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TEXTE 1.

“Il apparaît alors que, au milieu de la variété et du caprice du goût , il y a certains principes
généraux d'approbation ou de blâme dont un œil attentif peut retrouver l'influence dans toutes les
opérations de l'esprit. Certaines formes ou qualités particulières, de par la structure originale de la
constitution interne de l'homme, sont calculées pour plaire et d'autres pour déplaire, et si elles
manquent leur effet dans un cas particulier, cela vient d'une imperfection ou d'un défaut apparent
dans l'organe. Un individu fiévreux n'affirmerait pas hautement que son palais est habilité à décider
des saveurs ; il ne viendrait pas davantage à l'esprit de quiconque de prétendre, sous les atteintes de
la jaunisse, rendre un jugement concernant les couleurs. Dans toute créature, il y a un état sain et un
état déficient, et le premier seul peut être supposé nous offrir une vraie norme du goût et du
sentiment. A supposer que, dans l'organisme en bonne santé, on constate une uniformité complète
ou importante de sentiments parmi les hommes, nous pouvons en tirer une idée de la beauté
parfaite ; de la même manière que c'est l'apparence des objets à la lumière du jour, et pour l'œil d'un
homme en bonne santé, qu'on appelle leur couleur véritable et réelle, même si par ailleurs on
reconnaît que la couleur n'est qu'un fantasme des sens.”

D. Hume (1711-1776), Essais esthétiques, GF Flammarion, 2000, p. 131.


TEXTE 2 :

“J'accorderai volontiers que l’intérêt relatif aux beautés de l'art (parmi lesquelles je compte
aussi l'usage artificiel des beautés de la nature pour la parure, donc pour la vanité) ne donne aucune
preuve d'une pensée attachée au bien moral, ou seulement d'une pensée qui y tende.
En revanche, je soutiens que prendre un intérêt immédiat à la beauté de la nature (et non
point avoir seulement du goût pour en juger) est toujours le signe d'une âme qui est bonne […].
Celui qui, dans la solitude (et sans l'intention de vouloir communiquer à d'autres ses observations),
contemple la belle forme d'une fleur sauvage, d'un oiseau, d'un insecte, etc., afin de les admirer, de
les aimer, qui en regretterait l'absence en la nature en général, et qui loin de voir en cela quelque
avantage briller pour lui, en retirerait plutôt du dommage, celui-là prend un intérêt immédiat et en
vérité intellectuel à la beauté de la nature. C'est-à-dire que non seulement le produit ( de la nature)
lui plaît selon la forme, mais encore que l'existence de celui-ci lui plaît, sans qu'aucun attrait
n'intervienne, ou qu'il le lie à quelque fin […]. Ce privilège de la beauté naturelle sur celle de l'art
(même si celle-ci l'emporte sur la première par la forme) d'inspirer seule un intérêt immédiat,
s'accorde avec la manière de penser éclairée et sérieuse de tous les hommes qui ont cultivé le
sentiment moral.”

E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, 1965, p. 131-133.


TEXTE 3 :
"Une chose ne peut donc être belle parce qu'elle nous procure du plaisir, car alors tout ce qui
est utile devrait également être beau ; mais ce qui nous procure du plaisir sans être proprement utile,
cela nous le disons beau. Cependant, l'inutile ou ce qui ne se mesure et ne se conforme pas à une fin
ne peut procurer du plaisir à un être raisonnable : cela est impossible. Par conséquent, là, où dans un
objet, une utilité ou une fin externes manquent, cette fin doit être cherchée dans l'objet lui-même,
dès lors qu'il doit éveiller en moi du plaisir ; ou encore : je dois trouver dans les parties de ce même
objet, prises isolément, une finalité telle que j'en oublie de demander : mais en vue de quoi le Tout
doit-il proprement exister ? Ce qui veut dire, en d'autres termes, que je dois trouver du plaisir auprès
d'un bel objet, seulement pour lui-même ; en définitive, le manque de finalité externe doit être
remplacée par la finalité interne ; l'objet doit être quelque chose d'Achevé en soi-même."

Karl Philipp Moritz (1756-1793), “Sur le concept d'achevé en soi”, in Le concept d'achevé en soi et
autres écrits (1785-1793), PUF, 1995, p. 84.

TEXTE 4 :
"L’artiste véritable cherchera à apporter à son œuvre la plus haute finalité ou la plus haute
perfection internes ; si l'œuvre rencontre alors l'approbation, elle le réjouira, mais il aura déjà atteint
sa fin propre avec l'achèvement de l’œuvre. De même, le vrai sage cherche à apporter à toutes ses
actions la plus haute finalité harmonieuse avec le cours des choses, et il considère le bonheur le plus
pur, l'état durable où l'on éprouve d'agréables sensations, comme leur conséquence certaine -mais
non comme leur but. Car le bonheur le plus pur, lui aussi, veut seulement qu'on l'entraîne, qu'on
l'emmène avec soi, sur le chemin de la perfection, il ne veut pas qu'on le prenne en chasse. La ligne
du bonheur ne court que parallèlement à la ligne de la perfection ; dès lors que la ligne du bonheur
devient un but, la ligne de la perfection prendra d'autres directions et déviera. Les actions, prises
isolément, reçoivent certes une apparente finalité dans la mesure où elles ont simplement pour fin
un état où l'on éprouve d'agréables sensations ; mais ensemble elles ne produisent pas un Tout
accordé et harmonieux. Il en est de même dans les Beaux-Arts, quand le concept de la perfection ou
de l'Achevé en soi est subordonné au concept de l’agrément."

Karl Philipp Moritz (1756-1793), “Sur le concept d'achevé en soi“, in Le concept d'achevé en soi et
autres écrits (1785-1793), Paris, PUF, 1995, p. 86.
TEXTE 5 :

La nature du beau consiste bien en ceci que son essence intime se tient hors des limites de la faculté
de penser et réside dans son surgissement, dans son propre devenir. « C’est beau », parce que la faculté de
penser, rencontrant le beau, ne peut même plus demander : pourquoi est-ce beau ? –Car la pensée manque
bien de tout point de comparaison d'après lequel elle pourrait juger et considérer le beau. Quel point de
comparaison reste-t-il pour le beau authentique, sinon le concept d'ensemble de toutes les proportions de ce
grand Tout de la Nature qu'aucune faculté de penser ne peut embrasser ? A dire vrai, tout le beau isolé,
dispersé çà et là dans la Nature, est beau dans la mesure seule où ce tableau, saisissant toutes les proportions
de ce grand Tout, se manifeste peu ou prou en elle. –Ce beau isolé et dispersé ne peut donc jamais servir de
point de comparaison pour le beau des arts formateurs, pas plus qu'il ne peut servir d'image-modèle à la
véritable imitation du beau ; car le beau suprême trouvé dans l'isolé qui appartient à la Nature n'est jamais
assez beau pour la fière imitation des nobles et majestueuses proportions de ce ce grand Tout de la Nature. –
Par conséquent, le beau ne peut être reconnu, il doit être produit ou ressenti.
En effet, le manque intégral de point de comparaison entraînant ceci que le beau ne peut alors jamais
être un objet de notre pensée, nous devrions alors également, dan sla mesure où nous ne pouvons le produire
nous-mêmes, nous priver totalement de sa jouissance –attendu que nous ne pourrions jamais nous orienter à
quelque chose dont le beau approcherait plus que le moins beau –, si quelque chose n'occupait en nous la
place de faculté productrice, et ne s'en approchait autant qu'il est possible, sans être pourtant cette faculté
elle-même ; or, ce quelque chose est ce que nous appelons goût ou aptitude à ressentir le beau : cette
aptitude, si elle reste dans ses limites, peut, à travers le calme non troublé de la tranquille contemplation,
remplacer le manque de cette jouissance suprême attachée à la production du beau. Si, en effet, l'organe n'est
pas tissé suffisamment fin pour présenter au Tout de la Nature qui s'écoule autant de points de contact
nécessaires pour qu'ill reflète complètement toutes ses relations et proportions, et qu'un seule point manque
encore pour fermer le cercle total, alors, au lieu de la faculté de formation, nous ne pouvons avoir que
l'aptitude à ressentir le beau : chaque tentative pour l'exposer derechef hors de nous nous verrait échouer et
nous rendrait d’autant plus mécontents de nous-mêmes que notre faculté de ressentir le beau confinerait au
pouvoir de formation qui nous manque.
Puisqu'en effet l'essence du beau consiste dans son achèvement en soi-même, le dernier point
manquant lui nuira autant que le manque de mille points de contact, car le dernier point manquant déplace
tous les points restants du lieu auquel ils appartiennent. – Et si ce point d'achèvement vient à manquer, alors
une œuvre d'art ne vaut pas la peine de commencer et de devenir dans le temps ; elle retombe plus bas que le
mauvais, jusqu'à l'inutile, et son existence doit à nouveau, nécessairement, se dépasser à travers l'oubli dans
lequel elle s'enfonce.

Karl Philipp Moritz (1756-1793), “Sur limitation formatrice du beau” (1788), in Le concept d'achevé en soi
et autres écrits (1785-1793), Paris, PUF, 1995, p. 160-161.
TEXTE 6 :
“S'irriter parce que les choses ne cèdent pas à nos désirs, c'est le moment puéril de la pensée.
L'expérience fait promptement connaître que l’indétermination des pensées est un mal plus grand
que l'essai d'une nécessité inflexible, contre lequel le vouloir se fortifie, et où il trouve même son
appui. Sur cet obstacle ferme, qui ne m'aime ni ne me hait, et qui ne trompe point, je me prends à
penser. Tel est le bonheur de la contemplation.
Or toutes les œuvres d'art, légères ou fortes, ont ce caractère d'être des objets éminemment,
j'entends d'être assises fortement et comme nécessaires, sans aucun changement concevable,
affirmatives d'elles-mêmes, enfin. . Cela est assez évident pour les œuvres qui sont des choses, et
pour l'architecture surtout, qui soutient si bien l'ornement, la statuaire, et la peinture. Mais il y a
détermination aussi et ordre inflexible dans la poésie et dans la musique, et même dans un simple
récit, pourvu que la forme en soit sévèrement respectée, et jusqu'au détail ; cette répétition
religieuse a par elle-même quelque chose d'esthétique, et les enfants le savent bien. Peut-être le
chant de l'oiseau n'a-t-il point par lui-même un caractère esthétique, faute d'une détermination
rigoureuse et d'un retour réglé ; il ne devient esthétique que s'il est joint par le contemplateur au
grand jeu des forces printanières, ce qui lui donne valeur d'objet.
Il faut donc qu'une œuvre d'art soit faite, terminée, et solide. Et cela va jusqu'au détail,
comme on verra, puisque ce qui n'est pas pris dans la masse ne peut pas orner. C'est pourquoi
l'improvisation sans règles n'est jamais belle ; c'est l'art de l'orateur qui parvient à fixer un simple
récit dans la masse de son discours. Disons qu'aucune conception n'est œuvre. Et c'est l'occasion
d'avertir tout artiste qu'il perd son temps à chercher parmi les simples possibles quel serait le plus
beau ; car aucun possible n'est beau ; le réel seul est beau. Faites donc et jugez ensuite. Telle est la
première en tout art, comme la parenté des mots artiste et artisan le fait bien entendre ; mais une
réflexion suivie sur la nature de l'imagination conduit bien plus sûrement à cette importante idée,
d'après laquelle toute méditation sans objet réel est nécessairement stérile. Pense ton œuvre, oui,
certes ; mais on ne pense que ce qui est : fais donc ton œuvre.”

Alain (1868-1951), Système des beaux-arts, Tel, Gallimard, 1953, p. 33-34.


TEXTE 7 :
“Et c'est dans cette expression, qui est rigoureusement immanente au sensible, et qui est l'envers et
non pas le parent pauvre du sens spirituel, que se produit la relation au réel en dehors de toute représentation
imitative : la qualité affective exprimée ici en elle est qualité d'un monde. Ainsi l'allégresse qu'exprime telle
fugue, lorsque nous disons qu'elle nous ouvre le monde de Bach, ce mot de monde indique un rapport au
réel ; il n'y a point d'images pour peupler ce monde ni de concepts pour l'inventorier, et cependant il est vrai.
En éprouvant cette qualité affective qui m'est communiquée par la musique, et sans doute parce que cette
musique a une rigueur inéluctable, je sens que ce n'est point un sentiment quelconque à fleur de peau comme
lorsque je me sens joyeux ou triste au gré de mes humeurs et de mes rencontres, c'est quelque chose de plus
profond et de plus nécessaire : une révélation. Rien ne m'est révélé qu’une lumière, mais je sais que le réel
peut surgir par elle ; rien ne m'est donné qu’une clé, mais je sais qu'elle peut ouvrir des portes. Je sais que le
réel peut être vu ainsi, et sans doute qu'il le veut. Sans doute est-ce bien du Bach que j'entends, et il me
semble que je le reconnaîtrai entre mille, mais à travers Bach, c'est le réel qui s'exprime. Et il n'a pas besoin
pour cela d'être représenté, il est présent : non pas en tant que réservoir d'objets identifiables ou d'événements
déterminés qu'il faut évoquer et nommer, mais -et nous y reviendrons – en tant qu'être. C'est pourquoi je n'ai
pas besoin de vérifier que ce monde de l'allégresse mord sur le réel ; je pourrai le faire plus tard, lorsque
quelque expression l'introduira à un monde où je retrouverai le monde de Bach, devant les jeux innocents
d'un enfant, la grâce pétillante d'une danseuse ou d'un jeune printemps, le visage souriant d'un homme qui a
réprimé ses passions par bonheur et sans être marqué par la loi ; je saurais alors que le monde de Bach est
vrai puisque le réel le confirme, mais je le sais déjà sans avoir besoin d'anticiper ces expériences, je sais que
« c'est ainsi ». Il se peut que je ne le vérifie jamais : le captif dans sa prison, livré à la haine et qui ne voit le
ciel que « par-dessus les toits », inaccessible, supposez qu'il entende cette fugue : il sait bien que ce n'est pas
pour lui ; on lui interdit ce monde, et peut-être se l'est-il interdit ; peut-être même pourrait-il y accéder encore
s'il avait la fore d'être heureux dans le malheur, encore qu'un tel bonheur ne soit guère accessible ; mais
enfin, il ne peut douter que ce monde existe, même s'il est réservé à d'autres d'en avoir la jouissance. Il y a de
l'allégresse ; peu importe les objets par lesquels il se manifeste, sa réalité ne tient pas à ces objets, ce sont eux
plutôt qui tiendront d'elle, en ralliant son monde, leur suprême réalité. Le privilège de la musique pure, c'est
de révéler l'essentiel du réel sans que j'aie à anticiper sur les objets qui lui donnent corps : c'est de m'apporter
la signification avant le signes, le monde avant les choses. Ainsi le sensible, ici, ne représente rien et n'a
d'autre sens que cette qualité qui est liée à sa forme, ou plutôt qui est sa forme même, si bien que le sens
rationnel et le sens psychologique n'y font qu'un. Et cette qualité affective porte sur le réel, même si elle ne
l'évoque pas : l'a priori affectif est bien cosmologique."

Mikel Dufrenne (1910-1995), Phénoménologie de l'expérience esthétique, PUF, 1967, T. II, p. 633-635.

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