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La Doctrine secrète de la déesse Tripurã 

: Tripurarãhasya
Chapitre IX, "L’atteinte du Soi", Éditions Fayard

Disponible aux éditions de la Mésange

Hemalekhā répondit : « Cher époux, écoute-moi avec la plus grande attention car le sujet est
ardu. C'est avec un esprit entièrement purifié qu'il convient de réfléchir sur la nature du Soi.
Il n'est rien de visible, rien d'exprimable. Comment pourrais-je te le décrire ? Cependant,
une fois que tu auras connu ta propre nature, tu connaîtras aussi celle qui est ta mère. Cette
essence qui est la tienne, personne ne peut te la désigner de l'extérieur. C'est à toi de la voir
par toi-même, à l'aide de ton esprit préalablement purifié. Il est révélé à tous, depuis les
dieux jusqu'aux animaux, mais ce n'est pas la lumière (physique) qui le révèle. Partout et
toujours manifeste pour chacun, il échappe à la pensée. Qui donc, en quel lieu, à quel
moment serait capable de le décrire, même partiellement ? C'est comme si l'on demandait à
quelqu'un de vous montrer vos propres yeux. On n'a pas besoin d'un instructeur pour cela.
Aussi habile soit-il, comment le maître pourrait-il y parvenir ? Tout ce qu'il peut faire, dans
un tel cas, est d'indiquer la voie et les moyens. C'est cela même que je me propose de faire
maintenant. Écoute-moi, l'esprit concentré.
« Considère ce qui, en toi-même, se laisse désigner comme « mien ». Ta propre nature
intime est précisément ce qui ne se laisse pas désigner ainsi. Retiré dans un lieu tranquille,
efforce-toi d'éliminer systématiquement tout ce qui en toi peut être appelé « mien ».
Reconnais ensuite (ce qui reste) comme le Soi suprême. Moi-même, par exemple, tu me
vois comme « mon épouse ». C'est donc que je n'appartiens pas à l'essence de ton être. Tout
au plus, puis-je être considérée comme « tienne » en fonction d'une certaine relation
(sociale). De la même manière, tu dois abandonner tout ce qui t'apparaît comme « mien » et
identifier au Soi ce qui refuse de t'apparaître comme tel. Tu parviendras ainsi au salut. » «
...
« Hemalekhâ qui connaissait le visible et l'invisible lui répondit : « Écoute-moi
attentivement, cher époux, je vais t'expliquer tout cela. Tes efforts pour refouler le monde
extérieur sont en eux-mêmes excellents. Tous ceux qui connaissent le Soi t'approuveront.
Sans ce genre d'effort personne n'a jamais pu atteindre le Soi. Mais ces efforts ne sont pas la
cause (kārana) de l'atteinte du Soi car celui-ci est, par nature, déjà atteint. S'il n'était pas
quelque chose « qu'il n'est pas besoin d'atteindre » comment serait-il « soi-même » ? Il est
absolument « hors d'atteinte 36. » Aussi bien, le contrôle de l'esprit n'est-il pas en lui-même
le « moyen » de l'atteindre. Laisse-moi te justifier cela par un exemple. Un objet quelconque
n'est pas visible à cause de l'obscurité. Mais voici qu'on apporte une lampe, et c'est comme
si l'on « mettait la main » (pour la première fois) sur cet objet. Ou bien suppose que
quelqu'un soit distrait et ne sache plus où il a posé une pièce d'or. Il se concentre alors, en
éliminant toute autre pensée, et il finit par la retrouver. Tout se passe comme s'il mettait
alors la main sur une nouvelle pièce, la première ayant été annihilée entre-temps.
L'élimination des autres pensées n'est pas ici, à proprement parler, le « moyen » de
s'emparer de la pièce. Le cas est le même pour l'atteinte du Soi.
« Il ne convient pas d'aller au loin pour le trouver : c'est en demeurant sur place qu'on l'a
constamment à sa disposition. Il ne faut pas raisonner pour le connaître : c'est lorsqu'on ne
raisonne pas qu'il se manifeste. Qui donc réussira à rejoindre l'ombre de sa propre tête en
courant après elle ? De même qu'un petit enfant peut voir mille choses reflétées dans un
miroir immaculé sans soupçonner la présence même du miroir, de même les gens perçoivent
le reflet des mondes dans le grand miroir de leur propre Soi et ne discernent pas le Soi lui-
même, faute d'être instruits à son sujet. Ainsi l'homme qui n'est pas informé de l'existence de
l'espace perçoit bien le monde visible mais non l'espace, son substratum. Prends bien soin de
noter, cher époux, que l'univers est fait de la connaissance et du connaissable. Or, la
connaissance est auto-établie, puisque sans elle rien n'existerait. Elle s'impose d'elle-même,
sans le secours des moyens de connaissance droite (pramānna), car ces derniers ne sont eux-
mêmes connus qu'à travers elle. Originellement établie, son existence n'a pas à être
démontrée : c'est elle, au contraire, qui est l'âme de toute démonstration. Ici, les questions du
sceptique n'ont pas leur place et pas davantage une éventuelle réponse à ces questions. Il n'y
a pas de sens à nier (la conscience), surface polie du grand miroir en qui toutes choses se
réfléchissent. Ni le temps ni l'espace ne la délimitent car ils ne se manifestent eux-mêmes
que dans le champ de cette conscience. Ils ne la délimitent qu'apparemment, comme les
objets visibles le vide cosmique.
« Prince ! Discerne donc cette essence qui est la tienne ! Cette conscience universelle au
sein de laquelle le monde se révèle, si tu réussis à y pénétrer, tu deviendras le créateur de
toutes choses. Je vais te dire comment on y parvient, comment on accède à ce domaine.
Pour cela, tu dois viser avec acuité l'instant intermédiaire entre le sommeil et l'état de veille,
ou bien le passage d'une idée à une autre, ou encore l'instant où la conscience (de soi) est sur
le point de fusionner avec l'objet. Ce plan est celui de ta propre essence. Une fois que tu
l'auras atteint, tu ne connaîtras plus l'égarement. L'univers, tel que nous le voyons, ne
procède que de l'ignorance de cette réalité. Là, il n'y a ni couleur, ni saveur, ni odeur, ni
forme tangible, ni son ; il n'y a ni douleur, ni plaisir, ni objet connu, ni sujet connaissant.
Support de toutes choses, essence de toutes choses, cela est en même temps exempt de toute
(détermination). Cela est le suprême Seigneur (Siva), cela est Brahmā, Visnu, Rudra et
Sadāśiva. Sois sincère dans ton effort pour bloquer l'activité mentale, délaisse l'extraversion
au profit de l'introversion et bientôt tu te verras toi-même par toi-même. Renonce, comme si
tu étais un aveugle, à l'idée même du « je vois ». L'esprit immobile, abandonne le dilemme
« voir ou ne pas voir », et la forme que prendra alors ton expérience ne sera autre que toi-
même. Hâte-toi d'y accéder ! » A la suite de ce discours de sa bien-aimée, Hemacūda
atteignit cet état et s'abîma pendant longtemps dans une quiétude retranchée du monde
extérieur. »

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