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access to Ethnologie française
I RÉSUMÉ
Un rapide survol de l'histoire de l'aviation montre que si la gamme des formes et des solutions techniques inventées est immen-
se, plusieurs types d'aéroplanes furent systématiquement rejetés ou marginalisés, en dépit de leurs indéniables qualités de vol,
de leur supériorité économique ou de la plus grande sécurité qu 'ils offraient. Cependant, après quelques décennies de mise au
second plan de l'efficacité, ces engins d'allure non classique sont finalement construits, comme si les techniques modernes pliaient
elles aussi devant la « tendance » technique (Leroi-Gourhan). Le dilemme est alors de comprendre comment celle-ci s'insinue
quotidiennement dans des systèmes techniques malgré la complexité des réseaux de significations dont ils participent.
Prenant prétexte de la place faite à l'efficacité par l'ethnologie des techniques, on s'interroge alors sur la méfiance de la « nou-
velle sociologie des techniques » envers cette notion, alors même que les deux approches sont incontestablement complémen-
taires.
Mots-clefs : aviation, tendance technique, efficacité, technologie culturelle, sociologie des techniques
Pierre Lemonnier
CNRS, Centre de Recherche et de Documentation sur l'Océanie
Centre de la Vieille Charité, Rue de La Charité
13002 Marseille
D' étranges aéronefs sous l'aile compter les hydravions ou l'usage de turbopropul-
de la tendance1 seurs (au lieu de moteurs à piston).
Chaque niveau de la description révèle donc une
L'histoire de l'aviation est un bon exemple de tech- large exploration du champ des possibles, ce qui est
nique « de pointe » développée dès l'origine par des habituel dans toute étude technologique. Cependant,
ingénieurs talentueux et qui laisse une singulière lati-bien que multiples, les variations rencontrées concer-
tude à l'invention tout en étant par ailleurs marquée du nent toutes ici les aspects les plus fonctionnels de
poids de la tendance. A priori, un avion ne laisse de l'objet technique considéré, et non une quelconque
place qu'à des choix techniques mûrement réfléchis. transmission d'information entre groupes sociaux
Comme dans le cas d'une herminette ou d'un piège à (c'est-à-dire ce que l'on rassemble traditionnellement
ours, safarme traduit plusieurs de ses fonctions phy-sous le terme de « style »4). Tous les traits techniques
siques, ici adaptées au vol et au transport d'une char- que l'on vient de citer contribuent incontestablement,
ge : les ailes créent une portance, le fuselage contientet de manière fondamentale, au fonctionnement de
une charge, les moteurs impriment un mouvement, lesl'avion en tant qu'il est un avion, c'est-à-dire à sa
ailerons, la dérive et les gouvernes équilibrent et diri-faculté de déplacer une charge dans les airs. Ils ne
gent le vol, etc. Or, si l'on se penche sur l'histoire de marquent a priori aucune appartenance sociale ou eth-
l'aviation, et même en ne s'en tenant qu'aux avions nique, et ils ne contiennent aucune information si ce
« réussis » - c'est-à-dire à ceux qui ont effectivement n'est une indication indirecte de l'école de pensée de
volé et répondu aux attentes de leurs utilisateurs -, onl'ingénieur qui Fa produit5. Ils ne renseignent pas
est frappé par la diversité des solutions techniques même sur une période particulière de l'histoire de la
retenues. technique aéronautique, puisqu'à une ou deux excep-
Si l'on considère par exemple l'implantation tions
desprès (les multiplans, les avions ayant un grand
moteurs sur les seuls avions de transport civil ànombre héli- de moteurs ou ceux dont les passagers sont
ce, ce qui limite déjà grandement l'échantillon, ilassis appa- dans les flotteurs), toutes les solutions passées en
raît que les moteurs peuvent être installés sous revue l'aile, à l'instant sont encore employées aujourd'hui.
dans l'aile, au-dessus de l'aile, entre les ailes d'un Tous ces avions volent (ou ont volé) régulièrement,
multiplan, dans chacune des ailes d'un biplan, à même si les traits techniques considérés présentent
l'extrême avant du fuselage, dans le fuselage et dans une extrême variété. Quelques-uns volaient certes plus
les ailes, dans le fuselage et sous les ailes, à l'avant et vite, plus loin, plus sûrement ou plus économique-
à l'arrière du fuselage, à l'arrière du fuselage seule- ment que d'autres, mais tous sont (ou ont été) des
ment, dans les ailes et dans la dérive2. Les hélices peu- objets techniques efficaces, répondant à la demande de
leurs utilisateurs.
vent être tractives ou propulsives, et le nombre de
moteurs varie de un à douze (sur le Dornier Do X de En matière de configuration générale, de forme et
1929). Un semblable foisonnement de solutions exis- d'agencement des ailes, du fuselage, des dérives et
te aussi pour d'autres éléments assurant les fonctions des moteurs, il n'existe aucune panacée, seulement
physiques de base demandées à tout avion. Par des compromis (Smith, 1985, p. 202). Chaque concep-
exemple dans la forme, l'implantation et le nombre des teur est toujours persuadé d'avoir trouvé le meilleur
ailes, ou la présence et la localisation de l'empennage. qui soit et des progrès évidents existent, qui traduisent
La disposition des passagers n'est pas moins variable : l'accroissement des connaissances techniques. Cepen-
on les découvre dans les deux flotteurs d'un hydravion dant ces compromis portent rarement sur les grands
ou dans deux fuselages, et même partiellement à l'inté- choix d'implantation présentés jusqu'ici, mais, le plus
rieur des ailes3. souvent, sur des domaines particuliers. Ainsi, parallè-
On trouve à nouveau des différences très sensibles lement à la diminution relative des coûts de construc-
d'un appareil à l'autre lorsque l'on prend en compte un tion, des améliorations constantes ont porté sur l'effi-
unique type d'avion - par exemple les bimoteurs de cacité aérodynamique (par la mise au point de
transport léger à aile haute -, de manière à restreindre nouveaux profils de fuselage, d'aile ou de prise d'air)
le champ des variations possibles. Si le cas général est et la réduction (relative) du poids des avions, sur la
illustré par un avion à moteur à plat ou en ligne, doté puissance et la consommation spécifique des moteurs
d'une hélice tractrice et d'un fuselage courant jusqu'à et sur la sécurité. Elles se sont traduites par des gains
l'empennage, on trouve aussi des avions à fuselage en vitesse, en autonomie, en capacité, et par la réduc-
ultra-court, plusieurs cas d'hélices propulsives (ins- tion des risques d'accident et des coûts d'utilisation.
tallées à l'arrière du fuselage), des moteurs en étoile et Mais, il est remarquable que les formes originales res-
d'autres installés sur des nacelles accrochées aux tent isolées et sont rarement développées, ce qui
conduit à se demander pourquoi certaines solutions
flancs du fuselage plutôt qu'en avant de l'aile, sans
techniques et configurations ne sont pas retenues par erreurs d'utilisation répétées (tentative de décollage
l'aéronautique. Les formules ou dispositifs rejetés le sur un moteur), une allure inhabituelle et surtout le fait
sont-ils parce qu'ils ne remplissent pas les fonctions que la sécurité apportée ne s'accordait pas à l'image
physiques que l'on attend d'eux, ou pour d'autres rai- « virile » qu'un pilote se fait d'un engin de ce type ont
sons, qui ne sont pas matérielles mais de l'ordre de la détourné les pilotes civils de cet avion7. Ajoutons que
mode, ou de l'idée que l'on se fait d'un avion, de son le bruit élevé qui régnait dans l'habitacle était peut-être
allure générale ou de la manière de le piloter ? Ne difficilement compatible avec la « classe » présumée
pèse-t-il pas sur le développement de l'aviation des d'un tel avion pour hommes d'affaires surmenés. On
représentations de cette technique qui n'ont rien à voir pourrait développer un argument semblable au sujet de
avec les principes physiques ou mécaniques qu'elle la mévente du Mitsubishi MU-2, une autre « machine
met en œuvre, ni avec de quelconques considérations d'allure étrange » dont les performances dépassaient
économiques ? pourtant toute la concurrence dans sa catégorie
D'abord, on ne peut, à l'évidence, faire voler (Lemonnier, 1989, p. 167 ; Mac McClellan, 1985,
n'importe quoi, les règles de l'aérodynamique et de la p. 40-42). Dans ces exemples contemporains, ce sont
résistance des matériaux s 'imposant à tout inventeur d'une part les représentations de l'avion lui-même,
ou constructeur, qui s'en accommode avec ses d'autre part le poids de la routine d'utilisation (le
connaissances du moment. Ainsi l'avion à aile-per- savoir technique du moment) qui ont conduit à un rejet
sienne « Multiplane » de H. Phillips (1904) fut un de formes originales, mais physiquement parfaitement
échec total, même si cet inventeur effectua en 1907 le adaptées à leurs fins. Ce sont ici les utilisateurs - tech-
premier vol propulsé (157 mètres) jamais observé en niciens - qualifiés (les pilotes) qui ont refusé les avions
Grande-Bretagne, avec une application plus complexe proposés ; il est cependant évident qu'aucun construc-
encore du principe du store vénitien motorisé puisque teur ne reprendra avant longtemps les solutions en
les « ailes » de l'engin étaient constituées de quatre question.
séries d'une cinquantaine de lamelles superposées cha-
Mais le principal phénomène que l'on retrouve der-
cune ! Les avions dotés d'ailes-persiennes en série
rière la non-adoption de formules pourtant mieux
n'eurent a fortiori aucun avenir, ainsi que devait le
adaptées au vol que d'autres, est l'attitude des concep-
démontrer à ses dépens le Comte Caproni en 1921,
teurs d'avions qui, dans leur grande majorité, ne pro-
avec l'échec du « Triple Hydro-Triplane »6 (Taylor,
1981, p. 8-13 ; Air Classics Special Report, 1985, duisent que des engins en accord avec leur représen-
tation de ce que doit être un avion. Comme l'écrit
p. 72-77). Autre exemple, le « Nipper » de Dixon
connut un échec retentissant malgré son allure fausse-
Taylor dans l'introduction à son Fantastic Flying
Machines, qui traite d'avions aux formes sidérantes
ment « classique » - moteur suivi d'un fuselage ter-
dont beaucoup restèrent à l'état de prototype : « While
miné par une gouverne de profondeur, ailes immédia-
a few prove dead-ends technically, others were inspi-
tement derrière le moteur - parce que Dixon essayait
red, only their radically unusual appearances preven-
de le faire voler dans le sens opposé à ce que l'on pou-
vait attendre à première vue (Taylor 1981, p. 9, 11). ting series production » (Taylor, 1981, p. 7, souligné
par moi).
Ensuite, il existe des types d'avion qui n'ont connu
aucun succès pour des raisons autres que leur inapti- Ainsi, apparue en 1910 avec Dunne et systémati-
tude à voler. Je ne parle pas ici d'avions surclassés par quement expérimentée par Northrop à partir de 1929,
leurs concurrents immédiats, ou dont la mission pour l'aile volante - une formule d'avion sans fuselage ni
laquelle ils avaient été créés n'existait plus au moment dérive verticale, dans laquelle une aile épaisse et large
où leur mise au point s'achevait (cas de nombreux abrite à la fois les moteurs et la charge utile (passagers,
avions militaires), mais bien d'appareils aussi effi- cargaison) - n'a toujours pas été produite en série,
caces, voire plus performants que leurs concurrents. bien que la suppression du fuselage se traduise par
En ce domaine, l'échec commercial du Cessna Cl 37 une économie non négligeable de poids de « structu-
« Skymaster » sur le marché civil est exemplaire. Ega- re » (de l'ordre de 20 %). Or, toutes choses égales par
lement connu comme « push-pull » - parce que doté ailleurs (aérodynamique, puissance et consommation
d'un moteur à chaque extrémité du fuselage - le C 137 des moteurs), une réduction de poids et une diminution
fut probablement l'un des plus sûrs bimoteurs jamais de la traînée permettent soit d'emporter une même
construits. En effet, en cas de panne de l'un des deux charge sur une plus longue distance tout en embar-
moteurs, son équilibre latéral est assuré par leur ins- quant une plus grande quantité de carburant, soit
tallation longitudinale, alors qu'un bimoteur classique d'augmenter la charge utile, pour une même distance
aurait tendance à partir en vrille (incident fatal au
parcourue et une consommation inchangée, ce qui
décollage). Malgré cette qualité fondamentale, des constitue un avantage essentiel pour des objets dont
ve), les bombardiers américains Convair B-58 se sort d'une solution technique particulière (l'avion
désintégraient dans l'espace les uns après les autres « canard », l'aile volante) semble alors lié à une mul-
lorsqu'une panne de moteur survenait à vitesse super- titude de facteurs, dont la nouvelle sociologie des tech-
sonique. Par ailleurs, cette vitesse ne pouvait être niques montre régulièrement la complexité (par
maintenue que brièvement. On imagine les difficultés exemple MacKenzie 1990, pour rester dans le domai-
inouïes auxquelles se heurtaient des ingénieurs dési- ne aéronautique).
reux de faire traverser l'Atlantique à deux fois la vites- Mais il s'avère également que plus ils concernent
se du son, et en toute sécurité, à des dizaines de pas- les « premiers degrés du fait » - ceux qui sont relatifs
sagers installés dans une cabine pressurisée : recherche à l'action sur la matière et sur l'énergie visée par une
d'une forme diminuant réchauffement dû à l'énergie action technique particulière -, moins les traits tech-
cinétique mais permettant néanmoins à l'avion de se niques sont susceptibles de varier. Lorsque cette action
comporter correctement à basse vitesse ; maintien de a lieu dans le cadre de principes physiques eux-mêmes
la différence de pression entre la cabine et l'extérieur ; très contraignants, l'éventail des choix techniques est
réfrigération de la cabine et des « systèmes » ; etc.17 encore plus réduit, pour une époque et un savoir don-
Comme on le sait, la configuration aérodynamique nés. Par exemple, compte tenu des contraintes inhé-
nouvelle retenue pour Concorde sous la direction de rentes au vol supersonique d'engins lourds, les lois
Kiicheman fut un plein succès. Même si diverses rai- physiques et les connaissances du moment ne laissent
sons économiques et politiques ont conduit à l'échec qu'une très faible marge de manœuvre. L'éventail des
commercial de l'appareil (Journet 1992), non seule- solutions disponibles se resserre et la forme dite « en
ment Concorde eut les performances escomptées, mais delta effilé » (slender delta) s'impose. Ainsi, en dépit
il vole régulièrement depuis 25 ans sans avoir connu des changements intervenus dans les matériaux, les
d'incident majeur et devrait être en service jusqu'en moteurs ou les systèmes de vol informatisés, l'avion
2005-2010 (de Galard 1993). Dans ce contexte, l'opi- supersonique civil du XXIe siècle aura au moins en
nion de l'ingénieur Kiicheman sur les limitations commun avec le Concorde sa configuration générale
apportées à son projet par les ingénieurs travaillant et son aérodynamisme (Stileytone 1993, Tardif 1993).
avec lui mérite considération. En l'occurrence, il pro- Dans le même ordre d'idées, le bombardier B-2 ou les
posait une intégration des ailes au fuselage, donnant à magnifiques « canards » aujourd'hui mis sur le mar-
ce dernier un rôle dans la portance. Or cette trouvaille ché par Piaggio et Beechcraft montrent qu'une solu-
aérodynamique fut refusée car elle impliquait le rejet tion nettement supérieure aux autres ne reste pas éter-
de l'un des principes fondamentaux de l'aviation, dû nellement ignorée. Au moment d'écrire ces lignes, un
à G. Cay ley (1796-1865), suivant lequel les diffé- mono-turbopropulseur d'affaires reprenant la formu-
rentes fonctions essentielles au vol doivent être effec- le « canard » (le « Jetcruzer ») vient de recevoir de la
tuées par des parties distinctes de l'avion. Kiichemanféroce administration américaine de l'aviation civile
parle à ce sujet de « traditional reluctance to accept (F.A.A.) l'incroyable certification de « spin resistant »
novel concepts on their technical merits » et de projets (non sujet à la vrille) (Anonyme 1994). Dans quelques
« inhibited by misplaced tradition » (in The aerody- siècles, les ailes volantes ou les « canards » pourront
namic design of aircraft, cité par Owen, 1982, p. 39). paraître s'être imposés rapidement. Après tout, que
Face à une technique moderne « à la pointe du pro- signifient les 90 ans d'histoire de l'aviation motorisée
grès » comme l'aviation, l'ethnologue retrouve donc dont on dispose actuellement comparés à la période
plusieurs résultats déjà anciens de la technologie cul-d'évolution de l'herminette ou de la métallurgie ?
turelle, relatifs à la confrontation de la « tendance » Si bien que, finalement, ces brèves notes d'histoire
- au sens de Leroi-Gourhan (1943, p. 27) - avec lesde l'aviation soulignent avec encore plus de force le
innombrables domaines de la réalité sociale en relation paradoxe - ou le dilemme - qui parcourt l'ethnologie
avec les techniques. A l'intérieur des limites impo- des techniques. Ce dilemme est le suivant : d'un côté,
sées par le milieu physique, des choix restent pos-dès l'instant où l'on considère une société particuliè-
sibles, dont la logique a peu à voir avec les connais- re en un lieu et un temps donnés, de nombreuses tech-
sances « objectives » mises en œuvre. Les niques apparaissent loin d'être « rationnelles », « effi-
représentations sociales en jeu dans ces choix ren- caces », « les meilleures possibles », etc. Mais si l'on
voient à bien d'autres domaines que celui des simples se place du point de vue de l'évolution à long terme
connaissances des principes physiques de l'action sur des techniques, disons des premiers hominiens à nos
la matière. Si l'on considère une brève périodesociétés de rurales des années 1950, le progrès technique
temps - et notamment la phase d'innovation -,est évident, au moins si l'on appelle « progrès »
l'enchevêtrement de ces représentations avec les
l'accroissement du contrôle des hommes sur de larges
logiques sociales les plus diverses paraît sans fin. domaines
Le du monde naturel, ou l'augmentation de la
avecde
productivité du travail18. De plus, en dépit passion l'intérêt réciproque de leurs travaux
la liber-
té avec laquelle l'humanité produit ses moyens
(Latour, Lemonnier, 1994). Celui-ci tient surtout à une
d'action sur la matière, des techniques comme la de
large unité céra-
vues sur la nature des phénomènes tech-
mique, le tissage, les outils de travail duniques,
bois, considérés
les pra- par tous comme d'étranges emmê-
tiques agricoles ou le matériel de chasselements
ou de de choses, de relations sociales et de pensées :
pêche
montrent partout et en tous temps d'étonnantes
les objets quisimi-
nous entourent agissent sur la matière et,
larités (Leroi-Gourhan, 1943, p. 27). Dans le cas des produisent du sens et sont constitutifs
simultanément,
objets modernes, l'existence de solutions duidentiques
lien social, sans qu'aucun de ces aspects soit iso-
aux quatre coins du monde n'est plus une lablepreuve
ou dominedules autres.
poids de la « tendance » technique - pour reprendre
Chaque disciplinele exprime à sa manière cette com-
terme de Leroi-Gourhan -, du fait de la plexité
circulation ded'enquête commun, mais l'accord est
de l'objet
l'information. On constate que des centaines
général.deEnsocié-
ethnologie, à la suite de l'essai classique
tés ont inventé des herminettes semblables de Maussindépen-
sur les techniques du corps (1936), Leroi-
damment de tout phénomène de diffusion, maisetaucu-
Gourhan ses élèves ont systématiquement placé la
ne machine moderne n'est « inventée » sans référence
compréhension de la nature composite des phéno-
aux autres objets du même type19. Pourtant, l'histoire mènes techniques au centre de leurs programmes de
de l'aviation laisse entrevoir que même nos techniques recherche. Comme on le sait, même les plus fanatiques
les plus modernes plient, elles aussi, devant la ten- « technographes » ont subordonné l'ingrate analyse
dance. La lancinante question de l'ethnologie des tech- des chaînes opératoires à la compréhension in fine du
niques est alors, encore et toujours, de comprendre mélange de logiques sociales et d'actions sur le monde
comment la tendance peut s'imposer malgré le physique20 qui constitue le domaine des techniques.
brouillamini de déterminants non matériels des actions
Quant aux sociologues, l'un des plus prompts à expli-
sur la matière.
quer que le magma des techniques n'est pas constitué
A défaut de résoudre ce mystère, je me propose de d'essences pures (« le technique » et « le social »)
rappeler combien la question de l'efficacité technique parle de « confusion entre les objets et les sujets »
- qui revient à s'interroger sur la manière dont les (par exemple Latour, 1993b, p. 8). « Mélange »,
acteurs pensent les couples action-effet mis en œuvre « confusion » : à première vue, on peut assurément
dans leurs pratiques techniques, en particulier selon s'entendre. Pourtant, sitôt que l'on détaille la manière
que ces pratiques atteignent ou n'atteignent pas le but dont chacun envisage les rapports entre la nébuleuse
qu'on leur a fixé - reste au centre des préoccupations des techniques et les autres pratiques et représentations
des ethnologues de la culture matérielle, dès l'instant sociales et culturelles, les choses se compliquent. En
où l'on prend en compte le programme théorique défi- particulier, dès qu'il s'agit de définir concrètement la
ni par Leroi-Gourhan il y a cinquante ans. Et comme gamme des phénomènes dont l'étude est jugée perti-
pareil credo s'oppose partiellement (mais fortement) nente, les rencontres entre ethnologues et sociologues
à ceux des spécialistes des systèmes techniques des techniques tournent au dialogue de sourds, malgré
modernes, j'essaierai simultanément de souligner les l'incontestable bonne volonté générale.
divergences de vues, mais aussi, et surtout, la com- Fidèles aux enseignements de Mauss et de Leroi-
plémentarité qu'il y aurait lieu d'établir entre les deux Gourhan, ainsi sans doute qu'aux heures passées à
démarches.
décortiquer de l'œil et de la main quelque pressoir,
charrue ou tour de potier, les premiers ne perdent
jamais de vue l'action physique des techniques.
Ethnologie des techniques D'abord parce qu'elle est ce qui distingue celles-ci
des autres productions socio-culturelles et, partant, la
et sociologie de l'innovation technologie culturelle des autres domaines de l'eth-
nologie. Ensuite, parce que s'interroger sur l'adéqua-
Depuis une dizaine d'années, des liens forts se sont
tion des actions techniques aux effets physiques que
tissés entre ethnologues et sociologues des techniques.
l'on cherche à atteindre à travers elles - c'est-à-dire sur
La similitude des interrogations dans leurs domaines
leur efficacité relative - est une manière simple
respectifs et leurs connivences avec la préhistoire ou
la primatologie ont d'abord révélé l'étonnante homo- d'entrer de plain-pied dans l'univers des représenta-
tions sociales afférentes à ces actions21 (voir par
généité et la mutuelle fécondité des recherches
contemporaines sur les techniques : qu'ils traitent exemple
de Descola, 1986, Guille-Escuret, 1993 ou
Lemonnier, 1993, 1994).
grands singes ou de machines sophistiquées, d'objets
paléolithiques ou des actions sur la matière dans une Pour sa part, la « nouvelle sociologie des tech-
niques » s'est constituée en réaction contre deux
population « primitive », les spécialistes découvrent
formes de déterminisme à sens unique : contre l'idée déterminée parmi d'autres, et certainement p
que les techniques possèdent une dynamique et une domaine d'enquête privilégié pour qui cherche
histoire propres qui s'imposent aux sociétés et condi- sir les rapports entre techniques, culture et soc
tionnent leur évolution ; et contre la proposition inver- particulier, la distinction entre « style » et «fon
se, selon laquelle les techniques seraient au contraire - qui, depuis Leroi-Gourhan est au fondement
totalement malléables et entièrement soumises à la vie rique et méthodologique de la technologie cultu
socio-économique22. Elle critique également les tra- serait aussi dangereuse que sans intérêt. Récip
vaux qui, tout en reconnaissant la nature composite des ment, devant cette nouvelle renversante que l'
techniques, privilégient leur fonction physique et cité n'aurait rien à voir avec les techniques, le
réduisent leur dimension « sociale » à un ajout, plaqué conciliants des ethnologues deviennent intrait
tel un vernis sur des objets et des pratiques qui, à nou- Et chacun de marteler son propos avec d'autan
veau, possèdent leur logique propre (voir par exemple d'ardeur qu'il lui paraît évident dans sa discip
Akrich, 1994, Latour, 1993a, p. 377-379). Comme on Tout le monde convient qu'aucune technique
le voit, ces points de vue ne sont pas sans rapport avec réductible à la simple mise en œuvre d'une actio
les critiques que les ethnologues se sont adressées à sique pour obtenir un certain effet sur la matièr
eux-mêmes en notant les limites des approches consa- jours, les objets disent bien autre chose qu
crées aux seuls rapports sociaux de production qui qu'annoncent les dictionnaires des techniques
accompagnent la mise en œuvre des techniques ou au jours ils sont imbriqués dans un univers de sen
« style » (Lemonnier, 1980, p. 4-8, 1986, p. 147-156). logiques sociales qui dépasse leur fonction phys
L'ethnologue des techniques reste en pays de connais- dont ils sont partiellement constitutifs. De mê
sance.
simple geste ou le plus modeste des objets son
En revanche, il se trouve quelque peu jours l'expression matérielle d'une pensée, de sc
déconcerté
mentaux concernant la manière dont les choses fonc-
lorsque, refusant toute distinction entre « technique »
et « social » - pour la raison (d'ailleurstionnent, se fabriquent et doivent être utilisées dans un
incontestable)
que les êtres et les choses que l'on croitgroupe humainrap-
pouvoir donné. Et, point capital, ces représen-
tations sociales
porter à l'une de ces catégories se révèlent toujoursdes techniques débordent de beaucoup
le strict domaine de l'action sur la matière. Les acteurs,
également associés à l'autre -, les sociologues de
l'innovation préconisent une approche les sources d'énergie,
« symétrique » les outils, les matières premières
et les gestes
(voir Akrich, 1990, Callón, 1986 et Latour, mobilisés dans un acte technique sont
1991,
susceptibles
parmi les textes fondateurs). Par une même d'être impliqués dans les constructions
démarche
symboliques
et avec les mêmes instruments conceptuels, celle-ci les plus
se diverses. Si bien que, de fil en
aiguille,
propose d'étudier non pas la société et/ou leschacun
tech-admet qu'il n'est pas d'objet ou de
niques, mais des « collectifs » hybrides,comportement
constitués techniques dont Y histoire (apparition,
« en première approximation »23 d'humainsdéveloppement,
(quelque mise en œuvre, transformation, etc.)
chose qui ressemble aux êtres du même nom) et de la résultante provisoire d'un inex-
ne soit elle-même
tricable lacis dedes
non-humains (quelque chose qui se rapproche relations sociales, de représentations
objets) (Latour, 1993b, p. 35). La sociologie des tech-matière. Mais faut-il pour autant
et d'actions sur la
affirmer que la compréhension
niques se donne alors pour but de comprendre la des phénomènes tech-
niques peut
manière dont se transforment ces hybrides au fur et à se passer de prendre en compte les lois de
la matière, neou
mesure qu'humains et non-humains s'agrègent serait-ce
se que pour étudier ce que chaque
remplacent. En lui-même, ce programme individu ou neculture
peut« fait » (ou ne fait pas) avec ces
lois ? Faut-il
qu'enthousiasmer les ethnologues, d'autant que sanier for-que des phénomènes physiques ont
dans tout
mulation met l'accent sur des dimensions - en parti- acte technique une autonomie avec laquelle
culier la délégation (voir par exemple l'acteur
Latour doit compter et qui doit donc être prise en
1993b)
-jusque là peu explorées par eux. Mais compte par l'analyse
l'affaire se anthropologique ?
complique lorsque, forte du caractère hybride deleces
A mes yeux, refus de prendre en compte l'aspect
collectifs - naguère appelés « sociétés le» plus
-, la sociolo-
physique des techniques - ou plutôt, leur aspect
gie de l'innovation ne fait plus (ou, plutôt,
purementne physique,
trouve pour employer des termes bannis
plus) de place aux « contraintes matérielles
par nos amis»sociologues
qui, - résulte plus d'une défini-
nous dit-on, n'existent pas en tant que telles24.
tion Dudes techniques, que d'un choix justi-
particulière
même coup, pour la sociologie de l'innovation, la
fié de manière théorique. D'abord, aussi loin qu'elle
nature ou les lois de la matière n'ont plus droit
pousse au cha-
son analyse des objets techniques, la sociolo-
pitre. Quant à la notion d'efficacité - qui
gies'y
des réfère
techniquesparlaisse defacto de côté une partie du
force -, elle ne serait qu'une catégorie programme
culturellement
qu'elle se fixe, oubliant dans une « boîte
mécanistes dans les sciences humaines, on ne peut élément du comportement auquel les petits enfants ont
prétendre que « La technique cJ est la sociologie conti- entraîné leur corps pour utiliser de telles portes (et
nuée par d'autres moyens » (Latour, 1992, p. 172) pour échapper à leur violence28). Un comportement
sans entrer rapidement dans le domaine de la sociolo- moral est incontestablement « délégué » à l'objet.
gie amusante. Cette fois encore mes remarques n'enlè- Mais, symétriquement (si j'ose dire), dans bien des
vent rien au caractère exemplaire et novateur des cas, c'est d'une manière physique que l'objet se char-
recherches en question. Par exemple, l'explicitation du ge de rappeler un ordre moral dans le corps même de
processus de « stabilisation » par lequel les objets et ses utilisateurs.
leurs utilisateurs s'adaptent progressivement les uns Souvenons-nous par exemple des « portillons auto-
aux autres, ou la démonstration de l'implication des matiques » du métro parisien (pour rester dans le
objets dans la morale ou le pouvoir que l'on trouve domaine des portes automatiques et des transports
chez Akrich (1993a) ou Latour (1993b) constituent urbains). Du temps de leur splendeur, c'est au prix
des avancées de tout premier ordre. Mais la démarche d'un rude écrasement de l'épaule ou du bras - certes
symétriste revendiquée n'est pas toujours au rendez- habilement limité par l'usage d'un bourrelet de caout-
vous pour autant. Des faits physiques ou naturels chouc dur - ou d'un honteux arrachement du cartable,
pèsent bel et bien sur les processus analysés, sans être que ces engins signalaient au lycéen pressé qu'il était
reconnus comme tels.
interdit et risqué d'essayer de les prendre de vitesse.
Des phénomènes aussi irréductiblement matériels Et,se avant qu'une forte pression sur la partie centrale de
trouvent pareillement ignorés dans d'autres études ladeporte ne débloque un « cliquet » de sécurité qui la
« sociologie symétrique » par ailleurs extrêmement fasse brutalement céder, chacun avait le temps
importantes pour les ethnologues parce qu'elles por-d'apprendre ce que « ne poussez pas derrière » ! veut
dire. Partant, l' apprentissage physique des comporte-
tent sur des objets de la vie quotidienne. Par exemple,
dans celle, pleine d'humour et de brio, que Latourments
a techniques - ici d'une « technique du corps »
consacrée au « groom », ce dispositif mécanique qui particulière - ne saurait être ignoré par une étude
d'ethnologie ou de sociologie des techniques.
se charge de refermer les portes pour nous et partici-
pe du même coup au maintien de l'ordre social Se pencher sur cette composante de l'acte technique
(Latour, 1993b). L'ethnologue ne peut que souscrire à
qu'est le « savoir » relatif à la manière dont les objets
l'analyse de la manière dont nous « déléguons » à ce se manifestent mécaniquement permet de s'interro-
ger, au passage, sur le refus du « grand partage »
petit objet une partie de nos actes techniques et de nos
relations sociales. Elle illustre parfaitement ces
- d'une quelconque hiérarchie entre « leurs
chaînes d'humains et de non-humains que Latour a
croyances » et « notre science » - auquel l'approche
mis fort à propos sur le devant de la scène technolo- « symétrique » des techniques fait référence (Latour,
gique, et dont la considération enrichit notablement 1991, p. 151-163 ; Preiswerk, Vallet, 1990). En effet,
notre compréhension des objets. Mais, quelle que soit ces manières apprises d'utiliser corporellement les
la finesse de l'analyse des implications morales, poli- objets peuvent se référer à un principe moral ou poli-
tiques, etc. de tels objets, cette étude ne dit rien des tique, etc. (par exemple, sauf à tenter d'assommer une
principes mécaniques qui sous-tendent le fonctionne- personne qui vous suit, il est « bien élevé » de retenir
ment des divers types de groom ou des représenta- une porte munie d'un « groom » agissant par l'inter-
tions qu'en ont leurs utilisateurs, comme s'ils étaient médiaire d'un ressort à boudin), mais elles se réfèrent
sans intérêt pour notre compréhension de ce petit mor- toujours également - peut-être inconsciemment ou
ceau de culture matérielle. Il n'empêche que, sous indirectement, mais d'une manière apprise - à la résis-
peine de la prendre violemment dans le dos ou sur tance les qu'exerce un liquide lors du déplacement d'un
doigts lorsqu'elle se referme, même le plus symétris- piston ou à l'élasticité d'un ressort. Ces effets méca-
te des sociologues se trouve physiquement obligé de niques se manifestent de manière universelle (à condi-
retenir de la main une porte munie d'un « groom »tions si identiques), et s'imposent (ou se proposent)
celui-ci est constitué d'un banal ressort à boudin. En comme telles à tous ceux qui utilisent ces dispositifs
revanche, il peut lâcher sans risque une porte dont lemécaniques, en fonction de lois immuables et inscrites
retour mécanique est délégué à un amortisseur hydrau- dans la nature. Or, contrairement à ce que sous-entend
lique (si celui-ci est bien réglé...). Or, cette prise en l'approche symétriste, et qui la conduit à éliminer de
compte par les utilisateurs d'une différence d'utilisa- son champ d'analyse tout phénomène strictement phy-
tion des portes à fermeture automatique selon les types sique, reconnaître l'existence d'une telle relation entre
de « grooms » qui les mettent en œuvre est culturelle-une certaine action et un certain effet mécaniques n'a
ment déterminée et inscrite dans les savoir-faire tech-rien à voir avec le statut des sciences physiques ou
niques des utilisateurs. En l'occurrence, elle est unavec le « grand partage ».
Chaque objet, chaque chaîne opératoire est Comme on s'en doute, mon argument est que, joints
toujours
relié à une infinité de déterminants (pourà parler
une approche
bref). qui se soucie également de l'impact
des marteaux,
Mais, à un moment donné, c'est-à-dire lorsqu'il les questions, les concepts et les résul-
s'agit
tats de la nouvelle
de réassembler les pièces du puzzle (de redistribuer les sociologie des techniques donnent
à la technologie
compétences, pour parler comme les sociologues), ou, culturelle un véritable élan nouveau.
plus prosaïquement, lorsqu'on se trouve Dansface
le domaine
à une des techniques « exotiques », l'eth-
tâche à accomplir (déboucher une bouteille,nologieseestrincer
defacto confrontée à la rareté des situations
les dents, compléter un niveau d'huile, dedécouper
controverse. le On peut certes rappeler que dans son
Origins
gigot du dimanche, etc.), c'est aussi en tant of invention, Mason (1895) cite le cas
qu'objet
ayant des propriétés physiques que l'on ne d' Esquimos
peut igno- imaginant diverses circonstances de chas-
rer, qu'un outil ou une pratique technique se ets'impose
les stratégies possibles pour y répondre ; ou que
van der Leeuw
aux acteurs, fussent-ils de lointains utilisateurs d'une (1994) a décrit des potiers mexicains
activement
herminette, les manipulateurs de quasi-objets impliqués dans les transformations de leurs
qu'étu-
die la sociologie de l'innovation ou les pratiques,
pionniers maisde le cas général est que les techniques
font
l'aviation. Pour celui qui abat un arbre, qui rarementun
cherche l'objet de débats dans les mondes pré-
industriels30.
essieu motorisé dans le catalogue des produits dispo- En revanche, l'expérience montre que,
nibles ou qui confie sa vie à un engin dès de l'instant
bois et où de
l'on aborde des thèmes de la techno-
logie culturelle
toile, l'objet technique cesse d'être un hybride ou un aussi classiques que le piégeage ou le
condensé d'histoire : il est un moyen travail
d'agir horticole
sur laen appliquant d'autres enseignements
matière. Et, pour peu que l'on admette que de lalessociologie
tech- des techniques, par exemple, en
niques se définissent par leur implication s 'interrogeant
dans unesur les délégations et les traductions qui
pourraient y être à l'œuvre, l'éventail de nos interpré-
telle action, cas des ethnologues et des archéologues,
tations des
la distinction entre leurs fonctions physiques etrelations
les entre techniques, culture et socié-
autres domaines de la réalité sociale dont té s'enrichit
elles résul-considérablement31.
Mais revenons à nos machines volantes. On ne sait tions des effets physiques des solutions proposées ou
retenues dans ces pratiques du monde industriel autant
trop ce que la sociologie de l'innovation ferait de cette
constatation qu'après quelques décennies, l'aviation d'arbitraire technique qu'il en découvre dans la fabri-
- voire toutes les techniques modernes ? - semble elle cation ou l'usage d'un piège ou d'une poterie.
aussi plier devant la tendance. Après tout, dans quin-
Bref, on retrouve, sans surprise, le dilemme évoqué
ze ou vingt ans les déboires d' Aramis et les succès du
V.A.L. ne seront plus d'actualité. On constatera seu-plus haut : comment la tendance finit-elle par s'impo-
ser alors que la complexité des relations sociales dont
lement que les métros intelligents et automatiques ont
éventuellement fini par se faire admettre, comme participent quotidiennement les techniques semble
souvent rejeter à l' arrière-plan la prise en compte de
s'imposeront peut-être les ailes volantes et autres
vilains « canards » de l'aéronautique du deuxième leur efficacité physique ? On imagine cependant sans
tiers de notre siècle. En d'autres termes, une fois quepeine qu'une histoire qui ferait sienne les concepts et
méthodes de la sociologie de l'innovation serait en
s'est installée la tendance à fabriquer des avions plus
sûrs et plus économiques ou des métros plus obli- mesure de nous faire toucher du doigt les ressorts
cachés des développements de l'aviation. Que l'on
geants, les variantes d'avions ou d'engins de transport
urbain relèvent de ce que Leroi-Gourhan appelait les pense aux efforts de Spratt pour imposer une solution
technique nouvelle contre les théories des frères
derniers degrés du fait (le « style », si l'on préfère),
même si lui-même ne pensait pas que ceux-ci puissent Wright, racontés par Quilici-Pacaud (1993). Il est pro-
bable que l'on ne dispose pas pour l'analyse d'une
concerner des aspects des pratiques techniques en prise
directe sur la matière. telle controverse de documents et de témoignages
Quel que soit le mouvement brownien des détermi-
aussi précis que ceux qui ont permis à MacKenzie
nants des objets techniques, leur évolution se traduit
(1990), par exemple, de rendre compte des débats
autour des dispositifs améliorant la précision des mis-
finalement par une économie d'énergie (au moins pour
l'acteur lui-même), de temps, etc. d'autant plus frap-
siles nucléaires ; mais on peut toujours rêver. Plus
généralement, on peut penser que l'analyse sociolo-
pante que, dans des domaines socio-culturels autres
gique des controverses ou celle de l'intrication des
que l'action sur la matière, le sens de l'histoire et les
facteurs qui président au succès temporaire d'une solu-
logiques sociales se montrent largement indifférents
tion technique conserveraient tout leur pouvoir heu-
aux quantités de sueur ou de sang versé. C'est quoti-
ristique lorsqu'il s'agirait de se pencher sur la maniè-
diennement que se transforment les techniques, et il est
re dont la tendance se manifeste concrètement dans les
raisonnable de penser que la tendance s'insinue tout débats des innovateurs ou des utilisateurs. C'est-à-dire
aussi quotidiennement dans les nouveaux actes tech-
niques. C'est seulement par une illusion d'optique d'essayer de comprendre sous quel masque - « pro-
qu'elle semble n'agir qu'à long terme. Si bien que, grès », « économie », « rentabilité », « audace », que
sauf à imaginer d'improbables situations où la cla- sais-je ? - elle se présente et se représente au jour le
jour pour convaincre et finir par l'emporter. Pour peu,
meur des controverses et l'infini babil des hybrides tra-
ducteurs se tairaient soudainement pour laisser la ten- bien sûr, d'être aussi bien équipé pour apprécier l'effi-
dance imposer sa voix, les conditions dans lesquellescacité physique relative d'une pratique technique que
se décident pas-à-pas nos techniques modernes ont pour en analyser les représentations chez les différents
sans doute beaucoup à voir avec ce qu'en disent les acteurs de l'innovation technique.
sociologues. Il est tout aussi probable que, pour sa
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I ABSTRACT
I ZUSAMMENFASSUNG