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nic ulmi

la culture du champ de foire


mémoire de diplôme en histoire économique et sociale
à l'université de genève

19 septembre 1995

1
INTRODUCTION

"L'homme ne désire pas connaître mais sentir infiniment".


(Giacomo Leopardi ) 1

"D'ailleurs, les bourgeois bouffent mal, parce qu'entre l'argent et le plaisir,


ils préfèrent le pognon".
(Claude Chabrol ) 2

"Il nous faudrait une bonne histoire de la foire comme instrument de


connaissance, comme incitatrice d'un certain progrès technique, une sorte de
grand concours Lépine à l'usage des foules".
(Bertrand Gille ) 3

"Il y avait encore un ange égorgeur, le choléra, un Apollon anatomique, un


malheureux qui est mort de faim, des appareils ayant servi pendant l'inquisition" . 4

"Pour n'oublier personne, signalons la loge d'“Ondine la reine des mers”,


qui “surpasse les plus belles créations des contes de fées, mais dans un état plus
en rapport avec les nouvelles découvertes de la science”" . 5

1in Zibaldone.
2In Les Inrockuptibles, 23 août - 5 septembre 1995, n. 21, p. 35.
3in Jacques PERRIAULT, Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audiovisuel , Paris,
Flammarion, 1981, p. 10.
4Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
5Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.

2
échanges, mouvement, mimétisme, innovation

Culture foraine ? Les forains, le champ de foire sont-ils les porteurs,


le lieu d'une culture spécifique ? L'identification et l'étude des phénomènes
observables sur les champs de foire peuvent-ils contribuer à la
compréhension des dynamiques culturelles et sociales globales ?
Autrement dit : l'introduction de cette nouvelle étiquette - "culture foraine"
- est-elle pertinente ? Vaut-elle le détour ?
Suivant l'hypothèse retenue ici, les manèges, musées forains,
décapités parlants et autres jeux de massacre forment un ensemble culturel
original et doté d'une certaine unité, qui se détache du fond foisonnant des
pratiques ludiques et expressives populaires et qui éclaire le devenir de ces
pratiques au fil de plusieurs siècles. Ainsi, le champ de foire peut nous
renseigner sur la façon dont une culture intègre et assimile des apports
disparates, fige et renouvelle son répertoire, se localise et se globalise en
réponse à des besoins inchangés en même temps qu'à des sollicitations
nouvelles.
S'il peut nous en dire autant, c'est que le champ de foire est au coeur
des échanges et du mouvement, du commerce et du voyage, de la recherche
de plaisirs variés et de sensations nouvelles, d'exercices à la fois rassurants
et risqués à la frontière du connu, du possible, du licite.

Echange, commerce : la culture foraine est liée à ces rencontres


marchandes périodiques que sont les foires. Son ancrage dans un lieu
donné est donc intermittent, à la fois routinier - car réglé par des cycles
annuels - et extraordinaire - car sortant du quotidien. Son cadre est urbain.
Son caractère est foncièrement marchand : l'échange monétarisé ne définit
pas seulement le contexte dans lequel elle s'installe mais aussi son
fonctionnement propre. Tout y est objet de commerce. Le saltimbanque, le
bateleur vendent des gestes et des paroles, des sensations, parfois aussi des
produits - et l'on ne sait très bien alors si la vente d'un objet dérisoire vanté
comme prodigieux sert à encaisser une rémunération pour le spectacle ou si
le spectacle n'est que de la réclame pour le produit...
Mouvement, voyage : la culture foraine se matérialise sur une place
avec l'arrivée d'un groupe nomade : les forains. Elle n'a pas de lieu propre :
en chaque lieu, elle vient d'ailleurs. Elle est familière, à force de revenir, et
en même temps toujours étrangère, unheimlich, avec tout ce que cela

3
suppose d'excitant et d'inquiétant. Voyageuse, elle récolte et dissémine des
apports divers qu'elle réélabore à travers ses codes propres : elle produit
ainsi un cosmopolitisme populaire , facteur d'homogénéisation culturelle.

Des nomades vendent du plaisir à des sédentaires lors de marchés


périodiques. Quel est le contenu de ce commerce ? Quelle est la nature des
sensations, des expériences que l'on retire des jeux et des spectacles du
champ de foire ?
Dans la plupart des cas, l'intérêt des attractions foraines semble
résider dans le défi posé à une loi, naturelle ou humaine : on s'envole, on se
tient en l'air sans tomber, on précipite sans s'écraser, on voyage chez les
morts, on converse avec des femmes-poissons, on voit des objets
disparaître dans le néant, on observe des corps se mutiler et rester intactes,
on viole du regard le secret de lieux interdits, on est recompensé pour avoir
frappé bien fort le gendarme d'une balle en pleine figure...
Parfois, les limites que l'on dépasse par une expérience factice mais
saisissante sont celles de la position sociale ou de la connaissance : on jouit
à peu de frais des plaisirs du noble ou du riche, on découvre des pays
éloignés et des événements du passé, on scrute des membres ravagés par
des maladies à peine nommables, on connaît son avenir et on est instruit
sur ses propres vices et vertus les plus enfouis...

Le principe qui régit l'univers forain, et qui fonde sa capacité de


déplacer des limites naturelles ou sociales, est celui du mimétisme, de
l'imitation, du faire comme si illusionniste, fanfaron ou parodique. Grâce à
cela, et à la très marchande boulimie de nouveauté qui le caractérise, le
champ de foire met virtuellement toutes les expériences humainement
imaginables à la portée de son public. En cela, il n'a pas de concurrents
jusqu'à l'avènement du cinéma.

Les caractéristiques de la culture foraine - marchande, voyageuse,


mimétique, assoiffée de nouveauté, jouant à transgresser des limites
imposées par la nature ou par les hommes - lui assignent un rôle pionnier
dans l'assimilation et dans la diffusion sociale du changement, de la
nouveauté, de l'altérité. Par là, elle jette un pont entre les rythmes lents des
cultures populaires dans lesquelles elle reste ancrée et le changement
technologique, économique et culturel de la société industrielle dans
laquelle elle se développe.

Restituons le mouvement à ce tableau jusqu'ici statique : entre le


XVIIIe siècle et le début du XXe le champ de foire s'affranchit du marché
et relègue la marchandise à ses marges, le spectacle vivant cède du terrain
aux jeux et aux dispositifs mécaniques, le plaisir du vertige prend le dessus
4
et le visuel supplante l'oral comme langage structurant de la fête foraine.
Laboratoire et rampe de lancement de la culture de masse, la culture
foraine se replie enfin, dans la seconde moitié du XXe siècle, dans une
marginalité hi-tech teintée de nostalgie.

5
la face en ombre des cultures populaires ?

On a sans doute trop schématisé l'opposition entre des cultures


populaires immobiles, toutes en racines, liées aux cycles agricoles ou aux
multiples formes de l'appartenance collective, et une culture marchande et
intellectuelle, mouvante et novatrice, dynamique et conquérante.
Prenant le contre-pied de cette opposition, la "culture foraine" se
profile comme une catégorie ou une modalité d'existence moins connue des
cultures populaires, un peu leur face en ombre. A côté d'une culture
populaire de l'enracinement, elle fait apparaître un univers populaire
marginal, lié au voyage, au rejet par les sédentaires et aux échanges
marchands.
Malgré les emprunts nombreux à des formes de culture plus
"hautes", la culture foraine se range sans équivoque du côté des cultures
populaires, dont elle prolonge la dimension renversante et dont elle
constitue une version déracinée et cosmopolite. Marginale mais construite
autour de pratiques qui deviennent de plus en plus centrales à l'époque
moderne (la mobilité, l'échange marchand, l'innovation), la culture foraine
constitue dans l'univers populaire un facteur de tension et de changement
au statut ambigu, à la fois endogène et exogène. Ce travail veut montrer la
façon dont la culture foraine - culture populaire nomade et vénale -
participe à la formation de notre culture commune contemporaine.

6
POUR UNE HISTOIRE DE LA CULTURE
FORAINE

le jongleur médiéval : un passeur (XIIe-XVIe


siècle)

COTE COUR, COTE PLACE, ENTRE-DEUX

Le Moyen Age connnaît une figure d'amuseur professionnel


polyvalent et nomade, à cheval entre les cours féodales et les mondes
populaires, oscillant entre l'exercice d'un métier et la mendicité. Les
contemporains le désignent en français par une série de termes dont la
précision originelle se dissout en une relative interchangeabilité , qui 6

témoigne du caractère hybride du métier et de la mobilité du personnage.


Ainsi, le trouvère est proprement l'inventeur des rimes, le ménestrier est le
chanteur-musicien, le ménestrel est le chef d'une ménestrandie, "composée
de chanteurs, de conteurs, de musiciens, de farceurs et de joueurs de
tours" , et ce qui, côté cour, se nomme art de ménestrellerie s'incarne, côté
7

place, dans la figure méprisée du jongleur. Mais l'usage brouille les cartes
et utilise tour à tour chacun de ces termes pour désigner toutes sortes
8

d'amuseurs, jusqu'aux "baladins vagabonds du dernier ordre" . 9

6Le phénomène se retrouve dans les autres langues européennes. Cf Luciana STEGAGNO PICCHIO,
"Lo spettacolo dei giullari", in Il contributo dei giullari alla drammaturgia italiana delle origini , Viterbo,
Bulzoni, 1978, p. 188, 191.
7Victor FOURNEL, Tableau du vieux Paris. Les spectacles populaires et les artistes des rues , Paris,
Dentu, 1863, p. 119.
8Auxquels on pourrait ajouter celui, générique, de bateleur (en italien bagatto ou bagattelliere), en usage
à partir du XIIIe, dérivé de l'ancien français baastel, "instrument et tour d'escamoteur"
9V. FOURNEL, op. cit., p. 118. Pour le Petit Robert (éd. 1990), le baladin est un "bouffon de comédie,
comédien ambulant" assimilé à un "histrion, paillasse, saltimbanque" ; à noter que ces trois derniers
termes, mais aussi ceux de baladin et de bouffon, remontent tous au XVIe siècle.
7
Le terme de jongleur , qui finit par s'imposer à la fin du XIIe siècle
10

pour désigner l'amuseur universel - chanteur, conteur, farceur,


prestidigitateur, guérisseur et montreur d'animaux dressés - se charge 11

progressivement d'un sens péjoratif, perçu comme la marque d'une


déchéance. Alors que le trouvère et le ménestrel jouissent de la protection
d'un seigneur, d'un peu de considération et d'un certain confort, le jongleur,
qui a rabaissé son art "par les tours de passe-passe et les simagrées
burlesques", mène une vie nomade, "esclave des plaisirs du peuple" , et 12

reste pauvre et méprisé.


Sommes-nous en présence de deux figures réellement distinctes ? Ou
s'agit-il du même qui navigue entre deux mondes, trouvant et perdant
d'éphémères lettres de noblesse et variant son répertoire pour complaire à
son maître du jour, une fois le seigneur, une fois la foule ? Si la
dépréciation du titre de jongleur à partir du XIVe siècle semble dessiner la
trajectoire descendante d'un art de cour devenant spectacle populaire, la
confusion sémantique dans laquelle baignent les termes fait entrevoir par
contre un art de l'entre-deux et une figure mobile de passeur ou
d'intermédiaire culturel . 13

UN ABREGE AMBULANT DE LA CULTURE MEDIEVALE

Dans la société féodale, le jongleur est mêlé aux faits d'armes : son
rôle consiste en ce domaine à donner en musique les signaux du combat,
exciter le courage, railler la faiblesse, fonctionner comme messager dans
les négociations entre les camps ennemis, célébrer la victoire et proclamer
la paix, tout en exécutant des tours d'adresse et de prestidigitation Devenu 14

"bouffon de carrefour" , le jongleur-hérault troque dès le XIIIe siècle ses


15

surnoms héroïques contre des sobriquets burlesques et recycle son


répertoire chevaleresque sur le mode parodique. Sur les marches de l'église
ou sur la route des pèlerinages, qui lui livrent une audience toute faite, le
10Joculator en latin ; le terme jongleour (plaisant, rieur) désigne à partir de la fin du XIIe siècle le
ménestrel nomade (giullare en italien, juglar en espagnol, Gaukler en allemand) ; au XVIe siècle,
jongleur est synonime de bateleur, saltimbanque ; ce n'est qu'au XIXe siècle qu'apparaît en français le
sens contemporain, plus restreint, désignant celui qui jongle.
11V. FOURNEL, op. cit., p. 148
12Ibid., p. 121
13Sur cette notion, voir Les intermédiaires culturels. Actes du Colloque du Centre Méridional d'Histoire
Sociale, des Mentalités et des Cultures. 1978 , Aix-en-Provence, Université de Provence, 1981. La
circulation culturelle entre le château et le bourg devait être d'autant plus facile que le seigneur médiéval
était lui-même généralement illettré, pris donc dans une culture de l'oralité au même titre que les couches
populaires (Diego CARPITELLA, "I giullari e la questione della circolazione culturale del Medio Evo",
in Il contributo..., op. cit., p. 67).
14V. FOURNEL, op. cit., pp. 122-125.
15Ibid., p. 127.

8
jongleur se mêle également des vies et miracles des saints et égaye en
musique l'administration des sacrements.
Ce répertoire déjà éclectique, fait d'un fond chevaleresque, de
préoccupations et d'humeurs populaires et de récits religieux et édifiants,
s'enrichit encore des éléments les plus immédiatement merveilleux ou les
plus facilement parodiables de la culture savante : bestiaires, descriptions
géographiques et récits de voyages, mais aussi traités de grammaire et de
philosophie . Aucune portion de la culture médiévale ne semble échapper à
16

la boulimie du jongleur, induite par le besoin de s'adapter à tous les


auditoires et de capturer le public par des trouvailles toujours renouvelées.
Absorbant tout ce qu'il trouve sur sa route et le transformant en quelque
chose de consommable pour l'entendement de ses contemporains,
actualisant son répertoire à travers l'intégration des nouvelles les plus
diverses, le jongleur se trouve ainsi remplir "une véritable fonction de mass
media" . 17

LE PROBLEME DU REVENU : MENDICITE,


SORCELLERIE OU ESCROQUERIE ?

Le grand problème du jongleur est économique : comment peut-il


obtenir une rémunération pour son travail ? Le spectacle qu'il exécute est
ouvert à tous vents : quiconque peut s'arrêter, voir et entendre et repartir,
personne n'est tenu de payer sa consommation. Tout ce qui reste au
jongleur est alors sa capacité de persuasion, s'appuyant sur la description
de sa propre misère, sur la flatterie qui pousse un public de pauvres gens à
se voir en grands seigneurs, sur l'existence présumée d'un bénéfice de type
plus ou moins magique pour le spectateur . Dans ces tirades qui mettent la
18

bourse du spectateur en état de siège, la réclame dévoile sa parenté avec


l'acte de quémander.
Le problème de la rémunération et les stratégies mises en oeuvre
pour le résoudre maintiennent l'activité du jongleur dans un statut ambigu.
Le spectacle ne sert-il qu'à attirer l'attention des passants sur la condition
de pauvreté du jongleur, et donc sur son droit moral à bénéficier de la

16Ibid., p. 133 ; L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 202.


17Franco CARDINI, "Il sagrato, la piazza, la corte", in Elisabetta SILVESTRINI (éd.), La piazza
universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987,
p. 38 ; Giuseppe TAVANI, "Funzione comunicativa e azione ipnotica nei testi giullareschi", in Il
contributo..., op. cit., p. 167 ; L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 195.
18Lorsqu'il se produit devant un seigneur, le jongleur possède également l'arme d'une sorte de chantage :
son puissant spectateur sait en effet que l'amuseur se fera en déambulant l'écho de la bonté et de la
largesse, ou au contraire de la pingrerie, avec lesquelles il a été traité ; l'honneur et la réputation du
seigneur sont donc en jeu (L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 195).
9
charité d'autrui ? Ou s'agit-il d'une prestation de services reconnue comme
telle, se troquant pour une contre-prestation en argent ? Ce dilemme ne sera
jamais vraiment résolu, et le jongleur gardera ainsi son statut hybride de
professionnel exerçant un métier et en même temps de mendiant.
Souvent, l'apparition d'une marchandise mise en vente à la fin de
l'exhibition matérialise l'échange entre le jongleur et son public. Il s'agit
parfois, lorsque les jongleurs se présentent comme mires - "personnages
mi-bouffons et mi-médecins" - ou physiciens , d'herbes médicinales ou de
19 20

produits cosmétiques, : on peut alors considérér le spectacle qui précède


comme une réclame pour une marchandise qui en est la raison d'être et
l'aboutissement . Le plus souvent il s'agit cependant d'une matière
21

quelconque, qui ne prend de la valeur que grâce aux origines et aux


propriétés merveilleuses que le jongleur lui attribue à travers son spectacle 22

; c'est la parole du jongleur qui transforme n'importe quelle substance en


graisse de phénix ou d'oiseau du paradis ou en terre de Bethléem, de
Lemnos ou d'Arménie . 23

La construction de la valeur ajoutée imaginaire des onguents et


elixirs passe par une série d'étapes obligées : l'évocation d'une figure
prestigieuse - souvent une "haute et puissante dame" -, sous l'autorité de 24

laquelle se placerait la mission du jongleur ; le récit des voyages effectués


dans des pays lointains pour se procurer le produit magique ; la liste des
puissants d'Europe et d'Orient guéris par le jongleur grâce à son remède ;
enfin une description du remède lui-même, pastiche de langage savant, de
mots étrangers et de toponymes évocant des contrées éloignées et
mystérieuses . On est tenté d'envisager dans ce cas l'objet vendu comme le
25

produit dérivé d'un spectacle qui, par un véritable jonglage verbal -proche 26

finalement de celui du prédicateur et du voyageur-marchand à la Marco


Polo -, projette le spectateur dans un monde imaginaire que l'objet vendu
27

ne fait que prolonger.


La crédulité du spectateur sert ainsi à la fois à celui-ci comme carte
d'accès au merveilleux, et au jongleur comme clé pour accéder à la bourse
de son public. On peut considérer cet échange comme profitable pour les
deux parties : le spectateur achète un voyage, un trip, il paye pour se placer
19V. FOURNEL, op. cit., p. 219.
20Ibid., p. 155.
21L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 202.
22A partir du XIXe siècle on appelle ce spectacle boniment..
23V. FOURNEL, op. cit., p. 225.
24Ibid., p. 156.
25Ibid. ; Rosanna BRUSEGAN, "La farmacia del Giullare. Ricette, reliquie e discorsi da vendere", in Il
contributo..., op. cit., p. 265-266.
26"[S]cioglilingua, abilità ginnolessicali, adynata sapientemente disposti, accorto intercalare di parole in
apparenza difficili (e in realtà prive di senso) e di toponimi che sembrano rimandare a una favolosa
lontananza e che in realtà sono soltanto inventati: la cultura del fierante mima quella dei teologi, dei
filosofi e delle aule universitarie cui sui avvicina per un curioso effetto fonomimetico che sembra sortire
risultati ipnotici per l'uditorio" (F. CARDINI, op. cit., p. 39)
27ibid., p. 39 ; R. BRUSEGAN, op. cit., p. 261.

10
sous l'emprise de la "drogue du discours", pour subir, par la force de
l'éloquence, l'"effraction" de son monde fermé . Rien ne l'empêche 28

toutefois de s'estimer gruger s'il à acquis de la camelote en croyant se doter


d'un produit miraculeux. Si d'un côté le travail du jongleur confine à la
mendicité, il se tient d'autre part, aux yeux des contemporains, toujours
trop proche de l'escroquerie.
Passeur culturel, le jongleur est aussi en quelque sorte un activiste de
la circulation monétaire, de l'échange marchand. Par tous les moyens dont
il est capable, il excite la disposition de ses contemporains à dépenser de
l'argent, en leur fournissant d'excellentes raisons de lui en donner : parce
qu'il est nécessiteux, parce que son spectacle a su susciter le rire et la joie,
ou enfin parce que l'achat de son remède est une affaire à ne pas rater.

LE JONGLEUR, CORNEMUSE DU DIABLE 29

Recherchés par toutes les couches de la société pour l'amusement


qu'ils procurent et aussi pour le concours de foule, propice aux échanges,
qu'ils peuvent contribuer à susciter, les jongleurs médiévaux sont en même
temps régulièrement frappés par les foudres des autorités ecclésiastiques.
Au-delà des reproches circonstanciés adressés à leurs pratiques - ils
"défigurent leurs corps par des contorsions ou des gestes indécents et
revêtent des masques horribles", mènent "une existence vagabonde",
"fréquentent les auberges, les festins et les assemblées licencieuses, pour y
chanter des cantilènes lascives" et aiment trop les jeux de hasard,
30

particulièrement les dés - les jongleurs sont l'objet d'une condamnation


31

d'une rigueur inouïe et sans appel. Ministri Satanae , à qui il faut nier 32

l'aumône et l'eucharistie, ils "n'appartien[nen]t pas, même pas en tant que


pêcheur[s], au peuple des fidèles à qui s'adresse la parole de Dieu, ou
appartiennent à une “autre” humanité, diabolique et irrationnelle au point
qu'une voie d'issue leur permettant de quitter l'état de pêché semble
inexistante" . 33

La condamnation morale des histriones, déjà ténace à Rome, se


prolonge dans le monde chrétien médiéval. La scène, "voleuse de chasteté",

28ibid., p. 269.
29Selon la définition donnée par Bertholde de Regensbourg autour de 1300, citée par Chiara SETTIS
FRUGONI, "La rappresentazione dei giullari nelle chiese fino al XII sec.", in Il contributo..., op. cit., p.
132).
30Selon une somme de pénitence du milieu du XIIIe siècle, citée par V. FOURNEL, op. cit., p. 167.
31Ibid., p. 162.
32Selon l'expression de Saint Augustin, citée par C. SETTIS FURGONI, op. cit., p. 115.
33Carla CASAGRANDE, Silvana VECCHIO, "L'interdizione del giullare nel vocabolario clericale del
XII secolo", in Il contributo..., op. cit., p. 216.
11
est un facteur de pollution morale ; histrions et jongleurs sont des véhicules
de corruption diabolique ; ils poussent, avec les prostituées, à la
banqueroute morale et financière des puissants trop enclins à la largesse et
aux plaisirs. Aucune nuance n'est possible : le commerce avec les jongleurs
est un péché mortel . Les interdictions ecclésiastiques et, dans une moindre
34

mesure, les bannissements par édit royal se répètent ainsi, aussi acharnés
qu'inefficaces, tout au long du Moyen Age . 35

Transgression d'une limite, concurrence faite par le vain au


nécessaire, mélange sauvage de ce qui doit rester séparé : on peut
répertorier sous ces trois rubriques les accusations adressées aux jongleurs.
La première faute des jongleurs réside dans le fait qu'ils mettent, par
profession, leur corps en jeu. Support de toutes les souillures, voie royale
d'accès pour le Diable, le corps est exhibé aux regards, donné en spectacle
par le jongleur qui, comme la prostituée, fait ainsi commerce de sa propre
personne . Circonstance aggravante, par le masque et l'habit, ainsi que par
36

la pratique "efféminée" du maquillage et du postiche , le jongleur 37

transforme son corps, vilipendant ainsi l'image de l'homme voulue et créée


par Dieu : on retrouve là la hantise médiévale de l'artifice, de la
38

contrefaçon, de tout ce qui est perçu, avec un mélange de fascination et de


rejet, comme doté d'une nature double . 39

De la personne du jongleur, à travers ses habitudes volatiles et


incontrôlables et ses exhibition, la possibilité de la transgression peut se
répandre dans le public : les spectacles "révèlent (...) la possibilité de jouir
de certaines libertés (la liberté sexuelle, la liberté de dérision)" ; ils peuvent
contribuer à "engendre[r] des modifications relevantes dans le
comportement social des couches subalternes" . 40

Dangereux par sa trangressivité, le jongleur l'est tout autant par son


inutilité. "[T]els des vautours sur des cadavres, tels des mouches sur une
liqueur douce, on [les] voit arriver aux cours des princes (...). Ils sont
comme les sangsues, qui ne quittent la peau tant qu'elles n'ont pas sucé tout
le sang" . Les amuseurs sont un facteur de dérèglement économique parce
41

qu'ils suscitent des dépenses inutiles, mais aussi parce qu'ils détournent la

34Massimo OLDONI, "Tecniche di scena e comportamenti narrativi del teatro profano mediolatino (sec.
IX-XII)", in Il contributo..., op. cit., p. 29.
35V. FOURNEL, op. cit., p. 165 ; C. SETTIS FRUGONI, op. cit., p. 121.
36Diego CARPITELLA, "I giullari e la questione della circolazione culturale del Medio Evo", in Il
contributo..., op. cit., p. 65 ; L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 190 ; C. CASAGRANDE, S.
VECCHIO, op. cit., p. 218.
37C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, op. cit., p. 219.
38L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 197.
39R. BRUSEGAN, op. cit., p. 261 ; C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, op. cit., p. 227.
40G. TAVANI, op. cit., p. 166.
41Selon un texte de la fin du XIIIe siècle, cité par Eugenio BATTISTI, "Interstizi profani nell'arte
figurativa", in Il contributo..., op. cit., p. 73.
12
charité de son objectif légitime, car tout ce qui leur est donné est soustrait
aux moines et aux "bons" pauvres . 42

Si l'Eglise perçoit les jongleurs come des concurrents, c'est qu'entre


la figure de l'amuseur ambulant et celles du moine et du prédicateur
existent des analogies formelles - et même des superpositions physiques,
dans les nombreux cas où des clercs se font jongleurs ou des jongleurs se
recyclent en moines - qui sont pour l'Eglise autant préoccupantes
43

qu'avantageuses. La mobilité, l'art du récit merveilleux et de la persuasion


et la quête de l'aumône sont des pratiques partagées par ces deux groupes,
et il n'est pas rare que les moines, surtout ceux qui s'embarquent dans
l'aventure mendiante, les domincains et les franciscains ioculatores Dei,
travaillent consciemment à reprendre les schémas utilisés par les jongleurs
pour emporter l'adhésion.
Les jongleurs ont le tort de mettre leur talent au service de la vanitas
plutôt que du salut. De la vanitas, ils sont en effet l'incarnation la plus
désespérante : "les jongleurs sont dans tous les lieux et n'en habitent
44

aucun, ils sont dans les villes et dans les campagnes mais ne sont ni des
paysans, ni des citadins (...). Compagnons des marchands dans les foires et
des artisans dans les villes, ils ne sont cependant (...) insérés dans aucune
structure sociale organisée et reconnue. (...) Etrangers à toute institution,
les jongleurs n'ont aucune fonction dans le corps social, ils ne répondent à
aucune de ses nécessités" . 45

Enfin, la faute la plus complexe du jongleur s'enracine précisément


dans sa fonction de passeur qui, irrespectueuse des frontières, assume le
caractère illégitime d'une contrebande culturelle. Passant sans solution de
continuité "des vies de saints aux chansons obscènes", "le jongleur (...) fait
sauter la distinction entre sacré et profane" et brouille les frontières "entre
46

la vérité et la farce, entre le sérieux et le rire" : distinctions et frontières


47

essentielles pour préserver l'ordre de la société médiévale, et qui trouvent


un écho dans la répugnance de l'époque pour tout ce qui a une nature
hybride, ambiguë.
La condamnation des amuseurs trouvera une nouvel élan à partir du
48

XIVe siècle, lorsqu'arriveront en Europe les premiers groupes de gitans :


"noirs", nomades, de langue inconnue et de traditions étranges, pratiquant
la magie et le spectacle, toujours a moitié immergés dans le brouillard
42L STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 194 ; C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, op. cit., p. 215 ; M.
OLDONI, op. cit., p. 29.
43C. SETTIS FRUGONI, op. cit., p. 121-123 ; G. TAVANI, op. cit., p. 165 ; L. STEGAGNO PICCHIO,
op. cit., p. 193, 194.
44C. SETTIS FRUGONI. op. cit., p. 121.
45C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, op. cit., p. 224.
46Ibid., p. 232.
47Ibid., p. 235.
48... dans laquelle Saint Thomas ouvre à la fin du XIIIe siècle une brèche en reconnaissant une utilité à la
délectation - pour autant qu'elle soit épurée de turpitudes - et une légitimité à se faire payer pour en
procurer. Cf. C. CASAGRANDE, S. VECCHIO, op. cit., p. 256-257.
13
-savamment entretenu - d'une origine mystérieuse, ceux-ci sont tout
désignés pour devenir la figure emblématique de l'altérité, fascinante et
suspecte, à la fois recherchée comme un excitant et impitoyablement
rejetée .
49

En dehors de toute assimilation fondée ou abusive avec les gitans,


les opérateurs et saltimbanques de l'époque moderne continueront à
s'attirerer la défiance des autorités en raison de leurs moeurs suspectes et
de leur vie nomade : selon un scénario bien rôdé par l'histoire, les
interdictions d'exercer se succéderont tout au long du XVIIe et du XVIIIe
siècle, toujours mal accompagnées dans les faits par une pratique
répressive sans systématicité, épisodique et régulièrement dépassée par les
événements . 50

CHARLATANS ET OPERATEURS : LE JONGLEUR COMME


MARCHAND (XVIe-XIXe SIECLE)

La figure composite du jongleur médiéval évoluera au cours de


l'époque moderne en s'incarnant dans une série de personnages qui, pour
être relativement spécialisés dans des fonctions particulières, n'en restent
pas moins toujours à la lisière entre plusieurs conditions.
La figure du musicien (ou chanteur)-mendiant-aveugle se détache
51

entre le XVe et le XVIe siècle regroupant autour de la pratique de la


mendicité la musique - un des aspects les moins valorisés, depuis toujours,
de l'activité du jongleur - et la difformité : "[s]ouvent le jongleur est un
“marqué” : un bossu, un nain, un aveugle. Aveugle est, par définition, le
chanteur populaire, dont le caractère de voyant - comme Homère et Tyrésie
- est ainsi emphatisé en même temps que la qualité de bon chanteur,
amplifiée, comme chez les oiseaux aveuglés par la cruauté de l'homme, par
la condition d'aveugle" . Aux XIXe siècle encore, dans plusieurs pays
52

d'Europe, il faudra faire valoir une infirmité invalidante pour obtenir une
patente de joueur d'orgue de Barbarie : le handicap légitime ici l'activité de
l'amuseur par exclusion de toute autre possibilité d'emploi.
D'autres figures évoluent dans une dimension de pure spectacularité :
elles se différencieront progressivement le long des frontiéres entre les
genres et les disciplines, mais aussi suivant une division du travail qui
n'épargnera pas les amusements nomades. Ces amuseurs professionnels
populaires et nomades constituent le groupe social dans lequel s'enracinera
49F. CARDINI, op. cit., p. 36, 41.
50V. FOURNEL, op. cit., p. 289-290.
51Ibid., p. 172.
52L. STEGAGNO PICCHIO, op. cit., p. 197.
14
la culture foraine au cours des deux siècles de son essor, le XVIIIe et le
XIXe.
La stratégie qui consiste à combiner le spectacle et la vente d'un
remède miraculeux, matérialisant dans ce dernier l'échange immatériel
avec le public, trouve son incarnation spécialisée dans une nouvelle figure
d'amuseur qui, tout en restant bien ancrée dans l'univers spectaculaire de la
parole et du geste, rapproche l'amuseur du monde de la marchandise : c'est
l'opérateur ou charlatan, personnage qui traverse toute l'époque moderne
et ne s'efface qu'à peine au XIXe siècle . 53

Le terme de charlatans est employé à partir du début du XVIIe


54

siècle par les docteurs de la Faculté pour désigner leurs rivaux de la rue , 55

qui se définissent eux-mêmes médecins chimiques ou spagyriques (par


opposition aux galéniques de la Faculté), ou encore empiriques. Le peuple
les appelle simplement opérateurs. Installés sur les places publiques, ils
offrent des spectacles variés qu'ils exécutent eux-mêmes ou qu'ils font
exécuter, lorsqu'ils en ont les moyens, par des troupes de saltimbanques
sous leurs ordres. Les représentations, qui se composent de chansons, de
farces et de tours prodigieux à mi-chemin entre la prestidigitation et le
fakirisme, et qui font intervenir des animaux dressés et d'effrayants
personnages d'origine exotique, sont gratuites, "n'ayant d'autre but que de
servir d'appât à la vente" . Après la représentation , l'opérateur débite son
56 57

baume ou exécute quelques actes de type médical, parmi lesquels


l'extraction de dents donnait lieu à une spécialisation particulièrement
prestigieuse et haute en couleur. A ceci pouvait encore s'accompagner le
tirage de l'horoscope . 58

Comme le jongleur médiéval, le charlatan est un amuseur polyvalent


et nomade, évoluant entre plusieurs mondes et superposant plusieurs
statuts. Si l'activité du jongleur était le plus souvent perçue comme une
forme élaborée de mendicité, celle du charlatan se place par contre
53V. FOURNEL, op. cit., p. 298.
54Les successives hypothèses sur l'étymologie divergent mais concordent sur un point : la racine italienne
du terme, qui viendrait de ciarlare, "parler avec emphase" (Petit Robert). Pour CALEPIN, auteur en 1619
d'un Discours de l'origine des charlatans , et pour FURETIERE, le mot viendrait du bourg de Cerete, près
Spolète (Ombrie), qui aurait envoyé en France ses premiers charlatans. Pour d'autres, il dériverait de
scarlatano, indiquant la couleur écarlate (scarlatta en italien) du costume des charlatans... (V.
FOURNEL, op. cit., p.223 ; Mario VERDONE, "I giullari tra circo antico e moderno", in Il contributo...,
op. cit., p. 292). Les Italiens passaient en tout cas pour les meilleurs charlatans (comme d'ailleurs pour les
meilleurs médecins "officiels"), ce qui poussait leurs confrères français (essentiellement des picards et
des normands) à italianiser leurs noms et leurs biographies (V. FOURNEL, op. cit. ; Marian Hannah
WINTER, "Le Spectacle forain", in Guy DUMUR (éd.), Histoire des spectacles , Paris, Gallimard, 1965,
p. 1436).
55La rivalité est d'autant plus redoutée que "la médecine officielle, avant la dernière moitié du XVIIIe
siècle, se distingue difficilement des procédés et remèdes charlatanesques" (M. H. WINTER, op. cit., p.
1436).
56V. FOURNEL, op. cit., p. 231.
57... qu'on appelle à partir de la fin du XVIIe siècle parade, terme qui reviendra dans un sens très proche
sur les champs de foire jusqu'à nos jours.
58V. FOURNEL, op. cit., p. 310.

15
manifestement du côté de la marchandise ou de la prestation de services.
Les références culturelles ont également bougé : celles du jongleur étaient
dans la geste chevaleresque et dans les vies des saints, alors que le
charlatan s'inspire pour son boniment des descriptions des géographes et du
savoir médical.
Le charlatanisme semble avoir été une voie de recyclage
professionnel privilégiée pour les trompettes des armées démobilisées, que
l'usage d'un instrument et l'habitude du voyage préparaient à ce genre de
travail . Le voyage mettait également les charlatans en relation avec les
59

gitans, ou "Egyptiens"selon l'appellation de l'époque . Liés à une humanité


60

marginale et nomade sur le grands chemins, à la population des villes et


des villages sur les places publiques, au monde de la cour où il leur arrivait
d'exercer, les charlatans résussissaient parfois à devenir des célébrités - au
grand dam des médecins de la Faculté qui essayaient de les combattre à
coups de traités de démystification - et à faire fortune. Cette dernière
61

servait alors à se couvrir et s'entourer d'objets d'un luxe tapageur, bouclant


ainsi la boucle du paraître : le costume voyant qui avait servi à attirer le
badaud et son argent revient, magnifié, pour éblouir le public populaire et
concurrencer l'éclat nobiliaire ; à l'apogée de leur succès, quelques
opérateurs n'hésitent pas à offrir à la foule des fêtes avec danses, joutes et
de feux d'artifice . 62

LE JONGLEUR, UNE MAUVAISE SORTE DE PAUVRE

Reste une dernière figure, la plus ambiguë, celle qui ne se détache


jamais, qui colle à la peau de toutes les autres comme une ombre
inéliminable d'illégitimité, et qui constitue, pendant toute l'époque
moderne, l'amuseur nomade comme une mauvaise sorte de pauvre qui
contourne la misère par la filouterie. Il y a en effet "deux façons d'être
pauvres et mendiants (...). [A]u pélerin protégé par les confréries semble
s'opposer le pauvre filou", l'"“autre mendiant”, pas bon, pas pieux, pas
intégré au circuit de la charité publique (...), très proche du picare, c'est-à-
dire du gueux astucieux" . Choisissant l'aventure d'un métier sans filet
63

plutôt que la tutelle institutionnelle, vivant de la foule dans la rue, sur les
routes et dans les foires, le jongleur, le charlatan sont des incarnations du
tout-à-l'échange, d'une intégration à la société qui se construit à travers
59Ibid., p. 224.
60Ibid., p. 231-232.
61Ibid., p. 288.
62Ibid., p. 307.
63F. CARDINI, op. cit., p. 48.
16
l'échange vénal plutôt que par l'appartenance à une communauté ou à un
corps consitué. L'altérité de l'amuseur nomade réside alors en cela aussi :
contre une société de solidarités organiques et institutionnelles il figure (ou
préfigure, si l'on veut) une société éclatée où la survie dépend d'une
compétition libérée de toute moralité. Figure primaire et brutale de l'esprit
d'entreprise, l'"industriel forain" du XIXe siècle fonctionnera encore
comme miroir grinçant dans lequel la société de l'époque retrouvera son
image refoulée, celle d'une rue sans joye et sans loi où chacun se bat contre
les autres et où l'échange n'est jamais que le masque de la vexation.

17
la foire : un fait social total (XVIe-XIXe siècle) 64

UN MONDE CLOS, SEPARE

La foire n'est que l'une des multiples occasions, éparpillées dans


l'espace et dans le calendrier, où l'on peut voir s'exhiber les amuseurs de
rue. Elle se singularise cependant de manière décisive : alors que sur les
places et sur les ponts, lieux d'usage universel, le jongleur n'est qu'un
occupant passager, dans la foire il est chez lui, locataire d'un emplacement
- une loge - à l'intérieur d'une sorte de ville idéale vouée à l'échange et au
plaisir, éphémère et close. Sur la place, l'univers merveilleux évoqué par le
jongleur s'insinue dans le quotidien du passant ; à la foire, le spectateur a
physiquement quitté son ordinaire et il a pénètré dans un monde
d'exception, clos et survolté. Ainsi, la culture de la place maintient
l'ordinaire et l'extraordinaire mêlés dans un continuum, alors que la culture
de la foire isole le merveilleux en le concentrant dans un espace spécialisé,
qui coïncide avec l'espace de l'échange marchand.

LA DRAMATISATION DE L'ECHANGE

Foire : "concours nombreux, solennel et rare" selon la définition


rédigée par Turgot pour l'Encyclopédie. C'est en effet par sa rareté - sa
fréquence annuelle, à l'opposé de celle, hebdomadaire ou journalière, du
marché - que la foire emphatise, solennise l'échange : en le concentrant
dans un moment exceptionnel, elle le dramatise, elle lui fournit un théâtre
et une mise en scène, elle en fait une fête . Ainsi, la foire ne se borne pas à
65

amplifier le commerce, elle en magnifie le sens ; elle ne se limite pas à


64Selon l'expression introduite par Marcel MAUSS, un "fait social total" est un phénomène complexe qui
met "en branle la totalité de la société et de ses institutions" ( Sociologie et anthropologie , Paris, PUF,
1950, p. 274).
65"Dans l'imaginaire, la référence à la fête est active, même pour des assemblées très rurales ou très
“professionnelles”. Au demeurant, la foire revêt, par sa périodicité même, un caractère exceptionnel (...).
Elle admet donc une dimension festive qui retentit sur les comportements économiques" (Dominique
MARGAIRAZ, Foires et marchés dans la France préindustrielle , Paris, EEHESS, 1988, p. 206).
18
faire fonctionner les échanges marchands, elle les thématise. Univers
autoréferentiel, étant elle-même un discours su sa propre pratique, la foire
est d'emblée un dispositif culturel - produisant du sens - autant
qu'économique - distribuant des marchandises.

UN PROLONGEMENT MARCHAND DES


RASSEMBLEMENTS VOTIFS

On a fait beaucoup de cas de l'opposition idéologique de l'Eglise et


du marchand au Moyen Age. Et pourtant, lorsque les peuples nomades de
l'Occident post-romain se sédentarisent et que les échanges continentaux
reprennent, à partir du VIIe siècle, et plus tard, lors du "renouveau
commercial" du XIe siècle, les rendez-vous de la marchandise se greffent
toujours sur des fêtes religieuses , des plus modestes et routinières - la
66

messe du dimanche - aux plus éclatantes .


67 68

Au commencement, on l'a souvent dit, il y avait la route, "rythmée


par les sanctuaires où l'on se rendait pour vénérer de précieuses reliques et
pour implorer des miracles, mais aussi pour vendre et acheter ou par pur
esprit d'aventure : car les chevaliers, les marchands, les hors-la-loi
pouvaient, le long de la route, se confondre avec les pèlerins" . Peut-on 69

départager les motivations et les fonctions, éliminer l'ambiguïté, ramener le


sanctuaire, le pèlerinage et la fête du saint à un rôle clair - de matrice ou, à
l'opposée, de prétexte - dans leur rapport avec les échanges marchands ?
"[C]haque centre avait sa fête, donc sa feria (d'où le terme “foire”),
coïncidant avec le jour consacré au saint vénéré ou avec celui de l' inventio
ou traslatio de ses reliques" : ce qui est clair, c'est que la symbiose de la
70

marchandise et du sacré ancre l'échange dans une dimension rituelle et


dans un univers narratif luxuriant, celui des vie des saints et des péripéties
vécues par leurs restes.

66En dilatant le cadre chronologique et géographique vers l'antiquité et vers les sociétés non-européennes,
il faudrait également élargir la typologie des rencontres périodiques sur lesquelles se greffe le commerce
en incluant, à côté des fêtes religieuses, d'autres manifestations à but politique, militaire ou ludique (Anne
RADEFF, Monique PAUCHARD, Monique FREYMOND, Foires et marchés de Suisse romande. Images
de l'histoire des oublié(e)s, Yens sur Morges, Cabédita, 1992, p. 9).
67"En Scandinavie et en Grande Bretagne, par exemple, [des petites foires] se tiennent devant l'église, à
l'occasion du service dominical" (ibid., p. 18).
68L'étymologie semble garder la trace de ce glissement et de cette superposition : des feriae (jours de
fête) du latin classique vient la feria (marché, foire) du bas latin (Petit Robert).
69Franco CARDINI, "Il sagrato, la piazza, la corte", in ELISABETTA SILVESTRINI (éd.), La piazza
universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987,
p. 38.
70Ibid.

19
La nécessité de s'appuyer sur un rassemblement votif pour venir au
monde se prolongera tout au long de l'histoire des foires. Au XVIIIe et au
XIXe siècle, "[o]n opère facilement un glissement de la fête patronale à la
foire" : les nombreuses foires rurales et de bourgade créées à cette période
71

naîtront souvent comme une excroissance "sauvage" des fêtes religieuses et


ne seront formalisées qu'après coup ; il n'est pas toujours aisé, dans ces
72

cas, de déterminer si c'est l'intérêt marchand ou l'usage religieux qui fonde


leur existence. Mais faut-il vraiment trancher ? "En fait, il y a [dans les
foires] interférence complète des champs économiques, sociaux, culturels
et religieux" . 73

Par leur caractère clos et séparé de la réalité quotidienne, par leur


dramatisation de l'échange marchand, par leur ancrage dans l'univers des
pèlerinages et des fêtes votives, les foires sont des espaces chargés de
significations culturelles au moins autant que des instruments de la vie
74

économique. Culturellement signifiants en tant que tels , ces espaces sont à 75

leur tour investis de pratiques culturelles particulières : celles qui, comme


le commerce et comme la recherche du salut, vivent des routes et du
voyage.

LA VISION DE REVE, LE SUCCEDANE ET LA PARODIE

C'est dans les foires, grandes ou petites, urbaines ou rurales,


modestes annexes d'un culte religieux ou gigantesques ruches marchandes,
que s'épanouit le spectacle ambulant. "[L]es foires comportent presque
toujours une part de spectacle, d'attractions, de divertissement" : 76

l'émerveillement et la gaieté hilare que procurent les exhibitions des


ambulants s'y vendent comme des marchandises parmi d'autres, bien
distinguées des plaisirs gratuits et communautaires de la danse, du chant en
groupe, des masques et des jeux, que la communauté sait se donner toute
seule, sans nul besoin de spécialistes venus d'ailleurs.
Fabriqué pour être vendu, le plaisir forain doit répondre à la
demande des consommateurs potentiels. Pour ce faire, l'amuseur de foire
fait feu de tout bois. Son répertoire, qui frappe à toutes les portes, semble
viser la saturation de toutes les attentes possibles du public. Au plus près
des cultures populaires, il suscite des visions rattachées aux "fantaisies
71D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 158.
72A. RADEFF..., op. cit., p. 24.
73D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 159.
74Elles sont, si l'on veut, un medium.
Grâce à McLuhan, on sait donc que c'est ce qu'elles sont en tant que
medium qui constitue leur message...
75"Ontologiquement culturels", pourrait-on dire.
76D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 159.

20
subalternes de la nourriture à satiété (...), du Merveilleux à portée de la
main" , qui répondent de façon imaginaire à des besoins et des élans liés
77

au bas corporel, "le ventre gras de la jouissance physique (...) fondée sur le
rire et sur la nourriture", mais aussi aux vertige panique de la conscience
projetée "vers le cosmos mystérieux de la magie et de la merveille" . 78

Il est difficile de tracer une frontière entre ce répertoire de fantasmes


collectifs propres aux couches populaires et l'"espace des succédanés" dans
lequel prennent place des plaisirs dont la saveur est donnée par l'imitation
de modèles nobiliaires :
"i cibi a base di lardo e di zucchero ma tuttavia a prezzo accessibile al
posto delle succulente ed elaborate leccornie dei ricchi, i giocolieri, le danze e i
divertimenti paesani al posto delle feste di corte, i mirabilia (cioè i mostri) del
tipo dei fratelli siamesi o degli animali esotici quali il coccodrillo esibiti al posto
delle Wunderkammern e degli studioli, insomma delle collezioni di rarità
custodite nelle gallerie delle corti" .
79

A côté de ces deux répertoires, celui des fantaisies autonomes des


couches subalternes - le rêve du Pays de Cocagne - et celui des plaisirs
succédanés - "medicina pauperum, mirabilia pauperum" - les amuseurs80

forains en explorent un troisième, aux frontières incertaines, où l'imitation


de la vie des nobles se fait grimaçante - celui de la parodie.

LA SUSPICION POPULAIRE : L'AMUSEUR AMBULANT


COMME FIGURE EXTREME DE L'ALTERITE

Les trois opérations qui consistent à donner corps à un fantasme, à


imiter un modèle inatteignable ou à tourner en dérision ce même modèle
possèdent un dénominateur commun : il s'agit dans les trois cas de faire
semblant, de construire - par le verbe, le geste et quelques objets - une
illusion capable d'emporter, l'espace de quelques minutes, l'adhésion d'une
foule consentante et réjouie. Il est difficile d'évaluer si le spectateur accepte
consciemment de s'abandonner à l'illusion ou s'il croît tout bonnement à ce
qu'il voit : la proximité, dans la perception du public, des figures du
saltimbanque et de l'escroc, semble en tout cas indiquer que le
consentement du spectateur reste toujours vigilant, teinté de méfiance.
Le soupçon porte d'abord sur une forme de tromperie inhérente à
l'activité spectaculaire et marchande du forain, aisément identifiable dans la
vente de remèdes miraculeux et dans les multiples formes de la divination,

77F. CARDINI, op. cit., p. 34.


78Ibid., p. 38.
79Ibid., p. 34.
80Ibid., p. 38.

21
mais aussi dans les défis plus ou moins truqués lancés aux spectateurs.
D'ailleurs, l'échange commercial en général n'est-il pas toujours à la lisière
de l'escroquerie aux yeux des consommateurs, au Moyen Age et bien au-
delà ? Cette méfiance de fond, qui n'est pas réservée au seul forain, se
81

double de la crainte d'une délinquence annexe, faite de petits larcins


imputables autant à la malhonnêteté présumée du forain - improductif
comme tous les nomades, il vit aux dépens du peuple - qu'à son inquiétante
habileté manuelle, parfois si étonnante que le forain en vient à être
soupçonné de sorcellerie.
Il est vrai que, en tant qu'ambulant et en tant qu'amuseur
professionnel, le forain cumule sur soi les motifs de suspicion. Dans des
sociétés pour qui la confrontation avec l'autre représente toujours un
danger potentiel, le nomade en général - même lorsque son activité n'a rien
d'intrinsèquement inquiétant, comme dans le cas du rémouleur - incarne 82

une variante particulièrement troublante, irréductible de l'altérité. Le forain


ajoute à cela l'exercice d'une activité réellement inquiétante : la rupture
festive des normes, qui n'est pour les sédentaires qu'une parenthèse servant
en définitive plus à réaffirmer qu'à mettre en crise l'ordre des choses,
constitue en effet pour lui l'ordinaire, le lot de tous les jours.
Pour tout cela, l'existence du forain inquiète, mais dans le même
mouvement son altérité, son irrémédiable différence rassurent les
sédentaires sur leur identité :
"[s]i potrebbe dire che la funzione della fiera, dal Cinquecento
all'Ottocento, contenga, fondamentalmente, un meccanismo di rassicurazione et
di reintegrazione dell'identità degli “stanziali”, proprio attraverso l'incontro con il
limite (del corpo, del tempo, della ragione, del “normale”), offerto
dall'inquietante (per i gruppi stanziali) cultura dei gruppi mobili" . 83

Le risque de se faire avoir et celui qu'implique le contact avec des


pratiques et des attitudes radicalement autres - la corruption des moeurs, le
changement par contagion - n'en sont pas moins réels : "[a]u fond,
l'“innocence” des spectacles de foire n'est qu'une illusion". De l'innocence
de la foire et de ses dangers, qu'est-ce qui est donc le plus illusoire ?
Comment trancher ? Jauger la dangerosité - telle que pouvaient
l'entendre les contemporains - de la foire et de ses spectacles revient
finalement à évaluer leur capacité de transformer les communautés qui les
accueillent. Sous ce rapport, la culture foraine se distingue clairement des
formes sédentaires de la culture populaire. Comme dans un rite d'inversion,
81"The limits between plunder and exchange long remained vague after the warlike centuries before the
11th century and, as Karl Bücher has pointed out [ Die Entstehung der Volkswirtschaft , Tübingen, 1917, p.
94], the difference in meaning between the notions exchange (tauschen) and deceive (täuschen) was
insignificant" (Bo GUSTAFFSON, "The Rise and Economic Behaviour of Medieval Crafts Guilds. An
Economic-Theoretical Interpretation", in The Scandinavian Economic History Review , vol. XXXV, n. 1,
1987, p. 4).
82... apprécié comme diffuseur de nouvelles mais considéré comme "peu honnête" (Amarilli
MARCOVECCHIO, "Automi e giostre", in E. SILVESTRINI, op. cit., p. 258).
83Elisabetta SILVESTRINI, "La Piazza Universale", in E. SILVESTRINI, op. cit., p. 76.

22
comme dans un jeu de masques, elle culbute la réalité sociale et matérielle
et brouille les identités des êtres et des choses. Mais à la différence d'un rite
d'inversion, elle ne se contente pas de faire basculer une communauté la
tête en bas - on prend les mêmes et on les mets à l'envers - ou de
redistribuer différemment le même jeu de cartes entre les joueurs : au
contraire, elle perturbe durablement le jeu en brisant son cadre symétrique
et clos et en y introduisant à chaque passage des éléments nouveaux.
La ressemblance des jeux et des spectacles de foire avec les rites
d'inversion est donc trompeuse. Ceux-ci retournent de temps en temps le
monde pour mieux le maintenir à l'endroit, ceux-là contaminent
l'expérience des sédentaires par des injections d'inconnu. Tout se passe en
définitive comme si les quelques poignées d'êtres expulsés dans la
marginalité par les communautés des sédentaires revenaient pour remplir
leur mandat : dilater les limites du connu.

LA SUSPICION DES GOUVERNANTS : LA FOIRE


CORRUPTRICE

Aux yeux des gouvernants, la foire présente d'abord les mêmes


risques que tout concours de foule : la petite délinquance, les activités
rangées dans la catégorie du "vice" et le crime s'y exercent plus
impunément qu'ailleurs ; l'ambiance survoltée peut susciter des
débordements collectifs et troubler ainsi l'ordre public ; l'influence
corruptrice de certains personnages aux moeurs équivoques ou aux idées
dangereuses peut se propager facilement dans cet élément fortement
conducteur qu'est une masse d'êtres. Les ambulants sont considérés comme
un vecteur de contagion au sens propre et au figuré, propageant des
épidémies physiques et morales : exposés sur leur chemin aux pires
84

rencontres, ils "se corrompent dans leur moeurs et, de retour dans leur
pays, ils transmettent la contagion aux bons paysans" 85

Paradis des ambulants, la foire présente encore l'inconvénient de


permettre par son succès la multiplication des vocations au voyage, donc
l'accroissement d'une population nomade incontrôlable. Ainsi, dans un
exemple de la fin du XVIIIe siècle, "[l]es autorités sont très inquiètes de la
multiplication récente de ces petites gens qui abandonnent le travail de la

84Ibid., p. 71.
85Lettre anonyme à la police de Naples, 1851, citée in Chiara Trara GENOINO, "Suonatori ambulanti
nelle province meridionali. Archivi della polizia borbonica e postunitaria nell'Ottocento", in Glauco
SANGA (éd.), La piazza : ambulanti, vagabondi, malviventi, fieranti... Studi sulla marginalità storica in
memoria di Alberto Menarini, Brescia, Grafo, 1989, p. 70. "[S]i arriverà, in alcuni casi, a chiedere la
collaborazione dei vescovi per controllare la “salute morale” dei suonatori che rientrano in patria" (ibid.).
23
terre pour aller de foire en foire avec femme et enfants" et qui doivent
souvent compléter leur revenu par la mendicité . 86

Au XVIIIe siècle une nouvelle forme de méfiance à l'égard des


foires se répand dans les couches dirigeantes, visant surtout les
rassemblement ruraux. Paradoxalement, ceux-ci sont redoutés pour leur
efficacité acculturante : constituant "un premier niveau d'initiation à la
consommation" les foires rurales, en vertu de leur "caractère séduisant,
captivant", ont pour effet de "satisfaire autant [que de] susciter et [de]
diversifier les besoins" ; on risque donc "de voir les paysans y acquérir le
87

goût du luxe ou se pervertir" . "[Q]uel triste avenir ont les villes si les
88

paysans, que la nature destine au travail des champs et à l'élevage,


cherchent à imiter les citadins !" . Le vice de la foire coïncide bien avec sa
89

vertu, celle d'incorporer de nouvelles portions de territoire et de population


au champ du marché. Le projet échangiste qui s'épanouit au XVIIIe siècle,
qui voudrait tout mettre en mouvement par le commerce, se heurte ainsi à
la volonté de maintenir la distinction entre des citadins essentiellement
consommateurs et des paysans essentiellement producteurs, dont la
frugalité est le meilleur gage de stabilité.
Pour les échangistes inconditionnels, les porteurs du projet libéral,
les foires sont enfin un bien mauvais moyen de développer les échanges,
car elles résultent non pas de la libre circulation mais de l'octroi de
privilèges. Manifestation "artificielle", produite par un système dirigiste,
opposée au marché qui, lui, est envisagé comme une "réunion naturelle" , 90

la foire est, de plus, investie de motivations non-économiques qui


parasitent sa fonction commerciale. L'excès de fête - croît-on - détourne le
public des objectifs économiques . 91

Trop chargée de séductions consuméristes pour les uns, de


séductions festives pour les autres, la foire ne semble avoir de place dans
aucun des grands projets de société du dernier siècle de l'Ancien Régime ;
elle n'en reste pas moins centrale dans les aspirations et les desseins des
acteurs à l'échelle locale. A partir du milieu du XVIIIe siècle, des foires
résultant d'initiatives locales se multiplient ainsi à la campagne, dans un
essor qui se prolongera bien après la fin de l'Ancien Régime en dépit de
l'abolition des privilèges et malgré une diversification des possibilités
d'échange qui devrait, dans une vision étroitement économiste, rendre la
foire caduque . 92

86A. RADEFF..., op. cit., p. 31-32.


87D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 154.
88A. RADEFF..., op. cit., p. 28.
89Ibid., p. 36-37.
90D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 9.
91F. CARDINI, op. cit., p. 41.
92D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 193, 196.
24
LA FETE FORAINE : UN RESIDU LUDIQUE ?

Dès le début du XIXe, les adversaires des foires commencent à


présenter les réunions de l'époque comme de simples résidus, vidés de leur
raison d'être économique et réduits à leur seule dimension ludique . Il s'agit 93

d'un discours propagandiste, moins soucieux de traduire un réel état de


choses que de le changer : "l'image, fréquemment véhiculée, d[es foires
comme] insitutions archaïques et résiduelles, soumises à une dérive
ludique, dont la “fête foraine” serait l'étape ultime, est loin de correspondre
à la réalité" . D'une façon quelque peu paradoxale, les ennemis de la foire
94

encouragent l'autonomisation de sa composante ludique, dans le but


d'abolir le mélange des genres et de protéger la sphère des échanges de la
contamination festive, porteuse de préoccupations archaïques ou
subalternes de plus en plus malvenues.
Si la foire, comme le prétendent les libre-échangistes, n'est pas une
façon "naturelle" de pratiquer le commerce, le déclin de sa dimension
marchande et l'émergence de la fête foraine ne sont pas, non plus, des
95

phénomènes spontanés, mécaniquement liés à l'essor des transactions


libres. Bien ancrée dans la logique taxinomique de l'époque, la séparation
des sphères est, au contraire, l'objectif d'un effort délibéré visant l'épuration
du commerce, d'une tentative - inévitablement vouée à l'échec - de
déculturation des comportements économiques.
Parallèlement au renvoi des éléments les plus irrationnels de la foire
dans l'univers marginal, presque honteux, de la fête foraine, la civilisation
bourgeoise du XIXe siècle tentera de récupérer sous le signe de la
rationalité économique et des vertus civiques la dimension festive de
l'échange. Le projet donnera naissance aux expositions commerciales et
industrielles nationales, internationales ou universelles vouées à la
présentation de la nouveauté, à la pédagogie et au prestige plus qu'aux
échanges . L'expulsion de l'univers forain hors des grandes fêtes de
96

l'industrie et de la nation est cependant un échec : le refoulé revient d'autant


plus facilement - de façon "sauvage" ou autorisé à contre-coeur - qu'il sait
bien se monnayer auprès des collectivités publiques en loyers et en
redevances. Face à l'impossibilité de rationnaliser la fête, la bourgeoisie se

93Les foires autrefois si prospères tendent à devenir pour le public de simples lieux de divertissement"
(Paul HUVELIN, Essai historique sur le droit des foires et des marchés , Paris, 1897, cité par D.
MARGAIRAZ, op. cit., p. 8).
94D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 193.
95L'expression apparaît autour de 1880 (A. RADEFF..., op. cit., p. 7). Déjà à la fin du XVIIIe siècle
cependant, l'expression "foire champêtre" - qui indique en province une foire avec louée de domestiques -
désigne dans le bassin parisien "un pur divertissement" (D. MARGAIRAZ, op. cit., p. 158).
96A. RADEFF, op. cit., p. 15 ; Marian Hannah WINTER, "Le Spectacle forain", in Guy DUMUR (éd.),
Histoire des spectacles , Paris, Gallimard, 1965, p. 1436.
25
résignera enfin à rationnaliser son exploitation en finançant la culture
populaire et en lançant, dans la deuxième moitié du siècle, cette institution
redoutable : les comités des fêtes . 97

97Albano TREVISAN, "Dal “casotto” al luna park". Conflitti e adesioni popolari alle attrazioni foranee a
Venezia", in G. SANGA, op. cit., p. 78.
26
un synchrétisme en devenir : nomades et
sédentaires

SOCIODYNAMIQUE DE LA CULTURE FORAINE

Les amuseurs nomades ne forment pas un peuple. Leur altérité ne


s'enracine pas dans une appartenance ethnique : si les gitans, nomades par
antonomase, sont souvent montreurs d'animaux, musiciens itinérants ou
diseurs de bonne aventure, ils ne sont jamais que des forains parmi
d'autres. L'identité foraine ne n'ancre pas non plus dans un enracinement
géographique, même si certaines régions et certaines localités se
spécialisent à des périodes dans l'"exportation" de forains. Les amuseurs
nomades appartiennent bien aux peuples sédentaires, dont il se se sont
détachés, arrachés, souvent à la suite de difficultés économiques collectives
ou individuelles : lors des crises médiévales comme lors de celles de la fin
du XVIIIe et de la fin du XIXe siècle on assiste à la multiplication des
activités nomades . L'altérité, l'exotisme des amuseurs nomades sont des
98

caractères acquis, les marques d'une pratique commencée ex nihilo ou


héritée d'une tradition familiale . 99

Comme les autres groupes professionnels qui exercent des activités


ambulantes - marginaux au sens anthropologique -, les amuseurs nomades
sont responsables d'"une intense activité d'échange, de marchandises et de
culture, entre ville et campagne, entre des régions parfois très éloignées
entre elles, entre différentes stratifications à l'intérieur de la culture
populaire" . Pour les cultures populaires sédentaires, le forain n'est pas
100

seulement quelqu'un qui vient d'ailleurs et qui apporte des éléments d'une
culture autre : c'est aussi quelqu'un qui s'est éloigné et qui revient. Ainsi,

98Elisabetta SILVESTRINI, "La Piazza Universale", in Elisabette SILVESTRINI (éd.), La piazza


universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987,
p. 63.
99Parfois ce qui est hérité est le nomadisme, alors que l'activité elle-même change d'une génération à
l'autre. Ainsi, pour l'Appennino parmigiano-piacentino, on a émis l'hypothèse selon laquelle les mêmes
groupes seraient passés de métiers semi-nomades (tels que berger, bûcheron, charbonnier ou gardien de
chevaux) aux activités foraines apparues dans cette région au début du XIXe siècle (E. DALL'OLIO,
"Mestieri del territorio montano", in AA. VV., Cultura popolare dell'Emilia Romagna . I mestieri della
terra e delle acque, Milano, 1979, cité in E. SILVESTRINI, op. cit., p. 63-64).
100E. SILVESTRINI, op. cit., p. 63.

27
les cultures populaires prennent des distances par rapport à elles-mêmes,
s'offrent un regard en retour à travers cet être qui leur appartient toujours
tout en étant devenu autre. Agent d'acculturation, agent d'échange, le forain
est aussi l'opérateur d'une sorte d'auto-réflexivité des cultures populaires.
Porteur de changement, éponge imprégnée de facteurs exogènes, il reste
toujours aussi un facteur endogène d'innovation, une sorte de ruse par
laquelle les cultures populaires rompent le cercle du connu.

UNE CULTURE DE LA NOUVEAUTE

"Que vend le marginal sur la place publique ? Il vend la nouveauté :


l'incroyable nouveau spectacle ; la toute nouvelle chanson ; la dernière
trouvaille de la science. Mais qu'est-ce que la nouveauté sur le plan
psychologique ? La nouveauté est source de dépaysement, d'insécurité,
d'anxiété. La nouveauté est une drogue, vendue à petites doses au public,
absorbée en doses massives par le marginal" . Tels de éponges ambulantes,
101

exposés aux rencontres les plus diverses avec les êtres et les choses du
vaste monde, gorgés d'expériences et de visions, aiguillonnés par la
précarité d'une existence qui les oblige à ruser et à se réinventer à chaque
crise, excités par la demande du public qui recherche l'ivresse de l'inconnu,
les amuseurs nomades sont les producteurs et les vecteurs désignés de la
nouveauté dans les mondes populaires.
Produit de la "culture de l'anxiété" qui caractérise les nomades, de
102

la nécessité de se débrouiller qui fouette l'imagination , la nouveauté 103

devient à son tour source d'anxiété pour les sédentaires, contribuant ainsi à
la rupture du quotidien dont la nécessité est inscrite dans la fête. En
confiant à des forains - c'est-à-dire à des étrangers - la tâche de produire la
décharge anxiogène, les sédentaires croient s'en assurer le plaisir tout en en
maintenant à distance le danger. Mais ce plaisir - plaisir de s'altérer : la
nouveauté est bien une drogue, un sociotrope comme d'autres produits sont
psychotropes - n'est pas innocent : ce qui s'y expérimente l'espace d'un
instant, ce que l'amuseur nomade incarne de façon permanente, ce sont des
alternatives au quotidien, d'autres manières possibles de vivre. "Alors que
les cultures paysannes, stables, domestiquent le monde, le rendent familier
et connu, les cultures marginales, nomades, vivent dans le dépaysement et

101Glauco SANGA, "Introduction", in Glauco SANGA (éd.), La piazza : ambulanti, vagabondi,


malviventi, fieranti... Studi sulla marginalità storica in memoria di Alberto Menarini , Brescia, Grafo,
1989, p. 5
102Ibid., p. 4.
103Ainsi, la sédentarisation est redoutée comme l'arrêt du moteur qui permet de produire la nouveauté
(ibid., p. 5).
28
du dépaysement (...). [Elles] montrent aux sédentaires une autre vie, un
autre monde. En cela réside leur fascination et leur danger" .
104

104Ibid., p. 5-6.
29
LES ATTRACTIONS DE LA FOIRE

"Pas de nouvel an sans tour de baraques" . Entre la mi-décembre et


105

la mi-janvier, tout autour de toutes les fins d'année du milieu du XIXe au


milieu du XXe siècle, les forains viennent bousculer par trois fois le
paysage urbain de Genève. Discrètement d'abord, ils s'implantent sur la
Plaine de Plainpalais à laquelle ils donnent un air mi-exotique, mi-
bucolique, évoquant à la fois le grand large des routes et la simplicité de la
vie rurale, l'étrangeté des romanichels et l'enracinement paisible des
villageois : "[l]es “roulottes” disséminées sur le vaste emplacement font
songer à un petit village" . 106

Cet espace de lisière, collé à la ville mais situé sur le territoire de


Plainpalais, la Plaine, "perle de la Commune", qui "avec son incomparable
perspective de grands et beaux arbres" contribue à faire de Plainpalais
"presque une ville à la campagne" , est le champ de foire ordinaire des
107

Genevois. L'image villageoise fait rapidement place à celle d'une ruche ou


d'un chantier, avant que ne s'ouvrent les vannes sonores et visuelles de la
fête. Enfin, à l'approche du 31 décembre, les forains démontent et repartent
: non pas vers le large, comme d'habitude, mais cette fois vers le coeur de
la vie urbaine, les Rues Basses, les quais et l'Île. "Les gens à baraque
agissent en ce moment un peu comme les gens à millions : ils quittent la
campagne pour la ville" . Un des premiers spectacles qu'offrent les forains
108

aux citadins est ainsi celui de leur mobilité et de leur implantation


changeante, tantôt rurale, tantôt urbaine, qui fait d'eux un lien mouvant
entre la ville et la campagne.
Après le bref séjour sur le terrain encore marginal de la plaine, les
forains investissent le centre de Genève : le dérèglement qu'ils introduisent
dans l'espace urbain est la première attraction de la fête. Les lieux de la vie
quotidienne se couvrent de palais éphémères, se remplissent du spectacle
d'un chantier d'autant plus intriguant qu'on anticipe ou qu'on retrouve sous
"la très modeste vareuse de l'ouvrier de foire, du “monteur”" les créatures

105Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892


106Tribune de Genève, 6 janvier 1892.
107L'Echo de Plainpalais, 28 avril 1892.
108Tribune de Genève, 29 décembre 1891.

30
fabuleuses de la fête, bonimenteurs dans leurs "brillants uniformes" ou
personnages de tableaux vivants : "[a]insi, Diogène rive des clous, et Sapho
racommode les maillots dans la roulotte, à Bel Air. Pygmalion en est arrivé
à recoudre la toile de fond. Pranzini et Ravachol se font la courte échelle" . 109

Le luxe et la misère se transforment ici aisément l'un dans l'autre : "[l]es


ouvriers d'aujourd'hui, de misérables loqueteux, seront, pendant les fêtes,
galonnés et dorés sous toutes les coutures" . 110

Toutes ces actions se répéteront à l'envers les premiers jours de la


nouvelle année : les carrousels rangent leurs appliques, les princesses de
conte de fées tombent leur costume, la fête démontée révèle ses dessous ;
"[p]lus de dorure, ni drapeaux, ni lanternes brillantes, on ne voit que les
machines crasseuses, les dépots de charbon" . Le dévoilement s'observe en
111

passant, à la dérobade, comme un spectacle vaguement indécent ; "[t]elle


qui faisait la princesse pendant les fêtes, lavait les layettes ; tel roi des
tableaux vivants en était réduit à surveiller le pot au feu" . Dernière 112

attraction, la percée du secret des baraques a quelque chose de triste : la


face cachée de cet univers clinquant est un quotidien souvent miséreux.;
"[e]t il vaut la peine de l'examiner : les haillons, les loques à terre, de la
vaisselle brisée, - tout cela se tient compagnie, sous l'oeil gardien de la
propriétaire, presque toujours une femme dont la toilette en désordre attire
les regards" . Cela sonne un peu comme un avertissement aux sédentaires :
113

ces loques sont le prix que le forain paye pour sa liberté.


Là-dessus, les attractions redéménagent sur la plaine, où elles
achèvent leur séjour et épuisent la clientèle qui reste.
Les forains auront ainsi fermé et réouvert le cycle de l'année, et
accompagné, sans jamais vraiment la rencontrer, l'une des grandes fêtes
officielles genevoises : celle qui, le 31 décembre, commémore la
"Restauration de la République" de 1813, après la parenthèse française et
révolutionnaire.

La première attraction qu'apportent les forains est donc le processus


par lequel ils construisent, défont, déplacent leurs installations, tout autour
du temps où la fête éclate en ouvrant ses baraques et en faisant tourner ses
machines.
Ramassées dans l'espace vide de la plaine ou emmêlées dans les rues
et sur les places du centre-ville, ces baraques et ces machines se présentent
comme des unités parfaitement autonomes et en même temps comme des
parties d'un tout, prenant leur sens par rapport à l'assemblage hétéroclite,

109Tribune de Genève, 29 décembre 1893. Les personnages cités font partie du musée vivant de M.
Redonnet.
110Tribune de Genève, 30 décembre 1892.
111Tribune de Genève, 29 décembre 1893.
112Tribune de Genève, 3 janvier 1895.
113Tribune de Genève, 4 janvier 1890.

31
plus ou moins aléatoire mais doté d'une certaine cohérence, dont elles font
partie. Leur concentration permet de cumuler les plaisirs, de les ordonner le
long d'un parcours librement choisi qui peut prendre les formes les plus
diverses, du rituel scrupuleusement observé à la flânerie la plus
désordonnée. Plus fondamentalement, la concentration des objets et des
êtres est vécue comme un plaisir en soi : plaisir de l'amoncellement, de
l'abondance, du mélange des choses, des sensations et des corps, de
l'abolition des distances. "[L]a foule moutonne, elle s'égaie, elle a des
promiscuités dont elle aurait rougi hier et qui la réjouissent aujourd'hui que
c'est fête" . Element central du déréglement festif, ce frottement de chacun
114

avec tous les autres semble construire et donner à percevoir physiquement,


sous une forme fugitive et désordonnée, le sentiment d'appartenance à une
communauté : "on était pressé les uns contre les autres. C'était la grande
fraternité du nouvel-an" . 115

La fête foraine est ainsi bien plus que la somme de ses attractions,
elle fonctionne comme une totalité et ne peut être comprise que comme
telle. Sans perdre de vue le tableau d'ensemble et l'objectif d'une approche
synthétique, nous allons néanmoins commencer dans ce chapitre par
découper le phénomène en ses unités élémentaires.
Le critère de classement retenu pour présenter les attractions de la
foire sera le type de plaisir ou, plus généralement, d'expérience que
chacune d'entre elles procure à ses usagers. La typologie désormais
classique établie par Roger Caillois pour l'étude des jeux permettra un 116

premier partage : on distinguera les attractions fondées sur la compétition


(agôn), celles qui confrontent le public au hasard (alea), celles qui satisfont
la goût du vertige (ilinx), celles dont le principe est la simulation ( mimesis).
Chaque attraction offre en réalité une expérience composite, combinant
deux ou plus de ces quatre principes. Le mimétisme est présent dans la
plupart des attractions. Le vertige se retrouve sous sa forme strictement
physiologique de tournis lié au mouvement, mais également, un peu
partout dans la foire, sous une forme qu'on pourrait appeler synesthésique,
résultant de l'éblouissement simultané de plusieurs sens. Enfin, une bonne
partie des attractions, notamment celles qui s'adressent à leurs usagers
comme à des spectateurs, ne sont pas assimilables à des jeux et échappent
donc à la typologie de Caillois, qu'il faudra dès lors élargir pour l'adapter
au cadre de la fête foraine.

114L'Etincelle, 6 janvier 1894.


115Tribune de Genève, 1-2 janvier 1896.
116Roger CAILLOIS, Les jeux et les hommes. Le masque et le vertige, Paris, Gallimard, 1967 [1958].
32
jeux de force et d'adresse ou de prouesse 117

Un groupe de jeux généralement simples et modestes, qu'on retrouve


entourés d'un public essentiellement masculin, permettent de mesurer -
parfois au sens le plus littéral du terme - sa force et son adresse. Les plus
répandus à Genève à la fin du XIXe siècle sont les tirs mécaniques et les
jeux de massacre.
Malgré leur simplicité - ils font partie du "menu fretin" des 118

attractions foraines, de ces baraques interchangeables qui occupent par


douzaines les emplacements les moins prisés de la fête foraine -, ces jeux
ne sont pas parmi les plus anciens sur le champ de foire. Si l'amuseur
forain lançait souvent, dans les siècles précédents, des défis à son public,
des installations spécialisées consacrées à ce genre de confrontation
n'apparaissent pas avant le XIXe siècle. Les jeux basés sur le lancer de
balles semblent apparaître au début du siècle . Les premiers stands de tir
119

forains rudimentaires remontent aux environs de 1840, les premières


baraques de tir aux années 1870, les premiers établissements qui, chargés
de décorations clinquantes, trouvent le courage de se faire appeler "salon
de tir" aux années 1880. 120

Le jeu ne prévoit pas de confrontation directe entre les usagers -


même si ceux-ci peuvent s'inventer des règles et organiser eux-mêmes des
épreuves et même si "les champions, sans s'affronter directement, ne
cessent de participer à un immense concours difus et incessant" . Dans un 121

rapport frontal à l'installation, le participant est d'abord renvoyé au défi que


lui pose le forain : "la motivation du jeu consiste à déjouer le piège et à se
jouer du forain qui voulait te piéger", exprimant ainsi d'une manière
ritualisée la "relation toujours ouverte sur la duperie et l'imposture" entre 122

les forains et le public des sédentaires. En même temps, le joueur est


poussé à se mesurer à soi-même et à ses limites ou littéralement à mesurer
soi-même en quantifiant ses capacités par un résultat chiffré : nombre de
pipes cassées, de cartons ou de têtes...

117R. CAILLOIS, op. cit., p. 55.


118Tribune de Genève, 19 décembre 1893.
119Florian DERING, Volksbelustigungen , Nördlingen, Greno, 1986, p. 157.
120Ibid., p. 145, 146.
121R. CAILLOIS, op. cit., p. 55
122José Antonio GONZALEZ ALCANTUD, Tractatus ludorum. Una antropológica del juego ,
Barcelona, Anthropos, 1993, p. 35.
33
L'antagoniste direct, la cible, est un objet inanimé. Dans la plupart
des jeux de massacre et dans de nombreux tirs il s'agit cependant d'une
figure humaine, en deux ou en trois dimensions, entière ou réduite à sa
tête : le jeu permet ainsi, "dans un décor qui à la fois incite et rend
inoffensif" , d'extérioriser de la violence en simulant une agression.
123

Les traits des cibles anthropomorphes peuvent évoquer un ennemi


collectif quelconque, momentané ou de toujours : l'ennemi national ou
civilisationnel dans le cas de la proverbiale "tête de turc", l'ennemi public
dans le cas du scélérat célèbre, l'ennemi de classe - ou plutôt son
collaborateur - dans le cas du gendarme, parfois l'ennemi de l'espèce,
comme le loup, ou de la création toute entière, dans le cas du diable, mais
aussi, pour un public essentiellement composé de mâles adultes, l'ennemi
ou le bouc émissaire de genre ou de classe d'âge : la femme et le vieillard.
Les tirs et les jeux de massacre ont également des connotations de
type sexuel , inscrites dans tous les éléments du jeu : dans l'action de tirer,
124

chargée de doubles sens, dans le gentil racolage des employées des


baraques - des "jeunes demoiselles aux oeillades assassines, invitant les
passants à risquer quelquechose. Il y en a beaucoup qui ne peuvent résister
à cette attirance" -, dans l'excitation brutale qui oriente le choix de la cible
125

dans les "noces à Thomas" : "on “tape” surtout sur la fiancée, en costume
blanc, dont la virginité est sérieusement entamée sous les coups des
vigoureux gars de la Savoie" . 126

"Rituels d'expression" , les jeux de prouesse sont soumis, comme


127

toutes les attractions foraines à la fin du XIXe siècle, à une forte


concurrence interne. Poussés à l'innovation, les fabricants et les forains
s'engagent dans deux voies opposées : celle de la sophistication esthétique
et mécanique, qui tend à déplacer l'axe du jeu de l'expression vers la
contemplation d'un spectacle, et celle de la corporalité brute, qui déritualise
partiellement le jeu le ramenant vers la confrontation réelle.
Apparus autour de 1870 , les tirs dits "mécaniques" proposent une
128

satisfaction de type spectaculaire : un coup réussi déclenche des effets


sonores et un mécanisme d'horloger qui anime ou transforme un tableau,
généralement une modeste scène de genre, humoristique ou satirique,
123Oliver B. LERCH, Jr., "Les industriels forains, peuple des fêtes", in Cultures, vol. III, 1976, p. 117.
124La pipe comme cible - seule ou accrochée à une cible anthropomorphe - semble renvoyer à la fois à
un symbolisme meurtrier et sexuel. Le mot "pipe" désigne dès le XVe siècle, dans le langage populaire, le
gosier ou, par extension, la tête. "Casser sa pipe" signifie "mourir", en tout cas après 1855, mais
l'expression est également utilisée pour signifier "devenir impuissant". Les soldats de 1914-1918
s'inspireront des tirs forains pour forger l'expression "casse-pipe" (Martine COURTOIS, Les mots de la
mort, Paris, Bélin, 1991, p. 156, 275-279). Si ces connotations sont sans doutes présentes à l'esprit du
joueur face au tire-pipe, elles n'expliquent pas pour autant le choix de l'objet-cible, puisqu'on retrouve la
pipe dans toute l'Europe (pour l'Allemagne, cf. F. DERING, op. cit., p. 147-152) sans que les
connotations langagières soient les mêmes.
125Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
126Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
127O. LERCH, op. cit., p. 117.
128F. DERING, op. cit., p. 147.

34
parfois une ambitieuse reconstitution historique ou d'actualité. Ainsi
Gustav Kunz, propriétaire d'un "salon de tir Flobert" présente sa merveille :
"installé d'après les tous derniers principes de l'art moderne, [le salon] est très
remarquable, par la richessse de son agencement et surtout par une cible mécanique
d'un tout nouveau genre représentant l'arrivée de l'escadre française à Cronstadt, le
défilé des bâtiments devant le vaisseau amiral russe ; dont l'artillerie des vaisseaux
exécute successivement les salutes réglementaires ; ce mécanisme, se met en
mouvement chaque fois qu'un tireur a touché le bouton de cette grande attraction" 129

Entre l'émerveillement que devrait susciter la vision d'un grand


événement et les attentes d'un public de mâles survoltés apparaît parfois un
écart...
"Pour moi, entraîné doucement par une aimable rêverie, je tâchais d'imaginer ce
qui pouvait apparaître de prodigieux. Je pensais voir au bout de la trajectoire les jolies
fesses de la Pompadour, mais je me sentais incapable de prévoir par quoi pourraient
m'éblouir l'entrée des Français à Strasbourg, ou l'ouverture des portes de la Bastille" . 130

Malgré le risque de laisser parfois le public perplexe, la plupart des


forains et des fabricants tentent néanmoins de faire face à la concurrence
par l'innovation permanente. La baraque devient "un élégant pavillon de
tir" , les brevets se multiplient et les superlatifs fusent.
131

"Le métier que j'aurais l'honneur de vous présenter est un grand Tir mécanique
monté tout dernièrement et à la haute nouveauté" . 132

"Il n'existe nulle part de tir comme le mien. D'ailleurs il a été breveté et mis en
exploitation pour la première fois cette année-ci à Amsterdam" 133

Un tenancier de jeu de massacre installé à Genève pour les jours de


l'an 1893 et 1894 s'engage dans l'autre voie, remplaçant les pantins par des
êtres en chair et en os "abrités derrière des masques grossiers" . Le 134

"massacre vivant a du succès : "[l]e “populo” tape là-dessus avec une joie
immense" . Cette irruption de brutalité physique, burlesque mais réelle,
135

semble même éclipser d'un coup les mécanisme d'horloger.


"Les tirs mécaniques sont toujours nombreux, mais cette année ils n'ont pas eu
leur vogue accoutumée ; les “massacres” vivants les ont dépassés, “déboqués”, en
langage vulgaire" . 136

En effet, "[c]'est une installation grossière et vulgaire au possible,


mais toute le jeunesse campagnarde (...) y a passé" . Faut-il ajouter que ce
137

massacre vivant est bien une "noce à Thomas", et que la fiancée sur

129AEG A86 (Exposition Nationale), 57/66, "Demandes d'emplacement" (Gustav Kunz - Strasbourg - Tir
Flobert).
130"Le Tir à surprises", in Marcel BOVIS, Pierre MAC ORLAN, Fêtes foraines, Paris, Hoëbeke, 1990
[1954], p. 27.
131AEG A86 (Exposition Nationale), 57/94, "Demandes d'emplacement" (Benno Hill - Lübeck - Tir).
132AEG A86 (Exposition Nationale), 57/98, "Demandes d'emplacement" (Charles Rouge - Prilly sur
Lausanne - Tir mécanique),
133AEG A86 (Exposition Nationale), 57/67, "Demandes d'emplacement" (George Smith - Amsterdam -
Tir).
134Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
135Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
136Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
137Tribune de Genève, 19 décembre 1893.

35
laquelle nous avons vu "taper" plus haut est donc une jeune fille en chair et
en os ?

Les tirs et les jeux de massacre font appel essentiellement à l'adresse


des participants. D'autres jeux font appel à la force : ceux où l'on tape avec
le poing ou avec un marteau - têtes de turc, maillets ou mailloches,
dynamomètres - et ceux où l'on se bat contre les lutteurs forains.
Les premiers apparaissent autour de 1830 : leur aspect est celui d'un
138

appareil de laboratoire, avec un cadran ou une échelle qui donne la mesure


de la force déployée. Ce n'est que dans les années 1890 que ces machines
anthropométriques deviennent aussi anthropomorphes, renforçant la
composante expressive-agressive de ce jeu : c'est alors un personnage aux
traits rebutants - et généralement non-européens - qui vous défie à le
frapper en pleine figure.
"Passons, sans nous y arrêter, devant l'arène des lutteurs, pauvre installation où
l'on voit des hommes mal fagotés soulever des poids ; la femme qui encaisse les recettes
donne elle-même le signal des appplaudissements" . 139

138F. DERING, op. cit., p. 160.


139Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
36
jeux de hasard ou de chance

Comme les jeux de prouesse, les jeux de hasard font partie du "menu
fretin" des attractions foraines : les "tournants" ou "loteries de vaisselle" se
comptent par douzaines sur les places genevoises lors des fêtes du nouvel
an. En 1895-1896, on y voit même le "fameux Margotton, qui a donné son
nom aux loteries de vaisselle de nos kermesses et de nos fêtes champêtres"
- un peu comme si M. Hoover vous vendait un aspirateur ou M. Caran
d'Ache un crayon... Le grand homme est cependant vite rabaissé à sa
vénalité : "[c]e pauvre Margotton est un peu vieilli : il néglige le boniment,
qu'il faisait avec beaucoup de sel, pour la caisse, qui a, paraît-il, plus de
charme pour lui" . 140

En dépit de leur apparence anodine, les jeux de chance soulèvent en


effet de vives oppositions dans l'opinion bien-pensante, au point de
concentrer sur eux toute l'hostilité, toute la méfiance que suscite la figure
du forain.
Par un procédé tout simple, les tournants contournent, pour
commencer, l'interdiction qui frappe les jeux de hasard : "ici, ce sont des
cigares que l'on gagne, mais en réalité on paie en sous ; là, c'est un objet de
vaisselle, mais si vous y tenez, on paiera 50 ct" . La police tolère tout cela
141

"et on se demande pourquoi ". 142

Non contents de se moquer des lois, les tenanciers de ces jeux,


véritables "exploiteur[s] de la crédulité publique" exercent en plus leur
143

"filouterie patentée" aux frais des joueurs :


144

"ces loteries de vaisselle sont faites pour attraper les nigauds ; on peut tourner
jusqu'à 10 fois à 20 centimes avant de gagner un objet de la valeur de 3 sous (...). N'y a-
t-il donc pas de fête de Nouvel An possible à Genève sans la présence de ces
exploiteurs étrangers ?" . 145

Ce dont le public doit être averti, et une vaste littérature de mise en


garde s'en charge, c'est en effet que tous ces jeux sont truqués, tarés pour
que les seuls vrais gagnants soient finalement les forains : des articles de

140Tribune de Genève, 3 janvier1896


141Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
142Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
143Lettre de lecteur, in Tribune de Genève, 20 décembre 1890.
144Lettre de lecteur, in Tribune de Genève, 20 décembre 1890.
145Tribune de Genève, 3 janvier 1894.

37
presse et des brochures s'appliquent ainsi à révéler "les secrets de la boule
suspendue, des dés, du loto" et du "tourniquet" . 146

Certainement moins dupes qu'ils n'en ont l'air, les "nigauds" - qui ne
peuvent pas ignorer que le teneur de loterie gagne sa vie avec son jeu -
semblent en réalité rechercher un plaisir - tenter sa chance, attendre le
verdict du sort, voir la tension de l'attente se dénouer par un couronnement
ou retomber - dont le prix, converti en termes monétaires, doit bien valoir
celui, minable, des lots à gagner. Ainsi les petits tournants du Nouvel An
genevois, qui ne peuvent de toute évidence ruiner les finances de personne,
ont le tort beaucoup plus pernicieux d'encourager une attitude
économiquement irrationnelle, un rapport à l'argent ludique et fataliste,
incompatible avec le bon sens bourgeois.
Comme les jeux de prouesse, les jeux de chance permettent en outre
d'exprimer rituellement la conflictualité larvée qui oppose les joueurs
sédentaires et les tenanciers forains. Face au "truc" du forain, même le plus
sceptique des badauds est toujours quelque part persuadé de posséder un
"contre-truc", qui ne relève cette fois pas de l'adresse mais de cette vague
magie, invérifiable et irréfléchie, qui investit confusément les gestes par
lesquels la vie quotidienne tente d'apprivoiser l'aléatoire. Propitiatoires face
au sort, cette gestualité magique, ces incantations élémentaires deviennent
pour le joueur des armes face à la ruse du forain, des moyens de neutraliser
son "truc". Enfin, puisque c'est malgré tout le forain qui impose le cadre et
les règles, le "nigaud" pourra toujours se consoler de la défaite en
l'attribuant à l'inégalité des conditions.
Sans doute pour ne pas donner des idées à ses lecteurs, la Tribune de
Genève fait preuve d'une discretion absolue au sujet des "nombreux jeux de
hasard" à proprement parler - c'est-à-dire faisant intervenir des sommes
147

d'argent - présents sur le champ de foire genevois. Le Forain Suisse est à


peine plus bavard : il nous permet néanmoins d'identifier quelques jeux
présents à la foire de Bonvillars (canton Vaud). Fidèle à sa mission de
moraliser le métier et de le rendre respectable aux yeux du monde, le
journal des forains les condamne, lui aussi, sans appel.
"Il y avait encore une quantité de jeux de hasard, jet de couteaux, jeu du sac,
deux jeux de quilles et beaucoup d'autres analogues. C'est incompréhensible que l'on
tolère encore les jeux de hasard, alors que la loi les prohibe formellement. Il y a quatre
ou cinq ans on ne délivrait aucune patente pour ces sortes de jeux et à présent il y en a
plus que jamais" .148

146La brochure d'Aaron MANASSE, Les Mystères du Nouvel An, publiée à Genève à la fin des années
1880,.en est un exemple ( Tribune de Genève, 20 décembre 1890).
147Tribune de Genève, 3 janvier 1894 ; "quelques jeux de hasard" Tribune de Genève, 3 janvier 1896
148Le forain suisse, 18 mai 1895

38
divination et déchiffrement

Si les jeux de chance explorent l'écart entre hasard et détermination


de manière expérimentale et ludique, les pratiques divinatoires l'approchent
sur un mode cognitif et magique, mettant en jeu un réseau présumé de
correspondances significatives entre des signes (chiffres, couleurs, figures
des jeux de cartes, marcs de café) et des événements. Le but des techniques
mantiques est le plus souvent de connnaître l'avenir, mais il peut aussi
consister à découvrir des trames cachées du présent (un plan pour nous
nuire, un amour qui nous est infidèle, quelqu'un qui nous attend en secret)
et parfois même du passé, pour donner, face à des données vérifiables, une
preuve de fiabilité.
Par leur caractère de dévoilement, les mantiques se mélangent
souvent à des pratiques servant à déchiffrer, toujours à partir de signes et de
correspondances, le caractère et le inclinations profondes d'une personne.
Ce mélange est typique de la divination moderne (depuis la fin du moyen
âge), qui assouplit l'absolu d'une prédétermination externe (astrale ou
divine) en plaçant le moteur de la détermination dans les profondeurs de
l'individu lui-même. L'astrologie moderne synthétise les deux approches,
faisant du caractère individuel une sorte de relais entre la détermination
astrale et les événements de la vie.
Contrairement à ce qu'on pourrait croire, la divination n'a pas une
histoire linéaire, mais plutôt des entrées et sorties de scène surprenantes,
qui semblent parfois prendre le contre-pied de l'histoire des idées. Sans
remonter jusqu'à l'antiquité, nous évoquerons rapidement quelques étapes
significatives de l'histoire de la divination moderne.
Théoriquement en guerre contre la divination car celle-ci est
incompatible avec la doctrine du libre-arbitre, l'Eglise véhicule pourtant
dans ses grands récits une longue tradition de prophéties, visions, rêves
prémonitoires. Obligée à composer, elle met à la fin du moyen âge les
théologiens au travail avec le mandat d'harmoniser de façon acceptable les
pratiques mantiques, le libre-arbitre et la providence. Elle s'attaquera
ensuite, dans la période tridentine, aux talismans porte-bonheur, qu'elle
s'efforcera de christianiser en objets pieux, médailles et reliques . 149

149Cf. Alain MONESTIER, Zeev GOURARIER, Marie-France NOEL, Bénédicte VILLEMOT, Les clefs
de la fortune, Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1987, p. 12-16.
39
Le XVIe siècle voit également le grand épanouissement de
l'astrologie dans la culture savante. Au plus haut de son prestige au cours
de ce siècle, elle perd au XVIIe siècle son lustre et tombe dans le domaine
des "superstitions populaires". Le moment du renouveau, comme pour
l'ensemble des sciences occultes, viendra au XIXe siècle : l'astrologie aura
entre-temps changé, déplaçant son centre d'intérêt du devenir collectif - qui
était l'objet des prophéties de Nostradamus - au destin individuel et à
l'"astrologie judiciaire", celle de l'horoscope et du thème astral. C'est sous
cette nouvelle forme que l'astrologie conquerra la presse dans les années
1930 .150

C'est également au XIXe siècle que la cartomancie vit sa grande


saison. Sa matière première, le jeu de carte, circule depuis la fin du moyen
âge mais n'est véritablement à la mode qu'à partir du XVIIIe siècle. L'usage
divinatoire prend son essor à la fin de ce siècle, lancé en France par le
barbier Alliette, auteur en 1772 de La manière de se recréer avec un jeu de
cartes nommé Tarot, qui invente l'origine égyptienne du jeu et fonde la
pratique de la taromancie. La terminologie se corse au XIXe siècle :
Eliphas Lévi, auteur en 1856 du Dogme et rituel de la haute magie et Paul
Christian, qui forgera les termes devenus classiques de "lames" et
d'"arcanes" se feront les promoteurs d'une mantique de synthèse, le tarot
astrologique . 151

La troisième des grandes mantiques, la chiromancie, est la plus


ancienne : ses origines se perdent dans l'antiquité. Son développement
moderne, commencé entre le XVIe et le XVIIe siècle, trouvera son apogée
au XIXe siècle, qui voit se multiplier les "bohémiennes" diseuses de bonne
aventure.

Sur le champ de foire, ce sont souvent des automates qui se livrent à


la prédiction de l'avenir, distribuant l'horoscope et les numéros du loto, et
au déchiffrement la personnalité. On peut se demander si la capacité
présumée d'une machine de pratiquer la divination résulte des connotations
semi-magiques de l'automate, qui apparaît comme suspendu dans un
espace d'omniscience entre la vie et la mort , ou si elle découle 152

précisément du fait que l'automate est une machine, capable donc d'injecter
le progrès scientifique et technique dans le domaine de la divination...
La grande affaire divinatoire dans la Genève fin-de-siècle, ce sont
cependant les somnambules.
L'usage thérapeutique d'un fluide mystérieux appelé magnétisme
animal est lancée dans les années 1770 par le médecin autrichien Antoine
150Ibid., p. 22-28.
151Ibid., p. 37-42.
152Amarilli MARCOVECCHIO, "Automi e giostre", in Elisabetta SILVESTRINI (éd.), La piazza
universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987,
p. 253.
40
Mesmer et trouve son premier foyer de développement dans les cercles
jacobins de Paris. Présenté comme un moyen de guérir les maladies
nerveuses, le magnétisme vaut à son découvreur de nombreuses
accusations de charlatanisme... avant la récente réhabilitation dans une
histoire renouvelée de la psychiatrie, qui voit dans le mesmérisme la
première approche moderne de la relation thérapeutique.
Après une éclipse sous la Restauration, la doctrine réapparaît riche
d'une découverte nouvelle : le somnambulisme artificiel, qu'on obtient
facilement par la simple imposition des mains. Immergé dans l'état
somnambulique, le patient ne se contente pas de guérir : il est également
réceptif aux messages télépatiques et peut librement scruter dans l'avenir.
Malgré la surveillance tâtillonne des académies et des gouvernements, le
magnétisme se diffuse et se popularise en Europe ; ses ambassadeurs, le
théoricien Deleuze et l'abbé Faria, sont des célébrités . 153

Pendant que les médecins discutent, pendant que les puristes


résistent, l'abbé Faria lui-même lance, dans les années 1820, le
somnambulisme sur scène, destiné à un véritable succès de masse pendant
la deuxième moitié du siècle. Les spectacles de somnambules permettent,
comme d'autres que nous rencontrerons plus loin, d'explorer par
l'imaginaire un espace vertigineux entrouvert entre la vie et la mort ; de
décliner, dans les rapports du couple canonique - magnétiseur homme,
somnambule femme - et dans les "extases" spectaculaires de la
somnambule, les thèmes entremêlés de l'érotisme et de la domination ; de
baliser le territoire merveilleux des métamorphoses d'un corps humain dont
l'image éclate au XIXe siècle entre le naturel et le machinique ; de
négocier, entre les exigences scientifiques et bourgeoises et celles des
couches populaires, les frontières du merveilleux dans la vie moderne.
Souvent semblable au spectacle de prestidigitation dans ses résultats
comme dans ses trucages, le spectacle de somnambulisme en est aussi en
quelque sorte l'inverse : au crédo rationaliste du prestidigitateur, qui tient à
ce que le public sache qu'il y a un truc et à ce qu'il applaudisse précisément
la qualité de celui-ci, magnétiseurs et somnambules opposent une
revendication qui vise à dilater le territoire de la science jusqu'à inclure les
terres inconnues du merveilleux . 154

Parallèlement à sa diffusion spectaculaire, le somnambulisme


s'épanouit, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, dans un nombre
extraordinaire de "cabinets magnétiques" permanents ou forains. Les
extases et les flottements spectaculaires des corps dans l'espace sont
élagués, l'ensemble des facultés de la somnambule est réduit à la capacité
divinatoire .155

153Clara GALLINI, La sonnambula meravigliosa. Magnetismo e ipnotismo nell'Ottocento italiano ,


Milano, Feltrinelli, 1983, p. 14-18.
154Ibid., p. 102-125.
155Ibid., p. 127-145.

41
Le champ de foire genevois du nouvel an 1894 présente une "voiture
de somnambule" particulièrement bas de gamme. La longue description
qu'en donne la Tribune de Genève est assez rare et riche pour mériter une
longue citation.
"Il paraît que le travail des diseuses de bonne aventure est toléré sur le champ de
foire, mais on l'interdit à domicile. C'est assez cocasse. Il est difficile d'imaginer une
plus grossière attrape, une plus naïve fumisterie que celle organisée par M. et Mme.
Hill. Voici un morceau de leur prospectus : “M. et Mme. Hill sont professeurs de
sciences occultes et font partie de plusieurs sociétés savantes. Ils sont plusieurs fois
médaillés et diplômés, talismans pour le travail d'astrologie et révélation par des secrets
connus jusqu'à ce jour d'eux seuls ; en un mot, ils consultent sur toutes espèces de
choses qui concernent leurs sciences. Ils donnent aussi des renseignements précis sur
procès, mariages, héritages et recherches de toute nature. Le public est prié de ne pas
confondre M. et Mme, Hill avec les têtes parlantes que l'on a vu jusqu'à ce jour” (...).
Beaucoup de badauds ont tenté l'aventure et voici ce qui se passe quand on entre dans la
voiture".
Après une description de la salle d'attente misérable, le chroniqueur
continue.
Il faut dire qu'on n'entre pas directement, mais que, à côté de la voiture, il y a
une espèce de salle d'attente.
"Après un temps d'attente plus ou moins long, la petite porte de la roulotte
s'ouvre et on se trouve en face d'un fourneau potager. Ce n'est qu'après avoir refermé la
petite porte en question que l'on peut observer qu'entre le potager et vous, il y a encore
un homme, accoudé à une table.
Il a le chapeau sur la tête et il est vêtu comme un ouvrier endimanché.
La conversation s'engage :
- Tirez cinq cartes monsieur.
- C'est fait.
- Bien. Vous avez beaucoup de coeur.
- Moi ?
- Dans votre jeu, monsieur, dans votre jeu. C'est très bon, ça, très bon. Vous allez
faire un grand voyage, un jour ou l'autre. Ça peut avoir des conséquences agréables
pour vous.
- Ou bien tout le contraire".
Et ainsi de suite, jusqu'à ce que le somnambule se lasse de ce client
prétentieux.
"- C'est comme ça, je vois bien que vous vous moquez de moi. Mais je vous dis
que c'est comme ça. Quant à l'avenir et à la figure de la personne que vous aimez,
faudra venir une autre fois. Je paie très cher de place, vous savez, etc.
Et notre reporter s'en va, non sans avoir, pour rendre service “au somnambule”
donné à ce dernier quelques détails sur deux ou trois personnes qui attendaient.
- Vous êtes bien aimable, monsieur. Ce que je vais les épater. Je vous ferai voir
celle que vous aimez pour rien, quand vous reviendrez !" . 156

Suintant la conscience de sa supériorité culturelle, le journaliste fait


sans doute de la sous-enchère dans la description. On voit bien, en tout cas,
que le magnétisme n'apparaît jamais dans cette pauvre divination : que le
156Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
42
choix du terme revienne ici à M. et Mme. Hill ou au journaliste - ce n'est
pas clair, mais peu importe - le somnambulisme semble être passé dans le
langage pour donner un supplément d'aura à une pratique mantique
quelconque. La discipline est d'ailleurs interdite.
"Il y a beau temps que nous n'avoins pas eu de sombambule : il y en a une. On
l'a fait venir pour dire la bonne aventure à certains de nos politiciens (...) elle s'est fait
donner une patente en phrénologie, l'exercice du somnambulisme étant interdit" . 157

Phrénologie ! Pendant que les charlatans scrutent le futur sous


hypnose, les vrais savants, eux, scrutent les bosses du crâne pour déchiffrer
le caractère de son porteur. Ce qui nous fait passer du côté des sciences.
"PHOTOGRAPHIE MORALE PAR MANUELO LYNX. La graphologie est
une science moderne (...). Savoir jusqu'à quel point on peut compter sur un parent, un
ami, etc., connaître les aptitudes, les pendants des enfants, sont des choses précieuses
dont personne ne devrait se désintéresser et que la graphologie indique avec une
précision comparable à celle d'un appareil photographique enregistrant un paysage" . 158

Avec comme références les techniques photographiques et les


pratiques anthropométriques, la divination et le déchiffrement du caractère
sont bien en phase avec les obsession scientifiques et techniques du siècle :
mesurer tout de l'homme, reproduire tout de la nature.

157Tribune de Genève, 19décembre 1893


158AEG A86 (Exposition Nationale), 57/85, "Demandes d'emplacement" (E. Gobert dit Manuelo Lynx -
Genève - Photographie morale (Graphologie)),
43
jeux de vertige : les attractions mécaniques

Vers la fin du XIXe siècle, les attractions mécaniques de la foire sont


à leur apogée. S'y embarquer, c'est s'offrir une expérience complexe dans
laquelle tout concourt à produire le vertige : le dérèglement de l'équilibre
159

dû au mouvement, à la vitesse, à l'envol et au ballottement du corps se


double d'une ivresse, d'une saturation de tous les sens à laquelle participent
la musique, les lumières, les couleurs et l'ornementation. Au déplacement
corporel et à l'éblouissement des sens s'ajoute encore un déplacement
imaginaire qui prend comme support les différents éléments mimétiques du
dispositif.

Le 29 juin 1559, au lendemain de la guerre contre l'Espagne de


Philippe II, le roi Henri II est mortellement blessé dans une joute lors des
fêtes qui célèbrent la paix. La courtoisie du combat courtois hérité du
Moyen Age montre là cruellement ses limites. Pour les élites des premiers
temps modernes, engagées dans le processus civilisationnel
d'intériorisation de la violence, le tournoi, guerre simulée, se révèle
intolérablement proche de son modèle.
La manifestation qui, au tournant du XVIe siècle, remplace à
moindre risque le tournoi est appelée "carrousel" . Les cavaliers s'en 160

prennent désormais à une cible inanimée - un mannequin ou une tête


portant les traits de l'ennemi du moment dans le "jeu de quintaine" et dans
le "jeu de têtes" ou un anneau qu'il faut attraper au galop dans le "jeu de
bagues" -, et la compétition se reporte partiellement sur l'éclat des
costumes et sur l'élégance des figures d'équitation.

159Ce terme, utilisé par Caillois pour caractèriser ce type de jeu, était déjà en usage à la fin du XIXe
siècle pour désigner l'expérience produite par le tour de carrousel : "[n]ous nous imaginons que les
chroniqueurs de 1946 écriront à peu près en ces termes l'histoire de la fin d'année 1896 (...). Il y avait
aussi de grandes machines circulaires, qu'on appelait carrousels (...). [N]os ancêtres étaient encore bien
innocents de perdre leur temps en payant pour provoquer le vertige" (Tribune de Genève, 1-2 janvier
1896).
160Le mot viendrait de garosselo, carossela, "petite guerre" en italien et en espagnol, selon Zeev
GOURARIER (Manèges d'autrefois , Paris, Flammarion, 1991, p. 21-26), ou de la combinaison des mots
italiens gara (compétition, épreuve) et sella (selle) ou encore du perse kurr-a (petit cheval) à travers
l'arabe kurradsch (jeu avec chevaux) selon Florian DERING ( Volksbelustigungen , Nördlingen, Greno,
1986, p. 27, 31), ou enfin du latin carrus solis (char du soleil) selon Fabienne et François MARCHAL
(La belle époque de l'art forain, Saint-Dié-des-Vosges, Musée municipal, 1989, p.24)...
44
Les jeux qui composent le carrousel ne sont pas nouveaux : le jeu de
bagues, d'origine mauresque, est pratiqué dans toute l'Europe au moins
depuis le XIIIe siècle, de même que les jeux de quintaine et de têtes,
extensions ludiques d'un simple exercice militaire consistant à frapper un
mannequin. Ces jeux semblent avoir été pratiqués aussi bien au château
que dans les milieux populaires : nul besoin, en effet, d'être cavalier pour
"courir la bague" sans pompe, à pied ou en chevauchant un bâton muni
d'une roue à son bout . Entraînement pour la guerre et manifestation
161

ludique "auto-mimétique" chez les uns, "hétéro-mimétique" chez les 162

autres, ces anciens jeux sont revêtus d'une parure éclatante - comprenant
des chars somptueusement décorés, des machines allégoriques et des
ballets équestres et ménageant une place aux dames - et réemployés par la
163

noblesse de l'âge baroque dans le cadre d'une fête mimétique et


spectaculaire servant entre autres à sublimer la violence guerrière.
Au début du XVIIIe siècle, les jeux équestres du carrousel
commencent à apparaître dans les parcs des châteaux allemands, anglais et
français associés à des dispositifs rotatifs - des tourniquets - sur lesquels les
cavaliers sont emportés par des chevaux de bois et les dames par des sièges
ou des nacelles Des jeux mimétiques d'origine féodale et à l'habillage
164

baroque croisent ainsi un des multiples chemins d'une histoire longue et


ramifiée, celle des jeux rotatifs. Des traces de ces derniers affleurent dans
des lieux et des moments aussi divers que le monde byzantin du VIe siècle,
la société hindoue, l'empire aztèque et l'empire turc au XVIe siècle . Le 165

sens de ces jeux semble résider dans le vertige produit par le mouvement
centrifuge et dans la valeur symbolique rattachée à la figure du cercle et à
tout cheminement circulaire. Préparation ou prolongement des jeux
équestres, avec lesquels il coexiste jusqu'à ce que la fête du carrousel ne
disparaisse dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle , le jeu de bagues sur 166

tourniquet - qu'on appellera plus tard manège ou, par une transposition

161Z. GOURARIER, op. cit., p. 28.


162Je propose ces termes pour distinguer deux ensembles d'actitivés mimétiques : dans les premières,
"auto-mimétiques", un groupe imite des activités qui lui sont propres et qu'il pratique par ailleurs "en
vrai" ; dans les secondes, "hétéro-mimétiques", un groupe imite des activités qui sont spécifiques à un
autre groupe. Ce dernier type d'imitation est plus complexe car le groupe qui le pratique ajoute à
l'imitation d'une activité un déplacement imaginaire de l'identité : dans l'"hétéro-mimétisme" on se met
dans la peau d'un d'autre, à des fins généralement compensatoires ou parodiques.
163F. DERING, op. cit., p. 28.
164Ibid., p. 28, 29 ; Z. GOURARIER, op. cit., p. 30.
165Ibid., p. 28. Le premier jeu tournant dont on ait un témoignage est le "manège humain" (deux
personnes tournent en rond en se tenant par les mains, les bras joints tendus devant le corps et le tronc
projeté vers l'extérieur) représenté sur une peinture egyptienne (Giovanna LOMBARDO, "Percorsi
sotterranei, magia, dramma nell'Egitto antico", in Elisabetta SILVESTRINI (éd.), La piazza universale.
Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987, p. 21).
166F. DERING, op. cit., p. 31. Le dernier grand carrousel équestre connu est celui qui ouvre en 1814,
avec un goût d'Ancien Régime bien ressenti par les contemporains, le Congrès de Vienne. Au-delà de
cette date tardive, le carrousel ne se prolonge que dans le cadre du cirque (ibid.).
45
éloquente, carrousel - crée l'association inédite du vertige rotatoire et du
167

mimétisme chevaleresque.
Les jeux rotatifs pratiqués en Europe semblent avoir été repris de
modèles turcs, décrits pour la première fois au XVIIe siècle par des
voyageurs européens ayant pris part à la fête de Bairam à Philippopolis
(aujourd'hui Plowdiw en Bulgarie) et à Constantinople. Les guerres entre la
Chrétienté et l'Empire Ottoman contribuent probablement à diffuser la
connaissance de ces dispositifs ludiques en Europe. L'association du jeu
tournant et des jeux de la famille de la quintaine semble avoir été, elle
aussi, expérimentée par les Turcs un siècle avant les Européens : en
témoigne une image turque du début du XVIIe siècle, représentant un
tourniquet sur lequel des cavaliers armés d'épées frappent un mannequin . 168

Pratiqué d'abord par la noblesse, le jeu de bagues tournant


déménagera au cours du XVIIIe siècle dans les parcs et jardins publics qui
s'ouvrent dans les grandes villes, permettant au peuple, simple spectateur
dans les joutes du passé, d'enfin passer à l'action . La façon dont ce 169

dispositif met en jeu les corps de ses usagers est diversement apprécié : des
voix s'élèvent pour dénoncer le danger que le manège fait courir aux
enfants, d'autres louent ce jeu comme un excellent exercice corporel . 170

Entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe, le manège apparaît enfin


dans les grandes foires et fêtes urbaines comme installation permanente ou
comme construction éphémère, puis devient, vers le milieu du siècle, une
véritable attraction foraine en acquérant la mobilité qui lui permet d'aller de
ville en village . 171

Lorsque la culture foraine au XIXe siècle s'empare du manège, celui-


ci est déjà un objet d'une complexité culturelle remarquable :
- c'est un jeu rotatif d'origine orientale, possédant la résonance
symbolique et l'effet vertigineux de ce genre de jeux ;
- en tant que prolongement du jeu de bagues médiéval, il se rattache
à une compétition basée sur l'adresse (un prix échoit au cavalier qui a
ramassé le plus grand nombre de bagues) ainsi qu'à une manifestation
mimétique qui prolonge ou anticipe, chez les nobles, une réelle activité
équestre, ou qui en est un succédané dans les couches populaires ;
- en tant que transposition du carrousel équestre, il se rattache à une
fête baroque et à un jeu auto-mimétique de sublimant de la violence ;

167Les forains francophones réservent le terme carrousel aux manèges les plus luxueux. L'identité entre
le terme désignant la fête équestre et celui qui désigne le jeu tournant se retrouve significativement, avec
une tout autre racine, en italien, où le mot giostra recouvre les deux significations.
168F. DERING, op. cit., p. 31, 32.
169Z. GOURARIER, op. cit., p. 36, 38. Les premiers de ces grands parcs comprenant des attractions
seront le Prater viennois (1766), le Hamburg-St. Pauli (deuxième moitié du XVIIIe siècle), le Brigittenau
près de Vienne (1828), Tivoli de Kreuzberg (1829), le Tivoli de Paris (début du XIXe siècle), le Tivoli de
Copenhague (1843)... (F. DERING, op. cit., p. 19-22).
170F. DERING, op. cit., p. 34.
171F. DERING, op. cit., p. 34-36 ; Z. GOURARIER, op. cit., p. 38, 42-43, 53.

46
- en tant que vulgarisation du jeu de bagues tournant qu'on trouvait
dans les parcs, il se rattache aux complexe culturel des "jardins de délices"
du XVIIIe siècle.
Construisant sur ce terrain déjà très riche, les forains multiplieront et
croiseront les références jusqu'à faire du manège un véritable microcosme
et à transformer "le tour de carrousel en un voyage merveilleux" . 172

Les sculptures en bois sur lesquelles prennent place les cavaliers se


diversifient, multipliant les expériences fantasmatiques offertes au public.
A côté de l'imaginaire équestre et de la référence chevaleresque, qui semble
toujours rester active , de nouvelles pistes s'ouvrent : l'exotisme, avec les
173

animaux d'Afrique et d'Asie ; le monde rural, avec les animaux de la


ferme ; l'histoire et l'actualité politique, avec des héros du passé et du
présent ; l'univers des superstitions contemporaines, avec le cochon porte-
174

bonheur ; le symbolisme sexuel, avec la gondole, signe d'initiation érotique


; l'univers des contes, avec les animaux anthropomorphes ; les conquêtes
de la technique, avec les nouveaux véhicules : vélocipèdes puis, au XXe
siècle, voitures, avions et fusées... Les foyers du renouvellement des
scultpures et de la "deuxième génération" des grandes manufactures
foraines à la fin du XIX siècle sont Gand, où officie à partir des années
1890 Alexandre Devos - un transfuge de la sculpture religieuse - et Angers,
où travaille depuis les années 1880 Gustave Bayol . 175

L'ornementation des manèges se développe dans la deuxième moitié


du XIXe siècle, accélérant dans les années 1880 sa course à
l'envahissement de tous les espaces disponibles . L'évolution du décor176

prend des chemins analogues à ceux empruntés par les sujets tournants et
ouvre à son tour de nouvelles voies, comme celle des allégories
patriotiques, puisant dans une histoire mythifiée ou dans le répertoire
iconographique du civisme pompier propre au siècle. A travers l'explosion
de l'ornementation, le manège incorpore les nouvelles modes esthétiques
du XIXe siècle et renforce le vertige du mouvement par celui du luxe

172Z. GOURARIER, op. cit., p. 68.


173"Il est bien inconsidéré, [le] progrès, lorsqu'il prétend remplacer par des vélocipèdes ou par des
animaux féroces les anciens chevaux de bois. Les inventeurs de ces machines nouvelles ne se sont donc
jamais arrêtés un quart d'heure devant le vieux carrousel ? Leurs yeux n'ont donc pas rencontré le regard
de défi, le regard indompté dont vous heurtent au passage les employés de commerce, les petites modistes
que la roue entraîne ? Ces gens-là sont dans un songe. Ils font, une minute durant, le rêve de la grande
vie, des chevauchées par couple, à travers bois. (...) [I]ls se sentent hommes de cheval accomplis,
indésarçonnables amazones". Ainsi écrit un observateur de la fin des années 1880 (Hugues LE ROUX,
Les Jeux du cirque et la vie foraine , Paris, Camille Daloy, 1889, p. 33-34). La "faillite qui guette vos
manèges de vélocipèdes et de bêtes carnassières" (ibid., p. 34) ne se produira cependant pas :
l'engouement pour la nouveauté coexistera pacifiquement avec une affection toujours renouvelée pour les
chevaux de bois, dont la symbolique se déplacera progressivement pour signifier métonymiquement et
nostalgiquement, au XXe siècle, la fête foraine de jadis.
174L'entreprise de Charles John Spooner, fondée en 1892 à Burton-on-Trent, propose par exemple un
carrousel avec les héros de la guerre des Boers comme sujets (Z. GOURARIER, op. cit., p. 130).
175Ibid., p. 97
176Ibid., p. 45, 65-66.

47
visuel. L'ivresse montera encore de quelques crans avec l'apparition de
l'orgue au dernier quart du XIXe siècle , puis de l'éclairage dans les années
177

1870 : le pétrole sera plus tard remplacé par l'acétylène, enfin par
l'électricité.
Le moteur du carrousel aura longtemps resté humain : ce sont des
hommes ou des jeunes garçons qui l'entraînent en marchant, au mieux (et
surtout au XVIIIe siècle), à découvert autour de son périmètre - parfois en
échange de quelques tours gratuits sur les chevaux de bois - ou, au pire (et 178

surtout au XIXe siècle), emprisonnés sous le plancher dans une sorte de


cave ; on imagine aisément la pénibilité de ce travail et la condition peu
enviable de ceux qui en font leur gagne-pain . L'introduction, au dernier
179

quart du XIXe siècle, de l'entraînement à manivelle ou de la traction


chevaline - qui suppose une "cave" beaucoup plus importante - représente
180

déjà un progrès. La dernière forme de carrousel à moteur humain, le


manège de vélocipèdes, qui apparaît à la même époque, fait enfin travailler
les passagers eux-mêmes.
L'engin à vapeur fait sa première entrée dans le monde du carrousel
comme pur simulacre : les locomotives qui apparaissent sur les planchers
tournants dans les années 1830, immédiatement après l'ouverture des
premières lignes de chemins de fer, sont en elles-mêmes aussi inertes que
les chevaux de bois . Ce n'est qu'une trentaine d'années après, à la fin des
181

années 1860 qu'un carrousel entraîné par la vapeur fait son apparition en
Angleterre ,. Il se diffusera dans les années suivantes sur le continent,
182

cohabitant pendant plusieurs décennies avec les manèges à traction


musculaire.
Le développement technique rend possible l'escalade des dimensions
et l'accélération du mouvement giratoire, dont les délices semblent
remplacer progressivement l'excitation agonistique du jeu de bagues : la
disparition de ce dernier à partir du dernier quart du XIXe siècle est liée
entre autres à la multiplication des rangées de chevaux, qui rend le jeu
impraticable pour les cavaliers placés vers l'intérieur du manège . La 183

même évolution technique permet également la diversification du


mouvement : la rotation se complique d'un va-et-vient de haut en bas dans
les carrousels de "galopants", dans les "chenilles" ou switchbacks et dans
les rolling ships ou "vagues de l'océan" ; dans les "voltigeurs" ou "tape-
184

177Ibid., p. 45.
178F. DERING, op. cit., p. 44.
179"Der Ringspieltreiber oder Caroussel-Dreher [ist] ein Mensch aus des unterster Volksclasse" selon un
chroniquer viennois écrivant dans les années 1840, cité in F. DERING, op. cit., p. 39.
180Z. GOURARIER, op. cit., p. 46.
181F. DERING, op. cit., p. 41-44.
182Z. GOURARIER, op. cit., p. 64.
183Ibid., p. 60, 64.
184Ibid., p. 65.

48
au-cul", les sièges fixés au plafond sont laissés libres de se soulever en se
projetant vers l'extérieur sous l'effet de la force centrifuge . 185

A la fois moteur et conséquence de ces développements, le passage


de l'autoconstruction au recours systématique aux manufactures foraines se
fait au dernier quart du XIXe siècle . 186

Entre-temps, la concurrence que le carrousel fait aux attractions


traditionnelles de la foire s'est faite de plus en plus importante : depuis le
milieu du siècle le manège tend, en Europe centrale et du Nord, à
supplanter progressivement les spectacles forains . Du point de vue 187

économique, le carrousel comporte pour le forain certains avantages qui le


rendent préférable au spectacle : il fonctionne avec un personnel non
qualifié ; il représente un secteur ouvert à l'initiative, alors que les grands
spectacles forains restent le monopole des dynasties de banquistes ; un tour
de manège est plus bref qu'un spectacle, le public se renouvelle donc plus
vite et s'attire par lui-même, sans besoin de parade ou de boniment :
l'exploitant est ainsi à l'abri de la "contrecarre", manoeuvre par laquelle un
banquiste commence la parade avant que le voisin n'ait terminé la sienne,
lui volant ainsi les spectateurs au moment où ceux-ci allaient enfin acheter
leurs billets 188

Parallèlement au carrousel, qui reste l'attraction mécanique la plus


répandue et la base d'un nombre infini de variations, d'autres types de
machines à vertige se développent et se diffusent en Europe entre le XVIIe
et le XIXe siècle à partir de la Russie ou de l'Empire turc.

La balançoire russe - ce qu'on appelle aujourd'hui "grande roue" ou


"roue panoramique", en fait un manège à rotation verticale - est citée pour
la première fois en Europe au XVIIe siècle, conjointement au manège
horizontal, dans des récits de voyage à travers la Turquie : un Français qui
visite en 1655 la fête de Bairam à Costantinople appelle ce dispositif une
"roue de la fortune" car on y est tantôt en haut, tantôt en bas, et s'étonne de
la ressemblance de cette machine ludique avec les roues hydrauliques de
son pays.
La diffusion européenne de l'engin se fera à la fin du XVIIIe siècle à
partir de la Russie, d'où les voyageurs rapportent des description de la "fête
des balançoires" - ou "sous les balançoires" -, célébrée pendant la semaine

185Ibid., p. 87.
186Ibid., p. 87.
187Ibid., p. 42-43, 54, 59 ; F. DERING, op. cit., p. 19.
188Z. GOURARIER, op. cit., p. 57, 58. En Italie et dans la région méditerranéenne, la prédominance des
spectacles de foire sur les machines importées d'Allemagne et d'Europe centrale (pays horlogers et
techniquement plus avancés) se prolonge au XXe siècle (Elisabetta SILVESTRINI, "La piazza
universale", in Elisabetta SILVESTRINI (éd.), La piazza universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere
e luna park, Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987, p. 71).
49
de Pâques à Saint-Petersbourg : l'objet y apparaît chargé d'un symbolisme
agricole, lié au commencement de la nouvelle saison . 189

Au début du XIXe siècle ces balançoires circulaires, devenues


"balançoires russes" apparaissent dans les parcs européens . 190

Bien que l'objet soit très simple et connu sous une forme ou l'autre
par toutes les civilisations, où son symbolisme se lie au cheminement du
soleil, à la fertilité humaine et agraire et à la pluie , l'usage festif de la 191

simple balançoire en Europe semble également emprunté aux fêtes


turques.
A partir du début du XIXe siècle la forme de cette attraction
reproduit systématiquement celle d'un bateau : la conjonction du
mimétisme des formes et du va-et-vient vaguement écoeurant de la
balançoire est dès lors présentée et vécue comme un succédané d'aventure
maritime . 192

Les toboggans enfin sont également empruntés aux fêtes russes,


mais ils viennent de l'autre bout du calendrier agricole : les "montagnes de
glace" ou "montagnes d'hiver" sont en effet de grands toboggans à la pente
couverte de glace, construits sur les places pour la fête hivernale appelée
"sous les montagnes". Utilisées dans les siècles précédents pour
l'accomplissement d'un rituel paysan de fécondité qui consistait à faire
glisser les mariés de l'année, ces constructions tendent au XVIIIe à avoir
une fonction de pur divertissement . 193

Découvertes par les Européens, comme les "balançoires russes", à la


fin du XVIIIe siècle, les "montagnes de glace" sont introduites en France
suite aux guerres napoléoniennes. Sous le nom de "montagnes russes" elles
deviennent l'objet d'une véritable folie aux barrières parisiennes à partir de
1815 : le glissement sur la glace y est remplacé par le roulement d'un petit
chariot dont la trajectoire est prise en charge par une voie ferrée.
Au cours du siècle les "montagnes russes" se diffusent dans le reste de
l'Europe, complexifient leurs itinéraires et se voient parfois dotées de
dispositifs d'entraînement automatiques, utilisés comme appoint à la force
de gravité qui reste le moteur principal de ces attractions. Le terme de
"gravitation" semble d'ailleurs doté d'un aura suffisamment évocateur et
prestigieux pour constituer un argument de vente. Ainsi dans la demande
d'emplacement de Paul Scholz, qui propose au Parc de Plaisance une

189Ibid., p.80. Ces fêtes ont été analysées par Vladimir Propp.
190F. DERING, op. cit., p. 47.
191E. SILVESTRINI, op. cit., p. 80. Dans l'Inde védique le jeu rituel de la balançoire sert à aider le soleil
à remonter au ciel.
192F. DERING, op. cit., p. 49.
193E. SILVESTRINI, op. cit., p. 79.

50
montagne russe "sans vapeur, c'est la propre gravitation qui la fait
actionner" . 194

A partir des années 1880, les montagnes russes deviendront enfin


transportables et pourront ainsi faire leurs débuts sur les champs de foire . 195

Il faut encore ajouter à cette liste trois dernières attractions.


La première n'est destinée au départ qu'à produire un déplacement
agréable ; se combinant avec les machines de foire traditionnelles elle
permettra cependant, surtout au XXe siècle, de franchir un nouveau seuil
dans le vertige : il s'agit des chemins de fer à écartement réduit, utilisés à
partir de 1889 pour promener les visiteurs à l'intérieur des grandes
expositions. Conçus pour maintenir humainement praticable un périmètre
expositionnaire qui explose dans l'espace, ces moyens de transport
deviennent immédiatement une attraction en eux-mêmes : les fabricants et 196

les forains se lancent alors dans l'exploration des possibilités ludiques de


cette innovation, dont la première consiste à croiser le principe du chemin
de fer, qui rend virtuellement possibles tous les itinéraires, avec les
principe de l'altitude et de la descente vertigineuse propres aux montagnes
russes.
Le parc d'attractions joint à l'Exposition nationale suisse de 1896,
tenue à Genève, reçoit ainsi plusieurs propositions d'attractions de ce
genre, allant du simple "chemin de fer circulaire" au "chemin de fer 197

Alpin" - "250 METRES DE PARCOURS (...) ALLER ET RETOUR 20


CENTIMES" - que le Genevois Julliard exploite en 1895 entre le
Vélodrome de l'Ariana et le champ de courses des Charmilles, en
périphérie de Genève . Ce seront finalement deux autres Genevois,
198

l'entrepreneur de pompes funèbres Erath et le négociant Violi, qui signeront


une concession pour installer au Parc de Plaisance des "chemins-de-fer
circulaires dits Himalaya" . 199

Le simple principe du toboggan trouvera quant à lui une nouvelle vie


en se dotant d'un bassin plein d'eau à l'arrivée : c'est le "Water-Toboggan".
La dernière attraction que nous citerons croise enfin le mouvement
d'une balançoire avec un dispositif illusionniste : il s'agit de la "balançoire
sorcière" ou "balançoire magique", ou encore "balançoire à illusion".
"Je me permets de vous offrir une toute nouvelle exhibition, une “soi-disant
balançoire sorcière” qui est construite d'après le modèle de celle de Chicago mais bien
194AEG A86 (Exposition Nationale), 57/122, "Demandes d'emplacement" (Paul Scholz - Breslau -
Montagne Russe),
195F. DERING, op. cit., p. 51, 54 ; Z. GOURARIER, op. cit., p. 56.
196Pascal ORY, 1889. L'expo universelle, Bruxelles, Complexe, 1989, p. 118-119.
197AEG A86 (Exposition Nationale), 57/86, "Demandes d'emplacement" (Batailly - Digoin (Saône-et-
Loire) - Chemin de fer circulaire),
198AEG A86 (Exposition Nationale), 57/70, "Demandes d'emplacement" (Julliard - Genève - Chemin de
fer Alpin),
199AEG A86 (Exposition Nationale), 57/23, "Demandes d'emplacement" (Erath & Violi - Genève -
Chemins-de-fer circulaires dits Himalaya),
51
mieux équipée quant à l'élégance. Je vous fais remarquer qu'elle n'est pas à confondre
avec une balançoire ou balançoir (carrousel) à vaisseau, c'est une très jolie baraque ; la
balance se trouve dans un salon élégamment meublé et ornementé. En montant cette
balance, elle fait des mouvements de 30 cm, ensuite elle s'arrête et l'illusion commence.
La chambre tourne et on croît que la balance tombe à la renverse. Toute l'illusion fait
partout la plus grande sensation" . 200

"L'illusion est vraiment grandiose, c'est une invention (...) qui a un tel attrait sur
les personnes qui en font connaissance que celles-ci reviennent une 2e et une 3e fois. En
entrant, on se trouve dans un salon élégant, bien meublé avec une table, des chaises, un
lustre etc. et dans lequel est suspendue une élégante balançoire pouvant contenir une
vingtaine de personnes. La balançoire se met lentement en mouvement, qui augmentent
peu à peu jusqu'au moment où la balançoire c'est à dire la chambre est placée le plafond
en bas" 201

Les attractions mécaniques présentes sur le champ de foire genevois


à la fin du XIXe siècle proposent au public trois types de mouvement :
dans les simples manèges - qu'on appelle ici plutôt des carrousels - le
mouvement est circulaire autour d'un axe vertical ; dans les "carrousels
montagne russe" - qu'on appellerait aujourd'hui des grandes roues - il est
202

circulaire autour d'un axe horizontal ; dans les balançoires, il est pendulaire
autour d'un axe horizontal. Ces mouvements de base peuvent se
compliquer se combinant par exemple avec un va-et-vient vertical comme
dans le cas des carrousels dits "de chevaux galopants" et "vague de
l'océan".
Si certaines attractions sont dotées d'une machine à vapeur, un grand
nombre de carrousels sont toujours mis en mouvement par la force
musculaire : ce sont les employés du carrousel qui tournent la manivelle,
ou ce sont les clients eux-mêmes qui pédalent sur le "manège
vélocipédique" . Ainsi, dans le cas de la "vague de l'océan", "[l]a
203

combinaison est des plus simples, et il n'y a pas de machine : un plancher


mobile est suspendu aux tringles du carrousel ; sur ce plancher, des bancs ;
pendant qu'au moyen d'une manivelle, le plancher poursuit un mouvement

200AEG A86 (Exposition Nationale), 57/43, "Demandes d'emplacement" (Aug. Will - Münich/Zürich -
Balançoire sorcière & Tir),
201AEG A86 (Exposition Nationale), 57/163, "Demandes d'emplacement" (Emile Haase - Hambourg -
Balançoire magique), Trois autres "balançoires sorcières" sont proposées au Parc de Plaisance : les
demandes - qui seront abandonnées - sont classées sous les cotes 57/27 (J. Kühn - Bâle - Balançoire à
illusion), 57/49 (Carl Gabriel - Münich - Balançoire sorcière ou magique + Internationales Panopticum )
et 57/87 (Kaufmann & Oberg - Lübeck - Balançoire illusion), Cf. également F. DERING, op. cit., p. 116-
117.
202... ou carrousel russe, "tournant dans le sens d'une roue de moulin, les palettes étant remplacées par des
petites voitures" (Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892). Le terme prête à confusion : ce qu'on appelle à
Genève "carrousel russe", "carrousel montagne russe" ou "montagne russe circulaire" est en fait une
balançoire russe, une roue verticale. Les montagnes russes proprement dites ne semblent apparaître à
Genève qu'avec l'Exposition nationale de 1896. Le principe élémentaire de la pente a alors déjà croisé la
vogue des petits chemins-de-fer de divertissement, lancée présicément par les expositions industrielles et
universelles, donnant lieu aux premiers exemples de la forme actuelle des "montagnes russes", où le
principe de la pente se combine avec un itinéraire tortueux.
203... appelé également "vélocipède", "vélo-rapide", "vélodrome"...

52
rotatoire dans le sens horizontal, des hommes, en s'attachant à ses rebords,
produisent par leur poids un mouvement ondulatoire" . Dans les 204

balançoires, on laisse généralement le public se débrouiller pour prendre de


l'altitude ; l'introduction d'employés qui montent avec les clients et qui
donnent l'élan apparaît comme un "perfectionnement" : "[l]es balançoires
(...) sont aussi perfectionnées. On voyage en compagnie des employés, des
jeunes gens très agiles, et dont le soir la fatigue doit être extrême" . Le 205

moteur humain ajoute ici une touche de charme - "ils sont, avec les clientes
surtout, toujours aimables, avec d'accueillants sourires" - et un intérêt
206

spectaculaire à l'attraction mécanique : "on (...) trouve aussi des


balançoires, qui ont ceci de particulier, qu'un des employés de la maison -
en costume de marin allemand - monte avec les clients ou les clientes dans
la balançoire, à laquelle il fais faire le demi-cercle, puis l'élan donné, il
saute sur le sol avec une incroyable agilité. Il y a toujours de nombreux
spectateurs - en bien plus grand nombre que des clients - venus pour
assister bien plus à la voltige du personnel qu'au balancement des enfants
ou de leurs bonnes" . Parfois, même pour une attraction automatisée, une
207

contribution physique du public se rend nécessaire ; c'est le cas avec le


carrousel russe : "[u]ne nuée de gamins se tiennent dans ses environs
immédiats. Ils savent qu'on a parfois besoin d'eux pour équilibrer le poids ;
ils ont ainsi de fréquentes occasions de tourner gratuitement" . 208

L'ornementation est en pleine explosion à la fin du XIXe siècle. Elle


sert à la fois à capter le regard pour attirer les clients, à parfaire le vertige
induit par le mouvement et à asseoir par une surenchère dans le luxe une
respectabilité à laquelle le forain aspire, et qu'il espère gagner en étalant
des signes de richesse.
"L'éclairage, très riche, faisait miroiter les verroteries et les applications
multicolores de la rotonde" . 209

La saturation sensorielle est complétée par la musique.et le bruitage.


"[u]ne sirène à vapeur, imitant à s'y méprendre la voix humaine, faisait entendre
de temps en temps des cris de joie artificiels" . 210

"Place du Lac, nous avons 2 carrousels : l'un n'a de particulier que son orgue, dit
bouteillophone : ce sont des petits marteaux qui frappent sur des bouteilles aux
étiquettes les plus variées" 211

Une série d'éléments de type mimétique concourent enfin à produire


une expérience imaginaire : à côté des traditionnels chevaux de bois on
trouve des carrousels où l'on peut aller en vélocipède, en bateau ou en
gondole - ce qui, cela va sans dire "offre au public (...) l'illusion et les
204Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
205Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
206Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
207Tribune de Genève, 15-16 décembre 1895.
208Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
209Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
210Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
211Tribune de Genève, 3 janvier 1896.

53
sensations si charmantes de voguer sur les eaux de Venise" - ; quant aux 212

balançoires, elles reproduisent généralement la forme d'un bateau.


L'illusion suscitée par le support sur lequel on prend place est renforcée
parfois par l'accoutrement des employés, comme dans le jeux de
balançoires cité plus haut : "comme ils sont costumés en marins militaires,
c'est le paradis des bonnes d'enfants" . Parfois c'est le mouvement lui-
213

même qui constitue une simulation, comme dans le cas du plancher


oscillant des "vagues de l'océan" : "l'on y ressent, au prix de 2 sous, les
premières atteintes du mal de mer" . 214

Les différents modèles de carrousels, à rotation horizontale ou


verticale, à vapeur ou à force musculaire, éclairés au gaz ou à l'électricité,
chevaleresques ou maritimes, cohabitent tout naturellement sur le champ
de foire dans une joyeuse superposition de modes esthétiques et de
systèmes techniques. Oecuménique et attaché malgré tout aux attractions
les plus primitives - la nostalgie mêlée de l'enfance et d'un monde moins
sophistiqué pointe -, le public genevois ne valorise pas moins la nouveauté
- technique, thématique, esthétique - qui, dans un contexte fortement
concurrentiel, s'impose comme le premier critère de hiérarchisation des
attractions. Le rythme de remplacement est rapide :
"[d]ans l'un [des carrousels], on fait tourner des bateaux ; c'était du nouveau, il y
a quelques années ; maintenant, ce genre est détrôné par celui des Montagnes russes ;
c'est à la mode et les affaires y vont bien" .215

D'une façon très caractéristique, lorsqu'une nouveauté débarque,


l'attraction pénalisée par la nouvelle concurrence est sa devancière
immédiate beaucoup plus que les machines plus anciennes. Ainsi va
l'énumération des attractions mécaniques de l'hiver 1894-1895 :
"le carrousel montagne russe, encore embelli, plus doré, plus luisant que jamais,
aux voitures confortables, dont les tons criards attirent les yeux, faisant beaucoup
d'affaires et plus en vogue que jamais ; le carrousel à bateaux, un peu abandonné,
supplanté par son heureux rival ; le carrousel ordinaire, tournant encore par la force des
bras, encore très occupé ; enfin, le petit manége vélocipèdique, fréquenté par les jeunes
gens" .
216

Enveloppées dans un halo de nostalgie, les attractions les plus


archaïques finissent néanmoins par être progressivement marginalisées,
renvoyées dans les coins les moins prisés du champ de foire au milieu des
petites baraques de tir et des loteries :
"les carrousels primitifs, ceux de notre enfance, sont encore visibles - ils se
cachent presque honteusement - à la place Saint-Gervais et à Longemalle" . 217

212Le Forain suisse, 18 janvier 1896.


213Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
214Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
215Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
216Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
217Tribune de Genève, 3 janvier 1896.

54
illusions

Nous regrouperons dans cette catégorie une série de dispositifs dont


l'intérêt pour le public est de proposer des simulations d'une réalité
effective ou imaginaire, des représentations ayant un caractère d'illusion et
évoquant par différents procédés la présence de personnages, lieux,
événements et phénomènes.
Le regroupement peut paraître artificiel, établissant arbitrairement
des parentés entre des objets disparates. En réalité, tout en ayant des
histoires indépendantes et très diverses, ces objets sont reliés entre eux
dans les pratiques de leurs propres manipulateurs et dans les
représentations que s'en font les différents publics qui en observent les
résultats. Ces objets, ces pratiques et ces représentations font partie d'un
véritable système culturel qu'on pourrait appeler le "projet
frankensteinien" , et dont le développement est lié à celui de la société
218

capitaliste et bourgeoise.
On peut résumer les motivations et le fonctionnement de la
bourgeoisie depuis le début de sa constitution en tant que classe par trois
mobiles - posséder, produire, conjurer la mort -, par un principe 219

dynamique - le principe d'insatisfaction, ou la tension constante vers "de


plus en plus, de mieux en mieux" - et par un principe de conduite
universellement appliqué à la réalisation des trois mobiles : la
reproduction, qui devient, au plan généalogique comme dans l'activité
économique et dans la sphère culturelle, une véritable obsession.
Le rôle central des différentes formes de la reproduction dans la
culture bourgeoise s'éclaire et prend sens en relation aux trois mobiles : la
représentation fidèle du réel prépare, accompagne et prolonge sa
possession, sa maîtrise et sa transformation par l'action productive ; les 220

procédés qui tentent de recréer le réel visent à engloutir le monde naturel


dans la sphère des produits de l'activité humaine, et tendent parallèlement à
218Noël BURCH, La lucarne de l'infini. Naissance du langage cinématographique , Paris, Nathan, 1991
[1990], p. 11-26
219Baudrillard reconduit tout à "l'angoisse individuelle devant la mort", qui émerge de manière accélérée
à partir du XVIe siècle. Le capitalisme serait ainsi une "immense entreprise de conjuration de la mort"
(Jean BAUDRILLARD, L'échange symbolique et la mort , Paris, Gallimard, 1976, p. 223-224, cité in N.
BURCH, op. cit., p. 12).
220Cela commence avec la peinture du Quattrocento et sa "dimension propriétaire" (cf. Pierre
FRANCASTEL, Peinture et société, in Oeuvres, t. I, Paris, Denoël/Gonthier, 1977, p. 170, cité in N.
BURCH, op. cit., p. 13).
55
transformer toute expérience sensorielle en une production ; enfin le rêve
de la duplication artificielle de la vie, "le fantasme d'une classe, devenu
celui d'une culture" voudrait "mener à terme la “conquête de la nature” en
triomphant de la mort par un ersatz de la Vie même" . 221

Tout au long de cette quête éperdue, les savants, les artistes, les
inventeurs et les constructeurs seront confrontés à un dilemme permanent
portant sur la chose à reproduire : s'agit-il de son apparence (approche
synthétique) ou de sa structure de fonctionnement (approche analytique) ?
Autrement dit : quelle est la meilleure forme de reproduction du réel, la
copie ou l'analogon ? En bonne logique utilitariste, il eût été rationnel de
préférer une description fidèle des fonctions plutôt qu'une imitation
saisissante des apparences. Mais la raison n'était pas seule à bord dans cette
vaste entreprise : piégé par le dilemme, prenant l'ombre pour la proie, le
projet frankensteinien débouche sur une panoplie de dispositifs
illusionnistes. Ainsi, reproduire le réel, c'est d'abord tromper les sens, leur
faire croire ce qui n'est pas.
On voit bien où ça mène : la même machine, la même technique qui
peut illusionner les sens en faisant surgir un double de quelque chose qui
existe réellement peut facilement les illusionner en faisant surgir quelque
chose qui n'esixte pas. La machine à reproduire le réel devient une machine
à produire le merveilleux.

REPRODUCTIONS (L'AUDIOVISUEL)

Nous classerons sous ce terme des dispositifs qui produisent


l'illusion du réel par une empreinte, une trace de ce même réel.

les vues stéréoscopiques et les "panoramas"

A Genève à la fin du siècle on les appelle des "panoramas", mais ce


n'en sont pas, du moins au sens où l'on entend d'habitude cette
expression : "une peinture circulaire exposée de façon que l'oeil du
spectateur, placé au centre et embrassant tout son horizon, ne rencontre que
le tableau qui l'enveloppe" . Les "panoramas" genevois sont des émules de
222

ce Kaiserpanorama - en fait, un stéréoscope de luxe - inventé par August


223

Fuhrmann et installé à Breslau en 1880, puis à Berlin en 1883, puis


221N. BURCH, op. cit., p. 12.
222Rapport de Dufourny, membre de la commission des Beaux-Arts de l'Institut, sur l'invention de Robert
Barker, 1799, cité in Hassan EL NOUTY, Théâtre et pré-cinàma. Essai sur la problématique du spectacle
au XIXe siècle, Paris, Nizet, 1978, p. 53.
56
progressivement dans 250 succursales en Allemagne et un peu partout en
Europe : un "carrousel de vues stéréoscopiques représentant des villes ou
des régions exotiques. Le carrousel tourne, et les spectateurs sont disposés
à l'extérieur du cylindre pour pouvoir, à travers une ouverture et des
lunettes, contempler l'une après l'autre deux séries de cinquante vues qui
étaient changées deux fois par semaine" . 224

Le procédé reprend un dispositif sans prestige : le stéréoscope


prolonge cette longue lignée d'attractions de foire où l'on regarde dans une
boîte à travers une lorgnette, qui se trouve déclassée au XIXe siècle par
l'éclat de la lanterne magique embourgeoisée et éducative. De manière
caractéristique, le Kaiserpanorama rehausse le stéréoscope en intervenant
sur les contenus montrés, sur l'aspect extérieur de l'appareil et sur sa
désignation, qui reprend celle d'une pratique prestigieuse, le panoramisme.
Appelés à Genève simplement "panoramas", ces stéréoscopes relookés sont
également appelés "panorama à verres" ou "panorama optique" . Comme
225 226

plus tard les frères Lumière, Fuhrmann et ses concessionnaires


renouvellent leur répertoire en dépêchant des photographes et peintres dans
le monde entier . 227

A Genève comme ailleurs, ces établissements satisfont le goût


bourgeois du dépaysement rationnel et de bon ton, le besoin de se
réorienter, en le dominant du regard, dans un monde qui s'élargit. En cela,
les vues stéréoscopiques prolongent effectivement le grand mouvement
panoramique commencé à la fin du XVIIIe siècle : l'espace sur lequel il
fallait retrouver la maîtrise était alors celui de la ville devenant métropole
tentaculaire, "opaque, échapp[ant] à toute visibilité" . Le regard perdu, 228

abîmé dans un monde réel qui éclate à perte de vue, trouve dans la
contemplation du panorama, à l'horizon immense et pourtant ramassé
autour de l'observateur, une compensation en même temps qu'une puissante

223Les "vues stéréoscopiques" sont des images photographiques prises simultanément par deux objectifs
parallèles placés à la même distance réciproque que les yeux humains (parfois il s'agit d'images peintes,
réalisées suivant le même principe). Regardées à travers un "stéréoscope", ces images se fondent en une
vue unique, donnant l'illusion du relief et de la profondeur. Le coloriage à la main et des effets d'éclairage
à l'intérieur de la machine enrichissent parfois la vision. Le procédé apparaît autour du milieu du XIXe
siècle (Stefania CIARALDI, "Stereoscopie", in Elisabetta SILVESTRINI (éd.), La piazza universale.
Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987, p. 244-245).
224Bernard COMMENT, Le XIXe siècle des panoramas , Paris, Adam Biro, 1993, p. 43.
225AEG A86 (Exposition Nationale), 57/178, "Demandes d'emplacement" (Lepinat - ? - Panorama à
verres),
226AEG A86 (Exposition Nationale), 57/235, "Demandes d'emplacement" (L. O. Maire - Hambourg -
Panorama optique),
227Les vues stéréoscopiques peintes ne devraient pas figurer dans cette rubrique car elles ne sont pas des
"empreintes" du réel. Il est assez troublant de constater, dans les informations - pourtant assez abondantes
- fournies par la presse sur les "panoramas" en fonction à Genève, que la technique utilisée -
photographie ou peinture - n'est jamais mentionnée. Les seules explications possibles sont qu'il s'agissait
toujours de photographies ou que, entre photographie et peinture "panoramique" illusionniste, personne
ne jugeait important de marquer la différence...
228B. COMMENT, op. cit., p. 6

57
source d'aliénation : "l'individu (...) s'en remet à une situation imaginaire
que la réalité ne lui permet plus de vivre" . 229

Cette "étrange duplication" qui envoie les foules dans les rotondes
230

pour voir une image de leur propre ville ne se retrouve pas tout à fait dans
les "panoramas" stéréoscopiques, plus cosmopolites et globe-trotters, qui
partagent pourtant avec les panoramas picturaux deux autres grands
créneaux thématiques : les événements diplomatiques de l'actualité et de
l'histoire récente et les paysages, entre l'exotisme qui coupe le souffle et le
sublime de chez nous.
Les vues "diplomatiques" diffusent "une vision de l'histoire qui est
celle des héros et des grands événements, fondée sur les appartenances
nationales et les affrontements étatiques" . : l'actualité et l'histoire sont au
231

service d'une forme transnationale de propagande, qui passe facilement les


frontières car elle magnifie la nation en général autant qu'une politique
nationale particulière.
L'effet propagandiste est également évidente dans les vues exotiques,
qui viennent nourrir d'images de rêve les deux dernières décennies du
XIXe siècle, véritablement survoltées par le débat sur la colonisation.
L'appel mystérieux des paysages lointains se croise avec la chronique des
armées coloniales, enracinant ainsi dans la conquête et dans la domination
la promesse du voyage, de l'évasion, de la beauté... tandis que,
symétriquement, l'actualité guerrière pimente le rêve, comme dans ces vues
de Cuba montrées à Genève en 1895,
"série particulièrement intéressante en ce moment où cette possession espagnole
est le théâtre d'une guerre civile" 232

Les vues paysagistes permettent également de sillonner l'Europe,


ancrant le mythe bourgeois du globe-trotter dans une dimension cette fois
233

parfaitement réalisable : les images d'Europe ne peuvent qu'éveiller un


désir de trains. En même temps, ces vues constituent un stock
iconographique qui, mêlant savamment le surprenant et le topique,
participe à la construction d'une identité continentale et crée un répertoire
de lieux communs géographiques prêt à être activé dans toutes sortes de
manipulations culturelles .
Voici, à titre d'exemple, les séries présentées en 1894-1895 par le
"Panorama International" sis au 41, rue du Rhône, puis au 7, place de la
Fusterie à Genève, où, après paiement d'une entrée de 35 centimes (enfants
20 centimes), "[i]l suffit de prendre place sur un siège pour voir défiler
devant soi, sans changer de place, grâce à un mouvement d'horlogerie, les
50 vues qui sont pourvues d'inscriptions explicatives" . 234

229Ibid.
230Ibid.
231Ibid.
232Tribune de Genève, 12 mai 1895.
233N. BURCH, op. cit., p. 38.
234L'Echo de Plainpalais, 19 septembre 1895
58
L'Exposition de Chicago ; La Styrie (Stiermark) ; Siam ; Munich, Saltbourg,
Königsee ; L'Angleterre ; Berlin ; Océanie, Îles de la Mer Pacifique ; Suisse ;
Guillaume II à Albazia-Volosca au bord de la Mer Adriatique, avec scènes intéressantes
sur le bâtiment de guerre "Molthe" ; Alger ; Funérailles de Carnot ; Les Pyrénées
(Lourdes) ; L'Egypte ; Voyage sur l'Océan, de Hambourg à Cuxhaven ; L'Afrique -
Tunis ; Les magnifiques châteaux de Louis II de Bavière : Neuschwanstein et
Hohenschwangau ; La Californie ; Souvenirs de la guerre 1870-1871 ; Paris ;
Helgoland. Remise de l'Île aux Allemands ; Bordeaux, Marseille, etc. ; La Suède ; Les
Alpes pittoresques de la Haute-Italie ; La ville de Munich, avec la résidence ; La
Hollande ; Venise pendant la visite de l'Empereur Guillaume II ; La Haute-Italie. La
Riviera ; Rome ; Une visite dans l'Île Jamaïque ; La Palestine ; Un voyage sur le Rhin ;
Afrique orientale. Les stations fortifiées dans les possessions allemandes ; L'Algérie et
les Algériens ; Friedrichruh. Les fêtes pour Bismarck ; Paris et l'Exposition de 1889 ;
Le Tyrol ; Saint-Pétersbourg ; La Lorraine ; Trêves pendant les jours de l'exposition de
la Sainte Robe en Septembre 1891 . 235

Un court article de la Tribune de Genève nous permet enfin de jeter


un coup d'oeilà l'intérieur :
"Le Panorama international expose cette semaine une fort belle série de vues de
Tunis, comprenant, outre les instantanés ordinaires de rues, de marchés et de bazars, des
perspectives de portes, d'aqueducs et de remparts, de nombreux et intéressants détails
d'intérieurs soit au palais de Kassar-Saïd, soit à celui du Bardo. Le panorama de Tunis
est particulièrement bien réussi" . 236

Tout ceci obtient peut-être "les plus vif succès dans toutes les classes
de la population" mais concerne surtout les bourgeois. Le champ de foire
237

a d'autres vues, tout aussi stéréoscopiques mais chargées d'autres contenus


- ou parfois les mêmes vues, mais chargées d'un autre regard. Le culte de
l'image documentaire, qui se prolongera, quelques années plus tard, dans
l'"engouement pour le cinéma “d'actualité”, pour le “plein air” (...) propre à
la bourgeoisie de tous les pays industriels" , n'a pas cours ici. L'actualité
238

est emblématique et sensationnelle plutôt qu'exacte et fastueuse, l'exotisme


est féérique plutôt qu'exploratoire, les machines de la modernité sont
montrées comme des prodiges, l'histoire comme une collection de faits
divers et de catastrophes naturelles, les destinations touristiques sont
regardées comme des "mondes lointains et inaccessibles" .; grâce aux 239

effets spéciaux - coloriages à la main , rétroprojections lumineuses -, les


240

vues photographiques basculent parfois dans le fantastique. L'illusion de la


réalité produite par le relief stéréoscopique et par la perte de repères de
235Source : annonces payantes dans L'Echo de Plainpalais , année 1894.
236Tribune de Genève, 24 décembre 1895.
237L'Echo de Plainpalais, 19 septembre 1895
238N. BURCH, op. cit., p. 53.
239Elisabetta SILVESTRINI, "La piazza universale", in E. SILVESTRINI, op. cit., p. 74.
240Cette technique est utilisée également dans les vues documentaires "naturalistes" du Kaiserpanorama,
dans un but opposé : se rapprocher le plus possible de l'original. "Ces vues réunissent toutes les
conditions de perspective et de coloris" ( L'Echo de Plainpalais , 19 septembre 1895). Rien ne nous
empêche pourtant de penser que, même animée de motivations divergents, la pratique du coloriage
n'aboutisse dans les duex cas à des résultats sensiblement proches qui étaient simplement "lus"
différemment.
59
l'oeil plongé dans ces "lucarnes de l'infini" ne sert pas ici à enraciner dans
241

la culture et dans l'expérience sensible la possession du monde mais à faire


exister un monde plus criard et plus enchanté.
A titre de comparaison avec le répertoire documentaire cité plus
haut, voici l'inventaire d'un stock de vues stéréoscopiques de fabrication
française, produites dans les années 1860 et montrées dans un "cabinet
d'optique" forain dans l'Italie des années 1890 : 242

Série TOUR DU MONDE [adaptation du roman de Jules Verne] : Passe Partout.


L'escalier des Géants ; La Nécropole. La femme du Raja ; La caverne. Le réveil des
serpents ; Phileas Fogg. Suez ; La Nécropole. Les adieux d'Aouda ; L'attaque. Les
Pawnies ; Le train. San Francisco ; L'enlèvement. L'escalier des Géants ; La caverne. La
charmeuse ; Une fête en Mélanésie ; L'épave. Liverpool.
Série PARIS : Jardin de Paris ; Salle de l'Opéra, bal masqué ; Casino de Paris ;
Bal du Moulin Rouge.
Série DANSE SERPENTINE [plusieurs vues].

Sur le champ de foire genevois, les "panoramas" documentaires - tel


celui de la piémontaise Veuve Beaufort : "Panorama des célébrités du
Jour / GALERIE DES ACTUALITES / REPRODUCTION FIDELE des
principales Villes d'Europe / Les Monuments les plus remarquables /
Collection complète des Vues Stéréoscopiques" - en côtoient d'autres qui -243

"avec les portraits des derniers assassins" - se rapprochent des musées de


244

cire et de leur goût pour l'actualité sanglante.


"[L]e panorama a complété sa galerie par les portraits d'Eyraud et de la fille
Bompard" . 245

le phonographe

241L'expression est de Baudelaire, angoissé par "ces milliers d'yeux avides" qui "se penchaient sur les
trous du stéréoscope comme sur les lucarnes de l'infini" (cité in N. BURCH, op. cit., p. 12).
242Source : S. CIARALDI, op. cit., p. 245-246.
243AEG A86 (Exposition Nationale), 57/75, "Demandes d'emplacement" (Vve. Beaufort - Cuneo près
Saluzzo, Piémont - Musée des Célébrités du Jour), C'est la lettre de Mme. Beaufort qui nous apprend
qu'elle est une habituée de la Plaine de Plainpalais, car notre journal de référence, la Tribune de Genève,
ne cite jamais ce "panorama".
244Tribune de Genève, 20 décembre 1892.
245Tribune de Genève, 28-29 décembre 1890. Gabrielle Bompétard, "demoiselle de moeurs légères" et
Michel Eyraud, "un industriel en faillite", sont soupçonnés du meutre de l'huissier parisien Toussaint-
Augustin Gouffé 1n 1889. Suite à la diffusion de leurs portraits par la presse, ils sont signalés entre août
1889 et janvier 1890 à Londres, Chicago, Québec, Mexico, La Havane... "Leur popularité devint telle que
l'on chanta bientôt des airs à leur gloire. La “Complainte de Gabrielle Bompétard” de Poupay et Spencer
était reprise en choeur tous les soirs par les spectateurs de l'Eldorado : “Tout le monde parle d'elle /
Gabrielle Bompétard / Elle enfonce la Pucelle / Gabrielle ! Gabrielle ! Jeanne d'Arc et Sarah Bernhardt”.
Gabrielle, grisée par cette rumeur flatteuse dont elle percevait les échos, se livra à la police le 22 janvier
1890 et Michel Eyraud fut arrêté à la Havane en juin. Gabrielle prétendit avoir agi en état de sommeil
hypnotique". Pendant le procès, "des camelots vendaient sur les boulevards parisiens des petites malles à
ouverture secrète qui faisaient les délices des enfants", semblables à la "malle marron dont le fond était
taché de sang" trouvée près du lieu du crime. Eyraud fut guillotiné en février 1891, et la Bompétard fut
condamnée à vingt ans de tavaux forcés (Pierre DRACHLINE, Le fait divers au XIXe siècle , Paris,
Hermé, 1991, p. 138-141).
60
Projeté par ses créateurs à la fois comme une machine utilitaire dans
l'activité productive et comme un moyen de "préserver de la disparition la
voix de ceux qui vont mourir" , le phonographe ne prendra son essor que
246

comme appareil de divertissement, livrant par cette heureuse mésaventure


un exemple frappant de détournement ludique d'un appareil sérieux.
L'invention a lieu à la fin des années 1870. Edison tente de la
commercialiser comme une machine de bureau, quelque chose comme un
dictaphone : échec. Ses sociétés de commercialisation, en cachette et contre
la volonté du patron, tentent la piste musicale : succès. Edison se résigne et
commence en 1894 la production de "cylindres auditifs" préenregistrés . 247

1894, c'est aussi l'année qui voit apparaître le phonographe sur le


champ de foire genevois. On l'y attendait depuis plusieurs années, et les
expectatives sont très élevées. En 1892, déjà,
"[o]n nous signale la présence à Genève de M. Bargeon, ingénieur
phonographiste, démonstrateur du phonographe d'Edison à l'exposition de 1889. Ce
merveilleux appareil qui constitue sans contredit la plus étonnante découverte du XIXe
siècle, parle, chante, rit, pleure, siffle, reproduit les conversations, monologues, le chant
et tous les sons des instruments de musique" . 248

Présenté par le journaliste comme la "seule innovation" du champ de


foire 1894-1895, le phonographe "fait de belles recettes" malgré des 249

conditions objectives particulièrement difficiles.


"On pouvait encore se procurer hier le plaisir d'auditions phonographiques -
plaisir non sans mélange, car au milieu de l'affreux tintamarre de 20 orgues, des sifflets
des machines à vapeur, on ne devait guère jouir de la musique émanant des délicats
cylindres de cire imaginés par Edison" . 250

Le Parc de Plaisance de l'Exposition nationale de 1896 recevra 21


demandes d'emplacements pour phonographes , provenant de Genève (4
251

246J. PERRIAULT, Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audiovisuel , Paris, Flammarion,
1981, p. 224. Ce projet est partagé par Edison et par son malheureux rival français Charles Cros.
247Patrice FLICHY, Une histoire de la communication moderne. Espace public et vie privée , Paris, La
Découverte, 1991, p. 96-97.
248Tribune de Genève, 22 décembre 1892
249Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895
250Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
251AEG A86 (Exposition Nationale), "Demandes d'emplacement", 57/12 (Casimir Sivan & Cie., -
Genève - Inventions Edison), 57/14 (G. Bartling - Hambourg - Jardin labyrinthe "Jardin Oriental des
Illusions"), 57/20 (Vernet - Paris - Kinétoscope Edison), 57/49 (Carl Gabriel - Munich - Balançoire
sorcière ou magique + Internationales Panopticum), 57/55 (Franz. Kössler - Innsbruck - Phonographes),
57/72 (H. Donat - Vevey - Photographie et phonographe), 57/81 (Aug. Bendikowski - Lübeck -
Phonographes Edison), 57/104 (I. Thomas, - Genève - Fabrication et débit de savon à détâcher), 57/112
(E. Firquet - Lausanne - Phonographe Edison), 57/119 (Société Suisse de Panorama - Zürich -Panorama
de la Bataille de Morat), 57/179 (Francesco Paladini, - Milan - Phonographes), 57/203 (Marc Pelosi -
Genève - Phonographes - Glaces - Tabac), 57/206 (J. Halder - Frankfurt am Mein -Phonographes),
57/236 (Marc Bertholet - Genève - Phonographe) (un habitué du champ de foire genevois), 57/248
(Ansani, Piehs et D'Euni - Milan - Phonographe et kinétoscope), 57/263 (F. Feinstein - La Chaux-de-
Fonds -Phonographes), 57/265 (Bernstein - Londres - Inventions d'Edison), 57/290 (Carl Enderlin- Bâle -
Phonographes système Bahre), 57/315 (A. L. Oliva - Firenze - Phonographes), 57/322 (The Anglo-Italian
Commerce Company - Gênes - Graphophones et.), 57/336 (Th. Fricker - Frick (Argovie) -
61
demandes), du reste de la Suisse (6), d'Allemagne (4), d'Italie (4), de
France, d'Angleterre et d'Autriche (1 demande chacune). Un tiers de ces
demandes présentent le phonographe en association avec d'autres appareils
de reproduction : l'horloger et constructeur d'automates genevois Casimir
Sivan , qui obtiendra la concession, présente de manière générale des
252

"Inventions Edison" (phonographe et kinétoscope) ; 6 demandes (n. 20, 253

49, 119, 248, 265, 322) associent également le phonographe au kinétoscope


(la n. 322 ajoute encore le "kinétographophone" ou "kinétophone" et le
"kinématographe" ou "projecting kinetoscope") ; 2 demandes l'associent à
la photographie, précisant dans un cas qu'il s'agit de "photographie
istantané avec éclairage électrique" (n. 14), dans l'autre que le demandeur
est un photographe (n. 72).
Trois des demandeurs proposent une version perfectionnée de la
machine : "grâce aux études infatigables et constantes d'un Italien, le
capitaine Bettini de Pise, résident à New York", l'"ex-artiste dramatique"
milanais Francesco Paladini peut proposer un "nouveau microphonographe
Bettini-Edison", présentant un répertoire qui comprend des arias d'opéra,
l'intraduisible "chitarrata spagnola" , des signaux militaires et de la
musique de fanfare.
"Le perfectionnement réside en cela, que, tandis qu'avant pour entendre les sons
il fallait appliquer des tuyaux acoustiques aux oreilles, maintenant l'intensité des sons
émis est telle qu'on peut les entendre dans un local aussi grand soit-il, et même mieux à
distance que de trop près".
Il s'agit en fait d'un développement parallèle à celui qui, à l'intérieur
de la maison Edison, donne le "Graphophone, qui est un Phonographe haut
parleur", proposé par l'"Anglo-Italian Commerce Company" de Gênes et
par le Londonien Bernstein ("Edison's 1895 Loud Speaking
Phonographs"). La surenchère - ou le progrès - ne s'arrête pas là. Les
Gênois non plus. "We have besides the old Graphophones and
Kinetoscopes the Kinetophone where one both sees and hears ", en français
le "Kinétographophone qui est un Kinétoscope dans le quel on voit les
tableaux et dans le même temps ouïr la musique le chant la parole".
Toute absorbée par la fusion de l'image dans la lucarne et du son,
l'approche édisonienne ratera ici un train : la proposition de " Projecting
Kinetoscope where the scenes are reproduced life size ", en français "le
Kinématographe la dernière des applications avec tableau vivant en
Phonographes).
252Casimir Sivan (1850-1916), est connu à Genève pour être l'inventeur d'une montre parlante.
Concessionnaire d'Edison, il ne se contentera pas d'être revendeur et construira un modèle de
phonographe de son invention et un microphonographe projeté par Frak Dussaud, professeur de physique
à l'Ecole d'horologerie (Roland COSANDEY, Jean-Marie PASTOR, "Lavanchy-Clarke : Sunlight &
Lumière, ou les débuts du cinématographe en Suisse", in Equinoxe, n. 7, printemps 1992, "Histoire(s) de
cinéma(s), p. 11-12). A remarquer que les phonographes fonctionnent alternativement à piles ou avec un
mécanisme d'horlogerie.
253AEG A86 (Exposition Nationale), 57/350.3(12), "Conventions" (Casimir Sivan & Cie. - Genève -
Inventions Edison)
62
grandeur naturel" sera rejetée par l'administration du Parc : "c'est le même
que Lavanchy et il ne faut pas lui faire de concurrence". Lavanchy, que
nous retrouverons bientôt, est le plus bouillant des locataires du Parc ;
c'est lui qui fera découvrir à la Suisse le cinéma - version Lumière -
proposant ainsi une alternative grand spectacle à l'"homme bionique"
édisonien, le corps collé à des machines comme à des prothèses.

la photographie

Technique de base utilisée par la stéréoscopie comme par le


cinématographe, la photographie, la doyenne des moyens de reproduction,
a cessé dans les années 1890 d'être une curiosité en elle-même. L'invention
remonte aux années 1810, la stabilisation de la technique aux milieu du
siècle, l'industrialisation du procédé aux années 1870, la photographie pour
tous (Eastman-Kodak : "appuyez sur le bouton, nous faisons le reste") aux
années 1880 . 254

Cette expérimentation - ou cette divulgation - n'étant plus à faire, le


photographe étant désormais un petit artisan qui fabrique des tableaux
instantanés plutôt qu'un montreur de merveilles, le champ de foire
recherche une valeur ajoutée d'innovation dans les optionals.
Le Forain suisse s'intéresse ainsi aux couleurs :
"M. le Dr. Sell, à Berlin, vient de trouver un procédé pour l'obtention de
diapositifs coloriés. Sa découverte se base sur la théorie des couleurs de Helmholz, qui
distingua trois couleurs fondamentales" . 255

Pour les photographes du champ de foire genevois, le


renouvellement de la pratique vient essentiellement de l'électricité. La
presse reste sceptique.
"Une innovation : le voisin est photographe et fait des portraits électriques. Il est
probable que c'est tout simplement du magnésium" . 256

"Nous avons aussi eu cette année un photographe de nuit ; il a obtenu quelque


succès, mais les affaires ont mieux marché de jour que de nuit" (T 3 jan 94)
257

"Annonçons encore le photographe Tinter, l'habile opérateur qui, par ses


procédés électriques, peut livrer à ses clients, aux prix les plus modiques, de superbes
photographies en quelques minutes, aussi bien de jour que de nuit" . 258

le cinématographe

254P. FLICHY, op. cit., p. 88-92.


255Le forain suisse, 29 février 1896, repris du Journal d'Yverdon.
256Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
257Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
258L'Etincelle, 30 décembre 1894

63
L'histoire de l'invention du cinéma et de ses débuts en société - un
des champs les plus féconds de l'histoire culturelle contemporaine depuis
les années 80 - connaît désormais des centaines de variantes. Une variante
possible pourrait se construire autour de la figure de François-Henri
Lavanchy Clarke.
François-Henri Lavanchy naît à Morges (Valais) en 1848, fils de
vigneron. "Il semble s'être préparé à la carrière de missionnaire et avoir
servi comme infirmier de la Croix-Rouge pendant la guerre franco-
allemande de 1870-1871". Il épouse Jenny Elisabeth Clarke et en adopte le
nom de famille. Dans les annés 1870 il est en Egypte, où il mûrit une
préoccupation pour le sort des aveugles qui l'accompagnera pendant toute
sa vie. Dans les années 1890 il réside à Genève et travaille comme agent de
vente pour la Suisse du savon Sunlight, de la manufacture anglaise Lever :
un produit "dont les innovations principales étaient une présentation sous
emballage, une vente à l'unité et non plus en vrac, ainsi qu'une amélioration
notable de l'aspect extérieur et de l'efficacité". Décrit comme un
excentrique aux allures de poète, Lavanchy n'en est pas moins "avant tout
un organisateur et un astucieux homme de publicité" . La convention qu'il
259

signe en octobre 1895 pour l'installation d'un "Pavillon des Fées" sur le
champ de foire de l'Exposition nationale permet de juger sur pièces :
"I. Illusions d'optique : L'attraction principale sera la reproduction de légendes
de fées de nos montagnes. Un deuxième numéro comportera une fontaine lumineuse et
une Amphitrite - En outre de ces tableaux vivants le preneur se propose de placer : 1°
Une illusion d'optique montrant le buste d'une jeune personne qui lavera dans un bol sur
lequel se lira “Sunlight Savon” ou qui lira l'almanach du Sunlight Savon. 2° Une
chambre à lessive, avec une blanchisseuse endormie près d'un cuvier (genre Musée
Tussaud) et une double apparition d'une fée et de deux personnes lavant en riant, selon
la nouvelle méthode du Sunlight Savon. La réclame sera donc indirecte. En publiant le
texte des légendes le preneur ne la mettra que sur la 4ème page de la couverture pour le
savon et sur la 3ème page pour le thé.
II. Escarpolette et chambre tournante. Pas d'autre réclame que les chromos du
preneur, encadrés à l'intérieur de la chambre pour la décorer, et une boîte de savon
posée sur une table. Une notice sur l'Escarpolette dans l'antiquité, d'après les
monuments Assyriens, Egyptiens et Grecs, avec gravures, contiendra la réclame du
preneur sur la 4ème page seulement.
III. Thé.
IV. A l'entrée de son installation le preneur se propose d'avoir : 1° Une machine
automatique donnant à chacun, moyennant une pièce de 10 centimes, l'illusion de
frapper sur place une médaille “Souvenir de l'exposition”. 2° Un orchestre automatique
tout nouveau construit spécialement pour le preneur, montrant quelques artistes
automates sur le balcon d'un châlet, jouant avec un réalisme vivant. Cette pièce
marchera chaque fois que cinq personnes auront versé 10 centimes chacune. 3° Le
preneur aura quelques appareils suisses “Klarkeoscopes” permettant 1) de prendre des
photographies.vivantes partout où le preneur le désire ; 2) en regardant dans l'objectif,

259R. COSANDEY, J.-M. PASTOR, op. cit., p. 14.


64
de montrer de petites images en mouvement ; 3) de projeter ces images sur un écran de
9 mètres. Cet appareil constitue une lanterne magique féerique
V. dans les allées du Parc circuleront des attelages exotiques avec annonces du
Thé Nectar" . 260

Voici une opération véritablement à large spectre : un grand pavillon


(9'000 francs de location de l'emplacement, 31 employés, une façade en
style japonais et une autre en style égyptien), une large panoplie de moyens
illusionnistes (fontaine lumineuse, tableau vivant, jeux d'optique,
"balançoire sorcière", photographie, automates, images "en boîte" et
projetées), des contenus mêlant la féerie, l'érudition, le folklore, le
patriotisme et l'exotisme, une stratégie poussée de diversification des
activités (présentation d'attractions illusionnistes, exploitation d'un salon de
thé, mise en service d'un moyen de transport public en miniature,
distributeurs automatiques de souvenirs, androïdes à sous, vente de
"produits dérivés" sous forme de brochures explicatives, sans compter une
tentative avortée de concours de beauté )... le tout au service d'une
261

publicité à la fois agressive et insinuante, qu'on retrouvera d'ailleurs à


l'écran lors des séances du cinématographe Lumière données à l'intérieur
du Palais . 262

En dépit de la supériorité que ressent Lavanchy à l'égard des


vulgaires forains qui l'entourent , les modalités d'existence du
263

cinématographe dans son Palais des Fées sont bien celles du cinéma forain,
que l'on retrouvera sur le champ de foire genevois à partir de l'hiver 1896-
1897 : au Palais comme sur les places le jour de l'an, le nouveau procédé
s'y montre à la fois ancré dans l'univers des attractions illusionistes et
féériques et porteur d'images fidèles du réel, qui dédoublent l'ici et
maintenant ou qui font surgir des territoires lointains.

RECONSTITUTIONS (LES MUSEES DE CIRE)

260AEG A86 (Exposition Nationale), 57/350.8(76), "Conventions" (François-Henri Lavanchy-Clarke. -


Genève - Spectacle-Débit de Thé-Attelages).
261Cf. ci-dessous, dans le chapitre sur le phénomènes humains.
262R. COSANDEY, J.-M. PASTOR, op. cit., p. 21-24.
263Ibid., p. 20. Pour Lavanchy, le cinéma n'est pas un caprice passager : il s'y intéresse activement dès ces
années survoltées qui précèdent l'invention des Lumière. En décembre 1892 Georges Demenÿ, assistant
du physiologiste Etienne-Jules Marey dans l'étude du mouvement humain par la chronophotographie,
crée malgré l'hostilité de son patron une "Société générale du phonoscope, portraits vivants et tableaux
animés". Le "phonoscope", qui sert à reproduire par le défilement des photographies le mouvement du
sujet photographié, est l'appareil inverse du fusil chronophotographique ; celui-ci est un instrument
scientifique d'analyse, celui-là sert à produire un spectacle d'imitation de la réalité : autant dire, aux yeux
de Marey, qu'il ne sert à rien sinon à discréditer la science. Les fondateurs de cette entreprise de trahison
de l'exprit scientifique sont, outre Demenÿ, l'industriel Ludwig Stollwerk, de Cologne, et le Lausannois
William Gibbs Clarke, représenté par (son gendre ?) François-Henri (Laurent MANNONI, Le grand art
de la lumière et de l'ombre. Archéologie du cinéma, Paris, Nathan, 1994, p. 332).
65
Avec les musées de cire, nous entrons dans la partie noire de la foire,
dans le règne de l'épouvantable, du sanglant et du macabre. Si le champ de
foire est un terrain de dépassement imaginaire de la limite sous toutes ses
formes, les baraques abritant des musées "mécaniques" ou "anatomiques"
convoquent la limite par excellence, la plus extrême et définitive qui soit :
la mort. Ces "musées" sont ainsi une synthèse des pensées noires qui
traversent la culture européenne des temps modernes.

l'imaginaire du corps : le cadavre, l'automate et la figure de cire

Le macabre fait sa première apparition dans la culture occidentale -


en peinture, en sculpture, en poésie - entre le XIVe et le XVe siècle.
"Phénomène nouveau et original" , ses premières manifestations
264

accompagnent selon Philippe Ariès l'émergence dans les mentalités du


sentiment de "l'individualité propre à chaque vie d'homme" . Les 265

représentations du cadavre en décomposition - la charogne, le transi rongé


par les vers qui tend à remplacer dans l'art funéraire le gisant aux bras
sereinement croisés - sont dès lors lisibles comme le cri d'horreur d'une
266

civilisation dont les membres se découvrent personnellement voués, un par


un plutôt que tous indistinctement, à l'échec de l'anéantissement physique.
De destin collectif qu'elle était pour l'humanité médiévale, la mort devient
pour "l'homme des époques protocapitalistes", animé d'"un amour
irraisonné, viscéral, pour les temporalia" , l'épouvantable achèvement de
267

chacun.
En aval de ce tournant, la mort, soustraite au partage communautaire
et reprise par l'individu à son propre compte, est désormais vécue comme
une rupture scandaleuse, introduisant du désordre, du dérèglement dans
l'ordinaire de la vie quotidienne . C'est sur cette base que, entre le XVIe et
268

le XVIIIe, l'idée de la mort s'associe à celle d'une autre rupture qui


survient, elle aussi, par le corps : celle de la jouissance sexuelle. L'une
comme l'autre, la passion érotique et le trépas arrachent les humains à leur
"société raisonnable" pour les projeter à travers un paroxysme dans un
monde irrationnel et incontrôlable . Une imagerie nécrophile se développe
269

autour de ce rapprochement, mêlant, jusqu'à l'intérieur de l'art religieux,


"l'horreur de la mort physique" à des appels érotiques, la charogne au
270

264Philippe ARIES, Essais sur l'histoire de la mort en Occident du Moyen Age à nos jours , Paris, Seuil,
1975, p. 45.
265Ibid., p. 121.
266Ibid., p. 25, 43.
267Ibid., p. 46.
268Ibid., p. 52.
269Ibid., p. 51-52, 115, 119.
270Ibid., p. 44.

66
corps désirable. Le fait que les premières retrouvailles depuis l'Antiquité
entre les artistes et le corps nu aient lieu sur la table d'anatomie contribue 271

sans doute à l'essor de ce répertoire, comme d'ailleurs une terreur


physiologique propre au XVIIe siècle : l'"imaginaire de la charogne sous
l'éclatante fraîcheur de la jeunesse est étroitement lié au fantasme du
chancre vénérien" . 272

La fascination trouble, la "complaisance (...) au spectacle de la mort,


de la souffrance, des supplices" peuvent emprunter la voie de l'érotisme
273

macabre, explicite ou inavoué, se révéler dans les attouchements picturaux


ou littéraires d'un corps mort et d'un corps vivant ou dans les scènes de
torture chargées d'ambiguïté que diffusera dans un but édifiant la Contre-
réforme . La même délectation nécrophile qui se mêle à la mission
274

moralisatrice chez les religieux peut aussi se mêler, sur le versant des
nouvelles attitudes expérimentales et rationalistes, à la curiosité
scientifique et emprunter la voie du morbide anatomique.
Le renouveau du savoir anatomique coïncide en effet avec la
première saison du macabre. Rien d'étonnant à cela : n'est-ce pas
précisément l'intérêt nouveau que porte l'humanité de la fin du moyen âge
aux temporalia que l'on retrouve dans la "lente reprise des dissections
cadavériques" , dans le geste par lequel l'on plonge la main et le regard
275

dans la temporalité ouverte de son prochain ? Dans le rendu graphique qui


suit la dissection, les thèmes macabres s'épanouissent : les illustrations des
traités, dans la Fabrique du corps humain de Vésale (1543) comme dans
les ouvrages de ses imitateurs, "reflètent l'anatomie du cadavre et non celle
du vivant" ; les muscles sont "reséqués comme de la viande sur l'étal d'un
boucher" ; la rigueur du trait "n'ôte pas à l'image du corps écorché ses
références originelles à la souffrance, au supplice" : comme si la souffrance
et le supplice étaient la condition nécessaire afin que le corps délivre son
secret.
"Partout les planches gardent la trace du geste audacieux qui plonge le couteau
dans la chair (...). Les illustrateur poussent la morbidité à figurer avec un luxe de détails
inouïs les liens et les bûches qui maintiennent le corps en place, les aiguilles et les fils
qui écartent les tendons" 276

De plus en plus, les observations anatomiques et la contemplation


des traités offrent au regard, en plus d'une expéricence cognitive, d'autres
sources de satisfaction. A la fin du XVIIe siècle, la dissection devient un
spectacle à la mode. A la fin du XVIIIe siècle, "l'art d'illustrer le corps mort
est poussé à la perfection. Cédant au vertige du détail, les dessinateurs ne

271Philippe COMAR, Les images du corps, Paris, Gallimard, 1993, p. 70.


272Maurice LEVER, Canards sanglants. Naissance du fait divers , Paris, Fayard. 1993, p. 26.
273P. ARIES, op. cit., p. 52.
274Ibid., p. 112-113.
275Roselyne REY, Histoire de la douleur, Paris, La Découverte, 1993, p. 70.
276Ibid., p. P. COMAR, op. cit., p. 74-78.

67
négligent rien de la fascination que le corps ouvert exerce sur eux" . 277

Cédant à cette fascination, la pratique anatomique elle-même se met à


errer, le scalpel à la main, dans les zones troubles qu'avaient explorées
avant elle les fantaisies macabres. L'outil de l'exploration ayant changé de
nature, la représentation est remplacée par la manipulation directe.
"Des amateurs avaient des cabinets de dissection, où ils collectionnaient des
hommes en veines, en muscles (...) Au temps de Diderot, on se plaignait dans la grande
Encyclopédie que les cadavres disponibles étaient accaparés par ces riches amateurs et
qu'ils n'en restait plus pour les usages médicaux. Cette fascination du corps mort (...)
s'exprime au XVIIIe siècle avec l'insistance d'une obsession. Les cadavres deviennent
l'objet de manipulations étranges (...). [M]omifiés, les morts pouvaient être exposés à la
vue dans des cimetières décorés à la manière des rocailles, mais avec des os. (...) On
peut ancore voir de tels spectacles au cimetière de l'église des Capucins et à Santa
Maria della Morte à Rome, ou aux catacombes de Palerme" . 278

La manipulation des cadavres débouche ainsi non seulement sur des


collections dans les cabinets privés - "on dissèque dans les antichambres
des hôtels ou des châteaux des cadavres souvent volés" - mais aussi sur 279

des installations spectaculaires, placées dans des cimetières transformés en


de macabres jardin des délices ou dans des souterrains. Dans ces lieux, le
cadavre manipulé devient parfois un automate. A Oria (Italie), une cripte
de la cathédrale abrite le "Cimetière de la Confrérie", dans lequel les corps
des confrères sont exposés debout dans des niches, habillés de leurs frocs :
"selon certains récits traditionnels, dans une niche latérale située dans la voûte
d'accès à la cripte (...), le cadavre d'un confrère (...), grâce à un fil invisible sur lequel
tout visiteur tirait sans s'en apercevoir en entrant, tendait brusquement la main,
produisant ainsi un effet terrifiant et obtenant en obole une monnaie qui “libérait” le
passage au visiteur" . 280

Parfois, la manipulation du cadavre prolonge, en en recyclant pour


ainsi dire la matière première, un autre spectacle macabre qui a le corps
pour objet : celui du supplice. Les corps des condamnés sont en effet
souvent réclamés par des médecins-chirurgiens, qui peuvent en faire un
usage curieux. Ainsi le corps de la belle Lescombat, exécutée en 1755 pour
avoir tué, avec son amant, son mari, est arrangé par le chirurgien qui l'a
acquis en "une étrange figure" : selon la description d'un témoin qui l'a
281

vue "sous glace" plus d'une année après sa mort au domicile du médecin,
"[e]lle est debout dans une armoire, les pieds et les jambes nues (...) ; la droite
est un peu plus découverte parce qu'elle relève son jupon de la main droite pour soutenir
sur sa hanche un petit renardeau, lequel tient dans sa gueule un chardonneret" . 282

277Ibid., p. 79.
278P. ARIES, op. cit., p. 114-115.
279P. ARIES, op. cit., p. 161.
280Elisabetta SILVESTRINI, "La piazza universale", in Elisabetta SILVESTRINI (éd.), La piazza
universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park , Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987,
p. 164-165.
281Arlette FARGE, La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle , Paris, Seuil,
1986, p. 233.
282Ibid.

68
Si les cimetières et les criptes italiennes prolongent l'art funéraire par
l'exposition du cadavre apprêté, si les amateurs bricolent des fantasmes de
chair qu'ils exhibent dans leurs cabinets, la manipulation esthétique des
cadavres vit également, au XVIIIe siécle, une vogue plus ordinaire et
familiale : l'embaument est à la mode, et la figure du maquilleur de
cadavres, garant de la "beauté du mort" se professionnalise sous les traits
de l'entrepreneur de pompes funèbres . 283

Tout ceci se fond au XVIIIe siècle : le macabre qui fait du cadavre


l'objet d'une contemplation mêlant l'horreur et le plaisir, l'angoisse et la
sensualité ; l'anatomie qui révèle le corps comme machine ; les
manipulations et mises en scène qui font du cadavre un artefact et un
spectacle. Le "vertige devant le court espace de temps, plein de mystères
connaissables, qui sépare la fin de la vie et le début de la décomposition" 284

est à son comble lorsque deux ruptures majeures se produisent :


l'éloignement des morts et la fin des supplices.
Convaincues par les savants que la proximité des morts représente
un danger, les autorités décident en effet, dans la deuxième partie du siècle,
d'expulser les cadavres et leur "redoutable chimie" extra muros. C'est la 285

fin de la cohabitation des vivants et des défunts, et du même coup le début


d'une fixation sur le cimetière comme lieu d'épouvante, habité de
phénomènes inquietant et de miasmes . 286

Le tournant du siècle voit également s'extinguer la fête punitive ; 287

les foules n'ont plus l'occasion d'expérimenter, le regard rivé au corps


dénudé du supplicié, "la coexistence paradoxale et contradictoire entre
288

l'horreur de la mort et un goût réel pour elle" . "Au coeur de la ritualisation


289

lente de l'agonie et du regard prolongé de la foule sur elle, se logent sans


aucun doute le goût, le désir de percer enfin ce qu'est ce mystère : perdre la
vie" . Avec l'introduction de la guillotine, la mort sera réduite à "un
290

événement visible, mais instantané" , introduisant dans le spectacle un


291

vide béant qui ne pourra être comblé qu'avec l'imagination.


Dans l'expérience sensible des hommes et des femmes de la fin du
XVIIIe siècle, la mort donnée dans la souffrance et le cadavre se
contractent et se marginalisent. Dans l'imaginaire, au contraire, ces figures
prolifèrent. En littérature, elles sont la matière première de la gothic novel,
dont la grande saison, ouverte en 1764 par The Castle of Otranto de Horace
Walpole ou en 1756 par la Recherche sur l'origine des idées du sublime et

283P. ARIES, op. cit., p. 74-75.


284Ibid., p. 161.
285Ibid., p. 160. En France, la décision est prise en 1763.
286Ibid., p. 133-141.
287MICHEL FOUCAULT, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Paris, Gallimard, 1975, p. 14.
288A. FARGE, op. cit., p. 228-229.
289Ibid., p. 215.
290Ibid., p. 218.
291M. FOUCAULT, op. cit., p. 18.

69
du beau d'Edmund Burke - "tout ce qui peut éveiller des idées de douleur et
de danger, autrement dit tout ce qui est dans un certain sens terrible, ou qui
concerne des objets terribles, ou qui agit de manière analogue à la terreur,
est une cause du sublime" - s'étendra jusqu'aux années 1820 après avoir
292

donné le jour en 1818 à son emblème le plus populaire : le monstre du dr.


Frankenstein . Tous les thèmes ici évoqués se croisent dans le roman
293

gothique : la douleur et la mort infligées entre sauvagerie et


294

sophistication, l'exploration des gouffres mystérieux qu'entrouvre le


moment du trépas, les manipulations scientifiques, artistiques ou érotiques
des cadavres - le gothique revendique sans fausses pudeurs les contenus
irrationnels et morbides inscrits dans l'esprit et dans les pratiques des
sciences -, les cimetières et les lieux souterrains, enfin les automates ou les
machines de chair - le monstre de Frankenstein.en est une - qui réalisent,
de manière gauche et bancale, ce fantasme qui obséde le XIXe siècle,
vaincre la mort par la science et la technique.

l'imaginaire du crime : le canard, la complainte et le fait divers

Les supplices ne se limitaient pas à offrir aux foules un spectacle


macabre et un aide-mémoire sur le pouvoir, et aux chirurgien des sujets à
manipuler : elles constituaient souvent la scène culminante d'une vie
humaine qui, démultipliée par l'immense publicité de l'échafaud et par les
complaintes et "relations" imprimées, vendues par milliers avant, pendant
et après l'exécution , devient épopée criminelle. Comme l'observe Michel
295

Foucault, cette littérature avait le double effet de démultiplier la valeur


exemplaire de l'exécution et de fabriquer un héro . 296

Ambivalents dans leurs effets, ces feuillets seront interdits : un


torrent de moins dans le fleuve impressionnant de la littérature populaire
consacrée au crime. En effet, aussi loin qu'on remonte dans l'histoire de
l'imprimé on trouve les traces de cette littérature : trente ans à peine après

292Cité in Umberto ECO, "Ascesa e decadenza del superuomo", in Il superuomo di massa. Retorica e
ideologia nel romanzo popolare, Milano, Bompiani, 1976, p. 90.
293Mary W SHELLEY, Frankenstein ou le Prométhée moderne , Paris, J'ai lu, 1994 [1818].
294... ainsi que d'autres que nous rencontrerons plus loin. U. ECO résume le roman Vathek (1786) de
William Beckford, par le catalogue suivant : "una sarabanda di iniquità, riti sanguinari in una altissima
torre in cui si immolano schiavi e famigli, massacri di bambini innocenti sotto gli occhi dei genitori,
sacrifici di concubine abbandonate alle belve, imani santoni e mullah sbeffeggiati e messi a morte,
Maometto bestemmiato, ospitalità tradita, commercio coi demoni, adorazione del diavolo, riti col fuoco,
paludi che emanano misasmi e nutrono erbe venefiche, intorno alle quali una regina nuda - seguita da due
negre orribili e da un cammello infernale - danzano evocando gli spiriti - e poi cavalcate orientali dals
fasto satrapico, schiere di eunuchi e di nani, e abissi, sale sotterranee abitate da mummie viventi,
scarafaggi parlanti e lente teorie di anime dannate" (op. cit., p. 89).
295A. FARGE, op. cit., p. 226.
296M. FOUCAULT, op. cit., p. 70.

70
la Bible de Gutenberg (1455) se répandent les premiers "occasionnels" en 297

français (1488) . 298

"Au XVIe siècle, le fait divers “tragique” ou “sanglant” fait


fureur" ; c'est lui, avec les monstres, les miracles et les catastrophes de la
299

nature, le protagoniste indiscuté de ces petits imprimés de peu de prix et de


large diffusion du début du XVIe à la fin du XVIIe siècle, les "canards",
relayés après 1631 par les premières gazettes périodiques . Que ce 300

répertoire dressé non sans délectation par le spécialiste Maurice Lever


vaille comme aperçu de leur contenu :
"quelle que soit la raison pour laquelle on tue, l'acte ne se commet jamais sans la
plus extrême violence. Car ce sont les circonstances du crime qui intéressent le lecteur,
non la psychologie du criminel. Ce qu'on aime par-dessus tout, ce sont les détail
atroces, les supplices raffinés, les manipulations macabres. Ce qui tient en haleine, c'est
la cruauté, poussée jusqu'à l'insoutenable, le plaisir de déchiqueter des corps, vivants ou
morts. Ce qui fascine et que l'on attend, ce sont les chairs mutilées, les membres
torturés, les viscères en charpie ; c'est la lame du couteau labourant la poitrine, l'oeil
transpercé à la pointe du fuseau, les mamelles déchirées, la langue arrachée, les
testicules broyés ou débités en rouelles" . 301

Voici donc le versant populaire de cet univers baroque qui "cultive


avec délectation le spectacle de la mort et l'esthétique du supplice" ; la
perception de la mort comme "arrachement, lutte, effroi, cris, convulsions"
semble bien partagée par les différentes classes de la société. "Le fait
divers des XVIe et XVIIe siècle se nourrit essentiellement de souffrance,
mais d'une souffrance qui dure, se prolonge, s'amplifie, se théâtralise, et
finit par engendrer une véritable mise en scène de la douleur" : 302

l'imaginaire du crime épouvantable serait donc à la fois un des symptomes


et un des instruments de la mutation que traverse la mort dans la société
des temps modernes.
Le fait de sang - comme d'ailleurs le monstre, le phénomène naturel
extraordinaire - fonctionne également comme révélateur ; "c'est l'humanité
tout entière qui s[y] reflète, comme en un miroir énigmatique ; puisque le
fait divers, à lui seul, recèle tout le secret du monde" . La révélation étant
303

finalement insaisissable, la fascination est inépuisable, à son tour


énigmatique : Louis Sébastien Mercier sera pris de stupeur devant
"l'inexplicable curiosité de la foule polie et de la populace grossière" face
aux crimes et aux châtiments . 304

297"On désigne sous ce nom des feuilles de grand format, imprimées au recto seulement, et relatant les
principaux événements de l'histoire contemporaine" (M. LEVER, op. cit., p. 9). Jean-Pierre SEGUIN en
recense 200 entre 1488 et 1529 (L'information en France avant le périodique. 517 canards imprimés
entre 1529 et 1631, Paris, Maisonneuve et Larose, 1961).
298M. LEVER, op. cit., p. 9.
299Ibid.
300P. DRACHLINE, op. cit., p. 11
301M. LEVER, op. cit., p. 26-27.
302Ibid., p. 27.
303Ibid., p. 45.
304A. FARGE, op. cit., p. 215.

71
Inexplicable : qui dit mieux ? Le besoin de littérature criminelle
s'enracine pour Ernest Mandel dans la "contradiction entre pulsions
biologiques et contraintes sociales" ; cette littérature serait alors investie
305

de deux motivations opposées : exutoire face à la contradiction pour les


couches populaires, tentative de réconciliation exempliare pour les couches
dominantes. L'imaginaire de crime comme exutoire à la civilisation des
moeurs.
Enfin, une dernière clé peut se trouver du côté de la peur : celle qui
s'exprime dans le récit sanglant n'est pas seulement la peur de la mort, c'est
également ou surtout la peur de ses semblables. Signe d'un monde où les
sources d'épouvante se déplacent progressivement de l'extra-humain
(naturel ou surnaturel) à l'humain, les "canards sanglants" seraient-ils la
première formulation de "l'enfer, c'est les autres" ?

Au XVIIIe siècle, censure oblige, la presse s'efforce de cacher la


réalité et la montée du crime . Au XIXe, elle s'en donnera à coeur-joie. Les
306

transformations technologiques et économiques de l'édition contribueront


alors à donner au fait divers un retentissement proprement délirant, les
affaires les plus suggestives tenant en haleine des nations entières pendant
des mois et suscitant de véritables pèlerinage vers les lieux du crime, qui se
transforment parfois "en une gigantesque fête foraine" 307

Dans des villes en expansion où le lien social échappe de plus en


plus à toute modalité perceptible, où la société toute entière semble se faire
opaque alors même que la "communication" - au sens où l'entendait le
siècle, signaux, personnes et objets confondus - se développe, l'imaginaire
du crime est enfin irrigué par un torrent nouveau : celui du mystère.

les figures de cire

La première utilisation de la cire pour la fabrication de copies fidèles


du corps humain remonte à l'antiquité égyptienne, gréco-persane et
romaine, où des calques du visage étaient utilisés dans le culte des morts et
des ancêtres . Après un long oubli, la pratique des masques mortuaires
308

réapparaît au XIIIe siècle, alors même que le visage du mort commence à


être dérobé aux regards . Par un curieux paradoxe, on prélève sur le corps
309

mort un "instantané" servant à modeler le visage d'une statue funérarire


qui, elle, reconstitue la personne vivante : on voit déjà apparaître une des
305Ernest MANDEL, Meurtres exquis. Histoire sociale du roman policier, Paris, La Brèche, 1986, p. 24.
306E. MANDEL, op. cit., p. 20.
307P. DRACHLINE, op. cit., p. 147.
308Heike KLEINDIENST, Ästhetisierte Anatomie aus Wachs. Ursprung - Genese - Integration , Marburg,
Philipps-Universität, 1989, p. 15 ; Roger BASCHET, Le monde fantastique du Musée Grévin , Paris,
Tallandier/Luneau-Ascot, 1982, p. 10.
309P. ARIES, op. cit., p. 110-111.

72
constantes de ces reconstitutions, "l'expression hybride des figures, qui
semblent se trouver dans un état transcendental de “encore-veille” et “déjà-
sommeil” ou “encore-vie” et “déjà-mort”" . 310

Le savoir anatomique renouvelé de la Renaissance utilisera le


modelage en cire pour illustrer le système musculaire en produisant les
célèbres "écorchés", statuettes dont la fonction didactique se double
d'emblée d'un usage purement esthétique. Le Français Jacques
d'Angoulême réalise dans les années 1550 pour l'Université de Bologne les
premières figures anatomiques grandeur nature . 311

Au XVIIe siècle les figures de cire se complexifient et se diversifient


sous l'impulsion des anatomistes, qui commencent à utiliser la technique de
l'injection vasculaire pour obtenir des moulages de l'intérieur du corps, et
des artistes qui explorent les nouveaux territoires de l'imagerie funéraire . 312

Le siècle voit également apparaître un usage mondain, artistique et


spectaculaire de la céréoplastique : Antoine Benoist (1629-1707) moule à
partir des visages vivants les cours française et anglaise et les expose à
Paris dans le premier cabinet de figures de cire . 313

La "mutation iconologique du pessimisme baroque à l'optimisme des


Lumières" chargera au siècle suivant ces figures de splendeurs nouvelles,
les enrôlant dans l'entreprise apologétique qui célèbre l'oeuvre divine en
magnifiant le réel. Le pape éclairé Bénédict XIV fera réaliser dans les
années 1740 par Ercole Lelli le premier véritable musée de cire
anatomique . 314

La deuxième moitié du XVIIIe siècle voit l'apparition des premières


collections gynéco-anatomiques : quelques-unes, telles celle de Marie-
Catherine Biheron, affichent des ambitions d'éducation populaire. Point
culminant de l'histoire des figures anatomiques, la collection florentine de
Felice Fontana et Clemente Susini, produite entre 1775 et 1791, se veut une
récapitulation encyclopédique du savoir sur le corps humain . Par les 315

positions des figures debout et couchées, qui semblent saisies dans le


mouvement ou cueillies dans leur lit, par l'étalage des réseaux et des
organes - on ne se contente plus des muscles et du squelette -, par l'aspect
des figures féminines à qui on a systématiquement laissé le visage et les
membres intacts, les yeux ouverts et la chevelure répandue sur les épaules,
dans une expression énigmatique, entre l'extase et le trépas, seul le ventre
ouvert déversant ses organes, ces figures devaient ouvrir à leurs spectateurs
des abymes imaginaires d'une singulière poignance . 316

310H. KLEINDIENST, op. cit., p. 3.


311Ibid., p. 24-25.
312Ibid., p. 30-31.
313R. BASCHET, op. cit., p. 11.
314H. KLEINDIENST, op. cit., p. 45.
315Ibid., p. 96.
316L'ouvrage de H. KLEINDIENST présente des photographies de ces figures (op. cit., p. 233-267).
73
Le dernier quart du XVIIIe siècle est également le premier âge d'or
de la céréoplastique mondaine, dont l'essor, en bonne logique, doit
beaucoup à un anatomiste, le bernois Philipp Wilheim Mathe Curtius, qui
ouvre successivement trois cabinets à Paris dans les années 1770. Les deux
créneaux principaux sont les grands hommes et les grands criminels :
Curtius travaille dans les deux, montrant au Palais-Royal la famille royale,
puis le "Grand Couvert" - qui collera au plus près de l'actualité politique,
réunissant tour à tour Louis XVI et sa famille, le Comité de Salut Public, le
Directoire, les consuls, Napoléon 1er, les souverains alliés, Louis XVIII,
Charles X, enfin Louis-Philippe - et au boulevard du Temple une collection
plus éclectique comprenant la "Caverne des Grands Voleurs" et les figures
de Voltaire, Rousseau, Mesmer, Cagliostro, le comédien Volange,
l'empereur de Chine et l'épicier Desrues - qui a empoisonné en 1777 une
femme et son fils pour les voler, et dont l'impassibilité "froide et muette"
sur l'échafaud a fortement frappé les foules . Le moment venu, Curtius
317

participe à la Révolution avec sa nièce Marie Gresholtz, qui moule le


visage des révolutionnaires et obtient l'autorisation de ramasser les têtes
des guillotinés. Plus tard, Marie épousera un certain Tussaud, émigrera à
Londres (en 1802) et montera un musée de cire ambulant avant d'installer
sur la Baker Street le célèbre "Madame Tussaud's Wax Museum" . 318

Les "cercles" de figures de cire apparaissent également, dans les


années 1770, sur les champs de foire parisiens, où il prolongent l'épopée
des grands criminels chantée par les complaintes et autres "relations
véridiques". Le montreur Kirkener exhibe ses figures à la foire Saint-
Germain ; Clément Lorin montre un "cercle" baptisé "Cabinet des Grands
Voleurs", où il combine les figures de cire avec des projections de lanterne
magique . Le figures anatomique font également leur apparition sur les
319

champs de foire, conjointement avec des installations au goût d'actualité


macabre à l'exemple de la suivante, présentée à Rome :
"trois Statues en Stuc tirées des masques originaux de trois marins qui
s'emparèrent du navire anglais appelé la Grande-Duchesse de Toscane et qui furent
capturés à Zante et condamnés par le Tribunal de ce lieu à être décapités, et également
la statue du Bourreau qui tient dans sa main une des têtes des malfaiteurs, et les autres
déposées à côté avec leurs bustes" . 320

L'idéologie du réalisme photographique - qui qui sera également


utilisée pour justifier le théâtre de la cruauté et de la peur du Grand
Guignol : tout ce qui existe doit être montré, "rien ne doit être tu" - et 321

317A. FARGE, op. cit., p. 225. Desrues gardera "une présence de choix dans les musées de cire jusqu'au
second Empire" ! (P. DRACHLINE, op. cit., p. 15).
318Marian Hannah WINTER, "Le Spectacle forain", in Guy DUMUR (éd.), Histoire des spectacles ,
Paris, Gallimard, 1965, p. 1437-1438 ; R. BASCHET, op. cit., p. 11-14 ; Dorrit WILLUMSEN, Marie.
La vie romancée de Madame Tussaud , Paris, L'Arpenteur, 1989 [1983].
319M. H. WINTER, op. cit., p. 1437.
320E. SILVESTRINI, "La piazza universale", op. cit., p. 74.
321Corrado AUGIAS, "Il delitto dell'orango furioso", in La Repubblica, 5 agost0 1995.

74
l'intérêt croissant pour la représentation visuelle des états pathologiques 322

feront enfin éclater à la surface, à partir de la première moitié du XIXe


siècle, la délectation morbide restée jusque-là latente dans les réalisations
anatomiques céréoplastiques. Dans le musée parisien Harthoff,
"géologique, ethnologique et anatomique", qui ouvre se portes en 1865 et
qui présente également les personnages historiques du phrénologue suédois
Schwartz, seuls les hommes sont admis, comme d'ailleurs dans le musée
Dupuytren . 323

"Tout ce que la mémoire diabolique des hommes a pu collectionner de pustules,


de furoncles, d'abcès, de dartres, etc., se prélasse sur des membres féminins en cire plus
morte que la mort elle-même. Un vulgaire bouton de fièvre peint sur la cire mystérieuse
d'une poupée devient alors quelque chose d'indescriptible" . 324

Dans le climat intellectuel et politique de la IIIe République, la


passion céréoplastique retrouve sa motivation - ou son alibi - éducatif. Le
Musée Grévin, créé en 1882 par le journaliste Arthur Meyer, a pour
ambition de "figer(...) un instant l'actualité pour l'instruction et
l'édification" : cet objectif fait apparemment bon ménage avec "la partie
325

saisissante du musée ; des scènes lugubres se déroulent dans la pénombre


blafarde des caves" , telles un crime reconstitué étape par étape, de l'acte
326

au châtiment sur l'échafaud, des séances de torture, un sacrifice humain au


Dahomey, des meurtres célèbres. Rien de plus normal, finalement : si le
Musée est un "journal plastique", déclare Meyer, l'"Histoire d'un crime" est
son roman-feuilleton . 327

Dans ces installations qui n'en finissent pas de célébrer la mort et le


meurtre, un fantasme inverse et jumeau pointe cependant avec insistance :
celui qui veut vaincre la mort, ou créer de la vie à partir de l'inanimé. Le
goût pour l'organique qui s'éteint et le fantasme de la matière qui s'anime se
téléscopent vertigineusement dans une lettre envoyée par Alexandre
Dumas fils à Grévin, le directeur artistique du Musée. Dumas n'avait plus
vu de figures de cire depuis le cabinet de Curtius : "[e]lles étaient restées
dans mon souvenir à la fois lugubres et grotesques". Chez Grévin, au
contraire, la "magnificence du cadre, magnificence indispensable pour
voiler le caractère funèbre d'une pareille évocation" lui arrache ce constat
opposé : "[c]'est la vie surprise dans son mouvement le plus juste (...), ici,
nous avons positivement l'être réel". Dépassé ou trop pressé, Dumas
n'arrive pas à démêler les significations contradictoires qu'évoquent ces
visions et lance un appel à l'aide : pour bien rendre ces "hallucinations
momentanées que l'on subit (...) il faudrait la plume d'Hoffmann ou

322H. KLEINDIENST, op. cit., p. 97.


323R. BASCHET, op. cit., p. 14.
324"Le Musée Dupuytren", in Marcel BOVIS, Pierre MAC ORLAN, Fêtes foraines, Paris, Hoëbeke,
1990 [1954], p. 27.
325R. BASCHET,op. cit., p. 10.
326Le Moniteur universel , cité in R. BASCHET, op. cit., p. 23.
327Ibid., p. 23-24.

75
d'Edgard Poë". La lettre se termine par une vision fantastique du Musée
après l'heure de fermeture, projetée dans un avenir où les modèles vivants
seront mort ; faisant sa tournée dans l'obscurité, le veilleur entend les figure
murmurer : "Maintenant, c'est nous les vivants" . 328

Avec l'introduction, entre 1840 et 1850, de la roulotte comme moyen


à la fois de transport et d'exhibition des attractions, et avec la mise en place
progressive du réseau ferroviaire, ce sont des installations complètes qui
peuvent voyager . Les montreurs allemands porteront dès lors ces musées
329

de cire forains à une échelle gigantesque : leurs panotikum peuvent


contenir plusieurs milliers d'objets, comme le Welt-Panoptikum de Julius
Eppmann qui cherchera à s'installer sur le champ de foire de l'Exposition
nationale de 1896 proposant sa "Grosse ethnographische und
culturhistorische Welt-Ausstellung" :
"Neu! Lebensgross! Neu! Präsident Carnot und sein Mörder Sante Caserio" . 330

Synthèse originale d'éléments culturels qui circulent d'une manière


particulièrement intense à partir de la fin du XVIIIe siècle, le musée de cire
forain du XIXe siècle est à la fois un cabinet de dissection, une cripte
gothique, une "machine historiographique" , un lupanar, une morgue, un
331

commissariat de police, une collection de fiches anthropométriques et un


"journal plastique".

les automates

C'est à la croisée des chemins du devenir-chose, du devenir-machine


du corps humain et de la création artificielle d'un ersatz de la vie
qu'apparaissent les automates. On peut certes remonter jusqu'à l'antiquité et
y trouver - en Egypte comme en Grèce - des statues articulées, "[a]nimée[s]
par des cordes et des poids, ou seulement mûe[s] par l'imagination et la
crédulité religieuse" , et des créatures mécaniques mythiques ou
332

légendaires, tels le Manducus dévoreur d'enfants cité par Plaute et Juvénal :


mais l'idée de manufacturer une forme de vie n'apparaît pas avant les temps
modernes. Les automates d'Héron d'Alexandrie (IIe siècle avant Jésus-
328Cité in R. BASCHET, op. cit., p. 29.
329Florian DERING, Volksbelustigungen , Nördlingen, Greno, 1986, p. 21.
330AEG A86 (Exposition Nationale), 57/51, "Demandes d'emplacement" (Julius Eppmann - Beuthen
(Silésie)/Dresde - Welt-Panoptikum).
331Cette expression, proposée par André GAUDREAULT ("La Passion du Christ : une forme, un genre,
un discours", in Roland COSANDEY, André GAUDREAULT, Tom GUNNING (éds.), Une invention du
diable ? Cinéma des premiers temps et religion , Sainte-Foy/Lausanne, Université Laval/Payot, 1992, p.
1895) pour le cinéma, s'applique parfaitement au musée de cire, qui, en cela aussi, donne une nouvelle
vie à un des thèmes de toujours de l'imprimé à diffusion populaire : l'Histoire est en effet un des grands
créneaux thématiques des almanachs populaires (Geneviève BOLLEME, Les almanachs populaires aux
XVIIe et XVIIIe siècles. Essai d'histoire sociale , Paris/La Haye, Mouton, 1969)
332P. COMAR, op. cit., p. 95.

76
Christ) ne sont "que" des machines illusionnistes ; quant à Pygmalion, il
nécessite de l'intervention d'une déesse pour que sa Galatée prenne vie. De
même, les vierges et christs articulés de certaines passions médiévales se 333

veulent des représentations et non des succédanés.


Une histoire culturelle moderne des automates devrait plutôt
commencer avec Vésale, dont la Fabrique du corps humain (1543), point
saillant du renouveau anatomique, attribue explicitement au corps humain
le statut d'une organisation mécanique, et au siècle suivant avec Descartes,
qui "voit dans l'homme un automate qui se cache : une horloge humaine" et
dans l'automate "un modèle d'explication du vivant" . 334

Cette lignée se poursuit au XVIIIe siècle avec le traité de Julien de la


Mettrie L'Homme-machine et avec les "anatomies mouvantes" de Jacques
Vaucanson. "Dans le droit fil des théories de Descartes, les partisans de
l'“iatromécanisme” - l'ancêtre de notre physiologie - voient dans le modèle
mécanique la clé universelle du vivant. Fort de cette conviction, un
mécanicien grenoblois, Vaucanson, s'emploie à mettre en évidence les
fonctions vitales du corps par le truchement d'automates" . 335

En 1741, Vaucanson présente à l'Académie de Lyon son projet


d'homme artificiel : comme le relate le procès-verbal de la séance,
"[l]'auteur prétend que l'on pourra, par le moyen de cet automate, faire des
expériences sur les fonctions animales et en tirer des inductions pour
connaître les différents états de la santé des hommes afin de rémédier à
leurs maux" . Le projet, tout farfelu qu'il puisse paraître, ne se fonde pas
336

moins sur une logique cristalline, cartésienne - c'est le cas de le dire -,


selon laquelle "[l]'artifice qui contrefait les apparences est aussi celui qui
en démontre les principes" 337

Vaucanson pousse le raisonnement à sa dernière limite. "Au XVIIIe


siècle, Jacques Vaucanson, l'ingénieur général Bertin et Louis XV
partagent un projet secret. Ils essaient de construire un homme artificiel
(...) afin de déterminer si l'âme existe en tant que différence spécifique
entre l'homme mécanique et l'autre" . Envisager cette entreprise, c'est
338

admettre, au moins à titre d'hypothèse, que la créature artificielle, oeuvre


humaine, puisse se révéler un équivalent parfait de la créature naturelle,

333Ibid., p. 97.
334Ibid., p. 98-99.
335Ibid., p. 100.
336Ibid., p. 101.
337Ibid., p. 99.
338J. PERRIAULT, Mémoires de l'ombre et du son. Une archéologie de l'audiovisuel , Paris, Flammarion,
1981, p. 224.
77
oeuvre divine. Le rêve frankensteinien - ou prométhéen - s'exprime 339

encore voilé, à peine voilé.


Le champ de foire est-il réceptif à ce dessein démesuré ? Des
automates y figurent en tout cas dès les années 1720. Entre cette époque et
1780 les foires parisiennes voient défiler : un jugement universel qui mêle
androïdes et figures peintes, un Turc mécanique qui sert des épices au
comptoir, un oiseau mécanique dont le bec verse du vin de différentes
couleurs, un ventriloque qui parle avec son automate, des têtes parlantes,
un Nègre automate ... 340

"Evidemment les innombrables générations qui, durant des siècles, se sont


ébahies au spectacle des Automates ne se préoccupaient guère de savoir si ces poupées
gesticulantes préparaient ou non l'asservissement des Forces cosmiques. Les simples
n'en demandent pas tant ; ils aspirent tout bonnement à satisfaire, chaque fois qu'on le
leur permet, cet appétit du merveilleux qu'ils portent au fond de leurs cellules comme
une survivance de l'animisme originel ; sans doute l'homme primitif, en souvenir des
émois trop longtemps éprouvés par lui, nous a légué cet imprescriptible héritage, et c'est
son âme qui reste en nous assoiffée de tout ce qui ressemble peu ou prou à des
prodiges" .341

Pour Edmond Haraucourt, qui préface, dans une veine


dramatiquement prométhéenne , un gros volume de pointilleuse érudition
342

sur l'histoire des automates, deux attitudes également immémoriales - l'une


savante-prométhéenne, on pourrait appeler l'autre populaire-dionisiaque -
semblent se côtoyer sans se croiser le long de l'histoire de l'humanité,
posant leurs regards sur les mêmes objets sans influer pourtant l'une sur
l'autre. Il est pourtant inconcevable que, dans le système chargé de sens de
la foire, les automates disent au badauds et aux foules du XVIIIe et du
XIXe siècle les mêmes choses que les statues articulées aux paysans et
petits artisans d'Egypte et de la Grèce ancienne. La constante
anthropologique - "un peuple frappé de merveilleux" : lequel ne l'est pas ? 343

- se charge d'un contenu historiquement déterminé.

339Le choix des termes n'est pas innocent : choisir Prométhée comme référence revient à inscrire
l'attitude ainsi désignée dans un passé immémorial, donc à en faire une constante de l'histoire humaine, à
la naturaliser ; choisir Frankenstein revient au contraire à ancrer cette attitude dans un moment précis, à
en faire un phénomène historiquement déterminé. Prométhée est un demi-dieu - ou un surhomme : c'est
une référence apologétique, qui véhicule une adhésion à l'attitude qu'elle désigne ; Frankenstein est un
raté : c'est une référence critique, qui souligne l'entrée en crise de l'attitude qu'elle désigne.
Quoi qu'il en soit, Voltaire - qui ne connaissait pas Franlenstein - appellera Vaucanson "le rival
de Prométhée" (Edmond Haraucourt, "Préface", in Alfred CHAPUIS et Edouard GELIS, Le monde des
automates. Etudes historique et technique , Paris, 1928, p. XII).
340M H. WINTER, op. cit., p. 1438-1439.
341Edmond HARAUCOURT, "Préface", in Alfred CHAPUIS et Edouard GELIS, Le monde des
automates. Etudes historique et technique , Paris, 1928, p. XI.
342"Tubalacaïn et Prométhée, après s'être longtemps ingéniés à pasticher l'oeuvre divine en articulant des
Automates, savent maintenant enfanter des bêtes d'acier, vivantes et qui possèdent, comme leurs soeurs
de chair, des membres pour agir" (Ibid.).
343Réponse de Mont-de-Marsan à une enquête du Conseil de Salubrité sur les pratiques médicales, 1790,
cité in Jean-Pierre GOUBERT, "Les “marginaux de la thérapeutique” en France à la fin du XVIIIe
siècle", in Cahiers Jussieu n. 5. Les marginaux et les exclus dans l'histoire , Paris, UGE, 1979, p. 341.
78
Source d'émerveillement, l'automate débarque sur le champ de foire
avec l'aura d'un produit des sciences : à Rome dans la deuxième moitié du
XVIIIe siècle on présente une "statuina mattematica che balla" . Mêlé ou
344

croisé aux figures de cire, il baigne aussi dans l'imaginaire funèbre dans
lequel celles-ci sont immergées. Entouré, au XIXe siècle, de dispositifs et
de spectacles qui expérimentent l'étendue possible des états du corps -
difforme chez les phénomènes, dilaté dans ses possibilités chez les
acrobates, mesuré sur les maillets et autres machines anthropométriques,
livré aux mouvements d'une mécanique sur les attractions à vertige... -
l'automate place le corps humain à une position extrême dans l'espace entre
la nature et la machine : miroir révélateur, il donne à voir la machinisation
du corps et en même temps, par contraste, l'inimitable richesse de la vie
naturelle. Si sur le champ de foire l'humain se sent agrandi en contemplant
l'androïde, ce n'est pas parce que sa fibre prométhéenne est titillée mais
parce que la pauvre mécanique, tellement bornée, lui inspire somme toute
de la pitié.

musées forains et automates à Genève

MUSEES DE CIRE GENERALISTES OU "MUSEES


MECANIQUES"

Le champ de foire genevois accueille pour le nouvel an 1893-1894 le


musée mécanique ou musée de cire de Mme. Bracco. Il s'agit d'une
collection généraliste, comme le sont en général celles qui portent la même
dénomination. S'y mêlent de grandes figures du passé et du présent (le pape
du moment, l'empereur de Russie), des figures mythologiques (Vénus) et
allégoriques (l'amour), des topoi exotiques (le harem), des réminiscences
entre l'histoire, la fantaisie exotique et le fait divers (la conspiration au
poison contre le sultan Abdel-Mamed), des phénomènes (le jeune homme à
la corne).
La place accordée au musée Bracco dans la presse le désigne à coup
sûr comme une attraction jugée convenable et digne d'intérêt. Ce qui
légitime ce spectacle, son gage de respectabilité est son caractère
divulgatif, son aptitude à véhiculer des connaissances générales de type
encyclopédico-journalistique.
La fidélité des représentations est également un critère de
valorisation : notre conservateur forain a recours à un authentificateur
externe - une photographie - pour crédibiliser sa représentation ; ce qui crée
une certaine redondance - le pape est là deux fois - qui revient à avouer que
finalement, pour montrer quelle tête a le pape, la photographie suffit, et que
344E. SILVESTRINI, op. cit., p. 74.
79
le vrai sens de la figure de cire est toujours ailleurs, dans la performance
technique et dans la fascination trouble qui surgit de la collision des
contraires, présence-absence, vivant-inanimé... Rien n'est fait d'ailleurs
pour cacher la mécanique élémentaire, clés et ressorts, qui règle
l'agencement de ces contraires ; l'artifice est à jour, il fait même partie d'un
spectacle qui propose un monde régi non pas par la magie mais
précisément par la mécanique ; deux possibilités sont ouvertes aux êtres
qui peuplent cet univers : ressembler à un corps mort - "le pape ne va plus"
-, ressembler à une machine - le pape "dodeline de la tête et donne sa
bénédiction, du matin au soir". Entre les deux états, le tour de clé.
"Une pièce remarquable est celle qui représente le pape Léon XIII donnant la
bénédiction. Une photographie placée dans une vitrine, fournit la preuve que l'artiste a
très fidèlement imité l'image et la pose du pape actuel. Seulement... l'auguste vieillard
dodeline de la tête et donne sa bénédiction, du matin au soir... On a entendu, dans cette
baraque, des catholiques dire qu'il est irrespectueux, le procédé constituant à “remonter
le pape” tous les quarts d'heure. En effet, il y a un employé se promenant d'une pièce à
l'autre avec une clé, et l'on entend le surveillant l'appeler de temps en temps : “Venez
remonter Vénus” ; ou encore : “le pape ne va plus” ; l'empereur de Russie s'est arrêté ;
Marguerite s'est dérangée ; l'“amour” a besoin d'un coup de main, etc" . 345

Ce monde de l'artifice mécanique et visuel n'a pas pour autant


supprimé la parole. Celle-ci apparaît sous plusieurs formes : comme
boniment à l'entrée, pour attirer les visiteurs ; comme explication à
l'intérieur, où elle sert notamment à régler selon une durée standard le
temps de la visite, dans le but de rationaliser l'exploitation ; comme texte,
346

complémentaire au boniment et aux explications, dans le prospectus ou le


catalogue qui prolongent le goût de la visite ; enfin, nous l'avons vu,
comme échange de répliques entre le surveillant et le "remonteur" à
l'intérieur du musée. Loin d'être un simple accessoire, amplifiant la portée
d'une attraction qui fonctionnerait sans elle, la parole est une composante
essentielle du musée de cire, comme d'ailleurs des exhibitions de
phénomènes. C'est elle qui comble l'écart entre ce qu'on voit - somme toute
généralement peu de chose - et ce qu'il faut ressentir, entre l'expérience
sensible et l'expérience imaginaire. En enrobant la figure montrée, cette
parole envahissante construit, là où chaque spectateur est aux prises avec
son interprétation défaillante ou buissonnière, une signification homogène
de la visite, censée garantir la pleine satisfaction de chaque client.
"L'homme qui donne les explications est bien amusant ; il fait de ces
coq-à-l'âne abracadabrants" . Si l'ensemble des explications données ne
347

peut que nous paraître aujourd'hui loufoque, une partie au moins des
bizarreries débitées par le bonimenteur pouvaient se retrouver au XIXe
siècle dans de sérieuses publications savantes : c'est le cas avec la théorie
345Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
346Robert BOGDAN, Freak Show. Presenting Human Oddities for Amusement and Profit , Chicago,
University of Chicago, 1988, p. 103.
347Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.

80
de l'"impression maternelle", invoquée pour expliquer bon nombre
d'anomalies congénitales . Ainsi, l'aboyeur du musée Bracco
348

"racontait l'histoire d'un jeune homme italien venu au monde avec un corne au
front. - Mesdames et Messieurs, disait l'aboyeur, ce jeune homme dont la tête de cire est
au musée, est toujours vivant. Cette corne, elle provient d'une frayeur que sa mère a eue
en voyant passer un troupeau de boeufs. Maintenant, ce jeune homme est marié, et
depuis qu'il est père de famille, il lui a poussé une autre corne. Seulement, elle ne figure
pas encore au musée ; on va compléter la tête" . 349

Plus loin, la figure solitaire de "Fatma, la Bayadère" parvient, grâce


surtout au texte qui l'accompagne, à évoquer un univers grouillant où se
mêlent les appels de l'exotisme, de l'érotisme, de l'intrigue et du crime. La
presse nous livre un extrait du catalogue du musée : ici, c'est vraiment la
parole qui dit tout.
"Cette figure représente une des 500 esclaves que le sultan tient renfermées et
gardées par des eunuques dans son harem. Elles sont de diverses nations, la plupart
belles et séduisantes ; il arrive parfois entre elles des scènes de jalousie. Fatma, la
Bayadère, ou pour mieux dire la jongleuse, a été une de celles qui conspirèrent contre la
vie du sultan Abdel-Mamed, en le faisant lentement mourir par le poison" . 350

MUSEES ANATOMIQUES

Si le musée de cire généraliste mêle les fantaisies macabres et les


faits divers reconstitués avec les célébrités de l'histoire ou du jour et avec
des visions exotiques, le musée anatomique est, lui, décidément spécialisé
dans les tribulations et les mystères du corps : malade, blessé, affamé,
torturé, trépassé, zombifié, ou scientifiquement exhibé tel qu'il est en son
intérieur à l'aide de mannequins appelés Vénus ou Apollons anatomiques
selon qu'ils soient mâles ou femelles, le corps est ici le protagoniste absolu.
"Au musée Thiele - un Carougeois - on pouvait admirer toutes sortes de choses
en cire. Le programme promet des “cadavres mouvants”. Il y avait encore un ange
égorgeur, le choléra, un Apollon anatomique, un malheureux qui est mort de faim, des
appareils ayant servi pendant l'inquisition" . 351

L'intérêt pour la maladie devient également, en cette fin de siècle


riche en découvertes et en débats médicaux, intérêt pour la figure du savant
: le musée Thiele aura donc parmi ses pensionnaires le dr. Koch,
découvreur des bacilles de la tuberculose (1882) et du choléra (1883) . 352

Comme dans le cas du musée de cire généraliste, le gage de respectabilité


du musée anatomique est son caractère instructif : la légitimation que le
premier recherche dans l'histoire et l'actualité, le second la trouve dans la
science. Le "Muséum d'histoire naturelle" est jugé "intéressant" et
"instructif" par la Tribune de Genève, "encore que certaines préparations

348R. BOGDAN, op. cit., p. 110-111.


349Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
350Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
351Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
352Tribune de Genève, 1-2 janvier 1891

81
soient atrocement contrefaites et mentent affrontément à leur titre du
catalogue" . Quant au musée Thiele,
353

"[t]out cela est bien scientifique et cependant, le musée de cire a fait de belles
recettes ; c'était un continuel va-et-vient. Il y a certainement dans cette exhibition un
élément instructif qui a sa valeur" . 354

M. Thiele, un habitué du champ de foire genevois, s'appuie


également, pour être bien vu, sur le sentiment patriotique ; son musée est
"surmonté des armes de Genève" et lui même "se veut Genevois" - ce
355 356

dont le chroniqueur semble douter. Les fantaisises macabres qu'il présente


ne sont pas non plus dépourvues d'un intérêt qu'on pourrait appeler
d'actualité civique ; comme l'annonce le prospectus du musée :
"Vous verrez la force du nouveau fusil fédéral, modèle 1889, constatée sur 5
soldats qu'une seule balle a tous traverser on voit le passage de projectile aussi que
l'intérieur des organes blessés" 357

Le bonimenteur joue sur le fil du rasoir. Son discours ressemble fort


à celui du charlatan des siècles précédents, mêlant les mots savants, les
toponymes exotiques et les termes inventés de toutes pièces : mais le même
pastiche qui peut être pris pour bon dans les foires du moyen âge et du
début des temps modernes est reçu avec quelque peu de recul par les
badauds de la fin du XIXe siècle. La stratégie du forain, qui n'est plus
confronté à la nécessité de vendre un produit miraculeux car il peut
désormais se rémunérer par les billets d'entrée, consistera dès lors à
naviguer habilement entre deux registres : celui de la persuasion, par lequel
il affirmera la valeur scientifique de son attraction, et celui d'une parodie
subtilement assumée, par laquelle il se moquera, faisant appel à la
complicité du badaud, à la fois des prétentions et des tics des savants et de
la grossièreté des ignorants. Ainsi, le musée anatomique Leilich
"a la bonne fortune de posséder un aboyeur remarquable. Ce malheureux jongle
avec les termes scientifiques, avec les têtes des plus grands savants, que c'est à vous
faire dresser les cheveux sur la tête" . 358

THEATRES ET TABLEAUX MECANIQUES

Loin de la noirceur du musée de cire, le théâtre mécanique propose


des automates purement ludiques - des jouets mécaniques androïdes - où la
présence fascinante et dérangeante du corps disparaît dans une caricature
(le clown) ou dans une scène de genre. Ce type d'attraction semble

353Tribune de Genève, 19 décembre 1893.


354Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894. Présent sur le champ de foire de
l'Exposition nationale de 1896, Thiele fera figurer dans la convention qu'il signe le nom complet de son
cabinet : AEG A86 (Exposition Nationale), 57/19, "Demandes d'emplacement" (Otto Thiele - Carouge
-Musée Anatomique Scientifique).
355Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
356Ibid.
357Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
358Ibid.

82
autonomiser ou épurer deux des composantes qui confluent dans le musée
de cire : un plaisir sensoriel qu'on pourrait appeler "visuel-cynétique" et qui
s'enracine précisément dans la contemplation d'une mécanique en
mouvement, et un plaisir plus intellectuel qui trouve son origine dans le
spectacle d'une ingéniosité admirable mais compréhensible, sans ombres,
sans arrière-goût d'inquiétude.
"Le palais des clowns américains semble destiné à un succès complet chez nous.
C'est un petit théâtre mécanique, intéressant, ingénieusement combiné" .
359

Très proches du théâtre mécanique par leur technique, les tableaux


mécaniques sont généralement des scènes de genre - "[d]ans les sujets
mécaniques, le n. 6 rend perplexe : “La confession et la morale à une jeune
fille du village”" - comme celles placées au fond des baraques de tir, dont
360

plusieurs éléments - personnages, animaux, objets - s'animent lorsque la


cible est atteinte par le tireur

MUSEES VIVANTS

La substituabilité des êtres vivants et des figures mécaniques ne


marche pas que dans un sens. Comme le jeu de massacre rencontré plus
haut, le musée de cire peut innover dans un sens technologiquement
"régressif" en remplaçant les automates par des êtres vivants. Dans le
musée vivant de la famille Redonnet - qui se fait appeler salon pour mieux 361

se faire respecter, et qui est évidemment "seul et unique dans son genre" - 362

le répertoire et la mise en scène sont semblables à ceux d'un musée de cire


classique : "l'on peut assister, pour 6 sous, à l'arrestation de Ravachol , et à 363

l'exécution du même, le tout sur une plaque tournante" , et l'on peut aussi y
364

rencontrer un philosophe - Diogène -, une poétesse - Sapho - et un


sculpteur - Pygmalion - qui semblent signaler un philhellénisme de bon
365

aloi
Si le salon de la famille Radonnet est bien, du point de vue de son
contenu, une variante du musée de cire, d'autres musées vivants se
rattachent à un genre spectaculaire différent et beaucoup plus ancien, qui se
trouve en plein revival à la fin du XIXe siècle : celui des mystères de la
Passion.
La grande saison des représentations dramatiques de la Passion,
d'origine médiévale - d'abord mimées en une série de tableaux vivants
reliés par les explications d'un récitant, puis jouées comme un véritable
drame - couvre le XVe et le XVIe siècle ; ce sont des compagnies - des
359Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
360Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
361Tribune de Genève, 7-8 janvier 1894.
362Tribune de Genève, 29 décembre 1893.
363Célèbre anarchiste, auteur d'attentats.
364Tribune de Genève, 7-8 janvier 1894.
365Tribune de Genève, 29 décembre 1893.

83
confréries - bénéficiant d'un privilège royal qui les représentent. Lorsque
les tréteaux de la foire commencent à concurrencer les théâtres "légitimes",
à la fin du XVIe siècle, la vogue des mystères, après une dérive
spectaculaire et bouffonne qui suscite les foudres ecclésiastiques, est
désormais éteinte . Les nouvelles machines à communiquer qui se
366

développent dans les siècles suivants reprennent toutefois ce canevas, et on


aura ainsi dès le XVIIe siècle des séances de lanterne magique présentant
la vie du Christ - ainsi que, pendant la douzaine d'années qui suivent la
naissance du cinéma, une vaste production de Passions
cinématographiques . 367

Dans les localités qui ont continué à les mettre en scène, les Passions
vivent à la fin du XIXe siècle, comme d'autres manifestations répertoriées
désormais sous la catégorie du "folklore", une vague de succès "culturo-
touristique" qui se concentre autour de quelques lieux tels
368

qu'Oberammergau, en Autriche, et Horitz, dans l'actuelle Tchécoslovaquie,


où l'ensemble de la population concourt périodiquement à la réalisation
d'imposantes mises en scène. Portées par le succès extraordinaire de
l'édition 1890 de la Passion d'Oberammergau - qui se déroule selon la
tradition tous les 10 ans depuis le XVIIe siècle - bon nombre de troupes
ambulantes reprennent au tournant du siècle le modèle et le diffusent en
version portative sur les champs de foire d'Europe . 369

Assez curieusement, ces troupes foraines s'affublent de l'appellation


"musée" : la référence adoptée pour introduire les Passions sur le champ
370

de foire est donc bien celle du musée de cire plutôt que celle du théâtre. Au
musée de cire, les Passions foraines empruntent entre autres l'enfermement
dans une baraque assombrie, nécessaire pour exclure du spectacle tous
ceux qui n'ont pas payé leur billet ; cette situation contraste fortement avec
le déroulement en plein air des Passions traditionnelles.
"Le grand “Musée vivant Pietro” est pour la première fois dans nos murs. Pour
attirer le public, il donne des représentations de poses plastiques à l'extérieur, à la
grande joie des badauds et des bonnes d'enfants qui profitent de leur jour de sortie. Le
directeur annonce que tous les décors sont “remis à neuf” - et il n'oublie pas d'insister
sur cette liaison. On y représente la passion de “N. S. Jésus-Christ”, et le crieur fait
savoir que M. Angelo fera le bon Dieu..." . 371

366Eugène D'AURIAC, Théâtre de la foire. Dix pièces intégrales avec un essai historique sur les
spectacles forains, Plan-de-la-Tour (Var), Editions d'aujourd'hui, 1985 [1878], p. 16-20
367Roland COSANDEY, André GAUDREAULT, Tom GUNNING (eds.), Une invention du diable ?
Cinéma des premiers temps et religion , Sainte-Foy/Lausanne, Presses de l'Université Laval/Payot, 1992 ;
N. BURCH, op. cit., p. 138-141.
368N. BURCH, op. cit, p. 138.
369Guido CONVENTS, "Les catholiques et le cinéma en Belgique (1895-1914)", in Roland
COSANDEY, André GAUDREAULT, Tom GUNNING (eds.), op. cit., p. 36-37.
370C'est le cas de la troupe ambulante française Musée Bonnefois, présente à la grande foire de Bruxelles
en 1896, citée par G. CONVENTS (op. cit., p. 37-38).
371Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.

84
Le musée Pietro s'attire aisément l'estime de la presse, prête à
certifier qu'on y "exécutait de très belles choses, dans de magnifiques
costumes" 372

Nous savons peu de choses des autres musées vivants qui visitent le
champ de foire genevois, et qui semblent en tout cas bénéficier d'une bonne
réputation, à l'image du théâtre Preiss "dont les tableaux vivants [sont] très
réussis" .373

AUTOMATES

En dehors des musées de cire, les automates androïdes ne sont plus


vraiment à la mode à l'extrême fin du XIXe siècle, sur le champ de foire
genevois comme ailleurs . La vogue nouvelle est plutôt aux maquettes
374

animées, telles le "Relief du Righi avec Mécanique" - "des bateaux à


vapeur se croiseront, de même que des trains circuleront" - et le "Château
de Chillon en miniature avec productions représentant la délivrance de
Bonivard" exposés dans le Parc de Plaisance de l'Exposition de 1896, et
375

aux distributeurs automatiques, qui font l'objet d'un engouement


extraordinaire mêlé d'énérvements ravageurs et d'espoirs fous.
"Où s'arrêteront les progrès de l'automatisme ? Il y a quelques jours, on parlait
d'un merveilleux cheval mécanique pour le théâtre qu'inventa un savant allemand. Voici
maintenant que la Hollande crée le “médecin automate”. L'appareil offre l'aspect d'un
vieux médecin à perruque, dans le corps duquel sont pratiquées une foule de petites
ouvertures, portant chacune le nom d'une maladie. Si vous souffrez d'un mal
quelconque, que ce soit un rhume du cerveau ou le ver solitaire, vous n'avez qu'à
insinifier [sic] une pièce de 10 centimes dans la case de “Rhume de cerveau” ou “Ver
solitaire”. Vous recevez aussitôt le remède approprié. Il n'échappe à personne que le
médecin automate n'est pas encore parfait. On n'est pas encore arrivé à lui donner la
faculté de diagnostiquer. Mais on y viendra... peut-être" . 376

autres reconstitutions : dioramas et miniatures

Lancé en 1822 par deux hommes épris d'illusions du réel, le peintre


Charles Marie Bouton et le décorateur de théâtre Louis Jacques Mandé
Daguerre - celui qui, vampirisant l'opticien Nicéphore Niépce, réussira
avec son daguerréotype (1839) à s'installer au premier rang parmi les
inventeurs de la photographie -, le diorama se place à la confluence de
377

372Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895.


373Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
374Daniel REICHVARG, Science et spectacle. Figures d'une rencontre , Nice, Z'éditions, 1993, p. 54.
375AEG A86 (Exposition Nationale), "Conventions", 57/350.5(10) (Albert Gull - Zoug - Relief du Righi
avec Mécanique) et 57/350.60(28) (Edouard Wuthrich - Veytaux-Chillon - Pavillon pour l'exposition du
château de Chillon en miniature).
376"Le médecin automate", in Le forain suisse, 8 mars 1896.
377L. MANNONI, op. cit., p. 182-187.

85
trois lignées illusionnistes : celle du panorama, à qui il emprunte la
circularité et le répertoire aux larges horizons, celle des effets scéniques,
dont il reprend l'agencement tridimensionnel de perspectives illusoires et
les éclairages, et celle des boîtes d'optique, dont il partage le virtuosisme
transformiste grâce à sa "machinerie de verres, de clapets, de miroirs et de
déflecteurs" . Le machinisme monte d'un cran : la salle entière pivote pour
378

envoyer les 350 spectateurs assis face à la prochaine illusion. L'accueil est
triomphal. Parmi les premiers spectateurs, Balzac : "C'est la merveille du
siècle, une “conquête de l'homme” à laquelle je ne m'attendais
nullement" . 379

Le premier diorama aura, tout au long du siècle, ses imitateurs et ses


versions au rabais. Bientôt, l'expression circule pour désigner des tableaux
dans lesquels, grâce aux effets d'éclairage et à parfois au mouvement
d'éléments saillants, s'inscrit le passage du temps, tels les "dioramas
représentant des tableaux et modèles de paquebots" que propose au champ
de foire de l'Exposition de 1896 le Genevois Albert Bruel, "agence
maritime et d'émigration" . Sous cette forme, les dioramas sont également
380

intégrés aux musées de cire, où ils fonctionnent comme décors, et dans ces
véritables grands magasins aux illusions que sont les musées de cire
allemands, les panoptikum . 381

Nous avons classé les "maquettes animées" avec les automates, car
leur lignée illusionniste se rattache à l'horlogerie plutôt qu'à l'optique et à la
scénographie. Alors que ces attractions font surtout appel à ce que nous
avons appelé le plaisir "visuel-cynétique", les miniatures ou "reliefs"
immobiles que nous rencontrons dans les archives du Parc de Plaisance
semblent attirer le regard dans une sorte de vertige de la petitesse. Comme
les panoramas, les miniatures permettent en même temps de saisir une
totalité complexe en un seul coup d'oeil, d'accroître donc le sentiment de
maîtrise de l'observateur sur le réel . 382

Ce phénomène extraordinaire qui consiste à être englouti par plus


petit que soi tout en éprouvant un sentiment de grandeur ouvre la voie à
toutes sortes de manipulations culturelles. On sait que lors de l'Exposition
nationale de 1896 la Suisse manifesta un goût absolument extraordinaire à
se reconnaître dans la miniature qu'était le Village suisse.

378B. COMMENT, op. cit., p. 31.


379Ibid., p. 179.
380AEG A86 (Exposition Nationale), "Demandes d'emplacement", 57/3 (Cie gén. transatlantique
(représentée par Albert Bruel, agent d'émigration) - Genève - Exposition (dioramas) représentant des
tableaux et modèles de paquebots). Le Parc de Plaisance reçoit également une autre demande
d'emplacement de ce type : 57/337 (Joseph Dumont fils - Lyon - Diorama historique).
381AEG A86 (Exposition Nationale), "Demandes d'emplacement", 5749 (Carl Gabriel - Munich
-Balançoire sorcière ou magique + Internationales Panopticum).
382Bernard CRETTAZ, Juliette MICHAEILIS-GERMANIER, Une Suisse miniature ou les grandeurs de
la petitesse, Genève, Musée d'ethnographie, 1984, p. 68.
86
"Face à tout modèle réduit et à cause de la réduction elle-même, on sait qu'il y a
illusion. Mais dans la logique et la visée de l'opération-miniature, l'illusion est désirée,
voulue et recherchée. La performance technique consiste précisément à ce que, par
l'illusion, on soit renvoyé à la vérité. On est tellement illusionné dans l'exactitude
réductrice que la vérité éclate “plus vraie que nature”. Et il ne s'agit pas seulement d'un
processsu cognitif, mais également d'un processus émotif : il y a une fête de l'illusion" 383

L'autre grande illusion réductrice et magnifiante de l'Exposition


nationale était au Parc de Plaisance - ce qui fut d'ailleurs perçu par
beaucoup de monde comme un sacrilège et suscita pas mal de remous : il
s'agissait du "Relief du Vieux Genève" de l'architecte Auguste Magnin . 384

Enfin, les ascensions en "ballon captif" que proposait le Parc aux visiteur,
furent parfois vécues et racontées comme étant essentiellement une
expérience de miniaturisation du réel.

les environnements

Nous appellerons "environnements" les attractions où le public se


dépayse en se déplaçant à l'intérieur d'un décor qui l'entoure entièrement : 385

il s'agit essentiellement des labyrinthes ("labyrinthes de glaces" -


également appelés "palais de cristal" ou "des miroirs" - et "jardins
labyrinthes") et des grottes (lumineuses, des fées, etc.) . 386

Le dépaysement, produit par des moyens architecturaux et


scénographiques, a le plus souvent une forte composante mimétique, qui
s'affiche dans un thème généralement exotique (oriental), et s'amplifie par
toutes sortes d'effets spéciaux (jeux d'éclairages, réflections, illusions
d'optique, automates, bruitages) et parfois par l'intervention de personnages
costumés.
Voici, à titre d'exemple, la description qui accompagne la demande
d'emplacement envoyée au Parc de Plaisance par le Bernois F. A. Jost :
"Palais mauresque la plus grande attraction du monde entier ayant obtenu un
grand succès partout, cette attraction un jeu mathématique, composés d'un labyrinthe
oriental d'un jardin des palmiers, tenant tous les fleurs exotiques, une grande grotte des
Fées en marbre de capris et le lac de Genève en miniature, le caleydoscope nommé
l'assemblée populaire, où chaque visiteur voit son image repeter 900 fois, les secrets du
harem une petite scène orientale présentant les moeurs du pays, service fait par des

383Ibid., p. 134.
384AEG A86 (Exposition Nationale), "Demandes d'emplacement", 57/21 (Aug. Magnin, architecte -
Genève - Relief du Vieux Genève). On trouve trois autres miniatures parmi les demandes : 57/41 (Imfeld
- Zürich - Relief des Alpes), 57/132 (J. Aguet - Rome - Modèle de la Place et Basilique de St. Pierre à
Rome) et 57/140 (H. Grünkorn - Hasselt (Hassiet, Belgique) - Théâtre du monde en miniature) : "Le plus
grand chef-d'oeuvre mécanique plastique actuel".
385On remarquera en passant que cette définition correspond parfaitement au Village suisse, avec cette
particularité que l'effet dépaysant vécu par les sens est déchiffré par la conscience comme un effet
repaysant...
386Les "palais du rire" et les "trains fantômes" (sorte de croisement d'une machine à vertige et d'un musée
de cire) sont des variantes plus tardives (XXe siècle) de cette même catégorie.
87
orientaux (...). Le théâtre oriental est très variant et à tout instant on remarque des
nouveaux Illusions et morceaux" 387

MANIPULATIONS (LES THEATRES DE PHYSIQUE


AMUSANTE)

Parmi les disciplines diverses que les amuseurs nomades ont


pratiquées dans leur histoire, la prestidigitation est une des plus anciennes.
Le bateleur prend d'ailleurs son nom du terme baastel, qui désigne en
français médiéval un instrument utilisé dans les tours d'escamotage. Dès le
XVe siècle on parle de tours de passe-passe, dès le XVIIe d'escamoter et
d'escamoteur et à partir des années 1820 de prestidigitation ; le terme
illusionniste n'apparaîtra qu'au début du XXe siècle.
Le lien entre les tours de prestidigitation et des pratiques magiques
plus anciennes est ténu et superficiel. S'il s'entoure de signes et d'objets de
type magique, le prestidigitateur ne cherche pas pour autant à intervenir
dans l'ordre naturel des choses, ni d'ailleurs à faire croire qu'il en est
capable : il cherche à émerveiller son public en faisant apparaître et
disparaître des objets, en provoquant des phénomènes apparemment
impossibles, en réalisant avec son corps des prouesses apparemment
innaturelles.
Jusqu'au XVIIe siècle, l'instrument principal du prestidigitateur est
l'adresse de ses mains et de son corps, dûment enrobée de verbiage. A
partir du XVIIIe siècle le spectacle se technicise et se fait scientifique,
empruntant aux trouvailles de l'optique, de la mécanique, de la physique et
de la chimie. Le prestidigitateur acquiert un certain prestige sur les scènes
théâtrales et complexifie sa mise en scène. Son art se rapproche des
artifices visuels de la fantasmagorie et de la féerie. A l'arrivée, le spectacle
de prestidigitation est imprégné de rationalisme dans sa facture, ne faisant
confiance qu'à des enchaînements empiriquement vérifiés de causes et
effets matériels, et baigne en même temps dans le fantastique et dans le
spiritualisme pour sa mise en scène.

387AEG A86 (Exposition Nationale), 57/103, "Demandes d'emplacement" (F. A. Jost - Berne -
Labyrinthe Oriental). Les autres environnements proposés au Parc : 57/6 (Olagnon - Meximmieux (Ain)
et Machet - Decines (Isère) - Labyrinthe et Palais de Cristal ou des Miroirs), 57/14 (G. Bartling -
Hambourg - Jardin labyrinthe "Jardin Oriental des Illusions"), 57/29 (G. d'Ouvenou - Zürich et Henri
Ernst, Zürich - Jardin labyrinthe et illusions), 57/30 (Adolphe Berne - Genève - Grotte lumineuse et
Pavillon rustique), 57/123 (Georg Walther - Trieste - Labyrinthe oriental), 57/137 (C. Fehlmann - Débit
de Vins étrangers et bière suisse - Grotte attenante dans un massif de m2 100 représentant Montagne
Suisse - Bordeaux), 57/170 (Heinrich Hirdt - Miesenbach in der Pfalz - Labyrinthe (Orientalischer
Irrgarten)), 57/184 (Labyrinthe Compagnie - Amsterdam - Labyrinthe), 57/318 (Louis Reiners -
Amsterdam - Labyrinthe nouveau).
88
L'effet de cette "double postulation" de la prestidigitation - qui au
XIXe siècle aime se présenter comme physique amusante - est également
double. Au premier tour, le message rationaliste l'emporte sans conteste,
renvoyant le mystère du côté de la fable :
"ces phantasmagories nous plaisent comme tous les phénomènes qui semblent
aller contre l'ordre immuable des choses, contre les lois de la nature. L'univers étant ce
qu'il est, nous n'avons guère d'autre consolation que de rêver qu'il est autrement, et c'est
là proprement la poésie. La physique amusante, c'est de la poésie lyrique et de la fable
en action" .
388

La physique amusante réaffirme l'inviolabilité des lois naturelles en


montrant qu'on ne peut les contrer qu'illusoirement : pour ce faire, elle va
parfois jusqu'à démonter le truc face au public . Ce faisant, elle instille
389

l'habitude au doute, composante indispensable d'une attitude scientifique :


"l'on se demande avec effroi quels faibles intruments de connaissance sont donc
nos sens en qui nous mettons si aveuglément notre confiance. Par ce trouble, par cette
défiance de nos jugements où elle nous laisse, la physique amusante devient une
excellente école de sagesse" . 390

Par leurs sortilèges éphémères, les expériences de physique


amusante oeuvrent donc bien au désenchantement du monde...
"Les prodiges de M. de Kolta sont. au fond, malfaisants. Puisque nous ne
croyons pas aux faux miracles de M. de Kolta, quoique rien ne les distingue des vrais,
et que nous n'avons pour les juger faux que l'avis du magicien, que ferions-nous donc si
de vrais miracles s'accomplissaient devant nous ? Nous dirions : Connu ! c'est de la
physique amusante ! Et c'est ainsi que l'on tue malignement ce qui peut nous rester de
foi au surnaturel" .
391

Les choses sont probablement plus complexes. La physique


amusante est malgré tout un spectacle et doit fonctionner comme tel : pour
continuer à surprendre, le prestidigitateur est contraint de se maintenir sur
la frontière de l'inexplicable - "[c]'est une lutte constante avec la curiosité
malicieuse du public" . Pour ce faire, il convoque un répertoire de
392

croyances et de topoï ésotériques qu'il doit renouveler sans cesse. Le


démonstrateur de physique amusante contribue ainsi à diffuser largement,
facilitant leur transformation en idées communes et en imaginaire partagé,
toutes sortes d'idées empruntées aux différents spiritualismes disponibles
au XIXe siècle. Le trajet du mystère à la science, d'une vision magique ou
spiritualiste à une vision mécaniciste du monde, n'est pas à sens unique.

Les baraques présentant des fééries et des escamotages sont bien


représentées sur le champ de foire genevois. On y trouve en 1889-1890 un
"Fantasma" de provenance allemande, en 1891-1892

388Jules LEMAITRE, Impressions de théâtre, 2e série, cité in Hugues LE ROUX, Les Jeux du cirque et
la vie foraine, Paris, Camille Daloy, 1889, p. 72.
389D. RAICHVARG, op. cit., p. 54-58.
390H. LE ROUX, op. cit., p. 74.
391Ibid., p. 73.
392Ibid., p. 70.

89
"un Colisée moderne, dont le programme est très divertissant “une féerie
satanique, le tout en harmonie avec la pièce”. Qu'est-ce que cela peut bien signifier" .
393

En 1892-1893 "[u]ne baraque brillamment illuminée, celle de


l'Aérolithe, attire passablement le public. Trois fois mystère, telle est son
enseigne" ; l'Aérolithe a de bonnes références :
394

"[l]e prospectus dit que l'Aérolithe a été visité dans tous les pays par la noblesse
et la haute banque. On aimerait bien savoir pourquoi. Il paraît que c'est un spectacle fin
de siècle ; l'image est à la mode" . 395

Il n'est pas aisé de comprendre en quoi consiste exactement


l'Aérolithe :
"[l]e salon de l'Aérolithe - la reine des airs - est connu des Genevois ; le
programme prétend qu'on peut y voir la traversée du Niagara en vélocipède ; c'est
beaucoup promettre" . 396

Comme pour les autres attractions de ce genre, la presse ne donne


aucune description : est-ce une forme d'égard, pour ne pas casser l'effet de
surprise, ou est-ce une hésitation face à un objet qui se range mal dans les
catégories simples - neuf, convenable, instructif... ou pas - utilisées pour
juger les autres attractions ?
La presse cite en revanche abondamment les prospectus distribués
dans ces baraques. Celui des “Mystères de la métamorphose” - un spectacle
basé, selon toute vraisemblance, sur des effets d'optique - ne promet rien de
moins qu'une expérience d'animation de la matière inerte et de
réincarnation multiple accélérée, le tout testé dans un laboratoire forain sur
un personnage mythologique :
"aux “Mystères de la métamorphose” le programme de la fête à laquelle on
pouvait assister sous cette tente était ainsi conçu : “1. La réalisation du songe de
Pygmalion, qui consiste à donner la vie à la matière. Le marbre s'anime
insensiblement ! Galathée vit ! Elle parle ! 2. Après la vie, la mort. 3. La Métempsycose
ou la transmigration de l'âme. L'âme de Galathée passe successivement du règne
humain au règne animal, ensuite au règne végétal (!!!!). 4. La résurrection de Galathée
au milieu des fleurs. 5. La plus merveilleuse illusion : Galathée laisse la vie et revient à
sa forme primitive. Tout pâlit... se fond... se confond, c'est là le chef-d'oeuvre de mes
recherches sur la Métempsycose, qui subira ses révélations devant les spectateurs qui,
eux, deviendront admirateurs. Venez tous et toutes ! et souvenez-vous que rien ne meurt
ici-bas. Tout se métamorphose, de nos restes la plante existe et se compose” . 397

Le prospectus du salon de M. Courtois, dit "Le grand Palladium" -


"[l]'illusion est complète et les yeux charmés" - annonce des spectres - il
398

s'agit en fait d'escamotages - et des fontaines lumineuses. Les tours


d'escamotage ont pour cadre des scènes assez étranges, où le sommeil joue
un rôle inexpliqué et néanmoins visiblement crucial :

393Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.


394Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
395Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
396Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
397Tribune de Genève, 3 janvier 1891.
398Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895.
90
"Que dire de ce buste en plâtre qu'un jeune homme veut prendre dans ses mains
et qui disparaît aussitôt qu'il veut y toucher ? Que dire de ces deux compères qui
veulent enlever une jeune fille endormie sur un banc et qui, au moment où ils vont la
saisir et l'emporter dans le tapis qu'ils ont disposé pour l'envelopper, ne relèvent que
l'étoffe sur laquelle elle reposait tout à l'heure ? Que dire de ce diable armé d'une
fourche, qui aiguillonne le dormeur et que celui-ci veut frapper, mais qui disparaît
devant les coups portés dans le vide à la place qu'il occupait ?" . 399

Que viennent faire ici les fontaines lumineuses, jeu qui passionne en
cette fin de siècle comme tous ceux qui font éclater dans la nuit les
charmes subjugants de la fée électricité ? A l'évidence, elles sont là pour
enraciner l'électricité, découverte de la science, dans le merveilleux, outre
que dans l'actualité culturelle et mondaine de l'Exposition parisienne du
Centenaire.
"Les fontaines lumineuses, qu'en dirons-nous ? C'est une merveille qui reproduit
exactement celles de l'Exposition de 1889. Quelle jolie chose que ces jets tour à tour
bleus, roses, verts, argentés, dorés, diamantés et dont le ruissellement de bas en haut et
de haut en bas fait comme une jonglerie de perles du diamant le plus pur ! Allons tous
au Palladium”. C'est la première fois, sauf erreur, que cette “loge” est venue nous
visiter. Elle a dû faire des affaires" .400

Si dans les grandes Expositions la science et la technique


s'accoutrent en fées pour séduire la société, dans les loges foraines de
physique amusante ce sont les fées qui se mettent au goût du jour en se
parant de science.
"Pour n'oublier personne, signalons la loge d'“Ondine la reine des mers”, qui
“surpasse les plus belles créations des contes de fées, mais dans un état plus en rapport
avec les nouvelles découvertes de la science”" . 401

399Ibid.
400Ibid.
401Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894. Les archives du Parc de Plaisance nous permettent de
connaître le nom et la provenance du montreur d'Ondine : AEG A86 (Exposition Nationale), 57/68,
"Demandes d'emplacement" ((Richard Scheuffler, illusionniste - Crefeld - Théâtre des Illusions (Undine
die Feengöttin)).
91
monstrations

ANIMAUX

Les monstrations d'animaux - dressés ou "sauvages", exécutant des


exercices ou simplement exhibés - figurent parmi les plus anciens
spectacles ambulants. Leurs formes et leurs significations changent d'une
époque à l'autre, l'intérêt qu'elles suscitent se maintient dans le temps et
semble résister à toute concurrence : les exhibitions animalières sont un
réservoir de sens inépuisable . 402

Dans l'Antiquité, c'est la conflictualité cruelle entre la société des


humains et la nature menaçante qui est au coeur de ces spectacles. Au
Moyen Age l'élément parodique domine : l'animal est un miroir à la fois
déformant et dévoilant de l'humain. L'exotisme, l'avidité curieuse face aux
merveilles infinies de l'ailleurs devient l'élément central à l'époque
moderne. Au XIXe siècle la motivation de la monstration d'animaux est
double. D'une part, c'est la boulimie de connaissances inscrite dans ce
qu'on pourrait appeler le complexe encyclopédico-colonial, qui lie entre
eux la possession physique du monde et la collecte et le classement
systématiques des données qui le décrivent. D'autre part, c'est le besoin
d'expérimenter et d'illustrer des procédures de domination des forces
brutes. La première motivation fait le succès des ménageries, qui,
échantillonnant la faune du monde entier, l'exhibant résumée dans un
système de tableaux vivants juxtaposés, marient le goût de l'étrange à
l'esprit de système. La seconde motivation s'illustre avec éclat dans les
spectacles de fauves dressés.

les ménageries et le dressage

402Jusqu'à l'actualité : au-delà des comics classiques avec Mickey, Snoopy et Garfield et des sempiternels
documentaires télévisés, voir l'immense succès, au cinéma, des King Kong (plusieurs versions), Bambi,
101 Dalmatiens, Livre de la Jungle, Dents de la Mer, L'Ours, Jurassic Park, Le Roi Lion et autres Tortues
Ninja, sans parler, côté TV, des Lassie, Flipper (dauphin)... et côté cinéma des Beethoven 1 et 2 (Saint-
Bernard), Free Willy 1 et 2 (orque)...
92
L'aventurisme, le capitalisme et la science - ou l'audace conquérante,
la puissance financière et la connaissance - sont à la fois les piliers sur
lesquels repose l'existence d'une grande ménagerie et les valeurs qu'elle
illustre.
Il faut en effet d'abord arracher à la jungle ou à la savane, en bravant
les dangers conjugués de la nature sauvage et de groupes humains cruels et
sanguinaires, les précieux spécimens exotiques. Cela peut représenter une
véritable aventure, comme s'applique à le montrer le cadet des frères
Pianet, de la ménagerie Pianet Frères, dans un article publié lors du séjour
genevois de son établissement en 1894 : sortir un éléphant blanc du Siam
en échappant à la capture et aux sévices mortelles administrées par les
indigènes relève de la gageure . 403

Les fauves capturés sont ensuite écoulés sur les grands "marchés des
féroces" , Hambourg et Anvers, où un ours s'offre à 500 francs - trois fois
404

plus si blanc -, une panthère à 2'000, un lion jusqu'à 8'000, un tigre à


10'000 francs. Une ménagerie comme la Pezon, présente à Genève pour le
nouvel an 1894 et dotée entre autres d'une trentaine de lions, une dizaine
d'ours "et une ribambelle de singes" peut ainsi avoir un capital de
405

quelques centaines de milliers de francs. "L'exhibition et le dressage des


féroces sont une industrie comme une autre, un peu plus dangereuse, il est
vrai, mais attrayante, en somme, et généralement lucrative" . 406

Enfin, l'entretien des animaux et la gestion d'une ménagerie sont une


affaire scientifique ; ainsi Jules Pianet, frère du célèbre dompteur Emile, est
"un bactériologiste et un naturaliste distingué" : 407

"grâce aux études scientifiques qu'il a faites, et à la méthode expérimentale, [il]


obtient les meilleurs résultats dans l'acclimatation de tants de sujets exotiques et délicats
et surtout dans l'élevage de leurs produits" . 408

Au centre de ce dispositif, et des regards des spectateurs, un


prédateur vaincu, un souverain prisonnier, figure inépuisable de
significations qui semblent taillées sur mesure pour l'Europe bourgeoise au
tournant du siècle. "[J]'ai honte de ma force" déclare Sultan le lion,
interviewé par L'Etincelle. "Quand dans le désert je suis forcé de
l'employer, c'est à ma crinière défendante, c'est le struggle for life qui me
fait agir". Sultan le prédateur a parlé ; la parole à Sultan le captif : "la
liberté n'est qu'un mot, elle n'existe nulle part et n'existera jamais" . 409

La plupart des ménageries ne se contentent pas d'exhiber des fauves :


elles présentent également des séances de dressage. Ce nouveau genre de
403Jules PIANET, "L'éléphant blanc", in L'Etincelle, 10 février 1894.
404Tribune de Genève, 16 décembre 1893.
405Ibid.
406Ibid.
407L'Etincelle 10 février 1894.
408"Jules Pianet", in Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.
409Jean CLAUDE, "Chronique fantaisiste", in Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.
93
spectacle, qui apparaît autour de 1830 , semble mettre en scène une vision
410

idéale de la domination du monde sauvage, dompté grâce à un mélange


sophistiqué de puissance, d'intélligence et d'élégante maîtrise de soi.
"Personnage" emblématique face à la figure du dompteur, l'incarnation la
plus parfaitement polyvalente des forces brutes qu'il faut plier est la lionne,
qui résume en son corps la nature sauvage, les territoires exotiques et la
féminité.
Débordant les frontières du règne animal, un fauve est d'abord un
condensé de la nature toute entière dans ce qu'elle a de plus
élémentairement puissant - "nous entendons le rauquement des fauves,
comme la rumeur sourde d'une mer en furie" . En deuxième lieu, chaque
411

fauve est une métonymie d'un territoire, ce que le nom qui lui est attribué
vient parfois opportunément rappeler : un lion pourra ainsi s'appeler
Sultan , une panthère, Dahomey (un nom connu du public depuis que, en
412 413

1892, les Français ont fait de ce territoire un protectorat après avoir brisé
une résistance remarquée des populations locales). Enfin, le fauve femelle
est un formidable condensé de sensualité. Le journaliste fantasme, emporté
par l'odeur
"douce et forte (...), le parfum des grandes lionnes amoureuses, chauffées par
des soleils implacables et pâmées aux lisières des forêts vierges" . 414

Du coup, sous la plume du rédacteur de l'élitiste Etincelle surgit une


sorte d'utopie pédagogico-érotique où la domination, débarassée de toute
vulgaire truculence, s'exerce avec une intransigeance raffinée et dispense
aux sujets le plaisir de la soumission. Au centre de cette vision rayonne
Emile Pianet, dompteur éclatant et véritable surmâle. Ses fauves
"ne sont pas les brutes terrorisées, mais toujours en révolte, que nous avons vues
dans d'autres ménageries. Remarquez Pianet dans son travail avec ses bêtes ; on dirait
qu'elles le respectent plutôt qu'elles ne le craignent (...) Avez-vous vu ailleurs des
lionnes aussi douces, aussi soumises, aussi chattes ? (...) Mais aussi que les amateurs
d'émotions fortes se rassurent (...) Certaine panthère, du nom de Dahomey, n'est pas
toujours commode (...) non plus que les deux tigres royaux. Mais baste, ils ont beau
rugir et faire mine de se jeter sur le maître, il faut bien manoeuvrer en mesure. Il n'y a
pas de rébellion qui tienne, et c'est toujours au milieu d'applaudissements, de murmures
d'admiration, que se terminent leurs exercices" . 415

Comme s'il fallait en rajouter, la domination qu'exerce le dompteur


est même politiquement correcte. Si sa majesté ne fait pas de doute, le lion
mâle n'a en effet rien d'un monarque éclairé : son aspect monstrueux révèle
au contraire un despotisme cruel. Voici Sultan : son

410Michèle RICHET, "Le cirque", in Guy DUMUR (éd.), Histoire des spectacles , Paris, Gallimard, 1965,
p. 1529.
411Jules MONOD, "Un cinq sec dans la cages des lions", in Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.
412Ibid.
413L'Etincelle, 30 décembre 1893
414Ibid.
415Ibid.

94
"haleine chaude vient jusqu'à nous et nous percevons à travers la buée fétide, les
crocs affilés sous le muffle retroussé et dans la superbe face jaune, au rictus royal, les
yeux qui flambent comme des tisons" . 416

Bien sûr, le spectacle peut déraper. L'accident guette, ce qui


dramatise l'exhibition, faisant de la capacité de domination du dompteur un
enjeu bien réel plutôt qu'un simple art de parade. L'idéologie qui imprègne
le dressage veut dès lors que, une fois rompu par une agression, le rapport
de force normal entre le fauve et le dompteur soit immédiatement et
publiquement rétabli : attaqué et blessé par un ours blanc, Emile Pianet
"après quelques minutes d'absence, (...) rentre avec le fauve et lui
administre une maîtresse correction" . 417

Une logique purement spectaculaire vient cependant introduire une


tension, une contradiction potentielle dans l'exhibition. Si pour des raisons
idéologiques (et pour la vie du dompteur) l'issue de la confrontation doit
être prévisible, une issue incertaine - du moins en apparence - semble
garantir un impact émotionnel bien plus puissant sur les spectateurs. Dans
le contexte fortement concurrentiel de la fin du siècle, des ménageries
tentent donc d'innover par une fuite en avant dans la sensation et font
planer le doute, telles la ménagerie française Bridel qui, postulant pour une
place à l'Exposition genevoise de 1896, promet une "[v]éritable lutte
sensationnelle" entre hommes et lions, un "spectacle unique laissant
toujours le dernier mot à l'inconnu" . 418

Les spectacles où le dompteur est une dompteuse, qui plus est


d'origine exotique, comme dans le cas de la ménagerie Nouma-Hawa,
semblent renverser le modèle présenté ci-dessus. Ce n'est qu'apparence, car
en réalité ils ne font qu'introduire une figure intermédiaire dans la mise en
scène, une sorte de cinquième colonne, collaborant avec l'occupant, au sein
même de cette nature et de ces mondes exotiques qu'il faut conquérir et
dominer. Le spectacle d'une dompteuse femme - forcément "jeune et
jolie" comme dans la ménagerie Falk, mieux encore si d'origine exotique -
419

remet, de manière fantasmée, une partie du pouvoir dans les mains des
spectateurs mâles (et européens), qui se trouvent ainsi incorporés au jeu
comme acteurs virtuels.
Une comparaison des commentaires de la presse sur le dompteur
Emile Pianet et sur la dompteuse Nouma-Hawa permet de vérifier qu'il ne
s'agit pas de la même figure incarnée par des êtres des deux sexes, mais
bien de deux figures différentes.

416J. MONOD, op. cit.


417Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.
418AEG A86 (Exposition nationale), 57/280, "Demandes d'emplacement" (Bridel - Asnières (Seine) -
Ménagerie).
419Tribune de Genève, 3 janvier 1896.

95
Comme il convient à une femme, Mme. Nouma-Hawa nous est
présentée dans son cadre domestique. Sa roulotte respire le luxe, le calme
et la volupté.
"Une merveille, cette voiture de forain, la plus belle qu'il existe, paraît-il.
Imaginez-vous un ravissant petit salon oriental (...). Mme Rosée du Soir (Nouma-
Hawa), avec une amabilité charmante et tout en dégustant un petit verre de vieille fine
champagne, nous raconte son histoire (...). “Pourquoi je travaille encore, mais c'est bien
simple. En effet, je m'étais retirée des affaires, j'avais redoré un blason, j'étais
comptesse. Mais mes illusions s'envolèrent bien vite, quand je vis toutes mes
économies, fruits de tant d'années de travail et de danger s'évanouir en fumée, je me
séparais de mon mari et repris ma cravache (...)”" . 420

Le travail et le caractère de Mme. Nouma-Hawa ne sont caractérisés


que sommairement ; la formule "célèbre dompteuse" suffira. C'est la fin 421

de son spectacle qui capture l'attention des journalistes, une image féérique
construite autour du corps de la dompteuse.
"Les représentations se terminent géréralement par l'apothéose des serpents ;
Mme. Nouma-Hawa, le corps entouré d'une demi-douzaine de ces dangereux reptiles,
apparaît soudain au fond de la ménagerie dans un nuage rose et la fumée du bengale
s'envole en même temps que s'engouffrent de nouveaux spectateurs" . 422

Au sommet de son éclat, la femme dompteuse disparaît ainsi en tant


qu'acteur du spectacle et devient pur support de quelque chose qui la
dépasse, chair ornamentale figée dans une image allégorique : de façon
similaire, dans la ménagerie Salvator
"au bon moment, le gaz est éteint, puis la dompteuse apparaît dans la cage
centrale, tenant en main, au milieu de ses fauves, deux drapeaux : ceux de la Suisse et
de la France" .423

Un note de chronique parvient même à nous donner de Mme.


Nouma-Hawa, en visite promotionnelle à la rédaction de la Tribune de
Genève, une image maternelle.
"La célèbre dompteuse Nouma-Hawa a rendu visite à la rédaction avec un
lionceau de 3 mois" . 424

Il en va tout autrement pour Emile Pianet. Né à Troyes en 1860, fils


d'un dompteur célèbre, l'homme dispose d'"une âme trempée dans un corps
solide", et d'une "puissante volonté". Il porte ses cicatrices comme "la
patine glorieuse de ce combat quotidien contre la nature farouche" . Il 425

dresse avec "élégance" et "aisance parfaite" . Il se charge lui-même, dans


426

une courte nouvelle ("Deux chutes") publiée par L'Etincelle, de bien


marquer les différences en rappelant que, si une cravache est toujours une
cravache, une dompteuse n'est jamais un dompteur.

420Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.


421L'Etincelle, 30 décembre 1893; Tribune de Genève, 30 décembre 1893.
422Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
423Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
424Tribune de Genève, 30 décembre 1893.
425Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.
426Tribune de Genève, 17-18 décembre 1893

96
Dresseuse amateur, la marquise de X garde des lions dans son parc.
Que dire de "l'évidente volupté qu'elle éprouvait à irriter ces féroces
carnassiers, en les fouaillant parfois de sa coquette cravache", sinon qu'elle
révèle un appétit trouble plutôt qu'une aptitude à faire régner l'ordre ? En
effet, la marquise trompe le mari avec un valet. Informé par une femme de
chambre jalouse, le marquis se venge : étourdis au narcotique, les amants
se réveillent dans la nuit ligotés dans la cage. Agitant une torche, le mari
accable les lions. Le couple adultérin finit en bouillie sanglante. L'assassin
en fuite devient marchand forain... 427

Lorsque les fauves sont dominés par une dompteuse exotique, le


mâle européen (et bourgeois) est donc confortablement installé à sa place,
au sommet de la création. Si le dompteur est mâle et blanc, une situation
virtuellement concurrentielle se met en place. Certains spectateurs en tirent
toutes les conséquences : ils entrent dans les cages. Au tournant du XIXe
siècle, la pratique est encore assez nouvelle , mais déjà assez fréquente
428

pour que le public s'y attende et pour que la police s'en inquiète.
En janvier 1894 Jules Monod, journaliste à l'Etincelle, et son
confrère italien Ercole Mosti se livrent à une partie de cartes - un "cinq
sec" - dans la cage des lions de M. Pianet. Aperçu à travers les grillages,
429

le public est réduit à un "fourmillement confus" aux yeux de ces


surhommes d'un quart d'heure.
"- Le trac, dis-je à Mosti. - Non, et vous ? - Rien ! (...) A côté de nous Diane et
Fédora passent et repassent (...) avec une douceur de grosses chattes caressantes (...).
“L'odeur de tabac incommode ces demoiselles” me souffle Pianet" . 430

Les sensations fortes d'un moment passent, la "réclame" reste : un


zeste de philanthropie aidant - la recette de l'exhibition ira à l'"Oeuvre des
Pauvres honteux" - l'aventure est couverte trois fois par la Tribune de
431

Genève et pimente un supplément de l'Etincelle consacré aux ménageries


432

et au dressage.
"Et nous partons avec le petit orgueil du danger surmonté et la grande fierté
d'avoir pu, pauvres journalistes que nous sommes, sans entamer notre derme, contribuer
à soulager quelques malheureux qui entrent tous les jours dans la grande cage où
hurlent la faim et le froid, ces fauves indomptables" . 433

La possibilité offerte à des amateurs d'entrer dans les cages est en


effet une bonne trouvaille publicitaire et un moyen de contourner ce qui
apparaît désormais comme "la difficulté d'innover dans [ce] genre de

427Emile PIANET, "Deux chutes. Nouvelle", in Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.


428Ercole MOSTI, "Dans les cages des lions de M. Pianet", in Supplément de L'Etincelle, 20 janvier
1894.
429J. MONOD, op. cit.
430Ibid.
431Tribune de Genève, 13 janvier 1894.
43212, 13 et 14-15 janvier 1894.
433J. MONOD, op. cit.

97
spectacle" - une difficulté qui poussera Pianet à proposer "l'escamotage
434

des lions (truc nouveau)" . Une "foule énorme" peut cependant s'agglutiner
435

devant une scène de ce genre :


"Mme. Partange, le figaro féminin, est entré dans la cage centrale où, en
compagnie des lions adultes, elle a fait la barbe à M. Jules T..., employé de
commerce" . 436

Ces exhibition constituent également une des tentatives mises en


oeuvre pour réinjecter de l'incertitude, de la sensation dans le spectacle. En
principe, ce n'est qu'apparence, car le dompteur surveille la scène de près :
mais la présence dans la cage d'un quidam sans défenses suffit à amplifier
le sentiment de danger potentiel. D'ailleurs la menace est toujours
objectivement présente, comme le rappelle avec une certaine régularité la
presse : en décembre 1895 un jeune amateur est attaqué à Bourg par les
lions de Salvator et sauvé par le dompteur , en avril 1896 c'est la
437

dompteuse qui se fait tuer sous les yeux de trois amateurs jouant aux cartes
dans la cage . Le périodique Le Forain Suisse, s'insurge : "[c]ette leçon
438

profitera-t-elle aux amateurs d'émotions excessives et stupides ? A chacun


son métier, n'est-ce pas ? et les lions - comme les vaches - seront bien
gardés" . 439

Si toutes les attractions de la foire sont des productions


synchrétiques où se croisent des attitudes et des pratiques d'origines
diverses, les exhibition d'animaux et les exercices de dressage proposés par
les grandes ménageries ambulantes de la fin du XIXe siècle sont peut-être
le lieu où les valeurs de la bourgeoisie fin-de-siècle - connaissance
systématique du monde, prodédures scientifiques de contrôle et de gestion,
domination rationnelle et raisonnable de la nature, des territoires exotiques,
de l'irrationalité féminine - s'imposent de la manière la plus nette. C'est
sans doute pour cela que, de toutes les attractions foraines, la grande
ménagerie est invariablement celle qui se voit décerner par les
commentateurs le plus grand nombre de certificats de qualité.
"Sur les ponts de l'Ile, la ménagerie Nouma-Hawa. Ici, ce n'est plus
de la blague" : la grande ménagerie est quelque chose de sérieux. "Cet
440

établissement n'a pas désempli de la soirée, ce qui s'explique, le spectacle


n'étant ni banal ni démodé. On aime toujours les bêtes féroces" . De même 441

Emile Pianet, mal situé sur le champ de foire en décembre 1893, est

434Le Forain Suisse, 3e année, n 5, 1 février 1896.


435AEG A86 (Exposition Nationale), 57/350.31(127), "Conventions" (Pianet Frères - Lyon - Ménagerie
des Indes).
436Cela se passait à Agen, dans la ménagerie d'Auguste Laurent ( Le Forain Suisse, 7 mars 1896).
437Tribune de Genève, 29 novembre 1895.
438Le Forain Suisse, 3e année, n. 15, 11 avril 1896.
439Ibid.
440Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
441Ibid.

98
cependant contraint de renvoyer du monde : "[c]e qui prouve que, come
pour les bonnes marchandises, on sait se déranger et aller loin pour avoir
du bon" . "Du bon" : c'est-à-dire un cadre irreprochable - "[d]ès l'entrée, on
442

est frappé de la bonne tenue des animaux " -, un contenu qui ne se contente
pas d'être plaisant - "[a]u nombre des spectacles intéressants (...) nous
citons en première ligne la ménagerie Pianet" - et une vertu qu'on pourrait
443

croire plus nécessaire à une encyclopédie qu'à un divertissement : la


complétude. Avec des ours blancs, six lions entre mâles et femelles, des
lionceaux, des tigres, un léopard, une panthère, un jaguar, des coguars, une
hyène, un lama, un zèbre, deux kangourous, l'éléphant miss Fanny "servi à
table par le singe Jocko" et... un clown , la collection de Pianet est jugée
444

"assez complète (...). On ne saurait contester qu'une visite à cette


ménagerie constitue la meilleure leçon de choses pour nos enfants" .
Les patrons des grandes ménageries font partie de la crème des
"industriels forains", à la tête des structures corporatives de la branche et à
l'avant-garde du combat pour la promotion sociale des professionnels du
spectacle itinérant : Emile Pianet, "publiciste distingué" , est rédacteur en 445

chef de l'Industriel Forain, son frère Jules est secrétaire de rédaction de


l'hebdomadaire et trésorier de l'"Union syndicale patronale des industriels
forains". La condescendance paternaliste, vaguement méprisante,
vaguement nostalgique, qui accompagne dans la presse l'évocation des
petits forains n'est pas de mise pour parler d'Emile Pianet, habitué aux
"approbations flatteuses d'un public d'élite qui lui a fait à la sortie de la
cage une véritable ovation" , ou de Mme Nouma-Hawa, qui "nous arrive
446

après avoir parcouru les plus grandes villes d'Allemagne et de France" : 447

ces entrepreneurs du spectacle qui charment le bourgeois et qui attirent la


foule sont désormais incorporés à la bonne société.

A côté de ces grands établissements, des petites ménageries vivotent,


cachées dans les comptes rendus au détour d'un commentaire élogieux sur
les animaux "de premier choix" de Pianet : "il n'y a rien de commun, rien
qui sente mauvais, comme dans les petites ménageries qui ne peuvent
acheter que de loups ou des ours de “rencontre”" . Prolongeant la tradition
448

des monstrations médiévales et renaissantes, dépourvues d'esprit


scientifique et d'idéologie bourgeoise, ces attractions continuent
d'affectionner le côté monstrueux ou bouffon de l'animal.

442Tribune de Genève, 3 janvier 1894.


443L'Etincelle, 30 décembre 1893.
444"Carougeois authentique. Séduit, il ya une douzaine d'années, par le caractère de poésie sauvage d'une
ménagerie, M. P. a suivi MM. Pianet frères" ( Tribune de Genève, 17-18 décembre 1893).
445Ibid.
446Tribune de Genève, 17-18 décembre 1893.
447L'Etincelle, 30 décembre 1893.
448Tribune de Genève, 17-18 décembre 1893.

99
"Au Grand-Quai, il y a une baraque ne payant pas de mine, mais fort
achalandée. On y voit de superbes serpents, des alligators et un joli petit crocodile,
auquel sa maîtresse prodigue des baisers sur sa gueule hideuse" . 449

animaux savants

"Le public genevois est friand de ce genre de spectacle ; les enfants adorent voir
des chiens et des singes savants" . 450

"les perroquets qui ont eu cette année la grande vogue ; ont se bouscule pour
entrer et plusieurs personnes, lasses d'attendre, ont renoncé à la faveur de voir les
perroquets savants, d'ailleurs admirablement dressés" . 451

Plus populaires que les grandes ménageries et les spectacles de


fauves dressés et néanmoins plutôt bien considérées - "pas de réclame à
l'entrée : c'est pas du “toc”" -, ces attractions où le rapport entre les
452

humains et les bêtes ressemble à une forme de complicité bouffonne, à une


sorte de compagnonnage plutôt qu'à un rapport de sujétion, suscitent chez
le public l'émerveillement plutôt que l'admiration. Les noms donné à ces
attractions - "théatre des singes", "palais des cacatoès", "théâtre des puces"
- signalent qu'ici le dresseur s'efface encore, qu'il se contente d'être
montreur, mettant en vedette les animaux, et n'aspire pas au statut de
protagoniste. Les spectacles d'animaux savants désignent l'extraordinaire
en indiquant du côté de la nature, non de l'homme.
"L'une des baraques les plus brillantes, c'est le Palais des cacatoès, le paradis des
perroquets ; on y voit ces intelligents bipèdes se livrer aux exercices les plus amusants ;
ils vont en carosse, en byciclette, font des manoeuvres militaires, de l'acrobatie. Nous
pouvons prédire un grand succès à cette baraque, dont le spectacle est des plus
convenables" . 453

"Une des baraques les plus intéressantes, c'est le théâtre des puces de la Fusterie.
Le prospectus dit que “les visiteurs sont protégés contre la désertion des artistes”. La
précaution n'est pas inutile ! Le travail de ces petites bêtes confine à l'invraisemblance :
ce sont des puces bien vivantes, qui traînent de minuscules chars, des canons, des
brouettes. Il y en a même une qui fait de l'acrobatie. Combien de patience chez celui qui
les a dressées" .454

Relevons en passant qu'en cette fin de siècle le débat sur l'histoire et


la nature du spectacle de puces savantes semble occuper avec une certaine
régularité la presse internationale. Un reportage des "Nouvelles de Dresde"
tente en 1895 de percer le secret de cette attraction :
"le soi-disant dressage se résumerait en une manipulation un peu adroite, cela va
sans dire, d'une aiguille aimantée, qui ferait manoeuvrer une cible mouvante sur
laquelle les puces sont attelées ou fixées par des fils métalliques".

449Tribune de Genève, 3 janvier 1896.


450Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
451Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895.
452Ce "compliment" est pour le "Théâtre des singes Baer" ( Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893).
453Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
454Tribune de Genève, 3 janvier 1896.

100
Le dernier mot n'est pourtant pas dit, car un propriétaire de cirque de
puces, recuillant le défi, promet une jolie somme à la personne qui
parviendra à trouvera un aimant dans son spectacle . Dans cette attente, la
455

Patrie Suisse propose une fresque historique pleine d'érudition


"Ce n'est guère qu'au commencement de notre siècle que l'éducation des puces
fut entreprise (...)" .
456

animaux phénomènes

Voici une attraction à mi-chemin entre la monstrations tératologique


ou exhibition de phénomène et la foire aux bestiaux.
Dans la "loge" foraine de M. Roullet, boucher genevois, on trouve
"un superbe boeuf, du poids de 2000 kg et d'une longueur de près de 3 m ; tous
les bouchers de la ville et des environs ont admiré ce magnifique spécimen de la race
bovine - que son propriétaire, un Fribourgeois, dit-on, se gardera bien de vendre, car sa
bête lui raporte davantage étant vivante que morte. Dans la même écurie, un joli petit
taureau nain dont le boeuf phénomène est très jaloux, et divers autres animaux
curieux" .457

Tous les phénomènes ne bénéficient pas de ce bon accueil du public


et de la critique.
"Il y en a cependant à côté, du “toc” ; c'est un animal quelconque, à deux têtes,
et à deux sous d'entrée. Les gens qui en sortent déclarent qu'ils en ont bien eu pour leur
argent" .
458

En dehors de quelques cas qu'il juge dignes de note ou d'opprobre,


notre quotidien de référence à tendance à bouder ces attractions, tout
comme il boude d'ailleurs les petites baraques en général. La présence de
ce genre d'attractions est sans doute plus importante de ce que sa
couverture journalistique fait croire, comme on peut le deviner au détour
d'un article de la Patrie Suisse, repris par le Forain Suisse sous l'intitulé
pompeux "Genève. Chronique scientifique des Baraques du Nouvel-An".
"Ce sont les sciences naturelles qui sont le mieux représentées. Dans le domaine
des anomalies physiques, il faut citer la vache au cinq pieds" . 459

PHENOMENES HUMAINS

Avec les baraques qui montrent des phénomènes, le corps humain


revient au centre de tous les regards, comme dans les musées de cire. Mais
455Le forain suisse, 25 août 1895 (repris des "Nouvelles de Dresde").
456Eugène PITTARD in La Patrie suisse, repris in Le forain suisse, 22 février 1896.
457Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895.
458Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893
459Eugène PITTARD, op. cit.

101
alors que ces derniers exploraient la variété infinie des formes de la mort,
les phénomènes sont au contraire une revue vertigineuse de la variété de la
vie. Mortels dans les musées de cire, les dérèglements de l'ordre corporel
témoignent ici de la capacité des forces vitales et de la nature humaine
d'étendre leurs droits bien au-delà de leur jurisdiction courante. Le morbide
qui règne au musée de cire fait donc place à une sorte de vitalisme étonné,
fondamentalement optimiste et, à sa façon, joyeux : la nature se laisse aller
parfois à des plaisanteries douteuses, mais elle sait se rattraper, en
permettant à ses malheureuses victimes de se reconstruire une certaine
normalité et même de développer des talents ou des grâces exceptionnels.
Ces phénomènes qui suscitent un engouement absolument extraordinaire
au XIXe siècle ne sont donc pas des monstres dans le sens que notre
époque donne à ce terme : pour le public qui les contemple fasciné, ce sont
bien des merveilles.

Dieu ne joue pas aux dés, mais il joue aux devinettes : pour le moyen
âge les monstres sont en premier lieu des créatures "que la Nature désigne
comme des énigmes vivantes" . Ils constituent des épreuves à surmonter,
460

des paliers dans le cheminement que suit la compréhension humaine de


l'oeuvre divine. A ce jeu auquel "la Nature s'amuse", il faut s'abandonner
"avec plaisir et confiance" : pour le moyen âge absorbé dans sa "quête
461

gourmande d'explications" , le monstre est donc avant tout délectable.


462

Dans la culture médiévale, le monstre vient le plus souvent des


"confins de la terre connue" : sa rencontre est à tel point liée au voyage
463

que voyager et rencontrer des monstres sont presque des synonimes. La


crédulité médiévale, prête à prendre pour bonne n'importe quelle fantaisie
rapportée par un voyageur, se fonde sur une attitude é la fois raisonnable et
éprise d'émerveillement : "le monde est si saturé de choses étonnantes" 464

que tout est possible.


L'étymologie hésite entre monstrare (montrer) et monere (donner un
avertissement) : lorsqu'au lieu d'être découvert au loin le monstre apparaît
465

abruptement dans la réalité quotidienne on lui attribue une valeur


prémonitoire. "Le Créateur n'abandonne pas facilement la norme des
choses, il la maintient, à moins qu'il veuille annoncer quelque chose de
caché et de très grande importance" : la peur que le monstre suscite dans
466

ces cas ne vient pas de l'aspect difforme ou de la nuisibilité supposée de la


créature elle-même mais de sa signification, généralement rattachée aux
égarements humains et à la colère divine qui s'ensuit.
460Claude KAPPLER, Monstres, démons et merveilles à la fin du Moyen Age, Paris, Payot, 1980, p. 20.
461Ibid., p. 21.
462Ibid., p. 41.
463Ibid., p. 36.
464Ibid., p. 68.
465Ibid., p. 234.
466Ibid., p. 235.

102
Enigme signifiante et signe énigmatique, témoignage de l'étendue
merveilleuse de la Création toujours au-delà de ce qui est déjà connu et
avertissement, le monstre est progressivement diabolisé à la fin du moyen
âge : c'est de plus en plus souvent le diable, qui à cette époque joue encore
avec une certaine régularité le rôle d'homme de main du Créateur, qui est
désigné comme responsable de sa genèse . 467

Les différentes identités du monstre, jeu merveilleux de la nature,


trace signifiant métonymiquement l'ailleurs, signe annonciateur de la colère
divine et création diabolique, se prolongent et se mélangent dans la
littérature populaire des temps moderne, dans les récits des bateleurs et
dans les monstrations par ces ambulants de phénomènes tératologiques et
de créatures bricolées . 468

Au cours du XVIIIe siècle les monstres se sécularisent


progressivement. Loin de conduire à leur disparition, l'esprit scientifique et
classificatoire des Lumières encourage leur prolifération et leur donne une
importance nouvelle. Sur les tréteaux, l'intérêt des savants - qui ont fondé
au milieu du siècle la science des monstres ou tératologie - accroît le
prestige et le retentissement des exhibitions ; en retour, le spectacle offre
aux savants un tremplin pour promouvoir leur visibilité sociale et leur
autorité en tant que déchiffreurs de mystères . 469

Les phénomènes sont de tous les débats : le scientifique veut avant


tout classer, séparant ce qui diffère et regroupant ce qui se ressemble ; le
théologien, qui veut tout faire remonter à la création, est contraint de
choisir entre un Dieu éclectique qui aurait créé un peu de tout et un Dieu
plus sobre qui n'aurait créé qu'une palette limitée d'êtres, laissant aux
accidents naturels le tâche de les diversifier ; les couches populaires sont
finalement les mieux équipées pour attribuer à chaque phénomène une
niche dans l'univers, envisagé comme un équilibre complexe de forces régi
par des lois compensatoires et analogiques, par des liens de cause à effet
qui ne sont pas mécaniques mais significatifs. Ainsi, à la valeur
spectaculaire du phénomène s'ajoute, pour chaque catégorie de spectateurs,
une valeur de connaissance : chaque monstre est une clé de relecture du
monde, dont il oblige à reconsidérer les limites et les séparations internes,
chaque phénomène établit ou infirme un lien entre les êtres vivants et
déplace la frontière entre ce qui existe et ce qui ne peut pas esixter.
La capacité de mobiliser des enjeux de connaissance et d'identité
dans plusieurs groupes sociaux - dans une culture scientifique qui cherche
ses marques, dans une bourgeoisie occupée à tracer des frontières de
classes et de races, dans des mondes populaires en pleine redéfinition - se
467Ibid., p. 245.
468Robert BOGDAN, Freak Show. Presenting Human Oddities for Amusement and Profit , Chicago,
University of Chicago, 1988, p. 25.
469Ibid., p. 27.

103
combine avec le besoin de diversification propre aux métiers du spectacle
dans un contexte fortement concurrentiel, suscitant ainsi la vogue
extraordinaire du XIXe siècle, véritable âge d'or des phénomènes.
Systématiquement exhibés comme "instructifs" et "scientifiques", les
phénomènes nourrissent au XIXe siècle plusieurs débats savants et, plus
largement, plusieurs façons d'envisager les lois de la nature. Depuis le
siècle précédent on discute pour déterminer, cas par cas, si le phénomène
est un lusus naturae, un jeu ou une plaisanterie de la nature, ou le
représentant d'une espèce vivante inconnue . Mais au-delà de ce débat
470

essentiellement classificatoire, des questions plus complexes et plus


cruciales se profilent.
Une première catégories de phénomènes est celle qu'on pourrait
désigner comme celle des variations : ce sont des êtres constitués comme
tout le monde, à l'exception d'une caractéristique qui les singularise,
généralement des dimensions réduites ou agrandies ou des parties du corps
en plus ou en moins. La théorie standard pour expliquer l'existence de ces
créatures est celle de l'"impression maternelle" : une émotion très violente
vécue par la mère pendant la gestation se traduit d'une façon plus ou moins
analogique en une marque sur le corps de l'enfant . Cette idée, qui parvient
471

à réaliser le consensus des profanes et des savants , reproduit très 472

exactement la structure de la vision populaire traditionnelle du monde :


"[l]e mécanisme en action est toujours celui du semblable attirant le
semblable" ; par exemple, "[c]omme chacun sait, toute envie alimentaire
473

de la mère se transforme en enseigne sur le corps de l'enfant" . Entre l'idée 474

que les actions accomplies par la femme enceinte se traduiront en autant de


caractéristiques physiques ou morales de l'enfant et la théorie de
l'impression maternelle, le seul changement notable est le déplacement de
l'événement marquant du domaine des gestes et des actions à celui des
impression et des émotions.
Une deuxième catégorie de phénomènes, qu'on appellera
hybridations ou êtres-liens (sirènes, hommes-poissons, "chaînons
manquants" marquant le passage, dans la chaîne évolutive, du singe à
l'humain), peut s'expliquer, selon la "théorie de l'hybridité", par des
croisements entre l'humain et l'animal ou, selon la "théorie de l'atavisme"
ou du "renvoi en arrière", par le fait que des humains peuvent donner

470Ibid., p. 6.
471Ibid., p. 110. Un exemple : Ann Leak Thompson, femme sans bras célèbre à partir des années 1870.
Peu avant la naissance, la mère, seule à la maison, apprend que son mari, bagarreur notoire, a été aperçu
au milieu d'une rixe particulièrement violente ; elle attend son retour en se rongeant d'inquiétude ;
lorsqu'elle le voit rentrer, l'homme porte son manteau appuyé sur les épaules, et les manches pendent
vides. Pendant un court instant, Mme. Thompson croit que son mari a perdu les bras... (Ibid., p. 219).
472Ibid., p. 292.
473Robert MUCHEMBLED, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe
siècle), Paris, Flammarion, 1978, p. 97.
474Ibid., p. 99.

104
naissances à des êtres qui représentent une régression à des formes de vie
plus primitives . 475

La dernière catégorie de phénomène, celle des exotismes (des


individus appartenant à des peuples non européens, ou des individus
physiquement difformes présentés comme spécimen de peuples inconnus),
nourrit une controverse sur l'apparition de l'espèce humaine et de ses
"races" : pour les tenants du monogénisme l'espèce a d'abord été homogène
et s'est diversifiée au contact d'environnements naturels très divers ; pour
les adeptes du polygénisme la variété des races est par contre une donnée
originelle . 476

Entre les êtres hybrides et les spécimens exotiques surgit au milieu


du siècle une figure destinée à une carrière spectaculaire : le "chaînon
manquant", "un type hypothétique situé entre duex formes de vie, et plus
particulièrement entre l'humanité et les autres primates" . 477

Au cours du XVIIIe siècle le principe de la théorie de l'évolution -


selon lequel un nombre initialement réduit d'espèces vivantes a donné lieu
à travers des transformations en cascade à un éventail de plus en plus large
de formes de vie - est énoncé plusieurs fois, sans parvenir toutefois à
s'ériger en nouvelle orthodoxie : l'idée traditionnelle, selon laquelle toutes
les espèces seraient sorties simultanément des mains du Créateur et se
propageraient depuis lors sans changements, reste dominante. C'est dans
l'arsenal de cette orthodoxie qu'apparaît au début du XIXe siècle l'arme du
chaînon manquant : le naturaliste Cuvier rejette l'évolution en constatant
l'absence, parmi les espèces fossiles, de formes intermédiaires - donc
d'ancêtres communs - entre les espèces existantes.
S'appuyant sur ses observations aux îles Galapagos, Charles Darwin
parviendra au cours des années 1840 et 1850 à crédibiliser la théorie de
l'évolution en la dotant d'un principe de fonctionnement : la sélection
naturelle. Pour lui, l'absence de chaînons n'est qu'un problème d'archivage :
la Terre ayant géré les siennes avec une certaine désinvolture, le chercheur
est contraint de reconstituer les ancêtres communs en travailllant
d'imagination.
Dans ses deux grands ouvrages du milieu du siècle , Darwin n'ose 478

pas annexer l'espèce humaine à sa démonstration. Avant qu'il ne fasse le


pas , le débat - qui était dans l'air depuis le dernier quart du XVIIIe siècle
479 480

475R. BOGDAN, op. cit., p. 106.


476Ibid., p. 28.
477Gillian BEER, La quête du chaînon manquant. Aventures interdisciplinaires , Les empêcheurs de
penser en rond, 1995 [1992], p. 16.
478Narrative of The Surveying Voyages of His Majesty's Ships Adventure and Beagle , 1839 ; On The
Origin of The Species by Means of Natural Selection, or The Preservation of Favoured Races in The
Struggle for Life, 1859.
479The Descent of Man, 1871.
480Dans les années 1770 P. Camper construit graphiquement, pour illustrer sa "théorie de l'angle facial",
une ligne évolutive où "[l]'homme rejoint la bête avec l'inclinaison progressive de la droite tirée du front
jusqu'à la lèvre supérieure (...). En inclinant la ligne faciale en avant, on obtenait une figure “ tenant de
105
- aura cependant été lancé dans les années 1860 par le grand naturaliste
anglais Thomas Huxley et, avant ce dernier... par le grand montreur
481

américain de phénomènes Phineas Taylor Barnum : celui-ci lance en effet


en 1860 sur le marché des freaks son "What Is It? or The Man-Monkey",
un Afro-américain atteint de microcéphalie, affublé d'un pelage simiesque
et présenté comme "le chaînon reliant l'humanité à la création bestiale" . 482

La forme intermédiaire entre l'humanité et le singe devient le


"chaînon" par excellence. Manque-t-il ? Barnum affirme positivement le
contraire. Le montrant en chair et en os, il s'appuie implicitement sur une
interprétation expéditive et largement diffusée de la théorie évolutionniste,
qui rabat en quelque sorte l'ancienne orthodoxie sur une version
drastiquement élaguée du schéma en arbre darwinien, utilisant l'image
traditionnelle de la scala naturae comme liant. En clair, l'humain actuel
descendrait non pas d'un ancêtre commun dont viendrait aussi le singe,
mais du singe lui-même tel qu'on le voit aujourd'hui, et ainsi de suite
jusqu'à l'ascidie qui - telle qu'on la voit aujourd'hui - serait notre ancêtre à
tous, hommes et brutes. Les espèces apparaîtraient ainsi successivement, la
précédente engendrant la suivante, chacune se propageant ensuite
inchangée et toutes s'ordonnant hiérarchiquement dans la grande chaîne de
la vie. En bonne logique, le chaînon manquant n'est alors pas perdu dans
les archives fossiles de la Terre, mais il est vivant dans un coin du vaste
monde - "en un lieu et dans une culture aussi distants que possible" de la 483

société qui se livre à ces élucubrations. Par exemple chez les Hottentots
d'Afrique du Sud-Ouest . 484

Enracinée dans une société prise entre la fascination pour tout ce qui
relie - du télégraphe à la théorie de l'évolution en passant par le canal de
485

Suez et le roman policier - et le besoin de défendre les privilèges anciens


486

et nouveaux en posant des barrières, enracinée aussi dans une littérature


scientifique qui se demande, depuis les écrits de Lord Monboddo à la fin

l'antique”, en lui donnant une pente en arrière, un nègre". Camper réfute pourtant "les théories courantes
selon lesquelles le nègre serait issu d'un blanc et d'un orang-outan". Un autre physiognomoniste, J.-G.
Lavater, fait état à l'extrême fin du siècle d'une théorie évolutive. Dans son Essai sur la Physiognomonie
(1781-1803), il "propose sa propre échelle de l'angle facial, qu'il nomme “ la ligne d'animalité ”, où l'on
voit un développement qui aboutit aussi à Apollon mais en partant, non pas du singe, mais d'une
grenouille" (Jurgis BALTRUSAITIS, Aberrations. Essai sur la légende des formes. Les perspectives
dépravées - I, Paris, Flammarion, 1995 [1983], p. 56, 59, 65-67).
481Man's Place in Nature, 1863.
482"The connecting link between humanity and brute creation" (R. BOGDAN, op. cit., p. 134-136).
483G. BEER, op. cit., p. 33.
484Selon l'histoire fabriquée pour présenter "What Is It?", la créature aurait été capturée par des
explorateurs remontant le fleuve Gambia (R. BOGDAN, op. cit., p. 136).
485Armand MATTELART, L'invention de la communication , Paris, La Découverte, 1994.
486"Dans Le Chien des Baskerville, d'Arthur Conan Doyle, paru à la fin du siècle, Sherlock Holmes
explique que résoudre le mystère, c'est trouver le chaînon manquant : ce terme désigne à la fois l'élément
essentiel qui manquait à l'enchaînement des indices et la découverte d'un homme qu'une régression
atavique a ramené à un type plus ancien, plus violent, et qui constitue en lui-même la partie manquante de
la démonstration" (G. BEER, op. cit., p. 17).
106
du XVIIIe siècle, où passe la limite entre l'homme et l'animal , la figure du 487

chaînon manquant suscite des passions contradictoires. Les secteurs les


plus modernistes de la bourgeoisie, sensibles à la satisfaction intellectuelle
que peut procurer le bouclement de la chaîne évolutive, excités par les
implications d'un matérialisme pur et dur et prêts à récupérer
idéologiquement le concept du struggle for life, ne voient pas d'un mauvais
oeil ce pont jeté entre la civilisation et le monde des instincts et des forces
brutes. Ils sont pourrtant en minorité, le gros de leur classe ne supportant
pas l'idée de retrouver un arrière-goût de singe ou d'Hottentot en se
regardant dans la glace le matin . 488

Dans l'opinion courante, le chaînon manquant devient la pierre de


touche de la théorie évolutionniste. Trouver le chaînon, c'est valider
l'aspect à la fois le plus fascinant et le plus effrayant de la théorie, selon
lequel, comme le notait Darwin en le gardant pour soi, "[n]ous sommes
tous tissés les uns aux autres" . Cette ambivalence suscite une sorte de
489

vaste exorcisme collectif : les journalistes, écrivains, dramaturges,


caricaturistes se lancent dans une quête imaginaire du chaînon manquant,
le plus souvent pour se livrer à des variations sur ses implications
romanesques ou cocasses. "La notion de chaînon manquant devient un
moyen de repousser l'idée du lien et de transformer en pures hypothèses
l'affinité entre les hommes et les bêtes, ou entre les races, et même entre les
classes sociales" ; donc "la quête a pour but dissimulé la découverte de
490

l'absence du chaînon" . 491

Pendant ce temps, Barnum continue d'exhiber son Monkey-Man,


affirmant ainsi jour après jour la réalité du lien, l'acclimatant auprès du
public bigarré des cirques et des foires, auprès d'un public populaire qui n'a
aucune raison de craindre le lien parce qu'il n'a pas de privilèges à défendre
et parce que le lien entre les choses a toujours fait partie de sa perception
du monde. Par un des paradoxes dont la culture foraine est riche, la
nouveauté scientifique trouve dans ce cas un terrain plus réceptif dans

487Ibid., p. 24. Pour Lord Monboddo, comme d'ailleurs pour Descartes et Locke avant lui, cette limite
coïncidait avec le langage. Assez curieusement, Lord Monboddo arrivait à la conclusion que les seuls
êtres dotés de langage étaient l'homme et l'orang-outan (ibid., p. 35).
488John Ruskin s'en prend à ces “ignobles blasons qui proclament une parenté entre l'ascidie, le crocodile
et l'homme”" (ibid., p. 39).
489Dans un carnet de 1838 (ibid., p. 32).
490Ibid., p. 47. Dickens essaye dans ses romans d'ouvrir la conscience du lecteur à la perception des liens
sociaux entre les êtres et entre les classes : pour ce faire, il fabrique dans Bleak House (1853) un chaînon
manquant social en la personne de Jo, le balayeur de carrefour illettré, qui est "le point de connexion et de
croisement (...) entre les destins des groupes extrêmement différents dont Dickens retrace l'histoire" (G.
BEER, op. cit., p. 54). L'écrivaine Ellen Rangard utilise explicitement la notion dans un contexte de
classes (The Missing Link: or, Bible-Women in The Homes of The London Poor , 1859 ; The Missing Link
Tracts, 1871) ; elle se propose d'instruire un certain nombre de femmes des classes le plus pauvres pour
qu'elles deviennent "notre Chaînon Manquant (...) qui tirera des profondeurs de leur désespoir des êtres
égarés" (cité in G. BEER, op. cit., p. 51).
491G. BEER, op. cit., p. 22.

107
l'univers charlatanesque et vénal des baraques que dans les tribunes
respectacles de l'opinion bourgeoise.

Charlatanesques, les exhibitions de phénomènes le sont en effet plus


que toute autre attraction foraine : ce n'est pas un fragment de réalité brute
et crue qu'on place sur l'estrade pour le livrer à la libre appréciation des
spectateurs, mais bien un artefact, une construction spectaculaire où le
corps du protagoniste n'est que la matière première d'une entreprise de
mystification.
Parfois le corps exhibé est lui-même une contrefaçon, un trucage,
comme dans le cas des sirènes et des faux siamois. Parfois, une anomalie
réelle est caractérisée de manière fantaisiste : une excroissance cancéreuse
est présentée comme une deuxième tête , une microcéphalie devient le
492

signe d'appartenance à la race perdue des Aztèques , une peau malformée


493

qui semble partir en écailles est montrée comme un signe d'hybridité entre
l'humain et le poisson. Parfois les caractéristiques physiques de la personne
exhibée n'ont pas besoin d'être retouchées ou mystifiées : c'est le cas des
nains, des géants et des représentants de peuples exotiques ; ces êtres réels
sont néanmoins entièrement réinventés par le montreur qui les transforme,
en les dotant d'une identité et d'une biographie imaginaires, en créatures de
fiction. On ne naît pas phénomène : on le devient.
La transformation du phénomène - le spectacle à vendre - à travers le
discours du montreur - la réclame - peut être envisagée comme une
stratégie publicitaire. Le procédé est d'une modernité frappante : la
publicité ne se contente pas de faire le tour du produit pour le décrire
avantageusement, elle entre dans le produit, elle en fait partie, c'est elle qui
lui donne son sens et son identité, qui en fait précisément ce qu'il est.
Constatant l'actualité extrême de cette approche à la fin du XXe siècle, on a
acclamé en Barnum "l'inventeur de la publicité moderne" . En réalité, le
494

talent de Barnum et de ses confrères prolonge les pratiques anciennes des


jongleurs et des charlatans : eux aussi avaient appris à transfigurer une
matière quelconque par un discours, et à vendre l'une et l'autre
conjointement les rendant indissociables. Seul, le discours n'est qu'une
fable ; la matière seule n'est rien ; ensemble, ils rendent leur acheteur
possesseur d'une parcelle extraordinaire de l'univers. Il ne peut y avoir, à
ces conditions, de client mécontent.
A la fin du XIXe siècle, les exhibitions de phénomènes sont assez
fortement concurrencées, sur le champ de foire, par les attractions
mécaniques pourvoyeuses de vertige. D'autres facteurs - l'autonomisation
des potentialités érotiques de l'exhibition, la récupération médicale des

492R. BOGDAN, op. cit., p. 84-85.


493Ibid., p. 127-134.
494Ibid., p. 32-35.

108
phénomènes - contribuent à mettre les phénomènes sur la voie du déclin.
Une revue des phénomènes exhibés sur le champ de foire genevois à la fin
du siècle - qui montre un secteur écartelé entre des attractions qu'on perçoit
désormais comme des vestiges honteux et d'autres qui sont en plein essor
mais qui font tendre ce genre d'exhibition vers autre chose - permet
néanmoins d'indentifier les stratégies de mise en scène et de mise en mots
qui fondent ces spectacles.

MISE EN SCENE, MISE EN VERBE

Au plus prés du corps exhibé, la mise en scène oriente d'abord les


sens des spectateurs. On exploite les contrastes, comme dans le "Salon des
deux extrêmes" qui met une géante et une naine côte à côte, et on joue des
495

effets d'optique utilisées dans les féeries : la naine "Victoria (Saturgnia-


Atlas)" "paraîtra dans un cocon de ver à soie dans le “Rosier
Mystérieux”" . 496

Tout autour de la mise en scène, le montreur enveloppe sa créature


d'un écran de mots. Il souligne ses traits particuliers et évoque son cadre de
vie, faisant ressortir comme une réalité cachée la profonde normalité du
phénomène et un certain nombre de qualités exceptionnelles qui sont
comme le prolongement de cette normalité : la difformité en résulte à la
fois magnifiée et dédramatisée.
Le phénomène a une vie de famille.
"La famille de Nains se compose du père âgé de 48 ans, mesure 90 centimètres
de hauteur et possède une barbe des plus fournies. - Il est accompagné de ses trois
filles" .
497

Le phénomène a un corps anormal mais harmonieux :


"une géante et une naine, les deux bien proportionnées" ; 498

"la princesse Rosita, la plus petite et la plus jolie créature que l'on ait vue jusqu'à
ce jour, surnommée la poupée vivante" . 499

Des noms aux résonances lointaines ancrent en même temps le


phénomène dans l'ailleurs des terres exotiques, de la mythologie classique,
des contes de fées ou du monde de la noblesse : les naines s'appellent
"Saturgnia-Atlas", "Blanche de Gannat" ou "princesse Rosita", les géantes
"Zampa, l'Etoile du Nord" ou "diane géante".
Des données chiffrées accompagnent systématiquement la
présentation des phénomènes agrandis ou réduits : le poids, la taille, l'âge
sont revus à la hausse ou à la baisse mais néanmoins notés avec une
scupuleuse précision. Le boom anthropométrique de la fin du XIXe siècle
n'est pas pour grande chose dans cette passion de la mesure : depuis l'âge
495Tribune de Genève, 3 janvier 1891.
496Annonce payante, Tribune de Genève, 30 décembre 1890.
497Ibid.
498Tribune de Genève, 1-2- janvier 1891.
499Annonce payante, Tribune de Genève, 30 décembre 1890.
109
des canards et des canardiers la mesurabilité et la repérabilité précise,
spatiale et chrologique, des faits et objets extraordinaires sont utilisées pour
crédibiliser les récits . 500

La famille de nains est donc scrupuleusement mesurée : le père, 48


ans, 90 cm ; ses filles Elisa, 16 ans, 80 cm, Victoria (Saturgnia-Atlas), 11
ans, 60 cm, la princesse Rosita, 8 ans, 49 cm.
"Tout ce monde nous reviendra peut-être l'année prochaine, un peu vieilli, mais
toujours jeune sur les prospectus. Une géante a toujours 29 ans, jamais plus, jamais
moins" .501

VARIATIONS

Dans un groupe de monstrations que nous pourrions appeler


"agrandissements et réductions" - géants, nains, femmes canons ou femmes
colosses, hercules - on trouve à la fin du XIXe siècle des phénomènes
faisant l'objet d'un engouement qui est loin d'être seulement populaire. Le
plus célèbre des midgets, le Général Tom Pouce (Tom Thumb), lancé par
Barnum dans les années 1840, mène pendant plusieurs décennies une
carrière dorée de vedette internationale qui lui vaut la richesse, les
honneurs de la presse et du public et une impressionnante série
d'invitations de la part des souverains européens . 502

"Chacun sait qu'il existe deux catégories de nains : les noués et les nains
véritables. [Chez les premiers] [l]a tête devient presque toujours énorme (...) Ces noués
sont des êtres physiquement difformes (...). [J]e comprends qu'on ne se passionne pas
pour eux ; mais il en va autrement des “nains” véritables, c'est-à-dire de ceux qui,
remarquables par leur extrême petitesse, conservent cependant, dans l'exiguïté de leur
taille, la beauté esthétique des proportions" .. 503

Le plaisir que les "nains véritables" provoquent chez le spectateur, la


curiosité extraordinaire qu'ils éveillent, sont les mêmes qu'on éprouve face
à un modèle réduit : c'est tellement petit et pourtant tout y est !
L'étonnement ne surgit pas d'un écart spectaculaire par rapport à l'humanité
ordinaire, mais précisément du fait que tout y est pareil. Ce plaisir
vaguement paradoxal, qu'on pourrait appeler analogique - plaisir de
retrouver par un détour ce qu'on a en face tous les jours, ou plaisir de
retrouver le même par d'autres moyens - est aussi celui qui surgit face aux
premiers films, lorsqu'on constate que les feuilles bougent à l'image comme
dans la réalité, ou face aux premiers phonographes, lorsqu'on remarque
qu'ils reproduisent non seulement les mots mais également le timbre des
voix. Pour leur public, les nains appartiennent au même univers que les
imitations illusionnistes de la réalité : rien d'étonannt dès lors à ce que les

500Maurice LEVER, Canards sanglants. Naissance du fait divers , Paris, Fayard. 1993, p. 19.
501Tribune de Genève, 6 janvier 1891.
502R. BOGDAN, op. cit., p. 148-165. Le midget est le "nain véritable", ayant les mêmes proportions
qu'une personne de taille moyenne, opposé au dwarf, le "noué".
503Hugues LE ROUX, Les Jeux du cirque et la vie foraine , Paris, Camille Daloy, 1889, p. 45-47.

110
bourgeois, friands de reproductions et de miniaturisations, s'extasient
devant eux.
Le corps du nain est ainsi une sorte de résumé, une synthèse du corps
humain dans laquelle le caractèresynthétique prend tout double sens : la
miniaturisation chosifie le corps et en fait ressortir le côté mécanique. Un
nain est donc en quelque sorte perçu comme un automate - une naine est
souvent "surnommée la poupée vivante" -, un corps-machine : ce corps où
504

tout fonctionne même s'il y a si peu de chose prouve à celui qui le regarde
que l'essentiel réside dans les principes fonctionnels, dans l'agencement des
pièces, dans la mécanique. Hugues Le Roux, amateur de la foire devenu
forain, 1889 :
"l'homme est, en effet, une machine si compliquée, qu'on éprouve à regarder des
créatures microscopiques qui gesticulent, qui parlent comme nous, quelque chose de
l'étonnement qu'on aurait à voir marquer les secondes par une montre merveilleuse,
seulement visible à la loupe" .505

Comme il fallait s'y attendre, les géants sont nettement moins prisés.
"Dans le voisinage, deux petits phénomènes : un zouave de 60 ans et un
garçonnet de 8 ans. Le zouave est plutôt laid, l'enfant est mignon - de sorte que les
bonbons, les gros sous sont pour le dernier, qui fait à l'autre une concurrence très
redoutable" .
506

Autre groupe de "variations", les "diminutions" - femme sans bras,


"homme-tronc" - sont généralement des spectacles édifiants. On y voit
illustrée, au choix, la richesse naturelle des ressources du corps humain,
capable de retrouver en bas ce qui lui a été nié en haut et inversement, ou la
volonté individuelle triomphant de l'adversité, la normalité et la
respectabilité gagnées à travers l'effort.
"Parmi les principales attractions (..) Marie Haussmann, jeune artiste fabriquant
avec les pieds (elle ne possède pas de bras) les ouvrages les plus difficiles, et cela très
rapidement et sans aucune imperfection : elle coud, brode, écrit, joue de la cithare, etc.
Voilà un spectacle qui ne manquera pas d'intérêt" . 507

Marie Haussmann a de la chance, car il y a pire : l'homme tronc n'a


ni bras ni jambes.
"Cet artiste - on n'ose pas dire ce malheureux, il est si gai - exécute avec la
bouche et une sorte d'appendice qui lui sert d'avant-bras, les choses les plus étonnantes.
C'est ainsi qu'il écrit très couramment les noms des membres de l'“honorable société” . 508

Moins citées, moins édifiantes, les "adjonctions" sont néanmoins


courues.
"La foule se dirige beaucoup sur la Fusterie. C'est là que se trouve une des
curiosités de l'année, la femme à quatre jambes. Cette personne - très jolie de figure -
504Annonce payante, Tribune de Genève, 30 décembre 1890.
505H. LE ROUX, op. cit., p. 44.
506Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
507Tribune de Genève, 27 décembre 1893.
508Tribune de Genève, 1-2 janvier 1891.

111
présente une atroce difformité. Sous ses jupons, elle cache un second corps parfaitement
vivant. Il n'y a là rien que de très curieux. Le prospectus est curieux ! “Elle possède une
tête, deux bras, deux corps, quatre jambes et quatre pieds. PLus intéressantes que
Milliès Christine et les Frères Siamois. Reconnue de toutes les Académies de médecine.
Ne pas confondre ce phénomène avec tout ce que vous avez pu voir jusqu'à ce jour. Une
somme de 1000 fr est promise à la personne qui pourrait prouver le contraire”" . 509

HYBRIDATIONS

Les hybridations se rangent désormais du côté des vestiges honteux,


des "phénomènes répugnants" et des "nauséabondes curiosités" dont la 510

presse parle à peine.


"Beaucoup moins instructif [que l'artiste sans bras] est le spectacle de l'homme-
poisson, au Grand-Quai, un homme qui montre son buste recouvert d'une peau
malpropre, et lui-même d'une laideur repoussante. Nous tombons là dans les derniers
dessous des petites baraques. Le programme est menteur au possible. On lis sur les
petits papiers jaunes distribués à la porte : “Ce phénomène, il parle et répond au public
qui veut bien l'honorer de sa présence ; ajoutons que le phénomène est né à Villeneuve-
d'Agens (Lot-et-Garonne). Ce phénomène est capable de piquer la curiosité des savants
méritant notre attention. Ce phénomène est visible à l'oeil et palpable à la main. Nous
invitons toujours Messieurs les Docteurs à venir visiter ce phénomène qui n'a jamais
paru jusqu'à ce jour”. Il n'y a rien de plus repoussant que la vue de cet individu, mal
habillé, laid et malpropre, exhibé dans une baraque qui suinte la misère... Comment les
polices municipales et cantonales peuvent-elles tolérer de semblables insanités ?" . 511

Au milieu du siècle, Barnum avait réussi à déchaîner un


enthousiasme proprement délirant autour de l'exhibition d'une sirène
desséchee. Comme ses nombreuses consoeurs, sa "Fejee Mermaid" avait
été fabriquée par des marins chinois ou japonais en cousant une queue de
poisson à la partie supérieure d'un corps de singe et en ajoutant une
dentature humaine . Le montreur engagé par Barnum, affublé de l'identité
512

de "docteur Griffin, agent du lycée d'Histoire naturelle de Londres" 513

présente la sirène conjointement à "différents “animaux-liens” entre les


espèces, tels le Poisson Volant (...), le Lézard de Boue, intermédiaire entre
le reptile et le poisson ; l'Ornithorincus, trait d'union entre le phoque et le
canard" . Dans les années 1890, cette époque est désormais révolue.
514

A la fin du siècle, les questions d'espèces semblent avoir


partiellement perdu leur intérêt aux yeux du public : autrement plus
intéressantes sont, alors que la colonisation des mondes exotiques est à son
apogée, les questions de races. La première diffusion, dans les années 1870

509Tribune de Genève, 1 janvier 1889.


510Ibid.
511Tribune de Genève, 3 janvier 1894
512Vic DE DONDER, Le chant de la sirène, Paris, Gallimard, 1992, p. 88-89 ; Jean MONTEAUX,
Barnum, Paris, Grasset, 1975, p. 102-107. La contribution de l'Extrême-Orient à l'imaginaire
tératologique occidental ne s'est pas épuisée au Moyen Age...
513J. MONTEAUX, op. cit., p. 103.
514Ibid., p. 105.

112
et 1880, des idées eugénistes commence en même temps à transformer ce
qui était perçu comme variation ludique sur le canevas de la nature en
erreur, pathologie ou dégénérescence à éviter. La perception vitaliste,
optimiste, confiante des monstres dans la culture foraine et dans les
cultures populaires commence à être érodée sous l'impulsion de la
médecine qui, dans son annexion progressive de tout ce qui touche au
corps humain, s'empare progressivement des phénomènes de foire : bientôt,
ce seront des malades , enfermés plus ermétiquement qu'avant dans leur
515

statut d'être difforme.


La médecine conquérante invente ainsi le monstre triste : c'est cette
vision partielle du phénomène de foire qui s'imprimera finalement dans
l'histoire culturelle des dernières décennies à travers des films tels que que
Freaks de Todd Browning (1932) et The Elephant Man de David Lynch
(1980), tandis que, chez des réalisateurs qui se maintiennent en prise plus
directe avec les cultures populaires contemporaines - tels Fellini - on peut
encore trouver, au cinéma, une vision gaie et vitaliste des phénomènes
humains.

EROTISME

Mettant un corps humain au centre des regards, l'exhibition de


phénomènes est le moyen d'introduire, presque de contrebande, de
l'érotisme dans les baraques foraines. Le caractère de phénomène, la valeur
de curiosité de la créature exposée légitime d'abord le regard rapprochée
qu'on pose sur elle, le délivrant par avance - comme d'ailleurs dans le cas
des exercices d'acrobatie - du soupçon de concupiscence. Mais vers la fin
du XIXe siècle cette composante érotique est de moins en moins
accidentelle et accessoire et semble souvent devenir l'enjeu central de
l'exhibition, le caractère curieux du phénomène - ou l'exercice d'acrobatie -
devenant alors un prétexte.
Les phénomènes sur lesquels la Tribune de Genève s'attarde sont
systématiquement des femmes : les descriptions mettent invariablement en
valeur leur beauté.
"Zampa, l'Etoile du Nord, est une belle femme de 1 mètres 95. Son air distingué,
le sourire grâcieux de cette magnifiques personne, à la voix agréable, mettent sous les
yeux des spectateurs un superbe modèle dont nos grands maîtres, ces célèbres artistes,
se sont inspirés pour la création de leurs chefs-d'oeuvre. A côté de cette grande et jolie
déesse : Blanche de Gannat qui offre toujours 10'000 francs à sa rivale. Cette
excentrique poupée vivante, de 24 ans, surpasse par sa grâce, son sans-gêne et ses
splendides proportions tout ce que l'on peut concevoir de plus merveilleux. Ce petit
bijou de femme de 0 mètres 80, est admirable lorsqu'elle envoie ses chansonnettes ou
romances et se promène au milieu de la foule qu'elle est heureuse de voir près d'elle”" . 516

515R. BOGDAN, op. cit., p. 62-68.


516Prospectus du "Salon des deux extrêmes", repris in Tribune de Genève, 3 janvier 1891.
113
"Tournant le dos à la ménagerie, se trouve la loge de Mme. Corysandre, qui a
recours à la rime de foire pour se faire connaître. Son prospectus dit : “Corysandre est
son nom ; en la nommant ainsi, / Sa marraine, une fée, a fort bien réussi. / Elle a reçu
dès sa naissance, la grâce, le charme et l'élégance. / Ses grands yeux bleus d'un azur si
brillant, / Sa bouche de corail qui montre en s'entr'ouvrant / Deux rangs de perles
fines, / Et comme la reine, ses longs cheveux, / Aussi noirs que l'ébène, vous feront tous
rêver. / Enfin, plus vous la verrez, plus vous voudrez la revoir”. Mme. Corysandre
s'exhibe pour son compte particulier et pour celui de son entrepreneur ; pour terminer,
elle fait de la prestidigitation" . 517

La voie est progressivement ouverte vers un genre de spectacle qui


assume franchement son but : livrer des corps de femmes aux regards
concupiscents d'un public masculin. A cet égard la grande vougue des
femmes-canons - qui sont, justement, toujours de (très) jeunes femmes :
"Ornita, une belle jeune fille de 17 ans et 1/2, du poids de ... etc.", Aïda, de
18 ans et 3/4, Mireille, de 16 ans, 1 mois, 3 jours... - est une sorte d'étape
518

intermédiaire. Ce type de monstration s'inscrit à plein titre dans la lignée


des exhibitions de phénomènes, et peut figurer en même temps comme
spectacle érotique : l'abondance corporelle de ces jeunes filles ne fait
qu'amplifier un idéal de beauté qui a encore cours dans les milieux
populaires et que le bourgeois peut provisoirement accepter comme un
compromis où il mêle agréablement le désir et le mépris.
A la fin du siècle la composante érotique de ce type de spectacle est
à peine voilée, et ouvertement dénoncée dans la presse.
"Les Ornita, les Alexandra et autres beautés professionnelles, qui n'attirent que
les personnes ne sachant plus comment dépense leur temps et leur argent" . 519

François-Henri Lavanchy Clarke tentera en 1896 de franchir le pas


en annonçant un concours de beauté dans son "Pavillon des Fées" au Parc
de Plaisance. Ce n'est pas un spectacle érotique au sens que l'on donnera
plus tard à cette expression (à la fin du XIXe siècle on utilise l'expression
"fin-de-siècle" ), car il n'y pas de nudité, mais c'est la première fois qu'on
520

propose ouvertement un spectacle constitué de la contemplation de corps


de femmes et de rien d'autre. L'idée suscitera un tollé de proportions
nationales et Lavanchy laissera finalement tomber.
A Paris le pas est franchi. La composante érotique des monstrations
du champ de foire s'affirme désormais de manière autonome, ne se cachant
plus derrière l'alibi du monstrueux. Le bourgeois pouvant lorgner de la

517Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892


518Tribune de Genève, 19 décembre 1893.
519Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
520Un exemple tiré du Forain suisse (2 novembre 1895), qui le reprend de Der Komet : "dans le “Théâtre
américain” à New York, il s'exécute actuellement une danse tout à fait nouvelle qui est tellement fin de
siècle qu'elle aurait mérité d'avoir été inventée à Paris. La scène est à peu près complètement couverte par
un grand paravent qui prend à peu près toute la largeur du théâtre. Tout ce que l'on peut voir des
danseuses qui manoeuvrent derrière cette toile ce sont leurs jambes complètement nues, sans tricots, ni
bas, ni chaussures. - C'est incontestablement dégoûtant, révoltant mais en même temps bien visible, -
mais il paraît que la danse exécutée exerce quand-même une énorme attraction sur le public. Nous prions
nos chères lectrices de ne pas nous en vouloir si nous prenons la liberté de signaler ce fait".
114
chair à son goût, il ne dépend plus des goûts populaires : il fait sécession et
délaisse la femme canon. Le Roux, publiciste de la respectabilité foraine,
s'en réjouit.
"Il faut constater qu'il y a (...) progrès dans le goût du public. Le culte enfantin,
le culte oriental que la foule professait pour les femmes nourrices, les grosses volailles
de cent cinquante kilos, décline si fort, que la “colosse” a presque disparu du champ de
foire. Et ce sont vraiment de jolies filles que l'on exhibe aujourd'hui dans les “fosses
mystérieuses”" . 521

EXOTISME : LES MONSTRATIONS D'INDIGENES

Avant l'Exposition nationale de 1896, les "sauvages" montrés à


Genève sont de pacotille. Peut-être s'agit-il d'handicapés mentaux, comme
le What Is It ? de Barnum, peut-être juste de pauvres diables.
Curieusement, le répertoire auxquels ils font appel semble celui de la
conquête du Far West.
"A côté, une cabane où l'on montre un sauvage qui, de temps en temps, fait voir
sa figure barbouillée à travers les grillages d'une misérable roulotte. Le “recommaneur”
- c'est l'homme qui parle au public - prétend que ledit sauvage a déjà mangé quatre
lapins pour son souper, et qu'il est en train de dévorer le cinquième, dont les restes
sanglants sont pendus à l'extérieur (...). Ensuite, sur le Grand Quai, un autre sauvage,
avec les mêmes peaux de lapin, la même petite fenêtre grillée. Ne serait-ce pas l'Indien
lui-même qui ferait le boniment ?" 522

"A droite, une classique baraque de sauvage. La toile est neuve : “Bouffalo-
Boull-Boull” - la marchandise l'est peut-être aussi" . 523

Si l'exhibition de "sauvages" plus ou moins autentiques fait partie du


répertoire des montreurs de phénomènes depuis le XVIIIe siècle, un usage
spectaculaire tout à fait nouveau de personnes appartenant à des peuples
extraeuropéens émerge sur les deux bords de l'Atlantique au milieu des
années 1870. En Europe, l'Allemand Carl Heinrich Hagenbeck,
commerçant en animaux exotiques et entrepreneur de cirques, lance en
1875 ses Völkerschaustellungen, expositions de groupes humains présentés
en plein air, dans un décor reproduisant approximativement leur cadre de
vie, qui vaquent sous les yeux du public à leurs occupations quotidiennes,
célèbrent leurs rituels et reconstituent les grands moments de leur existence
(chasse collective, installation et levée d'un campement de nomades...). La
grande nouveauté de ce genre d'exhibition par rapport aux monstrations de
phénomènes réside dans l'"autenticité", à très peu de concessions près, de
ce qui est montré - ce qui n'empêche pas les dessinateurs d'affiches et les
rédacteurs de slogans de magnifier par le trait et par le verbe la sauvagerie
des tribus exhibées et la luxuriance de leur milieu naturel . 524

521H. LE ROUX, op. cit., p. 52.


522Tribune de Genève, 1 janvier 1889.
523Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
524Italo Sordi, "Etnografia di piazza.
Le “Volkerschaustellungen” di Carl Heinrich Hagenbeck", in
Glauco SANGA (éd.), La piazza : ambulanti, vagabondi, malviventi, fieranti... Studi sulla marginalità
115
Aux Etats-Unis, c'est la Centennial Exposition de 1876 qui lance la
vogue des exhibitions ethnographiques ; à l'Exposition de Chigago de 1893
on peut voir entre autre un village du Dahomey, des "cannibales samoans"
et des indigènes des Philippines . 525

Le champ de foire de l'Exposition nationale de 1896 reçoit 11


demandes d'emplacement de cette nature : 6 villages africains, un
526

campement arabe "comprenant 1 ou 2 tentes pour former le gourbi, avec


une famille, dégustation de caondji, Kouskous", 2 villages d'Indiens
d'Amérique du Nord avec respectivement "les meilleurs éléments
indigènes" et des Sioux "en costumes de sauvages", un village laponais qui
"se compose de 6 personnes trois rennes superbes animaux, trois chiens,
une tente". Ce sera finalement Louis Alexandre, négociant de Ténériffe,
qui signera une convention pour un très remarqué "Village Noir de
l'Intérieur & de la Côte Occidentale de l'Afrique".

autres monstrations

PROCEDES INDUSTRIELS

La fabrication du verre est assez riche en vertus spectaculaires pour


finir sur le champ de foire à côté des phénomènes : presque tous les hivers
des années 1890, une cristallerie, fabrique de verre ou filature de verre est
signalée parmi les attractions : "on y voit des travaux intéressants et, à la
rigueur, on peut dire que ce spectacle est instructif" . 527

PSEUDO-MONSTRATIONS

Ce sont les baraques où le public est attiré par une allusion


généralement grivoise et véritablement floué, à moins qu'il n'ait de
l'humour. On connaissait la baraque de la "femme à poil", dans laquelle on
trouvait une femme avec un poële, "le trou du bas", avec peinture
aguicheuse sur la façade, qui révélait à l'intérieur un rideau troué en bas, le
"derrière de la foire", attraction qui vous emmenait en promenade...
derrière la foire.
storica in memoria di Alberto Menarini , Brescia, Grafo, 1989, p. 59-68.
525R. BOGDAN, op. cit., p. 47-52.
526AEG A86 (Exposition Nationale), "Demandes d'emplacement", 57/16 (Barbier frères - Lyon - Village
Nègre), 57/17 (Louis Alexandre - Ste. Croix de Ténériffe - Village Noir de l'Intérieur & de la Côte
Occidentale de l'Afrique), 57/78 (Charles Crasse - Strasbourg - Troupe de nègres Schillok), 57/97 (Fils
d'Eugène Baud - Lausanne - Campement Arabe), 57/105 (Duvernoy - Bordeaux - Nègres Africains),
57/107 (Ch. Jeanneret - La Chaux-de-Fonds - Indiens d'Amérique du Nord), 57/117 (J. Menges -
Limbourg - Village Est-Africain - Troupe de Somalis), 57/121 (Victor Teste - Paris - Village Est-
Africain), 57/174 (Charles Nippel, civ. engin. & architect, né à Vevey - Niobrara (Nebraska) - Corps de
Musique indien), 57/204 (A. Törnblon - Paris -Village laponais).
527Tribune de Genève, 19 décembre 1893.

116
Dans la même lignée mais moins grivois, le champ de foire genevois
propose en 1889-1890 une "femme invisible" (rien à voir) et "le secret de
ma soeur" (toutes hypothèses permises).

117
FORAINS ET SEDENTAIRES

les industriels forains

La figure de l'"industriel forain" telle que nous la trouvons,


aujourd'hui comme il y a cent ans, sur le champ de foire genevois se forme
au milieu du XIXe siècle. Dans la polyvalence de ses fonctions, l'amuseur
ambulant a fait de l'ordre et du tri. Il s'est détaché du monde de la
marchandise, il ne vend, à la différence du marchand forain, plus rien de
matériel. Il s'est également éloigné du rôle de saltimbanque : s'il il se donne
parfois en spectacle - magnétiseur, prestidigitateur, dompteur... -, il peut
aussi quitter le devant de la scène, mettre en avant une machine, une
installation, un jeu, une exhibition dont il est le promoteur mais non le
protagoniste. Il aime se faire appeler "directeur" : d'un carrousel, d'un
musée de cire ou d'un salon de tir. L'industriel forain possède et dirige, le
plus souvent avec sa femme Madame la directrice, une entreprise foraine.
Les unités économiques de l'"industrie foraine" telle qu'elle se
constitue au milieu du XIXe siècle sont des petites entreprises à caractère
familial, qui voyagent en transportant leur capital d'une foire à l'autre au
cours de la saison - du printemps à l'automne, parfois également l'hiver,
selon les climats et les coutumes de chaque région - et qui s'arrêtent, se 528

sédentarisant dans l'intervalle entre la fin d'une saison et le début de la


suivante, travaillant alors à remettre en état et à renouveler l'infrastructure . 529

528En Allemagne la saison dure d'avril à octobre (Florian DERING, Volksbelustigungen , Nördlingen,
Greno, 1986, p. 23). En France elle varie selon les régions ; en Bretagne elle dure toute l'année (Oliver B.
LERCH, Jr., "Les industriels forains, peuple des fêtes", in Cultures, vol. III, 1976, p. 118).
529Le degré de sédentarité des forains varie selon les pays en fonction de la possibilité ou moins de
tourner toute l'année et du cadre légal. En France on considère non seulement que les forains n'ont pas de
siège fixe pour leurs affaires, mais également qu'ils n'ont pas de domicile fixe : le forain est, selon le
règlement du 7 juillet 1926, "tout individu de nationalité française qui, n'ayant en France ni domicile ni
résidence fixe, se transporte habituellement pour exercer sa profession, son industrie, ou son commerce,
dans les villes et les villages les jours de foire, de marché, ou de fête locale" (cité in O. LERCH, op. cit.,
p. 126). En Allemagne on considère les forains comme des sédentaires : " Sesshafte, deren Beruf eine
Zeitliche Mobilität erfordert " (F. DERING, op. cit., p. 23).
118
Le développement des chemins de fer permet depuis les années 1830
d'élargir le rayon de mobilité et de mettre en route, les intégrant au monde
forain, les lourdes attractions mécaniques qui étaient apparues dans les
parcs au siècle précédent.
"Autrefois, mes chers amis, chaque forain devait être son propre voiturier et
veiller au transport de sa famille et de son commerce. Les roulottes, parfois
somptueuses que nous possédons aujourd'hui, étaient inconnues. Madame la Directrice
avec ses enfants, s'asseyait sur le char très ordinaire où étaient entassés les effets et le
matériel, tandis que Monsieur le Directeur cheminait à pied, surveillant l'attelage" . 530

Les forains vivent en symbiose avec leurs entreprises. L'unité


économique caractéristique de la branche comprend un "métier"
transportable et une habitation mobile. La roulotte, apparue vers le milieu
du siècle, est devenue l'habitation foraine standard ; pour certaines
attractions, telles les ménageries et les musées de cire, elle permet
également de réunir en un seul objet le moyen de transport et le dispositif
de l'exhibition : arrivée sur le champ de foire elle ouvre ses parois,
devenant cage grillagée, ou ses portes, laissant entrer les visiteurs . 531

Dans l'échantillon des attractions présentes au Parc de Plaisance - le


champ de foire annexe à l'Exposition nationale suisse tenue à Genève en
1896 -, la taille moyenne de l'entreprise est de sept personnes ; cette
532

valeur étant excessivement gonflée par la présence de quelques très grosses


attractions, on lui préfèrera les valeurs médiane et quartile, qui nous
indiquent que la moitié des entreprises présentes ne dépassent pas les
quatre personnes et que les trois quarts ne dépassent pas les huit personnes.
Les dimensions varient par ailleurs en fonction du type d'attraction : en
moyenne, un débit de "rafraîchissements" ou de "bimbeloterie" occupe
trois personnes, un tir quatre, une attraction illusionniste (labyrinthe ou
musée forain) cinq, une machine à vertige huit et un établissement consacré
au spectacle vivant seize ; on trouve ainsi aux extrêmes de cet inventaire
les attractions les plus intensives en travail (débits et spectacle vivant), et
au milieux de la liste les plus intensives en capital (tir, attractions
mécaniques, dispositifs illusionnistes).
Le caractère familial de l'entreprise peut se mesurer en rapportant,
pour chaque attraction, le nombre de personnes liées par des rapports de
parenté au nombre total de personnes actives. Dans la moitié des attractions
présentes au Parc de Plaisance, la composante familiale compte pour la
moitié ou plus de l'effectif total, le reste étant composé d'une main-d'oeuvre

530"Regards sur le passé. Souvenirs d'un vieux forain", in Der Komet, repris in Le forain suisse, 21 mars
1896.
531F. DERING, op. cit., p. 23.
532Les chiffres qui suivent ont été calculés sur la base des listes fournies par les concessionnaires à
l'administration pour obtenir les cartes d'accès au Parc (AEG A86 (Exposition nationale), 57/360, "Liste
déjà expédiées / Photographies"). Visiblement incomplètes, ces listes permettent néanmoins une
estimation.
119
d'appoint engagée le plus souvent sur une base saisonnière . Ces aides, 533

employés d'une entreprise foraine étrangers à la famille propriétaire,


peuvent faire partie de manière régulière du monde forain en passant d'une
attraction à l'autre au gré des possibilités d'embauche, ou peuvent, au
contraire, pratiquer le nomadisme comme une parenthèse dans une vie par
ailleurs sédentaire.
Le caractère familial des entreprises foraines se retrouve dans la
diachronie : les métier de forain est le plus souvent héréditaire et se
transmet le long de véritables dynasties. A l'origine d'une dynastie foraine
se trouve une rupture qui a poussé le premier ancêtre, ou le premier noyau
familial d'ancêtres de la lignée, à se lancer dans le nomadisme. Ce choix
peut s'enraciner dans un contexte collectif de crise économique, dans une
tradition locale de mobilité ou dans une rupture dans l'histoire personnelle,
nécessité soudaine de mettre les voiles ou coup de foudre pour la vie du
voyage. Une fois jeté, le germe du voyage se révèle particulièrement tenace
: le plus souvent le choix dicté par des exigences du moment devient le
point de départ d'une nouvelle dynastie de forains.
Hugues Le Roux, véritable publiciste au service des forains et de
leur entreprise de conquête de la respectabilité sociale, auteur en 1889 d'un
livre sur Les Jeux du cirque et la vie foraine et brillant conférencier, a
abandonné ses études et épousé la vie foraine pour satisfaire son rêve de
voyage . Le dompteur Emile Pianet imagine, dans une nouvelle publiée
534

par L'Etincelle, un aristocrate qui, après avoir fait tuer par des lions son
épouse infidèle et son amant, disparaît du monde en se transformant en
petit marchand forain.
"Il vivait de peu, et pour ce, il avait trouvé une mine d'or qu'il exploitait :
lorsque ses ressources étaient à bout, il allait dans le premier chantier venu de
maçonnerie, piler de la brique en poudre impalpable, laquelle il vendait ensuite dans de
petites boîtes. Notre bonhomme assurait que ce produit, dont il gardait le secret, était
une mirifique invention pour le nettoyage des cuivres ; la crédulité humaine est ainsi
faite que cet être réalisait de brillantes affaires (...). Cet homme, dernier rejeton d'une
illustre famille, était..." .
535

Dans un exemple italien du XXe siècle, celui de la famille Vergnani


de Bondeno (province de Ferrare), la vocation foraine semble naître d'un
concours de circonstances où entrent la passion pour la mécanique du futur
forain et la curiosité entraînante des habitants de son village. Mario
Vergnani, né en 1909, travaille depuis le plus jeune âge dans la boutique de
son père Giovanni, menuisier, mécanicien et forgeron. Giovanni construit
au début des années 30 une petite moissonneuse à vapeur qu'il utilise pour
glaner dans ses champs. Séduit par cette entreprise de miniaturisation,
Mario va plus loin et réalise un modèle réduit de l'invention du père.
533Cf. F. DERING, op. cit., p. 23.
534"Chez les saltimbanques", in Feuille d'avis de Lausanne , article repris in Le forain suisse, 7 mars
1896.
535Emile PIANET, "Deux chutes. Nouvelle", in Supplément de L'Etincelle, 20 janvier 1894.

120
Exposée dans la vitrine d'un charcutier du bourg, puis d'un cordonnier, la
moissonneuse miniature est assaillie par les curieux qui veulent la voir en
marche. Stimulés par ce succès, les Vergnani entreprennent en 1934 la
réalisation d'un théâtre mécanique, une maquette animée reconstituant la
vie et les travaux du bourg et de la campagne environnante, et commencent
en 1935 à le montrer lors des foires de la région. Petit à petit le succès,
mais aussi la nécessité de trouver des publics à chaque fois neufs pour une
attraction qui vit en grande partie sur la curiosité de la première
découverte, poussent les Vergnani à élargir leur rayon d'action...
"L'initiative offre l'opportunité d'observer la mutation radicale et soudaine
du mode de vie d'une communauté familiale qui, enracinée dans la culture
sédentaire par excellence, celle de l'agriculture, abandonnera la boutique et
le travail des champs pour se déplacer de façon quasiment ininterrompue
pendant plusieurs décennies, tout au long de la péninsule" . L'identité 536

foraine acquise par Mario Vergnani se transmet en effet à ses enfants, qui
circuleront bientôt de manière indépendante, l'un avec un deuxième théâtre
mécanique, l'autre avec une roue panoramique. "Il est suprenant de relever
la façon dont, en l'espace d'une génération, la composante itinérante de la
famille de Bondeno soit devenue, de nouveauté absolue déconnectée de
toute tradition, une condition irrenonçable" . 537

Comment devient-on forain en Suisse au XIXe siècle ? Sur pièces ou


de vive voix, l'enquête s'annonce difficile.
"[L]orsque vous demandez à un forain suisse de vous parler de ses origines, un
silence s'installe, très souvent.
Gilbert Tissot : “(...) [Ç]a remonte trop loin, ça va chercher chez la mère de ma
grand-mère. Ils disent qu'ils étaient un peu espagnols manouche, mais moi je n'ai pas de
souvenir, on n'a rien du tout. Ça date de 1830, par là autour, trois ou quatre générations
avant moi (...)” (...).
Les forains sont les héritiers de très anciennes traditions, mais parmi ces
traditions, il n'y a pas (ou il n'y a longtemps pas eu) celle de se raconter, de préserver
son histoire"538

A côté des membres des "dynasties foraines", on trouve sur les


champs de foire des personnes qui ne sont pas des forains à plein-temps, ou
qui ne sont pas des forains du tout. Les premiers combinent des activités
nomades et des activités sédentaires, répondant par la polyvalence à une
situation précaire - "vous savez combien il y a de Suisses et de Genevois
qui ont peu ou point de travail et sont obligés d'avoir plusieurs cordes à
leur arc pour pouvoir vivre" - ou profitant des opportunités qui s'offrent
539

536Roberto RODA, Giovanni GUERZONI, "Un teatro meccanico nel ferrarese", in Elisabetta
SILVESTRINI (éd.), La piazza universale. Giochi, spettacoli, macchine di fiere e luna park ,
Milano/Roma, Mondadori/De Luca, 1987, p. 59.
537Ibid., p. 60.
538Anne CUNEO, "Frères forains qui vivez avec nous", in Youri MESSEN-JASCHIN, Florian DERING,
Anne CUNEO, Peter SIDLER, Le monde des forains du XVIe su XXe siècle , Lausanne, Editions des
Trois Continents, 1986, p. 23-24.
539Lettre de lecteur, Tribune de Genève, 12 janvier 1894.

121
parfois en dehors de la foire, dans des lieux et des contextes plus
prestigieux. Les seconds sont des sédentaires qui participent, mélangés aux
forains, aux fêtes foraines de leur propre ville : ils sont poussés par la
nécessité ou par une circonstance particulière qui leur ouvre une
opportunité inédite, tels le boucher qui se trouve en possession d'un boeuf
gigantesque et qui commence à l'exhiber.
Pour les invalides, l'exercice de la musique mécanique lors de fêtes
foraines est essentiellement une forme de mendicité qui fait ressurgir
l'ambiguité inscrite dans le travail de l'amuseur ambulant depuis
l'antiquité : le public paie pour l'agrément que le joueur d'orgue lui procure,
ou parce qu'en tournant la manivelle le joueur attire l'attention du passant
sur sa misère ? Si l'on s'en tient aux commentaires de la presse, le doute
n'est pas permis.
"Le long de la Corraterie, sur les ponts, s'étalaient de nouveau les misérables
éclopés : aveugles, bancals, boîteux, culs-de-jatte, pour lesquels le nouvel-an est une
excellente aubaine, longtemps escomptée à l'avance. On n'ose vraiment pas faire la
guerre à ces malheureux, qui sont à plaindre, bien que souvent fort importuns" .
540

Le positionnement de chacun le long de ces lignes de partage est un


élément classificatoire utilisé à l'intérieur même du monde forain. Dans un
exemple italien du XXe siècle, on trouve, selon la terminologie des forains,
la catégorie des vecchi dritti, qui ont plusieurs générations de forains
derrière eux, celle des dritti, familles qui se sont imposées "en créant ex
nihilo leur affirmation" ou familles "qui se rattachent à une tradition
géographique plutôt qu'héréditaire", enfin celle de gagi, personnes
sédentaires qui oscillent entre plusieurs activités, dont certaines nomades.
Enfin, "à la marge de cette exclusion, dans une sorte de double exclusion
de la société sédentaire et de celle itinérante, même si, au fond, tolérés par
cette dernière, se trouvent les gitans, dont l'activité la plus fréquente est la
gestion des attractions “classiques”, telles le tir et le tape-au-cul" . La 541

présence de gitans n'est en revanche jamais évoquée pour le champ de foire


genevois.
Si les forains n'ont pas de siège fixe pour leur activité, ils ont
cependant un rayon d'action plus ou moins constant, local, régional,
national ou international. L'ampleur de ce rayon est généralement
proportionnelle à l'importance du capital que représente le "métier". Aux
marchands de sucre d'orge et aux loteries de vaisselle l'échelle locale, aux
grandes ménageries les horizons européens. La nationalité joue également
un rôle dans la propension au voyage : les Allemands ont à la fin du XIXe
siècle un rayon d'action très large, couvrant toute l'Europe centrale et
s'étendant jusqu'aux pays scandinaves et à la Russie ; à l'opposé les
542

Français sont, semble-t-il, les forains les plus "casaniers" : "la terre de
540Tribune de Genève, 1-2 janvier 1896.
541R. RODA, G. GUERZONI, op. cit., p. 61.
542F. DERING, op. cit., p. 23.

122
France est si douce à ses enfants" que le forain "se contente de faire au
543

pas de caravane d'“assemblées” en foires son éternel tour de France" . 544

Les forains qui animent le champ de foire genevois sont surtout des
Suisses, des Français, des Allemands, quelques Italiens. Peu de Genevois
sont cités dans les comptes-rendus de la presse, sans doute parce que, à
l'exception de quelques attractions d'une certaine envergure comme le
musée d'Otto Thiele, il s'agit surtout de "petits" forains que les journalistes
laissent dans l'ombre. Parmi les Suisses cités, les noms alémaniques
dominent, comme ils dominent d'ailleurs dans les "listes de présences" des
membres sur les champs de foire dressées par le Forains Suisse.
L'état de conservation et d'accessibilité des archives du Département
de justice et police de Genève et un certain flou, pour la fin du XIXe siècle,
dans la répartition entre les autorités communales et cantonales des tâches 545

de contrôle des emplacements sur la voie publique, rendent extrêmement


incertaine la perspective d'une enquête plus précise sur la provenance des
forains actifs à Genève. On peut toutefois tenter une approximation à partir
des demandes d'emplacements reçues par l'administration du Parc de
Plaisance. Le 15% des 339 attractions proposées viennent de Genève, le
22% du reste de la Suisse, le 29% de France, le 14% d'Allemagne et le 6%
d'Italie. Au total, le 86% des attractions proposées vient de ces quatre pays.
Il n'est pas aisé d'utiliser ces demandes pour identifier les
spécialisations nationales car, comme nous l'avons vu, les attractions les
plus coûteuses parcourent les plus grandes distances.et tendent pour cette
raison à être surreprésentées parmi les demandes d'emplacements venant de
l'étranger. Tout en gardant ce biais à l'esprit, et en laissant de côté les
marchands et les débits de boissons ou de sucreries - qui comptent pour un
peu moins d'un tiers du total des demandes et pour un peu plus de la moitié
des demandes genevoises -, on peut néanmoins constater une surabondance
relative de jeux de prouesse (surtout de tirs) et de vertige dans les
demandes venant du reste de la Suisse, de monstrations dans les demandes
françaises (plus de la moitié d'entre elles ont un caractère exotique), de
jeux de vertige et d'illusions dans les demandes venant d'Allemagne (le
plus gros producteur de machines à vertige du continent) et d'illusions et
spectacles vivants dans les demandes italiennes. Les Suisses et leurs fusils -
"you know in what a great honour shooting is kept especially by our
countryman" , écrit l'administrateur du Parc à un tenancier de shooting
546

543H. LE ROUX, op. cit., p. 2.


544H.LE ROUX, op. cit., p. 17.
545Michel FLEURY, Police municipale : enquêtes et surveillance, halles et marchés, agents de ville. 150
ans d'histoire, 1843-1993 , Genève, Ville de Genève, 1993
546Lettre de A. M. CHERBULIEZ à George Smith, Shooting Ranges, à l'Exposition d'Amsterdam, 21
septembre 1895 (AEG A86 (Exposition nationale), 57/362/2, "Copies de lettres/Administration du Parc
de Plaisance").
123
ranges -, les Allemands et leurs machines, les Français et leurs colonies,
les Italiens et leurs sérénades : on se croîrait en pleine caricature...

Composé en Europe de petits entrepreneurs agissant de manière


indépendante - alors qu'aux Etats-Unis la fête foraine ( carnival) est un
complexe d'attractions voyageant ensemble sous la direction d'un
promoteur unique -, le monde forain n'en est pas moins organisé : à partir
547

des années 1880 les forains de toute l'Europe se dotent d'associations


professionnelles et d'organes de presse.
Les journaux des forains sont à la fois une mine de renseignements
548

utiles pour les industriels de la branche et un instrument de construction


d'une identité collective, nécessaire à affronter en position de force les
difficultés nouvelles que rencontre l'activité foraine à la fin du siècle. La
partie la plus directement "utile" du journal comprend d'abord des
annonces - "rédigées dans un charabia extraordinaire (...), salade de mots
anglais, français, latins, italiens et allemands" -, des comptes-rendus et
549

des notices biographiques facilitant l'achat et la vente de machines de foire


et à l'embauche de phénomènes et d'artistes du spectacle vivant. Dans un
monde en perpétuel mouvement, le journal répond au problème du
repérage réciproque des interlocuteurs dans l'espace en donnant la position
des forains et des artistes sur les différents champs de foire et en
fonctionnant comme boîte à lettre pour ses abonnés. Le journal fournit
encore le calendrier des foires, assorti d'informations prévisionnelles sur le

547Robert BOGDAN, Freak Show. Presenting Human Oddities for Amusement and Profit , Chicago,
University of Chicago, 1988, p. 58-59.
548Les principaux journaux des forains sont :
- en Allemagne : Der Artist - Central-Organ zur Vermittlung des Verkehrs zwischen Directoren
und Künstlern der Circus, Varietebühnen, reisenden Theater und Schaustellungen , Düsseldorf, fondé en
1883, hebdomadaire ; Der Komet - Organ zur Wahrung der Interessen der besitzer von
Sehenswürdigkeiten und Schaustellungen jeder Art , Pirmasens, fondé en 1884, paraît trois fois par mois ;
Revue - Organ der Internationalen Artisten Genossenschaft - Central-Organ des Circus, Variete- und
Specialitäten-Bühnen sowie Concert-Etablissements, der Schausteller und reisenden Geschäfte , Berlin,
fondé en 1886, hebdomadaire ;
- en Belgique : Le Forain Belge - Seul organe officiel du Algemeene Belgische
Foorreizigersbond , foncé en 1892, bimensuel ; devise : "Moralité, Honorabilité, Aide et Assistance
Mutuelles" ;
- en France : Le Voyageur forain - Organe de la Chambre Syndicale des Voyageurs Forains ,
Paris, fondé en 1883, bimensuel, journal des "petits" forains, rebaptisé en 1886 L'Industriel forain ;
L'Union mutuelle - Organe Officiel de tous les Industriels et Artistes forains , Paris, fondé en 1887,
hebdomadaire ; devise : "bien faire et laisser dire", journal des "gros" forains ;
- en Grande Bretagne : The Era, Londres, fondé en 1837 ;
- en Suisse : Le Forain suisse - Organe officiel du Syndicat des commerçants et industriels
forains, Lausanne, fondé en 1893, habdomadaire ; devise : "Solidarité - Travail - Probité / Nos devoir et
nos droits" ; remplacé en 1896 par Die Reise - Tour du monde. Organe pour la sauvegarde des intérêts
des industriels forains et des industries similiaires , fondé en 1896, hebdomadaire ;
- aux Etats-Unis : The New York Mirror ; New York Clipper ; Billboard.
(sources : AEG A86 (Exposition Nationale), 57/352, "Journaux de Forains" ; R. BOGDAN, op.
cit., p. 70 ; F. DERING, op. cit., p. 11 s. ; Z. GOURARIER, op. cit., p. 90 ; H. LE ROUX, op. cit., p. 3, 6,
17, 18).
549H. LE ROUX, op. cit., p. 7.

124
prix des emplacements et sur la qualité des affaires qu'on peut y escompter,
et donne retrospectivement des appréciations sur la manière dont les fêtes
se sont déroulées.
Le journal se veut également le miroir fidèle de la vie d'une
communauté éparpillée : les exploits, les accidents, les mésaventures, les
décès des membres de l'association sont régulièrement relatés. Des
feuilletons - constitués souvent par les souvenirs d'un vieux forain -, des
correspondances décrivant les foires dans des pays éloignés, des synthèses
de nouvelles d'argument scientifique et technique parues dans la presse
quotidienne contribuent à former une culture commune aux horizons
temporels, géographiques et thématiques élargis, sans toutefois jamais
perdre de vue le champ de foire.
Affleurant partout dans ces articles, faisant parfois l'objet de textes
spécifiques, un débat de fond parcourt ces journaux d'un bout à l'autre. On
constate, on dénonce le fait que les forains ne sont toujours pas considérés
autant qu'ils le méritent et qu'ils le désirent. On déplore la permanence de
vieux préjugés à leur encontre, et on relève avec inquiétude l'apparition
d'hostilités nouvelles. On s'indigne des difficultés croissantes posées par les
administrations, de leurs exigences financières de plus en plus intolérables.
On s'estime discriminé par rapport à d'autres industriels, non seulement en
termes moraux mais aussi en termes bien concrets : pourquoi les forains ne
bénéficient-ils pas des rabais que les chemins de fer accordent à d'autres
branches économiques ?
L'objectif de ces plaintes n'est pas de se consoler en constatant que le
malheur est généralisé : les journaux forains entretiennent à dessein
l'indignation de leurs lecteurs pour les pousser à agir à travers une
revendication collective. Pour cela, il faut maintenir vivantes et consolider
les structures associatives qui, seules, sont en mesure de négocier en
position de force avec les administrations. Parallèlement à la culture
commune, les journaux forains participent ainsi à la formation d'une
opinion commune et d'une masse critique de mécontentement organisé
susceptible de transformer l'opinion en négociation.
La position des forains face à une société qui se durcit à leur égard
est, comme nous le verrons, une position de compromis. Les forains tentent
de gommer, au moins partiellement, au moins en surface, les traits qui leurs
semblent motiver l'ostracisme dont il sont l'objet. La dernière fonction des
journaux forains est moralisatrice et standardisante : on s'efforce de faire
adopter à tous les membres de la branche les pratiques jugées nécessaires à
la conquête de la respectabilité. Les devises choisies par les journaux
témoignent de manière éloquent de ce souci : "Moralité, Honorabilité, Aide
et Assistance Mutuelles" (Le Forain Belge), "Bien faire et laisser dire"
(L'Union mutuelle), "Solidarité - Travail - Probité / Nos devoir et nos
droits" (Le Forain suisse).
125
les forains par eux-mêmes

UN PEUPLE LIBRE

"[L]e forain aime cette existence mouvementée et variante, tout comme le marin
aime son navire" . 550

"[L]a terre n'a pas d'hôtes plus libres que ces hommes" . 551

Le forain est un être libre, il tient à le dire. Du moins, il est aussi


libre qu'un autre : sa condition de forain n'est pas une fatalité. Sa liberté
affirmée fonctionne ainsi comme une pièce stratégique dans le processus
de conquête de la respectabilité : il pourrait faire comme les autres, il en
serait parfaitement capable, il ne vaut pas moins qu'un sédentaire, mais il
est forain parce qu'il l'a voulu, parce qu'il aime cet état.
"Croient-ils [ils, ce sont les bureaucrates qui lui font tant de difficultés] que le
capital engagé dans une telle entreprise ne suffirait pas à fonder un de ces négoces
stationnaires qu'ils envient ou même à vivre sans travail aucun comme ces petits
rentiers qu'ils respectent ?" 552

Elément de propagande, le discours sur la liberté n'en reflète pas


moins ce que les forains pensent réellement d'eux-mêmes. Non qu'ils
voient leur vie en rose, mais ils se sentent, même au milieu des difficultés,
plus libres, donc en quelque sorte supérieurs aux sédentaires : "plus
libre[s], plus honnête[s], plus heureux, plus au fait de la réalité" . Cette 553

attitude peut aller jusqu'au franc mépris à l'égard de ces ploucs immobiles,
"naïfs et bornés ; ils vivaient des vies banales et ne savaient que peu de
choses du monde en dehors de leur bourg" . 554

Hugues Le Roux, forain d'adoption, tente d'expliquer


scientifiquement cette supériorité :
"De longues hérédités, une sélection toujours dirigée dans le même sens, - celui
de la force et de l'adresse, - a fini par donner un caractère spécial à ce peuple
international (...), le goût de l'aventure, une surprenante facilité à parler toutes les
langues, à s'assimiler toutes les civilisations" . 555

550Armand PLÜCK, "Le forain", in Le forain suisse, 28 décembre 1895.


551Hugues LE ROUX, Les Jeux du cirque et la vie foraine , Paris, Camille Daloy, 1889, p. 2.
552Der Komet, repris in Le forain suisse, 15 juin 1895.
553Oliver B. LERCH, Jr., "Les industriels forains, peuple des fêtes", in Cultures, vol. III, 1976, p. 122.
554Robert BOGDAN, Freak Show. Presenting Human Oddities for Amusement and Profit , Chicago,
University of Chicago, 1988, p. 83.
555H, LE ROUX, op. cit., p. 2.

126
A cette hérédité s'ajoute au fil des ans "ce sens pratique que
développe, chez l'individu le moins cultivé, la constante habitude du
voyage" . 556

LES FORAINS EXPLOITES

Face à leur public, les forains semblent se sentir en position de force.


Face aux autorités, ils se sentent piétinés. Les vexations dont ils se
plaignent sont en partie morales, mais aussi et surtout financières : la
grande question est celle du prix des emplacements. S'il existe encore dans
les dernières années du siècle des localités où il n'y a "rien à payer pour les
places", comme dans le bourg vaudois de Bonvillars , si une ville chère557

comme Genève (le m2 se loue 1 francs 50 dans les rues, 2 francs sur les
places) maintient au moins ses prix sans les augmenter, plusieurs villes
558

profitent par contre de l'exacerbation de la concurrence dans l'industrie


foraine pour revoir à la hausse les loyers du sol public. Le Forain suisse se
fait l'écho des protestations ; "dorénavant il nous sera presque impossible
de visiter le ville de Vevey, car les prix de location des places sont vraiment
exhorbitants" : 10 centimes le m 2 pour les établissements inférieurs à 200
m2, 15 ct au-delà et 20 ct pour les "salons de tir", auxquels il faut ajouter 5
francs par jour pour l'autorisation de police . 559

Dans ce comportement des pouvoirs publics, les forains voient non


seulement une forme d'opportunisme - "[s]péculant sur la lutte pour
l'existence, les diverses administrations (...) tondent [le forain] jusqu'au
sang" - mais également un signe de discrimination. Si les administrations
560

exploitent les forains sans se faire de scrupules, c'est parce qu'au fond elles
les estiment au mieux inutiles, au pire nuisibles, indignes en tout cas de la
compréhension qu'on accorde à des activités jugées honnêtes et
productives. Pour se défendre, les forains contre-attaquent : cette morale
qui prétend séparer le bon grain industrieux de l'herbe folle festive finit par
protéger des spéculations douteuses.
"Une banque de la localité [de La Chaux-de-Fonds] a suspendu ses paiements et
c'est aux comédiens, comme on daigne bien nous qualifier ici, à en supporter les
conséquences (...). L'automne dernier une feuille de cette localité s'est permise de
maltraiter ignoblement les forains, comme si nous n'étions qu'une bande de vagabonds

556Ibid., p. 3.
557Le Forain suisse, 18 mai 1895.
558"Règlement concernant les places accordées aux marchands forains à l'occasion des fêtes du 31
décembre (Du 4 Octobre 1876)", in Recueil des règlements municipaux de la Ville de Genève , Genève,
Schira, 1884, p. 297.
559Le Forain suisse, 30 novembre 1895.
560Armand PLÜCK, "Le forain", in Le Forain suisse, 28 décembre 1895.

127
et de voleurs. Lorsqu'un commerçant ou une banque font perdre des centaines de mille
francs et réduisent à la misère une quantité de familles, on les excuse en disant que leurs
spéculations à la bourse ont été malheureuses" . 561

La vision apparemment paranoïaque des forains vise juste : la double


morale qui fonde le contrat entre l'Etat bourgeois et le plaisir - à défaut de
pouvoir être supprimé, ce dernier doit être transformé en utilité publique
par l'alchimie de l'impôt - est en effet en plein essor. L'"exploitation" des
forains ne s'arrête pas au loyer des places. Le paiement du Droit des
pauvres (5 à 10% de la recette brute pour les spectacles ambulants à
Genève à la fin du siècle) , un fardeau que les forains partagent avec les
562

autres catégories d'amuseurs, relève également de la double morale


économique du plaisir. Qu'une société qui a honte de s'amuser décharge sa
culpabilité par une sorte de sacrifice, en destinant une part de sa dépense
festive aux pauvres - donc à Dieu - voilà qui indigne les forains à double
titre : parce que le divertissement pour eux est légitime en soi, et parce
qu'ils trouvent injuste que leur branche soit mise à contribution plus
lourdement qu'une autre pour soulager la misère.
"Les entrepreneurs de spectacles, qui paient déjà une patente pour l'exploitation
de leur entreprise, paient un second impôt, dit Droit des pauvres, à l'occasion de
l'exercice de leur profession. C'est-à-dire que pour eux, l'égalité devant l'impôt n'est
qu'une fiction, une plaisanterie" . 563

Le mouvement à la hausse des prix des places se constate à la fin du


XIXe siècle sur tout le continent. Au vu des résultats, les forains doivent se
demander si l'objectif est de renflouer les caisses publiques ou d'éliminer
les fêtes...
"Les Kermesses des environs d'Anvers ont beaucoup perdu de leur charme.
[Celle de] la commune de Borgerhout a été cette année un fiasco complet ; pour une
commune où les forains n'ont que deux demies journées pour pouvoir gagner leur pain,
introduire le système des enchères, est une chose risible sous tous les rapports (...).
Inutile de dire que beaucoup de places restèrent inoccupées (...). Puissent nos justes
revendications faire revenir ces pères conseillers à de meilleurs sentiments afin de voir
reparaître entièrement les Kermesses jadis si renommées" . 564

Contenir la futile sauvagerie des plaisirs populaires et en même


temps l'exploiter : comme nous le verrons, à ces deux objectifs les pouvoirs
publics en ajoutent en cette fin de siècle un troisième, consistant à enrôler
les attractions foraines dans un projet de prestige. La capacité financière est
pour cela un critère de sélection "naturelle" parfaitement adapté.

561Lettre de lecteur au Forain suisse, 15 juin 1895.


562"Loi modifiant le titre XI (ancien titre XII) e la Loi sur les Contributions publiques du 9 novembre
1887, et les Lois des 22 et 29 octobre 1890 en ce qui concerne le droit d'inscription pour l'exercice d'une
industrie ou d'une profession. Du 9 juin 1906", in Francis ROUMIEUX, Recueil des règlements de police
en vigueur dans le Canton de Genève, Genève, Journal de Genève, 1912, p. 492.
563L'Industriel forain, à propos d'un débat aux Chambres sur les patentes pour forains et sur le Droit des
pauvres, repris in Le forain suisse, 2 novembre 1895.
564Le forain belge. Seul organe officiel du Allgemeene Belgische Foorreinzigersband , 1 juin 1895.

128
les forains par les autres

LES FORAINS EXPLOITEURS

Année après année, les journalistes de la Tribune de Genève se


livrent, lors des fêtes du nouvel an, à une estimation de la recette
journalière de l'exploitant d'un carrousel.
"Le calcul suivant a été établi : 8 voitures à 20 places, à 20 centimes par place ;
20 tours par heure : total 640 francs par heure ; de 2 heures à minuit, 10 heures : total
par jour 6400 francs" . 565

D'une année à l'autre, l'estimation varie en fonction du nombre de


voitures et de places retenus, du nombre de tours par heure, de la durée
journalière de l'exploitation et du prix du tour. Le résultat est de 6'000
francs en 1891-1892 , 2'000 en 1893-1894 (mais c'est un carrousel
566 567

montagne russe, qui fait moins de tours par heure), plus de 8'000 en 1894-
1895 et 6'400 en 1895-1896 .
568 569

De ces chiffres invérifiables, les journalistes tirent trois types de


conclusion :
1. Les forains - du moins les exploitants de carrousels - font
beaucoup d'argent - du moins dans la période des fêtes.
"On a parlé de l'éloquence des chiffres ; en matière de carrousels, elle est,
comme on le voit très entraînante" . "Il ne faut pas s'étonner si, le soir venu, le récolte
570

est bonne et si la dame assise au comptoir est entourée de sacs de monnaie" "[L]es571

carrousels ont encaissé des recettes fabuleuses (...). On comprend que cette industrie ait
le courage de supporter de très longues saisons mortes" 572

2. Les exploitants des carrousels s'enrichissent sur le dos du public.


"[L]e public se presse toujours dans la crainte d'arriver trop tard pour remplir
l'escarcelle des entrepreneurs de ce genre de divertissements, dont la satisfaction se
traduit par le nombre plus ou moins grand de cigares qu'ils fument avec des airs béats,

565Tribune de Genève, 3 janvier 1892.


566Tribune de Genève, 1-2-janvier 1892.
567Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
568Tribune de Genève, 3 janvier 1895.
569Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
570Ibid.
571Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
572Tribune de Genève, 3 janvier 1895.
129
reflets de leurs poches bien garnies" . "Les propriétaires de ces machines là doivent
573

bien rire aux dépens de ce bon public, se précipitant dans leurs carrioles, comme s'il
avait hâte de les enrichir au plus tôt" . 574

Le dernier article enchaîne en signalant qu'"[u]n autre succès, mais


plus légitime, est celui de la ménagerie Nouma-Hawa" : les gains réalisés
en faisant tourner un carrousel sont donc bien, aux yeux du journaliste,
d'une légitimité douteuse.
3. Les pouvoirs publics ne doivent pas se laisser attendrir.
"Les industriels avec des recettes semblables, en un jour, peuvent facilement
payer de 7 à 800 fr pour la place qu'ils occupent" . 575

Un courrier de lecteur intervient fort à propos pour rappeler que,


comme dans toute industrie, il n'y a pas que des recettes.
"A vous lire, on dirait que les marchands forains, soit tournants, soit petits
industriels ou petites loteries, ont ramassé l'or à la pelle. Il n'en est rien. Donnez-vous la
peine de récapituler avec moi : ôtez la patente, la place, la casse, le personnel, enfin tous
les frais généraux. Alors vous ferez une longue figure devant les petits bénéfices gagnés
péniblement en endurant trois jours de froid" . 576

Avec la volatilité typique d'un journal qui se veut populaire, après


avoir laissé parler "l'éloquence des chiffres" la Tribune accorde le
lendemain aux forains au moins le mérite de leur sueur.
"Les entrepreneurs de carrousel et autres établissements s'étaient retirés dans
leurs “roulottes” pour compter les gros sous ; ils jouissaient d'un repos bien mérité et,
après avoir été à la peine, c'était bien juste qu'ils fussent aussi à la recette. A travers les
fenêtres soigneusement fermées de leurs voitures on entendait le rire des joyeuses
réunions" . 577

La recette est finalement la juste récompense pour le travail du forain


: là n'est pas le vrai problème. Ce qui dérange le journaliste est ailleurs : ce
travail consciencieusement fourni et justement rétribué ne sert
malheureusement à rien. Si le travail des forains est mis le plus souvent
entre guillemets - "[l]es baraques de tous genres, les carrousels, qui
“travaillent” en ville pendant les fêtes" -, ce n'est pas parce que sa
578

pénibilité est ignorée ou niée, mais parce que il ne produit, au mieux, que
du vent, et au pire une régression puérile, un épanouissement des penchants
les plus futiles et les plus déplorables de la nature humaine : le plaisir de
rire sur le dos d'autrui, la recherche de l'illusion, de l'étourdissement, de
l'altération, de l'épouvante... Le journal s'en prend au fond davantage au
public qu'aux forains - qui tourneront tant qu'il y aura du monde qui aimera
tourner.
"Le vélocipède Souzet n'a pas désempli : c'est un passe-temps des plus agréables
que celui d'enfourcher un bicycle imaginaire et de se persuader qu'on fait marcher la

573Tribune de Genève, 3 janvier 1896.


574Tribune de Genève, 1-2-janvier 1892.
575Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
576Tribune de Genève, 12 janvier 1894.
577Tribune de Genève, 4 janvier 1896.
578Tribune de Genève, 6 janvier 1892.
130
pédale. Comme les entrepreneurs de ce genre de spectacle connaissent bien leur public :
il veut être trompé" .
579

Si cette polémique a un enjeu, c'est qu'entre la cigale et la fourmi la


partie n'est pas encore close en cette fin du XIXe siècle. Avant de se rendre
et se lancer définitivement, corps et biens, dans la gestion de l'univers
stridulant des cultures populaires, la fourmi bourgeoise tente encore une
fois de transmettre à la cigale sa rationalité, appliquée au travail comme
aux divertissements. Les forains qui proposent des attractions réputées
scientifiques, éducatives, utiles pour connaître et maîtriser le vaste monde -
les ménageries, les stéréoscopes documentaires, les villages exotiques... -
ont plein droit de cité dans la fourmilière du loisir édifiant. Ceux qui
poussent au contraire leur public dans les bras d'un vertige sans but, d'un
plaisir sans utilité, sont certes des êtres au comportement économique
rationnel et efficace - "ces gens-là" ont une "très grande habileté" à
"discerner les coins les plus profitables" pour installer leurs baraques -,
580

mais qui exploitent et entretiennent l'irrationalité d'autrui.


Il en va autrement pour les tenanciers de jeux de chance. Le
jugement, beaucoup plus dur, porté contre eux - leur "filouterie patentée" 581

est présentée comme un fait établi - prolonge la suspicion traditionnelle des


sédentaires à l'égard des forains.
"Comment le bon public en général (...) considère-t-il [le forain] ? (...) Il voit en
lui un nomade sans feu ni lieu, plus ou moins dangereux pour la sécurité publique (...).
Ah ! ce pauvre forain, il en voit de toutes les couleurs : dédaigné, suspecté, humilié" .582

Apparemment très proches, l'accusation d'exploiter les penchants les


plus puérils du public et celle d'"attraper les nigauds" ne sont donc pas583

interchangeables : la ligne qui les partage est celle qui sépare la vision du
monde bourgeoise de celle des classes populaires. Pour ces dernières le
forain est un étranger toujours prêt à tromper son public par le mensonge ;
pour le bourgeois il est au fond un concurrent, susceptible de détourner les
dépenses et l'attention du bon peuple vers des objectifs improductifs.
La Tribune mélange les deux approches, adoptant un point de vue
proche de la suspicion populaire lorsqu'elle ironise sur les "estropiés
simulés ou réels, depuis l'aveugle sans le savoir jusqu'au boîteux marchant
droit" qui tournent leurs manivelles à la Corraterie, ou lorsqu'elle s'en
584

prend aux "exploiteurs étrangers" qui tiennent des loteries à la Fusterie.


585

L'adhésion au point de vue populaire ne saurait toutefois être complète. Si,


comme nous l'avons vu, le risque d'être floué fait partie des attentes avec
lesquelles le sédentaire approche traditionnellement l'amuseur forain, aux

579Tribune de Genève, 3 janvier 1890.


580Tribune de Genève, 3 janveir 1890.
581Lettre de lecteur, Tribune de Genève, 20 décembre 1890.
582Armand PLÜCK, "Le forain", in Le forain suisse, 28 décembre 1895.
583Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
584Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
585Tribune de Genève, 3 janvier 1894.

131
yeux du journaliste cette marge d'incertitude doit être éliminée de l'échange
par la surveillance des pouvoirs publics, appelés ainsi à vérifier que le
badaud en voie toujours pour son argent, car
"[s]ous certaines annonces qui peuvent faire croire à un spectacle intéressant, on
vous présente de stupides fumisteries, bonnes à peine à tromper les goîtreux les plus
crétinisés" .
586

Malheureusement pour nous, le secret de ces "fumisteries" reste bien


gardé.
"Nous passerons sous silence quelques exhibitions qu'on eût mieux fait
d'interdire, parce qu'elles sont par trop grotesques et ne constituent qu'une exploitation
du public. La police municipale ne devrait autoriser certains spectacles qu'après s'être
assurée que le public ne sera pas “floué”" . 587

LES FORAINS HONTEUX

Quand il ne navigue pas dans l'or, le forain baigne dans la misère :


son tort est alors de donner celle-ci à voir impudiquement, en plein coeur
de la ville.
La misère s'étale dans les roulottes où les forains habitent - "les
haillons, les loques à terre, de la vaisselle brisée" - mais aussi dans les
588

spectacles. Toutes les hypothèses sont permises au sujet de cette


description hallucinante :
"La note la plus tristement grotesque est fournie par l'Arène savoisienne. Ici, l'on
exhibe, au bout d'un bâton, des morceaux de chair, pendant qu'une fillette mal peignée,
grelottante, en un maillot trop large, danse un pas inconnu. Quelle misère ! Les airs
joyeux des carrousels de la place du Lac font besoin en sortant de cette parade, la plus
tristement hideuse qui se puisse voir" . 589

La foire offre enfin le spectacle d'une humanité mutilée, rendue


mendiante par l'infirmité :
"En descendant la Corraterie, on peut se procurer un petit avant goût des délices
de la ville : des manchots, des boiteux, des bancals font tourner la manivelle d'affreux
instruments à torturer les oreilles" ,590

"Des airs de fête nous arrivaient de la Corraterie, le rendez-vous des manchots,


des culs-de-jatte, des aveugles et autres infirmes qui tournent ferme la manivelle
d'atroces machines à musique. On trouve que, cette année, ces bonnes gens ont un peu
abusé de la permission" . 591

586Eugène PITTARD in La patrie suisse, article repris in Le forain suisse, 22 février 1896.
587Tribune de Genève, 3 janvier 1896
588Tribune de Genève, 4 janvier 1890.
589Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
590Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
591Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.

132
LA FOIRE : UN MIROIR CRUEL

L'hostilité traditionnelle des sédentaires à l'égard des forains traduit


une crainte de l'altérité, d'un monde ed d'un mode de vie autres, fascinants
mais inquiétants, compatibles avec les routines de la vie sédentaire à
condition de être contenus dans une zone d'exception dont l'accès est
règlementé par le calendrier et par la coutume.
L'hostilité que témoigne au forain la société bourgeoise de la fin du
XIXe siècle est d'une autre nature, et révèle une hantise inverse : ce que la
société bourgeoise craint de voir éclater au grand jour sur le champ de foire
n'est pas une figure de l'altérité mais bien un reflet de son identité. Faite de
dispositifs servant à matérialiser l'autre et l'ailleurs, la foire ramène en effet
constamment le spectateur à la société qu'il habite, dont elle donne à voir
les idées claires comme les aspects enfouis.
"Comme l'étalage d'une marchande de journaux indique davantage la mentalité
politique du quartier que les convictions personnelles de la tenancière, la tenue de la
foire dans une ville témoigne souvent de la moralité de ses habitants plus encore que de
celle des forains" .592

La foire fonctionne ainsi comme un miroir dont le reflet dévoile et


révèle au bourgeois ce qu'il ne voudrait pas voir : l'irrationel et la misère de
sa société. Miroir cruel, la foire ajoute à cela l'ultime outrecuidance de
renvoyer l'image peu reluisante, aux confins de la sauvagerie, de la
concurrence.
"Aujourd'hui on doit considérer comme un fait accompli la réunion, en
association, des indutriels forains de presque tous les états civilisés du continent.
Toutefois (...) c'est malheureusement toujours la crasse concurrence qui a le dernier
mot, bien plus que ce n'est le cas dans d'autres associations de nature commerciale et
industrielle" 593

"L'aboyeur de cette maison s'est plaint de la musique de ses voisins disant qu'on
faisait marcher l'orgue pour étouffer les plaintes des gens qui sortaient de cette baraque.
La concurrence, quelle belle chose !" . 594

"[A] travers les buées de la vapeur, on peut observer les employés épouser les
querelles des patrons, dévorant avec des yeux injectés d'envie et de féroce jalousie, le
voisin plus occupé" . 595

C'est dès lors sous les traits d'une image d'Epinal cruelle, faite de
monstres tristes, de culs-de-jatte, d'exploiteurs cruels, de concurrences
meurtrières, de crimes sordides, de beautés meurtries ou flétries, de faux-
592François HAGUENIN, "Un monde inconnu : mes amis les forains", in Etudes, 5 mars 1938, p. 15, cité
in Oliver B. LERCH, Jr., "Les industriels forains, peuple des fêtes", in Cultures, vol. III, 1976, p. 117.
593"Réflexions sur les sociétés d'industriels forains et leur efficacité", in Die Reise - Tour du monde.
Organe pour la sauvegarde des intérêts des industriels forains et des industries similiaires , n. 19, 9 mai
1896 (Organe officiel du Syndicat suisse des commerçants et industriels forains)
594Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
595Tribune de Genève, 19 décembre 1893.

133
semblants, d'amours sans lendemain, de parcours tortueux, d'énergie brute,
primaire, violente, de contrastes, dorures et haillons, de maladies
honteuses, de savants fous, de machines sans but, de tyrans, à deux sous et
d'humanité misérable que le champ de foire du XIXe siècle s'imprimera
dans l'imagerie du XXe.

LES FORAINS FOLKLORISES

Une façon plus positive d'envisager et de présenter les forains


affleure avec une certaine régularité dans les comptes-rendus de la presse.
Deux aspects s'y mêlent systématiquement : la mise à distance - les forains
sont une curieuse tribu, différente de nous : "[c]'est un monde bien curieux
à étudier que celui des champs de foire" - et la reconnaissance de la gaieté
596

que les forains incarnent et apportent.


"Les faits et gestes de ceux qui font la réclame [sont] curieux à observer. Il s'y
dit plus d'une joyeuseté, il s'échappe plus d'un propos salé ou grivois de la bouche de
l'homme qui “tient le crachoir”" . 597

"J'estime que ces petites kermesses arrivant à des époques régulières, jettent
quelque gaîté dans notre existence habituellement terne et sombre. Il y a là pour
beaucoup de petites gens, qui méritent qu'on s'intéresse à eux comme à d'autres, le
moyen de gagner quelques sous. Donc, laissons les esprits chagrins et les faux puritains
crier contre les baraques du nouvel an, et continuons gaîment à faire notre tournée du
trente-et-un" 598

Face à cet objet exotique qu'est le "peuple des fêtes" - "ce peuple 599

encore aussi épars, aussi varié, aussi bariolé, aussi vagabond que ses aïeux
les Zingari, [c]ette tribu, carrefour de toutes les nations et de tous les
types" -, le journaliste se fait un peu ethnologue. Pour son regard et pour
600

le lecteur qui se fait entraîner, le plaisir, l'amusement que procure la foire


changent alors de niveau, passant de ce que les forains montrent à ce qu'il
sont.
"Toujours très amusants, ces saltimbanques, pour qui prend la peine de les
observer un instant. Hâbleurs, blagueurs, - un peu menteurs, mais pas trop - ils finissent
par croire fermement à leur propre boniment. Ils se grisent de leurs paroles. Et ces
physionomies, ces accoutrements. A l'extérieur, ce ne sont que dorures et cuivres
luisants : là bas, dans la roulotte, la misère et les haillons. Mais ils sont gais malgré tout,
ces bonnes gens. Leur métier n'engendre pas la mélancolie" 601

596Tribune de Genève, 30 décembre 1892.


597Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
598Lettre de lecteur au Genevois, reprise in Tribune de Genève, 4-5- janvier 1891.
599Oliver B. LERCH, Jr., "Les industriels forains, peuple des fêtes", in Cultures,vol. 3, n.2 : "Fêtes et
cultures", Unesco/La Baconnière, 1976
600Hugues LE ROUX, Les Jeux du cirque et la vie foraine , Paris, Camille Daloy, 1889, p. 2.
601Tribune de Genève, 3 janvier 91

134
Les résultat les plus amusants s'obtiennent en superposant les rôles
fictifs aux faits réels de la vie foraine, comme la naissance d'un enfant dans
la "voiture de saltimbanques" de la famille Redonnet, qui exploite un
musée vivant :
"La mère (...) avait rempli la veille au soir encore le rôle de Jeanne d'Arc (...).
On appela une sage-femme qui donna les soins les plus dévoués à Jeanne d'Arc et à son
enfant (...). Les porteurs du brancard durent passer à côté de la guillotine, qui avait servi
dimanche après-midi à l'exécution de Ravachol, et le soir à celle de Pranzini. Les braves
infirmiers ne frémirent point : ils voient la mort naturelle de trop près pour s'émouvoir
des décès artificiels du champ de foire. Une dame de la société - Vénus, sauf erreur -
monte dans la voiture avec le bébé (...). Le père, connu sous le sobriquet “Le diable” a
fait les démarches nécessaires" . 602

Ambivalente comme toutes les autres, cette représentation situe les


forains par des références à leur pratique nomade traditionnelle et à leur
culture particulière au moment même où le spectacle ambulant se
transforme, s'ouvrant à des pratiques de plus en plus capitalistes et
entrepreneuriales. Ce passage de niveau, ce glissement du regard des
attractions de la foire à la figure et à la vie du forain, décrites avec une
condescendance curieuse et amusée, bientôt avec une certaine nostalgie,
signalent la folklorisation en cours du monde forain.
"[T]ous, en naissant, nous apportons une curiosité mêlée d'une crainte délicieuse
pour le saltimbanque, pour cet errant pittoresque qui, chaque année, passe à la même
date, - comme les oiseaux de froid, - qui disparaît un matin sans que l'on se doute plus
où il s'en est allé que l'on ne savait avec certitude d'où il était venu ; - être louche que
les passants de grandes routes rencontrent, au soir tombant, dans les fossés, sa marmite
déballée sur un tas de pierres, son maigre bidet broutant l'herbe poussiéreuse, ses
enfants demi-nus vaguant autour de la caravane, dont la fenêtre étoilée de lumière jette
sur la route, à travers le rideau d'adrinople, comme l'épouvante d'une flaque de sang.
Celui-là, c'est l'homme d'arrière-garde, l'attardé volontaire, le solitaire qui veut faire
bande à part jusqu'au bout. Il n'a rien changé aux coutumes des aïeux. Il a mieux aimé
se séparer des camarades que de se conformer aux usages nouveaux. Aussi les
compagnons le renient. Ils ne veulent plus traîner de pareils mécréants à leur suite, à
présent qu'ils sont une corporation ayant chartes et statuts affichés au soleil" . 603

Comme on le voit, la folklorisation du monde forain - qui se fait


depuis l'extérieur comme depuis l'intérieur - participe d'un processus
d'écrémage de la branche, conduite à évoluer à terme dans deux directions
oppposées : par ici, le musée des traditions populaires, par là, le show
business et la culture de masse. Au milieu, no man's land high-tech pour
adolescents, le luna-park.

602Tribune de Genève, 7-8 janvier 1894


603H. LE ROUX, op. cit., p. 18-19. Il est intéressant de noter que l'approche folklorisante trouve des
relais à l'intérieur du monde forain (Le Roux est forain d'adoption).
135
les forains écrémés

LA CONQUETE DE LA RESPECTABILITE

La course à la respectabilité dans laquelle les forains s'engagent au


dernier tiers du XIXe siècle répond autant à l'hostilité renouvelée que leur
témoigne la société des sédentaires qu'à la concurrence qui s'intensifie à
l'intérieur de la branche. Tout se tient : attirer un public payant, qui ne se
contente pas de consommer le boniment et la parade devant l'entrée ; faire
face aux exigences financières de plus en plus lourdes des administrations ;
rester dans le coup, emboîter le pas aux modes et aux nouvelles trouvailles
lancées sur le marché ; ne pas se faire écarter par des concurrents plus
élégants, plus décents, plus convenables alors que les placeurs des
municipalités montrent une tendance croissante à sélectionner les
attractions ; ne pas se faire expulser, tout simplement, à la lisière des
villes...
La course commence par l'aspect des baraques :
"un théâtre mécanique, très propre, ayant tous les dehors d'une maison
sérieuse" . 604

On soigne parallèlement le contenu des exhibitions. Le maître mot


est "convenable".
"Le Grand Quai est encombré de baraques - le mot est juste. A l'exception du
théâtre Weissenbach, où le spectacle est très convenable, et du labyrinthe trompeur n. 2,
tout y est de la dernière catégorie" . 605

"[P]lus distinguée [que le massacre vivant] est la baraque voisine : le concert


hispano-egyptien ; on y rencontre quelques noirs du meilleur teint, représentant l'Egypte
au naturel, et plusieurs dames qui sont teintes sans être noires, et qui figurent l'Espagne
avec leurs mantilles dentelées" . 606

"L'une des baraques les plus brillantes, c'est le Palais des cacatoès, le paradis des
perroquets (...), dont le spectacle est des plus convenables" .
607

Truffés d'expressions réputées savantes ou distinguées, le boniment


et le "prospectus" soulignent lourdement l'intérêt de l'exhibition. On se pare

604Tribune de Genève, 3 janvier 1890.


605Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
606Tribune de Genève, 19 décembre 1893.
607Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
136
de titres, on se démarque dédaigneusement des attractions semblables et on
aligne les références prestigieuses.
"Cette exposition n'est pas à confondre avec les musées d'anatomie ni avec les
imitations baroques, les plagiots et les banalités ridicules qui sont de vraies profanations
de l'art plastique et mécanique, qu'on ne veut plus voir, mais au contraire on trouvera
une précision de mouvements, des poses naturelles et une vérité de coloris capables de
charmer le regard de l'observateur intelligent" . 608

"M. et Mme. Hill sont professeurs de science occulte et font partie de plusieurs
sociétés savantes. Ils sont plusieurs fois médaillés et diplômés, talismans pour le travail
d'astrologie et révélation par des secrets connus jusqu'à ce jour d'eux seuls (...). Le
public est prié de ne pas confondre M. et Mme, Hill avec les têtes parlantes que l'on a
vu jusqu'à ce jour" . 609

"Le prospectus dit que l'Aérolithe a été visité dans tous les pays par la noblesse
et la haute banque. On aimerait bien savoir pourquoi. Il paraît que c'est un spectacle fin
de siècle ; l'image est à la mode" . 610

On s'organise : les associations professionnelles permettent de se


promouvoir sur la scène sociale.
"Aussi avons-nous obtenu aujourd'hui du public une considération notablement
plus grande qu'il y a une dizaine d'années" . 611

On travaille son image, on se trouve des vertus exportables.


"Tout d'abord, le brillant conférencier [c'est Hugues Le Roux] a dit combien
grand était le respect de l'autorité paternelle dans les familles de cette intéressante classe
de travailleurs" . 612

"[T]oujours et partout on a pu apprécier les hautes qualités morales de cette


population, qui a, il est vrai, une existence particulière, mais très honnête et
parfaitement honorable" 613

"Et pourtant, [le forain] mérite-t-il tant de dédain et tant de vexation ? Non, car
ceux qui médisent de lui ne le connaissent pas, et s'ils le connaissaient, leur opinion
changerait radicalement. S'il est un corps de métier où règne la solidarité, la probité et
l'amour du travail, c'est bien dans celui-là (...) L'enveloppe chez lui est rude, comme
rude est le métier qu'il exerce, mais le coeur est d'or (...). On en trouve quelque fois
d'aisés, voire même de riches, mais c'est à la sueur de leur front et par un travail
opiniâtre qu'ils ont réussi, car il n'est d'exemple de forain enrichi par de louches
tripotages de bourse, de faillites heureuses ou d'incendies providentiels ! Beaucoup de
ceux qui le méprisent peuvent-ils en dire autant ?" . 614

On ose parfois - il fallait y penser ! - se mettre en valeur pour le


travail qu'on fait
"Ne sont-ils pas forts, ces hommes qui groupent comme par enchantement de
véritables cités dans la cité elle-même ; cités de plaisirs, d'attractions de toutes sortes, et
que le public vient en foule applaudir et admirer ? Ne sont-ils pas hommes de progrès,

608Prospectus du musée Bracco Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.


609Prospectus M. et Mme. Hill, somnambules ( Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier
1894).
610Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
611"Réflexions sur les sociétés d'industriels forains et leur efficacité", in Die Reise - Tour du monde, n.
19, 19 mai 1896.
612"Chez les saltimbanques", in Feuille d'avis de Lausanne , article repris in Le forain suisse, 7 mars
1896.
613Editorial du n. 1 de l'Union mutuelle, cité in H. LE ROUX, op. cit., p. 20.
614Armand PLÜCK, "Le forain", in Le Forain suisse, 28 décembre 1895

137
ces forains dont on copie tous les trucs pour les approprier à nos grandes
administrations ? Ne sont-ils pas, en un mot, les pionniers de la civilisation et du
confortable" . 615

On sort, quand on le peut, l'arme ultime : quel meilleur gage de


respectabilité, face à la méfiance de la société bourgeoise, que la prospérité
financière ?
"[L]es familles d'acrobates se font de fort jolis revenus, quelque chose comme
trois mille francs par mois ; la demoiselle en maillot rose qui saute à travers des
cerceaux en papier se fait mensuellement ses mille francs d'argent mignon. Combien de
docteurs en droit, de médecins, de journalistes qui, malgré tous leurs efforts, n'arrivent
pas à la moitié de ce chiffre éloquent" . 616

Hugues Le Roux a même connu une "belle Fatma"...


"il est vrai qu'elle était belle - qui a gagné un million rien qu'à se montrer à la
Foire au pain d'épices" 617

"L'énumération de ces chiffres ne va qu'à un but que j'avoue : frapper la foule de


respect et lui faire entrer dans la tête qu'un bon acrobate est dans sa partie un être aussi
exceptionnel que, par exemple, M. Renan [un "savant historien"] dans la sienne" . 618

Point d'arrivée, cette curieuse apothéose en pantoufles.


"J'ai vu à la foire du Trône une de ces caravanes modèles, où il y avait une salle
à manger, un salon, une chambre à coucher etune chambre de bonne. Par la fenêtre
ouverte du salon s'envolait la tritournelle d'une valse de Métra. Je m'approchai et je vis
que la musicienne était une charmante jeune fille, vêtue d'un peignoir de peluche, qui
étudiait consciencieusement son piano. Je veux vous laisser sur cette vision de bonne
aisance bourgeoise. Je souhaite qu'elle corrige autant que cela est juste la très fausse
opinion que vous vous êtes faite jusqu'à ce jour du peuple banquiste et de la vie
foraine" .
619

NUISANCES ET PROFITS

Autre passage obligé dans les chroniques des du nouvel an


genevois : le bruit.
"Le bruit de fin d'année a commencé hier (...) C'est la cour des miracles qui s'est
donné rendez-vous à Genève. Cela ne fait que commencer. Pauvres habitants du
boulevard de Plainpalais" . 620

"Ce stationnement provisoire n'est pas fait pour l'agrément des habitants du
boulevard, qui connaît par coeur tous les airs de tous les instruments mécaniques
employés par les “gens de baraque”. Ce n'est guère amusant" . 621

615Editorial du n. 1 de l'Union mutuelle, op. cit.


616"Chez les saltimbanques", op. cit.
617Ibid.
618H. LE ROUX, op. cit., p. 11-12.
619Ibid., p. 26.
620Tribune de Genève, 12 décembre 1893.
621Tribune de Genève, 10 décembre 1890.

138
"Hier dimanche, le brouhaha a commencé sur la Plaine : 3 carrousels, dont un à
vapeur, 2 tirs mécaniques, tout cela faisait un bruit infernal. Et ce n'est qu'un “petit
acompte”" . 622

"[L]a colonie de fin d'année qui vient occuper la plaine de Plainpalais s'est
accrue de plusieurs nouveaux numéros, au grand chagrin des oreilles sensibles" 623

"Les baraques de tous genres, les carrousels, qui “travaillent” en ville pendant
les fêtes vont s'installer pour quelques tours à Plainpalais, au grand plaisir des uns, au
vif chagrin des autres" . 624

Le tapage de la fête foraine fait l'objet au début des années 1890 d'un
conflit qui occupe trois hivers et qui voit s'activer plusieurs groupes de
citoyens, ainsi que la municipalité de Plainpalais et le Département de
justice et police (DJP). Un grand nombre d'acteurs participent au débat, se
groupant en comités et en associations, utilisant les colonnes de la presse
pour rendre publics les arguments respectifs, se consultant les uns les
autres et agissant comme groupes de pression auprés du gouvernement
cantonal, jusqu'à atteindre un apaisement relatif du conflit. Exemplaire à
plusieurs égards, cette épisode mérite un traitement détaillé.
- Le 20 novembre 1891 "un grand nombre d'habitants et propriétaires
des communes de Genève et Plainpalais" remettent au DJP une pétition
demandant "que des mesures soient prises à l'égard des baraques de
saltimbanques, marchands forains" . 625

- Le 28 novembre 1891 le Conseil d'Etat émet un arrêté restreignant


la période autorisée aux forains "pendant les fêtes qui ont lieu sur la plaine,
8 jours avant et 8 jours après ces fêtes, du 25 décembre au 8 janvier . 626

- En décembre 1891, "[i]l existe une certaine surexcitation" dans la


commune de Plainpalais ; "la cause : les saltimbanques de la Plaine". Suite
à l'arrêté du DJP,
"récrimination dans le conseil municipal, où l'on fait valoir que les baraques sont
une source de revenus pour la commune. Deux délégués ont été nommés et doivent
nantir les autorités de leurs recommandations. D'autre part, les propriétaires dont les
maisons entourent la Plaine persistent dans leurs réclamations et, de leur côté, nantiront
qui de droit de leurs justes plaintes. Ils ne veulent plus tolérer les désordres passés" .
627

- Une contre-pétition est remise au DJP, demandant le retrait de


l'arrêté. Une lettre de lecteur publiée par la Tribune rassemble tous les
arguments utilisés par les défenseurs des forains :
- le nombre de supporters est plus élevé que le nombre de
détracteurs.
"La pétition pour le maintien des industriels forains a été signée dans l'espace de
5 jours par un millier de personnes, parmi lesquelles un grand nombre de propriétaires,
et la plupart des négociants et industriels que les forains font travailler" ;
622Tribune de Genève, 22 décembre 1891.
623Tribune de Genève, 24 décembre 1889.
624Tribune de Genève, 6 janvier 1892.
625Tribune de Genève, 29-30 novembre 1891.
626Tribune de Genève, 29-30 novembre 1891.
627Tribune de Genève, 6-7 décembre 1891.
139
- la plaine à une longue vocation festive qui doit primer sur la
volonté de transformer le quartier dans lequel elle se trouve.
"Les pétitionnaires pour l'interdiction du séjour sur la Plaine n'ont aucun intérêt
en jeu et ne l'ont fait que par pure fantaisie, prétendant qu'ils ne peuvent pas louer leurs
appartements. Nous pouvons affirmer le contraire : il n'y a pas un endroit à la ville où
les appartements se louent aussi facilement et aussi cher qu'aux environs de la Plaine.
D'ailleurs, cet état de choses existe depuis la création de la Plaine, qui a été léguée à la
commune de Plainpalais pour amusements et fêtes populaires. MM. les propriétaires le
savaient avant de bâtir, de même que les locataires avant de louer. Les quartiers
tranquilles ou plutôt “morts” ne manquent pas à Genève" ;
- les forains contribuent à revitaliser l'économie.
"Chose curieuse, ce sont la plupart d'anciens négociants retirés qui se plaignent,
et qui pourtant doivent savoir combien les affaires sont pénibles et devraient aider à
chercher des moyens d'attirer du commerce à Genève plutôt que d'en enlever (...). [L]es
forains font rapporter annuellement (...) aux grands industriels (ce qu'on prouver par des
factures) fr 15 000 ; aux petits commerçants, bien plus, puisque cela constitue une
ressource pour leur existence" ;
- s'opposer aux amusements forains, c'est soustraire aux
couches les moins aisées leurs plaisirs.
"Toute grande ville a son champ de foire, et la preuve que cela convient au
public c'est qu'un grand nombre de personnes y viennent le dimanche, parmi lesquelles
bien des pères de famille qui n'ont pas les moyens de se payer le théâtre, ou qui
préfèrent le grand air, et y amusent leurs enfants avec trois ou quatre sous. On fait tout
pour le riche et avec grands frais, tel que le théâtre, etc. : au pauvre on veut lui enlever
le peu qui lui reste" ;
- les forains rapportent de l'argent aux caisses publiques.
"Il n'y a pas une place publique qui soit aussi fréquentée que la Plaine, et au lieu
de subside, les forains font rapporter annuellement : Au Département de Justice et
Police, soit à l'hospice général, pour patentes, fr 12 000 ; à la ville de Genève, environ
10 000 ; à la commune de Plainpalais, 6 000 ; aux grands industriels (ce qu'on peut
628

prouver par des factures) fr 15 000 ; aux petits commerçants, bien plus, puisque cela
constitue une ressource pour leur existence" ;
- les forains permettent à différentes associations de se
financer.
"En outre, cela a rapporté au comité du tir environ fr 30 000 ; au comité du
concours musical, fr 4 000 ; au comité du concours de gymnastique, fr 5 000. Chacun

628Recettes de la Ville de Genève pour la location d'emplacements lors des fêtes du 31 décembre
(source : Compte rendu des recettes et des dépenses de la Ville de Genève pour l'exercice de ... [1889...
1900], Genève, Soullier, 1890... 1901 :
annéerecettes (francs) pour location d'emplacements lors des fêtes du 31 décembrerecettes en %
du poste "halles et marchés"18895'911.--6.718907'894.--
8.818918'392.409.118926'910.307.218937'826.508.018947'318'607.2189510'406.2010.2189610'149.909.
2189713'031.7511.6189815'149.0513.2189914'241.65190016'466.90Le budget communal de Genève
passe, côté recettes, de 2.5 millions en 1889-1893 à 3.2 en 1894-1895, bondit à 5.6 en 1896 (suite au
démarrage de l'exploitation des Services industriels), et augmente ensuite régulièrement jusqu'à 7.3
millions en 1900.
Les comptes rendus financiers de la commune de Plainpalais, conservés aux archives
municipales de Genève, ne sont pas assez détaillés pourpermettre une comparaison des recettes pour les
locations aux forains.
140
pourra donc juger le tort immense que cela ferait sur la place aux divers commerçants,
aux administrations cantonales et communales et aux comités de fêtes" ;
- il est normal de tolérer du bruit lorsqu'il correspond à des
activités jugées socialement utiles.
"Que dirait-on si les propriétaires des environs des Voies étroites prenaient la
fantaisie de demander qu'on les supprime, parce que le bruit des trains et le sifflet des
locomotives les empêchent de dormir ; ce bruit pourtant existe jour et nuit, tandis que
sur la Plaine, il n'y a que le dimanche après-midi" ;
- si l'on cède à ces pourfendeurs du bruit, on se sait pas où cela
va s'arrêter.
"Mais, si l'on cède cette fois aux exigences de ces messieurs, ne pourront-ils pas
venir plus tard réclamer et prétendre que l'Harmonie Nautique et la Chorale la Muse en
faisant leurs répétitions leur cassent la tête et les empêchent de dormir. Quant aux
désordres, personne n'en connaît, ni le poste de gendarmerie, ni la mairie, ni le
département de justice et police. Enfin, l'affaire est entre les mains du Conseil d'Etat,
dans lequel nous avons pleine confiance, nous souvenant du discours de prestation de
serment où M. le président du Conseil d'Etat Ador a déclaré connaître les souffrances
du commerce et employer tous ses efforts pour le soutenir”" . 629

- A Plainpalais, un lobby de "commerçants et industriels qui désirent


le maintien des industriels forains sur la Plaine" s'organise, tenant une 630

première, "très nombreuse assemblée" en avril 1892. Une "commission"


chargée d'étudier le dossier présente son rapport. Elle disqualifie la pétition
des opposants, qui n'a récolté que 360 signatures en 5 mois (contre 980 en
8 jours pour les pro-forains), "par des moyens qu'elle s'abstiendra de
qualifier". Elle expose son analyse : il y a un "parti pris contre la commune
de Plainpalais, à laquelle on a voulu enlever une de ses principales
ressources" au profit de la Ville de Genève. La preuve : l'"autorisation
accordée à certaines installations à la place Neuve lors des fêtes du jour de
l'an et actuellement boulevard de Plainpalais (territoire de la Ville de
Genève)".
"La commission se demande si ce qui est mauvais sur la Plaine de Plainpalais se
trouve épuré et sanctifié en passant par la caisse municipale de la Ville".
La commission rappelle encore "que ce monde forain est une
ressource importante pour les commerçants et industriels de Genève."
"Une statistique a été faite de l'argent laissé à Genève par lui et la commission a
en mains des factures acquittées qui représentent d'importantes sommes. Il est étrange
que vu le marasme des affaires on cherche à enlever à une classe importante des
contribuables les ressources qui lui permettent de faire face aux exigences du fisc".
Conclusion : "il y a lieu d'adresser une pétition au Grand Conseil".
- Un mois après, en mai 1892, un nouveau lobby se forme,
l'"Association des Intérêts de Plainpalais", qui considère entre autres que la
permanence des forains sur la Plaine fait un tort considérable à la
commune . 631

629Lettre de lecteur, Tribune de Genève, 11 décembre 1891.


630L'Echo de Plainpalais, 7 avril 1892 (Ibid. pour les citations qui suivent).
631L'Echo de Plainpalais, 19 mai 1892

141
- Le débat reprend en décembre 1892. Un "Comité spécial des
intérêts de la commune et des habitants de Plainpalais" demande
l'expulsion des forains de la Plaine. Parallèlement, un autre groupe
demande, à l'inverse, que la présence des forains au centre-ville pour le
nouvel.an soit élargie...
"un groupe de citoyens ont demandé au Conseil Administratif de prolonger le
délai de stationnement et de le porter à quatre jours. On demandera aussi aux forains de
se disseminer un peu sur les différents points de la ville, afin de généraliser un peu le
mouvement au lieu de le concentrer sur les Rues Basses et le Grand Quai. C'est là une
excellente idée" . 632

"Comme habitant du boulevard de Plainpalais, je ne saurais trop appuyer vos


honorables correspondants de la ville demandant le transfert immédiat et définitif des
saltimbanques et forains loin des habitations - il ne manque pas de terrains vagues à la
Jonction où les badauds pourraient aller les trouver. - A Plainpalais, nous devons subir
ces nomades 15 jours avant et 15 jours après le nouvel an, indépendamment de toutes
les autres fêtes. - C'est suffisant pour énerver un ange et infecter un quartier" .
633

- La polémique se poursuit. "Un habitant de Plainpalais" écrit au


Genevois se prononçant pour le maintien des forains . Dans les colonnes
634

du même journal, le "Comité spécial" s'en gausse : le supporter n'est-il pas


seul, et anonyme ? . 54 négociants. "tous intéressés et fort lésés par l'arrêté
635

en vigueur, se déclarent solidaires et adhèrent entièrement" à la lettre de


l'"habitant" ; dans une lettre à l'Echo de Plainpalais, ils disqualifient le
"Comité spécial", dont les membres habiteraient en réalité la ville et non
pas la commune voisine...
"Nous estimons que les forains ne feraient pas plus de mal sur la Plaine qu'ils
n'en font actuellement en ville sur le boulevard de Plainpalais" .
636

Encore une fois, les citoyens genevois chercheraient donc à déloger


les forains du territoire de Plainpalais sous prétexte de bruit, pour les
reloger à côté de la Plaine, sur le territoire de la ville, détournant ainsi les
loyers d'une caisse communale à l'autre...
- L'"Association des Intérêts de Plainpalais" a entre-temps mené son
étude.
"Les opinions étant divisées, deux rapports sont présentés. Le premier, celui de
la minorité, expose que les griefs articulés contre les forains tombent devant un examen
approfondi des faits, que la suppression des forains causerait un grave préjudice à la
Commune, et particulièrement aux industriels de la Plaine et qu'il y a lieu de faire les
démarches nécessaires pour obtenir le retrait de l'arrêté du Conseil d'Etat qui les
concerne.
Le rapporteur de la majorité propose de laisser les choses in statu quo.
L'Association doit observer dans cette question une neutralité complète, car si l'on doit
tenir compte de l'intér'et des négociants, il convient également de ne pas oublier qu'il y
a des intéressés en sens contraire ; et, en prenant parti pour les uns, on se met à dos les

632Tribune de Genève, 20 décembre 1892.


633Lettre de lecteur, Tribune de Genève, 29 décembre 1892.
634Le Genevois, 11 février 1893.
635Le Genevois, 14 février 1893.
636L'Echo de Plainpalais, 9 mars 1893.

142
autres. Quant aux arguments de fond, la majorité estime que les forains ne méritent pas
tous l'intérêt qu'on leur porte ; quelques-uns sont d'une moralité douteuse" . 637

S'ensuit une discussion "sur les us et coutumes de l'existence


nomade" et sur les intérêts en présence, qu'une délégation est chargée de
mieux sonder. Le 10 avril la délégation rend ses recommandations :
concéder la Plaine 8 jours avant et après les fêtes et du 12 décembre (fête
de l'Escalade) au 15 février ; interdir l'étendage et le bruit excessif ;
réglementer les horaires ; surveiller l'hygiène . La proposition est à son
638

tour reprise, telle quelle, par le DJP le 17 mai 1893 . 639

- Décembre 1893. Va-t-on rallumer le débat ?


"On nous écrit : “On aurait pu croire, à la suite de l'entente intervenue entre
adversaires et partisns des forains, que les industriels installés sur la plaine pourraient,
sous la protections des lois et en s'acquittant des charges qui leurs sont imposées,
travailler sans entrave et gagner leur vie aux époques de l'année auxquelles lesur
présence est autorisée. Déjà quelques gricheux quand-même élèvent des récriminations
au mépris des conventions arrêtées d'un commun accord. Peut-être, d'une discussion
nouvelle ressortira-t-il une plus saine appréciation des véritables intérêts de
Plainpalais”" . 640

"Rétablissons les faits : D'un commun accord, il a été arrêté entre les trois
groupes que les baraques pourraient s'établir sur la Plaine à partir du 12 décembre. Or,
le 8 décembre elles étaient déjà installées ! De quel côté les conventions ont-elles été
observées ? Nous laissons au lecteur le soin de répondre et de juger" 641

Malgré ces querelles sur l'application de l'accord, la polémique fait


long feu ; à Genève on se félicite du
"bon vouloir de la municipalité de Plainpalais et (...) la bonne volonté des
habitants du boulevard, qui consentent à entendre, pendant une période réglementée, les
rugissements des bêtes féroces et les vociférations non moins aigues des orgues dites de
Barbarie" .642

A Plainpalais on récrimine toujours.


"[Q]uelques malheureux industriels, venus trois ou quatre jours trop tôt sur notre
territoire, se sont vus menacés d'amendes assez rigoureuses. Et pourtant, à deux pas, la
Ville avait trouvé tout naturel de laisser planter en pleine rue Général-Dufour, - ô
dérision - devant le Victoria Hall, le palais de la musique, un musée de cire agrémenté
d'un orgue de barbarie à faire frémir l'orchestre de feu Mangin ! Et vous verrez qu'au 15
janvier, époque à laquelle notre champ de foire municipal et cantonal devra de nouveau
rester désert - pourquoi ? s'il vous plaît, - de boulevard de Plaipalais et les fossés
environnants situés sur le terrain de la Ville seront (...) loués à prix d'or (...). Quand
finira cette comédie ?" . 643

1894. Le débat s'est-il enfin apaisé ?


"Il est à prévoir que dès dimanche prochain le tintamarre commencera au grand
déplaisir des habitants de la Plaine. Il est fort heureux qu'un règlement, dont la police

637L'Echo de Plainpalais, 6 avril 1893.


638L'Echo de Plainpalais, 13 avril 1893.
639L'Echo de Plainpalais, 25 mai 1893.
640Tribune de Genève, 14 décembre 1893.
641Lettre de lecteur, Tribune de Genève, 15 décembre 1893.
642Tribune de Genève, 19 décembre 1893.
643L'Echo de Plainpalais, 21 décembre 1893.

143
fait observer très strictement les dispositions, limite en quelque mesure l'activité de tous
ces industriels" .644

"Les plaintes sont moins vives et surtout moins générales que l'année
dernière" .645

LES FORAINS EXPULSES

Des initiatives visant l'éloignement des forains vers les secteurs


périphériques des villes se retrouvent ailleurs en Europe à la fin du XIXe
siècle, dans un mouvement qu'il faut supposer général et synchrone.
L'exemple, assez précoce, de Venise a fait l'objet d'une brève étude . 646

Ici, l'offensive est lancée en 1885 par un groupement d'habitants et de


propriétaires d'hôtels qui se plaignent de l'" immenso disturbo" et des
"continue grida ed innominabili suoni " produits par les baraques des
forains. Malgré une contre-pétition émanant des petits commerçants et
bistrotiers qui tiennent à l'animation créée par les baraques, la Giunta
Municipale finit par nier aux forains, à l'occasion du carnaval 1886, les
emplacements habituels. La foire est dispersée - autant dire éliminée. Elle
se reconstituera, l'espace d'un carnaval - mais la période du carnaval à
Venise dure trois mois -, en 1893, grâce à une nouvelle pétition de soutien
des petits commerçants (240 signatures) qui en déplorent la disparition. Ce
retour sera éphémère : les protestations des milieux hôteliers reprennent
immédiatement, secondées à partir de l'année suivante par des dispositions
de plus en plus contraignantes des autorités municipales. Pour survivre, les
forains devront choisir entre deux stratégies : replier vers la périphérie ou
tenter de se rendre "acceptables" - "respectables", dirions-nous.
Le dépouillement du Forain suisse de 1895 permet de glaner d'autres
exemples.
En Allemagne, les forains s'inquiètent dans les colonnes de Der
Komet des "manoeuvres parlementaires" entreprises contre eux, dénoncent
les "mille vexations et les milles persécutions des autorités" et s'interrogent
: "[c]es vieux messieurs assis dans le bureau et griffonnant des rapports
grandissimes (...) ont-ils un coeur humain sous leur redingote officielle ?" . 647

"Il paraît que la jolie petite ville de Sables-d'Olonne compte dans son sein - à
l'instar de Paris, s'il vous plaît - des “foirophobes” et qu'il a été question d'expulser,
comme de simples princes, de la renommée station balnéaire les industriels forains"

644Tribune de Genève, 12 décembre 1894.


645Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894.
646Albano TREVISAN, "Dal “casotto” al luna-park. Conflitti e adesioni popolari alle attrazioni foranee a
Venezia", in Glauco SANGA (éd.), La piazza : ambulanti, vagabondi, malviventi, fieranti... Studi sulla
marginalità storica in memoria di Alberto Menarini , Brescia, Grafo, 1989, p. 77-86.
647Repris in Le forain suisse, 15 juin 1895.

144
La feuille locale d'où le Forain reprend la nouvelle - le Journal des
Sables - attribue cette initiative aux "attractions" locales craignant la
concurrence foraine. Un poème complète l'article, synthétisant avec ironie
l'ensemble des griefs traditionnels contre les forains :
"On veut vous expulser, pittoresques Forains,
Sous le prétexte faux que les charmants refrains
Des bugles, des pistons, des joyeuses trompettes
Sont pour couvrir le bruit des vieilles escopettes
Que vous braquez le soir sur les passants tardifs !
Puis vous jetez des sorts... (...)
Quoi ! n'apportez-vous pas dans les plis de vos tentes,
Que vous fixez au sol du seul droit des patentes,
des microbes nouveaux par vos gens récoltés,
Gens de corde et de sac qui nous ont envoûtés ?
Mécréants, fuyez tous les bords de notre plage,
Allez en Juifs-Errants de village en village,
Promenez-y vos ours. Montrez-y vos guignols,
Vos trucs, vos gitanas, tous vos faux Espagnols,
Vos Arabes, vos Turcs, nés natifs de Montmartre,
car nous la connaissons. Et nos museaux de martre
Valent ceux des renards dont vous vous affublez (...)" . 648

A Genève, les autorités municipales ne tenteront de déloger les


forains, en déplaçant la foire du nouvel an sur la plaine, qu'en 1931. Face à
l'"émotion bien compréhensible" et au "grand étonnement" du public, et à
une pétition lancée par les forains et munie de mille signatures , le Conseil 649

Administratif fait marche arrière. Ce n'est finalement qu'en 1949, par un


arrêté du Conseil d'Etat, que la fête foraine disparaîtra du centre ville.

LE CHAMP DE FOIRE DEVIDE

Si la dernière décennie du XIXe siècle marque l'apogée du champ de


foire, la première du siècle suivant voit le début de la désagrégation du
champ de foire. Les forains et leurs attractions traversent un processus de
rude sélection. Confronté à une offre de plus en plus variée, le public fait
ses choix. Les administrations municipales font les leurs, et relèvent en
même temps les loyers. Les grandes expositions nationales et
internationales se sont ouvertes aux forains, mais les critères de choix y
sont plus sévères et les loyers infiniment plus chers : y participer peut
signifier le succès, mais aussi la faillite.
648Signé F. D'HIERES ("Les foirophobes", in Le Forain Suisse, 3 août 1895).
649Archives municipales Ville de Genève, 303.Dos.318, "Pétition des Amis Forains pour maintenir le
Champ de Foire sur les Quais" (1932)
145
Qu'elle se fasse par l'argent ou par le choix souverain d'un placeur ou
d'un comité expositionnaire, la sélection va sensiblement dans la même
direction : le choix souverain favorisera l'éclat, le retentissement, des
apparences et des contenus "convenables", la sélection par l'étranglement
aux recettes et la saignée aux dépenses épargnera les "gros", ceux qui se
reconnaissent déjà autant dans le monde des affaires qu'en celui des
cultures populaires...
En dehors du champ de foire surgissent également des concurrences
nouvelles, vers lesquelles émigrent à la fois les artistes et tenanciers
d'attractions et le public. Ils partent vers le cirque, vers le cinéma
sédentaire, vers un monde du spectacle vivant qui se diversifie, s'épanouit,
se structure. Le champ de foire nourrit tout cela et se dévide. Bientôt ne
resteront plus que les attractions mécaniques : le luna-park.

146
FORAINS, CITOYENS ET BADAUDS

la fête foraine et son public

"[L]a foule moutonne, elle s'égaie, elle a des promiscuités dont elle aurait rougi
hier et qui la réjouissent aujourd'hui que c'est fête (...). C'est si bon, au fond, de penser
ce que le coup de tempête d'un carrousel plus ou moins à vapeur, le contact d'un bars
potelé et l'ivresse légère d'un grog pris sans façon au café voisin, peuvent sans qu'on
s'en doute, dans le tumulte de la joie commune, faire oublier de déboires et de
rancoeurs. Et la bonne foule, bête et stupide, rit, tire de pipes, escalade des montagnes
franco-russes, fait crisser des tourniquets à biscômes où l'on gagne des vases de jour et
de nuit et des caramels du temps d'Esaü, agace les fauves de Pianet, en dépit de
l'influenza, des mômiers, de la bise, des brouillards, du bureau des Poursuites et de
toutes les calamités nationales de notre beau pays de Genève" . 650

La fête foraine n'est pas seulement un ensemble d'attractions, c'est


aussi un grand rassemblement humain. Il y a un plaisir, un vertige que le
public se donne en étant là, les uns contre les autres, serrés et mélangés.
Pour les jours de l'an genevois de la fin du XIXe siècle, il faut imaginer ce
mélange très dense, électrisé mais paisible - pas un seul accident n'est
signalé dans la période considérée. Les rues sont "absolument
encombrées " , "la rue du Rhône était devenue impraticable", le jour de l'an,
651

dès le matin "c'était une cohue, un peu partout" . Carrousels et baraques


652

"ne désemplissaient pas" : la population genevoise semble très déterminée


653

à s'amuser.
"La volonté du peuple de s'amuser le plus tôt possible s'est manifestée d'une
façon frappante vers cinq heures et demie, place de l'Ecu. De nombreuses personnes
grandes et petites, attendaient avec anxiété le moment où le carrousel aux chevaux
galopants serait enfin débarrassé de sa toile" . 654

650L'Etincelle, 6 janvier 1894.


651Tribune de Genève, 1-2 janvier 1891.
652Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
653Tribune de Genève, 3 janvier 1891.
654Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
147
Seul le temps peut parfois tout gâcher, comme lors des fêtes 1892-
1893, "pas brillantes pour les gens de la rue" à cause de la bise et du froid.

Le mélange des âges - "on va en carrousel en famille ; le pli est


donné : grands et petits, grands parents et petits enfants, c'est un tout-y-va
des plus curieux" -, des sexes, des couches sociales, des citadins et des
655

"gens de la campagne" semble bien la règle. Le brassage humain n'est pas


656

seulement interne à la population urbaine, il se fait à l'échelle régionale :


"on pouvait constater la présence de nombreux voisins de la zone et du
canton de Vaud" . Les "campagnards sont descendus en foule" , à tel point
657 658

que ces "promeneurs endimanchés, descendus des hauteurs


environnantes" rendent provisoirement étranger à lui-même
659

"ce bon public de Genève. Nous dirons “de Genève”, c'est un peu excessif, car
on ne rencontre partout que des figures nouvelles. Les habitants des communes rurales,
profitant des trains supplémentaires, sont venus nombreux ; nos bons amis de la Savoie
nous font leur grande visite annuelle" . 660

Sur la plaine, avant et après le jour de l'an, le public est plus


clairsemé et moins bigarré ; ce sont "des badauds et des bonnes d'enfants
qui profitent de leur jour de sortie" ; le premier dimanche après le jour de
661

l'an, c'est
"le jour des bonnes, qui ont dû garder la maison les jours de fête pendant qu les
maîtres faisaient leur tour en ville. Et ces excellentes filles s'en sont donné ; elles
encombraient le carrousel des chevaux galopants" . 662

655Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895.


656Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
657Tribune de Genève, 1-2 janvier 1896.
658Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
659Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
660Ibid.
661Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
662Tribune de Genève, 7-8 janvier 1894.
148
Tout le monde ne sort pas son porte-monnaie . En plus de 663

l'animation, des musiques entremêlées et des décors clinquants, la foire


offre de nombreux plaisirs gratuits. La "parade" à l'entrée des baraques à
spectacle sert à mettre en appétit mais se consomme aussi comme un
spectacle en soi, comme d'ailleurs les feux d'artifices verbaux et les
gesticulations des "aboyeurs" . 664

"La foule s'est arrêtée volontiers devant cette loge, n'y entrant pas, car les
boniments de la porte paraissent plus amusants que les réalités de l'intérieur" . 665

"Tout cela jouait, geignait, grinçait et mugissait : au grand amusement des


promeneurs, qu'égayaient les boniments des pîtres, dansant sur de frêles estrades aux
sons d'une fanfare impossible " . 666

Les atttractions à vertige emportent leurs passager mais aussi les


simples passants, comme nos "promeneurs endimanchés, descendus des
hauteurs environnantes, regardant tourner les carrousels, mais se gardant
bien de risquer les 2 sous" . 667

Il y a, bien sûr, les resquilleurs


"Quand il y a foule, il se trouve de petits auditeurs contrebandiers. Ils se glissent
en avant, s'agenouillent et, pendant que l'entrepreneur met l'appareil en marche, ils
saisissent l'audiphone et entendent tout, sans payer un sou. Ce sont les plus satisfaits" . 668

Enfin, cette humanité bariolée forme elle-même un réservoir de


spectacles inépuisable. Autour des jeux de prouesse se forment des
attroupements ; si les joueurs s'amusent, "les spectateurs ne perdent pas
non plus leur temps" . De même, les corps emportés par les machines sont,
669

eux, aussi, une attraction. Des hommes regardent les bonnes tourner

663Voici à titre indicatif les prix des billets pour quelques attractions et quelques termes de comparaison :
carrousel "vieux jeu"5 ctcarrousel "vague de l'océan"10 ctphonographe10 ct l'air après les
fêtescarrousels divers20 ct, 10 ct après les fêtescarrousel montagne russe20 ct adultes, 15 ct enfants, 10 ct
après les fêteshippodrome20 cttournant (loterie)20 ctmusée vivant30 ct après les fêtesfamille de nains
premières places 50 ct, secondes 25 ctphotographie1 fr les 4 portraitssomnambule (consultation)1 fr
dimanche, 50 ct lundi1 kg de pain (1ère qualité)34 ct (moyenne des années 1890)1 kg de beurre2.49 frs
(id.)12 oeufs1.00 frs (id.)1 kg de pommes de terre7 ct (id.)1 exemplaire de la Tribune deGenève5 ct
(id.)salaire journalier d'un ouvrier agricole 2.03 frs (moyenne des années 1890)salaire annuel d'un facteur
1795.50 frs (moyenne de 1890 et de 1900)Sources : Tribune de Genève, 30 décembre 1890, 3 janvier
1891, 19 décembre 1893, 31 décembre 1893 - 1 et 2 janvier 1894, 3 janvier 1894, 7-8 janvier 1894, 1-2
janvier 1895, 6-7 janvier 1895, 3 janvier 1896 ; Paul BAIROCH, Jean BATOU, Jean-Paul BOREE,
Annuaire statistique rétrospectif de Genève , Genève, Département d'histoire économique et sociale, 1986,
p. 56, 57, 62.
Un lecteur de la Tribune se plaint du renchérissement des divertissements forains. "Ces prix sont
absolument exagérés, ce n'est plus un divertissement pour la foule". Les chiffres qu'il donne, pour les
années 1890 comme pour les années 1870, semblent pourtant peu fiables au vu des données reportées ci-
dessus, et ne tiennent pas compte de la montée générale du niveau des prix et des salaires. La fin de la
lettre fait pense que l'objectif de son auteur est un autre : "La Ville fait une affaire en louant ses places,
mais il vaudrait mieux qu'elle modérât un peu ses prétentions en vue de l'agrément public" ( Tribune de
Genève, 3-4 janvier 1891).
664Tribune de Genève, 29 décembre 1893.
665Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
666Tribune de Genève, 1-2 janvier 1891.
667Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
668Tribune de Genève, 6-7 janvier 1895.
669Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.

149
"Et ces excellentes filles s'en sont donné ; elles encombraient le carrousel des
chevaux galopants : leur contenance, leur maintien faisaient la joie des badauds" .670

D'autres regardent les cavaliers tomber dans


"l'hippodrome vivant de M. Ricono, passe-temps très amusant, car la nature
humaine trouve là un aliment à son penchant au dénigrement. Il y a, en effet, dans cet
hippodrome des gens qui montent à cheval -pour un prix modique - et d'autres
personnes qui regardent les cavaliers. Les rieurs sont plutôt dans l'arène" .
671

Même dans ce spectacle, il y a cependant de l'artifice.


"On a pu observer que même pour les carrousels, il y a du “truc”. Ainsi, quand
la foule des clients n'était pas trop encombrante - c'est-à-dire lorsqu'il n'y avait
personne, on pouvait voir de jeunes filles, toujours les mêmes, exprimer leur joie très
bruyamment. Ces personnes, en style de forain, ce sont les "aboyeuses", elles ont pour
mission d'attirer la clientèle" . 672

La source d'amusement et d'étonnement la plus riche, ce sont peut-


être les regards croisés des citadins et des campagnards
"[L]'homme au phonographe est très complaisant et il suffit de lui indiquer,
poliment, ce qu'on désire, pour qu'aussitôt il cherche la chanson demandée ; le spectacle
est plus intéressant pour ceux qui regardent, en observant, que pour ceux qui écoutent.
Est-il rien de plus amusant que de suivre le jeu de physionomie d'une jeune paysanne
de la Savoie, écoutant, d'abord craintive, puis charmée, ce qui se murmure dans son
oreille par le tuyau de caoutchouc. Hier, l'une de ces jeunes filles, après avoir, non sans
regret, quitté les audiphones, cherchait quelquechose ou quelqu'un. Elle regardait sous
l'appareil et, finalement, laisssa percer sa curiosité : - Oû est-il, l'homme qui chante ?
Elle est partie persuadée que le “monsieur” auquel elle avait donné deux sous était le
même que celui qui chantait “Le curé Printemps”" . 673

"[U]ne sirène à vapeur, imitant à s'y méprendre la voix humaine, faisait entendre
de temps en temps des cris de joie artificiels qui faisaient tressaillir les gens de la
campagne ; “ils s'amusent trop là-dedans, dosait une jeune paysanne, c'est pas des cris
convenables”" . 674

670Tribune de Genève, 7-8 janvier 1894.


671Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
672Tribune de Genève, 7-8 jnvier 1894.
673Tribune de Genève, 6-7 janvier 1895.
674Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
150
la foire entre archaïsme et nouveauté

Le monde de la foire valorise, survalorise la nouveauté. Tout l'y


pousse, à la fin du XIXe siècle. Du côté de la demande, c'est peut-être la
transformation de la perception - l'"intensification de la vie nerveuse" dont
parlait Georg Simmel - chez un public de plus en plus épris, drogué
d'expériences nouvelles et changeantes. Du côté de l'offre, c'est sans doute
l'effet de la concurrence, d'une pression se répercutant en cascade des
bâtisseurs de systèmes techniques aux fabricants d'attractions de foire, des
fabricants aux forains et de ceux-ci au public, tous entraînés dans une fuite
en avant vertigineuse. Du côté des insitutions, c'est l'effet de prestige
souhaité par les pouvoirs publics, qui veulent bien que la population
s'amuse mais qui ne savent renoncer, en ces occasions de liesse populaire, à
ce que leur ville s'illustre du même coup aux yeux de ses citoyens aisés et à
ceux des voisins et des étrangers. Du côté des rapports sociaux, c'est la
pression acculturante d'une bourgeoisie qui discrimine les attractions selon
leur capacité à diffuser une quelconque nouveauté pouvant porter
l'estampille du progrès, selon leur pouvoir d'acclimater l'innovation utile au
sein des plus larges couches de la population. Tout cela ne fait par ailleurs
que prolonger, en l'exaspérant, une des caractéristiques structurelles de la
culture foraine : depuis toujours, ce qu'on attend des amuseurs nomades
c'est de l'inédit, du nouveau, du risqué.
La valorisation de la nouveauté apparaît d'une façon insistante et
explicite dans les comptes-rendus que la presse consacre au champ de foire
genevois du nouvel an. La catégorie de l' inédit est utilisée comme un des
critères fondamentaux pour juger de l'intérêt d'une attraction et de la foire
dans son ensemble.
1893. "A chaque nouveau tour, on rencontre des choses inédites" . 675

1894. "Pas beaucoup de choses inédites, sur la Plaine" .676

1895. "En résumé, rien de bien neuf" . 677

1896. "Le soir (...) on circulait pour circuler, car il n'y avait en réalité pas une
seule “baraque” intéressante ou nouvelle" . 678

675Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.


676Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
677Tribune de Genève, 28 décembre 1895.
678Tribune de Genève, 1-2 janvier 1896.
151
A l'intérieur d'une offre qui se fait pléthorique, la valeur de
nouveauté est proposée par le journaliste comme le repère principal pour
orienter le choix du consommateur.
"Place du Lac, un bon vieux carrousel ancien système : il n'est plus dans le jeu,
son propriétaire" .679

"Les bateaux sont dépassés : c'est un chemin de fer circulaire qui s'offre aux
amateurs de mouvement" . 680

La nouveauté est d'abord une question d'apparences. Il faut être à la


mode, dans le jeu.
"Une nouvelle “tournée” en l'Île nous fait trouver une “Fantasma”. Le public ne
sait pas trop ce que cela veut dire, d'autant plus que les propriétaires de la merveille de
l'intérieur sont incontestablement des Allemands. Il n'y a qu'eux pour sonner encore une
grande cloche pour attirer les gens. C'est vieux jeu. A Paris, cela ne se fait plus" . 681

Concurrence oblige, le soin du look va inévitablement jusqu'à


l'outrance.
"Le grand carrousel dit “Gondoles vénitiennes” (...) réunit le summum du luxe
et du confortable, mais c'est horriblement criard et brillant. Ce sont, dit l'enseigne, des
gondoles, et à l'entrée on voit se pavaner deux cavaliers de bois, de grandeur naturelle,
de même que leurs chevaux, dont les yeux, le soir, sont éclairés à la lumière électrique
ainsi que la crinière et les harnais. C'est grotesque au possible : ce qui ajoute encore à
l'hérésie du style, c'est que le service de cet établissement, soi disant vénitien, est fait
par des hommes du Nord, avec toques de fourrure et vestons garnis de peaux de loutre.
Mais enfin, c'est brillant, et cela tourne vite" .682

Au-delà des apparences, la nouveauté est surtout une question de


contenus. A cet égard, les attractions tendent à être traitées comme si leur
fonction n'était pas tant de produire le plaisir spécifique auquel leur
structure les destine - vertige, épouvante, mimétisme, rire, plaisir
scopique... - que d'accueillir et de proposer de la nouveauté.
La nouveauté apparaît sur le champ de foire sous deux aspects :
celui, majeur, absolu, de la découverte scientifique et de l'invention
technique, qui élargissent le champ du possible et prolongent aux yeux de
leurs contemporains la droite du progrès, et celui, mineur, relatif, de
l'actualité politique, socio-culturelle, évenementielle, qui rend compte de la
densification et de la complexification des relations entre les êtres et qui
traduit le rythme du monde.

LA NOUVEAUTE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE

679Tribune de Genève, 3 janvier 1890.


680Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
681Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
682Tribune de Genève, 3 janvier 1896. Le Forain suisse du 18 janvier 1896 émet un jugement nettement
plus favorable à l'égard de "[c]et établissement, d'un luxe et confort sans précédent" et de ses
"magnifiques gondoles d'une richesse et d'un goût irreprochables"... Les Gondoles vénitiennes
appartiennent au Suisse H.-Ed. Opitz père.
152
La grande vedette, qui n'est plus vraiment une nouveauté en elle-
même mais qui apparaît comme une source inépuisable d'applications
nouvelles, est l'électricité.
Selon un parcours caractéristique, l'expérimentation sur l'électricité à
l'époque moderne s'est concentrée successivement sur l'identification d'une
série de propriétés (phase scientifico-conceptuelle, du XVIIe siècle aux
années 1830), sur la manipulation des propriétés découvertes (phase
scientifico-technique, à partir du deuxième tiers du XIXe siècle), enfin sur
l'utilisation systématique des phénomènes électriques (phase technico-
industrielle, à partir du dernier quart du XIXe siècle). Dans le domaine des
applications, après des tentatives précoces d'usage thérapeutique dans la
deuxième moitié du XVIIIe siècle , l'électricité est utilisée d'abord comme
683

source d'éclairage (la lampe à arc, utilisée dans des lieux de spectacle et de
production depuis les années 1830, dans la rue à partir de la fin des années
1870 ), puis comme moyen de transmission (le télégraphe électrique,
684

depuis les année 1840 ; le téléphone, à partir des années 1880 ), enfin 685

comme source de mouvement (le moteur électrique, depuis les années


1880). Au plan macro-social, la décennie 1880 apparaît comme la période
cruciale de l'implantation de l'énergie électrique . 686

Chacune de ces applications est précédée, accompagnée, magnifiée


et en même temps banalisée par un autre usage, de type spectaculaire. Le
spectacle apparaît ainsi comme la première véritable application de
l'électricité, la première insertion de la découverte dans les pratiques
sociales. Pour le public, le spectacle électrique est une source d'amusement,
d'émerveillement et de connaissance. Pour le savant, l'industriel, le riche
particulier ou le pouvoir public qui l'organisent, il est le moyen de
promotion d'une découverte, d'une discipline scientifique ou d'une branche
industrielle, d'une invention, d'un rôle social. Pour la société dans son
ensemble, il nourrit un processus d'expérimentation socio-culturelle de
l'électricité, qui envisage les phénomènes du point de vue de l'imaginaire,
testant leur capacité de séduire les sens et l'esprit et rêvant leurs possibles
applications, significations et dangers dans la société.
La première forme de mise en spectacle de l'électricité se fonde sur
les expériences savantes servant à en indentifier les manifestations. Elle se
déroule dans les cabinets de physique mondains et forains, où l'on s'amuse
de l'aimantation, des jets d'étincelles et, à partir des années 1730, des
petites secousses que procure le contact avec la bouteille de Leyde.
683Carolyn MARVIN, Quando le vecchie tecnologie erano nuove. Elettricità e comunicazione a fine
Ottocento, Torino, UTET, 1994 [1988], p. 144-147.
684Ibid., p. 181.
685Patrice FLICHY, Une histoire de la communication moderne. Espace public et vie privée , Paris, La
Découverte, 1991, p. 49-79.
686Alain GRAS, Grandeur et dépendance. Sociologie des macro-systèmes techniques , Paris, PUF, 1993,
p. 69.
153
Les premiers éclairages décoratifs à la lampe à arc, qui précèdent de
quelques années les applications utilitaires de l'invention, mettent en
spectacle la manipulation de l'énergie. Les spectacles d'éclairage - tours de
lumière, fontaines lumineuses, gigantesques tableaux féériques - seront en
grande vogue surtout dans les deux dernières décennies du XIXe siècle . 687

Ce n'est plus, comme dans les cabinets de physique, la révélation d'une


merveille naturelle grâce à quelques accessoires et à une figure de sorcier
qui l'évoque ; c'est l'exhibition de la capacité humaine de capter les forces
naturelles et de les arranger selon les desseins d'un artiste-démiurge à la
veine pompière, grandiloquente.
L'utilisation de l'électricité pour transmettre des signes donne lieu
aux premières applications spectaculaires réalisées industriellement à
grande échelle : dans un foisonnement d'inventions concurrentes, les
techniques audiovisuelles débutent en société à la fin du XIXe siècle.
C'est enfin sur le champ de foire que l'électricité se met en spectacle
en tant que force motrice : les premiers carrousels à entraînement
électrique apparaissent en Europe au début des années 1890 . 688

A Genève, l'éclairage électrique apparaît dans l'industrie dans les


années 1850, dans les rues en 1885 et au Grand Théâtre en 1888. Inventées
par le physicien genevois Jean-Daniel Colladon , rendues très populaires
689

en Europe par l'Exposition universelle parisienne de 1889, les fontaines


lumineuses - des jets d'eau illuminés par des lampes électriques - sont
utilisées à partir de 1891 pour décorer la rade. Ce genre de spectacle existe
ailleurs en Europe, mais la presse peut le présenter comme "une spécialité
genevoise, étant donné leurs dimensions colossales et le cadre merveilleux
qui les entoure" . En tant que source utilitaire de mouvement, l'électricité
690

n'apparaîtra dans l'espace public genevois qu'en 1896, l'année de


l'Exposition nationale, lorsque les première lignes de tramway électrique
commenceront à remplacer le régime mixte en fonction jusque-là : traction
animale pour les lignes intraurbaines, vapeur pour la liaison avec
Annemasse . 691

Tous les usages possibles de l'électricité sont exploités sur le champ


de foire. Dans les cabinets de physique forains se jouent des spectacles
féériques qui mettent à profit, à côté de l'électricité, quelques réactions
chimiques particulièrement hautes en couleurs et les possibilités
illusionnistes des jeux d'optique. Pour ces baraques, la science n'est pas

687C. MARVIN, op. cit., p. 169-211.


688F. DERING, op. cit., p. 166.
689Corinne WALKER, "Du plaisir à la nécessité. L'apparition de la lumière dans les rues de Genève à la
fin du XVIIIe siècle", in François WALTER (éd.), Vivre et imaginer la ville , carouge, Zoé, 1988, p. 105.
690L'Echo de Plainpalais, 30 mai 1895.
691L'Echo de Plainpalais, 1 août 1895.

154
seulement un réservoir d'artifices, mais également un argument de vente :
nous avons rencontré la loge d'"Ondine la reine des mers" et son spectacle
qui "en rapport avec les nouvelles découvertes de la science" .
L'électricité est surtout utilisée pour son éclat : la loge du
"Palladium" présente des fontaines lumineuses ; les chevaux des "Gondoles
vénitiennes" ont des yeux flamboyants et des harnais de lumière ; les
grands carrousels se parent de lampes colorées qui remplacent
progressivement l'éclairage au gaz et à l'acétylène.
Féerique dans les spectacles illusionnistes, grisante dans le décor des
carrousels, l'électricité en tant que source d'étonnement se surpasse dans les
attractions audiovisuelles, les futurs véhicules de la culture de masse - le
phonographe, "la plus étonnante découverte du XIXe siècle" , puis le 692

cinématographe - qui font ici, sur le champ de foire, leur début en société.

En dehors des merveilles électriques qui en sont la marque la plus


visible, la nouveauté scientifique et technique est omniprésente sur le
champ de foire. La ménagerie Pianet vante le concours d'un
"bactériologiste distingué", qui applique la "méthode expérimentale" à
l'acclimatation des animaux. Le musée Thiele présente les découvertes
récentes de la médecine et démontre sur ses figures en cire les effets des
nouvelles techniques de destruction de l'armée suisse. Les panoramas
livrent au regard les nouvelles terres dont s'enrichissent les Empires et le
géographes. Les monstrations d'indigènes initient les badauds à
l'ethnologie. Les dioramas industriels présentent le progrès à l'oeuvre dans
certaines branches de l'économie. Enfin, après avoir banalisé dans la
deuxième moitié du XIXe siècle l'usage de la vapeur, les machines à
vertige permettent au public de la foire de sentir sur son corps balloté la
force motrice de l'électricité.
"[N]ous ne pouvons qu'être surpris de la rapide exploitation par les
forains de'éléments provenant tout droit de l'actualité des sciences et des
techniques" . En effet, dans le processus de socialisation des sciences et
693

des techniques, le champ de foire se situe quelque part dans une zone
intermédiaire entre le laboratoire du savant et l'implantation dans la vie
quotidienne des larges couches de la population. En cela, le champ de foire
n'est pas seulement un des nombreux lieux colonisés par les sciences et les
techniques à la fin du XIXe siècle : c'est aussi un lieu où les nouvelles
trouvailles sont captées, appropriées, mises en circulation selon des
modalités qui ne sont pas une simple application du protocole d'usage
élaboré par leurs inventeurs.mais qui s'enracinent dans les pratiques de
cette culture populaire nomade et marchande qu'est la culture foraine. Loin

692Tribune de Genève, 22 décembre 1892.


693Daniel REICHVARG, Jean JACQUES, Savants et ignorants. Une histoire de la vulgarisation des
sciences, Paris, Seuil, 1991, p. 39-40.
155
d'être un simple reflet, le champ de foire est ainsi un des lieux où s'élabore,
sous le signe du jeu, de l'émerveillement, du plaisir et de l'illusion, l'usage
contemporain des sciences et des techniques.

L'ACTUALITE POLITIQUE ET EVENEMENTIELLE

La foire est aussi un journal, à l'affût de l'actualité politique et du fait


divers, célébrant et familiarisant les noms, les visages et les faits des
nations et des armées, des grands hommes et des grands criminels. Journal
visuel : les vues stéréoscopiques des panoramas. Journal plastique : les
figures de cire. Journal sonore : ...les orgues de barbarie.
"[L]es orgues de Barbarie qui nous viennent de France se font courtisanes et
jouent cette années le “Père la Victoire” en lieu et place de “En revenant...”. Cette
révolution dans les cylindres et les manivelles est bien la caractéristiques de l'année qui
s'en va : Boulanger oublié pour Carnot" . 694

L'ACTUALITE SOCIO-CULTURELLE

La dimension socio-culturelle des nouveautés et des actualités que


présente le champ de foire ne peut pas vraiment être isolée de leurs
composantes scientifico-techniques ou politico-évenementielles. Les
inventions et les événements n'apparaissent jamais dans une forme pure et
neutre, libre de toute interprétation préalable et de tout contenu qui en
oriente la réception. Chaque nouveauté arrive déjà chargée de
significations socio-culturelles qui débordent sa réalité brute, matérielle ou
évenementielle. La nouveauté présentée sur le champ de foire est ainsi
toujours un support d'idées, désirs, aspirations, en un mot d' attitudes. Les
cabinets de physique qui transfèrent le mystère du monde surnaturel à
l'univers de la science, les dispositifs audiovisuels qui font rêver de
supprimer la mort, les vues exotiques - stéréoscopiques ou
cinématographiques - qui illustrent l'élargissement du monde conquis, les
monstrations d'indigènes qui hiérarchisent les peuples de manière
scientifique et bienveillante, le dressage des fauves ou de l'électricité qui
met en scène une domination rationnelle et élégante de la nature, les

694Tribune de Genève, 1-2 janvier 1890.


156
concours de beauté qui démocratisent l'érotisme décoratif... Tout cela
participe aussi de l'offensive idéologique lancée par la bourgeoisie en
direction de la société dans son ensemble, qu'il faut saturer d'attitudes
rationalistes, prométhéennes, impérialistes, universalistes en esprit et
nationalistes en politique, qu'il faut habituer aux rapports entre les classes
et entre les rôles sociaux, entre les races et entre les sexes, entre les
humains et la nature qui doivent régir la société contemporaine.
A côté de cette fonction implicite de diffusion d'une vision du
monde, le champ de foire se fait également la caisse de résonance explicite
de ces grands événements socio-culturels que sont les expositions. Le
rapport entre les grandes expositions et les fêtes foraines est, comme nous
le verrons plus loin, assez complexe. A première vue, cela ressemble à un
rapport de dépendance : le champ de foire se nourrit longtemps des
retombées d'une grande exposition, reprenant les nouveautés qu'elle a
lancées, reproduisant par tous les moyens son décor et ses contenus,
exploitant simplement la marque prestigieuse que le moindre objet peut
retirer d'un passage à l'exposition.
Entre 1889 en 1896, l'exposition de référence pour le champ de foire
genevois est celle de Paris de 1889.
"[T]outes les baraques panoramiques ou autres nous montrent quelque chose de
l'exposition : c'est elle qui fera la fortune des propriétaires de ces établissements après
avoir fait, à Paris, celle d'un nombre infini de gens" .
695

Utilisé par les forains, surtout pendant l'hiver 1889-1890, comme


argument publicitaire, le fait de "revenir de l'Exposition" semble susciter
chez les journalistes un certain agacement, dont les raisons ne sont jamais
explicitées mais qu'il nous faudra essayer de déchiffrer. Dans son bilan des
fêtes du nouvel an, la Tribune égrène, résignée : une ménagerie de retour
de l'Exposition ; le "Grand Théâtre Central" "revient aussi de
l'Exposition" ; "une diane géante - elle revient aussi de Paris, celle-là". En
bref, "tous les gens de roulotte reviennent de l'exposition. Qu'est-ce que
cela peut bien nous faire ?". Jusqu'à cette chute étrange :
"Hier au soir beaucoup de monde dans les rues ; cependant on entendait des
plaintes générales : - L'exposition a tout tué ! - L'influenza a fait le reste" .
696

Hybride d'un champ de foire et d'une encyclopédie, véritable chaînon


manquant dans la généalogie de la culture de masse, l'exposition est,
comme nous le verrons, la première manifestation où le mélange de
cultures populaires et de culture bourgeoise se fait au net avantage de cette
dernière. C'est l'exposition qui, après avoir vampirisé la fête foraine,
prépare sa double liquidation : à la marge et/ou au musée du folklore.

695Tribune de Genève, 1-2 janvier 1890.


696Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
157
LE DERNIER CRI ET L'IMMEMORIAL

Le monde de la foire, avons-nous dit, survalorise l'inédit, lance ses


acteurs dans la fuite en avant de la mode et de l'innovation, absorbe dans
une frénésie boulimique toutes sortes de nouveauté et participe, au bénéfice
de la collectivité, aux premières étapes de leur digestion sociale. La réalité
est cependant plus nuancée.

Les systèmes techniques se superposent et se juxtaposent sur le


champ de foire tout comme ils le font, en cette fin du XIXe siècle, dans
l'ensemble de la société. L'éclectisme est frappant dans le cas des
carrousels : les spécimens "modernes", entraînés à la vapeur et éclairés à
l'électricité (et dotés de "musiques à vapeur" ), cohabitent avec les 697

modèles dits "dans le vieux jeu" ou "du bon vieux temps" , sans vapeur et
698 699

éclairés au pétrole. Sensible au charme de la nouveauté, prêt à se laisser


entraîner par les modes sans se faire prier - le carrousel à bateaux est "un
peu abandonné, supplanté par son heureux rival" : "c'était du nouveau, il y
700

a quelques années ; maintenant, ce genre est détrôné par celui des


Montagnes russes ; c'est à la mode et les affaires y vont bien" -, le public 701

manifeste en même temps un certain attachement pour les dispositifs


archaïques :
"un carrousel tonkinois jouissait bien de la faveur publique. Ce n'est pas une
installation bien riche : il n'y a pas de machine, ni d'électricité, pas de rideaux et point
de coussins. Les voitures sont en fer-blanc, et ce sont des quinquets fumeux qui
éclairent, pendant qu'un orgue presque aphone fait entendre mélancoliquement de
lamentables ritournelles. Ce qu'il y a de particulier dans ce carrousel, c'est que les
clients le font marcher, de leur voiture, au moyen d'une manivelle" . 702

L'hiver 1894-1895, les commentaires se font contradictoires : on se


demande si le journaliste peine à faire coïncider ce qu'il voit et ce qu'il
pense ou si, simplement, la corrélation entre la modernité de l'installation et
la faveur du public est vraiment faible. L'explication réside probablement
dans le dédoublement du champ de foire du nouvel an : le "carrousel
ordinaire, tournant encore par la force des bras, encore très occupé" qui 703

fonctionne sur la Plaine, pour un public où la composante populaire


domine, devient, une fois transféré en ville, "un pauvre vieux carrousel de
l'ancien temps, bien détrôné par les somptueux établissements à vapeur" ou
un des "deux carrousels “vieux jeu”, peu utilisés, bien qu'on ne demandât
697Tribune de Genève, 24 déc. 1889.
698Tribune de Genève, 15-16 décembre 1889.
699Tribune de Genève, 1-2 janvier 1892.
700Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
701Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
702Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893. Les remous indochinois de la fin des années 1880 sont-ils pour
quelque chose dans le succès de ce carrousel "tonkinois" ?
703Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.

158
qu'un sou" . L'année suivante, "les carrousels primitifs, ceux de notre
704

enfance, sont encore visibles - ils se cachent presque honteusement - à la


place Saint-Gervais et à Longemalle" . 705

Si les échos d'enfance sauvent le "bon vieux carrousel ancien


système" , rien ne rachète aux yeux des journalistes l'archaïsme presque
706

sinistre des étalages de babioles.


"Dans les Rues Basses, c'est une longue suite de magasins en plein vent, où l'on
vend les mêmes lainages et la même ferblanterie qu'il y a dix ou vingt ans. Les bancs où
l'on vend des “cornets” à cinq sous sont encore là : les bonbons sont les mêmes, les
propriétaires seuls ont changé. Et cela va durer 3 jours, 4 peut-être selon la tolérance de
nos hautes autorités. Ce sera un enterrement prolongé" . 707

Hors du centre-ville et de l'animation particulière du nouvel-an,


ramassé sur la Plaine, la foire foraine se montre nue. Une formule
liquidatoire la renvoie alors parfois toute entière dans un monde périmé.
"C'est la cour des miracles qui s'est donné rendez-vous à Genève. Cela ne fait
que commencer. Pauvres habitants du boulevard de Plainpalais" . 708

"C'est bien en une Barbarie en miniature que la plaine de Plainpalais a été


transformée" . 709

Dans cet univers minable et éculé, la nouveauté n'est plus qu'un


leurre, répétition mécanique d'un procédé, variation dérisoire, décrassage,
ravalement.
"[L]e panorama a complété sa galerie par les portraits d'Eyraud et de la fille
Bompard. Le musée de cire s'est procuré la tête du prochain supplicié, et les
somnambules ont renouvelé leurs crasseux jeux de cartes. N'oublions pas le sauvage,
qui se fait une nouvelle provision de pigeons et de... noir animal" . 710

"A droite, une classique baraque de sauvage. La toile est neuve : “Bouffalo-
Boull-Boull” - la marchandise l'est peut-être aussi" .
711

"On ne peut pas traverser la rue du Rhône sans rencontrer deux ou trois
chanteurs ambulants, débitant les plus récentes mélodies - de celles que nous font avaler
depuis des mois les pensionnaires de nos cafés-chantants" . 712

"Le grand “Musée vivant Pietro” est pour la première fois dans nos murs (...). Le
directeur annonce que tous les décors sont “remis à neuf” - et il n'oublie pas d'insister
sur cette liaison" . 713

On guettera alors les signes du déclin, les étapes d'une disparition


progressive dont on anticipe en bonne logique le déroulement : d'abord les
baraques, puis les carrousels...
"Nous avons eu cette année beaucoup moins de baraques : les propriétaires de
ces établissements nous quittent peu à peu. Ils savent sans doute pourquoi, et font bien.

704Tribune de Genève, 1-2 janvier 1895.


705Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
706Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
707Tribune de Genève, 1-1 janvier 1892.
708Tribune de Genève, 12 décembre 1893.
709Tribune de Genève, 19 décembre 1893.
710Tribune de Genève, 28-29 décembre 1890.
711Tribune de Genève, 3 janvier 90.
712Ibid.
713Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.

159
Il faut croire que nous sommes encore un bon terrain à exploiter pour les carrousels ;
cela n'aura qu'un temps" . 714

Mais il n'y a rien a faire : toute la linéarité que les journalistes tentent
d'introduire dans l'histoire qui se déroule, année après année, sous leurs
yeux est systématiquement mise à mal. Une année après ce faire-part
prématuré, pour le nouvel-an 1890-1891, les baraques sont plus
nombreuses et achalandées que jamais. Du coup, les signes présumés de
déclin ne semblent plus qu'un mauvais effet de la météorologie ou des
humeurs du journaliste. L'hiver 1893-1894, loin de se ratatiner, le champ
de foire s'épanouit.
"Il y a longtemps qu'on n'avait vu semblable quantité d'exhibitions" . 715

Quatre ans après le "cela n'aura qu'un temps", voici débarquer des
carrousels dernier cri.
"Le luxe moderne a peu à peu chassé des champs de foire les chevaux de bois de
notre enfance, dont les gros yeux aux tons verts très crus, faisaient alors notre bonheur.
Il faut être capitaliste, en 1893, pour monter un carrousel ; la vapeur a remplacé la
manivelle à bras, puis le vieux cheval, “qui tournait toujours”, come le dit la chanson. Il
y a même progrès ; le carrousel à bateaux d'il y a 10 ans est détrôné à son tour par la
montagne russe. Ici, tout est luxe : les banquettes rembourrées sont couvertes de velours
grenat et mauve ; les panneaux ne sont que dorure et sculpture - le tout suffisamment
criard" .
716

Et ce n'est pas fini :


"Le nouvel an de 1895-1896 est celui des carrousels. On n'en avait jamais vu
d'aussi riches, si largement représentés : une douzaine au moins" . 717

Deux représentations tout à fait contradictoires se croisent dans les


commentaires sur le champ de foire du nouvel an. Pour l'une, la foire est un
univers soumis à un processus de renouvellement constant, le nouveau
chassant l'ancien à un rythme soutenu scandé par la mode et par le progrès
technique et économique ("il faut être capitaliste..."). Pour l'autre, la foire
est un ramassis de vestiges archaïques que l'on dévisage avec un mélange
de nostalgie et de dégoût, venues d'un autre âge ontogénique ("notre
enfance") ou phylogénique (la "cour des miracles", topos moyenâgeux ), 718

ou d'un monde exotique et donc moins civilisé ("une Barbarie en


miniature").
Cette dualité ne peut être résolue par le journaliste par des procédés
simples, par exemple par un tri qui séparerait les traces archaïques des
signes de modernité : les deux identités de la foire sont trop étroitement
imbriquées, et les éléments qui la composent sont trop enclins à basculer
d'un pôle à l'autre à chaque fois qu'on est sur le point de les saisir, pour
qu'une telle opération puisse réussir. Dans un article révélateur paru pour le

714Tribune de Genève, 3 janvier 90.


715Tribune de Genève, 7-8 janvier 1894.
716Tribune de Genève, 19 décembre 1893.
717Tribune de Genève, 3 janvier 1896.
718Cf. Roger CHARTIER, "La “Monarchie d'argot” entre le mythe et l'histoire", in Cahiers Jussieu n. 5.
Les marginaux et les exclus dans l'histoire, Paris, UGE, 1979, p. 295-305.
160
nouvel an 1895-1896, un journaliste confronté à la contradiction habituelle
trouve une parade étonnante : il invente un déplacement dans l'avenir.
Depuis son observatoire imaginaire, cinquante ans plus loin, il regarde en
arrière sur son présent et parvient enfin à envisager l'ensemble de la foire
comme irrémédiablement archaïque.
"Nous nous imaginons que les chroniqueurs de 1946 écriront à peu près en ces
termes l'histoire de la fin d'année 1896 : (...) En ce temps-là, les places publiques étaient
occupées par ce qu'on appelait des “baraques”. Il y avait aussi de grandes machines
circulaires, qu'on appelait carrousels. C'était l'époque de la transition entre la vapeur,
depuis longtemps supprimée [supprimée au moment ou le chroniquer imaginaire écrit,
en 1946], et l'électricité, et déjà en 1896, la force électrique commençait à n'être plus
seulement utilisée pour la lumière. Il y a un demi-siècle, ou pouvait voir des grandes
personnes avec des enfants se placer dans les voitures de ces grands manèges dits
carrousels et trouver du plaisir à tourner pendant quelques minutes (...). [N]os ancêtres
étaient encore bien innocents de perdre leur temps en payant pour provoquer le
vertige" .
719

Cette mise en fiction apaise peut-être la contradiction, mais elle ne la


résout pas. La plume posée, le chroniqueur se retrouve à nouveau à la fin
du XIXe siècle, tiraillé face au champ de foire et à son époque, projeté vers
le futur par la force électrique et retenu dans un passé immémorial par
l'innocent plaisir du vertige.

719Tribune de Genève, 1-2 janvier 1896.


161
le rationnel et le refoulé

LE CHAMP DE FOIRE PLUS L'ENCYCLOPEDIE : LA


TRIOMPHALE DEROUTE DE LA RAISON EXPOSITIONNAIRE

La fête foraine et les grandes expositions, nationales et


internationales, industrielles et universelles, entretiennent des rapports
complexes. Leur racine est commune : elle réside dans les grande foires
urbaines du moyen âge et du début des temps modernes, espaces clos et
survoltés, villes éphémères concentrant la totalité du monde, dispositifs
servant à faire exister et en même temps à mettre en spectacle l'échange, la
nouveauté et le plaisir. Si la fête foraine est un développement ludique de la
foire, l'exposition en est un développement encyclopédique . 720

L'invention de l'exposition industrielle est un produit de la


Révolution française. L'objectif de la première manifestation de ce genre,
lancée par le ministre de l'Intérieur du Directoire, François de Neufchâteau,
en 1798, est de dresser une sorte de tableau vivant de l'industrie nationale
servant à la fois à faire un bilan de l'état des forces productives et à fouetter
l'esprit d'émulation de ces forces pour les lancer dans la guerre économique
contre l'Angleterre. Paris verra une dizaine d'expositions de ce genre dans
la première moitié du XIXe siècle.
Au milieu du siècle, le mot d'ordre est l'universalité, l'unification de
l'humanité : l'Angleterre inaugure en 1851 sous cette devise l'ère des
expositions internationales. La formule sera reprise une dizaine de fois
jusqu'à la fin du siècle dans des événements d'une très grande envergure
(Paris 1855, Londres 1862, Paris 1867, Vienne 1873, Philadelphie 1876,
720Le fait que "[l]'apparition de la formule “exposition industrielle” coïncide avec la suppression des
barrières de tous types mises en travers des échanges par l'Ancien Régime" peut conduire à croire que
"[s]a genèse n'a donc que peu à voir avec celle des grandes foires qui ont eu leur apogée au XVIe siècle"
et qui "suppléa[ient] en quelque sorte la pauvreté des voies de communication et des moyens d'échange".
En réalité, même si l'importance commerciale des grandes foires urbaines décline à partir du XVIIe siècle
"au profit d'autres lieux, permanents ceux-là" (Armand MATTELART, L'invention de la communication ,
Paris, La Découverte, 1994, p. 133-134), ces grandes réunions survivent à la sécession du grand
commerce et continuent de fournir un modèle saisisssant de "carrefour-festivité" (ibid.) des activités
humaines. Paris, qui verra naître sous la Révolution les expositions industrielles, connaît au XVIIe et au
XVIIIe siècle de nombreuses foires qui, pour être marginales dans les grands courants commerciaux
internationaux, n'en sont pas moins marquantes dans l'expérience du monde et les attitudes de la société
française.
162
Paris 1878 et 1889, Chicago 1893, Paris 1900) et essaimera en même
temps aux quatre coins du globe (Sydney, Calcutta, Buenos Aires, Rio de
Janeiro, Bogota, Amsterdam, Bruxelles, Bombay, Melbourne, Barcelone,
Edimbourg, São Paulo, Moscou...) . 721

Comme l'encyclopédie, l'exposition se propose de rassembler dans


un espace limité, de classer scrupuleusement et de rendre largement
accessible une masse de connaissances dotée d'un caractère de complétude,
portant dans ce cas sur les produits du travail humain dans une nation
donnée. Le tableau dressé ne doit pas se borner à proposer un constat : il
doit également illustrer un certain nombre d'idées dominantes, transmettre
des idées-forces portant sur la nature et les effets du progrès, sur le rapport
entre l'effort individuel et la réussite collective, sur l'agencement entre les
rôles sociaux, sur l'identité nationale et sur les relations internationales.
Cette volonté d'illustrer, inscrite d'abord dans le dispositif de l'exposition,
s'affirme surtout dans le cérémonial qui accompagne le déroulement de
l'exposition, fournissant des clés de lecture, distribuant des accents,
assénant des vérités.
Les expositions internationales sont sans doute les premiers
événements - à l'exception partielle de quelques grands actes ritualisés du
pouvoir tels le sacre d'un roi ou d'un empereur - où l'on manifeste la
prétention d'adresser simultanément et de manière "intégrée" à tous les
groupes qui composent la société et à toutes les sociétés du monde un
message que l'on veut intelligible par tous de la même manière.
Face à une ambition de cette démesure, même les moyens les plus
gigantesques dont on dispose ne sont que de pauvres outils de bricolage.
Les grandes expositions verront ainsi le jour comme des monstres
étonnants, des collections de pièces rapportées dont les grands gestes
architecturaux et cérémoniels tenteront de faire des organismes cohérents,
mais dont le sens d'ensemble débordera toujours partiellement les
intentions des initiateurs.
Entreprise cognitive mais aussi idéologique, mobilisatrice,
l'exposition doit être pour la société un miroir idéalisant, capable de
renvoyer à chacun et à tout le monde une image virtuelle vers laquelle
tendre. L'approche analytique du classement doit donc avoir un pendant
synthétique qui puisse condenser pour un seul coup d'oeil une réalité
complexe. La logique expositionnaire conduit ainsi à la fabrication d'une
panoplie d'"images de synthèse" qui condensent en une allégorie, une
maquette, un tableau vivant l'identité de chaque secteur d'activité, de
chaque groupe social, de la nation dans son ensemble. On voit bien que
l'exhibition d'échantillons représentatifs, qui traduit l'approche analytique,
se double nécessairement de la présentation d'installations mimétiques, qui
traduit l'approche synthétique. Ces installations, imitant la réalité sous une
721A. MATTELART, op. cit., p. 131-152.
163
forme saisissante et immédiatement significative, sont consommables par
les visiteurs comme une suite d'attractions . Le badaud peut s'y promener
722

comme à la foire.
Pour remplir son rôle mobilisateur, l'exposition ne peut se contenter
de faire appel à la raison : elle doit aussi remuer les affects. Les artistes de
tout poil et les entrepreneurs du divertissement sont donc mis à
contribution pour parsemer de fête, de spectacle et d'agrément décoratif
l'encyclopédie vivante du travail humain, qui vient ainsi à ressembler à un
jardin de délices... ou à une "kermesse de barrière" . La porte ouverte au 723

plaisir, et une certaine réticence des couches populaires à accepter le fait


que le plaisir n'est qu'un tremplin pour l'utile, suscitent en effet à partir de
l'Exposition parisienne de 1889 l'inquiétude des organisateurs.
La crainte de se faire déborder par le divertissement et par le plaisir
gratuit est d'autant plus fondée qu'une exposition n'est pas seulement un
message lâché dans l'univers, mais aussi une gigantesque machine
organisationnelle qu'il faut équilibrer financièrement. En 1853, les
organisateurs de l'Exposition internationale de New York trouvent naturel
de confier la directions de leurs affaires, financièrement chancelantes, à...
Barnum, de retour de sa triomphale tournée européenne avec le nain Tom
Pouce. En 1876, la direction de l'Exposition de Philadelphie refuse l'accès
aux divertissements, mais elle se fait déborder juste en dehors de son
enceinte : une foire parallèle et sauvage, surgie à deux pas du pavillon
central, fournit aux badauds les plaisirs qui leur sont refusés dans l'enceinte
de l'exposition. Les organisateurs de l'Exposition de Chicago tireront en
1893 leurs conclusions et décideront, pour des raisons essentiellement
financières, d'aménager dans l'enceinte même de l'exposition un champ de
foire, qui sera baptisé "Midway Plaisance". Le pari se révélera gagnant :
grâce aux recettes prélevés sur le champ de foire, le déficit prévu de
l'Exposition se transformera en profit. Toutes les expositions américaines
successives suivront l'exemple . 724

L'air de famille hérité d'un ancêtre commun, la logique mimétique et


la nécessité mobilisatrice se conjuguent avec les contraintes financières
pour tisser entre les grandes expositions et le champ de foire des liaisons
tenaces et dangereuses. Pascal Ory, historien de l'Exposition parisienne de
1889, ira jusqu'à évoquer "l'éclatement d'une culture savante proprement
atomisée par une culture populaire du divertissement" et à se demander si 725

finalement "le progrès n'[a] été là, dans cette submersion progressive de
722"[Q]u'est-ce que fait donc la Galerie des machines (...) sous couvert de pédagogie technique, si ce n'est
de l'esbrouffe, voire de la magie, avec de la mécanique ?" (Pascal ORY, 1889. L'Expo universelle,
Bruxelles, Complexe, 1989, p. 112).
723RASTIGNAC, "Courrier de Paris", in L'Illustration, 22 juin 1889, p. 518, cité in A. MATTELART,
op. cit., p. 152.
724Robert BOGDAN, Freak Show. Presenting Human Oddities for Amusement and Profit , Chicago,
University of Chicago, 1988, p. 47-54.
725P. ORY, op. cit., p. 111.

164
l'utile par le merveilleux, de la machine par la fête". Se rêvant comme un
modèle pour bâtir un monde raisonnable et ordonné, l'exposition finit en
effet par oeuvrer efficacement à l'inauguration d'une civilisation hédoniste,
narcissique et ébouriffée, mélange bizarre d'épanchements populaires et de
prétentions bourgeoises.
S'il est vrai que "[l]'esprit des Expos était ainsi fait qu'il tourna, pour
finir, tout en fête foraine" , il faut dire aussi que la fête foraine elle-même
726

ne peut ressortir indemne de cette collision. Comme l'écrivait


mystérieusement la Tribune de Genève au nouvel an 1889-1890,
l'Exposition parisienne "a tout tué" : les épanchements populaires comme
les prétentions bourgeoises. La mort sera longue, mais rien ne sera plus
comme avant ; les morceaux des cadavres recollés donneront vie à ce
monstre frankensteinien, tellement humain et tellement inhumain, que nous
appelons la culture de masse.

PARC DE PLAISANCE, GENEVE 1896 : L'ECHEC D'UNE


FOIRE CHIC

En juin 1894, le Comité central de l'Exposition nationale suisse de


1896 présente le premier plan général de l'Exposition. Une surface de
79'000 m2 - 48'000 m2 utiles après construction des routes et autres
infrastructures -, placée "aux confins les plus éloignés de notre
exposition" , "sur l'emplacement de l'ancienne ciblerie du tir fédéral, entre
727

le chemin des Abattoirs et les Casernes" , est allouée à un "Champ de


728

Foire".
En octobre 1894 cette dénomination sans doute trop banale est
remplacée par celle, plus événementielle, de "Kermesse". Le Comité
décide en même temps de placer cette partie de l'Exposition sous une
administration séparée, qu'il confie à l'arbitre de commerce A.-M.
Cherbuliez : "ce nom seul est une garantie de succès pour ceux qui
connaissent son intelligence, son activité et son entente des affaires",
commentera l'Echo de Plainpalais . Selon les termes de la convention
729

passée entre Cherbuliez et le Comité central en novembre 1894,


"[l]'administrateur fournira son bureau spécial, sa comptabilité et ses frais
de bureau ; il percevra en correspectif de ces charges le 3% sur la recette
brute" . La convention fixe egalement les objectifs de la Kermesse, qui
730

devra comprendre des "spectacles forains choisis parmi les meilleurs", des
726P. ORY, op. cit., p. 126.
727AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.18, "Rapport au Comité central sur le Parc de Plaisance".
728L'Echo de Plainpalais, 8 août 1895.
729L'Echo de Plainpalais, 8 août 1895.

165
"[a]ttractions diverses (...) pouvant présenter à raison de leur nature un
spectacle animé et intéressant" et des établissements de consommation . 731

Le "bureau spécial" du Parc de Plaisance commence immédiatement


son activité. Il s'occupe des autorisations : le Département de justice et
police donne en novembre 1894 sa bénédiction au champ de foire "à la
condition que vous prendrez à votre charge toutes les mesures jugées
nécessaires pour assurer la sécurité, la salubrité et la moralité publiques" . 732

Il veille d'emblée à placer ses futurs locataires dans une position de


monopole, obtenant de Genève et des communes voisines qu'elles
s'abstiennent d'"autoriser sur leur territoire des spectacles forains de nature
à faire concurrence à ceux que nous aurons concessionnés" : seule 733

Carouge refuse, expliquant que sans forains "la fête communale


notamment serait manquée" . 734

En décembre 1894 le nom du champ de foire change une dernière


fois : reprenant le terme utilisé à Chicago et à Berlin, Cherbuliez fait
rebaptiser la Kermesse "Parc de Plaisance" (en allemand "Lust-Park" ). 735

L'administrateur fait entre-temps son apprentissage de placier : la Plaine de


Plainpalais, bientôt en chantier, est déjà placée sous l'administration
l'Exposition, et il faut caser les forains du nouvel-an. La presse s'en mêle.
"[C]'est le comité de l'exposition nationale qui encaisse les recettes, c'est-à-dire
le prix des places, de tous ces gens de baraque. La section du champ de foire a-t-elle fait
d'heureux débuts ? A-t-elle fait un meilleur choix, une sélection plus soignée, des
exhibitions publiques ? Nous ne voulons pas répondre pour le moment, mais nous
pouvons affirmer qu'il n'y rien de changé, et que le comité de l'exposition n'a fait ni
mieux, ni plus mal que la municipalité de Plainpalais, qui s'est, pour une fois,
désintéressée de ce qui se passera sur la Paine. De ce côté, rien de changé, par
conséquent. Nous comptons que lorsqu'il s'agira du véritable champ de foire de
l'Exposition nationale, on se montrera plus circonspect" . 736

Voilà l'administration prévenue. Et voilà le public rassuré :


"Nous croyons savoir que l'Exposition n'est pour rien dans le choix des forains
établis actuellement à la Plaine. Les places avaient été concédées antérieurement par la
commune de Plainpalais, et l'Exposition, qui a pris possession de la Plaine n'a pu faire
autrement que de donner suite aux engagements pris" . 737

Rassuré, le public le serait encore plus s'il connaissait les conditions


de location prévues par l'administration : un loyer entre 10 et 50 francs le

730AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.5, "Convention entre le Comité central et l'Administrateur du
Parc de Plaisance, 9 novembre 1894".
731"Organisation de la Kermesse / Exposé succint de la Kermesse", in AEG A86 (Exposition nationale),
57/361.9, "Deuxième projet de cahier des charges de la Kermesse".
732Lettre du Conseil d'Etat au Comité central, 16 nov. 1894, in AEG A86 (Exposition nationale),
57/361.1, "Correspondance échangée entre l'Administration du Parc de Plaisance et le Département de
Justice et Police / Forains"
733Lettre du Comité central à A.-M. Cherbuliez, 16 jan. 1895, ibid.
734Lettre du Maire de Carouge au Comité central, 7 décembre 1894, in AEG A86 (Exposition nationale),
57/361.2, "Correspondance échangée entre les Communes de Plainpalais et Carouge".
735AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.19.
736Tribune de Genève, 16-17 décembre 1894.
737Tribune de Genève, 21 décembre 1894.

166
m2 - on se souvient que les 10 à 20 centimes que demande Vevey sont
jugés "vraiment exhorbitants" par le Forain Suisse, et que les places pour le
nouvel an à Genève coûtent entre 1 et 2 francs le m2 - devrait suffire à
écrémer les demandeurs... La tâche la plus rude pour l'administrateur sera
en effet le recrutement des "concessionnaires" : non qu'ils ne correspondent
pas aux critères, simplement ils manquent à l'appel. Pendant l'hiver 1894-
1895, le bilan est maigre : 12 demandes d'emplacement entre octobre et
février (une moyenne de deux et demie par mois) s'ajoutent aux 6
738

demandes reçues avant même de commencer les recherches suite aux


premiers articles parus dans la presse.
En janvier 1895, le Comité fait ses calculs : on prévoit de louer
40'000 m2 du Parc de Plaisance - le 80% de la surface disponible - à 10
francs le m2 - on reste prudent -, pour un résultat de 400'000 francs. Le
nombre de dossiers reçus s'accroît progressivement à partir du printemps :
51 demandes arrivent entre mars et août (8.5 par mois). Cherbuliez
intensifie les recherches : en juin il écrit aux expositions de Milan, Lyon,
Anvers, Bordeaux et Amsterdam demandant les listes de leurs attractions . 739

Fin 1895, il fait publier des annonces payantes dans la presse


professionnelle suisse et étrangère . Il commence, dira-t-il plus tard, à se
740

"rendre compte de la difficulté que j'aurais pour louer une aussi grande
superficie", mais il se rassure : les forains attendent sans doute la dernière
minute dans l'espoir d'arracher des conditions plus favorables. Les
demandes commencent entre-temps à affluer plus nombreuses : entre
septembre 1895 et avril 1896, l'administration en reçoit 245 (30.6 par
mois). Une petite dizaine suivra encore pendant les mois d'ouverture de
l'exposition, de mai à août 1896.
Au total, l'administration du Parc de Plaisance reçoit 369 demandes
d'emplacement en l'espace de deux ans. 38 dossiers sont écartés, dont 19 (4
ballons aérostatiques, 5 villages africains, 7 pavillons d'inventions Edison,
un labyrinthe oriental et une brasserie) en raison du monopole accordé à
une autre attraction de même nature, et 3 parce qu'ils proposent des jeux de
hasard. 226 demandes sont abandonnées par leurs auteurs, la plupart en
raison du loyer trop cher : "[l]e prix des places est inabordable (...) Les
sommes sont fantastiques (...), il est impossible que nos collègues puissent
participer", écrit le Forain Suisse . 105 demandes sont enfin "converties en
741

conventions définitives" : la première convention est signée le 28 mai 1895


avec M. Alexandre, "un grand négociant de Sainte-Croix de Ténériffe,
domicilié à Genève, qui fera venir un village noir, avec 100 à 150 têtes" . 742

738Les dossiers des demandes d'emplacements sont classés sous les cotes AEG A86 (Exposition
nationale), 57/1 à 57/349.
739AEG A86 (Exposition nationale), 57/365.1, "Copie de lettres".
740AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.13, "Type de la publicité faite par l'Administration du Parc
de Plaisance pour recevoir des demandes de Concessions d'Emplacements".
741Le forain suisse, 31 août 1895.
742L'Echo de Plainpalais, 8 août 1895.

167
Les textes divers - lettres, prospectus, coupures de presse - qui
composent les dossiers des demandeurs forment une véritable foire aux
superlatifs : tout y est extraordinaire, unique, grandiose. La plupart des
demandeurs mettent par ailleurs un grand soin à se démarquer des
vulgaires exhibitions foraines
"Ces exhibitions sont uniques dans leur genre et extraordinaires et il ne faut pas
les confondre avec ces exhibitions foraines. Les exhibitions auront lieu dans des
constructions en bois très luxueux" 743

"La Troupe exotique sera composée de trois nationalités exécutant des danses à
la mode de leur Pays et Fantaisie soudanaise (...) j'espère que vous serez faire respecter
le droit d'une Exposition ; a fin d'éviter ; que lon élève autour de mon Etablissement ;
des barraques Forraines" . 744

Lorsque l'Exposition ouvre ses portes le 1er mai 1896, la moitié


seulement de la surface disponible au Parc de Plaisance a été louée.
Cherbuliez croît tujours pouvoir louer le reste "dans le courant de
l'exposition à des attractions et spectacles temporaires". Il devra vite
déchanter : "par suite des circonstances défavorables du début, de la saison
froide et pluvieuse et du peu de recettes que faisaient les locataires
existants, j'ai dû renoncer à louer ces emplacements vacants estimant qu'il
était de mon devoir de ne pas augmenter le nombre des occupants". Le
Parc de Plaisance gardera donc tout l'été cet aspect hors-saison, en friche
ou de lendemain de fête qu'il affiche déjà le jour de l'inauguration.
En effet, un certain nombre de forains sont restés dehors et ils ne s'en
portent pas plus mal : dès l'ouverture l'administrateur constate
"l'installation d'un certain nombre de vendeurs et petits métiers forains dans
la parcelle de terrain (...) qui fait face à la porte de l'Exposition" . Fort des 745

engagements pris par les communes, il demande une intervention policière,


qu'il obtient . Des carrousels et tirs mécaniques réapparaissent cependant
746

un peu plus loin, sur les terrains de la rue du Stand "ce qui m'a amené des
réclamations très vives de la part des délégués des forains du Parc de
Plaisance". Cherbuliez réécrit au Département de justice et police en
demandant que soit retirées "les autorisations qui ont dû être données par

743AEG A86 (Exposition Nationale), 57/14, "Demandes d'emplacement", (G. Bartling - Hambourg -
Jardin labyrinthe "Jardin Oriental des Illusions").
744AEG A86 (Exposition Nationale), 57/11, "Demandes d'emplacement", (Joseph Cusin - Berlincourt
/Genève - Théâtre Egyptien, Turc, Tunisien).
745Lettre de Cherbuliez au DJP, 5 mai 1896, in AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.1,
"Correspondance échangée entre l'Administration du Parc de Plaisance et le Département de Justice et
Police / Forains"
746Lettre du DJP à Cherbuliez, 12 mai 1896, in AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.1,
"Correspondance échangée entre l'Administration du Parc de Plaisance et le Département de Justice et
Police / Forains"
168
votre direction " . Prenant le ton du gardien de la paix sociale, le Conseiller
747

d'Etat Didier répond en mettant en cause Cherbuliez :


"Nous ne croyons pas que cette interdiction puisse s'étendre aux demandes
d'établissement sur des terrains privés, pourvu que les exhibitions en cause se
conforment aux règlements de police. Je ne vois vraiment pas sur quel article de loi ou
de règlement pourrait se baser un refus de notre part. Il est bien certain que cet exemple
pourrait être suivi par d'autres et que cela étant, le succès de l'entreprises du Parc de
Plaisance risquerait fort d'être compromis mais je ne crois pas que la situation puisse
être sauvée par des moyens empiriques ou illégaux. Il me semble que le mieux serait
d'étudier la possibilité de donner tout au moins dans une certaine mesure satisfaction à
ce qu'il peut y avoir de légitime dans les réclamations des forains - Le public leur
manque, ils ne font pas d'affaires cela est évident. Ce ne sont pas des mesures
restrictives qui leur apporteront ce qui leur manque. Il me paraît que c'est plutôt dans un
autre ordre d'idées, qu'il faudrait chercher un remède à ce fâcheux état de choses" 748

Pour prouver ses dires, le Conseiller d'Etat joint une demande de la


Ménagerie Pianet - qui n'est de loin pas la moindre des entreprises foraines
-, "installée actuellement au Parc de Plaisance, où les difficultés apportées
à l'accès au public ne nous permettent pas de faire nos frais" . 749

En effet, les affaires vont mal pour les forains. Dès les premiers
jours, une longue bataille s'engage entre l'administrateur du Parc de
Plaisance et ses locataires. Dix jours seulement après l'inauguration de
l'Exposition, ces derniers envoient à l'administration une pétition. Le
problème crucial y est vite repéré : le public ne paie pas pour se rendre sur
un champ de foire. Le texte de la pétition prend des accents dramatiques.
"La situation faite aux industriels de toute nature situés dans le Parc de Plaisance
par l'obligation où se trouve le public de payer pour y pénétrer est désastreuse. Il n'y pas
de qualificatif assez puissant pour peindre la désolation de tous ces industriels presque
tous pères de famille qui escomptant trouver au Parc de Plaisance un profit quelconque
de leurs peines et de leur travail n'y pressentent que la faillite et la ruine (...) Le Parc de
Plaisance a pris l'aspect d'un désert dont les coquettes et riantes installations qui
l'émaillent sont les oasis (...). L'espoir au coeur, cette étolie qui lui au firmament du plus
pessimiste chacun a accepté les lourds sacrifices du prix très élevé d'un enplacement
ingrat (...) Enfin aiguillonné par l'amour propre qui ne fait pas plus défaut aux petites
entreprises individuelles qu'aux grandes manifestations des gros capitaux aucun qui
n'ait vidé les fond de sa bourse pour donner à l'industrie qu'il édifiait tout le lustre tout
le vernis, toutle confort nécessaire. Et alors chacun ouvrait sa façade pour retrouver le
fruit de tant de sacrifices, le Néant. Mais là rien, rien, rien, En vain les orchestres
jouent, les cuivres les ors luisent le Parc de Plaisance ô ironie du mot demeure vide. (...)
Cette vie qui est absente de ce grand cadavre dont nous sommes les artères nous vous
demandons de la lui donner. C'est une ouevre d'humanité à laquelle vous ne voudrez pas

747Lettre de Cherbuliez au DJP, 18 mai 1896, in AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.1,
"Correspondance échangée entre l'Administration du Parc de Plaisance et le Département de Justice et
Police / Forains"
748Lettre du DJP à Cherbuliez, 21 mai 1896, in AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.1,
"Correspondance échangée entre l'Administration du Parc de Plaisance et le Département de Justice et
Police / Forains"
749Lettre de la Ménagerie Pianet au DJP, 21 mai 1896, in AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.1,
"Correspondance échangée entre l'Administration du Parc de Plaisance et le Département de Justice et
Police / Forains"
169
faillir. Faites le avant que le vent de la débâcle n'ait soufflésa mélopée sinistre. Et pour
cela il n'y a qu'une solution possible. Décreter la gratuité complète du Parc de
Plaisance" . 750

Tout ce que les pétitionnaires obtiennent, c'est que l'ouverture


nocturne gratuite du Parc soit avancée de deux heures pendant le mois de
mai. La mesure ne suffit pas à ranimer les affaires : le 16 mai, 26 forains
signent une nouvelle pétition, demandant cette fois une amnistie sur le
loyer du mois de mai ainsi que l'autorisation de résilier leurs contrats "si
l'expérience démontre pendant le mois de Juin que les industriels forains ne
sont pas à leur place dans l'Exposition". En effet, la situation "ne fait
qu'empirer et démontrer surabondamment que le public si nombreux soit-il
au milieu des mille attractions inhérentes à l'Exposition elle même
n[']accordera jamais [aux forains] qu'une attention médiocre, sinon la plus
complète indifférence" . 751

"[S]'étant imposé de très grands frais pour l'aménagement du Parc de


Plaisance, et s'étant privé d'une ressource importante" en acceptant
d'avancer l'ouverture des portes, le Comité central refuse l'amnistie ; quant
aux résiliations, elles devront être négociées sur une base individuelle. Pour
faire un pas, le Comité décide cependant, "à titre d'essai", de réduire le
billet d'entrée de l'Exposition à 50 centimes après 7 heures du soir . Dans 752

une note manuscrite annexe à la copie de la lettre, Cherbuliez note : "Il est
à observer que la pétition est présentée par le syndicat suisse des
commerçaints et industriels forains, et que plusieurs des signataires sont
étrangers (...). Or ces étrangers n'ont pas à être protégés par le syndicat
suisse".
Le 8 juin 1896, un "Comité des Concessionnaires" remet au Comité
de l'Exposition une troisième pétition, munie de 37 signatures. Les forains
s'en prennent cette fois à l'aménagement du Parc : contrairement aux
promesses, l'administration n'a "presque rien fait pour que l'emplacement
où ses locataires sont réunis ressemble à un Parc de Plaisance (...). Ce parc
devait être un lieu de grande attraction aux dire des mandataires du Comité
surtout pour les aménagements et les distractions offertes par le Comité, or
rien n'a été fait". Pire, le parc est entouré de terrains vagues et ses accès
depuis l'extérieur comme depuis l'Exposition sont mal éclairés et presque
invisibles . Ces arguments sont balayés par le Comité central. Les
753

"prétendues promesses qui auraient été faites à des locataires de donner


deux fois par semaine, des concerts et d'autres distractions dans le Parc de
Plaisance aux frais du Comité Central" résultent d'une."confusion dans
l'esprit des pétitionnaires" : la circulaire promotionnelle annonçait "que des
750Pétition des industries du Parc de Plaisance au CC, 11 mai 1896, in AEG A86 (Exposition nationale),
57/361.6, "Pétitions des forains".
751Lettre du Syndicat des Forains au CC, 16 mai 1896, ibid.
752Lettre du CC à Thiele, Président du Syndicat suisse des Commerçants et Industriels Forains, 25 mai
1896, ibid.
753Pétition adressée au CC, 8 juin 1896, ibid.

170
fêtes seraient données “dans l'enceinte de l'Exposition”, ce qui a lieu". Le
retard dans la résolution de certains problèmes techniques - voies d'accès,
entretien, éclairage électrique et distribution de la force motrice - dépend
pour une part du mauvais temps, pour le reste de la Mairie de Plainpalais.
En conclusion :
"Nous estimons que c'est la mauvaise saison qui est la cause importante du
manque de recettes dont vou vous plaignez (...) Il suffit de noter que le chiffre des
entrées journalières (non compris les dimanches) ne dépassait pas 2 ou 3'000 au début
et qu'il atteint aujourd'hui 14'000" .
754

En juin 1896, plusieurs forains négocient avec Cherbuliez la


résiliation de leurs contrats. "[C]es départs laissaient de nouveaux terrains
vacants qui augmentaient l'aspect clair-semé des emplacements loués". Les
forains qui restent, réunis au sein du Comité des Concessionnaires, lancent
quant à eux une grève des paiements : "[v]ictimes de la mauvaise volonté
de ceux qui devraient nous soutenir nous avons l'honneur de vous informer
que nous ne paierons pas un sou" . 755

En août, Cherbuliez se bat sur tous les fronts : il fait avaler au


Comité central l'échec financier du Parc, accorde une baisse de loyer de
25% à plusieurs établissements, met au poursuite les mauvais payeurs et
fait déloger par la Mairie de Plainpalais les forains qui, à nouveau, se sont
installés sur le pourtour de la Plaine . 756

Le 18 octobre l'Exposition ferme ses portes et Cherbuliez fait


boucler le Parc :
"Pour beaucoup de marchands encore débiteurs envers le Comité, celui-ci n'a
pas d'autres garanties que leurs marchandises que plusieurs se préparent à enlever
clandestinement d'ici à Dimanche. Je sais que des tapis ont déjà été sortis ces jours
derniers" .
757

Au bilan final, le Parc de Plaisance aura coûté 128'000 francs (frais


généraux, aménagements et fluides) et aura fait rentrer 217'000 francs
(208'000 de locations et 9'000 de fluides) dans les caisses du Comité,
produisant un bénéfice net de 89'000 francs . La performance est faible
758

comparée aux attentes (400'000 francs de recettes brutes) ; elle apparaît


franchement lamentable si on la compare aux recettes que réalise la Ville
de Genève en louant le sol public aux forains à l'occasion des fêtes du jour
de l'an : 3'500 francs par jour contre 1200...
Dans son rapport final, Cherbuliez livrera son analyse de l'échec du
Parc, mettant en cause "sa trop grande superficie, il était impossible de
louer les 48'000 m2 (...) sans compromettre l'existence des nombreux
occupants (...), le chiffre d'entrées à notre exposition et de la population de
754Lettre du CC à A. Vautier, Concert-Théâtre Javanais, 24 juin 1896, ibid.
755Lettre du Comité des Concessionnaires au Comité central, 23 juin 1896, ibid.
75657/361.2, "Correspondance échangée entre les Communes de Plainpalais et Carouge".
757Lettre de Cherbuliez au Major Kunz, 15 oct. 1896, in AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.4,
"Négligences de la garde".
758AEG A86 (Exposition nationale), 57/361.18, "Parc de Plaisance / Compte détaillé des recettes et
dépenses".
171
notre ville ne permettant pas d'alimenter un aussi grand nombre
d'établissements, alors surtout que l'Exposition comprenait un Village
Suisse sont le charme et l'attirance accaparraient le public (...). [E]nsuite le
temps froid et pluvieux (...). Enfin l'éclairage électrique du Parc de
Plaisance a été insuffisant et a beaucoup laissé à désirer".

Dans notre quotidien de référence, la Tribune de Genève,


l'Exposition accaparre systématiquement, pendant toute sa durée, la
rubrique locale. L'inventaire de ces textes comprend des descriptions des
installations et de la vie quotidienne de l'exposition, des comptes-rendus
événementiels couvrant minutieusement les nombreuses visites d'officiels -
avec transcription intégrale de tous les discours - et de classes d'école, des
articles repris de la presse confédérée et française, des lettres de lecteurs -
éloges, critiques, longues transcriptions d'impressions personnelles -, de
véritables procés verbaux des congrès internationaux se tenant
parallèlement à l'Exposition - dont un consacré à l'anthropologie
criminelle, avec la participation du dr. Lombroso -, enfin diverses
informations pratiques telles que les horaires des trains spéciaux, les prix
des carnets d'entrées et le calendrier des fêtes nocturnes.
Dans cette masse d'informations, le Parc de Plaisance n'occupe
qu'une part minime malgré sa fréquence d'apparition élevée (96 titres lui
sont consacrés entre articles véritables et notes brèves, soit en moyenne un
par jour). L'intérêt des journalistes porte le plus souvent sur les attractions
qui ne sont pas perçues comme relevant de la fête foraine : le Village noir
(28 articles, plus d'un quart du total), le Ballon captif (11), le Relief du
Vieux Genève (7). Cette préférence pour l'intéressant et l'instructif étant
clairement posée, la Tribune ne dédaigne pas signaler de temps en temps
quelques phénomènes plus typiquement forains, tels un homme géant (mais
c'est le plus grand jamais vu), un boeuf géant (cela intéressera les
agriculteurs) et le jeûneur Succi, dont elle suit pas à pas l'exploit (12
articles, très brefs il est vrai, lui sont consacrés).
Quatre textes s'en prennent à l'inclusion d'attractions et
divertissements dans les expositions. L'un, repris d'un journal lyonnais,
fulmine d'abord contre la dérive foraine des expositions récentes :
"Sous prétexte de corser les attractions, on a établi comme un principe nouveau
que toute exposition doit être une foire (...). [L]'incomparable exposition de 1889 a été
compromise par l'abus des distractions bêtes ou malsaines. Notre exposition lyonnaise
de 1894 (...) s'est vue salie par l'invasion des établissements de consommation
interlopes, des curiosités de fêtes foraines, des cafés chantants sans nombre et sans
vergogne. Il n'était pas possible de faire vingt pas autour de la coupole sans heurter
quelques paillasse monté sur une table, criant des couplets idiots ou obscènes au son
d'un piano éreinté".
Après avoir insisté sur le "danger que les intérêts d'une entreprise
commerciale ont fait courir à cette oeuvre magnifique en permettant aux

172
distractions imbéciles et ordurières de venir s'y mêler aux pures
satisfactions de l'intelligence", le lecteur lyonnais applaudit la façon dont
les organisateurs genevois ont réussi à marginaliser les forains :
"Ici, rien de pareil : si l'élément forain n'a pu être absolument tenu dehors, du
moins l'a-t-on parqué dans un coin etrême, où ceux qui en sont friands le doivent aller
chercher. Dans cette région lointaine, rigoureusement délimitée, ceux qui en ont le goût
peuvent trouver à leur choix des villages noirs, des labyrinthes (...), mais tous ces
plaisirs de choix sont relégués et isolés dans un faubourg. Quant aux chanteurs de
gaudrioles, ils sont sévèrement consignés à la porte" . 759

Un autre article déplore l'excès d'exotisme du Parc et formule une


hypothèse étonnante :
"Il faut voir, dans notre Exposition ce qu'elle est, c'est-à-dire une oeuvre suisse -
en élaguant, par la pensée, ce qui n'est pas national : le village nègre, le cinématographe
Lumière, la ménagerie Pianet, les Javanaises et la danse du ventre, le continent noir, etc.
Le Parc de Plaisance peut avoir des avantages sérieux du point de vue de la commission
des finances - c'est même probable, puisqu'on l'a admis, - mais il est zéro du point de
vue de la représentation nationale. Sans doute, on l'a placé là pour servir de repoussoir
au village suisse ; cela n'était pas nécessaire car le village suisse saura assez plaire tout
seul ; - de même qu'une jolie fille n'a pas besoin de se promener avec un laideron pour
se faire admirer" 760

Ce n'est pas le moindre des paradoxes dans cette histoire où les rôles
se brouillent : entre ce champ de foire chic, high-tech, bourré de jamais vu,
lancé dans une vertigineuse surenchère d'innovations et grand ouvert sur le
vaste monde, dépaysant, déroutant d'exotisme et de technicité, et le
repaysement patriotique dans une image d'Epinal en carton-pâte, entre
l'image d'une modernité qui tourne à vide et celle d'un passé préindustriel
et vierge de tout clivage, le public de 1896 - mais quel public ? il faudrait
encore voir qui a déserté le Parc de Plaisance et qui y a été - a fait son
choix.

LA DOUBLE POSTULATION

"Ce qui se passera alors de Bel Air à Longemalle on peut le prévoir ; le


populaire a des expressions pittoresques pour désigner ces bruits de fêtes : c'est du
“potin” du “grabuge” ou du “chenabre”, du “boussin” et du “tintamarre”. Les fin-de-
siècle diront : c'est rien urf ! Restons-en là" . 761

Nous n'avons (presque) rien dit de l'ambiance sonore du champ de


foire. La Tribune de Genève lui consacre pourtant de nombreux
commentaires.

759Lettre de lecteur au Salut public, Lyon, reprise in Tribune de Genève, 22 juillet 1896.
760"Impressions d'un passant à l'Exposition nationale", in Tribune de Genève, 14-15 mai 1896.
761Tribune de Genève, 19 décembre 1893.

173
"Hier, dimanche, à deux heures, tout était prêt ! Le concert a commencé.
D'abord, les cris de cuivres de deux cirques ; les 29 orgues des cinq carrousels, du
musée Thiele, des 3 tirs mécaniques, de la baraque (...)" . 762

"Aussi hier après-midi, dès quatre heures, le tintamarre a recommencé de plus


belle : les sirènes à vapeur, les grosses cloches, les trompettes et les orgues ont repris
leur étrange concert, dont l'harmonie est bannie" . 763

"[L]e tintamarre a commencé. Déjà un grand carrousel à vapeur mêlait ses


hurlements à ceux des panthères de la ménagerie voisine ; deux autres carrousels, sans
vapeur, mais pourvus d'orgues de barbarie à vous fendre l'âme" . 764

"Peu à peu, le bruit est devenu général, et les lions de Mme Nouma-Hawa n'ont
pas tardé à fournir leur note sauvage dans ce concert nocturne" . 765

"Dès la place Bel-Air, la lumière des baraques, les cris des lions des ménageries,
les hurlements des sirènes des carrousels indiquent que “ça commence”" . 766

"[N]on content de faire trembler les fenêtres avec des coups de sifflet
intermittents, le propriétaire jetait l'épouvante dans le public en faisant “marcher” un
piston, produisant un cri lamentable, assez semblable à celui d'une femme près de se
noyer. Et comme cela amusait les badauds !" . 767

Pour les oreilles des contemporains, la foire fait ainsi éclater dans
l'espace (relativement) policé de la ville une forme de sauvagerie panique
où des sonorités primitives (hurlement de bêtes, cri de noyé) se confondent
avec le vacarme lancinant de la civilisation industrielle.
"En résumé, quand on a passé un peu partout, on sent le besoin de se détendre
les nerfs et de retourner dans une atmosphère plus rationnelle, plus naturelle, moins
frelatée. Et cependant combien de gens qui voient revenir avec plaisir les fêtes de fin
d'années. Ils ne sont vraiment pas difficiles" . 768

Dans ce chaos de sons et dans cette fatigue nerveuse, la double


postulation de la foire foraine se reflète toute entière. Machine à
rationaliser le badaud par sa capacité acculturante, elle ramène en même
temps ses visiteurs à des êtres ludiques et irraisonnés, "frappés de
merveilleux". Jardin d'acclimatation et d'expérimentation sociale pour
innovations, elle continue pourtant à inscrire dans la société industrielle
l'altérité renversante, la déperdition ludique, le désordre festif. Ainsi, le jeu
avec la limite, dispositif central de la culture foraine, n'en finit pas de
projeter son passager vers toutes les formes possibles de la nouveauté, sans
jamais arrêter de le renvoyer aux limites fondatrices : le corps, la mort, la
civilisation. Cette double postulation, ce sera le magnifique cadeau
empoisonné de la culture foraine à la culture de masse.

Pendant l'hiver 1895-1896 la Plaine de Plainpalais est en chantier


pour la préparation de l'Exposition nationale. Le champ de foire se déplace

762Tribune de Genève, 6-7 janvier 1895.


763Tribune de Genève, 5-6 janvier 1896
764Tribune de Genève, 20 décembre 1892.
765Tribune de Genève, 31 décembre 1893 - 1-2 janvier 1894.
766Tribune de Genève, 1-2 janvier 1893.
767Tribune de Genève, 3 janvier 1890.
768Tribune de Genève, 3 janvier 1894.
174
provisoirement à la rue du Stand, où le jeu des proximités spatiales fait
surgir une étrange vision. Ce sera notre dernière image.
"La ménagerie Falk, trés fréquentée, s'est installée dans l'alignement de la rue de
l'Arquebuse et les hurlements de ses fauves ne troublent pas ceux qui, à quelques
mèetres de là, dorment de l'éternel sommeil dans le cimetière de Plainpalais. Comme
s'est bien l'image de la vie, cette foule endimanchée, circulant autour de ces baraques,
écoutant les polkas sautillantes d'une demi-douzaine d'orgues de barbarie tandis qu'au
bout du chemin, les cyprès et les saules pleureurs protègent mal les pierres tombales.
Elles n'y songent guère, au lugubre voisinage, les jolies fillettes, paradant sur des
chevaux de bois, avec, dans leurs frisons, des confettis ou des serpentins. Elles rient et
tournent à perdre haleine. Sur les balançoires, du haut desquelles on plonge en plein
dans le cimetière, aucun regard ne se détache pour suivre les ombres noires qui, au bruit
des valses et schottisch, vont pleurer leurs morts. La gaîté et la vie ont leurs droits : la
grande faucheuse saura aussi revendiquer les siens, toujours trop tôt. Qu'on s'amuse
donc, au tir mécanique, aux montagnes russes, dans les voitures des carrousels, et qu'on
fasse tourener, bien vite, les roues de la loterie de vaisselle" .
769

769Tribune de Genève, 14 janvier 1896.


175
une conclusion

Au terme de ce parcours - dont on pourra discuter s'il emprunte au


labyrinthe, à la maquette animée ou au boniment - je crois avoir repéré et
balisé un territoire, fléché des chemins souvent tortueux et parfois
multiséculaires, tracé une courbe, proposé un déchiffrement. Et proposé
l'étude de trois groupes d'intéractions :
- entre les cultures populaires traditionnelles, rurales mais aussi
urbaines, enracinées dans les solidarités communautaires et dans le travail,
et une culture populaire par son origine, synchrétique par son parcours,
nomade, donc marginale et ouverte, vénale, donc trompeuse et boulimique
de nouveauté et destinée à s'étendre avec les échanges marchands ; entre
cette culture que j'appelle foraine et celle des couches dominantes,
religieuse-domaniale ou scientifique-bourgeoise ;
- entre la culture foraine, empruntant aux cultures populaire et aux
cultures dominantes et les nourrissant de merveilleux et de protocoles
d'usage testés sur ses champs de foire et notre culture commune du XXe
siècle ; entre la tentative bourgeoise d'acculturation rationnelle - échec
partiel lié à la force des cultures populaires mais aussi à la composante
libératrice des rapports marchands qui laissent les goûts s'épanouir
"librement" - et la culture foraine - écrémée par ces mêmes rapports
marchands qui ne laisseront vivre que les "gros", les plus enclins à
s'identifier au projet de la classe dominante ; entre les deux natures qui
resteront à la culture de masse de ce processus de formation où tout le
monde est perdant mais rien ne se perd ;
- entre des motivations anthropologiques, des invariant propres à
l'espèce, et des motivations socio-historiques, déterminé par l'état et les
rapports des différentes forces sociales - classes, sexes (ou mieux : genres),
communautés géographiques, rôles socio-professionnels, groupes d'âge - et
de celles-ci avec la nature - le corps, le monde vivant, l'univers matériel...
Pour aller plus loin, les interactions présentées ici devraient être
soumises à une observation plus fine, la courbe prolongée jusqu'à nos
jours, et surtout le territoire décloisonné géographiquement, ouvert sur le
reste du monde. Sans oublier de se griser.

176
19 septembre 1995 (version 1)

177
BIBLIOGRAPHIE

sources primaires
ARCHIVES :
Archives de l'Etat de Genève, A86 (Exposition Nationale), cotes 57/1 à
57/368
Archives municipales de la Ville de Genève, 303.Dos.318, "Pétition des
Amis Forains pour maintenir le Champ de Foire sur les Quais" (1932)

SOURCES IMPRIMEES :
Compte rendu des recettes et des dépenses de la Ville de Genève pour
l'exercice de ... [1889... 1900], Genève, Soullier, 1890... 1901
Francis ROUMIEUX, Recueil des règlements de police en vigueur dans
le Canton de Genève, Genève, Journal de Genève, 1912

JOURNAUX :
Tribune de Genève, années 1889-1896
L'Echo de Plainpalais, collection complète (1892-1896)
Le Forain suisse, années 1895-1896
numéros isolés de L'Etincelle (Genève) et Le forain belge (Anverse)

sources secondaires
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Tallandier/Luneau-Ascot, 1982
Gillian BEER, La quête du chaînon manquant. Aventures
interdisciplinaires, Les empêcheurs de penser en rond, 1995 [1992]
Robert BOGDAN, Freak Show. Presenting Human Oddities for
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182
Table of Contents
INTRODUCTION.............................................................................................................2
échanges, mouvement, mimétisme, innovation ............................................................3
la face en ombre des cultures populaires ? ................................................................... 6
POUR UNE HISTOIRE DE LA CULTURE FORAINE.................................................. 7
le jongleur médiéval : un passeur (XIIe-XVIe siècle) ..................................................7
COTE COUR, COTE PLACE, ENTRE-DEUX..................................................... 7
UN ABREGE AMBULANT DE LA CULTURE MEDIEVALE............................8
LE PROBLEME DU REVENU : MENDICITE, SORCELLERIE OU
ESCROQUERIE ?................................................................................................... 9
LE JONGLEUR, CORNEMUSE DU DIABLE29................................................11
CHARLATANS ET OPERATEURS : LE JONGLEUR COMME MARCHAND
(XVIe-XIXe SIECLE)........................................................................................... 14
LE JONGLEUR, UNE MAUVAISE SORTE DE PAUVRE .................................16
la foire : un fait social total64 (XVIe-XIXe siècle) .................................................... 18
UN MONDE CLOS, SEPARE.............................................................................. 18
LA DRAMATISATION DE L'ECHANGE........................................................... 18
UN PROLONGEMENT MARCHAND DES RASSEMBLEMENTS VOTIFS . .19
LA VISION DE REVE, LE SUCCEDANE ET LA PARODIE............................ 20
LA SUSPICION POPULAIRE : L'AMUSEUR AMBULANT COMME FIGURE
EXTREME DE L'ALTERITE............................................................................... 21
LA SUSPICION DES GOUVERNANTS : LA FOIRE CORRUPTRICE ............23
LA FETE FORAINE : UN RESIDU LUDIQUE ?................................................25
un synchrétisme en devenir : nomades et sédentaires ................................................ 27
SOCIODYNAMIQUE DE LA CULTURE FORAINE .........................................27
UNE CULTURE DE LA NOUVEAUTE.............................................................. 28
LES ATTRACTIONS DE LA FOIRE............................................................................ 30
jeux de force et d'adresse ou de prouesse117 ............................................................. 33
jeux de hasard ou de chance....................................................................................... 37
divination et déchiffrement.........................................................................................39
jeux de vertige : les attractions mécaniques............................................................... 44
illusions.......................................................................................................................55
REPRODUCTIONS (L'AUDIOVISUEL) ............................................................ 56
les vues stéréoscopiques et les ......................................................................... 56
le phonographe.................................................................................................. 60
la photographie..................................................................................................63
le cinématographe............................................................................................. 63
RECONSTITUTIONS (LES MUSEES DE CIRE)...............................................65
l'imaginaire du corps : le cadavre, l'automate et la figure de cire ..................... 66
l'imaginaire du crime : le canard, la complainte et le fait divers ......................70
les figures de cire.............................................................................................. 72
les automates..................................................................................................... 76
musées forains et automates à Genève..............................................................79
MUSEES DE CIRE GENERALISTES OU ................................................79
MUSEES ANATOMIQUES........................................................................ 81
THEATRES ET TABLEAUX MECANIQUES...........................................82
MUSEES VIVANTS.................................................................................... 83

183
AUTOMATES..............................................................................................85
autres reconstitutions : dioramas et miniatures ................................................. 85
les environnements............................................................................................87
MANIPULATIONS (LES THEATRES DE PHYSIQUE AMUSANTE) .............88
monstrations............................................................................................................... 92
ANIMAUX............................................................................................................ 92
les ménageries et le dressage............................................................................ 92
animaux savants.............................................................................................. 100
animaux phénomènes...................................................................................... 101
PHENOMENES HUMAINS...............................................................................101
MISE EN SCENE, MISE EN VERBE...................................................... 109
VARIATIONS.............................................................................................110
HYBRIDATIONS.......................................................................................112
EROTISME................................................................................................ 113
EXOTISME : LES MONSTRATIONS D'INDIGENES ............................115
autres monstrations..........................................................................................116
PROCEDES INDUSTRIELS.....................................................................116
PSEUDO-MONSTRATIONS.................................................................... 116
FORAINS ET SEDENTAIRES.................................................................................... 118
les industriels forains................................................................................................ 118
les forains par eux-mêmes........................................................................................ 126
UN PEUPLE LIBRE........................................................................................... 126
LES FORAINS EXPLOITES..............................................................................127
les forains par les autres........................................................................................... 129
LES FORAINS EXPLOITEURS........................................................................ 129
LES FORAINS HONTEUX................................................................................132
LA FOIRE : UN MIROIR CRUEL..................................................................... 133
LES FORAINS FOLKLORISES........................................................................ 134
les forains écrémés................................................................................................... 136
LA CONQUETE DE LA RESPECTABILITE.................................................... 136
NUISANCES ET PROFITS................................................................................ 138
LES FORAINS EXPULSES............................................................................... 144
LE CHAMP DE FOIRE DEVIDE.......................................................................145
FORAINS, CITOYENS ET BADAUDS ......................................................................147
la fête foraine et son public...................................................................................... 147
la foire entre archaïsme et nouveauté....................................................................... 151
LA NOUVEAUTE SCIENTIFIQUE ET TECHNIQUE .....................................152
L'ACTUALITE POLITIQUE ET EVENEMENTIELLE ....................................156
L'ACTUALITE SOCIO-CULTURELLE............................................................ 156
LE DERNIER CRI ET L'IMMEMORIAL..........................................................158
le rationnel et le refoulé............................................................................................ 162
LE CHAMP DE FOIRE PLUS L'ENCYCLOPEDIE : LA TRIOMPHALE
DEROUTE DE LA RAISON EXPOSITIONNAIRE ..........................................162
PARC DE PLAISANCE, GENEVE 1896 : L'ECHEC D'UNE FOIRE CHIC ....165
LA DOUBLE POSTULATION........................................................................... 173
une conclusion.......................................................................................................... 176
BIBLIOGRAPHIE........................................................................................................ 178
sources primaires...................................................................................................... 178
sources secondaires.................................................................................................. 178

184

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