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l’art du conte

en d i x l e c
Ç o ns
SOUS LA DIRECTION DU COLLECTIF LITTORALE

Planète rebelle
Extrait de la publication
L’art du conte en dix leçons

Une idée originale de Jean-Sébastien Dubé

Sous la direction du Collectif Littorale

Collection
« Regards »

Extrait de la publication
Table des matières

Présentation : l’art du conte en dix leçons .......................... 3


Cherchez l’œil du critique, Ben Haggarty .......................... 13
Former les jeunes à l’école, Stéphanie Bénéteau................ 45
Le conte ne s’enseigne pas, mais il peut s’apprendre,
Claudette L’Heureux.............................................................. 53
Engranger des contes..., Robert Bouthillier ...................... 64
L’âme qui sortait par la bouche du conteur...,
Michel Faubert........................................................................ 81
Patience de l’arrosage, Luigi Rignanese ............................ 108
Jouer avec l’air…, Alberto Garcia Sanchez ........................ 131
Voler la sagesse des maîtres ou l’éducation d’un
« fou d’orage », Dan Yashinsky ............................................ 151
La formation des conteurs, Guth Des Prez ...................... 169
La spécificité de l’oralité, Michel Hindenoch .................. 197
La maîtrise d’un art, Jihad Darwiche................................ 220
Haltes et rencontres sur le chemin du conte. Regards
d’apprentis sur la formation, Jean-Sébastien Dubé ........ 234

Extrait de la publication
Présentation :
l’art du conte en dix leçons

Excluant de notre propos le repos du récit consigné dans le


livre et l’écriture, l’art du conte dont il sera question ici sera
celui d’une parole conteuse portée de vive voix par un conteur,
une conteuse, confiée à l’écoute d’une assistance réunie dans
le partage de cette parole-là.
Cette rencontre, on la sait vieille comme le monde et
peut-être plus vieille encore ; cette parole conteuse, dit-on
aussi, a toujours su, bon an, mal an, accompagner, distraire et
instruire l’humanité au cours des veillées. Depuis toujours. On
dit encore, pour résumer, que la « modernité » du siècle der-
nier aurait eu raison de cette parole au point de la faire taire
un temps, au moins de lui faire assez disgrâce pour qu’il ne
soit plus de bon ton de lui prêter l’oreille. À peu près le temps
d’une génération, peut-être deux.
Mais, puisque la parole a la vie dure et l’humain, trop
envie de le rester, le conte qu’on aurait pu croire perdu dans le
brouhaha des sirènes urbaines et des écrans cathodiques a re-
jailli comme herbe au printemps. Disons aux alentours des
années soixante-dix, quatre-vingt.
Il est depuis convenu d’appeler cette résurgence « le Re-
nouveau du conte ». On peut attribuer à ce renouveau du conte
au moins deux particularités qui le distinguent des pratiques
anciennes.
La première relève des nouveaux modes contemporains
de circulation et de diffusion de la parole conteuse (de l’espace
privé au lieu public, de l’âtre au théâtre), du statut même du

Extrait de la publication
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conteur (amateur, conteur d’occasion ou intermittent du spec-


tacle, artiste professionnel et syndiqué…) et des circonstances
de sa pratique (les attentes d’un public payant, les dispositifs
de spectacularisation, l’implication d’agents, d’argent, de dif-
fuseurs). En 2007, si l’art du conte demeure essentiellement
fidèle à lui-même, les conditions de son expression, en revanche,
diffèrent sensiblement de celles qu’on lui connaît traditionnel-
lement en supposant de plus en plus, « par le fait de donner
[ces récits] à des auditoires composés d’inconnus, en échange
d’une contrepartie financière quelconque » (Haggarty), une
forme et un contexte de professionnalisation et d’exigences du
métier liés aux lois de l’industrie culturelle. Le texte de Ben
Haggarty qui suit est tout à fait éclairant quant au glissement
du conte de veillée à celui de professionnalisation, et des
contraintes que ce glissement impose aux conteurs.
La seconde particularité du renouveau du conte tient de
la réalité d’une certaine rupture de la pratique du conte depuis
sa redécouverte, qui oblige les nouveaux conteurs à renouer
avec l’art de conter. Relativement rares sont les conteurs actuels
qui ont pu hériter naturellement du fil de la parole transmise
de bouche d’aïeul à oreille d’aujourd’hui. Bien plus nombreux
sont celles et ceux qui doivent tout, ou presque, apprendre de
l’art du conte pour être conteurs. Il y a ceux qui cherchent
auprès des anciens ce fil, là où il est encore vivant ; ceux qui
s’alimentent dans des livres, des archives transcrites/réé-
crites / enregistrées ; ceux qui s’abreuvent auprès des premières
générations de conteurs contemporains, en allant les écouter,
les rencontrer ; ceux qui se reposent sur leur propre imagi-
naire et réinventent, autodidactes, récits et art de conter ; ceux
enfin qui privilégient sous une forme ou une autre des mo-
ments de « formation » plus ou moins organisés (de l’atelier
au stage, au cercle, en passant par le compagnonnage informel
et la bienveillance d’un mentor).
C’est cette dernière piste, celle de la formation, que nous
aimerions explorer dans ce livre.
5

Mais il est encore un constat à faire, particulièrement


quand il s’agit d’associer conte et art, et même si nous adop-
tons la définition humble du mot art comme l’acquisition
d’un certain savoir-faire. Le conte, en retour d’exil (ou parce
qu’éternel nomade ? ... ou S.D.F. ?) n’a pas de Maison ni d’Aca-
démie, comme la musique a son conservatoire et la danse son
opéra, la peinture ses beaux-arts et le théâtre ses théâtres…, le
conte n’a pas d’École ni d’Institut. Ni diplôme à distribuer.
Alors où et comment apprend-on à conter ? Quand et comment
devient-on de nos jours conteur agréé et digne de l’être ?
Sans forcément préciser ici si le conte est un art ou un
métier, il nous est apparu important, au moins pertinent,
d’interroger les modes d’apprentissage et d’acquisition de sa
pratique. Plusieurs constats nous poussent vers cette interro-
gation à propos du conte et de ce qu’il nous offre aujourd’hui.
Le premier serait sa popularité actuelle : les événements
en tous genres se multiplient au nom du conte (soirées régu-
lières, festivals…) ; les nouveaux conteurs prolifèrent. De quoi
se réjouir.
Mais aussi de quoi s’inquiéter.
L’apparente facilité, l’accessibilité du genre se traduit sou-
vent par un amateurisme affligeant : il ne suffit pas de savoir
parler pour être bon conteur, comme il ne suffit pas de presser
la première grappe venue pour prétendre au bon vin. Être
pressé, dirait le vin, ne remplace ni la sapience du vigneron ni
la patience du tonneau. Le recours à l’humour, par exemple, a
tôt fait de remplacer trop souvent par des saveurs artificielles
et cabotines le bouquet attendu d’un cru plus honnête.
Inversement, certaines tentatives à vouloir hausser l’art
du conte à la noblesse de ses lettres ont souvent le tort de
détourner celui-ci du côté d’une littérature trop sûre d’elle
et définitive, ou du côté d’une théâtralité encombrante aux
scénographies envahissantes sous couvert de spectacularité ;
d’un côté comme de l’autre, la parole y perd de sa sponta-
néité et de son entregent, on n’y retrouve plus le conte.

Extrait de la publication
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On le voit, notre intérêt à établir une forme de bilan des


moyens de formation à l’art du conte est directement lié, fon-
damentalement, à la nature même du conte et aux habiletés
attendues du conteur pour en honorer l’art particulier.
Cette réalité, nous l’observons à partir du Québec tout en
étant convaincus que la situation qui prévaut ici n’est guère
différente de ce qu’on peut aussi observer en Europe ou
ailleurs, au moins dans le circuit francophone.

Nous avons soumis ce questionnement à une dizaine de


conteurs qui, d’un côté ou l’autre de l’Atlantique, sont prêts à
partager, sous forme d’ateliers, de stages ou de rencontres,
leur propre démarche artistique, à transmettre à leur tour le
fruit mûr de leur expérience. À ceux-là, nous avons demandé
qu’ils se prononcent ou témoignent des besoins, de la perti-
nence et des modes de formation qu’on pourrait ou qu’il
faudrait offrir aux conteurs apprentis. À partir de questions
simples : qui, quoi, comment, pourquoi former, ils nous
donnent des réponses qui touchent, bien plus fondamentale-
ment, la nature même du conte et celle du conteur.
De ce tour d’horizon, et au fil de la diversité et de la per-
sonnalité de chacun des conteurs « formateurs » approchés,
un certain consensus semble se dessiner, au moins des idées
fortes, récurrentes, semblent émerger sur deux plans : l’un
concernant le format même d’un mode de formation sou-
haité (la manière de former), l’autre révélant les principes
fondamentaux liés à l’art du conte et qualifiant le fait d’être
conteur (la matière à acquérir).

Du côté de la manière : vers un « collège » ?

La majorité des formateurs regrettent d’être amenés à devoir


animer, la plupart du temps, des stages courts (deux ou trois
jours) et ponctuels, avec l’impression de ne pouvoir introduire

Extrait de la publication
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qu’une relation de travail et de n’effleurer que la matière à


partager. Pour eux, un réel accompagnement de conteurs en
apprentissage exigerait, d’une part, des rencontres plus longues
(d’une semaine à dix jours) et, d’autre part, d’avoir surtout
l’occasion de pouvoir suivre (dans l’intervalle de quelques mois,
ou quelques fois par an) le cheminement et la progression des
conteurs en formation.
Sans pour autant devoir homogénéiser leurs approches
respectives et personnalisées, les formateurs trouveraient utile
une certaine concertation entre leurs différentes pratiques de
formation, au moins de pouvoir connaître et mettre en com-
mun la diversité des approches isolées qu’ils conçoivent indi-
viduellement dans l’ignorance souvent totale du travail et des
méthodes d’accompagnement empruntés par les autres. Le
portrait général des formations offertes actuellement reste
aléatoire et éclaté, et personne, à vrai dire, n’a d’idée précise
de l’ensemble de ce qui est offert.
Bien conscients que suivre tous les stages et ateliers du
monde ne pourra garantir le « bon conteur » et que l’art du
conte (comme tout art) ne s’apprend pas sur les bancs de
l’école, tous reconnaissent pourtant la pertinence d’offrir des
lieux de formation et des moments d’accompagnement aux
aspirants conteurs. Dans le conte comme ailleurs, le génie na-
turel et spontané peut toujours tirer bénéfice de l’expérience
et de l’expertise de l’autre…
Formation et encadrement utiles et nécessaires, certes ;
mais les formateurs font tous preuve d’une grande prudence
pour préciser leur rôle auprès des apprentis et le type de rela-
tion à entretenir avec eux. Ils réfutent la position, contraignante
au risque d’être dogmatique, de « maître » à « disciple » ou de
« professeur » à « élève », préférant plutôt celle d’« accompagna-
teur », de « guide », de « personne-ressource », de « compagnon »,
bref, de quelqu’un qui met son expérience au service du conteur
en progression, qui aide et accompagne le cheminement de
l’apprenti plutôt que d’imposer le parcours, la direction à
8

suivre et la manière d’arriver. En cela, les termes formation et


formateur, même si nous les avons conservés par défaut, ne
renvoient qu’injustement aux réalités évoquées : d’un côté, et
de la part de ceux que nous nommons formateurs, il s’agit
moins de donner forme à une pratique débutante que d’aider
l’apprenti à trouver sa propre forme ; d’un autre côté, et sous
couvert de formation, il s’agira plutôt d’éveiller et d’interroger
le « fond » (une raison d’être) que de chercher à mouler et à
stabiliser une « forme » (un savoir-faire).
Dans cette optique sensible de l’accompagnement, le
projet d’une « École du conte », comme lieu institué, organisé
et programmé, suscite une grande méfiance par crainte juste-
ment d’un excès de formation (… de formatage) aux dépens
d’une base fondamentale à découvrir et à entretenir, celle de
chaque apprenti, dans la mesure de ses propres ressources et
habiletés à faire son chemin. Tout au plus, et c’est vers cette
intention que les personnes concernées et consultées semble-
raient s’orienter, pourrait-on envisager et réfléchir à la perti-
nence d’un « collège », au sens plein du mot : un espace (lieu
physique ou réseau) de rencontres collégiales, qui regrou-
peraient collègues et collégiens, ceux qui partagent et ceux qui
apprennent (ces rôles-là souvent s’échangent), où pourraient
se croiser, et donc s’interpeller, les différentes formations
actuellement atomisées, et d’autres s’y ajouter. Et gardons en
mémoire la première définition que donne Le Petit Robert du
collège : « corps de personnes revêtues d’une même dignité ».

Du côté de la matière : les dix leçons de l’art du conte…

Nous sommes tentés, autant pour clore la présentation de ce


recueil que pour en justifier le titre, de prendre le risque de
rassembler en dix points marquants les dix affirmations qui
font « saillance » de l’ensemble des textes qui suivent par le

Extrait de la publication
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poids des récurrences, au-delà des différences et variations


des opinions émises par chacun, comme autant de « leçons »
que l’on pourrait en retenir. Mais l’on ne peut donner de
leçon sans risquer de pontifier ; j’en prends le risque.

LEÇON 1 : Ne pas « conter » sur la recette


L’art du conte, comme tout art qui se respecte, ne
peut se réduire à quelques principes techniques ni
à quelques recettes toutes faites et simplificatrices.
Et s’il y a bien certaines règles de base, elles ne sont
que des balises sur le chemin particulier de chacun,
et non des refuges.

LEÇON 2 : Connaître ses classiques


On ne peut naître au conte sans en connaître les
origines et l’héritage aussi fortement que la feuille
neuve au bout de la branche ne peut, sans s’étioler,
ignorer les racines de l’arbre qui la porte, ces racines
qui la nourrissent et qu’elle alimente de sa verdeur.
On nomme l’échange : mémoire ou tradition ; il est
inévitable.

LEÇON 3 : Avant tout, un art de la Parole


Sans nier l’opportunité du geste et du regard, ni
l’incontournable présence du corps comme porte-
parole ; sans dénier forcément tout apport alentour,
qu’il soit d’éclairage ou de décor, d’accessoire ou
d’instrument ; sans renier dans l’absolu la part
souvent secrète de l’écriture comme aide-mémoire
ou même comme démarche exploratoire, l’oralité
est à la fois première et ultime porteuse du conte ;
elle en est l’essence. Dans l’urgence ou le désir, le
conte peut se passer de tout le reste, pas de la parole.

Extrait de la publication
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LEÇON 4 : Présence et transparence


Voix, corps, gestes et regards du conteur doivent
tendre à la fois vers une présence forte du porteur
de parole partagée, convive parmi les invités venus
l’entendre, et à la fois vers la transparence d’une
fenêtre ouverte sur le paysage du récit rapporté. La
posture du conteur est précieuse, humble et précise,
comme une lanterne magique : discrète porteuse de
lumière, c’est quand on l’oublie au profit des images
qu’elle projette que la magie opère.

LEÇON 5 : Un tissage de soi naturel


Un conteur n’est pas acteur, il est lui-même. Il ne
peut donc porter et offrir que ce qu’il possède,
corps et âme ; sinon il paraît emprunté. Même les
récits les plus fous sont crédibles si le conteur les a
lui-même vécus ; il n’en est pas le héros, mais le
témoin émerveillé et simple. Tout naturel forcé fait
artificieux ou vantardise, ou pudibond quand l’être
nu s’habille de paraître. Oser rester naturel et soi-
même s’apprend. Cela prend une bonne dose de
confiance. En soi, en l’autre, en l’histoire.

LEÇON 6 : La passion : une raison d’être


On ne peut pas faire semblant d’être artiste ou
conteur. Cela serait de l’amateurisme ou de l’im-
posture. Pas le choix d’être amoureux – corps et
âme – de sa parole et de son dire. Ou bien elle ne
reste que du vent au mieux parfumé, autrement
barbouillage de mots indigeste, « incrédible »,
surfait, racoleur.
11

LEÇON 7 : Laisser patience au temps


C’est en disant qu’on devient conteur ; c’est en dix
ans. Guère avant. En attendant, on se prépare, on
s’entraîne, on apprend, on s’exerce à savoir si l’on
sera conteur, un jour. La bouche est comme un
violon ou une harpe, et plusieurs années de pra-
tique sont nécessaires avant qu’elle ne permette à
la parole de sonner juste et mélodieuse. Demandez
au musicien, ou au chanteur, ou à l’acteur, ou au
sculpteur le temps qu’il leur a fallu pour appri-
voiser leur art, matière et instrument. Et le temps
qu’ils y consacrent encore, jour après jour, pour
que leur art ne les oublie pas.

LEÇON 8 : L’œuvre, c’est du travail


Parler semble si naturel, si spontané que la parole
paraît simple, assez pour qu’on la croie innée. Les
mots eux-mêmes, si vieux, érodés et si polis par
tant de bouches qu’on les croit éteints et définiti-
vement domptés, jouables comme billes de terre
cuite. À bien y réfléchir, il faut beaucoup de pré-
tention ou de naïveté pour espérer maîtriser en
quelques heures, quelques jours, des récits qui ont
bourlingué et traversé les siècles, parfois les millé-
naires, avant qu’ils nous trouvent sur leur chemin.
On peut penser plus facile d’engendrer ses propres
histoires un beau matin et de les croire prêtes à
rivaliser avec les vieux récits qui ont vu naître le
monde et survécu à toutes ses tempêtes.
On peut tout ça. Mais cela prend du travail,
bien du travail, et du cœur à l’ouvrage, et la sagesse
d’accepter que nos premiers balbutiements ne soient
pas d’emblée des chefs-d’œuvre.

Extrait de la publication
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LEÇON 9 : L’éthique du Grand Parler


Prendre parole publique, c’est prétendre qu’elle
vaut mieux que le silence. Mobiliser l’attention et
l’écoute des autres, c’est s’engager à ne pas perdre
le temps qu’ils nous accordent. La liberté de parole
et le pouvoir d’en user sont des privilèges que tous
n’ont pas ; il appartient à ceux qui ont l’ambition
de les détenir de s’en porter garants, d’en assumer la
responsabilité et le respect, l’héritage et le maintien.

LEÇON 10 : L’infini chemin d’une démarche personnelle


Le plus grand maître conteur ne peut faire les pas
du plus jeune à sa place. Il peut l’accompagner, faire
un bout de route avec lui et deviser en chemin ;
c’est déjà beaucoup, mais n’attendez pas plus : votre
démarche est, en somme, à l’image de chacun de
vos pas, non pas ceux de l’autre. Le conteur, comme
l’artiste, est un pèlerin perpétuel : le but du voyage
n’a d’intérêt que d’y croire assez pour tenter de s’y
rendre ; l’essentiel est le chemin et son chemine-
ment ; c’est parfois fatigue, c’est souvent merveille.
Le pire, de loin le pire, est de se croire arrivé : celui-
là a le nez dans un cul-de-sac.

Christian-Marie Pons
Directeur de la collection « Regards »
Quelles techniques les conteurs
professionnels pourraient-ils et
devraient-ils acquérir aujourd’hui ?
Quels talents devraient faire l’objet
d’une évaluation critique ?

Ben Haggarty

Ben Haggarty, conteur de réputation internationale, a été l’un des


pionniers du renouveau du conte en Grande-Bretagne dès 1981.
Depuis, il reste l’un des plus ardents défenseurs de cet art millénaire,
et une partie de sa renommée repose sur sa grande connaissance et
sur sa compréhension du conte et de la tradition orale. Il organise
divers événements de conte et dirige, sur le plan artistique, le festival
Beyond the Border, au pays de Galles.
www.crickcrackclub.com

Photo : ©Amanda Crowther.


Cherchez l’œil du critique
Traduction de Jacques Falquet

Ce texte est tiré d’une communication intitulée La renaissance


du conte dans la perspective d’une double tradition, présentée
à la Folk-Lore Society et à la Society for Storytelling, le 6 mai
1995. Elle a ensuite été révisée et publiée sous la forme de
brochure de la série « Oracles », éditée en 1996 par la Society for
Storytelling. Le texte étant délibérément polémique, il a
suscité de fortes réactions, autant favorables que défavorables.
La présente version, publiée sous forme électronique par l’au-
teur, libre de toute contrainte éditoriale, a été revue et corrigée
à la fin de 1999, pour toucher un plus large auditoire.

Avant-propos

J’ai participé directement à la « renaissance du conte » sur l’île


d’Angleterre depuis 1981 1. J’en ai suivi l’évolution et le déve-
loppement avec fascination, joie et, à l’occasion, exaspération.
En 1981, en Angleterre, une douzaine de personnes à peine

1
N’ayant jamais été invité à raconter dans l’île d’Eire, je ne peux discuter que de la situation
qui prévaut dans mon île natale. Comme de bonnes quantités de sang irlandais, écossais,
anglais et gallois coulent dans mes veines, j’ai horreur du nationalisme, du patriotisme, du
fanatisme religieux et de toutes les autres idéologies sectaires qui cherchent à récupérer et
à manipuler les récits traditionnels à des fins politiques. Leur influence fait peser sur les
œuvres une charge bien éloignée de la volonté constructive d’explorer l’expérience
humaine, qui me semble avoir été le dessein généreux de leurs compositeurs ancestraux…

Extrait de la publication
15

présentaient des récits traditionnels dans un contexte semi-


professionnel ou même professionnel. (Je désigne par là le fait
de les donner à des auditoires composés d’inconnus, en
échange d’une contrepartie financière quelconque 2.) Dix-huit
années plus tard, plus de trois cents personnes se déclarent
des conteurs professionnels dans l’île. Dans l’intervalle, plu-
sieurs questions et de nombreux problèmes se sont posés, qu’il
vaut la peine de soumettre à la communauté relativement
importante des gens qui s’intéressent aux récits traditionnels
et au contage 3. L’auteur des observations qui suivent est, d’abord
et avant tout, quelqu’un qui aime les récits traditionnels. En
second lieu, c’est quelqu’un pour qui le conte est la seule source
de revenus. En troisième lieu, c’est quelqu’un qui, comme
chercheur et diffuseur, a eu la chance d’observer et d’étudier
beaucoup de conteurs, ici et à l’étranger. En communiquant ce
document à un nouveau lectorat de conteurs, d’amis du conte,
de folkloristes, d’éducateurs, d’universitaires, de travailleurs
culturels et de Dieu sait quoi d’autre, j’espère tous nous aider
à braquer les projecteurs sur une « tradition » qui est vivante
et qui se métamorphose, pour renaître sous une forme nou-
velle ici, aujourd’hui, dans la plus grande île de l’archipel de
l’Atlantique oriental 4.

2
Je crois que les pionniers sont, outre moi-même, Tuup, Daisy Keable, Helen East, Rick
Wilson, Kevin Graal, Robin Williamson, Hugh Lupton, Roberto Lagnado, Beulah
Candappa, Eileen Colwell et Grace Hallworth. (Les quatre derniers sont des enseignants
et des bibliothécaires.) Je serais intéressé de savoir qui d’autres, en 1981, racontait à la pige,
contre rémunération, des récits traditionnels en Angleterre, en Écosse ou au pays de Galles.
3
Le terme storytelling est traduit par « contage » pour éviter d’enfermer cet art dans le
genre du conte, alors qu’il inclut aussi les légendes, fabliaux, épopées, récits mythologiques,
etc. (NDT).
4
Je dois aujourd’hui nuancer cette affirmation : j’ai contribué à implanter le contage dans
le système scolaire écossais au milieu des années quatre-vingt. J’ai aussi aidé les travellers
écossais à trouver un public en tant que conteurs (et pas seulement en tant que chanteurs
de balades) en dehors de l’Écosse. Néanmoins, je n’ai pas été invité en Écosse depuis la
mise sur pied du Scottish Storytellers Forum, en 1992, et je ne me sens pas qualifié pour
parler des nombreux changements qui se sont produits au nord de la frontière.

Extrait de la publication
16

Au cours de ma carrière, j’ai eu la chance de travailler avec


de petits groupes d’éminents collègues, dans The West London
Storytelling Unit (1981-1984), The Company of Storytellers
(1985 à aujourd’hui), The Crick Crack Club (1987 à aujour-
d’hui) et de Beyond the Border International Storytelling
Festival Series (1993 à aujourd’hui). Nous avons sans cesse dis-
cuté et analysé ce que nous faisions et ce qui se passait autour
de nous. Néanmoins, les mots qui suivent n’engagent que ma
responsabilité ; s’ils provoquent la controverse – ce qui est iné-
vitable dans certains cas –, je serai le seul à en répondre 5.

Introduction

Pour les fins de la discussion, je désire limiter ma définition


du contage à « l’art de communiquer oralement des récits tra-
ditionnels ». J’écris « limiter », mais je précise d’emblée que cette
forme particulière de contage est sans limites. Elle constitue
un art aussi complet et aussi complexe que la peinture, la
sculpture, le cinéma, la littérature, le théâtre ou la danse. Ces

5
Depuis la rédaction de l’article, la situation a un peu évolué. Je sais qu’on a octroyé au
moins deux doctorats à des gens qui ont fait des recherches sur le contage (Mike Wilson
et Vayu Naidu). Si vous avez d’autres renseignements à cet égard, je vous serais
reconnaissant de me les faire parvenir.
Depuis la rédaction de cet article, bien des choses ont changé dans le monde du
contage et dans ma situation personnelle.
Depuis trois ans, une génération de jeunes conteurs, pleins de vigueur et d’audace, a
surgi en Angleterre. Ils sont critiques, sceptiques et, je l’espère, intransigeants. Tant qu’ils
trouveront en eux-mêmes l’assurance qui leur permettra d’évaluer correctement et de
respecter les récits qu’ils trouvent sur leur chemin, je suis convaincu qu’ils trouveront le
moyen de bien les servir. Je leur souhaite bonne chance.
En 1996, j’ai quitté Londres avec ma famille pour déménager près de la frontière du
pays de Galles. Les frontières, les limites, la marge, voilà des lieux qu’aiment fréquenter
les conteurs vieillissants… nous avons créé un Centre pour la recherche et le dévelop-
pement du contage traditionnel. Dans le cadre d’ateliers et par l’expérimentation, nous
avons beaucoup avancé dans la mise au point d’un vocabulaire et d’une terminologie
critique pour discuter toutes les dimensions de l’art du conte.

Extrait de la publication
17

arts familiers, bien établis et reconnus, sont tous étayés par les
contreforts massifs que constituent les programmes universi-
taires, les conservatoires et la critique journalistique. Pour
s’épanouir, ces arts ont créé et élaboré un vocabulaire esthé-
tique et critique qui leur est propre. Ma première question est
la suivante : existe-t-il un vocabulaire commun de cet ordre
pour discuter du contage ?
Je n’en suis pas sûr.
Aucune université anglaise n’offre de programme d’études
en récits traditionnels, en traditions de contage ni en mytho-
logie comparative. Les universitaires semblent parfois se
pencher sur ces sujets, mais j’ai la nette impression qu’ils
préfèrent les conteurs quand ces derniers sont incommuni-
cado, c’est-à-dire quand ils sont morts ou qu’ils vivent dans
un pays très éloigné, et qu’on peut disséquer en paix la trans-
cription de leurs paroles. À ma connaissance, aucun étudiant
en anthropologie ou en folklore n’a encore étudié les artistes
remarquables qui pratiquent cet art de la scène, viable et re-
naissant, ni ici ni sur le continent européen 6. En dix-huit ans
de contage, je n’ai pas trouvé une seule critique savante au
sujet d’un spectacle de contes, dans aucun journal ou revue
sérieux. Une poignée d’agents des divers conseils des arts
anglais et gallois ont entendu quelques contes, mais rares sont
ceux qui ont assisté à plus d’une demi-douzaine de spectacles
de contes, et plus rares encore ceux qui ont entendu deux fois
le même conteur, afin de découvrir différents aspects de son

6
Certains agents des conseils des arts anglais et gallois nous ont apporté, au fil des
années, un soutien exceptionnel ; cependant, comme ils travaillent pour des services qui
se consacrent aux lettres et aux arts communautaires, ils ne sont pas vraiment formés
pour évaluer le contage. (Dans un sens, demander à un agent des lettres – dont le
médium est le mot écrit et publié – de juger le contage de récits traditionnels, c’est
comme demander à un agent de théâtre d’évaluer un spectacle de marionnettes, ou à un
peintre d’évaluer de la photographie. La connaissance et la sensibilité au médium sont
indispensables. Pourtant, on ne doit pas oublier que le récit traditionnel, qu’on le veuille
ou non, relève du mandat de l’agent des lettres : personne ne peut nier que c’est un
conteur traditionnel qui a bercé toutes les littératures du monde…)
18

répertoire 7. (La situation semble différente en Écosse, où l’art


enraciné dans la tradition vernaculaire a été valorisé comme
outil d’affirmation de l’identité nationale.) Je souligne cette
négligence parce que si nous voulons que les pouvoirs publics
continuent de financer cet art renaissant – ce qu’ils doivent
faire, et beaucoup plus généreusement, pour qu’il se déve-
loppe –, les agents doivent prendre des décisions éclairées. Il
faut agir pour que se crée un dialogue valable entre bailleurs
et bénéficiaires de fonds… Le contage, comme toute discipline
artistique, a un vocabulaire esthétique que doivent maîtriser
ceux qui veulent en parler. Comment créer ce vocabulaire ?
On reconnaît la santé et le dynamisme d’un art à la qua-
lité du débat critique et à la profondeur de l’examen dont il
fait l’objet. Si, comme beaucoup d’entre nous le croyons, la
renaissance du contage en Angleterre arrive à maturité – au
point où l’usage même du mot renaissance devient discutable
–, les questions à discuter ne doivent pas manquer. Ceux
d’entre nous qui sommes directement concernés doivent faire
le premier pas : personne ne le fera à notre place !
Dans les pages qui suivent, je vous donnerai donc un
aperçu des grandes tendances que j’ai pu observer dans le
milieu du contage en Angleterre, à titre de conteur et de diffu-
seur, depuis dix-huit années. En proposant et en expliquant cer-
tains éléments de vocabulaire, j’espère susciter des questions
qui permettront d’approfondir le débat. En cours de route, je
tenterai aussi d’esquisser des critères permettant d’évaluer
les compétences d’un conteur. Je crois possible de rehausser
considérablement la qualité du contage dans notre pays, pourvu
que nous acceptions de chercher et d’écouter les réflexions

7
Au départ, l’une des intentions de cet article était de revendiquer la nomination de
connaisseurs dans les comités consultatifs artistiques. Depuis sa publication, le West
Midlands Arts Council et le Southern Arts Council (deux des dix conseils des arts anglais)
ont invité des gens qui s’y connaissent en contage à siéger à leurs comités consultatifs.
Les autres n’ont pas encore bougé.

Extrait de la publication
19

critiques des observateurs qui fréquentent notre travail.


Parallèlement, nous devons aussi chercher, cerner, exercer et
entendre chacun notre propre critique intérieure. Pour com-
mencer, ces deux types de critiques pourraient trouver inté-
ressant de demander quel genre de questions l’on pourrait
poser…

Première partie : deux traditions

La découverte

Au moment de préparer la troisième édition de l’Internatio-


nal Storytelling Festival, manifestation de quinze jours qui avait
lieu au London South Bank Centre en 1989, il est devenu clair
à nos yeux qu’il existait, et qu’il avait toujours existé, deux
traditions de contage distinctes. Nous les avons appelées « la
tradition des veillées » et « la tradition professionnelle 8 ». Au-
jourd’hui, cela semble une évidence mais, à l’époque, c’était
une révélation. On reconnaît des formes de contage correspon-
dant à ces deux traditions dans de multiples cultures passées
et présentes de notre planète. Elles sont faciles à identifier
dans la plupart des sociétés urbaines ou agricoles ; en sondant
les champs délicats du secret et du sacré, on les découvre aussi
dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Là où les deux tradi-
tions existent, elles existent parallèlement, ce qui ne les empêche
pas de cohabiter, de s’enrichir et de se soutenir mutuellement
de façon tout à fait harmonieuse.
L’existence de deux traditions distinctes se vérifie aussi
dans la « renaissance du conte » contemporaine. Nous devons
reconnaître que cette double réalité a nécessairement des
conséquences… Alors que les traditions de contage tentent de

8
En anglais : the fireside tradition et the professionnal tradition (NDT).

Extrait de la publication
En couverture : dessin de Norberto Marrera (artiste cubain)
Révision : Janou Gagnon
Correction : Corinne De Vailly
Correction d’épreuves : Diane Trudeau
Conception de la couverture : Marie-Eve Nadeau
Mise en pages : Marie-Eve Nadeau

Les éditions Planète rebelle remercient le Conseil des Arts du Canada


de l’aide accordée à leur programme de publication, ainsi que la Société
de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) et
le « Gouvernement du Québec – Programme de crédit d’impôt pour
l’édition de livres – Gestion SODEC ». Planète rebelle remercie également
le ministère du Patrimoine canadien du soutien financier octroyé dans
le cadre de son « Programme d’aide au développement de l’industrie
de l’édition (PADIÉ) ».

Dépôt légal : 3e trimestre 2007


Bibliothèque et Archives nationales du Québec
Bibliothèque et Archives Canada
ISBN : 978-2-923735-68-9

© Planète rebelle, 2007.

© Version numérique, 2012.

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