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ART ET SCIENCE

Coordonné par
Jean-Paul Fourmentraux
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SOMMAIRE

Présentation générale
Art et science. L’ère numérique ............................... 9
Jean-Paul Fourmentraux

La science n’est pas l’art


Entretien avec Jean-Paul Fourmentraux ................. 27
Jean-Marc Lévy-Leblond

Les Savanturiers : Essai sur les chercheurs d’art du


XXI siècle ................................................................
e
49
Élise Aspord

Quand l’artiste rencontre le chercheur ..................... 59


Marion Montaigne

Cultures scientifiques et musées d’histoire naturelle en


France .................................................................... 71
Michel Van-Praët

Les espaces de la performance : musées, science et rhéto-


rique de l’objet ....................................................... 89
Roger Silverstone

Entre art et science, la photographie ........................ 111


Monique Sicard

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Art et science

Théâtre et Sciences
Témoignage sur une expérience originale ................. 131
Pierre Bonton

Création scientifique et statut d’auteur .................... 141


Marie Cornu

Art, technique et mouvement social dans la genèse des


théories sur la communication ................................. 163
Jacques Perriault

Bibliographie sélective ............................................. 185


Glossaire ................................................................ 187
Les auteurs ............................................................. 199
Table des matières .................................................. 201

Les termes repris dans le glossaire sont suivis d’un astérisque*


Les notes figurent en fin de texte.
Les textes qui suivent ont été retravaillés pour des raisons
éditoriales.
Les textes de la revue Hermès publiés entre 1988 et 2009
sont en accès libre sur http://irevues.inist.fr/hermes
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Présentation générale
Art et science.
L’ère numérique
Jean-Paul Fourmentraux

La création artistique et la recherche technolo-


gique, qui constituaient autrefois des domaines nette-
ment séparés et quasiment imperméables, sont
aujourd’hui à ce point intriqués que toute innovation
au sein de l’un intéresse (et infléchit) le développe-
ment de l’autre. Les œuvres hybrides qui résultent de
leur interpénétration rendent irréversible le morcelle-
ment des anciennes frontières opposant art et science.
La manière inédite dont celles-ci se recomposent
amène à s’interroger, d’une part, sur l’articulation qui,
désormais, permet à la recherche et à la création de
communiquer et d’interagir et d’autre part, sur la
redéfinition des figures de l’artiste ainsi que des modes
de valorisation des œuvres spécifiques à ce nouveau
contexte. Car au-delà de la seule transformation des
modalités du travail de création, un enjeu tout aussi
important de ces partenariats réside dans la nécessaire
redéfinition de la (ou des) finalité(s) de ce qui y est

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Art et science

produit. La question cruciale devenant alors celle de


l’achèvement de l’œuvre et de ses mises en valeurs
entre logiques artistiques (qualité esthétique, projet
d’exposition) et technologiques (recherche et dévelop-
pement, transfert industriel). Le suivi d’« affaires » de
recherche-création en art numérique (Fourmentraux,
2011) révèle en effet des enjeux renouvelés – muta-
tions du travail artistique, redéfinition des modes de
production et de circulation des œuvres, outils et stra-
tégies renouvelés de leur mise en public, en exposition
ou en marché – qui entraînent une transformation
des modes d’attribution et de valorisation des œuvres,
partagées entre art et science.

Emprunter le virage du numérique


De nombreuses études prospectives ont éclairé,
à l’échelle internationale, les enjeux et dilemmes des
nouveaux programmes politiques de revitalisation
économique, urbaine et sociale, orientée sur la promo-
tion d’une nouvelle « classe créative » (Florida, 2002 ;
Caves, 2000 ; Pratt, 1999). À l’interface des différents
milieux qui font commerce de l’innovation techno-
logique, cette injonction à la créativité occupe
désormais une place centrale et tend à redéfinir le
travail et l’identité professionnelle des acteurs engagés

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

au carrefour de la recherche technoscientifique et de


la création artistique contemporaine.
« La figure de l’innovation artistique s’infiltre
aujourd’hui dans de nombreux univers de production.
Par contiguïté, d’abord : les artistes, aux côtés des
scientifiques et des ingénieurs, passent pour le noyau
dur d’une “classe créative” ou d’un groupe social
avancé, les “manipulateurs de symboles”, avant garde
de la transformation des emplois hautement qualifiés.
Par métaphore ensuite : les valeurs cardinales de la
compétence artistique – l’imagination, le jeu, l’impro-
visation, l’anarchie créatrice – sont régulièrement
transportées vers d’autres mondes productifs. Par
exemplarité, encore : l’esprit d’invention communi-
que avec l’esprit d’entreprise, dans les jeunes et petites
entreprises, l’organisation en réseau des activités créa-
trices et des relations de travail et de communication
entre les membres des mondes de l’art fournissant un
modèle d’organisation pour d’autres sphères. Par
englobement enfin : le monde des arts et des spec-
tacles devient un secteur économiquement significa-
tif. » (Menger, 2002, p. 7)
Sur ce point, les recherches de Raymonde
Moulin avaient largement ouvert la voie en pointant
l’affermissement de l’interdépendance entre le monde
de la culture et celui du marché. Ses travaux ont
éclairé les ressorts d’une double évaluation, esthétique
et monétaire, qui encadre toujours la production et

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Art et science

la circulation de l’art dans nos sociétés où le commerce


tient une plus forte place, les œuvres constituant le
cœur de transactions et d’interactions plus intenses
entre acteurs économiques et culturels. La valeur de
l’art et la qualification des artistes apparaissent par
conséquent plus fortement liées à des critères de
marché. L’évolution des politiques en faveur de
l’innovation et de la convergence des industries cultu-
relles et technologiques ne manque pas de renforcer
considérablement ce mouvement d’hybridation de
l’art et de l’économie (Moulin, 1992, 2000). Mais,
de nombreux autres chercheurs ont également souli-
gné combien cette alliance tant convoitée entre
science, art et industrie, demeure pourtant fragile et
incertaine. S’il est en effet de bon ton de parier sur
les nouveaux « créatifs » que représentent désormais
le chercheur et l’artiste, leur rapport à l’innovation
reste problématique (Chiapello, 1998 ; Greffe, 2003).
Si, en France1, peu d’auteurs ont mené de front
l’examen des lieux et des pratiques de la convergence
entre arts, sciences et technologies, on peut noter les
travaux précurseurs que Jean-Claude Risset (1998) et
Pierre-Michel Menger (1989) ont réalisé sur l’Institut
de Recherche et Coordination Acoustique/Musique
(IRCAM) au cours des années 1980 et 1990, ainsi
que l’étude plus récente d’Helen Riot2 sur le Cube
d’Issy-les-Moulineaux (Centre de création numéri-
que) ou celles que j’ai menées sur le consortium

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

Montréalais HEXAGRAM et sur des résidences


d’artistes en laboratoires scientifiques (Fourmentraux,
2011). Toutes ces recherches, inscrites au carrefour
des sciences de la communication, de la sociologie et
de l’économie, traitent des stratégies et des pratiques
organisationnelles de mise en relation des arts, des
sciences et du développement technologique.
Malgré les vingt années qui les séparent, ces
études mettent en évidence une même contradiction :
d’un côté, l’injonction au progrès, encouragé par ces
nouvelles industries culturelles numériques qui favo-
risent le travail en réseau et prêchent pour la recon-
naissance de la « valeur créativité » comme nouvel
enjeu économique mondial ; d’un autre côté, le
durcissement paradoxal des hiérarchies, voire des
conflits, entre mondes de l’art et entreprises techno-
logiques3. L’histoire des interfaces entre art et science
s’est en effet fondée sur un conflit culturel entre des
acteurs dont les qualifications, savoirs et compétences,
étaient conçus a priori comme opposés. Dans ce
contexte, les efforts de recherche et de création étaient
dirigés vers la production d’une œuvre d’art, ou d’un
outil technologique, compris comme des finalités
opposées, en conformité avec un régime de propriété
exclusive. La division du travail subordonnait le plus
souvent l’expérimentation artistique au projet indus-
triel, en privilégiant le développement de nouveaux

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Art et science

services ou usages de la technologie (Adler, 1979 ;


Jones, Gallison, 1998 ; Risset, 1998).

Préceptes tirés de la revue Hermès


À l’heure où ressurgit au devant de la scène
académique cet incertain mariage de l’art et de la
science – fruit d’une liaison plus souvent forcée ou
arrangée que volontaire – cet opus des « Essentiels
d’Hermès » souligne le rôle qu’ont pu jouer dans ce
contexte l’image et la communication. La réunion et
relecture d’articles choisis dans l’histoire de la revue
Hermès offre une mise en perspective des interroga-
tions qui ont accompagné ou contraint ce désir, en
pointant les enjeux autant que les dilemmes et
tensions des tentatives récurrentes d’union ou d’asso-
ciation de l’art et de la science. Attentive aux ressorts
rationnels de la communication, la revue Hermès n’a
néanmoins jamais négligé la dimension sensible de
l’acte de communiquer, tel qu’il s’opère notamment
dans l’espace public. La revue a également défriché
des domaines encore émergents, qui renouvellent les
figures et les modalités pratiques de la communica-
tion. Pensons en particulier au no 62, Les jeux vidéo.
Quand jouer, c’est communiquer (2012).
Pensons également au no 61, Les musées au
prisme de la communication (2011), qui s’intéresse aux

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

transformations de l’institution muséale entre culture,


politique, communication sciences et société. C’est
pourquoi le prisme du musée et ces mises en scènes
du savoir et des arts, entre représentation, esthétique
et connaissance, constituent l’un des angles d’analyse
du présent ouvrage. Comme le montrent les textes de
Michel Van-Praët et de Roger Silverstone, l’évolution
des opérations d’exposition, de monstration* mais
aussi de démonstration ou de conservation – des arts
et des ars*, des sciences et de la tekhne –, ont constitué
le creuset de nouveaux questionnements, fonda-
teurs pour les sciences de l’information et de la
communication.
Le domaine de l’image a aussi constitué une voie
d’entrée privilégiée par Hermès pour aborder l’histoire
des relations entre art et science : comme nous le
montre le texte de Monique Sicard, le double carac-
tère à la fois expérimental et tangible de l’image, ces
dimensions visuelles et techniques, esthétiques et
physiques, l’ont inscrite simultanément dans l’histoire
de l’art et de la science. De nos jours, les figures, les
modes de production et les usages des images ne
cessent d’osciller entre l’idéal de mimèsis ou de révé-
lation de l’invisible, le désir de vérité ou le besoin
d’illusion.
À leur tour, les contributions de Marie Cornu
et de Jacques Perriault nous rappellent combien
ce dialogue entre la « création scientifique » et la

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Art et science

« recherche artistique » est demeuré l’objet de vives


négociations, au carrefour de finalités contrastées,
dont les sciences de l’information et de la communi-
cation ont amplement témoigné : images négociées,
mutations des formes de communication et des
figures de l’auteur, invention de nouvelles pratiques
de signature, etc.
Sous un autre angle encore, les articles inédits
d’Élise Aspord et de Pierre Bonton éclairent d’une
façon heuristique* et originale, sur le terrain des arts
plastiques et du théâtre, nos débats contemporains sur
le devenir des arts et des sciences en partage. Diffé-
rentes formes d’expression artistique sont ici repré-
sentées et la bande dessinée n’est pas oubliée. Un
volume de la revue Hermès lui avait d’ailleurs été
consacré en 2009, La bande dessinée. Art reconnu,
média méconnu (no 54). C’est pourquoi nous avons
sollicité pour cet Essentiel une jeune illustratrice,
Marion Montaigne, qui nous offre un regard décalé
et humoristique sur les dilemmes de cette alliance
entre art et science.
Ces apports indispensables que la revue nous
offre aujourd’hui de revisiter, sont ici introduits par
un entretien original avec le physicien et amateur d’art
Jean-Marc Lévy-Leblond (auteur du récent La science
n’est pas l’art aux éditions Hermann, 2010).

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

Quelques évolutions récentes


Le maillage entre la recherche, l’art et le marché
est aujourd’hui favorisé par toute une série de
nouvelles mesures politiques. La réforme de la loi sur
le mécénat du 1er août 2003 accélère le développe-
ment et l’acquisition d’œuvres d’art par les entreprises
du secteur privé. La France inaugure, dans le courant
de l’année 2001, deux programmes de subvention
originaux. À l’articulation des ministères de la culture,
de la recherche et de l’industrie, le dispositif d’aide à
la création multimédia (DICREAM) injecte un
budget annuel moyen de 1,3 million d’euros pour le
soutien de créations artistiques en lien direct avec le
développement d’innovations technologiques. Symé-
triquement, le réseau d’innovation audiovisuel et
multimédia (RIAM) administre un budget de
90 millions d’euros pour des projets de recherche
technologique étroitement articulés à des créations
audiovisuelles.
Ces mesures favorisent l’association de centres
d’art, de laboratoires de recherche, de groupes indus-
triels et de petites entreprises innovantes, à travers la
création et la diffusion de produits et de services
multimédias interactifs et audiovisuels numériques.
Elles promeuvent aussi une augmentation significa-
tive des programmes d’accueil de créateurs dans des
laboratoires de recherche scientifique4. Enfin, des

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Art et science

consortiums interdisciplinaires sont inventés dans


l’objectif de stimuler l’innovation, à l’instar de l’ins-
titut de recherche-création en arts et technologies
médiatiques, HEXAGRAM5 (Montréal, Canada).
Ces politiques et nouvelles interfaces entre
production artistique, recherche-développement et
innovation industrielle participent de l’expansion
d’un « monde de l’art » où les acteurs culturels,
universitaires et économiques interagissent. On
notera également ici un élargissement des limites de
la notion d’œuvre d’art, comparable au mouvement
décrit par Nathalie Heinich au sujet de la transgression
des frontières de l’art contemporain, érigée en norme
de l’innovation esthétique depuis Marcel Duchamp
(Heinich, 1998). La fragmentation des œuvres – entre
programme informatique, interface, installation
numérique, article scientifique – doit en effet y être
articulée à une distribution d’auteurs répondant moins
à la logique de la contribution collective qu’à une
nouvelle économie de création interdisciplinaire. Les
conventions en sont bousculées, moins du fait des
stratégies amont de positionnement ou d’autorité, que
par la redéfinition du partage des activités et surtout
des « issues » ou des occasions de valorisation du
travail de création. Dans ce contexte, l’artiste ne se
positionne plus face à une logique entrepreneuriale :
il devient au contraire lui-même le porte-parole d’une

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

double rationalité, artistique et entrepreneuriale, dont


l’articulation constitue désormais un enjeu primordial.
L’activité artistique en ressort quelque peu trans-
formée, partagée entre des acteurs multiples qui inves-
tissent individuellement et collectivement une
œuvre-frontière tendue entre des logiques simultané-
ment artistiques (qualité esthétique, enjeu d’exposi-
tion) et technologiques (enjeu de recherche et
développement, transfert industriel). Tel qu’on peut
aisément l’imaginer et le projeter pour des sites internet
ou des jeux vidéo d’artistes contemporains, qui entrent
au musée (Fourmentraux, 2005) mais qui engendrent
aussi, par ailleurs, des logiciels, des procédés optiques
ou des interfaces informatiques innovantes.

L’exposition et la conservation
muséales à l’épreuve des nouveaux
médias
Ces innovations artistiques et scientifiques enga-
gent la fonction d’exposition sur des voies inédites.
La mise en scène des médias numériques renouvelle
en effet la manière dont les œuvres « ont lieu » et
conduisent les artistes à produire de nouveaux « récits
autorisés » (Poinsot, 1999). Le concept « d’exposition
discursive » proposé par Bruno Latour et Peter Weibel
(2003, 2005) illustre également ce basculement

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Art et science

progressif de la chose créée à son usage, cadré et


instrumenté. Une expérience doublement perceptive
et manipulatoire des œuvres s’y trouve par conséquent
engagée et implique désormais, pour les médias et
l’image, la nécessité d’un équivalent de ce qu’est en
musique l’interprétation, entendue au sens de « prati-
que » : la pratique des arts numériques impliquant
autant les objets et la technique que les sujets qui
expérimentent, utilisent, détournent, s’approprient,
jouent avec les dispositifs ou sont pris par eux.
Certaines institutions muséales s’organisent
désormais en réseau pour développer des stratégies
communes de mise en exposition et de conservation
des œuvres réalisées à l’aide de médias non tradi-
tionnels. Il s’agit alors de préserver l’intégrité de ces
œuvres, dans un contexte marqué par la fragilité maté-
rielle des films, l’évolution des médias électroniques
de diffusion, l’expérience interactive d’Internet et
l’expansion des médias numériques. Un projet inédit
de réseau d’organismes culturels internationaux naît
en 2003, à l’initiative du Solomon R. Guggenheim
Museum de New York. Il s’appuie sur le paradigme*
des médias variables (Depocas et al., 2003) qui défend
l’idée d’une collection adaptable et évolutive qui
résiste à l’obsolescence technologique. Selon la
méthodologie du réseau des médias variables, diffé-
rentes stratégies et outils de préservation sont couplés
aux programmes d’expositions présentes et futures. La

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

variabilité de l’œuvre, intentionnelle ou due à l’évo-


lution technologique, est désormais prise en compte.
Dans ce cadre, on attend de l’artiste qu’il participe
activement à la mise en exposition de ses œuvres, en
offrant au réseau d’institutions muséales et, par exten-
sion, à leurs publics, une série d’informations et de
recommandations visant à faciliter leurs monstrations
et expérimentations. L’institution engage donc un
dialogue avec l’artiste pour mieux connaître les carac-
téristiques techniques de l’œuvre, afin d’en prévoir les
évolutions et de définir la perte acceptable. Cette
approche concertée de la préservation passe par la
mise en œuvre de forums hybrides (Latour, Weibel,
2003) qui associent des artistes, des commissaires, des
conservateurs et des informaticiens dans un travail de
définition d’une éthique de la variabilité et d’une
matrice de préférence qui énonce et hiérarchise les
stratégies envisageables : le stockage éphémère, la
migration d’un support à l’autre, l’émulation et la
réinterprétation de l’œuvre.
« Nous utilisons l’expression “objet d’art” en
référence à une collection de métadonnées stockées,
telles que des mots-clés et de l’information technique
qui se rapportent à une œuvre donnée. […] Les objets
liés englobent la note d’intention et la notice biogra-
phique d’un artiste, une description de l’œuvre d’art,
une image miniature, des mots-clés et d’autres rensei-
gnements d’indexage, ainsi qu’un lien vers l’œuvre

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Art et science

(sous forme d’une adresse URL). » (Williams, in


Depocas et al., 2003)
L’accessibilité technique devient ici un véritable
leitmotiv. Une partition ou un ensemble d’instruc-
tions visent alors à coordonner les différents
« comportements » d’œuvres tour à tour installées,
performées, interactives et en réseaux. Ces derniers
énumèrent les besoins, conditions et recommanda-
tions préalables à la mise en exposition autant qu’à
l’usage des œuvres. Entre art et science, ces nouvelles
stratégies de conservation et de monstration permet-
tent l’ouverture des musées aux logiciels artistiques
(software art), aux jeux informatiques et aux dispositifs
en réseau ainsi qu’à la documentation de perfor-
mances* et d’installations* faisant appel aux
nouveaux médias. Suivant ces évolutions, l’artiste et
le scientifique sont désormais invités par le musée à
participer à l’ingénierie de la transmission et de la
préservation de leurs œuvres. À l’ère des médias
numériques, ces nouvelles procédures constituent le
vecteur principal d’une mise en œuvre concertée. Et
si l’alliance des arts et des sciences s’avère la plupart
du temps encore incertaine et risquée, elle stimule
également le renouvellement des connaissances et
l’enrichissement de nos manières de communiquer
– au sens étymologique de la « mise en commun » –,
de nos expériences sensibles et intelligibles de l’être
au monde.

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

NOTES

1. Pour la littérature anglo-saxonne, voir notamment : Adler,


1979 ; Jones, Gallison, 1998 ; Harris, 1999 ; Hamilton,
2001.
2. RIOT, E., « Le petit monde créatif du Cube, analyse ethno-
graphique d’un centre d’art numérique », Paris, Thèse de
doctorat HEC, 2009.
3. Elen Riot (ibid., p. 293) note également que « loin de l’ambi-
tion de réconciliation des enjeux économiques, sociaux et
culturels (à l’image de modèles tels le Quattrocento, les
Compagnies des Indes, le Bauhaus et le Media Lab), le Cube
d’Issy-les-Moulineaux doit sa relative réussite essentiellement
à son action de médiation socioculturelle ».
4. Le laboratoire d’informatique de Paris 6 (LIP6), Orange Lab
(ex. Studio créatif de France Telecom R&D), et dans
certaines grandes écoles françaises (l’INSA, HEC, Centrale
et Science-Po). De nouvelles plateformes technologiques sont
également initiées par le CNRS, comme le laboratoire des
usages en technologies d’information numériques (LUTIN,
Cité des Sciences de Paris) ou le laboratoire usage, conception
et ergonomie (LUCE, MSH de Grenoble).
5. L’articulation de l’enseignement/production artistique avec
le développement des technologies numériques devient par
ailleurs le mot d’ordre d’un nombre croissant d’institutions
hybrides parmi lesquelles on peut par exemple citer sur le
territoire français : l’Atelier Arts Sciences – CEA, « Hexa-
gone » Scène Nationale de Meylan, Grenoble ; Imaginove et
le Pôle Pixel du grand Lyon ; le Pôle Images du Nord Pas
de Calais ; la plateforme transfrontalière Transdigital (Lille-
Tourcoing, Mons/Maubeuge, Gand).

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Art et science

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Présentation générale. Art et science. L’ère numérique

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La science n’est pas l’art


Jean-Marc Lévy-Leblond

Entretien avec Jean-Paul Fourmentraux, 2012.


Inédit

Si certains demandent à la science de théoriser l’art, je


demanderai plutôt à l’art de m’aider à pratiquer la science.
J.-M. L.-L., 2011

J.-P. F. : Vous êtes un physicien reconnu, mais


aussi un amateur d’art éclairé, régulièrement invité à
évoquer vos passions et votre vision de l’interface entre
science et art : comment avez-vous été amené à tenter
d’articuler ces deux mondes et domaines de spécialité ?
J.-M. L.-L. : Ce qui m’intéresse, c’est d’abord
la culture. Et secondairement la science. Plus préci-
sément, la science ne m’intéresse que dans la mesure
où je peux l’intégrer dans un cadre culturel plus large.
Quand j’étais lycéen, tout m’intéressait autant, la
philo, les maths, la physique ; jusqu’au baccalauréat,
je n’ai pas choisi ma voie. Ce n’est qu’ensuite que je

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Art et science

me suis dirigé vers les sciences. Probablement en vertu


d’une certaine influence familiale et aussi par facilité,
car c’est d’une certaine façon plus simple de faire de
la physique et des maths que de la philo ou de l’art.
Mais en choisissant de faire des sciences et surtout de
la physique, j’ai eu le vif sentiment d’un risque de
perte de sens et j’ai toujours tenté de rester au plus
près de mes passions culturelles. Il ne s’agit donc pas
d’une conversion tardive, tout à l’inverse. Pour éviter
un trop grand repliement au sein d’une discipline
particulière, je me suis toujours tourné vers d’autres
champs que la science, mais en tentant d’éviter la
schizophrénie – et c’est peut-être là toute la difficulté,
le défi. Essayer de ne pas vivre dans deux mondes
séparés : d’un côté le laboratoire où je travaille
pendant la journée, où je fais des calculs de physique
théorique, et de l’autre côté, une fois rentré chez moi,
l’écoute de la musique ou la visite d’expositions, etc.
Ce qui me motive, c’est au contraire d’essayer d’établir
des ponts, ou plutôt – j’aime mieux cette image – des
croisements.

Vous préférez en effet soutenir l’idée d’un “alliage”


éventuel – difficile et risqué – entre art et science, plutôt
que la promotion d’une convergence ou d’une fusion selon
vous illusoire.
Alliage est en effet le terme que nous avons
choisi pour titre de notre revue, dans le sens où un

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La science n’est pas l’art

alliage de métaux n’est pas un mélange confus, mais


une coexistence organisée des substances, chaque
atome gardant son individualité. Pour reprendre
l’autre image, celle des croisements, il s’agit d’établir
des carrefours que chacun, le scientifique, l’artiste,
traverse en fonction de son itinéraire propre. Mais de
temps en temps, ces chemins peuvent se croiser et les
trajectoires individuelles peuvent en être plus ou
moins modifiées. Il ne s’agit donc pas de convergence
ou de parallélisme, idée qui ne mènerait qu’à la
confusion.

On gagnera peut-être à recadrer historiquement ce


mariage entre art et science, qui apparaît aujourd’hui
sous un jour nouveau, comme une injonction forte des
récentes politiques culturelles ou de recherche universi-
taire. On assiste au fil du temps à un mouvement pendu-
laire : si à l’origine art et science n’étaient pas séparés,
on a pu assister ensuite à des situations de rejet de l’un
par l’autre, ponctuées par des phases de revalorisation
ponctuelles du dialogue entre les deux.
On peut le faire à très grands traits, au risque
d’être caricatural. Commençons au début du
e
XVII siècle lorsque se définit la science au sens
moderne du terme. Il apparaît qu’à cette époque, la
question ne se pose pas encore de la disjonction entre
science et culture : la science est un élément de la
culture de son temps et elle naît dans ce bain culturel.

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Art et science

C’est clair si l’on considère le cas de Galilée, par


exemple, qui est un très grand physicien parce qu’il
est aussi un homme de culture, versé dans les arts du
dessin et de la peinture. C’est ce qui lui permet d’être
un excellent observateur du ciel et un talentueux écri-
vain dont les livres auront un retentissement consi-
dérable. On pourrait aussi évoquer Descartes : c’est
nous qui découpons, a posteriori, un Descartes mathé-
maticien ou physicien, d’un côté, et un Descartes
métaphysicien et philosophe, de l’autre. En réalité,
c’est bien sûr le même homme et ses interrogations
ne séparent pas les deux domaines. Au XVIIe siècle, la
science était pleinement intégrée au milieu culturel.
La disjonction commence à opérer au
e
XVIII siècle, lorsque la science s’institutionnalise. C’est
le temps des grandes académies en particulier : on y
trouve les germes de la séparation entre art et science,
mais qui s’opère quand même dans le cadre d’une
alliance très étroite. Le meilleur exemple en est la
grande Encyclopédie, qui allie arts, philosophie, lettres,
sciences, techniques – tout en reconnaissant leurs
différences. L’équipe de tête de l’Encyclopédie est à cet
égard tout à fait emblématique : c’est Diderot et
d’Alembert. Diderot le philosophe écrivain et d’Alem-
bert, le physicien mathématicien. Ils collaborent, mais
chacun a ses domaines de compétence. Il n’y a plus
identité de rôle. La divergence va s’approfondir, et
devenir un véritable divorce au XIXe siècle. La science

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La science n’est pas l’art

va l’emporter quant à son pouvoir social. Tant qu’elle


était une force montante et minoritaire, ce qui est le
cas au XVIIe siècle encore, elle a besoin de s’appuyer
sur le reste du mouvement culturel et intellectuel de
la société. Mais au XIXe siècle, avec le développement
des grandes universités et des grands laboratoires, elle
devient une des forces dominantes de la superstruc-
ture idéologique*, et son poids est désormais essen-
tiel dans l’économie, la technique et l’industrie. La
science s’autonomise alors de la culture. On pourrait
proposer à cet égard une grille d’analyse de toute la
littérature du XIXe siècle, qui prendrait pour guide les
évolutions de son rapport à la science, depuis le rejet
romantique – Lamartine et ses locomotives qui déchi-
rent le paysage et en chassent les fées et les dryades,
et plus encore les romantismes anglais ou allemand
qui sont véritablement anti-technologiques et indus-
triels – jusqu’à la fin du XIXe siècle, où la science gagne
et exerce une puissante attraction : avec le mouvement
naturaliste, Zola dit faire de la littérature comme
Claude Bernard fait de la biologie ; il prend la physio-
logie comme modèle d’investigation et d’analyse de
la société.
Et puis on arrive au XXe siècle : le divorce est
consommé et tourne à l’aliénation mutuelle, sauf cas
d’espèces, mais qui souvent sont abusivement extra-
polés. On peut dire que la science se développe dans
une indifférence à peu près totale à l’égard du mouve-

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Art et science

ment artistique. Et la réciproque est valable aussi. Ce


n’est pas vrai sur le plan des techniques, bien
entendu : la photographie, le cinéma, etc. Mais en
termes de contenus scientifiques proprement dit, je
crois que les rapports sont quasiment nuls. Le
e
XX siècle reste bien, pour l’essentiel, un moment
d’indifférence mutuelle. Au XXIe siècle, aujourd’hui,
surgit la prise de conscience que ce divorce n’est pas
sans danger, pour la science comme pour l’art. Appa-
raît la volonté de retrouver des liens, mais de façon
beaucoup trop superficielle. On a trop souvent
l’impression d’un projet d’alliance de l’aveugle et du
paralytique, la science venant chercher dans l’art un
supplément d’âme, une garantie culturelle, alors que
l’art de son côté demanderait à la science de lui
donner une caution de modernité et d’efficacité. Mais
tout cela reste à mon avis de l’ordre de rapproche-
ments épisodiques, superficiels et sans profondeur –
du moins la plupart du temps, car heureusement, il
y a bien sûr des exceptions.

Ce chassé croisé de l’art et de la science est égale-


ment très instructif lorsque l’on veut reconnaître et analy-
ser les véritables occasions de dialogue et de confrontation
entre des artistes et des scientifiques. On a besoin aujour-
d’hui d’être informés par cette histoire, pour ne pas réin-
venter la roue, dès lors que l’on souhaite engager des
collaborations fructueuses.

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La science n’est pas l’art

L’histoire des rapports entre art(s) et science(s)


en montre effectivement la fécondité, quand ils
peuvent être pensés de façon profonde et vraiment
créatrice, mais je ne suis pas sûr que l’on puisse retrou-
ver de tels rapports aujourd’hui, ni même véritable-
ment s’en inspirer. Je crois que le problème est plus
difficile, et que nous devons inventer des formes
nouvelles. Pour prendre un exemple, je ne vois pas
aujourd’hui comment nous pourrions avoir un Dide-
rot et un d’Alembert travaillant côte à côte, dans une
aussi vaste perspective que la leur. Diderot avait beau
être philosophe et écrivain, il comprenait quand
même ce que faisait d’Alembert, et réciproquement.
Aujourd’hui, ce type de situation est pratiquement
exclu, et le problème est moins celui d’un rapport
interindividuel que celui d’un socle culturel commun.
Pour prendre un autre exemple au XIXe siècle, assez
exceptionnel d’ailleurs, considérons l’une des rares
figures qui échappe à la dichotomie précédemment
évoquée entre le rejet de la science et de la technique,
ou au contraire, son acceptation et la volonté de s’y
rallier. Il s’agit du cas de Victor Hugo, qui est resté
sur la ligne de crête entre ces deux pentes. Mais n’est
pas Hugo qui veut. La difficulté de la situation
présente m’incite à penser qu’il faut rester modeste et
expérimenter à petite échelle. Je crois peu à des grands
programmes globaux.

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Art et science

J’ai pour ma part tendance à penser – mais vous


venez également de le dire – que la technique constitue
un bon élément pivot et qu’il y a comme pour la photo-
graphie ou le cinéma, avec la naissance de l’ordinateur
ou de l’Internet aujourd’hui, des enjeux de recherche qui
sont à la fois vifs du côté de l’art ou de la création
artistique et du côté de la recherche en informatique. Il
est vrai qu’il s’agit de recherches dans un domaine très
appliqué, mais dans lequel peut émerger un nouvel hori-
zon de collaborations, lié au fait qu’artistes et informa-
ticiens utilisent le même outil, et au fait qu’ils sont tous
deux engagés dans une démarche de recherche, l’un ne
venant pas en renfort de l’autre comme dans une relation
de maître d’œuvre à exécutant, mais au contraire chacun
essayant de faire avancer au contact de l’autre le fruit
de ses réflexions et de son travail.
Oui, c’est vrai, mais je crois que cela ne touche
pas vraiment au problème actuel des rapports de la
science et de l’art, pour deux raisons.
D’une part, est-ce si neuf ? Ce qui est nouveau,
c’est la technique informatique, les rapports entre la
création artistique et les technologies de l’information
et de la communication. Mais on retrouve cette intru-
sion de techniques nouvelles dans la création artisti-
que à toutes les époques. Après tout, on pourrait
remonter au Quattrocento et parler des débuts de la
peinture à l’huile : de nouvelles techniques sont alors
mises en œuvre (nouveaux pigments, nouveaux

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La science n’est pas l’art

solvants, etc.) et les artistes travaillent avec des artisans


– pour autant que l’on puisse distinguer les uns des
autres – qui vont leur apporter de nouveaux maté-
riaux. À cette époque, le mot tekhnê signifie d’ailleurs
à la fois l’art et le métier. Mais aujourd’hui, ce rapport
aux techniques modernes touche peu à ce que l’on a
envie de continuer d’appeler la science, c’est-à-dire
quand même un rapport aux nouveaux contenus de
connaissances. Vous pouvez très bien être un expert
du traitement de l’information, sur tel ou tel objet
technologique nouveau, sans comprendre ce qui se
trame dans son ventre. Vous n’êtes pas obligé du tout
de connaître la mécanique quantique qui gouverne
l’électronique d’un ordinateur pour vous en servir, y
compris à des fins créatrices, ni la relativité générale
qui joue sur la précision des systèmes GPS pour faire
de l’art communicationnel, etc.
D’autre part, le deuxième aspect de l’ambiguïté
de cette situation, c’est qu’à vouloir trop insister sur
ces couplages entre art et technique, on finit par
conforter la tendance lourde actuelle, qui est précisé-
ment la disparition de la science derrière la technique
qu’elle a elle-même engendrée : la transformation de
la science en technoscience, dominante aujourd’hui.
C’est-à-dire qu’en mettant en avant l’efficacité de ces
objets nouveaux, on scie d’une certaine façon la bran-
che sur laquelle on est assis : la science en tant que

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Art et science

connaissance spéculative, rapport intellectuel au


monde.
Que les choses soient claires, je ne méprise ni
ne sous-estime l’intérêt et l’importance des outils
informatiques ou électroniques dans de nombreuses
formes de création artistique – aussi bien picturales
que musicales – mais je crois qu’à s’en satisfaire trop
vite, on évite la question de fond.

Vous préférez privilégier l’observation fine et l’ana-


lyse de ces « brèves rencontres » entre art et science, dont
vous parlez dans votre livre, plutôt que de postuler a
priori des formes parfaites d’articulation. Comment
penser alors le mouvement d’ensemble qui conduit l’art
et la science à converger vers la technique ?
La science ne converge pas vers la technique,
mais a tendance aujourd’hui, je le disais, à disparaître
sous elle. Un peu comme un fleuve qui alimente un
lac, lorsque le niveau monte et que l’eau finit par
recouvrir le fleuve et même sa source. On peut le dire
d’une autre façon : l’enjeu d’une discussion critique
et profonde sur les relations entre art et science amène
justement à mon avis à poser la question de l’avenir
de la science ; je ne suis pas sûr qu’elle en ait un, au
sens où nous l’avons entendu durant presque quatre
siècles. Or, précisément, interroger son statut culturel
et donc son rapport avec les arts est une façon de
dire : attention ! Derrière l’immense effectivité de la

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La science n’est pas l’art

science depuis un siècle et demi, ne risque-t-elle pas


de s’étioler elle-même, victime de sa propre efficacité ?
C’est cela qui me préoccupe le plus aujourd’hui.

Mais cela préoccupe aussi les artistes, car derrière


l’idée d’art technologique, la technologie amène l’idée
d’application. Dans un monde comme dans l’autre, le
risque est non pas d’être asservi par la machine, mais de
produire une machine qui tend peu à peu à devenir le
cœur d’activité de ces deux mondes.
Tout à fait, c’est bien pour cela qu’un des
courants artistiques modernes qui m’est le plus cher
est précisément un mouvement qui refuse l’emphase
technique, celui de l’Arte Povera italien : la recherche
délibérée de moyens rudimentaires, pauvres, pour
s’exprimer. Cela n’a pas empêché ce mouvement
(cette « attitude » plutôt, préfèrent dire ces artistes
eux-mêmes) d’être au cœur de la modernité artistique.
Les artistes de l’Arte Povera n’ont pas recouru à l’élec-
tronique ou à l’informatique, tout au contraire, ils
ont travaillé le bois, la pierre, le feu, le goudron, les
éléments les plus simples et les plus rudimentaires,
avec les techniques les plus anciennes.

Se pose aussi ici la question de la transmission du


« faire art » ou du « faire science », concernant la valo-
risation des résultats de l’une et de l’autre pratique, qui
diffèrent beaucoup. Car c’est sans doute au niveau des

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Art et science

finalités que l’art et la science se distinguent le mieux.


Vous dites vous-même que l’art, et a fortiori l’art contem-
porain, vous attire en raison précisément de ses différences
avec la science, plus qu’en raison de leur éventuelles
similarités. D’un côté, s’exprime une volonté de les penser
ensemble, de jeter des ponts entre art et science. D’un
autre côté, c’est précisément l’inverse, c’est parce que ces
domaines sont divergents que leur articulation vous
semble intéressante.
Vous savez, c’est comme dans les rencontres
humaines. Lorsque vous rencontrez quelqu’un, il vous
intéresse d’autant plus qu’il est différent de vous.
Certes, toute différence n’est pas intéressante, et
chacun choisit les différences qui l’intéressent. Mais
c’est en effet dans ce que l’autre fait de différent que
l’intérêt réciproque peut advenir. Je me rends bien
compte lorsque j’échange avec des artistes que leur
fonctionnement mental est différent du mien. C’est
cela qui me perturbe, de façon tout à fait positive.
Car cette différence m’oblige, à un moment donné,
à faire retour sur moi-même et à me rendre compte
qu’au fond, ma démarche de physicien peut être éclai-
rée d’une façon inattendue, non pas parce que je vais
y trouver une équivalence préétablie avec une pratique
artistique, mais parce que cela va me permettre de
découvrir dans ma propre pratique des aspects que
j’avais négligés.

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La science n’est pas l’art

Concernant cette idée d’une divergence et d’une


pluralité de finalités entre l’art et la science, je voudrais
questionner aussi les modes d’exposition mobilisés pour
en rendre compte ou les donner à voir. En art, on parle
de monstration alors que la science parle de démonstra-
tion. Comme si chacun avait son propre média pour
diffuser ses résultats, ce qui me semble intéressant et
problématique d’un point de vue muséal également.
Ce que vous dites pointe l’ambiguïté de l’idée
même de musée des sciences, dont je ne suis pour ma
part pas du tout persuadé qu’elle soit pertinente. Parce
qu’effectivement, si on peut montrer des œuvres d’art,
on ne peut pas vraiment démontrer des résultats scien-
tifiques dans un musée. Pensons aux musées des tech-
niques : cela paraît pourtant plus simple, car on y voit
bien des machines, mais cela pose déjà un problème
que j’ai eu l’occasion de discuter lorsque j’étais moi-
même partie prenante dans le réaménagement du
musée des Arts et Métiers. Que montre un objet
technique lorsqu’il ne fonctionne pas ? Vous voyez
bien une vieille machine à vapeur du XIXe siècle ou
un moteur électrique. Mais une machine qui ne fonc-
tionne pas n’est plus une machine ! Elle est morte et
sa monstration* ne dit rien de ce qu’elle est vraiment,
ni quant à son fonctionnement purement technique
– ce n’est pas parce que l’on voit une locomotive à
l’arrêt que l’on comprend le mécanisme d’embiellage ;
on ne pourra le comprendre qu’en voyant la trans-

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Art et science

formation effective du mouvement alternatif en rota-


tif, d’où les tentatives plus ou moins réussies pour
pallier cette difficulté en exposant aussi de petites
maquettes – ni quant au fonctionnement social de la
technique, qui est alors complètement laissé de côté :
quand vous voyez une machine à vapeur sans entendre
le vacarme qu’elle produit, la vapeur qu’elle dégage,
la saleté de son environnement, le danger de son fonc-
tionnement, vous ne comprenez rien à sa nature.
Une autre grave limitation, dans quasiment tous
les musées des techniques, c’est qu’on ne peut
comprendre la technique que si l’on comprend la
panne, l’incident ou l’accident, qui est constant.
Toute machine tombe en panne. La panne est un
élément constitutif du rapport à la technique. Et donc
si vous ne travaillez pas à mettre en évidence, non
seulement la panne, mais aussi le danger et le risque
qui lui sont associés, vous passez à côté de l’essentiel.
Les musées des techniques restent trop souvent des
cimetières de machines, même quand ils montrent
des objets modernes.

Mais ne peut-on pas dire la même chose des musées


d’art ?
Sans doute, d’une certaine façon. Mais c’est
quand même beaucoup moins vrai, en raison du fait
qu’une œuvre d’art est quand même faite pour être
regardée ! Alors qu’une machine est faite pour fonc-

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La science n’est pas l’art

tionner, elle n’est pas offerte au regard a priori. Sa


fonction sociale est différente. Mais en effet, une criti-
que semblable peut valoir pour ces grandes exposi-
tions temporaires qui drainent des centaines de
milliers de visiteurs, qui n’ont même pas le temps de
voir vraiment les œuvres parce qu’ils sont poussés par
les suivants. Si la muséologie contemporaine a fait des
progrès, c’est en montrant les œuvres d’art dans un
contexte qui leur donne un sens, parmi d’autres, mais
un sens qui est nécessairement contextuel. Je pense
par exemple au musée d’art contemporain du Castello
di Rivoli, près de Turin, où la plupart des œuvres
exposées ont été conçues par les artistes en fonction
de la salle dans laquelle elles sont montrées. Dans ce
château du XVIIIe siècle, on trouve par exemple un des
cercles de pierres de Richard Long posé sur un carre-
lage ancien de grandes dalles noires et blanches qui
donnent à la pièce une force incroyable.

Quelle est alors la place de la science dans les


musées ?
J’avoue avoir beaucoup de mal à comprendre ce
qu’on peut en faire dans un musée. Au fond, il me
semble que l’on n’a pas jusqu’à présent réussi à faire
mieux que le Palais de la Découverte, que l’on consi-
dère trop souvent, mais à grand tort, avec quelque
dédain. Des présentations simples permettent au visi-
teur d’être actif, comme dans la salle de mécanique

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Art et science

ou la salle d’électricité où vous pouvez actionner les


appareils et vous mettre vous-même en situation
d’expérimentateur. Là, vous observez un effet physi-
que, que vous produisez, que vous pouvez voir,
toucher ou ressentir. Cela donne du sens.

Parce que cela passe par l’expérimentation…


Cela passe en effet par l’expérimentation. Cette
approche a été reprise et modernisée par l’Explorato-
rium de San Francisco où l’on propose aux visiteurs
des « manips » à faire eux-mêmes. Ce sont des manips
hands on, mais des manips ouvertes, dont vous ne
savez pas par avance ce que vous allez pouvoir en tirer,
car vous pouvez aussi les détourner. En revanche, des
lieux comme le musée des sciences de la Villette me
laissent très réservé : on y voit beaucoup de simula-
tions, de vidéos… mais je ne crois pas que cela donne
véritablement à penser l’activité scientifique en tant
que telle.

Dans le meilleur des cas, on expose l’activité ou


l’expérience, on arrive à traduire l’activité de laboratoire.
Dans le pire des cas, cela devient une espèce de présen-
tation didactique un peu pauvre de ce que peut être la
science, avec une visée uniquement vulgarisatrice…
Qui souvent bascule dans le show médiatique :
regardez comme c’est beau, comme c’est grand,
comme c’est impressionnant. Et donc on renforce le

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La science n’est pas l’art

mauvais côté, le côté magique, plutôt que de mettre


en évidence le processus même de travail de la science.
Cela nous ramène au thème de la panne et au fait
que la science est présentée par son côté le moins
réaliste dans sa pratique. On expose les résultats, mais
ce n’est qu’une toute petite partie de la science. En
fait, la science passe son temps à rater. Or cela n’est
jamais dit, alors même que c’est ce qui est sans doute
le plus intéressant. La recherche scientifique est une
activité qui échoue tout le temps, sauf de temps en
temps, où il lui arrive de réussir. Et c’est admirable,
cette volonté permanente de revenir sur ses pas, de
recommencer, de ne pas se laisser décourager par
l’échec. Mais on ne le dit jamais : on préfère présenter
l’activité scientifique comme un processus systémati-
que qui réussit à tous les coups.

La manière dont on peut revendiquer et valoriser


le produit de son activité varie toutefois d’un monde à
l’autre. La clôture est-elle plus forte en art qu’en science ?
J’en suis convaincu. Si vous vous référez à la
question de l’autorat, c’est tout à fait clair, déjà dans
la science la plus classique. On parle par exemple du
théorème de Pythagore mais il est tout à fait clair que
Pythagore ne l’a pas inventé, c’est une connaissance
qui sous des formes plus ou moins archaïques existait
déjà : les Indiens connaissaient ce résultat depuis très
longtemps. Intervient alors le jeu des attributions

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Art et science

symboliques. Même dans le cas d’un apport majeur


par un grand scientifique, lorsqu’on peut parler d’une
œuvre personnelle, elle se fonde toujours sur des
travaux antérieurs. Einstein par exemple arrive après
des dizaines de physiciens, il va poser ce qui est à la
fois une pierre fondatrice et en même temps une clé
de voûte.
Vous allez me dire qu’en art c’est pareil, et que
les artistes s’inscrivent toujours dans une histoire de
l’art. D’accord. Mais les grands artistes opèrent me
semble-t-il des ruptures qui sont beaucoup plus indi-
viduelles ou singulières. Si Einstein n’avait pas existé,
on aurait quand même eu la théorie de la relativité,
sous des formes et avec une terminologie sans doute
un peu différentes, mais à quelques années près, quel-
qu’un d’autre aurait fait quelque chose de semblable.
Si Picasso n’avait pas existé, je ne suis pas du tout sûr
qu’un autre artiste aurait fait quelque chose de simi-
laire. Il me semble qu’il y a quand même beaucoup
plus de contingence et d’inattendu dans l’histoire de
l’art que dans l’histoire de la science.
La notion d’autorat est quand même beaucoup
plus faible dans la science que dans l’art, y compris
classique. Aujourd’hui, d’ailleurs, elle perd totalement
son sens, au moins dans cette grande partie de la
science contemporaine qu’est la Big Science, la science
lourde. Pour faire allusion à un épisode récent,
l’annonce des fameux neutrinos prétendus supralumi-

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La science n’est pas l’art

niques, et sans commenter plus avant cette expérience


(dont je suis persuadé que le résultat est erroné), il
est intéressant de regarder qui sont les « auteurs » de
cette manip : la publication est signée par 175 cher-
cheurs ! On est loin de l’autorat individuel. C’est
comme si une voiture sortant de chez Renault était
signée par chaque ouvrier qui a serré un boulon ici
ou là. Certes, les 175 chercheurs ont tous contribué
à l’expérience, mais dans le cadre d’une division du
travail de type industriel. L’autorat, au sens de la
création individuelle et personnelle, est totalement
dissout dans une telle situation. C’est si vrai qu’on
est en train d’instaurer dans ce domaine de la science
une norme différente, qui pose que les articles ne sont
plus signés par des auteurs individuels, mais par les
groupes eux-mêmes. Les articles porteront le nom des
laboratoires qui ont contribué à cette recherche, une
liste de noms individuels étant reléguée en annexe.
Pour reprendre l’analogie avec l’industrie, on passe à
une logique d’entreprise, de marque.

Mais j’ai tendance à penser qu’il existe aussi des


œuvres interdisciplinaires, comme il existe des recherches
interdisciplinaires qui redistribuent les cartes de l’auto-
rité de manière assez originale. Il y a des précédents dans
l’histoire de l’art : on peut penser à l’exemple souvent cité
de Pierre Soulages et du Maître verrier qui ont réalisé
ensemble les vitraux de Conques. Il y avait là innovation

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Art et science

dans les deux domaines. Or ce modèle essaime et permet-


trait peut-être de rendre ces « brèves rencontres » dont
vous parlez, ces confrontations entre art et science, plus
riches et plus respectueuses de l’apport des différents
contributeurs. C’est de mon point de vue ici que les
sciences de la communication interviennent et peuvent
jouer un rôle, si l’on prend communication dans son sens
étymologique de « mise en commun ». L’observation peut
porter sur la circulation des savoirs et la mise en commun
de connaissances et pourquoi pas de volontés d’agir, mais
dans une communication qui serait véritablement trans-
formatrice, qui ne ferait pas que passer comme le
« message » dans les vieilles théories de l’information,
mais qui changerait les manières de penser et de faire
des uns et des autres.
Oui, vous évoquez la relation entre artiste et
technicien ou artisan, certes extrêmement intéres-
sante. Mais, je ne crois pas que cela puisse faire
modèle, d’autant que cela ne touche pas véritablement
à la question de la science en tant qu’activité intel-
lectuelle spéculative. Il ne s’agit pas de science au sens
de connaissances fondamentales. Et il reste difficile
de trouver des exemples de recherches interdiscipli-
naires qui concernent par exemple la théorie de la
relativité, la mécanique quantique ou même la biolo-
gie moléculaire. Si je parle de « brèves rencontres »,
c’est parce qu’il me semble que, sauf cas d’espèces, je
ne connais pas de collaboration entre artiste et scien-

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- CNRS - Art et science - 12 x 19 - 25/7/2012 - 16 : 17 - page 47

La science n’est pas l’art

tifique (au sens de chercheur fondamentaliste) qui


auraient produit une œuvre dans une telle logique
commune. Si cela arrive, je serais le premier à m’en
réjouir. Mais je crois que cela ne peut pas être un
objectif ; d’une certaine façon, c’est trop en deman-
der. Je préfère me dire qu’on se croise, que l’on
échange, sans finalité préconçue : on ne se dit pas que
l’on va forcément faire quelque chose ensemble. On
montre à l’autre ce que l’on fait et on discute. Cela
peut avoir des effets réels, à terme, dans la mesure où
la pensée du scientifique aura été modifiée par sa
rencontre avec l’artiste – espérons que l’inverse arrive
aussi. Mais dans la plupart des cas, ces traces ne seront
ni conscientes ni visibles. Car cette transformation ne
peut à mon avis pas être programmée, ni prévue. Elle
est d’ailleurs plus intéressante encore lorsque ni l’un
ni l’autre ne savent comment et en quoi ils ont été
transformés. Ils sauront peut-être qu’il s’est passé
quelque chose entre eux, mais quoi ?

Références bibliographiques
FOURMENTRAUX, J.-P., Artistes de laboratoires. Recherche et création
à l’ère numérique, Paris, Hermann, 2011.
LÉVY-LEBLOND, J.-M., La science n’est pas l’art, Paris, Hermann,
2010.

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