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Oscar MOIGNARD

Mini-mémoire :

Philosophie esthétique : Le statut esthétique des apparences

L’une des plus grandes originalités de Kant au sein de la tradition esthétique occidentale
est d’avoir pensé le jugement esthétique pur comme fondamentalement découplé du jugement
de connaissance. C’est le sens de la distinction entre le jugement logique qui vise à une
connaissance et le jugement esthétique dont le principe déterminant ne peut être que subjectif,
en tant qu’il se rapporte par l’imagination au sujet et au sentiment de plaisir ou de déplaisir de
ce dernier1. Aussi la conception kantienne du jugement de goût ne réitère-t-elle pas le
mouvement métaphysique par lequel les productions artistiques sont tenues pour des
apparences d’une réalité souvent qualitativement supérieure, qu’elles ne feraient qu’exprimer
au point de vue sensible2. Par ce geste singulier, l’art n’est pas pensé comme dévoilement d’une
réalité plus profonde. L’œuvre d’art, lorsqu’elle est objet du jugement de goût, ne conduit pas
le sujet vers une réalité plus fondamentale et plus essentielle, obstruée par une perception toute
orientée vers les besoins de l’action et de la vie sociale qui caractérisent la condition humaine,
comme chez Bergson par exemple3. Mais pour autant, l’art n’est pas libéré de tout fondement
légitimant, ni affranchi de tout commerce avec la notion d’apparence. En effet, dans la théorie
kantienne des beaux-arts, laquelle se place cette fois au niveau du créateur, l’art doit

1
Kant, Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard, 1985, trad. Alexandre J.-L Delamarre,
p.129. CFJ ensuite.
2
Cette tradition est notamment identifiée par Jocelyn Benoist, dans une conférence de 2021
intitulée « De l’apparence à l’écho » : « Dans la tradition philosophique occidentale pèse
originairement sur l’art la malédiction platonicienne qui le stigmatise comme production
d’apparences. ».
3
Pour Bergson, l’artiste a un rôle de révélateur. Aussi l’image du voile est-elle omniprésente
chez Bergson, associée à la fonction de l’artiste. Ce dernier parvient à atteindre l’essence de la
réalité et de la donner à voir au sein de ses œuvres : « Il y a, en effet, depuis des siècles, des
hommes dont la fonction est justement de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons
pas naturellement. Ce sont les artistes. » (in. La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2013, p.149.)
ou encore : « Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres car il
regarde la réalité nue et sans voile. » (in. Mélanges, Paris, PUF, 1972, p.1201.)
nécessairement répondre à l’exigence de donner à voir l’apparence de la nature4. Si l’art n’est
plus pensé dans l’horizon de la notion de vérité ou de la connaissance plus généralement, il ne
cesse pas néanmoins d’être qualifié comme apparence. C’est cette notion qui retiendra notre
attention ici. Dans ce court travail, nous essayerons de donner sa portée au concept d’apparence
dans la théorie kantienne des beaux-arts en l’insérant dans un dialogue avec le jugement de
goût, la finalité ou encore avec la nature. Ainsi, nous chercherons à préciser quel statut précis
Kant confère au concept d’apparence dans sa théorie des beaux-arts.
Nous rappellerons dans un premier temps en quel sens la notion d’apparence dans
l’esthétique kantienne doit être pensée pour elle-même, indépendamment de son rapport à toute
connaissance spéculative. Puis nous montrerons comment cette notion trouve toute sa portée et
son originalité au sein de la théorie des beaux-arts dans la première partie de la Critique de la
faculté de juger.

Dès le premier paragraphe de la Critique de la faculté de juger, le phénomène pris pour


objet du jugement de goût est désarrimé de sa relation avec un au-delà de ce qu’il présente, en
vertu même de la nature du jugement de goût. Comme nous le soulignions dans l’introduction,
la distinction du jugement logique et du jugement esthétique effectuée dans ce paragraphe
permet de libérer l’art du fondement ontologique qui préside à l’apparence : les apparences5 ne
font plus signe vers un au-delà d’elles-mêmes, elles valent pour elles-mêmes dans leur simple
représentation au sujet. Le beau est « pensé » à même le phénomène. En effet, dans le jugement
esthétique, la manière dont le spectateur se rapporte à une représentation ne renvoie à rien au-
delà de l’apparaître sensible : la distinction de ce qui est beau ou non par le sujet se fait
seulement en rapportant la représentation de l’objet « par l’imagination (peut-être liée à
l’entendement) au sujet et au sentiment de plaisir ou de déplaisir de ce dernier. »6. Il n'y a donc

4
CFJ, § 45.
5
Précisons d’emblée que nous n’utilisons pas ici le terme d’apparence selon la teneur
conceptuelle qu’il revêt dans la Critique de la raison pure : l’apparence à laquelle nous nous
référons ne renvoie pas plus à l’apparence transcendantale qu’à l’apparence empirique. Nous
considérons ici l’apparence dans sa pure phénoménalité, mais compte tenu de ce que cette
notion véhicule dans la tradition esthétique, en vertu de ce qu’indique la définition de
l’apparence : « aspect sensible de quelque chose, en ce qu’il s’oppose à son essence ou à sa
substance. » (Cnrtl).
6
CFJ, p.129.
pas de concept au fondement du jugement de goût parce que la satisfaction liée à ce type de
jugement est « liée immédiatement à la représentation par laquelle un objet est donné (et non
pas à celle par laquelle il est pensé) »7. Le jugement de goût kantien, pris comme contemplation
esthétique, n’abîme pas le sujet au sein d’une réalité située au-dessous de la croûte superficielle
de l’apparence présentée à nos sens. Autrement dit, la représentation en question ne fait pas
signe vers une connaissance qui la dépasserait et rendrait raison de cette simple apparence
comme tributaire d’une réalité autre. Au contraire, dans le principe déterminant du jugement de
goût kantien, il en va entièrement « du plaisir du sujet devant la représentation, lequel « ne
désigne rien dans l’objet et où au contraire le sujet éprouve le sentiment de lui-même, tel qu’il
est affecté par la représentation. »8. Par exemple, pour juger de la beauté d’un édifice régulier
et proportionné, je ne m’y rapporte pas par le biais de ma faculté de connaître comme je le fais
dans un jugement logique, mais je me rapporte à cette représentation par l’imagination en
m’éprouvant moi-même comme sujet d’une sensation de plaisir ou de déplaisir. Je me rapporte
donc à cet édifice sans chercher à connaître ce qu’il est par-delà la simple apparence qu’il
présente, laquelle est suffisante à fournir le principe déterminant d’une satisfaction pure9. Le
problème du dévoilement d’un au-delà de l’apparence, lequel recouvre et présuppose un rapport
de connaissance entre le sujet et l’objet du jugement de goût, est ainsi désamorcé par Kant dès
le début de la Critique de la faculté de juger. Dans le cadre du jugement esthétique, la beauté
de l’objet du jugement de goût pur est dégagée de tout fondement objectif ou subjectif, qui
justifieraient l’objet par-delà son apparaître.
En outre, une des caractéristiques essentielles du jugement de goût nous permet de
comprendre la déliaison de l’apparence de l’objet du jugement de goût de ce de quoi elle serait
l’apparence. Il s’agit du désintéressement de la satisfaction qui détermine le jugement de goût.
Dans le deuxième paragraphe de la Critique de la faculté de juger, Kant appelle intérêt « la
satisfaction qui est liée pour nous à la représentation de l’existence d’un objet »10. Kant précise
qu’une telle satisfaction n’intervient pas lors d’un jugement de goût pur : l’important, pour
savoir si une chose est belle ou non, ce n’est pas l’existence de cette chose, mais seulement
comment nous en jugeons quand nous nous contentons de la considérer dans une indifférence
totale vis-à-vis de son existence. Si on me demande de juger de la beauté d’un palais que je

7
CFJ, p.164.
8
CFJ, p.130.
9
On remarquera qu’il y a bien un principe déterminant du jugement de goût, qui implique la
subordination du jugement esthétique à la téléologie, mais ce principe ne renvoie pas pour
autant à une connaissance ou une norme au-delà de l’apparence.
10
CFJ, p.130.
vois, le principe de la satisfaction que j’éprouve ne peut pas reposer sur mon rapport avec
l’existence réelle de l’objet d’une telle représentation. Je ne peux donc pas affirmer que je ne
trouve pas cet édifice beau pour la raison intéressée que je n’en trouverais même pas l’usage si
j’étais sur une île déserte par exemple. Ainsi, le jugement esthétique tel que Kant le conçoit
sépare nettement le type de satisfaction que le sujet éprouve face à l’objet du jugement de goût
pur, de la satisfaction intéressée que je peux prendre à l’existence effective de cette chose. Par
conséquent, même si la représentation de l’objet du jugement de goût renvoie en fait à
l’existence d’un objet de mon intuition empirique bien réel, le jugement de goût pur suspend
en quelque sorte la relation du sujet à l’existence de la chose à laquelle sa représentation se
rapporte dans le cadre d’un jugement esthétique pur pour considérer non plus l’existence mais
seulement le lien d’une satisfaction avec une représentation du sujet. En effet, ce jugement
s’occupe seulement de savoir si « cette pure et simple représentation de l’objet s’accompagne
en moi de satisfaction, quelle que puisse être mon indifférence concernant l’existence de l’objet
de cette représentation. »11. De cette manière, l’apparaître de l’objet du jugement de goût
comme représentation est entièrement découplé de son existence effective, en tant qu’elle
pourrait susciter un intérêt quelconque pour moi ou toute autre personne. Tout se passe comme
si cette représentation était alors visée pour lui-même, et non envisagée dans sa dépendance à
l’existence réelle de la chose en question et de tout ce qu’elle peut signifier pour moi. En effet,
prendre plaisir à l’existence d’une chose, c’est viser au-delà de la simple apparence qu’elle
présente, c’est considérer un rapport à l’objet qui excède la simple représentation puisque ce
rapport à l’objet implique nécessairement ma personne empirique et les fins qu’elle se donne :
je peux viser le phénomène en tant qu’il m’est agréable par exemple. Quand Nietzsche critique
la conception kantienne12 du beau désintéressé, on ne manque pas de remarquer que les
exemples qu’il donne engagent une conception de la beauté qui considère l’objet au-delà de la
simple apparence : la beauté est « promesse de bonheur »13 chez Stendhal, le « spectateur »
éprouve une satisfaction lubrique et intéressée à regarder une statue féminine sans voile. Par là
même, l’objet du jugement de goût intéressé est toujours enveloppé d’une signification ou d’un
rapport aux fins qui lie l’apparence à autre chose qu’elle-même : signe vers le bonheur, intérêt
et signification sexuelle pour le spectateur. Si la satisfaction qui détermine le jugement de goût
est purement désintéressée, il n'en résulte pas qu’aucun intérêt ne puisse, d’une manière

11
CFJ, p.131.
12
Nietzsche, Généalogie de la morale, Paris, GF Flammarion, 2002, p.119.
13
Stendhal, Rome, Naples et Florance 1826, in. Voyages en Italie, éd. De la Pléiade, 1973,
p.311.
postérieure, s’agréger à la beauté. Cependant, cet intérêt ne pourra être qu’indirect, ce qui veut
dire que « le goût doit tout d’abord être représenté comme étant lié à quelque chose d’autre,
afin qu’on puisse adjoindre à la satisfaction de la simple réflexion sur un objet un plaisir
procuré par l’existence de cet objet. »14. Autrement dit, la réflexion sur l’objet relative au
jugement de goût s’attache bien à la simple apparence de cet objet, prise comme présentation
de l’objet au sujet indépendamment de son existence effective et de tout ce que cette existence
véhicule pour un sujet empirique. Ce n’est qu’après coup qu’une satisfaction d’ordre intéressée
adressée à l’existence de l’objet peut se suppléer à la satisfaction du jugement de goût pur.
Mais la valeur autosuffisante des apparences dans l’objet du jugement de goût se
comprend également par ce qui en constitue le principe déterminant. Le jugement esthétique
est bien subordonné à un principe d’ordre téléologique, mais un tel principe déterminant du
jugement de goût pur tel que Kant le conçoit ne renvoie cependant à rien d’autre qu’à la
représentation de la chose pour elle-même en dehors de tout horizon d’un au-delà de la
représentation. Kant définit ce principe déterminant au onzième paragraphe de la Critique de la
faculté de juger : c’est « la pure et simple forme de la finalité dans la représentation par laquelle
un objet nous est donné, qui peut nous apporter la satisfaction […] et donc constituer par là
même le principe déterminant du jugement de goût. »15. C’est la forme de la finalité qui est au
principe du jugement de goût dans la mesure où tout jugement de goût subordonné à des fins
subjectives ou objectives est insuffisant à déterminer d’une manière pure si un objet est beau
ou non. En effet, toute fin, envisagée comme principe de satisfaction, « comporte toujours un
intérêt comme principe déterminant du jugement porté sur l’objet du plaisir »16. Dans le cas de
jugement de goût pur, on ne suppose aucun concept d’une fin quelconque (objective ou
subjective) à laquelle servirait le divers dans l’objet donné et que ce dernier devrait représenter.
Lorsqu’au principe de ma satisfaction se trouve un quelconque intérêt, je considère les choses
selon un concept de cet objet qui préside à la simple apparence de l’objet du jugement de goût :
l’apparence n’est donc plus considérée pour elle-même mais en fonction d’un concept qui
détermine ma satisfaction. C’est le cas, comme l’affirme Kant, lorsque je considère la beauté
d’un être humain par exemple : cette dernière suppose le concept d’une fin qui détermine ce
que doit être la chose : il ne s’agit donc plus d’une beauté libre mais de ce que Kant appelle une
beauté adhérente. Au contraire, des fleurs, des dessins libres et des entrelacs tracés sans
intention précise ne signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé, « et pourtant elles

14
CFJ, p.248.
15
CFJ, p.152.
16
CFJ, p.152.
plaisent »17. Puisque le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance, « cette
contemplation elle-même n’est pas réglée par des concepts […] et il n’est donc pas fondé sur
des concepts, pas plus qu’il ne prend pour fin des concepts. »18. En faisant d’une simple forme
de la finalité présente dans la représentation le principe déterminant du jugement de goût, Kant
fonde le jugement esthétique sur la téléologie, mais il achève aussi de préciser que le jugement
esthétique est indépendant de toute forme de connaissance à même de fonder le beau d’une
manière immanente au sujet ou au contraire d’une manière transcendante. En faisant de
l’idéalité des fins19 le principe du jugement de goût, Kant écarte donc définitivement l’idée
selon laquelle la beauté dans le jugement de goût serait fondée sur un concept de l’objet ou sur
des fins objectives ou subjectives. De cette manière, le jugement de goût se fait
indépendamment de tout ce qui excède la simple représentation que s’en fait le sujet car son
principe déterminant est situé à même la représentation. Autrement dit, le geste kantien du début
de la Critique de la faculté de juger nous conduit vers une autosuffisance de l’apparence de
l’objet du jugement de goût, notamment disjointe de la réalité ontologiquement supérieure vers
laquelle elle fait signe dans certaines philosophies esthétiques d’inspiration platonicienne
comme celle de Schopenhauer par exemple.

Dès lors, si l’apparaître de l’objet du jugement de goût n’est pas corrélé à l’être ou à
l’essence de cet apparaître, il est légitime de se demander dans quelle mesure les arts peuvent
toujours être rapportés à l’idée d’apparence. En effet, on pourrait alléguer que la notion même
d’apparence perd sa consistance à partir du moment où elle est disjointe et libérée de ce de quoi
elle est l’apparence. Il convient donc de montrer comment la notion d’apparence conserve un
sens dans la théorie des beaux-arts kantienne même après le tour de force par lequel Kant rend
aux apparences leur autosuffisance dans le jugement de goût du point de vue du spectateur.

Du fait des considérations précédentes, ce n’est plus du côté du spectateur, mais du côté du
créateur qu’il faut envisager le problème de l’apparence. En effet, si on peut toujours parler
d’apparence pour qualifier l’art dans la théorie des beaux-arts kantienne, c’est parce que
l’artiste est soumis à une exigence clairement formulée : celle de donner l’apparence de la

17
CFJ, p.134.
18
CFJ, p.137.
19
CFJ, § 58
nature. Dans le paragraphe § 45 de la Critique de la faculté de juger, Kant utilise le terme
d’apparence (Schein) pour caractériser les produits des beaux-arts, cette fois envisagées du côté
de la production artistique. On peut d’abord se demander pourquoi Kant envisage de soumettre
l’art à une telle exigence : pourquoi le génie créatif devrait-il laisser la nature limiter et
cloisonner l’épanchement de sa créativité ? La résolution de ce problème nécessite de rappeler
le rapport de l’objet du jugement de goût, en fonction qu’il est pris dans la nature ou dans l’art,
à la pureté du jugement de goût telle que Kant l’envisage dans la Critique de la faculté de juger.
Pour susciter une satisfaction pure, les beaux-arts doivent revêtir l’apparence de la nature :
« l’art ne peut être appelé beau que lorsque nous sommes conscients qu’il s’agit bien d’art, mais
qu’il prend pour nous l’apparence de la nature. »20. Cette exigence résulte de ce que les beaux-
arts ont un « désavantage » vis-à-vis de la nature quant à la pureté du jugement de goût qu’on
leur porte : les beaux-arts ont toujours l’intention déterminée de produire quelque chose. L’art
se comprend toujours en vertu d’une fin. Dans le cas où cette fin est la seule jouissance, l’art
peut être qualifié d’art d’« agrément » ; dans le cas où la fin que se propose l’art est de
« stimuler la culture des facultés de l’âme en vue de la communication en société »21, on qualifie
cet art de « beaux-arts ». Dans le premier cas, il cherche à produire une simple sensation, et la
production ne plaît que par le biais du sentiment des sens ; dans le second cas, l’intention vise
à obtenir un produit déterminé, et l’objet ne plaît que grâce à des concepts. Or ces deux
conditions ne satisfont pas l’exigence de plaire dans « le simple jugement »22 comme on peut
exiger pour la beauté pure et non simplement adhérente, car dans un cas le beau est mêlé à
l’agréable, et dans l’autre il est mêlé à des concepts, et n’est donc pas un jugement esthétique
pur. Les beaux-arts se proposent bien une fin déterminée : ils ne satisfont pas au principe
déterminant du jugement de goût pur qui doit s’abstraire des fins subjectives et objectives pour
ne trouver son principe déterminant que dans la forme de la finalité, comme nous l’indiquions
plus tôt. La condition à laquelle les beaux-arts peuvent être qualifiés de beau c’est donc qu’ils
n’apparaissent pas comme orientés vers une fin déterminée comme c’est le cas pour la
production artistique humaine. Aussi retrouve-t-on le problème de l’apparence, dans le sens
d’une imitation qui ne doit cependant pas être hâtivement confondue avec la mimésis.
Si les beaux-arts doivent donner l’apparence de la nature, il ne faut pas identifier cette
exigence à une assignation de l’art à l’imitation de la nature selon des règles classiques. En
effet, dans la perspective kantienne, il semble qu’il soit moins question d’imiter la nature que

20
CFJ, p.260.
21
CFJ, p.259.
22
CFJ, p.260.
de ressaisir la caractéristique par laquelle la nature peut être l’objet d’un jugement de goût pur
et désintéressé. C’est ce qu’on entrevoit déjà dans la formule qui stipule que l’art doit à la fois
donner l’apparence de la nature et faire garder conscience au spectateur qu’il s’agit bien d’art.
La différence des beaux-arts vis-à-vis de la nature est non seulement qu’ils ne procurent pas un
intérêt immédiat, mais également qu’ils ne remplissent pas les conditions requises pour être
l’objet d’un jugement de goût pur, comme nous l’avons indiqué. C’est pour compenser cette
« déficience » de la beauté des beaux-arts par rapport à la beauté de la nature que Kant a recourt
au concept d’apparence. L’apparence de la nature que doivent revêtir les beaux-arts n’est pas
de l’ordre de la pure imitation, parce que l’intérêt immédiat que nous prenons à la beauté exige
absolument qu’il s’agisse véritablement d’une beauté de la nature, et il disparaît complètement
dès que l’on remarque avoir été trompé « au point que le goût n’y trouve plus rien de beau et la
vue rien d’attrayant. »23. Dès lors, il s’agit de concevoir un type d’apparence qui se réfère bien
à un modèle mais qui ne cherche pas pour autant à donner l’illusion d’être la chose dont elle est
l’apparence. C’est cette double exigence que Kant parvient à concilier dans le § 45 de la
Critique de la faculté de juger. Les productions des beaux-arts doivent d’une part donner
conscience au spectateur qu’il n’est pas en présence d’un produit de la nature mais bien d’art,
et d’autre part rendre l’apparence de la nature. Le type d’apparence que doit fournir l’œuvre
d’art réside donc moins dans l’esprit d’imitation que dans une similitude sur le plan
téléologique : « la finalité doit paraître aussi libre de toute contrainte imposée par des règles
arbitraires que s’il s’agissait d’un simple produit de la nature. »24. L’apparence que doit revêtir
l’art n’a pas vocation à illusionner le récepteur. Sa fonction est de prendre pour modèle la
finalité sans fin à l’œuvre dans la nature, laquelle est le principe de la beauté pure qui plaît dans
le simple jugement et non par le truchement de la sensation ou des concepts. Si le spectateur
doit avoir conscience qu’il s’agit d’art, il ne faut pas pour autant que l’artifice par lequel il
fournit l’apparence de la nature soit visible. On ne doit pas relever « trace de ce que l’artiste a
eu la règle sous les yeux et imposé des chaînes aux facultés de son âme. »25. Une telle exigence
se comprend par la nécessité de donner l’apparence de la liberté de la finalité vis-à-vis des
contraintes imposées par des règles arbitraires, qui réarrimeraient l’œuvre d’art à des concepts
desquels elle doit pourtant se détacher pour plaire dans le simple jugement. L’apparence que
revêtit l’art dans la théorie kantienne des beaux-arts n’a donc ni valeur de révélation d’une
essence dont elle serait le corrélatif, ni prétention au faire-vrai. Elle est simplement la modalité

23
CFJ, p.255.
24
CFJ, p.260.
25
CFJ, p.261.
nécessaire par laquelle les beaux-arts peuvent plaire dans le simple jugement, de même que la
nature. Ainsi le fondement qui préside à une légitimité des apparences dans la théorie kantienne
des beaux-arts est l’idée d’une similitude de l’art et de la nature sur le plan téléologique.

Finalement, la conception kantienne du jugement de goût pur considère les


représentations des objets naturels et artistiques comme des simples apparences qui valent
strictement pour elles-mêmes et jamais en vertu d’un au-delà de leur apparence : le beau ne se
conçoit jamais en vertu d’un dépassement du phénomène objet du jugement esthétique. C’est
notamment ce que permet de déterminer la nature du jugement esthétique, son désintéressement
et son principe déterminant, lequel subordonne cependant le jugement esthétique à la téléologie.
Dès lors, l’apparence que revêtissent les beaux-arts ne se rapporte pas à une essence ou une
réalité plus profonde. La théorie du jugement de goût kantienne fournit aux apparences une
réalité immanente et les affranchit de tout rapport à la connaissance. La notion d’apparence, sur
laquelle une certaine tradition philosophique jette un soupçon relatif à son caractère
supposément trompeur ou à la norme vis-à-vis de laquelle cette apparence serait dépréciée, est
cependant fondée à nouveau du point de vue de la théorie des beaux-arts. Cette apparence est
la simple modalité par laquelle les beaux-arts peuvent prétendre à plaire de manière pure, c’est-
à-dire plaire dans le simple jugement. En effet, la condition à laquelle les beaux-arts peuvent
égaler la beauté naturelle dans la pureté qui la caractérise est de passer pour naturels, non par
une imitation de la nature selon des règles arbitraires mais en cherchant à ressaisir la finalité
sans fin qui est au principe déterminant du beau naturel : « la finalité doit paraître aussi libre de
toute contrainte imposée par des règles arbitraires que s’il s’agissait d’un simple produit de la
nature. »26. Au point de vue du spectateur, les apparences valent pour elles-mêmes, mais au
point de vue du créateur, l’exigence de donner à l’art l’apparence de la nature repose sur la
nécessité d’établir une similitude téléologique entre le beau artistique et le beau naturel.

26
CFJ, p.260.

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