollenspinnerei gehört.
Im Saale gegenüber stehen die Stühle für Cattun- und Seidenweberei, und
noch eine große Haspelmaschine von dem berühmten Vaucanson.
In dem Saale, der an die Baumwollenspinnerei stößt, stehen die Münz- und
Medaillenpressen, eine Schneidemaschine zu großen Rädern, ein Drathzug
und die Maschine, von der der Aufseher sagte, daß sie Frankreich ruinirt
habe, — namlich die Assignatenpresse.
25. Benzenberg, 1805-1806, t. 2, p. 306-318. Le texte original est en caractères gothiques, à l’excep-
tion de quelques noms ou expressions en caractères latins (ici en italiques). La graphie originale a été
conservée. La pagination est indiquée entre crochets. Je remercie Jeanne Peiffer pour la vérification de
la transcription.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Im dritten Saale, zuerst rechts, eine große Menge argandischer Lampen,


die man hier à la Quinquet nennt, obschon, wie man mir versicherte, nicht
Quinquet, der ein Arbeiter bei Argand war, der Erfinder seyn soll, sondern
Argand. Dann Modelle von Sägemühlen und Pumpen. Von der Säge ohne
Ende, die der [308] Bürger Albert vor einigen Jahren erfunden hat, sah ich
hier kein Modell. Dann folgen die Ackergerätschaften, Dreschmaschinen,
allerhand Arten von Pflügen, Sensen, Haken, Schaufeln, verschiedene
Bienenkörbe, Riemenwerk für Ackerpferde u. s. w. Dann die Modelle
von Hayen und Schiffkrahnen26, unter denen mehrere sind, welche die
Güter, die eingeladen werden, auch zugleich wiegen. Ferner die Modelle
zu Dampfmaschinen, Feuerspritzen, und mehrere verticale und horizontale
Windmühlen. Unter den letztern gefiel mir eine, die in Pohlen wirklich
soll gebraucht werden. Das horizontale Rad ist ungefähr gebaut wie ein
oberschlächtiges Wasserrad. Um dieses liegt ein zweites Rad unbeweglich,
dessen offene Schaufeln wie Jalousiefenster gebaut sind, und so stehen, daß
der Wind, er mag herkommen, woher er will, immer an einer Seite ungefähr
auf die Tangente der Schaufeln des ersten Rades stoßen Muß, indeß diesel-
ben Jalousien ihn verhindern, auf die Schaufeln der entgegengesetzten Seite
zu stoßen. Die Schaufeln bestehen aus großen hölzernen Rahmen, und sind 391
mit Segeltuch überzogen. Dann folgen die Modelle von allerhand Oefen,
worunter [309] die von Rumford besonders merkwürdig sind. Endlich
Montgolfiers Calorimeter, in dem die Menge des Wärmestoffs gemessen
wird, die eine jede Holz- und Kohlenart zu geben im Stande ist.
Aus diesem Saale führte mich der Aufseher in die Kirche, wo man gerade
damit beschäftigt war, einen neuen Ballon an die Stelle desjenigen zuzu-
richten, der sich neulich vom Observatorio losriß. Es war eine braunseidene
Kugel von etwa dreißig Fuß Durchmesser, die an zwei horizontal ges-
pannten Seilen hing, und vermittelst eines großen Blasbalges mit atmos-
phärischer Luft aufgeblasen war. Drei Arbeiter suchten die kleinen Löcher
auf, die etwa im Ballon waren. Sie drehten ihn herum, und sahen gegen
das Licht, ob sie sie finden konnten, Sobald sie eins sahen, zeichneten sie
es mit Kreide, und leimten einen kleinen Taffetfleck darauf, gerade so,
wie manche Frauenzimmer die schwarz seidenen Kleider mit englischem
Pflaster flicken. Größere Risse werden indeß mit einem Taffetfleck und
doppelter Nath zugenäht. Die Streifen, aus denen der Ballon zusammenge-
setzt ist, haben eine Breite von l ½ Elle. Sie gehen einen halben Zoll über
einander, und sind mit zwei Näthen genäht.
26. Lire Hafen- und Schiffkrahnen.
Patrice Bret

[310] Der Ballon wurde zu Meudon gemacht, als dort das äronautische
Institut noch bestand. Nachher war er mit in Egypten. Neben ihm lag ein
kleiner Probeballon von Goldschlägerhäuten, der acht Fuß Durchmesser hat.
In der Kirche steht ein Wagen, vorn mit einer kleinen Dampfmaschine, die
ihn in Bewegung setzt; er scheint aber wenig gebraucht zu seyn. — Ferner
der große Wagen, auf dem die Elephanten aus dem Haag hierhin gebracht
wurden; und endlich der ungeheure Wagen, auf dem man die marmornen
Pferdegruppen, welche jetzt am Eingange der eliseischen Felder stehen,
von Marly nach Paris brachte. Die Räder haben doppelte Speichen und
doppelte Eisenbänder auf dem Rande. Sie sind einen Fuß breit, zehn Fuß
hoch, und haben zehn Fuß Geleise.
Säle im ersten Stock
Man steigt eine breite Treppe hinauf, und findet gleich im ersten Saale
die Modelle zu den verschiedenen Wasserwerken. Ein Modell von der
Maschine zu Marly, eine vollständige Pulvermühle [311] mit allem
Zubehör, verbunden mit einer Salpeterraffinerie.
392 Dann kommt die Eisengewinnung. Verschiedene Hochöfen und
Hammerwerke nebst Gebläse. Baders Cylindergebläse sah ich nicht.
Merkwürdig war mir das catalonische Gebläse, welches man viel in den
Pyrenäen gebraucht. In einem hohen Reservoir wird das Wasser gesam-
melt, aus dem es durch drei lange Röhren in drei darunter stehende
Tonnen fällt. Während des Falls zertheilt sich das Wasser in Staub, und
reisst die Luft, durch welche es fällt, mit sich fort, bis unten in die Tonnen.
Diese Luft, die nirgend hinauskann, geht dann durch eine Röhre in das
Blaserohr des Hochofens.
Der Aufseher sagte, indem er die Erklärung dieses Gebläses gab: „daß
das Wasser bekanntlich viel Luft hätte, und daß diese die Ursache seiner
Flüssigkeit sey.“ Hierbei wäre es merkwürdig, daß das Wasser nicht gleich
unten in den Tonnen fest und zu Eis wird, sobald es die Ursache seiner
Flüssigkeit verliert. Die Aufseher solcher Sammlungen sprechen gewöhnlich
sehr gelehrt, und [312] imponiren oft mit ihren Kenntnissen den größe-
ren des Zuschauers, weil sie das schon hundertmal sahen und beschrieben,
was er zum erstenmal sieht und was ihm fremd ist. Aber man muß diese
Aufseher-Gelehrsamkeit nicht prüfen, und die Besitzer derselben auch
nicht aus dem täglich betretenen Herwege ihres Wissens herausbringen.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Dann folgen die Modelle zu Stabeisenwalzen, die Maschinen zur


Verfertigung der schmalen Eisenstäbe, die im Handel unter dem Namen
Schneideisen bekannt-sind; ein Modell zur Verfertigung der Eisen- und
Stahlwalzen von Birmingham, eine Bleiplattengießerei, eine Malzmühle,
und endlich die Ausstellung der französischen Eisenfabrikate, unter denen
viele ihren Fabriken Ehre machen.
An der linken Seite des Saals stehen die Modelle für die Baukunst; ein
Gerüste zu einem Kreuzgewölbe in einer gothischen Kirche, eine Brücke
über Ketten aus Eisenstäben (ungefähr so wie die hängenden Brücken
in Thibet). Ferner ein vollständiges chemisches Laboratorium mit allen
möglichen Geräthschaften im Kleinen; eine Vitriolsäure-Fabrik mit allem
Zubehör; eine [313] vollständige Porcelainfabrik, eine Fayencefabrik und
eine Fabrik für Töpferwaaren. Dann folgt eine kleine Gelbgießerei und eine
Gießerei zu den hier so häufig gebrauchten Bleiröhren. Die Röhren werden
in einer messingenen Form gegossen. Der Eisenstab, der die Höhlung
macht, wird nachher wieder mit einem Gewinde herausgezogen; dieses ist
sehr schwierig, weil der Zusammenhang zwischen Eisen und Blei bei dem
Erkalten so sehr stark wird. Dann folgt eine vollständige Kleinschmiede 393
und die mit allen Werkzeugen versehene Werkstätte des Zimmermanns, des
Tischlers und des Ebenisten.
Am Ende des Saals steht eine Papiermühle mit allem Zubehör, und das
Modell von einer Schiffbrücke bei Rouen. (Die mittleren Kähne werden
nicht wie gewöhnlich ausgenommen, wenn ein Schiff den Strom herab- oder
hinauffährt, sondern sie schieben sich zurück auf den nächsten Kahn zu,
indem das Geländer und der Boden am beweglichen Theile der Brücke sich
über das Geländer und den Boden am unbeweglichen Theile wegschiebt).
— Dann folgt eine Maschine zum Ballenpacken, eine Glasschleiferei und
eine Polirmühle mit dem [314] Wasser für Spiegelscheiben. (Da, wo diese
Maschinen im Großen ausgeführt waren, wurden sie indeß bald wieder
abgeschafft, weil sie zu viel Bruch gaben, und jetzt schleift und polirt man
hier und fast auf allen andern Spiegelfabriken wieder aus freier Hand):
Hierauf folgt eine Metalldrathweberei für die Formen des Velinpapiers
und ein Webstuhl für Metallenband. Eine Maschine zu Kleinfilet. Diese
ist indeß nicht in Ordnung, und man kann nicht sehen, wie es gemacht
wird. Sie muß sonst ungefähr so eingerichtet seyn, wie die Maschinen, auf
denen man jetzt die großen Fischnetze wirkt. Schnürriemenmaschinen,
Patrice Bret

ein Webstuhl zu Patentstrümpfen, der im Louvre den Preis erhielt; eine


Maschine, die in den Seehäfen gebraucht wird, um die Schiffskloben zu
schneiden, und endlich macht eine Feuermaschine in einem Boote, die
es Strom aufwärts rudern soll, den Beschluß. (Die Einrichtung ist mit
Schaufeln gemacht, die sich gegen das Wasser bewegen, und eben so über
zwei entfernte Walzen laufen, wie die Wasserkasten in den Kastenwerken.
Die Erfindung hat, so oft sie auch schon versucht wurde, nie ihr Glück
gemacht. Eine [315] Feuermaschine kann nicht wohl zur Fortbewegung
von Lasten gebraucht werden, weil sie selbst mit fortbewegt werden muß,
und dieses die zu bewegende Last oft mehr als um’s doppelte vermehrt).
An diesen Saal stoßt ein anderer, in dem die kostbare Drehbank steht,
welche Merklin im J. 1780 für Ludwig XVI machte, und die sonst in der
Garde-meuble war. Dieses ist die schönste Drehbank, die ich noch gese-
hen habe. Alles Eisen und Messing hat noch seine erste Politur, und der
unglückliche Ludwig scheint sie nur wenig gebraucht zu haben. Sie hat
einen Ovalzug, eine Menge Buntzüge, Schraubengänge u. s. w. In diesem
Saale sieht man zugleich mehrere französische Fabrikate, welche im Louvre
394 ausgestellt waren und den Preis erhielten. Unter diesen sind sehr feine
Feilen, welche auf einer Maschine gehauen wurden, welche ein Uhrmacher,
Namens Perseval in Rheimes, erfunden hat. Nach dem Berichte sollen
sie vorzüglicher seyn, als die englischen. Mir schien dieses nicht so; an
Schönheit kamen sie wenigstens den englischen nicht bei — ob an Güte?
das weiß ich nicht.
[316] Im dritten Saale liegt eine Menge künstlicher Schlösser von allen
Formen aus französischen Fabriken; dann stehen hier mehrere künst-
liche Drehbänke, und was mir unter allem am merkwürdigsten war: die
Dreharbeiten des Hrn. Barreau von Avignon, der jetzt in Paris ist. Sie
wurden dem Nationalinstitute den 21sten Prairial im Jahr 8. vorgelegt,
von welchem Tage auch der Bericht ist. Man glaubt kaum, daß es möglich
sey, so zu drehen, wie man hier in den Arbeiten von Barreau sieht. Ich
will Ihnen nur einige nennen. In einer hohlgedrehten Kugel von drei
Zoll Durchmesser liegt ein andere ganz frei. Die äußere hat rund herum
runde Löcher von ¾ Zoll, so daß man die innere ganz gut sehen kann. In
der zweiten Kugel ist eine dritte, in dieser eine vierte, in der vierten eine
fünfte, in dieser eine sechste, und in der sechsten eine siebente, bis end-
lich in dieser eine achte ist. Alle stecken in einander wie Zwiebelschalen,
alle sind durchsichtig gedreht, und das Ganze ist aus einem Stück ohne
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

irgend einer Zusammensetzung gemacht [S. Fig. 2, Taf. 10]. Wenn man
auf künstlichen Drehbanken hat arbeiten gesehen, so begreift man freilich,
[317] wie so etwas gemacht wird. Indeß sieht man doch anfangs auf der
Oberfläche nach, ob man nicht irgendwo eine Fuge sieht, wo die Kugeln
an einander gesetzt sind.
In einer andern Kugel ist der Künstler noch weiter gegangen. Es stecken
zehn Kugeln frei in einander, die mit zwanzig Löchern durchbrochen sind.
In der mittelsten Kugel ist ein Seestern, der seine zwanzig Strahlen zu den
zwanzig Löchern herausstreckt. Und alles dieses ist wieder aus einem Stücke
gedreht. Einer, der so etwas macht, muß freilich eine sehr gute Drehbank
haben; aber er muß auch darauf geübt seyn, zu sehen, wo die Späne fitzen.
In einer dritten Kugel hat der Künstler einen Kubus gedreht, und in dem
Kubus, der an seinen sechs Seiten sechs Löcher hat, wieder eine frei liegende
Kugel. Begreiflich ist zuerst die innere Kugel losgedreht, und dann erst der
Kubus, der in der äußeren liegt. Völlig scharf ist indeß der Kubus nicht,
weil man nie ein scharfes Drei- oder Viereck drehen kann. Dann steht noch
eine kleine, fein gedrehte Pyramide von Elfenbein hier, in der [318] alle-
rhand künstliche Schnecken angebracht sind. Oben auf ihr liegt eine kleine 395
Kugel, in der zwei kleine excentrische Kugeln frei liegen. Bey einer andern
Kugel stecken en chaîne zwei hohle excentrische zum Theil in einander, und
sind los gedreht. [S. Fig. 3, Taf. 10]. Und so-sind der künstlichen Arbeiten
noch viele hier, die zum Theil von Holz, zum Theil von Elfenbein sind.
Als ich den Aufseher nach der Addresse des Herrn Barreau fragte, so nannte
er mir einen andern Dreher, Herrn Rajon, in der Vorstadt St. Antoine, der
eben so künstliche, und vielleicht noch künstlichere Dreharbeiten mache.
Ich habe mir vorgenommen, diesen Herrn Rajon nächstens zu besuchen.
Die vier Direktoren des Conservatoire des arts et métiers sind jetzt damit
beschäftigt, einen Katalog von dieser Modell- und Maschinensammlung zu
machen. Da in diesem, so wie in den Katalogen der übrigen Museen, eine
Menge Nachrichten über die verschiedenen Maschinen werden gesammelt
seyn, die man jetzt von den Aufsehern nicht erfährt: so wird diese große
Maschinensammlung dann erst recht interessant zu besuchen seyn.
Patrice Bret

Traduction
[306] Vingt-deuxième lettre27
Paris
Les grandes collections de modèles et de machines qui étaient aupara-
vant dispersées en plusieurs lieux sont maintenant réunies dans l’abbaye
de Saint-Martin. L’entrée se trouve à gauche dans la cour de la mairie du
sixième arrondissement, rue Saint-Martin. Elles sont ouvertes au public
le dimanche ; l’étranger les voit en semaine pour une bagatelle, donnée à
celui qui le fait entrer28.
Dans la première salle à droite29 se trouvent les machines à filer le coton,
appelées mules en Angleterre. La mèche passe entre deux [307] rouleaux,
dont le supérieur est recouvert de cuir et l’inférieur est en fer vieilli. Le
travail est effectué dans cette salle30. La plus grande machine file deux cent
seize fils à la fois, et traite dix livres de coton par jour31. Tout ce qui se
rapporte à la filature du coton se trouve dans cette pièce. Dans la salle d’en
396 face32 se trouvent les métiers à tisser le coton et la soie, ainsi qu’une grande
machine à bobines du célèbre Vaucanson (voir Fig. 3)33.
Dans la salle attenante à la filature de coton se trouvent les presses à monnaies
et médailles, une machine à découper à grandes roues, une tréfilerie et la
machine qui, aux dires du gardien, a ruiné la France – la presse à assignats34.

27. Traduction libre de Patrice Bret avec l’aide précieuse de Jeanne Peiffer, que je remercie vivement.
28. Benzenberg, 1805-1806, t. 2, p. 306.
29. Christian, 1818, p. 30-32. Première salle des filatures.
30. L’inscription des élèves de l’école de filature du Conservatoire avait commencé en mars 1804 et le mé-
canicien anglais Thomas Ferguson avait été nommé professeur en juin. L’installation n’était sans doute
pas encore achevée, mais l’activité semble avoir tout de même commencé. Voir Mercier, 2018, p. 279.
31. Grâce à ses succès sur des machines à deux cent seize broches, James Milne permit à Liévin
Bauwens d’obtenir la médaille d’or à l’exposition de 1801 et de réussir un nouvel exploit, sur une
mule-jenny de Pobecheim, qui lui valut de succéder à Ferguson comme professeur de l’école de
filature du Conservatoire. Voir Mercier, 2018, p. 284.
32. Christian, 1818, p. 32-34. Seconde salle des filatures.
33. Il s’agit non de la machine elle-même, mais du modèle du moulin à organsiner de Vaucanson.
Musée des Arts et Métiers, inv. 667, 1849.
34. Presse qui a servi à l’impression des assignats de 2 000 et 10 000 francs ; le chariot porte une bas-
cule pour l’impression du type identique sur le talon, avec le numérateur mécanique de Jean François
Richer – montré à Pie VII en février 1805 – et une presse proposée par Richer pour imprimer dix
billets à la fois. Christian, 1818, nos 94, 95 ; inv. 89, 1849. Voir Mercier, 1989. Pour l’ impression sur
le talon, voir Christian, 1818, no 93, p. 71.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Dans la troisième salle, la première à droite35, une grande quantité de


lampes d’Argand, nommées ici à la Quinquet, bien que l’on m’ait assuré
que l’inventeur n’est pas Quinquet, qui était ouvrier chez Argand, mais
Argand lui-même36. Puis des modèles de scieries et de pompes. Je n’ai pas
vu ici de modèle de la scie sans fin [308] que le citoyen Albert a inventée
il y a quelques années37. Suivent les outils agricoles, batteuses, charrues de
toutes sortes, faux, crochets, pelles, ruches diverses, harnais pour chevaux
de ferme, etc. Ensuite, il y a les modèles de grues de port ou de bateau,
dont plusieurs pèsent également les marchandises chargées. On y trouve
des modèles de machines à vapeur, pompes à incendie38 et plusieurs mou-
lins à vent verticaux et horizontaux. Parmi ces derniers, j’en ai apprécié
un que l’on dit être réellement utilisé en Pologne. La roue horizontale
est construite à peu près comme une immense roue hydraulique. Elle est
entourée d’une seconde roue immobile, dont les aubes à claire-voie sont
construites à la manière de persiennes orientées de telle sorte que le vent,
d’où qu’il vienne, doit toujours frapper à peu près tangentiellement les
aubes de la première roue d’un côté, alors que ces mêmes persiennes l’em-
pêchent de frapper les aubes du côté opposé. Ces aubes sont constituées
de grands cadres de bois recouverts de toile. Viennent ensuite les modèles 397
de toutes sortes de fourneaux, dont [309] ceux de Rumford39 qui sont par-
ticulièrement remarquables. Enfin, le calorimètre de Montgolfier40, dans
lequel on mesure la grande quantité de calorique que chaque espèce de
bois et de charbon est capable de fournir.
De cette salle, le gardien m’a conduit dans l’église, où on était affairé à pré-
parer un nouveau ballon à la place de celui qui s’était récemment échappé
de l’Observatoire41. C’était un ballon de soie grège d’environ trente pieds de

35. Christian, 1818, p. 49-62. Galerie des échantillons.


36. Deux « Quinquet à courant d’air et à cheminée de verre » et deux « Quinquet ordinaire » figurent
dans le catalogue de 1818 et à l’ inventaire de 1849 (inv. 876 et 884, 1849) ; un troisième « Quinquet
ordinaire » dans le catalogue de 1818 est déclaré manquant avant 1841.
37. Lucas Chrétien Auguste Albert obtint un brevet de quinze ans pour son invention de « scies sans
fin » (scies circulaires) le 15 septembre 1799. INPI 1BA229.
38. Notamment la pompe à incendie de Bramah en 1789. Musée des Arts et Métiers, inv. 1866 ;
Christian, 1818, no 91, p. 8.
39. Les deux fourneaux du comte de Rumford du catalogue de 1818 (inv. 687, 1849) sont radiés en 1907.
40. Inv. 4161, 1849, livré au domaine entre 1849 et 1882.
41. Avant le 2 juin 1804, le ministre de l’Intérieur Jean Antoine Chaptal avait chargé Conté de la
préparation du ballon conservé au Conservatoire. L’ascension de Biot et Gay-Lussac devant avoir
lieu au jardin du Luxembourg, le ballon avait été arrimé à l’Observatoire, mais la pluie détrempa le
Patrice Bret

diamètre, suspendu à deux cordes horizontales, et gonflé à l’air atmosphé-


rique au moyen d’un grand soufflet. Trois ouvriers recherchaient les petits
trous qui pouvaient se trouver dans le ballon. Ils le tournaient dans tous
les sens et regardaient à contre-jour pour voir s’ils en trouvaient. Dès qu’ils
en voyaient un, ils le marquaient à la craie, et y collaient un petit morceau
de taffetas, comme certaines femmes raccommodent leurs robes de soie
noire avec de l’emplâtre anglais42. Les plus grandes déchirures sont toutefois
recouvertes d’un morceau de taffetas maintenu par une double couture. Les
fuseaux qui forment le ballon ont une largeur d’une aune et demi43. Ils se
recouvrent d’un demi-pouce et sont cousus avec deux coutures.
[310] Le ballon a été fabriqué à Meudon quand l’Institut aéronautique y
existait encore. Il a ensuite été emporté en Égypte. À côté de lui se trouvait
un petit ballon d’essai de huit pieds de diamètre en baudruche44.
Dans l’église se trouve un chariot portant à l’avant une petite machine à
vapeur, qui le met en mouvement ; mais il semble avoir été peu utilisé45.
Ensuite, le grand wagon sur lequel les éléphants ont été amenés ici depuis
La Haye46 ; et enfin l’énorme wagon sur lequel les groupes de chevaux en
398 marbre qui se trouvent maintenant à l’entrée des Champs-Élysées ont été
amenés de Marly à Paris. Les roues ont des rayons doubles et de doubles
bandes de fer sur la jante. Elles ont un pied de large, dix pieds de haut et ont
un écartement de dix pieds47.

sol et il s’envola la veille du jour prévu. Rapporté au Conservatoire, il fut réparé et l’ascension eut
finalement lieu le 24 août 1804, suivie d’une autre par Gay-Lussac, seul, en septembre.
42. Ebermaier, 1821, p. 269-270.
43. Largeur maximale, à l’équateur du ballon.
44. Le Centre d’épreuves aérostatiques de Meudon, créé le 24 novembre 1793, fut transformé en École
nationale aérostatique le 31 octobre 1794, laquelle fut supprimée en 1800 par suite de la suppression
des compagnies d’aérostiers militaires en mars 1799 pendant que son directeur Conté était en Égypte.
45. Il s’agit du fameux fardier de Cugnot, inv. 106, 1849. Voir Ferrus, 1904.
46. Chariot avec avant-train tournant qui a servi à transporter un éléphant de Hollande à Paris.
Christian, 1818 ; inv. 107, 1849. Il s’agit de l’un des chariots construits pour transporter au Muséum
d’histoire naturelle les éléphants de la ménagerie du Stathouder, réclamé par le Conservatoire en mai
1800, probablement installé en 1802, enregistré sous le no 107 en 1803. Jugé trop encombrant, il
a été livré au domaine en 1850 et remplacé par une maquette. Saban, Lemire, 1990, p. 295-296.
47. Fardier qui a servi à transporter de Marly à Paris les groupes de Coustou, construit dans l’arsenal
de Melun (sic) par le colonel Grosbert (sic). Christian, 1818, disparu avant 1841. Sur la description
détaillée du fardier conçu par le chef de brigade Joseph François Louis Grobert (1759-1819), directeur
de l’arsenal de Meulan et construit sous sa direction par Crussière, professeur de trait de menuiserie, et
le charpentier Pot, voir Grobert, 1796, avec neuf planches gravées par Sellier, dont sept dessinées par
Crussière, d’après les mécanismes inventés par Grobert pour cette opération délicate.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Salles du premier étage48


On monte un large escalier et on trouve aussitôt dans la première salle les
modèles des différentes machines hydrauliques. Un modèle de la machine de
Marly (Fig. 5)49, un moulin à poudre complet [311] avec tous les accessoires,
associé à une raffinerie de salpêtre50.

399

Fig. 5. – Maquette de la machine de Marly, xviiie siècle


Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00173-0000.

Vient ensuite la production de fer. Divers hauts fourneaux et martinets


ainsi que des soufflets. Je n’ai pas vu le soufflet cylindrique de Bader51. J’ai
trouvé très intéressant le soufflet de la forge catalane, qui est très utilisé
dans les Pyrénées. L’ eau est recueillie dans un réservoir en hauteur, d’où

48. Dites « Salles particulières » en 1818.


49. S’agit-il de la machine de Marly, par Rennequin Sualem, de Liège, présente en 1818, (inv. 172,
1849, radiée avant 1882), de l’actuel modèle plus petit conservé (musée des Arts et Métiers,
inv. 173, 1849, fig. 5), qui ne serait entré dans les collections qu’en 1811 (Christian, 1818, nos 447,
448, p. 28), ou d’un autre modèle disparu avant 1818 ?
50. « Modèle d’un atelier pour la fabrication et le raffinage du salpêtre », no 504 ; « Moulin à pilons »,
no 505 ; « Modèles de moulin à broyer », no 506 ; « Ateliers à grener », no 519, inv. 122, 1849 ; « Ate-
liers à lisser », no 520, inv. 123, 1849 ; « Sécher la poudre », no 521, inv. 124, 1849, Christian, 1818.
Ces trois derniers ont été remis au domaine en 1859.
51. Dès 1793, Joseph Baader inventa un nouveau soufflet et, dénonçant le retard du continent sur
les progrès techniques accomplis outre-Manche, il perfectionna le soufflet cylindrique anglais et en
publia la théorie.
Patrice Bret

elle tombe par trois longs tuyaux dans trois barils en contrebas. Dans sa
chute, l’eau se divise en brume et entraîne l’air qu’elle traverse jusque dans
les barils. Cet air, qui n’a aucune autre issue, passe ensuite par un tube dans
la tuyère du haut fourneau (Fig. 6)52.

400

Fig. 6. – « Modèle de forge à la catalane, exécuté sur les lieux ;


donné par Dietrich », 1786
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00669-0000.

En donnant l’explication de ce soufflet, le gardien a dit : « On sait que l’eau


contient beaucoup d’air, ce qui est la cause de sa fluidité53. » À cet égard, il
serait curieux que l’eau se solidifie et se transforme en glace au fond des barils
dès qu’elle perd l’air qui la rend liquide. Les gardiens de telles collections
s’expriment généralement de manière très érudite, et [312] impressionnent
souvent le grand public par leurs connaissances, car ils ont vu et décrit cent
fois ce que celui-ci voit pour la première fois et qui lui est étranger. Mais il
ne faut pas mettre à l’épreuve cette érudition de gardien, ni écarter ceux qui
la détiennent du chemin foulé quotidiennement par leur savoir.

52. « Soufflet à la catalane, à deux trombes carrées, pour la fusion du fer, par Dietrich » ou « Modèle de
forge catalane, exécuté sur les lieux ; donné par M. Dietrich », Christian, 1818, no 180, p. 38, entré avant
1814, inv. 669, 1849 ; Christian, 1818, no 186. Sur la trompe hydraulique, l’une des principales caracté-
ristiques de la forge catalane, voir Cantelaube, 2008. Sur les inspections de Dietrich, voir Fischer, 2022.
53. Le gardien interprète mal la composition de l’eau démontrée par Lavoisier de 1783 à 1785.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Suivent les modèles de laminage de barres de fer, les machines pour fabri-
quer de fines tiges de fer qui sont connues dans le commerce sous le nom
de filières ; un modèle pour fabriquer les rouleaux de fer et d’acier de
Birmingham54, une fonderie de plaques de plomb, une malterie, et enfin
l’exposition de produits de la quincaillerie de fer française, dont beaucoup
font honneur à leurs usines.
Sur le côté gauche de la salle se trouvent les modèles d’architecture : un
échafaudage pour une voûte sur croisée d’ogives dans une église gothique,
un pont de chaînes en barres de fer (un peu comme les ponts suspendus
du Thibet). Il y a également un laboratoire de chimie complet avec toutes
sortes de petits équipements55, une usine d’acide vitriolique avec tous ses
accessoires56, une [313] fabrique de porcelaine complète, une faïencerie et
une fabrique de poterie57. Viennent ensuite une petite fonderie de laiton58
et une fonderie de tuyaux en plomb59, si fréquemment utilisés ici. Les
tuyaux sont coulés dans un moule en laiton. La tige de fer qui en forme la
cavité intérieure est ensuite retirée à l’aide d’une crémaillère (Fig. 7) ; c’est
très difficile, car la liaison entre le fer et le plomb devient très forte lors-
qu’elle refroidit. Suivent ensuite une petite forge complète60 et les ateliers
401
du menuisier, du charpentier et de l’ébéniste, avec tous les outils61.
Au bout de la salle se trouve un moulin à papier avec tous ses accessoires et
le modèle d’un pont de bateaux à Rouen. Les barges du milieu ne sont pas
retirées comme d’habitude lorsqu’un navire monte ou descend la rivière,
mais elles glissent vers la barge suivante, pendant que la balustrade et le
plancher de la partie mobile du pont coulissent sur la rambarde et le plan-
cher de la partie fixe. Suivent une machine à emballer, une meule à verre
et un moulin à polir [314] avec de l’eau pour les verres de miroir. (Là où
ces machines étaient utilisées à grande échelle, elles ont rapidement été
supprimées parce qu’elles causaient trop de casse, et maintenant ici, et dans
presque toutes les autres miroiteries, le meulage et le polissage sont à nou-
veau effectués à la main).

54. Probablement le « modèle d’ancien établissement de quincaillerie de Birmingham, par Gaulard


Désaudray ». Christian, 1818, no 209 bis, p. 39, disparu avant 1841.
55. Christian, 1818, no 517, inv. 131.
56. Confusion avec le distillateur d’eau-forte. Musée des Arts et Métiers, inv. 121, 1849 ?
57. Christian, 1818, no 527, inv. 136 ; no 526, inv. 134 ; no 525, inv. 135.
58. « Atelier de fondeur en sable ». Christian, 1818, no 523, inv. 129.
59. « Atelier de plombier, avec mandrins pour couler les tuyaux ». Christian, 1818, no 524, inv. 132.
60. « Atelier de serrurerie ». Christian, 1818, no 516, inv. 126.
61. « Atelier de menuiserie ». Christian, 1818, no 515, inv. 128.
Patrice Bret

Fig. 7. – Atelier de plombier, avec mandrin pour couler les tuyaux, 1783
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00132-0000.

Viennent ensuite un métier à tisser le métal pour les formes du papier vélin
et un métier à tisser le ruban métallique62. Une machine pour filet à petites
402 mailles, mais elle n’est pas en marche et on ne peut pas voir comment elle
fonctionne. Elle doit être configurée à peu près comme les machines sur
lesquelles on fabrique les grands filets de pêche. Il y a aussi des machines à
lacets63, un métier à tisser les bas brevetés qui a remporté le prix au Louvre64 ;
une machine qui est utilisée dans les ports maritimes pour couper les billes
de bois des navires, et enfin une machine à feu dans un bateau, qui doit
lui faire remonter le courant. (Le dispositif est constitué d’aubes qui se
meuvent contre l’eau et passent sur deux rouleaux distants, comme les
godets dans les norias65. L’invention, aussi souvent qu’elle a été essayée,
62. Probablement le « métier à fabriquer les toiles mécaniques » et le « métier à chaîne verticale »
d’Ignace Roswag. Christian, 1818, no 280, p. 58 ; inv. 31, 1849, entré en 1784, livré au domaine
avant 1882 ; Christian, 1818, no 281, entré avant 1814.
63. Métier à lacets, par Perrault, inv. 30, 1849, livré au domaine après 1849 ; inv. 84, 1849.
64. À l’exposition de 1802, Aubert, fabricant et mécanicien à Lyon, et Jeandeau, mécanicien de
Genève, reçoivent respectivement une médaille d’or et une d’argent pour un métier à bas. Pierre
Jeandeau, de Liancourt, reçoit en même temps l’approbation de l’Institut national, sur rapport de
Desmarest et Périer, et obtient un brevet de cinq ans, le 15 mars 1803, pour l’invention d’un métier
à bas, avec additions le 3 avril 1804, puis en 1806. INPI, 1BA199. Voir « Machine à fabriquer des
tricots et différentes espèces de filets, par M. Aubert, de Lyon », Christian, 1818, no 303, p. 59, entré
avant 1814, inv. 666, 184 ; « Tricoteur français, par M. Jandeau [sic] », Christian, 1818, no 304.
65. Il s’agit probablement du bateau du mécanicien horloger Joseph Desblanc, de Trévoux, présenté
au gouvernement en 1801 et breveté en avril 1802 (INPI, 1BA780). Christian, 1818, no 234, p. 40 ;
inv. 1155, 1849, entré avant 1814.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

n’a jamais fait fortune. Une [315] machine à feu ne peut pas être utilisée
pour déplacer des charges, car elle doit être déplacée avec la charge, ce qui
double souvent la charge à déplacer).
Dans une salle adjacente à celle-ci66 se trouve le précieux tour, que Mercklein
a réalisé pour Louis XVI en 1780, et qui était au garde-meuble67. C’est le
plus beau tour que j’ai vu. Le fer et le laiton ont encore leur poli d’origine,
et le malheureux Louis semble ne l’avoir que très peu utilisé. Il a une came
ovale, une multitude de cames colorées, des engrenages à vis, etc. Dans cette
salle, on peut également voir plusieurs produits français qui ont été exposés
au Louvre et ont reçu le prix. Parmi ceux-ci figurent de très belles limes, qui
ont été taillées sur une machine inventée par un horloger nommé Perseval
(sic), à Reims68. Selon le rapport, elles sont supérieures aux limes anglaises.
Cela ne me semblait pas être le cas ; en beauté, en tout cas, elles ne se rap-
prochaient pas des anglaises – en qualité, je l’ignore.
[316] Dans la troisième salle, il y a beaucoup de serrures de toutes formes
faites avec art et sorties de fabriques françaises ; puis il y a plusieurs tours de
métiers d’art, etc., et ce qui m’a paru le plus remarquable entre tous : les tra-
vaux au tour de M. Barreau d’Avignon, qui est maintenant à Paris69. Ils ont 403
été présentés à l’Institut national le 21 prairial de l’an 8, date que porte aussi
le rapport70. Il est à peine croyable qu’on puisse travailler au tour comme

66. Christian, 1818, p. 84-86. Salle des tours.


67. Tour à guillocher de Jean Tobie Mercklein. Musée des Arts et Métiers, inv. 114, 1849.
68. Jean Louis Raoul a reçu un prix pour ses limes, mais la fabrication mécanique de limes par
Perceval a été remarquée. Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, 1802, p. 30.
69. Musée des Arts et Métiers, inv. 104, 1849 pour l’ensemble de la collection. Originaire de Toulouse
et installé à Avignon en 1750, François Barreau (1731-1814) est le plus célèbre tourneur ornemental de
son temps. Venu à Paris pour proposer à l’Institut de rédiger l’art du tourneur, il fut remarqué par le mi-
nistre Nicolas François de Neufchâteau – qui fit acquérir une partie de ses ouvrages pour le Conservatoire
des arts et métiers en 1799 – et s’installa dans la capitale. Voir Mercier, 1990.
70. En fait, Barreau avait, le 11 germinal an 8, annoncé à la classe des sciences de l’Institut « avoir exécuté
des ouvrages de tour très remarquables » et il en présenta plusieurs à la séance suivante, le 16 germinal.
Monge, Charles et Périer furent nommés commissaires et ce dernier lut leur rapport le 21 prairial. Le
rapport souligne l’élégance, le goût, la délicatesse et la précision de ces « chefs d’œuvre, sorte d’ouvrages
que les tourneurs désignent sous ce nom, à cause des difficultés que présente leur exécution ». Il précise
que Barreau n’a pas utilisé de tours compliqués « qui ne sont propres qu’à produire quelques espèces
particulières d’ornemens et qui dispensent […] de dextérité et d’industrie », mais qu’il « ne doit ses chefs
d’œuvre qu’à son intelligence et à son adresse [et] n’a fait usage que du tour en l’air et du tour à pointes »
que lui-même a exécutés et perfectionnés. Les commissaires jugent que Barreau mérite les éloges de
l’Institut et demandent qu’il donne la description de ses procédés pour enrichir l’art du tourneur et,
plus généralement, pour « offrir des ressources et des moyens qui ne manqueroient pas d’applications
heureuses dans la pratique des arts mécaniques ». Académie des sciences, 1912, p. 129, 131, 176.
Patrice Bret

on le voit ici dans les œuvres de Barreau. Je me contenterai de ne citer


que quelques exemples… À l’ intérieur d’une sphère évidée de trois pouces
de diamètre, une autre flotte librement. La sphère extérieure est percée de
trous ronds de trois quarts de pouce, de sorte que l’on peut très bien voir
la sphère intérieure. Cette deuxième sphère en contient une troisième et
celle-ci une quatrième, la quatrième une cinquième, celle-ci une sixième, et
la sixième une septième, et enfin celle-ci en contient une huitième. Toutes
sont emboîtées les unes dans les autres comme des peaux d’oignon ; toutes
sont travaillées de telle sorte que l’on peut voir à travers, et l’ensemble est
d’une seule pièce sans aucun assemblage [voir Fig. 2, Pl. 10]71 (Fig. 8 et 9).
Si l’on a observé les travaux artistiques effectués au tour, on comprend bien
sûr [317] comment une telle chose est faite, mais au début, on cherche
quand même s’il est possible d’apercevoir, sur la surface externe, quelques
jointures révélant l’assemblage des sphères.

404

Fig. 8. – Pièces tournées de Barreau en bois et ivoire :


sphères concentriques creuses sur socle, avant 1804
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00104-0000.

71. Musée des Arts et Métiers, inv. 104.0028. Benzenberg renvoie bien à une planche 10, mais il se
trompe car il s’agit bien de la planche 11 (Taf. XI).
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Fig. 9. – Johann Friedrich Benzenberg, 405


Briefe Geschrieben auf einer Reise nach Paris im Jahr 1804
Coupole du Panthéon, sphères concentriques et sphères agrafées
de Barreau (haut). Bélier hydraulique de Montgolfier (bas).
Dortmund, Mallinkrodt, 1806, 2 vol., t. 2, planche 11.

Dans une autre sphère, l’artiste est allé encore plus loin. Dix sphères per-
cées de vingt trous y sont librement emboîtées. La sphère centrale contient
une étoile de mer qui projette ses vingt rayons par les vingt trous72. Et tout
cela est à nouveau fait d’une seule pièce. Celui qui fabrique une telle chose
doit avoir un très bon tour, bien sûr, mais il doit aussi être exercé à voir où
tombent les copeaux.
Dans une troisième sphère, l’artiste a tourné un cube, et dans le cube, qui a
six trous sur ses six faces, il a de nouveau tourné une sphère libre. On com-
prend que la sphère intérieure est tournée la première et ensuite seulement
le cube qui est inscrit dans la sphère extérieure. Cependant, les arrêtes du
cube ne sont pas nettes, car on n’obtient jamais au tour un triangle ou un
quadrangle net. Puis il y a une petite pyramide d’ivoire finement travaillée

72. Musée des Arts et Métiers, inv. 104.0025 ou 104.0069.


Patrice Bret

au tour, dans laquelle [318] se trouvent toutes sortes de faux escargots


artistiques. Son sommet est surmonté d’une petite sphère, dans laquelle
flottent librement deux petites sphères. Dans une autre sphère, flottent
solidairement deux boules creuses agrafées l’une dans l’autre. [Voir Fig. 3,
Pl. 10] (Fig. 10)73. Il y a encore ici beaucoup de ces chefs d’œuvre d’art, les
uns en bois, les autres en ivoire.
Lorsque j’ai demandé au gardien l’adresse de M. Barreau, il m’a parlé d’un
autre tourneur, M. Rajon, dans le faubourg Saint-Antoine, qui effectuait
un travail fait avec autant, voire plus d’art. J’ai décidé de rendre visite à ce
M. Rajon prochainement.

406

Fig. 10. – Pièces de bois tourné et ivoire de Barreau : enchevêtrement


de deux grandes sphères dites « agrafées », avant 1804
Musée des Arts et Métiers, inventaire no 00104-0008-00104-0007.

73. Musée des Arts et Métiers, inv. 104.0012. Voir Fig. 10, à gauche ; Fig. 9, la représentation grossière
gravée sur la planche 11 de Benzenberg (et non la 10, comme il l’indique), en haut à droite.
La première description des collections du Conservatoire des arts et métiers

Les quatre directeurs du Conservatoire des arts et métiers74 s’emploient


actuellement à dresser un catalogue de cette collection de modèles et de
machines75. Comme ce catalogue, à l’instar de ceux des autres musées,
recueillera sur les différentes machines de nombreuses informations que
l’on n’apprend pas aujourd’hui des gardiens, cette grande collection de
machines sera alors encore plus intéressante à visiter.

Sources

Académie des sciences, Procès-verbaux des séances de l’ A cadémie


tenues depuis la fondation de l’Institut jusqu’a u mois d’ août 1835, t. 2,
Hendaye, Imprimerie de l’ observatoire d’Abbadia, 1912.
Benzenberg Johann Friedrich, Briefe Geschrieben auf einer Reise nach
Paris im Jahr 1804, Dortmund, Mallinkrodt, 1805-1806, 2 vol.
Benzenberg Johann Friedrich, Versuche über das Gesetz des Falls,
über den Widerstand der Luft und über die Umdrehung der Erde, nebst
der Geschichte aller früheren Versuche von Galiläi bis auf Guglielmini,
Dortmund, Mallinkrodt, 1804.
407
Biot Jean-Baptiste, Essai sur l’ histoire générale des sciences pendant la
Révolution française, Paris, Duprat/Fuchs, 1803.
Blagdon Francis William, Paris as It Was and as It Is, or A Sketch of the
French Capital, t. 2, Londres, C & R Baldwin, 1803.
Boucher de la Richarderie Gilles, Bibliothèque universelle des
voyages, t. 3, Paris, Treuttel et Würtz, 1808.
Christian Gérard Joseph, Catalogue général des collections du
Conservatoire royal des arts et métiers, Paris, Mme Huzard, 1818.
Ebermaier Johann Christoph, Manuel des pharmaciens et des droguistes,
t. 1, Paris, Brosson et Chaudé, 1821.
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74. Il s’agit des trois démonstrateurs (par ordre d’ancienneté) : Conté, Molard – seul administrateur
en titre depuis 1801 –, Montgolfier et du dessinateur François Beuvelot.
75. Christian, 1818. De fait, la préparation du catalogue incomba principalement à Claude Pierre
Molard. Son frère François Emmanuel peina à l’achever en 1816-1817 sous la direction de Christian.
Patrice Bret

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Top modèles. Une leçon princière au xviiie siècle, catalogue d’ exposition,
Paris, musée des Arts et Métiers/Cnam, 2020.

L’ auteur
Patrice Bret est membre honoraire du Centre Alexandre-Koyré, secrétaire général
du comité Lavoisier de l’Académie des sciences et membre émérite de la section
des sciences, histoire des sciences et des techniques, archéologie industrielle du
Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS). Il a organisé récemment,
410
avec Jean-Luc Chappey et Elizabeth Denton, le symposium Collecter et inventorier
pour la nation : la formation révolutionnaire des collections nationales au 145e congrès
national des sociétés historiques et scientifiques (mis en ligne à l’automne 2022)
et achève actuellement une biographie intellectuelle et matérielle de Nicolas
Jacques Conté.
Comptes rendus de lecture
Sandra Bazin-Henry,
Tromper les yeux. Miroirs dans
le grand décor en Europe
(xviie-xviiie siècles)
Dijon, Éditions Faton, 2021, 384 pages

L
’importance prise par les glaces dans la décoration architecturale
des xviie et xviiie siècles est flagrante. Qui ne connaît pas la galerie
des glaces de Versailles ? Pourtant, peu de travaux spécifiques furent
publiés tant en France qu’à l’étranger. Le livre de Serge Roche Miroirs,
galeries et cabinets de glaces (1956) était avant tout un inventaire. Bien que
générales, les études de Fiske Kimball (1949), Peter Thornton (1978),
Katie Scott (1995), Anne Perrin Khelissa (2015) ouvrirent des perspectives
de recherche. De récents ouvrages et articles – sur les architectes français,
les galeries palatiales, les techniques du verre – ont pointé l’intérêt du sujet.
413
Sandra Bazin-Henry s’en est brillamment emparée à travers une thèse en
histoire de l’art (prix Bruno Pons, 2017), à l’origine de cette volumineuse
monographie accompagnée d’une iconographie très complète.
Comment, de simple miroir suspendu, la glace est-elle devenue un revête-
ment mural ? Sandra Bazin-Henry enquête sur l’évolution de cette « nou-
velle matière du décor » qui, d’une utilisation ponctuelle, à l’instar des
tableaux, est passée à un emploi mural concurrençant le bois et le marbre.
Le matériau permettant cette prouesse nécessita de longues recherches
parmi lesquelles l’auteure remarque celles sur l’optique au xiiie siècle.
L’apparition du verre dit « cristallin », au xve siècle, précipita l’essor d’une
production dont les maîtres incontestés étaient les Vénitiens. La fabrica-
tion reposait sur la complémentarité des savoir-faire des verriers, experts
dans la technique du soufflage dit « en cylindre » ou « en manchon », et
des miroitiers chargés du doucissage, du polissage et de la mise au tain. La
qualité des miroirs produits par les artisans de l’île de Murano séduisit la
clientèle française. La corporation parisienne des « marchands miroitiers »,
fondée en 1581, rassemblait déjà environ 3 000 membres environ qui,
outre la vente, pouvaient couper et étamer les glaces importées.
Comptes rendus de lecture

Sandra Bazin-Henry s’efforce de préciser le lieu et l’époque auxquels des


miroirs furent fixés sur des parois. Elle attire ainsi l’attention sur un cabinet
aménagé dans l’hôtel de Catherine de Médicis (hôtel de Soissons), construit
entre 1571 et 1585, dont l’emplacement est rappelé par sa haute colonne,
miraculeusement conservée, qui jouxte la bourse du commerce. Selon elle, le
« tournant des années 1640-1650 » est fondamental, car dans un « contexte
propice à la mise au point de nouveaux systèmes décoratifs […] les glaces
de Venise s’imposent […] comme un revêtement mural à part entière »
(p. 52). Louis Le Vau en fut un fervent partisan comme le démontrent, par
exemple, les hôtels Hesselin (île Saint-Louis), la place royale de Villequier et
le château de Vaux. Les glaces offrent l’opportunité d’une mise en relation
entre l’intérieur et l’extérieur par l’entremise des fenêtres à petits bois. À
juste raison, l’historienne rapproche cet usage des travaux sur la perspective,
l’optique et la catoptrique. Elle note ainsi : « Au début des années 1660, les
glaces apparaissent donc comme un élément structurant du décor, désormais
intégré à des systèmes complexes qui privilégient les effets illusionnistes et
les jeux de matières. » (p. 65) Les demeures de Louis XIV, associées à toutes
sortes de matières précieuses, occupent, d’après elle, une place déterminante
414 restée méconnue illustrant l’apogée de la mode des glaces. Son appartement
versaillais, aménagé entre 1663 et 1665, possédait une chambre ornée de
glaces et de taffetas à figures chinoises. Réalisé en 1668-1669, l’apparte-
ment royal du château de Saint-Germain-en-Laye (Château-Vieux) offrait
un premier exemple français de glaces peintes de figures, en l’occurrence des
Amours jouant et travaillant. Les comptes des bâtiments du roi sont une
source incontournable pour connaître l’activité de nombreux marchands
miroitiers, notamment celle de Claude Briot, « miroitier ordinaire du roi ».
L’ essor de l’industrie des glaces en France s’explique notamment par la
politique économique de Jean-Baptiste Colbert, par les choix du surinten-
dant des bâtiments, Jules Hardouin-Mansart, par la production de glaces
de grandes dimensions. La création de la Manufacture royale des glaces
(1665) en fut le point de départ. Le premier miroir sans défaut fut envoyé,
en février 1666, à Colbert qui fit interdire, six ans plus tard, l’importation
des glaces de Venise (ce qui n’empêcha pas leur commerce frauduleux,
car elles étaient moins coûteuses). La fabrication des glaces était effectuée
dans la verrerie de Tourlaville, la finition dans l’établissement de la rue de
Reuilly à Paris. Deux tarifs étaient institués : celui de la vente au public
(tarif marchand) et celui de la fourniture aux maisons royales (tarif du roi).
Comptes rendus de lecture

Les marchands miroitiers achetaient leurs glaces, présentées le vendredi


dans les galeries de la manufacture, se faisaient livrer et terminaient le tra-
vail. Quant aux glaces destinées aux maisons du roi, elles étaient remises
au miroitier en titre qui travaillait à leur finition sur place. Ensuite, la
manufacture se chargeait de l’emballage et du transport. Parvenues à des-
tination, les glaces étaient posées sous la direction du miroitier, conformé-
ment aux volontés de l’architecte. À partir de 1675, Hardouin-Mansart les
employa pour parfaire la somptuosité des décors de Versailles. La grande
galerie, longue de soixante-treize mètres (une « allée lumineuse », comme la
qualifiait Madeleine de Scudéry), semblait être ouverte des deux côtés sur
le jardin. Dans son ouvrage, Sandra Henry-Bazin insiste sur le goût parti-
culier du roi : « Louis XIV n’eut de cesse de faire aménager des intérieurs
décorés de miroirs tout au long de son règne… » (p. 12)
L’ année 1688 marqua un progrès : la technique de coulage du verre sur une
table en métal permit de fabriquer de grandes glaces. Le secret en revenait à
Abraham Thévart qui obtint un privilège de trente ans pour l’exploiter. Mais
des difficultés techniques et financières, des rivalités commerciales entra-
vèrent le développement de sa fabrique. À la fin du siècle, la Manufacture
415
royale des glaces regroupait six établissements dont Saint-Gobain et Reuilly
qui demeurèrent les sites les plus importants. L’apparition des glaces cou-
lées engendra de nouveaux systèmes décoratifs. Au château de Marly,
Hardouin-Mansart fit installer des glaces de 2,20 × 1,10 mètres au-dessus
des cheminées en marbre du grand salon. Jean-Aymar Piganiol de La Force
écrivait en 1753 : « La Manufacture royale des glaces mérite une attention
particulière, car c’est celle de l’Europe où l’on souffle et l’on coule les plus
grandes et les plus belles glaces, en sorte que celles de Venise n’approchent
point de celles-ci pour la grandeur, ni pour la beauté. » (p. 131)
Les décors français de glaces inspirèrent beaucoup de réalisations. Sandra
Bazin-Henry les examine en s’attachant aux transferts de modèles et à leur
réalisation. En juillet 1728, le directeur de l’Académie de France à Rome
recevait les glaces – d’une qualité et d’une grandeur jusque-là inconnues
en Italie – destinées à orner le palais Mancini. Les trumeaux de glaces du
palais eurent un tel succès que la mode s’ imposa dans les palais romains.
Le prestige des glaces françaises suscita un commerce actif, même en Italie.
Néanmoins, malgré la domination des glaces françaises et vénitiennes,
des manufactures furent créées en Angleterre (Ravenhead), en Prusse
(Neustadt) et en Espagne (La Granja).
Comptes rendus de lecture

Deux types d’espaces ornés de glaces fixes prédominaient : le cabinet et


la galerie. Les arguments en faveur d’une origine française des cabinets
de glaces sont développés par la chercheuse : « Bien évidemment, il ne
s’agit pas de minimiser le rôle de l’Italie… les Français auraient été bien en
peine de multiplier les cabinets de glaces dans leurs châteaux et leurs hôtels
durant la première moitié du xviie siècle sans le concours des verriers véni-
tiens » (p. 179). La mode du cabinet de glaces s’explique par ses avantages :
possibilité de se retirer dans un lieu intime, mise en valeur des collections,
agrandissement de l’espace, amélioration de l’éclairage, création de jeux de
perspective. L’historienne distingue plusieurs typologies, dont celle du cabi-
net qui s’apparentait à « une cage de verre où la nature s’offre tout entière »
qu’elle rapproche de la mode des belvédères. Au contraire, le cabinet de
glaces fermé était propice au repli sur soi, à la rêverie, à la contemplation
de ses objets précieux, à l’amour. « Sorte d’antre secret », il s’apparentait
aux alcôves et aux grottes, parfois aussi enrichies de glaces. À propos des
galeries, l’historienne relève des problèmes de terminologie : le terme de
« galerie de(s) glaces » n’est pas utilisé avant le xixe siècle. La désignation de
la grande galerie de Versailles par cette expression a fait « semblablement
416 rebaptiser de nombreuses autres galeries européennes » (p. 222). Elle invite
à en reconsidérer l’importance et à analyser leurs particularités. Les galeries
de glaces européennes du xviiie siècle ne sont-elles pas davantage redevables
à l’ invention du trumeau de glace qu’au modèle versaillais ? S’ensuit un
essai de typologie. L’auteure observe l’ordonnancement des galeries situées à
l’étage ou au rez-de-chaussée : miroirs placés face aux fenêtres pour profiter
de la vue extérieure, glaces placées sur le pourtour pour augmenter l’impres-
sion d’espace. Elle ajoute : « Si l’idée de regard est sous-jacente au concept
même de galerie, dans cet espace en longueur qui offre une perspective,
une direction, la contemplation de soi et des autres, grâce au jeu des glaces,
faisait partie intégrante du plaisir éprouvé par le visiteur. » (p. 271)
Le rôle du miroitier, assisté par des compagnons – ou « garçons » – et des
« crocheteurs », est longuement analysé (p. 293-301). Plusieurs missions
lui incombaient : étamage, choix des glaces d’une même couleur et d’une
même épaisseur, découpe, pose, entretien. Il travaillait en collaboration
avec le menuisier, le serrurier, le bronzier et le doreur. Le maintien des
glaces entre des moulures et la jonction des différents panneaux étaient des
opérations délicates. L’exemple de Briot révèle « le rôle clé » du miroitier du
roi, nommé à vie.
Comptes rendus de lecture

Sandra Bazin-Henry sonde, dans une dernière partie, les ressources esthé-
tiques offertes par les glaces. Elles répondaient à la même quête d’espace
que les plafonds peints ouverts sur des ciels et les peintures murales en
trompe-l’œil. Miroirs et quadratura participaient à l’abolissement des
murs, surtout dans les palais italiens. Le rôle du stuc servant de transi-
tion entre les murs et le plafond ne doit pas être omis dans cette alliance.
Le trio « peintures, stucs et glaces » connut en effet un grand succès dans
les galeries du xviiie siècle (palais Spinola, palais Carrega-Cataldi, château
de Schönbrunn, etc.). L’historienne met subtilement en évidence le fait
que les surfaces réfléchissantes formaient elles-mêmes des « tableaux mou-
vants », elle remarque que : « Tout cela pose la question de la réception du
décor par l’observateur… Où poser l’œil dans cet ensemble où se mêlent
le réel et l’artifice ? » (p. 331)
Dans cet ouvrage sur la place des glaces dans le décor intérieur à l’époque
moderne, Sandra Bazin-Henry livre une minutieuse enquête qui englobe
de multiples créations européennes, suscitant des comparaisons, des
remises en question, des hypothèses appuyées sur des fonds d’archives,
des textes contemporains et des documents iconographiques variés. Son 417
travail est d’autant plus remarquable qu’il déborde largement la sphère
artistique et n’élude pas, bien au contraire, la question des techniques et
l’histoire sociale. L’abondance des reproductions de gravures, de dessins
d’architectes, de pièces d’archives, de décors conservés constitue une raison
supplémentaire de l’apprécier comme un outil de recherche.

Catherine Cardinal
Université Clermont-Auvergne, Centre d’histoire espaces et cultures
Julie Patarin-Jossec, La Fabrique
de l’ astronaute. Ethnographie
terrestre de la station spatiale
internationale
Paris, Éditions Petra, 2021, 234 pages

T
homas Pesquet est devenu depuis sa première mission une célé-
brité mondiale et l’« astronaute européen le plus expérimenté ».
Sympathique, disposant de qualités physiques et scientifiques,
« gendre idéal », il constitue une vitrine de la France et a tous les traits d’un
héros populaire. Julie Patarin-Jossec entreprend dans cet ouvrage de dépasser
cette vision idéalisée et de rendre visibles les différentes étapes de la fabrique
des astronautes. Son ouvrage, issu des recherches menées dans le cadre de sa
thèse de doctorat en sociologie1, vise à décrire les conditions de la produc-
tion des séjours dans la station spatiale internationale (International Space 419
Station, ISS) et ses conséquences sur les différents protagonistes impliqués.
L’ISS est le fruit d’une coopération entre cinq agences spatiales : l’Agence
spatiale européenne (ESA), l’Agence spatiale canadienne (ACS), l’Agence
d’exploration aérospatiale japonaise (JAXA), la National Aeronautics
and Space Administration (NASA, États-Unis) et Roscosmos en Russie.
L’ouvrage s’inscrit à la fois dans une perspective de sociologie politique et
d’histoire des sciences qui investit désormais les terrains de l’industrie et de
la coopération spatiale, de la sociologie des espaces transnationaux et de la
fabrique des corps d’élite (sportifs, alpinistes, etc.).
Il faut saluer le travail de collecte de matériaux extrêmement dense qui a
permis d’entrer dans différents stades de cette production des vols habités.
Julie Patarin-Jossec n’a certes pas séjourné dans la station spatiale interna-
tionale, mais a fait preuve d’audace et de persévérance. Pour étudier cet
espace transnational mêlant astronautes, opérateurs, décideurs politiques,
experts et scientifiques, elle a rassemblé plus d’une centaine d’entretiens
avec des astronautes et avec les opérateurs impliqués dans le suivi des mis-
sions. Elle a lu des autobiographies, des mémoires et collecté des articles de

1. Patarin-Jossec, 2018.
Comptes rendus de lecture

journaux. Elle a réalisé de nombreuses observations, parfois participantes,


dans les lieux d’entraînement et dans les salles de contrôle en Belgique, en
Allemagne, en France, au Japon, aux Pays-Bas et en Russie. Elle a participé
aux rencontres internationales du Bureau des affaires spatiales des Nations
Unies et à deux sessions de travail de ce comité. Elle s’est immiscée dans le
quotidien routinier de l’encadrement des missions. Il faut saluer également
la manière dont l’auteure dépeint les lieux de formation des astronautes
et les salles de contrôle de manière vivante et précise, décrivant parfois la
violence physique de la préparation ou l’ennui et le bureaucratisme de la
succession de procédures à suivre. L’ouvrage est organisé en six chapitres
et suit les étapes de la préparation du vol, de l’environnement culturel et
social, des spécificités nationales du milieu spatial, de l’épreuve du vol à
l’échelle du corps.
Le premier chapitre entreprend de reconstruire une histoire sociale du
vol habité et de montrer comment cette idée est loin d’être une évidence.
Production occidentale, l’exploration spatiale dépend des imaginaires et des
cosmologies. Elle s’appuierait sur une mise en récit de l’exploration associant
colonisation et découvertes scientifiques. L’auteure revient sur la construc-
420 tion de la figure de l’astronaute et montre qu’il existe plusieurs écoles qui
dépendent des espaces nationaux et des formes de collaboration interna-
tionales établies. Les Français ont volé avec les Soviétiques ; les Italiens avec
les États-Uniens ; les Allemands, avec les Soviétiques et les États-Uniens, en
fonction de leur État d’origine (RDA ou RFA). Selon l’auteure, les mytholo-
gies associées aux astronautes ou cosmonautes varieraient. En cela, le propos
n’est pas tout à fait convaincant. Julie Patarin-Jossec postule l’existence de
deux traditions divergentes entre les deux grands de la guerre froide : une
états-unienne fondée sur l’expansion et la conquête territoriale, proche de
la vision coloniale ; l’autre, valorisant le culte du héros au service de la patrie
et de la machine socialiste. Les conceptions à l’œuvre dans chaque camp
nous semblent moins binaires et un travail à partir de sources primaires
aurait pu sans doute nuancer cela. Il ne faut ainsi pas omettre de réinscrire
la conquête spatiale de la guerre froide dans une vision impérialiste sovié-
tique et dans l’expérience de la conquête du ciel des pôles et des territoires
– aux conditions de vie particulièrement hostiles – que le régime soviétique
entreprend dès les années 1930.
Après avoir étudié le mythe de l’astronaute, l’auteure aborde les dispositions
nécessaires et les processus de sélection pour en devenir un. Elle montre
que, pour les recrues européennes, si les formations professionnelles en
Comptes rendus de lecture

amont peuvent varier, les entraînements visent à homogénéiser les profils


des candidats par des savoirs et des formes de rationalités communs, à
les rendre polyvalents, à faire d’eux un corps. Les trajectoires sociales étu-
diées montrent que l’origine sociale favorisée est une condition nécessaire
pour accéder à l’espace, pour les États ouest européens, et pour accéder
à cette profession d’élite. Les autorités sélectionnent des détenteurs de
grades élevés dans l’armée ou des diplômés de grandes écoles accessibles
à des milieux disposant de capitaux culturels et économiques élevés. En
Union soviétique, en Russie comme aux États-Unis, le recrutement est
moins aristocratique. Il favorise des individus sportifs, ingénieurs pour
la plupart, formés dans les universités publiques, venant davantage des
classes moyennes. L’ESA impose un certain nombre de critères physiolo-
giques et anthropométriques qui favorisent les hommes et homogénéisent
le corps des astronautes : âge, taille et mensurations, capacités physiques,
caractéristiques psychologiques. Comme dans le cadre d’autres formes de
coopération européenne (Eurovision par exemple), les plus gros financeurs
bénéficient d’avantages. Il semble inconcevable d’avoir une sélection sans
candidats allemands, français ou italiens. Les représentants des plus petits
pays européens se voient doublement freinés dans leur éventuel projet de 421
vol : ils ne bénéficient ni d’une formation dans les académies prestigieuses
ni du poids financier de leur État d’origine. L’ESA apparaît comme une
institution soucieuse de l’image des astronautes et de la communication
autour d’eux. Paradoxalement, les cosmonautes russes bénéficient d’une
plus grande autonomie et d’un accès plus personnel aux journalistes et aux
chercheurs. L’auteure interroge aussi leur devenir. Comme pour les cham-
pions sportifs, la carrière d’astronaute est relativement courte et nécessite
des reconversions. Ces deux professions, qui engagent le corps et font des
individus des vitrines nationales dans des espaces limités transnationaux,
conduisent vers un ensemble de carrières proches. Certains deviennent
techniciens ou opérateurs et assurent le suivi des opérations spatiales ;
d’autres, devenus experts, se chargent de l’organisation et du pilotage des
projets spatiaux ; enfin, une partie d’entre eux convertissent leur capital
social acquis par le vol habité vers des responsabilités politiques, à l’échelle
nationale ou européenne.
Le chapitre 3 aborde la « micropolitique de l’entraînement ». En étudiant le
contenu des entraînements, l’auteure montre comment, malgré l’évolution
du contenu des épreuves à l’ESA et la NASA, le monopole russe de trans-
port spatial conduit les astronautes européens à traverser des tests – devenus
Comptes rendus de lecture

des rites de passage, comme le tabouret tournant ou l’isolation avec pri-


vation de sommeil – physiquement douloureux et durs moralement. Ces
épreuves ne détiennent pas qu’une fonction symbolique. Elles permettent
d’évaluer « à quel type de personne on a affaire » et les capacités de résis-
tance de l’individu. Les astronautes se socialisent à l’épreuve physique et
sont conduits à prendre conscience des multiples dangers du vol spatial.
Ces rites, comme ceux associés au premier vol de Gagarine, créent du lien
social entre celles et ceux qui s’y soumettent. Ils participent à produire une
aristocratie de l’espace. La survie de chacun dépend de la coopération, de la
loyauté, d’une éthique de l’astronaute. Le caractère transnational de l’équi-
page et de la gestion du vol habité n’efface pas les usages et les influences
nationales. Dans cette communauté internationale, les astronautes portent
haut leur identité nationale et sont l’incarnation, voire des ambassadeurs,
de leur État dont ils défendent, aux yeux du monde, l’image et les valeurs.
Au sol, c’est un autre monde que l’auteure révèle, celui de la bureaucratie
spatiale. La gestion des risques élevés, les coûts des opérations et la rareté du
temps dans la station spatiale pour les expériences scientifiques impliquent
une multitude de procédures et de listes de tâches standardisées qu’il faut
422 rédiger, organiser et suivre. Un groupe, celui des opérateurs, naît de cette
gestion et de ce travail de médiation. Il décompose les expériences scienti-
fiques en tâches successives réalisables par les astronautes, les formalisant à
l’écrit, et gère les imprévus du planning de travail. Le quotidien du vol est
alors marqué par le primat des procédures, la lenteur et la répétition des
gestes. Fonctionnant sur divers sites en réseaux et dans une coordination
constante, les agences spatiales européennes, canadiennes et japonaises ont
calqué leur organisation et leurs méthodes sur la NASA. Les agences pion-
nières, par leur domination, ont imposé leurs standards de fonctionnement.
L’auteure, dans ce chapitre, met alors en évidence la part invisible du travail
spatial et le rôle des nombreux opérateurs, industriels, scientifiques et char-
gés de communication qui s’emploient à rendre possible les vols habités
et façonnent les expériences des astronautes. Enfin, le dernier chapitre se
concentre sur l’épreuve du vol à l’échelle des corps. Julie Patarin-Jossec s’ap-
puie alors sur les récits d’expérience des astronautes – en particulier celui de
Jean-François Clervoy –, sur l’observation depuis la Terre de la vie dans la
station spatiale, sur sa propre expérience de l’apesanteur en vol parabolique.
Le corps est, tout au long des étapes d’ascension dans l’espace, marqué par
la contrainte, la pression et les conflits neurosensoriels. La vie dans la station
Comptes rendus de lecture

spatiale produit une atrophie sensorielle et nécessite un nouvel apprentis-


sage des sens. L’atterrissage est une épreuve violente. Le corps est transformé
par l’épreuve du vol, subit la violence de la vitesse et les secousses de l’ou-
verture des parachutes et de l’arrivée au sol. Sur Terre, il faut ensuite réap-
prendre à vivre avec la pesanteur du corps et redécouvrir des sens comme
celui de l’odorat.
Cet ouvrage, très incarné et illustré, propose un vivant tableau de la prépa-
ration et de l’expérience du vol habité, en dépassant les seuls temps de mise
en scène d’astronautes-héros. Il est particulièrement utile pour comprendre
le processus de construction internationale des collaborations scientifiques
et techniques, leur matérialité par le biais des procédures et des systèmes
d’information communs et le quotidien du vol, au sol et dans l’espace. La
standardisation et l’homogénéisation des procédures sont cependant un
enjeu de luttes et attestent d’un maintien, dans cet espace transnational, de
la domination des pays qui ont l’antériorité de la conquête spatiale ou qui
le financent la plus largement.

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Sylvain Dufraisse
Nantes Université, Centre nantais de sociologie

Bibliographie

Patarin-Jossec Julie, « Le vol habité dans l’ économie symbolique de


la construction européenne », thèse de doctorat en sociologie, sous la
direction de Pascal Ragouet, université de Bordeaux, 2018.
Direction de la revue

COMITÉ ÉDITORIAL
Direction de la revue
Jérôme Baudry (Laboratoire d’histoire des sciences et des techniques-EPFL), Grégory
Chambon (EHESS-ANHIMA), Liliane Hilaire-Pérez (Univ. de Paris-ICT/EHESS-
CAK/IUF), Delphine Spicq (Collège de France/EHESS-CCJ).
Secrétariat de rédaction
Bruno Bentz, Benjamin Bothereau (Cnam, HT2S), Valérie Burgos (CNRS-CAK),
Marcos Camolezi (Institut Michel Serres, ENS), Catherine Cardinal (Univ. Clermont-
Auvergne-CHEC), Guy Lambert (ENSAPB-AUSser), Isabelle Laboulais (Univ.
de Strasbourg-SAGE), Audrey Millet (Univ. Oslo), Sébastien Pautet (ICT), David
Plouviez (Univ. de Nantes-CRHIA), Marie Thébaud-Sorger (CNRS-CAK), Michèle
Virol (Univ. de Rouen-GRHis), Sylvain Wenger (Société des Arts de Genève).

COMITÉ DE LECTURE
Larissa Zakharova (EHESS-CERCEC) in memoriam.
Mathieu Arnoux (Univ. de Paris-LIED/EHESS-CRH), Caroline Bodolec (EHESS-
CCJ), Bernadette Bensaude-Vincent (Univ. Paris 1-CETCOPRA), Marc Bompaire
(EPHE-IRAMAT), Thierry Bonnot (CNRS-IRIS), Vincent Bontems (CEA-
LARSIM), Soraya Boudia (Univ. Paris-Descartes/IFRIS), Éric Brian (EHESS-CMH),
Catherine Breniquet (Univ. Blaise Pascal, EA 1001 CHEC/ARSCAN), Patrice Bret
(CAK), Pascal Brioist (Univ. Tours-CESR), Anne-Laure Carré (Musée des Arts et
Métiers), Konstantinos Chatzis (ENPC-LATTS), François-Xavier Chauvière (Office
du Patrimoine et d’Archéologie de Neuchâtel-Univ. Lyon III), Marianne Christensen
(Univ. Paris 1-ARSCAN), Yves Cohen (EHESS-CRH), Michel Cotte (Univ. Nantes-
ICOMOS-Centre François Viète), Christiane Demeulenaere-Douyère (CAK), Cecilia
d’Ercole (EHESS-ANHIMA), Philippe Dillmann (CNRS-CEA), Lionel Dufaux
(Musée des Arts et Métiers), Claudine Fontanon (EHESS-CAK), Jean-Baptiste Fressoz
(CNRS-CRH), Irina Gouzévitch (EHESS-CMH), Frédéric Graber (CNRS-CRH),
Florence Hachez-Leroy (IUF-EHESS-CRH), François Jarrige (Univ. Bourgogne-
Centre Georges Chevrier/IUF), Sophie Lagabrielle (Musée de Cluny), Pierre Lamard
(UTBM-RECITS), Christian Lamouroux (EHESS-CCJ), Catherine Lanoë (Univ.
d’Orléans-SAVOURS), Stéphane Lembré (ESPE Lille Nord de France-CREHS),
Thomas Le Roux (CNRS-CRH), Michel Letté (Conservatoire national des arts et
métiers, HT2S), Sylviane Llinares (Univ. de Bretagne occidentale-GIS Histoire et
sciences de la mer), Dominique Margairaz (Univ. Paris 1-IDHE.S), Alain P. Michel
(Univ. d’Évry-IDHE.S-CAK), Raphaël Morera (CNRS-CERHIO), Caroline
Moricot (Univ. Paris 1-CETCOPRA), Valérie Nègre (Univ. Paris 1-IHMC), Arnaud
Passalacqua (Univ. de Paris-ICT), Dominique Pestre (EHESS-CAK), Antoine Picon
(LATTS-ENPC), Christelle Rabier (EHESS-Cermes3), Olivier Raveux (CNRS-
TELEMME), Sandrine Robert (EHESS-CRH), Françoise Sabban (EHESS-CCJ),
Catherine Saliou (Paris 8-ARSCAN), François Vatin (Univ. Paris Ouest-IDHE.S),
Hélène Vérin (CNRS), Catherine Verna (Univ. Paris 8-ARSCAN), Sandrine Victor
(Univ. Albi-FRAMESPA).

COMITÉ INTERNATIONAL
Yaovi Akakpo (Univ. Lomé, Togo), Carlo M. Belfanti (Univ. Brescia, Italie), Francesca
Bray (Univ. Edinburgh, Royaume-Uni), Kristine Bruland (Univ. Oslo, Norvège),
Ricardo Cordoba (Univ. Cordoue, Espagne), Robert Fox (Univ. Oxford, Royaume
Uni), Philippe Geslin (Institut d’ethnologie, Neuchâtel, Suisse), Christine MacLeod
(Univ. Bristol, Royaume-Uni), Lissa L. Roberts (Univ. of Twente, Pays-Bas), Dagmar
Schäfer (Max Planck Institute for the History of Science, Allemagne).

Département Imprimerie
Direction des affaires logistiques intérieures
Université de Strasbourg
Dépôt légal : novembre 2022

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