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7)Beauté libre et beauté

adhérente (§§16-17)
Reprenons :
L’expérience de la beauté reste toujours imperméable à celle de la bonté.
On sait en effet maintenant que le beau n’est ni le bon (ou l’agréable), ni
l’utile, ni le convenable, car l’utile, le bon et le convenable sont des
déclinaisons du bien.
La Critique de la faculté de juger commence par montrer la nécessaire
distinction entre la satisfaction procurée par le beau et celle procurée par
le bien. Kant dit en substance ceci au paragraphe § 5 : la satisfaction qui
est procurée par le beau est immédiate et celle procurée par le bon suppose
un détour par des concepts. Il ajoute dans ce même § 5 que le beau plaît
alors que nous estimons le bien. Mieux encore, la faculté de juger
esthétique se caractérise par son désintéressement.
L’argument de Kant est à la fois simple et profond. Lorsqu’on considère la
bonté intrinsèque d’une chose ou, si l’on veut, son utilité, deux choses vont
nous guider :

a) l’intérêt que nous portons à l’existence de l’objet désiré


Sur ce point précis qui suppose un intérêt à l’existence de l’objet,
l’argumentation de Kant est très claire. Il fait observer ce qui suit :
« On appelle intérêt la satisfaction qui est liée pour nous à la représentation de l’existence d’un
objet. […] Chacun devra admettre que le jugement sur la beauté au sein duquel il se mêle le
moindre intérêt est tout à fait de parti pris et ne constitue nullement un jugement de goût qui soit
pur. Il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’existence de la chose, mais y être totalement
indifférent, pour jouer le rôle de juge en matière de goût. » E. Kant, Critique de la faculté de
juger, § 2.
La satisfaction qui découle de l’objet beau est donc purement désintéressée.

b) on a une idée de ce que l’objet doit être : on mobilise donc des


concepts déterminés.
Sur ce point aussi, Kant est claire et profond :

« Pour trouver que quelque chose est bon, il faut à chaque fois que je sache quel genre de chose
doit être l’objet. Pour lui trouver de la beauté, cela n’est pas nécessaire. Des fleurs, des dessins
libres et des entrelacs tracés sans intention précise comme les rinceaux, toutes ces choses ne
signifient rien, ne dépendent d’aucun concept déterminé, et pourtant elle plaisent. La satisfaction
relative au beau doit dépendre de la réflexion sur un objet, laquelle conduit à un concept
quelconque (sans déterminer lequel), et elle se distingue par là même aussi de l’agréable, qui
repose entièrement sur la sensation. » E. Kant, Critique de la faculté de juger, § 4
Il faut donc distinguer l’expérience du beau de celle des multiples
déclinaisons du bien. Mais le beau lui-même se distingue-t-il de la
perfection ? Lorsqu’on pose une telle question, on cherche juste à savoir si
le beau exclut nécessairement et pour de bon l’idée de ce que l’objet doit
être. Par où l’on entrevoit le problème qui a poussé Kant à établir une
différence entre beauté libre et beauté adhérente. Mais avant d’établir
cette différence, arrêtons-nous un peu sur le fond du problème qui sous-
tend la question de la perfection.
On sait que la tradition rationaliste classique considérait que le concept de
perfection était synonyme de beau. Qu’est-ce qu’alors la perfection ?
 La perfection ne met certes pas en jeu notre intérêt, car nous
l’apprécions indépendamment de « toute perspective d’un avantage pour
nous ». Par là, elle se rapproche de l’essence du beau. Lorsqu’on dit que
telle chose est parfaite, on ne fait que le constater sans s’intéresser à son
utilité.
 Mais la perfection se distingue du beau, car la perfection , comme la
bonté ou l’agréable, suppose une finalité objective. Et une finalité
objective est soit externe soit interne. Le bon et l’avantageux ont effet des
finalités externes, c’est-à-dire qu’ils sont utiles. Une finalité externe
désigne donc l’utilité de l’objet jugé.
La perfection suppose une finalité interne : c’est par exemple la
perfection de l’œil dont l’agencement des parties permet de voir, d’où la
finalité interne. On peut proposer un autre exemple pour mieux saisir la
différence entre finalité interne et finalité externe, qui sont les deux
versants de toute finalité objective.
Exemple : lorsqu’on juge une jument du point de vue de sa constitution,
de l’agencement des parties de sa silhouette et on finit par dire qu’elle est
une belle jument, on parlera alors de perfection. On y associera une
finalité interne, puisque le bel agencement des parties de la jument ne dit
rien sur son utilité mais permet de retenir ce que doit être la belle jument.
La perfection nous permet donc d’introduire le concept de « modèle »
pour exprimer les critères qui nous permettent de dire ce que doit être une
belle jument.
En revanche, lorsqu’on s’intéresse aux performances de la jument dans une
course de chevaux, on cherche à situer son utilité. On perlera alors de
finalité externe.
Kant dira alors au paragraphe § 15 de la Critique de la faculté de juger ceci :
« La finalité objective est soit la finalité externe, c’est-à-dire l’utilité de l’objet, soit la
finalité interne, c’est-à-dire la perfection de cet objet ».( CFJ, § 15)
 On voit bien que la perfection suppose une finalité interne. Mieux, on sait
même qu’elle suppose au préalable ce que l’objet doit être, donc on a un
concept déterminé de l’objet jugé.
 Or le « jugement de goût est un jugement esthétique, c’est-à-dire un
jugement qui repose sur des principes subjectifs et dont le principe
déterminant ne peut être un concept, ni par conséquent le concept d’une fin
déterminée » (§15).
 Conséquence : la perfection ne relève pas du jugement de goût, car un
jugement de goût auquel se mêlent des concepts est impur. Évitons
donc de confondre beauté et perfection.
Le paragraphe § 15 a d’ailleurs pour titre : « Le jugement de goût est totalement
indépendant du concept de perfection ». Et on peut lire au début de ce même
paragraphe § 15 les lignes qui suivent :

« La finalité objective ne peut être connue que grâce à la relation du divers à une fin
déterminée, et donc seulement par un concept. De cela seul, il suit déjà que le beau,
dont le jugement et l’appréciation n’ont pour fondement qu’une finalité purement et
simplement formelle, c’est-à-dire une finalité sans fin, est tout à fait indépendant de
la représentation du bien, puisque ce dernier suppose une finalité objective, c’est-à-
dire la relation de l’objet à une fin déterminée. » (CFJ, § 15)
 Il reste qu’il est difficile de réduire le beau à la valeur de l’expérience pur du
goût. C’est pourquoi il faut bien isoler le goût pur, encore appelé beauté
absolue par Francis Hutcheson, qu’il oppose à la beauté relative. Kant marque
aussi l’écart, pour mieux faire place au jugement esthétique impur (la
perfection), en distinguant beauté libre (« qui n’a pour fondement qu’une
finalité purement et simplement formelle, c’est-à-dire une finalité sans fin »)
et beauté adhérente (qui suppose le concept de ce que l’objet doit être).
 Chez Francis Hutcheson (qui a beaucoup influencé Kant) on parlera de
beauté absolue et de beauté relative, là où il sera question de beauté
libre et de beauté adhérente chez E. Kant.

 Pour signifier l’écart qui existe entre la beauté qui relève de l’expérience pure
du goût et le concept de perfection (qui est une sorte de beauté par défaut),
Kant utilise à cet effet les expressions de « beauté libre » et de « beauté
adhérente ».
Lisons ce qu’il écrit au paragraphe § 16 de la Critique de la faculté de juger pour
mieux saisir cet écart fondamental :
« Il y a deux espèces de beauté : la beauté libre (pulchritudo vaga) ou la beauté qui n’est
qu’adhérente (pulchritudo adhaerens). La première ne présuppose aucun concept de ce que doit
être l’objet ; la seconde présuppose un tel concept ainsi que la perfection de l’objet d’après ce
concept. Les beautés de la première espèce sont appelées beautés (existant par elles-mêmes) de
telle ou telle chose ; l’autre espèce de beauté, en tant qu’adhérente à un concept (beauté
conditionnée), est attribuée à des objets qui sont compris sous le concept d’une fin particulière. »
(CFJ, § 16).

Plus généralement donc, le beau pur n’est conditionné par aucun concept ; il ne
suppose ni finalité externe objective ni concept (connaissance) de ce que l’objet doit
être (ou finalité interne). Le beau pur ou le jugement esthétique pur ne dépend de
rien sinon de ce sentiment du sujet qui contemple ; il est donc libre.
La beauté adhérente, au contraire, suppose toujours au préalable la connaissance ou
l’idée de ce que l’objet doit être. Cette beauté doit correspondre au concept déjà
présent chez le sujet qui juge (la perfection ou la finalité interne de l’objet).

 Sur la beauté libre, on peut noter plus singulièrement ceci :

« Dans l’appréciation d’une beauté libre (d’après la pure et simple forme), le jugement de goût est
pur. On ne suppose aucun concept d’une fin quelconque à laquelle servirait le divers dans l’objet
donné […] » (CFJ, § 16)
Kant donne même des exemples précis pour mieux illustrer son
argumentation :
« Les fleurs sont de libres beautés de la nature. […] Ainsi n’y a-t-il au fondement de ce jugement
aucune perfection de quelque sorte que ce soit, aucune finalité interne, à quoi se rapporte la
composition du divers. De nombreux oiseaux (le perroquet, le colibri, l’oiseau de paradis), une
multitude de coquillages marins sont des beauté en soi, qui ne se rapportent à aucun objet
déterminé quant à sa fin par des concepts, mais plaisent librement et pour elles-mêmes. » (§ 16)
À savoir sur le beauté libre (ou beauté absolue) : la beauté libre est affaire
de forme et tout ce qui ne relève pas de la forme « pollue » l’expérience du
beau. Kant ose même aller plus loin en considérant que l’attrait des couleurs
« parasite « la beauté libre. Au paragraphe § 14, Kant n’hésite pas à dire ceci :
« Mais en ce qui concerne la beauté attribuée à l’objet en raison de sa forme, et pour autant que
l’on puisse penser qu’elle pourrait être augmentée par l’attrait, c’est là une erreur commune et
tout à fait pernicieuse pour le goût authentique, intègre et sérieux […]. » CFJ, § 14.

Le jugement de goût authentique (ou beauté libre) est dit « formel », c’est-à-
dire qu’il est « sans finalité objective ». Toutes les formes de finalité, qu’elle soit
externe (utilité) ou interne (perfection), sont exclues de la beauté pure. La
beauté libre est bien la « détermination formelle de l’unité d’un divers de
sensations ». (CFJ, § 14)
 Sur la beauté adhérente, on peut noter plus singulièrement ceci :
Lisons le texte de Kant.
« Mais la beauté d’un être humain (et, en l’espèce, celle d’un homme, d’une femme ou d’un
enfant), la beauté d’un cheval ou d’un édifice (église, palais, arsenal ou pavillon) supposent le
concept d’une fin qui détermine ce que doit être la chose, et supposent par conséquent un
concept de sa perfection ; et il s’agit donc là de beauté adhérente. » (CFJ, § 16)

En résumé : La beauté adhérente est beauté impure, car on sait a priori ce que
l’objet doit être et ce à quoi il est destiné. Il y a là des finalités objectives qui
impliquent un savoir préalable. La perfection, comme la bonté ou l’utilité,
dépasse le goût authentique puisqu’elle suppose un jugement de l’esprit et
qu’elle n’est pas seulement une perception sensible.

 Le cas de la beauté artistique


Il est vrai que les belles choses dont il est question dans la Critique de la faculté
de juger sont des objets naturels : des fleurs, des coquillages, des oiseaux, etc.
Mais on sait aussi que douze (12) paragraphes, sur les soixante (60) que compte
l’ouvrage, traitent des beaux-arts, c’est–à-dire des objets artefactuels produits
par les artistes. Kant souligne à juste titre l’écart qui existe entre le beau naturel
et l’expérience suscitée par les objets de l’art.
Dans le poème , l’opéra, le chant, la tragédie ou l’éloquence, Kant admet bien
l’idée d’une beauté artistique. Cela veut que les objets de l’art ne pourront
jamais rivaliser de beauté avec les objets de la nature, mais on peut faire en
sorte que les objets de l’art soient plus artistiques.
À quelles conditions ?

 Il faut d’abord privilégier la combinaison ou l’association des arts.


Le paragraphe § 52 a d’ailleurs pour titre : « L’association des beaux-arts en
une seule et même production ».
On peut associer l’éloquence à une pièce de théâtre ; la poésie à la musique et
au chant ou même à une représentation picturale dans un opéra, etc. Et dans
telles combinaisons, les beaux-arts sont encore « plus artistiques ». Mais Kant
ajoute ceci :
« Néanmoins, dans tous les beaux-arts, l’essentiel reste la forme, orientée par rapport à une fin
pour qui est spectateur et en juge […]. » (§ 52)

 Ensuite, il faut que les œuvres d’art puissent faire naître en nous ce
que Kant appelle « Idées esthétiques ». En gros, une œuvre doit « avoir
une âme ». Qu’est-ce qu’alors une « Idée esthétique »?
Kant propose une définition très intéressante au paragraphe § 49 de la
Critique de la faculté de juger. Lisons bien le texte :
« Au sens esthétique, l’âme désigne le principe qui insuffle sa vie à l’esprit. Ce qui permet au
principe d’animer ainsi l’esprit, la manière qu’il y emploie, est ce qui déclenche l’élan, orienté
par rapport à une fin, des facultés de l’esprit, c’est-à-dire déclenche leur jeu […].
Je soutiens que ce principe n’est rien d’autre que la faculté de présenter des idées esthétiques ; et,
par idée esthétique, j’entends cette représentation de l’imagination qui donne beaucoup à
penser, sans pourtant qu’aucune pensée déterminée, c’est-à-dire sans qu’aucun concept, ne
puisse lui être approprié et, par conséquent, qu’aucun langage ne peut exprimer complètement
ni rendre intelligible. » (Critique de la faculté de juger, § 49).

Si l’œuvre d’art prend en compte ces deux exigences, on pourra alors dire qu’elle
est « plus artistique ». La seconde exigence est fondamentale pour Kant, car
une œuvre d’art « sans âme », qui laisse rien pour l’idée finit par décevoir le
spectateur. On peut lire, pour clore ce chapitre, ces quelques lignes du
paragraphe § 52 :
« […] l’essentiel [dans les beaux-arts] n’est pas la matière de la sensation (l’attrait ou l’émotion)
qui est orientée vers la seule jouissance, laquelle, sans reste pour l’idée, abrutit l’esprit, dégoûte
peu à peu de l’objet, et rend l’âme insatisfaite d’elle-même et maussade, en lui faisant prendre
conscience de son orientation, rebelle à toute finalité, dans le jugement de la raison. »
(CFJ, § 52).

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