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COLLECTION

FOLIO/ESSAIS
Walter Benjamin

Œuvres
TOME I I

Traduit de l'allemand
par Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pierre Rusch.

Traduit avec le concours


du Centre national du Livre.

Gallimard
Les textes des trois volumes des Œuvres de Walter Benjamin
sont extraits des Gesammelte Schriften, parus aux Éditions
Suhrkamp. L'édition des Écrits complets de Walter Benjamin,
sous la direction de Theodor W. Adorno et Gershom Scholem,
a été établie par Rolf Tiedemann et Hermann Schweppen­
hauser.
Le lecteur trouvera à la fin du troisième volume des Œuvres
de Walter Benjamin un index général des noms et œuvres.

© Suhrkamp Verlag, Frankfurt am Main, 1972, 1974,


1977, 1978, 1985, 1989.
Tous droits réservés.
© Éditions Gallimard, 2000,
pour l'édition en langue française et pour la Présentation.
1

Kitsch onirique 1

Rêver de la fleur bleue, ce n'est plus de saison.


Pour se réveiller aujoutd'hui dans la peau d'Hein­
rich von Ofterdingen 2, il faut avoir oublié l'heure.
L'histoire du rêve reste encore à écrire, et l'étude
historique, en mettant ce domaine en lumière, ouvri­
rait une brèche décisive dans la superstition d'une
détermination naturelle des phénomènes humains.
Le rêve participe à l'histoire. La statistique du rêve,
passé l'agrément du paysage anecdotique, s'avance­
rait sur le sol aride d'un champ de bataille. Car les
rêves ont suscité des guerres, et les guerres, dans
les temps primitifs, ont donné tort ou raison au rêve,
lui ont même dicté ses limites.
Le rêve n'ouvre plus sur des lointains d'azur. Il
est devenu gris. La couche de poussière grise sur
les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à
présent des chemins de traverse menant au banal.
La technique confisque définitivement l'image exté-

1 . N. d. T. : Première publication dans la Neue Rundschau, no 3 8


(1er fasc., janvier 1 927). (PR)
2. N. d. T. : Poète médiéval semi-légendaire, incarnation de l'art
des <<Maîtres chanteurs ». Il inspira à Novalis un roman (Henri
d'Ofterdingen, trad. Armel Guerne, Paris, Gallimard, 1 997) où est
évoquée la fameuse recherche de la « fleur bleue symbole du rêve
''•

inaccessible. (PR)
8 Œuvres

rieure des choses, comme des billets de banque qui


vont être retirés de la circulation. Dans le rêve, la
main s'en saisit une dernière fois, elle prend congé
des objets en suivant leurs contours familiers. Elle
les saisit par l'endroit le plus usé. Ce n'est pas tou­
jours la manière la plus convenable : les doigts des
enfants n'entourent pas le verre, ils plongent dedans.
Par quel côté la chose s'offre-t-elle aux rêves ? Quel
est cet endroit le plus usé ? C'est le côté qui a pris la
patine de l'habitude et qui est garni de sentences
commodes. Le côté par lequel la chose s'offre au
rêve, c'est le kitsch.
Les reflets imaginaires des choses tombent en ela�
quant sur le sol, ce sont les feuilles pliées en accor­
déon d'un album intitulé « Le rêve ». Une sentence
est inscrite au bas de chaque feuille. « Ma plus belle
maîtresse, c'est la paresse » et « Une médaille vernie
pour le plus grand ennui » et « Dans le corridor il y a
quelqu'un qui me veut à la mort 1 ». Ces vers ont été
écrits par les surréalistes, des peintres amis les ont
illustrés. « Répétitions » - tel est le titre donné par
Eluard à l'un de ces livres, sur la couverture duquel
Max Ernst a dessiné quatre jeunes garçons. Ils tour­
nent le dos au lecteur, au professeur et à l'estrade,
et regardent par-dessus une balustrade un ballon qui
flotte en l'air. La pointe posée sur la barre d'appui,
un crayon géant se balance. La répétition de cette
expérience d'enfance nous fait songer que lorsque
nous étions petits, cette oppressante protestation
contre le monde de nos parents n'existait pas encore.
Enfants au milieu de cet univers, nous nous mon­
trions supérieurs. Avec le banal, lorsque nous nous
en saisissons, nous saisissons le bien, qui, voyez, est
tout proche.

1. N. d. T.: Ces trois « sentences,, sont en français dans le texte.


(PR)
Kitsch onirique 9

Car la sentimentalité de nos parents, plusieurs fois


distillée, est juste bonne à présenter l'image la plus
concrète de notre faculté de sentir. Leur discours
verbeux se rétracte, plein d'amertume, en un dessin
dont les lignes enchevêtrées contiennent une image
cachée; l'ornement de la conversation s'est empli
d'impénétrables entrelacs. Dans ce grouillement,
l'inclinaison profonde, l'amour, représente le kitsch�
« Le surréalisme [. . . ] s'est appliqué [ . . . ] à rétablir
dans sa vérité absolue le dialogue, en dégageant les
deux interlocuteurs des obligations de la politesse
[ . . .] Les propos tenus n'ont pas, comme d'ordinaire,
pour but le développement d'une thèse [ . . . ] Quant à
la réponse [ . . .], elle est en principe totalement indifc
férente à l'amour-propre de celui qui a parlé. Les
mots, les images, ne s'offrent que comme tremplins à
l'esprit de celui qui les écoute 1• » De beaux traits
dégagés dans le manifeste surréaliste de Breton. Ils
établissent la formule du malentendu dialogique,
je veux dire : de la part vivante du dialogue. Car
le terme « malentendu » désigne la rythmique par
laquelle la seule vraie réalité s'immisce dans la
conversation. Plus un homme sait réellement parler,
plus il prête à d'heureux malentendus.
Dans Une vague de rêves, Louis Aragon raconte
comment la manie de rêver s'est répandue dans
Paris. Les jeunes gens croyaient avoir découvert un
secret de la poésie - en vérité, comme toutes les
forces les plus intensives de l'époque, ils mettent
la création poétique hors circuit. Saint-Pol Roux,
quand il va se coucher au petit matin, accroche à
sa porte un panneau disant : « Le poète travaille 2• »
- Tout cela pour pénétrer au cœur des choses abo-

1. N. d. T. : André Breton, Manifeste du surréalisme, Paris, Édi­


tions du Sagittaire, 1929, p. 60 sq. (PR)
2. N. d. T. : Ibid. , p. 28. (PR)
10 Œuvres

lies. Pour déchiffrer les contours du banal comme


un rébus, pour faire surgir du fouillis des branches
la figure d'un « Guillaume Tell » caché ou pouvoir
dire « OÙ est la mariée ». Depuis longtemps, la psy­
chanalyse a découvert dans de tels rébus les sché­
mas sur lesquels est fondé le travail du rêve. Les
surréalistes, avec la même certitude, suivent moins
la piste de l'âme que celle des choses. Ils recher­
chent l'arbre totémique des objets dans l'épaisse
forêt de l'histoire primitive. La plus haute, l'ultime
figure grimaçante de ce totem, c'est le kitsch. Il est
le dernier masque du banal, que nous revêtons dans
le rêve et la conversation, pour nous incorporer la
force du monde disparu des objets.
Ce que nous appelions l'art ne commence qu'à
deux mètres du corps. Mais voilà qu'avec le kitsch,
le monde des objets se rapproche de l'homme ; il se
laisse toucher, et dessine finalement ses figures
dans l'intériorité humaine. L'homme nouveau porte
en lui toute la quintessence des formes anciennes,
et ce qui se constitue dans la confrontation avec
un environnement issu de la seconde moitié du
XJXe siècle, dans les rêves comme dans les phrases et
les images de certains artistes, c'est un être que l'on
pourrait appeler l'« homme meublé » .
2

Gottfried Keller 1
À l'occasion d'une édition critique
de ses œuvres complètes 2

Aux amateurs de ce qu'on appelle les «bonnes


choses>>, nous pouvons assurer en toute modes­
tie qu'il s'agit bien ici d'une chose de cet ordre.
Gottfried Keller
à propos des poèmes de Leuthold3

On raconte que Haydn peinait un jour à compo­


ser une de ses symphonies. Pour avancer, il aurait
alors imaginé une histoire : en proie à des difficultés
financières, un marchand tente en vain d'en venir à
bout, fait faillite andante , décide d'émigrer aux
- -

États-Unis - allegro ma non troppo -, où il réussit


- scherzo - et retourne rayonnant vers les siens -
finale. Voilà, à peu de choses près les antécédents
et le début de Martin Salander4• Pour employer une

1. N. d. T. : Première publication dans Die Literarische Welt, le


5 août 1927 (3• année, no 3 1) . (RR)
2. Gottfried Kellers siimtliche Werke. Œuvres complètes, com­
prenant les œuvres posthumes, éditées par Jonas Frii.nkel. Édition
autorisée par les curateurs de la succession de Gottfried Keller,
Erlenbach-Zurich et Munich, Eugen Rentsch Verlag.
3. N. d. T. : Gottfried Keller, Gedichte von Heinrich Leuthold
« >>,

Siimtliche Werke, t. XXII, Berne, Benteli, 1948, p. 2 10. (RR)


4. N. d. T. : Gottfried Keller, Martin Salander. Roman, 1886.
(RR)
12 Œuvres

expression adaptée à la douceur inouïe du style de


Keller et à sa plénitude sonore, on inventerait volon­
tiers une histoire racontant comment Keller, en
écrivant sa prose, se laissait au contraire guider par.
des mélodies. Mais, n'entendant rien de tel, on est
bien obligé, pour en dire quelque chose, de conti­
nuer à travailler avec des moyens plus prosaïques.
Ce n'est pas ici le lieu de justifier cette observation,
mais on est tout de même très frappé par le fait que,
il y a dix ans, lorsque l'amour soudainement attentif
des Allemands s'est enfin tourné vers Stifter, aucun
son issu de la flûte de Pan de Keller n'a pénétré dans
le paysage stiftérien, aussi silencieux l'été que l'hiver.
C'est que les Allemands - juste après la fin de la
guerre - avaient abjuré pour plusieurs années les
danses politiques, dont le rythme résonne faible­
ment chez Keller, et, à la recherche d'un sanato­
rium plus que d'une patrie, se réfugiaient dans le
noble paysage de Stifter.
· Quoi qu'il en soit, la vérité neuve et ancienne qui
veut que Keller fasse partie des trois ou quatre plus
grands prosateurs de la langue allemande, n'est tou­
jours pas admise. Elle est trop ancienne pour inté­
resser les gens, et trop neuve pour qu'ils se sentent
tenus à la respecter. À cet égard, elle en est au
même point que le dix-neuvième siècle lui-même,
au milieu duquel Seldwyla - une civitas Dei helve­
tica --'-érigea ses clochers comme «au cœur de son
été1 ». La connaissance enfin assurée de l'œuvre
de Keller suppose que l'on réévalue le dix-neuvième
siècle, tâche qui s'impose de toute façon pour en
finir avec l'embarras des historiens de la littérature.
Dès aujourd'hui, qui n'est pas frappé par les évalua-

1 . N. d. T. : Gottfried Keller, « Tagebuchblatter. Am Abend de� 1 .


Mai 1848>>, Stimtliche Werke, t . XXI , Berne, Benteli, 1947, p . 97.
(RR)
Gottfried Keller 13

tions complètement différentes dont c e siècle est


l'objet, chez les auteurs bourgeois et chez les auteurs
matérialistes ? Et qui peut contester que l'œuvre de
Keller n'est accessible qu'à une analyse qui peut
se prétendre l'héritière des fondements historiques
sur lesquels cette Œuvre est construite ? Or, l'histoire
bourgeoise de la littérature est incapable de rendre
compte du matérialisme et de l'athéisme de Keller.
Plus aujourd'hui, en tout cas. Car cet athéisme - que
Keller, comme on sait, reprit de Feuerbach lors
de son séjour à Heidelberg- n'avait, certes, rien de
sul;>versif. Ce fut celui d'une bourgeoisie forte et
triomphante. Mais d'une bourgeoisie qui n'était pas
encore engagée dans la voie de l'impérialisme. La
fondation du Reich constitue une rupture dans l'his­
toire de la bourgeoisie allemande, y compris du
point de vue idéologique. Que ce soit celui des phi­
listins ou celui des poètes, le matérialisme disparaît.
Dans ses couches privilégiées, la Suisse est sans
doute le pays qui a le plus longtemps conservé
les traits de la bourgeoisie pré-impérialiste. (C'est
encore le cas aujourd'hui ; elle n'a pas le savoir­
vivre des États impérialistes qui, en bon spécula­
teurs, ont juridiquement reconnu le pouvoir des
Soviets.) D'ailleurs, le caractère suisse a peut-être
nourri en son sein plus d'amour de la patrie et
moins d'esprit nationaliste que n'importé quel autre.
Vers la fin de la vie de Keller, les clairs avertisse­
ments de Nietzsche retentirent contre l'esprit du
nouvel Empire. Keller - qui, pendant sa période
munichoise, s'impatientait de voir les siens le pous­
ser à acquérir un métier manuel d'appoint- repré­
sente une classe qui n'avait pas encore complètement
coupé le cordon qui la liait à la production arti­
sanale. Il est étonnant de voir l'obstination des
patriciens zurichois à faire de cet homme, au prix
d'années de sacrifice, un citoyen respecté et finale-
14 Œuvres

ment l'un des plus hauts fonctionnaires: le greffier


du canton. Pendant des années, une sorte de société
anonyme s'est chargée de former et d'établir Gott­
fried Keller; or, depuis les débuts peu probants de
sa carrière, il avait fallu à maintes reprises augmen­
ter ce capital, avant qu'il le rembourse aux sous­
cripteurs, intérêts compris. Lorsque, finalement, il
avait été nommé du jour au lendemain greffier du
canton, la nouvelle inattendue fut glosée en détail
par la presse municipale. Ainsi lit-on dans la Zür­
chersche Freitagszeitung du 20 septembre 1861:
« On sait que monsieur Keller, il y a peu encore,
n'était familiarisé . ni avec la politique en général ni
avec le détail de l'administration [ . . . ] Plus récem­
ment, correspondant de différents journaux, il semble
toutefois avoir éprouvé le besoin de critiquer et de
railler de temps en temps les ·conditions politiques
du canton de Zurich, en mettant à contribution son
esprit et l'habileté de sa plume plus que sa connais­
sance des sujets et l'étude sérieuse. , Ce poste élevé
dans la bureaucratie correspondai� à sa nature pleine
de profondes inhibitions et de réserves passionnées.
L'activité pédagogique lui tenait à cœur comme
chez la plupart des grands auteurs de son peuple, et
la possibilité de la développer à la fois de façon indi­
recte et à grande échelle était celle qui convenait le
mieux à son caractère. Dans ce qu'il représentait en
public, il ne pouvait être maître, mais seulement
législateur. (Keller a contribué à la rédaction d'une
nouvelle constitution du canton de Zurich.) On
raconte qu'il a bien rempli sa fonction. Ce travail,
qui lui imposait des limites étroites, a dû achever de
le couper du mouvement idéaliste qui se dévelop­
pait dans l'Empire. En cela, sa tâche était en phase
avec son matérialisme. On sait que Keller en défen­
dait les thèses, en particulier celle de la mortalité
intégrale de l'homme, non pas à la manière d'un
Gottfried Keller 15

rationaliste ergoteur, mais comme un hédoniste pas­


sionné qui ne laissait pas perturber son rendez-vous
avec la vie ici-bas par la perspective d'une autre.
Son œuvre est le môle de l'esprit bourgeois, devant
lequel celui-ci reflue une dernière fois, faisant appa­
raître les trésors de son passé et de tout le passé,
avant de s'apprêter, raz de marée idéaliste, à dévas­
ter l'Europe. Il faut en effet se rendre compte à quel
point Keller est déjà proche d'une génération vouée
à la mort et vidée de toute substance ; car, au fond,
ce sont un néant de mise en forme langagière et une
fabulation têtue, obscure pour lui-même, qui font de
ses nouvelles des œuvres énigmatiquement ache"
vées à côté de celles, dépravées, d'un Auerbach 1
ou d'un Heyse2. Le fait que Thumann, Vautier3 et
quelques autres du même acabit devaient être char­
gés d'illustrer Roméo et Juliette au village, en dit
long de ce point de vue. Or, l'esprit rigoureusement
séculier n'est pas devenu pour Keller le prétexte
d'une éthique formelle libérale. Son radicalisme
l'en préservait. On en trouve les documents les plus
étonnants dans ses discussions avec Gotthelf4• Le

1. N. d. T. : Berthold Auerbach ( 1 8 12-1 882), écrivain juif alle­


mand, représentant d'un réalisme populaire, auteur des Schwarz­
wiilder Dorfgeschichten (1 843-1 854), qui eurent un immense
succès. (RR)
2. N. d. T.: Paul Heyse ( 1 830- 1 9 1 4), écrivain allemand, prix
Nobel en 1 9 1 0, établi en Italie. Prolixe, il est l'auteur de drames,
d'épopées en vers et de romans (Kinder der Welt, 3 t., 1 873), d'une
théorie de la nouvelle. (RR)
3. N. d. T.: Benjamin Vautier ( 1 829-1898), ·peintre suisse,
auteur de scènes de genre sur la vie paysanne en Suisse et dans la
Forêt Noire. (RR)
4. N. d. T. : Gottfried Keller, « Jeremias Gotthelf>>, Siimtliche
Werke, t. XXI, p. 43-1 1 7. - Jeremias Gotthelf (pseudonyme d'Al­
bert Bitzius, 1 797- 1 854), écrivain suisse, auteur d'épopées pay­
sannes, en partie dialectales, notamment Wie Uli, der Knecht,
glücklich wird ( 1 841; Uli, le valet de ferme, trad. Raymond Laue­
ner, L'Âge d'homme, Lausanne, 1 999), Uli der Piichter ( 1 849), et
16 Œuvres

lecteur qui ignore que Keller, rendant compte des


écrits de cet auteur, commence par parler du prix
des livres, n'a qu'à lire ceci, qui se trouve ailleurs:
« Aujourd'hui, tout relève de la politique, tout y est
lié, du cuir de nos semelles jusqu'à la dernière tuile
de notre toit, et la fumée qui monte de la cheminée
est politique et forme des nuages bien embarras­
sants au-dessus des cabanes comme au-dessus des
palais; elle flotte de-ci de-là sur les villes et les vil­
lages. » Le côté complaisamment édifiant de Gotthelf
énerve tout particulièrement Keller, et on lit alors
ces phrases étonnantes : « Le peuple, notamment le
paysan, ne connaît que le noir et le blanc, la nuit et
le jour, et ne veut rien savoir d'une pénombre pleine
de larmes et de sentiments où l'on ne distingue plus
le cuisinier du serveur. Lorsque la vieille religion
du cru ne lui suffit plus, il se tourne sans transition
vers son contraire absolu, car il veut surtout rester
humain et non devenir oiseau ou amphibie. »
Le libéralisme de Keller - avec lequel celui d'au­
jourd'hui n'a pas plus à voir qu'avec quelque com­
portement réfléchi que ce soit - conservait les
critères les plus exacts de ce qui est prescrit et de ce
qui est répréhensible. Dire que ce furent les critères
du droit bourgeois pourrait sembler abusif. Mais il
suffit d'y regarder de plus près. Comme la rupture
des liens conjugaux dans Les Affinités électives, c'est
la rupture du droit de propriété sur un champ qui,
dans l'impérissable nouvelle Roméo et Juliette au
village 1 , donne naissance à un destin impitoyable.
L'intrigue de Martin Salander a permis à Keller,
dans sa vieillesse, d'observer la communication la

de nouvelles dont la plus célèbre est Die schwarze Spinne (L'arai­


gnée noire, trad. B. Briod, Lausanne, L'Â ge d'homme, 1979). (RR)
1 . N. d. T. : Gottfried Keller, Romeo und Julia auf dem Dorfe
« "•

Die Leute von Seldwyla, Sèi mtliche Werke, t. VII, Zürich et Munich,
E. Rentsch, 1927, p. 83-1 87. (RR)
Gottfried Keller 17

plus rigoureuse entre formes d'existence fondées


sur le droit bourgeois et sur la morale humaine.
Cela devrait lui assurer, entre Dahn 1 et Marlitt2, la
place qui, effectivement, lui est aujourd'hui accor­
dée au fond de leur cœur cultivé par tant d'Alle­
mands. Ainsi, tout se passerait pour le mieux. Mais
c'est là que surgit le seuil d'un système « inquiétant>)
de grottes et de cavernes, qui, plus on pénètre dans
Keller lui-même, mêle de plus en plus le rythme
bruyant des voix et des opinions bourgeoises aux
rythmes cosmiques captés au cœur de la terre, pour
finir par recouvrir le premier par les derniers. Si
nous cherchons le nom de ce miracle des grottes et
des cavernes, c'est alors l'humour. Plus bas et plus
mélodieux, le rire de Keller est chez lui sous les
voûtes terrestres comme celui d'Homère l'est sous
les voûtes célestes. Mais chaque fois que l'on part de
l'idée qu'un grand auteur est humoriste, .on s'inter­
dit d'accéder à son œuvre. Ainsi, .l'humour de Keller
n'est-il pas non plus le vernis doré de la surface,
mais le plan imprévisible de sa nature mélancolique
et colérique. D 'où les arabesques ventrues de son
vocabulaire. Et lorsqu'il déclare son respect des
règlements bourgeois, c'est dans l'univers arbitraire
de son for intérieur qu'il l' a appris, et au fondement
de l'un et de l'autre, il y a son sentiment le plus pas­
sionné, la pudeur. À sa façon, l'humour est un ordre
juridique. C'est le monde de l'exécution sans sen­
tence, où le verdict et la grâce se font entendre à
travers le rire. C'est de cette immense réserve que le
silence et l'œuvre littéraire de Keller tirent leur élo-

1. N. d. T. : Felix Dahn (1834-1912), écrivain allemand, auteur·


de romans historiques, notamment Ein Kampf um Rom, 1876 .
(RR)
2. N. d. T. : E. Marlitt (pseudonyme de Eugenie John, 1825-
1887), auteur de romans à l'eau de rose, dont Goldelse (1866),
parus d'abord dans la revue féminine Gartenlaube. (RR)
18 Œuvres

quence. Il faisait peu de cas du discours, de la sen­


tence et de la condamnation, moins encore de la
condamnation morale; on n'a qu'à lire les derniers
mots de sa nouvelle d'amour (Roméo et Juliette au
village1). À titre de monument de ce refus, il a édifié
Seldwyla sur le versant sud des collines et des
forêts, gardées, au nord, par la ville de Ruechen­
stein dont les habitants choisissaient, « pour leurs
exécutions capitales, leurs bûchers et leurs noyades
[ . . . ], les jours de temps calme et beau », si bien que
« les beaux jouis d'été il s'y passait toujours quelque
chose 2 » . À ses yeux, il n'y avait pas de doute que
« toute une ville de gens injustes ou imprudents peut
à la rigueur résister au changement des époques >>,
mais que « trois justes ne peuvent vivre sous le
même toit pendant longtemps sans se prendre aux
cheveux3 >>. Jamais on n'a vu un scepticisme doux et
réconfortant, mûri dans la contemplation intense et
s'emparant du spectateur amoureux tel un fort arôme
d'êtres humains et de choses, se fondre dans une
prose comme celle de Keller. Ce scepticisme est
indissociable de la vision du bonheur qu'accomplit
cette prose. En elle - science secrète de l'écrivain
épique qui, seul, rend le bonheur communicable -,
la plus petite cellule du monde, -saisie par l'intuition,
pèse autant que tout le reste de la réalité. La main qui
frappait si fort sur la table de la taverne ne s'est
jamais trompée sur le poids des choses les plus
légères. Distribuer en les soupesant les poids des
sons et des choses, telle est encore l'œuvre de l'alle­
mand bureaucratique qui, de temps en temps, étale

1 . N. d. T. : Gottfried Keller, Stimtliche Werke, t. VII, p. 1 87.


(RR)
2. N. d. T. : Gottfried Keller, Samtliche Werke, t. VIII, p. 22 1
(«Dietegen >>). (RR)
3. N. d. T. : Gottfried Keller, Stimtliche Werke, t. VII, p. 259
(<<Die drei gerechten Kammacher»). (RR)
Gottfried Keller 19

chez lui ses complications stylistiques. S'il le faut,


une cuillerée de soupe dans la main de l'homme
intègre vaut le bénédicité et le salut de l'âme dans la
bouche de l'escroc. « Quelle que soient les circons­
tances de sa vie, pourvu qu'il y eût une soupe, Mar­
tin Salander avait l'habitude de ne jamais retarder
le plaisir qu'il prenait à la consommer dès qu'elle
était dans son assiette 1• »
L'œuvre de Keller s'édifie sur des bases parfaite­
ment étrangères au romantisme ; rien ne le montre
plus clairement que le caractère peu sentimental,
épique, du théâtre où se déroulent ses intrigues. Avec
bonheur, Conrad Ferdinand Meyer en a le pressenti­
ment lorsque, en juillet 1889, il s'adresse à l'écrivain
pour son soixante-dixième anniversaire et emploie
une formule presque biblique : << Comme vous aimez
la terre, elle vous retiendra aussi longtemps que pos­
sible 2 . » L'athéisme hédoniste de Keller ne lui per­
met pas, comme le faisait Gotthelf, d'orner << la nature
de sarments de la foi chrétienne ». << La nature qui lui
apporte le plus de fruits, qui le dérange et l'inquiète
le moins, c'est, à ses yeux, la plus belle. » Hehn3 dit
cela du vieux poète latin ; il en va de même pour
Keller. La description de la nature et l'office du
dimanche ne sont pas son affaire. Le paysage avec
ses forces n'intervient que de façon active dans
l'économie de l'existence humaine. Les événements
prennent ainsi un aspect antique. Au début de la
Renaissance, les peintres et les poètes croyaient sou-

1 . N. d. T. : Gottfried Keller, Siimtliche Werke, t. XII, p. 289. (RR)


2. Lettre de Conrad Ferdinand Meyer à Keller, citée par Jakob
Baechthold, Gottfried Kellers Leben. Seine B riefe und Tagebücher,
Berlin, W. Hertz, 1 894, t. III, p. 322. (RR)
3. N. d. T. : Victor Hehn ( 1 8 13-1 890), historien allemand, profes­
seur en Russie, poursuivi pour ses tendances libérales. Commenta­
teur de Goethe et auteur d'Italien, Berlin, Gebruder Borntraeger,
1 867 ( 1 0< éd. en 1 909, ici p. 49). (RR)
20 Œuvres

vent représenter l'Antiquité et ne faisaient pourtant


que peindre leur époque. Dans le cas de Keller, c'est
presque l'inverse. Il croyait présenter son époque et,
à travers elle, présentait l'Antiquité. Or, il en va des
expériences de l'humanité - et l'Antiquité en est
une - comme de celles de l'individu. La loi de leur
forme est une loi du rétrécissement, son laconisme
n'est pas celui de la sagacité, mais de la sécheresse
rabougrie des vieux fruits, des vieux visages humains.
La tête orphique du prophète s'est réduite à une tête
de poupée creuse d'où résonne le bourdonnement de
la mouche prisonnière, tête que l'on rencontre effec­
tivement dans l'une des nouvelles de Keller 1• Ses
œuvres sont remplies à ras bord de cette Antiquité à
la fois authentique et ratatinée. Sa terre s'est contrac­
tée en une « Suisse homérique » ; c'est là le paysage
auquel il emprunte ses métaphores. « Elle s'aperçut
que, pour l'instant, elle n'avait plus d'Église, et dans
sa tête de femme, par la force de l'habitude, elle se
sentait comme une abeille égarée planant, par une
froide nuit d'automne, au-dessus des vagues de la
mer à perte de vue 2• » Dans la nostalgie que Keller
éprouve pour sa patrie suisse, résonne la nostalgie
des temps lointains. Pendant la moitié de sa vie, la
Suisse est une image lointaine, telle Ithaque pour
Ulysse. Et lorsqu'il rentra chez lui, il y eut toujours,
images belles et lointaines, les Alpes où il n'était
jamais allé. L'Odyssée était l'œuvre préférée de
l'écrivain ; jeune peintre, ses études de la nature sont
sans cesse contrariées par des paraphrases fantas­
tiques de son paysage natal.
L'esprit dans lequel Keller domine cet espace,

1. N. d. T.: Gottfried Keller, «Romeo und Julia auf dem Dorfe»,


Si.imtlicheWerke, t. VII, p. 93. (RR)
2. N. d. T. : Gottfried Keller, Si.imtliche Werke, t. VIII, p. 399
(«Das verlorne Lachen», chap. m). (RR)
Gottfried Keller 21

celui du dix-neuvième siècle de l'Antiquité, transpa­


raît dans son verbe. Le polissage conscient de la
forme linguistique chez Keller est, certes, embar­
rassé ; lisarit ses propres œuvres, il devenait hyper­
sensible. L'appareil des œuvres complètes permet
d'observer comment, la plupart du temps, il a été
poussé à perfectionner ses textes par un effort pour
se conformer aux bonnes mœurs du langage, à la
correction, et, plus rarement, par l'aspiration à une
forme poétique plus élaborée. Il est d'autant plus
important de connaître les passages rayés. Mais,
même sans cela, le vocabulaire et l'usage des mots
trahissent partout une irruption de l'esprit baroque
dans son monde fabuleux plutôt prosaïque. Keller
doit les contours incomparables de sa prose au fait
que nul autre Allemand depuis Grimmelshausen
ne connaissait aussi bien que lui les · marges de la
langue, que nul ne maniait avec une telle liberté le
mot dialectal le plus originaire et · le mot étranger
le plus récent. Le trésor linguistique des dialectes
est une monnaie divisionnaire qui circule sous les
différentes frappes qu'elle a reçues au cours de nom­
breux siècles. Or, lorsque le poète souhaite s'acquitc
ter dans son verbe d'une intuition particulièrement
intime et source de bonheur, il recourt instincti­
vement à ce trésor hérité. La noblesse dont il fait
preuve en distribuant ce trésor contraste avec l'ava­
rice de sa sœur, gardienne du trésor numéraire, cette
Regula dont il a dit qu'« en tant que vieille fille, elle
se situait du côté le moins heureux de la nation 1 ».
En revanche, le mot étranger est en quelque sorte,
dans sa prose, la traite, document précaire venu
de loin et qu'il manie avec précaution et curio­
sité. D'ailleurs, il les insère de préférence dans ses

1 . N. d. T.: Keller cité par Emil Ermatinger, Gottfried Kellers


Leben, Stuttgart et Berlin, J. G. Cotta, rééd. 1 924, p. 13. (RR)
22 Œuvres

lettres. À en juger d'après celles-ci, il n'y a pas de


doute que le plus beau et le plus essentiel échut à
cet écrivain, plus qu'à d'autres, au fil de la plume ;
voilà pourquoi il sous-estimait toujours ses capaci­
tés qualitatives, alors qu'il surestimait toujours ses
capacités quantitatives. C'est pourquoi il a si sou­
vent cédé à « Sa Majesté la Paresse ». Selon lui, il
n'y avait pas tant de choses à dire ; mais le besoin
de communiquer, qui était étranger à sa bouche,
semble avoir habité sa main. « Il fait très froid,
aujourd'hui ; devant la fenêtre, le jardinet grelotte :
sept cent soixante-deux boutons de roses ne sont
pas loin de rentrer dans leurs branches 1 • » De tels
passages avec leur petit fond d'absurdité dans sa
prose (fond d'absurdité qui, selon Goethe, est indis­
pensable au vers) sont le témoignage le plus évi­
dent du caractère tout à fait imprévisible de sa
production, déterminant pour l'histoire éditoriale
de ses œuvres.
Les livres de Keller sont de part en part remplis
d'un plaisir sensible, non tant de voir que de décrire.
En effet, la description est un plaisir sensible, parce
qu'en elle l'objet répond au regard du contempla­
teur, et toute description de qualité capte le plaisir
lié à la rencontre de deux regards qui se cherchent.
L'interpénétration du narratif et du poétique - l'ap­
port essentiel que la langue allemande doit à l'époque
postromantique - trouve sa réalisation la plus
complète dans la prose descriptive de Keller. Dans
presque tous les travaux de l'école romantique, ces
deux éléments sont dissociés : d'un côté, on trouve
des œuvres comme les Frères Serapion 2, de l'autre

1. N. d. T. : Lettre de Keller à Ludmilla Assing du 1 5 mai 1 859,


citée in J. Baechtold, op. cit., t. Il, p. 438. (RR)
2. N. d. T. : Die Serapionsbrüder ( 1 8 1 9 sq.), œuvre d'E.T.A. Hoff­
mann ( 1 776-1822). (RR)
Gottfried Keller 23

des romans comme Godwi1. Chez Keller, ces forces


sont elles aussi en équilibre. D'où, dans le geste le
plus quotidien de ses personnages, une évidence
ronde et canonique telle qu'on l'imagine chez un
Romain. << C'est ce qui explique aussi, dit Walter Calé
- l'un des très rares auteurs qui ont trouvé un ton
incomparable pour parler de Keller -, qu'il est sou­
vent impossible d'indiquer une "idée" de ses récits ;
en effet, une idée reviendrait à se limiter à une seule
signification symbolique élargie ; or [ . . .], portraitiste
authentique de la nature, il la restitue telle qu'elle
est, infinita infinitis modis : par d'innombrables
points significatifs qui bourgeonnent de toute part,
d'une façon presque inquiétante, et ne se laissent
comprimer en aucun mot, semblant par là même
tout dire et dire les choses les plus profondes. » D 'un
point de vue théorique, il est en fait impossible de
faire du reflet de la réalité la teneur même de l'art.
Ce qui n'empêche pas cette expression de s'appliquer
pertinemment à l'aspiration des grands écrivains.
C'est même très précisément l'attitude particulière
de l'écrivain épique de tendre à un tel reflet. Le geste
créateur qui consiste à dérouler le plan de la nature
dans toute son ampleur est même, chez lui, aussi ori­
ginaire que l'est, chez le dramaturge, la coupe trans­
versale à travers la structure des événements et, chez
le poète lyrique, la concentration infinie de l' exis­
tence. Le monde des écrits de Keller est bien un
monde en miroir, y compris par le fait que quelque
chose y est fondamentalement faux, latéralement
inversé. Alors que l'élément actif et important y
est apparemment intact et à sa place, le masculin se
change insensiblement en féminin et le féminin en
masculin. Dès l'époque de Keller, certains lecteurs

1 . N. d. T. : Godwi ( 1 800), roman de Clemens Brentano


. ( 1778-
1 843). (RR)
24 Œuvres

ont deviné, dans les pâles reflets de son humour, un


monde illusoire d'une inquiétante étrangeté. À pro­
pos de la fin de la Pauvre Baronne 1, Storm 2 lui écrit :
« Comment diable, maître Gottfried, un poète à la
sensibilité aussi délicate et aussi belle peut-il nous
peindre sous des couleurs plaisantes - tenez-vous
bien - la brutalité d'un homme présentant à sa maî­
tresse son ancien mari et ses frères, dans un état aussi
affreusement déchu, uniquement pour s'en réjouir3 ! »
La lumière qui éclaire la vie ratée du Bailli de Greifen­
see4 et qui se veut apaisante, vacille ; le rire du vieil
homme a quelque chose de fou. Ce n'est que dans
quelques poèmes -:- mais ô combien parfaits ! - que
Keller a su filtrer cette lumière trouble et changeante.

Lente, luisante, la pluie tomba,


Illuminée par le soleil couchant;
Sur d'étroits sentiers, le voyageur,
L 'âme assombrie, suivit son chemin5•

C'est un tel soleil qui baigne les images lointaines


que le poète - avec un sourire ridé de renoncement
dont seules les chansons de la houri dans le Divan

1. N. d. T. : Die Arme Baronin, nouvelle de Keller, formant un cha­


pitre de Das Sinngedicht ( 1 88 1 ) ; Gottfried Keller, Samtliche Werke,
t. XI, Berne et Leipzig, Benteli, 1934, p. 1 9 1 - 1 96. (RR)
2. N. d. T. : Theodor Storm ( 1 8 1 7-1 888), écrivain allemand, auteur
notamment de Der Schimmelreiter ( 1 888). (RR)
3. Lettre de Theodor Storm à Keller du mois de février 1878, citée
in J. Baechtold, op. cit., t. III, p. 289. (RR)
4. N. d. T. : Der Landvogt von Greifensee, nouvelle faisant partie
des Zür icher Novellen (1 878) ; Gottfried Keller, Samtl iche Werke,
t. IX, Berne et Leipzig, Benteli, 1 944, p. 1 58-290. (RR)
S. Langsam und schimmernd fiel ein Regen,
In den die Abendsonne schien;
Der Wanderer schritt aufschmalen Wegen
Mit düstrer Seele dr unter hin.
N. d. T. : Gottfried Keller, Samtl iche Werke, t. 1, p. 34. (RR)
Gottfried Keller 25

oriental-occidental1 offrent un équivalent - évoque


devant la Mort qui approche avec sa faux :

Ne me faites pas expier le plus charmant


Des péchés du poète, moi qui l'ai souvent commis:
Celui d'inventer de douces images de femmes,
Telles que n 'en abrite point cette terre amère2•

Parmi ses personnages, on trouve Judith, la femme


la plus désirée; celle-là même dont il a dit qu'elle
était « la figure imaginaire dont aucune réalité ne
ternit l'éclat3 ». Il n'est pas non plus insignifiant que,
parmi les rares femmes que Keller a aimées, l'une a
fini folle, l'autre suicidée. Il y a, enfin, ces deux vers
de l'hymne national suisse qui, comme nul autre,
caractérisent 1' espace visionnaire de Keller - cette
rose sur cette plage, la Suisse, qui, même si le pédant
ne saurait la cueillir, n'est d'aucune façon une sèche
fleur de rhétorique :

De toutes mes roses flétries, toi, la plus belle


Qui, aujourd'hui encore, parfumes ma plage déserte4!

Le << fond de muette tristesse5 », qu'il avoue, est la


profondeur du puits dans laquelle l'humeur ne cesse

1 . N. d. T. : Goethe, Westostlicher Divan ( 1 8 1 9). (RR)


2. Doch die lieblichste der Dichtersünden
La/)t nicht bü/)en m ich, der sie gepflegt:
Sü/)e Frauenbilder zu erfinden,
Wie die b ittre Erde s ie nicht hegt!
N. d. T. : Gottfried Keller, Siimtliche Werke, t. Il, p. 1 4 1 . (RR)
3. N. d. T. : Gottfried Keller, Der grüne Heinrich, Siimtl iche Werke,
t. VI, Zurich et Munich, E. Rentsch, 1 926, p. 3 3 1 . (RR)
4. Schonste Ros ', ob jede mir verblich,
Duftest noch an meinem aden Strand!
N. d. T. : Gottfried Keller, Siimtliche Werke, t. 1, p. 23 1 . (RR)
S. N. d. T. : Gottfried Keller cité par E. Ermatinger, op. cit., p. 663.
(RR)
26 Œuvres

d'affluer. Poùr le dire en termes graphologiques : quoi


qu'en disent les psychanalystes, les formes bizarres
- cavernes et œufs - de son écriture sont concaves,
tandis que l'image du « repaire de chagrin1 » que fut
son for intérieur, est convexe ; c'est l'équivalent
intuitif de ses lubies et de ses caprices. L'écrivain n'a
pas accepté le portrait qu'a fait de lui Stauffer­
Bern 2. Mais l'image de Keller fatigué, saisie par le
graveur dans une minute d'inattention, était authen­
tique, et l'intérieur sonore de l'homme fatigué, où
résonnait l'écho, ce fut le sien. « Souvent, quand je
suis allongé la nuit, dit Keller mourant à Adolf Frey,
j 'ai l'impression d'être un homme déjà enterré au­
dessus duquel s'élève un grand édifice, et on entend
sans cesse : mes dettes, mes souffrances (ich schulde,
ich dulde)3. » Mais lorsque, dans de rares passages
de son œuvre, de telles choses apparaissent au grand
jour, c'est, significativement, toujours par le biais
d'une image de femme. Il s'observe lui-même sous la
figure de la nixe qui, une nuit d'hiver, touche en vain
la couche de glace qui l'enferme. << Au cœur de la
tristesse4 », il se reconnaît dans la Danaïde :

Et comme, sans doute, la Danaïde lasse,


Baissant son tamis, curieuse, regarde à la ronde,
Ainsi moi, je vous suis du regard, tout étonné,
Inquiet de voir comment vous vous y faites5•

1 . N. d. T. : Ibid., p. 214. (RR)


2. N. d. T. : Karl Stauffer-Bern (1857-1891), portraitiste suisse.
(RR)
3, N. d. T. : Adolf Frey, Erinnerungen an Gottfried Keller, Leip­
zig, rééd. 1 893, p. 155. (RR)
4. N. d. T. : In der Trauer, poème tardif de Keller. (RR)
S. Und w ie die müde Danaïde wahl,
Das Sieb gesenkt, neugierig um sich blicket,
So schau ich euch verivundert nach,
Besorgt, wie ihr euch fügt und schicket!
N. d. T. : Gottfried Keller, Samtliche Werke, t. II, p. 1 53. (RR)
Gottfried Keller 27

Même sur le ton de la plaisanterie, qui parfois, on le


sait, est très proche de la tristesse, il arrive à trouver
de telles formules. « Je me croirais presque capable,
lit-on dans une lettre écrite à Berlin, de diriger
dignement une belle boutique de modiste, grâce aux
études très exactes que, pendant les entractes, je fais
des bonnets et collerettes de toute sorte 1• » Si, en se
souvenant d'images de ce type, on se risque à dire
que la sérénité triste de Keller repose sur un profond
équilibre en lui du féminin et du masculin, on rend
compte, en même temps, de la physionomie de cet
homme. En effet, parmi les types androgynes, l'An­
tiquité ne connaissait pas seulement l'hermaphro­
dite. Les formes plaisantes de celui-ci sont tardives
et doivent plus au caprice romain et alexandrin qu'à
l'hellénisme ancien. Or, s'il est inconcevable que
l'Antiquité ait développé un type androgyne à partir
de spéculations physiognomoniques, si l'Aphrodi­
tos - l'Aphrodite barbue - est une image de culte,
tout comme avait valeur cultuelle, chez les femmes
d'Argos, l'usage qui consistait à s'attifer d'une barbe
pendant la nuit de noces, du moins l'image de têtes
de ce genre nous permet-elle comme nulle autre de
nous approcher de celle de ce poète.
Le monde intérieur où le contemplateur, le citoyen
et l'homme politique suisse faisaient flotter le réel
sur des flots de bon vin, n'était pas la chambre enso­
leillée de saint Jérôme, mais un espace magique où,
encerclées par les deux courants furtifs de la vie, des
visions naissaient sans cesse. Son « Livre des rêves2 »
est un recueil de ces visions. Dans ses écrits, elles

1 . N. d. T. : Lettre de Keller à Hermann Hettner du 1 6 sep­


tembre 1 850, citée in J. Baechtold, op. cit., t. Il, p. 1 2 1 . (RR)
2. N. d. T. : Gottfried Keller, Siimtl iche Werke, t. XXI, p. 63-89.
(RR)
28 Œuvres

s'emboîtent étroitement, comme des blasons. Leur


écriture a quelque chose d'héraldique. Souvent, elle
compose ses mots avec un entêtement baroque
comme un blason assemble les choses par moitiés.
Dans une lettre de vieillesse en guise de remercie­
ment pour un coussin brodé, on lit ceci : «Accepter
[ . ] l'effort de vos mains savantes, cherchant à faire
. .

une si belle place à ces deux initiales, m·e pèse


presque, sans doute parce qu'elles ne tiendront plus
bien longtemps ensemble1• » D'une façon compli�
quée, dans son œuvre, livre héraldique des cantons,
· les emblèmes de l'État bourgeois se rassemblent une
dernière fois. Jeune homme, il avait écrit ce poème :

Laissez le mythe, les Nibelung, la Bible,


Assez interprétés tous ces vieux rêves! ·

Assez dépouillé l 'antique dragon . . .


De la liberté peignez donc l'abécédaire2!

Voilà ce que ses écrits sont devenus. Ils ont paru


à une époque où l'on a commencé à désapprendre
leur langue et où, de cette Amérique qu'il a si sou­
vent évoquée de façon si romanesque, les filles de la
Suisse dans lesquelles son regard découvrit à la fois
Hélène et Lucrèce, commencèrent à apprendre la ·

comptabilité.

Les volumes jusqu'ici publiés de cette édition sont remar­


quables à la fois par leur disposition et par leur présentation.
L'appareil critique donne les variantes des versions anté­
rieures, en fonction d'une classification stylistique. Difficile de
dire si cette démarche, audacieuse du point de vue philolo­
gique, pourra s'imposer dans l'usage scientifique. Une chose

1 . N. d. T. : Lettre de Keller à Lydia Welti-Escher du mois de


mai 1 888, citée in J. Baechtold, op. cit., t. III, p. 3 18. (RR)
2. N. d. T. : Gottfried Keller, Siimtl iche Werke, t. XIII, Berne et
Leipzig, Benteli, 1 939, p. 1 4 1 . (RR)
Gottfried Keller 29

est sûre, l'annexe compte parmi les rares exemples de cette


catégorie dont l'étude soit un plaisir en soi. On s'y est concen­
tré sur l'essentiel, ce qui va très bien à l'aspect rigoureux de
cette édition, à laquelle toute concession au snobisme, mais
aussi tout racolage sont étrangers. Combien d'éditions
d'œuvres complètes, en Allemagne, dont on puisse dire cela?
Le problème, particulièrement difficile dans le cas de Keller,
de choisir les caractères et la disposition typographique, me
semble avoir été résolu. La couverture du livre témoigne d'un
goût tout aussi sûr.
3

Conversation avec André Gide 1

C'est une belle chose que de s'entretenir avec


Gide dans sa chambre d'hôtel. Je sais qu'il possède
une maison de campagne à Cuverville et un appar­
tement à Paris, et ce serait certes une impression
inoubliable que de le rencontrer parmi ses livres,
sur les lieux mêmes où il a conçu et réalisé de
grandes œuvres. Mais ce ne serait pas ceci : aborder
ce grand voyageur au milieu de ses biens empaque­
tés, omnia sua secum portans2, prêt pour la bataille,
dans la lumière matinale de sa vaste chambre du
Potsdamer Platz. D'accord : l'interview, cette forme
que se sont donnée les diplomates, les financiers, les
gens du cinéma, ne constitue pas à première vue le
terrain où se découvrira celui qui est le plus singu­
lier des écrivains vivants. Mais à y regarder de plus
près, il en va autrement. Le dialogue, comme un
trait de lumière, révèle la pensée gidienne. Je la
compare à un fort : aussi inextricable dans son plan
d'ensemble, semée de défenses intérieures et de bas­
tions avancés, aussi rigoureuse avant tout dans la

1. N. d. T. : Gide étant venu à Berlin au mois de janvier 1 928


pour une conférence, il accorda à Benjamin un long entretien, dont
ce texte est le témoignage (première publication dans Die Litera­
rische Welt, 1 7 février 1928). (PR)
2. N. d. T. : « Portant tous ses biens avec lui>>. (MdG)
Conversation avec André Gide 31

forme et aussi parfaite dans l'organisation de sa


finalité dialectique.
Même le dernier des amateurs sait que c'est une
entreprise dangereuse et difficile que de faire des
relevés aux abords d'un fort. Il fallut laisser de côté
calepin et crayon, et si les mots qu'on va lire sont
authentiques, ils le doivent à la netteté de la voix
douce, habitée, dont ils furent prononcés.
À peine ai-je à poser une seule de ces questions qui,
plus par routine que par intérêt, sont d'usage dans
une interview. Car tel que je le vois devant moi, assis
sur une marche de son bow-window, le dos appuyé
au siège d'un fauteuil, un foulard brun autour du cou
et les mains étendues sur le tapis ou jointes autour des
genoux, Gide suffit bien pour se poser lui-même les
questions et pour y répondre. De temps en temps, son
regard me fixe derrière ses claires lunettes d'écaille,
dès qu'une de mes rares questions éveille son intérêt.
Il est fascinant d'observer son visage, ne serait-ce
que pour y suivre le jeu changeant de la malice et de
la bonté, dont on serait tenté de dire qu'elles habitent
les mêmes plis de sa peau et se partagent fraternelle­
ment son expression. Et les instants les moins appré­
ciables ne sont pas ceux où une malicieuse anecdote
vient éclairer ses traits d'une joie sans mélange.
Il n'est aujourd'hui aucun écrivain européen qui
ait de si mauvaise grâce accueilli la gloire, lorsqu'à
l'approche de la cinquantaine elle lui sourit enfin.
Aucun Français qui se soit plus solidement retran­
ché contre l'Académie. Gide et D'Annunzio - il suf­
fit de juxtaposer ces deux noms pour voir ce que
l'on peut faire pour et contre la gloire. « Comment
envisagez-vous la vôtre ? » Et Gide de raconter com­
bien il l'a peu cherchée, à qui il fut redevable de
l'avoir un jour pourtant rencontrée, et comment il
se défend contre elle.
Jusqu'en 1 9 1 4, il est resté fermement convaincu
32 Œuvres

qu'on ne le lirait qu'après sa mort. Ce n'était pas


résignation de sa part, mais confiance en la solidité
et la force de son œuvre. « Depuis que j 'ai commencé
à écrire, j 'ai suivi Keats, Baudelaire, Rimbaud, en
ce qu'à leur exemple je ne voulais devoir mon nom
qu'à mon œuvre, et à elle seule. » Lorsqu'un écrivain
s'est établi sur ces positions, il n'est pas rare qu'un
ennemi intervienne à la manière de l'ânesse de
Balaam 1 • Pour Gide, ce fut Henri Béraud, le roman­
cier. Aux lecteurs des journaux français, Béraud a si
longtemps répété que rien n'était plus sot, plus
ennuyeux et plus dépravé que les livres de Gide, qu'il
a fini par éveiller leur intérêt et que les gens se sont
demandé : qu'est-ce donc exactement que cet André
Gide que les gens convenables ne doivent lire à
aucun prix ? Lorsque, bien des années plus tard,
Béraud écrivit dans un nouvel emportement que ce
Gide, en plus de tout le reste, se montrait ingrat
envers ses bienfaiteurs, l'écrivain, pour désarmer cet
âpre reproche, lui envoya une somptueuse boîte de
chocolats Pihan. Avec une carte portant ces mots :
<< Non, non, je ne suis pas un ingrat. »
Ce qui hérissait le plus les adversaires du jeune
Gide, c'était de constater qu'à l'étranger on s'inté­
ressait plus à lui qu'à eux. Cela donnt!, pensaient-ils,
une très fausse impression. Et de fait, du roman pari­
sien de fabrication courante, leurs propres livres
auraient donné une idée plus exacte. Gide a été de
bonne heure traduit en Allemagne, et il est resté
en relations d'amitié .avec ses premiers traducteurs,
avec Rilke jusqu'à sa mort, aujourd'hui encore avec
Kassner et Blei2 • Cela nous conduit à la question

1. N. d. T. : C'est-à-dire qu'en s'opposant à lui, il lui rend le plus


grand service (cf. Nombres, XXII). (PR)
2. N. d. T. : Franz Blei ( 1 87 1 - 1 942), critique et essayiste autri­
chien ; Rudolf Kassner (1891-1973), philosophe et essayiste autri­
chien. (PR)
Conversation avec André Gide 33

actuelle de la traduction. Comme traducteur, Gide a


servi Conrad et s'est confronté à Shakespeare. Nous
connaissions déjà sa magistrale version d'Antoine et
Cléopâtre. Récemment Pitoëff, directeur du Théâtre
de l'Art, s'est adressé à lui pour le prier de traduire
Hamlet. « Le premier acte m'a pris des mois. Quand
il a été achevé, j 'ai écrit à Pitoëff : "Je ne puis conti­
nuer, cela m'accapare trop" . "Mais vous publierez
cet acte ?". "Peut-être, je ne sais pas. Pour l'instant il
est perdu. Quelque part dans mes papiers, à Paris ou
à Cuverville. Je voyage tellement, je ne peux rien
ranger". » Non sans dessein, il oriente maintenant la
conversation vers Marcel Proust. Il est au courant du
projet de traduction allemande, et connaît aussi les
côtés sombres de l'histoire 1 • D'autant plus grande
l'amitié qu'il nous fait en souhaitant que l'affaire
trouve une issue heureuse. Et puisqu'il est bien connu
que tous ceux qui ont côtoyé Proust ont entretenu
avec lui des rapports à éclipses, je me permets de
l'interroger sur sa propre expérience. Elle ne fait pas
exception à la règle. Le jeune Gide a été le témoin de
cette époque mémorable où Proust, l'éblouissant cau­
seur, commençait à fréquenter les salons. « Lorsque
nous nous sommes rencontrés dans le monde, je l'ai
pris pour le plus enragé des snobs. Je crois qu'il a eu
la même opinion de moi. Aucun de nous deux ne
soupçonnait alors l'étroite amitié qui devait nous
unir. » Le jour où l'énorme manuscrit tomba sur le
bureau de la NRF, ce fut un choc qui d'abord laissa
tout le monde pantois. Gide n'osa pas tout de suite se
plonger dans cet univers. Mais lorsqu'il s'y mit, il
succomba à sa fascination. Depuis, Proust est pour

1. N. d. T. : À cette date, Benjamin et Franz Hesse! étaient char­


gés de la traduction allemande de l'ensemble de la Recherche,
après que la publication du premier volume, confié à un autre tra­
ducteur, eut tourné au fiasco. (PR)
34 Œuvres

lui l'un des plus grands parmi tous ceux qui frayè­
rent la voie à cette nouvelle conquête de l'esprit : la
psychologie.
Ce mot est encore une porte ouvrant sur ces
immenses galeries dans l'enfilade desquelles, lors­
qu'on parle avec Gide, le regard menace de se
perdre. C'est à la psychologie qu'il impute le déclin
du théâtre ; au drame psychologique sa mort. La psy­
chologie pour lui est le domaine de ce qui est diffé­
rencié, de ce qui isole et déconcerte ; le théâtre, celui
de l'accord, de la liaison, de la plénitude. Amour, ini­
mitié, fidélité, jalousie, courage, haine - toutes ces
choses sont pour le théâtre autant de constellations,
de schémas donnés d'avance, prévisibles, le contraire
de ce qu'elles sont pour la psychologie, qui dans
l'amour découvre la haine, dans le courage la lâcheté.
-« Le théâtre, c'est un terrain banal. »
Nous revenons à Proust. Gide esquisse la descrip­
tion déjà en passe de devenir classique, de cette
chambre de malade, de ce malade qui, plongé dans
la permanente pénombre d'un appartement dont les
murs garnis de liège formaient aussi une enceinte
contre le bruit - même les fenêtres étaient capiton­
nées -, ne recevait que de rares visiteurs et, installé
sur son . lit, submergé de monceaux de papier gri­
bouillé dans tous les coins, écrivait sans support,
écrivait sans discontinuer et au lieu de lire ses
épreuves les surchargeait encore d'ajouts, << bien
plus que Balzac. » Malgré toute son admiration, Gide
me dit : << Je n'ai aucun contact avec ses person­
nages. Ils sont faits de vanité. Je crois qu'il y avait
chez Proust bien des choses qu'il n-'a pas exprimées,
des bourgeons qui n'ont jamais pu éclore. Dans sa
dernière période, une certaine ironie a pris le des­
sus sur îes éléments moraux et religieux percep­
tibles dans ses premiers ecrits. » Il semble aussi que
Gide rapporte un trait fondamental de la technique,
Conversation avec André Gide 35

de la composition proustienne, à une ambiguïté qui,


parfois voilée d'ironie, serait profondément inscrite
dans la nature de l'écrivain. « On parle de Proust
comme d'un grand psychologue. Certes il était cela.
Mais lorsqu'on insiste si souvent sur l'art avec
lequel il décrit l'évolution de ses principaux person­
nages tout au long de leur vie, on méconnaît peut­
être que chacune de ses figures, jusqu'à la moindre,
est élaborée d'après un modèle. Mais ce modèle ne
restait pas toujours le même. Pour Charlus, par
exemple, il est certain qu'il y en eut au moins deux :
le Charlus de la fin est fait sur un tout autre patron
que le fier personnage du début. » Gide parle de
surimpression, d'un « fondu » . Comme au cinéma,
un personnage se transforme progressivement en
un autre.
Après une pause, Gide reprend : « Je suis venu
pour donner une conférence. Mais la vie berlinoise
ne m'a pas laissé le loisir de faire ce que j 'avais pro­
jeté. Je reviendrai. Cette fois-ci avec ma conférenèe
toute prête. Mais dès à présent j 'aimerais vous dire
quelque chose de mes rapports avec la langue alle­
mande. Après une fréquentation prolongée, inten­
sive, exclusive, de l'allemand - c'était à l'époque
de mon amitié avec Pierre Louys, et nous lisions
ensemble le second Faust - pendant dix ans j 'ai
laissé de côté les choses allemandes. L'anglais absor­
bait toute mon attention. Mais l'année dernière, au
Congo, j 'ai enfin rouvert un livre allemand, c'était
Les Affinités électives. Je fis alors une découverte
remarquable. Après dix ans d'interruption, je ne
lisais pas plus mal, je lisais mieux. » Gide insiste :
« Ce qui me facilitait la chose, ce n'est pas l'affinité
entre l'anglais et l'allemand. Non, c'est le fait juste­
ment de m'être écarté de ma langue maternelle qui
m'avait fourni l'élan nécessaire pour maîtriser une
langue étrangère. Dans l'apprentissage des langues,
36 Œuvres

le plus important n'est pas quelle langue on apprend ;


abandonner la sienne, voilà ce qui est décisif. D'ail­
leurs, c'est seulement alors qu'on la comprend vrai­
ment. » Gide cite une phrase de la relation du
navigateur Bougainville : « Lorsque nous quittâmes
l'île, nous l'appelâmes l'île du Salut. » Sur quoi il a
cette formule merveilleuse : << Ce n'est qu'en quittant
une chose que nous la nommons. »
« S 'il est un point, reprend-il, sur lequel j 'ai
influencé la génération qui me suit, c'est en ce que
maintenant les Français commencent à montrer de
l'intérêt pour les pays étrangers et pour les langues
étrangères, alors que ne régnaientauparavant qu'in­
différence, indolence. Lisez le Voyage de Sparte de
Barrès, vous comprendrez ce que je veux dire. Ce
que Barrès voit en Grèce, c'est la France, et là où il
ne voit pas la France, il prétend n'avoir rien vu. »
Avec Barrès, nous touchons inopinément à l'un des
thèmes favoris de Gide. Sa critique des Déracinés de
Barrès, qui date maintenant de trente ans, était plus
qu'un ferme refus de l'épopée de l'attachement à la
terre: C'était la magistrale confession d'un homme
qui rejette le nationalisme satisfait et ne reconnaît la
nation française que là où elle inclut le champ de
forces de l'histoire européenne et de la famille des
peuples européens.
« Les déracinés » - Gide n'a qu'aimable raillerie
pour une métaphore poétique qui passe si complè­
tement à côté de la nature véritable. « J'ai toujours
dit qu'il était dommage pour Barrès d'avoir la bota­
nique contre lui. Comme si l'arbre se restreignait,
comme si au contraire il ne cherchait pas instincti­
vement à étendre ses branches au loin, dans l'espace
aérien. C'est un malheur pour les écrivains de tout
ignorer des sciences naturelles. » J'ai devant moi
l'homme qui écrivit un jour : « Je ne veux plus avoir
affaire qu'à la nature. Une charrette de légumes
Conversation avec André Gide 37

m'apporte plus de vérité que les plus belles périodes


de Cicéron. » Aujourd'hui encore, l'écrivain est pri­
sonnier de ce cercle d'images. « Je disais tout à
l'heure, à propos de Proust, . que beaucoup de ses
bourgeons ne se sont pas développés. Chez moi ce
fut autre chose. Je veux que tout ce qui m'est échu
vienne au jour, trouve sa forme. Cela n'a peut-être
pas été sans inconvénient. Mon œuvre a quelque
chqse d'un taillis dans lequel il n'est pas aisé de
dégager mes traits décisifs. En cela, je suis patient.
"Je n'écris que pour être relu 1 . " Je compte sur le
temps qui suivra ma mort. Seule la mort fera res­
sortir de l'œuvre la figure de l'auteur. Alors on ne
pourra plus méconnaître l'unité de mes écrits. Il est
vrai que j e n'ai pas atteint cette unité par la voie
la plus facile. Je sais, certains écrivains s'attachent
d'emblée à se restreindre de façon toujours plus
rigoureuse. Un homme comme Jules Renard n'est
pas devenu ce qu'il est, qui n'est pas peu, en déve­
loppant ses tendances instinctives, mais en les répri­
mant impitoyablement. Avez-vous lu son Journal ?
Un document du plus haut intérêt. . . Mais une telle
attitude peut comporter parfois des aspects gro­
tesques. Je procède tout autrement. Je sais combien
mon premier contact avec les livres de Stendhal fut
pénible, combien cet univers, au premier abord, me
parut hostile. C'est justement pourquoi il m'a pas­
sionné. Par la suite j 'ai beaucoup appris de Sten­
dhal. » Gide a excellé dans l'art d'apprendre. À y
regarder de plus près, c'est peut-être justement ce
qui l'a protégé des influences étrangères, beaucoup
plus décisivement que n'aurait pu le faire un opi­
niâtre repli sur soi. C'est généralement l'indolent qui
se laisse << influencer », tandis que l'esprit capable

1 . N. d. T. : André Gide, Journal des Faux-Monnayeurs, Paris,


Gallimard, 1 929, p. 53. (PR)
38 Œuvres

d'apprendre, tôt ou tard, parvient à maîtriser ce qui


dans le travail d'autrui peut lui servir, et à l'incor­
porer comme technique à son œuvre. En ce sens, il
est peu d'écrivains qui aient plus et plus passionné­
ment appris que Gide. « Ayant choisi une direction,
je l'ai toujours suivie jusqu'au bout, pour pouvoir
me tourner ensuite avec la même résolution dans la
direction opposée. » Ce refus fondamental du juste
milieu, cette revendication des extrêmes, qu'est-ce
d'autre que la dialectique, non comme une méthode
de l'intellect, mais comme le souffle vital et la pas­
. sion de cet homme ? · Gide ne semble pas vouloir
me contredire lorsque je conjecture que là est la rai­
son de toutes les incompréhensions et d'un certain
nombre d'inimitiés qu'il a rencontrées sur sa route :
« Beaucoup, explique-t-il, considèrent comme acquis
que je ne saurai jamais faire autre chose que me
peindre moi-même, et lorsque mes livres mettent
en scène les personnages les plus divers, ils en
concluent subtilement : comme cet auteur doit être
dépourvu de caractère, comme il doit être faible et
inconstant. »
<< Intégrer », telle est la passion de Gide comme
penseur et comme écrivain. Son intérêt croissant
pour la << nature » - vers laquelle, on le sait, beau­
coup de grands auteurs se tournent dans leur matu­
rité - signifie chez lui : le monde, jusque dans ses
extrêmes, reste entier, reste sain, reste nature. Et ce
qui le pousse à ces extrémités, n'est ni curiosité, ni
zèle apologétique, mais le plus haut discernement
dialectique.
De cet homme on a pu dire qu'il était le << poète des
cas exceptionnels ». Gide : << Bien entendu, c'est vrai.
Mais pourquoi ? Nous nous heurtons quotidienne­
ment à des comportements, à des caractères qui
par leur seule existence invalident nos anciennes
normes. Une grande partie de nos décisions, les plus
4

La Tour de Hugo
von Hofmannsthal 1

Dans son nouveau drame 2, La Tour, Hofmanns­


thal convoque toute la richesse de personnages qui
caractérise le théâtre baroque. L'un des plus mysté­
rieux au sein de cette multitude, le prince Sigis­
mond de Calderon, y accède à une seconde vie. Ce
drame est fondé sur un sujet au sens fort du terme,
le sujet espagnol de La vida es sueiio : la vie est un
songe. L'artiste ne peut transformer un tel sujet
qu'en s'y soumettant. Si « créer une œuvre litté­
raire >> signifie amener un sujet à s'expliquer avec
lui-même, celui-ci doit souvent passer par une suc­
cession de stations. Les grands thèmes s 'échelon-

1. N. d. T. : Hugo von Hofmannsthal (1874-1 929), l'auteur


notamment de Jedennann et de plusieurs livrets d'opéra pour
Richard Strauss (le Chevalier à la rose, Ariane à Naxos), avait per­
mis à Benjamin de publier son grand essai sur «Les Affinités élec­
tives » de Goethe, dans la revue Die Neue Rundschau ( 1 924-1925).
Hofmannsthal avait ensuite demandé à Benjamin un avis sur �on
drame Der Tunn (La Tour). Benjamin transformera cet avis en
compte rendu, publié dans Die literarische Welt du 9 avril 1 926.
Voir W. Benjamin, Correspondance, trad. G. Petitdemange, Paris,
Aubier-Montaigne, 1979, lettres du 6 avril 1925, p. 345, du 1 1 juin
1 925, p. 351-354, et du 23 février 1 92 6 ; ainsi que, dans les Gesam­
melte Briefe de Benjamin, t. III. p. 1 1 5 sq., la lettre du 25 janvier
1 926. Voir aussi le compte rendu d'une mise en scène de 1928 in
Gesammelte Schriften, t. III, p. 98 sq. (RR)
2. N. d. T. : drame traduit ici Trauersp iel . (RR)
42 Œuvres

nent selon des formes qui s'engrènent l'une dans


l'autre. Le drame en fournit l'exemple le plus rigou­
reux. Car sa forme est un important indice de la
volonté créatrice d'une collectivité. La loi de cette
volonté consiste en ce que la tension entre la forme
originelle et la variante permet à l'intensité authen­
tique, productive, de se déployer pleinement. C 'est
donc le contraire de « l'originalité » pure et simple.
Le nombre des sujets dramatiques féconds est limité ;
ne sont illimités que les thèmes grâce auxquels ils
prennent forme. Dans le drame précisément, l'in­
vention absolue relève d'une passion de dilettante
qui croit y trouver la garantie de « l'originalité >>.
Celle-ci réside, par définition, hors du champ de
force des tensions historiques dans lesquelles réside
la vie authentique du grand drame.
La tension historique déployée par cette œuvre
nouvelle, à la fois en elle-même et en rapport avec
son modèle caldéronien, fait précisément son grand
intérêt. Le rêve, on le sait, est au centre du premier
de ces deux drames. Comme il le sera aussi chez
Hofmannsthal, le royaume de Pologne, « royaume
de légende plus que d'histoire 1 >>, est le théâtre des
événements. Son roi s'appelle Basile. Son épouse
défunte lui a laissé un fils appelé Sigismond. Selon
les astrologues, son horoscope annonce bien des
malheurs. En naissant, il a apporté la mort à sa
mère, et le père redoute la réalisation d'une prophé­
tie annonçant que le fils s'emparera de la couronne
paternelle. On le cache donc dans un endroit inac­
cessible. Ainsi, c'est dans une tour que grandit
le jeune Sigismond. Il ne doit parler qu'avec son
gardien et ne peut se promener librement ; il est
enchaîné dans sa prison. Chez Calderon, lui-même

1 . N. d. T. : Hugo von Hofmannsthal, Der Turm, drame (Trauer­


spiel ) en cinq actes, Munich, Bremer Presse, 1925, p. 7. (RR)
Conversation avec André Gide 39

banales comme les plus extraordinaires, échappe à


l'évaluation morale traditionnelle. Et puisqu'il en
est ainsi, il faut commencer par consigner de tels
cas, exactement, sans lâcheté ni cynisme. » Tout
ce que Gide a pu mettre au jour dans des romans
comme Les Faux-Monnayeurs, dans des essais, dans
son importante autobiographie Si le grain ne meurt,
ses adversaires le lui pardonneraient pourvu qu'on
y trouvât la petite dose de cynisme qui fait tout pas­
ser aux yeux des snobs et des petits-bourgeois. Ce
qui les exaspère, ce n'est pas l'« immoralité », c'est le
sérieux. Mais de ce sérieux, Gide est incapable de se
départir, malgré toute la malice de sa conversation,
malgré cette souveraine ironie qui pointe dans Pro­
méthée mal enchaîné, dans Les Nourritures terrestres,
dans Les Caves du Vatican. Comme Willy Haas 1 le
disait ces jours-ci, il est pour l'instant le dernier
Français de la trempe de Pascal. Dans la lignée des
moralistes français, qui se prolonge avec La Bruyère,
La Rochefoucauld, Vauvenargues, personne en effet
n'est plus proche de lui que Pascal. Un homme
qu'au xvne siècle, si celui-ci avait déjà connu la
superficielle terminologie clinique de notre temps,
les esprits étroits auraient certainement traité de
« cas particulier », de malade. C'est précisément par
là que Gide, comme Pascal, appartient à la série des
grands éducateurs de la France. Pour l'Allemand,
soucieux de faire bande à part et de cultiver sa sin­
gularité, le modèle et l'incarnation même de l' édu­
cateur sera toujours celui qui, dans sa figure ou
son enseignement, met en valeur le type allemand,
comme Hofmannsthal et Borchardt essayent de le
faire aujourd'hui. Mais pour les Français, dont
le riche caractère se rattache aux origines les plus

1. N. d. T. : Willy Haas ( 1 89 1 - 1 973) fut avec Ernst Rowohlt le


fondateur de Die Literarische Welt. (PR)
40 Œuvres

diverses, pour eux qui sont plus forts dans leurs


vertus nationales et littéraires, moins profondément
standardisés qu'aucun autre peuple, c'est le grand
cas d'exception, soumis à l'analyse morale, qui cons­
titue la plus haute instance éducatrice. Tel est Gide.
Ce visage, dans lequel par moments le grand écrivain
se dissimule plus qu'il ne se trahit, tourne inflexi­
blement son front recueilli et menaçant contre l'in­
différence morale et la lâche satisfaction.
La Tour de Hugo von Hofmannsthal 43

haut fonctionnaire à la cour de Philippe, la méfiance


paternelle du tyran est liée au droit naturel et au
droit public. Dans sa sagesse, le souverain offre
au j eune prince l'occasion d'une épreuve. Pendant
son sommeil, on l'emmène endormi au château de
son père ; il s'y réveille, on le salue comme un prince,
puis le jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs
révèle la vraie nature du jeune homme. Le Caliban
princier laisse en effet éclater sa colère, sa luxure,
son envie, son orgueil. On n'a pas le choix, il faut
l'écarter et inculquer à celui qui se voit de nouveau
plongé dans la nuit du cachot que « tout cela n'était
qu'un rêve ». L'avenir se décidera au sein de ce
registre doublement irréel du rêve présumé. Rumi­
nant, le prince finit par décréter : << Rêve ou vérité : 1
Il me faut faire ce que je dois ; si c'est la vérité, 1
C'est pour l'amour de celle-ci que je le dois ; si c'est
un rêve, afin de me faire des amis, 1 Pour le moment
où le temps nous réveillera 1• >> C'est alors que le
père, de son propre gré, l'appelle sur le trône, et la
prophétie des sages se réalise pour le bonheur de
tous ; en revanche, la prudence chrétienne a écarté
la menace de la nature démoniaque.
Voilà le sujet qui, en quête d'une vie nouvelle, a
interpellé l'auteur. Le rêve comme pivot des événe­
ments historiques - c'est là une idée à la fois fasci­
nante et déconcertante. Qu'est-ce qui a pu décider
Hofmannsthal à donner suite à cet appel ? Par ce
qui n'est qu'une << variante >> du sujet, il réussit à
métamorphoser, à animer une forme de la manière
la plus profonde. Calderon a écrit un << spectacle »
où les aspects ludiques, romans et romantiques,

1 . N. d. T. : traduit d'après le texte utilisé par Benjamin : Don


Pedro Calderon de la Barca, Schauspiele, trad allemande de
J. D. Gries, t. I, Berlin, Nicolai, 1 81 5 , p. 295 (« Das Leben ein
Traum ••, acte III). (RR)
44 Œuvres

connaissent le développement le plus étonnant. D'une


façon intériorisée, l'Espagnol dessine toute la ten­
sion baroque du sujet. Il l'enroule comme une
réflexion, dans une volute. En revanche, La Tour
déroule tout ce qui y était enchevêtré. La monstruo­
sité de la violence paternelle et le martyre de l' exis­
tence du prince y sont mis en évidence. Ou plutôt,
ils se désignent eux-mêmes dans l'une des princi­
pales scènes, incomparable du point de vue théâ­
tral. Dans. les limites de cette nouvelle « scène du
rêve », ce n'est pas la créature aveugle qui se
déchaîne, c'est la créature souffrante qui juge son
bourreau. Et lorsque le père, au nom de la raison
d'État - pour apaiser une émeute - souhaite éle­
ver son fils à la royauté, Sigismond le gifle. « Qui es­
tu, Satan, pour me priver de père et de mère ?
Quelles sont tes lettres de créance 1 ? » La fonction
du rêve a ainsi profondément changé. Si, chez Càl­
deron, le rêve, tel un miroir concave dans un abîme
incommensurable, donne accès à l'intériorité, sep­
tième ciel transcendant, chez Hofmannsthal c'est
un monde plus vrai qui absorbe tout entier le monde
éveillé. << D'aucune chose nous ne savons comment
èlle est, et il n'existe rien dont nous puissions dire
que sa nature soit différente de celle de nos rêves 2, »
<< Ils m'ont dit : tu as rêvé, et redit : tu as rêvé !

Comme en enfonçant un doigt de fer sous un gond,


ils ont enlevé devant moi une porte, et je suis passé
de l'autre côté d'un mur où j 'entends tout ce que
vous dites ; vous, par contre, ne pouvez me rejoindre,
alors que je n'ai, quant à moi, rien à craindre de
vous 3 ! » Dans la réalité, tout s'est contracté comme
sous l'effet d'une découverte décapante. L''lmple jeu

1. N. d. T. : Hofmannsthal, Der Turm, op. cit., p. 96. (RR)


2. N. d. T. : Ib id. , p. 1 19. (RR)
3. N. d. T. : Ibid., p. 120. (RR)
La Tour de Hugo von Hofmannsthal 45

de l'amour, dans la tradition de la scène espagnole,


a disparu tout comme la moralité transcendante de
la vie onirique. Le scénario de Hofmannsthal ne
comporte aucun rôle féminin d'importance. L'in­
trigue parallèle, amoureuse, est remplacée par une
intrigue secondaire entre hommes. Julien, qui se
porte garant du prince et qui veille sur lui, aime
Sigismond, tout en cherchant à tirer profit de lui
pour satisfaire ses propres ambitions. Jamais on n'a
vu sur scène, aussi puissamment incarné, l'homme
à qui ne manque qu'une infime suspension de sa
volonté, un seul instant d'abandon, pour accéder à
l'élévation suprême. Son antagoniste est le méde­
cin, maître de son art et fin connaisseur de ses
profondeurs, sorte de Paracelse qui reconnaît un
semblable, un être supérieur, dans la stupide créa­
ture qu'est au début de l'intrigue Sigismond, presque
aphasique, tel qu'il le rencontre au sortir de la Tour.
Ce drame pénètre plus profondément, plus résolu­
ment dans un domaine apparemment prédestiné à la
fois à la création dramatique de son auteur et, d'une
façon générale, à la scène moderne. On peut l' appe­
ler le « prétragique ». Le drame est né du rituel, et le
modèle primitif de la tension dramatique est celle
qui oppose la parole à l'action. Le. dramatique n'est
pas ce que l'on appelle ainsi dans le langage de tous
les j ours : ni une tension dans le domaine des paroles
elles�mêmes (du débat), ni une lutte sans parole (la
lutte absolue). Le dramatique, c'est seulement la ten­
sion du rituel, qui jaillit entre les pôles du faire· et du
discours eux-mêmes. Le tragique lui-même est exté­
rieur au cercle le plus intime, ainsi entendu, du dra­
matique. Il mène à son terme la tension entre corps
et langage - entre action et parole - sur un plan
purement linguistique, faisant surgir le débat, réalité
plus tardive, sporadique, simple variante du drama­
tique au sens absolu. Or, ce dramatique lui-même est
46 Œuvres

prétragique. Il y a plus de vingt ans, lorsque notre


auteur publia ses pièces Œdipe, Électre et Alceste,
c'est une explication avec la tragédie grecque qui
était venue au jour, analogue à celle qui avait pré­
cédé le drame baroque avec Les Troyennes d'Opitz.
Toute l'Europe vit alors naître la forme nouvelle,
dont le Trauerspiel allemand devait être le mode,
sinon le plus pur, du moins le plus radical. Ce n'est
pas sans raison que La Tour porte le sous-titre
1 Trauerspiel, drame baroque. Il renonce ainsi à la chi­
mère d'un << tragique » nouveau. Ce qu'il évoque à
travers le prince Sigismond, c'est avant tout le corps
maltraité du martyr qui, justement, ne peut plus
parler. Ainsi ce drame le plus récent de l'auteur
reprend-il, avec autant d'audace que de maîtrise, la
précieuse tradition de la scène allemande au point
où elle fut interrompue par le classicisme. Si les met­
teurs en scène (qui, vraiment, ne disposent pas de
nobles matières en abondance) cherchaient l'actua­
lité véritable moins dans les sujets que dans les
forces des nouveaux textes, c'est peut-être cette
œuvre, aujourd'hui, qui aurait déjà fait le tour des
théâtres allemands. On y trouve des scènes où les
efforts considérables demandés aux acteurs et aux
metteurs en scène seraient récompensés par l' émo­
tion la plus profonde du public : le roi ensanglanté
s'oubliant devant la beauté d'une soirée d'automne,
comme le Claude de Shakespeare s'abîmait dans la
prière ; le prince reculant d'effroi devant l'alcôve de
sa mère et qui pourtant ne sait pas qui il a devant lui ;
ou encore Julien, son gardien, au moment où le
médecin lui pose la question décisive.
L'ancien drame baroque traçait un arc entre la
Créature et le Christ. Le prince parfait en occupait
le sommet. Là où l'optimisme chrétien de Calde­
ron apercevait ce prince, la sincérité de l'auteur
moderne voit le déclin. Sigismond périt. Les puis-
La Tour de Hugo von Hofmannsthal 47

sances démoniaques de la Tour triomphent de lui.


Les rêves s'élèvent de la terre, et le Ciel chrétien les
a fuis depuis longtemps. Au cœur de l'émeute, un
« enfant roi » de légende assume la véritable succes­
sion de ce prince, comme Fortinbras avait assumé
celle d'Hamlet en montant sur le trône. Dans l'es­
prit du drame baroque, l'auteur a dépouillé le sujet
de ses aspects romantiques, et nous y découvrons le
regard austère du drame allemand.
5

Hachisch à Marseille 1

Remarque préliminaire : Un des premiers signes


que le hachisch commence à agir « est un sourd
pressentiment, une sensation d'oppression ; quelque
chose d'étrange, d'inévitable s'approche. . . des
images et des séries d'images, des souvenirs depuis
longtemps oubliés resurgissent ; des scènes et d�s
situations entières se présentent à l'esprit, suscitent
d'abord de l'intérêt, parfois du plaisir, mais finale­
ment, lorsqu'il est impossible de s'en détourner, de
la lassitude et du désagrément. L'individu est sur�
pris et débordé par tout ce qui lui arrive, y com­
pris par ce qu'il dit et fait. Son rire, tout ce qu'il
exprime, le frappe comme s'il s'agissait d'événe­
ments extérieurs à lui. Il connaît aussi des expé­
ri�nces proches de l'inspiration, de l'illumination . . .
L'espace peut se dilater, le sol s'incliner, et des sen­
sations atmosphériques s'éveillent telles que la

1 . N. d. T. : Ce texte, publié dans la Fiankfurter Zeitung du


4 décembre 1932 et repris dans Illuminationen, Francfort-sur-le­
Main, p. 344-352, développe le '' protocole » d'une prise de
hachisch qui eut lieu le 29 septembre 1928 (cf. GS, VI, p. 579). Il
fit l'objet d'une traduction française, révisée par Benjamin lui­
même et publiée dans Les Cahiers du Sud en janvier 1 935 (n° 1 68,
p. 26-33, reprise in Écrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 75-
88). (PR)
Hachisch à Marseille 49

nébulosité, l'opacité, la lourdeur de l'air. Les cou­


leurs deviennent plus claires, plus lumineuses ; les
objets plus beaux, ou bien massifs et menaçants . . .
Tout cela ne se produit point par une évolution
continue, le caractère typique de ces phénomènes
est bien plutôt une incessante alternance d'états de
rêve et de lucidité, un constant va-et-vient entre
des mondes de conscience entièrement différents,
qui finit par épuiser le sujet ; cet assoupissement
ou ce réveil peuvent survenir au beau milieu d'une
phrase. . . Sur tout cela, le drogué nous renseigne
sous une forme qui en général s'éloigne beaucoup
de la normale. La cohérence est compromise par
l'interruption souvent brutale de tout souvenir du
passé immédiat, la pensée ne s'organise pas en
mots, la situation peut devenir d'une hilarité si irré­
sistible que, pendant plusieurs minutes, le consom­
mateur de hachisch n'est capable que de rire . . . Le
souvenir qu'il a de son ivresse est étonnamment
précis. » « Il est remarquable que l'intoxication au
hachisch n'ait pas encore été étudiée de façon expé­
rimentale. C'est à Baudelaire qu'on en doit la
meilleure description (Paradis artificiels). » Joël et
Frankel, << Der Haschisch-Rauch » [<< L'ivresse du
haschich >>], Klinische Wochenschrift, 1 926, V, 37.

Marseille, 2 9 juillet. À sept heures du soir, après


de longues hésitations, pris du hachisch. Dans la ·
journée j'avais été à Aix. Avec la certitude absolue
de ne pas être dérangé dans cette ville de plusieurs
centaines de milliers d'habitants, où personne ne
me connaît, je m'étends sur le lit. Et voici pourtant
que me gêne un petit enfant qui pleure. Je pense que
déjà trois quarts d'heure se sont écoulés ; en fait,
vingt minutes seulement. . . Je suis étendu sur le lit,
lisant et fumant. En face de moi, toujours cette vue
sur le ventre de Marseille. La rue que j 'ai vue si sou�
50 Œuvres

vent est comme une entaille ouverte d'un coup de


couteau.
Je finis par quitter l'hôtel, il me semble que la
drogue n'agit pas ou que son effet sera si faible que
rester entre quatre murs est une précaution inutile.
Première station le café au coin de la Canebière et
du cours Belsunce. Celui de droite quand on vient
du port, donc pas mon café habituel. Et mainte­
nant ? Rien d'autre qu'une certaine bienveillance,
l'attente de voir les gens vous aborder amicalement.
L'impression de solitude se perd rapidement. Ma
canne commence à me donner une joie particulière.
On devient délicat au point de craindre qu'une
ombre tombée sur le papier puisse le gâter. - Le
dégoût disparaît. On lit les écriteaux sur les pisso­
tières. Je ne serais pas surpris de voir tel ou tel
s'avancer vers moi. Mais qu'ils n'en fassent rien
me laisse indifférent. Néanmoins l'endroit est trop
bruyant pour moi.
Voici que se font valoir les exigences temporelles
et spatiales propres au consommateur de hachisch.
Elles sont, c'est bien connu, absolument royales.
Versailles, pour qui a pris du haschich, n'est pas trop
grand, ni l'éternité trop longue. Et sur fond de cette
expérience intérieure aux dimensions immenses,
de la durée absolue et de l'espace démesuré, un
humour merveilleux, bienheureux, s'attache d'au­
tant plus volontiers aux contingences du monde
spatio-temporel. J'éprouve infiniment cet humour
au restaurant Bassa, lorsque j 'apprends, à l'instant
même où je m'y attable pour l'éternité, qu'on est sur
le point d'éteindre les fourneaux. Ensuite, néan­
moins, le sentiment que tout cela est lumineux, fré­
quenté, animé, et demeurera tel. Il me faut noter de ·

quelle manière je trouvai ma place. Je songeais à la


vue qu'on a des étages supérieurs sur le Vieux-Port.
Passant dans la rue, j 'aperçus une place libre à la
Hachisch à Marseille 51

terrasse du second. Finalement, je m'arrêtai au pre­


mier. La plupart des tables près de la fenêtre étaient
occupées. Je m'approchai d'une très grande, qui
venait juste d'être libérée. Mais au moment de m'as­
seoir, il me sembla disproportionné de m'installer à
pareille table, et j'en éprouvai tant de honte que je
traversai la salle entière jusqu'au coin opposé pour
occuper une place modeste que je venais seulement
d'apercevoir.
Mais le dîner vint plus tard. D'abord le petit bar
sur le port. J'étais déjà sur le point de faire demi­
tour, déconcerté, car de là aussi semblait venir un
concert, ou plutôt une fanfare. J'eus tout juste le
temps de me rendre compte qu'il s'agissait du hur­
lement des trompes d'auto. Déjà sur le chemin du
Vieux-Port, cette aisance, cette assurance éton­
nantes dans la marche ; le sol caillouteux et inégal
de la grande place était devenu pour moi une
grand-route où, robuste marcheur, j 'avançais dans
la nuit. Car à ce moment-là, j 'évitais encore la Cane­
bière, n'étant pas tout à fait sûr de mes fonctions
régulatrices. Dans ce petit bar du port, l'enchante­
ment du hachisch entra dans sa phase véritable­
ment canonique, avec une acuité primitive que je
n'avais guère éprouvée jusque-là. Il me rendit phy­
sionomiste, ou du moins observateur de physiono­
mies, et il m'arriva quelque chose de tout à fait
unique dans mon expérience : je fus littéralement
fasciné par les visages qui m'entouraient, dont cer­
tains étaient d'une rudesse ou d'une laideur remar­
quables. Des visages que d'ordinaire j 'aurais évités
pour une double raison : je n'aurais pas souhaité
attirer leur regard sur moi, et n'aurais pas davan­
tage supporté leur brutalité. C'était un poste assez
avancé, ce bistro du port. (Le dernier je crois, qui
me fût encore accessible sans danger et que dans
mon ivresse j 'avais évalué avec cette sûreté qui vous
52 Œuvres

permet, recru de fatigue, de remplir un verre exac­


tement à ras bord, sans renverser une seule goutte,
comme jamais vous n'y seriez parvenu frais et dis­
pos.) C'était assez loin encore de la rue de la Boute­
rie, mais il n'y avait pas un seul bourgeois dans la
salle ; tout au plus, à côté des vrais prolétaires du
port, quelques familles de petits-bourgeois du voisi­
nage. Je compris tout à coup comment à un peintre
- n'était-ce point arrivé à Rembrandt et à beaucoup
d'autres ? - la laideur pouvait apparaître comme le
, vrai réservoir de la beauté, ou plutôt comme son
coffre-fort, comme la montagne éventrée qui laisse
paraître au jour tout l'or du beau, étincelant dans
les plis, les regards et les traits humains. Je me rap­
pelle tout particulièrement un visage d'homme,
d'une vulgarité et d'une bestialité sans bornes, dans
lequel me bouleversa soudain le << pli du renonce­
ment ». C'étaient surtout des visages d'hommes qui
me frappaient. Puis commença le jeu, longtemps
retenu, de chercher sous chaque visage des traits
connus ; j'arrivais ou n'arrivais pas à leur mettre un
nom. L'illusion s'évanouissait comme s'évanouis­
sent les illusions du rêve, ni honteuses ni compro­
mises, mais paisibles et amicales, avec la satisfaction
du devoir accompli. Dans ces circonstances; il ne
pouvait plus être question de solitude. Étais-je à
moi-même ma propre compagnie ? Non, pas tout
à fait, pas si ouvertement que cela. Si tel avait été le
cas, je ne sais pas si j'aurais été aussi heureux. Plu­
tôt ceci : je me fis pour moi-même l'entremetteur le
plus entendu, le plus tendre, le plus impudent, et me
procurai les choses avec l'assurance équivoque de
celui qui connaît et a étudié à fond les désirs de son
client. - Ensuite commença une demi-éternité, jus­
qu'à ce que reparût le garçon. Ou plutôt, j 'en eus
assez de l'attendre. J'entrai dans la salle et payai au
comptoir. Je ne sais si le pourboire est usuel dans
Hachisch à Marseille 53

les bistros de ce genre. En d'autres circonstances,


j 'aurais de toute manière laissé quelque chose. Hier,
le hachisch m'avait rendu pingre. Craignant de me
faire remarquer par mes extravagances, j 'obtins
l'effet exactement inverse.
De même chez Basso. Je fis d'abord venir une dou­
zaine d'huîtres. L'homme voulait que je commande
aussitôt la suite. J'indiquai une quelconque spécia­
lité régionale. Il revint en m'annonçant qu'il n'y en
avait plus. Alors mon regard erra sur la carte au voi­
sinage de ce plat, je paraissais vouloir commander
celui-ci, puis celui-là, et finalement, remontant de
l'un à l'autre, j 'arrivai au premier de la liste. Ce
n'était pas seulement gourmandise, mais expresse
courtoisie envers les plats, que je ne voulais pas
froisser par un-refus. Bref, je m'arrêtai à un pâté de
Lyon. Pâté de lion, pensai-je en riant lorsqu'il fut
devant moi, soigneusement disposé dans son assiette ;
et ensuite avec mépris : cette tendre viande de lièvre
ou de poulet - ou de quelque animal qu'il s'agisse.
Avec ma faim de loup, il ne m'eût point semblé
démesuré de me rassasier d'un lion. À part moi,
j'étais du reste bien décidé, dès que j'aurais fini chez
Basso (il était environ huit heures et demie), d'aller
ailleurs et de dîner une seconde fois.
Mais revenons au trajet jusque chez Basso. J'errai
le long du quai en lisant l'un après l'autre les noms
des bateaux amarrés. Ce qui provoqua en moi une
incompréhensible gaieté, et je souris à ce défilé des
prénoms français. Ces noms étaient le gage d'un
amour qui me semblait merveilleusement beau et
touchant. Le seul bateau devant lequel je passai sans
aménité était un « Aero II , qui me rappelait la guerre
aérienne - exactement comme, au bar dont je sor­
ti:tis, j 'avais dû éviter d'arrêter mon regard sur cer­
taines mines, par trop décomposées.
Au premier étage du Basso, lorsque je regardai en
54 Œuvres

bas, commencèrent les jeux bien connus. La place


devant le port était la palette sur laquelle mon ima­
gination mélangeait les données locales, faisant
telle ou telle expérience sans s'en demander raison,
comme un peintre rêve sur sa palette. J'hésitai à
prendre du vin. C'était une demi-bouteille de Cassis.
Un morceau de glace flottait dans le verre. Mais le ·
vin s'accorda à merveille avec ma drogue. J'avais
choisi ma place à cause de la fenêtre ouverte par
laquelle je pouvais plonger mon regard vers la place
obscure. Ce que faisant de temps en temps, je
remarquai qu'elle avait tendance à se transformer
avec chaque nouvel arrivant, comme si celui-ci lui
donnait une allure différente - qui n'avait rien à
voir, bien entendu, avec la perception qu'il en avait
lui-même, mais plutôt avec la manière dont les
grands portraitistes du xvne siècle mettaient en
valeur tel ou tel aspect d'une colonnade ou d'une
fenêtre, selon le caractère du personnage qu'ils fai­
saient poser devant. Plus tard, regardant vers le bas,
je notai : << De siècle en siècle, les choses· deviennent
plus étranges. »
Je dois faire ici cette remarque générale : la soli­
tude de ce genre d'ivresse comporte ses zones
d'ombre. Pour ne parler que du physique, il y eut un
instant dans le bistro du port, où une violente pres­
sion sur le diaphragme chercha à se soulager dans
un bourdonnement. Et il ne fait aucun doute que
certaines choses vraiment belles et évidentes restent
en sommeil. Mais d'un autre côté, la solitude agit
aussi comme un filtre. Ce que l'on note par écrit le
lendemain est plus qu'une énumération d'impres­
sions ; pendant la nuit l'ivresse vient à se découper,
avec de belles franges prismatiques, sur le fond du
quotidien. Elle forme une sorte de figure et prend
les couleurs du souvenir. J'ai envie de dire : elle se
recroqueville et dessine une forme de fleur.
Hachisch à Marseille 55

Pour mieux cerner les énigmes du bonheur que


procure l'ivresse, il faudrait penser au fil d'Ariane.
Quel plaisir dans le simple geste de dérouler un
écheveau. Plaisir profondément apparenté à celui
de la drogue comme à celui de la création. Nous
avançons ; mais ce faisant, nous ne découvrons pas
seulement les méandres de la caverne dans laquelle
nous nous aventurons, nous ne jouissons du bon­
heur de cette découverte que sur l'arrière-plan de
c�tte autre félicité rythmique que procure le dévi­
dage d'un écheveau. Cette certitude d'un écheveau
artistement enroulé, que nous dévidons : n'est-ce
pas là le bonheur de toute créativité, du moins dans
l'ordre prosaïque ? Et le hachisch fait de nous des
êtres jouissant de leur suprême prosaïsme.
Plus difficile à cerner que tout ce qui précède est
une sensation de bonheur très enfouie qui apparut
plus tard sur une place contiguë à la Canebière, là
où la rue Paradis débouche sur les Allées. Heureuse­
ment, je trouve dans mon journal cette phrase :
« Avec la cuiller, on doit extraire l'identique du réel. »
Plusieurs semaines auparavant, j 'avais noté une
autre phrase de Johannes V. Jensen, qui disait appa­
remment quelque chose de semblable : « Richard
était un jeune homme qui avait le sens de tout ce qui
est identique dans le monde 1 • » Cette phrase m'avait
beaucoup plu. Elle me permet à présent de confron­
ter le sens politico-rationnel qu'elle présentait à mes
yeux avec le sens individuel et magique de mon expé­
rience d'hier. Tandis que la phrase de Jensen signi­
fiait pour moi que les choses sont, comme nous le
savons, entièrement technicisées, rationalisées, et
que le particulier ne se trouve plus aujourd'hui que
dans les nuances, l'idée nouvelle était tout autre. Car

1 . N. d. T. : Johannes V. Jensen, Exotische Novellen, Berlin,


S. Fischer, 1 9 1 9, p. 4 1 sq. (PR)
56 Œuvres

je ne voyais que des nuances : mais elles étaient iden­


tiques. Je m'absorbai dans la contemplation du pavé
devant moi, qui par une sorte d'enduit que j 'y étalais
pouvait aussi bien être une seule et même chose que
le pavé parisien. On dit souvent : des pierres pour du
pain. Les pierres ici étaient le pain de mon imagina­
tion, soudain avide de savourer l'identique en tous
lieux et en tous pays. Et pourtant je songeais avec
une immense fierté que je me trouvais ici à Marseille
sous l'effet du hachisch ; qüi d'autre partageait mon
ivresse, en cette soirée, combien peu. J'étais inca­
pable de craindre le malheur à venir, la solitude à
venir, il y aurait toujours le hachisch. À ce stade, la
musique d'une boîte de nuit toute proche, qui avait
guidé mes pas, joua un rôle. G. passa devant moi
dans un fiacre. En coup de vent, exactement comme
plus tôt, de l'ombre des bateaux avait brusquement
surgi U. sous les traits d'un rôdeur des quais et d'un
entremetteur. Mais il n'y eut pas seulement des gens
de connaissance. Ici, à ce stade de profonde absorp­
tion, passèrent deux silhouettes - bourgeois, voyous,
que sais-je ? - sous les traits de « Dante et Pétrarque ».
« Tous les hommes sont frères. » Ainsi commença
une suite de pensées que je ne suis plus capable de
reconstituer. Mais le dernier maillon de la chaîne
était certainement beaucoup moins banal que le pre­
mier, et aboutissait peut-être à des figures d'ani­
maux.
Un tramway s'arrêta un instant devant la place où
j'étais assis, sur lequel on lisait : << Barnabé ». Et la
triste et confuse histoire de Barnabé ne me . parut
point une mauvaise destination pour un tram rou­
lant vers la banlieue de Marseille. À l'entrée du dan­
cing se déroulait un très beau spectacle. De temps à.
autre sortait un Chinois en pantalon de soie bleue
et d'une veste de soie d'un rose éclatant. C'était le
portier. Dans l'embrasure on apercevait des filles.
Hachisch à Marseille 57

J'étais d'humeur très détachée. Il était amusant de


voir arriver un garçon avec une fille en robe blanche,
et de penser aussitôt : « La voilà qui s'est échappée en
chemise, et il est allé la récupérer. Bien, bien. » Il me
flattait de croire que j'étais ici au centre de toutes les
débauches, et en disant « ici » je ne songeais pas à la
ville, mais au petit recoin, pas très riche en événe­
ments, où je me trouvais. Mais justement ces évé�
nements se produisaient de telle sorte que leur
apparition me touchait d'une baguette magique; et
me plongeait dans un rêve d'elle. À de telles heures,
hommes et choses se comportent comme ces acces­
soires et ces personnages en moelle de sureau qu'on
place dans une boîte d'étain garnie d'une vitre et qui,
électrisés par la friction du verre, prennent à chaque
mouvement les positions les plus inattendues.
La musique qui, pendant ce temps, ne cessait de
s'amplifier et de décroître, je l'appelai les baguettes
de paille du jazz. J'ai oublié pour quelle raison je me
permis d'en marquer le rythme du pied. Cela n'est
pas conforme à mon éducation, et je ne m'y résolus
pas sans débat intérieur. Il y eut des moments où
l'intensité des impressions auditives refoulait toutes
les autres. Surtout dans le petit bar, tout se noyait
soudain dans le vacarme - celui des voix, non celui
des rues. Le plus curieux, dans ce bruit de voix, est
qu'il semblait entièrement dialectal. Comme si les
Marseillais, tout à coup, ne parlaient plus assez bien
le français pour moi. Ils étaient restés au stade du
dialecte. Le phénomène de décalage qui peut être
ici en cause, et pour lequel Kraus a trouvé cette jolie
formule : « Plus on regarde un mot de près, plus
il vous regarde de loin 1 >>, ce phénomène semble
s'étendre aussi au domaine optique. En tout cas, je

1. N. d. T. : Karl Kraus, Pro domo et munda, 3• édition, Leipzig,


Verlag der Schriften von Karl Kraus, 1 91 9, p. 164. (PR)
58 Œuvres

trouve dans mes notes cette remarque étonnée :


'' Comment les choses tiennent tête aux regards. »
Le bruit retomba lorsque je remontai la Canebière
et tournai finalement pour manger encore un peu de
glace dans un petit café du cours Belsunce. Ce café
n'était guère éloigné de l'autre, le premier de la
soirée, là où brusquement le bonheur d'amour qui
m'envahit à la vue de quelques franges ondoyant
sous le vent m'avait persuadé que le hachisch com­
mençait d'agir. Et lorsque j'évoque cet état, je vou­
drais croire que le hachisch sait convaincre la nature
de nous amener à cette dissipation de notre propre
existence qui a lieu dans l'amour, mais de façon
moins intéressée que dans l'amour. Car si notre exis­
tence, lorsque nous aimons, glisse entre les doigts de
la nature comme des pièces d'or qu'elle ne peut rete­
·
nir et qu'elle laisse filer pour obtenir en échange
une vie nouvelle, avec le hachisch elle nous jette à
pleines mains dans l'existence, sans pouvoir espérer
ou attendre la moindre contrepartie.
6

Goethe 1

Lorsque Johann Wolfgang Goethe naquit le


28 août 1 749 à Francfort-sur-le-Main, la ville comp­
tait 30 000 habitants. La population de Berlin, la
plus forte concentration urbaine de l'Empire alle­
mand, s'élevait à 1 2 6 000 habitants, à une époque
où Paris et Londres dépassaient déjà chacune les
500 000 . . Ces chiffres sont caractéristiques de la
situation politique où se trouvait alors l'Allemagne,
car, dans toute l'Europe, la révolution bourgeoise a
été tributaire des grandes villes. Il est d'autre part
caractéristique de Goethe qu'il ait toute sa vie répu­
gné à séjourner dans les grandes villes. Ainsi, il ne
se rendit jamais à Berlin2, et, adulte, ne retourna

1 . N . d. T. : Cet article répond à une commande de l'Encyclopé­


die soviétique, dont Benjamin fait état dans une lettre du mois
d'avril 1 926. Après beaucoup de complications (que Benjamin ten­
tera notamment de régler au cours de son séjour à Moscou en
décembre 1 926 - janvier 1 927), le texte sera achevé au mois
d'octobre 1 928. Les responsables soviétiques n'en retiendront fina­
lement qu'une version abrégée et totalement défigurée. Une publi­
cation partielle en allemand eut lieu dans la Literarische Welt du
7 décembre 1 928 (7• année, n° 49), sous le titre « Goethes Politik
und Naturanschaung , (« Goethe : ses idées politiques et sa concep­
tion de la nature »). (PR)
2. N . d. T. : Erreur de Benjamin : Goethe séjourna à Berlin du 1 6
au 2 0 mai 1 778. (PR)
60 Œuvres

que deux fois et à contrecœur dans sa ville natale de


Francfort; il passa la plus grande partie de sa vie
dans une petite ville résidentielle de 6 000 habi­
tants, et ne connut de près que les deux centres
urbains qu'étaient, en Italie, Rome et Naples.
L'émergence de la nouvelle bourgeoisie dont l' écri­
vain allait être le représentant culturel et, pour un
temps, le porte-parole politique, se dessine claire­
ment dans son arbre généalogique. Les ancêtres
mâles de Goethe se dégagent progressivement des
milieux artisanaux, ils épousent des femmes d'un
rang social plus élevé, parfois issues de vieilles
familles de savants. Du côté paternel, son arrière­
grand-père était maréchal-ferrant, son grand-père
d'abord tailleur, puis aubergiste, son père, Johann
Caspar Goethe, d'abord simple avocat. Il accéda
bientôt au titre de Conseiller impérial, et lorsqu'il
obtint la main de Katharina Elisabeth Textor, la fille
du maire de Francfort, s'assura définitivement une
place parmi les premières familles de la ville. .
Sa jeunesse passée dans une maison patricienne
d'une ville impériale .renforça dans l'écrivain un
trait héréditaire spécifiquement rhéno-franconien,
fait de réserve à l'égard de tout engagement poli­
tique et d'un sens d'autant plus marqué pour tout ce
qui, individuellement, pouvait lui convenir et lui
profiter. L'étroitesse du cercle familial - Goethe
n'avait qu'une sœur, Cornelia - lui permit de se
concentrer de bonne heure sur lui-même. Néan­
moins, les idées qui avaient cours dans la maison
parentale lui interdisaient naturellement d' envisa­
ger une carrière artistique. Son père le poussa à
étudier le droit. Goethe entra à l'âge de seize ans à
l'université de Leipzig, et à vingt-et-un ans, dans
l'été 1 770, arriva comme étudiant à Strasbourg.
C'est à Strasbourg que prend clairement forme le
milieu culturel d'où sortiront les œuvres de jeunesse
Goethe 61

de Goethe. Goethe et Klinger 1 viennent de Franc­


fort, Bürger2 et Leisewitz 3 du centre de l'Allemagne,
VoE 4 et Claudius s du Holstein, Lenz 6 de Livonie ;
Goethe est issu d'une famille patricienne, Claudius
d'un milieu bourgeois, Holtei 7, Schubart8 et Lenz
sont des fils de professeurs ou de pasteurs, Maler
Müller9, Klinger et Schiller des fils de petits-bour­
geois, VoE le petit-fils d'un serf, Christian et Fritz
von Stolberg 10, enfin, portent le titre de comte
- mais tous joignent leurs efforts pour faire surgir

1 . N. d. T. : Friedrich Maximilian von Klinger ( 1 752- 1 83 1 ) : le


titre de sa pièce Sturm und Drang ( 1776) restera attaché à la pre­
mière école romantique. Il est également l'auteur d'un roman inti­
tulé Vie, e:�:ploits et descente aux Enfers de Faust ( 1 79 1 ). (PR)
2. N. d. T. : Gottfried August Bürger ( 1747-1794), poète lyrique
d'inspiration populaire. (PR)
3. N. d. T. : Johann Anton Leisewitz ( 1 752-1 806), auteur drama­
tique. (PR)
4. N. d. T. : Johann Heinrich VoB ( 1 7 5 1 - 1 825), érudit et poète,
traducteur d'Homère. (PR)
S. N. d. T. : Matthias Claudius ( 1 740- 1 8 1 5), auteur de récits sati­
riques et de poésies lyriques d'inspiration populaire. (PR)
6. N. d. T. : Jakob Michael Reinhold Lenz ( 1 7 5 1 - 1 792), poète et
auteur dramatique, son œuvre exprime de fortes préoccupations
sociales. Son destin (il sombra dans la folie en 1 778) inspirera à
Georg Büchner la nouvelle qui porte son nom. (PR)
7. N. d. T. : Ou Hôlty (Ludwig Heinrich Christoph, 1 748-1776),
poète lyrique. (PR)
8. N. d. T. : Christian Friedrich Schubart ( 1 739- 1 79 1 ), poète et
musiCien, connut la prison pour raisons politiques. (PR)
9 . .N. d. T. : Friedrich Müller, dit Maler-Müller ( 1749-1825),
peintre et poète, très inspiré par la littérature populaire. Il est éga­
lement l'auteur d'une Vie de Faust ( 1 776-1778, inachevée). (PR)
10. Christian von Stolberg ( 1 748- 1 82 1 ), écrivain et traducteur,
il accompagnera Goethe dans son voyage en Suisse en 1 775 ; son
frère Friedrich ( 1750- 1 8 1 9), écrivain et historien de l' Église.
Comme la plupart des auteurs cités par Benjamin, les comtes von
Stolberg appartiendront à partir de 1 772 au Gôttinger Hain­
«

bund », un groupe d'étudiants de Gôttingen attaché à promouvoir


une littérature d'inspiration populaire et anti-rationaliste. Ils
défendront leurs positions dans la revue L 'Almanach des Muses de
Gottingen. (PR)
62 Œuvres

par des voies idéologiques le << nouveau » en Alle­


magne. La faiblesse fatale de ce mouvement révolu­
tionnaire spécifiquement allemand est de n'avoir pas
pu se réconcilier avec les mots d'ordre primitifs de
l'émancipation bourgeoise, des Lumières. La masse
bourgeoise, les « esprits éclairés », restèrent coupés
de leur avant-garde par un terrible fossé. Les révolu­
tionnaires allemands ne voulaient rien savoir des
Lumières, les représentants allemands des Lumières
n'étaient pas révolutionnaires. Les uns organisèrent
leurs idées autour de la révélation, de la langue, de la
société, les autres autour de la théorie de la raison
et de l'État. Goethe reprit plus tard la part négative
de chacun de ces mouvements : avec les Lumières,
il s'opposa aux bouleversements sociaux, avec le
Sturm und Drang, il se dressa contre l'État. Cette
fracture au sein de la bourgeoisie allemande l' empê­
cha de se mettre, idéologiquement, au diapason _de
l'Occident, et Goethe, qui allait plus tard s'intéresser
de près à Voltaire et Diderot, ne fut jamais plus fermé
à l'esprit français que durant sa période strasbour­
geoise. Particulièrement révélatrice est sa réaction
face au Système de la nature, le célèbre manifeste du
matérialiste français d'Holbach, où souffle déjà l'air
mordant de la Révolution française. Cet ouvrage lui
parut « si gris, si cimmérien 1 , si funèbre », qu'il recula
devant lui comme devant un spectre. Il lui apparut
comme « la véritable quintessence de la sénilité, plat,
voire parfaitement insipide ». Ce « triste crépuscule
athée » lui paraissait vide et creux2• Il réagissait par

L N. d. T. : Allusion à Homère (Odyssée, XI, 14 sqq. : « Là se trou­


vent la ville et le pays des Cimmériens, 1 couverts d'un voile de
brouillard ; sur eux jamais / le soleil ne fait descendre ses rayons . . .»

[trad. Ph. Jacottet, Librairie F. Maspero, Paris, 1 982]). (PR) · ·

2. N. d. T. : Sur ce passage, cf. Goethe, Poésie et Vérité (III, 1 1),


trad. P. du Colombier, Paris, Aubier, 1 94 1 , p. 3 1 4 sq. (trad. mod.).
(PR)
Goethe 63

là en artiste créateur, mais aussi en fils de patricien


francfortois. Goethe donna par la suite au Sturm und
Drang ses deux plus puissants manifestes, Catz et
Werther. Mais c'est à Johann Gottfried Herder que le
mouvement doit sa forme universelle, dans laquelle
il s'organise en une véritable vision du monde. Dans
sa correspondance et ses entretiens avec Goethe,
Hamann et Merck 1, Herder fournit les mots d'ordre
du mouvement : le << génie original >>, « la langue :
révélation de l'esprit national », « le chant : premier
langage de la nature », « l'unité de l'histoire géolo­
gique et de l'histoire humaine ». Dans ces années-là,
Herder préparait sa grande anthologie des Chansons
de tous les peuples, qui couvrait l'ensemble du globe,
de la Laponie jusqu'à Madagascar, et devait profon­
dément influencer Goethe. Car dans ses poésies
lyriques de jeunesse le renouvellement de la forme
du lied par la chanson populaire s'allie à la grande
libération opérée par le « Gôttinger Hainbund ».
« Vo.B ouvrit à la littérature les paysans des polders.
Il pourchassa dans les Lettres les formes convention­
nelles du rococo, avec la fourche à fumier, le fléau et
ce dialecte bas-saxon qui n'ôte plus qu'à demi la cas­
quette devant son seigneur. » Mais dans ' la mesure
où, chez Vo.B, la description constitue encore la tona­
lité fondamentale de la poésie lyrique (de même que,
chez Klopstock, le mouvement hymnique reste fondé
sur la rhétorique), c'est seulement avec les poèmes
strasbourgeois de Goethe (« Bienvenue et adieu »,
« Un ruban décoré », « Chant de mai », « Rose de la
bruyère ») que l'on peut dire que la poésie lyrique
allemande s'est affranchie de la description, de
l'intention didactique, de l'action. Cet affranchisse-

1. N. d. T. : Johann Heinrich Merck ( 1 74 1 - 1 79 1), écrivain alle­


mand, critique redouté, exerça une influence sur Herder et Goethe.
Il aurait servi de modèle pour le Méphistophélès de Faust. (PR)
64 Œuvres

ment, il est vrai, ne pouvait représenter qu'un stade


précaire et transitoire, au-delà duquel il allait au
XIXe siècle conduire la poésie lyrique allemande
vers son déclin ; aussi Goethe, à la fin de sa vie, en
limitera-t-il délibérément la portée dans le Divan .
oriental-occidental. Avec Herder il publia en 1 773 le
manifeste Du caractère et de l 'art allemands, dans
lequel figurait son étude sur Erwin von Steinbach, le
constructeur de la cathédrale de Strasbourg. C'est ce
texte qui devait ensuite rendre le classicisme fana­
tique de Goethe si scandaleux pour les romantiques,
au moment où ils redécouvriront l'art gothique.
Dans le même horizon créatif s'inscrit en 1 772
Gotz von Berlichingen. Cet ouvrage fait clairement
apparaître la fracture au sein de la bourgeoisie alle­
mande. Les villes et les cours, représentant un prin­
cipe rationnel grossièrement travesti en réalisme
politique, doivent incarner ici la troupe des parti­
sans sans esprit des Lumières, auxquels le Sturm
und Drang s'oppose en la personne du chef des pay­
sans révoltés. On pourrait être tenté de voir dans ce
livre, qui prend pour arrière-plan historique la
guerre des paysans en Allemagne, une profession
de foi authentiquement révolutionnaire. Il n'en est
rien, car ce qui se fait jour dans le soulèvement de
Gôtz ce sont fondamentalement les tourments de la
caste des chevaliers impériaux, de l'ancienne classe
dominante, face au pouvoir émergeant des princes.
Si Gôtz lutte et tombe, c'est d'abord pourlui-même,
pour sa classe ensuite. L'idée centrale de la pièce
n'est pas la révolte, mais l'inertie. L'action entreprise
par Gôtz est une chevaleresque régression, elle est,
pour le dire de façon plus aimable et distinguée, u,n
geste de grand seigneur, l'expression d'un élan indi­
viduel, rien de comparable aux menées brutales
des brigands incendiaires. On voit ici se mettrè en
place le mécanisme qui deviendra typique de toute
Goethe 65

l'œuvre de Goethe : comme auteur dramatique, il


succombe toujours à la séduction qu'exercent sur
lui les thèmes révolutionnaires, pour ensuite soit
s'écarter du sujet, soit laisser son ouvrage à l'état de
fragment. Le premier cas est celui de Gotz von Ber­
lichingen et d'Egmont, le second celui de La Fille
naturelle. Combien Goethe, dès ce premier drame,
se soustrayait fondamentalement à l'énergie révolu­
tionnaire du Sturm und Drang, rien ne le montre
plus clairement que la comparaison avec les pièces
d'autres auteurs de sa génération. En 1 774, Lenz
publia Le Précepteur ou les Avantages d'une éduca­
tion privée 1, où sont crûment mises en lumière les
conditions sociales qui régissaient à cette époque la
création littéraire, et qui ne restèrent pas non plus
sans effets sur l'évolution de Goethe. La bourgeoi­
sie allemande était loin d'être assez puissante pour
pouvoir entretenir par ses propres moyens une acti­
vité littéraire d'envergure. Il s'ensuivit que la litté­
rature resta dépendante du féodalisme alors même
que les sympathies de l'homme de lettres allaient à
la classe bourgeoise. La situation déplorable de ce
dernier l'obligeait à fréquenter les soupes popu­
laires, à servir de précepteur à de nobles proprié­
taires terriens et à accompagner de jeunes princes
dans leurs voyages. Cette dépendance menaçait
même de le priver du fruit de ses travaux littéraires,
car seules les œuvres expressément autorisées par
le cabinet ministériel étaient protégées contre la
reproduction dans les pays de l'Empire allemand.
En 1 774, après que Goethe eut été appelé à Wetz­
lar, auprès de la Cour suprême de l'Empire, parurent
Les Souffrances du jeune Werther. Ce livre fut peut-

1 . N. d. T. : Jakob Michael Reinhold Lenz, Le Précepteur, Le Nou­


veau Menoza, Les Soldats, trad. René Girard et Joël Lefebvre, Paris,
L'Arche, 1 972. (PR)
66 Œuvres

être le plus grand succès littéraire de tous les temps.


Goethe, ici, réalise l'image parfaite du créateur de
génie. Si en effet le grand écrivain est celui qui d' em­
blée fait de son monde intérieur une affaire publique,
et qui reprend tous les problèmes du temps pour
en faire des problèmes de son univers personnel,
de sa propre sphère d'expérience et de pensée, alors
Goethe, dans ses œuvres de jeunesse, représente
ce type avec une perfection qui n'avait jamais été
atteinte avant lui. Dans Les Souffrances de Werther, la
bourgeoisie de l'époque voyait sa pathologie caracté­
risée d'une manière à la fois perspicace et flatteuse,
tout autant que celle d'aujourd'hui dans la théorie
freudienne. Goethe entremêla le récit de son amour
malheureux pour Lotte Buff, la fiancée d'un de ses
amis, avec les aventures amoureuses d'un jeune litté­
rateur dont le suicide avait fait un certain bruit. Dans
les états d'âme de Werther, le mal du siècle déploie
toutes ses nuances. Werther n'est pas seulement
l'amoureux déçu qui, dans sa détresse, se tourne
vers la nature comme aucun amoureux ne l'avait
plus fait depuis la Nouvelle Héloïse de Rousseau ;
c'est aussi le bourgeois dont la fierté se meurtrit aux
bornes de sa classe, et qui demande à être reconnu
au nom des droits de l'homme, voire de sa simple
réalité de créature. En lui, Goethe fait entendre pour
la dernière fois avant longtemps l'élément révolu­
tionnaire dans sa jeunesse. Si, rendant compte d'un
roman de Wieland, il avait écrit : « Les nymphes de
marbre, les fleurs, les vases, les tapisseries bariolées
sur les tables de cette petite nation, quel haut degré
de raffinement pe présupposent-ils pas ? Quelle inéga­
lité de rangs, quelle pénurie, où s'étalent tant de plai­
sirs ; quelle pauvreté, où s'étalent tant de biens 1 »

1 . N. d. T. : Goethe, Schriften zur Literatur (« Rezensionen in die


Frankfurter gelehrten Anzeigen, der Jahre 1 772 und 1 773. 1 6. Der
Goethe 67

- le ton est désormais un peu plus tempéré : << Il y a


beaucoup à dire en faveur des règles, comme à
la louange des lois de la société 1 • » Dans Werther, la
bourgeoisie trouve le demi-dieu qui se sacrifie pour
elle. Elle se sent sauvéè, sans avoir été libérée : d'où
la protestation de Lessing qui, avec une conscience
indéfectible de son appartenance de classe, aurait
voulu voir s'affirmer la fierté bourgeoise face à la
noblesse, et réclamait de Werther une conclusion
cynique 2 •
Après les complications inextricables de son amour
pour Charlotte Buff, la perspective d'un mariage
bourgeois avec une fille de Francfort, belle, remar­
quable et considérée, pouvait apparaître à Goethe
comme une solution. « Un rare décret de l'être tout­
puissant qui règne sur nous a donc voulu que, dans
le cours de mon aventureuse carrière, j 'ai appris
même ce que peut ressentir un fiancé 3. » Mais ses
fiançailles avec Lili Schônemann ne furent qu'un
épisode tumultueux dans une lutte de plus de trente
ans contre le mariage. Que cette femme ait sans
doute été la plus remarquable, certainement la plus
libre de toutes celles qui entrèrent dans le cercle
intime de Goethe, cela ne put en dernière instance
qu'accroître les réticences de l'écrivain à contracter
avec elle une liaison. Il prit la fuite en mai 1 775
et partit pour la Suisse en compagnie · du comte
Stol]Jerg. Ce voyage fut marqué par la rencontre

goldne Spiegel [ . . . ] ) in Stimtliche Werke, . édition du Jubilé en


>> ,

40 tomes, éd. Eduard von der Hellen, Stuttgart-Berlin, Cotta,


1902 sqq., t. XXXVI , 1 , p. 33. (PR)
1 . N. d. T. : Les Souffrances du jeune Werther, trad. B. Groethuy­
sen, in Goethe, Romans, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1 954, p. 12 sq. (PR)
2 . N. d. T. : Gotthold Ephraim Lessing, lettre du 26 octobre 1 774
à Eschenburg. (PR) .
3. N. d. T. : Poésie et Vérité (IV, 1 7) (trad., op. cit., p. 449). (PR)
68 Œuvres

avec Lavater. Dans la théorie physiognomonique


de ce dernier, qui faisait alors sensation dans toute
l'Europe, Goethe retrouvait quelque chose de l'es­
prit dans lequel il abordait lui-même l'étude de la
nature. Par la suite, pourtant, il s'irrita du lien étroit
que Lavater établissait entre l'étude du monde des
créatures et sa foi piétiste.
Sur le chemin du retour, Goethe fit par hasard
la connaissance du prince héritier, le futur duc
Charles-Auguste de Saxe-Weimar. Celui-ci l'invita à
sa cour, et Goethe ne tarda pas à s'exécuter. Ce ne
devait être qu'une visite, il y resta toute sa vie.
Goethe arriva à Weimar le 7 novembre 1 775. Avant
la fin de l'année, il était nommé conseiller de léga­
tion, ayant siège et voix au Conseil d' État. Goethe
lui-même s'est rendu compte dès le début qu'en
entrant au service du duc Charles-Auguste, il s'im­
posait une sujétion qui allait être lourde de consé­
quences pour toute sa vie. Deux considérations
étaient intervenues dans cette décision. À une époque
où l'agitation politique s'emparait de plus en plus
de la bourgeoisie allemande, sa position lui permet­
tait d'abord de toucher du doigt cette réalité-là. Son
intégration à un rang élevé de l'appareil adminis­
tratif, d'autre part, le soustrayait à la nécessité de
choisir son camp. Malgré les tiraillements intérieurs
qu'elle lui infligeait, cette position donnait à son
action et à son personnage une assise au moins
extérieure. À quel prix il allait devoir payer cette
sécurité, Goethe aurait pu s'en rendre compte - si
son indéfectible lucidité ne lui avait déjà ouvert les
yeux là-dessus - par les réactions interrogatives,
déçues, indignées de ses amis. Klopstock, Wieland
même, comme plus tard Herder, furent heurtés par
la largesse avec laquelle Goethe répondait aux exi­
gences de sa charge et, plus encore, à celles que lui
imposaient le mode de vie et la personnalité du
Goethe . 69

grand-duc. Car Goethe, l'auteur de Catz et de Wer­


ther, représentait la fronde bourgeoise. Son nom
pesait d'autant plus lourd que les tendances poli­
tiques, à cette époque, n'avaient guère d'autre
expression qu'individuelle. Au xvme siècle, l'auteur
était encore pr9phète, et ses écrits n'étaient que
l'apostille d'un Evangile qui semblait se traduire de
la façon la plus complète dans sa vie elle-même.
À Weimar, Goethe perdit l'immense autorité person­
nelle que lui avaient conférée ses premiers écrits,
disons plutôt : ses premiers messages. Mais comme
on n'attendait de lui que des choses extraordinaires,
les légendes les plus absurdes virent le jour. On
disait que Goethe s'enivrait quotidiennement d'eau­
de-vie, que Herder prêchait en bottes et en éperons
et, après la messe, faisait à cheval trois fois le tour
de l'église - c'est ainsi qu'on s'imaginait l'activité
des génies dans les premiers mois à Weimar. Plus
déterminante que la base réelle que pouvaient avoir
de telles exagérations, fut l'amitié entre Goethe et
Charles-Auguste, dont les fondements furent jetés à
cette époque, et qui devait plus tard garantir la
régence intellectuelle et littéraire de Goethe : la pre­
mière, depuis Voltaire, qui s'étendît à l'ensemble
de l'Europe. « En ce qui concerne le jugement' du
monde », écrivait à cette époque le jeune Charles­
Auguste, alors âgé de dix-neuf ans, « qui pourrait voir
d'un mauvais œil que j'introduise le Dr Goethe dans
ma première assemblée, sans qu'il ait été ni fonc­
tionnaire, ni professeur, ni conseiller de la Chambre
ou du gouvernement, cela n'y change rien. »
Les souffrances et les tiraillements que Goethe
endura pendant ces premières années à Weimar
trouvèrent leur expression et un aliment supplé­
mentaire dans son amour pour Charlotte von Stein.
Les lettres qu'il lui adresse dans les années 1 776-
1 786 montrent, sur le plan du style, le passage pro·
70 Œuvres

gressif de la première prose de Goethe - cette prose


révolutionnaire qui entendait « priver la langue de
ses privilèges » - au large rythme apaisé qui respire
dans les lettres dictées en Italie, à l'intention de
la même destinatrice, en 1 786- 1 788. Sur le plan
du contenu, elles constituent la principale source
pour qui veut connaître les difficultés que rencontra
le jeune écrivain face aux affaires administratives
et avant tout à la vie mondaine de la cour. Car
Goethe n'avait pas dans tous les domaines la même
facilité.
Il voulut apprendre cet art, et « épia sur ce qu'on
appelle les gens du monde le secret de leur talent 1 • »
Il n'aurait pu trouver plus dure école que cette rela­
tion hautement exposée dans le microcosme d'une
petite ville de province. À quoi s'ajoute le fait que
Charlotte von Stein, même dans les années où elle
communiqua si profondément avec l'univers de
Goethe, ne bouscula jamais à cause de lui les codes
de bienséance de la société de cour. Il fallut des
années à Goethe, avant que cette femme ne prenne
dans sa vie la place inébranlable et bienfaisante qui
permettra à l'écrivain de fondre son image dans la
figure d'Iphigénie et d'Éléonore d'Este, la bien­
aimée du Tasse. C'est grâce à Charlotte que Goethe
put s'implanter à Weimar, et qu'il s'y implanta de
cette manière. Elle lui fit découvrir non seulement
la cour, mais aussi la ville et la région. À côté de ses
rapports de service, Goethe rédigeait toujours ces
notes rapides ou plus développées à l'intention de
Madame von Stein, où, comme dans toutes ses
lettres d'amour, il déployait la palette entière de ses
dons et de ses activités, apparaissant successive­
ment comme dessinateur, peintre, jardinier, archi-

l . N. d. T. : Lettre à Charlotte von Stein du I•r janvier 1 780.


(PR)
Goethe 71

tecte, etc. Quand Riemer 1 raconte comment Goethe,


en 1 779, sillonna pendant un mois et demi le duché,
le jour inspectant les grandes routes, sélectionnant
dans les services administratifs les jeunes gens aptes
au service militaire, le soir et la nuit se reposant
dans les petites auberges et travaillant à son Iphigé­
nie, il décrit en miniature ce que fut l'existence de
Goethe durant toute cette période critique, exposée
à mille dangers.
Sur le plan littéraire, ces années virent naître La
Vocation théâtrale de Wilhelm Meister, Stella, Cla­
vigo, Les Lettres de Werther écrites de Suisse, Torquato
Tasso et avant tout une grande partie de ses plus
puissants poèmes lyriques : « Voyage d'hiver dans le
Harz >>, « À la lune >>, << Le pêcheur >>, << Seul celui qui
connaît le désir>>, << Au-dessus de tous les sommets >>,
<< Secrets >>. Goethe, à cette époque, travaille aussi à
Faust, posant même le fondement intérieur de cer­
taines parties du second Faust, puisque ce sont les
expériences faites durant ces premières · années à
Weimar qui alimenteront le nihilisme politique crû­
ment exposé dans le deuxième acte. Goethe écrit en
1 7 8 1 : << Notre monde moral et politique est miné par
des couloirs, des caves et des cloaques souterrains,
comme une grande ville à la cohésion de laquelle
personne ne pense ni réfléchit, pas plus qu'aux
conditions de vie de ses habitants ; sauf que celui qui
en est quelque peu informé sera beaucoup moins
étonné si un jour le terrain s'effondre ici ou là, si sou­
dain une fumée [ . . . ] s'élève ou des voix étranges se
font entendre 2• »
Chaque effort que faisait Goethe pour renforcer

1 . N . d. T. : Friedrich Wilhelm Riemer (1774-1845), familier de


la maison de Goethe à Weimar, il participa à l'édition de ses écrits
posthumes et publia des Confidences sur Goethe (Mitteilungen über
Goethe, 1 841). (PR)
2. N. d. T. : Lettre à Lavater du 22 juin 1 78 1 . (PR)
72 Œuvres

sa position à Weimar l'éloignait davantage du cercle


d'amis et du milieu créateur dans lesquels il avait
débuté à Strasbourg et à Wetzlar. L'autorité incom­
parable qui l'auréolait à son arrivée à Weimar et
qu'il avait su faire valoir face au duc, reposait sur sa
position dirigeante parmi les membres du Sturm
und Drang. Mais dans une ville de province comme
Weimar, un tel mouvement ne pouvait prendre pied
durablement et ne généra que de tumultueuses extra­
vagances sans lendemain. De cela aussi, Goethe prit
conscience d'emblée, et il s'opposa à toutes les ten­
tatives visant à ressusciter l'esprit de Strasbourg à
Weimar. Lorsque Lenz y parut en 1 776 et afficha
à la cour les manières échevelées du Sturm und
Drang, Goethe le fit expulser. C'était un signe de
sagesse politique - mais plus encore une défense
instinctive contre l'impulsivité sans bornes et le
pathos qui avaient marqué le style de vie de sa jeu­
nesse, et qu'il ne se sentait pas en mesure d'assumer
à la longue. Goethe avait vu dans ces milieux les
ravages que pouvait provoquer le culte débridé du
génie, et il avait été profondément ébranlé par la
fréquentation de telles personnalités ; c'est ce dont
Wieland témoigne à cette époque lorsqu'il écrit à un
ami qu'il ne voudrait pas gagner la gloire de Goethe
au prix des souffrances physiques qu'il avait dû
endurer. Aussi l'écrivain recourut-il par la suite aux
moyens les plus rigoureux pour ménager cette sen­
sibilité constitutionnelle. À voir combien Goethe s'est
donné de mal pour se tenir à l'écart de certaines
tendances - de toutes les tendances nationalistes,
par exemple, et de la plupart des tendances roman­
tiques -, on se convainc qu'il devait redouter d'en
être directement contaminé. Lui-même impute à
cette constitution particulière le fait qu'il n'ait jamais
écrit d'œuvre tragique.
À mesure que la vie de Goethe à Weimar tendait
Goethe 73

vers un certain équilibre - sur un plan extérieur,


son intégration dans la société de cour s'acheva eri
1 782 avec son anoblissement -, la ville lui devenait
plus insupportable. Son impatience prit la forme
d'une mauvaise humeur pathologique à l'égard de
l'Allemagne. Il disait vouloir composer une œuvre
que les Allemands haïraient. Sa répugnance allait
encore plus loin. Après deux années d'engouement
juvénile pour l'art gothique, les paysages allemands,
la chevalerie allemande, Goethe, à partir de l'âge de
vingt-cinq ans, découvrit et cultiva au plus profond
de lui-même, d'abord de façon obscure et confuse,
puis de plus en plus clairement au cours des dix
années suivantes, une aversion pour le climat, les
paysages, l'histoire, la politique et le caractère de sa
nation. Il entretint avec passion et étaya par un sys­
tème argumenté cet état d'esprit qui déboucha en
1 786 sur son brusque départ pour l'Italie. Il a lui­
même présenté ce voyage comme une fuite. Il était
travaillé par tant de superstitions et de tensions
qu'il n'osa souffler mot de son projet à personne.
Durant ce voyage de deux ans qui le conduisit jus­
qu'en Sicile, en passant par Vérone, Venise, Fer­
rare, Rome et Naples, deu4 décisions mûrirent en
lui. D 'une part Goethe renonça à l'espoir régulière­
ment renfloué de consacrer sa vie aux beaux-arts.
S 'il n'avait pas pris conscience de ce qu'il représen­
tait aux yeux de la nation, si pendant longtemps il ·

ne voulut pas quitter le rôle du dilettante, cela tenait


en partie à ses doutes quant à la destination de son
génie ; de là aussi les tâtonnements et les mal­
adresses qui ponctuent son travail littéraire. Ce
génie portait trop souvent les traits du talent pour
que l'écrivain en eût la tâche facilitée. Le grand art
de la Renaissance italienne, que Goethe, sous l'in­
fluence de Winckelmann, ne distinguait pas rigou­
reusement de celui de l'Antiquité, fit naître en lui,
74 Œuvres

d'une part, la certitude qu'il n'était pas né pour être


peintre, d'autre part, cette théorie esthétique d'un
classicisme borné, qui représente peut-être le seul
domaine où Goethe se montrait plutôt en · retard
qu'en avance sur son temps. Sur un autre plan
encore, Goethe se retrouva lui-même. À propos de
la cour de Weimar, il écrit aux siens : « M'étant entiè­
rement débarrassé de l'illusion que la belle semence
qui mûrit dans ma vie et dans celle de mes amis
doive être semée sur ce terrain, et que ces joyaux
célestes puissent être sertis dans les couronnes ter­
restres de ces princes, j 'ai retrouvé le bonheur de
ma jeunesse 1 • »
C'est en Italie que Goethe tira d'une première ver­
sion en prose la version définitive, en vers, d'Iphigé­
nie. L'année suivante, en 1 787, il acheva Egmont.
Cette pièce n'est pas un dramè politique, mais une
caractérologie du tribun allemand, tel que Goethe,
comme avocat de la bourgeoisie, aurait à la rigueur
pu l'incarner. Mais cette image de l'homme du peuple
intrépide s'élève dans une trop sublime clarté, et
c'est dans la bouche de Guillaume d'Orange et du
duc d'Albe que les réalités politiques trouvent leur
expression la plus nette. La fantasmagorie finale
- « La Liberté en habit céleste, baignée de lumière,
siège sur un nuage » - montre l'idée prétendument
politique d'Egmont sous son vrai jour, comme une
simple inspiration poétique. Du mouvement révolu­
tionnaire de libération qui éclata aux Pays-Bas en
1 566 sous la conduite du comte Egmont, l'écrivain
ne pouvait prendre qu'une we étroitement bornée :
du fait d'abord de son tempérament personnel et du
milieu social où s'inscrivait son travail créateur, l'un

1 . N. d. T. : Ce n'est pas en Italie que Goethe écrivit ces phrases,


mais à Weimar, alors qu'il s'était brièvement dégagé de ses fonc- ·
tions à la cour (à Knebel le 2 1 novembre 1 782). (PR)
Goethe 75

et l'autre indissolublement liés aux notions conser­


vatrices de tradition et de hiérarchie, mais aussi à
cause de son attitude fondamentalement anarchiste
et de son incapacité à reconnaître le rôle historique
de l' État. Pour Goethe, l'histoire représente une
suite interminable de formes de domination et de
culture, dans lesquelles les grandes individualités,
César comme Napoléon, Shakespeare comme Vol­
taire, fournissent les seuls points d'appui. Il n'a
jamais pu adhérer à aucun mouvement national ou
social. Certes, nous ne possédons de lui aucune prise
de position fondamentale et structurée sur ces pro­
blèmes, mais telle est bien la doctrine qui ressort
de ses entretiens avec l'historien Luden 1 , ainsi- que
des Années de pèlerinage de Wilhelm - Meister et de
Faust. Ces convictions déterminent également sa rela­
tion avec l'auteur dramatique qu'est Schiller. Pour
celui-ci, le problème de l'État a toujours été central.
L'État dans sa relation avec l'individu fournit la
matière de ses drames de jeunesse, l'État rapporté
au détenteur du pouvoir celle de ses œuvres de matu­
rité. Le ressort des drames goethéens n'est pas le
conflit, mais le développement. - La principale
œuvre lyrique de la période italienne de Goethe, ce
sont les Élégies romaines, qui recueillent avec une
précision et une perfection formelle dignes de l'Anti­
quité le souvenir de maintes nuits d'amour romaines.
La pente sensuelle toujours plus marquée de son
caractère l'amena à se recentrer sur lui-même et à
restreindre désormais son champ d'action. Encore
en Italie, Goethe adressa au duc une lettre qui est un
chef-d'œuvre de style diplomatique, pour obtenir
d'être libéré de toutes ses fonctions administratives
et politiques. Sa demande fut acceptée, et si Goethe

1 . N. d. T. : Heinrich Luden ( 1 780- 1 847), historien allemand,


professeur à Iéna, représentant du libéralisme national. (PR)
76 Œuvres

néanmoins ne put retrouver que par de longs détours


le chemin d'une production littéraire soutenue, la
cause principale doit en être cherchée dans ses
rapports conflictuels avec la Révolution française.
Pour comprendre ce débat intérieur, il faut envi­
sager - comme dans toutes les prises de position
dispersées, décousues, obscures que lui inspire la
politique - moins la somme de ses improvisations
théoriques que leur fonction.
Il ne fait aucun doute que Goethe, fort des expé­
riences qu'il avait faites comme conseiller de léga­
tion bien avant le déclenchement de la Révolution
française, ait tenu pour hautement problématique le
despotisme éclairé du xvme siècle. S 'il n'a toutefois
pas pu se réconcilier avec la Révolution, ce n'est pas
seulement en raison de son attachement profond
au régime féodal, ni seulement parce qu'il refusait
par principe toute remise en cause violente de la vie
publique, mais avant tout parce qu'il lui répugnait,
qu'il lui était même impossible de réfléchir sur un
plan fondamental aux questions que pose la vie poli­
tique. S'il ne s'est jamais exprimé sur les « limites
de l'action de l'État » d'une manière aussi claire que,
par exemple, Wilhelm von Humboldt, c'est parce
qu'il poussait le nihilisme politique si loin qu'il n'au­
rait osé en parler autrement qu'à mots couverts. Il
suffit de dire que le programme que Napoléon mit
plus tard en œuvre, lorsqu'il chercha à démembrer
le peuple allemand en différents groupes ethniques,
n'avait aux yeux de Goethe rien de monstrueux,
qui voyait au contraire dans cette totale désintégra­
tion la forme extérieure d'une communauté dans
laquelle les grands individus pourraient délimiter
un champ d'influence - à l'intérieur duquel ils
pourraient régner en patriarches, et, par-delà les
siècles et les frontières nationales, s'envoyer leurs
signaux spirituels. On a dit avec raison que l'Alle-
Goethe 77

magne de Napoléon aurait été pour Goethe, digne


incarnation d'une Franconie imprégnée d'esprit
roman et français, le terrain d'action le plus appro­
prié. Mais sa relation avec la Révolution est égale­
ment marquée par l'extrême sensibilité, l'émotion
pathologique avec lesquelles il réagissait aux grands
événements politiques de son temps. Certains épi­
sodes de la Révolution française touchaient l'écri­
vain comme des épreuves personnelles, de sorte
qu'ordonner d'une façon fondamentale et sur de
purs principes le monde du politique lui paraissait
aussi impossible que de vouloir régler de cette
manière la vie privée d'un individu particulier.
• À la lumière des oppositions de classe qui avaient
cours dans l'Allemagne de l'époque, la situation se
présente de la façon suivante : Goethe ne se consi­
dérait pas, à l'instar de Lessing, comme le combat­
tant d'avant-garde des classes bourgeoises, mais
plutôt comme leur émissaire, leur ambassadeur
auprès du féodalisme allemand et des princes. C'est
à partir des conflits induits par cette position repré­
sentative que s'expliquent ses éternelles tergiversa­
tions. Le plus grand représentant de la littérature
bourgeoise classique - laquelle constituait le seul
titre incontestable dont pouvait se prévaloir le peuple
. allemand pour prendre rang parmi les nations culti­
vées du monde moderne - ne pouvait concevoir la
culture bourgeoise autrement que dans le cadre
d'un État féodal sublimé. Si Goethe rejeta la Révo­
lution française, ce ne fut certes pas seulement du
point de vue féodal - à partir de l'idée patriarcale
que toute culture, y compris la culture bourgeoise,
ne pouvait prospérer qu'à l'ombre et sous la protec­
tion d'un pouvoir absolu -, mais aussi du point de
vue de la petite-bourgeoisie, c'est-à-dire du simple
particulier qui cherche craintivement à prémunir
son existence contre les bouleversements politiques
78 Œuvres

qui se produisent à l'entour. Mais que ce soit dans le


sens du féodalisme ou dans celui de la petite-bour­
geoisie, ce refus n'était ni absolu, ni sans équivoque.
C'est ce qui explique que, parmi les œuvres à travers
lesquelles il essaya dix années durant de s'expliquer
avec la Révolution française, pas · une seule ne put
acquérir une place centrale dans l'ensemble de sa
production.
Entre 1 792 et 1 802, Goethe ne compose pas
moins de sept œuvres dans lesquelles il tente inlas­
sablement de tirer de la Révolution française une
formule irréfutable ou une image définitive. Il s'agit
d'abord soit d'écrits secondaires - qui, avec Le
Grand Cophte et Les Révoltés, marquent l'étiage de
toute la production de Goethe -, soit - avec La
Fille naturelle - d'une tentative qui était condam­
née à rester à l'état de fragment. C'est dans deux
œuvres qui chacune à sa manière réussissent à trai­
ter la Révolution pour ainsi dire en bagatelle 1 que
Goethe se rapproche le plus du but rechen.:hé. Her­
mann et Dorothée utilise ces événements historiques
comme un arrière-plan ténébreux, qui fait ressortir
tout le charme d'une idylle provinciale allemande,
tandis que Goupil le Renard dissout le pathos de la
Révolution dans une satire en vers, qui très signi­
ficativement se replie sur la forme médiévale de
l'épopée animale. Toile de fond d'un tableau moral
dans la première, la Révolution apparaît dans la
seconde de ces œuvres comme une affaire d'État
comique, un intermède dans l'histoire animale de
l'humanité. L'écrivain s'affranchit ainsi des traces
de ressentiment qui sont encore perceptibles dans
les précédentes tentatives de traitement de ce maté­
riau, en particulier dans les Entretiens d'émigrés alle­
mands. Mais que l'histoire à hauteur véritablement

1 . N. d. T. : En français dans le texte. (PR)


Goethe 79

humaine s'organise autour du monarque - telle est


la maxime hiérarchique, féodale, qui garde le der­
nier mot dans cette partie de l'œuvre. Et pour­
tant, c'est précisément la figure du roi dans La Fille
naturelle qui fait clairement apparaître l'incapa­
cité de Goethe à comprendre l'histoire politique. On
retrouve en lui le Thoas d'Iphigénie, le roi comme
type de l'« homme bon » qui, jeté cette fois dans le
tourbillon de la Révolution, se trouve inéluctable­
ment entraîné à sa perte.
Les problèmes politiques auxquels la production
littéraire de Goethe se trouva confrontée dans la
dernière décennie du xvrne siècle le déterminèrent
à y chercher diverses échappatoires. Son grand
refuge fut l'étude des sciences de la nature. Schiller
ne s'est pas trompé sur la part de dérobade qui
entrait dans les activités scientifiques de Goethe en
ces années-là. Il écrit à Kômer 1 en 1 787 : << L'esprit
de Goethe a modelé tous ceux qui font partie de son
cercle. Un fier mépris philosophique pour toute spé­
culation et toute recherche, à quoi s'ajoute un atta­
chement à la nature poussé jusqu'à l'affectation et
un repli sur ses cinq sens - en un mot, une certaine
simplicité puérile de la raison les caractérise, lui et
toute la secte qui l'entoure ici. On préfère cueillir
des plantes et pratiquer la minéralogie, que se perdre
en vaines spéculations. L'idée peut être saine et
bonne, mais on peut aussi beaucoup exagérer. » Ces
travaux scientifiques n'étaient pas faits pour rendre
Goethe plus réceptif aux événements politiques. Il
ne comprenait l'histoire que comme histoire natu­
relle, pour autant qu'elle restait liée à la créature.
C'est pourquoi la pédagogie, telle qu'il la développa

1 . N. d. T. : Christian Gottfried Kôrner ( 1 756- 1 83 1 ), haut fonc­


tionnaire allemand, proche ami de Schiller, avec qui il eut une cor­
respondance suivie (4 volumes). (PR)
80 Œuvres

plus tard dans Les Années de pèlerinage de Wilhelm


Meister, fut le poste le plus avancé qu'il parvint à
occuper sur le terrain de l'histoire. Cet intérêt pour
les sciences de la nature s'opposait à la politique,
mais également à la théologie ; en lui, le spinozisme
anticlérical de l'écrivain a trouvé son expression la
plus féconde. Quand il prend position contre les
écrits piétistes de son ancien ami Jacobi, pour qui la
nature dissimule Dieu, Goethe retient avant tout
de Spinoza l'idée que la nature, comme l'esprit, est
un aspect manifeste du divin. C'est cela qu'il vise
lorsqu'il écrit à Jacobi : « Toi, Dieu t'a puni par la
métaphysique [ . . ], moi, il m'a béni par la phy­
.

sique 1 • » - Le concept sous lequel Goethe expose


les révélations que lui apporte le monde physique,
est le << phénomène originaire ». Il est initialement
apparu dans le cadre de ses études de botanique et
d'anatomie. En 1 784, Goethe découvre que les os
crâniens résultent de la transformation des premiers
éléments de la colonne vertébrale ; l'année suivante
il met en évidence le processus de la << métamor­
phose des plantes », qui fait dériver tous les organes
des plantes, depuis les racines jusqu'à l'étamine, de
la forme foliacée. Il parvient ainsi à concevoir une
<< plante originaire », que Schiller, dans son célèb:çe
premier . entretien avec l'écrivain, définit comme
une << idée », mais à laquelle Goethe ne veut pas refu­
ser toute réalité sensible. Les études scientifiques
de Goethe tiennent dans l'ensemble de son œuvre
la place qu'occupe souvent, chez des artistes de
moindre envergure, l'esthétique. On ne peut com­
prendre cet aspect de la création goethéenne que si
l'on garde présent à l'esprit qu'à la différence de
presque tous les intellectuels de cette époque, il n'a
jamais fait sa paix avec la << belle apparence » . Cè

1. N. d. T. : Lettre à Jacobi du 5 mai 1 786. (PR)


Goethe 81

n'est pas l'esthétique, mais l'observation de la nature


qui lui permet de concilier la littérature et la poli­
tique. Mais c'est précisément pour cette raison
que l'on voit se confirmer sur ce plan sa réticence
devant certaines innovations, dans le domaine tech­
nique comme dans le domaine politique. Au seuil
d'une époque qui sera celle des sciences de la
naturt:;, et qui accroîtra si prodigieusement la préci­
sion et le champ des perceptions sensibles, il en
revient encore une fois aux anciennes formes d'étude
de la nature : << L'homme en lui-même, pour autant
qu'il se sert sainement de ses sens, est le plus puis­
sant et le plus exact des appareils d'observation
. physique qui puisse exister, et le grand malheur
de la physique moderne consiste précisément en ce
que les expériences sont pour ainsi dire dissociées
de l'homme, que l'on réduit [ . . . ] la nature à ce que
montrent des instruments artificiels 1. » La destina­
tion première et naturelle de la science, selon Goethe,
est de permettre à l'homme de se rendre compte à
lui-même de ses actes et de sa pensée. La transfor­
mation du monde par la technique n'est pas vrai­
ment son affaire, bien que, dans sa vieillesse, il
mesure avec une étonnante lucidité l'immense por­
tée de ce mouvement. La connaissance de la nature
n'a à ses yeux de plus haute utilité que de donner
forme à une vie. Il tire de cette conception un rigou­
reux pragmatisme : << Ce qui est fécond, cela seul est
vrai 2 . »
Goethe appartient à la famille de ces grands esprits
pour lesquels, fondamentalement, l'art n'existe pas
comme réalité isolée. La théorie du phénomène ori-

1 . N. d. T. : Goethe, Maximen und Reflexionen, éd. Max Hecker,


Weimar, Verlag der Goethe-Gesellschaft, 1907, n° 706. (PR)
2. N. d. T. : Vers extrait du poème « Vermiichtnis» («Testa­
ment >>). (PR)
82 Νvres

ginaire, en tant que connaissance scientifique, cons­


tituait pour lui en même temps la véritable théo­
rie de l'art, tout comme la philosophie scolastique
pour Dante et les arts techniques pour Dürer. À stric­
tement parler, seules ses découvertes en matière
de botanique renouvelèrent les perspectives de la
science. On s'accorde également à reconnaître
l'importance de ses écrits sur l'ostéologie, avec la
mise en évidence de l'os intermaxillaire, qui n'était
cependant pas une découverte. Sa Météorologie, en
revanche, ne suscita pas un grand écho, tandis que
les plus vives contestations s'élevèrent contre le
Traité des couleurs - qui représentait pour Goethe
le couronnement de son œuvre scientifique, peut­
être même, d'après certaines de ses déclarations, de
son œuvre tout entière. La discussion sur ce texte,
qui constitue le document le plus fourni de la science
goethéenne de la nature, a été récemment relan­
cée. Le Traité des couleurs s'oppose frontalement
à l'optique newtonienne. L'antithèse fondamentale
dont procède la polémique parfois extrêmement âpre
que Goethe soutint des années durant, portait sur
le point suivant : pour Newton la lumière blanche
résulte de la combinaison de lumières colorées, tan­
dis que Goethe y voit la nature la plus simple, la plus
indivisible, la plus homogène que nous connaissions.
" Elle n'est pas composée [ . . .] et surtout pas de
lumières colorées 1 • » Le Traité des couleurs envi­
sage les couleurs comme des métamorphoses de la
lumière, comme des phénomènes qui se constituent
dans la lutte de la lumière avec l'obscurité. Outre
l'idée de métamorphose, la notion déterminante
est ici pour Goethe celle de la polarité, qui traverse
toutes ses recherches. L'obscurité n'est pas une
simple absence de lumière - sans quoi nous ne la

1 . N. d. T. : Lettre à Jacobi du 15 juillet 1 793. (PR)


Goethe 83

percevrions point -, mais une réalité positive oppo­


sée à la lumière. Dans le cadre de cette problé­
matique, il s'avise à la fin de sa vie que l'animal et
la plante se sont peut-être développés à partir de
leur état originaire sous l'_action de la lumière et
de l'obscurité. Un trait caractéristique de ces tra­
vaux scientifiques est que Goethe, ici, se montre
aussi ouvert à l'esprit de l'école romantique qu'il
s'en démarque dans son esthétique. - L'orientation
philosophique de Goethe se comprend beaucoup
moins à partir de son œuvre littéraire que de ses
écrits scientifiques. Spinoza est resté pour lui, depuis
l'illumination de jeunesse consignée dans le célèbre
fragment « Nature >>, le saint patron de ses études de
morphologie. C 'est à travers elles qu'il put par la
suite se confronter à Kant. Alors que Goethe reste
hermétiquement fermé à la grande œuvre critique
- la Critique de la raison pure - et tout autant
à la Critique de la raison pratique - c'est-à-dire à
l'éthique kantienne -, il nourrissait pour la Critique
de la faculté de juger la plus grande admiration. Dans
cette œuvre, en effet, Kant rejette l'explication téléo­
logique de la nature sur laquelle s'appuyait encore la
philosophie des Lumières, le déisme. Goethe devait
le rejoindre sur ce point, ses propres recherches dans
le domaine de l'anatomie et de la botanique l'ayant
amené sur des positions très avancées dans l'attaque
menée par la science bourgeoise contre l'approche
téléologique. La définition que Kant donne de l' orga­
nique, comme une finalité dont la fin ne se trouve
pas au-dehors, mais à l'intérieur même de la créa­
ture, correspondait aux conceptions de Goethe. Les
deux hommes s'accordaient pour penser que l'unité.
du beau, y compris du beau naturel, est indépen­
dante de toute fin.
Plus Goethe eut à souffrir des répercussions de la
situation européenne, plus il chercha à donner un
84 Œuvres

fondement solide à sa vie privée. C'est ainsi que l'on


doit s'expliquer qu'il ait mis fin, peu de temps après
son retour d'Italie, à sa relation avec Madame von
Stein. Sa liaison avec sa future femme, Christiane
Vulpius, rencontrée à la même époque, constitua
quinze années durant un grave scandale pour la
société bourgeoise de Weimar. Il ne faudrait pour­
tant pas voir dans cette liaison avec une fille du
peuple, ouvrière dans un atelier floral, le témoignage
d'une particulière ouverture d'esprit de l'écrivain
sur le plan social. Dans l'organisation de sa vie pri­
vée non plus, Goethe ne suivait aucune maxime,
et surtout pas de révolutionnaire. Christiane n'a
d'abord été que sa petite amie. Cette liaison est
remarquable par son développement plus que par
son origine. Bien que Goethe n'ait jamais pu com­
bler, ni peut-être essayé de combler la formidable
différence de niveau qui les séparait, bien que Chris­
tiane ne dût pas seulement, par son origine, cho­
quer la société petite-bourgeoise de Weimar, mais
aussi, par son mode de vie, heurter des esprits plus
libres et plus éminents, bien que la fidélité conju­
gale ne fût prise au pied de la lettre par aucun des
deux partenaires, Goethe ennoblit cette liaison et
avec elle la femme qu'il avait choisie en défendant
sa position, si difficile fût-elle, avec une volonté inal­
térable et une belle fermeté d'âme ; en faisant bénir
leur union par l'Église en 1 807, quinze ans après leur
rencontre, il obligea la cour et la société à recon­
naître la mère de son fils. Mais avec Madame von
Stein, c'est seulement après des années de profonde
aversion que se dessina une pâle réconciliation.
En 1790, Goethe fut nommé ministre d'État chargé
des cultes et de l'enseignement, à quoi s'ajouta un an
plus tard la direction du théâtre de la cour. Dans ces
domaines, il déploya une activité inépuisable, qui
s'étendit d'année en année. Toutes les institutions
Goethe 85

scientifiques, tous les musées, l'université d'Iéna, les


établissements d'enseignement technique, les cho­
rales, l'Académie des beaux-arts, étaient du ressort
direct de l'écrivain, dont l'influence s'exerçait sou­
vent jusque dans les détails les plus infimes. Parallè­
lement à quoi il s'attachait aussi à faire de sa propre
maison un centre culturel européen. Son activité de
collectionneur s'étendait bien au-delà des domaines
où le portaient ses intérêts de chercheur et d'ama­
teur. Ses collections allaient donner naissance au
musée Goethe de Weimar, avec sa galerie de pein­
tures, ses salles de dessins, de faïences, de monnaies,
d'animaux naturalisés, d'os et de plantes, de miné­
raux, de fossiles, pour ne rien dire de ses collections
de livres et d'autographes. L'universalité de Goethe
ne connaissait pas de bornes. Quand il ne pouvait
acquérir la maîtrise d'un art, il voulait au moins y
avoir la compétence d'un amateur. En même temps,
ces collections formaient le cadre d'une existence qui
de plus en plus se déroulait en représentation sous
les yeux de l'Europe entière. Elles conféraient en
outre à l'écrivain l'autorité dont il avait besoin pour
organiser le mécénat princier à une échelle que l'Alle­
magne n'avait encore jamais connue. Avec Voltaire,
un homme de lettres avait su pour la première fois
s'assurer une autorité européenne, et défendre face
aux princes le prestige de la bourgeoisie par un
mode de vie aussi imposant sur le plan intellectuel
que sur le plan matériel. Goethe, à cet égard, est le
successeur direct de Voltaire. Sa position, comme
celle de Voltaire, doit se comprendre sur un plan
politique. Et s'il rejeta la Révolution française, il sut
exploiter plus délibérément et avec plus de virtuosité
que quiconque le surcroît de pouvoir qu'elle apportait
à l'existence de l'homme de lettres. Certes la situation
financière de Goethe ne peut se comparer à celle de
Voltaire, qui, dans la seconde moitié de sa vie, avait
86 Œuvres

acquis une fortune véritablement princ1ere. Mais


pour comprendre la frappante opiniâtreté dont l' écri­
vain faisait preuve en affaires, notamment dans ses
négociations avec Cotta 1, il ne faut pas perdre de
vue qu'il se considéra à partir du tournant du siècle
comme le fondateur d'un patrimoine national.
Durant toute cette décennie, ce fut Schiller qui
inlassablement poussa Goethe à s'arracher aux mille
tracas de l'action politique, mais aussi à l'absorbante
contemplation de la nature, pour revenir à la création
littéraire. La première rencontre entre les deux écri­
vains eut lieu peu après que Goethe fut rentré d'Italie,
et elle demeura d'abord sans effet. Cela correspon­
dait tout à fait à l'état d'esprit dans lequel les deux
hommes se trouvaient l'un vis-à-vis de l'autre. Schil­
ler était alors l'auteur qui, dans des drames comme
Les Brigands, Intrigue et Amour, La Conjuration de
Fiesque, Don Carlos, avait traduit en formules tran­
chantes la conscience de son appartenance de classe ;
on ne pouvait imaginer d'antithèse plus criante avec
les tentatives faites par Goethe pour parvenir à une
médiation modérée. Tandis que le premier voulait
engager la lutte des classes sur toute la ligne, le
second s'était depuis longtemps replié sur une solide
base arrière, d'où l'offensive ne pouvait plus être lan­
cée que dans le domaine culturel, l'activité politique
de la classe bourgeoise restant en revanche limitée à
la défensive. Qu'il ait pu y avoir un compromis entre
ces deux hommes, cela montre clairement combien
la conscience de classe de la bourgeoisie allemande
était peu affermie. Ce compromis eut lieu sous le
signe de la philosophie kantienne. Dans ses Lettres
sur l'éducation esthétique de l'homme, Schiller avait

1 . N. d. T. : Johann Friedrich Cotta ( 1 764-1 832), le plus grand


éditeur allemand de l'époque. La maison d'édition fondée par lui
existe encore aujourd'hui (Klett-Cotta). (PR)
Goethe 87

appliqué à l'intérêt esthétique les formulations radi­


cales de la morale kantienne, en les privant de leur
mordant agressif et en en faisant un instrument de
construction historique. Cela permit une entente ou
plus exactement un armistice avec Goethe. En réa­
lité, le commerce entre les deux hommes devait
toujours rester marqué par la réserve diplomatique
que ce compromis avait exigé d'eux. Avec un scru­
pule presque anxieux, ils cantonnaient leur discus­
sion aux problèmes formels de l 'œuvre littéraire.
À cet égard, certes, elle marqua son époque. Leur
correspondance constitue un document soigneuse­
ment rédigé, soupesé dans ses moindres termes, qui,
pour des raisons idéologiques, a toujours été tenu en
plus haute estime que la · correspondance plus pro­
fonde, plus libre et plus vivante que Goethe entretint
à la fin de sa vie avec Zelter 1 . Le critique jeune­
allemand Gutzkow a à juste titre parlé de la ronde
des « subtiles distinctions entre diverses tendances
esthétiques, diverses théories artistiques » qui sans
cesse reviennent dans cette correspondance ; il a
également raison d'en rendre responsable la criante
dissonance que produit ici la rencontre de l'art et de
l'histoire. Aussi les deux écrivains n'ont-ils pas tou­
jours trouvé l'un chez l'autre beaucoup de compré­
hension, même pour leurs plus grandes œuvres. « Il
était », dit Goethe à propos de Schiller en 1 829,
<< comme tous ceux qui procèdent trop de l'idée. Il
n'avait pas de repos, et n'arrivait jamais à finir [ . . . ]
Il me fallait toujours tenir bon, écarter et préserver
mes œuvres et les siennes de telles influences 2• »

1 . N. d. T. : Karl Friedrich Zelter ( 1 758-1 832), compositeur alle­


mand. D'abord maçon, il dirigea à partir de 1 800 l'Académie de
chant de Berlin, avant d'accéder au poste de professeur à l'univer­
sité de cette ville. Six volumes de correspondance avec Goethe,
dont il fut l'ami depuis 1 795. (PR)
2. N. d. T. : Goethe à Eckermann le 23 mars 1 829. (PR)
88 Œuvres

L'impulsion de Schiller profita d'abord aux bal­


lades de Goethe (« Le chercheur de trésor », « L'ap­
prenti sorcier », « La fiancée de Corinthe », « Le dieu
et la bayadère »). Le manifeste officiel de leur alliance
littéraire fut cependant les Xénies. L'almanach parut
en 1 795. Il prenait position contre les ennemis des
Heures 1 de Schiller et contre le rationalisme vul­
gaire, dont le cercle berlinois de Nicolaï 2 était le
foyer. Le coup porta. L'impact littéraire fut renforcé
par l'intérêt anecdotique : les deux écrivains assu­
maient en effet collectivement la responsabilité
de l'ensemble, sans révéler lequel était l'auteur de
chaque distique particulier. Malgré toute la verve et
l'élégance de l'attaque, il y avait dans ce procédé
quelque chose de désespéré. Le temps de la popula­
rité de Goethe était révolu, et si son autorité s'ac­
crut de décennie en décennie, il ne devait jamais
plus être un auteur populaire. Le dernier Goethe, en
particulier, nourrissait pour le public des lecteurs
ce mépris prononcé qui distingue tous les écrivains
classiques à l'exception de Wieland, et qui culmine
dans certains passages de la correspondance avec
Schiller. Goethe n'entretenait aucun rapport avec le
public. << S 'il exerça une puissante influence, il n'a
jamais lui-même vécu ou continué à vivre dans l'es­
prit par lequel, à ses débuts, il enflamma le monde. »
Il ne savait pas ce qu'il apportait de positif à l 'Alle­
magne. Il a encore moins su s'accorder avec une
direction ou une tendance quelconque. Sa tentative
pour former avec Schiller un tel mouvement resta
en définitive illusoire. C'est pour détruire cette illu­
sion que le public allemand du XIXe siècle, à juste

1 . N. d. T. : Die Horen, revue publiée par Schiller de 1 795


à 1 798_ (PR)
2. N. d. T. : Christoph Friedrich Nicolaï ( 1 733- 1 8 1 1), critique
allemand et animateur de revues littéraires, représentant du
déisme rationaliste des Lumières. (PR)
Goethe 89

titre, a régulièrement cherché à opposer les deux


écrivains, de les mesurer l'un à l'autre. L'influence
de Weimar sur la grande masse des Allemands n'est
pas passée par eux, mais par les revues de Bertuch
et Wieland 1 , par l'Allgemeine Literarische Zeitung et
le Teutscher Merkur. « Nous nous refusons », écrivit
Goethe en 1 79 5, « à appeler de nos vœux les boule­
versements qui pourraient en Allemagne ouvrir la
voie à des œuvres classiques 2. » Ce bouleversement,
c'est l'émancipation de la bourgeoisie, qui se produi­
sit en 1 848, trop tard pour encore produire des
œuvres classiques. Le caractère allemand, l'esprit de
la langue allemande : telles étaient certes les cordes
sur lesquelles Goethe jouait ses puissantes mélodies,
mais la caisse de résonance de cet instrument n'était
pas l'Allemagne, c'était l'Europe de Napoléon.
Goethe et Napoléon étaient habités par la même
vision : l'émancipation sociale de la bourgeoisie sous
. la forme politique du despotisme. C'était là l'« impos­
sible », l' << incommensurable », l' << insuffisant » qui les
aiguillonnait au plus profond d'eux-mêmes. Cette
quête conduisit Napoléon à sa perte. De Goethe au
contraire on peut dire que, plus il avança en âge,
plus il conforma son existence à cette idée politique :
il marqua délibérément sa vie du sceau de l'incom­
mensurable et de l'insuffisant, et en fit le petit arché­
type de son idée politique. S'il était possible de tracer
de telles lignes de démarcation, on pourrait dire que
la poésie de Goethe symbolise la liberté civile au sein

1 . N. d. T. : Rappelons que Christoph Martin· Wieland ( 1 733·


1 8 1 3) avait, avant Goethe, fait de Weimar une « Athènes alle­
mande>>, un centre culturel tourné vers l'humanisme libéral des
Lumières ; Friedrich Justin Bertuch (1 747-1 822), écrivain et tra­
ducteur, était le cofondateur de l'Allgemeine Literarische Zeitung.
(PR)
2. N. d. T. : Goethe, « Literarischer Sansculottismus >>, in Samt­
liche Werke, op. cit. , t. XXXVI , p. 1 4 1 . (PR)
90 Œuvres

de cet État, tandis que l'organisation de son exis­


tence privée correspond entièrement à la compo­
sante despotique. En réalité, la vie comme l'œuvre
de l'écrivain montrent l'interaction de ces tendances
inconciliables : sa vie, en associant la liberté de la
transgression érotique à un rigoureux régime de
« renoncement », son œuvre, en esquissant une posi­
tion dont la dialectique politique n'apparaît nulle
part plus clairement que dans le second Faust. C 'est
seulement dans ce cadre que l'on comprend com­
ment Goethe, pendant ses trente dernières années, a
pu entièrement subordonner son existence aux caté­
gories bureaucratiques de la compensation, de la
médiation, de l'ajournement. Il n'y a pas de sens
à vouloir juger son comportement sur un critère
abstrait de moralité. C'est une telle abstraction qui
rend si absurdes les attaques que Borne, au nom
de la Jeune-Allemagne, lança contre Goethe. Les
maximes et les traits les plus remarquables du mode
de vie de l'écrivain, précisément, ne sont compré­
hensibles qu'à partir de la position politique qu'il
s'était forgée, dans laquelle il s'était projeté. Celle-ci
présentait avec celle de Napoléon une affinité cachée,
mais d'autant plus profonde, tellement déterminante
que l'époque post-napoléonienne, la puissance qui
avait renversé Napoléon, ne pouvait plus la com­
prendre. Le fils de bonne famille grimpe l'échelle
sociale, laisse tout derrière lui, devient l'héritier
d'une révolution et d'une puissance devant laquelle
tout tremble (Révolution française ; Sturm und
Drang), et à l'instant où il a le plus profondément
ébranlé l'ordre d'hier, par un coup d'État, fonde
sa propre domination dans les formes mêmes de
l'ancien féodalisme (Empire ; Weimar).
L'hostilité de Goethe pour les guerres de libéra­
tion, scandale insurmontable du point de vue de
l'histoire bourgeoise de la littérature, semble parlai-
Goethe 91

tement naturelle quand on l a rapporte aux présup­


posés politiques qui étaient les siens. Napoléon,
avant d'être le fondateur de l'Empire européen,
était aux yeux de l'écrivain l'homme qui lui avait
apporté un public européen. Lorsque Goethe, en
1 8 1 5, se laissa finalement convaincre par Iffland 1
d'écrire une pièce Le Réveil d'Épiménide
- pour -

célébrer l'entrée des troupes victorieuses à Berlin, il


ne parvint à renier Napoléon qu'en se cantonnant à
l'aspect chaotique, nocturne, de la puissance pri­
mordiale qui, à travers cet homme, avait secoué
l'Europe. Il n'avait aucune sympathie pour les vain­
queurs. D 'autre part, la douloureuse détermina­
tion avec laquelle il chercha à se défendre contre
l'esprit qui avàit gagné l'Allemagne en 1 8 1 3 traduit
la même idiosyncrasie qui lui rendait insupportable
le séjour dans des chambres de malade ou la proxi­
mité des mourants. Son aversion pour la condition
soldatesque traduit certainement moins le rejet de
la discipline militaire, fût-ce sous sa forme la plus
rigoureuse, que la répugnance envers tout ce qui
tend à dénaturer la figure humaine, depuis l'uni­
forme jusqu'à la blessure. Ses nerfs furent mis à
rude épreuve lorsqu'il dut, en 1 792, accompagner le
duc dans les rangs des armées alliées entrées· en
France. Goethe dépensa alors des trésors d'ingénio­
sité pour se défendre des événements dont il était
témoin et se réfugier dans l'observation de la nature,
les travaux d'optique et le dessin. Son livre sur La
Campagne de France est aussi important pour la
connaissance de l'écrivain, qu'il est faible et confus
dans la discussion des événements de la politique
internationale.
L'orientation politique et européenne, voilà ce qui

1. N. d. T. : August Wilhelm Iffland ( 1 759- 1 8 14), directeur du


Théâtre national de Berlin. (PR)
92 Œuvres

caractérise les dernières productions poétiques de


Goethe. Mais c'est seulement après la mort de Schil­
ler qu'il sentit ce sol inébranlable sous ses pieds. En
revanche la grande œuvre de prose qui après une
longue pause fut encore remise en chantier et
menée à bien sous l'influence directe de Schiller, les
Années d'apprentissage de Wilhelm Meister, est mar­
quée par l'hésitation de Goethe à s'aventurer au-delà
des avant-cours idéalistes de l'humanisme allemand,
d'où il devait ensuite parvenir à un humanisme
·
œcuménique. L'idéal des Années d'apprentissage
- la formation individuelle - et l'environnement
social du héros - les comédiens - sont en effet
rigoureusement ordonnés l'un à l'autre, ils sont tous
deux des emblèmes de cette sphère de pensée spéci­
fiquement allemande de la « belle apparence » qui
ne disait pas grand-chose à la bourgeoisie occiden­
tale, alors en train d'accéder aux commandes. De
fait, mettre des comédiens au centre de l'action,
c'était presque une nécessité poétique pour un
roman bourgeois allemand. Goethe esquivait ainsi
toute réalité politiquement déterminée - il est vrai
qu'il intégrera d'autant plus brutalement cet élé­
ment dans la suite qu'il donnera vingt ans après à
son roman de formation. Que l'écrivain ait ici pris
pour héros un demi-artiste, cela assura à Wilhelm
Meister, dans la situation qui était celle de l'Alle­
magne à la fin du xvme siècle, son influence déci­
sive. Il constitue le point de départ de tous les
romans d'artiste du romantisme, depuis Henri d 'Of­
terdingen de Novalis et Sternbald de Tieck, jusqu'au
Peintre Nolten de Môrike. Le style de l'œuvre cor­
respond à son contenu. « Nulle part ne se trahit la
machinerie logique ou la lutte dialectique des idées
avec le matériau : la prose de Goethe est une pers­
pective de théâtre, une pièce mûrement réfléchie,
apprise, doucement chuchotée à l'agencement créa-
Goethe 93

teur des idées. Les choses, chez lui, ne parlent pas


elles-mêmes, elles doivent s'adresser à l'écrivain
pour pouvoir prendre la parole. C'est pourquoi cette
�angue est claire, et en même temps modeste, dis­
tincte sans ostentation, diplomatique à l'extrême 1 • »
11 est conforme à la nature des deux hommes que
l'influence de Schiller se soit fait sentir dans le sens
d'une incitation, d'une mise en forme de la produc­
tion goethéenne, mais n'ait pas fondamentalement
agi sur l'orientation de son travail. Si Goethe s'est
mis à composer des ballades, s'il a remis en chantier
Les Années d'apprentissage de Wilhelm Meister et le
fragment de Faust, c'est peut-être à Schiller qu'on le
doit: Mais leur échange à propos de ces œuvres por­
tait presque toujours sur des questions de métier, de
technique littéraire. L'inspiration de Goethe ne s'en
trouve nullement détournée. Il s'agissait d'une ami­
tié avec l'homme et avec l'auteur Schiller, mais pas
de cette amitié littéraire qu'on a trop souvent cru y
voir. Goethe, pour autant, a pleinement mesuré le
charme extraordinaire et la puissance de la person­
nalité de Schiller, et il leur a élevé un monument,
après la mort de ce dernier, dans l'<< Épilogue à "La
cloche" de Schiller ».
Après la mort de son ami, Goethe procéda à une
réorganisation de ses relations personnelles. Il n'y
av(;l.it désormais plus personne autour de lui dont
le prestige pût de près ou de loin rivaliser avec sa
propre renommée. À Weimar même, il n'avait guère
d'interlocuteur en qui il eût placé une confiance
particulière. En revanche, Zelter, le fondateur de
rAcadémie de chant de Berlin, prit dans les pre­
mières décennies du nouveau siècle de plus en plus
d'importance pour Goethe. Avec le temps, il devint
pour l'écrivain une sorte d'ambassadeur qui le

1 . N. d. T. : Citation non identifiée. (PR)


94 Œuvres

représentait dans la capitale prussienne. À Weimar


même Goethe rassembla progressivement toute une
équipe d'assistants et de secrétaires, sans lesquels le
formidable testament qu'il rédigea dans les trente
dernières années de sa vie n'aurait jamais pu être
mis en sûreté. Il plaça pour finir sa vie entière,
d'une manière toute chinoise, sous la catégorie de
l'écrit. C 'est en ce sens qu'il faut envisager cette
vaste agence de presse et de littérature qu'il consti­
tua avec ses auxiliaires, depuis Eckermann, Riemer,
Soret, Müller, jusqu'aux rédacteurs Krauter et John.
Les Entretiens d'Eckermann avec Goethe sont deve­
nus notre principale source concernant cette der­
nière période, ainsi que l'un des meilleurs livres de
prose de tout le XIXe siècle. Ce qui fascinait l'écrivain
chez Eckermann, c'était peut-être plus que tout ce
goût inconditionnel pour le positif, qui ne se trouve
jamais chez les esprits supérieurs et seulement très
rarement même chez les personnalités de moindre
envergure. Goethe est resté étranger à la critique
au sens étroit du terme. La stratégie artistique, pour
laquelle il se passionne lui aussi par moments,
prend chez lui des formes dictatoriales : elle passe
par des manifestes, comme ceux qu'il rédige avec
Herder et Schiller, et des préceptes, comme ceux
qu'il adresse aux comédiens et aux artistes.
Plus indépendant qu'Eckermann, mais pour cette
raison aussi, il est vrai, moins exclusivement dévoué
à l'écrivain, était le chancelier von Müller. Ses
Entretiens avec Goethe font également partie des
documents qui ont forgé l'image de Goethe telle
qu'elle fut transmise à la postérité. À ces deux per­
sonnalités il faut adjoindre, non comme interlocu­
teur de Goethe, mais comme l'auteur d'une vaste et
pénétrante caractéristique de l'écrivain, le profes­
seur de philologie ancienne Friedrich Riemer. Le
premier texte important issu de cet organisme litté-
Goethe 95

raire que s'était constitué l'écrivain vieillissant fut


son autobiographie. Poésie et Vérité est une anticipa­
tion de la dernière période de Goethe sous la forme
d'une remémoration. C'est seulement dans le retour
sur la jeunesse active de Goethe que se révèle
l'un des principes les plus importants de cette vie.
L'activité morale de Goethe repose en définitive sur
un renversement positif du principe chrétien du
repentir : « À toute chose dans ta vie efforce-toi de
donner une suite. » << L'homme le plus heureux est
celui qui peut mettre la fin de sa vie en rapport avec
le commencement 1• » Ce qui est à l'œuvre dans tout
cela, c'est le besoin de façonner et de faire appa­
raître dans sa vie l'image du monde auquel il s'était
résigné dans sa jeunesse, le monde de l'insuffisance,
du compromis, des contingences : de l'irrésolution
érotique, de l'hésitation politique. C'est seulement
sur cette base que le << renoncement » goethéen reçoit
son sens véritable, celui d'une terrible ambiguïté :
Goethe n'a pas seulement renoncé au plaisir, mais
aussi à la grandeur, à l'héroïsme. C'est peut-être
pour cette raison que l'autobiographie s'interrompt
avant que le héros se soit fait une situation. Les
événements mémorables des années ultérieures
apparaissent dispersés dans le Voyage en Italie, la
Campagne de France, les Annales. Dans les pages
concernant les années 1 750-1 775, Goethe a inséré
une série de caractéristiques des principaux contem­
porains de sa jeunesse, de sorte que Günther2, Lenz,
Merck3, Herder sont en partie entrés dans l'histoire

1. N. d. T. : Goethe, Maximen und Reflexionen, op. cit., no 140. (PR)


2. N. d. T. : Johann Christian Günther ( 1695-1723), le plus per­
sonnel des poètes du baroque allemand, n'est pas à strictement
parler un « contemporain>> de Goethe. (PR)
3. N. d. T. : Johann Heinrich Merck ( 1 74 1 - 1 79 1), écrivain et
publiciste allemand, fut l'ami personnel de Goethe à partir de
1 77 1 . (PR)
96 Œuvres

de la littérature sous les traits que leur prêtent les


formules goethéennes. Mais dans ces descriptions,
Goethe ne donne pas seulement vie à ceux qui
étaient alors ses amis ou ses concurrents : il met
aussi en scène sa propre dualité, telle qu'elle ?e
détermine en termes d'affinité ou de conflit relative­
ment à ceux-ci. Il obéit par là au même besoin qui le
pousse dans ses œuvres dramatiques à opposer,
avec Egmont et le prince d'Orange, l'homme du
peuple et l'homme de cour, avec le Tasse et Antonio,
le poète et le courtisan, avec Prométhée et Épimé­
thée, l'homme créateur et le rêveur plaintif, avec
Faust et Méphisto tous ces personnages à la fois,
comme autant de composantes de sa propre per­
sonnalité.
Autour de ce premier cercle de collaborateurs
dévoués, un cercle plus large se forma dans les der­
nières années. On y trouve le Suisse · Heinrich
Meyer, esprit réfléchi d'orientation rigoureusement
néo-classique, qui fut la caution de Goethe dans le
domaine des beaux-arts et son auxiliaire dans la
rédaction des Propylées, puis dans la direction de
la revue Kunst und Altertum ; le philologue Frie­
drich August Wolf, qui montra que les épopées
homériques sont l'œuvre de toute une série -de
poètes inconnus, dont les récits ne furent que bien
plus tard fondus ensemble et propagés sous le nom
d'Homère. Cette découverte suscita en Goethe des
sentiments partagés et Wolf fut par ce biais l'un de
ceux qui, avec Schiller, le déterminèrent à donner
une suite à l'Iliade, cette Achileïs qui devait rester à
l'état de fragment. Un autre membre de ce second
cercle fut Sulpiz Boisserée, le découvreur de la
peinture médiévale allemande, l'exaltant avocat de
l'art gothique, en tant que tel grand ami des roman­
tiques et désigné par ceux-ci comme porte-parole
de leurs convictions artistiques auprès de Goethe.
Goethe 97

(Après des années d'efforts, il .dut se contenter d'une


demi-victoire, Goethe ayant finalement consenti à
accueillir à la cour de Weimar une collection de
plans et de documents relatifs à l'histoire et à la
construction de la cathédrale de Cologne.) Toutes
ces relations, comme une foule d'autres, sont l'ex­
pression d'une universalité au nom de laquelle
Goethe effaça délibérément les frontières entre l'ar­
tiste, le chercheur èt l'amateur : aucun genre poé­
tique, aucun langage, ne pouvait gagner les faveurs
du public allemand sans que Goethe aussitôt ne s'en
occupât. Ce qu'il réalisa en tant que traducteur,
auteur de récits de voyage; même comme bio- ·

graphe, comme expert et juge en matière artistique,


comme physicien, comme pédagogue, voire comme
théologien, directeur de théâtre, poète de cour,
homme du monde et ministre, tout contribua à
accroître sa réputation d'universalité. Le cadre de
cette universalité fut cependant, de plus en plus,
l'Europe, par opposition à l'Allemagne. Il voua une
admiration passionnée aux grands esprits euro­
péens qui apparurent vers la fin de sa vie : Byron,
Walter Scott, Manzoni ; en Allemagne, en revanche,
il encouragea plus d'une fois la médiocrité, et resta
insensible au génie de ses contemporains Hôlderlin,
Kleist, Jean-Paul.
En 1 809, la même année que Poésie et Vérité,
parurent Les Affinités électives. Goethe, à l'époque
où il travaillait à ce roman, commençait à nouer des
liens solides avec la noblesse européenne, une expé­
rience qui lui mit sous les yeux l'image de ce public
nouveau, fermement ancré dans le monde, qu'il
avait déjà voulu vingt ans plus tôt, à Rome, prendre
pour seul destinataire. C'est à ce public, à l'aristo­
cratie siléso-polonaise, aux lords, aux émigrants,
aux généraux prussiens qui fréquentaient les villes
thermales de Bohème, le plus souvent autour de
98 Œuvres

l'impératrice d'Autriche, que sont destinées Les Affi­


nités électives. Cela n'empêcha pas l'écrivain de
jeter sur ces milieux un éclairage critique. Car ce
livre dresse un tableau peu étoffé, mais extrême­
ment pénétrant, du déclin de l'institution familiale
dans ce qui était alors la classe supérieure. La puis­
sance à laquelle succombe cette institution décli­
nante n'est cependant pas la bourgeoisie, c 'est la
société féodale, restaurée dans son état primitif sous
l'aspect des forces magiques du destin. Quinze ans
plus tôt, dans le drame révolutioimaire Les Révoltés,
Goethe faisait dire à son précepteur à propos de la
noblesse : « Cette race turbulente ne peut cependant
se défaire de la terreur secrète qui s'insinue dans
toutes les forces vivantes de la nature, ni se dissi­
muler les liens qui unissent à jamais la parole et l' ef­
fet, l'action et ses suites 1 • » Ces mots, qui évoquent
les ressorts magiques du monde patriarcal, consti­
tuent le motif autour duquel se construit à présent
le roman. C'est la même façon de penser qui, dans
Les Années de pèlerinage de Wilhelm Meister, bloque
les tentatives les plus résolues pour peindre l'image
d'une bourgeoisie pleinement épanouie, et les ramène
à une évocation . des corporations mystiques du
Moyen Âge - la société secrète dans la tour. Goethe,
qui donna au monde culturel de la bourgeoisie
une universalité qu'aucun de ses prédécesseurs ou
de ses successeurs n'atteignit jamais, ne pouvait se
représenter ce monde autrement que sous la forme
d'un État féodal sublimé. Et lorsque l'incurie de la
restauration allemande, dans laquelle s'inscrivirent
les vingt dernières années de son activité, lui rendit
l'Allemagne encore plus étrangère, ce féodalisme de

1 . N. d. T. : Les Révoltés, trad. J. Porchat, in Goethe, Théâtre


complet, éd. P. Grappin; Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1 988, p. 933 sq. (trad. légèrement modifiée). (PR)
Goethe 99

rêve reçut d'Orient des traits patriarcaux. On vit


alors poindre le Moyen Âge oriental du Divan.
En même temps qu'il découvrait un nouveau type
de lyrisme philosophique, ce livre offrait à la littéra­
ture allemande et européenne la plus haute incar­
nation poétique de l'amour de vieillesse. Ce n'étaient
pas seulement des nécessités politiques qui ren­
voyaient l'écrivain vers l'Orient. La puissante florai­
son que connut la passion érotique de Goethe dans
son grand âge lui fit goûter la vieillesse même
comme un renouvellement, voire comme un cos­
tume, qui devait se confondre avec l'habit oriental
sous lequel avait eu lieu sa rencontre avec Marianne
von Willemer. Le Divan chante le souvenir de cette
brève et enivrante fête. Goethe n'appréhendait l'his­
toire, le passé, que dans la mesure où il parvenait à
les intégrer à sa propre existence. Dans la série de
ses passions, Madame von Stein incarne l'Antiquité,
Marianne von Willemer l'Orient, Ulrike von Levet­
zow, son dernier amour, la conjonction de ces
figures avec les images des contes allemands de sa
jeunesse. C'est ce que montre « L'élégie de Marien­
bad », son ultime poème d'amour. Goethe souligne
l'aspect didactique de son dernier recueil poétique
dans les notes relatives au Divan, où, s'appuyant sur
Hammer-Purgstall et Diez, il présente au public ses
travaux d'orientaliste. Sous les cieux de l'Orient
médiéval, parmi les princes et les vizirs, face aux
somptueuses cours impériales, Goethe prend le
masque de Hatem, le buveur vagabond et insou­
cümt. Il fait ainsi droit, sur le mode poétique, à ce
trait caché de sa nature qu'il révèle un jour à Ecker­
mann : << Les bâtiments et les salles magnifiques sont
pour les princes et les riches. À vivre dans un tel
cadre, on se sent apaisé . . . et l'on ne désire rien de
plus. Cela est tout à fait contraire à ma nature. Dans
un appartement somptueux, comme celui dont je
1 00 Œuvres

disposais à Karlsbad, je suis aussitôt indolent et


inactif. Un logis modeste, comme la mauvaise
chambre où nous nous trouvons, un peu négligée,
un peu tsigane, voilà ce qu'il me faut : cela laisse à
ma nature intérieure toute latitude de déployer mon
activité et de tirer quelque chose de mon propre
fonds 1 • » Dans la figure de Hatem, Goethe, réconcilié
avec l'expérience de son âge viril, laisse de nouveau
libre cours au caractère instable, sauvage de sa jeu­
nesse. Dans nombre de ces chants, l'écrivain, avec
les moyens puissants dont il dispose, donne à la
sagesse des mendiants, des buveurs et des vagabonds
la plus haute expression qu'elle ait jamais trouvée.
Ce sont Les Années de pèlerinage de Wilhelm Meis­
ter qui font le plus vivement ressortir l'aspect didac­
tique de la dernière période de Goethe. Ce roman,
qu'il avait longtemps laissé de côté, avant de l'ache­
ver à la hâte, ce roman truffé d'inexactitudes et de
contradictions fut pour finir une sorte · d'entrepôt,
dans lequel l'écrivain faisait ranger par Eckermann
le contenu de ses cahiers de notes. Les nombreuses
nouvelles, les nombreux épisodes qui composent cet
ouvrage ne sont reliés entre eux que de la manière
. la plus lâche. Le plus important est « La province
pédagogique », une formation hybride extrêmement
remarquable, dans laquelle on peut voir la réponse
de Goethe aux grandes œuvres socialistes de Sis­
mondi, Fourier, Saint-Simon, Owen, Bentham. Il
ne connaissait sans doute pas ces auteurs par une
lecture directe, mais leur influence était assez forte
parmi les contemporains pour pousser l'écrivain à
essayer de concilier son orientation féodale avec la
conception bourgeoise . et pratique qui s 'affirmait
de façon si vigoureuse dans leurs écrits. C'est l'idéal
de l'éducation classique qui fait les frais de cette

1 . N. d. T. : À Eckermann, le 23 mars 1829. (PR)


Goethe 101

synthèse. Goethe bat en retraite sur tous les fronts.


Il est extrêmement caractéristique que l'agriculture
constitue ici une matière obligatoire, alors que pas
un mot n'est dit de l'enseignement des langues
mortes. Les « humanistes » des Années d'appren­
tissage sont tous devenus praticiens et artisans :
Wilhelm est chirurgien, Jarno mineur, Philine cou­
turière. Goethe a repris de Pestalozzi l'idée de la
formation professionnelle. L'éloge du travail manuel,
déjà entonné dans les Lettres de Werther écrites de
Suisse, se fait à nouveau entendre ici. En ces années
où les problèmes de l'industrie commençaient à inté­
resser les économistes, c'était une attitude passable­
ment réactionnaire. Les idées socio-économiques
auxquelles Goethe se rallie ici correspondent pour
le reste à l'idéologie du philanthropisme bourgeois
sous sa forme la plus utopiste. « Propriété et com­
munauté » annonce une inscription à l'entrée du
domaine modèle dirigé par l'oncle du roman. Une
autre devise est : « De l'utile, en passant par le vrai,
pour arriver au beau 1• » Il est caractéristique que le
�ême syncrétisme se manifeste dans l'enseigne­
ment religieux. Si Goethe, d'un côté, est un ennemi
déclaré du christianisme, d'un autre côté, il res­
pecte la religion comme la meilleure garantie de
toute hiérarchie sociale. Il va ici jusqu'à se réconci­
lier avec l'image de la Passion du · Christ, qui pen­
dant des décennies lui avait inspiré la plus vive
répugnance. La figure de Macarie offre la meilleure
expression de l'ordre social tel que Goethe le conce­
vait, c'est-à-dire soumis à des normes patriarcales
et cosmiques. Les expériences que lui ont apportées
ses activités dans le domaine pratique et politique

1 . N. d. T. : Les Années de voyage de Wilhelm Meister, trad.


B. Briod, in Goethe, Romans, op. cit., p. 1 000 et 997 (il s'agit du
roman appelé ci-dessus et au t. 1 Les Années de pèlerinage. . . ). (PR)
1 02 Œuvres

n'ont pu ébranler ces convictions fondamentales,


bien qu'elles les aient assez souvent contredites.
Aussi la tentative visant à concilier ces expériences
et ces convictions, et à les exprimer dans l'unité
d'une œuvre, était-elle condamnée à garder ce
caractère fragmentaire que révèle la structure du
roman. L'écrivain lui-même manifeste d'ultimes
réserves lorsqu'il situe en Amérique l'avenir plus
heureux, plus harmonieux, qui attend ses person­
nages. Ceux-ci, à la fin du roman, émigrent vers le
Nouveau Monde. On a appelé cela « une fuite orga- ·

nisée, à la manière communiste ».


Si Goethe, dans ses années de maturité, se déro­
bait souvent aux exigences de la création littéraire
pour chercher dans les travaux théoriques et les
tâches administratives un terrain où il pouvait
s'abandonner plus librement à ses penchants et à
ses humeurs, la dernière période de sa vie est mar­
quée par le phénomène inverse : le cercle immense
de ses continuelles études touchant la philosophie
naturelle, la mythologie, la littérature, l'art ou la
philologie, ses anciennes activités dans le domaine
des exploitations minières, des finances, de la direc­
tion théâtrale, de la franc-maçonnerie, de la diplo­
matie, tout cela se resserre concentriquement en une
dernière et puissante œuvre littéraire : la seconde
partie de Faust. Goethe, d'après son propre témoi­
gnage, a travaillé plus de soixante ans à l'ensemble.
En 1 775, il en avait apporté le premier fragment, le
Faust primitif, avec lui à Weimar. Celui-ci contenait
déjà quelques-uns des traits principaux de l'œuvre
ultérieure ; la figure de Marguerite, le pendant naïf
de cet archétype de l'homme sentimental qu'est
Faust, mais aussi la fille de prolétaires, la fille-mère,
l'infanticide qui sera condamnée à mort, à laquelle
les poètes et les dramaturges du Sturm und Drang
avaient depuis longtemps déjà allumé le tison de
Goethe 1 03

leur critique sociale; la figure de Méphisto, qui était


déjà moins le diable de la doctrine chrétienne que
l'esprit de la terre évoqué dans les traditions
magiques et cabalistiques; Faust, enfin, le titan pri­
mitif, frère jumeau d'un Moïse esquissé dans des
textes de jeunesse, et qui voulait comme lui arra­
cher au Dieu-nature · le secret de la Création. Ce
fragment primitif parut en 1 790. En 1 808, pour la
première édition de ses œuvres, Goethe livra à l'édi­
teur Cotta la première partie de la pièce dans son
état définitif. L'action commence ici à se dessiner
dans toute sa vigueur. Elle s'édifie sur le << Prologue
dans le ciel», qui montre Dieu le Seigneur et
Méphisto pariant entre eux l'âme de Faust. Dieu
laisse carte blanche au diable pour conquérir Faust.
Or celui-ci conviendra de céder son âme à ce diable
officieux si un jour il doit dire à l'instant : << Reste
donc ! Tu me plais tant ! Alors, tu peux m'entourer
de liens ! Alors je consens à m'anéantir ! Alors la
cloche des morts peut résonner, alors tu es libre de
ton service. Que l'heure sonne, que l'aiguille tombe,
que le temps n'existe plus pour moi 1• » Mais le pivot
de l'œuvre est que l'élan impétueux, infatigable, de
Faust vers l'absolu met en échec les séductions
de Méphisto, tout le cercle des joies sensibles est
rapidement parcouru sans que rien parvienne à
retenir Faust : << Ainsi, je passe avec transport du
désir à la jouissance, et, dans la jouissance, je
regrette le désir2. » À mesure que l'action se déve­
loppe, les désirs de Faust s'étendent plus résolu­
ment dans l'infini. La première partie du drame
s'achève dans les cris de souffrance qui s'élèvent du
cachot de Marguerite. Cette partie, prise en elle-

1 . N. d. T. : Faust, première partie,


·
v. 1700-1706 (trad. G. de
Nerval). (PR)
2. N. d. T. : Ibid., v. 3249 sq. (PR)
104 Œuvres

même, compte parmi les plus sombres créations de


Goethe. Et l'on a pu dire que l'histoire de Faust,
perçue au xvie siècle comme une légende universelle
et au xvme comme une tragédie universelle de la
bourgeoisie allemande, traduit dans les deux cas
l'échec de cette classe. Avec cette première partie
s'achève l'existence bourgeoise de Faust. Le décor
politique de la seconde partie se compose de cours
impériales et de palais antiques. Les contours de
l'Allemagne goethéenne, qui percent encore à tra­
vers le Moyen Âge romantique de la première par­
tie, ont désormais disparu, et tout le formidable
mouvement de pensée auquel nous introduit cette
seconde partie est lié en dernière instance à une
évocation du baroque allemand, qui est aussi le
prisme à travers lequel l'écrivain voit l'Antiquité.
Toute sa vie, Goethe a essayé de se représenter l'An­
tiquité classique sous un jour non historique, pour
ainsi dire suspendue dans le vide ; dans cette fan­
tasmagorie classico-romantique qu'est « Hélène » il
esquisse maintenant une vision de l'Antiquité qui
pour la première fois lui permet d'instaurer avec
celle-ci, à travers le passé allemand, une relation
personnelle. Autour de cette construction, qui forme
le troisième acte de la seconde partie, s'organisent
les autres éléments de l'œuvre. On ne soulignera
jamais assez combien cette seconde partie - et
particulièrement les scènes situées dans la cour
impériale et dans le camp de l'armée - comporte
d'apologie politique, d'enseignements politiques tirés
de l'action jadis menée par Goethe à la cour de Wei­
mar. Si l'écrivain avait finalement dû capituler
devant les intrigues d'une maîtresse princière et,
avec une profonde résignation, renoncer à ses acti­
vités ministérielles, il esquisse à la fin de sa vie le
tableau ·· d'une Allemagne idéale de l'âge baroque,
dans lequel il magnifie toutes les possibilités de
Goethe 1 05

l'action politique, mais accentue aussi jusqu'au gro­


tesque toutes ses insuffisances. Le mercantilisme,
l'Antiquité et l'expérience mystique de la nature,
c'est-à-dire l'accomplissement de l' État par la
finance, de l'art par l'Antiquité, de la nature par
l'expérience, telle est la signature de l'époque qu'in­
voque Goethe : l'âge baroque européen. Et ce n'est
pas en définitive par l'effet d'un douteux ressort
esthétique, mais en vertu d'une intime nécessité
politique qu'à la fin du ve acte, le ciel catholique
s'ouvre pour nous montrer Marguerite dans la
troupe des pénitentes. Goethe était animé de vues
trop profondes pour, dans sa régression utopique
vers l'absolutisme, pouvoir se satisfaire de l'ordre
établi par les princes protestants du .xvrne siècle,
Soret a eu, à propos de l'écrivain, ces paroles péné­
trantes : « Goethe est libéral d'une manière abstraite,
mais dans la pratique il penche pour les principes
ultra 1• » Dans la situation où la vie de Faust trouve
son couronnement, Goeth� traduit l'esprit qui prési­
dait à sa propre action : gagner du terrain sur la
mer, mettre en œuvre un processus que l'histoire
prescrit à la nature, par lequel elle s'inscrit dans la
nature, voilà comment il se représentait l'efficacité
historique, et toutes les formes politiques ne valaient
au fond, à ses yeux, que dans la mesure où elles per­
mettaient de préserver, de garantir une efficacité de
ce type. C'est dans une combinaison mystérieuse,
utopique, entre d'une part une intervention et une
création d'ordre agro-technique, et d'autre part un
appareil politique absolutiste, que Goethe voyait
la formule magique qui allait volatiliser la réalité
des luttes sociales. Un suzerain régnant sur des
domaines gérés selon les principes de l'économie

l. N. d. T. : Goethes Gespriiche, éd. F. von Biedermann, t. IV, Leip­


zig, Biedermann, 1909, p. 298 (F. Soret, 19 septembre 1830). (PR)
106 Œuvres

bourgeoise, telle est l'image contradictoire dans


laquelle se traduit le bonheur suprême de Faust.
Goethe mourut le 22 mars 1 832, peu après avoir
terminé la seconde partie de Faust. À cette date,
l'Europe était lancée dans une dynamique d'indus­
trialisation galopante. Goethe avait prévu cette évo­
lution. Il écrivait ainsi à Zelter en 1 825 : « La richesse
et la vitesse, voilà ce que le monde admire et ce
que chacun désire. Les chemins de fer, les cour­
riers rapides, les bateaux à vapeur et toutes les faci­
lités de communication possibles, voilà ce que
recherche le monde cultivé pour se sur-cultiver et,
ainsi, demeurer dans la médiocrité. L'accès général
à la culture a du reste pour effet que se généralise
une culture moyenne : c'est à cela que tendent les
sociétés bibliques, les méthodes d'éducation lancas­
tériennes 1, et tout le reste. C'est à vrai dire le siècle
des esprits capables, des hommes vifs et entrepre­
nants, qui, doués d'une certaine habileté, sentent
leur supériorité sur la foule, même s'ils ne sont pas
eux-mêmes doués pour les choses supérieures. Res­
tons fidèles autant que possible à l'esprit dans lequel
nous sommes entrés dans la carrière, nous serons
avec peut-être quelques autres les derniers représen­
tants d'une époque qui ne reviendra pas de sitôt2. »
Goethe savait qu'il n'exercerait qu'une influence
limitée sur sa postérité immédiate, et, de fait, c'est
vers Schiller que se tournera la bourgeoisie lorsque
renaîtra en elle l'espoir d'instaurer une démocratie
allemande. Les premières protestations significa­
tives, sur le plan littéraire, vinrent des parages de la
Jeune-Allemagne. Ainsi Borne : « Goethe n'a jamais

1. N. d. T. : Le pédagogue anglais Joseph Lancaster ( 1 778-1838)


avait notamment introduit un système d'aide mutuelle entre les
élèves (Monitorsystem). (PR)
2. N. d. T. : À Zelter le 6 juin 1 825. (PR)
Goethe 1 07

flatté que l'égoïsme et la dureté de cœur. C'est pour­


quoi il est aimé des sans-cœur� Il a appris aux gens
instruits comment être instruit, libéral, dénué de pré­
jugés, et néanmoins égocentrique ; comment avoir
tous les vices, sans leur grossièreté, toutes les fai­
blesses sans leur ridicule ; comment garder l'esprit
pur des saletés qu'on a dans le cœur, comment se
comporter mal avec bienséance et comment enno­
blir la matière la plus indigne par une belle forme
artistique. Parce qu'il leur a appris tout cela, les gens
instruits le vénèrent 1• » Le centenaire de la naissance
de Goethe, en 1 849, fut célébré sans éclat, comparé à
celui de Schiller, dix ans plus tard, qui donna lieu
à une grande manifestation de la bourgeoisie alle­
mande. La figure de Goethe ne passa au premier
plan que dans les années 1 870, après la fondation
de l'Empire, lorsque l'Allemagne commença à cher­
cher des personnages monumentaux capables d'in­
carner son prestige national. Dates principales :
fondation de la Société Goethe sous le parrainage
de princes allemands ; publication des œuvres de
Goethe dans l'édition dite de la grande-duchesse
Sophie, marquée par l'influence de la cour ; pro­
pagation d'une image impérialiste de Goethe dans
les universités allemandes. Mais en dépit de l'iné­
puisable flot de littérature généré par les études
goethéennes, la bourgeoisie n'est que très imparfai­
tement parvenue à utiliser cet esprit puissant pour
ses propres fins - et encore moins, cela va sans dire,
à pénétrer ses intentions. Toute l'œuvre de Goethe
est pleine de réticences envers cette classe. Et s'il y
jeta les bases d'une grande littérature, il le fit en
détournant le visage. Aussi est-il loin d'avoir eu

1. N. d. T. : Ludwig Bôme, Gesammelte Schrifien, t. VI, Vienne,


Tendler, 1 868, p. 127 (Kritiken: « Gôthe's Briefwechsel mit einem
Kinde ). (PR)
••
108 Œuvres

l'influence que méritait son génie, on peut même


dire qu'il y a délibérément renoncé; Il le fit pour don­
ner à son propos une forme que la bourgeoisie jus­
qu'à aujourd'hui n'est pas arrivée à dissoudre, parce
qu'une telle forme pouvait rester sans effet, mais ne
pouvait être ni falsifiée ni galvaudée. Cette intransi­
geance de l'écrivain envers le mode de pensée du
bourgeois moyen prit un caractère d'actualité avec
la réaction contre le naturalisme, qui mit ainsi
en lumière un nouvel aspect de la production goe­
théenne. Dans le néoromantisme (Stefan Georgè,
Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Borchardt) on vit
pour la dernière fois des écrivains bourgeois de haut
niveau tenter, sous la tutelle des autorités féodales
affaiblies, de sauver au moins sur le plan culturel le
front de classe de la bourgeoisie ; ce mouvement
donna aux études goethéennes une impulsion scien­
tifique considérable (Konrad Burdach, Georg Sim�
mel, Friedrich Gundolf), tournée avant tout vers
le style et les œuvres du dernier Goethe, què le
XIXe siècle avait négligés.
7

Adrienne Mesurat 1

L'excellent romancier et chroniqueur pans1en,


Paul Léautaud, a dit un jour: « Les livres qui comp­
tent sont écrits sur le même ton d'un bout à l'autre,
sans morceaux de bravoure et sans effets de manche.
Les morceaux de bravoure et les effets de manche
sont les marques des livres médiocres. » Impossible
de pousser la simplicité homogène du récit plus loin
que ne l'a fait le jeune Julien Green dans ses deux
premiers romans. Or, on sait que rien n'est plus dif­
ficile que de relater ainsi une histoire en faisant
l'économie de toute nuance et de tout changement
de registre. Et cette difficulté n'est absolument pas
stylistique. On comprend très bien Green lorsqu'il
dit que le style est une chose qu'il déteste. À ses yeux,
le style est un artifice visant à donner une touche
d'originalité à une expérience et une pensée pauvres
et banales. En revanche, moins un récit est forcé,
plus il est simple et clair, plus, en contrepartie, le
monde d'où il provient doit être dense et extraordi-

1 . N. d. T. : Julien Green, Adrienne Mesurat, Paris, Plon, 1 927,


355 p. - Première publication de l'essai de Benjamin dans i 10.
Internationale Revue (Amsterdam), 2• année, no 1 7/1 8, 20 décembre
1 928; p. 1 16. Première traduction française : «Adrienne Mesurat»,
trad. Alexander Garcia Düttmann, Les Temps modernes, no 543,
oct. 1991, p. 2 1 -23. (RR)
1 10 Œuvres

naire. Sinon, en dépit de sa sobriété, il paraîtra vain.


En un mot, pour être durable, la simplicité doit aller
au fond des choses. Stylisé, le naturalisme superfi­
ciel peut à la rigueur avoir l'air lisible. (On pourrait
donner des pages entières d'exemples, et les noms
d'auteur ne seraient pas des plùs mauvais.) Mais une
œuvre au langage aussi sobre que celui d'Adrienne
Mesurat, pour avoir un contenu et une signification,
doit provenir de la couche fondamentale de la réa­
lité, de sa couche métaphysique.
Jamais, en effet, le roman n'a été plus éloigné du
naturalisme que dans cette œuvre. D'où, précisé­
ment, sa vérité intérieure qui, en art, contredit tou­
jours la vérité extérieure. L'art, c'est brosser la
réalité à rebours. La lisser et polir est travail de
tapisserie. Quand une chose se déduit <<logique­
ment » de l'autre, quand les personnages << sont
dépeints avec vérité et relief », c'est du rembourrage
petit-bourgeois. L 'art quant à lui est difficile. Il ne
cherche pas à déduire << une chose de l'autre ,,, mais à
faire de peu de chose beaucoup. Tel le théâtre russe
de Meyerhold, il nous ouvre le cintre des passions et
en montre le rouage denté dans sa simplicité : la soli­
tude, la peur, la haine, l'amour, l'opiniâtreté der­
rière chaque événement. Ce n'est pas en tant que
< mobiles psychologiques ,, que ces forces meuvent
les acteurs ; elles s'expriment par leur destin.
Ce qui éloigne Green du romancier ordinaire réside
dans le gouffre entre présentification et description.
Green ne décrit pas les hommes, il les présentifie
dans des instants fatidiques. Autrement dit, ils se
comportent comme des fantômes. Adrienne Mesurat
qui s'arrête d'essuyer la poussière pour contempler
de vieux portraits de famille, le vieux Mesurat qui
caresse sa barbe, Madame Legras qui s'enfuit après
avoir dérobé le collier d'Adrienne - chacun d'entre
eux referait exactement le même geste si, pauvres
Adrienne Mesurat 111

âmes d'outre-tombe, ils devaient revivre ces instants.


Ce regard au cœur du caractère désespérément sté­
réotypé de tous les instants fatidiques, Green ne le
partage qu'avec un seul autre auteur: c'est ce même
regard que Pirandello jette sur ses six personnages
en quête d'auteur. Le même regard, mais l'œil
immobile, impassible de Green est celui de l'homme
du Nord. C'est aussi un œil de peintre. Jusqu'à l'âge
de vingt-trois ans, cet Américain de naissance a
été peintre. Puis il écrivit en cinq mois son pre­
mier roman, Mont-Cinère. À l'essai, comme il dit, et
presque certain de ne rencontrer aucun intérêt.
«J'ai tendance à imaginer ce qui est le plus loin
de moi. Ce qui n'est pas inventé n'a aucune valeur à
mes yeux. Je serais incapable de décrire le moindre
accident de rue dont j'aurais été le témoin ocu­
laire.» L'impression étrange qui se dégage de toutes
les œuvres de cet écrivain semble confirmer ses
dires. En dépit de leurs détails précis, de leur catas­
trophe drastique, elles donnent le sentiment qu'elles
ont pu, peut-être dû, être écrites par quelqu'un
qui n'a presque rien vécu, et surtout pas de telles
choses. Tant pis si cela paraît paradoxal: seules les
œuvres les plus pures, les plus puissantes peuvent
susciter une telle impression chez leur lecteur. (En
effet, Don Quichotte ou Guerre et Paix paraissent-ils
le moins du monde <<vécus>> ?) Mais, dans le même
sens, il y a plus étrange encore. De même que cette
œuvre - Adrienne Mesurat - ne tire pas sa sub­
stance de l'expérience, mais d'un� vision, de même
elle n'est pas «moderne>> au sens des contempo­
rains: c'est une pièce à conviction certes anodine,
mais d'autant plus importante dans un procès histo­
rique qui n'a pas encore été ouvert. Comme les
romans de Stendhal, Adrienne Mesurat fait partie
d'un genre d'œuvres dont l'actualité, au moment de
leur parution, est latente, si bien que rares sont ceux
112 Œuvres

qui s'en aperçoivent, et ce n'est qu'à la lumière qe


leur gloire ultérieure que l'on se rend compte de s:e
qui en elles révèle le cœur de leur époque. Tout,
dans ce récit qui traite des forces primitives au
cœur de l'homme et des forces, non moins origi­
nelles, de son environnement, paraît à tel point
intemporel que nous avons du mal à nous imaginer
qu'un jour on s'apercevra au premier coup d'œil
que cela date d'aujourd'hui. À moins- pour tout de
même, en guise de conclusion, faire allusion à ce
qui est le thème fondamental du livre - de nous
avouer que la vision de l'amour qui est ici domi­
nante ne pouvait en effet apparaître que de nos
jours: c'est une figure à mi-chemin de la femme de
ménage et de l'Érinye, tordant entre ses mains puis­
santes sa serpillière mouillée: le corps humain, jus­
qu'à ce que la dernière goutte de vie en soit sortie.
8

Le Surréalisme

Le dernier instantané
de l'intelligentsia européenne 1

Certains courants intellectuels peuvent atteindre


une pente assez forte pour que le critique y installe
sa génératrice. Dans le cas du "Surréalisme, cette
pente résulte de la différence de niveau entre la
France et l'Allemagne. Ce qui est né en France en
1 9 1 9 au sein d'un petit cercle littéraire - citons
tout de suite les noms les plus importants : André
Breton, Louis Aragon, Philippe Soupault, Robert
Desnos, Paul Eluard - n'était sans doute qu'un
maigre ruisselet, nourri de l'humide ennui de l'Eu­
rope d'après-guerre et des derniers suintements de
la décadence française. Les gros malins qui aujour­
d'hui encore ne voient pas plus loin que les « ori­
gines authentiques» du mouvement, et aujourd'hui
encore ne trouvent rien à en dire, sinon qu'une fois
de plus une clique de littérateurs a mystifié l'hono­
rable public, ressemblent un peu à une commis­
sion d'experts qui, réunie autour d'une source, se
convainc après mûre réflexion que jamais ce petit
ruisseau ne pourra entraîner de turbines.
L'observateur allemand ne se tient pas à la source.
C'est là sa chance. Il se tient dans la vallée. Il peut

1. N. d. T.: Première publication en trois parties dans Die litera­


rische Welt ( 1 er, 8 et 15 février 1 929). (MdG)
1 14 Œuvres

apprécier les énergies du mouvement. Lui qui, en


tant qu'Allemand, est depuis longtemps familiarisé
avec la crise de l'intelligentsia ou, plus exactement,
du concept humaniste de liberté, lui qui sait quelle
volonté frénétique s'y fa�t jour de dépasser le stade
des éternelles discussions et de parvenir coûte que
coûte à une décision, lui qui a éprouvé dans sa chair
l'extrême vulnérabilité de cette position entre fronde
anarchiste et discipline révolutionnaire, il serait
inexcusable de s'arrêter à l'apparence superficielle
et de voir ici un mouvement «artistique» ou «poé­
tique>>. S'il a pu s'agir de cela au début, Breton a
aussi dès le début déclaré vouloir rompre avec une
pratique qui livre au public les résidus littéraires
d'une certaine forme d'existence sans donner cette
forme elle-même. Dit de manière plus brève et plus
dialectique, cela signifie qu'on a vu ici un cercle
d'hommes étroitement unis faire éclater du dedans
le domaine de la littérature en poussant la <<vie litté­
raire>> jusqu'aux limites extrêmes "du possible. Et
l'on peut les croire sur parole, lorsqu'ils assurent
qu'Une saison en enfer de Rimbaud n'avait plus de
secret pour eux. Ce livre est en effet le premier docu­
ment de ce mouvement. (Pour la période récente.
Nous parlerons dans la suite des précurseurs plus
anciens.) Pour présenter ce dont il s'agit ici, il n'est
de formule plus définitive et plus tranchante que ce
que Rimbaud lui-même écrivit plus tard sur son
exemplaire de la Saison, en marge des mots << Sur la
soie des mers et des fleurs arctiques>> : <<Elles n'exis­
tent pas1 ,,

1 . N. d. T. : Double erreur de Benjamin : d'une part, le passage


cité ne provient pas d'Une saison en enfer, mais du poème « Bar­
bare », dans Illuminations ; d'autre part, <<elles n'existent pas »
n'est pas une glose ultérieure, mais fait partie du texte même :
<<Oh! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des
fleurs arctiques; (elles n'existent pas.) » (Arthur Rimbaud, Œuvres
116 Œuvres

Après toi, mon beau langage 1. » Le langage a la pré-


· ·

séance.
Pas seulement sur le sens. Aussi sur le moi. Dans
l'édifice du monde, le rêve ébranle l'individua­
lité comme une dent creuse. Cet ébranlement du
moi par l'ivresse fut en même temps l'expédence
féconde et vivante qui arracha ces hommes à l'em­
prise de l'ivresse. Ce n'est pas ici le lieu de retra­
cer précisément ce que fut l'expérience surréaliste.
Mais si l'on a reconnu qu'il s'agit, dans les écrits de
te groupe, d'autre chose que de littérature: d'une
manifestation, d'un mot d'ordre, d'un document,
d'un bluff, d'une falsification si l'on veut, de tout
sauf de littérature, alors on sait aussi qu'il est ici
question littéralement d'expériences, non de théo"
ries, moins encore de fantasmes. Et ces expériences
ile se limitent nullement au rêve, aux moments
d'ivresse que procurent le hachisch ou l'opium. Et
çertes c'est une bien grande erreur d'imaginer que
des « expériences surréalistes » nous connaîtrions
seulement les extases de la religion ou de la drogue,
Lénine, disant que la religion est l'opium du peuple2,
a rapproché ces deux choses plus que ne l'eussent
souhaité les surréalistes. Nous parlerons plus loin
de cette révolte amère et passionnée contre le catho-·
licisme, dans laquelle Rimbaud, Lautréamont, Apolc
linaire ont donné naissance au surréalisme. Mais
en vérité le véritable dépassement, le dépassement
créateur de l'illumination religieuse ne se trouve
pas dans les stupéfiants. Il se trouve dans une illu­
mination profane, dans une inspiration matérialiste;

1. N. d. T. : André Breton, «Introduction au discours sur le peu ,


de réalité>>, in Point du jour, nouvelle édition revue et corrigée,
faris, Gallimard, coll. I�ées, 1970, p. 23. (PR)
· 2. N. d. T. : Cette formule, comme chacun sait, est en fait• de
Marx (cf. Critique de la philosophie du droit de Hegel, Paris, Aubier,
.
1971, p. 52). (PR)
Le Surréalisme 117

anthropologique, à laquelle le hachisch, l'opium et


toutes les drogues que l'on voudra peuvent servir
de propédeutique. (Mais une propédeutique dange­
reuse. Celle des religions est plus rigoureuse.) Cette
illumination profane n'a pas toujours touché le sur­
réalisme à une hauteur digne d'elle et de lui, et jus­
tement les écrits qui en témoignent avec le plus de
force, l'incomparable Paysan de Paris d'Aragon et
Nadja .de Breton, présentent à cet égard de très
gênantes déficiences. Il se trouve ainsi dans Nadja
un excellent passage sur les «magnifiques journées
de pillage dites "Sacco-Vanzetti" 1 », et Breton pour­
suit en assurant que le boulevard Bonne-Nouvelle,
en ces journées, a rempli la promesse stratégique de
la révolte que comportait depuis toujours son nom.
On rencontre cependant aussi une Mme Sacco, qui
n'est pas la femme de la victime de Fuller, mais une
voyante qui habite au 3 rue des Usines et annonce à
Paul Eluard que de Nadja il ne doit rien attendre de
bon2• Accordons au surréalisme, qui évolue acroba­
tiquement sur les toits, les paratonnerres, les gout­
tières, les vérandas, les girouettes, les moulages
de stuc - l'escaladeur de façades doit tirer profit
du moindre ornement -, accordons-lui le droit de
pénétrer aussi dans l'humide arrière-chambre du
spiritisme. Mais nous n'aimons pas l'entendre
toquer prudemment au carreau pour s'enquérir de
son avenir. Qui ne souhaiterait voir ces enfants
adoptifs de la révolution rompre de la façon la plus
nette avec tout ce qui se pratique dans les conven­
ticules de dames patronnesses décrépites, de mili­
taires en retraite, de trafiquants émigrés?

1 . N. d. T. : André Breton, Nadja, nouvelle édition, Paris, Galli­


mard, 1964, p. 179 sq. (PR)
2. N. d. T. : Cf. ibid., p. 92 sq. Mais il apparaît p. 123 sq. que c'est
Max Ernst, et non Paul Eluard que Mme Sacco met en garde
contre Nadja: (PR)
1 18 Œuvres

Le livre de Breton, au demeurant, est bien fait


pour élucider quelques traits fondamentaux de cette
«illumination profane». L'auteur appelle Nadja un
«livre à porte battante 1 ». (À Moscou, j'ai logé dans
un hôtel où presque toutes les chambres étaient occu­
pées par des lamas tibétains venus pour un congrès
général de toutes les communautés bouddhistes. Je
fus frappé de voir le nombre de portes qui, dans
les couloirs, restaient toujours entrebâillées. Ce qui
d'abord m'avait semblé simple hasard finit par m'in­
quiéter. J'appris que dans ces chambres logeaient
les membres d'une secte qui avaient fait vœu de ne
jamais demeurer dans des lieux clos. Le lecteur de
Nadja doit ressentir un choc assez similaire à celui
que j'éprouvai alors.) Vivre dans une maison de
verre est, par excellence, une vertu révolutionnaire.
Cela aussi est une ivresse, un exhibitionnisme moral
dont nous avons grand besoin. La discrétion sur
ses affaires privées, jadis vertu aristocratique, est
devenue de plus en plus le fait de petits-bourgeois
arrivés. Nadja a trouvé la véritable synthèse, la syn­
thèse créatrice entre le roman d'art et le roman
à clé.
Au reste il suffit - et c'est à quoi aussi conduit
Nadja - de prendre au sérieux l'amour pour y
reconnaître également une «illumination profane».
«Je viens précisément de m'occuper de cette époque
[de Louis VI et de Louis VII], et ceci en fonction des
"Cours d'amour", de m'imaginer activem�nt ce que
pouvait être, alors, la conception de la vie2• » Or jus­
tement un écrivain récent vient de nous apprendre
sur l'amour occitan des choses plus précises, qui
sont étonnamment proches de la conception sur­
réaliste. Dans son excellent ouvrage, Dante poète

1 . . N. d.T. : Cf. ibid., p. 1 8 et 185. (PR)


2. N. d. T. : Ibid., p. 1 1 1 sqq. (PR)
Le Surréalisme 119

du monde terrestre, Erich Auerbach écrit en effet:


«Tous les poètes du "nouveau style" ont une amante
mystique; tous connaissent à peu près les mêmes
très étranges aventures d'amour; à tous "Amore"
prodigue ou refuse des dons qui ressemblent plus
à une illumination qu'à une jouissance sensible;
tous appartiennent à une sorte de ligue secrète qui
conditionne leur vie intérieure et peut-être aussi
leur vie extérieure 1• » Car c'est une chose singulière
que cette dialectique de l'ivresse. Toute extase dans
l'un des mondes ne serait-elle pas, dans le monde
complémentaire, humiliante sobriété? À quoi tend
le service courtois- car c'est lui, non l'amour, qui
lie Breton à la jeune télépathe -, sinon à montrer
que la chasteté aussi est un ravissement? Vers un
monde qui n'a pas seulement à voir avec les cryptes
· du Sacré-Cœur ou les autels de la Vierge, mais aussi
avec le matin qui précède une bataille ou qui suit
une victoire.
La dame, dans l'amour ésotérique, est l'inessen­
tiel. De même chez Breton. Il est près, plus que de
Nadja elle-même, des choses qui sont près d'elle. Or
quels sont ces objets? Leur liste canonique est on ne
peut plus révélatrice de l'entreprise surréaliste. Par
quoi commencer? Le surréalisme peut se glorifier
d'une surprenante découverte. Le premier, il a mis
le doigt sur les énergies révolutionnaires qui se
manifestent dans le «suranné», dans les premières
constructions en fer, les premiers bâtiments indus­
triels, les toutes premières photos, les objets qui
commencent à disparaître, les pianos de salon, les
vêtements d'il y a cinq ans, les lieux de réunion
mondaine quand ils commencent à passer de mode.
Le rapport de ces choses à la révolution, voilà ce

1. N.d.T.: Erich Auerbach, Dante ais Dichter der irdischen Welt,


Berlin-Leipzig, de Gruyter, 1929, p. 76. (PR)
'

(,

1ZO Œuvres

que ces auteurs ont mieux compris que personne.


Avant ces voyants et ces devins, personne n'a vu
comment la misère, non seulement la misère sociale,
mais tout autant la misère architecturale, la misère
des intérieurs, les objets asservis et asservissants,
basculent dans le nihilisme révolutionnaire. Pour ne
rien dire du «Passage de l'Opéra» d'Aragon: Breton
et Nadja sont le couple d'amoureux qui conver­
ti�, sinon en action révolutionnaire, du moins �h
expérience révolutionnaire tout ce que nous avo:ris
appris, au ·cours de tristes voyages en train (les che­
mins de fer commencent à vieillir), par de déses­
pérants dimanches après-midi dans les quartiers
ouvriers des grandes villes, dès le premier regard
lancé à travers la fenêtre mouillée de pluie d'un
appartement neuf. Ils font exploser la puissante
charge d'<< atmosphère» que recèlent ces objets. Que
serait selon vous une vie qui, en un moment crucial,
se laisserait guider par la dernière rengaine à la,
· ·

mode?
L'astuce qui permet de venir à bout de ce mond�
d'objets- il est plus convenable ici de parler d'as­
tuce que de méthode - consiste à substituer au
regard historique porté sur le passé un regard poli� ·

tique : << Ouvrez-vous, tombeaux; morts des pinaco­


thèques, morts assoupis derrière les panneaux à
secrets, dans les palais, les châteaux et les manas:
tères, voici le porte-clefs féerique qui, son trousseau
de toutes les époques à la main, sachant peser sur
les plus machiavéliques serrures, vous incite à y
entrer, de plain-pied, dans le monde moderne, à
vous y mêler aux débardeurs, aux mécaniciens, [aux
roturiers] qu'anoblit l'argent, dans leurs automo.-,·
biles, belles comme des armures féodales, à vous
installer dans les grands express internationaux1 [si'
polis,] à ne faire qu'un avec tous ces gens, jaloux
de prérogatives, mais que [le train de] la civilisation
Le Surréalisme 121

[, cruellement,] lamine 1 ! » Tel est le discours que


prête à Apollinaire son ami Henri Hertz2• Et c'est
d'Apollinaire que vient cette technique. Dans son
recueil de nouvelles, L'Hérésiarque, il en usa par
machiavélique calcul pour dynamiter le catholi­
cisme (auquel il était intérieurement attaché).
Au centre de ce monde d'objets se trouvele plus
rêvé d'entre eux, la ville de Paris elle-même. Mais
seule la révolte en fait entièrement ressortir le visage
surréaliste. (Des rues désertes où des coups de sifflet
et des coups de (eu dictent la décision.) Et aucun
visage n'est aussi surréaliste que le vrai visage d�un.e
ville. Aucun tableau de Chirico ou· de Max Ernst ne
saurait rivaliser avec l'épure précise de sa forteresse
intérieure, que l'on doit d'abord conquérir et oc;cu­
per pour maîtriser le destin de la ville, et dans ce
destin, dans celui de ses masses, son propre destin.
Nadja est une représentante de ces .l_llasses et de
la source de leur inspiration révolutionnaire: «La
grande inconscience vive et sonore qui m'inspire les
seuls actes probants dans le sens où toujours je veux
prouver, qu'elle dispose à tout jamais de ce qui est à
moi 3• » On trouve donc ici le catalogue de ces forti::.
fications, depuis cette place Maubert où, plus que
nulle part ailleurs, la crasse a conservé sa puissance
symbolique, jusqu'à ce «Théâtre Moderne» que je ne
me console pas de n'avoir pu connaître. Mais
quelque chose dans la manière dont Breton décrit le
bar du premier étage - «si sombre lui· aussi.; avec

). N.d.T.: Le� crochets indiquent les mots omis par Benjamin


dans sa traduction (où la dernière phrase devient: «Mais la civili­
sation fera d'eux prompte justlce>>1 ce qui transforme une simple
constatation en prophétie révolutionnaire). (MdG)
?· N. d. T.: En réalité, c'est Hertz lui-même qui s'exprime ainsi
dans <<Singulier pluriel», L'Esprit Nouveau, XXVI, Paris; 1924.
(MdG)
3. N. d. T.: Cf. André Breton, Nadja, op. cit., p. 183. (PR
122 Œuvres

ses impénétrables tonnelles, "un salon au fond d'un


lac" 1 » - me rappelle le local le plus incompris de
l'ancien Café Princesse. C'était une arrière-salle
du premier étage, avec ses couples sous la lumière
bleue. Nous l'appelions «l'Anatomie»; c'était le der­
nier refuge pour l'amour. Dans des passages comme
celui-ci, la photographie intervient chez Breton
d'une manière extrêmement remarquable. Des rues,
des portes, des places de la ville, elle fait les illustra­
tions· d'un roman de colportage; elle dépouille ces
architectures séculaires de leur banale évidence,
pour les tourner dans leur intensité originelle vers
les événements relatés, auxquels renvoient, exacte­
ment comme dans les anciennes brochures pour
femmes de chambre, des citations littérales suivies
d'une indication de page. Et tous les lieux de Paris
qui apparaissent ici sont des endroits où ce qui se
passe entre ces êtres se meut à la manière d'une
porte tournante.
Le Paris des surréalistes aussi est un «petit
monde». C'est-à-dire qu'il n'en va pas autrem�nt
dans le grand, dans le cosmos. Ici aussi il y a des
carrefours; où de fantomatiques signaux brillent à
travers le flot de la circulation, où des analogies, des
rencontres d'événements inconcevables se trouvent
portées à l'ordre du jour. Tel est l'espace dont nous
informe le lyrisme surréaliste. Et il est bon de le
souligner, ne serait-ce que pour écarter l'inévitable
malentendu de «l'art pour l'art». Presque jamais, en
effet, cette formule n'était à prendre au pied de la
lettre; presque toujours il s'agissait d'un pavillon
sous lequel naviguait une marchandise qui ne peut
être déclarée, parce qu'elle n'a pas encore de nom.
Ce serait le moment de s'atteler à une œuvre qui
éclairerait comme nulle autre cette crise des arts

1 . N. d. T. : Ibid., p. 44. (PR)


Le Surréalisme 123

dont nous sommes témoins : une histoire de la litté­


rature ésotérique. Aussi bien, ce n'est pas un hasard
si une telle œuvre nous fait encore défaut. Car écrite
comme elle exige de l'être- c'est-à-dire non comme
un ouvrage collectif où différents <<spécialistes»
apportent leur <<contribution , , en exposant, chacun
pour son domaine, ce qu'il <<faut absolument savoir>> ,
mais comme le travail solidement fondé d'un seul
auteur qui, poussé par une nécessité interne, expo­
serait moins l'évolution historique de la littéra­
ture ésotérique, que le mouvement par lequel elle
ne cesse de renaître, aussi neuve qu'à ses origines
- ainsi écrite, elle constituerait l'tine de ces confes­
sions érudites qui se comptent en chaque siècle. À la
dernière page figurerait nécessairement la radio­
graphie du surréalisme. Dans son Introduction au
discours sur le peu de réalité, Breton suggère que le
réalisme philosophique du Moyen Âge est à la base
de l'expérience poétique. Mais ce réalisme - c'est­
à-dire la croyance que les concepts existent effecti­
vement et de façon séparée, soit hors des choses soit
en elles - a toujours très vite trouvé le passage du
domaine logique des concepts au domaine magique
des mots. Des expériences magiques sur les mots,
non des badinages artistiques, voilà bien ce que sont
les jeux de transformation phonétique et graphique
qui, depuis déjà quinze ans, traversent toute la lit­
térature d'avant-garde, qu'elle ait nom futurisme,
dadaïsme ou surréalisme. Comment s'interpénètrent
ici mot d'ordre, formule d'enchantement et concept,
c'est ce que montrent les mots qu�Apollinaire écrit
en 1 9 1 8 dans son dernier manifeste, L 'Esprit nou­
veau et les Poètes : <<La rapidité et la simplicité avec
lesquelles les esprits se sont accoutumés à désigner
d'un seul mot des êtres aussi complexes qu'une
foule, qu'une nation, que l'univers, n'avaient pas
leur pendant moderne dans la poésie. Les poètes
124 Œuvres

comblent cette lacune et leurs poèmes synthétiques


créent de nouvelles entités qui ont une valeur plas­
tique aussi composée que des termes collectifs 1• >>
Certes, quand Apollinaire et Breton poussent encore
plus énergiquement dans cette direction et rattachent
le surréalisme à son environnement en affirmant
que «les conquêtes de la science [sont] plutôt l'œuvre
de l'esprit surréaliste que de la raison discursive2 »,
quand, autrement dit, ils généralisent cette mystifi­
cation dont la poésie est aux yeux de Breton le point
culminant (ce qui peut se défendre) pour en faire la
base aussi du développement scientifique et tech­
nique, ils cèdent à une trop impétueuse volonté
d'intégration. Il est extrêmement instructif de com­
parer la hâte avec laquelle ces auteurs s'empressent
d'acquiescer au m�racle incompris de la machine
- Apollinaire: «Les fables s'étant pour la plupart
réalisées [et au-delà], c'est au poète d'en imaginer
de nouvelles que les inventeurs puissent à leur tour
réaliser3» -, de comparer ces étouffantes visions
avec les utopies bien aérées d'un Scheerbart4.
«L'idée de toute activité humaine me fait rire»,
cette formule d'Aragon montre clairement tout le
chemin que le surréalisme a dû parcourir de ses ori­
gines à sa politisation. Dans son excellent ouvrage,
La Révolution et les Intellectuels, Pierre Naville, qui
faisait initialement partie du groupe, appelle à juste
titre cette évolution «dialectique». L'hostilité de la
bourgeoisie à toute manifestation de radicale liberté

1. N. d. T. : Conférence du 26 novembre 1 9 17, parue dans Le


Mercure de France, décembre 1 9 1 8 (n° 49 1, t. CXXX), p. 387. (MdG)
2. N. d.T . : Formule attribuée à Breton par Pierre Naville dans
La Révolution et les Intellectuels, Paris, 1 906, p. 146. (MdG)
3. N. d. T. : Citation également tirée de «L'esprit nouveau et les
poètes>>. Les trois mots entre crochets sont omis par Benjamin. (MdG)
4. N. d.T . : Cf. ci-dessous «Expérience et pauvreté>>, t. II, p. 368
et note 2. (PR)
Le Surréalisme 125

intellectuelle a joué un rôle essentiel dans ce passage


d'une attitude extrêmement contemplative à l'oppo­
sition révolutionnaire. Cette hostilité a poussé le sur­
réalisme vers la gauche. Des événements politiques,
avant tout la guerre du Rif, accélérèrent cette évolu­
tion. Avec le << Manifeste des intellectuels contre la
guerre du Maroc>> , paru dans L 'Humanité, les sur­
réalistes accédèrent à une plate-forme d'où leur voix
se faisait tout autrement entendre que par exemple
lors ·du célèbre scandale au banquet Saint-Pol Roux.
C'était peu après la guerre 1 : les surréalistes, jugeant
compromettante la présence d'éléments nationa­
listes dans une fête donnée par un poète qu'ils véné­
raient, s'étaient mis à crier << Vive l'Allemagne ! >> .
Ils étaient alors restés dans les limites du scandale,
face auquel la bourgeoisie, on le sait bien, est aussi
cuirassée qu'elle est sensible à toute action réelle.
Sous l'influence de telles conditions politiques, Apol­
linaire et Aragon peignent l'avenir du poète en des
images remarquablement concordantes. Chez Apol­
linaire, les chapitres << Persécution> > et << Assassinat>>
du Poète assassiné2 contiennent la célèbre descrip­
tion d'un pogrom de poètes. Les maisons d'édition
sont prises d'assaut, les livres de poésie brûlés, les
poètes massacrés. Les mêmes scènes se déroulent
au même moment sur toute la terre. Chez Ara­
gon, l'<< imagination>> , pressentant de telles atrocités,
appelle ses troupes à une ultime croisade.
Pour comprendre de telles prophéties et pour
me�urer l'importance stratégique de la ligne atteinte
par les surréalistes, on doit s'interroger sur la
manière de penser qui a cours parmi les intellectuels
bourgeois de gauche, dits bien intentionnés. Il suffit

1 . N. d. T. : Plus exactement, en 1 925. (PR)


2. N. d. T. : Paris, Bibliothèque des curieux, 1 9 1 6 ; Paris, Galli­
man!, 1 947, p. 96 sq. (MdG)
126 Œuvres

à cet égard de considérer leur attitude actuelle


envers la Russie. Nous ne parlons pas naturellement
d'un Béraud, qui en èe domaine a frayé la voie aux
pires calomnies, ni d'un Fabre-Luce, qui, brave bau­
det chargé de tous les ressentiments bourgeois,
le suit en trottinant sur la route ainsi ouverte. Mais
combien problématique reste même la tentative
d'accommodement que présente le livre typique de
Duhamel; combien difficilement supportables l'hon­
nêteté forcée, le courage et la cordialité forcés qui
tout au long de l'ouvrage révèlent le langage du
théologien protestant; combien usée la méthode,
dictée par l'embarras et l'ignorance de la langue, qui
consiste à placer les choses sous un éclairage symbo­
lique quelconque. Quelle traîtrise dans un résumé
comme celui-ci: «La vraie, la profonde révolution,
celle qui modifierait en quelque mesure la substance
de l'âme slave ne s'est pas encore accomplie 1 . » Ce
qui est typique chez ces intellectuels français de
gauche - exactement comme chez leurs homo­
logues russes-, c'est que leur fonction positive pro­
cède entièrement d'un sentiment d'obligation, non à
l'égard de la révolution, mais à l'égard de la culture
traditionnelie. Leur contribution collective, pour
autant qu'elle a un sens positif, se rapproche de celle
des conservateurs. Sur le plan politique et écono­
mique, cependant, il faut toujours' compter chez eux
avec le risque d'un sabotage.
Cette position de la gauche bourgeoise se carac­
térise par l'incorrigible penchant à accoupler la
morale idéaliste et la praxis politique. Ce n'est que
par opposition aux compromis désespérés des « opi­
nions individuelles» qu'on peut comprendre cer­
tains traits fondamentaux du surréalisme ou, pour

l. N. d. T. : Georges Duhamel, Le Voyage de Moscou, Paris, Mer·


cure de France, 1922, p. 122. (MdG)
Le Surréalisme 127

mieux dire, de la tradition surréaliste. Jusqu'à pré­


sent, on n'a pas fait grand-chose pour les com­
prendre ainsi. Il était trop tentant de ranger le
satanisme d'un Rimbaud et d'un Lautréamont
comme pendant de l'art pour l'art dans un inven­
taire du snobisme. Mais si l'on se décide à ouvrir
cette attrape romantique, on trouve à l'intérieur
quelque chose d'utilisable. On trouve le culte du mal,
un appareil qui, pour romantique qu'il soit, peut
servir à désinfecter et à isoler la politique de tout
dilettantisme moralisateur. Dans cette conviction,
rencontrant chez Breton le scénario effrayant d'une
pièce centrée sur le viol d'un enfant 1, on remontera
peut-être quelques décennies en arrière. Entre 1865
et 1875, un certain nombre de grands anarchistes,
sans lien entre eux, travaillèrent à leurs machines
'infernales. Et le surprenant est que, indépendam­
ment les uns des autres, ils réglèrent leurs méca­
nismes d'horlogerie exactement à la même heure:
quarante ans plus tard explosaient en Europe occi­
dentale, simultanément, les écrits de Dostoïevski, de
Rimbaud et de Lautréamont. Pour être plus précis,
on pourrait détacher de l'ensemble de l'œuvre de
Dostoïevski un texte qui ne fut publié qu'en 1 9 1 5,
«La confession de Stavroguine». Ce chapitre des
Possédés, qui présente une très étroite affinité avec le
troisième «Chant de Maldoror», contient une jus­
tification du mal qui exprime certains motifs sur­
réalistes avec plus de force . qu'aucun des actuels
porte-parole de ce mouvement n'a su le faire. Car
Stavroguine est un surréaliste avant la lettre. Nul n'a
compris comme lui l'inconscience dont fait preuve le
petit-bourgeois qui croit que le bien, quelle que soit
la vertu virile de celui qui l'exerce, est inspiré par
Dieu, tandis que le mal naîtrait de notre seule spon-

1 . N. d. T. : Cf. André Breton, Nadja, op. cit., p. 46 sqq.


128 Œuvres

tanéité, qu'en ce domaine nous serions indépen­


dants et entièrement livrés à nous-mêmes. Nul n'a
vu comme lui le rôle de l'inspiration dans l'acte le
plus bas, dans cet acte-là précisément. Il a reconnu
aussi l'abjection comme quelque chose de préformé
- dans le cours du monde, certes, mais tout aussi
bien en nous-mêmes -, comme quelque chose qui
nous est suggéré, sinon imposé, tout comme la vertu
pour le bourgeois idéaliste. Le Dieu de Dostoïevski
n'a pas seulement créé le ciel et la terre et l'homme
et l'animal, mais aussi la bassesse, la vengeance, la
cruauté. En cela non plus il n'a pas laissé 'le diable
lui gâcher la besogne. C'est pourquoi tous ces traits
sont chez lui parfaitement authentiques, peut­
être pas (( magnifiques )) mais éternellement neufs
«Comme au premier jour», ' à mille lieues des clichés
sous lesquels le péché apparaît au philistin.
L'étonnante action à distance exercée par les écri­
vains qu'on vient de citer se nourrit d'une profonde
tension, dont témoigne, d'une façon proprement
grotesque, la lettre qu'Isidore Ducasse adresse à son
éditeur le 23 octobre 1869, pour lui faire comprendre
le sens de son œuvre. Se situant dans la lignée de
Mickiewicz, Milton, Southey, Alfred de Musset, Bau­
delaire, il écrit : «Naturellement, j'ai un peu exagéré
le diapason pour faire du nouveau dans le sens de
tette littérature sublime qui ne chante le désespoir
que pour opprimer le lecteur, et lui faire désirer le
bien comme remède. Ainsi donc, c'est toujours le bien
qu'on chante en somme, seulement par une méthode
plus philosophique et moins naïve que l'ancienne
, école, dont Victor Hugo et quelques autres sont l�s
seuls représentants qui soient encore vivants 1, »

l. N. d. T. : Lettre à M. Verboeckhoven du 23 octobre 1 869, in


Lautréamont - Germain Nouveau, Œuvres complètes, Paris, Galli­
mard, Bibliothèque de La Pléiade, 1 970, p, 296 sq. (PR)
Le Surréalisme 129

Mais s'il est une tradition à laquelle appartient le


livre erratique de Lautréamont - disons plutôt :
dans laquelle il se laisse ranger - c'est celle de l'in­
surrection. C'est donc d'une façon fort compréhen­
sible, et non sans perspicacité, que Soupault en
1 92 7, dans son édition des Œuvres complètes, tenta
d'écrire une vita politica d'Isidore Ducasse. Malheu­
reusement elle n'était étayée par aucun document, et
Soupault se méprenait sur les matériaux qu'il utili­
sait. On se réjouit en revanche de constater qu'une
tentative similaire a pu réussir dans le cas de Rim­
baud, et c'est à Marcel Coulon que revient le mérite
d'avoir rétabli le vrai visage du poète contre les
impostures catholiques de Berrichon et de Claudel.
Oui certes Rimbaud est catholique, mais il l'est,
d'après son propre témoignage, dans la part la plus
misérable de lui-même, celle qu'il ne se lasse pas de
dénoncer, de vouer à sa propre haine et à la haine
de tous, à son propre mépris et au mépris de tous :
cette part qui le force à confesser qu'il ne comprend
pas la révolte. Mais c'est la confession d'un commu­
nard qui ne pouvait se satisfaire de lui-même et qui,
lorsqu'il tourna le dos à la littérature, avait depuis
longtemps congédié la religion dans ses premières
œuvres. «[Ô sorcières, ô misère,] ô haine, c'est à
vous que mon trésor a été confié 1 », écrit-il dans Une
saison en enfer. À ces mots aussi urie poétique du sur­
réalisme pourrait accrocher ses vrilles, une poétique
qui plongerait ses racines plus loin que la théorie de
la «surprise » initiée par Apollinaire, jusque dans les
profondeurs de la pensée de Poe.
Depuis Bakounine, l'Europe ne disposait plus
d'une idée radicale de la liberté. Les surréalistes ont
cette idée. Les premiers, ils se sont débarrassés de

1 . N. d. T. : Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, op. cit., p. 93


Les mots entre crochets sont omis par Benjamin. (PR)
130 Œuvres

l'idéal sclérosé cher aux humanistes libéraux et


moralisateurs, car ils savent que «la liberté, acquise
ici-bas au prix de mille et des plus difficiles renon­
cements, demande à ce qu'on jouisse d'elle sans res­
trictions dans le temps où elle est donnée, sans
considération pragmatique d'aucune sorte et cela
parce que l'émancipation humaine, conçue en défi­
nitive sous sa forme révolutionnaire la plus simple,
qui n'en est pas moins l'émancipation humaine à
tous égards [. . ] demeure la seule cause qu'il soit
.

digne de servir 1• » Mais cette expérience de la


liberté, ont-ils réussi à la fondre avec cette autre
. .. expérience révolutionnaire, que nous devons bien
admettre, puisque nous l'avons connue : avec l'ex­
périence constructive, dictatoriale, de la révolu­
tion? Bref, ont-ils réussi à lier la révolte à la
révolution? Une existence entièrement axée sur le
boulevard Bonne-Nouvelle, comment nous la repré­
senter dans les espaces aménagés par Le Corbusier
et Oud2?
Gagner à la révolution les forces de l'ivresse, c'est
à quoi tend le surréalisme dans tous ses livres et
dans toutes ses entreprises. C'est ce qu'il est en droit
d'appeler sa tâche la plus spécifique. Pour y arriver,
il ne suffit pas que tout acte révolutionnaire com­
porte, comme nous le savons, une part d'ivresse.
Celle-ci se confond avec sa composante anarchique.
Mais y insister de façon exclusive serait négliger
entièrement la préparation méthodique et discipli­
naire de la révolution au profit . d'une pratique qui
oscille entre l'exercice et la célébration anticipée.
À quoi s'ajoute une conception trop courte, non
dialectique, de la nature de l'ivresse. L'esthétique du

1 . N. d. T. : André Breton, Nadja, op. cit., p. 1 68. (PR)


2. N. d. T. : Jacobus J.P. Oud ( 1 890-1 963), pionnier de l'archi­
tecture moderne aux Pays-Bas, membre. du groupe « De Stij l ». (PR)
Le Surréalisme 131

peintre, du poète « en état de surprise », de l'art


comme réaction de l'être « Surpris », reste captive de
quelques préjugés romantiques fort dommageables.
Tout examen sérieux des dons et des phénomènes
occultes, surréalistes, fantasmagoriques, présuppose
un renversement dialectique auquel aucun cerveau
romantique ne saurait se plier. Il ne nous avance
à rien en effet de souligner, avec des accents pathé­
tiques ou fanatiques, le côté énigmatique des énigmes ;
au contraire, nous ne pénétrons le mystère que pour
autant que nous le retrouvons dans le quotidien,
grâce à une optique dialectique qui reconnaît le
quotidien comme impénétrable et l'impénétrable
comme quotidien. L'étude la plus passionnée des
phénomènes télépathiques, par exemple, ne nous
apprendra pas sur la lecture (qui est une opération
éminemment télépathique) la moitié de ce que cette
illumination profane qu'est la lecture nous apprend
sur les phénomènes télépathiques. Ou encore :
l'étude la plus passionnée de l'ivresse du hachisch ne
nous apprendra pas sur la pensée (qui est un émi­
nent narcotique) la moitié de ce que cette illumina­
tion profane qu'est la pensée nous apprend sur
l'ivresse du hachisch. Le lecteur, le penseur, l'homme
qui attend, le flâneur sont des types d'illuminé tout
autant que le fumeur d'opium, le rêveur, l'homme
pris d'ivresse. Et de plus profanes. Pour ne rien
dire de cette drogue terrible · entre toutes - nous­·

mêmes - que nous absorbons dans la solitude.


<< Gagner à la révolution les forces de l'ivresse »

- autrement dit une politique poétique ? «Nous en


avons soupé 1• Tout plutôt que cela ! » Eh bien - vous
serez d'autant plus intéressé de voir à quel point un
détour par la poésie éclaire les choses. Qu'est-ce, en
effet, · que le programme des partis bourgeois ? Un

1. N. d. T. : En français dans le texte. (PR)


132 Œuvres

mauvais po�me de printemps. Bourré de compa­


raisons à en craquer. Pour le socialiste, « l'avenir
meilleur de nos enfants et de nos petits-enfants »,
c'est que tous se conduisent « comme s'ils étaient
des anges », que chacun possède « comme s'il était
riche », que chacun vive << comme s'il était libre » .
D'anges, de richesse, de liberté, aucune trace. Rien
que des images. Et le stock d'images de ce club de
poètes de la social-démocratie ? Leur gradus ad par­
nassum ? L'optimisme. On respire assurément un
autre air dans l'ouvrage de Naville, qui fait de <d'or­
ganisation du pessimisme >> l'exigence du jour. Au
nom de ses amis écrivains, il pose un ultimatum face
auquel cet optimisme sans scrupule, cet optimisme
de dilettante, doit annoncer la couleur : où se trou­
vent les présupposés de la révolution ? Dans le
changement des opinions individuelles, ou dans la
transformation des conditions matérielles ? Telle
est la question cardinale, dont dépend la relation
entre morale et politique, et qui ne souffre aucun
maquillage. Le surréalisme s'est rapproché toujours
davantage de la réponse communiste à cette ques­
tion. Et cela signifie : pessimisme sur toute la ligne.
Oui certes, et totalement. Méfiance quant au destin
de la littérature, méfiance quant au destin de la
liberté, méfiance quant au destin de l'homme euro­
péen, mais surtout trois fois méfiance à l'égard
de toute entente : entre classes, entre peuples, entre
individus. Et confiance illimitée seulement dans
l'I.G. Farben, et dans le perfectionnement pacifique
de la Luftwaffe. Mais quoi maintenant, quoi ensuite ?
Ici se justifie la réflexion du Traité du style, le
dernier livre d'Aragon, qui réclame qu'on distingue
entre comparaison et image. Heureuse réflexion sty­
listique, qui demande à être élargie. Élargissons :
nulle part ces deux choses - la comparaison et
l'image - ne se heurtent d'une manière aussi dras-
Le Surréalisme 133

tique et irréconciliable que dans la politique. Càr


organiser le pessimisme ne signifie rien d'autre qu'ex­
clure de la politique la métaphore morale, et décou­
vrir dans l'action politique un espace à cent pour
cent tenu par l'image. Mais cet espace d'images ne
peut plus être exploré sur le mode de la cont�mpla­
tion. Si la double tâche des intellectuels révolution�
naires est de renverser la domination intèllectuelle
de la bourgeoisie et d'entrer en communication aveè
les masses prolétariennes, ils ont presque entière�
ment échoué dans la deuxième partie de ce pro�
gramme, dont il n'est plus possible de venir à bout
sur le plan contemplatif. Et cela n'en a empeché
qu'un petit nombre de présenter encore et toujour!?
cette tâche comme si elle pouvait être résolue ainsi,
et de réclamer la venue de poètes, de penseur� et
d'artistes prolétariens. À quoi déjà Trotskî- dans
Littérature et Révolution - avait dû objecter que qe
tels poètes, penseurs et artistes ne surgiraient que
d'une révolution victorieuse. En vérité, il s'agit beau�
coup moins de transformer l'artiste d'origine bour­
geoise en maître de l'<< art prolétarien» que de le
faire fonctionner, fût-ce aux dépens de son efficacité
artistique, en des endroits importants de cet espace
d'images. Ne pourrait-on aller jusqu'à dire que l'in�
terruption de sa «carrière artistique» représente un�
'
part essentielle de ce fonctionnement?
Ses mots d'esprit n'en seront que meilleurs. Et
meilleure sa façon de les dire. Car dans le mot d'es­
prit aussi, dans l'injure, dans le malentendu, partout
où l.lne façon d'agir engendre et constitue elle-même
l'image, l'engloutit et la dévore, partout où la proxi­
mité se devine elle-même dans sort propre regard, là
s'ouvre cet espace que nous cherchons, ce monde
d'une actualité universelle et intégrale où il n'est pas
de «salle réservée», l'espace, en un mot, où le mat��
rialisme politique et la créature physique se partà-
134 Œuvres

gent membre par membre, selon une justice dialec­


tique, l'homme intérieur, la psyché, l'individu ou
quoi que ce soit que nous voulions leur jeter en
pâture. Pourtant - en raison même de cet anéantis­
sement dialectique -, cet espace sera encore espace
d'images, plus concrètement : espace corporel. Car
rien n'y fait; il faut bien se l'avouer : du matérialisme
métaphysique de Vogt et de Boukharine on ne passe
pas sans dommage au matérialisme anthropologique
dont témoigne l'expérience des surréalistes et, avant
eux, celle d'un Hebei, d'un Georg Büchner, d'un
Nietzsche et d'un Rimbaud. Quelque chose se perd.
La collectivité aussi est · de nature corporelle. Et la
phu�is qui pour elle s'organise en technique ne peut
être produite dans toute sa réalité politique et maté­
rielle qu'au sein de cet espace d'images avec lequel
l'illumination profane nous familiarise. Lorsque le
corps et l'espace d'images s'interpénétreront en elle
si profondément que toute tension révolutionnaire
se transformera en innervation du corps collectif,
toute innervation corporelle de la collectivité en
décharge révolutionnaire, alors seulement la réalité
..- sera parvenue à cet autodépassement qu'appelle le
Manifeste communiste. Pour l'instant, les surréa­
listes sont les seuls à avoir compris l'ordre qu'il nous
l donne aujourd'hui. Un par un, ils éc_hai_!gentJ��rs
1 �imigg_�_ contre le caaran d'un !:éV:�il _q�i SQgg_e­
\ c�agu� ll_!i_J1"\lte pendant soixante secondes.,.
9

L 'image proustienne 1

Les treize volumes de la Recherche du temps perdu


sont le produit d'une inconstructible synthèse où se
rencontrent, pour former un ouvrage autobiogra­
phique, l'oubli de soi du mystique, l'art du prosa­
teur, la verve du satiriste, le savoir de l'érudit et le
parti pris du monomane. On a dit avec raison que
toute grande œuvre littéraire inaugure un genre, ou
le dissout, en un mot est un cas spécial. Mais parmi
ces cas spéciaux, celui-ci est l'un des plus insaisis­
sables. À commencer par la structure, qui unit la
fiction, les mémoires et le commentaire, jusqu'à
la syntaxe avec ses phrases sans rivages (ce Nil du
langage qui déborde ici, pour les fertiliser, sur les
plaines de la vérité), tout ici échappe à la norme. Que
ce grand cas singulier de la littérature en constitue
en même temps la plus importante réussite des der-

1 . N. d. T. : Première publication dans les nos 25, 26 et 27 de Die


literarische Welt, 2 1 et 28 juin, 5 juillet 1 929. Le texte traduit est
celui d'une version ultérieure qui peut être datée de 1 934. Rappe­
lons que Benjamin est à la même époque le principal" maître
d'œuvre de la première traduction allemande de la Recherche du
temps perdu ; ont paru : À l'ombre des jeunes filles en fleurs, 1 927
et Le Côté de Guermantes, 1 930 ; rééd. des deux tomes dans le
cadre des Gesammelte Schriften, Francfort-sur-le-Main, Suhr­
kamp, 1 987 ; restée inédite, la traduction de Sodome et Gomorrhe
n'a pas été retrouvée. (RR)
136 Œuvres

nières décennies, c'est la première constatation, fort


instructive, qui s'impose à l'observateur. Et mal­
saines au plus haut point sont les conditions qui lui
ont servi de base. Une maladie rare, une richesse
peu commune, des penchants anormaux. Tout dans
cette vie n'est pas parfait, mais tout y est exem­
plaire. À cette réussite littéraire de premier ordre,
tout cela assigne son lieu au cœur de l'impossible,
au centre, et certes en même temps au point d'indif­
férence, de tous les dangers, et caractérise la grande
réalisation de cette « œuvre d'une vie » comme la
dernière avant longtemps. L'image de Proust est
la plus haute expression physiognomonique que
pouvait atteindre l'écart croissant entre la littéra­
ture et la vie. Telle est la morale qui justifie que
nous tentions de l'évoquer.
On sait que, dans son œuvre, Proust n'a pas décrit
une vie telle qu'elle fut, mais une vie telle que celui
qui l'a vécue la remémore. Et encore cette formule
reste approximative et beaucoup trop grossière. Car
ce qui joue ici le rôle essentiel, pour l'auteur qui se
rappelle ses souvenirs, n'est aucunement ce qu'il a
vécu, mais le tissage de ses souvenirs, le travail de
Pénélope de la remémoration. Ou bien ne faudrait-il
pas plutôt parler d'un travail de Pénélope de l'oubli ?
La mémoire involontaire de Proust n'est-elle pas, en
effet, beaucoup plus proche de l'oubli que de ce que
l'on appelle en général le souvenir ? Et ce travail de
remémoration spontanée, où le souvenir est la trame
et l'oubli la chaîne, plutôt qu'un nouveau travail de
Pénélope, n'en est-il pas le contraire ? Car ici c'est
le jour qui défait ce qu'a fait la nuit. Chaque matin,
lorsque nous nous réveillons, nous ne tenons en
main, en général faibles et lâches, que quelques
franges de la tapisserie du vécu que l'oubli a tissée en
nous. Mais chaque jour, avec nos actions orientées
vers des fins précises et, davantage encore, avec
L'image proustienne 137

notre mémoire captive de ces fins, nous défaisons les


entrelacs, les ornements de l'oubli. C'est pourquoi, à
la fin de sa vie, Proust avait changé le jour en nuit :
dans une chambre obscure, à la lumière artificielle,
sans être dérangé, il pouvait consacrer toutes se�
heures à son travail et ne laisser échapper aucune
des arabesques entrelacées.
Si les Romains ont appelé le texte « tissu », nul ne
l'est plus et nul n'est plus serré que celui de Marcel
Proust. Rien, à ses yeux, n'était suffisamment serré,
ni suffisamment durable. Son éditeur, Gallimard, a
raconté comment les habitudes de Proust, lorsqu'il
corrigeait ses épreuves, faisaient le désespoir des
protes. Les placards revenaient toujours les marges
pleines. En revanche, aucune faute d'impression
n'avait été corrigée ; tout l'espace disponible était
couvert de texte supplémentaire. Ainsi la loi du sou­
venir s'exerçait jusque dans le volume de l'œuvre.
Car un événement vécu est fini, il est à tout le moins
confiné dans la seule sphère de l'expérience vécue,
tandis qu'un événement remémoré est sans limites,
parce qu'il n'est qu'une clé pour tout ce qui a pré­
cédé et pour tout ce qui a suivi. Et dans un autre sens
encore, c'est le souvenir ici qui prescrit rigoureuse­
ment le mode de tissage. Car l'unité du texte n'est
que l'acte pur de la remémoration elle-même. Non la
personne de l'auteur, moins encore l'intrigue. On
peut même dire que les intermittences de cette der­
nière sont seulement l'envers du continu de l'acte de
remémoration, le motif de l'envers de la tapisserie.
C'est bien ce qu'a voulu Proust, c'est bien ainsi que
nous devons l'entendre lorsqu'il déclare qu'il aurait
aimé voir imprimé son ouvrage entier en un seul ·

volume à deux colonnes et sans un alinéa.


Que cherchait-il avec cette frénésie ? Quel était le
fondement de ces efforts infinis ? Est-il permis de
dire que toutes les vies, toutes les œuvres, toutes les
138 Œuvres

actions qui comptent n'ont jamais été que l'imper­


turbable développement de l'heure la plus banale, la
plus fugace, la plus sentimentale et la plus faible
dans l'existence de celui à qui elles appartiennent ?
Lorsque Proust, dans un passage célèbre, a décrit
cette heure qui lui fut la plus propre, il le fit de telle
manière que chacun la retrouve en sa propre exis­
tence. Peu s'en faut qu'on ne puisse l'appeler une
heure de tous les jours. Elle vient avec la nuit, avec
un ramage perdu ou un souffle d'air sur la balus­
trade d'une fenêtre ouverte. Et l'on ne peut imagi­
ner quelles sortes de rencontres nous seraient
promises si nous cédions moins au sommeil. Proust
ne cédait pas au sommeil. Et pourtant, ou plutôt
pour cette raison précisément, Jean Cocteau, dans
un bel essai 1 , a pu dire de la cadence de sa voix
qu'elle obéissait aux lois de la nuit et du miel. En se
soumettant à elle, il triomphait d'une tristesse inté­
rieure sans espoir (de ce qu�il a appelé une fois
« l'imperfection incurable dans l'essence même du
présent ») et, avec les rayons de miel du souvenir, il
construisait urie ruche pour l'essaim de ses pensées.
Cocteau a vu ce qui devrait occuper au plus haut
point tout lecteur de Proust : il a vu chez lui une
aspiration au bonheur, aveugle, insensée, fanatique.
Elle brillait dans ses regards. Ceux-ci n'étaient pas
heureux. Le bonheur les hantait pourtant comme il
hante le jeu ou l'amour. Il n'est pas non . plus dif­
ficile de dire pourquoi cette volonté explosive de
bonheur qui lui serrait le cœur, partout présente
dans l'œuvre de Proust, est si rarement perceptible
à ses lecteurs. C'est lui-même qui en bien des pas­
sages les a invités à considérer la Recherche du

1 . N. d. T. : J. Cocteau, « La voix de Marcel Proust », in Hommage


à Marcel Proust. Nouvelle Revue Française, no 1 12, 1er janvier 1923,
p. 92. (RR)
L 'image proustienne 139

temps perdu dans la vieille et commode perspective


du renoncement, de l'héroïsme, de l'ascèse. Pour les
élèves modèles de la vie, l'évidence la moins discu­
table est que toute grande production est le fruit de
l'effort, de la détresse et de la désillusion. Que le
bonheur aussi puisse avoir part au beau; ce serait
trop de bienfaits, et leur ressentiment jamais ne s'en
consolerait.
Mais en réalité il existe une double volonté de bon­
heur, une dialectique du bonheur. Une figure hym­
nique et une figure élégiaque du bonheur. L'une :
l'inouï, ce qui n'a encore jamais existé, le sommet de
la béatitude. L'autre : l'éternel encore une fois, l' éter­
nelle restauration du bonheur originel, du premier
bonheur. Cette idée élégiaque du bonheur, qu'on
pourrait qualifier aussi d'éléatique, est celle qui pour
Proust métamorphose l'existence en forêt protec­
trice 1 du souvenir. C'est à elle qu'il a sacrifié, non
seulement, dans sa vie, amis et société, mais, dans
son œuvre, intrigue, unité de la personne, cours
du récit, jeu de l'imagination. D'où le caractère
« ennuyeux » de son œuvre, sur lequel s'est appuyé
l'un de ses lecteurs, qui n'est pas le plus mauvais, je
veux dire Max Unold 2, pour la comparer à des « his­
toires de receveurs de tramway », et pour trouver
cette formule : « Il a réussi à rendre intéressantes les
histoires de receveurs de tramway. Il dit : Figurez­
vous, ami lecteur, hier je trempais une madeleine
dans mon thé ; je me souviens alors que, pendant
mon enfance, je vivais à la campagne - à cela il
consacre quatre-vingts pages, et c'est si passionnant

1 . N. d. T. : Bannwald : forêt de protection contre les avalanches.


(RR)
2 . N. d. T. : Max Unold ( 1 885-1 964), peintre allemand influencé
par Cézanne et Leibl, puis proche de la « nouvelle objectivité », éga­
lement auteur d'un essai sur la peinture (Über die Malerei, 1 948).
(RR)
140 Œuvres

que l'on croit être soi-même non plus l'auditeur,


mais le rêveur éveillé. » Dans de telles histoires de
receveurs de tramway - '' tous les rêves ordinaires,
dès qu'on les raconte, deviennent des histoires de
receveurs de tramway » - Unold a vu le pont qui
mène au rêve. C'est bien du rêve que part nécessai­
rement toute interprétation synthétique de Proust.
Assez de portes discrètes y conduisent. Par exemple,
son étude frénétique, son culte passionné de la res­
semblance. Les vrais signes où se reconnaît l'empire
de la ressemblance ne sont pas là où il les découvre,
de façon toujours déconcertante, inopinée, dans les
œuvres, les physionomies ou les manières de parler.
La ressemblance que nous escomptons entre deux
êtres, celle qui nous occupe à l'état de veille, ne
touche que superficiellement celle, plus profonde,
du monde onirique, dans lequel les événements sur­
gissent, jamais identiques mais semblables : impéné­
trablement semblables à eux-mêmes. Les enfants
connaissent un symbole de ce monde, la chaussette,
qui a la structure du monde onirique, lorsque, dans
l'armoire à linge, enroulé, il est à la fois « pochette »
et « petit cadeau 1 ». Et de même qu'ils ne peuvent
eux-mêmes se rassasier de changer d'un coup ces
deux choses, la pochette et son contenu, en une troi­
sième, la chaussette elle-même, ainsi Proust ne se
lassait pas de vider d'un seul coup l'attrape, le moi,
pour que toujours à nouveau pût apparaître ce· troi­
sième élément, l'image, seule capable de satisfaire sa
curiosité, ou, bien plutôt, d'apaiser sa nostalgie.
Déchiré de nostalgie, il gisait sur son lit, nostalgique
d'un monde altéré, transporté dans l'état de ressem­
blance où perce le vrai visage surréaliste de l' exis-

1 . N. d. T. : Voir « Armoires », dans Enfance berlinoise (Sens


unique), trad. Jean Lacoste, Paris, Éditions Maurice Nadeati, 1 978,
1 988, p. 1 03 sqq. ; 1 0/1 8, 2000, p. 78 sqq. (RR)
L'image proustienne 141

tence. Tout ce qui se passe chez Proust relève de ce


monde, quelle que soit la manière circonspecte et
distinguée dont les événements y surgissent. Je veux
dire : non point isolément pathétiques et vision­
naires, mais annoncés et portant, de mainte façon
étayée, une frêle et précieuse réalité : l'image. Elle
surgit de la structure des phrases proustiennes
comme, à Balbec, des mains de Françoise tirant les
rideaux de tulle, le jour d'été antique, immémorial,
momifié.

II

C e qu'on a de plus important à dire, on ne le pro­


clame pas toujours à haute voix. Et, même en
secret, on ne le confie pas toujours au plus intime,
au plus proche confident, à celui qui, avec le plus
de dévouement, se tenait prêt à accueillir l'aveu.
Mais, si cette manière chaste, je veux dire madrée
et frivole, de communiquer au premier venu ce
qu'on a de plus propre n'appartient pas seulement
à des personnes, mais à des époques, pour le
XIxe siècle ce n'est ni Zola ni Anatole France, c'est le
jeune Proust, le snob sans importance, l'éperdu
salonnard qui du temps vieilli (comme d'un autre
Swann, tout aussi moribond) saisit à la volée les
plus stupéfiantes confidences. Proust est le premier
qui du XIxe siècle ait fait un sujet possible pour un
mémorialiste. Ce qui était avant lui une période
dépourvue de tensions est devenu un champ de
forces où d'autres auteurs, après lui, feront naître
les courants les plus divers. Ce n'est pas non plus
hasard si l'ouvrage le plus important de ce type
vint d'une femme écrivain que Proust a person-
1 42 Œuvres

nellement connue, comme admiratrice et comme


amie. Le titre même sous lequel la princesse de
Clermont-Tonnerre présente le premier tome de ses
mémoires - Au temps des équipages n'eût guère
-

été concevable avant Proust 1 • L'ouvrage est d'ail­


leurs l'écho qui, du faubourg Saint-Germain, répon­
dait faiblement à l'appel ambigu, mélange d'amour
et de provocation, qu'avait lancé l'écrivain. Ce
tableau mélodieux est riche de relations, directes ou
indirectes, avec Proust, dans sa présentation et dans
ses personnages, parmi lesquels l'écrivain figure
lui-même avec plusieurs de ses modèles favoris
sortis tout droit du Ritz. Incontestablement nous
sommes là dans un milieu très huppé et, de surcroît,
avec Robert de Montesquiou, magistralement campé
par la princesse de Clermont-Tonnerre, dans un
milieu très spécial. Mais c'est aussi le cas chez
Proust, et son œuvre, on le sait, ne manque pas de
pendant à un Montesquiou. Tout cela ne vaudrait
pas la peine d'être discuté - notamment parce que
la question des modèles est secondaire et sans
intérêt pour un public allemand - si la critique
allemande n'avait pas à ce point tendance à se faci­
liter la tâche. Surtout elle ne pouvait laisser passer

1 . N. d. T. : La première version du texte donne ici : << Ce n'est


pas non plus hasard si les deux œuvres les plus importantes de ce
type vinrent d'écrivains que Proust, comme admirateur et comme
ami, a personnellement connus. Je pense aux souvenirs de la com­
tesse de Clermont-Tonnerre et à l'ouvrage autobiographique de
Léon Daudet, tous deux parus peu après le premier volume de la
Recherche. La sottise politique de Léon Daudet était trop pataude
et bornée pour être préjudiciable à son remarquable talent, et c'est
une inspiration proustienne qui le conduisit à faire de sa vie une
ville. Paris vécu- projection d'une biographie sur le plan Taride
- est, en plusieurs passages, effleuré par les ombres de figures
proustiennes. Quant à la princesse de Clermont-Tonnerre, le titre
même de son livre . En 1 934, Benjamin semble avoir souhaité
.. . ».

supprimer, sans doute pour des raisons politiques, la référence élo­


gieuse à Léon Daudet. (RR)
L 'image proustienne 143

l'occasion de s'encanailler avec la racaille des biblio­


thèques de prêt. Ses routiniers n'eurent donc rien
de plus pressé que de tirer argument du snobisme
propre au milieu décrit dans l'ouvrage pour conclure
au snobisme de l'auteur lui-même et de caractériser
la Recherche comme quelque chose de spécifique­
ment français, destiné à l'usage interne, comme une
annexe amusante du Gotha. Or il est clair que les
problèmes de l'homme proustien naissent d'une
société saturée. Mais aucun de ses problèmes ne se
confond avec ceux de l'auteur. Lesquels sont sub­
versifs. S'il fallait les résumer en une formule, son
projet serait de construire toute la structure du beau
monde sous la forme d'une physiologie du bavar­
dage. Dans le trésor des préjugés et des maximes
chers à cette société, il n'en est pas un seul que ne
réduise à néant le dangereux comique de l'écrivain.
Le premier qui ait souligné cet aspect, et ce n'est
pas le moindre de ses mérites, est Léon Pierre­
Quint, le premier interprète de Proust, qui écrit :
« Lorsqu'on parle d'œuvres humoristiques, on pense
en général à des livres courts et plaisants, avec des
couvertures illustrées. On oublie Don, Quichotte,
Pantagruel et Gil Blas, ces énormes pavés, imprimés
en caractères serrés 1 . » C'est dans ce contexte que
l'aspect subversif de l'œuvre proustienne ressort de
la façon la plus nette. Le centre véritable de sa force
est moins ici l'humour que le comique ; il ne sup­
prime pas le monde en riant, mais, dans le rire, le
foudroie. Au risque de le voir éclater en mille mor­
èeaux, devant lesquels il est le premier à fondre en
larmes. Et ils éclatent en effet en morceaux : l'unité
de la famille et de la personne, la morale sexuelle et

1 . N. d. T. : Léon Pierre-Quint, Marcel Proust. Sa vie, son œuvre.


Édition nouvelle, revue et corrigée, augmentée de : Le Comique et
le Mystère chez Proust, Paris, Kra, 1 929, p. 2 7 1 . (RR)
144 Œuvres

l'honneur lié au rang social. Les prétentions de la


bourgeoisie se brisent sous l'effet du rire. Sa fuite
dans le passé, sa réassimilation par la noblesse, tel
est le thème sociologique de l'œuvre.
Jamais Proust ne s'est lassé de l'entraînement
qu'exigeait le commerce des cercles féodaux. Lon­
guement, et sans devoir pour autant se faire vio­
lence, il assouplit sa nature pour la rendre aussi
impénétrable et ingénieuse, aussi dévote et délicate
que l'exigeait sa tâche. Plus tard la mystification, le
caractère alambiqué devinrent pour lui une seconde
nature, au point que ses lettres sont souvent des
systèmes complets de parenthèses, pas seulement
grammaticales. Ce sont là des lettres qui, en dépit
du caractère infiniment spirituel et souple de leur
rédaction, rappellent parfois ce légendaire schéma :
« Madame, je viens de remarquer que j 'ai oul:>lié
chez vous ma canne, et je vous demande de la
remettre au porteur du présent billet. P. S. : Excu­
sez, je vous prie, le dérangement, je viens de }a
retrouver. » Comme il sait inventer des difficultés !
Tard dans la nuit, il se présente chez la princesse de
Clermont-Tonnerre, en annonçant qu'il ne peut res­
ter chez elle qu'à condition de faire apporter tin
remède de chez lui. Il envoie le valet de chambr� à
qui il décrit longuement le quartier, la maison. Et
finalement : << Vous ne pouvez vous tromper ; c'est la
seule fenêtre du boulevard Haussmann qui soit
encore éclairée. » Tout sauf le numéro de la maison.
Celui qui s'est enquis, dans une ville étrangère, de
l'adresse d'un mauvais lieu et qui a reçu une longue
série de renseignements - inais tout sauf le nom
de la rue et le numéro de la maison - compren­
dra ce que signifie ce dont il est question ici (et
le lien entre cet aspect et l'amour de Proust pour le
cérémonial, son culte de Saint-Simon, et tout par­
ticulièrement son attachement intransigeant à son
L 'image proustienne 145

identité française). La quintessence de l'expérience,


n'est-ce pas d'apprendre combien il est difficile
d'apprendre bien des choses qui, apparemment,
pourraient pourtant se dire en peu de mots ? Mais
ces mots · appartiennent à un immuable jargon de
caste et de rang social et restent inintelligibles aux
non-initiés. Rien · de surprenant que Proust se soit
passionné pour l'idiome secret des salons. Lorsque
plus tard il entreprit l'impitoyable description du
« petit clan », des Courvoisier, de « l'esprit Oriane »,
il avait appris à connaître, dans son commerce avec
les Bibesco, les improvisations d'une langue codée,
à laquelle, entre-temps, nous avons été initiés à
notre tour.
Pendant les années de sa vie de salon, Proust
n'a pas seulement développé en lui, à un degré
éminent - on a envie de dire : théologique -, le
vice de la flatterie, mais aussi celui de la curio­
sité. Sur ses lèvres on voyait un reflet du sourire
qui, sur l'intrados de tant de ces cathédrales si
chères à son cœur, effleure comme une traînée de
poudre les lèvres de vierges folles. C'est le sourire
de la curiosité. N'est-ce pas au fond la curiosité qui
fit de lui un si grand parodiste ? Mais on verrait
alors en même temps qu'il ne faut pas faire grand
cas ici du terme << parodiste ». Car, si l'expression
rend compte chez Proust d'une malice abyssale,
elle passe à côté de tout ce qu'il y a d'amer, de sau­
vage, et d'acharné dans les grandioses reportages
qu'il écrivit à la manière de Balzac, de Flaubert,
de Sainte-Beuve, d'Henri de Régnier, des Goncourt,
de Michelet, de Renan et enfin de son cher Saint­
Simon, et qu'il a réunis dans Pastiches et Mélanges.
Le mimétisme du curieux est l'astuce géniale de
cette série, mais aussi un élément de tout son tra­
vail littéraire, où l'on ne saurait prendre assez
au sérieux la passion du végétal. Ortega y Gas-
1 46 Œuvres

set 1 est le premier à avoir attiré l'attention sur le


caractère végétal des figures proustiennes, si dura­
blement liées à leur habitat social, conditionnées
par la hauteur du gracieux soleil féodal, secouées
par le vent qui souffle de Guermantes ou de Mésé­
glise, inextricablement enchevêtrées dans le taillis
de leur destin. C'est dans ce milieu que le mimé­
tisme en tant que procédé littéraire voit le jour. Les
connaissances les plus précises, les plus évidentes
de l'écrivain reposent sur leurs objets comme des
insectes sur des feuilles, des fleurs ou des branches,
ne trahissant rien de leur présence jusqu'à ce qu'un
saut, un battement d'aile, un bond révèle à l'obser­
vateur effrayé qu'une vie propre s'est inopinément
et insensiblement insinuée dans un monde étranger.
« Aussi inattendue qu'elle puisse être, la métaphore,
dit Pierre-Quint, épouse étroitement la pensée. »
Celui qui sait lire Proust est constamment secoué
de petites frayeurs. Du reste, un tel lecteur découvre
dans les métaphores de l'auteur le précipité du
même mimétisme qui devait déjà le frapper sous la
forme de la lutte pour . l'existence qu'a menée cet
esprit sous la ramée de la société. Il faut indiquer
ici la manière si intime et féconde dont s'interpé­
nètrent ces deux vices, curiosité et flatterie. D 'une
façon révélatrice la princesse de Clermont-Tonnerre
écrit : << Et finalement, il faut le dire, Proust s' appli­
quait avec ivresse à étudier le monde des domes­
tiques. Est-ce parce qu'un élément, qu'il ne trouvait
nulle part ailleurs, excitait ici son flair, ou bien leur
enviait-il la plus grande facilité qu'ils avaient à
observer dans ses plus intimes détails ce qui l'inté­
ressait lui-même ? Quoi qu'il en soit, dans la diversité

1 . N. d. T. : José Ortega y Gasset, « Le temps, la distance et la


forme chez Proust. Simple contribution aux études proustiennes »,
in Hommage à Marcel Proust, op. cit., p. 272. (RR)
L 'image proustienne 147

de ses types et de ses figures; le personnel domestique


le passionnait. » Sous les nuances étranges d'un
Jupien, d'un monsieur Aimé, d'une Céleste Albaret,
leur série va du personnage de Françoise, qui, avec
les traits solides et acérés d'une sainte Marthe,
semble sortir vivante d'un livre d'heures, jusqu'à ces
grooms et ces chasseurs dont on rémunère moins
le travail que l'oisiveté. Ce bon connaisseur en céré­
monies ne s'intéresse sans doute jamais aussi atten­
tivement à la représentation que lorsqu'elle se joue
à ces bas étages. Qui jugera combien de curiosité
de domestique se mêlait chez Proust à la flatterie, et
combien de flatterie de domestique à sa curiosité,
et quelles limites trouvait aux sommets de la vie
sociale cette imitation madrée du rôle de domes­
tique ? Il offrait une telle imitation, et ne pouvait
faire autrement. Car, il l'a un jour avoué lui-même,
« voir » et « désirer imiter », c'était pour lui tout un.
Cette attitude, tout ensemble souveraine et subal­
terne, Maurice Barrès l'a fixée dans la formule la
mieux profilée qui ait jamais été frappée à propos
de Proust : << Un poète persan dans une loge de
concierge 1 . >>
La curiosité de Proust avait un côté détective
privé. La haute société était pour lui un clan de mal­
faiteurs, une bande de conjurés à laquelle aucune
autre ne peut se comparer : la camarilla des consom­
mateurs. Elle exclut de son monde tout ce qui parti­
cipe à la production, ou exige du moins que cette
participation se dissimule, avec grâce et pudeur,
derrière un cérémonial analogue à celui qu'affichent
les professionnels achevés de la consommation.
L'analyse proustienne du snobisme, beaucoup plus

1 . N. d. T. : Le texte de Barrès donne ici : « portière ». Comme la


citation correcte figure dans certaines versions du texte de Benja­
min, on peut penser qu'il l' a délibérément modifiée. (RR)
148 Œuvres

importante que son apothéose de l'art, est le sommet


de sa critique sociale. Car l'attitude du snob est sim­
plement, poussée à son extrême logique, organisée
et passée à la trempe, la considération de l'existence
dans la perspective, chimiquement pure, qui est
celle du consommateur. Et c' est parce qu'il fallait de
cette féerie satanique exclure tout ce qui évoque,
de la manière la plus éloignée comme de la manière
la plus primitive, les forces productives de la nature,
que lui-même en amour a dû trouver l'inversion pré­
férable à la normalité. Mais le pur consommateur est
le pur exploiteur. Il l' est sur le plan logique et sur le
plan théorique ; chez Proust, il l'est sous la forme
concrète de toute son existence historique actuelle.
Concrète parce qu'impénétrable et impossible à
épingler. Proust décrit une classe qui est obligée, en
toutes ses parties, de camoufler sa base matérielle et
qui, pour cela précisément, doit imiter une féodalité,
en elle-même sans signification économique, mais
d'autant plus utilisable comme masque de la grande
bourgeoisie. Proust aimait se voir lui-même comme
le désenchanteur impitoyable et sans illusions, du
moi, de l'amour, de la morale ; de son grand art sans
limites il fit le voile du seul mystère de sa classe, de
celui qui pour elle est le plus vital : le mystère écono­
mique. Non qu'il fût pourtant à son service. Il est
simplement en avance sur elle. Ce qu'elle vit, chez
lui on commence déjà à le comprendre. Mais une
grande partie de ce qui fait la grandeur de cette
œuvre ne deviendra discernable ou décelable que le
jour où cette classe, dans le combat final, révélera
ses traits les plus accusés.
L'image proustienne 149

III

Au siècle dernier il y avait à Grenoble - je ne sais


s'il existe encore - un café à l'enseigne du « Temps
perdu ». Chez Proust aussi nous sommes des clients
qui, sous une enseigne branlante, passons un seuil
au-delà duquel nous attendent l'éternité et l'ivresse.
Fernandez a eu raison de distinguer chez Proust le
thème de l'éternité et le thème du temps. Mais cette
éternité n'a rien de platonicien, rien d'utopique :
elle appartient à l'ordre de l'ivresse. S'il est vrai que
« le temps, pour qui se plonge en lui, dévoile une nou­
velle sorte d'éternité, jusqu'alors inconnue », l'indi­
vidu ne s'approche point pour autant des << champs
supérieurs que d'un coup d'aile atteignit un Platon
ou un Spinoza ». Il y a certes chez Proust des rudi­
ments d'idéalisme. Mais ce ne sont pas eux qui condi­
tionnent la signification de cette œuvre 1 . L'éternité
sur laquelle Proust ouvre quelques fenêtres repose
sur l'entrecroisement des aspects du temps, non sur
le temps illimité. Ce qui intéresse vraiment Proust
est le cours du temps sous sa forme la plus réelle,
autrement dit celle de l'entrecroisement, qui jamais
ne s'impose plus ouvertement que dans l'intériorité
du souvenir et dans l'extériorité du vieillissement.
Suivre le contrepoint de la mémoire et du vieillisse­
ment, c'est pénétrer au cœur du monde proustien,
dans l'univers de !'.entrecroisement. C'est le monde
en état de r�ssemblance, là où règnent ces << corres­
pondances » conçues d'abord par les romantiques

1 . N. d. T. : Une version antérieure renvoie ici à Jacques


Benoist-Méchin, La Musique de l'immortalité dans l'œuvre de Mar­
cel Proust, Paris, S. Kra, 1 926 : « Mais en faire la base d'une inter­
prétation, c'est là une méprise - et chez Benoist-Méchin la plus
grossière. (RR)
>>
150 Œuvres

et, de la manière la plus intime, par Baudelaire,


mais que Proust (et lui seul) a su mettre en lumière
dans notre vie vécue. C'est l'œuvre de la mémoire
involontaire, de ce pouvoir rajeunissant capable de
se mesurer à l'inexorable vieillissement. Là où le
passé se reflète dans le miroir aurora! de l' << ins­
tant », le choc douloureux du rajeunissement le ras­
semble une fois encore aussi irrésistiblement que se
croisaient pour Proust le côté de chez Swann et le
côté de Guermantes lorsque, évoquant une dernière
fois (au treizième volume) les environs de Combray,
il découvre l'enchevêtrement des chemins. Dans
l'instant le paysage change de direction comme le
vent. « Ah ! que le monde est grand à la clarté des
lampes ! 1 Aux yeux du souvenir que le monde est
petit 1 ! » Proust a réussi ce tour de force : dans un
instant faire vieillir le monde entier de la durée
de toute une vie d'homme. Mais justement cette
concentration par laquelle se consume avec la rapi­
dité de l'éclair ce qui, sans elle, est promis au flé­
trissement et au lent déclin, est un rajeunissement.
À la recherche du temps perdu est un essai ininter­
rompu pour lester une vie entière de la plus haute
présence d'esprit. Le procédé de Proust n'est pas
une réflexion, mais une présentification. L'écrivain
est pénétré de cette vérité que les vrais drames de
l'existence qui nous est destinée, nous n'avons pas
le temps de les vivre. C'est cela qui nous fait vieillir.
Rien d'autre. Les rides et les plis du visage sont les
marques des grandes passions, des vices, des prises
de conscience qui sont venus nous trouver - mais
nous, les maîtres du logis, nous étions absents.
Depuis les Exercices spirituels de saint Ignace on
trouverait malaisément dans la littérature occiden-

1. N. d. T. : Baudelaire, « Le Voyage >> Œuvres complètes, Paris,


Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. l, 1 975, p. 129. (RR)
L 'image proustienne 151

tale un essai plus radical pour s'abîmer en soi­


même. Ici aussi le centre est constitué par une soli­
tude qui, avec la force d'un maelstrom, entraîne le
monde dans son tourbillon. Et ce bavardage bruyant
et creux - au-delà de tout ce qu'on peut imagi­
ner - qui assourdit le lecteur du roman de Proust,
c'est le vacarme avec lequel la société s'engloutit
dans l'abîme de cette solitude. · Les invectives de
Proust contre l'amitié trouvent ici leur place. Au
fond de ce cratère - ses yeux sont de tous les plus
silencieux et les plus gloutons - le silence voulait
être gardé. Ce qui apparaît, en de si nombreuses
anecdotes, irritant et capricieux, c'est la manière
dont un dialogue d'une intensité sans exemple se lie
à une infranchissable distance par rapport à l'inter­
locuteur. Nul n'a jamais su comme lui nous montrer
les choses. Son index est sans pareil. Mais, dans la
relation amicale, dans la conversation, il y a encore
un autre geste : le contact. Rien de plus étranger à
Proust. Même avec son lecteur il ne peut entrer en
contact , il ne le pourrait pour rien au monde. Vou­
drait-on ordonner la littérature autour de ces deux
pôles - la première qui montre et la seconde qui
touche -, au centre de la première on mettrait
l'œuvre de Proust, au centre de la seconde celle de
Péguy. C'est au fond ce que Fernandez a parfaite­
ment saisi : « La profondeur, où plutôt la pénétra­
tion, est toujours de son côté, jamais de celui du
partenaire. » Avec une touche de cynisme, avec vir­
tuosité, c'est ce que met en lumière sa critique litté­
raire. Le plus important document de cette critique,
son essai À propos deBaudelaire, écrit au sommet de
la gloire et du fond d'un lit de mort. Jésuitique dans
le consentement à ses propres souffrances, déme­
suré dans le bavardage du malade alité, terrible
dans l'indifférence de l'homme promis à la mort,
qui une fois encore veut parler, et de n'importe
152 Œuvres

quoi. Ce qui l'inspire ici face à la mort l'a également


déterminé dans son commerce avec ses contempo­
rains : une si frappante, si dure alternance de sar­
casme et de tendresse, de tendresse et de sarcasme,
que son objet, épuisé, menace de s'effondrer.
Ce que l'homme a de stimulant et d'instable se
communique encore au lecteur. Qu'on pense seule­
ment à l'interminable série des « soit que , qui, de
façon épuisante, déprimante, montrent chaque action
à la lumière des innombrables motifs qui peuvent
l'avoir déterminée. Et néanmoins, dans cette fuite
paratactique, apparaît clairement le point où chez
Proust faiblesse et génie ne font qu'un : le renonce­
ment intellectuel, le scepticisme éprouvé qu'il oppo­
sait aux choses. Venu après les suffisantes intériorités
romantiques, il avait résolu de n'accorder aucun
crédit à ce que Jacques Rivière appelle les « Sirènes
intérieures ». « Dans le monde des sentiments, écrit
Rivière, Proust introduit tout à coup, comme une
sonde décisive, son manque total d'esprit métaphy­
sique, d'ambition constructive et d'aptitude à la
consolation 1 • , Rien de . plus vrai. C'est pourquoi
aussi la figure fondamentale de cette œuvre, dont
Proust ne se lassa jamais d'affirmer qu'elle suivait
un plan, n'est rien moins que construite. Mais si elle
obéit à un plan, c'est à la manière des lignes de notre
main ou des étamines dans le calice. Proust, ce vieil
enfant, profondément las, s'est laissé tomber sur le
sein de la nature, non pour y sucer son lait, mais
pour y rêver aux battements de son cœur. C'est dans
cette faiblesse qu'il faut le voir, et l'on conçoit alors
avec quel bonheur d'expression, à partir de cette fai­
blesse, Rivière a pu le comprendre et dire : « Marcel
Proust est mort de la rriême inexpérience qui lui

1 . N. d. T. : Jacques Rivière, « Marcel Proust et l'esprit positif>>,


in Hommage à Marcel Proust, op. cit., p. 1 84 et 1 83. (RR)
L 'image proustienne 153

a permis d'écrire son œuvre. Il est mort d'être


étranger au monde et de n'avoir pas su changer des
conditions de vie qui pour lui étaient devenues des"
tructrices. Il est mort de ne pas savoir comment on
allume un feu, comment on ouvre une fenêtre 1 • » Et,
bien sûr, de son asthme nerveux.
Devant cette maladie les médecins sont restés
impuissants. Mais non l'écrivain lui-même, qui l'a
mise très délibérément à son propre service. Pour
commencer par les aspects les plus extérieurs, disons
qu'il fut de sa maladie un parfait metteur en scène.
Des mois durant, avec une ironie dévastatrice, il
associe l'image d'un admirateur qui lui a envoyé des
fleurs, au parfum, pour lui insupportable, qu'elles
répandent. Et avec les rythmes et les hauts et les bas
de son mal il alarme ses amis, qui craignaient et
attendaient ardemment l'instant où l'écrivain, tout à
coup, bien après minuit, apparaîtrait dans le salon
- brisé de fatigue et seulement, disait-il, « pour cinq
minutes » - et y resterait ensuite jusqu'à l'aube, trop
fatigué pour se lever, mais aussi pour interrompre
ses propos. Même dans sa correspondance il ne
cesse de tirer de son mal les effets les plus inatten­
dus : « Le bruit de crécelle de mon souffle couvre
celui de ma plume, et celui du bain qu'on fait couler
pour moi à l'étage inférieur. » Mais ce n'est pas tout.
Ni non plus que sa maladie l'arrachât à la fréquenta­
tion du monde. Cet asthme est entré dans son œuvre,
à moins qu'il soit une création de son art. Sa syntaxe
se modèle sur le rythme de ses crises d'angoisse et de
ses étouffements. Et sa réflexion ironique, philoso­
phique, didactique, est toujours sa manière de res­
pirer de soulagement quand le poids des souvenirs
est ôté de son cœur. Mais à une plus grande échelle
la mort qu'il avait toujours présente à l'esprit, sur-

1 . N. d. T. : Ibid., p. 1 79. (RR) .


154 Œuvres

tout lorsqu'il écrivait, était la crise d'asphyxie qui le


menaçait. C'est sous cette forme qu'elle se tenait
devant lui, et bien avant que son mal eût atteint à ses
phases critiques. Non cependant comme d'hypocon­
driaques idées noires, mais comme cette « réalité
nouvelle » dont les traits du vieillissement sont le
reflet sur les choses et sur les hommes. Une physio­
logie du style conduirait au plus intime de cette créa­
tion. Ainsi, lorsqu'on sait la particulière ténacité
des souvenirs olfactifs (qui ne sont aucunement des
odeurs dans la mémoire), on ne tiendra pas pour
accidentelle la sensibilité de Proust à l'égard des
odeurs. Assurément la plupart des souvenirs que
nous étudions nous apparaissent comme des images
visuelles. Et, elles aussi, les libres formations de
la mémoire involontaire sont encore des images
visuelles pour une bonne part isolées, mais dont la
présence reste énigmatique. C'est précisément pour­
quoi, si l'on veut s'en remettre en connaissance de
cause à la plus secrète vibration de cette œuvre, il
faut pénétrer jusqu'à une couche particulière, la plus
profonde, de cette mémoire involontaire, là où les
éléments du souvenir nous renseignent sur un tout,
non plus de façon isolée, sous forme d'images, mais
sans image et forme, comme le poids du filet avertit
le pêcheur de la prise. L'odeur est le sens du poids
pour qui jette son filet dans l'océan du temps perdu.
Et ses phrases sont tout le jeu musculaire du corps
intelligible, contiennent tout l'indicible effort pour
soulever cette prise.
Au demeurant, ce qui révèle avec le plus d'évi­
dence à quel degré d'intimité s'est opérée cette sym­
biose entre une certaine création et un certain mal,
c'est le fait que chez Proust n'ait jamais éclaté cet
héroïque « pourtant » avec lequel en général les créa­
teurs s'élèvent contre leur mal. Et c'est pourquoi,
d'un autre côté, il est permis de dire qu'une compli�
L 'image proustienne 155

cité aussi profonde que celle qui lia Proust au cours


du monde et à l'existence n'aurait pu que conduire
à une satisfaction commune et inerte si elle s'était
fondée sur toute autre base que celle d'un mal à ce
point profond et incessant. Mais la vocation de
ce mal fut de se voir assigner, par une fureur sans
désir ni repentir, sa place dans le grand processus de
l'œuvre. Pour la deuxième fois se dressa un échafau­
dage comme celui sur lequel Michel-Ange, la tête en
arrière, peignait la Création au plafond de la Six­
tine : le lit sur lequel Proust malade, à main levée,
couvrait de son écriture les innombrables feuilles
qu'il consacra à la création de son microcosme.
10

Robert Walser 1

De la plume de Robert Walser, on peut lire bien


des textes, mais à propos de lui, rien. Que savons­
nous, de toute façon, de ceux, si rares, qui savent
faire bon usage du feuilleton, non pas à la manière
du folliculaire qui-prétend l'ennoblir en l'« élevant » à
son niveau, mais en utilisant sa facilité méprisable et
modeste pour en tirer un effet vivifiant et purifiant.
Rares sont ceux qui savent ce qu'il en est de cette
<< petite forme », comme l'a appelé Alfred Polgar, et
combien sont nombreux les papillons prometteurs
qui quittent la falaise insolente de ce qu'on appelle
la grande littérature pour se réfugier au sein de ses
modestes calices. Les autres ne soupçonnent pas
même ce qu'ils doivent à un Polgar, à un Hesse!, à un
Walser, fleurs délicates ou épineuses au milieu du
désert de la presse. Le nom de Robert Walser serait
sans doute le dernier qui leur viendrait à l'esprit. Car
le premier réflexe de leur maigre bagage cult"!lrel,
le seul dont ils disposent en matière de littérature,
leur souffle de se rabattre sur la forme << soignée » et

L N. d. T. : Première publication dans Das Tagebuch, n6 1 0,


1 929, p. 1 609- 1 6 1 L Première traduction française, par J. Schmidt
et F. Brt!ment, in R. Walser, Rêveries et autres petites proses,
Nantes, Le Passeur, 1996. (RR)
Robert Walser 157

« noble », afin de compenser ce qu'ils appellent la


futilité du contenu. Robert Walser, quant à lui, nous
frappe, tout d'abord, par sa négligence tout à fait
inhabituelle et difficilement descriptible. En exami­
nant ses écrits, la dernière chose que l'on découvre
est l'importance, chez lui, de la futilité, la persévé­
rance que dissimule son étourderie.
Il n'est pas facile d'en faire l'analyse. Car, habitués
à trouver les énigmes du style dans des œuvres d'art
plus ou moins élaborées et mûrement méditées,
nous sommes ici, au contraire, confrontés à une
dépravation de la langue au moins apparemment
involontaire, mais qui est pourtant attirante et fasci­
nante ; à un laisser-aller présentant tantôt les traits
de la grâce, tantôt ceux de l'amertume. Apparem­
ment involontaire, venons-nous de dire. On s'est par­
fois demandé si c'est réellement le cas. Mais c'est là
une querelle inutile ; on s'en rend compte lorsqu'on
pense à l'aveu de Walser disant qu'il n'a jamais cor­
rigé une ligne de ses écrits. Certes, rien n'oblige à le
croire, mais on y a tout intérêt. On se contentera
alors de penser qu'écrire et ne jamais se corriger est
la parfaite interpénétration d'une absence totale
d'intention et de la plus haute préméditation.
Fort bien. Mais cela n'empêchera certainement
personne d'analyser cette négligence stylistique.
Nous l'avons déjà dit : elle a toutes les formes ima­
ginables. Nous pouvons ajouter : à l'exception d'une
seule, à savoir celle, la plus courante, qui ne s'inté­
resse qu'au contenu, et à rien d'autre. Pour Walser,
là forme du travail est si peu secondaire que tout ce
qu'il a à dire est totalement éclipsé par l'importance
de l'acte d'écrire lui-même. On dirait presque que
cela est balayé dans l'acte d'écrire. Cela demande
explication. À y réfléchir, on rencontre quelque
chose de très suisse chez cet écrivain : la pudeur.
·
On raconte l'histoire suivante à propos d'Arnold
158 Œuvres

Bôcklin, de son fils Carlo, et de Gottfried Keller : un


jour, ils étaient, comme souvent, au cabaret. Leur
table d'habitués était depuis longtemps célèbre en
raison du caractère taciturne et renfermé - des
buveurs. Cette fois encore, la tablée restait silen­
cieuse. C'est alors, au bout d'un long moment, que
le jeune Bôcklin fit remarquer : « Fait chaud » ; un
quart d'heure plus tard, le vieux renchérit : « Pas
un souffle. » Keller, de son côté, attendit un moment,
puis se leva en disant : « 1e ne boirai pas avec des
bavards. » La pudeur paysanne à l'égard du langage,
ici poussée jusqu'à l'excentricité, c'est tout Walser.
Dès qu'il prend la plume, c'est l'état d'esprit du des­
perado qui s'empare de lui. Tout lui paraît déses­
péré, un flot de paroles se déverse, chaque phrase
n'ayant qu'un seul but : faire oublier la précédente.
Lorsque, dans un morceau de bravoure, il trans­
forme le monologue : « Par cette rue étroite, il devra
bien passer 1 » en prose, il commence bien par les
paroles classiques : « Par cette rue étroite », mais
la détresse s'empare aussitôt de son Tell, il se sent
déjà mou, petit, perdu, et il continue : « Par cette rue
étroite, je crois, il devra bien passer2• »
Certes, des phénomènes similaires se sont déjà
vus. Une telle maladresse pudique et savante en
toute chose du langage est aussi le partage des fous.
Si Polonius, l'archétype du bavard, est un jongleur,
Walser s'orne des couronnes dionysiaques du lan­
gage dans lesquelles il s'empêtre avant de tomber.
La guirlande est en effet l'image même de ses
phrases. Quant à l'idée qui arrive ainsi en .trébu­
chant, elle se présente comme un fainéant, un vaga­
bond et un génie du genre des héros qui peuplent la

1 . N. d. T. : Extrait de F. Schiller, Guillaume Tell. (RR)


2. N. d. T. : Robert Walser, << Tell in Prosa Das Gesamtwerk, t. 1,
"•

Genève et Hambourg, H. Kossodo, 1972, p. 258. (RR)


Robert Walser 159

prose de Walser. D'ailleurs, il ne peut peindre que


des « héros », il n'arrive pas à se détacher de ses
principaux personnages et, après trois romans de
jeunesse 1 , ne vit désormais que dans la compagnie
fraternelle d'une centaine de ses vagabonds · pré­
férés.
On sait que la littérature germanique connaît
quelques exemples de grande envergure de héros
hâbleurs, fainéants et dépravés. L'œuvre d'un des
maîtres de ces figures, Knut Hamsun, vient de rece­
voir la plus haute consécration 2• Eichendorff, qui a
créé le Vaurien (Taugenichts), Hebei, l'inventeur du
Zundelfrieder, en sont d'autres. Quelle figure font
dès lors les personnages de Walser au milieu de
cette compagnie ? Et d'ailleurs, d'où viennent-ils ?
Nous connaissons l'origine du Vaurien : il vient des
forêts et des vallées de l'Allemagne romantique. Le
Zundelfrieder vient de la petite bourgeoisie rebelle et
émancipée des villes rhénanes de 1 800. Les person­
nages de Hamsun proviennent du monde primitif
des fjords ; ce sont des êtres que leur mal du pays
pousse à rejoindre les trolls. Mais ceux de Walser ?
Des Alpes de Glaris ? Des alpages d'Appenzell où il
est né ? Tout faux. Ils viennent de. la nuit la plus
noire, nuit vénitienne, si l'on veut, éclairée par
quelques pauvres lampions d'espoir, une lueur de
fête au fond des yeux, mais hagards et tristes à pleu­
rer. Ce qu'ils pleurent, c'est de la prose. Le sanglot
est en effet la mélodie du bavardage walsérien. Il
nous révèle la provenance de ses héros chéris. Ils

1 . N. d. T. : R. Walser, Geschwister Tanner ( 1 907, Les Enfants


Tanner, trad. J. Launay, Paris, Gallimard, 1 992), Der Gehülfe (1908 ;
deux traductions : L'Homme à tout faire, trad. W. Weideli, Lausanne,
Éditions l'Âge d'homme, 1 974 ; Le Commis, trad. B. Lortholary,
Paris, Gallimard, 1 985), Jakob von Gunten ( 1909 ; L'Institut Benja­
menta, trad. M. Robert, Paris, Grasset, 1960). (RR)
1 . N. d. T. : Prix Nobel 1 920. (RR)
1 60 Œuvres

viennent de la folie, et de nulle part ailleurs. Ce sont


des personnages qui ont surmonté la folie et, pour
cette raison, font preuve d'une superficialité déchi­
rante, tout à fait inhumaine et imperturbable. Pour
désigner d'un mot ce qu'ils ont de charmant et d'in­
quiétant, on peut dire qu i ls sont tous guéris. Certes,
'

nous n'apprenons jamais comment ils ont guéri,


à moins de nous aventurer dans son Blanche-Neige 1 ,
l'une des œuvres les plus profondes de l a littérature
moderne, suffisante, à elle seule, pour faire corn­
prendre pourquoi cet écrivain, le plus ludique de
tous, a été l'un des auteurs préférés de Franz K.àfk9-.
Ces histoires, tout le monde le comprendra, sont
d'une tendresse extraordinaire. En revanche, tout k
monde ne verra pas qu'elles renferment, non pas la
tension nerveuse de la vie décadente, mais l'esprit
pur et vif de la vie convalescente. « L'idée de réussir
dans le monde m'effraie 2 >>, lit-on chez Walser ; c'est
là une paraphrase du monologue de Franz Moor 3.
Tous ses héros partagent cet effroi. Mais quelle en
est la raison ? Ni l'horreur du monde, ni le ressenti­
ment moral, ni le pathos, mais l'épicurisme. Ils sou­
haitent jouir d'eux-mêmes. Et ils ont pour ce faire
un don tout à fait inhabituel, ainsi qu'une noblesse
tout à fait inhabituelle et un droit tout à fait inhabi­
tuel. Car personne ne jouit comme le convalescent.
Toute tendance orgiaque lui est étrangère : il recon­
naît le flux de son sang régénéré dans le bruit des
ruisseaux et le souffle purifié de ses lèvres dans
celui des cimes. Les personnages de Walser parta-

1 . N. d. T. : R. Walser, « Schneewittchen », Das Gesamtwerk, t. XI,


Genève et Hambourg, H. Kossodo, 197 1 . Deux traductions : Blanche·
Neige, trad. C. Mouchard, Le Nouveau Commerce, 1987 ; Cendrillon
trad. Roger Lewinter, Paris, G. Lebovici, 1 990. (RR)
2. N. d. T. : R. Walser, « Berühmter Auftritt », Das Gesamrwerk,
t. I, p. 2 6 1 . (RR)
3. N. d. T. : Dans Les Brigands de Schiller. (RR)
Robert Walser 161

gent cette noblesse enfantine avec ceux des contes


qui, eux aussi, émergent de la nuit et de la folie, plus
précisément de celle du mythe. On pense d'ordi­
naire que cet éveil est le fait des religions positives.
Si c'est vrai, il ne s'est pas effectué sous une forme
particulièrement simple et univoque. Pour trouver
une telle forme, il faut lire cette grande explication
profane avec le mythe que représentent les contes.
Bien entendu, leurs personnages ne sont pas sem­
blables à ceux de Walser. Ils luttent encore pour se
libérer de la souffrance. Walser commence là o�
s'arrêtent les contes. « Et s'ils ne sont pas morts, ils
sont encore vivants de nos jours. » Walser montre
comment ils vivent cette vie. Pour conclure de la
manière dont lui-même commence, disons qu'il
désigne ses œuvres par des noms de genres : ce sont
des histoires, des essais, des poèmes, de petits mor­
ceaux en prose.
1 1

Johann Peter Hebel 1

Mesdames et Messieurs, en lisant le journal, il


vous est peut-être déjà arrivé de rester interloqué
par un fait divers particulièrement impressionnant
ou rocambolesque, incendie ou crime crapuleux.
Cherchant alors à vous représenter l'affaire plus en
détail, vous avez sans aucun doute - que vous vous
en soyez aperçus ou non - fait une chose bien
étrange. Vous avez, en effet, fait une sorte de photo­
montage en intégrant inconsciemment à la scène
imaginée - l'affaire s'est peut-être passée à Goldap
ou à Tilsit, et vous ne connaissez pas ces villes -
des éléments d'une autre qui vous est familière,
d'une scène déterminée, et vous l'avez donc située
non pas à Francfort, mais tout de suite dans votre
maison ou dans votre salon à Francfort. Maison ou
salon qui, d'un seul coup, se sont trouvés transposés
à Tilsit ou à Goldap. Or, en réalité, c'est le contraire

1 . N. d. T. : Texte d'une conférence donnée en 1929, inédite du


vivant de Benjamin. Le texte reprend des passages entiers de deux
essais antérieurs qui, rédigés pour le centenaire de la mort de Hebei,
datent tous deux de 1 926 : « Johann Peter Hebei. Zu seinem 1 00.
Todestage » et « Johann Peter Hebei. Ein Bilderratsel zum 100.
Todestage des DichterS >? . Écrivain alémanique, Hebei ( 1760-1 826)
est notamment l'auteur du Schatzkastlein des Rheinischen Haus­
freundes (en français « Contes >>). (RR)
Johann Peter Hebel 163

qui s'est produit ; Tilsit ou Goldap ont été transposés


dans votre salon. Et vous êtes encore allés plus loin.
En possession de l'« ici », vous avez réalisé le « main­
tenant ». La nouvelle datait peut-être du 1 1 sep­
tembre, mais vous ne l'avez lue que le 1 5. Or,
souhaitant saisir et reconstituer l'affaire, vous ne
vous êtes pas replacés quatre jours plus tôt, mais
vous vous êtes au contraire imaginé que cela se pro­
duit en cet instant et dans votre salon. À cette affaire
spectaculaire, abstraite et quelconque, vous avez,
d'un seul coup, conféré un <dei et maintenant » .
Vous l'avez rendue concrète, et nul ne sait jusqu'où
cela peut vous conduire.
Mais l'effet serait encore moins prévisible si on
réussissait à conférer une telle évidence de l'ici et
du maintenant, non pas à des histoires spectacu­
laires quelconques, mais à des incidents révélateurs
et significatifs. Et que serait-ce s'il s'agissait d'un
maintenant d'importance historique, d'un ici floris­
sant et accompli ! Imaginons que toutes ces pré­
misses soient réalisées à la perfection - et voilà la
prose de Johann Peter Hebei. Toute étude de ce
grand maître, dont l'importance ne saurait être sur­
estimée, consiste à nous le rendre présent, lui qui
sait si bien rendre présent. - Sauf que ce qu'il nous
rend présent ce ne sont pas des histoires de bri­
gands, de drames familiaux, de naufrages ou d' évé­
nements survenus dans le Far West (bien que cela
puisse aussi arriver), mais les puissances suprêmes
de . sa région et de son temps. C'est déjà dire que
cette œuvre, la plus simple et la plus modeste de
toutes (aux yeux des philologues, c'est toujours l'in­
carnation d'un « art populaire >>, par quoi ils .dési­
gnent en réalité une littérature de pauvres), que
cette œuvre, dis-je, grâce à des milliers d'ailes
minuscules et invisibles, se tient au-dessus d'un
abîme sans fond. Abîme qui s'ouvre entre l'époque
1 64 Œuvres

de He bel et la région dans laquelle sa vie s'est


déroulée. Contemporain de la grande Révolution
française, résolument et radicalement touché par
toutes les forces intellectuelles de l'époque, il est
pourtant toujours resté un provincial du sud de l'Al­
lemagne, célibataire retiré et prédicateur de la cour
du Grand-Duc de Bade, obligé non seulement de
vivre dans les conditions les plus étroites, mais
encore de les défendre. Le fait que Hebei ait été
incapable de dire et de concevoir les choses grandes
et importantes autrement qu'au sens figuré, cette
force de ses histoires est à l'origine de ce que sa vie
a de désordonné et de faible. En effet, même les
contributions à l'Almanach de l'ami de la maison en
Rhénanie sont dues à une contrainte extérieure
contre laquelle il a souvent bougonné. Mais cela ne
l'a pas empêché de garder le sens des proportions,
et même s'il n'a jamais su énoncer le grand et le
petit qu'en les emboîtant profondément l'un dans
l'autre et en les rendant indissociables, son réalisme
a toujours été assez fort pour le préserver du mysti­
cisme des petites choses et des mesquineries, ce
mysticisme qui guettait parfois Stifter.
Ce qui l'en a préservé, c'est justement sa forma­
tion théologique. Elle est manifeste dans toute son
œuvre qui est de part en part édifiante ; pourtant,
elle est d'une ampleur cosmopolitique et intellec­
tuelle que l'on ne rencontre guère dans ce genre
depuis la fin du Moyen Âge. Car qu'est-ce qui édifie
Hebei ? Les Lumières et la grande Révolution. Non
pas ce que l'on appelle leurs idées, mais leurs situa­
tions et leurs types humains, le cosmopolite, l'abbé
éclairé, le voyou et le philanthrope. La manière dont
l'attitude théologique et l'attitude cosmopolitique
s'interpénètrent chez lui, voilà le secret du carac­
tère incomparablement concret qui est au cœur de
son œuvre. Le présent de ses créatures n'est pas
Johann �eterHebel 165
/ :.
)
simplement celui des années 1 760- 1 826 (qui sont
les dates de sa biographie);· l'époque où ils vivent
n'est pas datée. En effet, parce que la théologie
envisage toujours l'histoire en termes de généra­
tions, Hebei voit lui aussi, à travers les agissements
des petites gens, les générations se débattre au sein
de toutes les crises déclenchées par la Révolution
de 8 9 . La vie et la mort de générations entières
palpitent dans le rythme des phrases qui, dans la
nouvelle « Retrouvailles inespérées », remplissent
l'espace de cinquante ans au cours desquels la fian­
cée porte le deuil de son bien-aimé disparu dans un
accident de mine. « Entre-temps, la ville de Lis­
bonne au Portugal fut détruite par un tremblement
de terre, et la guerre de Sept Ans passa, l' empe­
reur François Jer mourut, et l'ordre des Jésuites
fut supprimé et la Pologne divisée, et l'impératrice
Marie-Thérèse mourut, et Struensee fut exécuté,
l'Amérique acquit la liberté, et les puissances unies
de la France et de l'Espagne ne purent conquérir
Gibraltar. Les Turcs enfermèrent le général Stein
dans la caverne Vétérane de Hongrie, et l'empereur
Joseph mourut à son tour. Le roi Gustave de Suède
conquit la Finlande russe, et la Révolution fran­
çaise éclata, suivie d'une longue guerre, et l'empe­
reur Léopold II fut lui aussi mis en tombeau.
Napoléon conquit la Prusse, les Anglais bombar­
dèrent Copenhague, et les paysans semaient et
moissonnaient. Le meunier moulait, et les forgerons
martelaient, et les mineurs dans leur atelier souter­
rain cherchaient des filons métalliques. Or, lors­
qu'en 1 809, les mineurs de Falun . . . ». Quand il
raconte ainsi cinquante ans de deuil, c'est presque
une complainte, mais dont l'objet est le train du
monde, comme on en trouve parfois au commence­
ment des chroniques médiévales. Car ce n'est pas
l'esprit de l'historien que nous rencontrons dans ces
1 66
1.

phrases, c'est celui du chroniqueur. L'historien s'en


tient à « l'histoire universelle », le chroniqueur parle
du train du monde. L'un a affaire au tissu <;les évé­
nements, causes et effets qui se nouent à l'infini, et
tout ce qu'il a étudié ou appris n'est qu'un minus­
cule point nodal de ce tissu ; l'autre a affaire aux
petits événements, étroitement circonscrits, de sa
ville ou de sa région, mais ce n'est pas là, à ses yeux,
une fraction ou un élément de l'universel, c'est plus
et autre chose. Car le vrai chroniqueur écrit, en
même temps que sa chronique, la parabole du train
du monde. Ce que reflètent l'histoire de la ville et le
train du monde, c'est le vieux rapport entre micro­
cosme et macrocosme.
Lorsque Hebel commence une de ses histoires 1
par ces mots : « On sait qu'un vieux maire de Was­
selnheim s'est plaint à · sa femme que son français
lui avait presque coûté la vie », on entend dans ce
simple << on sait » une résonance ironique de toutes
les correspondances entre le train du monde et le
cancan. Tout aussi ironique, tout aussi éloignée
d'une quelconque suffisance provinciale est l'étroi­
tesse de ses scènes badoises, car le globe terrestre
de Hebei, au centre duquel se trouvent Segringen,
Brassenheim et Tuttlingen, a pour horizon Moscou
et Amsterdam, Jérusalem et Milan. Il en va de
même pour tout art populaire authentique et spon­
tané ; il dit l'exotique etle monstrueux avec le .même
amour et dans la même langue que ses affaires
domestiques. D'où le puissant « ici » du théâtre de
ses histoires. L'œil largement ouvert de cet ecclé­
sia�:>tique et philanthrope intègre l'édifice du monde
à l'économie villageoise, et c'est en tant que chroni­
queur, non en tant que maître d'école, que Hebei
traite des planètes, des lunes et des comètes� Ainsi

1. N. d. T. : « Der Wegweiser>> (« Le guide >>). (RR)


Johann Peter Hebei 167

lit-on à propos de la Lune (qui, d'un seul coup, vous


apparaît comme paysage à la façon d'un célèbre
tableau de Chagall) : « À un certain endroit; le jour y
est à peu près aussi long que deux de nos semaines,
la nuit de même, et le veilleur de nuit doit prendre
garde de ne pas se tromper, lorsque la 223e ou la
309e heure se mettent à sonner. »
À lire des phrases de ce genre, il n'est pas difficile
de deviner que l'écrivain préféré de cet homme fut
Jean-Paul. Fins empiristes, selon le mot de Goethe
- parce que le moindre fait .était déjà à leurs yeux
théorie et, en particulier, le fait anecdotique, crimi­
nel, drôle, local en tarit que tels étaient déjà théo­
rème moral -, de tels hommes, cela va de soi,
avaient un rapport tout à fait capricieux, bizarre et
imprévisible à toute l'ampleur du réel. Dans son
Levana 1, Jean-Paul conseille de donner de l'eau-de­
vie aux nourrissons et réclame pour eux de la bière.
D'une façon bien moins contestable, Hebei illustre
ses almanachs populaires par des crimes, des escro­
queries et des mauvais coups. Mais en même temps,
ses canailles et ses coquins rappellent Voltaire,
Condorcet et Diderot, et le bon sens incroyablement
sordide de ses Juifs relève aussi peu du Talmud que
de l'esprit de celui qui fut, quelques années plus
tard, le précurseur des socialistes, Moses Hess.
Hebei a tiré de nombreuses histoires de voyous de
sources plus anciennes ; mais le tempérament
de l'escroc et du vagabond, de Frédéric l'Allumette
(Zundelfrieder), de Petit-Henri (Reiner) et de Thierry
le Rouge (der rote Dieter), ce fut le sien. Jeune gar­
çon, il était connu pour ses mauvais tours, et on
raconte à propos de l'adulte que lorsque Gall, le
célèbre fondateur de la phrénologie, était venu au

1 . Jean-Paul ( 1763-1 825), Levana oder Erziehlehre (Levana, ou


Pédagogie), 1 807.
168 Œuvres

pays de Bade, on lui avait présenté Hebei. On atten­


dait son avis, mais, marmonnant quelque chose d'in­
distinct, Gall, après l'avoir touché, n'aurait dit que
deux mots : « extraordinairement développé ». Hebei
lui aurait demandé : « l'organe du chapardeur ? »
Ce qu'il y avait de démoniaque dans ces farces de
Hebei, nul ne l'a mieux compris que Dambacher
qui a illustré l'édition de 1 842 des Contes par ses
lithographies. Ces puissantes illustrations sont pour
ainsi dire des marques sur le sentier de contrebande
où les escrocs plus riants de Hebei trafiquent avec
les petits-bourgeois sombres et effrayants du Woz­
zeck de Büchner., Car ce pasteur, qui savait décrire
le marchandage comme nul autre écrivain alle­
mand et, du trafic le plus sordide jusqu'à la généro­
sité donatrice, tirer tous les registres, n'était pas
homme à méconnaître le côté démoniaque de la vie
active bourgeoise. Il a peut-être été solidaire de la
classe dominante dont les meilleurs représentants
se trouvaient dans la petite-bourgeoisie des com­
merçants aisés ; c'est pour cette raison précisément
qu'il a voulu leur apprendre la vraie comptabilité en
partie double, sans laquelle il n'y a pas de salut.
Comptabilité en partie double, et toujours juste :
l'avoir, la vie quotidienne paysanne et bourgeoise,
possession des minutes qui portent intérêt, capital
investi de travail et de ruse. Puis le doit : la morale.
Morale des affaires, morale privée, celle du général
et celle du père de famille, du voleur et du volé, du
vainqueur et du vaincu. Aucune situation n'est si
désespérée et si infâme que la vertu renonce à y
prendre pied, mais il y faut des masques. C'est pour­
quoi la morale ne surgit jamais ici à l'endroit où on
l'attendrait conventionnellement. Tout le monde
sait que l'apprenti barbier de Segringen a osé raser
« l'étranger de l'armée », car personne d'autre n'avait
eu le courage de le faire. « Si vous me coupez,
Johann Peter Hebei 1 69

j e vous poignarde. >> À quoi il répond finalement :


« Monsieur, vous ne m'auriez pas poignardé, car si
vous aviez bougé et que je vous eusse coupé, je vous
aurais devancé, vous aurais immédiatement tranché
la gorge et me serais sauvé. >> Voilà les histoires de
Hebei. Elles ont toutes un double fond. En haut,
le meurtre, le vol et les jurons ; en bas, la patience,
la sagesse et l'humanité.
La morale, élément étranger chez le narrateur
médiocre, est ainsi pour Hebei la continuation de
l'épopée par d'autres moyens. Et comme il réduit
l'ethos à une question de tact, le concret accède ici
à sa plus grande force. L'ici et le maintenant de la
vertu n'est pas pour lui une action abstraite com­
mandée par des maximes, mais relève de la pré­
sence d'esprit. Morale - telle serait la définition de
Hebei - est l'action dont la maxime est invisible.
Non pas dissimulée ou cachée comme le butin d'un
voleur; mais invisible comme l'or enfoui dans la
terre. Sa morale est donc liée à des situations dans
lesquelles les gens finissent par la découvrir. Elle
ressemble ainsi à la piété qui, elle non plus, ne peut
jamais devenir abstraite, mais qui divise la vie entière
en des situations qui la favorisent. Les images votives
des églises de Bavière ou d'Italie du Sud sont pleines
de situations critiques de ce type, qui ont imprégné
l'esprit de l'homme pieux de façon indélébile. En
bas, la misère terrestre et le danger ; en haut, la
Madone trônant dans les nuages. De même chez
Hebei. En bas, si l'on veut, les choses terre à terre,
conformes aux règles, claires et justes. Mais en haut,
on voit flotter de façon surnaturelle, semblable à la
Madone, la Déité de la Révolution française. C'est
pourquoi ses histoires sont impérissables. Ce sont les
images votives que les Lumières ont offertes à la
Déesse de la Raison.
12

Julien Green 1

<<Nous qui sommes bornés en tout, comment le


sommes-nous si peu lorsqu'il s 'agit de souffrir2 ? >> La
question de Marivaux était l'une de ces brillantes
formules qui échoient parfois à l'esprit lorsqu'il
aborde un sujet avec détachement, lorsqu'il prend
du recul. Aucune époque, en effet, n'était aussi ·

étrangère à la méditation de la souffrance que celle


des Lumières françaises. Et c'est cette distance qui
rend la formule de Marivaux si convaincante. En
revanche, Julien Green, qui place ces mots en épi­
graphe de son Adrienne Mesurat3, sait de quoi il
parle. C'est l'idée de la passio. Du même coup, ce
n'est pas simplement ce roman qui est en jeu, mais
toute son œuvre, dont la souffrance est bien le sujet
dominant, et peut-être même le seul sujet. Mais si

! . N. d. T. : Première publication dans Neue Schweizer Rund­


schau. Nouvelle Revue suisse, fasc. 4, avril .1 930, p. 259-264. Pre­
mière traduction française : « Julien Green>>, trad. Alexander
Garcia Düttmann, Les Temps modernes, n° 543, oct. 1 9 9 1 , p. 9-16.
(RR)
2. N. d. T. : En français dans le texte, bornés étant orthographié
bornées. Voir Marivaux, La Vie de Marianne, in Romans, récits,
contes et nouvelles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1949, p. 45 1 . (RR) .
3. N. d. T. : Dans l'édition originale. Cette épigraphe ne figure
plus dans les éditions de poche . les plus récentes. (RR)
1 72 Œuvres

rencontrerait plutôt le vice le plus récent, moderne


au sens infernal du terme, autrement dit l'impa­
tience. Emily Fletcher 1, Adrienne Mesurat, Paul
Guéret 2 sont des jets de flammes de l'impatience
que fouette le vent du destin. Green - c'est airisi
qu'un apologiste pourrait interpréter ses œuvres .......,.
veut-il montrer ce que cette génération serait deve­
nue si elle n'avait pu satisfaire sa dévorante impa­
tience par l'immense vite�se du mouvement, de la
communication et de la jouissance ? Ou alors veut­
il, tout au contraire, conjurer les dangereuses éner­
gies qui, au cœur de cette génération, correspondent
à ses plus fières conquêtes, n'attendant que l'occa­
sion de rendre ce rythme mille fois plus rapide pa.r
des processus destructeurs d'une vitesse insoupçon­
née ? Car la passion - selon un thème fondamental
de la passio - ne pèche pas seulement contre les
commandements de Dieu, elle fait aussi violence à
l'ordre de la nature. C'est pourquoi elle éveille les
forces destructrices du cosmos entier. Ce qui arrive
à l'être passionné n'est pas tant le châtiment divin
que la révolte de la nature contre celui qui trouble
sa paix et défigure son visage. Cette fatalité profane
s'impose d'elle-même à la passion. C'est en effet
l'œuvre du hasard. Dans Léviathan, son dernier
livre et le plus accompli, Green a mis en œuvre
l'anéantissement de l'être souffrant d'une manière
moins intérieure, en procédant plus rigoureusement
à l'intrication des destins. Il a ainsi honoré cette
réalité la plus extrême et la plus extérieure au même
titre que Calderon, le maître de la Passion drama­
tique, qui fonde ses drames sur l'intrigue la plu$
baroque et les construit à partir de l'arrêt du destin
le plus machinal. En l'absence de Dieu, le hasarçl

1 . N. d. T. : Dans Mont-Cinère, 1926. (RR)


2 . N. d. T. : Dans Léviathan, 1 929. (RR)
Julien Green 171

l'on commence à s e demander comment l a souf­


france peut, de façon aussi exclusive, devenir l'objet
de la création littéraire, on s'aperçoit bientôt à quel
point Julien Green est étranger, non seulement à la
psychologie analytique d'un Marivaux, mais à toute
conception psychologique de l'homme, quelle qu'elle
soit. Pour étudier l'homme d'un point de vue
humain, humaniste - on dirait presque : du point
de vue du profane -, il faudrait sans doute le repré­
senter dans ce que l'on appelle sa plénitude, et cer­
tainement aussi en tant qu'être de jouissance, sain
et dominateur. Or, c 'est à travers sa passio que le
génie théologique a depuis toujours le plus profon­
dément saisi l'essence de l'homme. Non, cependant,
sans solliciter le puissant double sens du latin, à
savoir ce lien entre souffrance et passion, par lequel
la passio se dresse comme massif de l'histoire uni­
verselle et ligne de partage des religions. C'est à
cette hauteur inhospitalière que l'œuvre boulever­
sante et farouche de· Green a sa source. C'est là que
jaillissent à la fois le mythe · tragique et le mythe
catholique, la passio païenne et pieuse du roi Œdipe,
d' Électre, d'Ajax, tout comme la passio chrétienne,
tout aussi _pieuse, de Jésus. Là, au point d'indiffé­
rence et de passage des mythes, l'écrivain s'apprête
à dessiner la situation de l'homme d'aujourd'hui à
partir des traces de sa passio.
Contrairement aux passions dont se nourrit la
passio, la souffrance de la créature en tant que telle
est intemporelle. L'avarice, le goût du pouvoir, la
paresse du cœur, l'orgueil - chacun de ces vices
apparaît dans cette œuvre à travers ·des person­
nages aussi nettement découpés que des allégories,
et pourtant ce qui anime en leur for intérieur ces
êtres ne relève pas du vieux canon chrétien des
péchés mortels. Cherchant à définir le génie et la
malédiction des vivants en termes théologiques, on
Julien Green 1 73

devient la figure de la nécessité. C'est pourquoi,


chez Green, l'intériorité infâme de la passion est en
réalité placée sous l'empire de l'extériorité, d'une
façon si complète que la passion n'est au fond rien
d'autre que l'agent du hasard au cœur de la créa­
ture. La vitesse que communique aux destinées leur
désespoir relève de cet ordre. L'espoir est le ritar­
dando du destin. Ses personnages sont incapables
d'espérer ; ils n'en prennent pas le temps. Ils sont
exaspérés.
La patience, tel est le mot qui résume toutes les
vertus de cet auteur et en même temps tout ce qui
fait défaut à ses personnages. L'homme qui en sait
autant de ces forcenés a le regard fixe et des yeux
écarquillés. Son visage a la juste proportion et la
pâleur olivâtre d'un Espagnol. La noblesse intacte
de sa voix est celle du taciturne, et comme ses rares
paroles, son écriture, avec ses signes transparents et
dépouillés, avance à pas feutrés. On aurait tendance
à parler de lettres qui ont appris à renoncer. Mais
ce qui est le plus difficile à faire comprendre, c'est
le caractère enfantin dont témoigne cet aveu . il
n'aurait pas, dit-il, le talent de décrire ne serait-ce
que l'incident le plus simple qu'il a lui-même vécu.
Rien de plus incompréhensible pour tous ceux qui
chercheraient ici le moindre rapport avec l'idée
courante du roman, cette absurdité rapetassée faite
de vécu et d'imagination. Green se situe au-delà de
cette· dualité vide et stérile. Ce qu'il écrit ne relève
pas du vécu. Son expérience vécue est celle de
l'écriture. Mais elle ne relève pas non plus de l'ima­
ginàtion. Car ce qu'il écrit ne souffre aucune marge
de liberté. Dans le cours de son travail, rien, pour­
·
suit-il, n'est plus problématique à ses yeux que la
simple intrigue, la progression de la fable. Elle ne
s'invente pas. Il reprend son manuscrit pour pro­
longer la vie de ses personnages, aussi loin que
1 74 Œuvres

l'exigent les pages suivantes. Et, sans pouvoir consi­


dérer ou approfondir la chose, il reprend son travail
le l.endemain à l'endroit où il s'est interrompu. C 'est
là, on peut le dire sans imprudence, à la fois une
démarche visionnaire et l'origine de la netteté exces­
sivement rigoureuse, hallucinatoire, de ses person­
nages. L'écart qui éloigne Green du type habituel de
romancier est inclus dans l'abîme entre présentifi­
cation et description.
Présentification - ne commençons pas par consi­
dérer l'élément magique de ce mot, mais son élé­
ment temporel. Il nous oblige à distinguer entre
deux types de naturalisme : celui de Zola, qui dépeint
les personnages et leurs conditions comme seul un
contemporain a pu les voir ; et celui de Green, qui les
présentifie comme ils n'auraient jamais pu appa­
raître à un contemporain. Où le fait-il ? - Dans
notre imagination ? - Dire cela ne signifie pas
grand-chose. Il le fait dans le temps qui est le nôtre,
qui leur est étranger et les inclut comme une voûte
d'années creuses où l'écho restitue leurs chuchote­
ments et leurs cris. C'est ce second présent seule­
ment qui confère une éternité à ce qui a été ; c'est
pourquoi la présentification est un acte de magie.
Green ne dépeint pas les personnages, il les présenti­
fie dans des instants fatidiques. Autrement dit, ils se
comportent comme des fantômes. Adrienne Mesurat
collée contre la fenêtre pour jeter un regard sur la
villa de Maurecourt ; le vieux Mesurat qui caresse
sa barbe ; Madame Legras qui, s 'étant emparée du
collier d'Adrienne, prend la fuite - leurs gestes
seraient exactement les mêmes si, pauvres âmes
d'outre-tombe, ils devaient revivre ces mêmes ins­
tants. Sous la désespérante uniformité des instants
véritablement fatidiques, ils se présentent au lecteur
tels les personnages de l'Enfer de Dante, menant
leur existence irrévocable après le jugement dernier.
Julien Green 1 75

Ce caractère stéréotypé est la signature de l'enfer. Si


l'on va au fond des choses, le destin se révèle être la
manière parfaite, impitoyable, dont le hasard tient
les rênes. C'est la manière la plus désespérante. Car
le désespoir parfait, c'est le désespoir dans la perfec­
tion. Tout comme Pascal ne rencontra au ciel étoilé,
archétype de la perfection mathématique, que le
désert du silence éternel, ainsi le grand connaisseur
du destin qu'est cet écrivain ne rencontre dans le
parfait enchaînement des destinées qu'il étudie, que
l'abandon désolant que connaissent toutes les créa­
tures.
Or, l'aura visionnaire qui les entoure n'est rien
moins qu'une « création plastique, fidèle à la réalité
de la vie >>. Une telle représentation schématique de
la vision aime à invoquer le rêve, l'évidence et la
force visuelle des hallucinations. Mais supposons
qu'une personne fasse un cauchemar et subisse
l'une des visions d'horreur dont les livres de cet
auteur sont si riches. Que fera-t-il au moment de
l'éveil ? Allumer la lumière et respirer de soulage­
ment. Il · eri va tout autrement lorsqu'on a une
vision. Aussi effroyable qu'elle puisse être, le som­
met, l'horreur absolue résidera toujours pour lui
dans l'instant de l'éveil par lequel il est arraché à sa
vision. Car l'ici-bas est le sceau d'authenticité
imprimé sur toute vision, l'ici-bas que nous décou­
vrons, d'un coup et à tout jamais, habité, peuplé,
conquis pàr ses hallucinations. Il faut se représenter
le travail de cet auteur comme une alternance de
phases d'immersion et d'éveil ; comme un boulever­
sement par mille terreurs, chacune d'entre elles
étant une terreur telle qu'on la vit en venant au
monde. Sous un jour indésirable, le monde envi­
ronnant se présente alors déchiré par des ombres
profondes. L'être qui s'éveille découvre la « vallée
des larmes >>. Ce qui signifie peut-être : lorsque les
1 76 Œuvres

larmes de l'homme sont taries, le monde alentour


est arrosé par la sueur ou les larmes de la détresse.
Dans l'entrepôt d'un marchand de charbon, où
Guéret se réfugie en sautant un mur, il y a trois
grands tas. De ces mqnceaux noirs qui brillent au
clair de lune, Green donne une description très pré­
cise. Je l'avais lue lorsque je demandai à l'écrivain
s'il savait quelque chose de l'origine de ses œuvres.
Un caractère ? Une expérience ? Une idée ? Il répon­
dit simplement : « Pour mon dernier livre, je peux
vous indiquer l'origine de façon très précise. C'est
un tas de charbon sur lequel je suis tombé un jour. »
Tout, chez lui, s'assemble autour d'images de ce
genre, telles qu'elles se présentent à tout jamais
devant les yeux effrayés d'un homme qui s'éveille.
Nulle part elles ne sont plus visibles qu'au débu�
de ses œuvres. Dans tous ses romans, le premier
personnage que découvre le lecteur est le person­
nage principal. Il est absorbé, Guéret dans l'examen
de sa montre, Adrienne dans la contemplation des
daguerréotypes de ses aïeux, Emily dans celle du
paysage devant sa fenêtre. C'est à l'instant d'une
étrange absence d'esprit, d'une banale absorption,
que le destin surprend ses personnages comme ur1e
maladie. C'est ainsi qu'il les voit, comme nous nous
voyons nous-mêmes, des années plus tard, dans le
souvenir - qui est lui aussi une sorte d'éveil -,
plongés dans des occupations qui ne semblent avoir
rien de remarquable. Ce sont là des instants qui res­
teront tèls à tout jamais. C'est d'eux et d'eux se11ls
que part Green. « Toujours, · semblait-il, murmura
la rivière, toute la vie de même, toute la vie 1• >> Voilà
ia chanson qui résume la vie de ces êtres, accom-

1 . N. d. T. : En français dans le texte. Voir Julien Green, Lévia­


than, in Œuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1 972, p. 6 1 9. (RR)
Julien Green 177

pagnés jusqu'à leur fin par leurs :ln�tants fatidiques.


Ils ignorent tout développement. A moins d'appe­
ler développement le fait qu'ils tombent de mal­
heur en malheur, à la manière dont un corps, en
tombant, ne rate aucune marche de pierre d'un
escalier.
C'est ainsi qu'ils se tuent en tombant. Ils subissent
la fatalité terrestre de la passio : la destruction du
corps et de la vie. Impuissance, sommeil et, enfin,
mort - c'est toujours la réponse du corps qui repré­
sente ici la fin extrême de la souffrance. Pour ce
romancier, le lit est la place héréditaire, le trône de
la créature. « Une passion par personne, cela suffit 1 »
- cela suffit parce que la passion est aussi chemin
de croix et que la succession réglée de ses stations
est prédéterminée. Peut-on énoncer cette règle ?
Concerne-t-elle réellement l'homme d'aujourd'hui ?
Les personnages de Green ne sont point modernes.
Rigides comme les personœ masquées des Tra­
giques, ils résonnent dans les intérieurs de la ville
de province française. Leurs vêtements et leur quo­
tidien sont rabougris et démodés ; mais leurs gestes
font revivre de vieux souverains, des criminels,
des obsédés. Entre bois sculptés et peluches, les
aïeux sont établis dans leurs chambres comme s'ils
avaient pris racine dans une souche d'arbre ou dans
des roseaux. La fusion du démodé et de l'histoire
primitive, le traumatisme du spectacle des parents
à la fois préhistoriques et historiques, voilà le
_thème constant de cet écrivain. De la pénombre
dans laquelle le monde est ici plongé, surgissent les
maisons et les chambres dans lesquelles a disparu la
génération de nos pères. À bien y regarder, les trois
chefs-d' œuvre se passent dans la même maison,
qu'elle appartienne à Madame Fletcher, au vieux

1 . N. d. T. : En français dans le texte. Op. cit., p. 642. (RR)


1 78 Œuvres

Mesurat ou à Madame Grosgeorges ; c'est ainsi que


les drames des Tragiques se déroulent toujours
devant la même façade d'un palais, que ce soit celui
d'Agamemnon, de Créon ou de Thésée. Habiter,
c'est toujours, ici, nicher, c'est un processus plein
d'angoisse et de magie, jamais, peut-être, plus dévo­
rant que sous le couvert de l'existence civilisée et du
monde en miniature qu'est la bourgeoisie chré­
tienne. La maison paternelle, plongée dans les
doubles ténèbres du passé le plus récent et de l'im­
mémorial, est ici, illuminée pour quelques secondes
par les éclairs fatidiques, transparente tel un ciel
d'orage et une enfilade de cavernes, de chambres et
de galeries qui se perdent dans le temps primitif
de l'humanité. Ce qui est sûr, c'est qu'un fragment
de préhistoire se confond, pour chaque génération,
avec l'existence, avec les formes de vie de la géné­
ration qui la précède directement ; pour les hommes
d'aujourd'hui, il s'agit donc du milieu et de la fin du
siècle passé. Green n'est pas le seul à sentir cela.
Les Enfants terribles de Cocteau sont une expé­
dition, équipée de tous les moyens techniques ima­
ginables, dans les profondeurs sous-marines de la
chambre d'enfants, sans parler de l'œuvre de Proust,
qui est consacrée au temps perdu et à ses cellules,
dans lesquelles nous fûmes enfants. Si Proust
convoque l'heure magique de l'enfance, Green met
de l'ordre dans nos terreurs les plus précoces. Au
domicile de l'enfance, vidé de ses meubles, il ras­
semble au balai les traces laissées par l'existence
de nos parents. Dans le monceau de souffrance et
d'horreur qu'il accumule, leur cadavre sans sépul­
ture nous choque et nous transperce brutalement
comme, il y a de cela des siècles, le Corps trans­
perça l'homme pieux qu'il stigmatisa.
13

Un marginal sort de l 'ombre 1

À propos des Employés de S. Kracauer2

Le mécontent représente en littérature un type


très ancien, aussi ancien peut-être que la littérature
elle-même. Thersite le diffamateur homérique, le
premier, le deuxième et le troisième conjuré dans les
drames royaux de Shakespeare, le râleur du seul
grand drame de la Guerre mondiale 3 sont diverses
incarnations de cet unique personnage. Mais la
gloire littéraire du type ne semble pas avoir enhardi
ses représentants vivants. Ils traversent d'ordinaire
l'existence, anonymes et taciturnes, et c'est déjà
pour le physiognomoniste un événement, quand l'un
des membres de ce clan sort de l'ombre et déclare
publiquement qu'il ne marche plus. Il est vrai qu'il
n'assume pas non plus entièrement son identité,
celui à qui nous avons affaire ici. Un S. laconique

1 . N. d. T. : Première publication dans Die Gesellschaft, no 7


(1 930), t. I, p. 473-477, sous le titre « Politisierung der Intelligenz »
(« Politisation de l'intelligentsia ) (PR)
•• .

2. Siegfried Kracauer, Die Angestellten. Aus dem neueren Deutsch­


land, Francfort-sur-le-Main, Frankfurter Societiitsdruckerei, 1 930,
148 p.
3 . N. d. T. : Il s'agit du drame de Karl Kraus, Die letzten Tage der
Menschheit, 1 9 1 9 (Les Derniers Jours de l'humanité, texte français
de Jean-Louis Besson· et Heinz Schwarzingér, Mont-Saint-Aignan,
Pub!. de l'Université de Rouen, 1 986). On y rencontre en effet le
personnage du Norgler, du râleur. (PR)
180 Œuvres

devant son nom nous met en garde contre la tenta­


tion de vouloir trop vite identifier le personnage. Le
lecteur retrouve ce laconisme, sous une autre forme,
à l'intérieur du livre : dans la naissance d'un souci
humain enfanté par l'esprit de l'ironie. S. se penche
sur les conseils de prud'hommes, et l'éclairage impi"
toyable de ces salles lui découvre même ici « non pas
à vrai dire des êtres misérables, mais des conditions
qui rendent les êtres misérables » . Une chose, pour­
tant, est sûre : cet homme ne marche plus. Il refuse
de se déguiser pour le carnaval mis en scène par ses
contemporains - il a même laissé à la maison le
bonnet du docteur en sociologie -, et se fraye sans
ménagements un chemin à travers la masse, en sou­
levant ici et là le masque d'un individu particulière­
ment effronté.
On comprend aisément qu'il se refuse à voir son
entreprise rangée sous la rubrique du reportage.
D'abord, il déteste autant le radicalisme néo-berli­
nois que la Nouvelle Objectivité, ces deux parrains
du reportage. Deuxièmement, un trouble-fête qui
soulève les masques ne se laisse pas volontiers traiter
de portraitiste. Or démasquer est la passion de cet
auteur. Et ce n'est pas en tant que marxiste ortho­
doxe, encore moins comme agitateur de base, qu'il
pénètre dialectiquement l'existence des employés,
mais parce que pénétrer dialectiquement signifie :
démasquer. Marx a dit que l'être social détermine la
conscience, mais il a aussi dit que c'est seulement
dans la société sans classes que la conscience sera en
adéquation avec cet être. Il s'ensuit que l'être social,
dans l' État de classes, est inhumain pour autant
que la conscience des différentes classes ne peut
lui correspondre réellement, mais seulement d'une
manière très médiate, impropre, décalée. Et puisque
cette fausse conscience des classes inférieures est
fondée dans l'intérêt des classes supérieures, celle
Un marginal sort de l'ombre 181

des classes supérieures dans les contradictions de


leur situation économique, l'instauration d'une
conscience juste - et au premier chef dans les
classes inférieures, qui ont tout à attendre d'un tel
changement - est la première tâche du marxisme.
En ce sens, et d'abord en ce sens seulement, l'auteur
se place dans une perspective marxiste. Certes, son
propos le conduit ensuite au cœur de la structure
d'ensemble du marxisme, pour autant que l'idéolo­
gie des employés représente une extraordinaire
occultation de leur situation économique réelle
- laquelle est très proche de celle du prolétaire -
derrière un écran de réminiscences et d'aspirations
héritées de la bourgeoisie. Il n'existe aujourd'hui
aucune classe dont la pensée et la sensibilité soient
plus étrangères à la réalité concrète de sa vie quoti­
dienne. Autrement dit : l'adaptation à ce qui dans
l'ordre actuel est indigne de l'homme se trouve
aujourd'hui plus avancée chez l'employé que chez
l'ouvrier salarié. Sa relation indirecte avec le proces­
sus de production est compensée par une implica­
tion beaucoup plus directe dans les types de rapports
humains qui caractérisent ce processus. Et puisque
l'organisation constitue le véritable élément dans
lequel se joue la réification des rapports humains
- le seul aussi, du reste, dans lequel cette réification
pourrait être surmontée -, l'auteur se trouve néces­
sairement amené à développer une critique des syn­
dicats.
Cette critique n'est pas inspirée par une stratégie
de parti ou par une revendication salariale. Elle ne
s'atteste pas tant dans tel ou tel passage particulier�
qu'elle ne ressort de l'ensemble de l'ouvrage. Kra­
cauer ne s'intéresse pas à ce que le syndicat apporte
à l'employé. Il demande : comment l'éduque-t-il ?
Que fait-il pour l'affranchir de la fascination des
idéologies qui le tiennent captif ? Dans la réponse à
1 82 Œuvres

ces questions, la rigoureuse marginalité de l'auteur


lui est d'un grand serviCe. Il n'est tenu par aucun des
arguments que des autorités pourraient lui opposer
pour le réduire au silence. L'idée communautaire ?
Il y dénonce une forme d'opportunisme qui fait le
jeu de l'économie. Le degré d'instruction supérieur
de l'employé ? Il n'y voit qu'une illusion, et montre
combien cette extravagante prétention rend l' em­
ployé impuissant dans la défense de ses droits. Les
biens culturels ? Se focaliser sur eux, c'est à ses yeux
conforter l'idée selon laquelle << il est possible de
remédier aux inconvénients de la mécanisation
à l'aide de contenus intellectuels, qu'on fait absorber
aux sujets comme des médicaments ''· Toute cette
construction idéologique << est elle-même une expres­
sion de la réification dont elle cherche à combattre
les effets. Elle est portée par la conviction que ces
contenus représentent des objets tout faits, livrables
à domicile comme des marchandises ». De telles
phrases ne traduisent pas seulement une prise de
position face à un problème. Le livre tout entier est
au contraire une confrontation avec un morceau de
vie quotidienne, avec un ici aménagé et un mainte­
nant vécu. La réalité est travaillée au corps, jusqu'à
ce qu'elle annonce la couleur et lâche un nom.
Ce nom est Berlin, qui représente pour l'auteur la
ville d'employés par excellence : au point qu'il a
parfaitement conscience d'avoir apporté une impor­
tante contribution à la physiologie de la capitale.
<< Berlin est aujourd'hui la ville où s'affirme la·culture
d'employés, c'est-à-dire une culture faite par des
employés pour des employés, et qui est aussi considé­
rée comme une culture par la plupart des employés.
C'est seulement à Berlin, où les liens avec le terroir
et la région d'origine se sont suffisamment relâchés
pour que la sortie du week-end devienne un phéno­
mène de mode, c'est seulement à Berlin que l'on
Un marginal sort de l'ombre 183

peut comprendre la réalité dans laquelle vivent les


employés. » Qui dit week-end dit sport. La critique de
l'engouement des employés pour le sport témoigne
combien l'auteur se soucie peu de compenser, aux
yeux du lecteur bienveillant, son approche ironique
des idéaux culturels par une célébration d'autant
plus fervente de la nature - tant s'en faut. Contre le
manque d'instinct entretenu par la classe dominante,
l'écrivain se dresse ici comme le gardien d'instincts
sociaux non pervertis. Il a pris conscience de sa
force, qui consiste à percer à jour les idéologies
bourgeoises, sinon dans leur intégralité, du moins
en tout ce par quoi elles restent encore liées à la
petite bourgeoisie. << La propagation du sport », écrit
Kracauer, << ne résout pas les complexes, elle consti­
tue entre autres choses un symptôme de refoulement
à grande échelle ; elle n'encourage pas la transfor­
mation des rapports sociaux, · mais représente au
contraire l'un des principaux instruments de dépoli­
tisation. » Et plus vigoureusement encore, dans un
autre passage : << On oppose au système économique
actuel un prétendu droit naturel, sans se rendre
compte que la nature, qui s'incarne aussi dans les
convoitises capitalistes, est l'un des plus puissants
alliés de ce système, et que la glorification absolue
de la nature est en outre incompatible avec l' orga­
nisation planifiée de la vie économique. » C'est dans
le même esprit que l'auteur dénonce la << nature >> là
où la sociologie traditionnelle verrait au contraire
des symptômes de << dégénérescence ». À ses yeux, tel
représentant en cigarettes, l'effronterie et l'habileté
faites homme, représente un phénomène naturel.
La sphère économique se trouve ici soumise à une
analyse intransigeante, qui dévoile le caractère pri­
mitif, pour ne pas dire barbare, · des rapports de
production et d'échange, même dans les formes
abstraites qu'ils revêtent aujourd'hui ; que la méca-
1 84 Œuvres

nisation tant invoquée se présente ici sous un tout


autre jour que dans les réflexions des pasteurs
sociaux, cela va sans dire. À un tel spectateur, le
geste mécanisé, sans âme, de l'ouvrier non qualifié
paraît infiniment plus prometteur que ce teint « rose
moral » si parfaitement organique que doit présen­
ter, selon l'inestimable expression d'un chef du per­
sonnel, le bon employé. Rose moral - telle est donc
la couleur qu'annonce la réalité dans laquelle vit
l'employé.
La fleur de rhétorique de ce chef du personnel
montre à quel point le jargon des employés commu­
nique avec le langage de l'auteur, elle témoigne de
l'accord qui existe entre ce marginal et le langage du
groupe qu'il prend pour objet. Nous apprenons au fil
du texte ce que sont les « oranges sanguines >> et les
« cyclistes >>, les « moulins à salades >> et les « prin­
cesses 1 >>. Et plus nous nous familiarisons avec ces
termes, plus nous voyons comment la perspicacité et
l'humanité se sont réfugiées dans les sobriquets
et les métaphores, pour éviter tout contact avec le
vocabulaire prétentieux des responsables syndicaux
et des professeurs. Mais peut-être tous ces acces­
soires destinés à renouveler, spiritualiser, approfon­
dir la condition salariée constituent-ils moins un
vocabulaire qu'une perversion de la langue elle-

1 . N. d. T. : Tous ces termes appartiennent au jargon des


employés, dont Kracauer nous livre quelques clés. Les << oranges
sanguines » sont les employés qui manifestent un zèle artificiel en
participant aux activités récréatives organisées par les employeurs
(«jaunes dehors, rouges dedans ») ; les « cyclistes » sont les chefs de
service qui « se courbent devant ceux qui sont en haut et enfoncent
ceux qui sont en bas» ; les « moulins à salades ,, sont les journaux
d'entreprise qui vantent aux employés les mérites de l'automatisa­
tion ; les « princesses » sont les employées de bureau des grands
magasins, par opposition aux simples vendeuses. Cf. S. Kracauer,
Die Angestel/ten, rééd. Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 1 9 7 1 ,
p. 79, 38, 29, 8 3 . (PR)
Un marginal sorl de l'ombre 1 85

même, qui l'amène à recouvrir du mot le plus inspiré


la réalité la plus élimée, du mot le plus relevé la réa�
lité la plus vulgaire, du mot le plus conciliant la réa­
lité la plus menaçante ? Quoi qu'il en soit, il se trouve
dans les analyses de Kracauer, en particulier celles
qu'il consacre aux cautions universitaires du taylo­
risme, l'amorce d'une satire vivante, qui s'est depuis
longtemps retirée des journaux d'humour politique
pour revendiquer un champ d'expression épique, à
la mesure de l'immensité de son objet. Hélas, cette
immensité n'est que désolation. Et plus rigoureuse­
ment la désolation est chassée de la conscience des
couches qui en sont la proie, plus elle se révèle
- conformément à la loi du refoulement - créatrice
sur le plan des images, Ces processus par lesquels
une situation économique insupportable engendre
Ùne fausse conscience, il est tentant de les comparer
aux mécanismes qui amènent le névrosé, le psycho­
pathe, à sortir de la même manière des conflits pri­
vés qu'il ne peut plus assumer. Aussi longtemps du
moins que la théorie marxiste de la superstructure
ne sera pas complétée par la théorie si impérieu­
sement nécessaire de la génération de la fausse
conscience, il ne sera guère possible de répondre
autrement que par le schéma du refoulement à la
question : comment les contradictions d'une situa­
tion économique engendrent-elles une conscience
qui ne correspond pas à sa réalité ? Les produits de
la fausse conscience ressemblent à ces dessins-rébus
dans lesquels le sujet principal doit se deviner à tra­
vers un fouillis de nuages, de feuillages et d'ombres.
L'auteur a examiné jusqu'aux encarts publicitaires
des journaux d'employés pour dénicher les sujets
principaux dissimulés dans ces images fantasmago�
riques célébrant l'éclat, la jeunesse, la culture et la
personnalité : les manuels de conversation et les lits,
les semelles de crêpe, les porte-plume anticrampes,
1 86 Œuvres

les pianos de qualité, les produits rajeunissants et


les dents blanches. Mais les idéaux supérieurs ne se
satisfont pas d'une existence imaginaire, et trans­
paraissent dans le quotidien de l'entreprise d'une
manière tout aussi détournée que la misère dans
l'éclat du divertissement. Kracauer retrouve ainsi
dans le fonctionnement néo-patriarcal des bureaux,
qui débouche en définitive sur la prestation d'heures
supplémentaires non payées, le schéma de l'orgue
mécanique · dont sourdent les mélodies d'un temps
révolu, et dans l'habileté de la sténotypiste la déses­
pérance petite-bourgeoise des exercices de piano.
Les véritables centres symboliques de ce monde sont
les « casernes à plaisirs », l'idéal de l'employé, figé
dans la pierre ou plutôt dans le stuc. Dans l'étude de
ces « asiles pour sans-abri » se révèle toute la rouerie
d'une langue qui sait fidèlement refléter les images
de rêve. On s'étonne de voir avec quelle aisance elle
se coule dans ces joyeuses caves d'artistes, dans ces
alcazars bruissants, dans ces baies de Moka version
intime, pour en épouser toutes les formes et les révé­
ler comme autant d'abcès et d'ulcères à la lumière
de la raison. Enfant prodige et enfant terrible 1 en un,
l'auteur nous dévoile ici les secrets de ce monde de
rêve. Et il est beaucoup trop averti pour vouloir
considérer de tels établissements comme de simples
instruments d'abêtissement au service d'une classe
dominante qui en porterait l'entière responsabi­
lité. Si incisive que soit sa critique du patronat, celui­
ci, en tant que classe, ne lui paraît pas moins
subalterne que celle qui lui est soumise, il ne peut à
ce titre être considéré comme une véritable force
motrice et une instance responsable dans le chaos de
l'économie.
Ce n'est pas seulement à cause de cette apprécia-

1 . N. d. T. : En français dans le texte.


Un marginal sort de l'ombre 1 87

rion portée sur le patronat que ce livre devra renon­


cer à tout effet politique, au sens où on l'entend
aujourd'hui - c'est-à-dire à tout effet démagogique.
La conscience que l'auteur a de cet état de choses
- on pourrait dire : l'assurance qu'il en tire -
éclaire sa répugnance pour tout ce qui a trait au
reportage et à la Nouvelle Objectivité. Cette école
d'extrême gauche aura beau faire, elle ne changera
rien au fait que même la prolétarisation de l'intel­
lectuel ne produit presque jamais un prolétaire.
Pourquoi ? Parce que la bourgeoisie, par l'instruc­
tion, lui a donné dès l'enfance un moyen de produc­
tion privilégié qui le rend solidaire de cette classe
et, peut-être plus encore, rend cette classe solidaire
de lui. Ce lien peut en apparence se relâcher, voire
se défaire, il reste presque toujours assez .puissant
pour exclure strictement l'intellectuel de cet état
d'alerte permanent, de cet engagement en première
ligne dans lesquels vit le véritable prolétaire. Kra­
cauer n'a pas voulu se dissimuler ces vérités. C'est
pourquoi son livre, contrairement aux productions
radicales à la dernière mode, constitue un jalon sur
la voie de la politisation de l'intelligentsia. Là, le
refus horrifié de la théorie et de la connaissance,
qui recommande ces œuvres aux snobs avides de
sensationnel - ici, une éducation théorique cons­
tructive qui ne s'adresse ni au snob ni à l'ouvrier,
mais qui est en revanche capable de produire
quelque chose de réel et de vérifiable : la politisation
de sa propre classe. Cet effet indirect est le seul que
puisse se proposer aujourd'hui un écrivain révolu­
tionnaire issu de la bourgeoisie. Une efficacité
directe ne peut naître que de la pratique. L'écrivain
révolutionnaire, face à ses collègues parvenus, se
tournera en pensée vers Lénine, dont les écrits mon­
trent mieux que tout combien la valeur littéraire de
la pratique politique, combien l'efficacité directe est
188 Œuvres

éloignée de ce fatras de faits et d'informations qui


se donne aujourd'hui pour elle.
Aussi notre auteur, comme de juste, reste-t-il pour
finir un isolé. Un mécontent, pas un chef. Pas un
fondateur : un trouble-fête. Et si nous voulions nous
le représenter tel qu'en lui-même, dans la solitude
de son métier et de ses visées, nous verrions ceci :
un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement
pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les
débris de discours et les haillons de langage pour
les charger en maugréant dans sa carriole, non sans
de temps en temps faire sarcastiquement flotter au
vent du matin l'un ou l'autre de ces oripeaux bapti­
sés « humanité », « intériorité », « approfondissement ».
Un chiffonnier, au petit matin - dans l'aube du
jour de 1� révolution.
14

La crise du roman t

À propos de Berlin Alexanderplatz


de Dôblin 2

Pour l'épopée, l'existence est un océan. Rien n'est


plus épique que l'océan. Bien entendu, on peut adop­
ter à son égard toute sorte d'attitudes. Par exemple,
s'allonger sur la plage, écouter le ressac et ramasser
les coquillages qu'il rejette. C'est ce que fait le poète
épique. On peut aussi voyager sur 1 'océan. On peut le
faire pour de nombreuses raisons, ou même sans
aucune. On peut partir en mer et puis, au large,
aucune terre en vue, rien que la mer et le ciel, entre­
prendre une croisière. C'est ce que fait le romancier.
Il est vraiment solitaire et muet. L'homme épiq1,1e se
contente de se reposer. Dans l'épopée, le peuple
se repose après sa tâche journalière ; il écoute, rêve
et cueille. Le romancier, quant à lui, s'est isolé du
peuple et de ses faits et gestes. Le lieu de naissance
du roman est l'individu dans sa solitude, qui ne dis­
pose plus d'expression exemplaire de ses intérêts les
plus vitaux et qui, n'étant conseillé par personne, est
lui-même incapable de conseiller qui que ce soit.
Écrire un roman, c'est pousser l'incommensurable

1 . N. d. T. : Première publication dans Die Gesellschafr, n' ' , ,


1 93 0, t. I, p. 562-566. (RR)
2. Alfred Dôblin, Berlin Alexanderplatz. Die Geschichte von
Franz Biberkopf, Berlin, S . Fischer Verlag, 1 929, 530 p.
190 Œuvres

dans la représentation de l'existence humaine à son


extrême. Ce qui sépare le roman de l'épopée propre­
ment dite, chacun le sent lorsqu'il pense aux œuvres
d'Homère ou de Dante. Ce qui est oralement trans­
missible, le bien propre de l'épopée, est d'une autre
nature que ce qui com;titue le roman. Le roman est
distinct de toutes les autres formes de prose - conte,
légende, proverbe, facétie - en ce qu'il ne provient
pas de la tradition orale et n'y conduit pas davan­
tage. Il se distingue surtout de la narration qui, dans
la prose, représente l'essence épique de la façon la
plus pure. Rien, en effet, ne contribue autant à plon­
ger l'homme intérieur dans un dangereux mutisme,
rien ne tue aussi radicalement l'esprit de la narra­
tion que le développement éhonté que coi:maît, dans
notre existence à tous, la lecture des romans. C 'est,
par conséquent, la voix du narrateur-né qui se fait
entendre en s'opposant au romancier, lorsqu'on lit
ceci : « Je ne parlerai pas du fait que je juge utile [ . . . ]
de libérer l'œuvre épique du livre, et le juge utile
notamment par égard pour la langue. Le livre est
la mort des langues réelles. L'écrivain épique qui
s'exprime uniquement par l'écriture laisse échapper
les forces formatrices les plus importantes de la
langue 1 • » Flaubert ne se serait pas exprimé ainsi.
Cette thèse est celle de Doblin. Il en a longuement
rendu compte dans le premier tome des Annales édi­
tées par la section Littérature de l'Académie prus­
sienne des arts, et sa Structure de l 'œuvre épique
est une contribution magistrale et documentée à
cette crise du roman qui commence par cette réhabi­
litation de l'épique que nous rencontrons partout,
aujourd'hui, y compris au théâtre. Méditant cette
conférence de Doblin, on n'a plus besoin de s'arrêter

1 . N. d. T. : Alfred Doblin, << Der Bau des epischen Werks », in


Jahrbuch der Sektion für Dichtkunst, Berlin, 1 929, p. 262. (RR)
La crise du roman 191

aux signes extérieurs de cette crise, d e c e retour en


force de l'épopée radicale, et la marée de romans
biographiques et historiques à laquelle nous assis­
tons n'a plus rien d'étonnant. Loin d'accepter cette
crise avec résignation, le théoricien qu'est Dôblin
l'anticipe et en fait sa propre affaire. Son dernier
livre montre que la théorie et la pratique de sa pro­
duction vont dans le même sens.
Or, rien n'est plus révélateur que de comparer
cette position de Doblin avec l'attitude tout aussi
souveraine, tout aussi courageusement mise en pra­
tique, tout aussi exacte et pourtant en tout point
opposée, qu'André Gide a récemment manifestée
en publiant son Journal dès Faux-Monnayeurs. La
contradiction entre ces intellectuels critiques tra­
duit de la façon la plus aiguë la situation actuelle de
la littérature épique. Dans le commentaire autobio­
graphique de son dernier roman, Gide développe la
théorie du roman pur. Avec la plus grande subtilité
imaginable, il s'y efforce d'écarter tout récit simple,
linéaire (toutes les grandeurs épiques du premier
degré) au profit de procédures purement roma­
nesques (ce qui, ici, veut dire également roman­
tiques). La . relation des personnages à ce qui se
passe, la relation de l'écrivain à leur égard et à la
technique, tout ceci doit devenir partie intégrante
du roman lui-même. En un mot, ce roman pur est au
fond une intériorité pure, il ignore toute extériorité ;
c'est donc le pôle opposé de l'attitude épique pure,
qui est celle de la narration. L'idéal gidien du roman,
pourrait-on dire pour construire une opposition
rigoureuse par rapport à Dôblin, est un roman d'écri­
ture pure. Il maintient, pour la dernière fois peut­
être, la position de Flaubert. Rien d'étonnant à
ce que l'on trouve la réplique la plus radicale à
cette performance dans la conférence de Dôblin.
« Vous lèverez les bras au ciel si je conseille aux
1 92 Œuvres

auteurs d'être résolument lyriques, dramatiques,


voire réflexifs dans le travail épique. Mais je persiste
et signe. »
Le désarroi de certains lecteurs devant son nou­
veau livre montre ·à quel point il est intrépide. Or, il
est vrai qu'on a rarement raconté de cette manière ;
rarement le confort du lecteur a été inquiété par des
vagues aussi hautes d'événements et de réflexions ;
jamais les embruns de la langue réellement parlée
ne l'ont à ce point submergé. Mais il n'aurait guère
été utile de recourir pour cela à des termes tech­
niques, de parler de dialogue intérieur ou de faire
référence à Joyce. En réalité, il s'agit de tout autre
chose. Le principe stylistique de ce livre est le mon­
tage. Dans ce texte, on voit arriver à l'improviste
des imprimés petits-bourgeois, des histoires scanda­
leuses, des faits divers d'accidents, des événements
sensationnels de 1 92 8 , des chansons populaires,
des petites annonces. Le montage fait éclater le
« roman >>, aussi bien du point de vue structurel que
du point de vue stylistique, créant ainsi de nouvelles
possibilités très épiques, notamment au plan formel.
En effet, n'importe quel matériau de montage ne
fait pas l'affaire. Le montage véritable part du docu­
ment. Dans sa lutte fanatique contre l'œuvre d'art,
c'est par le montage que le dadaïsme s'est allié à la
vie quotidienne. Le premier, quoique de façon peu
sûre, il a proclamé le pouvoir absolu de l'authenti­
cité. Dans ses meilleurs moments, le film tente de
nous y habituer. Ici, pour la première. fois, elle a ét�
mise au service de la littérature épique. Ce sont les
vers bibliques, les statistiques, les textes de ren­
gaines au moyen desquels Dôblin confère autorité
au processus épique. Ils correspondent aux vers sté­
réotypés de l'épopée ancienne.
Ce montage est si dense que l'auteur a du mal à
prendre la parole. Il s'est réservé les titres des cha-
La crise du roman 193

pitres, dans le style des vieilles histoires de colpor­


tage ; d'ailleurs, il n'est pas pressé de se faire
entendre. (Mais il finira bien par placer ce qu'il a à
dire.) Il est étonnant de voir combien de temps il
suit ses personnages avant de se risquer à leur
demander raison. Comme il se doit pour un narra­
teur épique, il aborde les choses en douceur. Les
événements, y compris les plus soudains, semblent
être préparés de longue main. Or, l'esprit de la
langue berlinoise elle-même l'inspire dans cette atti­
tude. La lenteur est, en effet, la mesure du mouve­
ment propre à cet esprit. Car le Berlinois parle en
connaisseur et en amoureux de la manière dont il
parle. Il la savoure. Lorsqu'il rouspète, raille et
menace; il souhaite prendre le temps de le faire tout
comme pour son petit déjeuner. Gla.Bbrenner 1 a
conféré au parler berlinois une allure dramatique.
Ici, on en mesure la profondeur épique ; la barque
de la vie de Franz Biberkopf est lourdement char­
gée, sans pourtant jamais s'enliser. Ce livre est un
monument du berlinois, car l'écrivain n'a eu aucun
souci d'adopter à l'égard de sa ville une attitude de ·

propagande régionaliste. Il parle du cœur de Ber­


lin, ville qui est son mégaphone. Son dialect.e est
l'une des forces qui se retournent contre la ferme­
ture caractéristique de l'ancien roman. Car ce livre
n'est pas fermé. Il a sa morale, qui concerne même
le Berlinois. (L'Abraham Tonelli de Tieck a déjà
déchaîné de cette manière la gueule du Berlinois,
mais personne n'avait encore osé la corriger.)
Il vaut la peine d'examiner la correction que subit
Franz Biberkopf. Que lui arrive-t-il ? - Mais tout

1 . N. d. T. : Adolf GlaBbrenner, pseudonyme d'Adolf Brennglas


( 1 8 10-1 876), écrivain berlinois, créateur d'une littérature moqueuse
et comique, auteur de Berlin, - wie es ist - und trinkt, 33 fasci­
cules, 1 832-1850. (RR)
1 94 Œuvres

d'abord, pourquoi cela s'appelle-t-il Berlin Alexan­


derplatz et ensuite seulement L 'histoire de Franz
Biberkopf? Qu'est donc l' Alexanderplatz à B erlin ?
C'est l'endroit où, depuis deux ans, les changements
sont les plus violents, où les excavateurs et les mou­
tons fonctionnent sans relâche, où le sol tremble
sous leurs coups et sous les colonnes de bus et de
métros, où les entrailles de la métropole, les arrière­
cours se sont ouvertes plus profondément qu'ailleurs
autour de la Georgenkirchplatz et où, plus calmes
qu'ailleurs, dans les labyrinthes intacts autour de la
MarsiliusstraEe (où les secrétaires de la police des
étrangers sont enfermés dans un immeuble de rap­
port), autour de la Kaiserstra.Be (où les putains, le
soir, suivent leur petit train-train), des quartiers
datant des années 1 890 ont été préservés. Ce n'est
pas un quartier industriel, mais surtout de com­
merce, de petite bourgeoisie. Puis son négatif socio­
logique : les malfrats, recrutés parmi les chômeurs.
Biberkopf est l'un d'eux. Il sort chômeur de la pri­
son centrale de Tegel, reste honnête pendant un cer­
tain temps, ouvre un commerce à quelques coins
de rue, décline et devient membre de la bande de
Pums. Un kilomètre au plus, c'est le rayon de cette
existence, autour de la place. L'Alexanderplatz
domine son existence. Il est; si l'on veut, un régent
cruel et absolu. Car le lecteur oublie tout le reste,
apprend à se sentir exister dans cet espace et se
rend compte qu'il n'en savait presque rien. En effet,
lorsque le lecteur choisit cette œuvre dans sa biblio­
thèque en acajou, il découv:re que rien n'est comme
il l'imaginait. Tout cela n'a nullement le goût du
« roman social ». Personne, ici, ne dort à la belle
étoile. On y a toujours une chambre. Jamais, non
plus, on n'en cherche une. Autour de l'Alexander­
platz, même le premier du mois semble avoir perdu
le pouvoir de faire peur. Certes, les gens sont misé-
La crise du roman 195

rables. Mais, tout de mêm,e, cela se passe dans leurs


chambres. Quoi donc ? Comment cela se fait-il ?
Deux choses. L'une est grande, l'autre limitative.
La grande : en effet, la misère n'est pas ce qu'on
imagine. La vraie, du moins, à la différence de celle
que l'on redoute. Les hommes ne sont pas seuls
à devoir vivre selon leurs moyens ; le besoin et le
malheur doivent eux aussi se débrouiller comme ils
peuvent. Leurs agents aussi, l'amour et l'alcool,
sont parfois insoumis. Et rien n'est si grave qu'on
ne puisse s'en accommoder pendant quelque temps.
Dans ce livre, la misère révèle son côté jovial. Elle
se met à table avec les hommes, mais la conversa­
tion n'est pas suspendue pour autant ; on se rap­
proche de la table et on mange de bon cœur. C'est
là une vérité que préfère ignorer le nouveau natura­
lisme des romans à quatre sous. C'est pourquoi il
fallait un grand narrateur pour lui rendre justice.
On dit qu'il n'y avait qu'une seule chose que Lénine
détestait plus fanatiquement que la misère, c'était le
fait de s'en accommoder. C'est là, en effet, une atti­
tude bourgeoise ; pas seulement sous la forme petite
et mesquine du laisser-aller, mais aussi sous la
grande de la sagesse. En ce sens, le récit de Doblin
est bourgeois, d'une façon bien plus étroite que par
sa tendance et son intention, à savoir par sa prove­
nance. Ce qui resurgit ici, fascinant et avec une
force intacte, c'est la grande magie de Charles Dic­
kens, où le bourgeois et le criminel jouent si magni­
fiquement le même jeu parce qu'ils placent leurs
intérêts (certes opposés) dans un seul et même
univers. L'univers de ces malfrats s'apparente à
celui de la bourgeoisie ; le chemin sur lequel Franz
Biberkopf devient maquereau avant de devenir
petit-bourgeois, ne décrit rien d'autre qu'une méta­
morphose héroïque de la conscience bourgeoise .
.Le roman, pourrait-on répondre à la théorie du
1 96 Œuvres

roman pur, est comme l'océan. Le sel est sa seule


pureté. Or, quel est le sel de ce livre ? Il en est du sel
épique comme des sels minéraux : il confère aux
choses auxquelles il se mêle un caractère durable.
D'une manière qui la différencie des autres œuvres
littéraires, la durée est un critère de l'épopée. Durée
non pas dans le temps, mais chez le lecteur. Le vrai
lecteur lit une épopée pour << Se souvenir ». Et, assu­
rément, dans ce livre, il se souviendra de deux
choses : de l'histoire du bras et de l'affaire de Mieze.
Comment se fait-il que Franz Biberkopf soit jeté
devant une voiture et qu'il perde son bras ? Qu'on
lui chipe sa petite amie et la tue ? On le sait dès la
deuxième page du livre. << Parce qu'il attend autre
chose de la vie qu'un simple sandwich. » Il ne s'agit
pas, dans son cas, de bons repas, d'argent ou de
femmes ; c'est bien pire. Ce que convoite sa grande
gueule est bien plus vague. Il est dévoré par une
faim de destin. Sans cesse, il faut que cet homme,
pour tenter le diable, emploie -les grands moyens ;
rien d'étonnant à ce que celui-ci revienne sans cesse
pour le chercher. Comment cette faim de destin est
assouvie, apaisée pour toute la vie, et comment
on se contente du sandwich, comment le malfrat
devient sage, voilà toute l'affaire. À la fin, Franz
Biberkopf est sans destin, lucide, helle, comme
disent les Berlinois. Grâce à une grandiose astuce,
Dôblin a rendu cette maturation de son Franz inou­
bliable. À la manière dont les Juifs, au moment de la
Bar-Mitsva, apprennent à l'enfant son second nom
jusque-là secret, Dôblin donne à son Biberkopf un
second prénom. À partir de ce moment il s'appel­
lera Franz Karl. Mais en même temps, quelque
chose de tout à fait étrange est arrivé à ce Franz
Karl, qui devient second portier d'usine. Bien que
Dôblin ait l'œil sur lui, il se peut que cela lui ait
échappé. À ce moment, en effet, Franz Biberkopf a
La crise du roman 197

cessé d'être exemplaire èt, de son vivant même, est


transporté au ciel des personnages de roman. Au
ciel de sa petite loge de portier, l'espoir et le souve­
nir le consoleront de son échec. Quant à nous, nous
ne l'épierons pas dans sa loge. C'est, en effet, la loi
de la forme romanesque : à peine le héros a-t-il su
s'aider lui-même, que son existence ne nous est plus
d'aucun secours. Si cette vérité se manifeste de la
façon la plus grandiose et la plus impitoyable dans
L'Éducation sentimentale, l'histoire de Franz Biber­
kopf est « l'éducation sentimentale » du malfrat.
C'est le stade le plus extrême, le plus vertigineux, le
plus avancé, le stade ultime du vieux roman éduca�
tif bourgeois.
15

Théories du fascisme allemand 1

À propos
de l'ouvrage collectif Guerre et Guerriers,
publié sous la direction d'Ernst Jünger2

Léon Daudet, fils d'Alphonse et lui-même éminent


écrivain, par ailleurs chef du parti royaliste français,
a un jour donné dans son journal L 'Action française
un article sur le Salon de l'automobile, d'où se déga­
geait - dans l'esprit sinon peut-être dans les termes
mêmes - l'équation : << L'automobile c'est la guerre. >>
À l'origine de cette surprenante association, il y avait
l'idée que le développement des moyens techniques,
des cadences, des sources d'énergie, etc. ne trouve
pas une application entière et parfaitement adéquate
dans notre. vie privée, et qu'il réclame pourtant une
justification. Ces innovations, dès lors, se justifient
pour autant qu'elles renoncent à se fondre en une
combinaison harmonieuse, elles se justifient dans
la guerre, qui, par les destructions qu'elle entraîne,
démontre que la réalité sociale n'était pas mûre pour
faire de la technique son organe et que la technique
n'était pas assez puissante pour dominer les forces
sociales élémentaires. Sans diminuer en rien l'im­
portance des causes économiques de la guerre, on

1. N. d. T. : Première publication dans Die Gesellschaft, n° 7


( 1 930), t. Il, p. 32-4 1 . (PR)
2. Krieg und Krieger, éd. Ernst Jünger, Berlin, Junker und Dünn­
haupt Verlag, 1 930, 204 p.
Théories du fascisme allemand 1 99

est en droit d'affirmer que la guerre impérialiste,


dans ce qu'elle a précisément de plus dur et de plus
néfaste, est partiellement déterminée par la disparité
criante entre les moyens gigantesques de la tech­
nique et l'infime travail d'élucidation morale dont ils
font l'objet. En effet, de par sa nature économique, la
société bourgeoise doit retrancher aussi rigoureu­
sement que possible la technique de la sphère dite
spirituelle, elle doit empêcher aussi résolument que
possible la pensée technique de participer à l' organi­
sation sociale. Toute · guerre à venir sera aussi une
révolte de la technique contre la condition servile
dans laquelle elle est tenue. Qu'on ne peut aujour­
d'hui s'interroger sur la guerre qu'à partir d'obser­
vations de cet ordre, que toutes ces questions
renvoient à la question de la guerre impérialiste,
c'est ce qu'on ne croirait pas devoir rappeler aux
auteurs du présent ouvrage, d'autant moins qu'ils
ont combattu dans la Guerre mondiale et, qùoi qu'on
puisse leur objecter par ailleurs, se fondent indis­
cutablement sur l'expérience de cette guerre. Aussi
s'étonne-t-on fort de lire dès la première page :
« Dans quel siècle, pour quelles idées et avec quelles
armes l'on combat - cela ne joue qu'un rôle secon­
daire 1 . , Le plus étonnant est qu'Ernst Jünger, par
cette affirmation, reprend l'un des principes fonda­
mentaux du pacifisme, de tous le plus contestable et
le plus abstrait. Chez Jünger et ses amis, il est vrai,
cette idée ne repose pas tant sur des schémas doc­
trinaux que sur un mysticisme profond et, selon
tous les critères d'une pensée virile, véritablement
dépravé. Mais sa mystique de la guerre n'a rien à
envier à l'idéal stéréotypé de la paix que cultive le
pacifisme. Bien au contraire : même le pacifisme
le plus poussif possède pour l'instant un avantage

1 . N . d. T. : Ibid., p. 1 1 . (PR)
200 Œuvres

sur son frère enragé, il conserve certains points


d'ancrage dans le réel et en particulier quelques
idées de ce que sera la prochaine guerre.
Les auteurs parlent volontiers et avec insistance
de la « Première Guerre mondiale ». Mais ils n'ont
guère su assimiler dans leur expérience personnelle
les réalités du conflit, qu'ils évoquent avec les plus
étranges superlatifs comme l'« effectivité univer­
selle » [das Welthaft-Wirkliche 1] : témoin l'insensi­
bilité avec laquelle ils fixent l'idée des guerres à
venir sans lui associer la moindre représentation
concrète. Ces fourriers de la Wehrmacht nous amè­
neraient presque à penser que l'uniforme constitue
pour eux un but suprême, auquel ils aspirent de
toutes les fibres de leur être, et qui éclipse toute
considération du contexte dans lequel il se trouvera
ensuite employé. Cette attitude devient plus com­
préhensible quand on mesure combien l'idéologie
de la guerre défendue par ces auteurs est déjà péri­
mée au regard du développement des armements en
Europe. Jamais ils ne s'avisent que la bataille de
matériel dans laquelle certains d'entre eux voient la
plus haute révélation de 1' existence, disqualifie les
pauvres emblèmes de l'héroïsme qui ont ici et là
survécu à la Guerre mondiale. Les attaques au gaz,
pour lesquelles les collaborateurs de cet ouvrage
manifestent étonnamment peu d'intérêt, promettent
de donner à la guerre future un visage qui abolira
définitivement les catégories guerrières au profit
des catégories sportives, qui ôtera aux opérations
tout caractère militaire et les rangera entièrement
dans la logique du record. Car sa spécificité stra­
tégique la plus saillante sera d'être une pure et radi­
cale guerre d'agression. Contre les attaques aériennes
au gaz, on sait qu'il n'existe pas de défense efficace.

1 . N. d. T. : Ibid., p. 55. (PR)


Théories du fascisme allemand 20 1

Même les mesures de protection individuelles, telles


que les masques à gaz, sont impuissantes contre le
gaz moutarde et le levisit. De temps à autre, on
apprend des nouvelles « rassurantes », comme l'in­
vention d'un détecteur sonore ultrasensible, qui
réagit au ronronnement des hélices à de très grandes
distances. Puis, quelques mois plus tard, l'invention
d'un avion parfaitement silencieux. La guerre chi­
mique reposera sur des records de destruction et
augmentera jusqu'à l'absurde la prise de risques:
On peut se demander si son déclenchement obéira
encore aux règles du droit international - c'est-à­
dire si elle sera précédée par une déclaration de
guerre ; à son terme, en tout cas, aucune restriction
de cet ordre n'aura plus cours. Avec la distinc­
tion entre civils et combattants - laquelle, comme
on sait, est abolie par la guerre chimique -, le droit
international perd son assise principale. La désor­
ganisation qu'entraîne la guerre impérialiste menace
à vrai dire de la rendre inachevable, comme la der­
nière l'a déjà montré.
Qu'un texte traitant en 1 930 de « la guerre et
[des] guerriers » laisse tout cela de côté, c'est plus
qu'une curiosité, c'est un symptôme. Le symptôme
d'une exaltation juvénile qui débouche sur un culte,
une glorification de la guerre, dont von Schramm et
Günther, en particulier, se font ici les apôtres. Cette
nouvelle théorie de la guerre, qui porte au front la
marque de son origine la plus furieusement déca­
dente, n'est rien d'autre qu'une transposition débri­
dée des thèses de l'art pour l'art au domaine de la
guerre. Or, si cette dernière doctrine tend déjà, sut
son terrain d'origine, à virer au grotesque dans
la bouche de médiocres adeptes, les perspectives
qu'elle ouvre dans cette nouvelle phase sont propre­
ment honteuses. Qui voudrait imaginer un combat­
tant de la Marne ou un ancien de Verdun lisant des
202 Œuvres

phrases telles que celles-ci : « Nous avons fait la


guerre selon des principes très impurs. » « De véri­
tables combats, d'homme à homme et de troupe à
troupe, devenaient de plus en plus rares. >> « Bien
entendu, les officiers du front ont souvent fait de la
guerre un affrontement sans style. >> « L'intégration
des masses, d'éléments de basse extraction, d'es­
prits pratiques et bourgeois, bref, de l'homme du
commun, notamment dans le corps des officiers et
des sous-officiers, a de plus en plus ruiné l'éternelle
aristocratie du métier de soldat 1 • >> On ne pouvait
choisir des accents plus faux, on ne pouvait coucher
sur le papier des idées plus maladroites, ni pronon­
cer des mots plus dénués de tact. Que les auteurs
aient si totalement échoué en ce point précis, la
faute en revient - malgré leurs discours sur les
valeurs éternelles et premières - à la hâte vulgaire
et toute journalistique avec laquelle ils cherchent à
maîtriser le présent sans avoir compris le passé.
Que la guerre comporte des éléments cultuels - oui,
cela a été vrai. Certaines communautés à structure
théocratique ont connu ce phénomène. Mais aussi
insensé qu'il serait de vouloir réhabiliter la guerre
en renflouant ces réalités englouties, aussi pénible
il sera pour ces guerriers en déroute intellectuelle
d'apprendre combien un philosophe juif, Erich
Unger, s'est avancé dans la direction qu'ils n'ont
pas su explorer, à quel point les conclusions qu'il
tire - d'une manière, il est vrai, quelquefois aven­
tureuse - des données concrètes de l'histoire juive
réduisent à néant les spectres sanglants qui sont
évoqués ici 2• Mettre quelque chose en lumière, appe­
ler vraiment les choses par leur nom, cela dépasse

1 . N. d. T. : Ibid., p. 44, 39, 45 et 42. (PR)


2. N. d. T. : Cf. Erich Unger, Über die staatenlose Bildung eines
jüdischen Volkes, Berlin, David, 1 922. (PR)
Théories du fascisme allemand 203

les capacités de nos auteurs. La guerre « échappe à


l'économie de l'entendement ; dans sa raison il y a
quelque chose d'inhumain, de démesuré, de gigan­
tesque, quelque chose qui évoque un phénomène
volcanique, une éruption élémentaire [ . . . ], un for­
midable déferlement de vie, dirigé par une force
douloureuse et profonde, irrésistible, homogène,
qui se déploie sur des champs de bataille d'ores et
déjà mythiques, qui se voue à · des tâches qui débor­
dent largement le cercle de ce qui est actuellement
concevable 1 ». C'est là la faconde d'un soupirant qui
mal étreint. En effet, ils ne savent pas étreindre une
idée. Il faut la leur présenter à plusieurs reprises, et
c'est ce que nous entreprendrons de faire ici.
Cette idée, la voici : la guerre - la guerre « éter­
nelle », dont il est si souvent question ici, non moins
que la dernière - serait la plus haute expression de
la nation allemande. On aura compris que derrière
la « guerre éternelle » se cache l'idée d'une guerre
cultuelle, que derrière la « dernière guerre » se cache
l'idée d'une guerre technique, et que les auteurs se
montrent incapables d'éclaircir les relations qui
se dessinent de l'une à l'autre. Mais cette dernière
guerre présente encore une autre caractéristique.
Elle n'a pas seulement été la guerre des batailles de
matériel, elle a aussi été une guerre perdue. En ce
sens très particulier, certes, elle est spécifiquement
allemande. D'autres peuples pourraient dire qu'ils
ont fait cette guerre de tout leur être, mais pas
qu'ils l'ont perdue de tout leur être. La confronta­
tion avec cette guerre perdue ébranle l'Allemagne
depuis 1 9 1 9 ; le trait particulier, dans cette dernière
phase à laquelle nous assistons aujourd'hui, est que
c'est justement la défaite qui est revendiquée comme
une qualité essentiellement allemande. On peut par-

1 . N. d. T. : Krieg und Krieger, op. cit., p. 57. (PR)


204 Œuvres

1er d'une « dernière phase », car ces tentatives pour


digérer la défaite s'articulent clairement en plu­
sieurs temps. Il s'agissait tout d'abord, par un aveu
de culpabilité hystériquement étendu à l'humanité
entière, de pervertir la défaite en une victoire inté­
rieure. Cette politique, qui donna son manifeste à
· l'Occident déclinant, était l'image fidèle de la « révo­
lution » allemande réfléchie au miroir de l'avant­
garde expressionniste. Puis on essaya d'oublier la
guerre perdue. La bourgeoisie en soufflant lourde­
ment se retourna de l'autre côté, et pouvait-on rêver
plus doux oreiller que le roman ? Les terreurs des
années passées devinrent un duvet moelleux sur
lequel chaque bonnet de nuit pouvait laisser son
empreinte. La dernière tentative, celle à laquelle
nous avons affaire ici, se distingue des précédentes
par la tendance à prendre la défaite plus au sérieux
que la guerre elle-même. - Qu'est-ce .donc que cela
signifie, de gagner ou de perdre une guerre ? Le
double sens, dans chacun de ces termes, saute aux
yeux. Le premier, le sens manifeste, désigne certes
l'issue de la guerre, mais le deuxième, qui y creuse
ce vide, cette caisse de résonance particulière, porte
sur la guerre tout entière, il décrit comment son
issue affecte la réalité même qu'elle a pour nous. Il
signifie : la guerre reste aux mains du vainqueur;
elle échappe au vaincu ; il signifie : le vainqueur se
l'approprie, en fait son bien, le vaincu en est dépos­
sédé, il doit vivre sans elle. Et non pas seulement la
guerre prise absolument et en général, mais aussi le
moindre de ses épisodes, le plus subtil de ses mou�
vements, la plus obscure de ses opérations. Gagner
ou perdre une guerre, à en croire la langue, cela
affecte si profondément la structure de notre exis­
tence, que nous en devenons pour le restant de
notre vie plus riches ou plus pauvres en signes, en
images, en découvertes. Et comme nous avons
Théories du fascisme allemand 205

perdu l'une des plus, grandes guerres de l'histoire


universelle, une guerre à laquelle toute la substance
matérielle et spirituelle du peuple était liée, on
mesure ce que signifie une telle perte.
On ne peut certes reprocher aux amis de Jünger
de ne pas avoir mesuré cette perte. Mais comment
ont-ils affronté cette expérience prodigieuse ? Ils ont
continué à se battre. Ils ont célébré le culte de la
guerre, alors même qu'il n'y avait plus de véritable
ennemi. Ils se sont pliés aux envies de la bourgeoisie,
qui appelait le déclin de l'Occident comme un éco­
lier qui voudrait bien voir sa faute de calcul noyée
sous une tache d'encre. Ils répandaient le déclin,
prêchaient partout le déclin. Vouloir se représenter
ne serait-ce qu'un instant ce qui avait été perdu, au
lieu de s'y cramponner convulsivement, ils n'en
étaient pas capables. Ils ont toujours été les premiers
et les plus âpres ennemis de toute réflexion. Ils ont
laissé passer la grande chance du vaincu, la méthode
russe consistant à transposer la lutte dans une autre
sphère, jusqu'à ce qu'il soit trop tard et qu'en Europe
les peuples soient retombés au rang de simples par­
tenàires des traités commerciaux. « On ne fait plus la
guerre, on l'administre », se plaint l'un des auteurs 1 .
C'est à quoi l'après-guerre allemand devait remé­
dier. Cet après-guerre était une protestation contre
le précédent, non moins qu'un refus du pouvoir civil
dont celui-ci portait la marque. Il fallait avant tout
dépouiller la guerre de sa détestable composante
rationnelle. Et certes, cette troupe baignait dans. les
vapeurs exhalées de la gueule du loup Fenris 2• Mais
il n'y avait là rien qui pût soutenir la comparaison

1 . N. d. T. : Ibid., p. 88. (PR)


2. N. d. T. : Animal fabuleux de la mythologie nordique.
Enchaîné dans sa jeunesse, il se libère au moment de l'incendie
universel, s'engage du côté des puissances maléfiques, dévore
Odin, avant d'être tué par le fils de celui-ci. (PR)
206 Œuvres

avec les grenades à gaz vésicant. Dans la grisaille


des casernes et des immeubles ouvriers où s'entas­
saient conscrits et familles surexploitées, ce sortilège
de l'éternelle destinée germanique prit des relents
pestilentiels. Et s'il ne fit pas l'analyse matérialiste
de cette évolution, un esprit libre, savant et réelle­
ment dialectique comme Florens Christian Rang 1 ,
dont la vie montre plus d e véritable germanité que
des régiments entiers de ces désespérés, sut alors
déjà leur opposer des phrases durables, puisées à
une sensibilité encore intacte. << La croyance démo­
niaque en une destinée frappant d'inanité la vertu
humaine, l'obscur entêtement qui brûle la victoire
des forces de lumière dans le brasier où sombre le
monde des dieu;<c, [ . . ] la fausse gloire que se donne
.

. la volonté en entretenant le culte de la mort au com­


bat, qui méprise et rejette la vie au profit de l'idée,
cette nuit chargée de nuages qui depuis des millé­
naires déjà nous écrase, et au lieu d'étoiles ne nous
offre pour guides que des éclairs qui nous laissent
étourdis et hagards, dans une obscurité plus étouf­
fante encore : cette vision épouvantable d'un monde
livré à la mort et non à la vie, cette conception qui
dans la philosophie de l'idéalisme allemand atténue
l'épouvante en rappelant que derrière les nuages
scintille le ciel étoilé - cette tendance fondamentale
de l'esprit allemand est profondément dépourvue de
volonté, elle ne pense pas vraiment ce qu'elle dit, elle
est une attitude rampante, une lâcheté, une volonté
de ne pas savoir, un refus de vivre, mais aussi de
mourir [ . ] Car telle est l'attitude timorée de l'Alle­
. .

mand face à la vie, mais oui : il veut pouvoir la reje­


ter quand il ne lui en coûte rien, dans un moment

1 . N. d. T. : Florens Christian Rang ( 1 864-1 924), écrivain alle­


mand, théologien et penseur politique, ami de Benjamin depuis
1 9 1 8. (PR)
Théories du fascisme allemand 207

d'ivresse, ayant pourvu aux besoins de ses proches et


en revêtant cet éphémère sacrifice d'une gloriole
éternelle. » Quand on lit ensuite dans le même
contexte : « Il aurait suffi de deux cents officiers prêts
à donner leur vie pour abattre la révolution à Berlin
- et pareillement partout ailleurs -, mais il ne s'en
trouva pas un seul. Dans l'absolu, beaucoup auraient
bien voulu venir à la rescousse, mais sur un plan
moins absolu, c'est-à-dire en réalité, personne ne
voulut faire le premier pas, prendre la tête du mou­
vement ou s'avancer seul. Ils préférèrent se laisser
arracher les épaulettes en pleine rue 1 » - les amis de
Jünger, à entendre ce langage, se croiront peut-être
en pays de connaissance. Il est sûr en tout cas que
celui qui écrit ainsi connaît de l'intérieur la position
et les usages des auteurs réunis dans ce recueil.
Peut-être partageait-il même leur hostilité envers le
matérialisme, jusqu'à ce qu'elle se coule dans le lan­
gage de la bataille de matériel.
Si au début de la guerre l'idéalisme était fourni
par l' État et le gouvernement, la troupe, ensuite, se
vit de jour en jour plus gravement réduite à la réqui­
sition. Toujours plus sombre, toujours plus mortel,
toujours plus · gris acier devint son héroïsme, tou­
jours plus lointaines et brumeuses les sphères d'où
brillaient encore la gloire et l'idéal, toujours plus
raide le maintien de ceux qui se considéraient
moins comme les combattants de la Guerre mon­
diale que comme les exécuteurs de l'après-guerre.
Le « maintien » - il n'est question que de cela dans
leurs discours. Qui nierait que le soldat en soit
capable ? Mais c'est à la langue que s'apprécie la

1 . N. d. T. : Florens Christian Rang, Deutsche Bauhütte. Ein


Wort an uns Deutsche über mogliche Gerechtigkeit gegen Belgien
und Frankreich und zur Philosophie der Politik, Sannerz et Leipzig,
Gemeinschafts-Verlag E. Arnold, 1924, p. 5 1 sq. (PR)
208 Œuvres

qualité du maintien, en quelque domaine que ce


soit, et pas seulement, comme on le croit volontiers,
pour qui fait profession d'écrire. Or la langue, chez
ceux qui se sont conjurés ici, ne résiste pas à
l'épreuve. Jünger a beau affirmer après les nobles
dilettantes du xvne siècle que la langue allemandè
est une langue primitive - dans quel sens il l'en­
tend, c'est ce qu'il trahit en ajoutant qu'elle inspire
à ce titre une insurmontable défiance à la civilisa�
tion, au monde policé. Cette défiance ne peut pour­
tant se mesurer à celle que doivent éprouver ses
propres compatriotes lorsqu'ils voient la guerre pré­
sentée comme un « puissant correcteur » qui << prend
le pouls » de l'époque, leur interdit d'<< évacuer » une
<< conclusion avérée » et les appelle à aiguiser leur
regard pour les << ruines [cachées] sous le vernis
éclatant 1 ». Mais ce qui est plus .h onteux que de
tels manquements, dans ces constructions intellec­
tuelles qui se voudraient cyclopéennes, c'est l'agen­
cement impeccable des idées, ce raisonnement sans
aspérité qui ferait honneur à n'importe quel édi­
torial, et ce qui est encore plus pénible que cette
aisance de la pensée, c'est la médiocrité de la sub­
stance. << En tombant, nous raconte-t-on, les vic�
times de la guerre quittèrent une réalité imparfaite
pour une réalité parfaite, une Allemagne des phéno­
mènes temporels pour une Allemagne éternelle 2• »
On sait ce qu'il en est de la première, mais l'Alle­
magne éternelle serait dans une situation peu
enviable si nous ne pouvions nous la représenter
qu'à travers la déposition de témoins si volubiles.
Comme ils ont acquis à peu de frais le << sentimerit
inébranlable de l'immortalité », la certitude que
<d'on a porté jusqu'à l'effroyable les horreurs de la

l. N. d. T. : Krieg und Krieger, op. cit., p. 58, 60 sq. (PR)


2. N. d. T. : Ibid., p. 29. (PR)
Théories du fascisme allemand 209

dernière guerre », la symbolique du « sang bouillon­


nant au fond de soi 1 » ! Ils ont, dans le meilleur des
cas, combattu à la guerre qu'ils célèbrent ici. Mais
nous n'admettrons pas que vienne nous parler de
la guerre celui qui ne connaît rien d'autre que la
guerre. Radicaux à notre manière, nous demande- -
rans : D'où venez-vous ? Et que savez-vous de la
paix ? Vous êtes-vous jamais heurtés à la paix - dans
un enfant, un arbre, un animal - comme vous vous
êtes heurtés sur le champ de bataille à un avant­
poste ennemi ? Sans même attendre la réponse,
nous savons bien que non. Non que vous n'eussiez
alors été capables de célébrer la guerre, et même
plus passionnément que vous ne le faites. Mais la
célébrer comme vous le faites, cela vous n'en auriez
pas été capables. Comment Fortinbras eût-il témoi­
gné en faveur de la guerre ? C'est ce que nous
indique la technique de Shakespeare. De même que
le poète fait ressortir l'ardente passion de Roméo
pour Juliette en présentant le héros d'abord amou­
reux de Rosalinde, Fortinbras aurait commencé par
un éloge de la paix si envoûtant, si suave, qu'en­
suite, lorsqu'il se serait finalement prononcé pour la
guerre, chacun aurait dû s'avouer avec effroi : il faut
que des forces impérieuses, des forces sans nom
soient en jeu, pour qu'un être aussi pénétré du bon­
heur de la paix en vienne à se vouer corps et âme à
la guerre. - Ici, rien de tel. La parole est aux fli­
bustiers professionnels. L'horizon s'embrase, mais
reste très étroit.
Que voient-ils dans ses flammes ? Ils voient - nous
pouvons ici nous en remettre à F. G. Jünger 2 - une
transformation : « La guerre est traversée de bout en

1 . N. d. T. : Ibid., p. 64, 34, 1 33. (PR)


2. N. d. T. : Friedrich Georg Jünger ( 1 898-1 977), écrivain alle­
mand, frère cadet d'Ernst Jünger. (PR)
210 Œuvres

bout par des lignes de partage spirituel ; à la trans­


formation du combat répond la transformation des
combattants. Celle-ci devient visible lorsqu'on com­
pare les visages fougueux, immatériels, enthousiastes
des soldats d'août 1 9 1 4 aux visages mortellement
épuisés, décharnés, impitoyablement tendus des
combattants après les batailles de matériel de 1 9 1 8 .
Derrière cet affrontement toujours plus intense,
tendu comme un arc jusqu'à la rupture finale, surgit
inoubliablement leur visage, façonné et animé par
une formidable commotion spirituelle qui les ébranle
un peu plus profondément à chaque station du cal­
vaire qui est le leur, à chacune de ces batailles qui
forment le hiéroglyphe d'un travail d'anéantisse­
ment patient et acharné. On voit ici apparaître
ce type de soldat qui s'est forgé dans la réalité
inflexible, froide et sanglante, dans le martèlement
incessant des batailles de matériel. Il est marqué
par la dureté nerveuse du combattant-né, par une
expression de responsabilité solitaire et d'abandon
moral. Dans cette lutte, qui gagnait des couches tou­
jours plus profondes, s'éprouvait son rang. La voie
qu'il suivait était étroite et dangereuse, mais c'était
une voie qui pointait vers l'avenir 1 • » À chaque fois
que l'on rencontre, dans ces pages, des formula­
tions précises, des accents authentiques, des raisons
solides, c'est toujours à propos de la réalité qui est ici
visée, de cette réalité qu'Ernst Jünger décrit comme
la mobilisation totale et Ernst von Salomon 2 comme
le paysage du front. Un publiciste libéral qui cher­
chait dernièrement à ranger ce nouveau nationa­
lisme sous la rubrique de l'« héroïsme par ennui » n'a

1. N. d. T. : Krieg und Krieger, op. cit., p. 65. (PR)


2. N. d. T. : Ernst von Salomon (1902- 1 972), écrivain allemand,
dans sa jeunesse membre des corps francs, condamné à plusieurs
années de réclusion pour avoir participé à l'attentat contre Rathe­
nau. (PR)
Théories du fascisme allemand 211

pas, comme on le voit ici, pris la mesure du phéno­


mène. Ce type de soldat est une réalité, il est un
témoin survivant de la Guerre mondiale, et c'est
en vérité ce paysage du front, sa patrie véritable,
qu'on défendit dans l'après-guerre. Ce paysage exige
qu'on s'y arrête plus longuement.
Disons-le en toute amertume : devant le paysage
livré à la mobilisation totale, le sentiment allemand
de la nature a pris ·un essor inattendu. Les génies de
la paix qui s'y étaient si voluptueusement installés
avaient été évacués, et aussi loin que portait le
regard par-delà les tranchées, tout le terrain alen­
tour offrait le visage même de l'idéalisme allemand,
chaque entonnoir de grenade était un problème,
chaque enchevêtrement de bârbelés une antino­
mie, chaque pointe de fer une définition, chaque
explosion une position de principe, et le ciel par là­
dessus était, le jour, l'intérieur cosmique du casque
d'acier, la nuit, la loi morale au-dessus de toi. La
technique, avec des lignes de feu et des réseaux de
tranchées, a voulu reproduire les traits héroïques
de l'idéalisme allemand. Elle s'est fourvoyée. Car
les traits qu'elle croyait héroïques étaient en fait
hippocratiques, c'étaient les traits de la mort. Pro­
fondément pénétrée de sa propre abjection, elle
modela ainsi le visage apocalyptique de la nature, la
réduisit au silence, alors qu'elle était précisément
la force qui aurait pu faire accéder la nature au
langage. La guerre, cette guerre métaphysique et
abstraite dont se réclame le nouveau nationalisme,
n'est rien d'autre qu'une tentative pour faire de la
technique la clé mystique permettant de résoudre
immédiatement le mystère d'une nature comprise
sur le mode idéaliste, au lieu d'utiliser et d'éclair­
cir ce mystère _par le détour d'une organisation
humaine. Le « destin » et le « héros » trônent dans ces
têtes comme Gog et Magog, réclamant pour vic-
212 Œuvres

times non seulement les enfants des hommes mais


aussi les fruits de leur pensée. Tout ce que l'on a pu
imaginer de simple, de droit, de naïf pour améliorer
la vie commune des humains se trouve englouti
dans la gueule râpée de ces idoles grimaçantes, qui
le digèrent en rotant des salves de mortier de 42 .
Il arrive que l'un ou l'autre des auteurs éprouve
quelque embarras à conjuguer l'héroïsme et la
bataille de matériel. Mais ce n'est pas la règle géné­
rale, loin· de là, et rien du reste n'est plus com­
promettant que les digressions larmoyantes par
lesquelles s'exprime ici la déception sur la « forme
prise par la guerre », sur l'<< absurde mécanisation
de la guerre de matériel », dont les âmes nobles
<< étaient manifestement lassées 1 ». C'est au contraire
quand tel ou tel essaye de voir les choses en face
qu'on s'aperçoit le plus clairement combien la notion
d'<< héroïsme » s'est inopinément métamorphosée
sous leur plume, combien les vertus de dureté, d'im­
passibilité, d'inflexibilité qu'ils célèbrent sont en
réalité moins celles du soldat que celles du vétéran
de la lutte des classes. Ce qui se profile sous le
masque d'abord de l'engagé volontaire de la Grande
Guerre, puis du mercenaire de l'après-guerre, c'est
en vérité le fidèle exécutant fasciste de la guerre des
classes, et ce que les auteurs désignent sous le terme
de << nation », c'est une classe de maîtres soutenue
par de tels exécutants, une classe qui, trônant sur
des hauteurs inaccessibles, n'a de comptes à rendre
à personne et surtout pas à elle-même ; elle offre la
face de sphinx du producteur, qui promet d'être très
bientôt l'unique consommateur de ses propres mar­
chandises. Avec ce visage de sphinx, la nation des
fascistes apparaît comme un nouveau mystère de
la nature, un mystère économique qui s'ajoute à

1. N. d. T. : Ibid., p. 37. (PR)


Théories du fascisme allemand 213

l'ancien et qui, bien loin d'éclairer celui-ci à l'aide


de la technique, en fait ressortir les traits les plus
menaçants. Dans le parallélogramme des forces que
dessinent ici la nature et la nation, la diagonale est
la guerre.
On comprend que, parmi les articles de ce volume,
les meilleurs et les plus profonds viennent à demander
comment << la guerre peut être maîtrisée par l' État 1 • »
Car l' État, à l'origine, ne joue pas le moindre rôle
dans cette théorie mystique de la guerre. L'idée
d'une << maîtrise » exercée sur la guerre ne doit pas
un instant être prise dans un sens pacifiste. L'Etat
est au contraire requis de se conformer, dès le stade
de sa construction et de son implantation, aux forces
magiques qu'il doit mobiliser à son profit en temps
de guerre, et de se montrer digne d'elles. Sans quoi,
nous dit-on, il ne parviendra jamais à utiliser la
guerre à ses fins propres. La carence du pouvoir
politique face à la guerre constitue, pour ceux qui se
sont retrouvés ici, le fait initial à partir duquel ils ont
engagé une réflexion indépendante. Les formations
hybrides apparues vers la fin de la guerre, sortes de
confréries tenant encore par un bout à la représen- ·

tation régulière du pouvoir politique, ne tardèrent


pas à se constituer en troupes de mercenaires auto­
nomes, et les capitaines de finance qui pendant l'in­
flation commencèrent à douter de la capacité de
l' État à protéger leurs avoirs surent apprécier les
services offerts par de telles troupes, qui pouvaient à
tout instant être mises en branle, par l'intermédiaire
d'officines privées ou de responsables militaires,
aussi facilement qu'on se procure un paquet de riz
ou une botte de navets. Même le présent ouvrage
évoque le verbiage idéologique d'un prospectus van­
tant les mérites d'un nouveau type de mercenaire ou

L N. d. T. : Ibid., p. 163. (PR)


214 Œuvres

mieux - de condottiere. L'un des auteurs déclare


sans ambages : « Le vaillant soldat de la guerre de
Trente Ans se vendait [ . . . ] corps et âme, ce qui est
toujours plus noble que de vendre seulement ses
idées et son talent 1 . , Lorsque toutefois il poursuit en
disant que le mercenaire de l'après-guerre allemand
ne se vendait pas, mais s'offrait gratuitement, cela
doit être rapporté à la remarque du même auteur
concernant la solde relativement élevée de ces
troupes. Une solde qui a, non moins que les nécessi­
tés techniques du métier, contribué à forger le dur
profil de ces nouveaux guerriers : ingénieurs de
guerre de la classe dominante, ils font pendant aux
cadres supérieurs en redingote. Dieu sait si leurs
gestes impérieux doivent être pris au sérieux, si leur
menace n'a rien de risible. Le pilote d'un seul avion
chargé de bombes chimiques réunit entre ses mains
tous les pouvoirs qui concourent à ravir la lumière,
l'air et la vie au citoyen, et qui, en temps de paix, sont
répartis entre des milliers de chefs de bureau. Le
simple bombardier qui, dans la solitude des airs,
seul avec lui-même et son Dieu, agit sur procura­
tism de son supérieur gravement malade à savoir
...;._

l'Etat - et appose une signature derrière laquelle


l'herbe ne repousse pas : c'est bien là le chef « impé­
rial » que nos auteurs ont en vue.
Tant que l'Allemagne n'aura pas brisé les traits de
Méduse dont l'assemblage lui est présenté ici, elle
ne peut espérer aucun avenir. Brisé, ou peut-être
mieux : adouci. Il ne s'agit certes pas 9-'y répondre
par de bienveillantes exhortations ou une sollicitude
qui ne sont pas de mise en l'espèce ; il ne s'agit pas
davantage d'ouvrir la voie à l'argumentation, au
débat où chacun s'efforcera de convaincre l'autre. Il
s'agit en revanche de rassembler toute la clarté que

1 . N. d. T. : Ibid., p. 1 18. (PR)


Théories du fascisme allemand 215

jettent encore l e langage et i a raison pour la diriger


sur cette « expérience primordiale >> et ses ténèbres
stériles, d'où cette mystique de la mort universelle
se répand dans le grouillement repoussant de ses
milliers de pattes conceptuelles. La guerre qui se
dévoile sous cette lumière n'est pas plus la guerre
« éternelle >> qu'invoquent ces nouveaux Allemands,
que la « dernière >> dont rêvent les pacifistes. Elle
n'est en réalité rien d'autre que ceci : l'unique,
l'effrayante et dernière chance que nous ayons de
corriger l'incapacité des peuples à ordonner leurs
rapports mutuels conformément à la relation qu'ils
instaurent, par la technique, avec la nature. Si cette
correction échoue, des millions de corps humains
seront certes déchiquetés et dévorés par le gaz et
l'acier - ils le seront inévitablement -, mais même
les habitués des terrifiantes puissances chthoniennes,
qui emportent leur Klages 1 dans le havresac, ne
connaîtront pas un dixième de ce que la nature pro­
met à ses enfants moins curieux, plus sages, qui ne
trouvent pas dans la technique un fétiche du déclin,
mais une clé du bonheur. Ceux-ci, de leur côté, don­
neront la preuve de leur sagesse à l'instant où ils
refuseront de voir dans la prochaine guerre . un
surgissement magique, où ils découvriront plutôt
l'image de la réalité quotidienne et la métamorpho­
seront par là même en une guerre civile, exécu­
tant le tour de prestidigitation marxiste qui seul
est capable de faire / pièce à cet obscur sortilège
runique.

1 . N. d. T. : Ludwig Klages ( 1 872-1956), philosophe et psycho­


logue allemand, l'un des inventeurs de la graphologie scientifique.
Principal ouvrage : L'Esprit, adversaire de l'âme ( 1 929). (PR)
16

Contre un chef-d'œuvre 1

À propos du livre de Max Kommerell,


L 'Écrivain comme guide
dans la littérature classique allemande2

S'il existait un conservatisme allemand digne de


ce nom, il devrait reconnaître dans ce livre sa
magna charta. Mais il n'existe plus rien de tel depuis
quatre-vingts ans. Aussi ne devrions-nous pas nous
tromper de beaucoup en supposant que Kommerell
n'aura guère trouvé de critique plus fouillée que
celle-ci, qui lui vient d'un autre bord. Son livre offre
l'un de ces rares moments qui marquent la vie d'un
critique, où personne ne vient le questionner sur la
qualité de l'ouvrage, sa forme stylistique, la compé­
tence de l'auteur. Tout cela ne fait aucun doute.
Rarement a-t-on ainsi écrit l'histoire de la littéra­
ture : ses développements à multiples facettes, la sur­
face impénétrable de cette certitude adamantine,
taillée en arêtes vives et symétriques, en laquelle
nous reconnaissons depuis longtemps la Pierre noire
sertie dans la Kaaba de l'école de George 3. Du prix
1 . N. d. T. : Première publication dans Die litërarische Welt,
15. août 1930 (6" année, n° 33/34). (PR)
2. Max Kommerell, Der Dichter als Führer in der deutschen Klas­
sik. Klopstock, Herder, Goethe, Schiller, Jean Paul, Holderlin, Ber­
lin, Georg Bondi, 1928, 486 p.
3 . N. d. T. : Stefan George ( 1 868-1933) est l'auteur d'une œuvre
poétique extrêmement exigeante, à la limite de l'ésotérisme. Il ras­
sembla autour de lui un cénacle soudé par la foi en la mission pro­
phétique du poète. (PR)
Contre un chef-d'œuvre 217

d u sang, du mépris de la musique, de la haine de la


foule, jusqu'à l'amour des garçons, pas un thème
qui ne se présente au premier appel, crié ou chu­
choté, et pas un qui n'ait grandi depuis la dernière
fois que nous l'avons rencontré. Les maximes cri­
tiques, les critères, que Gundolf 1 maniait encore
avec la raideur formelle d'un maître chanteur, sont
ici mis au rancart, ou plutôt fondus au feu d'une
expérience qui a pu renoncer à la distinction hiéra­
tique entre l'œuvre et la vie, parce qu'elle soumet
l'une et l'autre à une approche physiognomonique,
non-psychologique au sens le plus strict. C'est pour­
quoi dans presque tout ce qui est dit sur les indivi­
dus, moins d'ailleurs sur les personnes elles-mêmes
que sur leurs amitiés, leurs querelles, leurs ren­
contres et leurs séparations, l'exactitude rivalise
avec l'audace du regard. Les aperçus authentique­
ment anthropologiques dans cet ouvrage - comme
dans les horoscopes, les traités de chiromancie et
la littérature ésotérique en général - sont d'une
richesse étonnante. C'est du reste parmi ces disci�
plines occultes qu'il faut ranger la doctrine du héros
développée par Stefan George. Dans les figures
qui peuplent cette cour des Muses qu'est Weimar à
l'époque de Goethe, le héros se décline tantôt comme
devin, tantôt comme dieu Pan, tantôt comme satyre,
voire comme centaure. On sent combien les clas­
siques montaient à cheval.
Comment des personnages si enclins à se figer
dans les poses de leurs monuments ont-ils pu s'ani­
mer ainsi ? L'auteur ne s'en tient pas à ce qui s'est
réellement passé : il dévoile aussi ce qui n'a pas eu

l. N. d. T. : Friedrich Gundolf (1880-1931), historien de la littéra­


ture et membre du cercle de Stefan George. Il est l'auteur de travaux
sur Goethe, Shakespeare, Paracelse, Kleist. Il en est longuement
question dans l'essai de Benjamin sur les Affinités électives de Goethe
(cf. t. I, p. 295, 332-336, 391). (PR)
218 Œuvres

lieu. Bien entendu, il n'invente pas les événements


- sous la forme par exemple de scènes imagi­
naires -, il les donne clairement pour ce qu'ils
sont, des événements qui n'ont effectivement pas eu
lieu. Sa vision de l'histoire émerge de l'arrière-plan
du possible, sur lequel le relief du réel jette ses
ombres. Il est conforme à cette approche que la
recherche d'effets brillants ne tienne aucune place
dans la composition, et que ce soient les plans les
plus reculés et les plus sombres qui paraissent aussi
les plus travaillés. Cet ouvrage campe pour la pre­
mière fois les grands antagonismes - entre Jacobi
et le jeune Goethe, Herder et le Goethe de Weimar,
Schiller et les Schlegel, Klopstock et le roi -, en
interaction avec lesquels les grandes amitiés de
l'époque classique ont pu prendre corps. Que · ces
antagonismes soient présentés en toute impartialité,
c'est ce qu'il ne faut ni attendre, ni souhaiter. Mais
la manière dont les accents sont distribués est carac­
téristique de l'ouvrage et de son dessein secret. Si
rien n'est ici laissé au hasard, peu de traits sont
aussi révélateurs que le jugement désastreux que
l'auteur porte sur les frères Schlegel après les avoir
confrontés à Schiller. Il serait absurde d'y chercher
une quelconque « équité historique ». Il s'agit d'autre
chose. Le romantisme est à l'origine du renouveau
de la poésie lyrique allemande opéré par George. Il
est également à l'origine du développement philoso­
phique et critique qui s'élève aujourd'hui contre
cette œuvre. Rejeter le romantisme à l'arrière-plan
n'est pas, d'un point de vue stratégique, une vaine
entreprise, mais c'est encore moins un acte inno­
cent. C'est nier, avec les origines de sa propre posi­
tion, les forces qui jaillissent en son cœur et vont
au-delà. Le classicisme dont on nous parle ici est
une invention tardive et très politique de ce cercle.
Il n'est pas fortuit qu'elle nous vienne d'un élève de
Contre un chef-d'œuvre 219

Wolters 1 • Une approche dialectique de la poésie de


George donnera toujours au romantisme une place
centrale ; une approche orthodoxe, héroïque, ne
peut rien faire de plus avisé que d'en minimiser
autant que possible l'importance.
En effet : ce livre, avec un radicalisme que n'avait
atteint aucun de ses précurseurs · dans le cercle de
George, inaugure une histoire ésotérique de la lit­
térature allemande. Ce n'est de l'histoire littéraire
que pour le profanum vulgus ; en vérité, il s'agit
d'une histoire du salut des Allemands. Une histoire
qui, de rencontres en alliances, de testaments en
préceptes, menace à chaque instant de tomber dans
l'apocryphe, l'ineffable et le douteux. La parenté des
génies grec et allemand constitue le centre autour
duquel tourne une doctrine porteuse d'avenir, qui
nous révèle le secret de la véritable germanité et
les voies impénétrables de l'apothéose allemande.
L'Allemand est l'héritier de la mission grecque ; la
mission de la Grèce était d'enfanter le héros. Il va
de soi que cette hellénité apparaît ici hors de tout
contexte, comme un champ de forces mythologique.
Ce n'est pas non plus un hasard si l'on perçoit
l'écho, même affaibli, d'un célèbre passage de la
correspondance de Hôlderlin sur l'esprit grec et
l'esprit allemand, lorsque notre auteur exige de la
littérature nationale qu'elle s'imprègne jusqu'au
plus intime du génie de la race, tout en conservant
à l'égard de celle-ci la plus grande distance inté­
rieure, et lorsqu'il voit dans la « pudeur » la marque
infaillible de son authenticité 2• Ces mots laissent
deviner quelle vaste culture inspire les forces qui

1 . N. d. T. : Friedrich Wolters ( 1 876-1 930), écrivain et historien


de la littérature, professeur à Marburg, puis à Kiel ; il édita avec
Gundolf le Jahrbuch für die geistige Bewegung. (PR)
2. N. d. T. : M. Kommerell, op. cit., p. 45. Cf. F. Hôlderlin, lettre
à Bôhlendorff du 4 décembre 1 80 1 . (PR)
220 Œuvres

composent ce très germanique crépuscule des dieux.


Car la rune, l'exégèse 1 , l'ère 2, le sang, le destin,
demeurent comme autant de nuées d'orage dans le
ciel, après que se soit couché le soleil lechterien 3
qui jadis les baignait dans son incandescence. Ils
envoient pour nous guider des éclairs qui nous
plongent, pour reprendre la formule du plus pro·
fond critique de la germanité depuis Nietzsche,
Florens Christian Rang, « dans une obscurité plus
étouffa,nte encore : cette vision épouvantable d'un
monde livré à la mort et non à la vie 4 ». Mais
comme le tonnerre phraséologique qui suit de tels
éclairs est impuissant et verbeux ! On l'entend gron"
· der dans tous les livres de ce cercle. Ces discoureurs
intarissables ne nous gagnent pas à la doctrine
qu'ils enseignent, ils n'emportent pas notre convie·
tion. << Il n'y a rien à tirer des prédicateurs et des
recruteurs - quand bien même ils recruteraient
pour la cause la plus pure et ne prêcheraient rien
d'autre que l'amour -, car ils considèrent même
l'homme le plus riche comme un simple matériau
pour
· parvenir à leurs fins 5 » - cette expérience,
si magistralement formulée par Kommerell, est
celle que Goethe devait faire avec Lavater ; mais on
éprouve aussi quelque chose de semblable à la lee·

1. N. d. T. : Deute est un de ces archaïsmes que prisaient les dis­


ciples de George. Il renvoie à la racine gothique de mots comme
bedeuten (signifier), deuten, ausdeuten (interpréter). (PR)
2. N. d. T. : Ewe, autre archaïsme, vient d'un terme gothique
signifiant le temps, l'éternité (en allemand moderne : Ewigkeit) ; le
mot est apparenté au latin aevum. (PR)
3. N. d. T. : Melchior Lechter ( 1 865-1937), peintre du Jugendstil
et illustrateur des livres de Stefan George. (PR)
4. N. d. T. : Florens Christian Rang, Deutsche Bauhütte. Ein
Wort an uns Deutsche über mogliche Gerechtigkeit gegen Belgien
und Frankreich und zur Philosophie der Politik, op. cit., p. 5 1 . Cf.
supra, « Théories du fascisme allemand >>, p. 206 sq. (PR)
S. N. d. T. : M. Kommerell, op. cit., p. 124. (PR)
Contre un chef-d'œuvre 221

ture de ce livre. L'image de l'Relias se noie progres­


sivement dans l'éclat aveuglant d'un matin << où la
jeunesse sent naître la patrie nouvelle dans une
fervente communion et dans le cliquetis d'armes
jusque-là trop profondément enfouies 1 >>. << Le mot
Held [héros], lit-on dans un autre passage, n'a pas
encore traversé cette réalité [ . . .] Mais ce mot est
nimbé d'une réalité encore à venir : si les peuples
voisins désignent le héros par des mots empruntés
aux Grecs, nous possédons, nous, un radical verna­
culaire et, par là, l'attente de la chose qu'il nomme.
Mais qui craindrait le marteau le plus dur, la forge
la plus ardente de notre destinée future si, sous ces
coups et dans cette fournaise, le héros devait deve­
nir un demi-dieu ? 2 >>
Simples fleurs de rhétorique ? Hélas non : on
entend ici l'entrechoquement de runes d'acier, le
dangereux anachronisme du langage des sectes. Il
faut, pour vraiment comprendre ce livre, avoir exa­
miné la relation fondamentale que les sectes entre­
tiennent avec l'histoire. Celle-ci n'est jamais pour
elle� un objet d'étude, mais toujours l'objet d'une
revendication. Elles cherchent à s'approprier le
passé comme un titre de haute origine ou comme
un paradigme. C'est ainsi que la littérature clas­
sique devient ici un modèle. La grande préoccupa­
tion de l'auteur est de tirer de cette littérature
l'exemple premier et canonique d'une révolte alle­
mande contre l'époque, d'une guerre sainte des
Allemands contre le siècle, telle que George devait
plus tard la proclamer. Une chose serait de justifier
cette thèse, autre chose de se demander si cette lutte
s'est achevée victorieusement, et encore autre chose
d'examiner si elle possède vraiment une valeur

1 . N. d. T. : Ibid., p. 483. (PR)


2. N. d. T. : Ibid., p. 427. (PR)
222 Œuvres

exemplaire. Pour l'auteur, le deuxième point inclut


le premier, mais c'est le troisième qui passe
d'abord. Il commence en effet par ériger cette lutte
en paradigme, la déclare pour cette raison victo­
rieuse, et ne s'inquiète finalement pas trop de l'enjeu,
ni des positions des partis en présence. Ces posi­
tions, justement, quelles étaient-elles ? Est-il permis
de réduire ce processus complexe, et si accablant
dans sa complexité même - voyez Goethe -, au
conflit de l'héroïque et du vulgaire ? Les traits
héroïques ne manquent certes pas chez les écrivains
classiques - mais le classicisme lui-même était tout
autre chose qu'une attitude héroïque : un acte de
résignation. Seul Goethe put l'assumer jusqu'aU
bout sans dommage. Schiller et Herder en furent
brisés. Et ceux qui étaient restés loin de Weimar,
Hôlderlin au premier chef, se détournaient avec
affliction de ce « mouvement ». Mais Goethe était
avant tout un dominateur animé d'une volonté res­
tauratrice, et c'est à ce titre qu'il s'opposa à son
temps. Les sources de sa personnalité ne plon­
geaient pas dans quelque passé antique, mais dans
la roche primitive d'un pouvoir immémorial - voire
dans l'ordre immémorial de la nature elle-même.
Schiller, au contraire, donna à cette opposition une
forme historique. Son attitude restauratrice était
une conviction réfléchie, elle n'avait rien d'origi­
naire. Tout cela, Kommerell le sait très bien. Mais il
n'en a cure. Il semble que l'Antiquité, et l'histoire
tout entière, s'achève pour lui avec Napoléon, avec
le dernier héros.
Certes, la grandeur de cet ouvrage tient entière­
ment · à de tels anachronismes. Car il ressuscite la
grande tradition plutarquienne de la biographie.
Plus encore que des vies d'écrivains de Gundolf,
il s'écarte par là de la récente mode biographique
Contre un chef-d 'œuvre 223

représentée par Ludwig 1• Plutarque donne à voir


son héros, il le donne souvent aussi en modèle, mais
en le plaçant toujours à bonne distance du lecteur.
Ludwig, lui, veut amener le lecteur - et lui-même,
l'auteur, au premier chef - à intérioriser le héros.
Celui-ci est intégré, absorbé, il n'en reste plus rien.
Le succès de telles œuvres vient de ce qu'elles per­
mettent à tout un chacun de se faire son petit
« Napoléon intérieur », son petit « Goethe intérieur ».
On a remarqué à juste titre, non sans esprit, qu'il
existe peu de gens qui n'aient à un moment donné
de leur vie failli devenir millionnaire ; on peut de la
même manière dire que la plupart auraient bien eu
l'occasion de devenir un grand homme. L'habileté
de Ludwig consiste à ramener ses lecteurs, par des
voies scabreuses, à de tels tournants, à leur présen­
ter leur existence terne et fatiguée comme la grande
esquisse d'une vie héroïque. Lorsque Kommerell
évoque l'image de Goethe, celle-ci ne respire pas un
instant le même air que le lecteur, et partage encore
moins ses états d'âme. Il arrive ainsi que, peignant
la vie du jeune Goethe - « Le voyageur et ses com­
pagnons » -, l'ouvrage accède par endroits à la
dignité d'un commentaire de Fiction et Vérité. Pla­
cer ainsi la jeunesse de Goethe sous le signe d'une
confrontation avec les formes qu'avait prises en son
temps la figure du guide, c'est un geste plus que
révélateur. Cela explique que soit ainsi présentée la
relation avec le grand-duc Charles-Auguste, dans
laquelle Kommerell voit l'illustration exemplaire de
l'action formatrice et éducative de Goethe, et dont
il trouve, de façon très suggestive, un reflet jusque
dans les rapports de l'écrivain avec Napoléon et
Byron. Ce passage compte parmi les rares pages

1 . N. d. T. : Emil Ludwig ( 1 8 8 1 - 1 948), éerivain allemand, auteur


de biographies de Goethe, Napoléon, Michel-Ange. (PR)
224 Œuvres

inspirées qui ont été écrites sur la vie de Goethe.


Naturellement, on n'attendra pas que la relation
entre « prince et poète » soit appréhendée ici d'un
point de vue historique, autrement que selon une
mythologie intemporelle, ni que soit mise en évi­
dence la forme particulière que prenait cette rela­
tion dans l' État allemand autour de 1 780. Ce qui
reste n'est pas négligeable : le ton sur lequel Schel­
ling s'adresse dans ses lettres au vieux Goethe, le
souffle coupé sous le poids d'un respect auquel �a
mort n'a encore apporté aucun allégement. Dans de
tels passages, l'<< exégèse 1 » se renverse et, au som­
met de son audace et de sa réussite, devient lecture
directe, objective, infaillible. L'auteur s'empare
d'heures vécues comme le grand collectionneur
manipule des antiquités. Il ne les commente pas ;
nous les voyons, parce qu'il les retourne entre ses
mains avec une telle science, qu'il les scrute avec
tant de recueillement et d'émotion, qu'il les évalue
et les interroge, qu'il les examine sous tous les
angles en leur prêtant non pas la vie fau�se de l' em­
pathie, mais la vraie vie de la tradition. A quoi s'ap­
parente de la manière la plus étroite l'obstination de
l'auteur : une obstination de collectionneur. Car si,
chez le penseur systématique, le positif et le négatif
sont toujours rigoureusement coupés et infiniment
distants l'un de l'autre, les deux choses - la prédi­
lection et le rejet - se touchent ici de très près.
L'auteur isole tel poème particulier dans un cyde
poétique, tel instant particulier dans le cours d'une
existence, comme il · sépare radicalement des per­
sonnes et des pensées qui paraissent pourtant unies
dans le même esprit.
Qu'il est au fond incapable de se lancer dans un
<< sauvetage >> du classicisme, rien ne l'atteste mieux

1 . N. d. T. : Deute. Cf. supra, p. 220 n. 1 .


Contre un chef-d'œuvre 225

que le chapitre intitulé « La législation ». Ce n'est


pas un hasard s'il montre dans ces pages combien
nous est devenu étranger ce qu'apporta à Goethe,
durant son voyage en Italie, la révélation de l'art
antique, combien son œuvre elle-même participe du
rococo, et combien inacceptables sont pour nous
sinon les maximes, du moins les modèles de sa cri­
tique d'art. L'image que Kommerell se fait du clas­
sicisme n'a de valeur durable que par la volonté
dominatrice qu'il y décèle. Mais l'impuissance de
cette volonté fait partie de l'image, non moins que
les titres dont elle se réclame. « Jusqu'à aujourd'hui,
dit l'auteur, l'esprit moyennement cultivé n'a pas
encore pleinement compris l'alpha et l'oméga de la
culture de Weimar, et il couvre son infamante nudité
avec les insignes théologiques, philosophiques, musi­
caux de la fierté du mendiant qui prétend être
au-dessus des apparences 1 • »· S'il en est ainsi - et il .
en est ainsi -, cette culture en elle-même devait
fortement prêter à malentendu, voire à équivoque.
C'était le cas à un point si effrayant que, vers le
milieu du siècle, lorsqu'une petite bourgeoisie bor­
née tourna résolument le dos au plus noble héritage
de la nation, elle le fit au nom de son Schiller, et
qu'il fallut un Nietzsche pour douter que l'esprit de
Weimar puisse s'accorder avec Sedan.
L'auteur, donnant son dernier mot sur le classi­
cisme, doit tout naturellement s'en remettre à la
sagesse des astres et du destin : « Ainsi une destinée
difficilement déchiffrable nous est échue, comme à
aucun autre peuple : la partition de la souveraineté
et un instant double, révélé et secret. Les défaites
de Hôlderlin devant l'esprit du temps - bien que
contemporaines - appartiennent à une autre ère2 :

1 . N. d. T. : Ibid., p. 2 9 1 . (PR)
2. N. d. T. : Ewe. Cf. supra, p. 220 n. 2.
226 Œuvres

son instant n'est pas moins vrai, mais renvoie à un


autre centre que l'instant de Goethe, et les figures
de rêve de Jean-Paul ne semblent exsangues que
tant que leurs frères terrestres n'ont pas foulé notre
sol. Tout cela emplit énigmatiquement l'horizon
allemand deux décennies durant, et dans notre ciel
spirituel resplendissaient simultanément le soleil du
jour, l'aurore et les étoiles éternelles 1 . » Cela est
vrai, beau et profond. Mais quant à nous, et tout
particulièrement devant cette vision qui s'ouvre et
s'embrase comme une fleur, nous devons professer
notre attachement à l'humble vérité, au laconisme
de la semence féconde, et par là même à la théorie
qui s'arrache à la fascination du regard. S'il existe
des images intemporelles, il n'existe certainement
pas de théories intemporelles. Ce n'est pas la tradi­
tion, c'est l'originalité qui décide de leur validité.
L'image authentique peut être ancienne, la pensée
authentique est neuve. Elle est d'aujourd'hui. Cet
aujourd'hui peut être indigent, c'est vrai. Mais quel
qu'il soit, il faut le prendre fermement par les
cornes pour pouvoir interroger le passé. Il est le
taureau dont le sang doit remplir la fosse, si l'on
veut que les esprits des morts apparaissent sur ses
. bords. C'est cette puissance mortelle de la pensée
qui manque aux ouvrages issus du cercle de George.
Au lieu de sacrifier le présent, ils l'évitent, Toute cri­
tique doit comporter quelque chose de martial, elle
aussi connaît le démon. Une critique qui n'est que
regard se perd elle-même, elle prive la littérature
de l'interprétation qu'elle lui doit, et empêche ainsi
son développement. N'oublions pas que la critique,
pour arriver à quelque chose, doit adhérer sans
réserve à son propre dessein. Peut-être même doit­
elle - pensons aux théories des frères Schlegel -

1 . N. d. T. : Ibid., p. 285. (PR)


Contre un chef-d'œuvre 227

s'attribuer le premier rang. C'est ce dont l'auteur


est très éloigné. Le penseur, à ses yeux, est « pour
toujours exclu de l'innocence créatrice de l'ar­
tiste 1 ». Que jamais l'innocence ne préserve la créa­
tivité, mais qu'en revanche la créativité engendre
constamment l'innocence, à cette tranquille vérité
l'élève de Stefan George ne peut consentir.
Un chapitre sur Hôlderlin clôt cette histoire du
salut de l'Allemand. Le portrait qui s'y trouve dressé
est un fragment d'une nouvelle vita sanctorum,
qu'aucune histoire ne peut plus assimiler. À sa sil­
houette, qui brille par elle-même d'un éclat presque
insoutenable, il manque les ombres que la théorie,
précisément, aurait pu apporter. Mais ce n'était pas
le but visé. Il s'agissait de dresser un monument à
l'avenir allemand. La nuit, des esprits viendront y
peindre un grand « Trop tard » . Hôlderlin n'était pas
de la trempe de ceux qui ressuscitent, et le pays
dont les prophètes contemplent leurs visions sur des
champs de cadavres, n'est pas le sien. Cette terre ne
pourra redevenir l'Allemagne avant d'avoir été puri­
fiée, et elle ne pourra être purifiée au nom de l'Alle­
magne, surtout pas de cette Allemagne secrète qui
n'est en définitive que l'arsenal de l'officielle, un
arsenal où le manteau magique est suspendu à côté
du casque d'acier.

. N. d. T. : Ibid., p. 408. (PR)


17

Karl Kraus 1

À Gustav Glück2

HOMME UNIVERSEL

« Comme tout devient bruyant. »


Karl Kraus, Worte in Versen II

Sur les gravures anciennes, on voit un messager


qui accourt en criant, les cheveux hérissés, bran­
dissant une feuille remplie de guerres et de pestes,
de clameurs et de malheurs, d'incendies et d'inon­
dations, et qui annonce partout les << Dernières
Nouvelles ». Des << nouvelles » de ce genre, au sens
shakespearien, voilà ce qu'annonce aussi Die Fac-

1. N. d. T. : Première publication dans Frankfurter Zeitung und


Handelsblatt, le 10 mars 1 93 1 . Une première traduction de ce texte,
due à É . Kaufholz-Messmer, a paru dans L 'Herne, n° 28, 1975, Karl
Kraus, repris in Karl Kraus, Cette Grande Époque, Paris, Rivages,
1 990, p. 13-84. (RR)
2. N. d. T. : Correspondant étranger du Reichskredit et ami
de Benjamin. En cette même année 1 93 1 , Gustav Glück sert de
modèle au « Caractère destructeur >>. (RR)
Karl Kraus 229

kel, journal rempli de trahisons, de tremblements de


terre, de poison et d'incendies du mundus intelligi­
bilis. La haine avec laquelle il poursuit la gent des
journalistes qui grouille à perte de vue, est plus
vitale que morale ; c'est une haine à l'image de celle
qu'un aïeul peut vouer à une gent de nains fripons
et dénaturés nés de sa semence. Le seul nom de
« l'opinion publique » lui fait déjà horreur. Car les
opinions sont une affaire privée. Le public ne s'inté­
resse qu'aux verdicts. Il est juge ou rien. Or, le rôle
de l'opinion publique fabriquée par la presse est
précisément de rendre le public inapte à juger, de
lui suggérer une attitude d'irresponsable et d'igno­
rant. Que sont en effet les informations les plus pré­
cises des quotidiens en comparaison de la minutie
monstrueuse avec laquelle Die Fackel traite des faits
juridiques, linguistiques et politiques ? Il n'a que
faire de l'opinion publique. Car ces << Nouvelles »
sanglantes qu'il annonce sollicitent son verdict.
Avec une insistance qui n'est jamais plus impé­
tueuse que lorsqu'il s'agit de la presse elle-même.
Une haine comme celle que Kraus voue aux jour­
nalistes ne peut être totalement fondée sur leurs
actes, aussi répréhensibles soient-ils ; cette haine
a ses fondements dans leur être, que celui-ci soit
opposé au sien ou qu'il lui soit apparenté. En fait,
c'est les deux à la fois. La plus récente description
du journaliste le caractérise dès la première phrase
comme << un homme qui ne s;intéresse ni à lui-même
et à son existence, ni à la simple existence des
choses, et qui n'a le sens de ces choses que par le ·

biais de leurs relations, surtout lorsque les événe­


ments les font se rencontrer, lui-même n'atteignant
cohérence, être et vie qu'en cet instant même 1 >> .

1 . N. d. T. : Peter SU:hrkamp, « Der Journalist », in Deutsche


Berufskunde. Ein Querschnitt durch die Berufe und Arbeitskreise der
230 Œuvres

Dans cette phrase, on tient le négatif du portrait de


Kraus. En effet, qui a fait preuve pour lui-même et
sa propre existence d'un intérêt plus vif que lui qui
ne parvient jamais à se détacher de ce sujet ; qui a
été plus attentif que lui à la simple existence des
choses, à leur origine ; qui a été plus désespéré que
lui par la rencontre entre un événement et une date,
un témoin oculaire, une caméra ? Enfin, il a concen­
tré toutes ses énergies dans la · lutte contre le ver­
biage, cette expression linguistique de l'arbitraire
avec lequel, dans le journalisme, l'actualité prétend
se rendre maître des choses.
Cet aspect de sa lutte contre la presse est bien mis
en lumière par l'œuvre à laquelle son compagnon
de lutte, Adolf Loos, a consacré toute sa vie. Loos
trouva ses adversaires providentiels auprès des
décorateurs et architectes des Wiener Werkstiitten
(« Ateliers viennois ») qui s'efforçaient de recréer
une industrie artistique. Les mots d'ordre de Loos
sont consignés dans de nombreux essais, notam­
ment dans les formules inaltérables de l'article
« Ornement et crime 1 » publié en 1 908 par le Frank­
funer Zeitung. L'éclair lumineux qui s'allumait dans
cet article devait ensuite décrire le plus singulier
des zigzags. << En lisant le passage où Goethe dénonce
une mauvaise habitude, répandue parmi les êtres
incultes, mais aussi parmi maints connaisseurs de
l'art, celle de palper les gravures et les bas-reliefs,
il à compris que ce qui est fait pour être touché
ne peut être une œuvre d'art et que l'œuvre d'art
doit être soustraite à la manipulation. » Le premier
souci de Loos fut donc de distinguer l'œuvre d'art

Gegenwart, éd. par O. v. d. Gablentz et C. Mennicke, Leipzig, 1 930,


p. 383. (RR)
1 . N. d. T. : Adolf Loos, Trotzdem. 1 900-1930, Innsbruck, 2• éd.,
193 1 ; Paroles dans le vide ( 1 897- 1 900), suivi de Malgré tout (1 900-
1 930), trad. Cornelius Heim, Paris, Champ libre, 1 979. (RR)
Karl Kraus 231

de l'objet d'usage ; de même, le premier souci de


Kraus fut de distinguer l'information: de l'œuvre
d'art. Le folliculaire est solidaire du décorateur.
Kraus n'a cessé de dénoncer Heine en tant que
décorateur qui aurait effacé la ligne de démarcation
séparant le journalisme et la poésie, en tant que
créateur du feuilleton en vers ou en prose ; plus tard
il a même placé Nietzsche aux côtés de Heine,
comme celui qui aurait trahi l'aphorisme en le
réduisant à l'impression subjective. « J'estime, écrit
Kraus au sujet de Nietzsche, qu'à un mélange d'élé­
ments de styles européens dégradés du dernier
demi-siècle il a encore ajouté la psychologie, et que
le niveau qu'il a créé est celui de l'essayisme, comme
celui créé par Heine est le niveau du feuilleton litté­
raire. » Ces deux genres lui apparaissent comme des
symptômes de la maladie chronique dont toutes les
attitudes et tous les points de vue ne font que définir
la courbe de température : l'inauthenticité. C'est de
la volonté de démasquer l'inauthentique qu'est née
sa lutte contre la presse. << Qui a bien pu inventer
cette excuse énorme : pouvoir ce qu'on n'est pas ? >>
Le verbiage. C'est bien le fruit de la technique.
« Telle une usine, l'appareil journalistique requiert
du travail et des débouchés. À certaines heures de
la journée - deux ou trois fois par jour pour les
grands quotidiens -, il faut créer et préparer une
certaine quantité de travail pour les rotatives. Le
matériau n'est pas indifférent : tout ce qui s'est
passé entre-temps, où que ce soit, dans un domaine
quelconque de la vie, de la politique, de l'économie,
de l'art, etc., doit être couvert et traité par le jour­
nal. » Ou encore, selon un raccourci grandiose de
Kraus : « Voici qui devrait jeter quelque lumière sur
la technique : qu'elle est incapable de créer un nou­
veau verbiage, elle maintient l'humanité dans un
état d'esprit où elle ne peut se passer de l'ancien.
232 Œuvres

Cette dualité d'une vie sans cesse transformée et


d'une forme de vie dépassée fait croître et s'épa­
nouir tous les maux de ce monde. » D'un seul coup,
K.raus serre ainsi le nœud qui unit technique et
verbiage. Ce nœud se dénoue, à vrai dire, par une
autre boucle : celle qui fait apparaître le journalisme
comme l'expression parfaite du changement de fonc­
tion du langage dans le capitalisme avancé. Le ver­
biage, au sens où K.raus inlassablement le traque,
est la marque de fabrique qui rend la pensée négo­
ciable, tout comme la formule toute faite, en guise
d'ornement, lui confère son prix d'amateur. Mais
c'est pour cette raison justement que la libération
du langage et celle du verbiage, transformé de simple
reflet en instrument de production, sont devenues
une seule et même chose. Faute d'en donner la
théorie, le Fackel lui-même offre des exemples d'une
telle libération ; ses formules sont de. celles qui
nouent, jamais de celles qui dénouent. C'est en
mêlant un pathos biblique à une focalisation obsti­
née sur les obscénités de la vie viennoise qu'il tente
de s'approcher des phénomènes. Il ne lui suffit pas
de prendre le monde à témoin de l'indécence du
garçon de café, il lui faut encore faire sortir les
morts de leurs tombes. - À juste titre. Car la multi­
plication mesquine et énervante des scandales qui
émaillent la vie des cafés, de la presse, de la vie
mondaine viennoise n'est que la modeste manifesta­
tion d'une prescience. Subitement, plus vite que
quiconque ne pouvait l'imaginer, celle-ci devait
trouver son objet véritable et premier, objet appelé
par son nom deux mois après l'éclatement de la
guerre dans un discours intitulé « Cette grande
époque ». Là, le possédé lâcha sur le troupeau de
cochons que sont à ses yeux ses contemporains,
tous les démons qui l'habitent.
« En cette grande époque que j 'ai encore connue
Karl Kraus 233

quand elle était toute petite ; qui redeviendra petite


si elle en a le temps ; époque que nous désignerons
plutôt, parce qu'une telle métamorphose est impos�
sible dans le domaine de la croissance organique,
comme une époque grosse, et, Dieu sait, difficile ; en
cette époque qui voit arriver précisément ce qui
était inimaginable et où doit se produire ce qu'on ne
peut plus s 'imaginer; le pourrait-on d'ailleurs que
cela ne se produirait pas ; en cette époque sérieuse
qui est morte de rire à l'idée de devenir sérieuse ;
qui, surprise par son tragique, a soif de distraction
et, se prenant elle-même en flagrant délit, ne trouve
plus ses mots ; en cette époque bruyante qui retentit
de l'épouvantable symphonie des actes qui donnent
lieu à des récits et des récits qui sont responsables
d'autres actes ; en cette époque, vous n'attendrez
pas de moi que je donne un commentaire person­
nel. Sinon celui qui empêche tout juste le silence
d'être inal interprété. J'ai trop de respect du lan�
gage qui est immuable et assujetti au malheur. Au
royaume de l'imagination appauvrie, où l'homme
meurt de famine spirituelle sans éprouver de faim
spirituelle, où les plumes sont trempées dans le
�ang et les épées dans l'encre, l'impensé est à faire,
alors que ce qui est seulement pensé reste indicible�
N'attendez de moi aucun commentaire personnel.
Je serais du reste incapable de dire quoi que ce soit
de nouveau ; car dans la pièce où l'on écrit, il y a
tant de bruit, et ce n'est pas le moment de se
demander s'il est provoqué par des animaux, par
des enfants, ou simplement par des mortiers. Qui­
conque encourage les actes souille la parole autant
que l'acte et se rend doublement méprisable. La
vocation n'a pas disparu. Ceux qui, aujourd'hui,
n'ont rien à dire parce que les actes ont la parole,
continuent de parler. Que celui qui a quelque chose
à dire sorte du rang et se taise ! »
234 Œuvres

Comme tout ce que K.raus a écrit, c'est un silence


à l'envers, un silence dont la tempête des événe­
ments fouette la cape noire, la soulève et fait appa­
raître la doublure vivement colorée. En dépit du
nombre de ses prétextes, chacun d'entre eux semble
avoir fondu sur lui avec la soudaineté d'un coup de
vent. Aussitôt, un dispositif précis entre en action
pour en venir à bout : expression orale et écrite se
conjuguent pour exploiter à fond toutes les possibi­
lités polémiques de chaque situation donnée. De
quelles précautions Kraus s'entoure, c'est ce que
montrent à la fois les communiqués de la rédac­
tion protégeant, telle une haie de barbelés, chaque
numéro de son Fackel, et les définitions et réserves
tranchantes dont il assortit ses programmes et les
lectures publiques << de ses propres œuvres ». Silence,
savoir, sens de l'à-propos, voilà la triade qui est
constitutive de la personnalité de K.raus polémiste.
Son silence est un barrage au pied duquel le lac aux
mille reflets qu'est son savoir ne cesse de gagner en
profondeur. Son sens de l'à-propos n'admet aucune
remise en question, et il n'est jamais disposé à se
conformer aux principes qu'on lui oppose. Son pre­
mier souci est d'analyser i.me situation, de découvrir
la véritable problématique qu'elle recèle, et de la
présenter à l'adversaire en guise de réponse. On
trouve chez Johann Peter Hebel l'aspect créateur
et constructif du tact à son plus haut degré ; chez
Kraus, c'est son aspect destructeur et critique. Mais
pour l'un et l'autre, le tact est à la fois sens de
l'à-propos moral - Stoessl y voit un << esprit affiné
par la dialectique >> -, et expression d'une conven­
tion inconnue, plus importante que la convention
reconnue. Kraus vit dans un . monde où la pire
des infamies est encore un faux pas ; il distingue des
nuances jusque dans la monstruosité, précisément
parce que ses critères ne sont jamais ceux de la
Karl Kraus 235

bienséance bourgeoise qui, passée la crapulerie


terre à terre, est si vite à bout de souffle qu'elle n'est
plus en mesure de concevoir une crapulerie à
l'échelle de l'histoire universelle.
Kraus s'est toujours conformé à ce critère ; d'ail­
leurs, le tact authentique n'en connaît pas d'autre.
C'est un critère théologique. Car le tact n'est pas
- comme l'imaginent les esprits étroits - un don
consistant à peser toutes les conditions et à attri­
buer à chacun ce qui lui est dû socialement. Bien
au contraire, c'est la capacité à traiter les condi­
tions sociales, sans perdre de vue leur caractère
social, comme des conditions naturelles, voire para­
disiaques, et à considérer ainsi non seulement le roi
cortune s'il était né avec la couronne sur la tête,
mais aussi le laquais comme un Adam en livrée.
Hebei avait une telle noblesse dans son comporte­
ment sacerdotal, Kraus l'a dans sa cuirasse. Le
concept de créature qui est le sien renferme l'héri­
tage. théologique de spéculations qui, depuis le
xvne siècle, n'ont plus eu de validité effective à
l'échelle de l'Europe. Mais le noyau théologique de
ce concept a subi une transformation par suite
de laquelle il s'est tout naturellement intégré au
credo universaliste de la laïcité autrichienne, pour
laquelle la Création est devenue une Église où plus
rien ne rappelle le rite, sinon çà et là un léger arôme
d'encens dans les brouillards. C'est Stifter qui a
donné sa forme la plus valable à ce credo, et c'est
son écho qui se fait entendre chaque fois que Kraus
traite d'animaux, de plantes ou d'enfants. « Le souffle
de l'air, écrit Stifter, le ruissellement de l'eau, la
croissance des blés, les vagues de la mer, le ver­
doiement de la terre, l'éclat du ciel, le scintillement
des étoiles sont grands à mes yeux : l'orage qui
s'approche dans toute sa splendeur, l'éclair qui fend
les maisons, la tempête qui fouette les vagues, la
236 Œuvres

montagne qui crache le feu, le tremblement de terre


qui ensevelit des pays entiers ne me paraissent pas
plus grands que ces petits phénomènes, et même
plus petits, car ce ne sont que des effets de lois qui
leur sont bien supérieures [ ] Quand les hommes
. . .

étaient encore des enfants et que leur œil spirituel


n'était pas encore affecté par la science, ils étaient
émus par ce qui, proche et frappant, suscitait leur
peur et leur admiration ; mais depuis que leurs sens
se sont éveillés, depuis que leur regard a commencé
à saisir l'ensemble, les différents phénomènes ont
perdu en importance et la loi s'est élevée toujours
plus haut, les merveilles ont cessé et le miracle
grandi [ . ] De même que, dans la nature, les lois
. .

générales agissent discrètement et sans interrup­


tion, et que le fait surprenant n'est qu'une manifes­
tation singulière de ces lois, de même la loi morale
agit discrètement et en vivifiant l'âme au moyen
du commerce incessant entre les hommes, et les
miracles de l'instant, liés à certaines actions, ne
sont que de faibles signes de cette force univer­
. selle 1 • » Dans ces phrases célèbres, le sacré a tacite�
ment cédé sa place à un concept modeste mais
problématique de loi. Pourtant, cette nature de Stif­
ter et son univers moral sont suffisamment transpa­
rents pour ne pas être confondus avec ceux de Kant
et pour ne pas dissimuler leur ancrage dans la créa�
ture. Ces orages et éclairs, ces tempêtes, vagues
déferlantes et tremblements de terre, bassement
sécularisés - l'homme universel les a restitués à la
Création en y découvrant la réponse à l'existence
sacrilège des hommes, réponse qui vaut Jugement
dernier. Sauf que le temps qui s'écoule de la Créa­
tion au Jugement dernier n'aboutit ici ni à une his-

1 . N. d. T. : Adalbert Stifter, Bunte Steine. Ein Festgeschenk, t. I,


Pesth, 1 853, p. 2 sq., 5, 10 (avant-propos). (RR)
Karl Kraus 237

toit:·e du salut, ni, à plus forte raison, à un dépasse­


ment historique. Car de même que le paysage autri­
chien se coule parfaitement dans l'harmonieuse
ampleur de la prose de Stifter, de même pour Kraus
les années terribles de sa vie ne relèvent pas de l'his­
toire, mais de la nature, c'est un fleuve condamné à
traverser un paysage infernal. C'est le paysage où
cinquante mille arbres sont abattus tous les jours
pour permettre la parution d'une soixantaine de
journaux. Kraus a publié cette information sous le
titre « La fin ». Car il a la certitude que l'humanité
dans son combat contre la créature aura le dessous,
mais il sait aussi que la technique, une fois engagée
dans cette lutte contre la création, ne s'arrêtera pas
devant son maître. Son défaitisme est supranatio­
nal; c'est-à-dire planétaire et pour lui, l'histoire
n'est que le désert qui sépare sa génération de la
Cr�ation, histoire dont le dernier acte sera la confla­
gration mondiale. Comme un déserteur passe dans
le camp de la créature, ainsi Kraus parcourt ce
désert. << L'animal victime de l'homme 1 est le seul
héros de la vie » : jamais le credo archaïque d' Adal­
bert Stifter n'a été exprimé d'une façon plus sombre
et plus héraldique.
C'est au nom de la créature que Kraus se tourne
sans cesse vers l'animal et vers ce << cœur de tous les
cœurs qu'est celui du chien », pour lui le véritable
miroir dans lequel se reflètent les vertus de la Créa­
tiO!l et où, venues de temps lointains et perdus, la
fidélité, la pureté et la gratitude nous adressent un
sourire. Malheureusement, certains hommes occu­
pent la place de ce chien. Ce sont les adeptes. Plus
nombreux et plus volontiers qu'autour du maître,
ils · se rassemblent, avec un flair détestable, autour
de l'adversaire frappé à mort. Ce n'est pas pour
rien que le chien est l'animal emblématique de cet
auteur : le chien, la figure idéale de l'adepte qui
238 Œuvres

n'est rien que créature dévouée. Cette dévotion est


d'autant plus appréciable qu'elle est personnelle et
gratuite. Kraus a raison de la soumettre à rude
épreuve. Mais si quelque chose exprime ce que
ces créatures ont d'infiniment problématique, c'est
qU'elles ne se recrutent que parmi celles auxquelles
Kraus lui-même, par son esprit, a donné vie et qu'il
a, d'un seul coup, créées et convaincues. Son témoi­
gnage ne peut être déterminant que pour ceux qu'il
ne pourra jamais créer 1 .
I l est parfaitement logique que l'homme appauvri
et diminué d'aujourd'hui, notre contemporain, ne
puisse désormais chercher asile dans le temple de la
créature que sous la forme atrophiée du « particu­
lier », de l'homme privé. Que de renoncement et
d'ironie dans cette singulière lutte pour les « nerfs »,
ces derniers filaments des racines du Viennois sur
lesquels Kraus a encore pu découvrir des traces de
terreau primitif. « Kraus, écrit Robert Scheu, avait
découvert un grand sujet qui, jusque-là, · n'avait
jamais inspiré la plume d'un publiciste : les droits
des nerfs. Il estimait qu'ils étaient tout aussi dignes
d'être défendus avec enthousiasme que la propriété,
le foyer, le parti et la constitution. Il se fit avocat des
nerfs et engagea la lutte contre les petits opportuns
de la vie quotidienne, mais le sujet le dépassa et se
transforma en problème de la vie privée. Défendre
celle-ci contre la police, la presse, la morale et les
concepts, et finalement contre le prochain en géné­
ral, lui découvrir sans cesse de nouveaux ennemis
devint sa vocation. » Rien ne révèle autant l'étrange
combinaison que l'on rencontre partout chez Kraus,
de théorie réactionnaire et de pratique révolution-

1 . N. d. T. : Série de jeux de mots : zeugen et überzeugen (créer


et convaincre), Zeugnis et Zeugung (témoignage et procréation).
(RR)
Karl Kraus 239

naire. En effet, garantir la vie pnvee contre la


morale et les concepts, au sein d'une société qui a
entrepris de radiographier au moyen de la politique
la sexualité et la famille, l'existence économique et
physique, au sein d'une société qui s'apprête à
construire des maisons de verre, dont les terrasses
pénètrent loin dans des chambres qui n'en sont
plus, ce mot d'ordre serait des plus réactionnaires si
la vie privée ici défendue n'était pas précisément
celle qui, contrairement à la vie bourgeoise, corres­
pond rigoureusement à ce bouleversement social,
en un mot si ce n'était pas une vie privée qui pro­
cède à son propre démontage et se donne forme au
grand jour : celle des hommes pauvres comme Peter
Altenberg et des agitateurs comme Adolf Loos que
K.raus tenait à défendre. Dans cette lutte seule­
ment, les adeptes ont eux aussi leur utilité, car ils se
moquent le plus souverainement de l'anonymat
dans lequel le satiriste tente de dissimuler son exis­
tence privée ; rien ne les arrête sinon la décision
avec laquelle K.raus se présente sur le seuil pour
faire les honneurs de la ruine où il mène son exis­
tence de « particulier » .
Autant il sait résolument, lorsque la lutte l'exige,
faire de sa propre existence une affaire publique,
autant il a toujours été radicalement opposé à cette
distinction entre critique personnelle et critique
objective, qui permet de discréditer la polémique et
constitue l'un des principaux instruments de cor­
ruption dans les affaires littéraires et politiques.
S'en prendre aux personnes, à ce qu'ils sont plus
qu'à ce qu'ils font, à ce qu'ils disent plus qu'à ce
qu'ils écrivent, et moins que tout à leurs livres, c'est
là la condition de l'autorité de polémiste qui est
celle de K.raus, autorité capable d'identifier l'uni­
vers intellectuel d'un auteur, avec une assurance
d'autant plus grande que cet univers est insigni-
240 Œuvres

fiant, à partir d'un fragment de phrase, d'un seul


mot, d'une seule intonation, grâce à la confiance
qu'il place dans une harmonie véritablement pré­
établie et réconciliatrice. Or, la meilleure preuve de
la coïncidence des aspects personnels et objectifs
non seulement chez son adversaire mais encore et
surtout chez lui-même, c'est le fait qu'il ne défende
jamais une opinion. Car l'opinion est la fausse sub­
jectivité qui se laisse dissocier de la personne et inté­
grer dans la circulation des marchandises. Jamais
Kraus n'a fourni d'argumentation qui n'eût engagé
toute sa personne. C'est ainsi qu'il incarne le seéret
de l'autorité : ne jamais décevoir. L'autorité ne dis­
paraît que de deux manières : elle meurt ou elle
déçoit. Ce que tous les autres doivent éviter ne l'en­
tame nullement : son caractère arbitraire, injuste ,
inconséquent. Bien au contraire, pouvoir observer
comment elle parvient à ses verdicts - par exemple
par sa probité ou son esprit logique -, voilà . qui
serait décevant. « Pour l'homme, a dit Kraus, avoir
raison n'est pas affaire d'érotisme, et il préfère
volontiers ce qu'un autre défend avec raison, fl. ce
que lui-même défend à tort. » Il n'a pas été donné à
Kraus de prouver ainsi sa virilité ; son existence veut
que, dans le meilleur des cas, l'ergotage des autres
s'oppose à son propre tort, et comme il a raison
alors de tenir bon ! << Plus d'un aura raison un jour.
Mais cette raison sera faite du tort que j 'ai aujour­
d'hui. » Voilà le langage de la véritable autorité. En
comprendre l'action ne peut signifier qu'une chose :
constater qu'elle vaut impitoyablement pour elle­
même autant que pour les autres, qu'elle ne cesse
de trembler devant elle-même - jamais devant les
autres -, qu'elle ne satisfait jamais assez à ses
propres exigences et ne cesse de se demander des
comptes à elle-même, que cette responsabilité qu'elle
assume ne se fonde jamais sur sa nature privée .ni
Karl Kraus 241

même sur les limites de la capacité humaine, mais


toujours sur le sujet dont il traite, aussi injuste que
soit, sur le plan privé, sa façon de le considérer.
Depuis toujours, la marque d'une autorité aussi
illimitée a été de confondre le pouvoir législatif et le
pouvoir exécutif. Or, cette confusion n'est nulle part
aussi profonde que dans sa « théorie du langage » .
Celle-ci est donc chez Kraus l'expression la plus caté­
gorique de son autorité. Incognito, tel un Haroun
al-Rashid, il parcourt nuitamment les constructions
grammaticales des journaux, et, derrière la façade
rigide du verbiage, découvre l'intérieur, décelant
dans les orgies de la '' magie noire » l'outrage fait aux
mots, le martyr qu'ils subissent : « La presse est-elle
un messager ? Non : c'est l'événement même. Est-ce
un discours ? Non, c'est la vie même. Elle ne prétend
pas seulement que ses informations sur les événe­
ments sont les véritables événements, mais produit
cette inquiétante identité qui donne toujours l'im­
pression que les faits sont transmis avant d'être
accomplis ; elle les rend souvent possibles, crée en
tout cas la situation dans laquelle les correspondants
de guerre n'ont pas le droit de voir, mais les combat­
tants ont le droit de devenir correspondants. En ce
sens, j'admets volontiers que j'ai toujours surestimé
la presse. Elle n'est pas homme de peine - sinon elle
ne demanderait et n'obtiendrait pas autant -, elle
est l'événement même. Une fois de plus, l'instrument
nous échappe. Celui qui devrait se contenter de
signaler l'incendie et jouer dans l' État le rôle le plus
subalterne, nous l'avons placé au-dessus du monde,
de l'incendie, de la maison, du fait, au-dessus de
toute notre imagination. ,, L'autorité et le verbe contre
la corruption et la magie, voilà comment se répar­
tissent les mots d'ordre dans ce combat. Il n'est pas
inutile d'en pronostiquer l'issue. Nul, Kraus moins
que quiconque, ne peut céder à l'utopie d'un journal
242 Œuvres

« objectif », à la chimère d'une « information impar­


tiale ». Le journal est un instrument de pouvoir. Sa
valeur dépend du caractère du pouvoir qu'il sert ;
il en est l'expression, non seulement dans ce qu'il
défend, mais encore dans la manière dont il le
fait. Or, si le capitalisme à son apogée n'avilit pas
seulement les fins, mais aussi les moyens de la
presse, il ne faut attendre d'une puissance qui le
vaincrait, ni une nouvelle floraison de l'humanité
universelle et paradisiaque, ni une floraison tardive
de la langue de Goethe ou de Claudius. Du pou­
voir qui domine aujourd'hui, le nouveau se distin­
guera tout d'abord par le fait qu'il mettra hors cours
les idéaux que l'autre a avilis. On mesure ainsi com­
bien peu Kraus aurait à gagner ou à perdre dans un
tel combat, on mesure la constance avec laquelle le
Fackel - le « Flambeau » - devrait l'éclairer. Aux
nouvelles à sensation, toujours identiques, four­
nies à leur public par les quotidiens, il oppose les
« Nouvelles » éternellement neuves de l'histoire de
la Création : une plainte incessante, · éternellement
renouvelée.

II
DÉMON

«Ai-je dormi ? C'est là que je m 'endors. »


Worte in Versen IV

C'est un fait profondément lié à la figure de


Kraus, et la marque de tout débat le concernant,
que tous les arguments apologétiques avancés à son
propos font fausse route. Ainsi, l'important ouvrage
Karl Kraus 243

de Leopold Liegler 1 est fondé sur une attitude apo­


logétique. Son premier objectif est d'accréditer
Kraus en tant que « personnalité éthique » . Or c'est
impossible. Le fond obscur sur lequel se détache
son image n'est pas le monde contemporain, mais le
monde préhistorique, celui du démon. La lumière
du jour de la Création tombe sur lui ; ainsi émerge­
t-il de cette nuit. Mais pas entièrement, certaines de
ses parties restent plus profondément liées à la nuit
qu'on ne le soupçonne. Un œil incapable de s'y
accommoder ne percevra jamais les contours de ce
personnage. Il restera aveugle à tous les signes que
Kraus, dans son besoin irrésistible d'être remarqué,
ne cesse de donner. Car, comme dans le conte, le
démon qui habite Kraus a fait de la vanité son
expression essentielle. La solitude du démon qui,
sur une colline cachée, se livre à des gesticulations
folles, est aussi la sienne : « Grâce au ciel personne
ne sait 1 Que Rumpelstilzchen est mon nom 2• »
De même que ce démon dansant ne connaît nul
repos, chez Kraus la réflexion excentrique entre­
tient constamment l'effervescence. « <l est le patient
de ses dons », a dit de lui Berthold VierteP. En
effet, ses capacités sont des maux et, au-delà de ses
vraies souffrances, sa vanité fait de lui un hypo­
chondriaque.
Quand il n'est pas son propre miroir, il se reflète
dans l'adversaire sur lequel il pose son pied. Depuis
toujours, sa polémique associe de la façon la plus
intime une technique qui, pour démasquer l'autre,

1 . N. d. T. : Leopold Liegler, Karl Kraus und sein Werk, Vienne,


R. Langi, 1 920. (RR)
2. N. d. T. : Vers tirés du conte Rumpelstilzchen>> des frères
«

Grimm, Kinder- und Hausmarchen. (RR)


3. N. d. T. : Berthold Viertel ( 1 885- 1953), écrivain, dramaturge
et metteur en scène autrichien, exilé à Hollywood entre 1 938
et 1 947. (RR)
---- ----

244 Œuvres

recourt aux moyens lès plus modernes, et un art


de l'expression de soi qui opère avec des moyens
archaïques. Jusque dans ce domaine, le démon se
· manifeste par le biais de l'ambiguïté : expression
de soi et art de démasquer se confondent ; ainsi se
démasque-t-il lui-même. En disant qu'« on appelle
antisémitisme l'esprit qui allègue et prend au sérieux
un dixième des reproches que des boursicoteurs
font en blaguant à leurs consanguins », il révèle
schématiquement la manière dont il se représente le
rapport que ses adversaires ont avec lui. Il n'existe
pas un reproche contre lui, pas une insulte faite à sa
personne dont ils ne pourraient trouver l'expression
la plus légitime dans ses propres écrits et ce dans
des passages où le narcissisme frôle l'adulation de
soi. Aucun prix n'est trop élevé à ses yeux pour faire
parler· de lui, et le succès de son calcul lui donne
toujours raison. Si le style est le pouvoir de parcou­
rir les longitudes et les latitudes de la pensée du lan­
gage sans tomber dans la banalité, il est le plus
souvent dû à la force de cœur des grandes pensées,
propulsées par le sang linguistique à travers les
veines de la syntaxe jusque dans ses extrémités
les plus éloignées. Or, sans que l'on puisse mécon­
naître un seul instant, chez Kraus, la présence
d'idées de cet ordre, la force de cœur de son style
est l'image de lui-même qu'il porte en lui afin de
l'exposer sans le moindre ménagement. Oui, il est
vaniteux. Karin Michaelis l'a décrit ainsi, traversant
furtivement la salle, accédant par enjambées irrégu­
lières à l'estrade de la salle de conférence. Quand il
sacrifie alors à sa vanité, il ne serait pas le démon
qu'il est si ce n'était lui-même et sa souffrance qu'il
exposait avec toutes ses blessures et toutes ses fai­
blesses. Ainsi se constitue son style en même temps
que le lecteur type du Fackel, qui, jusque dans les
subordonnées, les particules, voire les virgules, voit
Karl Kraus 245

palpiter des lambeaux muets et des filaments · de


nerfs, et qui découvre dans le fait le plus insignifiant
et le plus insipide un fragment de chair écorchée.
L'idiosyncrasie comme organe suprême de la cri­
tique, telle est là finalité cachée de ce narcissisme et
tel est l'état infernal que seul connaît l'écrivain pour
qui chaque acte de satisfaction devient en même
temps une station du martyre ; nul. sauf Kierke­
gaard, n'a vécu cela comme lui.
« Peut-être, a dit Kraus, suis-je le premier exemple
d'un écrivain qui vit aussi son écriture comme un
acteur » ; il situe par ces mots sa propre vanité à la
place la plus légitime, celle du mime. Le génie mimé­
tique, qui commente à coups d'imitations narquoises
et grimace dans la polémique, se déchaîne dans les
fêtes que sont ses lectures publiques de drames dont
les auteurs n'occupent pas par hasard une position
intermédiaire bien particulière : Shakespeare et Nes­
troy, dramaturges et acteurs ; Offenbach, composi­
teur et chef d'orchestre. On croirait que le démon de
cet homme cherche l'atmosphère mouvementée
de ces drames, traversée par tous les éclairs de l'im­
provisation, parce qu'elle seule lui offre mille occa­
sions de taquiner, de tourmenter, de menacer. Sa
propre voix révèle la richesse démoniaque des per­
sonnages qui hantent le conférencier - persona : c'est
ce à travers quoi ils résonnent -, et au bout de ses
doigts jaillissent les gestes des personnages qui habi­
tent sa voix. Mais le mimétisme joue un rôle impor­
tant jusque dans son rapport à ceux qui sont l'objet
de sa polémique. Il imite son partenaire pour appli­
quer le fer de sa haine dans les plus fins interstices
de son attitude. Ce coupeur de cheveux en quatre qui
creuse entre les syllabes extirpe des paquets de larves
qui nichent là, larves de la vénalité et du bavardage,
de la bassesse et de la bonhomie, de l'enfantillage et
de la rapacité, de la voracité et de la perfidie. En
246 Œuvres

effet, c'est à la manière béhavioriste qu'est id


démasquée l'inauthenticité, chose plus difficile que
de dénoncer ce qui est simplement mauvais. Les
citations du Fackel sont plus que des références justi­
ficatives : ce sont les accessoires au moyen desquels
celui qui cite démasque tout en mimant. Certes, ce
contexte même révèle le lien étroit entre la cruauté
du satiriste et l'humilité équivoque de l'interprète,
qui s'intensifie incroyablement chez le conférencier.
« Ramper dans le cul », ce n'est pas par hasard qu'on
désigne ainsi, en allemand, le degré le plus bas de la
flagornerie, or c'est ce que fait Kraus, mais pour
anéantir. La politesse est-elle devenue ici mimétisme
de la haine ou la haine mimétisme de la politesse ?
Quoi qu'il en soit, l'une et l'autre ont atteint le stade
de la perfection, celui des Chinois. C'est là le fon­
dement du « tourment >> dont Kraus parle tant, en
des allusions obscures. Ses protestations contre des
courriers, des matériaux, des documents ne sont que
le réflexe de défense d'un homme que l'on veut com­
promettre. Mais ce qui k compromet, c'est, plus
encore que les faits et gestes de ses semblables, leur
langage. La passion qu'il met à les imiter est une
expression de cette compromission et en même
temps une lutte contre elle, c'est aussi la raison et la
conséquence de ce sens de la culpabilité, toujours en
éveil, dans lequel seul le démon trouve son élément.
Sa manière de gérer ses erreurs et ses faiblesses,
chose plus merveilleuse que tous ses dons, est orga­
nisée d'une façon si raffinée et si précise que toute
confirmation venue de l'extérieur ne ferait que
l'ébranler. Surtout lorsqu'on entreprend de faire de
cet homme le << modèle d'un type humain parfaite­
ment harmonieux 1 >>, de le faire apparaître - avec

1 . N. d. T. : Leopold Liegler, Karl Kraus und sein Werk, op. cit.,


p. 82. (RR)
Karl Kraus 247

une expression aussi absurde du point de vue stylis­


tique que du point de vue intellectuel - comme un
« philanthrope », d'écouter « sa dureté avec les oreilles
de l'âme » et d'en découvrir le fondement dans la
compassion - non ! Cette assurance incorruptible,
agissante, guerrière, ne provient pas de l'esprit noble,
poétique ou philanthropique auquel les adeptes aime­
raient l'attribuer. Comme il est banal et en même
temps foncièrement faux de déduire sa haine de
l'amour, alors même qu'il est évident que ses sources
sont bien plus primitives : cette humanité n'est
que méchanceté devenue sophistique et sophistique
devenue méchanceté, cette nature n'est que la haute
école de la misanthropie et cette compassion ne doit
sa vie qu'à l'esprit de vengeance : « Oh, que ne m'a­
t-on laissé le choix 1 de couper en tranches le chien
ou le boucher, 1 j'aurais su choisir ! » Rien n'est plus
absurde que de vouloir le sculpter à l'image de ce
qu'il aime. À juste titre, on a opposé Kraus, le « per­
turbateur atemporel du monde » à « l'éternel réfor­
mateur du monde » qu'effleurent de temps en temps
des regards satisfaits.
« Quand le siècle attenta à ses jours, il en fut
l'instrument >>, a dit Brecht. Peu d'observations
sont aussi pertinentes, et certainement pas l'ami­
cale déclaration d'Adolf Loos pour qui « Kraus se
tient sur le seuil d'une ère nouvelle. >> Oh que non !
- Car il se tient sur le seuil du Jugement der­
nier. Comme sur les pièces d'apparat des autels
baroques les saints rejetés aux marges tendent leurs
mains écartées, en un geste de défense, contre les
extrémités des anges, des bienheureux, des damnés
peints en raccourcis vertigineux, ainsi Kraus voit
fondre sur lui toute l'histoire universelle à travers
les énormités d'un seul fait divers local, d'une seule
phrase, d'une seule petite annonce. Tel est l'héri­
tage qui lui vient des sermons d'Abraham a Santa
248 Œuvres

Clara 1 • De là cette proximité qui se change en son


contraire, ce sens de la répartie instantanée, étran­
gère à toute contemplation, cette rencontre d'une
volonté et d'un savoir, qui ne permet à la première
qu'une expression théorique, au second qu'une
expression pratique. Kraus n'est pas un Génie de
l'histoire. Il ne se tient pas sur le seuil d'une ère
nouvelle. S'il lui arrive de tourner le dos à la Créa­
tion, de s'arrêter pour faire entendre une plainte,
c'est seulement pour la porter devant le Jugement
dernier.
On ne comprend rien à cet homme tant que l'on
ne se rend pas compte que tout, absolument tout,
la langue et la chose, se situe pour lui dans le
domaine du droit. Toute. la philologie qu'il déve­
loppe à propos des journaux, tout cet art de cracher
le feu et d'avaler les sabres, s'attache autant à la
langue qu'au droit. On ne comprend pas sa « théorie
du langage », à moins d'y découvrir une contribu­
tion au code de procédure langagier, à moins de
comprendre que la parole d'autrui dans sa bouche
n'est que « corps du délit » et la sienne propre, ver­
dict. Kraus ignore le système. Chaque pensée pos­
sède une cellule individuelle. Mais dans l'instant,
sans aucune provocation apparemment, chaque cel­
lule peut se transformer en chambre, chambre de
justice présidée par la langue. On a dit de Kraus
qu'il avait dû « Vaincre le judaïsme en lui-même »,
qu'il était « passé du judaïsme à la liberté » ; or, que,
chez lui aussi, justice et langue se conditionnent
réciproquement, c'est la meilleure réfutation de ces
thèses. Vénérer l'image de la justice divine en tant
que langue - au cœur même de la langue alle-

1 . N. d. T. : Abraham a Santa Clara (autre nom d'Ulrich


Megerle, 1 644-1709), prédicateur allemand, grand orateur de
l'époque de la peste. (RR)
Karl Kraus 249

mande -, tel est le saut périlleux authentiquement


judaïque au moyen duquel il tente d'échapper à
l'emprise du démon. Car le dernier acte judiciaire
de ce zélateur est de mettre en accusation l'ordre
juridique lui-même. Non pas par une révolte petite­
bourgeoise contre l'asservissement de <d'individu
libre » aux << formules abstraites ». Encore moins par
l'attitude de ces radicaux qui attaquent les para­
graphes sans jamais s'être rendu compte un seul
instant de ce qu'est la justice. C'est la substance du
droit, non ses effets, que Kraus met en accusation. Il
accuse le droit de haute trahison vis-à-vis de la jus­
tice. Plus précisément, il dénonce la haute trahison
du concept vis-à-vis du verbe auquel il doit son exis­
tence : homicide avec préméditation sur l'imagina­
tion, car celle-ci meurt dès qu'une seule lettre lui
fait défaut ; c'est en son honneur qu'il a chanté sa
complainte la plus poignante, son Élégie pour la
mort d'un phonème. Car, au-dessus de la juridiction
[Rechtsprechung], il y a l'orthographe [Rechtschrei­
bung], et malheur à la première si la seconde est
mise à mal. Là encore, il rencontre bien évidem�
ment la presse et, dans cette sphère maudite, donne
rendez-vous aux Lémures. Rares sont ceux qui,
comme lui, ont percé à jour le droit. S'il y fait néan­
moins appel, c'est précisément parce que son propre
démon se sent puissamment attiré par l'abîme qu'il
représente. Par cet abîme que, non sans raison, il a
vu s 'ouvrir au plus profond là où se rencontrent
l'esprit et le sexe, dans les procès d'attentat aux
mœurs, et dont il a sondé la profondeur dans la
célèbre phrase : << Un procès d'attentat aux mœurs
est la transformation délibérée de l'immoralité indi­
viduelle en immoralité générale, fond sombre sur
lequel la faute avérée de l'accusé se détache avec
éclat. »
Dans cette sphère, la solidarité entre l'esprit et le
250 Œuvres

sexe est placée sous la loi de l'équivoque. Le sexe


possédé, démoniaque, est incarné par le moi qui,
bercé de douces images de femmes « telles que n'en
abrite point cette terre amère 1 », jouit de lui-même.
Il en est de même pour la figure de l'esprit possédé,
froid et qui se suffit à lui-même : la blague (Witz).
Aucun des deux ne parvient à son but, ni le moi à la
femme ni la blague au verbe. La désagrégation s 'est
substituée à la procréation, la stridence au secret ;
mais leurs éclats changeants prennent désormais
les nuances les plus insinuantes : dans la blague,
c'est le désir chamel, dans l'onanisme, c'est le mot
d'esprit qui trouvent leur satisfaction. Kraus s'est
représenté lui-même sous l'emprise désespérée
du démon : au Pandémonium de l'époque il s'est
réservé l'endroit le plus triste, éclairé par le reflet
des flammes, au cœur du désert de glace. C'est là
qu'il se tient au . « dernier jour de l'humanité 2 >>,
« Râleur 3 >> auquel on doit la description des j ours
qui ont précédé ce deri:lier. « J'ai pris sur moi la tra­
gédie . décomposée en scènes de l'humanité déca­
dente, afin de les faire entendre à l'esprit qui a pitié
des victimes, eût-il renoncé à tout jamais à entrer en
contact avec une oreille humaine. Qu'il entende le
son fondamental de cette époque, l'écho de ma folie
sanglante qui me rend complice de ce vacarme.
Qu'il l'accepte comme une rédemption 4 ! >>
<< Complice . . . >> - parce que cela évoque les mani­
festes de l'intelligentsia soucieuse de se rappeler,

1 . N. d. T. : Vers de Gottfried Keller. Voir l'essai de Benj amin


sur cet auteur, ci-dessus, t. Il, p. 1 1-29. (RR)
2. N. d. T. : Titre d'une monumentale pièce de théâtre de Kraus
( 1 9 1 9). (RR)
3 . N. d. T. : Le Norgler, personnage de Die letzten Tage der Men­
schheit de Kraus. (RR)
4. N. d. T. : Passage tiré de la scène 54 de Die letzten Tage der
Menschheit, monologue du Râleur assis à son bureau.
Karl Kraus 25 1

serait-ce en se dénonçant elle-même, au bon souve­


nir d'une époque qui s'apprêtait à se détourner
d'elle, il faut dire un mot à propos de ce sentiment
de culpabilité par lequel la conscience la plus per­
sonnelle rejoint de toute évidence la conscience
historique. Cela nous ramènera toujours à l'expres­
sionnisme dont l'œuvre de sa maturité s'est nourrie,
même si ses racines en ont brisé le sol. On en
connaît les mots d'ordre - combien Kraus lui-même
ne les a-t-il pas tournés en dérision : on composait
des décors, des phrases, des peintures «condensés »,
«échelonnés » ou «escarpés ». L'influence - procla­
mée par les expressionnistes eux-mêmes - des
miniatures médiévales sur leur imaginaire est évi­
dente. Or, en examinant leurs personnages - ceux,
par exemple, de la Genèse viennoise (Wiener Gene­
sis 1 ) - on est frappé par quelque chose d' énigma­
,

tique, non seulement dans leurs yeux largement


ouverts et dans les plis insondables de leurs vête­
ments, mais dans leur expression tout entière.
Comme s'ils étaient atteints par le haut mal, ils se
penchent les uns vers les autres dans une course
toujours précipitée. Avant toute autre chose, ce
«penchant » peut se lire comme la profonde émo­
tion humaine dont frémissent à la fois l'univers de
ces miniatures et les manifestes de cette génération
d'écrivains. Mais ce n'est là qu'un aspect pour ainsi
dire concave de ces phénomènes, ce qu'on voit
en regardant ces personnages en face. C'est un tout
autre phénomène qui se présente lorsqu'on les
regarde de dos. Chez les . saints des Adorations,
les esclaves de Gethsémani, les témoins de l'entrée
du Christ à Jérusalem, ces dos s'échelonnent en ter­
rasses de nuques, d'épaules humaines qui, réelle-

1 . N. d. T. : Analysée par le célèbre historien d'art viennois Franz


Wickhoff, Die Wiener Genesis, Vienne, F. Tempsky; 1 895. (RR)
252 Œuvres

ment condensées en gradins escarpés, conduisent


moins au ciel que vers le bas, sur et même sous
cette terre. Impossible d'exprimer leur pathos d'une
manière qui ferait abstraction de cela : on peut
les escalader tels des blocs erratiques entassés ou
des marches grossièrement taillées. Quelles que
soient les forces qui ont mené le combat des esprits
sur ces épaules, nous pouvons en désigner une
grâce à l'expérience que nous avons pu faire de
l'état dans lequel se trouvaient les masses vaincues
immédiatement après la guerre. Ce qui resta à l'ex­
pressionnisme, impulsion à l'origine humaine qui
s'est ensuite presque complètement convertie en
mode, fut l'expérience et le nom de cette puissance
sans nom devant laquelle se courbaient les dos des
hommes : la culpabilité. «Ce qui rend une masse
obéissante digne de compassion, écrit Kraus dès
1912, ce n'est pas qu'elle soit exposée au danger par
une volonté qui lui est inconnue, mais qu'elle le soit
par une faute qui lui est inconnue. » En tant que
«Râleur », il prend sa part de cette responsabilité
pour la dénoncer et la dénonce pour y prendre part.
Afin d'y répondre par le sacrifice, il s'est jeté un jour
dans les bras de l'Église catholique.
Dans les menuets acérés que Kraus a sifflés pour
accompagner le chassé-croisé de la Justice et de
Vénus, le leitmotiv - l'ignorance du philistin en
matière d'amour - est présenté avec une rigueur et
une persévérance dont le seul équivalent est l'atti­
tude des décadents, la proclamation de l 'art pour
l'art. Car l 'art pour l 'art précisément - qui, selon les
décadents, s'applique aussi à l'amour - a étroite­
ment lié la compétence au savoir-faire artisanal, à la
technique, et n'a opposé la poésie dans son éclat le
plus lumineux qu'à la littérature, comme on oppose
l'amour à 1� luxure. «La misère peut faire de tout
homme un journaliste, mais pas de toute femme une
Karl Kraus 253

prostituée. » Cette phrase de Kraus trahit le double


fond de sa polémique contre le journalisme. Celui
qui a déclenché cette lutte impitoyable, c'est moins
le philanthrope, l'ami éclairé des hommes et de la
nature, que l'écrivain expérimenté, l'artiste, voire le
dandy dont l'ancêtre est Baudelaire. Seul B aude­
laire a haï autant que Kraus à Ja fois l'esprit saturé
de bon sens et le compromis que les intellectuels ont
conclu avec lui pour vivre du journalisme. Le jour­
nalisme est trahison de la littérature, de l'esprit, du
qémon. Sa véritable substance est le bavardage, et
chaque supplément littéraire pose à nouveaux frais
la question insoluble du rapport de force entre bêtise
et !Tiéchanceté qu'elle exprime. C'est au fond la par­
faite correspondance entre ces formes d'existence :
la vie sous le signe du pur esprit ou de la sexualité
pure et simple, qui fonde la solidarité entre l'écrivain
et la putain, dont l'existence de Baudelaire est une
fois de plus la preuve la plus incontestable. Ainsi
Kraus peut-il, comme il l'a fait dans La Muraille de
Chine, énoncer les lois de son propre métier en les
assimilant à celles de la sexualité. L'homme «a mille
fois lutté avec l'autre, qui peut-être n'existe pas, mais
qui assurément triomphera de lui. Non en raison de
sa supériorité, mais parce qu'il est l'autre, plus tard
verÙ.t, celui qui donne à la femme le plaisir de la
série, et qui triomphera en dernier. Mais ils écartent
cela, comme un mauvais rêve et veulent être les pre­
miers. ,, Or, si la langue - nous le lisons ici entre les
lignes - est une femme, comme l'instinct infaillible
éloigne l'auteur de ceux qui s'empressent d'être les
premiers auprès d'elle, comme il multiplie la pensée
qui se contente toujours de l'aiguillonner par le pres­
sentiment, plutôt que de la rassasier par le savoir,
comme il fait s'empêtrer la pensée dans la haine, le
mépris, la méchanceté et comme il ralentit son pas
en prenant le chemin détourné des épigones pour
254 Œuvres

achever le plaisir de la série en lui donnant le coup


de grâce, celui que Jack l'Éventreur tient en réserve
pour Lulu !
La vie de l'homme de lettres est l'existence sous le
signe du pur esprit, tout comme la prostitution est
l'existence sous le signe de la sexualité pure et
simple. Or, le démon qui assigne à la putain sa
place dans la rue relègue l'homme de lettres dans la
salle du tribunal. Celle-ci est donc la tribune de
Kraus comme elle l'a toujours été pour les grands
journalistes : Carrel, Paul-Louis Courrier, Lassalle.
S'y dérober : se soustraire à la fonction authentique,
démoniaque du pur esprit, celle de jouer les trouble­
fête, et s'en prendre à la putain, c'est là, selon
Kraus, la double défaillance qui définit le journa­
liste. - Robert Scheu a bien vu que, pour Kraus,
la prostitution est une forme naturelle de la sexua­
lité féminine et nullement une perversion sociale.
Mais ce qui définit la prostitution, c'est le fait que
l'échange marchand se mêle aux rapports sexuels
et la manière dont cela se produit. Si c'est un
phénomène naturel, elle l'est autant du point de
vtie naturel de l'économie, en tant que processus
d'échange, que du point de vue naturel de la sexua­
lité. «La prostitution méprisable ? 1 Les putains
pires que les voleurs ? 1 Apprenez : si l'amour
réclame un salaire, 1 Le salaire donne aussi de
l'amour ! » Cette ambiguïté - cette double nature
comme double naturel - rend la prostitution démo­
niaque. Mais Kraus «prend le parti de la force natu­
relle ». Si le domaine sociologique reste toujours
opaque à ses yeux - autant dans son attaque contre
la presse que dans sa défense de la prostitution -,
cela tient au fait qu'il est prisonnier de la nature. La
dignité humaine ne lui apparaît pas comme déter­
mination et comme accomplissement· de la nature
libérée - transformée par la révolution -, mais
Karl Kraus 255

comme un élément de la nature tout court, d'une


nature archaïque et anhistorique dans son primi­
tivisme intact ; voilà qui jette des reflets incertains
et inquiétants même sur son idée de liberté et d'hu­
manité. Elle n'échappe pas au domaine de la faute,
qu'il a parcouru d'un pôle à l'autre : de l'esprit
au sexe.
Or, face à cette réalité, par laquelle Kraus, plus
que tout autre, a été meurtri jusqu'au sang, <de pur
esprit » que les adeptes vénèrent dans l'activité du
maître, se révèle être vaine chimère. De tous les
mobiles de son évolution, aucun, de ce fait, n'est
plus important que la limitation et le contrôle
constants de cet esprit. De nuit est le titre de son
livre de bord. Car la nuit est le commutateur qui
change le pur esprit en pure sexualité et la pure
sexualité en pur esprit, tout en apaisant par leur
reconnaissance réciproque ces deux abstractions
contraires à la vie. « Je travaille jour et nuit. Ainsi il
me reste beaucoup de temps libre. Du temps pour
demander à un tableau dans ma chambre si le tra­
vail lui plaît, pour demander à l'horloge si elle est
fatiguée, et à la nuit si elle a bien dormi. » Ces ques­
tions sont des offrandes que, pendant son travail, il
jette en pâture au démon. Mais sa nuit n'est pas la
nuit maternelle, ni la nuit romantique du clair de
lune ; c'est l'heure entre sommeil et veille, pièce
centrale de sa triple solitude : celle du café où il est
seul avec son ennemi, celle de sa chambre nocturne
où il est seul avec son démon, celle de la salle de
conférence où il est seul avec son œuvre.
256 Œuvres

III
I NHUMAIN

«Déjà la neige tombe. >>

Worte in Versen III

La satire est la seule forme légitime de l'art régio­


naliste. Mais ce n'est pas ce que l'on a voulu dire en
qualifiant Kraus de satiriste viennois. On cherchait
bien plutôt, autant que possible, à le pousser sur
cette voie de garage, afin de pouvoir ranger son
œuvre dans le grand entrepôt des biens de consom­
mation littéraires. En représentant Kraus comme
satiriste, on peut donc aussi bien le comprendre en
profondeur que faire de lui la plus triste des carica­
tures. Depuis toujours, par conséquent, il a tenu à
séparer le satiriste authentique de ces écrivains qui
ont fait de la raillerie un métier et dont les invec­
tives n'ont d'aùtre but que de faire rire le public.
Le grand satiriste, au contraire, ne s'est jamais
tenu sur un terrain plus solide qu'au sein d'une
génération qui s'apprête à monter sur les chars et à
ènfiler les masques à gaz, d'une humanité qui ne
sait plus pleurer mais qui sait toujours rire. En lui,
elle se prépare, s'il le faut, à survivre à la civilisa­
tion, et elle communie avec lui dans le vrai mystère
de la satire qui consiste . à manger son adversaire.
C'est sous la forme du satiriste que l'anthropophage
a été intégré à la civilisation. Non sans piété, il se
souvient de son origine ; c'est pourquoi la proposi­
tion de manger des humains fait partie du réper­
toire intangible de ses suggestions, depuis le projet
de Swift concernant l'usage à faire des enfants des
couches pauvres, jusqu'à Léon Bloy, qui propose
Karl Kraus 257

d'accorder aux propriétaires le droit de vendre la


chair de leurs locataires insolvables. À travers de
tels conseils, les grands satiristes ont pris la mesure
de l'humanité de leurs semblables. « Humanité,
culture et liberté sont des biens précieux qui ne sont
pas trop cher payés au prix du sang, de l'intelli­
gence et de la dignité humaine » - voilà comment
Kraus clôt la confrontation entre l'anthropophage
et les droits de l'homme. Comparons-la avec la
Question juive de Marx pour voir que cette prise de
position ludique de 1909- contre l'idéal classique
d'humanité - était sur le point de tourner, à la pre­
mière occasion, à la profession de foi en faveur de
l'humanisme véritable. Il est vrai que, dès le pre­
mier numéro, il aurait fallu prendre le Fackel à
la lettre, mot pour mot, pour se rendre compte que
ce journalisme d'esthète était destiné à devenir la
prose politique de 1930, sans avoir à sacrifier un
seul de ses thèmes et sans avoir à en introduire un
seul. Il doit cela à son partenaire, la presse, qui pré"
parait pour l'humanité cette fin à laquelle Kraus fait
allusion lorsqu'il dit: « Les droits de l'homme sont
un j ouet destructible pour adultes, jouet qu'ils sou­
haitent piétiner et auquel, par conséquent, ils ne
renonceront jamais. » Ainsi la séparation entre les
sphères privée et publique, qui, en 1789, devait
annoncer la liberté, est-elle devenue la risée des
gens. Comme le dit Kierkegaard, « le journal a fait
[ . . .] de la distinction entre privé et public une jacas­
serie publico-privée ».
Faire de la zone publique et de la zone privée,
confondues de manière démoniaque dans le bavar­
dage, une confrontation dialectique, faire triompher
la véritable humanité, voilà le sens que Kraus
découvre à l'opérette et dont il a révélé l'expression
la plus intense dans Offenbach. De même que le
bavardage scelle l'asservissement du langage par la
258 Œuvres

bêtise, de même l'opérette scelle la transfiguration


de la bêtise par la musique, Que l'on puisse mécon­
naître la beauté de la stupidité féminine a toujours
été pour Kraus la preuve du philistinisme le plus
sinistre. Devant la force de son rayonnement, les
chimères du progrès s'envolent. Et dans l'opérette
d'Offenbach, la trinité bourgeoise du vrai, du beau
et du bon remonte sur scène pour présenter un
splendide numéro avec accompagnement musical
sur le trapèze de la bêtise. La vérité, c'est le non­
sens ; la beauté, c'est la bêtise ; la bonté, c'est la
faiblesse. Voilà le secret d'Offenbach : montrer com­
ment, du profond non-sens de la décence publique
- qu'il s'agisse de celle des deux cents familles, de
la salle de danse, ou de l' État militariste -, l'indé­
cence privée ouvre un œil rêveur. Et ce qui, sous
forme de langage, eût été sévérité des juges, renon­
cement, pouvoir de séparation, devient en musique
ruse et subterfuge, protestation et ajournement.
- La musique prendrait-elle la place de l'ordre
moral ? Deviendrait-elle la police d'un monde du
plaisir ? Oui ! D'où l'éclat qui inonde les vieilles
salles de bal parisiennes, la «Grande Chaumière »,
la << Closerie des Lilas », pendant la lecture de la
Vie parisienne. << Et l'inimitable duplicité de cette
musique, qui consiste à dire tout, à la fois en positif
et en négatif, à livrer l'idylle à la parodie et la raille­
rie au lyrisme, de même que la richesse des figures
musicales prêtes à tout usage, unissant douleur et
plaisir, c'est ce que ce don révèle ici dans toute sa
plénitude et toute sa pureté. » L'anarchie comme
unique constitution morale du monde, la seule
qui soit digne de l'homme, devient la véritable
musique de ces opérettes. La voix de Kraus dit cette
musique intérieure plutôt qu'elle ne la chante.
D'une façon tranchante, elle siffle autour des crêtes
de la bêtise vertigineuse ; émouvante, elle retentit
Karl Kraus 259

depuis l'abîme de l'absurde; comme le vent dans la


cheminée, elle fredonne dans les vers de Frescata,
chantant un requiem en souvenir de la génération
de nos grands-pères. - L'œuvre d'Offenbach tra­
verse ainsi une crise mortelle. Elle se condense,
elle se débarrasse de tout élément inutile, traver­
sant l'espace périlleux de cette existence pour réap­
paraître sauvée, plus réelle qu'auparavant. Car
lorsque cette voix changeante se fait entendre, les
éclairs des publicités lumineuses et le tonnerre du
métro traversent le Paris des omnibus et des becs de
gaz. Or, l'œuvre rend à Kraus tout ce qu'il lui
apporte. Car, l'espace de quelques instants, elle se
transforme en un rideau que Kraus, avec les gestes
sauvages de bonimenteur dont il accompagne toute
sa lecture, écarte en révélant brusquement l'inté­
rieur de son cabinet des horreurs. Les voilà : Scho­
ber, Bekessy, Kerr et les autres numéros, non plus
ennemis, mais curiosités héritées du monde d'Of­
fenbach ou de Nestroy, non, plus anciennes encore,
plus rares, pénates des troglodytes, lares de la bêtise
préhistorique. Au cours de ses lectures publiques,
Kraus ne récite pas Offenbach ou Nestroy : ce sont
eux qui parlent à travers · lui. De temps à autre seu­
lement, un regard d'entremetteur à vous couper le
souffle, mi-morne, mi-brillant, tombe sur la foule
devant lui, l'invitant aux épousailles maudites avec
les masques dans lesquels elle ne se reconnaît pas,
et revendiquant une dernière fois le privilège malé­
fique de l'ambiguïté.
C'est ici seulement qu'apparaît le véritable visage,
ou plutôt le véritable masque du satiriste. C'est le
masque de Timon le misanthrope. << Shakespeare a
tout prévu » ; en effet ! Il a surtout prévu Kraus lui­
même. Shakespeare dessine des personnages inhu­
mains - dont Timon, le plus inhumain d'entre
eux - et il dit : la nature produirait une telle créa-
260 Œuvres

ture si elle voulait créer ce qui convient au monde


tel que vous l'avez fait ; ce qui serait de taille à se
mesurer avec lui et aurait grandi en son sein. Timon
est une telle créature, tout comme l'est Kraus. L'un
et l'autre n'ont, et ne veulent avoir, rien en commun
avec les hommes. « Ici règne un défi animal : c'est
un refus de la condition humaine » ; d'un village
isolé du canton de Glaris, Kraus jette le gant à
l'humanité, et Timon ne veut d'autres larmes à sa
tombe que celles de la mer. Comme les vers de
Timon, la poésie de Kraus se place derrière les deux
points qui précèdent le discours de la dramatis per­
sona, du rôle. Un fou, un Caliban, un Timon - ni
plus ingénieux, ni plus digne, ni meilleur - mais
qui est à lui-même son propre Shakespeare. Tous
les personnages qui se rassemblent autour de lui
laissent deviner une origine shakespearienne. Qu'il
parle de l'homme avec Weininger, de la femme avec
Altenberg, du théâtre avec Wedekind ou de la table
avec Loos, du juif avec Else Lasker-Schüler ou
du chrétien avec Theodor Haecker, toujours son
modèle est Shakespeare. Le pouvoir du démon
s'arrête aux frontières de ce royaume. Son huma­
nité interlope, sa sous-humanité sont alors sur­
montées par une authentique inhumanité. Kraus
l'a donné à entendre en écrivant : « Chez moi, une
grande aptitude à la psychologie s'associe à une
aptitude encore plus grande à faire abstraction de
tout constat psychologique. » Ce qu'il revendique
ainsi pour lui-même, c'est l'inhumanité de l'acteur :
son caractère anthropophage. Car avec chaque rôle,
l'acteur absorbe un être humain, et dans les tirades
baroques de Shakespeare - lorsque l' anthropo­
phage doit se révéler le meilleur des hommes, le
héros apparaître comme un acteur, lorsque Timon
joue le rôle d'un riche et Hamlet celui d'un fou
- c'est comme si ses lèvres ruisselaient de sang.
Karl Kraus 261

C'est ainsi que Kraus, suivant le modèle de Shakes­


peare, s'est écrit des rôles auxquels il a pris goût.
La ténacité de ses convictions est fidélité à un rôle
avec ses stéréotypes et ses répliques. Toutes ses
expériences ne sont que des répliques. C'est pour­
quoi il s'y attache et les demande à la vie comme un
acteur qui ne pardonne jamais à son partenaire de
ne pas lui donner la réplique.
Les lectures qu'il fait d'Offenbach et des couplets
de Nestroy sont sans accompagnement musical.
Jamais la parole n'abdique en faveur de l'instru­
ment ; mais, en repoussant de plus en plus loin ses
limites, il arrive qu'elle finisse par perdre sa puis­
sance, par se réduire à la simple voix de la créature:
un fredonnement qui est à la parole ce que son sou­
rire est au mot d'esprit, voilà le saint des saints de cet
art de la déclamation. Ce sourire, ce fredonnement
où, comme dans un lac de cratère, au beau milieu
des ravins et des décombres les plus monstrueux, le
monde se mire, paisible et sobre, laissent transper­
cer cette profonde complicité avec ses auditeurs et
ses modèles, que Kraus n'a jamais exprimée par son
verbe. Au service de celui-ci, aucun compromis ne
lui est permis. Mais à peine le verbe a-t-il tourné le
dos, Kraus est prêt à certaines concessions. C'est
alors que se fait sentir le charme inquiétant et tou­
jours inépuisable de ces lectures: celui de voir se
réduire à néant la distinction entre esprits étrangers
et esprits apparentés, et se former cette masse homo­
gène de faux amis qui donnent le ton de ces soirées.
Kraus se présente devant un monde d'ennemis, il
cherche à leur extorquer de l'amour, mais ne réussit
qu'à les forcer à l'hypocrisie. Sa vulnérabilité face à
cette attitude est étroitement liée au dilettantisme
subversif qui caractérise notamment ses lectures
d'Offenbach. Kraus y relègue la musique dans des
limites plus étroites que ne l'avaient jamais rêvé les
262 Œuvres

manifestes de l'école de Stefan George. Cela ne peut


évidemment masquer l'opposition entre les attitudes
linguistiques de George et de Kraus. Il existe au
contraire un lien très précis entre les raisons qui ren­
dent Kraus capable de jouer sur les deux pôles de
l'expression linguistique - celui de la puissance
réduite du fredonnement et celui du pathos comba­
tif - et les raisons qui interdisent à sa sacralisa­
tion du verbe d'adopter les formes linguistiques du
culte que George voue au langage. Pour le va-et­
vient cosmique par lequel George «divinise le corps
et incarne le Dieu », le langage n'est qu'une échelle
de Jacob faite de dix mille échelons de mots. Chez
Kraus, au contraire, le langage s'est débarrassé de
tout élément hiératique. Il n'est moyen ni de prophé­
tie ni de domination. Lieu d'une sacralisation du
nom, il s'oppose, par cette certitude juive, à la théur­
gie du «corps verbal ». Très tard, avec une détermi­
nation qui a dû mûrir au cours de longues années de
silence, Kraus s'est opposé au grand partenaire dont
l'œuvre était née à la même époque que la sienne, au
se1.1il du siècle. Le premier volume publié par George
et la première année du Fackel portent la date de
1899. Or ce n'est qu'en 1929, dans son poème rétro­
spectif Trente ans après, que Kraus entreprit de l'in­
terpeller: Face au zélateur Kraus, George y apparaît
comme l'homme célébré,

Qui habite le Temple d'où jamais il ne s 'est agi


De chasser ni les marchands ni les changeurs,
Ni les pharisiens ni les scribes,
Qui entourent et circonscrivent ce lieu.

Le profanum vulgus fait l 'éloge de l 'ascète


Qui ne lui a jamais dit ce qu 'il fallait haïr.
Celui qui avait trouvé le but avant le chemin
Ne venait point de l 'origine.
Karl Kraus 263

« Tu vins de l'origine, origine qui est le but », telles


sont les paroles que Dieu adresse, à titre de réconfort
et de promesse, à « l'homme qui meurt ». Voilà à
quoi Kraus fait ici allusion, tout comme Viertel,
lorsque, dans l'esprit de Kraus, il qualifie le monde
de « fausse voie, égarement et détour pour parvenir
au paradis ». « C'est ainsi, poursuit-il dans cet impor­
tant passage de son essai sur Kraus, que je tente
d'expliquer le développement de ce talent singulier :
l'intellect, un égarement qui revient à [ . . ] l'immé­
.

diateté ; la publicité, une fausse route ramenant au


langage ; la satire, un détour conduisant à la poésie. »
Cette « origine » - le sceau d'authenticité des phéno­
mènes - est l'objet d'une découverte liée d'une
façon très singulière à la récognition. Le théâtre de
cette scène philosophique de reconnaissance dans
l'œuvre de Kraus est la poésie lyrique, et son langage
est la rime : « Le mot qui ne dément jamais l'origine »
et qui, comme la béatitude a son origine à la fin du
temps, a la sienne à la fin du vers. La rime: deux
amours portant le démon en terre. Elle est tombée à
l'origine, parce qu'elle est venue au monde comme
hybride d'esprit et de sexe. Son glaive et son écu - le
concept et la faute - lui ont échappé pour se chan­
ger en emblèmes sous le pied de l'ange qui l'a tuée.
C 'est un ange poète, guerrier, le fleuret à la main,
comme seul Baudelaire l'a connu : s'exerçant seul à
sa fantasque escrime,

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,


Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

À dire vrai, c'est aussi un ange licencieux, « pour­


suivant une métaphore qui vient de disparaître au
coin de la rue, accouplant des mots, pervertissant
264 Œuvres

des phrases, entiché d'analogies, abusant avec bon­


heur des chiasmes, toujours à l'affût de l'aventure,
dans le plaisir et le tourment, afin de conduire, à la
fois impatient et hésitant, à l'achèvement ». Ainsi
l'aspect hédoniste de cette œuvre trouve-t-il enfin
son expression la plus pure dans ce rapport à la fois
mélancolique et fantasque à l'existence, où Kraus,
dans la tradition viennoise de Raimund et de
Girardi, atteint une conception du bonheur aussi
résignée que sensuelle. Il faut s'en souvenir pour
comprendre la nécessité de son opposition à l'as­
pect « danseur » de Nietzsche, sans parler de la rage
avec laquelle cet homme inhumain devait inévita­
blement se heurter au surhomme.
La rime fait comprendre à l'enfant qu'il est par­
venu à la crête de la langue, là où il entend le mur­
mure de toutes les sources à leur origine. C'est là
qu'elle se sent chez elle, la créature qui, après avoir
été longtemps condamnée au mutisme .dans l'ani­
mal et au mensonge dans la putain, prend la parole
par la bouche de l'enfant. « Un bon cerveau doit être
capable de se représenter la fièvre de l'enfance avec
tous ses symptômes, au point de faire monter la
température » ; une telle phrase de Kraus est plus
profonde qu'elle n'en a l'air. Lui-même, en tout cas,
en a réalisé l'exigence à un degré tel que l'enfant
n'est jamais, à ses yeux, un objet, mais, comme il le ·
fut lui-même dans ses jeunes années, l'adversaire
de l'éducation, éduqué par cet antagonisme et non
par son éducateur. « Il ne fallait pas abolir le bâton,
mais le maître qui l'utilise à mauvais escient. »
Kraus ne souhaite être que celui qui l'utilise mieux.
Sa philanthropie, sa compassion ont leur limite
dans le bâton qu'il a subi à la même école dont relè­
vent aussi ses meilleurs poèmes.
« Je ne suis qu'un des épigones » ; Kraus est en
effet un épigone des livres de morceaux choisis.
Karl Kraus 265

«Des deutschen Knaben Tischgebet» [Prière d'un


jeune garçon allemand], «Siegfrieds Schwert»
[L'épée de Siegfried], «Das Grab im Busento» [Le
tombeau au Busento], «Wie Kaiser Karl Schulvisi­
tation hielt» [Visite de Charlemagne à l'école]I,
voilà les modèles qui, chez cet élève attentif, appli­
qué à les apprendre par cœur, ont pris une forme
nouvelle. Des «Rosse von Gravelotte» [Les chevaux
de Gravelotte] il a ainsi fait le poème «Zum Ewigen
Frieden» [La Paix perpétuelle], et même les plus
enflammés de ses poèmes de haine s'inspirent
encore du «Feuer im Walde» [Le feu dans la forêt]
de Hôlty2 qui illuminait les manuels de lecture de
nos années de lycée. Au jour du Jugement dernier,
lorsque, avec les tombes, les livres de morceaux
choisis s'ouvriront, c'est au son de «Was blasen die
Trompeten, Husaren heraus» [Que claironnent les
trompettes, sortez, hussards !] que le vrai Pégase
des petits en sortira au galop et, momie ratatinée,
poupée de tissu ou d'ivoire jauni, ce versificateur
unique, mort et desséché, s'avancera, accroché au
garrot de sa monture, mais le sabre à double tran­
chant dans sa main, poli comme ses rimes et affûté
comme au premier jour, s'abattra sur la forêt des
journaux et le sol sera jonché de leurs «perles''·
Personne n'a plus parfaitement dissocié le lan­
gage de l'esprit, personne ne l'a plus étroitement lié
à l'Éros, que ne l'a fait Kraus dans cette maxime:
«Plus on regarde un mot de près, plus il vous
regarde de loin.» Voilà un exemple d'amour plato­
nique du langage. Or la seule proximité à laquelle
le mot ne peut échapper est la rime. Le rapport

1. N. d. T. : Ballades héroïques et nationalistes des manuels sco­


laires allemands de l'époque. (RR)
2. N. d. T.: Ludwig Heinrich Christoph Hôlty (1748-1 776),
poète, l'un des créateurs de la ballade allemande. (RR)
266 Œuvres

primitif, érotique, entre proximité et éloignement


s'exprime ainsi dans le langage de Kraus en tant
que rime et nom. Rime, le langage remonte du
monde de la créature; nom, il élève toute créature
jusqu'à lui. Dans «Die Verlassenen» [Les Abandon­
nés], l'intrication la plus étroite du langage et de
l'Éros, tel que l'a éprouvée Kraus, s'est exprimée
avec une grandeur impassible qui rappelle la per­
fection des épigrammes et des peintures sur les
vases grecs. Abandonnés, ils le sont l'un par l'autre.
Mais, c'est là leur grande consolation, ils le sont
aussi l'un avec l'autre. Ils s'arrêtent sur le seuil
entre mourir et renaître 1• La tête retournée, le plai­
sir fait ses adieux éternels <<d'une manière inouïe»;
se détournant de lui, l'âme pénètre en silence,
«d'une manière inhabituelle», sur des terres étran­
gères. Ainsi sont abandonnés l'un avec l'autre le
plaisir et l'âme, mais aussi le langage et l'Éros, la
rime et le nom. - Le cinquième livre de Worte in
Versen [Paroles en vers] est dédié aux «Abandon­
nés». Seule les atteint encore la dédicace, qui n'est
rien d'autre que l'aveu de l'amour platonique,
lequel ne satisfait pas son désir auprès de l'être
aimé, mais le possède dans le nom et dans le nom
l'adore. Cet obsédé du moi ne connaît d'autre don
de soi que le remerciement. Son amour n'est pas
possession, mais gratitude. Gratitude et dédicace;
car remercier, c'est associer ses sentiments à un
nom. La bien-aimée qui se fait lointaine et étin­
celante, sa petitesse et son rayonnement qui se
contractent dans le nom, c'est là l'unique expé­
rience amoureuse que connaissent les Worte in Ver­
sen. Car «Il est facile de vivre sans femme. 1 Mais
difficile d'avoir vécu sans femme.»

1 . N. d. T.: << Stirb und Werde>>, allusion à un vers de Goethe


( Selige Sehnsucht dans Divan occidental et oriental). (RR)
« »,
Karl Kraus 267

C'est la sphère linguistique du nom, et elle seule,


qui· fournit la clé de la démarche polémique fon­
damentale de Kraus, la citation. Citer un mot signi­
fie l'appeler par son nom. Ainsi, à son plus haut
niveau, le travail de Kraus se réduit à faire en sorte
que le journal lui-même puisse être cité. Il le trans­
porte dans son espace et, d'un seul coup, le verbiage
est obligé de constater que, dans les profondeurs de
la lie journalistique, il n'est pas à l'abri de la voix
qui, sur les ailes du verbe, fond sur lui pour l'arra­
cher à la nuit où il est plongé. Lorsqu'elle s'ap­
proche, non pas pour châtier mais pour sauver,
c'est une chose merveilleuse; ainsi quand, sur les
ailes du verbe shakespearien, il cite ces lignes dans
lesquelles, devant Arras, un homme raconte aux
siens comment, à l'aube, sur le dernier arbre déchi­
queté devant sa position, une alouette s'était mise à
chanter. Un seul vers, qui n'est même pas de lui,
suffit à Kraus pour descendre en sauveteur dans cet
enfer, un seul mot espacé: «C'était le rossignol et
non l'alouette qui chantait sur le grenadier, là­
bas1. » Dans la citation qui sauve et qui châtie, le
langage apparaît comme matrice de la justice. La
citation appelle le mot par son nom, l'arrache à son
contexte en le détruisant, mais par là même le rap­
pelle aussi à son origine. Le mot est sonore ainsi,
cohérent, dans le cadre d'un texte nouveau; on ne
peut pas dire qu'il ne rime à rien. En tant que rime,
il rassemble dans son aura ce qui se ressemble; en
tant que nom, il est solitaire et inexpressif. Devant
le langage, les deux domaines - origine et destruc­
tion - se justifient par la citation. Et inversement,
le langage n'est achevé que là où ils s'interpé­
nètrent: dans la citation. En elle se reflète le lan-

1. N. d. T.: Voir Shakespeare, Roméo et Juliette, acte III,


scène V (RR)
. .
268 Œuvres

gage des anges, dans lequel tous les mots, tirés du


contexte idyllique du sens, sont transformés en épi­
graphes du Livre de la Création.
À partir de ses pôles - humanisme classique et
humanisme réel - la citation comprend chez cet
auteur toute la sphère de sa culture. Bien qu'il ne
soit pas évoqué, Schiller rejoint ici Shakespeare:
«Le monde éthique connaît lui aussi la noblesse.
Les êtres vulgaires 1 Paient avec ce qu'ils font, les
nobles avec ce qu'ils sont»- ce distique classique
désigne dans l'entrecroisement de la noblesse sei­
gneuriale et de la rectitude cosmopolite le point de
fuite utopique où l'humanisme de Weimar 1 avait sa
demeure, que Stifter fut le dernier à définir. Ce qui
comptait aux yeux de Kraus, c'était de placer l'ori­
gine dans ce point de fuite. Ramener le capitalisme
bourgeois à un état dans lequel il ne s'est jamais
trouvé, voilà son programme. Il est néanmoins le
dernier. bourgeois qui prétende tirer sa valeur de
son être, et si l'expressionnisme est devenu son des­
tin, c'est parce qu'en lui, pour la première fois, cette
attitude devait faire ses preuves face à une situa­
tion révolutionnaire. Si l'expressionnisme a abouti
à ses «condensations» et à ses «escarpements»,
c'est parce qu'il a tenté de répondre à cette situa­
tion, non par l'action; mais par l'être. C'est ainsi
qu'il devint le dernier refuge historique de la «per­
sonnalité». La faute qui l'accabla et la pureté qu'il
proclama font partie l'une et l'autre du fantôme de
l'homme apolitique ou «naturel», tel qu'il surgit à la
fin de cette régression et tel qu'il fut démasqué par
Marx. «L'homme tel qu'il est membre de la société
bourgeoise, l'homme non politique, apparaît néces�
sairement comme l 'homme naturel. [. . . ] La révo­
lution politique décompose la vie bourgeoise en

1. N. d. T. : Il s'agit du Weimar de Goethe. (RR)


Karl Kraus 269

ses éléments, sans révolutionner ces éléments eux­


mêmes et les soumettre à la critique. Elle est à la
société bourgeoise, au monde des besoins, du tra­
vail, des intérêts privés, du droit privé, la base de
son existence, [...] sa base naturelle. L'homme réel,
on ne le reconnaît.d'abord que sous la forme de l'in­
dividu égoïste, et l'homme véritable sous la forme
du citoyen abstrait. [...] L'émancipation humaine ne
sera réalisée que lorsque l'homme aura réintégré
le citoyen abstrait et, en tant qu'être individuel,
daris sa vie empirique, dans son travail indivi­
duel, dans ses conditions individuelles, sera devenu
être générique [ . .]; lorsqu'il ne séparera plus de lui
.

la force sociale sous la forme d'une force poli­


tique1• » L'humanisme réel qui, chez Marx, tient tête
à l'humanisme classique, se révèle à Kraus dans
l'epfant, et l'homme en devenir lève son visage vers
les idoles de l'homme naturel, idéal du romantisme,
et du citoyen modèle adorateur de l'État. Kraus a
révisé le manuel de lecture dans la perspective de
cet hc;>mme en devenir; il s'est notamment intéressé
à la culture des Allemands et l'a trouvée vacillante,
livrée au bon plaisir fluctuant des journalistes. D'où
la «Poésie lyrique des Allemands»: «Le virtuose,
non le poète soumis à une nécessité 1 Est leur
homme: non pas Claudius, mais Heine 1 Ils confon­
dent l'essence et l'apparence.» La découverte que
l'homme en devenir prend proprement forme, non
pas dans l'espace naturel, mais dans l'espace de
l'humanité, dans la lutte pour la libération, qu'on le
reconnaît à l'attitude que lui impose la lutte contre
l'exploitation et la misère, qu'il n'y a pas d'émanci­
pation idéaliste, mais seulement une émancipation
matérialiste par rapport au mythe, que l'origine de

1 . N . d. T.: K. Marx, La Question juive, trad. J.-M. Palmier,


.

Paris; H)/18, 1 968, p. 44 sq. (trad. mod.). (RR)


270 Œuvres

la créature n'est pas pureté, mais purification, c'est


très tardivement que tout cela a laissé des traces
dans l'humanisme réel de Kraus. C'est grâce au
désespoir qu'il a découvert dans la citation la force,
non pas de conserver, mais de purifier, d'arracher
au contexte, de détruire; la seule force qui permet
encore d'espérer que quelque chose de cette époque
survivra, parce qu'on l'en a extrait de force.
On peut y voir la confirmation du fait que toutes
les forces dont dispose cet homme sont par nature
des vertus bourgeoises; c'est dans la mêlée seule­
ment qu'elles ont acquis leur aspect belliqueux. Mais
déjà personne n'est plus en mesure de les recon­
naître; personne n'est plus capable de comprendre
la nécessité qui a fait de ce grand caractère bour­
geois un comédien, de ce gardien du patrimoine lin­
guistique goethéen un polémiste, de cet homme
d'honneur irréprochable un vandale. Or, il ne pou­
vait en être autrement, puisqu'il a voulu commencer
à changer le monde auprès de sa classe sociale, chez
lui, à Vienne. Et lorsque, s'avouant la vanité de son
entreprise, il l'arrêta au milieu du gué, il remit
l'affaire entre les n'mins de la nature: la nature des­
tructrice, cette fois, non la nature créatrice :

Arrête le temps ! Soleil, achève le travail,


Que la fin soit grande ! Annonce l'éternité!
Lève-toi, menaçant, que ta lumière gronde
Et couvre le bruit de notre mort !

Cloche d'or, fonds dans ta propre incandescence,


Sois canon pointé vers l'ennemi cosmique !
Crache-lui le feu au visage ! Si j 'étais Josué,
Sache qu'il y aurait un nouveau Guibéah !

Cette nature déchaînée sera la base du credo poli­


tique de Kraus, qui est sûrement un pendant du
Karl Kraus 271

credo patriarcal de Stifter, une profession de foi


étonnante à tous égards, incompréhensible sur un
seul point: pourquoi ne sont-ce pas les plus gros
caractères du Fackel qui l'annoncent, pourquoi
faut-il chercher la prose bourgeoise la plus vigou­
reuse de l'après-guerre dans· un fascicule oublié du
Fackel, celui du mois de novembre 1920:
<<Ce que je veux dire - et cette fois je vais m'expli­
quer en clair avec cette engeance déshumanisée de
propriétaires de terre et de sang, ainsi qu'avec leurs
partisans et, comme ils ne comprennent pas, comme
ils sont incapables de déduire mon véritable point de
vue de mes "contradictions", je vais leur parler net
[ . .] . Ce que je veux dire est ceci: en tant que réalité,
.

le communisme n'est que l'opposé de leur propre


idéologie profanatrice de la vie et provient, tout de
même, d'idées plus pures; c'est un fâcheux antidote
employé aux fins d'idées plus pures; que le diable
emporte sa pratique, mais que Dieu nous le préserve
comme une menace constante au-dessus des têtes de
ceux qui possèdent des biens et qui voudraient forcer
tous les autres, pour les protéger, à partir aux fronts
de la faim et de l'honneur patriotique avec, pour
toute consolation, l'idée que la vie n'est pas le bien
suprême. Que Dieu nous le préserve, afin que cette
racaille, dont l'effronterie passe déjà les bornes,
ne devienne pas encore plus effrontée, afin que la
société de ceux qui ont le monopole du plaisir et qui
croient que l'humanité à leurs bottes aura eu sa dose
d'amour lorsqu'ils lui auront transmis la syphilis, au
moins ne dorme pas d'un sommeil sans cauchemar !
Afin que l'envie leur passe au moins de prêcher la
morale à leurs victimes et de faire de l'esprit à leurs
dépens!»
Voilà un langage humain, naturel et noble -
notamment si l'on tient compte de cette déclaration
mémorable d'Adolf Loos: <<Un travail humain qui
272 Œuvres

consiste seulement à détruire, voilà un travail vrai­


ment humain, naturel et noble.» On a mis trop long­
temps l'accent sur l'aspect créateur. N'est créateur
en ce sens que celui qui évite toute tâche et tout
contrôle. Le travail sur commande, contrôlé - dorit
le modèle est le travail politique et technique - pro­
duit des saletés et des déchets, il intervient dans la
matière en détruisant, use ce qui a été accompli, cri­
tique ses propres conditions et, sous tous ces points
de vue, est le pendant du travail du dilettante qui
raffole de la créativité. Son œuvre est inoffensive et
pure; celle du maître est ravageuse et purificatrice.
C'est pourquoi l'homme inhumain est parmi nous
en tant que messager d'un humanisme plus réel. Il
triomphe du verbiage. Il ne se solidarise pas avec lë
sapin élancé, mais avec le rabot qui le réduit, non
pas avec le noble minerai, mais avec le creuset qui
le purifie. L'Européen moyen n'a pas su mettre sa
vie en harmonie avec la technique parce qu'il ne
s'est pas émancipé du fétiche d'une existence créa­
trice. Or, si l'on veut saisir le sentiment humain qui
fait ses preuves par la destruction, il faut voir Loos
lutter avec le dragon «Ornement», avoir entendu
l'espéranto astral des créatures de Scheerbart, ou
avoir vu «l'Ange Nouveau» de Klee qui préférerait
libérer les hommes en les dépouillant, plutôt que de
les rendre heureux en leur donnant.
Tout aussi destructrice est une justice qui s'op­
pose en les détruisant aux ambiguïtés constructives
du droit; c'est en la détruisant que Kraus a rendu
justice à sa propre œuvre: «L'unique guide qui
reste: mes erreurs.» Voilà le langage de la lucidité
qui fonde sa domination dans la durée; or, les écrits
de Kraus ont déjà commencé à s'y inscrire, et on
pourrait placer en exergue à ses œuvres ce mot de
Lichtenberg qui dédia un de ses textes les plus pro­
fonds à «sa majesté l'oubli». Voilà à quoi ressemble
Karl Kraus 273

aujourd'hui la modestie: plus hardie que l'affirma­


tion d'autrefois qui s'est réduite à n'être qu'un nar­
cissisme démoniaque. Ni la pureté ni le sacrifice
n'ont triomphé du démon; mais là où l'origine et la
destruction se rejoignent, c'en est fait de sa domina­
tion. Combinaison d'enfant et d'anthropophage,
son vainqueur se dresse devant lui : pas un homme
nouveau, mais un être inhumain, un ange nou­
veau. Peut-être un de ceux qui, selon le Talmud,
sont créés à chaque instant par myriades pour,
ayant fait entendre leur voix devant Dieu, se taire et
se réduire .à néant. En se plaignant, en dénonçant
ou en exultant? Peu importe - l'œuvre éphémère
de Kraus imite cette voix fugitive. Angelus, tel est le
nom du messager des gravures anciennes.
18

Histoire littéraire.
et science de la littérature 1

Toujours à nouveau l'on tentera de présenter l'his­


toire de chacune des sciences dans la continuité d'un
développement fermé sur lui-même. On se plaît à
parler de sciences autonomes. Et même si cette for­
mule ne vise, de prime abord, que le système concep­
tuel des disciplines prises une à une - l'idée
d'autonomie glisse facilement dans le domaine his­
torique et conduit à vouloir se représenter l'histoire
des sciences comme un processus séparé et indépen­
dant, coupé de l'ensemble de l'évolution politique
et intellectuelle. Nous n'avons pas à débattre ici de
la légitimité d'une telle méthode; quelle que soit la
réponse donnée sur ce point, il est impossible de
définir l'état présent d'une discipline quelconque
sans montrer que sa situation actuelle n'est pas seu­
lement un maillon dans le développement historique
autonome de la science en question, mais avant tout
un élément dans l'ensemble de la culture à l'instant
considéré. S'il est vrai que l'histoire littéraire se
trouve en pleine crise, comme nous allons le mon­
trer dans la suite, ce n'est là qu'un aspect partiel

1. N. d. T. : Première publication dans Die literarische Welt,


17 avril 1 93 1 (7• année, no 1 6), p. 3 sq. Cet article était le douzième
d'une série consacrée à «L'état actuel des sciences >>. (PR)
Histoire littéraire 275

d'une crise beaucoup plus générale. L'histoire litté­


raire n'est pas seulement une discipline mais, dans
son développement même, un moment de l'histoire
universelle.
Un moment de l'histoire universelle, sans aucun
doute, mais constitue-t-elle réellement une disci­
pline? L'histoire littéraire est-elle une branche de
l'histoire? Nous allons montrer en quel sens nous
pouvons lui refuser cette qualité; mais ce n'est que
justice de rappeler dès maintenant que, malgré ce
que laisserait supposer son nom, elle n'est pas appa­
rue initialement dans le cadre des études histo­
riques. Comme branche de la formation du bel
esprit, sorte de science appliquée du goût, elle se
situait au xvnre siècle entre le manuel d'esthétique et
le catalogue de librairie.
Le premier historien pragmatique de la littérature
est Gervinus, qui publie en 1 835 le premier tome
de son Histoire de la littérature poétique nationale
des Allemands. Il se comptait parmi les tenants de
l'école historique. Pour lui, les grandes œuvres sont
<< des événements historiques, les écrivains des génies
de l'activité, et les jugements portés sur eux de pro­
fondes répercussions dans le public. Cette analogie
avec l'histoire universelle reste aussi étroitement
liée à la position individuelle de Gervinus que le
procédé consistant à remplacer les points de vue
qui lui font défaut sur la philosophie de l'art par une
"comparaison" des grandes œuvres avec d'autres
"apparentées"1• » Cet ouvrage brillant, mais naïf
dans sa méthode, ne pouvait se poser le problème
du véritable rapport entre littérature et histoire,

1 . N. d. T. : Walter Muschg, Das Dichterportrat in der Litera­


«

turgeschichte in Philosophie der Literaturwissenschaft, éd. Emil


''•

Ermatinger, Berlin, Junker und Dünnhaupt Verlag, 1 930, p. 288.


(PR)
276 Œuvres

moins encore celui de la relation entre histoire et


histoire littéraire. Si l'on considère l'ensemble des
essais entrepris jusqu'au milieu du siècle, on voit
combien le statut de l'histoire littéraire restait mal
défini, soit à l'intérieur de la discipline historique,
soit simplement par rapport à celle-ci. Le contre­
coup de cet embarras épistémologique se fit sentir
chez des hommes comme Michael Bernay, Richard
Heinzel, Richard Maria Werner. De façon plus ou
moins délibérée, on abandonna la référence direc­
trice à l'histoire pour adosser l'histoire littéraire
aux sciences exactes. Alors que même les compila­
tions à caractère bibliographique offraient jusque-là
un aperçu sur l'évolution générale, on s'enferma
obstinément dans un travail monographique de
«collection» et de «conservation». Assurément, cette
période positiviste a fourni à l'usage domestique un
grand nombre d'histoires de la littérature, comme
complément de la recherche rigoureusement scien­
tifique. Mais le panorama qu'elles ouvraient sur
l'histoire universelle ne visait qu'à assurer une sorte
de confort descriptif à l'auteur et à son public.
L'Histoire de la littérature de Scherer, avec son
infrastructure de faits exacts et ses grandes périodi­
sations rythmées par tranches de deux à trois siècles,
peut très bien se lire comme une synthèse des
deux directions principales qui dominaient alors
la recherche. On a eu raison de souligner les pro­
jets de politique culturelle et d'organisation sociale
qui ont inspiré cette œuvre, et de montrer qu'elle
repose sur la vision à la Makart d'un immense cor­
tège triomphal des figures allemandes idéales. Dans
son audacieuse composition, Scherer fait surgir les
personnages centraux «tantôt de l'atmosphère poli­
tique, tantôt de l'atmosphère littéraire, religieuse
ou philosophique, sans donner l'impression d'une
nécessité supérieure, ni même d'une logique exté-
Histoire littéraire 277

rieure; il entrecroise leurs effets avec ceux des


œuvres individuelles, des grandes idées et des héros
littéraires, créant ainsi un tohu-bohu coloré, mais
rien moins qu'une ordonnance historique 1 . ,
Ce qui se prépare ici, c'est le faux universalisme
de la méthode de l'histoire culturelle. Cette évo­
lution s'achève avec le concept de « Sciences de la
culture , forgé par Rickert et Windelband; la vic­
toire de la conception propre à l'histoire culturelle
fut même si totale qu'avec l'Histoire allemande de
Lamprecht2 elle devint le fondement épistémolo­
gique de la conception pragmatique. Avec la pro­
clamation des « valeurs», l'étude de l'histoire fut
définitivement falsifiée dans le sens du modernisme,
la recherche ne fut plus que le service laïc d'un
culte où les « valeurs éternelles» étaient célébrées
selon un rite syncrétiste. Ce qui demeure digne de
réflexion, c'est la rapidité avec laquelle on en vint,
de là, aux aberrations les plus monstrueuses de la
nouvelle historiographie littéraire; c'est le charme
que cette méthode émasculée a su trouver, der­
rière la porte d'or des « valeurs», aux plus haïs­
sables néologismes: « De même que toute poésie
vise en dernière instance un monde de valeurs "ver­
balisables" [wortbar], elle signifie du point de vue
formel un accroissement et une intériorisation
ultimes des forces expressives immédiates du dis­
cours 3. » Après une telle déclaration, on est bon gré
mal gré devenu assez insensible pour apprendre
sans broncher que le poète lui-même fait l'expé­
rience de cet « accroissement» et de cette « intériori­
sation ultimes» dans le « plaisir de la verbalisation»

1. N. d. T. : Ibid., p. 290. (PR)


2. N. d. T. : Cf. Karl Lamprecht, Deutsche Geschichte, 12 vols.,
Berlin, Weidmann, 1 894-1909. (PR)
3. N. d. T. : Robert Petsch, « Die Analyse des Dichtwerkes », in
Philosophie der Literatunvissenschaft, op. cit., p. 263. (PR)
278 Œuvres

[Wortungs-Lust] 1 • Ce monde est celui de «l'œuvre


d'art verbale » [Wortkunstwerk], et rarement un
mot outragé a montré autant de noblesse qu'ici
le mot «littérature » [Dichtung]. Ainsi plastronne
cette science qui se signale toujours par l''' éten­
due » de ses objets et par son attitude «synthétique ».
Son désir luxurieux d'embrasser le tout, voilà son
malheur. Écoutons plutôt: «Avec une force et une
pureté écrasantes surgissent les valeurs spirituelles
[ . . ], les "idées" qui font vibrer l'âme du poète et
.

l'incitent à produire une œuvre symbolique. D'une


manière non-systématique et néanmoins suffisam­
ment claire, le poète nous fait sentir à chaque ins­
tant quelle est la valeur ou la couche de valeurs à
laquelle il accorde sa préférence, peut-être aussi
à quelle hiérarchie il soumet les valeurs en géné­
ral2. » Dans ce marécage, l'hydre de l'esthétique
scolaire est bien chez elle, avec ses sept têtes: créa­
tivité, empathie, intemporalité, re-création, parti­
cipation, illusion et jouissance artistique. Si l'on
désire se familiariser avec le monde de ses adora­
teurs, il suffit de feuilleter le récent ouvrage collec­
tif dans lequel les représentants actuels de l'histoire
littéraire allemande s'efforcent de faire le point sur
leurs travaux, et auquel nous avons emprunté les
citations précédentes 3. Ce qui ne signifie pas cepen­
dant que tous les collaborateurs de cet ouvrage se
portent solidairement garants les uns des autres;
certainement des auteurs comme Gumbel, Cysarz,
Muschg, Nadler se détachent du fond chaotique sur
lequel ils apparaissent ici. Mais il est d'autant plus
significatif que même des hommes qui, sur le plan
scientifique, peuvent revendiquer des travaux de

1 . N. d. T. : Ibid., p. 255. (PR)


2. N. d. T. : Ibid., p. 259. (PR)
3. N. d. T. : Philosophie der Literatunvissenschaft, op. cit.
Histoire littéraire 279

valeur, ne soient guère ---.,.- ou pas du tout - arrivés


à faire prévaloir dans la communauté de leurs col­
lègues l'attitude qui avait été jadis l'honneur de la
germanistique. Pour quiconque se connaît en litté­
rature, l'entreprise tout entière donne l'impression
inquiétante que, dans la belle et solide demeure de
la création littéraire, uhe bande de soudards a fait
irruption sous prétexte d'en admirer les trésors et
les magnificences, et qu'aussitôt il devient clair
qu'ils se moquent bien de l'ordonnance et du mobi­
lier de cet édifice, qu'ils y sont simplement entrés
parce que c'est une position favorable pour tirer sur
un pont ou sur une ligne de chemin de fer, dont la
défense est importànte dans la guerre civile. Ainsi
l'histoire littéraire a pris possession de la maison de
la littérature, parce que la position du «beau», des
«valeurs d'expérience», de l' <<idéel» et autres œils­
de-bœuf offrent des postes de tir parfaitement pro­
tégés.
On ne saurait dire que, dans cette petite guerre, les
troupes adverses disposent d'une formation suffi­
sante. Elles sont placées sous le commandement des
historiens matérialistes de la littérature, parmi les­
quels le vieux Franz Mehring dépasse encore les
autres d'une bonne tête. L'importance de cet homme
est attestée par chaque nouvelle tentative d'histoire
matérialiste de la littérature parue depuis sa mort.
De la façon la plus éclatante par le livre de Kleinberg
sur la littérature allemande dans ses déterminations
sociales, historiques et intellectuelles 1 - un ouvrage
qui, d'un pinceau de barbouilleur, reprend servile­
ment tous les clichés d'un Leixner ou d'un Koenig,
en les bordant tout au plus de quelques ornements .

1. N. d. T. : Alfred Kleinberg, Die deutsche Dichtung in ihren


sozialen, zeit- und geistesgeschichtlichen Bedingungen. Eine Skizze,
Berlin, Dietz, 1 927. (PR)
280 Œuvres

empruntés à la libre pensée: une icône du bonheur


domestique garanti pour tous. Mehring, cependant,
est matérialiste beaucoup plus par l'étendue de ses
connaissances dans le domaine de l'histoire écono­
mique et de l'histoire en général, que par sa méthode.
Sa tendance est marxiste, mais sa formation kan­
tienne. Ainsi l'œuvre de cet homme, qui croyait fer­
mement que «les plus nobles biens de la nation >>
gardent leur valeur en toutes circonstances, est bien
plus conservatrice, au meilleur sens du terme, que
révolutionnaire.
Mais la fontaine de Jouvence de l'histoire est ali­
mentée par le Léthé. Rien ne rénove comme l'oubli.
Avec la crise de la culture, l'histoire littéraire prend
toujours plus ce caractère de creuse mise en scène
qui n'apparaît nulle part si clairement que dans nos
nombreux ouvrages de vulgarisation. C'est toujours
le même texte brouillé, présenté tantôt dans un
ordre, tantôt dans un autre. Depuis longtemps, il ne
joue plus aucun rôle scientifique, sa seule fonction
est de donner à certaines couches l'illusion d'avoir
part aux biens culturels des belles-lettres. Seule une
science qui renonce à son caractère muséal peut
substituer le réel à l'illusoire. Ce qui supposerait
non seulement la résolution de laisser beaucoup de
choses de côté, mais aussi la capacité d'ancrer
consciemment le travail de l'histoire littéraire dans
une époque où croît de jour en jour le nombre des
écrivants - qui ne comprend pas seulement les
poètes et les hommes de lettres -, et où l'intérêt
technique pour les choses de l'écriture s'affirme de
façon beaucoup plus pressante que le souci d' édifi­
cation. L'analyse de la production écrite anonyme
- celle des almanachs et de la littérature de colpor­
tage, par exemple -, mais aussi l'étude sociologique
du public, des associations d'écrivains, des méca­
nismes de diffusion du livre à différentes époques,
Histoire littéraire 281

sont autant de voies qui permettraient, et permet­


tent déjà en partie, à de nouveaux chercheurs d'af­
fronter cette tâche. Mais il s'agit peut-être moins
ici de rénover l'enseignement par la recherche, que
de rénover la recherche par l'enseignement. Car il
existe une corrélation exacte entre la crise de la
culture et le fait que l'histoire littéraire ait entiè­
rement perdu de vue sa tâche la plus importante
qui lui avait été assignée à l'origine, au titre de
..:...._

«belle science» -, la tâche didactique.


Voilà pour les circonstances sociales. De même
que le modernisme a, dans le concept d'une culture
muséale, gommé la tension entre connaissance et
pratique, il a gommé dans le domaine historique la
tension entre le présent et le passé, c'est-à-dire
entre la critique et l'histoire de la littérature. L'his­
toire littéraire moderniste ne songe pas à se légi­
timer aux yeux de son temps par une fructueuse
exploration du passé, elle prétend mieux parvenir à
cette fin en accordant son patronage à la littérature
d'aujourd'hui. On est surpris de voir ici comment la
science universitaire accueille tout, s'accommode
de tout. Si l'ancienne germanistique excluait de son
champ d'investigation la littérature de son temps,
ce n'était pas là, comme on l'entend aujourd'hui,
l'expression d'une sage prudence, mais l'effet d'une
règle de vie ascétique, pratiquée par des savants de
race qui étudiaient le passé sous la forme la plus
convenable à leur époque, et ainsi la servaient
directement. Le style et l'attitude des frères Grimm
témoignent qu'un tel travail requiert, non moins
que la grande création artistique, une diététique
rigoureuse. Au lieu de suivre cet exemple, la science
met toute son ambition à rivaliser, en termes de
quantité d'information, avec n'importe quel quoti­
dien à grand tirage.
La germanistique d'aujourd'hui est éclectique,
282 Œuvres

c'est-à-dire aussi peu philologue que possible, le


terme étant pris non pas au sens positiviste qu'il a
dans l'école de Scherer, mais au sens des frères
Grimm, lesquels s'efforçaient de ne jamais consi­
dérer les contenus concrets indépendamment des
mots qui les expriment, et qui eussent frémi d'en­
tendre parler d'une science de la littérature qui .
pratiquerait une analyse «diaphane», «renvoyant
au-delà d'elle-même1 >>. Certes, aucune génération
depuis la leur n'a réussi, même de loin, à fondre
ainsi les points de vue historique et critique. Et
si l'historiographie littéraire du cercle de George
- isolée à maints égards, remarquable dans un
petit nombre de ses productions (Hellingrath, Kom­
merell) - peut être rapprochée de celle qui se
pratique dans les universités, c'est parce qu'elle res­
pire, à sa façon, le même esprit antiphilologique. Le
déploiement des divinités du Panthéon alexandrin
dans les œuvres de cette école, où se côtoient Virtus
et Genius, Kairos et Daimon, Fortuna et Psyché, n'a
pas d'autre fonction que d'exorciser l'histoire. Et
l'idéal de ce type de recherches serait de diviser tout
le champ de la littérature allemande en bosquets
sacrés, qui ceindraient des temples voués aux poètes
immortels. L'abandon de toute étude philologique
conduit finalement - notamment dans le cercle de
George à cette fausse question qui de plus en plus
_:_

jette le trouble dans le travail de l'histoire littéraire:


jusqu'à quel point la raison peut-elle, et peut-elle
même d'aucune manière, concevoir l'œuvre d'art?
On ne soupçonne pas que pour celle-ci exister dans
le temps et être comprise ne sont que les deux faces
d'une seule et même réalité. Ce terrain est réservé à
l'étude monographique des œuvres et des formes.
«Quant au présent >>, écrit Walter Muschg, «On

1. N. d. T. : Petsch, op. cit., p. 276. (PR)


Histoire littéraire 283

peut dire qu'il est, dans ses travaux essentiels,


presque exclusivement tourné vers la monographie.
La génération actuelle, dans une large mesure,
ne croit plus qu'une présentation globale ait le
moindre sens. Elle préfère se battre avec des figures
et des problèmes sur lesquels, le plus souvent, les
anciennes "histoires universelles" se révèlent lacu­
naires 1. » Peut-être se bat-elle avec ces figures et ces
problèmes. Reste qu'elle devrait surtout se battre
avec les œuvres. Il ne suffit pas de dire comment
celles-ci sont nées, il importe au moins autant de
circonscrire l'horizon dans lequel elles ont vécu et
agi, c'est-à-dire leur destin, leur réception par les
contemporains, leurs traductions, leur gloire. Ainsi,
l'œuvre se structure en elle-même pour former un
microcosme ou mieux: une microépoque. Car il ne
s'agit pas de présenter les œuvres littéraires dans
le contexte de leur temps, mais bien de donner à
voir dans le temps où elles sont nées le temps qui
les connaît - c'est-à-dire le nôtre. La littérature
devient de la sorte un organon de l'histoire, et lui
donner cette place - au lieu de faire de l'écrit un
simple matériau pour l'historiographie -, telle est
la tâche de l'histoire littéraire.

1. N. d. T. : Muschg, op. cit., p. 3 1 1 . (PR)


19

Franz Kafka :
Lors de la construction
de la muraille de Chine 1

Je commence par un bref récit que j'emprunte


à l'ouvrage cité en titre, et qui vous montrera
deux choses : la grandeur de cet écrivain, et la diffi­
culté d'en témoigner. Kafka prétend rapporter une
légende chinoise:
«L'Empereur - dit-on - t'a envoyé, à toi en par­
ticulier, à toi, sujet pitoyable, ombre devant le soleil
impérial, chétivement enfouie dans le plus lointain
des lointains, à toi précisément, l'Empereur de son
lit de mort a envoyé un message. Le messager, il l'a
fait agenouiller auprès du lit pour lui souffler lt::
message; et l'Empereur tenait tant à son message
qu'il se le fit répéter à l'oreille. De la tête il a fait
signe que c'était bien cela qu'il avait dit. Et devant
tous ceux qui le regardent mourir - tous les murs
qui gênent se trouvent abattus et sur de vastes per­
rons qui s'élancent avec audace se tienne:p.t en
cercle les grands de l'Empire - devant eux tous il a
expédié le messager. Le messager s'est mis en route
tout de suite, un homme vigoureux, infatigable; en

1 . N. d. T. : Texte lu par Benjamin à la radio de Francfort le


3 juillet 1 93 1 . Plusieurs passages en seront repris dans le grand
essai « Franz Kafka » de 1 934. L'ouvrage dont il s'agit ici est un
recueil d'écrits posthumes de Kafka publiés par les soins de Max
Brod et Hans Joachim Schoeps (Berlin, Kiepenheuer,. l 93 1 ). (PR)
La muraille de Chine 285

poussant alternativement d'un bras et de l'autre, il


se fraye un chemin à travers la foule; s'il rencontre
de la résistance, il désigne sa poitrine où est le signe
du soleil; il avance facilement, comme nul autre.
Mais la foule est grande et elle n'en finit pas d'habi­
ter partout. Si l'espace s'ouvrait devant lui, comme
le messager volerait. Et bientôt tu entendrais le bat­
ter:p.ent magnifique de ses poings à ta porte. Mais
hélas, que ses efforts restent vains ! Et il est toujours
à forcer le passage à travers les appartements du
palais central; jamais il ne les franchira, et s'il sur­
montait ces obstacles, il n'en serait pas plus avancé;
dans la descente des escaliers, il aurait encore à se
battre; et s'il parvenait jusqu'en bas, il lui faudrait
traverser les cours; et après les cours, le second
palais qui les entoure, et de nouveau des escaliers et
des cours, et de nouveau un palais; et ainsi de suite
durant les siècles des siècles; et si enfin il se préci­
pitait par l'ultime porte - mais jamais, jamais cela
ne pourrait se produire - il trouverait devant lui la
Ville Impériale, le centre du monde, la Ville qui a
entassé les montagnes de son propre limon. Là per­
sonne ne pénètre, même pas avec le message d'un
mort. Mais toi, tu es assis à ta fenêtre, et dans ton
rêve tp. appelles le message quand vient le soir 1• »
Cette histoire, je ne vous en proposerai pas une
interprétation. Car vous n'avez pas besoin de mes
suggestions pour découvrir que la personne à qui
s'adressent ces paroles est d'abord et surtout Kafka
lui�même. Mais qui était Kafka? Il a tout fait pour
rendre inaccessible la réponse à cette question. De
toute �vidence, c'est lui qui se tient au centre de ses
romans, mais ce qui lui arrive est de nature à gom-

1 . N. d. T. : « Un message impérial >>, trad. A. Vialatte, in Œuvres


complètes, éd. Claude David, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1 980, p. 483 sq. (PR)
286 Œuvres

mer l'individu qui s'y trouve confronté, à le sous-


. traire au regard en le dissimulant au cœur de la
banalité. Et ce chiffre «K. » qui marque la figure
principale de son livre Le Château en dit aussi long
qu'une initiale brodée sur un mouchoir ou sur la
doublure d'un chapeau, et ne nous permet pas
davantage d'établir l'identité du disparu. De ce
Kafka, on pourrait tout au plus faire une légende: il
se serait creusé la tête toute sa vie pour savoir à
quoi il ressemblait, sans avoir jamais appris qu'il
existe des miroirs.
Mais pour en revenir à l'histoire du début, je vou­
drais en tout cas suggérer comment il ne faut pas
interpréter Kafka, parce que c'est malheureusement
presque la seule manière de faire le lien avec ce qui
a été dit jusqu'à présent à son sujet. Il était certes
fort tentant de rapporter les livres de Kafka à un
schéma tiré de la philosophie de la religion, et on ne
s'est pas privé de le faire. Il est du reste très possible
que la connaissance intime de l'écrivain - dont
peut par exemple se targuer Max Brod, le méritoire
éditeur des œuvres de Kafka - ait pu susciter ou
confirmer une telle approche. Celle-ci . représente
pourtant une façon tout à fait particulière de
contourner, je dirais presque d'évacuer l'univers
de Kafka. On ne peut certes réfuter l'affirmation
selon laquelle Kafka, dans Le Château, aurait voulu
représentér la puissance supérieure et le règne de
la grâce, dans Le Procès, la puissance inférieure, le
jugement, et dans L 'Amérique, sa dernière grande
œuvre, la vie terrestre - tout cela entendu au sens
théologique 1 • Mais une telle méthode est beaucoup

1 . N. d. T. : Cf. Willy Haas, Gestalten der Zeit, Berlin, Kiepen­


heuer, 1 930, p. 1 75. Rappelons que L'Amérique est en réalité le
premier roman de Kafka, rédigé en 1 9 1 2 mais publié seulement en
1 927. (PR)
La muraille de Chine 287

moins féconde que celle, certes autrement plus


ardue, consistant à comprendre l'écrivain à partir
du centre même de son monde d'images. Un
exemple: le procès contre Joseph K. se déroule au
cœur du quotidien, dans des arrière-cours, des
salles d'attente, etc., dans des lieux toujours diffé­
rents et inattendus, où l'accusé s'égare plus qu'il ne
s'y rend. C'est ainsi qu'il se retrouve un jour dans
un grenier. Les galeries sont pleines de gens qui,
pressés les uns contre les autres, suivent l'audience.
Ils se sont préparés à une longue séance. Mais la
position, là-haut, n'est guère confortable: le plafond
- les plafonds, chez Kafka, sont presque toujours
bas - pèse- lourdement sur les spectateurs. Aussi
ont-ils apporté des coussins, pour y appuyer leur
tête 1 •
- Or une telle scène offre l'image exacte de
ces chapiteaux ornés de figures grimaçantes qui
surmontent les piliers dans nombre d'églises médié­
vales. Il n'est naturellement pas question d'affirmer
que Kafka a voulu évoquer cette image. Mais si nous
considérons son œuvre comme une lentille réflé­
chissante, on peut très bien voir dans 11n de ces
anciens chapiteaux l'objet véritable, quoique
inconscient, de la description - et l'interprétation
devra alors chercher l'image qui, à la même dis­
tance que l'objet reflété, lui correspond dans la
direction opposée. Autrement dit: dans l'avenir.
L'œuvre de Kafka est de nature prophétique. Les
étrangetés si précises dont fourmille la vie qu'il
décrit doivent être comprises par le lecteur comme
des signes, des indices et des symptômes des dépla­
cements que l'écrivain sent s'amorcer dans tous les
domaines, · sans pouvoir lui-même s'intégrer aux
structures nouvelles. Aussi ne peut-il répondre que

L N. d. T. : Cf. Le Procès, in Œuvres complètes, op. dt., t. I,


p. 300 sqq. (PR)
288 Œuvres

par l'étonnement - un étonnement auquel se mêle


certes une terreur panique - aux déformations
presque incompréhensibles de l'existence qui tra,�
hissent l'avènement de ces lois. Kafka est à tel point
hanté par cette évolution, qu'on ne peut concevoir
absolument aucun phénomène qui n'apparaiss<;'!
déformé dans la description qu'il en donne - c'est­
à-dire dans l'examen auquel il le soumet. Autrement
dit: tout ce qu'il décrit est en même temps un
énoncé sur autre chose. En se fixant ainsi pour
seul et unique objet la déformation de l'existence,
Kafka peut donner au lecteur l'impression d'en­
foncer toujours le même clou. Mais fondamentale­
ment, cette impression, de même que le sérieux
inconsolable, le désespoir dans le regard de l' écri­
vain, ne sont eux-mêmes qu'un indice montrant que
Kafka a rompu avec une prose purement littéraire.
Peut-être sa prose ne démontre-t-elle rien; en tout
cas, elle est ainsi faite qu'elle pourrait à chaque ins­
tant être rapportée à un contexte démonstratif. Il
faut penser ici à la forme de la Aggadah: les Juifs
appellent ainsi des histoires et des anecdotes tirées
de la littérature rabbinique, qui servent à illustrer et
à conforter la doctrine, la Halakhah. Comme les
Aggadah du Talmud, les livres de Kafka offrent des
récits qui sont toujours laissés en suspens, qui s'at­
tardent dans les descriptions les plus minutieuses,
comme s'ils espéraient et, simultanément, redou­
taient que le précepte et la formule de la Halakhah,
de la doctrine, puissent les surprendre en cours de
route.
On peut même dire que l'ajournement constitue
le sens véritable de cette minutie remarquable, sou­
vent si frappante, dont Max Brod a dit qu'elle était
inhérente à la perfection de Kafka et à sa quête de
la droite voie. « Toutes les choses de la vie, si on
les prend sérieusement», justifient selon Brod ce
La muraille de Chine 289

qu'une fille, dans Le Château, dit des lettres énigma­


tiques émanant des autorités: <<Elles donnent lieu à
des réflexions infinies 1 • » Mais ce qui se complaît
dans ce développement infini, chez Kafka, c'est pré­
cisément la peur de la fin. Cette minutie a donc un
tout autre sens que par exemple un épisode dans
un roman. Les romans se suffisent à eux-mêmes.
Les livres de Kafka ne se suffisent jamais à eux­
mêmes, ce sont des récits qui sont gros d'une
morale qu'ils ne mettent jamais au monde. Aussi
Kafka - si l'on tient à lui trouver des maîtres -
a-t-il moins appris des grands romanciers, que de
ces auteurs beaucoup plus modestes que sont les
conteurs. Le moraliste Hebei et l'é:i:ligmatique écri­
vain suisse Robert Walser faisaient partie de ses
auteurs préférés. - Nous avons parlé précédem­
ment de cette douteuse construction par laquelle on
a voulu interpréter l'œuvre de Kafka dans la per­
spective d'une philosophie de la religion, en identi­
fiant la montagne du Château au siège de la grâce.
Mais c'est par leur inachèvement que ces livres
attestent véritablement l'action de la grâce. La seule
et unique vertu providentielle du fragment, chez
Kafka, est qu'il empêche la loi de jamais s'énoncer
comme telle.
Celui qui doute de cette vérité devra s'en rappor­
ter à ce que Brod, sur la base des entretiens ami­
caux qu'il eu,t avec l'écrivain, nous dit de la fin que
Kafka entendait donner au Château. K. a longtemps
vécu dans ce village, où on ne lui laisse aucun
repos, où on ne lui reconnaît aucun droit ; épuisé
par son combat, il est allongé sur son lit de mort. Et
voilà qu'enfin, enfin, le messager du Château se pré-

1. N. d. T. : Max Brod, « Postface à la première édition "• in Le


Château, trad. A. Vialatte, Paris, Gallimard, 1 965, rééd. « Folio »,
p. 523 (trad. mod.). (PR)
290 Œuvres

sente et apporte la grande nouvelle: cet homme n'a


certes aucun titre à demeurer dans le village, toute­
fois, eu égard à certaines circonstances accessoires,
il sera autorisé à vivre et à travailler ici. Mais
l'homme en question est déjà en train de mourir 1.
- Vous sentez bien que ce récit appartient au
même registre que la légende par laquelle j 'ai com­
mencé. Max Brod a du reste signalé que Kafka, en
décrivant ce village, pensait à une certaine localité
de Zürau dans les monts Métallifères. Pour ma part,
je crois y reconnaître le village d'une légende tal­
mudique. C'est un rabbin à qui l'on demande pour­
quoi les Juifs, le vendredi soir, préparent un repas
rituel. Il raconte alors l'histoire d'une princesse exi­
lée loin des siens et qui se languit parmi un peuple
dont la langue lui est inconnue. Un jour, cette prin­
cesse reçoit une lettre qui lui apprend . que son
fiancé ne l'a pas oubliée, qu'il est en route pour la
rejoindre. Le fiancé, dit le rabbin, est le Messie,
la princesse est l'âme humaine, le village où elle est
exilée est le corps ; parce qu'elle n'a pas d'autre
moyen de lui communiquer sa joie, l'âme prépare
un festin pour le corps.
Il suffit de déplacer légèrement l'accent dans
cette histoire talmudique, et nous nous retrouvons
au cœur de l'univers kafkaïen. L'homme d'aujour­
d'hui vit dans son corps comme K. dans le village
au pied du Château: il est un étranger, un exilé, qui
ne sait rien des lois qui unissent ce corps à des
ordres supérieurs et plus vastes. À cet égard, il est
particulièrement instructif de remarquer que Kafka
place souvent des animaux au centre de ses récits.
On peut suivre un bon moment de telles histoires
sans se rendre compte qu'il n'y est pas question
d'êtres humains. Lorsqu'on rencontre pour la pre-

1 . N. d. T. : Cf. ibid., p. 5 1 6. (PR)


La muraille de Chine 291

mière fois le nom de l'animal - souris ou taupe -,


on se réveille en sursaut et l'on se rend compte
tout à coup qu'on a déjà quitté depuis très long­
temps le continent humain. Du reste, le choix des
animaux dans les pensées desquels Kafka enve­
loppe les siennes est fort significatif. Ce sont tou­
jours des bêtes qui vivent sous terre, ou du moins,
comme la vermine de << La métamorphose >>, ter­
rées dans les crevasses et les fissures du sol. Cette
position semble à l'écrivain la seule appropriée
pour les individus de sa génération et de son
milieu, qui vivent isolés, soumis à des lois qu'ils
ignorent. Cette absence de lois, cependant, n'a rien
d'un désordre originaire : Kafka ne se lasse pas
de peindre, de toutes les manières possibles, les
mondes dont il parle comme des lieux déca­
tis, décomposés, surannés, poussiéreux. Les réduits
où se déroule Le Procès ne le sont pas moins que
les ordonnances en vigueur dans la colonie péni­
tentiaire ou que les habitudes sèxuelles des femmes
qui assistent K. Mais si les personnages fémi­
nins baignent dans une promiscuité sans bornes,
ce n'est pas seulement à travers eux que se mani­
feste la dépravation de ce monde. Elle s'étale sans
plus de retenue dans les faits et les gestes de la puis­
sance supérieure, dont on a fait remarquer à juste
titre qu'elle aussi joue comme un chat avec ses
victimes, non moins cruellement que les pouvoirs
d'en-bas. << Ces mondes forment l'un comme l'autre
un dédale obscur, poussiéreux, étroit, irrespi­
rable, un labyrinthe de chancelleries, de bureaux,
de salles d'attente, occupés l'un comme l'autre par
une hiérarchie sans fin d'employés et de sous­
employés, de secrétaires et d'avocats, d'auxiliaires
et de commis, une succession de fonctionnaires
petits, grands, très grands et tout à fait inabor­
dables, qui, de l'extérieur, ressemblent à une paro-
292 Œuvres

die de quelque bureaucratie ridicule et absurde1• »


Comme on le voit, les hauts responsables vivent
eux aussi en dehors des lois, sur un pied d'égalité
avec les derniers des subalternes, les créatures de
tous ordres grouillent dans un espace indifférencié, ·
secrètement solidaires dans un seul et unique senti­
ment: la peur. Une peur qui n'est pas une réaction,
mais un organe. Et l'on peut aisément déterminer
pour quel ordre de phénomènes cet organe possède
à tout moment la sensibilité la plus fine et la plus
infaillible. Mais avant que son objet ne devienne
visible, c'est son ambivalence remarquable qui doit
nous donner à réfléchir. Car cette peur - pensons à
l'image du miroir qui a été utilisée au commence­
ment - est en même temps et dans les mêmes pro­
portions peur d'un passé immémorial et peur d'un
avenir imminent. En un mot, elle est la peur d'une
faute inconnue et de son expiation, dont le seul
bienfait est de révéler la faute.
Car la déformation la plus précise, si caractéris­
tique de l'univers de Kafka, vient de ce que le grand
événement nouveau et libérateur apparaît ici sous la
figure de l'expiation, tant que ce qui a eu lieu ne
s'est pas lui-même éclairé, reconnu et totalement
liquidé. C'est pourquoi Willy Haas a parfaitement
raison quand, sur la faute inconnue qui suscite le
procès contre Joseph K., il met le nom de l'oubli.
Les œuvres de Kafka regorgent de figures de l'oubli
- de prières muettes qui nous invitent à retrouver
enfin le souvenir qui nous échappe: que ce soit le
<< Souci du père de famille 2 », cette étrange bobine

parlante nommée Odradek, dont personne ne sait


ce qu'elle est, que ce soit cette vermine, le héros de

1. N. d. T. : W. Haas, op. cit., p. 1 76. (PR)


2. N. d. T. : Cf. Kafka, Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 523 sq.
(PR)
La muraille de Chine 293

la «Métamorphose 1 », dont nous ne savons que trop


bien ce qu'elle fut, à savoir un homme, que ce soit
ce «croisement 2 » d'agneau et de chaton, pour
lequel le couteau du boucher serait peut-être une
délivrance. Il est une énigmatique chanson popu­
laire qui dit:

Quand je vais dans mon jardinet


Pour arroser mon bleuet
Surgit un petit bossu
Qui se met à éternuer.

Voilà encore quelque chose que nous avons oublié,


ce petit bossu, qui nous était autrefois connu, et res­
tait alors en paix, mais qui à présent nous barre la
route de l'avenir. Il est extraordinairement carac­
téristique que Kafka n'ait pas lui-même créé, mais
reconnu la figure de l'homme le plus religieux, du
juste - en qui donc? En Sancho Pança, qui s'est
délivré de la promiscuité avec le démon en lui four­
nissant un autre objet que lui-même, de manière à
pouvoir mener une vie paisible dans laquelle il
n'avait besoin de rien oublier.
«Grâce à une foule d'histoires de brigands et de
romans de chevalerie lus pendant les nuits et les
veillées», lit-on dans cette interprétation aussi brève
que magnifique, « Sancho Pança, qui ne s'en est
d'ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des
années à distraire de lui son démon - auquel il
donna plus tard le nom de Don Quichotte - que
celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous,
actes qui, faute d'un objet déterminé à l'avance qui
aurait dû précisément être Sancho Pança, ne cau­
saient toutefois de tort à personne. Mû peut-être

1 . N. d. T. : Cf. ibid., p. 192 sqq. (PR)


2. N. d. T. : Cf. ibid., p. 498 sq. (PR)
294 Œuvres

pat un certain sentiment de responsabilité, Sancho


Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement
Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura
jusqu'à la fin un divertissement plein d'utilité et de
grandeur 1 • »
Si les vastes romans de l'écrivain sont les champs
bien entretenus qu'il laissa derrière lui, ce nouveau
recueil de recits - d'où est tirée l'interprétation
qu'on vient de lire - est le sac du semeur, un sac
rempli de graines aussi vigoureuses que ces graines
naturelles qui, exhumées d'une tombe après des
milrénaires, produisent encore des fruits.

1 . N. d. T. : ,, La vérité sur Sancho Pança », ibid., t. II, p. 5 4 1 .


(PR)
20

Petite histoire de la photographie 1

Le brouillard qui couvre les débuts de la pho­


tographie est un peu moins épais que celui qui
s'étend sur les commencements de l'imprimerie ; il
est peut-être plus manifeste, dans le premier cas,
que l'heure de l'invention était venue et avait été
pressentie par plus d'un - des hommes qui, indé­
pendamment les uns des autres, tendaient au même
but : fixer les images apparues dans la camera
obscura, que l'on connaissait au moins depuis Léo­
nard. Lorsque Niépce et Daguerre, après environ
cinq ans d'efforts, parvinrent en même temps à ce
résultat, l'État, profitant des difficultés que ren­
contraient les inventeurs pour obtenir le brevet, prit
la chose en main et, après avoir indemnisé les deux
hommes, en fit une affaire publique. Ainsi se trou­
vèrent remplies les conditions d'un développement
durable et accéléré qui exclut pour longtemps tout
regard rétrospectif. C'est ce qui explique que, pen-

1 . N. d. T. : Première publication en trois parties dans Die litera­


rische Welt ( 1 8 et 25 septembre, 2 octobre 1 93 1). (MdG) Une excel­
lente traduction de ce texte, due à André Gunthert, est parue dans
la revue Études photographiques (no 1, novembre 1 996). Elle est
accompagnée d'un précieux appareil critique, auquel nous emprun­
terons de nombreuses précisions bibliographiques, ainsi qu'un cer
tain nombre de termes techniques. (PR)
296 Œuvres

dant des décennies, on ne porta aucun intérêt aux


questions historiques ou, si l'on préfère, philoso­
phiques, que posent l'ascension et le déclin de la
photographie. Et si l'on commence aujourd'hui à
prendre conscience de ces problèmes, cela tient
à une raison précise. Les auteurs les plus récents
partent de ce fait remarquable, que la floraison de
la photographie - l'époque où les Hill, les Came­
ron, les Hugo et les Nadar étaient en activité -
coïncide avec sa première décennie d'existence. Or
ce sont justement les dix années qui précédèrent
son industrialisation. Non qu'il n'y ait eu dès cette
première période des bonimenteurs et des charla­
tans pour s'emparer de la nouvelle technique à des
fins lucratives; ils furent même légion. Mais cet
usage relevait davantage des arts forains, dont la
photographie est d'ailleurs restée jusqu'aujourd'hui
familière, que de l'industrie. Celle-ci n'occupa le
terrain qu'avec les cartes de visite photographiques,
dont le premier fabricant, significativement, devint
millionnaire. Il ne serait pas surprenant que les
pratiques photographiques qui nous renvoient
aujourd'hui pour la première fois à cette floraison
préindustrielle soient e.n relation souterraine avec la
crise de l'industrie capitaliste. Ce qui du reste ne
nous aide en rien à trouver dans le charme des pre­
mières pnotographies, dont des albums récemment
publiés 1 nous offrent de belles reproductions, un
moyen pour comprendre leur véritable nature. Les
tentatives de théorisation demeurent très rudimen­
taires, et les multiples débats du siècle dernier n'ont
guère dépassé le schéma grotesque à partir duquel

1. Helmut Theodor Bossert et Heinrich Guttmann, Aus der


Frühzeit der Photographie. 1840-1870. Ein Bildbuch nach 200 Origi­
nalen, Francfort-sur-le Main, Societats-Verlag, 1 930. - Heinrich
Schwarz, David Octavius Hill. Der Meister der Photographie. Mit 80
Bildtafeln, Leipzig, Insel Verlag, 193 1.
Petite histoire de la photographie 297

une feuille chauvine, le Leipziger Anzeiger, croyait


devoir dresser à temps un barrage contre cet art
diabolique venu de France : << Prétendre fixer de
fugitifs reflets, cela n'est pas seulement impossible,
comme l'ont établi de solides études allemandes,
mais le projet est en lui-même blasphématoire.
L'homme a été créé à l'image de Dieu, et l'image
de Dieu ne peut être fixée par aucune machine
humaine. Tout au plus l'artiste divin, animé d'une
inspiration céleste, est-il en droit d'essayer, à l'ins­
tant béni et sur l'ordre supérieur de son génie, de
rendre les traits de l'homme-Dieu sans le secours
d'aucune machine1• » On voit ici entrer en scène,
avec ses gros sabots, la fruste conception d'un «art»
auquel toute considération technique est étrangère,
et qui se sent mortellement menacé par l'apparition
provocante de la nouvelle technique. C'est néan­
moins avec cette conception fétichiste de l'art, par
principe ennemie de toute technique que, pendant
près d'un siècle, les théoriciens de la photographie
cherchèrent à s'expliquer, sans naturellement par­
venir au moindre résultat. Car ils entreprenaient
précisément de justifier le photographe devant le
tribunal qu'il renversait. Tout autre est l'esprit qui
souffle dans l'exposé par lequel le physicien Arago,
le 3 juillet 1839, défendit l'invention de Daguerre
devant la Chambre des députés2• La beauté de ce
discours vient de ce qu'il prend en compte tous les
aspects de l'activité humaine. Le panorama qu'il
1. N. d. T. : Cité in Max Dauthendey, Der Geist meines Vaters.
Aufzeichnungen aus einem begrabenen Jahrhundert, Munich,
A. Langen, 1 9 12, p. 6 1 . (PR)
2. N. d. T. : « Rapport de Dominique François Jean Arago, député
des Pyrénées orientales, devant la Chambre des députés, fait le
3 juillet 1 839 », cité par Josef Maria Eder, Geschichte der Photogra­
phie, 3• tirage, Halle, Knapp, 1905, p. 1 87- 195 (chap. XVI) ; cf.
F. J. Arago, Œuvres complètes, éd. J.-A. Barral, t. VII, 1 858 (<< Le
Daguerréotype p. 455-5 1 7). (PR)
••,
298 Œuvres

dresse est assez vaste pour faire apparaître comme


insignifiante la douteuse justification de la photo­
graphie face à la peinture Gustification qu'il tente
lui aussi), et laisser au contraire se développer le
sentiment de la portée réelle de l'invention. «Quand
des inventeurs appliquent un nouvel instrument à
l'étude de la nature, ce qu'ils en ont espéré est tou­
jours peu de chose relativement à la succession de
découvertes dont l'instrument devient l'origine1• »
Ce discours embrasse d'un large geste tout le
domaine couvert par la nouvelle technique, de l'as­
trophysique jusqu'à la philologie : la photographie
permettra à la fois de dresser la carte du ciel et
d'établir un corpus des hiéroglyphes égyptiens.
Les clichés de Daguerre étaient des plaqùes d'ar­
gent iodées et impressionnées dans la chambre
noire; elles devaient subir toute une série de mani­
pulations avant qu'on puisse y reconnaître, sous le
bon éclairage, une image d'un gris tendre. Il s'agis­
sait d'exemplaires uniques; une plaque, en 1829,
coûtait en moyenne 25 francs-or. Il n'était pas rare
qu'on les conservât dans des écrins comme des
bijoux. Certains peintres s'en servaient cependant
comme d'une simple technique d'appoint. De même
que, soixante-dix ans plus tard, Utrillo devait exécu­
ter ses vues fascinantes des maisons de la banlieue
parisienne non d'après nature, mais d'après des
cartes postales, David Octavius Hill, portraitiste
anglais estimé, se servit d'une série de portraits
photographiques pour peindre une fresque repré­
sentant le premier synode général de l'Église écos­
saise en 1843. Il prenait ces clichés lui-même. Et
ces modestes auxiliaires, destinés à un usage pure-

1 . N. d. T. : Cité in Georges Potonniée, Histoire de la découverte


de la photographie, Paris, P. Montel, 1925 (cf. Arago, op. cit.,
p. 500). (PR)
Petite histoire de la photographie 299

ment interne, ont fiüt beaucoup plus pour conserver


son nom que ses peintures aujourd'hui oubliées.
Quelques études de Hill, il est vrai, nous font davan­
tage encore que de telles séries pénétrer au cœur de
la nouvelle technique : des images de personnes
anonymes, pas des portraits. Depuis longtemps, la
peinture connaissait des figures de ce genre. Tant
que les tableaux restaient dans la famille, on s'en­
quérait encore de temps en temps des p�rsonnes
représentées. Mais après deux ou trois générations,
personne ne s'y intéressait plus: les tableaux ne
durent que dans la mesure où ils témoignent de l'art
de celui qui les a peints. Avec la photographie,
cependant, on assiste à quelque chose de neuf et de
singulier: dans cette pêcheuse de New Haven, qui
baisse les yeux avec une pudeur si nonchalante, si
séduisante, il reste quelque chose de plus qu'une
pièce témoignant de l'art du photographe Hill,
quelque chose qu'il est impossible de réduire au
silence et qui réclame impérieusement le nom de
celle qui a vécu là, qui est encore réelle sur ce cliché
et ne passera jamais entièrement dans I'«art >>.

Et je demande : comment la parure de ces cheveux


et de ce regard enveloppait-elle hier les êtres,
· comment baisait cette bouche à laquelle le désir
follement comme fumée sans flamme s 'enroule 1 •

O u bien l'on découvre la photo d u photographe


Dauthendey, le père du poète, au temps de ses fian­
çailles avec cette femme qu'un jour, peu après la
naissance de leur sixième enfant, il devait trouver
les veines ouvertes dans la chambre à coucher de sa

1 . N. d. T. : Stefan George, Der Teppich des Lebens und die Lieder


von Traum und Tod (Gesamtausgabe der Werke, t. V), Berlin,
G. Bondi, 1 932, p. 62 (« Standbilder. Das Sechste », v. 1 3 - 1 6). (PR)
300 Œuvres

maison de Moscou. On la voit ici à ses côtés, il


semble la tenir; mais son regard à elle passe sur lui
sans le voir, fixant avidement des lointains funestes.
Si l'on se plonge assez longtemps dans une telle
image, on reconnaît combien, ici aussi, les extrêmes
se touchent: la plus exacte technique peut donner
à ses productions une valeur magique qu'aucune
image peinte ne saurait plus avoir à nos yeux. Mal­
gré toute la maîtrise du photographe, malgré l'atti­
tude composée de son modèle, le spectateur se sent
forcé malgré lui de chercher dans une telle photo la
petite étincelle de hasard, d'ici et de maintenant,
grâce à laquelle le réel a pour ainsi dire brûlé
un trou dans l'image; il cherche à trouver le lieu
imperceptible où, dans la qualité singulière de cette
minute depuis longtemps révolue, niche aujour­
d'hui encore l'avenir, d'une manière si éloquente
que nous pouvons le découvrir rétrospectivement.
Car la nature qui parle à l'appareil photographique
est autre que celle qui parle à l'œil - autre, avant
tout, en ce qu'à un espace consciemment travaillé
par l'homme se substitue un espace élaboré de
manière inconsciente. Par exemple: si l'on se rend
généralement compte, fût-ce en gros, comment les
gens marchent, on ne sait certainement plu� rien de
leur attitude en cette fraction de seconde où ils
<< allongent le pas». La photographie, avec ces auxi"
liaires que sont les ralentis 1 , les agrandissements;

1. N. d. T. : Le terme « ralenti >> (Zeitlupe) paraît ici insolite. Je


m'accorde avec A. Gunthert (op. cit., n. 19), pour estimer que Ben­
jamin pense ici aux « instantanés » par lesquels des photographes
comme Étienne-Jules Marey étaient parvenus à décomposer le mou­
vement corporel. Notons que le mot allemand Kamera, désignant à
la fois la « caméra » et !'« appareil-photo» permettra à Benjamin de
reprendre ce passage dans « L'œuvre d'art à l'ère de sa reproduc­
tibilité technique » (t. III, p. 102 sq. et p. 305 sq.), où, s'agissant de
cinéma, le terme « ralenti , est parfaitement approprié. (PR)
Petite histoire de la photographie 301

montre ce qui se passe. Elle seule nous renseigne


sur cet inconscient visuel, comme la psychanalyse
nous renseigne sur l'inconscient pulsionnel 1 • Les
agencements structuraux, les tissus cellulaires, aux­
quels la technique et la médecine sont habituellement
confrontées - tout cela est lié à l'appareil-photo
plus originairement que le paysage évocateur ou le
portrait expressif. En même temps, la photographie
révèle dans ce matériau les aspects physiognomo­
niques, les mondes d'images qui vivent dans les plus
petites choses, assez interprétables et cachés pour
avoir trouvé refuge dans les rêves éveillés, mais
devenus désormais assez grands et formulables
pour faire apparaître la différence entre technique
et magie comme une variable de part en part his­
torique. C'est ainsi que BloEfeldt2, avec ses éton­
nantes photographies de plantes, a découvert dans
la prêle des formes de colonnes primitives, dans la
fougère arborescente une crosse épiscopale, dans
des pousses de marronnier et d'érable grossies dix
fois des arbres totémiques, dans le chardon à foulon
des ornements gothiques. Aussi les modèles de Hill
n'étaient-ils sans doute pas loin de la vérité lors­
qu'ils considéraient encore le « phénomène de la
photographie » comme << une grande expérience mys­
térieuse 3 », même si c'était seulement parce qu'ils
avaient conscience « de se trouver devant un appa­
reil capable de reproduire en un clin d'œil leur
environnement visible et d'en donner une image qui
semblait aussi vivante et véridique que la nature

1 . N. d. T. : . Sur tout ce passage, depuis « Car la nature qui


parle . . . », cf. « L'œuvre d'art à l'ère de se reproductibilité tech­
nique » (version 1 935), p. 1 02 sq. et (version 1938), p. 305 sq. (PR)
2. Karl BloBfeldt, Urfonnen der Kunst. Photographische Pflan­
zenbilder, édité et préfacé par Karl Nierendorf, Berlin, Wasmuth,
s. d. [1928].
3: N. d. T : H. Schwarz, op. cit., p. 42. (PR)
302 Œuvres

elle-même 1 '' · De l'appareil de Hill on a dit qu'il gar­


dait une discrète réserve. Mais ses modèles ne sont
pas moins réservés ; ils montrent une certaine timi­
dité devant l'appareil, et l'on pourrait déduire de
leur attitude ce principe qu'adoptera par la suite
un photographe de la grande époque - « Ne regar­
dez jamais l'objectiF ». Ce n'était cependant pas
pour réclamer cette façon qu'ont les animaux, les
hommes et les bébés de « vous regarder », ce regard
qui implique de manière si sordide l'acheteur, et
auquel on ne peut rieti opposer de mieux que la
formule du vieux Dauthendey à propos des daguer­
réotypes : « Au début, [ . . . ] on n'osait pas regarder
longtemps les premières images ainsi produites.
On était intimidé par la netteté des figures, et l'on
croyait que les minuscules visages des personnes
représentées sur la plaque pouvaient vous voir,
tant la netteté et la fidélité inhabituelle des pre­
miers daguerréotypes paraissaient à chacun stupé­
fiantes 3. »
Ces figures, les premières à se trouver ainsi repro­
duites, entrèrent dans l'espace visuel de la photo­
graphie en toute innocence ou, pour mieux dire,
sans légende explicative. Les journaux étaient encore
des objets de luxe que l'on achetait rarement, qu'on
lisait plutôt au café, ils n'avaient pas encore instru­
mentalisé le procédé photographique, très peu de
personnes voyaient leur nom imprimé. Le visage
humain était entouré d'un . silence dans lequel le
regard se tenait au repos. Bref, toutes les possibili­
tés de cet art du portrait viennent de ce que le
contact n'est pas encore établi entre l'actualité et la

1 . N. d. T. : Ibid. (PR)
2. N. d. T. : Henry H. Snelling, cité in H. Schwarz, op. cit. (PR)
3. N. d. T. : M. Dauthendey, Der Geist meines Vaters, op. cit.,
p. 72. (PR)
Petite histoire de la photographie 3 03

photo. Beaucoup de clichés de Hill ont été pris dans


le cimetière franciscain d'Édimbourg, et rien ne
caractérise mieux cette première période que la
manière dont les modèles s'y sentent chez eux. Ce
cimetière, à en juger d'après une photo réalisée par
Hill, ressemble en effet à un intérieur : c'est un
enclos retiré, où les tombes, appuyées à de hautes
murailles; s'élèvent sur un tapis d'herbe. Elles sont
creusées comme des foyers de cheminées, et en guise
de flammes présentent sur leurs parois internes des
inscriptions. Mais jamais cet endroit n'aurait pu
produire une telle impression, si son choix n'avait
reposé sur des raisons techniques. La faible sensibi­
lité des premières plaques exigeait une longue expo­
sition en extérieur. Ce qui requérait à son tour que
le modèle soit installé dans un lieu aussi retiré
que possible, où la prise de vues ne serait pas déran­
gée par les allées et venues. Parlant des débuts de
la photographie, Orlik écrit ainsi : « La synthèse
de l'expression, imposée par la longue immobilité
du modèle, est la raison principale pour laquelle ces
clichés, malgré leur simplicité, agissent comme de
bons portraits peints ou dessinés, et produisent sur
le spectateur une impression plus frappante et plus
durable que les photographies actuelles 1 • » Le pro­
cédé lui-même n'amenait pas les modèles à vivre à
la pointe de l'instant, mais à s'y installer pleine­
ment ; pendant le temps prolongé que durait la
pose, ils s'insinuaient pour ainsi dire dans l'image,
en contraste rigoureux avec les figures représentées
sur ces instantanés qui correspondent à un monde
. transformé où, comme l'a justement noté Kracauer,
de la fraction de seconde que dure l'exposition
dépend « qu'un sportif devienne assez célèbre pour

1 . N. d. T. : Emil Orlik, Kleine Aufsiitze, Berlin, Propylaen-Ver­


lag, 1 924, p. 38 sq. (PR)
304 Œuvres

que les photographes le fassent poser pour les jour­


naux illustrés 1 ». Tout dans ces anciennes images
était fait pour durer ; non seulement les groupes
incomparables que formaient les gens - et dont la
disparition constitue certainement l'un des symp7
tômes les plus précis de l'évolution de la société
dans la seconde moitié du siècle -, même les plis
des vêtements, sur ces images, tiennent plus long­
temps. Voyez seulement la redingote de Schelling :
elle est assurée de passer avec lui à l'immortalité.
Les formes qu'elle prend sur ses épaules ne sont pas
indignes des rides creusées dans son visage. Bref,
tout indique que Bernard von Brentano 2 avait rai­
son de supposer qu'« un photographe de 1 850 était à
la hauteur de son instrument » - pour la première
et, avant longtemps, la dernière fois.
Du reste, pour se rendre entièrement compte du
puissant impact qu'eut le daguerréotype à l'époque
de sa découverte, il faut songer qu'en ce temps-là, la
peinture de plein air avait commencé à ouvrir aux
artistes les plus avancés des perspectives toutes
nouvelles. Conscient qu'à cet égard précisément la
photographie devait prendre le relais de la pein­
ture, Arago déclara expressément, en se référant aux
anciennes tentatives de Giovanni Baptista Porta 3 :
« Quant aux effets dépendant de l'imparfaite dia­
phaneté de notre atmosphère, et qu'on a caractéri­
sés par le terme assez impropre de perspective
aérienne, les peintres exercés eux-mêmes n'espé­
raient pas que, pour les reproduire avec exactitude,

1 . N. d. T. : Siegfried Kracauer, << Die Photographie » ( 1927), in


Aufsatze, t. II, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, p. 94. (PR)
2. N. d. T. : Bernard von Brentano ( 1 90 1 - 1 964), ami de Benja­
min, était alors correspondant de la Frankfurter Zeitung. (PR)
3. N. d. T. : Giambattista Della Porta (1535- 1 6 1 5), physicien ita­
lien, auquel on doit notamment la description de la chambre noire
et de la lanterne magique. (PR)
Petite histoire de la photographie 305

la chambre obscure >> - Arago veut dire : la repro­


duction picturale des images qui s 'y révèlent -
« pût leur être d'aucun secours 1 >>. Dès l'instant que
Daguerre réussit à fixer les images apparues dans la
chambre noire, les peintres, sur ce point, furent
congédiés par le technicien. Mais la véritable vic­
time de la photographie ne fut pas la peinture de
paysage, ce fut le portrait en miniature. Les choses
allèrent si vite que, dès 1 840, la plupart des innom­
brables peintres de miniatures étaient devenus pho­
tographes professionnels, d'abord accessoirement,
ensuite exclusivement. Ils profitèrent alors de l' expé­
rience acquise dans leur ancien métier, et le niveau
élevé de leurs réalisations photographiques tient
moins à leur formation artistique qu'à leur savoir­
faire artisanal. C 'est très progressivement que dis­
parut cette génération de transition ; il semble même
que ces premiers photographes aient joui d'une
bénédiction biblique : les Nadar, les Stelzner, les
Pierson, les Bayard sont tous morts octogénaires
ou nonagénaires. Mais de ,toutes parts finalement
les hommes d'affaires envahirent la profession et
lorsque plus tard se répandit la retouche sur néga­
tif, revanche du mauvais peintre sur la photogra­
phie, on assista à une brusque décadence du goût.
Ce fut le temps où commencèrent à se remplir les
albums de photos. On les plaçait de préférence dans
les parties les plus glaciales de la maison, sur des
consoles ou des guéridons dans la pièce de récep­
tion : de gros bouquins de cuir armés de ferrures
dissuasives, des pages épaisses comme le doigt, bor­
dées d'or, sur lesquelles se distribuaient des figures
grotesquement fagotées, oncle Alex et tante Rika,
Gertrude quand elle était petite, papa en première
année de faculté, et enfin, pour porter notre confu-

1 . N. d. T. : Arago, op. cit., p. 465. (PR)


306 Œuvres

sion à son comble : nous-même en Tyrolien de


salon, jodlant, agitant le chapeau vers un décor de
sommets enneigés, ou en marin propret, une jambe
en appui, une jambe libre, comme il se doit, appuyé
sur un montant poli. Les accessoires de ces por­
traits, piédestal, balustre, guéridon ovale, évoquent
encore le temps où, en raison de la durée de l'expo­
sition, il fallait fournir aux modèles des supports
pour qu'ils gardent la pose. Si l'on se contenta au
début de « repose-tête >> et de « fixe-genoux 1 >>, il s'y
ajouta bientôt « d'autres accessoires, pareils à ceux
qui figuraient dans les tableaux célèbres et qui
devaient par conséquent présenter un caractère
artistique. D'abord la colonne ou le rideau 2 >>. Dès
les années 1 860, des esprits plus capables s'éle­
vèrent contre pareilles singeries. Une revue spécia­
lisée anglaise écrit : << Dans les tableaux, la colonne
présente un semblant de possibilité, mais la façon
dont elle a été employée en photographie est
absurde, car elle se dresse en général sur un tapis.
Or personne ne peut croire que des colonnes de
marbre ou de pierre puissent reposer sur une telle
fondation 3. >> Alors apparurent ces studios avec dra­
peries et plantes vertes, tapisseries et chevalets, à la
frontière ambiguë entre l'exécution et la représenta­
tion, entre la chambre de torture et la salle du trône,
dont une photo du jeune Kafka fournit un témoi­
gnage poignant. Le garçon, âgé d'environ six ans,
est vêtu d'un costume d'enfant, trop étroit, presque
humiliant, surchargé de passementeries ; il pose
dans une sorte de jardin d'hiver, sur fond de feuilles

1 . N. d. T. : J. M. Eder, op. cit., p. 2 1 1 . (PR)


2. N. d. T. : Fr. Matthies-Masuren, Künstlerische Photographie.
Entwicklung und Einflu/5 in Deutschland, préface et introduction
d'Alfred Lichtwark, Leipzig, Marquardt, 1 907, p. 22. (PR)
3. N. d. T. : Robinson, in The Photographie News (Londres
1856 sqq.), cité in Fr. Matthies-Masuren, op. cit. (PR)
Petite histoire de la photographie 307

de palmier. Et, comme pour ajouter à la suffocante


moiteur de ces capitonnages tropicaux, il tient de la
main gauche un immense chapeau à larges bords,
comme en portent les Espagnols. Il disparaîtrait
certainement au milieu d'un tel arrangement, si les
yeux démesurément tristes de l'enfant ne domi­
naient ce paysage fait pour eux 1•
Dans son insondable tristesse, cette image fait pen­
dant aux premières photographies, où les gens ne
jetaient pas encore sur le monde, comme ici le jeune
Kafka, un regard perdu et délaissé. Il y avait alors
autour d'eux une aura, un médium qui, traversé par
leur regard, lui donnait plénitude et assurance. Là
encore, l'équivalent technique de ce phénomène est
évident : c'est le continuum absolu de la lumière la
plus claire à l'ombre la plus obscure. Ce qui du reste
confirme une fois de plus la loi selon laquelle les nou­
velles découvertes s'annoncent déjà dans les tech­
niques anciennes ; car l'art du portrait, avant son
déclin, avait produit une floraison unique du mezzo­
tinto. Assurément, ce procédé de gravure à la manière
noire constitue une technique de reproduction qui ne
devait s'associer que plus tard à la nouvelle technique
photographique. Comme sur les gravures en mezzo­
tinto, on voit chez Hill la lumière se frayer malaisé­
ment un chemin à travers l'ombre : Orlik parle d'une
« Concision de l'éclairage », due au long temps d'ex­
position, et qui fait << la grandeur de ces premières
photographies 2 ». Parmi les contemporains de l'in­
vention, Delaroche remarquait déjà cette impression
générale «jamais atteinte auparavant, précieuse, et
qui ne nuit en rien à la tranquillité des masses 3 ».

1 . N. d. T. : Sur tout ce passage, depuis « Alors apparurent ... »,


cf. infra « Franz Kafka», p. 42 1 sq. (PR)
2. N. d. T. : E. Orlik, op. cit., p. 38. (PR)
3. N. d. T. : Paul Delaroche, cité in Schwarz, op. cit., p. 39. (PR)
308 Œuvre�

Voilà pour le conditionnement technique de l'aura.


Certaines photos de groupe, en particulier, retien­
nent encore une fois cette manière légère d'être
ensemble, telle qu'elle apparaît un bref instant sur la
plaque, avant d'être ruinée par le « cliché original ».
C'est cette zone vaporeuse que circonscrit parfois,
de façon belle et significative, l'ovale à présent
démodé de la découpure. Aussi se méprend-on sur
ces incunables de la photographie quand on sou­
ligne leur << perfection artistique » ou le << goût » dont
ils témoignent. Ces images sont nées en des lieux où
chaque client voyait dans le photographe d'abord un
technicien de la nouvelle école, tandis que le photo­
graphe voyait en chaque client un représentant de la
nouvelle classe montante, pourvu d'une aura qui se
. nichait jusque dans les plis de sa redingote ou de
sa lavallière. Car cette aura n'est pas seulement le
produit d'un équipement primitif. En ces premiers
temps de la photographie, l'objet et la technique se
correspondent aussi rigoureusement qu'ils diverge­
ront par la suite, dans la période de sa décadence.
Bientôt, en effet, les progrès de l'optique fournirent
des instruments qui supprimèrent entièrement l' obs­
curité et reflétèrent le visible avec la fidélité d'un
miroir. Mais cette aura que l'éviction de l'obscurité
par des objectifs plus lumineux élimina de l'image
tout autant que la croissante dégénérescence de
la bourgeoisie impérialiste l'avait éliminée du réel
- les photographes de la période postérieure à 1 8 8 0
s e crurent tenus d'en recréer l'illusion par tous les
artifices de la retouche, en particulier par l'usage de
la gomme bichromatée. Ainsi, particulièrement dans
le Jugendstil, la mode fut à un ton crépusculaire
entrecoupé de reflets artificiels ; mais en dépit de
cette pénombre, il se dessinait toujours plus claire­
ment une pose dont la raideur trahissait l'impuis­
sance de cette génération face au progrès technique.
Petite histoire de la photographie 309

Et pourtant, ce qui juge en définitive de la photo­


graphie, c'est toujours la relation du photographe à
sa technique. Camille Recht a caractérisé cette rela­
tion par une belle îmage. " Le violoniste, dit-il, doit
d'abord former le son, il doit le chercher et le trou­
ver avec la rapidité de l'éclair ; le pianiste frappe le
clavier : le son retentit. L'instrument est à la dispo­
sition du peintre comme du photographe. Le dessin
et le coloris du peintre correspondent à la sonorité
du jeu de violon, l'art du photographe, comme celui
du pianiste, se distinguent par l'aspect mécanique,
qui leur impose des contraintes spécifiques aux­
quelles le violoniste échappe en grande partie.
Aucun Paderewski ne récoltera jamais la gloire,
n'exercera jamais la magie quasi légendaire d'un
Paganini1• >> Il existe cependant, pour filer la méta­
phore, un Busoni de la photographie, et c'est Atget.
Tous deux furent des virtuoses, en même temps que
des précurseurs. Ils ont en commun une extraordi­
naire faculté de se fondre dans les choses, associée
à la plus haute précision. Même physiquement,
leurs traits présentent un air de famille. Atget était
un comédien qui, rebuté par son métier, effaça son
masque, puis se mit en devoir de démaquiller aussi
le réel. Il vécut à Paris, pauvre et ignoré, bradant
ses œuvres à des amateurs qui ne devaient guère
être moins excentriques que lui-même, et il est mort
récemment en laissant une œuvre riche de plus de
quatre mille clichés. Berenice Abbot, de New York,
a rassemblé ces images, dont Camille Recht vient
de publier un choix dans un volume d'une remar­
quable beauté 2• Les publicistes de son temps « n'ont
rien su de cet homme qui passait le plus clair de son

1. N. d. T. : Eugène Atget, Lichtbilder, Introduction de Camille


Recht, Paris et Leipzig, H. Jonquières, 1 930, p. 9. (PR)
2 . N. d. T. : Cf. note précédente. (PR)
310 Œuvres

temps à faire le tour des ateliers, sacrifiant ses cli­


chés pour quelques sous, le prix souvent d'une de
ces cartes postales qui, vers 1 900, montraient
de beaux paysages urbains plongés dans une nuit
bleutée, avec une lune retouchée. Atget a atteint le
pôle de la suprême maîtrise ; mais avec la modestie
opiniâtre d'un grand expert qui vit toujours dans
l'ombre, il négligea d'y planter son drapeau. Ainsi
beaucoup peuvent s'imaginer avoir découvert le
pôle où avant eux il a mis le pied 1 ». En effet : les
photographies parisiennes d'Atget sont les précur­
seurs de la photographie surréaliste ; l'avant-garde
de la seule colonne véritablement importante que le
surréalisme ait réussi à mettre en branle. Le pre­
mier, il désinfecte l'atmosphère suffocante qu'avait
répandue le portrait photographique conventionnel
de l'époque de la décadence. Il purifie, mieux : il
dissipe cette atmosphère. Il inaugure cette libéra­
tion de l'objet par rapport à l'aura, qui est le mérite
le moins contestable de la nouvelle école photogra­
phique. Lorsque des revues d'avant-garde comme
Bifur ou Variété présentent des photos légendées
<< Westminster », << Lille », << Anvers » ou << Breslau »,
qui montrent de simples vues de détail, tantôt un
bout de balustrade, tantôt la cime dénudée d'un
arbre qui étend son lacis de branches sur la sil­
houette d'un réverbère, tantôt encore une muraille
ou un candélabre avec une bouée de sauvetage por­
tant le nom de la ville - ce n'est là qu'une mise en
valeur littéraire de motifs découverts par Atget. Il
recherchait ce qui avait sombré et disparu, et c'est
pourquoi des images de ce genre s'en prennent
aussi à la sonorité exotique, brillante, romantique,
des noms de ville. Elles pompent l'aura du réel
comme l'eau d'un navire en perdition. - Qu'est-ce

1. N. d. T. : Ibid., p. 8. (PR)
Petite histoire de la photographie 311

au juste que l'aura ? Une trame singulière d'espace


et de temps : l'unique apparition d'un lointain, si
proche soit-il. Un jour d'été, en plein midi, suivre du
regard la ligne d'une chaîne de montagnes à l'hori­
zon ou d'une branche qui jette son ombre sur le
spectateur, jusqu'à ce que l'instant ou l'heure ait
part à leur manifestation - c'est respirer l'aura de
ces montagnes, de cette branche. Mais << rappro­
cher » les choses de soi, ou plutôt des masses, c'est
chez les hommes d'aujourd'hui un penchant tout
aussi passionné que le désir de réduire l'unicité de
chaque situation en la soumettant à la reproduction.
De jour en jour s'affirme plus impérieusement le
besoin de posséder l'objet d'aussi près que possible,
dans l'image ou plutôt dans la reproduction. Et il
est évident que la reproduction, telle qu'en dispo­
sent le journal illustré et les actualités filmées, se
distingue de l'image. En celle-ci l'unicité et la durée
sont aussi étroitement liées qu'en celle-là la fugacité
et la reproductibilité. Dégager l'objet de son enve­
loppe, détruire son aura, c'est la marque d'une per­
ception qui a poussé le sens de tout ce qui est
identique dans le monde au point qu'elle parvient
même, au moyen de la reproduction, à trouver de
l'identité dans ce qui est unique 1 • Atget est presque
touj ours passé à côté << des vues célèbres et de ce
qu'il est convenu d'appeler les symboles d'une
ville » ; mais non point à côté d'une longue série
d'embauchoirs ; ni des cours de Paris où, du matin
au soir, s'alignent les charrettes à bras ; ni des tables
· désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il

1 . N. d. T. : Sur tout ce passage, depuis " Qu'est-ce au juste . . .»,

cf. " L'œuvre d'art à l'ère de sa reproductibilité technique » ( 1 re ver­


sion), t. III, p. 75 et (version de 1 938), p. 278. La formule «le sens
de tout ce qui est identique dans lè monde >>, qui est une citation de
l'écrivain danois J. V. Jensen, apparaît déjà dans << Hachisch à Mar­
seille >>, t. II, p. 55. (PR)
312 Œuvres

s'en trouve, à la même heure, des centaines de


mille ; ni du bordel de la rue . . . n° 5 , dont le « 5 »
apparaît en caractères immenses en quatre endroits
de la façade. Il est remarquable que presque toutes
ces photos soient vides. Vides les fortifs à la porte
d'Arcueil, vides les escaliers d'apparat, vides les
cours, vides les terrasses des cafés, vide, comme il
se doit, la place du Tertre. Non pas solitaires, mais
sans atmosphère. La ville, sur ces images, est inha­
bitée comme un appartement qui n'aurait pas
encore trouvé de nouveau locataire. C'est dans des
réalisations comme celles-là que la photo surréa­
liste prépare le mouvement salutaire qui rendra
l'homme et son environnement étrangers l'un à
l'autre. Elle ouvre la voie au regard politiquement
éduqué, qui renonce à toute intimité au profit de
l'éclairement des détails.
Il va de soi que le domaine dans lequel ce regard
nouveau a le moins à gagner est celui où d'ordinaire
la plus grande négligence est de mise : dans la réali­
sation, à titre onéreux, de portraits de prestige.
D'autre part, l'homme est ce à quoi la photographie
est le moins capable de renoncer. À celui qui l'au­
rait ignoré, les meilleurs films russes ont appris que
même le milieu et le paysage ne se révèlent qu'au
photographe qui sait les saisir dans leur anonyme
manifestation sur un visage. Mais cette possibilité, à
son tour, dépend largement de celui qui est photo­
graphié. La génération qui ne se souciait pas de pas­
ser à la postérité par la photographie, mais qui,
devant ce genre de cérémonie, se retranchait plutôt
avec quelque timidité dans son milieu vital - comme
Schopenhauer au fond de son fauteuil, dans un por­
trait exécuté à Francfort vers 1 8 5 0 - et qui, juste­
,

ment pour cette raison, est arrivée à faire passer sur


la plaque l'expression de ce milieu, cette génération
n'a pas légué ses vertus aux suivantes. Pour la pre-
Petite histoire de la photographie 313

mière fois depuis des décennies, le cinéma russe a


de nouveau permis de faire paraître devant l' objec­
tif des hommes à qui leur image photographique
n'était d'aucun usage. Aussitôt, le visage humain
prit, sur la pellicule, une signification nouvelle et
immense. Mais il ne s'agissait plus de portrait. De
quoi s'agissait-il ? C'est à un photographe allemand
que revient l'éminent mérite d'avoir répondu à
cette question. August Sander 1 a réuni une série
d'images qui ne le cède en rien à la puissante gale­
rie de physionomies inaugurée par un Eisenstein ou
un Poudovkine, et il l'a fait d'un point de vue scien­
tifique : << Son œuvre globale est constituée de sept
groupes correspondant à une classe sociale déter­
minée ; elle doit être publiée sous la forme d'environ
quarante-cinq albums comprenant chacun douze
photographies 2. » De cet ensemble a paru un volume
contenant un choix de seize reproductions qui
offrent au regard et à la réflexion un matériau
inépuisable : « Sander commence par les paysans,
les hommes attachés à là terre, puis conduit l' obser­
vateur à travers toutes les couches et tous les
métiers jusqu'aux représentants de la plus haute
civilisation, puis redescend jusqu'aux idiots 3. » Ce
n'est pas en savant que l'auteur a abordé cet
immense travail ; il n'a pas pris les conseils des
théoriciens de la race ou des sociologues, mais,
comme le dit son éditeur, il est parti « de l'observa�
tion directe ». Observation certes exempte de tout
1 . August Sander, Antlitz der Zeit. Sechzig Aufnahmen deutscher
Menschen des 20. Jahrhunderts, avec une introduction d'Alfred
Doblin, Munich, Kurt Wolf, s. d. [1929]. N. d. T. : Ce texte a été
réédité en 1 990 par Schirmer/Mosel (Munich et Paris) ; la traducc
tion française, Visage d'une époque (même éditeur, même année),
est due à Léa Marcou. (PR)
2. N. d. T. : Ibid., p. 1 . Ce passage et le suivant sont extraits de
l'annonce éditoriale de l'édition originale. (PR)
3. N. d. T. : Ibid. (PR)
3 14 Œuvres

préjugé, jusqu'à la hardiesse, mais tendre aussi, au


sens où Goethe parle d'un « empirisme plein de ten­
dresse, qui s'identifie très intimement à l'objet et
devient de la sorte une véritable théorie 1 ». Il est dès
lors parfaitement naturel qu'un spectateur comme
Dëiblin ait précisément été frappé par les aspects
scientifiques de cette œuvre, et remarque : « De
même qu'il existe une anatomie comparée, éclai­
rant notre compréhension de la nature et de l'his­
toire de nos organes, de même Sander nous
propose-t-il la photographie comparée : une photo­
graphie dépassant le détail pour se placer dans une
perspective scientifique 2• , Il serait désolant que les
conditions économiques s'opposent à la publication
du reste de cet extraordinaire corpus. Mais outre cet
encouragement de principe, on peut .en adresser à
l'éditeur un plus précis. Des ouvrages comme celui
de Sander pourraient, du jour au lendemain, trou­
ver une actualité insoupçonnée. Dans les périodes
de b.ouleversement politique comme . celle qui s'ap­
prête en Allemagne, il devient vital de former et
d'aiguiser le sens physionomiste. Qu'on vienne de la
gauche ou de la droite, il faudra s'habituer à ce que
les gens cherchent à lire sur votre visage d'où vous
venez. Et soi-même, on devra lire sur leur visage
d'où viennent les gens. L'ouvrage de Sander est plus
qu'un livre d'images, c'est un cahier d'exercice.
« <l n'est à notre époque aucune · œuvre d'art que
l'on considère aussi attentivement que sa propre
photographie, celle de ses proches, de ses amis ou
de la femme aimée 3 . >> Voilà ce qu'écrivait Licht-

1 . N. d. T. : J. W. von Goethe, Maximen Lind Reflexionen, n° 509,


in Werke, éd. par W. Weber, H. J. Schrimpf et al., Munich, Beek,
1 973, vol. XII, p. 435 . (PR)
2. N. d . T. : Sander, op. cit., p. 14. (PR)
3. N. d. T. : A. Lichtwark, in Fr. Matthies-Masuren, op. cit.,
p. 16. (PR)
Petite histoire de la photographie 315

wark dès 1 907, en déplaçant ainsi la recherche du


domaine des distinctions esthétiques à celui des
fonctions. sociales. C 'est seulement à partir de là
qu'elle pourra progresser. Et certes il est révélateur
que le débat a surtout porté sur l'esthétique de << la
photographie en tant qu'art », et qu'on s'est à peine
intéressé, par exemple, au fait social combien plus
crümt de « l'art en tant que photographie ». Et pour­
tant, la reproduction photographique des œuvres
d'art a pour la fonction de l'art des répercussions
beaucoup plus importantes que l'aspect plus ou
moins artistique d'une photographie qui ne voit
dans l'expérience vécue qu'une << proie pour l' objec­
tif ». De fait, l'amateur qui rentre chez lui avec une
multitude de clichés originaux à caractère artistique
n'est en rien plus réjouissant que le chasseur reve­
nant de l'affût avec des masses de gibier que seul
le marchand peut commercialiser. Et le jour semble
effectivement proche où il y aura plus de feuilles
illùstrées que de commerces de gibier et de volailles.
Voilà pour la << Chasse au cliché ». Tout change pour­
tant si de la photographie en tant qu'art on passe
à l'art en tant que photographie. Chacun aura
pu observer combien un tableau, plus encore une
sculpture et, par-dessus tout, une architecture se
laissent mieux appréhender en photo que dans la
réalité. On serait tenté d'attribuer ce fait à un
simple déclin du sens artistique, à une insuffisance
de nos contemporains. Mais on est bien forcé de
constater que, dans le mêrrie temps à peu près où se
constituaient les techniques de reproduction, un
changement s'est produit dans la manière de per­
cevoir les grandes œuvres. Celles-ci ne peuvent
plus être envisagées comme des productions indi­
viduelles ; elles sont devenues des compositions
collectives, si puissantes qu'on ne peut plus les assi­
miler qu'à condition de les réduire. Les méthodes
316 Œuvres

mécaniques de reproduction se ramènent en fin de


compte à une technique de réduction, et procurent
à l'homme un degré de maîtrise sur les œuvres sans
lequel il ne saurait plus qu'en faire.
S'il est une chose qui caractérise les relations
actuelles entre l'art et la photographie, c'est bien
la tension encore vivace qui subsiste entre eux
depuis que la photographie a été employée pout
reproduire les œuvres d'art. Beaucoup des photo­
graphes qui confèrent à cette technique son visage
présent viennent de la peinture. Ils lui ont tourné
le dos après avoir essayé d'intégrer ses moyens
d'expression dans une relation vivante et sans ambi­
guïté avec la vie d'aujourd'hui. Plus ils acqué­
raient un sens aigu de la spécificité de ce temps,
plus leur point de départ devenait problématique
à leurs yeux. Comme elle l'avait fait quatre-vingts
ans plus tôt, la photographie prit le relais de la
peinture. « Le plus souvent », dit Moholy-Nagy, « le
potentiel créateur de la nouveauté se découvre
lentement à travers des formes, des instruments et
des domaines de création qui sont au fond déjà
rendus caduques par l'apparition du nouveau, mais
qui, sous la pression de ce qui se prépare, connais­
sent une euphorique floraison. C'est par exemple
ainsi que la peinture futuriste (statique) a fourni
la problématique qui devait ensuite l'anéantir, la
question clairement définie de la simultanéité du
mouvement, de la mise en forme de l'instant ; et
cela dans un temps où le cinéma était déjà connu,
mais pour longtemps encore incompris. [ . . . ] De
même on peut considérer - avec prudence - que
quelques-uns des peintres qui travaillent aujour­
d'hui avec des moyens réalistes (néo-classiques
ou véristes) préparent une nouvelle mise en
forme de la représentation visuelle, laquelle bientôt
n'usera plus que de moyens mécaniques et tech-
Petite histoire de la photographie 317

niques 1 • » Et Tristan Tzara, en 1 922 : « Quand tout


ce qu'on nomme art fut bien couvert de rhuma­
tismes, le photographe alluma les milliers de bou­
gies de sa lampe, et le papier sensible absorba par
degrés le noir découpé par quelques objets usuels. Il
avait inventé la force d'un éclair tendre et frais qui
dépassait en importance toutes les constellations
destinées à nos plaisirs visuels 2• » Ceux qui ne sont
pas passés des beaux-arts à la photographie par
opportunisme, par hasard ou par commodité, for­
ment aujourd'hui l'avant-garde des spécialistes
contemporains, parce que leur évolution les garan­
tit dans une certaine mesure contre le danger
majeur de la photographie actuelle : la tendance
décorative. « La photographie d'art, écrit Sasha
Stone, est un domaine très dangereux. »
Lorsque la photographie sort des cadres tracés
par un Sander, une Germaine Krull, un Blo1Heldt,
lorsqu'elle s'émancipe de l'intérêt physiognomo­
nique, politique, . scientifique, elle devient « créa­
trice». L'objectif ne se préoccupe plus que de « VUe
synthétique » ; c'est le folliculaire de la photographie
qui entre en scène. « L'esprit, triomphant de la
mécanique, en réinterprète les résultats exacts
comme des symboles de la vie. » À mesure que se
propage la crise de l'ordre social actuel, que les dif­
férentès composantes de cet ordre se dressent les
unes contre les autres dans une opposition figée,
l'élément créateur - qui est, dans son essence la
plus intime, variation : la contradiction est son père,
l'imitation sa mère - devient un fétiche, dont les

l. N. d. T. : Laszlo Moholy-Nagy, Malerei Fotografze Film, éd.


Hans M. Winkler, Mayence-Berlin, Kupferberg, 196 7 (réédition en
fac-similé de la 1 re édition de 1 925), p. 25 sq. (PR)
2 . N. d. T. : Tristan Tzara, << La photographie à l'envers », in
Œuvres complètes, éd. Henri Béhar, Paris, Flammarion, 1975, t. 1,
p. 4 1 5-41 7. (PR)
318 Œuvres

traits ne doivent leur vie qu'aux jeux de lumière de


la mode. La création, en photographie, est ce par
quoi elle se trouve livrée à la mode. « Le monde est
beau 1 », telle est exactement sa devise. En elle se
démasque l'attitude d'une photographie qui peut
donner à n'importe quelle boîte de conserve sa
place dans l'univers, mais n'est pas capable de sai­
sir une seule des relations humaines dans lesquelles
elle intervient, et qui par là, jusque dans ses sujets
les plus éthérés, prépare davantage leur commer­
cialisation · que leur connaissance. Mais puisque le
vrai visage de cette création photographique est la
réclame ou l'association, sa contrepartie légitime
est la démystification ou la construction. La situa­
tion, dit Brecht, « se complique parce que, moins
que jamais, le simple fait de "rendre la réalité" ne
dit quelque chose sur cette réalité. Une photo des
usines Krupp ou de l'A.E.G. ne révèle presque rien
de ces institutions. La réalité proprement dite a
glissé dans le fonctionnel. La réification des rap­
ports humains, par exemple l'usine, ne laisse plus
rien filtrer de ces rapports. Il faut donc, en effet,
"construire quelque chose", quelque chose d'"artifi­
ciel", quelque chose de "fabriqué" 2 ». Le mérite des
surréalistes est d'avoir formé les pionniers d'une
telle construction photographique. Le cinéma russe
constitue une nouvelle étape dans la confrontation
entre photographie créatrice et photographie cons­
tructive. Il n'est pas exagéré de dire que les grandes
réalisations des metteurs en scène russes n'étaient
possibles que dans un pays où la photographie ne

1. N. d. T. : Cf. Albert Renger-Patzsch, Die Welt ist schon. Ein­


hundert photographische Aufnahmen, éd. C. G. Heise, Munich,
Wolff, s. d. [1928]. (PR)
2. N. d. T. : Bertolt Brecht, « Der DreigroschenprozeB. Ein sozio­
logisches Experiment ( 1930), in Werke, éd. W. Recht, Francfort­
>>

sur-le Main, Suhrkamp, 1 992, t. XXI, p. 469. (PR)


Petite histoire de la photographie 319

visait pas à plaire e t à suggérer, mais à délivrer une


expérience et un enseignement. En ce sens, et en ce
sens seulement, on peut aujourd'hui encore trouver
quelque pertinence au grandiose salut qu'Antoine
Wiertz, ce lourd peintre d'idées, adressait en 1 85 5
à la photographie : << Il nous est né, depuis peu
d'années, une machine, l'honneur de notre époque,
qui, chaque jour, étonne notre pensée et effraie nos
yeux. Cette machine, avant un siècle, sera le pin­
ceau, la palette, les couleurs, J'adresse, l'habitude,
la patience, le coup d'œil, la touche, la pâte, le gla­
cis, la ficelle, le modelé, le fini, le rendu. [ . . . ] Qu'on
ne pense pas que le daguerréotype tue l'art. [ . . . ]
Quand [: . . ] cet enfant géant aura atteint l'âge de
maturité ; quand toute sa force, toute sa puissance
se seront développées, alors le génie de l'art lui met­
tra tout à coup la main sur le collet et s'écriera :
"À moi ! Tu es à moi maintenant ! Nous allons tra­
vailler ensemble" 1 • » Combien sobres, pessimistes
même, sont en revanche les phrases par lesquelles
quatre ans plus tard, dans son Salon de 1 859, Bau­
delaire présente à ses lecteurs la nouvelle tech­
nique. Pas plus que celles que nous venons de citer,
on ne peut les lire aujourd'hui sans en déplacer
légèrement l'accent. Mais dans la mesure où elles
font pendant à celles de Wiertz, elles restent signifi­
catives d'un rejet cinglant de toutes les impostures
de la photographie artistique : « Dans ces jours
déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui
ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa
foi [ . . . ] que l'art est et ne peut être que la reproduc­
tion exacte de la nature. [ . . . ] Un dieu vengeur a
exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut

1 . N. d. T. : Antoine 1. Wiertz, « La photographie >> ( 1 855), in


Œuvres littéraires, Paris, Librairie internationale, 1 870, p. 309.
(PR)
320 Œuvres

son messie. [ . . . ] S 'il est permis à la photographie de


suppléer l'art dans quelques-unes de ses fonctions,
elle l'aura bientôt supplànté ou corrompu tout à
fait, grâce à l'alliance naturelle qu'elle trouvera
dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu'elle
rentre dans son véritable devoir, qui est d'être la
servante des sciences et des arts 1• » Mais ce que ni
Wiertz ni Baudelaire n'ont saisi en leur temps, ce
sont les injonctions que recèle l'authenticité de la
photographie. On ne réussira pas toujours à les élu"
der par la pratique du reportage, dont les clichés
visuels n'ont d'autre effet que de susciter par asso"
ciation des clichés linguistiques chez celui qui les
regarde. L'appareil-photo se fera toujours plus
petit, toujours plus apte à retenir des images fugi­
tives et secrètes dont le choc suspend, chez le spec­
tateur, le mécanisme de l'association. Ici doit
intervenir la légende, qui inclut la photographie
dans le processus de littérarisation de nos condi­
tions d'existence, et sans laquelle toute construction
photographique doit rester dans l'à-peu-près. Ce
n'est pas sans raison qu'on a comparé certaines
vues d'Atget à des relevés judiciaires effectués sur
les lieux d'un crime. Dans nos villes, est-il un seul
coin qui ne soit le lieu d'un crime, un seul passant
qui ne soit un criminel ? Héritier des augures et des
aruspices, le photographe ne doit-il pas, sur ces
images, découvrir la faute et désigner le coupable ?
« L'analphabète de demain, a-t-on dit, ne sera pas
celui qui ignore l'écriture, mais celui qui ignore la
photographie 2• » Mais n'est-il pas pire qu'analpha­
bète, le photographe qui ne sait pas lire ses propres

1 . N. d. T. : « Lettre à M. le Directeur de la Revue française sur


le Salon de 1 859 in Ch. Baudelaire, Œuvres complètes, éd. par
»,

Cl. Pichois, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1 96 1 ,


t . II, p . 1 033-1 035. (MdG)
2. N. d. T. : Moholy-Nagy, op. cit., p. 5. (PR)
Petite histoire de la photographie 32 1

images ? La légende ne va-t-elle pas devenir l' élé­


ment essentiel du cliché ? Telles sont les questions
dans lesquelles se décharge la tension historique
produite par les neuf décennies qui nous séparent
de Daguerre. C'est à la lueur de ces étincelles que
les premières photographies ressortent, si belles et
si distantes, de l'obscurité des j ours où vécurent nos
grands-parents.
21

Paul Valéry 1
Pour son soixantième anniversaire

0 langage chargé de sel, et paroles véritable­


ment marines 2 !

C'est officier de marine que Valéry avait jadis


voulu être. En celui qu'il est devenu, les traits de ce
rêve de jeunesse se reconnaissent encore. D'abord
dans sa poésie, par cette plénitude contenue de la
forme que le langage tire de la pensée, comme
la mer du calme des vents ; ensuite dans cette pen­
sée, tout entière orientée vers les mathématiques,
qui se penche sur les choses comme sur des cartes
marines et, sans se délecter dans la contemplation
des << profondeurs », se tient déjà heureuse de suivre
une route sans périls. La mer et les mathématiques :
elles s'associent de façon captivante dans l'un des
plus beaux passages que Valéry ait écrit, lorsque
Socrate conte à Phèdre la découverte qu'il a faite
sur le rivage. C'est une figure incertaine, ivoire
taillé ou marbre ou ossement de poisson, que le res­
sac vint déposer sur le rivage, presque comme une

1. N. d. T. : Première publication dans Die literarische Welt,


30 octobre 1 93 1 . (MdG)
2. N. d. T. : Paul Valéry, Eupalinos ou l'Architecte, in Œuvres,
t. II, éd. Jean Hytier, Paris, Gallimard, 1960, Bibliothèque de la
Pléiade, p. 1 1 7. (MdG)
Paul Valéry 323

tête aux traits d'Apollon. Et Socrate se demande si


c'est là l'œuvre des vagues ou d'un statuaire ; il
compute le temps qu'il faut à l'Océan pour que,
parmi des milliards de formes, celle-là surgisse d'un
hasard, et le temps qu'il faut à l'artiste ; et il peut
bien dire qu'« un artiste vaut mille siècles, ou cent
mille, ou bien plus encore ! [ ] Voilà une étrange
. . .

mesure pour les œuvres 1 ! >> Si l'on voulait, pour ses


soixante ans, offrir un ex-libris à l'auteur de ce livre
magnifique qu'est Eupàlinos ou l'Architecte, il pour­
rait représenter un puissant compas, une branche
solidement plantée dans le fond de la mer, l'autre
largement déployée vers l'horizon. Ce serait aussi
une image pour dire l'envergure de cet esprit. L'im­
pression dominante, dans son apparence physique,
est la tension, tension aussi l'expression de son
visage, où les yeux profondément enfoncés indi­
quent, relativement aux images terrestres, un déta­
chement qui permet à cet homme de régler sur
elles, · comme sur des constellations, le cours de
sa vie intérieure. Solitude est la nuit où brillent
pareilles images, et d'elle Valéry possède une longue
expérience. Il publia à vingt-cinq ans ses premières
poésies et ses deux premiers essais, puis s'enferma
dans un silence de vingt ans dont il devait sortir si
brillamment en 19 17, avec le poème « La jeune
Parque >>. Huit ans plus tard, une série d'œuvres
remarquables et d'habiles manœuvres mondaines
lui ouvrirent les portes de l'Académie2• Non sans
quelque subtile malice, on lui attribua le fauteuil
d'Anatole France. Valéry para le coup en pronon­
çant une allocution d'une rare élégance - l'éloge
obligé · de son prédécesseur -, où le nom d'Anatole

I . N. d. T. : Ibid., p. 1 19. (MdG)


2. N. d. T. : En réalité, Valéry fut admis à l'Académie en
juin 1927. (PR)
· -���---- --�---· .. - � - - -----

324 Œuvres

France n'était pas prononcé une seule fois. Au reste


son discours contient sur la condition littéraire un
aperçu assez insolite pour caractériser son auteur.
Il y est question d'une « vallée de Josaphat » où se
presse la foule des écrivains, d'hier et d' aujour­
d'hui : « Toute nouveauté se dissout dans les nou­
veautés. Toute illusion d'être original se dissipe.
L'âme s'attriste et s'imagine, avec une douleur toute
particulière mêlée d'une profonde et ironique pitié,
ces millions d'êtres armés de plumes, ces innom­
brables agents de l'esprit, dont chacun se sentit, à
son heure, créateur indépendant, cause première,
possesseur d'une certitude, source unique et incom­
parable, et que voici maintenant avili par le nombre,
perdu dans le peuple toujours accru de ses sem­
blables, lui qui n'avait vécu que pour se distinguer
éternellement 1 . , À cette volonté parfaitement vaine
de se distinguer se substitue chez Valéry la volonté
de durer, de faire durer l'écrit. Mais la durée de
l'écrit est tout autre chose que l'immortalité de
l'écrivain et, dans bien des cas, s'est produite sans
cette dernière. C'est la durée, non l'originalité, qui
caractérise l'œuvre classique en littérature, et Valéry
a cherché sans relâche les conditions de cette durée.
« Un écrivain classique, dit-il, est un écrivain qui
dissimule ou résorbe les associations d'idées 2. , Aux
endroits où l'auteur, emporté par son élan, est allé
droit au tout, où il s'est cru dispensé d'assembler
pierre sur pierre, où il n'a pas vu les joints, et, ne les
voyant pas, ne les a pas comblés - c'est là que s'ins­
talle la moisissure du vieillissement. Pour distinguer
les joints, les limites de la pensée, il faut se criti-

1. N. d. T. : P. Valéry, « Remerciement à l 'Académie française »,


in Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1 960,
p. 73 1 . (MdG)
2. N. d. T. : P. Valéry, Tel Quel, in Œuvres, t. II, op. cit., p. 563.
(MdG)
Paul Valéry 325

quer soi-même. Valéry examine en inquisiteur l'in­


telligence de l'écrivain, celle du poète en particu­
lier, exige qu'on en finisse avec l'idée si répandue
que l'intelligence irait de soi chez le premier, pour
ne rien dire de l'idée encore beaucoup plus répan­
due que chez le second elle n'aurait rien à dire. Lui­
même en est pourvu, et d'une intelligence qui ne va
nullement de soi. Rien de plus déconcertant que ce
Monsieur Teste en qui elle s'incarne. De ses pre­
miers textes à ses œuvres les plus récentes, Valéry
revient sans cesse à cet étrange personnage, autour
duquel se regroupe une série de petits écrits - « La
soirée avec Monsieur Teste », une · « Lettre de
Mme Teste », une « Préface » et, bien entendu, un
<< Log-Book ». Monsieur Teste est une personnifica­
tion de l'intellect qui rappelle beaucoup le Dieu
dont traite la théologie négative de Nicolas de Cues.
Tout ce qu'on peut savoir de Teste débouche sur la
négation. En effet, le charme extrême du portrait
qui nous en est tracé ne tient pas tant à des théo­
rèmes, qu'aux astuces d'une conduite qui, portant
atteinte le moins possible au non-être, se conforme
à cette maxime : << Toute émotion, tout sentiment
marque un défaut d'adaptation 1 • » Si profondément
homme que se sente Monsieur Teste - il a fait
entièrement sienne cette maxime de Valéry, selon
laquelle << les plus importantes pensées sont celles
qui contredisent nos sentiments 2 ». Car il est aussi la
négation de l'<< humain ». « Voici venir le crépuscule
du Vague et s'apprêter le règne de l'Inhumain, qui
naîtra de la netteté, de la rigueur et de la pureté
dans les choses humaines 3• » Rien de saillant, rien

1 . N. d. T. : P. Valéry, Mauvaises pensées, in Œuvres, t. II, op.


cit., p. 866. (MdG)
2. N. d. T. : P. Valéry, Tel Quel, op. cit., p. 764. (MdG)
3. N. d. T. : Tel quel, « Rhumbs >>, op. cit., p. 62 1 . (MdG)
326 Œuvres

de pathétique, rien d'« humain » n'entre dans la


sphère de cet étrange personnage, pour qui la pen­
sée représente l'unique substance d'où puisse naître
le parfait. Dont l'un des attributs est la continuité.
De sorte que la science et l'art forment aussi dans
l'esprit pur un continuum à travers lequel la méthode
de Léonard - qui apparaît dans la première œuvre
de Valéry, << Introduction à la méthode de Léonard
de Vinci », comme un précurseur de Monsieur Teste
- ouvre des chemins, qui ne doivent en aucun cas
être compris comme des limites. Cette méthode,
appliquée à la poésie de Valéry, conduisit au célèbre
concept de poésie pure, qui certes n'avait pas été
inventé pour subir des mois durant à travers les
revues littéraires françaises les assauts d'un bel
esprit d'abbé, acharné à lui faire avouer qu'il se
confondait en réalité avec le concept de prière 1 •
Valéry lui-même s'est inlassablement appliqué, avec
une étonnante réussite, à définir dans l'histoire des
théories poétiques les différentes stations - les
thèses de Poe, de Baudelaire et de Mallarmé '-, par
lesquelles l'élément constructif et l'élément musical
ont cherché à delimiter leurs compétences respec­
tives au sein de la poésie lyrique ; jusqu'à ce que,
dans des réflexions dont ses chefs-d'œuvre lyriques
- << Le cimetière marin », << La jeune Parque », « Le
serpent >> - constituent le centre, cette poésie se
conçoive elle-même comme le parfait engrènement
de l'intelligence et de la voix. Les idées de ses
poèmes émergent comme des îles dans la mer de la
voix. C 'est par là que cette << poésie d'idées >> se dis­
tingue de tout ce que nous appelons de ce nom en

1. N. d. T. : Sur la polémique inaugurée en octobre 1 925 par le


discours de Bremond à J'Académie et couronnée l'année suivante
par son petit livre, Prière et Poésie, cf. l'étude de Gabriel Germain,
dans les Entretiens sur Henri Bremond, Paris-La Haye, Édi tions
Mouton, 1 967, p. 1 88 sq. (MdG)
Paul Valéry 327

allemand ; jàmais l'idée ne s'y heurte à la « vie » ou à


la « réalité ». La pensée n'a à faire qu'à la voix : telle
est la quintessence de la poésie pure. « Le lyrisme
est le genre de poésie qui suppose la voix en action
- la voix directement issue de, ou provoquée par,
les choses que l'on voit et que l'on sent comme pré­
sentes 1 • » Et aussi : « Les exigences d'une stricte pro­
sodie sont l'artifice qui confère au langage naturel
les qualités d'une matière résistante, étrangère à
notre âme, et comme sourde à nos désirs. 2 » Voilà
précisément ce qui caractérise l'intelligence pure.
Mais cette même intelligence - qui, chez Valéry, a
pris ses quartiers d'hiver sur les sommets inhospi­
taliers d'une poésie ésotérique - est aussi celle
qui, à l'époque des grandes découvertes, mena la
bourgeoisie européenne dans la voie des conquêtes.
Le doute cartésien sur le savoir s'est approfondi
d'une manière presque aventureuse et néanmoins
méthodique, pour devenir un doute sur les ques­
tions elles-mêmes : « Notre insuffisance d'esprit est
précisément le domaine des puissances du hasard,
des dieux et du destin. Si nous àvions réponse à tout
- j 'entends réponse exacte - ces puissances n' exis­
teraient pas. [ . ] Nous le sentons si bien que nous
. .

nous tournons à la fin contre nos questions. C'est


par quoi il faut au contraire commencer. Il faut for­
mer en soi une question antérieure à toutes les
autres, et qui leur demande à chacune ce qu'elle
vaut 3. » De telles pensées doivent être strictement
rapportées à la période héroïque de la bourgeoi-
. sie européenne : c'est seulement ainsi que nous

1 . N. d. T. : P. Valéry, Tel Quel, << Littérature », op. cit., p. 549.


(MdG)
2. N. d. T. : P. Valéry, <<Au sujet d'AdoniS >>, in Variété, Œuvres,
t. I, op. cit., p. 480. (MdG)
3. N. d. T. : P. Valéry, Tel Quel, << Rhumbs >>, op. cit., p. 647 sq.
(MdG)
328 Œuvres

dominerons l'étonnement de rencontrer encore une


fois, en l'un des points les plus avancés du vieil
humanisme européen, l'idée de progrès. Dans son
acception solide et authentique : l'idée d'un pro­
grès transmissible par des méthodes, qui corres­
pond aussi manifestement au concept valéryen de
construction qu'elle s'oppose à l'invocation obses­
sionnelle de l'inspiration. « L'œuvre d'art, a dit l'un
de ses interprètes, n'est pas une création ; elle est
une construction où l'analyse, le calcul, le plan
jouent le rôle principal. » Ainsi s'atteste chez Valéry
l'ultime vertu du processus méthodique, qui est
d'élever le chercheur au-dessus de lui-même. Qui
donc, en effet, est Monsieur Teste, sinon l'individu
qui, sur le point de franchir le seuil de la disparition
historique, ombre dêjà, répond une dernière fois à
l'appel de son nom, avant de plonger là où personne
ne l'atteint plus et d'entrer dans un ordre dont
Valéry décrit ainsi l'approche : « L'électricité, du
temps de Napoléon, avait à peu près l'importance
que l'on pouvait donner au christianisme du temps
de Tibère. Il devient peu à peu évident que cette
innervation générale du monde est plus grosse de
conséquences, plus capable de modifier la vie pro­
chaine que tous les événements "politiques" surve­
nus depuis Ampère jusqu'à nous 1 . » Le regard qu'il
jette sur ce monde à venir n'est plus celui de l' offi­
cier, mais seulement celui du marin aguerri qui sent
l'approche de la grande tempête, et qui a trop bien
vu les nouvelles conditions dans lesquelles s'accom­
plissent les événements du monde - « accroisse­
ment de netteté et de précision, accroissement de
puissance 2 » - pour ne pas savoir qu'en face d'elles

1. N. d. T. : P. Valéry, Regards sur le monde actuel, in Œuvres,


t. Il, op. cit., p. 9 19-920. (MdG)
2. N. d. T. : Ibid., p. 922. (MdG)
Paul Valéry 329

<< les profondes pensées d'un Machiavel ou d'un


Richelieu auraient aujourd'hui la valeur et la consis­
tance d'un tuyau de Bourse 1 ». C 'est pourquoi il se
tient << homme toujours debout sur le cap Pensée, à
s'écarquiller les yeux sur les limites ou des choses,
ou de la vue2 » .

1 . N . d. T. : Ibid., p . 925. (MdG)


2 . N. d. T. : P. Valéry, Log-Book de Monsieur Teste, in Œuvres,
t. II, op. cit., p. 39. (MdG)
22

Le caractère destructeur 1

Jetant un regard rétrospectif sur sa vie, il se pour­


rait qu'un homme se rende compte que presque
toutes les relations approfondies qu'il a connues
avaient trait à des personnes dont tout le monde
admettait le << Caractère destructeur ». Un jour, par
hasard peut-être, il ferait cette découverte, et plus ·

le choc qu'elle lui causerait serait violent, plus il


aurait de chances de parvenir à dresser un portrait
; du caractère destructeur.

Le caractère destructeur ne connaît qu'un seul


mot d'ordre : faire de la place ; qu'une seule acti­
vité : déblayer. Son besoin d'air frais et d'espace
libre est plus fort que toute haine.
Le caractère destructeur est jeune et enjoué.
Détruire en effet nous rajeunit, parce que nous effa­
çons par là les traces de notre âge, et nous réj ouit,
parce que déblayer signifie pour le destructeur
résoudre parfaitement son propre état, voire en
extraire la racine carrée. À plus forte raison, on par­
vient à une telle image apollinienne du destructeur
lorsqu'on s'aperçoit à quel point le monde se trouve

1 . N. d. T. : Première publication dans le Frankfurter Zeitung du


20 novembre 193 1 . (RR)
Le caractère destructeur 33 1

simplifié dès lors qu'on le considère comme digne


de destn1ction. Tout ce qui existe se trouve ainsi
harmonieusement entouré d'un immense n.1ban.
C'est là une vue qui procure au caractère destn.lc­
teur un spectacle de la plus profonde harmonie.
Le caractère destn1cteur est toujours d'attaque.
Indirectement du moins, c'est la nature qui lui pres- ·
crit son rythme ; car il doit la devancer. Faute de
quoi, elle se chargera elle-même de la destn1ction.
Le caractère destn.1cteur n'a aucune idée en tête.
Ses besoins sont réduits ; avant tout, il n'a nul besoin
de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit.
D'abord, un instant du moins, l'espace vide, la place
où l'objet se trouvait, où la victime vivait. On trou­
vera bien quelqu'un qui en aura besoin sans cher­
cher à l'occuper.
Le caractère destn1cteur fait son travail et n'évite
que la création. De même que le créateur cherche la
solitude, le destructeur doit continuellement s'en­
tourer de gens, témoins de son efficacité.
Le caractère destn1cteur est un signal. De même
qu'un repère trigonométrique est exposé à tout vent,
il est exposé à tous les racontars. Vouloir l'en proté­
ger n'a pas de sens.
Le caractère destnlcteur ne souhaite nullement
être compris. À ses yeux, tout effort allant dans ce
sens est superficiel. Le malentendu ne peut l'at­
teindre. Au contraire, il le provoque, comme l'ont
provoqué les oracles, ces institutions destn.1ctrices
établies par l' État. Le phénomène le plus petit-bour­
geois qui soit, le commérage, ne surgit que parce
que les gens ne souhaitent pas être mal compris.
Le caractère destn.1cteur accepte le malentendu ; il
n'encourage pas le commérage.
Le caractère destn.1cteur est l'ennemi de l'homme
en étui. Ce dernier cherche le confort, dont la coquille
est la quintessence. L'intérieur de la coquille est la
332 Œuvres

trace tapissée de velours qu'il a imprimée sur le


monde. Le caractère destructeur efface même les
traces de la destruction.
Le caractère destructeur rejoint le front des tradi­
tionalistes. Certains transmettent les choses en les
rendant intangibles et en les conservant ; d'autres
transmettent les situations en les rendant maniables
et en les liquidant. Ce sont ces derniers que l'on
appelle les destructeurs.
Le caractère destructeur possède la conscience
de l'homme historique, son impulsion fondamentale
est une méfiance insurmontable à l'égard du cours
des choses, et l'empressement à constater à chaque
instant que tout peut mal tourner. De ce fait le ·

caractère destructeur est la fiabilité même.


Aux yeux du caractère destructeur rien n'est
durable. C'est pour cette raison précisément qu'il
voit partout des chemins. Là ou d'autres butent sur
des murs ou des montagnes, il voit encore un che­
min. Mais . comme il en voit partout, il lui faut par­
tout les déblayer. Pas toujours par la force brutale,
parfois par une force plus noble. Voyant partout
des chemins, il est lui-même toujours à la croisée
des chemins. Aucun instant ne peut connaître le sui­
vant. Il démolit ce qui existe, non pour l'amour des
décombres, mais pour l'amour du chemin qui les
traverse.
Le caractère destructeur n'a pas le sentiment que
la vie vaut d'être vécue, mais que le suicide ne vaut
pas la peine d'être commis.
23

Œdipe ou : Le mythe raisonnable 1

Ce doit être peu après la guerre qu'on entendit


parler d'une expérience théâtrale anglaise : Hamlet
en habit. À l'époque, cette tentative fut beaucoup
discutée ; de ce débat, il suffit peut-être de retenir le
paradoxe selon lequel la pièce est trop moderne
pour être modernisée. Il fut incontestablement des
périodes où, sans but conscient, l'on pouvait se
livrer à des opérations de ce genre ; dans les mys­
tères médiévaux comme dans les peintures de ce
temps les personnages, on le sait bien, portaient des
costumes contemporains. Mais il est sûr que, pour
être aujourd'hui plus qu'une plaisanterie de snobs,
pareille entreprise exige une très précise réflexion
artistique. En fait, dans ces dernières années, on a
pu constater que de grands artistes, ou du moins des
artistes réfléchis, ont réalisé de pareilles « moder­
nisations », aussi bien en littérature qu'en musique
et en peinture. À ce mouvement, que représentent ,

1 . N. d. T. : Première publication : Blii.tter des hessischen Landes­


theaters, 1 93 1 -32, p. 1 5 7- 162. Le texte a été rédigé pour la pre­
mière représentation allemande, dans une traduction d'Ernst
Robert Curtius, de l'Œdipe d'André Gide, dont la première fran­
çaise, après la création à Anvers en 1 93 1 , avait été donnée à Paris
le 1 8 février 1 932 par Georges Pitoëff au théâtre de l'Avenue. (MdG
et RR)
334 Œuvres

Picasso avec ses tableaux de 1 927, Stravinsky avec


son Œdipus rex, Cocteau avec son Orphée 1 , on a
donné le nom de néo-classicisme. Nous n'évoquons
pas ici ce nom pour rattacher Gide à ce mouvement
(car il aurait raison de protester contre une telle
annexion), mais pour indiquer comment des artistes
très divers en sont venus, justement à propos
d'œuvres grecques, à cette manière de dévêtir les
personnages ou, si l'on préfère, de les déguiser en
personnages d'aujourd'hui. D'abord ils y voyaient
l'avantage de récupérer pour leurs tentatives des
thèmes connus, mais qui étaient éloignés de toute
problématique actuelle. Car il s'agit expressément,
dans tous ces cas, d'essais de caractère constructif,
en quelque sorte d'œuvres expérimentales. Mais, en
second lieu, rien justement ne pouvait mieux conve­
nir à un pareil projet constructif que d'entrer en
concurrence avec des œuvres grecques devenues
au cours des siècles des modèles de réalités orga­
niques, naturelles. Et en troisième lieu intervenait
ici le projet implicite ou avoué d'une authentique
démonstration historico-philosophique, visant à
mettre en lumière le caractère éternel de l'héritage
grec - c'est-à-dire son actualité toujours neuve.
Mais avec cette troisième réflexion nous voici au
cœur même du dernier ouvrage de Gide. En tout
cas il apparaîtra bientôt que le monde ambiant
de cet Œdipe est un cas à part. Il y est question de
dimanche, de refoulement, de Lorrains, de déca­
dents et de vestales. L'écrivain interdit à son public
de s'accrocher aux détails de lieu et de situation ; il
l'arrache même à l'illusion et, dès le début de la

1. N. d. T. : Sur cette pièce, voir le compte rendu de Benja­


min : " Neoklassizismus in Frankreich. Zur Berliner Uraufführung
von Cocteaus Orpheus », in Benjamin, Gesammelte Schriften, t. Il,
p. 625-628. (RR)
Œdipe ou : Le mythe raisonnable 335

pièce, appelle la scène par son nom. Bref, qui veut


le suivre est forcé de se «jeter à l'eau >>, de prendre
comme ils viennent les crêtes et les creux de l'Océan
des légendes en mouvement depuis deux millé­
naires, de se laisser soulever et retomber. Ainsi seu­
lement il saura pressentir ce que cette Grèce peut
lui apporter, ce qu'il peut à son tour lui apporter.
Quoi donc ? C'est ce qu'il faut trouver dans Œdipe
lui-même, et de toutes les métamorphoses sérieuses
ou plaisantes que Gide fait subir à la légende, celle­
là est bien la plus étrange. « J'ai compris, moi seul ai
compris, que le seul mot de passe pour n'être pas
dévoré par le sphinx, c'est : l'Homme. Sans doute
fallait-il un peu de courage pour le dire, ce mot.
Mais je le tenais prêt dès avant d'avoir entendu
l'énigme ; et ma force est que je n'admettais pas
d'autre réponse, quelle que put être la question 1. »
D'avance, Œdipe savait la parole sur laquelle
devait se briser la puissance du sphinx ; Gide, lui
aussi, savait d'avance celle qui devait éclaircir l'hor­
reur de la tragédie sophocléenne. Il y a plus de
douze ans qu'il écrivait dans ses Considérations sur
la mythologie grecque : « "Comment a-t-on pu croire
à cela ?", s'écrie Voltaire. Et pourtant chaque mythe,
c'est à la raison d'abord et seulement qu'il s'adresse,
et l'on n'a rien compris à ce mythe tant que ne l'ad­
met pas d'abord la raison. La fable grecque est essen­
tiellement raisonnable, et c'est pourquoi l'on peut,
sans impiété chrétienne, dire qu'il est plus facile d'y
croire qu'à la doctrine de saint Paul, dont le propre
est précisément de soumettre, supplanter, "abêtir"
et assermenter la raison 2• >> Ne nous méprenons pas

1. N. d. T. : A. Gide, Théâtre, Paris, Gallimard, 1 942, p. 283.


(MdG)
2. N. d. T. : A. Gide, Incidences, Paris, Éditions de la Nouvelle
Revue française, 1 924, p. 126. (MdG)
336 Œuvres

pourtant, l'écrivain ne prétend pas que la raison


(ratio) ait tissé la légende grecque, ni qu'en elle seu­
lement se trouve le sens grec du mythe. L'important
est plutôt la distance entre le sens actuel et cet
ancien sens, et la manière dont la distance par rap­
port à l'interprétation ancienne est simplement une
proximité nouvelle par rapport à la légende elle­
même, par elle le nouveau sens s'offrant inépuisa­
blement à de nouvelles découvertes. C 'est pourquoi
la légende grecque est comme la cruche de Philé­
mon « qu'aucune soif ne vide si l'on trinque avec
Jupiter 1 ». Le bon moment est lui aussi un Jupiter,
et, de la sorte, le néo-classicisme peut découvrir
aujourd'hui dans la légende ce qui n'y fut jamais
trouvé : la construction, la logique, la raison.
On va nous objecter qu'au lieu d'une explication
nous présentons ici un paradoxe qui peut vraiment
donner le vertige. Là où était le palais d'Œdipe, la
maison enveloppée plus qu'aucune autre de nuit et
d'effroi, d'inceste, de parricide, de fatalité, de faute,
c'est là qu'aujourd'hui le temple de la déesse Raison
est censé s'ériger ? Est-ce possible ? Qu'est-il donc
arrivé à Œdipe dans les vingt-trois siècles écoulés
depuis que Sophocle le fit paraître pour la première
fois sur .la scène grecque jusqu'au moment où Gide
le fait à nouveau monter sur la scène française ?
Fort peu de chose. Mais d'un grand effet. Œdipe a
conquis la parole. Car l'Œdipe de Sophocle est
muet, presque muet. Limier sur sa propre trace,
criant sous le mauvais traitement que lui · infligent
ses propres mains, on ne peut trouver en ses dis­
cours aucune pensée, voire aucune réflexion. Certes
il ne se lasse point de répéter le caractère terrible de
son aventure :

1 . N. d. T. : Ibid., p. 125. (MdG)


Œdipe ou : Le mythe raisonnable 337

. . . 0 hymens ! hymens !
Vous me donnâtes vie, et, m 'ayant donné vie,
Même semence semâtes derechef, et mîtes au jour
[>_ères, frères, enfants de même sang que leur père,
Epouses femmes et mères et les plus
Abominables choses qui soient parmi les hommes 1 •

Mais c'est justement ce discours qui au fond de


lui-même frappe Œdipe de mutité, lui qui voudrait
devenir aussi tout pareil à la nuit :

. . mais s 'il existait, pour la source de sons


Qu 'écoutent les oreilles, une clôture, je ne manquerais
D 'en ceindre la misérable charpente de mon corps,
Afin d 'être tout à la fois aveugle et privé d'ouïe2•

Et comment Œdipe ne serait-il frappé de mutité,


comment la pensée pourrait-elle jamais se déprendre
du rets qui lui interdit de savoir ce qui fait sa perte, le
crime même, l'oracle d'Apollon, ou sa propre malé­
diction contre le meurtrier de Laïos ? Cette mutité,
au demeurant, ne caractérise pas le seul Œdipe,
mais tous les héros de la tragédie grecque. Et c'est
elle que soulignent toujours à nouveau les critiques
récentes : « Le héros tragique n'a qu'un langage qui
lui corresponde parfaitement : le silence, précisé­
ment 3. » Ou, comme le dit un autre auteur : << Les héros
tragiques sont plus superficiels dans leurs paroles
que dans leurs actes4• ». Selon un troisième auteur :

1. N. d. T. : Sophocle, Œdipe roi, v. 1403-1408. (MdG)


2. N. d. T. : Ibid., V. 1386-1 389. (MdG)
3. N. d. T. : Franz Rosenzweig, L'Étoile de la rédemption, trad.
A. Derczanski et J.-L. Schlegel, Paris, Le Seuil, 1982, p. 95. (RR)
4. N. d. T. : Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie
enfantée par l'esprit de la musique, trad. Ph. Lacoue-Labarthe,
1n Œuvres philosophiques complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1 977,
p. 1 1 6. (RR)
338 Œuvres

« Dans la tragédie, l'homme païen sè rend bien


compte qu'il est meilleur que ses dieux, mais ce
savoir lui noue la langue, il reste étouffé. Sans se
déclarer, il tâche secrètement de rassembler sa puis­
sance. [ . . . ] Il n'est aucunement question de restaurer
"l'ordre moral du monde", c'est l'homme moral,
encore muet, encore tenu en tutelle - comme tel, il
s'appelle "le héros" -, qui veut se dresser en ébran­
lant ce monde de torture. Le paradoxe de la nais"
sance du Génie dans l'absence de langage moral,
dans l'infantilité morale, voilà le sublime de la tra­
gédie 1 . »
Ainsi seulement l'on peut apprécier toute la har­
diesse d'une tentative pour douer de langage le héros
de la tragédie. On voit maintenant en pleine lumière
ce que signifient les fortes paroles que le Fatum avait
inspirées à Gide dans Incidences, bien avant qu'il ne
les applique dans son Œdipe : << Avec ce mot affreux
l'on fait au hasard la part trop belle ; il sévit partout
où l'on renonce à expliquer. Or je dis que plus on
réduit dans la fable la part du Fatum, et plus l' ensei­
gnement est grand 2• » Le drame de Sophocle a cinq
actes ; c'est à la fin du second que le voyant Tirésias
quitte la scène. Œdipe aura dû attendre deux millé­
naires pour engager avec lui, chez Gide, le grand
débat au cours duquel il exprime ce que, chez
Sophocle, il n'eût pas même osé penser : << Crime
imposé par Dieu, embusqué par Lui sur ma route.
Dès avant que je fusse né, le piège était tendu pour
que j 'y dusse trébucher. Car, ou ton oracle mentait,
ou je ne pouvais pas me sauver. J'étais traqué 3. »
Grâce à cette involontaire supériorité du héros,

1. N. d. T. : Walter Benjamin, « Destin et caractère », v. t. 1,


p. 203. (RR)
2. N. d. T. : A. Gide, Incidences, p. 126-1 27. (MdG)
3. N. d. T. : A. Gide, Théâtre, p. 295. (MdG)
Œdipe ou : Le mythe raisonnable 339

sur le lieu, ou du moins dans les parages, de l'an­


tique horreur s'installe maintenant, chez Gide, le jeu
satyrique, tel qu'on l'entrevoit à travers certaines
phrases de Créon, et aussi du chœur. Nulle part avec
plus de force que dans l'avertissement qu'Œdipe
adresse à ses enfants, dont il surprend la conversa­
tion 1 • Un habitué de la Rotonde ne s'exprimerait pas
plus librement. On dirait que, dans les inextricables
rapports de sa maison, il aperçoit - immensément
agrandies - toutes les misères d'une famille de
petits-bourgeois. Il leur tourne le dos pour suivre les
traces de ceux qui déjà se sont émancipés, le jeune
frère du Retour de l 'enfant prodigue et le voyageur
des Nourritures terrestres. Œdipe est le premier de
ceux qui accomplissent la grande rupture, obéissant
au signe de l'homme qui a écrit : « Il fimt toujours
sortir de n'importe où 2. »

1 . N. d. T. : Au dernier acte de l'Œdipe de Gide, Étéocle et Poly­


nice se réjouissent de prendre la succession de leur père sans avoir
à le tuer, et Créon, qui les trouve trop jeunes, accepte volontiers
< d'intérim ». Ismène accompagnerait bien Antigone, mais il faut
d'abord qu'elle « se prépare un costume de deuil ». Tirésias ayant
annoncé que tout finira pour le mieux, dans la bénédiction de
Colone, Créon propose que l'aveugle renonce à l'exil (« On pourra
toujours s'arranger »). Mais son beau-frère (et neveu) lui répond :
« Trop tard, Créon. Mon âme a déjà quitté Thèbes, et tous les liens
qui me rattachaient au passé sont rompus. Je ne suis plus un roi ;
plus rien qu'un voyageur sans nom, qui renonce à ses biens, à sa
gloire, à soi-même » (p. 303). (MdG)
2. N. d. T. : A. Gide, Les Nourritures terrestres, Préface, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1 5 3 : « Et quand tu
m'auras lu, jette ce livre - et sors. Je voudrais qu'il t'eût donné le
désir de sortir - sortir de n'importe où [ . . ]. » (RR)
.
24

Brèves ombres <I> 1

AMOUR PLATO N I Q U E

L'essence et le type d'un amour se dessinent de


la manière la plus rigoureuse dans le destin qu'il
réserve au nom - au prénom. Le mariage prive la
femme de son premier nom de famille, auquel il
substitue celui de son mari, mais - comme presque
toute intimité sexuelle - il ne reste pas non plus
sans effet sur son prénom. Il enveloppe et trans­
forme celui-ci par des surnoms affectueux qui sou­
vent l'éclipsent pendant des années, des décennies.
Au mariage entendu en ce sens large s'oppose
l'amour platonique, et c'est ainsi seulement - par
le destin du nom, pas par celui du corps - que
celui-ci se laisse vraiment définir dans sa significa­
tion propre, seule authentique et seule pertinente :
comme l'amour qui ne satisfait pas son désir au
détriment du nom, mais qui aime l'aimée dans son
nom même, la possède dans son nom et dans
son nom la choie. Qu'il garde et protège dans leur
intégrité le nom, le prénom de l'aimée, telle est la

1. N. d. T. : Première publication : Neue Schweizer Rundschau,


n° 22 (fasc. 1 1, novembre 1929). (PR)
Brèves ombres 341

seule expression véritable de cette tension, de ce


goût du lointain qui se nomme amour platonique.
Pour cet amour, l'existence de l'aimée émane de
son nom comme le rayonnement d'un foyer ardent,
et c'est de lui encore que procède l'œuvre de
l'homme qui aime. Ainsi, La Divine Comédie n'est
pas autre chose que l'aura entourant le nom de Béa­
trice - et rien ne témoigne plus puissamment que
toutes les forces et toutes les figures du cosmos pro­
cèdent du nom sorti indemne de l'amour.

UNE F O I S ÉGALE JAMAI S

On en trouve les preuves les plus surprenantes


dans le domaine érotique. Aussi longtemps que
l'on courtise une femme en doutant toujours d'être
exaucé, la satisfaction n'est possible que relati­
vement à ce doute, c'est-à-dire comme délivrance,
comme conclusion. Mais à peine s'est-elle réalisée
sous cette forme, elle peut aussitôt être remplacée
par un nouveau, un intolérable désir de la satisfac­
tion toute nue, de la satisfaction en soi. Dans le sou­
venir, la première satisfaction se fond plus ou moins
dans la conclusion, c'est-à-dire dans sa fonction rela­
tivement au doute ; elle prend un caractère abstrait.
Ainsi, mesurée à la satisfaction nue et absolue, cette
unique fois peut se transformer en <<jamais ». Mais
inversement, la satisfaction nue et absolue peut aussi
perdre sa valeur érotique. C'est par exemple le cas
lorsque, brutalement assaillis par le souvenir d'une
aventure banale, nous annulons cette première fois
et la nommons «jamais », car nous cherchons les
lignes de fuite de l'attente pour voir, à leur rencontre,
la femme surgir devant nous. En Don Juan, ce vei-
342 Œuvres

nard de l'amour, le mystère est la façon dont, avec la


rapidité de l'éclair, il suscite dans chacune de ses
aventures simultanément la conclusion et la plus
douce galanterie, dans l'ivresse retrouve l'attente
et dans la galanterie anticipe la conclusion. Cette
une-fois-pour-toutes de la jouissance, cet entrecroi­
sement des temps ne peut s'exprimer que musicale­
ment. Don Juan appelle la musique, comme miroir
ardent de l'amour.

TANT P I S P O U R LES PAUVRES

Aucune loge d'honneur n'est aussi inabordable


que le billet d'entrée à la libre nature de Dieu ; même
elle - dont nous avons pourtant appris qu'elle se
prodigue si volontiers aux vagabonds, aux men­
diants, aux gueux et aux chemineaux -, elle réserve
au riche son visage le plus consolant, le plus paisible,
le plus pur, lorsqu'elle pénètre à travers de hautes
et larges baies dans ses salles fraîches et ombreuses
- telle est l'impitoyable vérité que la villa italienne
enseigne à qui, pour la première fois, franchit ses
portes pour jeter un coup d'œil sur la mer et les
montagnes, devant quoi ce qu'il a vu au-dehors pâlit
comme un cliché Kodak à côté de l'œuvre d'un Léo­
nard de Vinci. Oui, c'est pour lui que le paysage est
accroché dans la croisée de la fenêtre, c'est pour lui
seul que Dieu l'a signé de sa main magistrale.
Brèves ombres 343

TROP PRÈS

E n rêve, sur l a rive gauche d e l a Seine, devant


Notre-Dame. J'étais là, mais il n'y avait rien là qui
ressemblât à Notre-Dame. D'une construction en
briques, seuls les derniers gradins dépassaient d'un
haut coffrage de bois. J'étais pourtant, bouleversé,
devant Notre-Dame. Ce qui me bouleversait, c'était
la nostalgie. Nostalgie justement de ce Paris où je
me trouvais en rêve. D 'où me venait alors ce senti­
ment ? Et d'où l'objet totalement déformé, mécon­
naissable, qui en était la cause ? C'est qu'en rêve je
m'en étais trop approché. L'extraordinaire nostal­
gie qui, au cœur de l'objet désiré, m'avait . assailli
n'était point celle qui, de loin, tend vers l'image.
C'était la bienheureuse nostalgie qui a déjà franchi
le seuil de l'image et de la possession, et n'a plus
conscience que de la force du nom dont vit la chose
aimée, dans lequel elle se transforme, vieillit, rajeu­
nit et, elle-même sans image, est le refuge de toute
image.

TAIRE SES PROJETS

Peu d e superstitions sont plus répandues que


celle qui retient les gens de parler entre eux de leurs
desseins et de leurs projets les plus importants. Non
seulement cette attitude se retrouve dans toutes les
couches de la société, mais toutes sortes de motifs
humains, des plus banals aux plus secrets, semblent
y avoir part. Au premier abord, cela paraît même
si platement raisonnable que d'aucuns penseront
344 Œuvres

qu'il n'y a pas lieu de parler ici de superstition. Rien


de plus compréhensible, dira-t-on, que celui qui a
échoué en quelque chose essaie de garder pour lui
cet échec, et, pour se ménager cette possibilité, ne
dise rien de son projet. Mais c'est là plutôt la couche
superficielle de sa motivation, le vernis du banal,
qui couvre les couches plus profondes. Au-dessous
se cache la seconde, sous la forme d'un savoir obscur
concernant la perte de dynamisme qu'entraîne la
décharge motrice, la satisfaction substitutive de
la parole. Ce caractère destructeur de la parole,
pourtant attesté par l'expérience la plus élémen­
taire, a rarement été pris au sérieux autant qu'il le
mérite. Si l'on songe que presque tous les projets
décisifs sont associés, voire liés à un nom, on voit à
quel prix se paye le plaisir de le prononcer. Sans
aucun doute cette deuxième couche est suivie d'une
troisième. C'est l'idée qu'on s'élève sur l'ignorance
des autres, particulièrement de ses amis, comme
sur les marches d'un trône. Mais ce n'est encore pas
tout ; une dernière couche, la plus amère de toutes,
est celle au cœur de laquelle Leopardi pénètre
quand il écrit : « Un aveu d'infortune n'apporte ni
faveur ni commisération, et bien loin de provoquer
la tristesse réjouit non seulement vos ennemis, mais
tous ceux qui l'apprennent, car y voyant la preuve
de votre infériorité, ils se découvrent du même coup
supérieurs 1 . » Mais combien d'hommes, si déjà la
raison leur chuchotait cette découverte de Leo­
pardi, seraient capables de se croire eux-mêmes ?
Rebutés par l'amertume d'une telle pensée, com­
bien ne la recracheraient avec dégoût ? Or c'est là
qu'intervient la superstition, concentré pharma­
ceutique des ingrédients les plus amers dont per-

1. N. d. T. : Giacomo Leopardi, Pensées (n° 1 00), trad. J. Gay­


raud, Paris, Éditions Allia, 1 992, p. 80 sq. (PR)
Brèves ombres 345

sonne, isolément et séparément, ne saurait souffrir


le goût. L'homme préfère de beaucoup obéir à la
règle obscure et énigmatique des coutumes et des
proverbes, plutôt que de se laisser prêcher dans la
langue du bort sens, toute la dureté, toute la peine
de la vie.

À QUOI L ' O N RECONNAÎT SA FORCE

À ses défaites. Quand nous échouons par faiblesse,


nous nous méprisons et nous avons honte d'être si
faibles. Mais là où nous sommes forts, nous mépri­
sons notre défaite, nous avons honte de notre infor­
tune. La victoire et la chance nous feraient-elles
donc reconnaître notre force ? ! On sait au contraire
que rien ne révèle mieux nos plus profondes fai­
blesses. Qui, après une victoire au combat ou en
amour, ne s' èst senti traversé, comme d'un volup­
tueux frisson de faiblesse, par cette question : Est-ce
bien moi ? Est-ce bien pour moi, de tous le plus
faible ? Autre chose sont les séries de défaites qui
nous enseignent toutes les feintes du redressement,
et nous plongent dans la honte comme dans le sang
du dragon. Qu'il s'agisse de gloire, d'alcool, d'argent,
d'amour - là où quelqu'un est fort, il ne connaît ni
honneur; ni crainte du ridicule, ni retenue. Aucun
marchand juif ne se montre plus importun avec son
client que Casanova avec la Charpillon. Les hommes
de cette sorte sont retranchés dans leur force. Singu­
lier et terrible retranchement, certes, mais c'est le prix
de toute force. C'est vivre dans un blindé. Y sommes­
nous enfermés, nous voilà stupides et inabordables,
nous tombons dans tous les fossés, nous butons sur
346 Œuvres

tous les obstacles, nous retournons la boue et défigu­


rons la terre. Mais c'est seulement lorsque nous
sommes ainsi souillés que nous sommes invincibles.

D E LA C R OYA N C E A U X C H O S E S
Q U E N O U S P RÉ D I S E N T L E S V O Y A N T S

Examiner l'état o ù s e trouve celui qui fait appel


aux forces obscures est l'une des voies les plus sûres
et les plus courtes pour connaître et critiquer ces
forces elles-mêmes. Car tout prodige a deux faces,
selon qu'on considère la personne qui l'accomplit ou
celle qui l'admet. Et il n'est pas rare que la seconde
de ces faces soit plus révélatrice que la première, car
elle en recèle déjà le secret. Lorsqu'un homme se
soumet à une analyse graphologique, qu'il se fait lire
les lignes de la main ou établir sari horoscope, nous
ne poserons pour cette fois qu'une seule question :
que se passe-t-il en lui ? On pourrait croire qu'il
s'agit d'abord de comparer, de mettre à l'épreuve.
Qu'il examinera, avec plus ou moins de scepticisme,
chacune des affirmations qui lui seront faites. En
vérité, rien de tout cela. Plutôt le contraire. Il est
avant tout curieux du résultat, dévoré par une curio­
sité aussi bi:ûlante que s'il attendait des renseigne­
ments sur une personne pour lui très importante,
mais tout à fait inconnue. Ce feu, dont le com­
bustible est la vanité, se transforme en une mer de
flammes sitôt que le client s'entend désigner par son
nom. Mais si l'annonce du nom constitue déjà en soi
l'un des moyens les plus puissants d'agir sur l'indi­
vidu (ce dont les Américains ont tiré une utilité pra­
tique en concevant des réclames lumineuses qui
s'adressent à Smith et Brown), dans la voyance ce
Brèves ombres 347

procédé se combine naturellement au contenu de la


prédiction. Or voici ce qu'il en est : la prétendue
image intérieure que nous entretenons de nous­
mêmes est, de minuté en minute, pure improvisa­
tion. Elle change tout entière, si l'on peut dire, en
fonction des masques dont on l'affuble. Le monde est
un arsenal de tels masques. Seul l'homme sans force
ni vitalité cherche cet arsenal, comme un déguise­
ment, dans son propre fonds. Car nous en sommes
nous-mêmes, le plus souvent, pauvrement pourvus.
C'est pourquoi rien ne nous rend plus heureux que
de voir quelqu'un s'approcher de nous avec une
caisse pleine de masques exotiques, pour nous en
présenter les exemplaires les plus rares, le masque
de l'assassin, du magnat de la finance, du bourlin­
gueur. Regarder à travers de tels masques nous
ensorcelle. Nous voyons les constellations, les ins­
tants où nous fûmes réellement l'un ou l'autre de ces
personnages, ou tous à la fois. À ce jeu de masques
nous aspirons tous comme à une source d'ivresse,
et c'est de cela que vivent aujourd'hui encore les
tireuses de cartes, les chiromanciens et les astro­
logues. Ils savent nous replonger dans une de ces
pauses silencieuses du destin, dont on ne remarque
qu'après coup qu'elles contenaient le germe d'une
tout autre destinée que celle qui nous fut impartie 1 •
Qu'ainsi l e destin s'arrête comme s'arrête u n cœur
- voilà ce que nous ressentons, avec un effroi pro­
fond et bienheureux, dans ces images apparemment
si pauvres, si gauches, que le charlatan nous pré­
sente de nous-mêmes. Et nous nous hâtons d'autant
plus de lui donner raison, qu'avec une plus ardente

1 . N. d. T. : Cette phrase est un emprunt littéral à Johannes


V. Jensen (Exotische Novellen, Berlin, S. Fischer, 1 9 1 9, p. 75 sq.).
(PR)
348 Œuvres

soif nous sentons monter en nous les ombres de ces


vies que jamais nous ne vécûmes.

B R È V E S O M B RE S

À l'approche de midi, les ombres ne sont plus que


de fines bordures noires au pied des choses, prêtes
à se retirer sa,ns bruit, brusquement, dans leur
tanière, dans leur mystère. Lors est venue, en sa plé­
nitude concise, ramassée, l'heure de Zarathoustra,
du penseur au « midi de la vie », au «jardin de l'été ».
Car la connaissance, comme le soleil au plus haut
de sa trajectoire, trace des choses le contour le plus
rigoureux.
Brèves ombres <II> 1

Signe secret. On rapporte de bouche à oreille un


mot de Schuler 2, selon lequel toute connaissance
doit contenir un grain de non-sens, de même que les
tapis ou les frises ornementales de l'Antiquité pré­
sentaient toujours quelque part une légère irrégula­
rité dans leur dessin. Autrement dit, le décisif n'est
pas la progression de connaissance en connaissance,
mais la fêlure à l'intérieur de chacune d'elles. Imper­
ceptible marque d'authenticité, qui la distingue de
toute marchandise fabriquée en série, faite sur un
modèle.

Un mot de Casanova. Casanova dit d'une maque­


relle : « Elle savait que je n'aurais pas la force de par­
tir sans lui donner quelque chose. » Étrange formule.
De quelle force était-il besoin pour filouter la maque-

! . N. d. T. : Cette série de textes fut publiée dans le K6lnische


Zeitimg Je 25 février 1 933, sous le même titre que l'ensemble pré­
cédent. L'un et l'autre se terminent sur le même texte, qùi leur
donne leur titre commun. (PR)
2. N. d. T. : Alfred Schuler, archéologue allemand ( 1 865-1 923),
àveç Ludwig Klages membre du groupe munichois des Cosmo­ «

logues (Kosmiker), influencés par Bachofen. Il était considéré


>>

comme le meilleur connaisseur, voire comme l'initié des cultes et


des mystères de l'Antiquité païenne. (PR)
350 Œuvres

relie de son salaire ? Ou, plus exactement, quelle est


cette faiblesse sur laquelle elle peut toujours comp­
ter ? C'est la honte. La maquerelle est vénale, pas la
honte du client qui recourt à ses services. Plein de
cette honte, il se cherche une cachette, et trouve la
plus secrète : dans l'argent. C'est l'insolence qui sur
la table jette la première pièce ; pour la cacher, la
honte en ajoute cent autres.

L 'arbre et le langage. J'escaladai un talus et m'allon­


geai sous un arbre. C'était un peuplier ou un aulne.
Pourquoi n'en ai-je pas retenu l'espèce ? Parce que,
tandis que je contemplais sa frondaison et suivais
son mouvement, d'un coup l'arbre s'empara du lan­
gage en moi, de sorte qu'encore une fois s'accomplit
en ma présence le rite antique des noces de l'arbre
et du langage. Les branches, et la cime avec elles,
balançaient le pour et le contre, ou bien déclinaient
avec hauteur ; les rameaux ne cachaient pas leur
inclination et leur extrême inaccessibilité ; le feuil­
lage, sous l'âpre caresse d'un courant d'air, se héris­
sait, frémissait de toutes ses feuilles ou faisait le gros
dos ; le tronc campait sur ses positions, et une feuille
prenait ombrage d'une autre. Un vent léger jouait un
air nuptial et aussitôt, en paroles imagées, dispersa
aux quatre coins du monde les rejetons tôt jaillis de
cette union.

Le jeu. Comme toute autre passion, le jeu révèle


son vrai visage par la façon dont l'étincelle, dans
l'élément du corps, saute d'un centre à l'autre,
mobilise successivement tel ou tel organe, en lui
concentre et borne l'existence entière. C'est le délai
consenti à la main droite avant que la bille s'immo­
bilise dans une case. Comme un avion elle survole
les colonnes, répandant dans son sillage la semaille
des jetons. Ouvrant ce délai, l'instant réservé à la
Brèves ombres 35 1

seule oreille, où la bille commence à tournoyer et


où le joueur écoute la chance accorder ses basses.
Dans le jeu, qui s'adresse à tous les sens, y compris
au sens atavique de la double vue, arrive le tour de
l'œil. Tous les nombres lui font signe. Mais comme
le langage des signes est celui qu'il a le plus résolu­
ment désappris, aucun sens ne fourvoie autant que
la vue ceux qui se fient à elle. Il est vrai que ce sont
aussi ceux-là qui témoignent au jeu la plus profonde
dévotion. Un bon moment encore la mise perdue
reste sur le tapis devant eux. Le règlement les
retient. Mais il les retient comme la défaveur de
la femme adorée retient l'amant. Il voit la main
de l'aimée à portée de la sienne, et ne fera pour­
tant rien pour la saisir. Le jeu a ses serviteurs pas­
sionnés, qui l'aiment pour lui-même et nullement
pour ce qu'il donné. Même s'il leur prend tout, ils
s'accusent eux-mêmes. Ils disent : « J'ai mal joué. »
Cet amour porte en lui-même la récompense de
son zèle, au point que les pertes lui sont agréables
pour cette seule raison qu'elles témoignent de son
abnégation. Un tel cavalier irréprochable de la
chance fut ce prince de Ligne qui fréquentait les
cercles parisiens dans les années qui suivirent la
chute de Napoléon ; il se rendit célèbre par le sang­
froid avec lequel il acceptait les pertes les plus
extravagantes. Jour après jour, il conservait immua­
blement la même pose. La main droite, qui sans
cesse jetait sur le tapis d'énormes mises, retombait
ensuite avec mollesse. La main gauche, elle; était
passée horizontalement dans son gilet, et reposait
immobile sur son sein droit. Par son valet de
chambre, on apprit plus tard que la peau à cet endroit
présentait trois cicatrices - la marque exacte des
ongles des trois doigts qu'il gardait là sans jamais
broncher.
352 Œuvres

Le lointain et les images. Le plaisir qu'on prend au


monde des images ne se nourrit-il pas d'un obscur
dépit contre le savoir ? Je contemple le paysage.
Voici la mer dans sa baie, lisse comme un miroir ; les
forêts, comme des masses immobiles et muettes,
escaladent la croupe des montagnes ; là-dessus, lès
ruines d'un château, plantées là depuis des siècles ;
le ciel est sans nuage, d'un éternel azur. C'est le
tableau que se fait le rêveur. Mais pour s'abandon­
ner à de telles images, il lui faut oublier que cette
mer est agitée de milliards et de milliards de vague­
lettes ; que, des racines à la dernière feuille, les forêts
sont parcourues d'un perpétuel frémissement ; que,
dans les pierres du château en ruine, s'opère un
incessant travail d'éboulement et de ruissellement ;
que, dans le ciel, d'invisibles vapeurs luttent et s'in­
terpénètrent pour donner naissance aux nuages. Le
rêveur trouve là le repos, l'éternité. Il est démenti
par chaque aile d'oiseau qui le frôle, chaque souffle
de vent qui le fait frissonner, chaque proximité qui
l'atteint. Mais chaque distance reconstruit son rêve,
sur chaque barre de nuages il retrouve appui, à
chaque fenêtre éclairée il se rallume. Et il s'épànouit
pleinement lorsqu'il parvient à enlever au mouve­
ment même son aiguillon, à transformer le coup de
vent en un murmure, le furtif passage des oiseaux en
une migration. Fixer ainsi la nature dans le cadre
d'images pâlies, tel est le plaisir du rêveur. La frap­
per d'enchantement par une nouvelle invocation, tel
est le don des poètes.

Habiter sans laisser de traces 1 • Lorsqu'on pénètre


dans le salon bourgeois .des années 1 880, quellè
que soit l'atmosphère de douillette intimité qui s'en

1. N. d. T. : Ce texte sera repris avec quelques modifications


dans « Expérience et pauvreté >> (cf. infra, p. 3 69-370). (PR)
Brèves ombres 353

dégage, l'impression dominante est : « Tu n'as rien


à faire ici. >> Tu n'as rien à y faire, parce qu'il n'est
pas de recoin où l'habitant n'ait déjà laissé sa trace :
sur les corniches avec ses bibelots, sur les fauteuils
capitonnés avec ses napperons ornés d'un mono­
gramme, sur les fenêtres avec ses transparents,
devant la cheminée avec son pare-étincelles. Un joli
mot de Brecht nous aide à sortir de là, loin de là :
« Efface tes traces 1 ! ,, Ici, dans le salon bourgeois,
c'est l'attitude contraire qui est passée en habitude.
Inversement, l'« intérieur 2 >> oblige ses habitants à
adopter autant d'habitudes que possible. Cèlles-ci
sont réunies dans l'image du << Monsieur en meu­
blé », tel que se l'imaginent les logeuses. Habiter,
dans de tels cocons, ce n'était rien d'autre que
remettre ses pieds dans les traces creusées par l'ha­
bitude. Même la colère qui, au moindre objet cassé,
s'emparait des habitants n'était peut-être que la
réaction de celui à qui l'on a effacé << la trace de son
séjour terrestre 3 >> : la trace qu'il avait laissée sur
les coussins et les fauteuils, celle que ses proches
avaient laissée dans les photos, celle que ses biens
avaient laissée dans les étuis et les fourreaux, et qui
faisait parfois paraître ces pièces aussi surpeuplées
qu'un columbarium. Ce que les nouveaux archi­
tectes ont désormais réalisé avec leurs construc­
tions de verre et de métal : ils ont créé des espaces
dans lesquels il est difficile de laisser des traces.
<< Tout ce qui a été dit dans cet ouvrage », disait
Scheerbart il y a déjà vingt ans, << nous autorise
assurément à parler d'une "civilisation du verre".
Le nouveau milieu qu'elle créera transformera corn-

1. N. d. T. : « Manuel pour les habitants des villes», traduit par


G. Badia et Cl. Duchet, in Bertolt Brecht, Poèmes, Paris, L'Arche,
t. 1, 1965, p. 149 sq. (PR)
2. N. d. T. : En français dans le texte. (PR)
3. N. d. T. : J. W. v. Goethe, Faust, 2• partie, v. 1 1 583. (PR)
354 Œuvres

piètement l'homme. Et il n'y a maintenant plus qu'à


souhaiter que la nouvelle civilisation du verre ne
rencontre pas trop d'adversaires1• »

Brèves ombres. À l'approche de midi, les ombres


ne sont plus que de fines bordures noires au pied
des choses, prêtes à se retirer sans bruit, brusque­
ment, dans leur tanière, dans leur mystère. Lors est
venue, en sa plénitude concise, ramassée, l'heure de
Zarathoustra, du penseur au << midi dé la vie >>, au
<<jardin de l'été>>. Car la connaissance, comme le
soleil au plus haut de sa trajectoire, trace des choses
le contour le plus rigoureux.

1. N. d. T. : Paul Scheerbart, Glasarchitektur, Berlin, Der Sturm,


1 9 14, p. 125 (L'Architecture de verre, trad. P. Galissaires, Paris,
Éditions Circé, 1995). (PR)
25

Kierkegaard 1
La fin de l'idéalisme philosophique

La dernière tentative pour ressusciter et déve­


lopper l'univers intellectuel de Kierkegaard sans
modification profonde était due à la «théologie dia­
lectique >> de Karl Barth. Par leurs prolongements,
les vagues de ce mouvement théologique rejoignent
les ondes soulevées par la pensée existentielle de
Heidegger. C'est sous un tout autre angle que l'essai
Kierkegaard de Theodor Wiesengrund-Adorno 2
aborde son objet. Il ne s'agit pas ici de poursuivre le
travail de Kierkegaard, mais de le ramener au cœur
de l'idéalisme philosophique, sous l'emprise duquel
l'intention proprement théologique de ce penseur
s'est trouvée condamnée à l'impuissance.
Si l'on veut, l'interrogation de Wiesengrund est
donc historique. Mais sa mise en œuvre révèle les
questions hautement actuelles qui sont sous-jacentes
à son étude si prudente du point de vue de la
méthode. Elle conduit à une critique de l'idéalisme
allemand déchiffré à partir de son époque tardive.

1 . N. d. T. : Première publication dans Vossische Zeitung. Litera­


rische Umschau (supplément), no 1 4, le 2 avril 1 933. (RR)
2 . Theodor Wiesengrund-Adorno, Kierkegaard, Konstruktion des
Asthetischen, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1 933, 1 66 p. (Beitriige zur
Philosophie und ihrer Geschichte). [Kierkegaard. Construction de
l'esthétique, trad. Éliane Escoubas, Paris, Payot, 1 995.]
356 Œuvres

Kierkegaard est en effet un tard venu. Wiesengrund


caractérise avec bonheur, chez cet écrivain, la nature
hybride qui semble si souvent faire de ses produits
des mélanges bâtards de littérature et de connais­
sance ; il nous instruit ainsi sur les éléments les plus.
cachés de l'idéalisme qui y sont à l'œuvre. En effet,
l'idéalisme esthétique propre au romantisme fait
apparaître au grand jour les aspects mythiques de
l'idéalisme absolu. Or, la présentation logique et his­
torique de ces aspects forme le cœur de l'étude de
Wiesengrund.
L'auteur montre l'aspect mythique inhérent, non
seulement à la philosophie existentielle de Kierke­
gaard, mais encore à << tout idéalisme de l'Esprit
absolu ». Jamais, cependant - pas même chez le
dernier Schelling ou Baader -, il ne s'est traduit par
des formes aussi originales, aussi marquées par son
époque, aussi révélatrices, que chez Kierkegaard. La
mise à jour et la description aussi précise qu' exhaus­
tive de ces formes confèrent à certains aspects de
l'étude le caractère d'une fantasmagorie. Mais jamais
- contrairement à ce qui se passe si souvent dans
<< l'histoire culturelle » - la compréhension ou la
pénétration ne sont acquises aux dépens de l' exacti­
tude critique. Pourtant, aucune histoire culturelle de
ce XIXe siècle ne pourra rivaliser en force suggestive
avec les constellations que Kierkegaard, à partir du
cœur même de sa pensée, forme ici avec Hegel, Wag­
ner, Poe, Baudelaire. Au panorama qui embrasse le
siècle dans toute son étendue répond la perspective
qui plonge dans la profondeur du passé. Pascal et
l'enfer allégorique du baroque sont ici l'antichambre
d'une cellule à l'intérieur de laquelle Kierkegaard
s'abandonne à la tristesse et qu'il partage avec sa
fausse amie, l'ironie.
Or, Kierkegaard lui-même a ressenti ce monde
d'images, dont les labyrinthes et les reflets renfer-
Kierkegaard 357

ment ses expériences les plus essentielles, comme


une réalité à la fois infime, arbitraire et idiosyncra­
sique ; toute la prétention arrogante de sa philosophie
existentielle tient à la conviction d'avoir surmonté,
dans cette philosophie, en tant que sphère de « l'inté­
riorité », de la « pure spiritualité », le faux-semblant
et de l'avoir fait au moyen de la « décision », de l'atti­
tude existentielle, en un mot de l'attitude religieuse.
Or, c'est ici que Wiesengrund, soumettant le concept
d'existence à une analyse pénétrante, se transforme
en critique incorruptible de Kierkegaard. Il va au
fond de « la trompeuse théologie de l'existence para­
doxale ». Ainsi ne voit-il nullement « la "profondeur"
de Kierkegaard - si on souhaite conserver ce terme
dont on abuse souvent - dans le fait d'avoir rétabli,
sous le couvert des formes de pensée idéalistes, un
· sens religieux, absolu et originel. » Bien au contraire,
Kierkegaard révèle « dans le déclin historique de
l'idéalisme », comme le sens originel de cet idéalisme
même, « un contenu mythique qui est en même
temps historique ».
Ainsi, l'intériorité kierkegaardienne se voit assigner
un lieu déterminé dans l'histoire et dans la société.
Son modèle est l'intérieur bourgeois dans lequel se
confondent des traits historiques et mythiques. D'une
main sûre, Wiesengrund a emprunté à l'œuvre de
Kierkegaard un certain nombre de descriptions fas­
Cinantes d'espaces intérieurs de ce type. Dans ces
passages, l'intériorité se révèle « la prison histo­
rique de l'humanité primitive ». Mais, contrairement
à ce que croyait Kierkegaard, ce n'est pas le « saut »
qui, avec la force magique du « paradoxe >>, libère
l'homme de cette prison. Jamais Wiesengrund n'est
plus profond que là où, négligeant les schémas de la
philosophie kierkegaardienne, il en cherche la clé
dans ses résidus les moins voyants : ses images, ses
paraboles, ses allégories. Le mouvement, dont par-
358 Œuvres

lent les contes chinois, de la disparition (du peintre)


dans le tableau (qu'il a lui-même peint) nous appa­
raît comme le dernier mot de cette philosophie.
« Disparaissant, [le soi] est sauvé par son rétrécisse­
ment. » Une telle absorption par le tableau n'est pas
rédemption mais consolation. Consolation dont la
source est l'imagination « en tant qu'organon d'une
transition continue qui conduit du mythico-histo­
rique à la réconciliation ».
Dans un espace réduit, · ce livre concentre une
riche matière. Il est possible que les livres suivants
de cet auteur trouveront un jour leur source dans
celui-ci. Il fait en tout cas partie de ces rares pre­
miers livres dans lesquels la chrysalide de la critique
renferme une idée qui a déjà des ailes.
26

Sur le pouvoir d'imitation 1

La nature crée des ressemblances. Il n'est que


de songer au mimétisme animal. Mais c'est chez
l'homme qu'on trouve la plus haute aptitude à pro- ·
duire des ressemblances. · Le don qu'il possède de
voir la ressemblance n'est qu'un rudiment de l'an­
cienne et puissante nécessité de s'assimiler, par
l'apparence et le comportement. Il ne possède peut­
être aucune fonction supérieure qui ne soit condi­
tionnée de façon décisive par le pouvoir d'imitation.
Mais cette faculté a une histoire, au sens phylogé­
nétique non moins qu'au sens ontogénétique. De ce
dernier point de vue, le jeu est à maints égards son
école. Le jeu des enfants abonde en conduites mimé­
tiques, dont le champ ne se limite nullement à l'imi­
tation d'un individu par un autre. L'enfant ne joue
pas seulement au marchand ou au maître d'école, il
joue aussi au moulin et au chemin de fer. De quel
profit lui est cet apprentissage de la faculté mimé­
tique ?
La réponse suppose d'abord qu'on ait compris la
signification phylogénétique du pouvoir d'imitation.

l. N. d. T. : Écrit en avril-septembre 1 933, première publication


(posthume) dans Schriften I, Francfort-sur-le-Main, 1 955, p. 507-
5 1 0. (PR)
360 Œuvres

Pour cela, il ne suffit pas de penser à ce que nous


entendons aujourd'hui par ressemblance. On sait
que la sphère qui semblait autrefois dominée par
la loi de ressemblance était fort étendue : celle-ci
régnait sur le microcosme comme sur le macro­
cosme. Mais ces correspondances naturelles ne
prennent tout leur poids que lorsqu'elles sont recon­
nues dans leur globalité comme une sollicitation et
une stimulation pour le pouvoir d'imitation qui leur
répond dans l'homme. N'oublions pas que ni les
forces, ni les objets mimétiques ne sont restés iden­
tiques au cours des millénaires. Il faut au contraire
admettre que le don cle produire des ressemblances
- par exemple dans les danses, dont c'est la plus
ancienne fonction - et, par conséquent, celui de
distinguer les ressemblances se sont modifiés au
long de l'histoire.
Le sens de cette modification semble être déter­
miné par la fragilité croissante du pouvoir d'imita­
tion. Car de ces correspondances et de ces analogies
magiques familières aux peuples anciens, le monde
moderne, de toute évidence, ne conserve plus que de
faibles restes. La question est de savoir s'il s'agit là
de la décadence de ce pouvoir ou plutôt de sa trans­
formation. En quel sens celle-ci aurait pu s'opérer,
là-dessus l'astrologie pourrait - fût-ce indirecte­
ment -jeter quelque lumière.
On doit admettre en principe que, dans un passé
reculé, parmi les phénomènes considérés comme
imitables figuraient aussi les phénomènes célestes.
Dans la danse, dans d'autres cérémonies cultuelles,
on pouvait ainsi produire une imitation, mettre
en œuvre une ressemblance. Mais si effectivement
le génie mimétique était une force qui détermi­
nait la vie des anciens hommes, on conçoit aisément
que le nouveau-né devait être à leurs yeux en pleine
possession de ce don et, particulièrement, en par-
Sur le pouvoir d'imitation 361

faite conformité avec la structure cosmique de


l'être.
La référence au domaine astrologique fournit un
premier point d'appui pour éclairer ce que recouvre
l'idée d'une << ressemblance non sensible >>. Il ne reste
certes plus rien, dans notre existence, de ce qui
autrefois permettait de parler d'une telle ressem­
blance et, surtout, de la provoquer. Cependant nous
possédons encore un canon d'après lequel il est pos­
sible de commencer à cerner ce qu'est une ressem­
blance non sensible. Ce canon est le langage.
Depuis toujours, on a accordé au pouvoir d'imita­
tion quelque influence sur le langage. Mais on l'a
fait hors de toute règle générale, sans penser que
cette faculté pouvait posséder une signification plus
lointaine, encore moins une histoire. Et surtout de
telles réflexions restaient étroitement cantonnées
dans le domaine courant de la ressemblance sen­
sible. Toujours est-il qu'avec l'onomatopée, on a fait
place au comportement mimétique dans la nais­
sance du langage. Le langage n'étant pas, de toute
évidence, un système conventionnel de signes, on
se trouve constamment ramené à des conceptions
qui, sous leur forme la plus primitive, constituent le
mode d'explication onomatopéique. La question est
de savoir si celui-ci peut être perfectionné et adapté
à une vision plus pénétrante.
<< Chaque mot, a-t-on affirmé, et le langage tout
entier, sont onomatopéiques 1 • >> Difficile de préciser
ne serait-ce que le programme que pourrait com­
porter une telle formule. Cependant, le concept de
ressemblance non sensible offre certaines prises. En
rassemblant les mots qui signifient la même chose
en diverses langues et en les ordonnant autour de

1 . N. d. T. : Rudolf Leonhard, Das Wort, Berlin, Entr'act Büche­


rei no 1/2, s. d. [1931]. p. 6. (PR)
362 Œuvres

leur signifié comme autour d'un centre commun, on


pourrait examiner en quoi ces mots - qui souvent
ne présentent pas la moindre ressemblance entre
eux - sont tous semblables à ce signifié central.
Mais cette sorte de ressemblance ne devra pas seu­
lement être étudiée dans les rapports entre les mots
qui signifient la même chose dans les · différentes
langues. La réflexion, d'une manière générale, ne
peut se limiter au mot parlé. Elle doit porter tout
autant sur le mot écrit. Et il est remarquable que ce
dernier - dans certains cas peut-être de façon plus
marquée que le mot parlé - éclaire l'essence de la
ressemblance non sensible par le rapport de sa
forme graphique avec le signifié. Bref, c'est une res­
semblance non sensible qui associe non seulement
le dit et le sens visé, mais aussi l'écrit et le sens visé,
et pareillement le dit et l'écrit.
La graphologie enseigne à reconnaître dans l'écri­
ture les images qu'y dissimule l'inconscient du scrip­
teur. On peut supposer que le processus mimétique
qui s'exprime dans l'activité du scripteur a égale­
ment tenu, aux temps reculés où l'écriture est née,
une place essentielle dans l'acte d'écrire. L'écriture
est ainsi devenue, à côté du langage, une archive de
ressemblances non sensibles, · de correspondances
non sensibles.
Cet aspect du langage et de l'écriture n'est cepen­
dant pas coupé de leur aspect sémiotique. Comme la
flamme, la part mimétique du langage ne peut se
manifester que sur un certain support. Ce support
est l'élément sémiotique. Le sens tissé par les mots
ou les phrases constitue ainsi le support nécessaire
pour qu'apparaisse, avec la soudaineté de l'éclair, la
ressemblance. Car celle-ci est souvent, et surtout
dans les cas importants, produite - et perçue - par
l'homme comme une illumination instantanée. Elle
surgit et s'évanouit aussitôt. Il n'est pas invraisem-
Sur le pouvoir d'imitation 363

blable que la rapidité de l'écriture et de la lecture


intensifie dans le domaine linguistique la fusion du
sémiotique et du mimétique.
« Lire ce qui n'a jamais été écrit. » Ce type de lec­
ture est le plus ancien : la lecture avant tout lan­
gage, dans les entrailles, dans les étoiles ou dans les
danses. Plus tard vinrent en usage les éléments
intermédiaires d'une nouvelle façon de lire, runes et
hiéroglyphes. Tout porte à croire que telles furent
les étapes par lesquelles le don mimétique, autrefois
fondement des pratiques occultes, trouva accès à
l'écriture et au langage. Ainsi le langage serait le
degré le plus élevé du comportement mimétique et
la plus parfaite archive de la ressemblance non sen­
sible : un médium dans lequel ont intégralement
migré les anciennes forces de création et de percep­
tion mimétique, au point de liquider les pouvoirs de
la magie.
27

Expérience et pauvreté 1

Dans nos manuels de lecture figurait la fable du


vieil homme 2 qui sur son lit de mort fait croire à ses
enfants qu'un trésor est caché dans sa vigne. Ils
n'ont qu'à chercher. Les enfants creusent, mais
nulle trace de trésor. Quand vient l'automne, cepen­
dant, la vigne donne comme aucune autre dans tout
le pays. Ils comprennent alors que leur père a voulu
leur léguer le fruit de son expérience : la vraie
richesse n'est pas dans l'or, mais dans le travail. Ce
sont des expériences de ce type qu'on nous a oppo­
sées, en guise de menace ou d'apaisement, tout au
long de notre adolescence : « C 'est encore morveux
et ça veut donner son avis. » << Tu en as encore beau­
coup à apprendre. » L'expérience, on savait exacte­
ment ce que c'était : toujours les anciens l'avaient
apportée aux plus jeunes. Brièvement, avec l'auto­
rité de l'âge, sous forme de proverbes ; longuement;

1 . N. d. T. : Première publication le 7 décembre 1 933, dans Die


Welt im Wort (n° 1 0, 1 re année). (PR)
2. N. d. T. : Cf. Ésope, « Le laboureur et ses enfants ». Cette fable
fut popularisée en Allemagne par la traduction en vers qu'en donna
Burchard Waldis sous le titre « Le vieux vigneron •• (« Vom alten
Weingartner», in Esop [neu in Reimen verfa{Jt] von B. Waldis, éd.
Julius Tittman, deuxième partie, Leipzig, Brockhaus, 1882, p. 45).
Nous la connaissons en France par l'adaptation de La Fontaine. (PR)
Expérience et pauvreté 365

avec sa faconde, sous forme d'histoires ; parfois


dans des récits de pays lohitains, au coin du feu,
devant les enfants et les petits-enfants. - Où tout
cela est-il passé ? Trouve-t-on encore des gens
capables de raconter Une histoire ? Où les mourants
prononcent-ils encore des paroles hnpérissables,
qui se transmettent de génération en génération
comme un anneau ancestral ? Qui, aujourd'hui, sait
dénicher le proverbe qui va le tirer d'embarras ? Qui
chercherait à clouer le bec à la jeunesse en invo­
quant son expérience passée ?
Non, une chose est claire : le cours de l'expé­
rience a chuté, et ce dans une génération qui fit en
1 9 1 4- 1 9 1 8 l'une des expériences les plus effroyables
de l'histoire universelle. Le fait, pourtant, n'est
peut-être pas aussi étonnant qu'il y paraît. N'a-t-on
pas alors constaté que les gens revenaient muets du
champ de bataille ? Non pas plus riches, mais plus
pauvres en expérience communicable. Ce qui s'est
répandu dix ans plus tard dans le flot des livres de
guerre n'avait rien à voir avec une expérience quel­
conque, car l'expérience se transmet de bouche à
oreille. Non, cette dévalorisation n'avait rien d'éton­
nant. Car jamais expériences acquises n'ont été
aussi radicalement démenties que · l'expérience stra­
tégique par la guerre de position, l'expérience éco­
nomique par l'inflation, l'expérience corporelle par
l'épreuve de la faim, l'expérience morale par les
manœuvres des gouvernants. Une génération qui
était encore allée à l'école en tramway hippomobile
se retrouvait à découvert dans un paysage où plus
rien n'était reconnaissable, hormis les nuages et,
au milieu, dans un champ de forces traversé de ten­
sions et d'explosions destructrices, le minuscule et
fragile corps humain.
Cet effroyable déploiement de la technique plon­
gea les hommes dans une pauvreté tout à fait nou-
366 Œuvres

velle, Et celle-ci avait pour revers l'oppressante pro­


fusion d'idées que suscita parmi les gens - ou plu­
tôt : que répandit sur eux - la reviviscence de
l'astrologie et du yoga, de la Science Chrétienne et
de la chiromancie, du végétarisme et de la gnose, de
la scolastique et du spiritisme. Car ce n'est pas tant
une authentique reviviscence qu'une galvanisation
qui s'opère ici. Pensons aux magnifiques peintures
d'Ensor, montrant des rues de grandes villes pleines
de tumulte, où se déverse à perte de vue une cohorte
de petits bourgeois en costume de carnaval, des
masques grimaçants et poudrés au front orné de
couronnes de paillettes.· Ces tableaux illustrent
peut-être au premier chef l'effrayante et chaotique
renaissance en laquelle tant de gens placent leurs
espérances. Mais nous voyons ici, de la manière la
plus claire, que notre pauvreté en expérience n'est
qu'un aspect de cette grande pauvreté qui a de nou­
veau trouvé un visage - un visage aussi net et dis­
tinct que celui du mendiant au Moyen Âge. Que vaut
en effet tout notre patrimoine culturel, si nous n'y
tenons pas, justement, par les liens de l'expérience ?
À quoi l'on aboutit en simulant ou en détournant
une telle expérience, l'effroyable méli-mélo des
styles et des conceptions du monde qui régnait au
siècle dernier nous l'a trop clairement montré pour
que nous ne tenions pas pour honorable de confes­
ser notre ·pauvreté. Avouons-le : cette pauvreté ne
porte pas seulement sur nos expériences privées,
mais aussi sur les expériences de l'humanité tout
entière. Et c'est donc une nouvelle espèce de bar­
barie.
De barbarie ? Mais oui. Nous le disons pour intro­
duire une conception nouvelle, positive, de la
barbarie. Car à quoi sa pauvreté en expérience
amène-t-elle le barbare ? Elle l'amène à recommen­
cer au début, à reprendre à zéro, à se débrouiller
Expérience et pauvreté 367

avec peu, à construire avec presque rien, sans tour­


ner la tête de droite ni de gauche. Parmi les grands
créateurs, il y a toujours eu de ces esprits impi­
toyables, qui commençaient par faire table rase. Il
leur fallait en effet une planche à dessin, ils étaient
des constructeurs. Descartes fut un de ces construc­
teurs, qui ne voulut d'abord pour toute philoso­
phie que cette unique certitude : « Je pense, donc je
suis », et qui partit de là. Einstein aussi était un tel
constructeur, qui soudain n'eut plus d'yeux, dans
tout le vaste univers de la physique, que pour une
infime divergence entre les équations de Newton
et les résultats de l'observation astronomique. Cette
même volonté de recommencer à zéro animait les
artistes qui, comme les cubistes, adoptèrent la
méthode des mathématiciens et entreprirent de
construire le monde à partir de formes stéréomé­
triques, ou qui, comme Klee, s'inspirèrent du travail
des ingénieurs. Car les figures de Klee ont été pour
ainsi dire conçues sur la planche à dessin, et, à l'ins­
tar d'une bonne voiture dont même la carrosserie
répond avant tout aux impératifs de la mécanique,
elles obéissent dans l'expression des visages avant
tout à leur structure intérieure. À leur structure plus
qu'à leur vie intérieure : c'est ce qui les rend bar­
bares.
Ici et là, les meilleurs esprits ont depuis long­
temps commencé à se faire une idée sur ces ques­
tions. Ils se caractérisent à la fois par un manque
total d'illusions sur leur époque et par une adhésion
sans réserve à celle-ci. C'est la même attitude que
l'on retrouve quand le poète Bert Brecht note que le
communisme consiste dans la juste répartition, non
pas de la richesse, mais de la pauvreté, et quand le
précurseur de l'architecture moderne, Adolf Loos,
déclare : « J'écris pour des hommes dotés d'une
sensibilité moderne. [ . . . ] Je n'écris pas pour des
368 Œuvres

hommes qui se consument de nostalgie pour la


Renaissance ou le rococo 1 • » Un artiste aussi com­
plexe que le peintre Paul Klee, un artiste aussi pro­
grammatique qu'Adolf Loos - tous deux repoussent
l'image traditionnelle, noble, solennelle, d'un homme
paré de toutes les offrandes sacrificatoires du passé,
pour se tourner vers leur contemporain qui, dépouillé
de ces oripeaux, crie comme un nouveau-né dans
les langes sales de cette époque. Personne ne lui
a réservé un accueil aussi joyeux, aussi riant, que
Paul Scheerbart2• Il existe des romans de lui qui de
loin ressemblent à un Jules Verne, mais à la diffé­
rence de Verne, chez qui les véhicules les plus extra­
vagants ne transportent à travers l'espace que de
petits rentiers français ou anglais, Scheerbart s 'est
demandé en quelles créatures tout à fait nouvelles,
aimables et curieuses, nos téléscopes, nos avions
et nos fusées transformeront l'homme d'hier. Ces
créatures, du reste, parlent déjà une langue tout · à
fait nouvelle. L'élément décisif dans cette langue est
l'attrait pour tout ce qui relève d'un projet délibéré
de construction, par opposition notamment à la réa� ·

lité organique. Ce trait est le signe infaillible du lan-

1 . N. d. T. : Adolf Loos, Trotzdem. 1 900-1930, deuxième éd. aug­


mentée, in Die Schriften von AdolfLoos in zwei Biinden, t. Il, Inns­
bruck, Brenner-Verlag, 193 1 , p. 54 (<< Keramika ••). (Paroles dans le
vide, suivi de Malgré tout, trad. C. Heim, Paris, Éditions Ivréa,
1994, p. 1 8.3 [<< Céramique ••]). (PR)
2. N. d. T. : Sur Scheerbart, on consultera la notice établie par
J.-M. Monnoyer en introduction à un petit texte de Benjamin sur
cet écrivain (W. Benjamin, Écrits français, Paris, Gallimard, 1 99 1 ,
p . 249-2 5 1 ). Nous· nous contenterons ici d e signaler que Paul
Scheerbart ( 1 863- 1 9 1 5) fut un écrivain prolifique, remarquable
surtout par sa veine visionnaire et son engagement pacifiste. Il est
considéré comme l'un des pères fondateurs de l'expressionnisme.
Benjamin lui consacra un premier texte vers 1 9 1 8 (<< P(lul Scheer­
bart : Lesabéndio », in GS, Il/2, p. 6 1 8 -620), un deuxième grand
article en 1 9 1 9- 1 920 (non conservé), et enfin le texte en français
mentionné ci-dessus, approximativement daté de 1 938. (PR)
Expérience et pauvreté 369

gage des_hommes - disons plutôt : des gens - chez


Scheerbart. Car ils récusent précisément toute res­
semblance avec l'homme, principe de l'humanisme.
Jusque dans leurs noms propres : dans le livre inti­
tulé Lesabéndio 1, d'après le nom du héros, les gens
s'appellent Peka, Labu ou Sofanti. Les Russes aussi
aiment donner à leurs enfants des noms << déshu­
manisés » : ils les appellent << Octobre », d'après le
mois de la Révolution, << Piatilietka », d'après le plan
quinquennal, ou << Aviakhim », d'après le nom d'une
compagnie d'aviation. La langue ne subit aucun
renouvellement technique, mais se trouve mobilisée
au service de la lutte ou du travail ; au service, en
tout cas, de la transformation de la réalité, plutôt
que de sa description.
Scheerbart, pour en revenir à lui, accorde la plus
grande importance à installer ses personnages - et,
sur leur modèle, ses concitoyens dans des loge­

ments dignes de leur rang : dans des maisons de


verre mobiles, telles que Loos et Le Corbusier les
ont entre-temps réalisées. Le verre, ce n'est pas un
hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien
n'a prise. Un matériau froid et sobre, également:
Les objets de verre n'ont pas d'<< aura ». Le verre,
d'une manière générale, est l'ennemi du mystère. Il
est aussi l'ennemi de la propriété. Le grand écrivain
André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux
posséder me devient opaque. Si des gens comme
Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait­
ce parce qu'ils sont les apôtres d'une nouvelle pau­
vreté ? Mais peut-être une comparaison nous en
dira-t-elle plus à ce sujet que la théorie. Lorsqu'on
pénètre dans le salon bourgeois des années 1 8802,

1 . N. d. T. : Paul Scheerbart, Lesabéndio. Ein Asteroiden-Roman,


Munich, Mueller, 1 9 1 3 . (PR)
2. N. d. T. : Çe passage - de « Lorsqu'on pénètre . jusqu'à
.. >>
370 Œuvres

quelle que soit l'atmosphère de douillette intimité


qui s'en dégage, l'impression dominante est : « Tu
n'as rien à faire ici >>. Tu n'as rien à y faire, parce
qu'il n'est pas de recoin où l'habitant n'ait déjà
laissé sa trace : sur les corniches avec ses bibelots,
sur le fauteuil capitonné avec ses napperons, sur les
fenêtres avec ses transparents, devant la cheminée
avec son pare-étincelles. Un joli mot de Brecht nous
aide à sortir de là, loin de là : << Efface tes traces ! >>
dit le refrain du premier poème du Manuel pour les
habitants des villes 1 • Ici, dans le salon bourgeois,
c'est l'attitude contraire qui est passée en habitude.
Inversement, l'<< intérieur2 >> oblige l'habitant à
adopter autant d'habitudes que possible, des habi­
tudes qui traduisent moiris le souci de sa propre
personne que celui de son cadre domestique. Il
suffit pour s'en convaincre de se rappeler l'état
absurde dans lequel se mettaient les habitants de
tels cocons, lorsque quelque chose venait à se briser
dans le ménage. Même leur manière de se mettre en
colère - et ils savaient jouer en virtuoses de cet
affect, qui tend aujourd'hui à dépérir - était avant
tout la réaction d'une personne à qui l'on a effacé
<< la trace de son séjour terrestre 3 >>. De cela, Scheer­
bart avec son verre, le Bauhaus avec son fer, sont
venus à bout : ils ont créé des espaces dans lesquels
il est difficile de laisser des traces. << Tout ce qui a .
été dit dans cet ouvrage >>, disait Scheerbart il y
a maintenant vingt ans, << nous autorise assurément
à parler d'une "civilisation du verre". Le nouveau

pas trop d'adversaires ,, - reprend avec quelques aménage­


<< . . .

ments un des textes de « Brèves ombres II , : << Habiter sans laisser


de traces » (cf. supra, p. 352-353). (PR)
1 . N. d. T. : Traduit par G. Badia et CL Duchet, in Bertolt
Brecht, Poèmes, Paris, L'Arche, t. I, 1 965, p. 149 sq. (PR)
2. N. d. T. : En français dans le texte. (PR)
3. N. d. T. : J. W. v. Goethe, Faust, 2• partie, v. 1 1 583. (PR)
Expérience et pauvreté 371

milieu qu'elle créera transformera complètement


l'homme. Et il n'y a maintenant plus qu'à souhaiter
que la nouvelle civilisation du verre ne rencontre
pas trop d'adversaires 1 • >>
La pauvreté en expérience : cela ne signifie pas
que les hommes aspirent à une expérience nouvelle.
Non, ils aspirent à se libérer de toute expérience
quelle qu'elle soit, ils aspirent à un environnement
dans lequel ils puissent faire valoir leur pauvreté,
extérieure et finalement aussi intérieure, à l' affir­
mer si clairement et si nettement qu'il en sorte
quelque chose de valable. Ils ne sont du reste pas
toujours ignorants ou inexpérimentés. On peut sou­
vent dire le contraire : ils ont << ingurgité >> tout cela,
la << Culture » et l'<< homme >>, ils en sont dégoûtés et
fatigués. Personne ne se sent plus concerné qu'eux
par ces mots de Scheerbart : << Vous êtes tous si fati­
gués - pour cette seule raison que vous ne concen­
trez pas toutes vos pensées autour d'un plan très
simple, mais vraiment grandiose. >> À la fatigue suc­
cède le sommeil, et il n'est alors pas rare que le rêve
nous dédommage de la tristesse et du décourage- .
ment de la journée, en réalisant l'existence très
simple, mais vraiment grandiose, que nous n'avons
pas la force de construire dans l'état de veille.
L'existence de Mickey Mouse est un de ces rêves des
hommes d'aujourd'hui. Cette existence est pleine de
prodiges qui non seulement dépassent ceux de la
technique, mais tournent ceux-ci en dérision. Car ce
qu'ils offrent de plus remarquable, c'est qu'ils ne
mettent en jeu aucune machinerie, qu'ils surgissent
à l'improviste du corps de Mickey, de ses partisans
et de ses persécuteurs, des meubles les plus quoti-

1. N. d. T. : Paul Scheerbart, Glasarchitektur, Berlin, Der Sturm,


1 9 14, p. 125 (L'Architecture de verre, trad. P. Galissaires, Paris,
Éditions Circé, 1 995, p. 148). (PR)
372 Œuvres

diens aussi bien que des arbres, des nuages ou des


flots. La nature et la technique, le primitivisme et le
confort se confondent ici parfaitement, et sous les
yeux de gens fatigués par les complications sans fin
de la vie quotidienne, de gens pour qui le but de la
vie n'apparaît plus que comme l'ultime point de
fuite dans une perspective infinie de moyens, surgit
l'image libératrice d'une existence qui en toute cir­
constance se suffit à elle-même de la façon la plus
simple et en même temps la plus confortable, une
existence dans laquelle une automobile ne pèse pas
plus lourd qu'un chapeau de paille, et où le fruit sur
l'arbre s'arrondit aussi vite que la nacelle d'un bal­
lon. Mais gardons nos distances, reculons d'un pas.
Pauvres, voilà bien ce que nous sommes devenus.
Pièce par pièce, nous avons dispersé l'héritage de
l'humanité, nous avons dû laisser ce trésor au mont
de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en
échange de la piécette de l'« actuel ». À la porte se
tient la crise économique, derrière elle une ombre, la
guerre qui s'apprête: Tenir bon, c'est devenu aujour­
d'hui l'affaire d'une poignée de puissants qui, Dieu le
sait, ne sont pas plus humains que le grand nombre :
souvent plus barbares, mais pas au bon sens du
terme. Les autres doivent s'arranger comme ils peu­
vent, repartir sur un autre pied et avec peu de chose.
Ceux-ci font cause commune avec les hommes qui
ont pris à tâche d'explorer des possibilités radicale­
ment nouvelles, fondées sur le discernement et le
renoncement. Dans leurs bâtiments, leurs tableaux
et leurs récits, l'humanité s'apprête à survivre, s'il le
faut, à la civilisation. Et, surtout, elle le fait en riant.
Ce rire peut parfois sembler barbare. Admettons. Il
n'empêche que l'individu peut de temps à autre don­
ner un peu d'humanité à cette masse qui la lui ren­
dra un jour avec usure.
28

La position sociale actuelle


de l'écrivain français 1

Lorsque la guerre éclata en 1 9 1 4, un livre de


Guillaume Apollinaire se trouvait sous presse : Le
Poète assassiné. On a appelé Apollinaire le Bella­
chini 2 de la littérature. Son style d'écriture et de vie
contenait, prêts à éclore, toutes les théories et tous
les mots d'ordre que réclamait l'époque. Il les tira
de son existence comme un prestidigitateur tire de
son chapeau les différents objets qu'on lui demande :
des crêpes, des poissons rouges, des costumes de
bal, des montres de gousset. Tant que cet homme
vécut - il est mort le jour de l'armistice -, il n'y
eut aucune mode radicale, excentrique, dans la
peinture ou la littérature, qu'il n'eût créée ou du
moins lancée. À ses débuts, il formula avec Mari­
netti les slogans du futurisme, puis il propagea
Dada ; la nouvelle peinture, de Picasso jusqu'à Max
Ernst ; le surréalisme, enfin, qu'il baptisa. Dans le
récit qui donne son titre au recueil Le Poète assas­
siné, Apollinaire rapporte un article, naturellement
apocryphe, qu'un chimiste allemand aurait fait

1 . N. d. T. : Première publication dans la Zeitschrift für Sozial­


forschung, no 3 (1934), p. 54-78 (1•' fasc.). (PR)
2. N. d. T. : Bellachini, de son vrai nom Berlach ( 1 828, né à
Ligotta, Russie polonaise, mort en 1 885), célèbre prestidigitateur.
(PR)
374 Œuvres

paraître « le 26 janvier de cette année-là » dans le


journal La voix d'Adelaïde, Australie. On lit dans ce
texte :
« La vraie gloire a abandonné la poésie pour la
science, la philosophie, l'acrobatie, la philanthro­
pie, la sociologie, etc. Les poètes ne sont plus bons
aujourd'hui qu'à toucher de l'argent qu'ils ne
gagnent point puisqu'ils ne travaillent guère et que
la plupart d'entre eux (sauf les chansonniers et
quelques autres) n'ont aucun talent et par consé­
quent aucune excuse. Pour ceux qui ont quelque
don, ils sont encore plus nuisibles, car s'ils ne tou­
chent rien, ni à rien, ils font chacun plus de bruit
qu'un régiment et nous rebattent les oreilles de ce
qu'ils sont maudits. Tous ces gens-là n'ont plus
de raison d'être. Les prix qu'on leur décerne sont
volés aux travailleurs, aux inventeurs, aux savants,
aux philosophes, aux acrobates, aux philanthropes,
aux sociologues, etc. Il faut que les poètes dispa­
raissent. Lycurgue les avait bannis de la Répu­
blique, il faut les bannir de la terre 1 . »
L'auteur aurait encore fait paraître un additif
dans l'édition du soir, où l'on pouvait lire :
<< Monde, choisis entre ta vie et la poésie ; si l'on ne
prend pas de mesures sérieuses contre elle, c'est fait
de la civilisation. Tu n'hésiteras point. Dès demain
commencera l'ère nouvelle. La poésie n'existera
plus, on brisera les lyres trop lourdes pour les vieilles
inspirations. On massacrera les poètes 2• »
À lire ces mots, on ne se rend pas compte qu'ils ont
été écrits il y a vingt ans. Non que ces deux décennies
soient passées sur eux sans laisser de traces. Mais

1 . N. d. T. : Apollinaire, Le Poète assassiné (XVI. « Persécution )


•• ,

in Œuvres en prose, t. 1, éd. M. Décaudin, Paris, Gallimard, Biblio­


thèque de la Pléiade, 1977, p. 290 sq. (PR)
2. N. d. T. : Ibid., p. 292: (PR)
L'écrivain français 375

elles ont précisément eu pour effet de dégager la


vérité contenue dans ce qui n'était d'abord qu'une
disposition passagère, une improvisation débridée.
Le paysage - alors encore lointain - que ces mots
illuminaient comme un éclair, nous avons entre­
temps appris à le connaître. C 'est l'ordre social de
l'impérialisme, dans lequel la position des intellec­
tuels est devenue toujours plus difficile. La sélection
à laquelle ils sont soumis de la part des dirigeants
a pris des formes qui, par leur inexorabilité, ne le
cèdent guère au processus décrit par Apollinaire.
Toutes les tentatives entreprises depuis pour déter­
miner la fonction de l'intellectuel dans la société
témoignent de la crise dans laquelle il vit. Peu
d'entre elles furent assez résolues et pénétrantes
pour reconnaître que la clarification de sa situation
morale, sinon économique, présuppose une pro­
fonde transformation de la société. Si cette prise de
conscience se dessine clairement chez André Gide et
chez quelques auteurs plus jeunes, on y attachera
un prix d'autant plus grand que l'on mesurera la
difficulté des conditions dans lesquelles elle s'est
effectuée.
La prophétie d'Apollinaire est l'éclair dans lequel
se décharge une atmosphère devenue accablante.
Celle-ci prend sa source dans l'œuvre de Maurice
Barrès, qui exerça sur l'intelligentsia des années
d'avant-guerre une influence déterminante. Barrès
était un nihiliste romantique. Les intellectuels qui se
. rallièrent à lui devaient être dans un état de désor­
ganisation fort avancé, pour avoir pu reprendre à
leur compte les maximes d'un homme qui déclarait :
« Que m'importe la justesse des théories ; c'est à leur
enthousiasme que je les apprécie. » Barrès, de son
propre aveu, était intimement persuadé que « tout
revient au même, sauf l'élan que nous communi­
quent, à nous et à nos semblables, certaines idées »,
376 Œuvres

et que « pour ceux qui ont gagné le bon point de vue,


il n'y a pas de grands événements, mais seulement
des spectacles grandioses ». Plus l'on pénètre dans
la sphère de pensée de cet homme, plus étroitement
elle paraît apparentée aux théories qui fleurissent
aujourd'hui. C'est le même nihilisme fondamental, la
même gesticulation idéaliste - et le même confor­
misme, qui constitue la résultante du nihilisme et de
l'idéalisme. De même que l'éducation, selon La
Rochefoucauld, ne sert qu'à vous apprendre à éplu­
cher une pêche selon les règles du savoir-vivre, tout
l'appareil romantique, et finalement aussi politique,
que Barrès met en branle pour propager « le culte
de la terre et des morts , n'aboutit en définitive qu'à
« faire de sensations déréglées des sensations plus
cultivées ». Nulle part ces sensations cultivées ne
démentent leur enracinement dans un esthétisme
qui n'est que l'autre face du nihilisme. Et de même
qu'aujourd'hui le nationalisme italien se réclame de
la Rome impériale, le nationalisme allemand du
paganisme germanique, Barrès croit venue l'heure
« d'achever la réconciliation des dieux vaincus et
des saints 1 ». Il veut sauver les sources limpides
et les forêts profondes, non moins . que les cathé­
drales de France, dont il prit la défense en 1 9 1 4
dans . un texte célèbre : << Et pour maintenir la spi­
ritualité de la race, je demande une alliance du
sentiment religieux catholique avec l'esprit de la
terre 2• »
L'influence de Barrès atteignit son point culmi­
nant avec le roman Les Déracinés, qui retrace les
destinées de sept Lorrains venus suivre leurs études

1 . N. d. T. : Maurice Barrès, La Grande Pitié des églises de


France, in L'Œuvre de Maurice Barrès, t. VIII, Paris,
. Plon, 1925-
1930, p. 172. (PR)
2. N. d. T. : Ibid. (PR)
L 'écrivain français 377

à Paris. Le critique Thibaudet fait à ce propos une


remarque instructive :
« Automatiquement, il y en a quatre qui réussis­
sent et restent honnêtes : ceux qui ont de l'argent.
Des deux boursiers, l'un devient un maître chanteur
et l'autre un assassin. Cela non par hasard. Barrès a
voulu établir que la grande condition de l'honnê­
teté, c'est l'indépendance, c'est-à-dire la fortune 1 • »
La philosophie de Barrès est une philosophie d'hé­
ritier. Il se trouve que le volumineux roman dans
lequel il a donné forme à cette philosophie contient,
au travers d'un de ses personnages principaux, le por­
trait de celui qui fut le professeur de Barrès, Jules
Lagneau. Les deux hommes, qui dans la vie ne s'en­
tendaient pas, s'opposaient aussi du tout au tout sur le
plan social. Lagneau était réellement un déraciné. Il
était originaire de Metz ; sa famille, ayant opté pour la
France en 1 87 1 , avait été ruinée par la victoire alle­
mande. La France fut pour le jeune Lagneau exacte­
ment le contraire d'un héritage. À l'âge de vingt ans,
le jeune philosophe dut prendre en charge sa famille ;
Barrès, au même âge, touchait l'héritage qui allait lui
donner le loisir d'écrire Le Culte du moi 2•
Lagneau n'a guère laissé d'écrits. Mais dans l'his­
toire des idées des dernières décennies, il est celui
qui signale les perspectives nouvelles. De son ensei­
gnement sont sortis deux élèves, deux intellectuels
dont l'œuvre embrasse une bonne partie du champ
de l'idéologie bourgeoise française. Ce que Barrès a
apporté aux idéologies de la droite, l'autre élève de

1. N. d. T. : Albert Thibaudet, La République des professeurs


(Paris, Grasset, 1 927), rééd. Slatkine Reprints, Paris-Genève, 1979,
p. 130 sq. (PR)
2 . N. d. T. : Maurice Barrès, Le Culte du moi. Examen des trois
idéologies, Paris, Éditions G. Charpentier et E. Fasquelle, 1 892.
Benjamin reprend dans ce passage un développement de Thibau­
det (op. cit., p. 143). (PR)
378 Œuvres

Lagneau; Émile Chartier, l'a fait pour la gauche. Le


catéchisme politique d'Alain, Éléments d'une doc­
trine radicale 1 - entendons : d'une doctrine du
parti radical -, représente une sorte de testament
· politique de Jules Lagneau. Les radicaux, en ce qui
concerne du moins leurs dirigeants, sont un parti de
professeurs et d'instituteurs. Lagneau incarne leur
position d'une manière tout à fait typique : « Nous
nous interdisons toute recherche de la popularité,
toute ambition d'être quelque chose ; nous nous
engageons à ne point mentir, à quelque degré que
ce soit, à ne point créer ou entretenir par nos
paroles ou nos écrits des illusions sur ce qui est pos­
sible 2. » Il ajoute : << Nous ne thésaurisons pas : nous
renonçons à l'épargne, à la prudence pour nous
et les nôtres : cette vertu, dont nous mourrons, n'a
pas besoin d'être recommandée 3. >> Les traits de
cet intellectuel, même s'ils sont largement peints
d'après nature, composent un idéal si marqué, si
profondément enraciné dans les couches bour­
geoises dirigeantes de la « République des profes­
seurs >>, qu'il n'est pas inutile de l'éclairer aussi
précisément que possible. Pour ce faire, on peut uti­
liser un passage de Jacques Chardonne, dans lequel
ce type de l'intellectuel bourgeois représente même
l'incarnation du petit bourgeois comme tel. Cette
description est manifestement exagérée et schéma­
tique, mais cela ne lui donne à nos yeux que plus
d'intérêt.
« Le bourgeois est un artiste. C'est un être cultivé,
mais assez détaché des livres pour atteindre sa
propre pensée ; qui a connu, par espérance ou par

1. N. d. T. : Alain [Émile Chartier], Éléments d'une doctrine radi­


cale, Paris, Gallimard, 1 925. (PR)
2. N. d. T. : Cité par Thibaudet, op. cit., p. 146 sq. (PR)
3. N. d. T. : Ibid., p. 147. (PR)
L'écrivain français 379

voisinage, assez de richesses pour n'y plus songer,


vraiment indifférent aux choses indifférentes et le
mieux fait pour la pauvreté ; sans préjugés, fussent­
ils très nobles, sans illusions, sans espérance ; le
premier à demander justice pour les autres, le pre­
mier à en pâtir ; n'attendant plus rien, ni sur terre,
où il a tout reçu, sauf une juste récompense, ni au­
delà ; et pourtant satisfait d'une vie si démunie, et
sachant goûter, sans la décrier, ce qu'elle offre de
bon. La terre qui produit ces êtres n'a pas échoué.
La voie qui a conduit à cette sagesse n'est pas mau­
vaise. C'est pourquoi il y a encore une espérance
pour les déshérités. C'est pourquoi il ne faut inter­
dire à personne, par avance, tout ce que la société
peut donner à un homme 1 • » ·
Le radicalisme comme parti politique a pris Bar­
rès au mot. Il pose les problèmes de la même façon
que celui-ci, mais leur apporte la réponse opposée.
Au droit héréditaire des traditionalistes, il oppose le
droit de l'enfant, au privilège de la naissance et de
la fortune le mérite individuel et le succès dans les
examens officiels. « Pourquoi pas, conclut Thibau­
det, la civilisation chinoise s'est bien maintènue
pendant des millénaires sur la base de l' examino­
cratie. >> Cette comparaison avec la Chine, si surpre­
nante qu'elle paraisse, peut se révéler instructive.
Elle est depuis longtemps inscrite au répertoire des
essayistes. Paul Morand aussi s'y est risqué, relevant
les ressemblances frappantes qui existent entre le
Chinois et le petit-bourgeois français. On trouve
chez l'un et l'autre « un sens fanatique de l'épargne,
l'art de toujours améliorer les choses et d'allonger
ainsi leur durée de vie [ . . . ], de la défiance, une poli­
tesse séculaire, une xénophobie profonde, mais pas-

1 . N. d. T. : Jacques Chardonne, L'Amour du prochain ( 1 932), in


Œuvres complètes, t. VI, Paris, Albin Michel. 1 955, p. 67 sq. (PR)
380 Œuvres

sive, un conservatisme traversé de soudaines tem­


pêtes sociales, un défaut de sens communautaire et
la ténacité des personnes âgées qui ont survécu au,x
maladies. On dirait que toutes les vieilles civilisa­
tions se ressemblent 1 ».
Ce soubassement social sur lequel s'est édifié le
plus grand parti de France - ce qu'est le parti radi­
cal - ne se confond certes pas avec la structure glo­
bale du pays. Mais les organisations et les clubs - ce
qu'on appelle les « cadres » - dont ce parti dispose à
travers tout le territoire constituent l'atmosphère
dans laquelle les principales idéologies de l'intelli­
gentsia se sont développées et à laquelle seules les
plus avancées ont échappé. Le livre qu'André Sieg­
fried a publié voici trois ans sous le titre Tableau des
partis en France constitue un précieux instrument
d'étude de ces cadres. Alain n'est nullement leur
chef, mais il est l'interprète le plus intelligent de ces
groupes. Il définit leur travail comme « une action
continuelle pour les petits et contre les gros 2 ,. De
fait, on a pu dire que tout le programme économique
du radicalisme consistait à tisser une auréole autour
du mot « petit >> : à prendre sous sa protection le petit
agriculteur, le petit commerçant, le petit proprié­
taire et le petit épargnant.
Tel est le propos d'Alain, qui est plus un inter­
prète qu'un combattant. Il est dans la nature de l'in­
frastructure sociale sur laquelle prend place l'action
des intellectuels bourgeois, qu'une intervention plus
résolue menace aussitôt de glisser dans le sectaire
et le romantique. C'est ce dont les idéologies de
Benda et de Péguy fournissent de bons exemples.
La Trahison des clercs, que Julien Benda a publié
il y a cinq ans, réagit à la situation intellectuelle

1 . N. d. T. : Citation non identifiée. (PR)


2. N. d. T. : Alain, 'op. cit., p. 42 sq. (PR)
L 'écrivain français 381

créée par Barrès et Maurras et sanctionnée par


l'évolution d'après-guerre. Benda s'intéresse dans
ce livre à la position que les intellectuels, au cours
des dernières décennies, ont commencé à prendre
relativement à la politique. Voici ce qu'il dit : depuis
qu'il existe des intellectuels, leur fonction historique
a toujours été d'enseigner les valeurs universelles
et abstraites, telles que la liberté, le droit et les sen­
timents d'humanité. Mais avec Maurras et Barrès, ·

d'Annunzio et Marinetti, Kipling et Conan Doyle,


Rudolf Borchardt et Spengler, ils se sont mis à trahir
les biens dont ils avaient été, au cours des siècles,
institués les gardiens. Ce nouveau tournant se carac­
térise par deux traits. D'une part l'extraordinaire
actualité que les questions politiques ont prises pour
les hommes de lettres. Où que l'on porte ses regards,
ce ne sont que romanciers engagés, poètes engagés,
historiens engagés, critiques engagés. - Mais ce
n'est pas seulemen� cette passion politique en elle­
même qui paraît à Benda invraisemblable et inouïe.
Plus inquiétante et néfaste encore lui semble la direc­
tion dans laquelle cette passion s'exerce : les mots
d'ordre d'une intelligentsia qui défend la cause des
nations contre l'humanité, des partis contre le droit,
du pouvoir contre l'esprit. Ce n'est pas la première
fois que l'on voit les << clercs >> justifier les dures
nécessités du réel et les maximes du réalisme poli­
tique, mais même un Machiavel n'avait pas voulu
leur conférer le pathos dans lequel se drapent les
préceptes de la morale.
C 'est le catholicisme qui dicte à Benda son atti­
tude. La thèse sur laquelle il fonde son livre affirme
clairement une double morale : celle de la force pour
les États et les peuples, celle de l'humanisme chré­
tien pour l'intelligentsia. Et il déplore bien moins
que les normes humanitaires chrétiennes n'exercent
pas une influence décisive sur le cours du monde,
382 Œuvres

que de les voir de plus en plus renoncer à cette exi­


gence, parce que l'intelligentsia qui les défendait est
désormais passée au parti du pouvoir. On admire la
virtuosité avec laquelle Benda reste à la surface du
problème. Le déclin de l'intelligentsia indépendante
est lié - d'une manière décisive, sinon exclusive ­
à des facteurs économiques. Or l'auteur montre
aussi peu de compréhension pour ce fondement
· économique de la crise de l'intelligentsia, que pour
la crise des sciences, qui ébranle le dogme d'une
recherche pure de tout présupposé. Et il ne semble
pas voir combien l'assujettissement de l'intelligent­
sia aux préjugés politiques des classes et des peuples
n'est qu'une tentative, le plus souvent néfaste, le plus
souvent insuffisante, pour sortir des abstractions
idéalistes et se rapprocher, plus que jamais, du réel.
Ce mouvement se révéla certes arbitraire et forcé.
. Mais, au lieu de chercher la forme qui lui convenait,
vouloir l'annuler et enfermer de nouveau l'homme
de lettres dans l'idéalisme utopique, c'était montrer
__.:_ même l'invocation des idéaux démocratiques ne
peut faire illusion là-dessus - une tournure d'esprit
parfaitement romantique. Benda en a témoigné
encore récemment dans son Discours à la nation
européenne, où il dépeint sous les couleurs les plus
séduisantes ce que sera le continent uni - dans le
cadre maintenu des anciennes formes économiques :
« L'Europe sera plus scientifique que littéraire,
plus intellectuelle qu'artistique, plus philosophique
que pittoresque. Et, pour maint d'entre vous, cet
enseignement sera cruel. Ces poètes sont autrement
savoureux que ces savants ! ces artistes autrement
enivrants que ces penseurs ! Il faut vous résigner.
L'Europe sera sérieuse ou ne sera pas. Elle sera beau­
coup moins "amusante" que les nations, lesquelles
l'étaient déjà moins que les provinces. Il faut choi­
sir : ou faire l'Europe ou rester d'éternels enfants.
L'écrivain français 383

Les nations auront été de belles Clorindes, heu­


reuses d'être des objets sensibles et charnellement
aimés. L'Europe devra ressembler à cette jeune
savante du xme siècle qui enseignait la mathéma­
tique à l'Université de Bologne, et se montrait voilée
devant ses auditeurs pour ne pas les troubler par sa
beauté 1 . »
Il n'est pas difficile de découvrir dans cette Europe
très utopique l'image transformée et en quelque
sorte plus grande que nature d'une cellule de cloître,
dans la solitude de laquelle les « clercs » se retirent
pour composer le texte d'un sermon, sans se soucier
qu'il ne sera prononcé, dans le meilleur des cas, que
devant des bancs vides. C 'est pourquoi il n'y a pas
grand-chose à objecter à Berl quand il dit : « La tra­
hison des clercs ? Le mot de clerc évoque-t-il pour
Benda le curé qui a charge d'âmes et de biens ? [ ] . . .

Nostalgie du cloître des Bénédictins [ . . . ], si forte


dans le monde moderne. N'en finira-t-on pas avec
ces regrets 2 ? »
Le « clerc » que Benda invoque ainsi pour conju­
rer la crise ne tarde pas à révéler sa véritable
nature : c'est le spectre évoqué d'un mort, le fan­
tôme du religieux médiéval dans sa cellule. Or il n'a
pas manqué de tentatives pour ressusciter cette
ombre. Personne ne s'est plus évertué à lui donner
corps que Charles Pégùy, qui en appelle aux forces
du sol et de la foi pour assigner à l'intellectuel sa
place dans la nation et l'histoire, sans pour autant
renoncer - comme le fait Barrès - aux traits que
lui a légués la Révolution française : ses traits liber­
taires, anarchistes. Péguy est tombé au début de la

L N. d. T. : Julien Benda, Discours à la nation européenne


( 1933), Paris, Gallimard, coll. Idées, 1 979, p. 55. (PR)
2. N. d. T. : Emmanuel Berl, Mort de la pensée bourgeoise (1929),
· Paris, Robert Laffont, 1970, p. 27 sq. (PR)
3 84 Œuvres

guerre. Mais son œuvre importe encore aujourd'hui


par la clarté et la vigueur avec lesquelles il a cher­
ché à définir la fonction de l'intellectuel. On pour­
rait être tenté de croire que Péguy correspond au
portrait que Benda fait du << clerc trahissant ». Mais
cette idée ne résiste pas à l'examen.
<< On peut dire de Péguy ce qu'on voudra, on ne
peut pas dire qu'il ait trahi. Pourquoi ? Parce qu'une
idée ne devient une trahison que si elle est maintenue
par la paresse et par la peur. La trahison des clercs se
définit par la servilité avec laquelle ils se soumettent
à des passions et à des idées reçues. Rien de tel chèz
Péguy. S 'il a été nationaliste, il a été dreyfusard. S 'il a
été catholique, il a été hors de la communion 1 • »
Et quand Berl, faisant allusion au titre d'un livre
de Barrès, décrit un certain type d'hommes de
lettres par ces mots : << Ennemis des lois, on se fait
ami du pouvoir2 », la formule ne s'applique à per- ·

sonne moins qu'à Péguy. Il était d'Orléans.


<< Il avait connu là, disent les Tharaud à propos des
origines de leur ami, une vieille humanité, dont la
culture originaJe, formée par les traditions locales et
une expérience séculaire, ne devait rien, ou quasi
rien, au dehors, une population très près de la terre,
un peuple ouvrier-paysan [ . . . ], bref un très ancien
monde, un monde d'autrefois, beaucoup plus près
de la France d'ancien régime que de la France d'au­
jourd'hui 3. »
La grande tentative de réforme de PégtJ.y conserva
dans tous ses traits la marque de ces origines. Avant
même qu'il eût créé Les Cahiers de la Quinzaine et
qu'il pût propager ses idées par cet organe dont il

1 . N. d. T. :' Benjamin effectue ici un montage de trois citations


·

de Berl (op. cit., p. 33 et 39). (PR)


2. N. d. T. : Ibid., p. 39. (PR)
3. N. d. T. : Jérôme et Jean Tharaud,. Notre cher Péguy, t. I, Paris,
Plon, 1 926; p. 19 sq. (PR)
L'écrivain français 385

était lui-même l'éditeur et l'imprimeur : à l' École


normale, déjà, il entretenait délibérément les tradi­
tions du terroir. La génération à laquelle il apparte­
nait donna à la France, pour la première fois depuis
la Renaissance, de grands écrivains d'origine, de
langue et de pensée paysannes : Claudel; Jammes,
Ramuz. « Le premier, il offrit ce scandale, d'un élève
reçu à l' École normale, et qui traverse l' École nor­
male sans en emporter la moindre parcelle de style
cultivé, classique, traditionnel 1 • » Le style de Péguy
vient de la terre, on en a comparé les phrases longues
et rudes au long et rude sillon tracé par le paysan
pour y déposer la semence.
Les forces auxquelles Péguy en appelle pour for­
ger le type révolutionnaire de l'intellectuel sont donc
d'origine pré-révolutionnaire. << Le paysan, l'artisan
français, lit-on chez André Siegfried, nous viennent
du Moyen Âge, et, si nous regardons profondément
en nous-mêmes, nous sommes bien obligés de conve­
nir que l'essentiel était déjà là au moment de la
Révolution. Nous ne sommes donc pas un pays
neuf2. » C'est ce qu'il faut garder présent à l'esprit, si
l'on veut comprendre pourquoi Péguy n'adresse pas
son appel, comme il est d'usage aujourd'hui, à la jeu­
nesse, mais aux quadragénaires. La tâche révolu­
tionnaire qu'il leur assigne ne consiste pas dans cette
attitude défensive dont Alain définit parfaitement
l'esprit quand il dit : << L'esprit de gauche réside bien
dans le contrôle 3• >> Il pousse au contraire les siens
à l'offensive, non seulement contre les gouver­
nants, mais aussi contre cette coterie d'intellectuels
et d'académiciens qui ont trahi le peuple d'où ils

1 . N. d. T. : A. Thibaudet, op. cit., p. 83. La phrase qui précède


cette citation est également démarquée de Thibaudet. (PR)
2. N. d. T. : André Siegfried, Tableau des partis en France, Paris,
Grasset, 1930, p. 10. (PR)
3. N. d. T. : Cité par Thibaudet, op. cit., p. 1 7 1 . (PR)
386 Œuvres

sont issus. « Je vais fonder le grand parti des hommes


de quarante ans. Quelqu'un récemment m'a recon­
duit durement dans la catégorie, m'a ramené vive­
ment dans la classe des hommes de quarante ans.
J'en profite. Le vieux politicien profite de tout. Je
fonde le parti des hommes de quarante ans 1• » C'était
en 1 9 14. Ceux à qui s'adressait l'appel de Péguy
avaient eu vingt ans en 1 894, l'année où Dreyfus
avait été condamné et publiquement dégradé. La
défense de Dreyfus avait été pour la génération de
Péguy ce que la Guerre mondiale fut pour la suivante .
. Mais Péguy cherche à distinguer dans cette cause
- et l'on voit ici s'annoncer ce qui va ensuite les pri­
ver, lui et ses amis, du fruit de leur victoire - deux
ordres de préoccupation. Il parle de « deux affaires
Dreyfus, la bonne et la mauvaise, la pure et l'impure,
la religieuse et la politique 2 ,. Péguy condamnait réso­
lument la lutte politique organisée autour de Dreyfus ;
il se dressait contre ses compagnons de gauche, qu'il
accusait de << démagogie cambiste 3 », et changea de
camp dès l'instant où les vainqueurs s'en prirent aux
ordres religieux. Aussi n'est-ce pas Péguy, mais Zola,
qui au tribunal de l'Histoire déposa le témoignage des
intellectuels dans l'affaire Dreyfus.
Ce n'est pas seulement à ce titre que Zola repré­
sente aujourd'hui encore l'aune à laquelle doivent
être jugés les développements ultérieurs, notam­
ment dans de larges secteurs de la littérature. On
sait que l'œuvre de Zola ne s'appuie pas sur une
théorie à . caractère directement politique. Elle est

1 . N. d. T. : Charles Péguy, << Victor-Marie, comte Hugo », in


Œuvres en prose complètes, t. III, éd. R. Burac, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 345. (PR)
2. N. d. T. : Il s'agit en fait d'une citation de Thibaudet (op. cit.,
·

p. 87 sq.) à propos de Péguy. (PR)


3. N. d. T. : Encore une citation que Benjamin emprunte à Thi­
baudet (op. cit., p. 88). (PR)
L 'écrivain français 387

pourtant une théorie au plein sens du terme, dans la


mesure où le naturalisme n'a pas seulement déter­
miné le sujet et la forme des romans de Zola, mais
aussi fixé quelques-unes des idées fondamentales
qui s'y expriment - l'idée, par exemple, de peindre
les caractères héréditaires et l'évolution sociale d'une
famille donnée. Face à quoi le roman social, auquel
bon nombre d'auteurs de gauche ont accordé leurs
sympathies, se caractérise par l'absence de toute
fondation théorique. Un critique bienveillant a noté
que les personnages du roman dit populiste, à force
de simplicité et d'impersonnalité, finissent par res­
sembler à ceux qui peuplent les contes de fée de
l'ancienne littérature populaire ; leur faculté d'ex­
pression est tellement limitée qu'elle évoque le bal­
butiement de ces figures oubliées, semblables à des
marionnettes. C'est la vieille et fatale confusion
- qui apparaît peut-être pour la première fois chez
Rousseau -, selon laquelle la vie intérieure des
déshérités et des asservis se distingue par une par­
ticulière simplicité, à laquelle on prête volontiers
une touche édifiante. Il va de soi que des livres de
cette sorte ne sont pas d'un grand profit. De fait,
le roman populiste représente moins une avan­
cée de la littérature prolétarienne qu'une régression
de la littérature bourgeoise. Ce qui du reste est
conforme à son origine. On en doit la mode - sinon .
la désignation générique - à Thérive 1, l'actuel cri­
tique du Temps. Quel que soit le zèle avec lequel il
milite en faveur de la nouvelle tendance, les pro­
duits de cette dernière - et très largement ceux de
Thérive lui-même - attestent qu'il s'agit là d'un
nouvel avatar des anciens courants philanthro-

L N. d. T. : André Thérive, pseudonyme de Roger Puthaste


( 1 8 9 1 - 1967), auteur qui publiait encore sous d'autres pseudo­
nymes, p. ex. Candidus d'Isaurie. (PR)
388 Œuvres

piques. Aussi la seule chance, pour les œuvres de ce


genre, est-elle de recourir à des sujets qui sont de
nature à dissimuler tant bien que mal le manque
de discernement et d'instruction de l'auteur. Ce
n'est pas un hasard si le premier grand succès du
genre - Voyage au bout de la nuit, de Çéline 1 -
traite du sous-prolétariat. Le sous-prolétaire n'a pas
conscience de son appartenance de classe, et ne peut
donc se raccrocher à un mouvement qui viserait à
lui procurer de haute lutte une existence digne de ce
nom ; or l'auteur nous dépeint ici un tel personnage
sans signaler le manque dont il souffre. D'où la fon­
damentale ambiguïté que présente cette monoto­
nie dans laquelle, chez Céline, s'enveloppe l'action.
Autant il réussit à faire sentir la tristesse et la déso­
lation d'une existence pour laquelle il n'y a plus de
différence entre le travail et les loisirs, entre l'acte
sexuel et la rencontre amoureuse, entre la guerre
et la paix, entre la ville et la campagne, autant il
échoue à mettre en lumière les forces qui modèlent
l'existence de ces exclus ; il parvient encore moins à
montrer où pourrait s'amorcer une réaction. Aussi
rien n'est plus compromettant que le jugement par
lequel Dabit 2 - lui-même un représentant estimé de
ce genre - accueille le livre de Céline :
<< Voici une œuvre où la révolte ne naît pas de dis­
cussions esthétiques ou de symboles, où il ne s'agit
plus d'art, de culture, d'un dieu, mais d'un cri de
protestation contre la condition humaine - celle
que des hommes peuvent faire à une multitude
d'autres hommes 3. »

1. Dont une traduction allemande vient de paraître (chez Julius


Kitt!, Mahrich - Ostrau).
2. N. d. T. : Eugène Dabit ( 1 898- 1936), auteur de L'Hôtel du
Nord. (PR)
3. N. d. T. : La Nouvelle Revue française, décembre 1 932, p. 936
sq. (PR)
L 'écrivain français 389

« Bardamu - ainsi s'appelle le héros du roman -

est de la pâte dont sont pétries les foules, qui en a


les lâchetés, les terreurs paniques, les désirs, les vio­
lences 1 ». Jusque-là, rien à dire - sauf que le propre
de l'éducation et de l'expérience révolutionnaires
consiste justement à reconnaître les différentes
classes sociales dont se composent ces masses, et à
exploiter cette stratification.
Si Zola a pu peindre la France des années 1 860,
c'est parce qu'il rejetait cette France-là. Il refusait
les projets d'Haussmann et le Palais de la Païva 2 et
l'éloquence de Rouher 3. Et si les romanciers fran­
çais d'aujourd'hui ne parviennent pas à peindre la
France contemporaine, c'est parce qu'ils sont fina­
lement disposés à tout accepter d'elle.
« On serait étonné, dit Berl, si on prenait la peine

d'imaginer qu'on est un lecteur de l'an 2200, et


qu'on tâche de se représenter, au moyen de nos
meilleurs ouvrages, la France de 1 928. On n'y ver­
rait même pas la crise du logement. La crise finan­
cière des cinq dernières années serait à peu près
imperceptible. La littérature continue à ne pas vou­
loir que les questions d'argent se posent4. »
Le conformisme des hommes de lettres leur dissi­
mule le monde dans lequel ils vivent. Et ce confor­
misme est le fruit de la peur. Ils savent que la
fonction de l'intelligentsia, pour la bourgeoisie, n'est

1 . N. d. T. : Ibid., p. 936. (PR)


2. N. d. T. : Thérèse Lachman ( 1 8 1 9-1 884), marquise de Païva,
comtesse Henckel de Donnersmarck : aventurière d'origine russe,
elle aurait été une espionne à la solde de Bismarck. Son hôtel
des Champs-Élysées était un salon très fréquenté des artistes.
(PR)
3. N. d. T. : Eugène Rouher ( 1 8 14-1 884), homme politique fran­
çais, l'un des principaux soutiens de Louis-Napoléon avant et
après le coup d'État. (PR)
4. N. d. T. : E. Berl, op. cit., p. 1 07. (PR)
390 Œuvres

plus de représenter à long terme ses intérêts les plus


humains. Pour la deuxième fois dans l'histoire de
la bourgeoisie, son intelligentsia se voit assigner
une fonction militante. Mais si, de 1 78 9 à 1 848, elle
avait joué un rôle de premier plan dans l'offensive
bourgeoise, sa situation actuelle se caractérise par
l'attitude défensive. Plus cette attitude, dans de nom­
breux cas, devient ingrate, plus les intellectuels se
trouvent mis en demeure de fournir un soutien sans
faille à leur classe.
De cette fidélité, le roman donne des preuves si
éclatantes, que les différentes poses dans lesquelles
on voit les auteurs s'adapter à la société intro­
duisent dans le chaos de la production romanesque
quelque chose comme un point de vue organisateur.
Cela ne signifie naturellement pas que cette pro­
duction manifeste un soutien tendancieux à la bour­
geoisie. Au contraire : elle tend le plus souvent à
lui faire grise mine. La position d'un anarchisme
humaniste que l'on a · cru tenir - et, dans un sens,
qu'on a vraiment tenue - pendant un demi-siècle,
est irrémédiablement perdue. Ainsi se forme le
mirage d'une nouvelle émancipation, d'une liberté
entre les classes, qui est la liberté du sous-proléta­
riat. L'intellectuel prend par mimétisme les dehors
de l'existence prolétarienne, sans être pour autant
lié le moins du monde à la classe ouvrière. Il
cherche ainsi à atteindre la position illusoire de
celui qui se tient au-dessus des classes. Tandis qu'un
Francis Carco est devenu le peintre sentimental,
quelque chose comme le Richardson de cette nou­
velle liberté, un Mac Orlan en est le moraliste iro­
nique, son Sterne pour ainsi dire.
l.e conformisme possède cependant des cachettes
plus secrètes. Et puisque même le plus grand écri­
vain ne peut être vraiment compris indépendam­
ment des fonctions qu'il remplit dans la société,
L'écrivain français 391

comme d'autre part les plus doués justement sont


enclins à se dissimuler la réalité de ces fonctions,
leur fallût-il pour cela chercher refuge en enfer
- c'est ici le lieu de parler de Julien Green. Green,
sans aucun doute l'un des plus considérables parmi
les jeunes romanciers français, est réellement des­
cendu en enfer. Ses œuvres sont des peintures noc­
turnes des passions. À tous égards, elles brisent le
cadre du roman psychologique. Suivre l'ascendance
de cet écrivain, c'est remonter aux grands auteurs
catholiques et finalement même païens qui ont
incarné et interprété la passio, c'est nommer Calde­
ron et pour finir Sénèque. Mais si profondément
que ses personnages soient enterrés dans leur pro­
vince, si souterraines que soient les forces qui les
animent, - l'écrivain n'est pas toujours parvenu à
les isoler au point qu'on ne puisse aussi en attendre
un mot concernant le monde qui nous entoure.
C 'est ici que s'instaure ce mutisme qui est l'expres­
sion du conformisme. On nous permettra de suivre
la trace que cette attitude a laissée dans son dernier
ouvrage, ne serait-ce que parce que l'idée de base
de ce livre représente l'un des plus puissants projets
de l'écrivain.
Le héros d'Épaves, au début de l'action, se pro­
mène seul, un soir, le long des quais de la Seine.
Dans un lieu écarté, à Passy, il est le témoin involon­
taire d'une dispute entre une vieille femme et un
homme pris de vin, en bas sur la berge. Une scène de
ménage tout à fait ordinaire, << mais l'homme avait
bu et de toute évidence la femme craignait qu'il
ne la jetât dans la Seine ». Et plus loin : << L'homme
la tenait par le bras et la secouait en la couvrant
d'injures. Cependant, elle ne quittait plus Philippe
des yeux et appela "Monsieur" d'une voix rauque
et basse qui le glaça. Il demeura immobile. [ . . .] Il
arriva chez lui presque à la même heure que de cou-
392 Œuvres

turne 1 • » C'est tout. Le livre de Green montre alors


comment cet événement commence à travailler cet
homme. Il l'amène, pense l'auteur, à se découvrir
lui-même, il l'oblige à regarder sa lâcheté en face,
il décompose sa vie entière, sur laquelle la Seine
acquiert progressivement un mystérieux pouvoir. Il
ne se jette pourtant pas à l'eau. Ce roman, précisé­
ment parce qu'il est d'un écrivain tel que Green,
montre d'impitoyable manière comment le confor­
misme peut anéantir un grand dessein. Nul ne
contestera que le cas présenté par Green au début de
son livre est tout à fait typique dans nos grandes
villes. Nul ne voudra donc contester qu'il contient et
enseigne autre chose qu'un trait psychologique du
personnage qui laisse ce cri s'éteindre sans réponse :
un trait de son caractère social. Car ce témoin invo­
lontaire qui passe son chemin est un bourgeois. Une
dispute entre bourgeois, en pleine rue, ne prendrait
guère de telles formes. Ce qui paralyse le héros de
Green, c'est le gouffre qui s'ouvre ici sous les pieds
du bourgeois, et au-delà duquel il voit deux membres
de la classe exclue videï leur querelle. Ce n'est pas
l'affaire de la critique qt:� :le formuler des conjec­
tures sur la manière dont :.§crivain aurait dû tra- ·

duire le sens véritable qui se cache derrière cette


scène. L'incident qui, ici, révèle subitement au bour­
geois le fossé entourant son existence de classe,
aurait tout aussi bien pu le précipiter dans la folie, en
laissant le sentiment d'abandon et de solitude qui
caractérise sa propre classe envahir son existence
privée. L'incertitude quant au sort de la femme qui
l'a appelé à son secours et dont il n'entendra plus
parler, semble chez Green contenir déjà le germe
d'une telle folie.

1. N. d. T. : Julien Green, Épaves ( 1 932), Paris, Fayard, 1994,


p. 14 sq. (PR)
L'écrivain français 393

La problématique de Green est rétrograde ; rétro­


grade le point de vue de la plupart des romanciers
sur le plan technique.
« La plupart des auteurs gardent ou feignent de
garder une foi inadmissible depuis Freud dans les
confessions de leurs personnages. Ils ne veulent pas
comprendre que le récit qu'un personnage fait de
son passé révèle plus son état présent que le passé
dont il parle. Ils continuent à se représenter la vie
d'une personne comme le déroulement d'une chose
solitaire et par avance donnée dans un temps vide.
Ils ne suivent ni les leçons du béhaviorisme [ . . .] ni
même les leçons de la psychanalyse 1 • ,
Ces phrases sont de Berl. En un mot : il est révéla­
teur de la situation actuelle de la littérature française
qu'une scission commence à s'opérer .entre les chefs
de file de l'intelligentsia et les romanciers. Les excep­
tions - Proust et Gide en premier lieu - confirment
la règle. Car l'un et l'autre ont, à des degrés divers,
modifié la technique du roman. Ni Alain ni Péguy, ni
Valéry ni Aragon, en revanche, n'ont produit de
romans 2 ; et ceux que nous possédons de Barrès ou
de Benda sont des romans à thèses. Pour la masse
des écrivains, cependant, cette règle se vérifie : plus
l'auteur est médiocre, plus il éprouve le désir de se
soustraire comme « romancier » à sa véritable res­
ponsabilité d'écrivain.
Il n'est donc pas hors de propos de se demander ce
que le roman de la dernière décennie a apporté à la
liberté. À cette question, il est difficile de répondre
autrement qu'en rappelant la défense de l'homo­
sexualité, telle qu'elle a été entreprise pour la pre­
mière fois dans l'œuvre de Proust. Autant cette

l. N. d. T. : E. Berl, op. cit., p. 65. (PR)


2. N. d. T. : Rappelons que l ' essai de Benjamin date de 1 934.
(PR)
394 Œuvres

réponse rendrait parfaitement justice à la faible


contribution révolutionnaire de la littérature, autant
elle n'épuise pas le sens de l'homosexualité dans la
Recherche du temps perdu. Si elle intervient chez
Proust, c'est plutôt parce que tout ce qui évoque, de
la manière la plus éloignée .comme de la manière la
plus primitive, les forces productives de la nature
doit être banni du monde dont il s'occupe. Le monde
que dépeint Proust exclut tout ce qui participe à
la production. L'attitude du snob, qui y donne le
ton, n'est rien d'autre que, poussée à son extrême
logique, organisée et passée à la trempe, la consi­
dération de l'existence dans la perspective du pur
consommateur 1 • Son œuvre recèle une critique
impitoyable et pénétrante de la société actuelle, que
l'on a encore à peine entrepris de mettre en évi­
dence. Une chose n'en est pas moins claire : à com­
mencer par la structure, qui unit la fiction, les
mémoires et le commentaire, jusqu'à la syntaxe de
ces phrases sans rivages (ce Nil du langage qui
déborde ici, pour les fertiliser, sur les plaines de la
vérité), l'écrivain est partout présent, et, prenant
position, rendant compte, se tient constamment à la
disposition du lecteur. En aucun cas un auteur qui
ne se revendique pas d'abord comme écrivain, ne
peut prétendre jouer un rôle public. La France a
cette chance que la confrontation extrêmement sus­
pecte entre le « poète » et !'« écrivain >> n'a j amais
pu vraiment y prendre pied. Aujourd'hui plus que
jamais, la conception que l'écrivain se fait de son tra­
vail joue un rôle déterminant ; d'autant plus quand
c'est un poète qui essaye de mettre cette idée en
lumière.
Nous voulons parler de Paul Valéry. Son person­
nage est symptomatique de la fonction de l'écrivain

1 . N. d. T. : Cf. supra, « L'image proustienne », t. II, p. 147 sq. (PR)


L 'écrivain français 395

dans . la société; Et cette valeur symptomatique est


étroitement liée aux qualités incontestables de sa
production. Parmi les écrivains français actuels,
Valéry est le plus grand technicien de la. corpora­
tion. Il a réfléchi comme nul autre à la technique de
l'écriture. Et l'on aurait peut-être déjà suffisamment
caractérisé la place particulière qu'il occupe, en
disant que le travail de l'écrivain, pour lui; est au
premier chef une technique.
Il importe de noter que ce travail, aux yeux de
Valéry, inclut la poésie. Il s'est distingué avec la
même vigueur comme poète lyrique et comme
essayiste, et ce, dans les deux cas, sans négliger
de rendre régulièrement compte de sa technique.
Valéry 1 examine en inquisiteur l'intelligence de
l'écrivain, celle du poète en particulier ; il exige
qu'on en finisse avec l'idée si répandue que l'intelli­
gence irait de soi chez le premier, pour ne rien dire
de l 'idée encore beaucoup plus répandue que chez
le second elle n'aurait rien à dire. Lui-même en est
pourvu, et d'une intelligence qui ne va nullement de
soi. Rien de plus déconcertant que ce Monsieur
Teste en qui elle s'incarne. Monsieur Teste est, par
son allure extérieure, un petit bourgeois, par ses
conditions d'existence, un rentier. Il reste chez lui,
fréquente peu de monde et s'en remet pour le reste
aux soins de sa femme. Monsieur Teste est une per­
sonnification de l'intellect qui rappelle beaucoup le
Dieu dont traite la théologie négative de Nicolas de
Cues. Tout ce qu'on peut savoir de Teste débouche
sur la négation. « Toute émotion, tout sentiment
marque un défaut d'adaptation 2• » Si profondément

1 . N. d. T. : Sur tout le passage suivant, cf. supra, « Paul Valéry>>,


t. II, p. 322-329. (PR)
2. N. d. T. : P. Valéry, Mauvaises pensées, in Œuvres, t. Il, éd.
Jean Hytier, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1 960,
p. 866. (PR)
396 Œuvres

homme que se sente Monsieur Teste - il a fait


entièrement sienne cette maxime de Valéry, selon
laquelle « les plus importantes pensées sont celles
qui contredisent nos sentiments 1 ». Car il est aussi la
négation de l'« humain ». « Voici venir le crépuscule
du Vague et s'apprêter le règne de l'Inhumain, qui
naîtra de la netteté, de la rigueur et de la pureté
dans les choses humaines 2• » Rien de saillant, rien
de pathétique, rien d'« humain » n'entre dans la
sphère de cet étrange personnage, à l'image duquel
doit être formé le pur écrivain. La pensée repré­
sente pour lui l'unique substance d'où puisse naître
le parfait. << Un écrivain classique, selon sa défini­
tion, est un écrivain qui dissimule ou résorbe les
associations d'idées 3• »
Monsieur Teste n'est cependant rien d'autre que
le représentant, à l'échelle de la bourgeoisie fran­
çaise, d'une expérience intérieure que Valéry a
essayé de retracer chez quelques grands artistes, où
elle apparaît à l'échelle de l'humanité. Ainsi, l'un de
ses premiers ouvrages est une Introduction à la
méthode de Léonard de Vinci. Léonard apparaît ici
comme l'artiste qui, en aucun endroit de son œuvre,
n'a renoncé à se faire l'idée la plus précise de son
travail et de sa manière de procéder. Valéry disait
qu'une page médiocre, s'il pouvait y répondre de
chaque mot tracé par sa plume, lui serait plus pré­
cieuse qu'un ouvrage parfait qu'il devrait aux puis­
sances du hasard et de l'inspiration. De même
ailleurs :
<< Notre insuffisance d'esprit est précisément le
domaine des puissances du hasard, des dieux et du
destin. Si nous avions réponse à tout - j 'entends

1 . N. d. T. : P. Valéry, Tel Quel, op. cit., p. 764. (PR)


2. N. d. T. : Ibid. p. 62 1 . (PR)
3. N. d. T. : Ibid., p. 563. (PR)
L'écrivain français 397

réponse exacte - ces puissances n'existeraient pas.


[ . . .] Nous le sentons si bien que nous nous tournons
à la fin contre nos questions. C'est par quoi il faut
au contraire commencer. Il faut former en soi une
question antérieure à toutes les autres, et qui leur
demande à chacune ce qu'elle vaut 1 . »
De telles pensées 2 doivent être strictement rappor­
tées à la période héroïque de la bourgeoisie euro­
péenne : c'est seulement ainsi que nous dominerons
l'étonnement de rencontrer encore une fois, en l'un
de� points les plus avancés du vieil humanisme euro­
péen, l'idée de progrès. Dans son acception solide
et authentique : l'idée d'un progrès transmissible
par des méthodes, qui correspond aussi manifeste­
ment au concept valéryen de construction qu'elle
s'oppose à l'invocation obsessionnelle de l'inspira­
tion. « L'œuvre d'art, a dit l'un de ses interprètes,
n'est pas une création : elle est une construction où
l'analyse, le calcul, le plan jouent le rôle principal. »
Ainsi s'atteste chez Valéry l'ultime vertu du proces­
sus méthodique, qui est d'élever le chercheur au-des­
sus de lui-même. Qui donc, en effet, est Monsieur
Teste, sinon le sujet humain qui s'apprête à fran­
chir le seuil historique au-delà duquel l'individu
harmonieusement formé, se satisfaisant lui-même,
se transforme dans le technicien et le spécialiste,
prêt à s'intégrer dans un vaste projet ? Cette idée
d'un projet à grande échelle, Valéry n'est pas arrivé
à la transposer du domaine de l'œuvre d'art à celui
de la communauté humaine. Le seuil n'est pas fran­
chi ; l'intellect demeure une affaire privée, et c' est là
le mélancolique secret de Monsieur Teste. Deux ou
trois décennies plus tôt, Lautréamont avait dit : « La

! . N. d. T. : Ibid., p. 647. (PR)


2 . N. d. T. : Sur le passage suivant, cf. supra, « Paul Valéry », t. Il,
p. 327 sq. (PR)
398 Œuvres

poésie doit être faite par tous. Non par un 1 • » Ces


mots ne sont pas parvenus jusqu'à M. Teste.
Le seuil qui pour Valéry n'était pas franchissable,
Gide l'a récemment franchi. Il s'est rallié au com­
munisme. Cela jette un jour caractéristique sur
l'évolution des problèmes dans cette partie la plus
avancée de l'intelligentsia française dont nous cher­
chons ici à présenter l'image. On peut dire que Gide
n'a brûlé aucune des étapes de cette évolution au
cours des quarante dernières années. La première
serait la critique des Déracinés de Barrès. Elle
contenait davantage qu'un rejet catégorique de cet
hymne au terroir. Elle contenait un renversement
interprétatif. Des quatre personnages principaux
par lesquels Barrès illustre les thèses de son natio­
nalisme, Gide ne peut s'intéresser qu'à celui qui est
le plus profondément déclassé et qui devient un
assassin. << [ . ] si Racadot n'eût jamais quitté la Lor­
. .

raine, il n'eût jamais assassiné, mais alors il ne


m'intéresserait plus du tout 2• » D'être << déraciné »
contraint Racadot à l'originalité. C 'est là, selon
Gide, le véritable sujet du livre. C 'est d'abord sous
le signe de l'originalité que Gide a voulu épuiser
tout l'éventail des possibilités que son tempérament
et son évolution avaient placées en lui ; et plus ces
possibilités se révélaient inquiétantes, plus implaca­
blement il s'efforçait de leur faire place - aux yeux
de tous - dans sa propre vie. Les contradictions
internes étaient, dans cette attitude, la dernière
chose qui eût pu le faire douter. << Ayant choisi une
direction, dit-il, je l'ai toujours suivie jusqu'au bout,

1 . N. d. T. : Lautréamont, Poésies Il, in Lautréamont - Germain


Nouveau, Œuvres complètes, éd. P.-O. Walzer, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1 970, p. 285. (PR)
2. N. d. T. : André Gide, «À propos des Déracinés de M. BarrèS >>,
in Essais critiques, éd. P. Masson, Paris, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1 999, p. 6. (PR)
L 'écrivain français 399

pour pouvoir me tourner ensuite avec la même


résolution dans la direction opposée. » Ce refus fon­
damental du juste milieu, cette profession de foi dans
les extrêmes, c'est la dialectique, non pas comme
méthode intellectuelle, mais comme souffle vital et
comme passion. Le monde, dans ses extrêmes, est
encore intact, encore sain, encore naturel. Et ce qui
pousse Gide vers ces extrêmes, ce n'est ni la curio­
sité, ni le zèle apologétique, mais la passion dialec­
tique.
On a dit que la nature gidienne n'est pas riche.
Cette remarque n'est pas seulement exacte ; elle
est décisive. Du reste l'attitude de Gide lui-même
montre qu'il a dans une certaine mesure pris
conscience de cette situation.
« À l'origine de chaque grande réforme morale [ . . . ]
nous trouverons toujours un petit mystère physiolo­
gique, une insatisfaction de la chair, une inquiétude,
une anomalie [. : .]. Le malaise dont souffre le réforma­
teur est celui d'un déséquilibre intérieur. Les densités,
les positions, les valeurs morales lui sont proposées
différentes, et le réformateur travaille à les réaccor­
der : il aspire à un nouvel équilibre ; son œuvre n'est
qu'un essai de réorganisation selon sa raison, sa
logique, du désordre qu'il sent en lui 1• » << Une action,
déclare-t-il ailleurs, dans laquelle je ne reconnais pas
toutes les contradictions qui m'habitent, me trahit. >>
Combien de fois n'a-t-on jeté la suspicion sur l'at­
titude qu'expriment de telles paroles, et d'autres
semblables. Le critique Massis qualifie Gide de
démoniaque. Mais il est sans doute plus instructif
de relever que Gide n'a jamais revendiqué cet autre
démonisme que, précisément du côté bourgeois,
l'on prête si volontiers à l'artiste : la liberté du
génie. De même que Valéry intègre toute sa produc-

1 . N. d. T. : A. Gide, Dostoïevski (VI), op. cit., p. 643 sq. (PR)


400 Œuvres

tian dans sa vie intellectuelle, Gide intègre la sienne


dans sa vie morale. C 'est à cela qu'il doit son rôle
pédagogique. Depuis Barrès, il est le plus grand chef
de file qu'ait trouvé l'intelligentsia en France.
« D'ailleurs, écrit Malraux, il ne faut peut-être pas
considérer André Gide comme un philosophe. Je le
crois tout autre chose : un directeur de conscience.
C'est une profession admirable et singulière [ . . . ]
M. Maurice Barrès s'y employa longtemps ; M. Gide
aussi. Il n'est point négligeable, certes, d'être un
homme qui crée l'état d'esprit d'une époque. Mais,
alors que Barrès n'a su que donner des conseils,
Gide a montré cette lutte entre nos désirs et notre
dignité, entre nos aspirations et notre volonté de les
dominer ou de les utiliser [ . . . ] À la moitié de ceux
que l'on appelle "les jeunes" il a révélé la conscience
intellectuelle 1 • >>
L'influence dont il est question ici peut être étroi­
tement rattachée à un personnage précis, qui appa­
raît dans le roman Les Caves du Vatican. L'ouvra,ge
parut à la veille de la guerre, au moment où com­
mençaient à se dessiner dans la jeunesse des cou­
rants qui, par l'expressionnisme et le dadaïsme,
allaient déboucher plus tard dans le surréalisme.
Composant ses Pages choisies, dont il voulait faire
un bréviaire pour la jeunesse française, Gide avait
toutes les raisons d'y accueillir ce passage des Caves
du Vatican où l'on voit Lafcadio se décider à com­
mettre un meurtre. Le jeune héros de Gide se trouve
dans un wagon de chemin de fer, et ne supporte pas
la laideur d'un vieux monsieur qui voyage seul avec
lui. Il lui vient alors l'idée de s'en débarrasser.
<< Qui le verrait ? pensa Lafcadio. Là, tout près de

1 . N. d. T. : André Malraux, « Aspects d'André Gide », in Action


no 12, mars-avril 1 922, p. 20 sq. (références aimablement commu�
niquées par M. Philippe DelJ,:>Uech). (PR)
L 'écrivain français 40 1

ma main, sous ma main, cette double fermeture, que


je peux faire jouer aisément ; cette porte qui, cédant
tout à coup, le laisserait crouler en avant ; une petite
poussée suffirait ; il tomberait dans la nuit comme
une masse ; même on n'entendrait pas un cri [ . . ] Ce .

n'est pas tant des événements que j 'ai curiosité, que


de soi-même. Tel se croit capable de tout, qui, devant
que d'agir, recule . . . Qu'il y a loin, entre l'imagina�
tion et le fait ! . . . Et pas plus le droit de reprendre son
coup qu'aux échecs. Bah ! qui prévoirait tous les
risques, le jeu perdrait tout intérêt 1 ! »
Lentement, froidement, Lafcadio compte jusqu'à
dix, puis précipite l'homme hors du train, sans rai­
son, par simple curiosité de ses propres réactions.
Lafcadio a trouvé chez les surréalistes ses élèves les
plus zélés. Comme lui, ils ont débuté par une série
d'« actions gratuites » - des scandales immotivés,
presque oiseux. Mais leur activité a ensuite évolué
d'une manière qui permet d'éclairer rétrospective­
ment le personnage de Lafcadio. Car ils se sont mon­
trés toujours plus soucieux d'accorder aux mots
d'ordre de l'Internationale les scènes que peut-être ils
n'avaient montées d'abord que par jeu ou par curio­
sité. Et s'il pouvait encore y avoir un doute quant au
sens de cet extrême individualisme sous le signe
duquel est née l'œuvre de Gide, ce doute n'est plus de
mise -après le:; dernières professions de foi de l' écri­
vain. Car elles .nontrent comment cet individualisme
poussé à l'extrême deva;t, .me fois confronté au
monde environnant, basculer dans le communisme.
« Le plus clair de l'esprit démocratique, c'est peut­
être qu'il est anti-social 2. » Ces mots ne sont pas de

1 . N. d. T. : A. Gide, Les Caves du Vatican, in Romans, éd. Y. Davet


et J.-J. Thierry, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958,
p. 828 sq. (PR)
2. N . d. T. : Alain, op. cit., p. 139. (PR)
402 Œuvres

Gide, mais d'Alain. Gide n'a découvert que tardive-


. ment cet esprit de la démocratie ; il n'était aupara­
vant pas prêt à le reconnaître. D'une série de
voyages au cœur de l'Afrique, où il avait découvert
les conditions de vie des indigènes dans la société
coloniale, il rapporta des descriptions qui mirent en
émoi les milieux politisés. S'il avait heurté les esprits,
quelques années plus tôt, en prenant la défense des
homosexuels, il menaçait à présent l'ordre public en
se faisant l'avocat des noirs. Les facteurs politiques
lui inspirèrent finalement, à lui et à ceux qui le sui­
vaient, un certain nombre de prises de position. La
guerre du Maroc revêtit à cet égard, surtout pour la
jeunesse, une signification particulière.
Bien des attaques que subit le surréalisme, et dont
il tira du reste le plus grand profit, lui auraient été
épargnées s'il avait effectivement eu des origines
exclusivement politiques. C'était loin d'être le cas.
Le surréalisme a grandi dans l'espace restreint d'un
cercle littéraire groupé autour d'Apollinaire. Aragon 1
a montré dans Une vague de rêves, en 1 924, en quelle
substance anodine et inattendue se trouvait ini­
tialement enfermé le noyau dialectique qui s�est
développé dans le surréalisme. En ce temps-là, le
mouvement déferla sur ses fondateurs sous la forme
d'une vague de rêves porteuse d'inspiration. La vie
ne semblait digne d'être vécue que là où le seuil entre
veille et sommeil était en chacun creusé comme par
le flux et le reflux d'un énorme flot d'images ; la
langue ne semblait être elle-même que là où le son et
l'image, l'image et le son, avec une exactitude auto­
matique, s'engrenaient si heureusement qu'il ne res­
tait plus le moindre interstice pour le << sens ». « Gagner
à la révolution les forces de l'ivresse >> - voilà à 'quoi

1 . N. d. T. : Sur le passage suivant, cf. supra, " Le surréalisme »,


t. II, p. 1 1 5. (PR)
L'écrivain français 403

tendait vraiment l'entreprise. Mais avec l' évolu­


tion dialectique du mouvement, cet espace d'image
auquel il s'était si audacieusement frayé un accès en
vint à se confondre de plus en plus avec celui de la
pratique politique. C'est en tout cas dans cet espace
que les membres du groupe situaient la patrie d'une
société sans classes. Il se peut qu'ils aient moins
perçu la promesse d'une telle société dans le maté­
rialisme didactique d'un Plekhanov ou d'un Boukha­
rine, que dans le matérialisme anthropologique que
véhiculaient leurs propres expériences et, avant eux,
celles d'un Lautréamont ou d'un Rimbaud. Quoi
qu'il en soit, cet univers de pensée présida aux inter­
ventions et aux productions du groupe, alors dirigé
par Breton et Aragon, jusqu'à ce que l'évolution poli­
tique lui permît de trouver une formulation plus
simple, plus concrète.
Depuis la fin de la guerre, la voix des intellectuels
de gauche, des artistes révolutionnaires, faisait auto­
rité pour une grande partie du public. Mais il est clai­
rement apparu qu'à cette reconnaissance publique
ne correspondait aucune efficacité sociale profonde.
D'où il ressort, comme dit Berl, qu'« un peintre n'est
pas plus révolutionnaire pour avoir "révolutionné"
la peinture, qu'un couturier comme Poiret pour avoir
"révolutionné" la mode 1 » . Les œuvres les plus avan­
cées et les plus audacieuses de l'avant-garde, dans
tous les arts, n'ont eu d'autre public - que ce soit en
France ou en Allemagne - que la grande bourgeoi­
sie. Ce qui fournit - sinon, assurément, un jugement
sur leur valeur - du moins une indication sur le flou
politique des groupes qui étaient à l'origine de ces
manifestations. Les courants littéraires des années
vingt ont été régulièrement et profondément influen­
cés par l'anarchisme ; l'élimination progressive de

1 . N. d. T. : E. Berl, op. cit., p. 1 60. (PR)


404 Œuvres

cette influence marque l'évolution du surréalisme


depuis sa naissance jusqu'à aujourd'hui. Le tournant
décisif se situe vers le milieu des années vingt. En
1 926 parut le livre de Blaise Cendrars, Moravagine.
Dans le type du terroriste révolutionnaire qui se
trouve décrit dans ces pages, les intellectuels de
gauche pouvaient voir le reflet de leur ancien idéal,
dont ils ne devaient pas tarder à se déprendre.
<< À quel mobile pouvions-nous obéir en préparant

notre attentat contre le tsar et quel pouvait bien être


notre état d'esprit ? Je me le suis souvent demandé
en observant mes camarades. [ . . . ] Tout en eux est
flétri, mort. Les sentiments s'écaillent, tombent en
poussière ; les sens vitrifiés ne peuvent plus jouir de
rien et se cassent net à la moindre tentative. Inté­
rieurement, chacun de nous était comme dévoré par
un incendie et notre cœur n'était plus qu'une pincée
de cendres. Notre âme était dévastée. Il y avait long­
temps que nous ne croyions plus à rien, même pas à
rien. Les nihilistes de 18 8 0 étaient une secte mys­
tique, des rêveurs, les routiniers du bonheur univer­
sel. Nous, nous étions aux antipodes de ces jobards
et de leurs fumeuses théories. Nous étions des
hommes d'action, des techniciens, des spécialistes,
les pionniers d'une génération moderne vouée à la
mort, les annonciateurs de la révolution mondiale,
les précurseurs de la destruction universelle, [ . . . ].
Anges ou démons ? Non, permettez-moi de rire : des
automates, tout simplement. [ . . . ] [Chacun de nous
vivait] non pas dans l'ombre d'un ange gardien ou
dans les plis de sa robe, mais comme au pied de son
propre double qui se détachait pel} à peu de lui pour
prendre corps et se matérialiser. Etrange projection
de nous-mêmes, cès êtres nouveaux nous absor­
baient au point que nous entrions insensiblement
dans leur peau, jusqu'à identification complète, et
nos derniers préparatifs ressemblaient fort a la mise
L'écrivain françazs 405

au point de ces terribles, de ces orgueilleux auto­


mates connus en magie sous le nom de Téraphims.
Comme eux, nous allions détruire une ville, dévaster
un pays et fracasser entre nos terribles mâchoires la
famille impériale 1• »
La guerre civile en Russie appartient à l'Histoire.
Entre-temps, d'autres guerres civiles ont éclaté ail­
leurs. Et il ne tient pas seulement au faible niveau
d'éducation politique qui caractérise l'intelligentsia
littéraire occidentale, mais à la situation même de
l'Europe de l'Ouest, que les atmosphères et les
questions liées à la guerre civile l'intéressent davan­
tage que les faits marquants de la construçtion de
la société soviétique. L'œuvre de Malraux est à cet
égard révélatrice. Son dernier livre - tout comme
son précédent roman, Les Conquérants - a pour
cadre la Chine des guerres civiles. Dans La Condi­
tion humaine, Malraux n'anticipe ni sur le travail
de l'historien, ni même seulement sur celui du
chroniqueur à venir. Cet épisode du soulèvement
révolutionnaire de Shanghai, que Tchang Kaï-chek
parviendra à liquider, n'est transparent ni sur le
plan économique ni sur le plan politique. Il cons­
titue l'arrière-plan sur lequel se détache un groupe
d'hommes activement impliqués dans les événe­
ments. Si diverses que soient les formes que revêt
cette implication, si différents que soient ces hommes
par l'origine et le tempérament, si opposées que
soient leurs attitudes à l'égard de la classe domi­
nante - ils ont en commun d'être tous issus de
cette classe. Ils travaillent pour elle ou contre
elle ; ils lui ont tourné le dos ou ont été rejetés par
elle ; ils la représentent ou voient clair dans son jeu
- mais chacun d'eux en est profondément impré-

1 . N. d. T. : Blaise Cendrars, Moravagine, Paris, Grasset, 1 926,


rééd. Livre de Poche, p. 71, 72, 78 sq. (PR)
406 Œuvres

gné. Même les révolutionnaires professionnels qui


sont au premier plan du livre.
Malraux n'en dit rien. En a-t-il conscience ? Il en
. apporte en tout cas la démonstration. Car c'est seu­
. lement de cette homogénéité cachée de ses person­
nages que se nourrit l'œuvre, qui est chargée de la
tension dialectique d'où procède l'action révolution­
naire de l'intelligentsia. Que cette intelligentsia a
déserté sa classe pour rallier la cause du prolétariat,
cela ne signifie pas que celui-ci l'ait accueillie dans
ses rangs. Il ne l'a pas fait. D'où la dialectique à
laquelle obéissent les personnages de Malraux. Ils
vivent pour le prolétariat ; mais ils n'agissent pas en
prolétaires. En tout cas, ils agissent moins poussés
par la conscience de leur appartenance de classe que
par la conscience de leur solitude. Telle est la souf­
france à laquelle aucun de ces hommes n'échappe.
C'est aussi elle qui leur donne leur dignité. « Il n'y a
pas de dignité qui ne se fonde sur la douleur 1 • » La
douleur rend solitaire, et se nourrit de la solitude
qu'elle engendre. Lui échapper est le but fanatique­
ment poursuivi par ceux dont on entend ici la voix.
Le pathos de ce livre est lié plus intimement qu'on ne
croit à son nihilisme.
À quel besoin de l'homme répond l'action révolu­
tionnaire ? - cette question ne peut être posée qu'à
partir de la situation tout à fait particulière de l'in­
tellectuel. Elle est assurément conforme à la soli­
tude qui est la sienne. Mais dans la mesure où, avec
Malraux, l'intellectuel fait de cette solitude l'essence
de la « condition humaine », il s'interdit de voir les
autres facteurs, éminemment dignes d'intérêt, d'où
naît l'action révolutionnaire de masse. Car la masse
a d'autres besoins, elle se retrouve dans d'autres

l. N. d. T. : André Malraux, La Condition humaine, Paris, Galli­


mard, 1 933, rééd. coll. Folio, p. 283. (PR)
L'écrivain français 407

modes de réaction, qui ne paraissent généralement


primitifs qu'à des psychologues primitifs. Les ana­
lyses de Malraux trouvent leur limite dans l'action
des masses prolétariennes, telle qu'elle a tenté de
s'organiser au cours de l'histoire dans les révolu­
tions. Mais, pourrait-on objecter, ce sont aussi les
limites dans lesquelles s'inscrit son intrigue. Assuré­
ment. Sauf qu'on peut se demander dans quelle
mesure l'auteur, sur un tel matériau, reste libre de
construire l'intrigue à sa guise. A-t-il vraiment le
droit de s'astreindre à ne pas anticiper sur le travail
de l'historien ? Peut-il y avoir une littérature vrai­
ment révolutionnaire qui n'ait une portée didac­
tique ?
Il était réservé au surréalisme d'éclaircir ces ques­
tions, et de mettre ainsi en pleine lumière la crise de
la littérature. Les conditions dont dépendait l'ac­
complissement de cette tâche - même si peu s'en
sont encore acquittés à ce jour - étaient parvenues
à maturité. Elles tenaient à l'émergence du nouveau
nationalisme, qui révéla les traits véridiques du por­
trait que Barrès avait dressé de !'« intellectuel ». Elles
tenaient à la crise du parlementarisme, qui rendait
de plus en plus incertain l'accès des jeunes intellec­
tuels au groupe des « cadres » dont Alain incarnait
l'esprit. Elles tenaient au fait que l'internationa­
lisme, compris à la manière de Benda comme un
projet culturel, était sur le point d'être soumis à rude
épreuve. Elles tenaient à la rapidité avec laquylle
l'image de Péguy était entrée dans la légende, et à
l'impossibilité de trouver dans ses écrits des repères
pour la situation à laquelle les écrivains sont confron­
tés aujourd'hui. Elles tenaient à cette conviction
qui progressivement s'imposa aux scrupuleux : qu'il
leur fallait apprendre à renoncer à un public dont ils
ne pouvaient plus satisfaire les besoins sans trahir
leurs propres certitudes. Ces conditions avaient
408 Œuvres

été indirectement signalées par un ecnvain aussi


éminent que Valéry, dont la figure aurait perdu
sa dimension problématique s'il avait eu la force
d'affronter la contradiction qui existe entre sa tech­
nique et la société au service de laquelle il la met.
Elles tenaient enfin, ces conditions, à l'exemple
donné par André Gide.
L'élément déterminant, dans tout cela, est que les
surréalistes se sont attaqués à ce problème par une
voie qui leur permettait d'exploiter pleinement les
conditions que nous venons d'énumérer. Ils ont ainsi
diversement imité l'acte frivole de Lafcadio, avant
de passer à des choses plus sérieuses. À ce que
Valéry appelle la « poésie pure », ils ont ainsi donné
une forme plus déterminée à travers certains dispo­
sitifs où la poésie était utilisée comme une clé pour
déchiffrer les psychoses. Ils ont ainsi assigné sa place
à l'écrivain comme technicien, en reconnaissant au
prolétariat le droit de disposer de sa technique,
parce que lui seul est tributaire de la technique dans
son stade le plus avancé. En un mot - et c 'est là le
point décisif -, les surréalistes sont arrivés là où
ils en sont sans passer de compromis, en exerçant
continuellement un contrôle critique sur leur propre
position. Ils y sont arrivés en tant qu'intellectuels
- ce qui veut dire par le chemin le plus long. Car le
chemin de l'intellectuel pour parvenir à la critique
radicale de l'ordre social est le plus long, comme
celui du prolétaire est le plus court. C'est pourquoi
ils ont déclaré la guerre à Barbusse et à tous ceux qui
essayent de raccourcir ce chemin par le biais des
« convictions ». C'est pourquoi il n'y a pas de place
pour eux parmi les peintres de la misère.
Le petit-bourgeois qui a décidé de prendre au
sérieux ses désirs libertaires et érotiques ne présente
plus ces dehors idylliques que Chardonne salue en
lui. Plus il proclame haut et fort de telles aspirations,
L'écrivain français 409

plus il arrive sûrement - par un chemin qui pour lui


est à la fois le plus long et le seul praticable - à la
politique. Il cesse au même instant d'être le petit­
bourgeois qu'il était. << Les écrivains révolutionnaires,
dit Aragon, lorsqu'ils sont de provenance bourgeoise,
apparaissent essentiellement et décisivement comme
des traîtres à leur classe d'origine. » Ils deviennent
des militants politiques : en tant que tels ils sont les
seuls à pouvoir déchiffrer cette sombre prophétie
d'Apollinaire que nous avons citée en commençant.
Ils savent d'expérience pourquoi la création litté­
raire - la seule à laquelle ils reconnaissent encore
ce titre - est chose dangereuse.
29

Franz Kafka
Pour le dixième anniversaire de sa mort 1

POTEMKINE

O n raconte que Potemkine2 souffrait de graves


crises de dépression, qui revenaient plus ou moins
régulièrement et pendant lesquelles personne n'avait
le droit de l'approcher, l'accès de sa chambre étant
alors strictement interdit. À la Cour on ne faisait
aucune mention de cette maladie, et l'on savait en
particulier que quiconque risquait une allusion en ce
sens encourait la disgrâce de l'impératrice Cathe­
rine. Or l'une des crises du Chambellan dura un
temps exceptionnellement long, ce qui entraîna de
sérieux embarras. Dans les bureaux s'accumulaient
des documents dont la tsarine réclamait l' expédi­
tion, laquelle était impossible sans la signature de
Potemkine. Les hauts fonctionnaires ne voyaient

1 . N. d. T. : Première publication (partielle) dans la Jüdische


Rundschau (2 1 et 28 décembre 1 934). La traduction de Maurice de
Gandillac, basée sur ce texte incomplet, ne comporte pas la section
intitulée « Sanche Pança ». (PR)
2. N. d. T. : L'anecdote, rapportée par Pouchkine, est également
exploitée par Ernst Bloch dans Traces ( 1930). Cf. « La signature de
Potemkine», in Traces, trad. P. Guillet et H. Hildenbrand, Paris,
Gallimard, 1 968, p. 99 sq. (PR)
Franz Kafka 411

aucune solution. Le hasard voulut alors qu'un petit


greffier subalterne, Chouvalkine, se trouvât dans
l'antichambre du Chambellan où, comme d'habi­
tude, les conseillers d' État réunis faisaient entendre
leurs plaintes désolées. Zélé, Chouvalkine leur
demanda : << Qu'y a-t-il donc, Excellences ? En quoi
puis-je aider vos Excellences ? >> On le mit au courant
de la situation, en regrettant de ne pouvoir recourir
à ses services. « Si ce n'est que cela, répondit Chou­
valkine, laissez-moi les documents. Je vous en prie. >>
N'ayant rien à perdre, les conseillers d'État se lais­
sèrent persuader, et Chouvalkine, la liasse de docu­
ments sous le bras, traversa galeries et corridors
jusqu'à la chambre à coucher de Potemkine. Sans
frapper, sans même s'arrêter, il baissa la poignée de
la porte. La chambre n'était pas fermée à clé. Dans
la pénombre, vêtu d'une robe de chambre élimée,
Potemkine était assis sur son lit et se rongeait les
ongles. Chouvalkine s'avança jusqu'au bureau, plon­
gea la plume dans l'encrier et, sans un mot, la mit
dans la main de Potemkine ; puis il posa le premier
document venu sur ses genoux. Après avoir jeté un
regard absent sur l'intrus, comme en rêve, Potem­
kine signa le document, puis, un second, et tous les
autres à la suite. Après avoir rangé le dernier en
sûreté, Chouvalkine, sans autre forme de procès,
quitta la chambre comme il était venu, son dossier
sous le bras. Brandissant triomphalement les docu­
ments, il revint dans l'antichambre. Les conseillers
d'État se précipitèrent sur lui, lui arrachèrent les
papiers des mains. Le souffle court, ils examinèrent
les pièces. Personne ne disait un mot ; le groupe res­
tait figé. Chouvalkine s'approcha de nouveau, et de
nouveau s'informa avec zèle de ce qui causait la
consternation de ces messieurs. Alors, à son tour, il
découvrit la signature. Tous les documents étaient
signés : Chouvalkine, Chouvalkine, Chouvalkine . . .
412 Œuvres

Cette histoire est comme un héraut qui, avec deux


siècles d'avance, précède l'œuvre de Kafka. L'énigme
qui y prend forme est celle de Kafka. Le monde des
chancelleries et des greffes, des chambres obscures
qui sentent le moisi et le renfermé, est le monde de
Kafka. Le zélé Chouvalkine, qui prend tout tellement
à la légère et se retrouve finalement les mains vides,
est le K. de Kafka. La figure défaite et somnolente de
Potemkine, qui végète dans une chambre écartée
dont l'accès est interdit, est un ancêtre de ces puis­
sants qui, chez Kafka, nichent .comme juges dans les
greniers, comme secrétaires dans le château et qui, si
haut qu'ils soient placés, sont toujours des êtres
déchus, ou plutôt déclinants, mais qui tout à coup,
même chez les plus subalternes et les plus dépra­
vés - les portiers et les fonctionnaires séniles - peu­
vent surgir dans toute la plénitude de leur puissance.
Que contemplent-ils dans leur léthargie ? Peut-être
sont-ils les descendants de ces Atlantes qui portent le
globe terrestre sur leur nuque ? N'est-ce pas pour cela
qu'ils penchent « la tête si bas qu'on [distingue] à
peine les yeux 1 », comme le châtelain sur son portrait
ou comme Klamm quand il est seul avec lui-même ?
Non, ils ne portent pas le globe terrestre, mais les
choses les plus quotidiennes pèsent bien assez lourd :
« Son épuisement est celui d'un gladiateur après le
combat ; son travail fut le badigeonnage d'un coin de
bureau dans une administration 2 • » - Georg Lukacs
a dit que, pour faire aujourd'hui une table convenable,
il faut avoir le génie architectural de Michel-Ange.
Comme Lukacs en termes d'époques historiques,
\

1. N. d. T. : Le Château, trad. A. Vialatte, in Kafka, Œuvres com­


plètes, t. 1, éd. Claude David, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1976, p. 498. (PR)
2. N. d. T. : Journaux (nov. 1 9 1 7), trad. M. Robert, in Kafka,
Œuvres complètes, t. III, éd. Claude David, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1 984, p. 45 1 . (PR)
Franz Kafka 413

Kafka pense e n termes d'âges du monde. Pour effec­


tuer tm badigeon, l'homme doit remuer des âges du
monde. Et cela, jusque dans le geste le plus ordinaire.
À maintes reprises, et pour des motifs souvent
étranges, les personnages de Kafka battent des mains.
Une fois cependant, on nous dit en passant que ces
mains sont en réalité des « marteaux-pilons 1 ».
Ces puissants nous apparaissent dans un mouve­
ment lent et continu - déclinant ou ascendant. Mais
ils ne sont nulle part si terribles que lorsqu'ils surgis­
sent de la plus profonde dégradation : d'entre les
pères. Le père hébété et sénile, que le fils vient de
coucher doucement en lui disant : « Sois tranquille,
tu es bien couvert », ce père s'écrie : « "Non ! " [ . . . ]
avant même que la réponse fût finie, et il rejeta la
couverture avec une telle force qu'elle se déploya un
instant tout entière dans son vol, puis il se dressa
debout sur son lit. Il s'appuyait seulement d'une
main au plafond : 'Tu voulais me couvrir, je le sais,
petit vaurien, mais je ne suis pas encore couvert. Ce
sont peut-être mes dernières forces, mais c'est assez
pour toi, c'est même trop ! [ . . . ] Mais heureusement
personne n'a besoin d'apprendre à un père à voir
dans le cœur de son fils." [ . . . ] Il se tenait debout, par­
faitement libre, et lançait des coups de pied. Il
rayonnait d'intelligence. [ . . . ] . "Tu sais donc mainte­
nant ce qu'il y a eu en dehors de toi ! Jusqu'ici tu ne
connaissais rien d'autre que toi-même ! Tu étais, au
fond, un enfant innocent, mais plus au fond encore
un être diabolique ! " 2 » En rejetant le poids de la cou-

1. N. d. T. : << Le spectateur de la galerie », in Kafka, Œuvres com­


plètes, t. II, trad. Cl. David, M. Robert et A. Vialatte, Paris, Galli­
mard, Bibliothèque de la Pléiade, 1 980, p. 438. Les références aux
textes de Kafka seront désormais données dans cette édition, par
simple indication du titre, du tome et de la page. (PR)
2. N. d. T. : <<Le verdict » (trad. légèrement modifiée), t. II,
p. 1 88-1 9 1 . (PR)
414 Œuvres

verture, le père rejette en même temps une charge


universelle. Ce sont les âges du monde qu'il doit
remuer pout faire de l'immémoriale relation père­
fils une relation vivante et riche de conséquences.
Mais de quelles conséquences ! Il condamne le fils à
la mort par noyade. Le père est celui qui punit. La
culpabilité l'attire comme elle attire les fonction­
naires de justice. Tout indique que, pour Kafka, le
monde des fonctionnaires et celui des pères se
confondent. La ressemblance n'est pas à leur hon­
neur. Elle est faite d'hébétude, de dégradation et de
crasse. L'uniforme du père est constellé de taches,
son linge de corps est douteux. La crasse est l'élé­
ment vital des fonctionnaires. << Elle n'arrivait même
pas à comprendre pourquoi il y avait des heures
d'audience. "Pour salir le perron" lui avait dit un
jour, probablement dans un moment d'irritation,
un fonctionnaire qu'elle questionnait ; mais elle avait
trouvé ce motif lumineux 1 • » La saleté est à tel point
l'attribut des fonctionnaires qu'on pourrait
littéralement les considérer comme des parasites
géants. Non pas, bien entendu, d'un point de vue
économique, niais relativement aux forces de raison
et d'humanité dont se nourrit cette engeance. C'est
de la même façon, dans les étranges familles de
Kafka, que le père se nourrit du fils, pèse sur lui
comme un monstrueux parasite. Le père ne ronge
pas seulement la force du fils, il ronge son droit
d'exister. Le père, celui qui punit, est aussi celui
qui accuse. La faute dont il accuse son fils semble
une sorte de péché originel. De fait, la définition que
Kafka donne de celui-ci ne s'applique à personne
mieux qu'au fils : << Le péché originel, cette vieille
injustice que l'homme a commise, consiste dans le
reproche que l'homme fait et auquel il ne renonce

1 . N. d. T. : Le Château, t. I, p. 734. (PR)


Fran!- Kafka 415

pas, à savoir qu'une injustice a été commise à son


égard, qu'il a été victime d'un péché originel ! . » Mais
qui est accusé de ce péché originel - le péché
d'avoir engendré un héritier - sinon le père par le
fils ? Le pécheur serait donc le fils. Du principe posé
par Kafka on ne peut pourtant conclure que l'accusa­
tion est un péché parce qu'elle est fausse. Nulle part
il ne dit qu'elle est portée à tort. C'est un procès tou­
jours . pendant, et aucune cause ne reçoit une plus
trouble lumière que celle dans laquelle le père
invoque la solidarité de ces fonctionnaires, de ces
greffiers des tribunaux. Le pire chez eux n'est pas
une infinie corruptibilité. Car ils sont ainsi faits, fon­
damentalement, que leur vénalité est le seul espoir
que l'humanité puisse conserver à leur égard. Les tri­
bunaux, certes, se servent de Codes. Mais on n'a pas
le droit de les voir. « Le propre de cette justice, sup­
pose K., est que l'on est condamné en étant non seu­
lement innocent, mais aussi ignorant2. » Les lois et
les normes clairement définies demeurent dans le
monde primitif des règles non écrites. L'homme peut
les enfreindre à son insu, et se rendre ainsi coupable.
Mais si malheureuse qu'elle soit pour la personne
concernée, l'action des lois n'est pas, sur le plan du
droit, le fait du hasard : elle relève du destin, qui
se manifeste ici dans toute son ambiguïté. Déjà
Hermann Cohen, examinant brièvement l'antique
conception du destin, considérait qu'« on est forcé de
constater que ce sont ses ordonnances mêmes qui
semblent motiver et provoquer cette transgression,
cette chute 3. » Il en va de même pour la juridiction
dont la procédure s'exerce contre K. · Celle-ci renvoie,

1 . N. d. T. : Journaux (janv.-fév. 1 920), t. III, p. 496. (PR)


2. N. d. T. : Le Procès, t. I, p. 3 1 1 (trad. mod.). (PR)
3. N. d. T. : Hermann Cohen, Ethik des reinen Willens, seconde
édition, Berlin, B. Cassirer, 1 907, p. 362. (PR)
416 Œuvres

bien au-delà du temps de la Loi des Douze Tables, à


un monde primitif, sur lequel l'une des premières
victoires fut l'institution du droit écrit. Ici, le droit
écrit est certes fixé dans des Codes, mais des Codes qui
· sont tenus secrets et à travers lesquels ce monde pri­
mitif n'exerce son pouvoir que de façon plus absolue.
Entre la situation administrative et la situation
familiale, chez Kafka, les contacts sont multiples. Au
village du Château on use à cet égard d'une expres­
sion révélatrice : « On cite au village un proverbe que
tu connais peut-être déj à : "Les décisions de l'admi­
nistration sont timides comme des jouvencelles."
- Voilà qui est fort bien observé, dit K. [ . .] ; les déci­
.

sions de l'administration doivent avoir encore bien


d'autres traits communs avec les jouvencelles 1 • » De
ces traits, le plus remarquable est sans doute qu'elles
se prêtent à tout, comme les farouches jeunes filles
que K. rencontre dans Le Château et Le Procès, qui se
livrent à la débauche dans le giron familial comme
dans un lit. Il les trouve à chaque pas sur sa route ; la
suite se déroule avec encore moins de cérémonies
que la conquête de la fille d'auberge. « Ils s' enla­
cèrent, le petit corps brûlait dans les mains de K. ;
dans une sorte de pâmoison dont K. cherchait à tout
instant, mais vainement, à s'arracher, ils roulèrent
quelques pas plus loin, heurtèrent sourdement la
porte de Klamm et restèrent finalement étendus
dans les flaques de bière et les autres saletés dont le
sol était couvert. Des heures passèrent là, des heures
[ . . ] durant lesquelles K. ne cessa d'éprouver l'im­
.

pression qu'il se perdait ou qu'il se trouvait en pays


étranger plus loin que personne n'avait jamais été,
un pays où même l'air n'avait plus rien de l'air nata,l,
où l'on devait étouffer de dépaysement et où l'on
ne pouvait pourtant rien faire, au milieu d'insanes

1. N. d. T. : Le Château, t. I, p. 668. (PR)


Franz Kafka 417

séductions, que continuer à marcher, continuer à se


perdre 1. » De ce dépaysement, il sera encore ques­
tion. Il faut cependant noter que ces femmes débau­
chées ne sont jamais belles. Dans le monde de Kafka,
la beauté n'apparaît que dans les lieux les plus
cachés, par exemple chez les accusés. « C'est évidem­
ment, si j'ose dire, un phénomène d'histoire naturelle
assez curieux. [ . . ] Ce ne peut être la faute qui les
.

embellit [ . . . ], ce ne peut être non plus le juste châti­


ment qui d'avance les embellit [ . . .] ; cela ne peut donc
tenir qu'à la procédure qu'on a engagée contre eux et
dont ils portent en quelque sorte le reflet2• »
Le Procès laisse entendre que cette procédure est
d'ordinaire sans espoir pour les accusés - même
quand leur reste l'espoir d'être acquittés. C'est peut­
être cette absence d'espoir qui, seuls de tous les per­
sonnages kafkaïens, les fait paraître beaux. Du moins
cela s'accorderait-il fort bien avec un fragment de
conversation rapporté par Max Brod. « Je me rappelle
un entretien avec Kafka où nous étions partis de
l'Europe actuelle et du déclin de l'humanité. "Nous
sommes, disait-il, des pensées nihilistes, des idées de
suicide qui naissent dans l'esprit de Dieu." Ce mot
me fit aussitôt penser à la conception du monde des
gnostiques, Dieu comme méchant démiurge, dont le
monde est la chute originelle. Mais il protesta : "Non,
notre monde est simplement un accès de mauvaise
humeur de la part de Dieu, un mauvais jour." Je
répondis : "Ainsi, en dehors de cette forme sous
laquelle le monde nous apparaît, il y aurait de l'es­
poir ? " Il sourit : "Oh ! Assez d'espoir, une quantité
infinie d'espoir - mais pas pour nous." 3 » Ces mots

1 . N. d. T. : Ibid., p. 535. (PR)


2. N. d. T. : Le Procès, t. I. p. 427. (PR)
3. N. d. T. : Max Brod, « Der Dichter Franz Kafka », Die Neue
Rundschau, 1 92 1 ( 1 1• année), p. 1 2 1 3 . (PR)
418 Œuvres

jettent un pont vers ces très étranges figures kaf­


kaïennes, les seules qui aient échappé au giron fami­
lial et pour lesquelles il y ait peut-être de l'espoir. Ce
ne sont pas les animaux, pas même ces hybrides ou
composites que sont l'agneau-chat 1 ou Odradek2 :
tout cela vit encore sous la juridiction de la famille.
Ce n'est pas sans raison que Gregor Samsa se
réveille sous la forme · d'une vermine, justement,
dans la maison de ses parents 3 ; que l'animal singu­
lier, mi-chaton mi-agneau, fait partie de l'héritage
paternel ; qu'Odradek est le souci du père de famille.
Mais les « aides 4 », de fait, échappent à ce cercle.
Ces aides appartiennent à une série de p erson­
nages qui traverse toute l'œuvre de Kafka. Dans la
même lignée s'inscrivent le filou démasqué dans
Considération 5, l'étudiant que Karl Ro�mann se
découvre une nuit comme voisin de balcon 6 et les
fous qui habitent dans cette ville du Sud, et qui ne
sont jamais fatigués 7. Le demi-jour qui baigne leur
existence rappelle l'éclairage vacillant dans lequel
apparaissent les personnages des petites pièces de
Robert Walser - qui est également l'auteur du
Commis 8, un roman que Kafka aimait beaucoup.
Les légendes indiennes parlent des Gandharvés, qui

1 . N. d. T. : Cf. " Un croisement», t. II, p. 498 sq. (PR)


2. N. d. T. : Cf. « Le souci du père de famille », t. II, p. 523 sq.
(PR)
3. N. d. T. : Cf. " La métamorphose t. II, p. 1 92 sqq. (PR)
''•

4. N. d. T. : Ce sont les assistants qui sont attachés à l'arpenteur


K. dans Le Château. (PR)
S. N. d. T. : Betrachtung est le titre d).l premier recueil de nou­
velles de Kafka, publié par Ernst Rowohlt fin 1 9 1 2. Le texte « Un
filou démasqué» figure dans les Œuvres complètes, op. cit., t. II,
.
p. 1 78 sqq. (PR)
6. N. d. T. : Cf. L'Amérique, t. 1, p. 2 1 2 sqq. (PR)
7. N. d. T. : Cf. « Description d'un combat », t. Il, p. 65 sq. (PR)
8. N. d. T. : Le titre allemand Der Gehülfe renvoie directement
au terme qui désigne les « aides » de K. (die Gehilfen). (PR)
Franz Kafka 419

sont des créatures inachevées, des êtres au stade


nébuleux. De la même espèce sont les aides de
Kafka. Ils n'appartiennent à aucun autre cercle
de personnages, et ne sont étrangers à aucun : ce
sont les messagers qui s'affairent entre ces cercles.
Ils ressemblent, dit Kafka, à Barnabé, et Barnabé
est un messager. Ils ne sont pas encore complète­
ment détachés du giron maternel de la nature, et
c'est pourquoi << ils s'étaient installés dans un coin
sur deux vieilles robes de femme. Leur ambition
[ . ] était [ . . ] de tenir le moins de place possible ; ils
. . .

faisaient diverses tentatives en ce sens, tout en pro­


duisant un continuel bruissement de murmures
et de rires étouffés ; ils se pelotonnaient ensemble,
complètement enchevêtrés ; au petit matin, on ne
voyait dans leur coin qu'une sorte d'énorme nœud 1 • »
Pour eux et leurs pareils, pour les inachevés et les
malhabiles, il y a encore de l'espoir.
Ce qui se manifeste sous une forme plus libre
et délicate dans le pouvoir de ces messagers pèse
comme une sombre loi sur l'ensemble du monde de
ces créatures. Aucune n'a sa place fixe, ses contours
fermes et définitifs ; aucune d'elles qui ne soit saisie
en train de monter ou de tomber, aucune qui ne
permute avec son ennemi ou son voisin ; aucune qui
n'ait fait son temps et ne soit néanmoins immature,
aucune qui ne soit profondément épuisée et ne se
trouve pourtant qu'au seuil d'une longue durée. Il
n'est pas possible de parler ici d'ordres et de hié­
rarchies. Le monde du mythe, qui suggère de telles
classifications, est incomparablement plus jeune
que le monde de Kafka, auquel le mythe offre déjà
une promesse de salut. Mais une chose est . sûre :
Kafka n'a pas cédé à sa séduction. Nouvel Ulysse, il
laissa la tentation glisser sur << son regard fixé au

1 . N. d. T. : Le Château, t. I, p. 538 (trad. mod.). (PR)


420 Œuvres

loin ; les Sirènes disparurent littéralement devant sa


fermeté, et c'est précisément lorsqu'il fut le plus
près d'elles qu'il ignora .leur existence 1 ». Parmi les
ancêtres antiques de Kafka, les Juifs et les Chinois
dont il sera encore question plus loin, cet ancêtre
grec ne doit pas être oublié. Car Ulysse se tient sur
le seuil qui sépare le mythe du conte. Raison et ruse
ont introduit des feintes dans le mythe ; ses pouvoirs
cessent d'être irrésistibles. Le conte rapporte com­
ment ils ont été vaincus. Et Kafka, lorsqu'il s'occupa
de légendes, fit des contes pour dialecticiens. Il y
introduisit des petits tours de passe-passe, puis y
vit la preuve que << des moyens insuffisants, puérils
même, peuvent servir au salut2 ». Tels sont les pre­
miers mots · du récit intitulé << Le silence des Sirènes ».
Effectivement, chez lui, les sirènes se taisent ; elles
<< possèdent une arme plus terrible encore que leur
chant, et c'est leur silence ». Cette arme, elles l'ont
utilisée contre Ulysse. Mais lui, rapporte Kafka,
<< était si fertile en iiwentions, c'était un si rusé tom­
père que la déesse de la Destinée elle-même ne pou­
vait lire dans son cœur. Il est possible - encore
que l'intelligence humaine ne puisse plus le conce­
voir - qu'il ait réellement remarqué que les Sirènes
se taisaient et qu'il n'ait usé de la feinte décrite ci­
dessus que pour leur opposer, à elles et aux dieux,
une espèce de bouclier 3 ».
Chez Kafka, les Sirènes se taisent. Peut-être aussi
parce que, chez lui, la musique et le chant sont une
expression, ou du moins un gage de l'évasion. Un
gage de l'espoir qui nous vient de ce petit monde
intermédiaire, à la fois inachevé et quotidien, à la
fois consolateur et inepte, où les aides sont chez eux.

1. N. d. T. : << Le silence des Sirènes "• t. II, p. 543. (PR)


2 . N. d. T. : Ibid., p. 542. (PR)
3. N. d. T. : Ibid., p. 543. (PR)
Franz Kafka 42 1

Kafka ressemble à ce garçon qui partit un jour pour


apprendre la peur. Il arrive au palais de Potemkine,
mais finalement, dans les trous de la cave, il tombe
sur Joséphine, cette souris chantante, dont il décrit
ainsi la mélodie : « Il y a en elle quelque chose de notre
pauvre et courte enfance, quelque chose du bonheur
perdu qu'on ne retrouvera jamais, et quelque chose
aussi de notre vie présente, de nos activités du jour,
de leur petite gaillardise inexplicable, réelle cepen­
dant, qui résiste à tous les maux 1 . »

U N E P H O T O D ' E NF A N T 2

On possède une photo de Kafka, et rarement la


« pauvre et courte enfance » a été fixée en une image
plus poignante. Le cliché provient sans doute d'un
de ces studios du XIXe siècle, d'aspect si ambigu,
avec leurs draperies et leurs plantes vertes, leurs
tapisseries et leurs chevalets, à mi-chemin entre la
chambre de tortures et la salle du trône. Le garçon,
âgé d'environ six ans, est vêtu d'un costume d'en­
fant trop étroit, presque humiliant, surchargé de
passementeries ; il pose au milieu d'une sorte de jar­
din d'hiver, sur fond de feuilles de palmier. Et,
comme pour ajouter à la suffocante moiteur de ces
capitonnages tropicaux, il tient de la main gauche
un immense chapeau à larges bords, comme en par-

1. N. d. T. : « Joséphine la cantatrice ou le Peuple des souris »,


t. II, p. 783. (PR)
2. N. d. T. : Sous le titre « Le théâtre en plein air d'Oklahoma »,
la traduction de ce texte a paru dans les Cahiers Renaud-Barrault,
n° 50, février 1965, p. 3 1-41 . Le premier alinéa est repris, à peu
près littéralement, à la « Petite histoire de la photographie » (cf.
supra t. II, p. 306 sq.). (MdG)
422 Œuvres

tent les Espagnols. Des yeux immensément tristes


dominent ce paysage fait pour eux, où s'ouvre la
conque d'une grande oreille.
Cette profonde tristesse s'est peut-être consumée
dans l'ardent désir d'« être un Peau-Rouge >>. « Si
l'on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré, et,
sur son cheval fougueux, dressé sur les pattes de
derrière, sans cesse vibrer sur le sol vibrant, jusqu'à
ce qu'on quitte les éperons, car il n'y avait pas
d'éperons, jusqu'à ce qu'on jette les rênes, car il n'y
avait pas de rênes, et qu'on voie le pays devant soi
comme une lande tondue, déjà sans encolure et
sans tête de cheval 1 • >> Ce désir renferme beaucoup
de choses. L'accomplissement, qui a lieu en Amé­
rique, en révèle le secret. Que L 'Amérique occupe
une place singulière dans l'œuvre de Kafka, c'est ce
qu 'indique le nom même du héros. Tandis que dans
ses romans antérieurs 2, l'auteur ne se désignait
jamais autrement que par une initiale marmonnée,
on le voit ici renaître avec son nom complet sur
le nouveau continent. C'est dans le théâtre de la
nature d'Oklahoma que s'accomplit cette renais­
sance. « Karl aperçut au coin d'une rue une affiche
qui disait ceci : "Sur le champ de courses de Clay­
ton, on embauchera aujourd'hui de six heures du
matin à minuit pout le théâtre d'Oklahoma. Le
grand théâtre d'Oklahoma vous appelle ! Il ne vous
appellera qu'aujourd'hui ; c'est la première et la der­
nière fois ! Qui laisse passer cette occasion la laisse
passer pour toujours ! Si vous pensez à votre avenir

1 . N. d. T. : « Si l'on pouvait être un Peau-Rouge », t. II, p. 1 2 1 .


(PR)
2. N. d. T. : En réalité, L'Amérique est le premier roman de
Kafka, puisqu'il date de 1 9 1 2. Mais il ne devait être publié qu'en
1 927, après la mort de l'auteur, par les soins de Max Brod (qui
lui donna aussi son titre ; Kafka, lui, l'appelait Der Verschollene, Le
Disparu). (PR)
Franz Kafka 423

vous êtes des nôtres ! Chacun est le bienvenu chez


nous. Rêvez-vous de devenir artiste ? Venez ! Notre
théâtre emploie tout le monde, chacun à sa place.
Êtes-vous décidé ? Nous vous félicitons. Mais hâtez­
vous de vous présenter. Avant minuit ! Car à minuit
nous fermerons et nous n'ouvrirons plus jamais.
Malheur à qui ne nous aura pas crus. Allons ! En
route pour Clayton ! " 1 » L'homme qui lit cette pro­
clamation est Karl RoEmann, la troisième et la plus
heureuse incarnation de ce K. qui est le héros des
romans de Kafka, Le bonheur l'attend sur le théâtre
de la nature d'Oklahoma - qui est un véritable
champ de courses -, comme le malheur ou la
« détresse » l'avait autrefois assailli sur l'étroit tapis
de sa chambre, qu'il arpentait « comme la piste
d'un champ de courses 2 ». Depuis que Kafka a sou­
mis ses considérations « à la réflexion des gentle­
men-riders 3 >>, depuis qu'il a montré « le nouvel
avocat >> qui, <devant haut les cuisses, faisait réson­
ner le marbre sous ses pas et montait un à un les
degrés du palais 4 >>, depuis qu'il a décrit les « enfants
sur la grand-route 5 ,, trottant à travers champs à
grandes foulées, les bras croisés, l'image est deve­
nue familière à l'écrivain ; et il arrive en effet que
Karl RoSmann, rendu distrait par un reste de som­
meil, « [allonge] parfois trop sa foulée, ce qui lui
[fait] perdre du temps 6 >>. Aussi n'est-ce que sur un

1. N. d. T. : L'Amérique, t. 1, p. 235. (PR)


2. N. d. T. : << Détresse», t. II, p. 1 30. On notera que << RoBmann>>,
le nom du héros de L'Amérique, suggère l'idée d'un << cavalier>>,
voire d'un << homme-cheval >>. (PR)
3. N. d. T. : Cf. << Proposé à la réflexion des gentlemen-riders >>,
t. II, p. 120 sq. (PR)
4. N. d. T. : <<Le nouvel avocat >>, t. II, p. 467. (PR)
S. N. d. T. : << Enfànts sur la grand-route >> (correspond à la sec­
tion III du ms. B de <<Description d'un combat >>), t. Il, p. 62 sqq.
(PR)
6. N. d. T. : L'Amérique, t. 1, p. 1 76. (PR)
424 Œuvres

champ de courses qu'il peut atteindre l'objet de ses


désirs.
Ce champ de courses est en même temps un
théâtre, et cela nous confronte à une énigme. Mais
ce lieu énigmatique et le personnage sans mystère,
parfaitement limpide et transparent, qu'est Karl
RoBmann vont de pair. Celui-ci est en effet limpide
et transparent, littéralement dépourvu de caractère,
au sens où Franz Rosenzweig dit dans L 'Étoile de
la rédemption qu'en Chine l'homme intérieur est
<< dépourvu de caractère ; la notion de sage, dont
l'incarnation classique est une fois encore Confu­
cius, s'écarte de toute particularité possible de
caractère ; c'est véritablement l'homme sans carac­
tère, c'est-à-dire l'homme ordinaire [ . . . ]. C'est tout
à fait autre chose que le caractère qui distingue
l'homme chinois : une pureté tout à fait élémentaire
du sentiment 1 ». Quelle que soit l'idée qu'on s'en
fasse - cette pureté de sentiment est peut-être une
pondération particulièrement fine de l'attitude ges­
tuelle -, le théâtre de la nature d'Oklahoma évoque
à coup sûr le théâtre chinois, qui est un théâtre de
gestes. Une des fonctions essentielles de ce théâtre
de la nature est de dissoudre l'action dans l'élément
gestuel. On peut même aller plus loin, et considérer
qu'une grande partie des textes les plus courts de
Kafka, études et récits, ne reçoivent leur plein éclai­
rage que transposés, pour ainsi dire, en autant
d'actes joués sur le théâtre de la nature d'Oklahoma.
Alors seulement l'on reconnaît sans doute possible
que l'œuvre entière de Kafka est un catalogue de
gestes qui, pour l'auteur, ne possèdent pas d'emblée
un sens symbolique déterminé, mais se trouvent
constamment repris dans de nouveaux contextes, de

1. N. d. T. : Franz Rosenzweig, L'Étoile de la rédemption, trad.


A. Derczanski et J.-L. Schlegel. Paris, Le Seuil, 1982, p. 92. (PR)
Franz Kafka 425

nouveaux arrangements expérimentaux autour d'un


tel sens. Dans un commentaire inédit d'« Un fratri­
cide », Werner Kraft a très lucidement distingué le .
caractère scénique de cette histoire : << La pièce peut
commencer, et c'est en effet un son de cloche qui
l'annonce. Ce son se fait entendre de la façon la plus
naturelle, au moment où Wese quitte l'immeuble où
se trouve son bureau. Mais il est dit expressément
que le tintement est "trop fort pour une cloche de
porte", il sonne à travers la ville entière et s'élève
jusqu'au ciel 1 • » De même que ce tintement, trop
fort pour venir d'une clochette de porte, monte jus­
qu'au ciel, les gestes des personnages kafkaïens sont
trop appuyés, ils débordent de leur contexte ordi­
naire et débouchent dans un monde plus vaste. À
mesure que s'affirme la maîtrise de l'écrivain, nous
le voyons renoncer de plus en plus à adapter les
gestes de ses personnages aux situations communes,
à les expliquer. << Voilà encore de drôles de manières,
lit-on dans La Métamorphose, s'asseoir sur le bureau
pour parler aux employés du haut d'un trône, sur­
tout quand on est dur d'oreille, et qu'il faut que les
gens s'approchent de tout près2 ! » Mais dans Le Pro­
cès, déjà, Kafka ne s'embarrasse plus de telles justi­
fications. Dans l'avant-dernier chapitre, K. << s'arrêta
à la hauteur des premiers bancs, mais la distance
était encore trop grande aux yeux du prêtre, qui ten­
dit le bras et de l'index baissé montra une place tout
près de la chaire. K. obéit ; à l'endroit indiqué, il
était déjà obligé de renverser fortement la tête pour
voir son interlocuteur3 "·
S 'il est vrai, comme l'écrit Max Brod, que <de

1 . N. d. T. : Werner Kraft, Franz Kafka. Durchdringung und


Geheimnis, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1968, p. 24 (cf. « Un
fratricide », t. II, p. 436 sqq.). (PR)
2. N. d. T. : T. Il, p. 194. (PR)
3. N. d. T. : T. 1, p. 450 (trad. mod.). (PR)
426 Œuvres

monde des faits importants s'étendait pour lui à


perte de vue », le plus insondable de ces faits était
certainement le geste. Chaque geste constitue en
lui-même un processus, on pourrait dire un véri­
table drame. La scène sur laquelle se joue ce drame
est le théâtre du monde, qui a le ciel comme décor.
Mais ce ciel, d'un autre côté, n'est qu'un arrière­
plan. L'explorer selon sa loi propre, ce serait enca­
drer la toile peinte qui forme le fond de scène et
l'accrocher dans une galerie. Comme le Greco, Kafka
ouvre le ciel derrière chaque geste ; mais comme
chez le Greco - qui fut le patron des expression­
nistes -, le geste demeure l'élément décisif, le
centre même de l'action. Les gens qui ont entendu
le coup frappé à la porte du domaine s'avancent,
courbés d'effroi 1 . C'est ainsi qu'un comédien chi­
nois représenterait la peur, mais jamais la peur n'a
réellement saisi quelqu'un de cette manière. Ailleurs,
c'est K. lui-même qui joue la comédie. Sans tout à
fait savoir ce qu'il faisait, << il leva prudemment les
yeux [ . . ], prit au hasard l'un des papiers du bureau,
.

le posa sur le plat de sa main et le tendit à ces mes­


sieurs, tout en se levant lentement. Ce geste ne
répondait à aucune intention précise, mais obéis­
sait simplement au sentiment qu'il lui faudrait agir
ainsi quand il aurait enfin terminé la grande requête
qui le déchargerait complètement2• » Ce geste aussi
simple qu'énigmatique a quelque chose d'animal.
On peut lire longtemps les histoires d'animaux de
Kafka avant de s'apercevoir qu'il n'y est pas ques­
tion d'êtres humains. Lorsqu'apparaît le nom de
la créature - singe, chien ou taupe -, on lève les
yeux épouvanté et l'on se rend compte qu�on a déjà

1 . N. d. T. : Cf. " Le coup frappé à la porte du domaine >>, t. II,


p. 49 1 . (PR)
2. N. d. T. : Le Procès, t. 1, p. 376 (trad. mod.). (PR)
Franz Kafka 427

quitté depuis longtemps le continent humain. Mais


c'est toujours là que se situe Kafka : il retire au geste
de 1 'homme ses supports traditionnels, et y découvre
alors un sujet d'interminables réflexions.
Curieusement, ces réflexions se révèlent tout
aussi interminables lorsqu'elles partent des récits
allégoriques de Kafka. Songeons par exemple à la
parabole « Devant la loi » ; le lecteur qui l'a rencon­
trée dans le recueil Un médecin de campagne s'est
peut-être lui-même heurté à ce point opaque autour
duquel elle est construite. Mais aurait-il déroulé
l'interminable série de réflexions qui naissent de
cette parabole lorsque Kafka en entreprend l' exé­
gèse ? C'est ce qu'il fait dans Le Procès par le tru­
chement du prêtre - en un passage si particulier
du texte, que l'on pourrait supposer que le roman
tout entier n'est que le développement de la para­
bole. Mais le mot « développement » est équivoque.
Si en se développant le bourgeon devient fleur, une
fois développé le bateau de papier qu'on a fait fabri­
quer à l'enfant n'est plus qu'une feuille lisse. Et c'est
cette seconde sorte de « développement » qui à pro­
prement parler convient à la parabole : le lecteur se
plaît à en effacer les plis pour que sa signification
s'étende sur le plat de sa main. Mais les paraboles
de Kafka se développent au premier sens, comme le
bourgeon s'épanouit en fleur. C 'est pourquoi leur
produit ressemble à la création littéraire. Il n' em­
pêche que les fragments kafkaïens ne s'intègrent
pas tout à fait dans les formes de la prose occiden­
tale, et se rapportent à la doctrine comme la Agga­
dah à la Halakhah 1 . Il ne s'agit pas d'allégories,
mais on ne doit pas non plus les prendre à la lettre ;

1 . N. d. T. : Dans la tradition talmudique, la Halakhah est une loi


orale à laquelle on ne peut changer un seul mot ; la Aggadah est
une libre interprétation. (MdG)
428 Œuvres

elles sont faites pour pouvoir être citées et racontées


en guise d'explication. Possédons-nous la doctrine
qu'accompagnent les allégories de Kafka, qu'éclai­
rent les gestes de K. et les mouvements de ses ani­
maux ? Cette doctrine n'est pas donnée ; tout au plus
pouvons-nous dire que tel ou tel élément y renvoie
de façon allusive - Kafka aurait peut-être dit : la
transmet comme vestige. À nos yeux, pourtant, ces
éléments peuvent tout aussi bien apparaître comme
les précurseurs de la doctrine à venir. En tout état
de cause, il s'agit ici de l'organisation de la vie et du
travail dans la communauté humaine. Cette ques­
tion a d'autant plus préoccupé Kafka qu'elle lui
apparaissait moins élucidable. Dans son célèbre
entretien avec Goethe, à Erfurt, Napoléon avait sub­
stitué la politique au destin ; Kafka, variant ce mot,
aurait pu définir l'organisation comme destin. Cette
organisation, il ne l'envisage pas seulement dans les
hiérarchies bureaucratiques qui se déploient tout au
long du Procès et du Château ; elle lui apparaît de
manière e!).core plus palpable dans les difficiles et
inextricables projets de construction dont il a exa­
miné le vénérable modèle dans « La construction de
la muraille de Chine »,
<< La muraille devait servir de protection pour des

siècles ; il était donc indispensable que les travaux


fussent conduits de la manière la plus minutieuse,
en utilisant le savoir architectural de tous les temps
et de tous les peuples connus, avec un sentiment
permanent de responsabilité personnelle de la part
des constructeurs. On pouvait, il est vrai, utiliser
pour les bas travaux des journaliers ignorants pris
dans la masse du peuple, des hommes, des femmes,
des enfants, quiconque se proposait pour argent
comptant ; mais déjà pour diriger un groupe de
quatre journaliers, il fallait un homme expert et
rompu aux travaux de maçonnerie [ . . . ]. Nous autres
Franz Kafka 429

- je parle ici sans doute au nom de beaucoup de


gens - n'avons pris conscience de nous-mêmes
qu'en ressassant les ordonnances de la Direction
suprême, et nous avons compris que, sans la Direc­
tion, ni notre sagesse scolaire ni notre intelligence
humaine n'auraient suffi pour accomplir l'humble
fonction qui était la nôtre à l'intérieur du grand
Tout 1 . » Une organisation comme celle-là ressemble
au destin. Dans l'ouvrage célèbre où il en esquisse
le schéma - La Civilisation et les Grands Fleuves
historiques - , ·Metchnikoff use de formules qui
pourraient être de Kafka : << Les canaux du Kiang­
nan et les digues de Hoang-ho représentent proba­
blement le travail collectif, savamment organisé, de
[ . . . ] générations [ . ] . La moindre négligence dans le
. .

creusement d'un fossé, dans l'entretien d'une levée,


la simple paresse, l'égoïsme d'un homme ou d'un
groupe d'hommes dans l'aménagement de la com­
mune richesse liquide, devient, dans ces milieux
exceptionnels, la source d'une calamité publique,
d'un irréparable désastre général. Ainsi, sous peine
de mort, le fleuve nourricier impose une solidarité,
intime et de toutes les heures, à des multitudes qui
s'ignorent ou se haïssent ; il condamne chacun à des
labeurs dont l'utilité commune ne se manifeste que
plus tard et dont, le plus souvent, du moins au début,
ni la généralité, ni même la moyenne des individus
ne peuvent concevoir le plan d'exécution2. »
Kafka voulait être compté parmi les hommes ordi­
naires. Il se heurtait à chaque pas aux limites de l'in­
telligible ; et il les faisait volontiers sentir aux autres.
Parfois, il semble assez près de dire, avec le Grand

1 . N. d. T. : « Lors de la construction de la muraille de Chine>>,


t. II, p. 474 sq. et 478 sq. (PR)
2. N. d. T. : Léon Metchnikoff, La Civilisation et les Grands Fleuves
historiques, avec une préface d'Élisée Reclus, Paris, Hachette,
1 889, p. 1 89. (PR)
430 Œuvres

Inquisiteur de Dostoïevski : « Alors, c'est un mystère,


incompréhensible pour nous, et nous aurions le
droit de le prêcher aux hommes, d'enseigner que ce
n'est pas la libre décision des cœurs ni l'amour qui
importent, mais le mystère, auquel ils doivent se sou­
mettre aveuglément, même contre le gré de leur
conscience 1 • » Kafka n'a pas toujours échappé aux
tentations du mysticisme. Sur sa rencontre avec
Rudolf Steiner, nous possédons une note de ses lour­
naux2 qui, du moins sous la forme où elle a été
publiée, ne nous renseigne aucunement sur sa posi­
tion personnelle. A-t-il évité de se prononcer ? Son
attitude à l'égard de ses propres textes ne permet pas
d'exclure une telle hypothèse. Kafka avait une singu­
lière aptitude à se forger des paraboles. Il ne se laisse
pourtant jamais réduire à de l'interprétable, et a au
contraire pris toutes les dispositions concevables
pour faire obstacle à l'interprétation de ses textes.
Il faut s'y enfoncer à tâtons, avec prudence, avèc
circonspection, avec méfiance. On ne doit jamais
perdre de vue la manière très personnelle que Kafka
avait de lire, et dont témoigne par exemple son inter­
prétation de la parabole ci-dessus évoquée. Pensons
aussi à son testament. Lorsqu'il demande qu'on
détruise ses œuvres posthumes, ses raisons sont
aussi difficiles à sonder, elles doivent être soupesées
avec le même scrupule que les réponses du gardien
devant la loi. Chaque jour de sa vie, Kafka s'était
heurté à des conduites indéchiffrables et à des inter­
pellations confuses. Il est possible qu'à l'heure de la
mort, il ait voulu rendre à ses contemporains 1� mon­
naie de leur pièce.

1. N. d. T. : F. M. Dostoïevski, Les Frères Karamazov (Livre V,


chap. v), trad. Henri Mongault, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1 952, 1 986, p. 278 [même traduction, coll. Folio, 1 973,
t. 1, p. 35 1]. (PR)
2. N. d. T. : T. III, p. 30-35 (26-28 mars 1 9 1 1). (PR)
Franz Kafka 43 1

Le monde de Kafka est un grand théâtre. À ses


yeux, l'homme est par nature comédien. La preuve
en est que le grand théâtre d'Oklahoma engage n'im­
porte qui. Sur quels critères les candidats sont rete­
nus, nul ne peut le découvrir. On ne tient aucun
compte, semble-t-il, de ce qui pourrait d'abord
paraître essentiel, la qualification professionnelle
des comédiens. On pourrait aussi bien dire que ceux­
ci ne sont jugés capables que d'une seule chose :
jouer leur propre rôle. Qu'ils puissent véritablement
être ce qu'ils prétendent, cela n'est pas dans l'ordre
du possible. Comme les six personnages de Piran­
dello sont << en quête d'auteur », ceux-ci sont en quête
d'un emploi dans le théâtre de la nature. Pour les
uns comme pour les autres, la scène représente un
ultime refuge ; ce qui n'exclut pas qu'elle puisse
aussi leur apporter le salut. Le salut n'est pas une
prime sur la vie, c'est la dernière issue d'un homme
à qui, selon la formule de Kafka, << son propre os
frontal barre le chemin 1 ». La loi de ce théâtre, nous
la trouvons dans une petite phrase cachée au milieu
de la << Communication à une Académie » : « J'imitais
parce que je cherchais une issue et pour nulle autre
raison2. » K., avant la fin de son procès, semble avoir
eu le pressentiment de cet état de choses. Se tour­
nant tout à coup vers les deux messieurs en gibus qui
sont venus le chercher, il leur demande : << "Dans
quel théâtre jouez-vous ?" "Théâtre ?" dit l'un des
messieurs en demandant conseil à l'autre du regard.
L'autre se comporta comme un muet luttant contre
son organisme rebelle 3. » Aucun ne répond, mais
bien des indices suggèrent que la question a porté.
Sur un long banc recouvert d'un drap blanc, un

1 . N. d. T. : T. III, p. 493. (PR)


2. N. d. T. : T. II, p. 5 17. (PR)
3. N. d. T. : T. I, p. 462. (PR)
432 Œuvres

repas est offert aux nouveaux collaborateurs du


théâtre de la nature. « Ils étaient tous joyeux et
pleins d'entrain 1 • » Pour la fête, des figurants repré­
sentant des anges sont installés sur de hauts piédes­
tals couverts de draperies flottantes et munis d'un
escalier intérieur. Préparatifs de kermesse campa­
gnarde, peut-être aussi fête enfantine où le garçon
harnaché et endimanché de la photo aurait perdu la
tristesse de son regard. - S'ils n'avaient leurs ailes
attachées dans le dos, il pourrait s'agir de vrais
anges. Ils ont leurs précurseurs dans l'œuvre de
Kafka. L'un d'eux est l'impresario qui se hisse vers
le filet à bagages pour rejoindre le trapéziste acca­
blé par la « première souffrance », le caresse et
presse son visage contre le sien, << de sorte que sa
propre figure ruisselait des larmes de l'artiste 2 ». Un
autre, ange gardien ou gardien de la paix, prend
en charge et d'un pas léger entraîne le << fratricide >>
Schmar, qui a << la bouche collée à l'épaule de
l'homme de la police3 >>. - Dans les cérémonies
champêtres d'Oklahoma s'éteint le dernier roman
de Kafka. Selon Soma Morgenstern, << il règne chez
Kafka, comme chez tous les fondateurs de religion,
une atmosphère villageoise >>. On peut penser ici à la
forme de piété incarnée par Lao-Tseu - d'autant
plus que Kafka, dans << Le plus proche village 4 >>, a
lui-même donné de cette piété la plus parfaite trans­
cription. << N'importe que le village voisin soit à por­
tée de vue et qu'on puisse de l'un à l'autre entendre
chanter les coqs et aboyer les chiens, les hommes
mourront très vieux sans être jamais sortis de chez
eux. ,, Ainsi parlait Lao-Tseu. Kafka aussi écrivait

1 . N. d. T. : T. I, p. 2 5 1 . (PR)
2. N. d. T. : « Première souffrance>>, t. II, p. 639. (PR)
3. N. d. T. : « Un fratricide », t. II, p. 438. (PR)
4. N. d. T. : Cf. t. II, p. 439. (PR)
Franz Kafka 433

des paraboles, mais il n'était pas un fondateur de


religion.
Considérons le village niché au pied du « Châ­
teau », d'où K., de façon mystérieuse et fort inopinée,
se voit confirmé dans sa qualité d'arpenteur. Dans la
postface à ce roman, Max Brod explique que Kafka,
en décrivant ce village, pensait à une certaine loca­
lité de Zürau dans les monts Métallifères 1 • Mais nous
pouvons aussi y reconnaître un autre village. C'est
celui dont il est question dans une légende talmudique
contée par le rabbin lorsqu'on lui demande pourquoi
les Juifs, le vendredi soir, préparent un repas rituel.
C 'est l'histoire d'une princesse exilée loin des siens
et qui se languit dans un village dont la langue lui est
inconnue. Un jour, une lettre lui apprend que son
fiancé ne l'a pas oubliée, qu'il est en route pour la
rejoindre. D'après l'explication du rabbin, le fiancé
signifie le Messie, la princesse figure l'âme humaine
et le village où elle est exilée symbolise le corps.
Comme elle ignore la langue qu'on y parle, la prin­
cesse ne peut lui communiquer sa joie qu'en pré­
parant un festin. Avec ce village talmudique, nous
nous trouvons au cœur même du monde de Kafka.
En effet, l'homme d'aujourd'hui vit dans son corps
comme K. dans le village au pied du château ; il
lui échappe, il lui. est hostile. Il peut arriver que
l'homme un matin se réveille et se trouve transformé
en vermine. Le pays étranger - son pays étranger ­
s'est emparé de lui. C'est cet air-là qui souffle chez
Kafka, et c' est pourquoi il n'a pas été tenté de fonder
une religion. À ce village se rattachent aussi la soue
d'où sortent les chevaux destinés au . médecin de
campagne, l'arrière-salle nauséabonde où Klamm,

1 . N. d. T. : Les propos de Brod ne figurent pas dans la postface


au Château, mais sont rapportés par Willy Haas dans son livre Ge­
stalten der Zeit (Berlin, Kiepenheuer, 1930, p. 183 sq.) (PR)
434 Œuvres

le cigare à la bouche, est assis devant un verre de


bière, et ce portail où l'on ne peut frapper sans cou­
rir à sa perte. Dans un village comme celui-là, l'air
est infecté par les miasll}es mêlés de ce qui n'est pas
encore mûr et de ce qui a trop mûri. Toute sa vie,
Kafka a dû respirer cet air. Comment l'a-t-il sup­
porté ?

LE PETIT BOSSU

O n sait depuis longtemps que Knut Hamsun, dans


la petite ville aux environs de laquelle il habite, a
coutume de communiquer ses points de vue au
courrier des lecteurs du journal local. Dans cette
ville se déroula, voici quelques années, un procès en
cour d'assises contre une fille qui avait tué son nou­
veau-né. Elle fut condamnée à une peine de prison.
Parut bientôt dans la feuille locale la réaction de
Hamsun. Il disait vouloir tourner le dos à une ville
qui, pour un infanticide, applique une autre peine
que la plus lourde : sinon la potence, du moins les
travaux forcés à perpétuité. Quelques années pas­
sèrent. Puis Hamsun publia Les Fruits de la terre, où
l'on peut lire l'aventure d'une servante qui commet
le même crime, est condamnée à la même peine et,
de toute évidence, n'en a pas mérité de plus sévère.
Les réflexions posthumes de Kafka, recueillies
dans La Muraille de Chine 1, nous renvoient à cette
histoire. Car à peine publié, ce volume donna lieu à

1 . N. d. T. : Il s'agit d'un volume édité par Max Brod et Hans


Joachim Schoeps (Berlin, Kiepenheuer, 193 1 ). Claude David, dans
les Œuvres complètes de la Bibliothèque de la Pléiade, a replacé ces
considérations dans leur véritable contexte, celui des Journaux (cf.
t. Ill, « Avant-propos», p. XIII-XV). (PR)
Franz Kafka 435

une lecture qui ne se plaisait à interpréter les textes


posthumes de Kafka que pour traiter avec plus de
désinvolture ses œuvres proprement dites. Or il y a
deux manières de méconnaître fondamentalement
les écrits de Kafka. L'une est l'interprétation natu­
raliste, l'autre l'interprétation surnaturelle ; l'une
comme l'autre, la lecture psychanalytique comme
la lecture théologique, passent à côté de l'essentiel.
La première est représentée par Hellmuth Kaiser 1 ,
l'autre compte désormais d e nombreux partisans,
comme H. J. Schoeps 2, Bernhard Rang 3, Groethuy­
sen 4• Parmi ces derniers figure également Willy
Haas, qui - dans une perspective certes différente,
dont il sera question plus loin - a formulé d'inté­
ressantes remarques sur Kafka. Ce qui ne l'a pas
empêché d'interpréter l'ensemble de l'œuvre sur un
modèle théologique. << Dans son grand roman Le
Château, écrit-il, Kafka a représenté la puissance
supérieure, le règne de la grâce ; dans son roman Le
Procès, qui n'est pas moins grand, il a représenté
la puissance inférieure, le règne du jugement et de
la damnation. Dans un troisième roman, L 'A mé­
rique, il a essayé de représenter, selon une stricte
stylisation, la terre entre ces deux puissances [ . . . ]
la destinée terrestre et ses difficiles exigences 5. >>
Depuis Brod, on peut sans doute considérer le pre-

1 . N. d. T. : Cf. Hellmuth Kaiser, Franz Kafkas Inferno. Psycho­


logische Deutung seiner Strafphantasie, Vienne, Internationaler
Psychoanalytischer Verlag, 19 3 1 . (PR)
2. N. d. T. : Cf. H. J. Schoeps (avec M. Brod), postface à F. Kafka,
Beim Bau der Chinesischen Mauer, Berlin, 1 93 1 , p. 250-266 ; du
même, Unverôffentlichtes aus Franz Kafkas NachlaB Der Mor­
<< »,

gen, Berlin, 2 mai 1 934 ( l ü• année). (PR)


3 . N. d. T. : Cf. B. Rang, << franz Kafka••, Die Schildgenossen,
Augsbourg ( 12• année, f<:1sc. 2/3). (PR)
4. N. d. T. : Cf. Bernard Groethuysen, << À propos de Kafka ••. La
Nouvelle Revue Française, 1 933 (nouvelle série no 40, fasc. 4). (PR)
S. N. d. T. : W. Haas, op. cit., p. 175. (PR)
436 Œuvres

mier tiers de cette interprétation comme un bien


commun de l'exégèse kafkaïenne. C'est par exemple
ainsi que Bernhard Rang écrit : « Dans la mesure
où l'on peut envisager le Château comme le siège
de la grâce, la vaine tentative et les vains efforts de
K. signifient précisément, d'un point de vue théolo­
gique, que l'homme ne peut jamais, par sa seule
volonté et son seul libre-arbitre, provoquer et forcer
la grâce de Dieu. L'inquiétude et l'impatience ne
font qu'empêcher et troubler la paix sublime de
l'ordre divin 1 • » L'interprétation est commode ; mais
plus elle s'avance, plus elle apparaît clairement inte­
nable. Et donc peut-être plus clairement qu'ailleurs
chez Willy Haas, lorsqu'il déclare : « Kafka procède
[ . ] de Kierkegaard comme de Pascal, on peut bien
. .

l'appeler le seul descendant légitime de ces deux


penseurs. On retrouve chez tous trois le même thème
religieux de base, cruel et inflexible : l'homme a tou­
jours tort devant Dieu. [ . . .] Le monde supérieur de
Kafka, ce qu'il appelle le "Château" - avec son
administration tentaculaire, ses mesquines compli­
cations et ses traits véritablement lubriques -, cet
étrange Ciel joue avec l'homme un jeu terrible [ . ] ; . .

et pourtant, même devant un tel Dieu, l'homme est


profondément en tort 2• » Une telle théologie nous
ramène bien en deçà de la doctrine anselmienne
de la justification 3, à des spéculations barbares qui,
au demeurant, ne semblent pas même compatibles
avec la lettre du texte de Kafka. On lit justement
dans Le Château : « Un fonctionnaire isolé a-t-il donc
le droit de pardonner ? Ce ne peut être tout au plus

1. N. d. T. : B. Rang, op. cit. (PR)


2. N. d. T. : W. Haas, op. cit., p. 1 76. (PR)
3. N. d. T. : Toute l'œuvre d'Anselme de Cantorbéry (1033-1 109)
tend à fournir une explication rationnelle des vérités révélées. Il
définit notamment la justification comme la rencontre d'un don
gratuit de Dieu et d'une volonté humaine responsable. (PR)
Frani. Kafka 437

que l'affaire des autorités réunies, encore n'ont-elles


sans doute pas à pardonner, mais simplement à
juger 1 • » Ce filon interprétatif fut bientôt épuisé.
« Tout cela, dit Denis de Rougemont, ce n'est pas
. . •

la "misère de l'homme sans Dieu", mais la misère


de l'homme livré à un Dieu qu'il ne connaît pas,
parce qu'il ne connaît pas le Christ2. »
Il est plus facile de tirer des notes posthumes de
Kafka des conclusions spéculatives que d'étudier ne
serait-ce qu'un seul des thèmes qui apparaissent
dans ses récits et ses romans. Or seuls ces thèmes
jettent quelque lumière sur les puissances primi­
tives qui ont voulu s'annexer l'œuvre de Kafka - et
qui peuvent tout aussi légitimement être considé­
rées comme des puissances actuelles, ancrées dans
le monde d'aujourd'hui. Qui peut dire sous quel
nom elles apparurent à Kafka lui-même ? Ce qui est
sûr, c'est qu'il n'a pas trouvé son chemin parmi elles.
Il ne les a pas identifiées. Dans le miroir que lui ten­
dait ce monde primitif, sous l'aspect de la faute, il
a seulement vu se refléter l'avenir, sous l'aspect du
jugement. Mais comment faut-il se représenter ce
jugement ? N'est-ce pas le Jugement dernier ? Ne
transforme-t-il pas le juge en accusé ? La procédure
ne constitue-t-elle pas le châtiment ? - À aucune de
ces questions Kafka n'a donné de réponse. Atten­
dait-il quelque chose d'une telle réponse ? Ou ne
s'agissait-il pas plutôt de laisser les questions en
suspens ? Dans les récits que nous avons de lui,
l'épopée retrouve la signification qu'elle avait dans
la bouche de Schéhérazade : retarder l'échéance.
L'ajournement, dans Le Procès, est l'espoir de l'ac­
cusé - ou le serait, si la procédure ne basculait pro-

1 . N. d. T. : T. I, p. 7 1 0. (PR)
2. N. d. T. : Denis de Rougemont, «Le procès, par Franz Kafka »,
La Nouvelle Revue Française, mai 1934 (zze année),, o. 868 sa. (PR)
438 Œuvres

gressivement dans le verdict. L'ajournement profite


même au patriarche, cela dût-il lui coûter sa place
au sein de la tradition. « Je pourrais concevoir un
autre Abraham - celui-ci, assurément, ne parvien­
drait pas à la situation de patriarche, même pas
à celle de fripier -, qui serait prêt à répondre à
l'exigence du sacrifice sur-le-champ, avec l' empres­
sement d'un garçon de café, et qui pourtant n'arri­
verait pas à accomplir le sacrifice, parce qu'il ne
pourrait pas quitter sa maison ; il est indispensable,
ses affaires le réclament, il y a continuellement de
nouvelles dispositions à prendre, sa maison n'est
pas finie ; mais tant que sa maison n'est pas finie,
tant qu'il n'a pas ce soutien, il ne peut partir, même
la Bible s'en rend compte, puisqu'elle dit : "Il mit de
l'ordre dans ses affaires" 1 • »
Empressé comme un garçon de café, ainsi appa­
raît cet Abraham. Pour Kafka, rien ne pouvait être
appréhendé en dehors du geste. Et ce geste, qu'il ne
comprenait pas, constitue le point opaque de ses
paraboles. C'est de lui que procède la création litté­
raire chez Kafka. On sait quel écrivain réticent il
fut. Par testament, il voue son œuvre à la destruc­
tion. Ce testament, que ne peut éluder quiconque
s'intéresse à Kafka, dit que l'auteur n'était pas satis­
fait de son œuvre ; qu'il considérait ses efforts
comme infructueux ; qu'il se comptait lui-même
parmi ceux qui étaient voués à l'échec. Échec est sa
grandiose tentative pour faire passer la littérature
dans le domaine de la doctrine et pour lui rendre,
comme parabole, la modeste vigueur qui lui parais­
sait seule de mise devant la raison. Aucun écrivain
n'a si scrupuleusement suivi le précepte : « Tu ne
feras point d'images >>.

1. N. d. T. : Lettre à Robert Klopstock (juin 1 92 1), t. III, p. 1082.


(PR)
Franz Kafka 439

« C'était comme si la honte dût lui survivre 1 », telle


est la dernière phrase du Procès. La honte, qui cor­
respond à sa « pureté tout à fait élémentaire du senti­
ment >>, est l'attitude la plus forte de Kafka. Mais elle
présente Un double visage. Réaction intime de l'indi­
vidu, elle traduit en même temps une exigence à
l'égard de la société. On n'a pas seulement honte
devant les autres, on peut aussi avoir honte pour
eux. La honte de Kafka n'est pas plus personnelle
que la vie et la pensée qu'elle régit, et dont il a dit lui­
même : « Il ne vit pas au nom de sa vie personnelle, il
ne pense pas au nom de sa pensée personnelle. Il lui
semble qu'il vit et qu'il pense sous la pression d'une
famille [ . . . ] À cause de cette famille [ . . . ] inconnue,
il ne peut être relevé de ses fonctions 2. >> Nous ne
savons pas de quels êtres - hommes ou bêtes - se
compose cette famille inconnue. Mais il est clair que
c'est elle qui force Kafka, dans son travail d'écrivain,
à remuer les âges du monde. Sur les injonctions de
cette famille, il pousse le bloc de l'Histoire comme
Sisyphe son rocher. Il arrive de la sorte que la partie
inférieure du bloc se trouve mise en lumière. Elle
n'est pas plaisante à voir. Mais Kafka est capable
d'en supporter la vue. « Croire au progrès ne veut
pas dire croire qu'un progrès s'est déjà produit. Ce
ne serait pas une croyance3. >> L'époque où vit Kafka
ne représente pour lui aucun progrès par rapport aux
premiers commencements. Le monde où se déroulent
ses romans est un marécage. La créature, chez lui,
apparaît à un stade que Bachofen désigne comme
le stade hétaïrique� Que ce niveau d'existence soit
oublié n'empêche pas qu'il se prolonge jusque dans
le présent. Bien au contraire : c'est parce qu'il est

1 . N. d. T. : Le Procès, t. l, p. 466. (PR)


2. N. d. T. : T. Ill, p. 495 sq. (PR)
3. N. d. T. : T. Ill, p. 455. (PR)
440 Œuvres

oublié qu'il est présent. Il faut, pour le retrouver, une


expérience plus profonde que celle du citoyen de
base. Dans une de ses premières notes, Kafka écrit :
« J'ai de l'expérience et je ne plaisante pas du tout en
disant qu'il s'agit d'un mal de mer sur la terre
ferme 1 • » Ce n'est pas un hasard si le narrateur de la
première << Considération » est installé dans une
balançoire 2• Sur la nature instable des expériences,
Kafka est inépuisable. Chacune cède à l'expérience
contraire, se mélange à elle. << C'était un été. En reve­
nant à la maison avec ma sœur, je passai devant la
porte d'un domaine. Je ne sais si ce fut caprice ou
distraction, elle frappa à cette porte, peut-être même
ne fit-elle que la menacer du poing 3• » La simple pos­
sibilité de la troisième hypothèse éclaire d'un jour
nouveau les deux premières, qui semblaient d'abord
inoffensives. C 'est du sol marécageux de pareilles
expériences que surgissent chez Kafka les person­
nages féminins. Ce sont des créatures des marais,
comme cette Leni qui écarte « le majeur et l'annu­
laire de sa main droite, entre lesquels la peau avait
poussé presque jusqu'au bout de la deuxième pha­
lange 4 ». - << Heureux temps ! », déclare l'équivoque
Frieda en évoquant sa vie passée, << tu ne m'as jamais
interrogée sur mon passé5 ». Lequel passé nous ren­
voie justement aux gouffres obscurs où s'accomplit
l'accouplement << dont la luxure effrénée >>, pour
reprendre les mots de Bachofen, << est odieuse aux
puissances pures de la céleste lumière et justifie l'ex­
pression d'Arnobe : luteae voluptates 6 » .

1 . N . d . T. : T. Il, p . 27. (PR)


2. N. d. T. : Cf. t. II, p. 62 (et supra, t. II, p. 4 1 8, n. 5). (PR)
3. N. d. T. : T. II, p. 4 9 1 . (PR)
4. N. d. T. : Le Procès, t. I, p. 359. (PR)
S. N. d. T. : Le Château, t. I, p. 743. (PR)
6. N. d. T. : Littéralement : <<boueuses voluptés , (MdG). La cita­
tion est tirée de : Versuch über die Griibersymbolik der Alten ,
<<
Franz Kafka 441

C'est à partir d'ici seulement que l'on peut saisir la


technique narrative de Kafka. Lorsque d'autres per­
sonnages ont quelque chose à dire à K., ils le font
- même la chose la plus importante, la plus surpre­
nante -.,... en passant, comme s'il devait au fond le
savoir depuis longtemps. On dirait qu'il n'y a là rien
de neuf, et qu'il s'agit d'inviter discrètement le héros
à se rappeler ce qu'il a oublié. En ce sens, Willy Haas
a bien compris et exprimé le mouvement du Procès
en disant que « l'objet de ce procès, ou plutôt le véri­
table héros de ce livre incroyable est l'oubli [ . . . ] dont
la principale caractéristique est de s'oublier lui­
même [ . . .] Dans la figure de l'accusé, il est devenu ici
un personnage muet, un personnage d'une superbe
intensité 1 • » Que ce « centre mystérieux » provienne
de <da religion juive »; on ne peut guère le contester.
« Ici, la mémoire en tant que piété joue un rôle tout à
fait mystérieux. Une des qualités de Jéhovah - non
pas une quelconque, mais la plus profonde de ses
qualités - est de se souvenir, d'avoir une mémoire
infaillible, "jusqu'à la troisième et la quatrième",
voire la "centième génération" ; l'acte le plus saint
[ . . . ] du rite [ . . . ] consiste à effacer les péchés du livre
de la mémoire 2• »
Ce qui est oublié - et nous abordons ici un nou,
veau seuil de l'œuvre kafkaïenne - n'est jamais
d'ordre purement individuel. Tout ce que l'on oublie
se mêle à la réalité oubliée du monde primitif, s'unit
à elle par des liens innombrables, incertains, chan­
geants, pour produire des fruits toujours nouveaux.
L'oubli est, dans les récits de Kafka, le ré�ervoir

(« Essai sur la symbolique funéraire des Anciens >>), in Johann


Jacob Bachofen, Urreligion und antike Symbole, œuvres choisies en
trois tomes, éd. Carl Albrecht Bernoulli, t. 1, Leipzig, P. Reclam,
1 926, p. 386. (PR)
1 . N. d. T. : W. Haas, op. cit., p. 1 96 sq. (PR)
2. N. d. T. : Ibid., p. 1 95. (PR)
442 Œuvres

d'où surgit à la lumière l'inépuisable intermonde :


ici, « c'est précisément la plénitude du monde qui
est la seule chose réelle. Tout esprit doit être concret,
particulier, pour obtenir un lieu et un droit de cité.
[ . . . ]. Le spirituel, dans la mesure où il exerce encore
un rôle, se mue en esprits. Les esprits deviennent
des individus tout à fait individuels, portant eux­
mêmes un nom et liés de la manière la plus particu­
lière au nom de l'adorateur [ . . . ]. Sans inconvénient,
on ajoute à profusion leur profusion à la profusion
du monde. [ . . . ] On n'y craint pas d'accroître la foule
des esprits ; [ . . . ] sans cesse de nouveaux s'ajoutent
aux anciens, tous ont un nom propre qui les dis­
tingue des autres 1 . » Certes, il n'est pas question ici
de Kafka, mais de la Chine. C'est en ces termes que
Franz Rosenzweig, dans L 'Étoile de la rédemption,
décrit le culte chinois dt;s ancêtres. Mais, comme le
monde des faits importants, le monde des ancêtres
s'étend pour Kafka à l'infini, et, comme les arbres
totémiques chez les primitifs, plonge ses racines
dans le règne animal. Au reste, ce n'est pas seule­
ment chez Kafka que les bêtes sont le réceptacle de
ce qui est tombé dans l'oubli. Dans le profond récit
de Tieck, « Eckbert le blond », le nom oublié d'un
petit chien - Strohmian - est le chiffre d'une faute
énigmatique. L'on comprend ainsi que Kafka ait
inlassablement épié dans les bêtes la trace de ce qui
a été oublié. Sans doute elles ne sont pas le but,
mais sans elles rien ne va. Qu'on se rappelle cet
« artiste de la faim », qui « ne constituait au fond
qu'un obstacle sur le chemin des écuries 2 ». Ne voit­
on pas, dans « Le terrier » et « La taupe géante », la
bête se creuser l'esprit comme elle creuse sa galerie ?
Mais d'un autre côté, sa pensée a quelque chose de

1. N. d. T. : Franz Rosenzweig, op. cit., p. 74 sq. (PR)


2. N. d. T. : T. II, p. 656. (PR)
Franz Kafka 443

très incohérent. Indécise, elle balance d'un souci


à l'autre, goûte à toutes les angoisses, elle montre
l'égarement du désespoir. C'est pourquoi il y a aussi
chez Kafka des papillons ; le chasseur Gracchus,
accablé d'une faute dont il ne veut rien savoir, « s'est
transformé en papillon. "Ne riez pas ! " [ . . . ] dit le
chasseur 1• » - Une chose est sûre : parmi toutes les
créatures · de Kafka, ce sont les bêtes qui réfléchis­
sent le plus. La peur est dans leur pensée ce que la
corruption est dans le droit. Elle gâche le déroule­
ment de l'action, et elle est pourtant en celle-ci le
seul élément qui recèle de l'espoir. Mais puisque
nous habitons notre corps - notre propre corps -
comme le pays étranger le plus oublié, on com­
prend que cette toux qui éclatait au fond de lui­
même, Kafka l'ait appelée « la bête ». Elle était le
poste le plus avancé de la grande horde.
Le plus singulier bâtard que le monde primitif ait
conçu avec la faute, c'est Odradek. « Au premier
abord, on dirait une bobine de fil plate et en forme
d'étoile, et il semble bien en effet qu'il soit entouré
de fil ; ce ne pourraient être, il est vrai, que de vieux
bouts de fil cassés de toutes qualités et de toutes
couleurs, noués bout à bout et embrouillés. Mais ce
n'est pas seulement une bobine ; il sort du centre de
l'étoile un petit pivot transversal auquel un autre
bout de bois s'ajoute encore à angle droit. C'est à
l'aide, d'un côté, de ce petit bout de bois, et, de
l'autre, des rayons de l'étoile, que le tout se tient
comme sur des jambes 2. » Odradek « se tient tantôt
au grenier, tantôt dans l'escalier, tantôt dans les
couloirs et tantôt dans le vestibule 3• » Il affectionne

L N. d. T. : << Le Chasseur Gracchus », t. II, p. 1056 (variante c.


de la page 455). (PR)
2. N. d. T. : « Le souci du père de famille >>, t. II, p . 523. (PR)
3. N. d. T. : Ibid., p . 524. (PR)
444 Œuvres

donc les mêmes endroits que le tribunal qui traque


la faute. Les greniers sont l'endroit où l'on relègue
les objets mis au rancart et oubliés. Il se peut que
devoir comparaître devant un tribunal suscite un
sentiment analogue à celui qu'on éprouve quand on
est obligé de ressortir de vieilles malles fermées et
entreposées au grenier depuis des années. On vou­
drait bien remettre l'entreprise jusqu'à la fin des
temps, de même que K. considère la rédaction de sa
plaidoirie comme une tâche bonne à « occuper l'es­
prit affaibli d'un retraité et l'aider à passer les longs
jours 1 • »
Odradek est la forme que prennent les choses tom­
bées dans l'oubli. Elles sont déformées. Déformé est
le « souci du père de famille », ce souci dont personne
ne sait en quoi il consiste, déformée la vermine dont
nous ne savons que trop bien qu'elle représente
Gregor Samsa, déformée la grosse bête, mi-agneau
mi-chaton, pour laquelle peut-être « le couteau du
boucher serait une délivrance 2 ». Ces personnages
de Kafka sont liés par une longue série de figures à
l'archétype de la déformation : au bossu. L'attitude
que l'on rencontre le plus souvent dans les récits
de Kafka est celle de l'homme qui incline profondé­
ment la tête sur la poitrine, C'est la fatigue pour les
hommes de justice, le vacarme pour les portiers
d'pôtel, le plafond trop bas pour les visiteurs de la
galerie. Mais dans la « colonie pénitentiaire », les
autorités disposent d'une antique machine qui grave
dans le dos des coupables des lettres tarabiscotées,
multiplie les coups d'aiguille, accumule les orne­
ments, jusqu'à ce que le dos des coupables devienne
voyant et puisse déchiffrer lui-même l'inscription,
dont les lettres lui apprennent le nom de sa faute

1 . N. d. T. : Le Procès, t. 1, p. 374. (PR)


2. N. d. T. : « Un croisement >>, t. Il, p. 499. (PR)
Franz Kafka 445

inconnue. C'est donc sur le dos qu'elle est portée.


Cela a depuis toujours été le cas chez Kafka. Ainsi
dans l'une des premières notes des Journaux : « Afin
d'être aussi lourd que possible, ce que je tiens pour
favorable au sommeil, j 'avais croisé les bras et posé
les mains sur mes épaules, de sorte que j'étais étendu
comme un soldat tout équipé 1 • » On voit clairement
id comment le fardeau va de pair avec l'oubli -
l'oubli du dormeur. La même idée est exprimée dans
la chanson populaire du « Petit bossu 2 >>. Ce petit
homme est l'habitant de la vie déformée, il disparaî­
tra avec la venue du Messie dont un grand rabbin a
dit qu'il ne changerait pas le monde de force, mais
remettrait seulement les choses un tout petit peu en
place.
« Quand je vais dans ma chambrette, 1 Pour y faire
ma couchette 1 Surgit un petit bossu 1 Qui se met à
rire. >> C'est le rire d'Odradek, qui ressemble, nous
dit-on, « au crissement des feuilles mortes 3 >>. « Quand
je q1'agenouille sur ma banquette, 1 Quand je veux
faire ma petite prière 1 Surgit un petit bossu 1 Qui
se met à parler 1 Cher petit enfant, ah, je t'en prie 1
Prie aussi pour le petit bossu ! >> Ainsi se termine la
chanson. Kafka, descendant à la même profondeur,
atteint l'assise première que ne lui fournissent ni la
<< divination mythique 4 >>, ni la « théologie existen­
tielle >>. Cette assise est celle sur laquelle s'élève le
génie populaire, celui des Allemands comme celui

1 . . N. d. T. : Journaux (octobre 1 9 1 1 ), t. ni, p. 90. (PR)


2. N. d. T. : Dans ses souvenirs d'enfance berlinoise (Sens
unique, précédé de Enfance berlinoise, trad. Jean Lacoste, Paris,
Les Lettres Nouvelles, . 1 978, p. 1 4 1 sqq.), sous le même titre, Ben­
jamin évoque cette chanson qu'il avait lue dans le Deutsches Kin­
derbuch de Georg Scherer et qui semble l'avoir beaucoup frappé.
(MdG)
3. N. d. T. : T. II, p. 524. (PR)
4. N. d. T. : H. J. Schoeps et M. Brod, postface à Beim Bau der
Chinesischen Mauer, op. cit., p. 255. (PR)
446 Œuvres

des Juifs. Si Kafka n'a pas prié - ce que nous igno­


rons -, du moins possédait-il, au plus haut degré, ce
que Malebranche appelle « la prière naturelle de
l'âme » : la faculté d'attention. En laquelle, comme
les saints dans leur prière, il enveloppait toute créa­
ture.

SANCHO PANÇA

O n raconte que dans u n village hassidique, un


soir, à l'issue du sabbat, les Juifs étaient assis dans
une auberge misérable. C'étaient tous des habitants
du lieu, à l'exception d'un seul, que personne ne
connaissait, un miséreux vêtu de guenilles, qui se
tenait en retrait, blotti dans un coin obscur. Les
conversations allaient bon train. Puis quelqu'un
demanda ce que chacun souhaiterait, s'il lui était
accordé un vœu. L'un aurait demandé de l'argent,
l'autre un gendre, le troisième un nouvel établi, et
l'on fit ainsi le tour de l'assemblée. Chacun ayant
répondu, ce fut le tour du mendiant dans son coin
obscur. À contrecœur et en hésitant, il accéda au
désir des questionneurs : << Je voudrais être un roi
puissant régnant sur un vaste pays et que je dorme
la nuit dans mon palais et que les ennemis passent
la frontière et qu'avant l'aube ils aient chevauché
jusque sous les murs de mon château sans rencon­
trer de résistance et que réveillé en sursaut je n'aie
pas même le temps de m'habiller et que je doive
prendre la fuite vêtu d'une simple chemise et que je
sois traqué sans répit, par monts et par vaux, jour et
nuit, jusqu'à ce que je trouve refuge sur un banc
dans un coin de votre auberge. Voilà ce que je sou­
haiterais. » Les autres se regardaient sans corn-
Franz Kafka 447

prendre. << Et ça t'apporterait quoi ? ,, demanda quel- ·

qu'un. - << Une chemise », répondit-il.


Cette histoire nous introduit au cœur du monde de
Kafka et de son économie propre. Car personne ne
dit que les déformations auxquelles le Messie un jour
viendra mettre bon ordre ne sont que d'ordre spa­
tial. Elles concernent certainement aussi le temps
dans lequel hous vivons. C'est sans aucun doute ce
que pensait Kafka. Et c'est cette certitude qui fait
dire à son grand-père : << La vie est étonnamment
brève. Dans mon souvenir, elle se ramasse aujour­
d'hui sur elle-même si serrée que je comprends à
peine qu'un jeune homme puisse se décider à partir
à cheval pour le plus proche village sans craindre
que - tout accident écarté - une existence ordi­
naire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de
bien loin, même pour cette promenade 1 • , Un frère .
de ce vieil homme est le mendiant qui, dans << le
cours habituel et heureux » de son existence, ne
trouve même pas le temps de formuler un vœu, et
dans le cours inhabituel, malheureux, de la fuite dans
laquelle son histoire le jette, se trouve dispensé d'un
tel vœu et l'échange contre son accomplissement.
Or il y a chez Kafka une famille de créatures qui
à leur manière prennent en compte la brièveté de
la vie. Ils viennent de cette <<ville du Sud dont on
dit [ . . . ] : "Là-bas vivent des gens, pensez donc, des
gens qui ne dorment jamais ! - Et pourquoi cela ?
- Parce qu'ils ne sont jamais fatigués. - Et pour­
quoi donc ? Parce que ce sont de grands fous. - Ceux
qui sont fous ne sont donc jamais fatigués ? - Com­
ment des fous seraient-ils fatigués ? " 2 , On le voit,
les fous sont apparentés aux aides infatigables de K.
Mais cette famille possède des branches encore plus

1. N. d. T. : « Le plus proche village », t. Il, p. 439. (PR)


2. N. d. T. : « Description d'un combat», t. II, p. 65 sq. (PR)
448 Œuvres

élevées. On nous avait dit en passant que les visages


des aides « faisaient penser à des adultes, presque à
des étudiants 1 ». De fait, les étudiants, qui apparais­
sent chez Kafka aux endroits les plus singuliers,
sont les porte-parole et les régents de cette espèce.
« Mais quand dormez-vous ? demanda Karl, regar­
dant l'étudiant avec étonnement. - Dormir, dor"
mir, dit l'étudiant, je dormirai quand j 'aurai fini
mes études 2• » On pense aux enfants : comme ils
renâclent à aller se coucher ! Il pourrait se passer
quelque chose d'intéressant pendant qu'ils dorment.
« N'oublie pas le meilleur ! » - voilà une considéra­
tion « qui nous est familière à cause d'une foule
d'anciens récits, bien qu'elle ne se trouve peut-être
dans aucun 3 » . Mais l'oubli porte toujours sur le
meilleur, car il concerne la possibilité du salut.
« L'idée de vouloir m'aider », dit avec ironie l'esprit
éternellement errant du chasseur Gracchus, << est
une maladie, c'est au lit qu'il faut la soigner4 >>. Les
étudiants veillent, et la principale vertu de leurs
études est peut-être de les tenir éveillés. L'artiste
de la faim jeûne, le portier se tait et les étudiants
veillent. C'est sous de tels masques que s'exercent
chez Kafka les grandes règles de l'ascèse.
L'étude est leur couronne. Avec recueillement,
Kafka l'exhume de sa jeunesse révolue. << N'était­
ce pas ainsi que Karl - il y avait déjà bien long­
temps ! - restait assis, à la maison, à la table de ses
parents pour faire ses devoirs, tandis que son père
lisait le journal ou mettait à jour les comptes ou la
correspondance d'une société et que la mère, occu­
pée de quelque couture, levait l'aiguille en tirant le

1. N. d. T. : Le Château, t. 1, p. 634 (trad. mod.). (PR)


.
2. N. d. T. : L'Amérique, t. 1, p. 2 1 5 sq. (PR)
3. N. d. T. : Journaux (février 1 9 1 8), t. III, p. 484. (PR)
4. N. d. T. : « Le chasseur Gracchus ,,, t. II, p. 456. (PR)
Franz Kafka 449

fil. Pour ne pas déranger son père, Karl ne posait


que son cahier et son encrier sur la table, laissant
à droite et à gauche sur des chaises les livres dont
il avait besoin. Comme ces veillées étaient calmes !
Qu'il y venait rarement d'étrangers 1 ! » Peut-être ces
études n'ont-elles été qu'un néant. Mais elles tou­
chent de très près à ce néant sans lequel le Quelque
Chose n'est d'aucune utilité - c'est-à-dire au Tao.
C'est celui-ci que poursuivait Kafka, dans son sou­
hait « de construire une table à coups de marteau en
y mettant tout le soin minutieux de l'artisan, et en
même temps de ne rien faire, non pas toutefois de
telle sorte que l'on pût dire : "Manier le marteau,
c'est pour lui un néant", mais : "Manier le marteau,
c'est pour lui vraiment manier le marteau, et c'est
en même temps un néant", ce qui rendrait le manie­
ment du marteau plus audacieux, plus résolu, plus
réel et, si tu veux, plus insensé 2 . » C'est un com­
portement aussi résolu, aussi fanatique que les
étudiants montrent dans leur travail. Aucun com­
portement n'est plus étrange. Les gens qui écrivent,
qui étudient, sont hors d'haleine. Ce sont des fon­
ceurs. « Le fonctionnaire dicte souvent si bas que le
secrétaire ne peut pas l'entendre assis, il faut alors à
chaque instant qu'il se lève rapidement pour saisir
ce qu'on lui dicte, qu'il se rassoie en hâte, qu'il le
note, se relève, etc. Quelle chose étrange ! C'est à
peine compréhensible 3• » Mais on comprend peut­
être mieux si l'on repense aux comédiens du grand
théâtre d'Oklahoma. Les comédiens doivent suivre
la pièce avec attention et dire leur réplique juste au
bon moment. Ils ressemblent encore en d'autres

1 . N. d. T. : L'Amérique, t. 1, p. 2 1 2 sq. (PR)


2. N. d. T. : Journaux (janvier 1 920), t. III, p. 494 (trad. mod.).
(PR)
3. N. d. T. : Le Château, t. 1, p. 673. (PR)
450 Œuvres

points à des étudiants appliqués. Pour eux, en effet,


,, manier le marteau ,, c'est « manier véritablement le
marteau et en même temps un néant » - notam­
ment quand cela fait partie de leur rôle. Ce rôle, ils
l'étudient : celui qui en oublierait un mot ou un geste
serait un mauvais comédien. Mais les membres de
la troupe d'Oklahoma jouent leur propre vie, leur
vie d'avant. C'est pourquoi il s'agit d'un théâtre « de
la nature >>. Ses comédiens sont sauvés. Ce n'est pas
encore le cas de l'étudiant que Karl, la nuit, sur son
balcon, regarde en silence « lire son livre, tourner
les pages, saisir parfois, à la vitesse de l'éclair, un
autre ouvrage dans lequel il [cherche] quelque chose,
et prendre des notes dans un cahier sur lequel il se
[penche] d'une façon surprenante 1 >>.
Rendre le geste présent, comme ici, c'est ce
que Kafka fait inlassablement. Mais il le fait tou­
jours avec étonnement. À juste titre, on a comparé
K. à Chveik ; l'un s'étonne de tout, l'autre de rien.
L'époque où les hommes sont devenus au plus
haut point étrangers les uns aux autres, où ils ne
connaissent d'autres relations que médiatisées à l'in­
fini, est aussi celle où l'on invente le cinéma et le gra­
mophone. Au cinéma, l'homme ne reconnaît pas sa
propre démarche, sur le disque, il ne reconnaît pas
sa propre voix. Des expériences mettent ce phéno­
mène en évidence. La situation de Kafka est celle du
sujet soumis à de telles expériences. C'est elle qui le
renvoie à l'étude. Peut-être se heurte-t-il de la sorte à
des fragments de sa propre existence, qui s'inscri­
vent encore dans le rôle qu'il doit jouer. Il parvien­
drait alors à se saisir de son geste perdu, comme
Peter Schlemihl de son ombre vendue. Il parvien­
drait à se comprendre lui-même, mais au prix de
quel prodigieux effort ! Car du pays de l'oubli souffle

1. N. d. T. : L 'Amérique, t. 1, p. 2 12. (PR)


Franz Kafka 45 1

une tempête. Étudier, c'est chevaucher contre cette


tempête. Ainsi le mendiant, sur le banc du poêle,
chevauche-t-il à la rencontre de son passé, pour se
saisir de lui-même sous les traits du roi fugitif. À la
vie trop brève pour entreprendre la moindre chevau­
chée correspond cette chevauchée, assez longue
pour remplir une vie, << . . . jusqu'à ce qu'on quitte les
éperons, car il n'y avait pas d'éperons, jusqu'à ce
qu'on jette les rênes, car il n'y avait pas de rênes, et
qu'on voie le pays devant soi comme une lande ton­
due, déjà sans encolure et sans tête de cheval 1 ».
Ainsi se réalise le rêve du cavalier extasié qui en une
joyeuse course à vide galope vers son passé et
n'est plus une charge pour sa monture. Malheur
cèpendant au cavalier qui se trouve enchaîné à
son haridelle parce qu'il a assigné un but à son ave­
nir - fût-ce le but le plus proche : la cave à charbon.
Malheur aussi à sa bête, malheur à l'un et à l'autre :
au seau et à son cavalier. << À cheval sur le seau à
charbon, la main en haut, sur l'anse, la plus simple
des rênes, je descends donc péniblement mon esca­
lier ; mais en bas le seau s'élève ; magnifique, magni­
fique ; des chameaux couchés sur le sol ne se lèvent
pas plus splendidement en se secouant sous le bâton
du conducteur 2. » Aucune contrée n'offre un abord
plus désespéré que le << pays des icebergs 3 », où le
cavalier se perd à tout jamais. Des << plus profondes
régions de la mort 4 » souffle le vent qui lui est favo­
rable - le même vent qui chez Kafka souffle si sou­
vent du monde primitif, et qui pousse aussi la barque
du chasseur Gracchus. << Dans tous les mystères et
les sacrifices, dit Plutarque, chez les Grecs comme

1. N. d. T. : « Si l'on pouvait être un Peau-Rouge », t. II, p. 1 2 1 .


(PR)
2. N. d. T. : «À cheval sur le seau à charbon >>, t. Il, p. 458. (PR)
3. N. d. T. : Ibid., p. 460. (PR)
4 N. d. T. : « Le chasseur Gracchus », t. II, p. 455. (PR)
452 Œuvres

parmi les Barbares, il est enseigné [ . . ] qu'il doit y


.

avoir deux êtres primordiaux, deux forces opposées


entre elles, dont la première conduit à main droite et
droit devant, tandis que la seconde tourne et ramène
en arrière 1 • >> Le retour en arrière est la direction de
l'étude, qui transforme la vie en écriture. Son pré­
cepteur est ce Bucéphale, « le nouvel avocat >>, qui,
débarrassé du puissant Alexandre - c'est-à-dire du
conquérant qui fonce droit devant lui -, rebrousse
chemin : « Libre, les flancs délivrés des cuisses du
cavalier, auprès de la lampe paisible, loin des rugis­
sements de la bataille d'Alexandre, il lit et tourne les
feuilles de nos vieux livres 2• >> - Ce récit a été inter­
prété, il y a quelque temps, par Werner Kraft. Après
avoir soigneusement examiné chaque détail du
texte, l'interprète remarque : << Nulle part dans la lit­
térature ne trouve-t-on une aussi formidable, une
aussi accablante critique du mythe dans toute son
étendue 3. >> Le terme de <<justice >>, dit l'auteur, n'est
d'aucune utilité à Kafka ; c'est pourtant à partir de
la justice que s'opère, selon lui, la critique du mythe.
- Arrivés à ce point, nous risquons cependant de
mal comprendre Kafka si nous nous en tenons là.
Est-ce vraiment le jus, le droit, qui, dans le nom de
la justice, peut être invoqué contre le mythe ? Non,
comme juriste, Bucéphale reste fidèle à ses origines.
Simplement, il ne semble pas appliquer le droit - et
c'est là que, du point de vue de Kafka, réside la nou
veauté pour ce Bucéphale et pour la magistrature.
Le droit qui n'est plus appliqué, mais seulement étu­
dié - telle est la porte de la justice.
La porte de la justice est l'étude. Et pourtant

1 . N. d. T. : Plutarque, Isis et Osiris, cité in Johann Jakob Bache­


fen, Urreligion und antike Symbole, op. cit., t. I, p. 253. (PR)
2. N. d. T. : « Le nouvel avocat », t. II, p. 467. (PR)
3. N. d. T. : Werner Kraft, Franz Kafka. Durchdringung und
Geheimnis, op. cit., p. 13 sqq. (PR)
Franz Kafka 453

Kafka n'ose pas attacher à cette étude les promesses


que la tradition attache à celle de la Thora. Ses
aides sont des portiers qui ont perdu leur temple,
ses étudiants des écoliers qui ne connaissent plus
l'écriture. Plus rien ne les maintient désormais dans
la «joyeuse course à vide 1 ». Mais Kafka a trouvé la
loi qui régit la sienne : au moins une fois, lorsqu'il
est arrivé à adapter sa vitesse vertigineuse à un pas
épique, qu'il avait sans doute cherché toute sa vie. Il
a couché cette loi dans un texte qui est le plus
accompli de ses écrits, et pas seulement parce qu'il
est une interprétation.
« Grâce à une foule d'histoires de brigands et de
romans de chevalerie lus pendant les nuits et les
veillées, Sancho Pança, qui ne s'en est d'ailleurs
jamais vanté, parvint si bien au cours des années à
distraire de lui son démon - auquel il donna plus
tard le nom de Don Quichotte - que celui-ci com­
mit sans retenue les actes les plus fous, actes qui,
faute d'un objet déterminé à l'avance qui aurait dû
être précisément Sancho Pança, ne causaient toute­
fois de tort à personne. Mû peut-être par un certain
sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui
était un homme libre, suivit stoïquement Don Qui­
chotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu'à
la fin un divertissement plein d'utilité et de gran­
deur2. »
Fou pondéré et aide maladroit, Sancho Pança a
envoyé son cavalier devant. Bucéphale, lui, a sur­
vécu au sien. Homme ou cheval, cela n'a plus guère
d'importance, pourvu qu'on lui enlève son fardeau
des épaules.

1. N. d. T. : Journaux (novembre 1 9 1 7), t. III, p. 455. (PR)


2. N. d. T. : « La vérité sur Sancho Pança••, t. II, p. 54 1 . (PR)
SOURCES

(Walter Benjamin, Gesammelte Schriften, t. l-VII, Franc­


fort-sur-le-Main, Suhrkamp Verlag, 1 974-1989)

« Traumkitsch », t. II (2), p. 620-622.


<< Gottfried Keller >>, t. II (1), p. 283-295.
<< Gespriich mit André Gide », t. IV (1), p. 502-509.
<< Hugo von Hofmannsthal, "Der Turm" t. III, p. 29-33.
''•

<< Haschisch in Marseille >>, t. IV ( 1), p. 409-4 1 6.


<< Goethe >>, t. II (2), p. 705-739.
<<Adrienne Mesurat>>, t. III, p. 153-156.
<< Der Surrealismus >>, t. II (1), p. 295-3 1 0.
<< Zum Bilde Prousts >>, t. II (1), p. 3 1 0-324.
<< Robert Walser», t. II (1), p. 324-328.
« Johann Peter Hebeh, t. II (2), p. 635-640.
<<Julien Green>>, t. II (1), p. 328-334.
<< Ein Au.Benseiter macht sich bemerkbar>>, t. III, p. 2 1 9-225.
<<Krisis des Romans >>, t. III, p. 230-236.
<<Theorien des deutschen Faschismus >>, t. III, p. 238-250.
<< Wider ein Meisterwerk », t. III, p. 252-259.
<< Karl Kraus », t. II ( 1), p. 334-367.
« Literaturgeschichte und Literaturwissenschaft », t. III,
p. 2 83-290.
<< Franz Kafka, Beim Bau der Chinesischen Mauer>>, t. II (2),
p. 676-683.
<< Kleine Geschichte der Photographie », t. II (1), p. 368-385.
<< Paul Valéry >>, t. II (1) p. 386-390.
<<Der destruktive Charakter », t. IV (1), p. 396-398.
<< Oedipus oder Der vernünftige Mythos », t. II (1), p. 391-
395.
456 Œuvres

<< Kurze Schatten >>, t. IV (1), p. 368-373 et 425-428.


<< Kierkegaard >>, t. III, p. 380-383.
<< Über das mimetische Verméigen >>, t. II (1), 2 1 0-2 13.
<< Erfahrung und Arrout >>, t. II (1), p . 2 13-2 1 9.
<< Zum gegenwiirtigen gesellschaftlichen Standort des fran­
zéisischen Schriftstellers t. II (2), p. 776-803.
»,

<< Franz Kafka >>, t. II (2), p. 409-438.


1 . Kitsch onirique
trad. par Pierre Rusch 7
2. Gottfried Keller
À l'occasion d'une édition critique de ses œuvres
complètes
trad. par Rainer Rochlitz 11
3. Conversation avec André Gide
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 30
4. La Tour d e Hugo von Hofmannsthal
trad. par Rainer Rochlitz 41
5. Hachisch à Marseille
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 48
6. Goethe
trad. par Pierre Rusch 59
7. Adrienne Mesurat
trad. par Rainer Rochlitz 1 09
8. Le surréalisme
Le dernier instantané de l'intelligentsia euro­
péenne
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 1 13
458 Œuvres

9. L'image proustienne
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Rainer
Rochlitz 135
10. Robert Walser
trad. par Rainer Rochlitz 156
1 1 . Johann Peter Hebei
trad. par Rainer Rochlitz 1 62
12. Julien Green
trad. par Rainer Rochlitz 1 70
1 3 . Un marginal sort de l'ombre
À propos des Employés de S. Kracauer
trad. par Pien-e Rusch 1 79
14. Crise du roman
À propos de Berlin Alexanderplatz de Doblin
trad. par Rainer Rochlitz 1 89
1 5 . Théories du fascisme allemand
À propos de l'ouvrage collectif Guerre et Guer­
riers, publié sous la direction d'Ernst Jünger
trad. par Pierre Rusch 1 98
16. Contre un chef-d'œuvre
À propos du livre de Max Kommerell, L'Écri­
vain comme guide dans la littérature classique
allemande
trad. par Pien-e Rusch 216
1 7 . Karl Kraus
trad. par Rainer Rochlitz 228
1 8. Histoire littéraire et science de la littérature
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch. 274
19. Franz Kafka, Lors de la construction · de la
Muraille de Chine
trad. par Pierre Rusch 284
20. Petite histoire de la photographie
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 295
Table 459

2 1 . Paul Valéry
Pour son soixantième anniversaire
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 322
22. Le caractère destructeur
trad. par Rainer Rochlitz 330
23. Œdipe ou : Le mythe rationnel
trad. Maurice de Gandillac, revue par Rainer Rochlitz 333
24. Brèves ombres
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 340
25. Kierkegaard
trad. par Rainer Rochlitz 355
26. Sur le pouvoir d'imitation
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 359
27. Expérience et pauvreté
trad. par Pierre Rusch 364
28. Situation sociale actuelle de l 'écrivain français
trad. par Pierre Rusch 373
29. Franz Kafka
Pour le dixième anniversaire de sa mort
trad. par Maurice de Gandillac, revue par Pierre
Rusch 410

Sources 455

Table des matières 457


Composition Interligne.
Impression Société Nouvelle Firmin-Didot
à Mesnil-sur-l'Estrée, le 8 novembre 2000.
Dépô.t légal : novembre 2000.
Numéro d'imprimeur : 53335.
ISBN 2-07-040667-9/Imprimé en France
88158

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