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Claire-Anne de Chazelles
French National Centre for Scientific Research
91 PUBLICATIONS 324 CITATIONS
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All content following this page was uploaded by Claire-Anne de Chazelles on 05 December 2019.
Ce recueil de textes est issu du Premier Congrès priété et de patrimoine. Chacun des sujets reprend
francophone d’histoire de la construction qui s’est dans la mesure du possible les thèmes des ateliers
déroulé à Paris au Conservatoire national des arts du congrès sans toutefois conserver une division
et métiers et à l’École nationale supérieure d’archi- disciplinaire forte. Nous avons la conviction que
tecture Paris-Malaquais, les 19, 20 et 21 juin l’histoire de la construction est une discipline car-
2008. En raison du succès de cette manifestation refour qui ourdit, entre la chaîne de l’histoire des
scientifique, les organisateurs ont désiré, à l’instar sciences et des techniques, la trame de l’histoire
des Conférences internationales sur le sujet qui des sciences humaines et sociales. C’est en croisant
se sont tenues à Madrid (2003), Cambridge les regards que l’histoire de la construction se
(2006) et Cottbus en 2009, publier les commu- constitue et s’appréhende, c’est en tentant de
nications présentées, afin de témoigner de la démêler l’écheveau des influences multiples qu’en
richesse des approches francophones dans le retour elle permet de revisiter les disciplines dont
domaine de l’histoire de la construction. Cepen- elle est issue. L’introduction, rédigée à plusieurs
dant, dans le souci de ne délivrer au public que voix, comme le foisonnement des sujets abordés
des contributions de haute qualité scientifique, les ici, témoignent de cette pluralité d’approches.
textes prononcés ont été sélectionnés par le comité L’ensemble du processus constructif balance
scientifique, puis retravaillés par leur(s) auteur(s). entre un artifice pensé et un édifice matériel, placé
Les articles, plus de cent-vingt, ont été regrou- dans des environnements méthodologiques, scien-
pés en cinq sujets : la conception du projet tifiques, techniques, juridiques, économiques et
constructif, les matériaux usités dans l’acte de sociaux aux finalités des plus diverses et com-
bâtir, l’édification proprement dite du bâtiment, plexes. Le propos de cet ouvrage sera de poser ces
la mise en chantier de la construction et les héri- objectifs et d’en clarifier les modalités à travers des
tages du bâti aux prises avec les concepts de pro- histoires constructives.
Remerciements
Les Chantiers de construction en Gaule romaine : La Construction des coins relevés de la toiture
apports de l’étude des mortiers de chaux des anciens monuments du Vietnam
et des terres cuites architecturales Doàn Nhu Kim ............................................... 479
Arnaud Coutelas .............................................. 401 De la région du Vorarlberg au Parc régional
Terre modelée et terre moulée, deux conceptions naturel de Chartreuse : mutation des pratiques
de la construction en terre et reconfiguration des acteurs
Claire-Anne de Chazelles .................................. 411 autour de la filière bois
Anne Coste ....................................................... 485
Les Terres cuites architecturales
comme sources d’information chronologique Pierre et réemploi
et technique des édifices avant l’an mil Les Usages de l’opus reticulatum
Pierre Guibert, Christian Sapin, Sophie Blain, dans la construction romaine :
Maylis Baylé, Philippe Lanos, le cas des enceintes et des aqueducs
Emmanuelle Vieillevigne, Philippe Dufresne, Hélène Dessales ................................................ 493
Annick Chauvin, Stéphane Büttner, Le « Petit appareil » et son évolution
Daniel Prigent................................................... 421 Daniel Prigent ................................................. 503
Les Carreaux de pavement estampés bicolores Production et utilisation des pierres
de l’Aquitaine médiévale (XIIIe-XIVe siècles) : bourguignonnes de l’Antiquité à l’époque moderne.
production et techniques de fabrication L’intérêt d’une base de données
Béatrice Cicuttini, Ayed Ben Amara, Stéphane Büttner ............................................. 513
Françoise Bechtel .............................................. 429 Les Matériaux de remploi dans les fortifications
antiques
Bois et fer
Olivier Gauss ................................................... 523
Du Bois à la brique : apport de l’archéologie
La Taille à la broche linéaire verticale :
du bâti et de la dendrochronologie un nouveau repère chronologique
à la compréhension du processus de pétrification pour l’architecture médiévale
du pan-de-bois dans le bassin de la Meuse de la région mosane
moyenne (Belgique) Frans Doperé et Mathieu Piavaux .................... 531
David Houbrechts ............................................ 437
De la destruction à la reconstruction.
La haute technicité du pan-de-bois des maisons Réflexions sur les pratiques de récupération
urbaines médiévales en région Centre en Auvergne et Velay au Moyen Âge
(XVe-XVIe siècles) Laura Foulquier .............................................. 541
Florence Journot ............................................... 447 Techniques constructives et langage
L’Approvisionnement en fer des chantiers architectonique : l’habillage pierre
de construction médiévaux : coût, quantités dans l’architecture italienne du XXe siècle
et qualité Rosalia Vittorini .............................................. 549
Maxime L’Héritier et Philippe Dillmann .......... 457 Technique et technologie pour l’élévation
La Charpente de l’église Saint-Pierre- des monolithes : l’obélisque de Mussolini
de-Montmartre dans le Foro Italico à Rome (1928-1932)
Maria Grazia D’Amelio ................................... 559
Rémy Mouterde ................................................ 467
Usages urbains du bois d’œuvre, des Lumières Béton
à Haussmann : évolutions et pesanteurs Le Béton Coignet : matière, invention, recyclage
Youri Carbonnier ............................................. 471 Gwenaël Delhumeau ........................................ 567
10 Édifice et artifice – Histoires constructives
Ciment naturel, la matière des moulages Les Voûtes en croisée d’ogives chez Juan Guas
d’architecture au XIXe siècle José Carlos Palacios .......................................... 691
Cédric Avenier ................................................. 577 Miaofeng 妙峰 (1540-1613), moine bouddhique
L’Application innovante du béton armé et bâtisseur de voûtes dans la Chine impériale
dans la construction d’églises en Belgique. Caroline Bodolec .............................................. 699
Béton sacré ou usine à prière ? La Voûte de l’hôtel de ville d’Arles. Approche
Stephanie Van de Voorde, Ronny De Meyer ....... 587 historique et technique du chantier (1673-1677)
Paul Cottancin, ingénieur, inventeur Luc Tamboréro ................................................ 709
et constructeur Actualité de la voûte catalane, l’escalier voûté
Elisabetta Procida ............................................. 597 en briques
Les Poutrelles métalliques enrobées de béton Nicolas Lestringuez .......................................... 723
au Japon
Hydraulique
Akio Sassa ........................................................ 609
Gestion de l’eau et construction : réflexions
Le Coffrage comme matrice figurative :
autour de l’habitat provençal
du travail du charpentier au produit industriel
(XIIIe – début XVIe siècles)
Stefania Mornati .............................................. 623
Élydia Barret ................................................... 733
Le Boom de l’ingénierie italienne (1955-1965) L’Architecture hydraulique en France,
Tullia Iori ........................................................ 633 e e
XVI -XVII siècles. Le cas des fondations
Le Béton armé à la recherche d’un style : Raphaël Morera ............................................... 741
à chacun ses vérités ? L’Aqueduc Médicis : organisation et gestion
Pierre Belli-Riz ................................................. 641 de la construction d’un ouvrage hydraulique,
e e
Architecture et construction dans la Naples XVII -XVIII siècles
du XXe siècle. Expérimentations, techniques Karine Berthier ................................................ 749
et matériaux : trois cas emblématiques Concevoir et concrétiser les adductions d’eau
Paola Ascione ................................................... 651 dans les villes bretonnes aux XVIIe et XVIIIe siècles
David Groussard .............................................. 761
3. ÉDIFICATION Préfabrication
L’étude diachronique des techniques de construc- avec une lame soit directement la couche super-
tion utilisant la terre crue amène à deux constats. ficielle du sol (mottes de gazons, sod, tepetate),
D’une part, dans une société donnée, les procédés soit une pâte préparée, semblable à celle des
du modelage précèdent toujours ceux du mou- adobes.
lage, qu’il s’agisse de la fabrication d’éléments de Cette contribution propose, en examinant
série ou de la réalisation de parois en place. quelques cas répartis dans le temps et dans
D’autre part, cette « évolution » ne s’opère pas de l’espace, une réflexion sur les comportements et
manière universelle et certains peuples ne fran- les choix des hommes dans le domaine de la
chissent jamais le cap du modelage. construction en terre crue2.
Pour éclairer le propos de cet article, il faut rap-
peler brièvement que les modes de construction à
base de terre aussi variés soient-ils se rattachent à 1. L’invention du moulage de la terre :
plusieurs grandes familles. On distingue des pro- adobe et pisé
cédés « directs » dans lesquels la terre brute ou
transformée est mise en œuvre in situ et des pro- Il est souvent difficile de dater la naissance d’une
cédés « indirects » consistant à fabriquer des élé- technique et/ou d’en localiser le/les lieu (x) d’ori-
ments calibrés qui sont séchés puis mis en place à gine. S’agissant des procédés de construction, on
l’aide d’un liant de maçonnerie. Une troisième a la chance de pouvoir situer assez précisément des
famille recourt à des armatures de bois. points de vue géographique et chronologique
Les procédés directs se divisent en deux deux foyers d’invention, l’un correspondant à
catégories : la terre empilée par divers moyens celle de la brique moulée au Proche-Orient au
(par lits, par assises, par mottes déposées ou pro- début du Néolithique et l’autre à celle du pisé en
jetées) qu’on désigne communément sous les Méditerranée occidentale.
expressions de bauge ou de façonnage direct, et Dans le premier cas, les travaux archéologiques
la terre damée entre des banches qu’on appelle en ont bien montré l’émergence de la brique moulée
français « pisé » et dans les langues romanes tapia au VIIe millénaire, d’abord en quelques points dif-
qui donne parfois tabby en anglais. Dans les fus comme Cafer Hüyük et Haçilar en Turquie
modes de construction indirects, les éléments ou Bouqras en Syrie, ce qui tendrait à prouver la
destinés à être maçonnés sont soit modelés à la simultanéité du phénomène (fig. 1). Cette inven-
main selon des formes variables (mottes informes, tion émane sans ambiguïté de l’amélioration des
galettes aplaties, volumes cylindriques, hémisphé- éléments formés à la main jusqu’alors en vigueur.
riques, plano-convexes, piriformes, etc.), soit Le processus de remplacement des prototypes
moulés dans des cadres de bois, on parle alors de modelés, qui s’effectue sur deux millénaires,
briques moulées ou d’adobes1. Une solution s’étend des rivages méditerranéens jusqu’aux
intermédiaire consiste à découper régulièrement Monts du Zagros dans l’Iran actuel3. Cela permet
412 Matériaux / Terre
la bauge est toujours restée vivante depuis le Les illustrations montrent que, pour être
e 11
XVI siècle jusqu’à nos jours . accepté, un nouveau mode de construction doit
Dans le même esprit, plusieurs essais intervenus soit combler un vide technique, soit offrir des pos-
entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du sibilités immédiatement perceptibles, soit flatter
e
XIX siècle pour introduire l’adobe dans des régions éventuellement l’ego de l’emprunteur. Lorsque
possédant une solide tradition de la bauge ou du aucune de ces motivations n’est ressentie, l’appari-
torchis sont restés sans lendemain (par exemple, tion du procédé peut paradoxalement générer un
dans le Calvados et dans le Sud-Est de l’Angleterre). renouveau des savoir-faire autochtones. Ainsi
On pourrait accumuler les exemples à travers le s’explique peut-être l’étonnante formalisation de la
monde, mais tous démontrent que chaque culture bauge, concomitante à l’apparition du pisé en Lan-
constructive s’élabore sur la base de conditions guedoc au bas Moyen Âge. À dater du XIIIe siècle,
naturelles que sont les ressources en matériaux, la en effet, la construction en bauge qui se développe
végétation et le climat et, de façon étroitement liée dans les lotissements urbains tend à privilégier un
à celles-ci, en fonction des besoins sociaux, des procédé par lits de terre alternés avec des rangs de
moyens techniques et économiques. En consé- végétaux au détriment d’autres variantes plus libres
quence, l’abandon de plein gré des matériaux et (fig. 7). On peut se demander si cet effort de nor-
des modes de construction « traditionnels » ne malisation ne constitue pas une réaction à l’arrivée
peut résulter que de transformations économiques du pisé : concurrencée par cette technique rigou-
et sociales importantes. reuse, la construction en bauge aurait-elle dû se
Un point important à souligner est que le mou- doter d’un cahier des charges précis afin d’être
lage des briques et plus encore le coffrage du pisé considérée comme une technique à part entière ?
requièrent l’utilisation de planches qui doivent En certaines circonstances, l’innovation semble
être assemblées. Pour mouler de la terre, il faut arriver à point nommé. Par exemple, si les popu-
donc disposer de ressources en bois adéquates lations gauloises ont « spontanément » accueilli la
ainsi que des moyens technologiques permettant brique apportée par les Grecs, c’est qu’elles se trou-
le débitage en planches et – bien qu’on puisse vaient peut-être, potentiellement, sur le point de
admettre d’autres systèmes d’assemblage – le for- l’inventer elles-mêmes. Il est intéressant d’observer
geage de clous. Il est certain qu’en l’absence pendant l’Âge du fer l’évolution distincte des
d’outils pouvant produire ces instruments, les architectures entre les peuples du Languedoc-
procédés fondés sur le moulage de la terre ne sont Roussillon et ceux de la Provence. Alors que tous
même pas envisageables. ont adopté l’adobe à la fin du VIe siècle ou au début
du Ve siècle av. J.-C., les languedociens ont délaissé
4. Cultures constructives :
un compromis entre identités
culturelles et pragmatisme
la bauge à partir du IVe siècle tandis que les pro- – dans une population familiarisée depuis des
vençaux ont conservé en le perfectionnant l’ancien siècles ou des millénaires avec la manipula-
savoir-faire de la terre empilée jusqu’au Ier siècle tion de la terre et maîtrisant par conséquent
av. J.-C. On a affaire à deux attitudes différentes, les problèmes de composition, de teneur en
la seconde sans doute plus pragmatique puisqu’elle eau et de correction éventuelle par ajout de
a su composer avec les avantages de chacune des fibres ou d’autres produits ;
techniques. – lorsque l’innovation est opportune, à un
Le contexte historique dans lequel s’implante le moment donné de l’évolution sociale et tech-
pisé au Moyen Âge est très différent. Il n’est pas nologique de cette population, et répond à
question de colonisation ou même d’accultura- ses propres besoins.
tion, mais bien d’un apport technique éventuelle- La fidélité pluriséculaire de certains groupes
ment susceptible d’accélérer les travaux de humains au façonnage de la terre s’observe cepen-
construction. Jusqu’à présent, on ignore par dant assez fréquemment, particulièrement en
quel(s) vecteur(s) ce procédé a franchi les Pyrénées Europe non méditerranéenne. Par exemple, dans
et cette piste reste à explorer à travers l’histoire des le Cotentin et en Vendée, les architectures rurales
royaumes frontaliers. Par ailleurs, les rapports ont eu essentiellement recours à la bauge jusqu’au
qu’entretiennent la bauge et le pisé dans l’édifica- milieu du XIXe siècle tandis que la pierre dominait
tion des immeubles citadins ne sont pas non plus dans les villes. Dans le bassin de Rennes, la bauge
élucidés. De fait, leur coexistence peut aussi bien apparue soudainement au XVIe siècle s’est progres-
se justifier par la cohabitation de groupes profes- sivement substituée aux pans de bois à partir du
sionnels, sociaux ou ethniques différents ayant début du XVIIe siècle et a perduré jusqu’au
leurs propres traditions, par la qualité locale des e 13
XX siècle . En Angleterre dans le Devon, en Alle-
matériaux et/ou le temps disponible, par l’adapta- magne dans la Saxe et la Thuringe, les construc-
tion à des besoins spécifiques ou encore, par la teurs ont préféré la bauge jusqu’à la seconde
succession des phases de construction. moitié du XIXe siècle en dépit de la concurrence de
Un cas de figure contemporain éclaire, à mon l’adobe et du pisé.
sens, le processus d’adoption du moulage et sa Il est certain que l’habitat rural est dépendant
capacité à remplacer les procédés manuels. Au des matériaux disponibles sur place et qu’en cer-
Mali, où la construction traditionnelle en banco tains cas le recours à la bauge s’observe surtout
correspond à diverses variantes de la bauge, de dans la frange indigente de la population (en
nombreux ensembles villageois montrent la per- Vendée). En Bretagne, l’engouement pour la
manence ou les ruines de constructions par
couches filantes empilées ou par pains de terre, à
côté de bâtiments plus récents en briques parallé-
lépipédiques. Bien que l’adobe soit aujourd’hui le
système constructif dominant dans ce pays, sa
généralisation ne s’est opérée qu’au cours des
trente dernières années alors que son introduction
remontait au début du XIXe siècle, moment de la
colonisation française12. L’accélération du proces-
sus d’acquisition sur les deux dernières généra-
tions, après une période d’indifférence (fig. 8),
démontre que l’acquisition du moulage s’effectue
quand certains paramètres sont réunis :
– lorsque le milieu naturel est favorable à la
construction en terre : plaines et vallées dispo-
Fig. 8. Maison ruinée en bauge (au fond) et clôture plus
sant de points d’eau, climat relativement sec ou récente en adobe (au premier plan), Boroma, Mali (C.-A. de
tempéré ; Chazelles).
Terre modelée et terre moulée, deux conceptions de la construction en terre 417
bauge à partir de l’époque moderne est également nées vers la bauge, la pierre ou le bois, ou bien
justifié par son coût inférieur à celui du colom- signalent l’implantation d’un groupe humain
bage. Enfin, on reconnaît aux bâtiments de bauge étranger, ou encore l’intervention de techniciens
une meilleure isolation par rapport aux rigueurs extérieurs. Ce sont des survivants de groupes dis-
du climat que ne procurent la pierre ou le bois (en parus ou des « chaînons manquants » dans l’évo-
Allemagne ou en Moravie). Toutefois, dans cette lution et la transmission des techniques15. Mais un
dernière région, une autre motivation résiderait autre type d’anomalies relève de situations plus
dans l’aspect esthétique des maçonneries faites de complexes : ce sont de petites régions où l’on enre-
longs fuseaux de terre disposés en épis14. gistre non pas la présence d’une seule technique
La plupart de ces justifications s’appliquent à la intrusive, mais la juxtaposition de tous les procé-
terre en tant que matériau, mais pour comprendre dés de construction utilisant la terre crue.
le maintien ou la renaissance des techniques du Quelques départements de Midi-Pyrénées, d’une
façonnage il faut faire appel à des causes bien plus part, et la région danubienne, d’autre part, consti-
abstraites que les caractères physiques du milieu, tuent de véritables cas d’école en la matière. Des
l’indigence ou les aptitudes techniques des indivi- bâtiments, essentiellement ruraux, mais aussi des
dus. Force est de reconnaître le rôle prééminent maisons fortes, des églises et d’autres monuments,
des mentalités et des cultures dans le choix des édifiés entre le XVIe siècle et la fin du XIXe siècle,
modes de construction. Les réactions identitaires attestent l’emploi de l’adobe, du pisé, du torchis
se manifestent plus vivement dans les campagnes et du pan de bois, de la bauge montée à la fourche,
que dans les villes, lieux d’échanges par excellence, des pains de terre modelés ou coffrés16. Bien sou-
ainsi évidemment que dans des régions longtemps vent, ces constructions appartiennent aux mêmes
restées à l’écart des influences extérieures. villages et sont contemporaines ; parfois elles assu-
Si la formation des cultures constructives sur des ment des rôles complémentaires au sein des bâti-
aires plus ou moins vastes peut s’expliquer histori- ments. Dans ces petits pays où coexistent tant de
quement, l’existence de petits « isolats » dispersés à techniques, il est probable que toutes les motiva-
travers le monde s’interprète moins facilement. À tions invoquées précédemment se conjuguent.
l’échelle mondiale on parvient à délimiter avec assez
d’objectivité de grands ensembles, les uns plus régu-
lièrement favorables aux procédés du moulage, les L’exposé a-t-il répondu aux deux postulats de
autres profondément attachés au modelage. Dans départ : la bauge et les éléments modelés ne repré-
le premier groupe se trouvent les pays méditerra- sentent pas des procédés moins valables que le pisé
néens, ceux du Proche-Orient et de l’Asie centrale, et l’adobe ; les foyers d’invention de certaines
ainsi que certaines aires d’Amérique latine. Au techniques sont plus rares qu’on ne le pense ?
second ensemble appartiennent les pays d’Afrique Si les multiples variantes de la terre façonnée
noire, fidèles à la terre façonnée, empilée et proje- constituent, réellement, les prémices des architec-
tée, ainsi qu’un large quart Nord-Ouest de la tures de la plupart des peuples du monde, il ne
France avec des prolongements en Grande- faudrait pas en inférer trop hâtivement qu’elles
Bretagne et en Belgique où diverses techniques de représentent uniquement des solutions immé-
bauge s’associent, se concurrencent ou se succèdent diates et peu élaborées. Tout au contraire, cer-
dans le temps. Parallèlement, on identifie une aire taines constructions atteignent un haut degré de
de prédilection pour les architectures de bois ou à technicité et peuvent rivaliser avec des réalisations
pans de bois qui couvre l’Europe centrale et plu- d’adobe ou de pisé. Il n’est que de citer en exemple
sieurs pays nordiques. les « gratte-ciel » de six ou huit étages bâtis en
À l’intérieur de ces grands ensembles, quelques bauge des cités du Yémen, les incroyables « cases
anomalies contrecarrent une vision qui se voudrait obus » du Cameroun dont les coupoles s’élèvent
trop généraliste ou trop simpliste. La plupart de à plus de 8 mètres sur de minces parois, ou les
ces isolats correspondent à des tentatives – le plus majestueuses mosquées du Mali. En France
souvent modernes – d’introduire le pisé ou comme en Grande-Bretagne, des manoirs et de
l’adobe dans des cultures traditionnellement tour- belles demeures urbaines entièrement construits
418 Matériaux / Terre
en bauge entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle, sou- terre, à laquelle viennent systématiquement se
tiennent la comparaison avec des édifices de pierre substituer des procédés plus évolués (pisé,
ou de pisé sans que leur mode de construction ni adobe) ou des matériaux plus nobles (la pierre,
leur matériau ne soient dépréciés. le pan de bois), les études régionales démon-
Concernant les foyers d’invention du mou- trent qu’en certaines circonstances, la bauge a
lage et de certains types de bauge, des pistes pu remplacer des solutions à base de pierre ou
conduisent à reconnaître un nombre restreint de bois trop onéreuses ou trop compliquées à
de lieux dans lesquels on a pu « inventer » la mettre en œuvre.
brique moulée et la terre banchée. Dans tous Une conception inconsciemment évolution-
les cas répertoriés – le Proche-Orient néo- niste des faits humains pourrait nous incliner à
lithique, la Chine antique, le monde punique, croire en l’existence d’un processus constant
l’Amérique latine précolombienne – l’invention d’amélioration des techniques ayant conduit, à
se produit dans le cadre de sociétés urbaines ou partir des procédés constructifs les plus rudimen-
proto-urbaines socialement avancées et structu-
taires attestés à la Préhistoire – le torchis et la
rées par un pouvoir central, connaissant la divi-
bauge –, à des expressions beaucoup plus sophis-
sion du travail et disposant d’un outillage
tiquées tels l’adobe et le pisé. Dans un sens, cette
diversifié. Assez généralement aussi, l’adoption
de l’adobe va de pair avec la monumentalisation croyance repose sur des fondements véridiques,
de l’architecture. Par ailleurs, on constate que mais il n’existe pas une trajectoire unique qui
la permanence de la bauge sur une longue durée mènerait infailliblement les hommes à élire les
entraîne des perfectionnements et, parfois procédés de moulage au détriment du modelage.
même, une codification favorable à la diffusion La plupart des peuples n’ont pas inventé le mou-
d’une solution particulière. De fait, les cher- lage et, parmi ceux qui en ont eu connaissance
cheurs qui étudient ces procédés en Europe sug- d’une façon ou d’une autre, nombreux sont ceux
gèrent que les lieux de création de certaines qui ont préféré s’en tenir à leurs méthodes ances-
variantes ne sont peut-être pas si nombreux non trales de terre façonnée. Les exemples du rempla-
plus. En Europe centrale, par exemple, la tech- cement de certaines techniques par la bauge ne
nique des rouleaux modelés qui a probablement manquent pas non plus. La supériorité du pisé ou
une origine ukrainienne remontant au haut de l’adobe sur la bauge (les bauges) n’est donc pas
Moyen Âge aurait été importée dans les régions reconnue de manière universelle et le choix de
danubiennes par les migrations slaves dès cette construire selon tel ou tel principe ressortit essen-
période17. Enfin, loin de prouver que la bauge tiellement à l’histoire et à la culture de chaque
est une technique primitive de construction en groupe humain.
NOTES
1. O. Aurenche, « Propositions de terminologie pour les Between the rivers and over the mountains, Rome, Uni-
modalités de mise en œuvre de la terre comme matériau versita di Roma « La Sapienza », 1993, p. 71-86.
de construction », Échanges transdisciplinaires sur les
constructions en terre crue. 1. Terre modelée, découpée ou 4. L. Jallot, « Les Constructions en terre massive et en
coffrée. Matériaux et modes de mise en œuvre, Montpellier, blocs façonnés du Néolithique et du Chalcolithique
Éd. de l’Espérou, 2003, p. 279-282. dans le Sud de la France », Échanges transdiscipli-
naires…, op. cit., 2003, p. 169-183.
2. Je remercie chaleureusement les collègues qui m’ont
prêté des clichés : O. Aurenche pour Cafer Hüyük, 5. C. Mansfield Hastings, M. Edward Moseley, « The
L. Jallot et J.-C. Roux pour Mauguio, T. Lochard pour Adobes of Huaca del Sol and Huaca de la Luna », Ame-
Montagnac. rican Antiquity, vol. 40, n° 2 (Apr. 1975), p. 196-203.
3. O. Aurenche, « L’Origine de la brique dans le Proche 6. J. Chausserie-Laprée, Claire-Anne de Chazelles, « La
Orient ancien » dans M. Frangipane, H. Hauptmann, Terre massive façonnée, un mode de construction indi-
M. Liverani, P. Matthiae and M. Mellink (Eds), gène en Gaule du sud, et la question du pisé dans
Terre modelée et terre moulée, deux conceptions de la construction en terre 419
l’Antiquité », Échanges transdisciplinaires…, op. cit., 12. Observations personnelles dans la partie centrale du
2003, p. 299-314. Mali (pays bambara et bobo).
7. H. Guillaud, « Évolution de la culture constructive et 13. P. Bardel, J.-J. Rioult, « Les Premières formes de
architecturale du pisé », Constructions en terre massive : construction en bauge dans le bassin de Rennes »,
pisé et bauge. Echanges transdisciplinaires sur les construc- L’Architecture en bauge en Europe, Actes du colloque
tions en terre crue, 2. Actes du colloque de Villefontaine, d’Isigny-sur-Mer, 12-14 octobre 2006, Parc naturel des
mai 2005, Montpellier, Editions de l’Espérou, 2007, marais du Cotentin et du Bessin, 2007, p. 151-171.
p. 277-310, sp. p. 279.
14. Syrova et Syrovy, « La Bauge en Moravie dans le
8. C.-A. de Chazelles, F. Guyonnet, « La Construction contexte des constructions historiques en terre crue de la
en pisé du Languedoc-Roussillon et de la Provence, du région danubienne », L’Architecture en bauge en Europe,
Moyen-Âge à l’époque moderne (XIIIe-XIXe s.) », Les Actes du colloque d’Isigny-sur-Mer, 12-14 octobre
Constructions en terre massive : pisé et bauge…, op. cit., 2006, Parc naturel des marais du Cotentin et du Bessin,
2007, p. 109-139.
2007, p. 119-131.
9. R. Treuil, « Le Néolithique et le Bronze ancien
égéens. Les problèmes stratigraphiques et chronolo- 15. P. Bardel, J.-J. Rioult, ibid., 2007.
giques, les techniques, les hommes », BEFAR, 248, 16. A. Klein, « La Construction en terre crue par
Paris, de Boccard, 1983. couches continues, en Midi-Pyrénées. XVIe-XXe siècles.
10. S. R. H. Kholucy, « Some notes on earth building Contribution à l’identification des techniques »,
in Britain », 6th international conference on the conserva- Échanges transdisciplinaires… op. cit., 2003, p. 417-437
tion of earthen architecture, Las Cruces (New Mexico), ; A. Klein, « La Construction en pisé procédant par
preprints, 1990, p. 81-85. banchées appareillées, en Midi-Pyrénées. Fin XVIIIe-
début XXe s. Contribution à la reconnaissance des diffé-
11. F. Streiff avec la collaboration de F. Lahure, « Le rentes techniques », Les Constructions en terre massive :
Patrimoine en bauge de Haute et de Basse-Normandie. pisé et bauge…, op. cit., 2007, p. 157-179. Syrova,
Caractéristiques et développement actuel des savoir- Syrovy, ibid., 2007.
faire de la filière bauge en Normandie », Échanges trans-
disciplinaires…, op. cit., 2003, p. 315-330. 17. Syrova, Syrovy, ibid., 2007.
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