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ÉCOLE NORMALE SUPÉRIEURE DE SAINT-CLOUD
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CENTRE DE RECHERCHE ET D'ÉTUDE POUR LA DIFFUSION DU FRANÇAIS

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Méthodes et pratiques
des manuels de langue

Henri BESSE

MDidier Crédif
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TITRES PARUS DANS LA MEME COLLECTION

J. Cortès et al. — Spirales. Techniques d’expression et de communication en éducation


permanente.

V. Ferenczi et R. Poupart — La société et les images. Approches didactiques.

A. Abbou, J. Cortès, V. Ferenczi et L. Porcher — Relectures I.

L. Péloquin — L'identité culturelle. Les Franco-Américains de la Nouvelle Angleterre.

I. Cintrat — Le migrant, sa représentation dans les manuels de lecture.

L. Porcher ef al. — L'enseignement aux enfants migrants ?

D. André-Larochebouvy — La conversation quotidienne.

A PARAITRE

MT. Moget — Pratiques de l'écrit

UVUTeEnus
82, 526

«La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une part que les
«copies ou reproductions strictement réservées à l'usage du copiste et non destinées à une utilisation
collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemples et d'illustra-
tion, «toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur
ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite» (alinéa 1er de l'article 40).
«Cette représentation et reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contre-
façon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.»

© CRÉDIF, Paris, 1985 ISBN 2 - 278 - 03584 - 3 ISSN - 0293 - 8308 Imprimé en France
AVANT-PROPOS

Cet ouvrage s’adresse d’abord aux étudiants qui se destinent à l’en-


seignement des langues vivantes et aux professeurs qui les enseignent :il
caractérise brièvement les différentes méthodes qu’ils peuvent suivre et
analyse, à partir d'exemples et sans excès de théorisation, les pratiques de
classe recommandées par l’une de celles qui ont le plus influencé l’évolution
récente de la didactique des langues. Mais il s'adresse aussi à ceux qui for-
ment ces enseignants et aux spécialistes de cette discipline : ils y trouveront
une synthèse méthodologique d’hypothèses et de techniques spécifiques
à leur domaine et une tentative pour resituer celui-ci dans le champ des
connaissances relatives à l’étude des langues.

Les propositions didactiques qui y sont avancées doivent beaucoup


aux fondateurs de la méthode structuro-globale audio-visuelle (dite plus
couramment méthode S.G.A.V.) : G. Gougenheim, P. Guberina et P.
Rivenc ; comme elles doivent beaucoup aux concepteurs et aux praticiens
de trois manuels de français langue étrangère (Voix et Images de France,
De vive voix, Archipel) qui les appliquent et dans les classes desquels ont
été puisés les exemples, entre autres : M. Argaud, J. Courtillon, H. Gauvenet,
B. Marin, M.-T. Moget, P. Neveu et S. Raïllard. Les uns et les autres y sont
largement mis à contribution et abondamment cités, mais l’auteur de ces
lignes reste, évidemment, responsable du choix des citations qu’il fait et de
l'interprétation qu’il confère à leurs propositions.

Nous remercions particulièrement M.-T. Moget qui a bien voulu


relire notre manuscrit ; ainsi que J. Courtillon et S. Raiïllard en ce qui
concerne le chapitre 4 : cet ouvrage leur est redevable de quelques modi-
fications et précisions.

Henri BESSE
septembre 1984
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TABLE DES MATIERES

REMARQUES LIMINAIRES

1Un:point de vue méthodologique bass 2e 2 ane dé Sr nt x, 9


2 Méthotes et manuels dans la classe. . .... émotion. 13
3. De l’évolution d’une méthode à travers les normes d’utilisation de trois de
SES MANU IS re ns ae 8 D SAN ANS Re ee RIONRRNINENNER RTE il

CHAPITRE 1 : LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LAN-


GUES
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3. La méthode grammare-traduction, …. MRMeeMEL
een EEE, 25
4. La méthode lecture-traduction:. . RG UrOm NIRNEAR AU TOME EN 28
Se La méthode directe, se ae eee te MON EUNS MARMEUTAPRIUE, 31
6.12 méthode audio-orle/1:278021599 OPEN SRE RMI RUDE A 34
7. La méthode audio-visuelle (S G-A.V:) .:.... :. CONSO
EEE 39
8, La méthode communicative et COgnitive air ATEN SE PEAU, à 45
9 "Les limites de la méthodologie L2.. , "MR MMM EIRE Es 50
Indications DIDAOPFADRIQUES Le
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MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

CHAPITRE2 : LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE DANS VOIX


ET IMAGES DE FRANCE

LLeDprentermanuelS GARE PR de re de as te oo
2Déroulements d'une leçon audiovisuel 4...0
SAPTÉSNLATIONE ES De Rens CU De OR NS OS I a CCE
4 : ÉNDHCATION ESS Lee ST ca cu ue
41 Partir dela SOON RTE ee ea De de ne RS ele
42 Partir de Mae 3 nes Dole cet ee
49: Partiridés ACQUIS Ces ÉTUCHANtES et Le me re tee de
4.4. S’appuyer sur des contextes et situations analogues .............
4.5. Faire varier la morphologie et la syntaxe
5. Mémorisation et correction phonétique
GE EX DIONA NON ST LR ee RE RE CITE
6.1. L'exploitation dans les éditions de 1958 et 1961
eo LA dr aMALISANONN ET OCTT CT TE
e L'exploitation sur images
e- L'exploitation Sans Nage ST Re RE RE
6.2. L'exploitation dans l’édition de 1971 PROMO ET ATOM TLC CIO MODO De Ci 0

+. L'exploitation SUTIMALES A Lee PR ER PR


e L'exploitation ou l'animation grammaticale suite hole N'aleteelennte eue

e La transposition else sale lie lee ts eue cle là d'elle date Da al So RME RS ae

7. Des pratiques contestées et contestataires


Indications bibliographiques sr de te M al et CITE CAT AT LES s'est sole Le Fa (à tete DE

CHAPITRE3 : PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ DANS DE VIVE


VOIX

. Une nouvelle démarche d’utilisation 6 et ol etes Pelahie RC MMS Re + ur eo el see

. La notion de paraphrase communicative à où ANS PT TM tele ie re ss

. Sur une pratique des paraphrases Dee) muet els lenieues ab die Eee Tr tri en ns

. Quelques conditions de la mise en œuvre de cette pratique ST TIRE

. Les images de transposition der 6 5 0 0 Fee me met ts VENTE. ENS TT UT vite ee ee

. Du discours direct au discours rapporté CSC OT RC CU TS de OC be ot Le Ag au:

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NN
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D
A . Des pratiques communicatives simulées ue ss MON RE ES En Es PER ON SET NE RS

Indications bibliographiques ee Se 0ù jh pe 61 si où où où et à CINE MT en TU ri


TABLE DES MATIÈRES

CHAPITRE 4 : LES PRATIQUES INTERACTIVES DANS ARCHIPEL

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2. La notion d'interaction en didactique des langues ................. 139
3. Étude des dialogues (audition et compréhension) .................. 143
4. Mémorisation et ED SH RAIOR D EE ee vue nie diem 149
SOLE PUQUC DIS CSC ANBVAS DE ne re en on rc ue 152
6. Jeux et simulations (activités d'expression libre) .................. 160
1. Grammaire et exercices de conceptualisation...:::4..1:.4 2.4.1. 164
8. Des pratiques centrées sur ce qui se passe entre les apprenants ......... 170
INCAHOnSDIDICETADRIQUES MES A eg ee nu Ne ee re 173

CONNAISSANCES, SAVOIRS ET PEDAGOGIE ...................... 176


AD SDTALQUES SETCTANSADIES M Re ee sn spores
adie -e 176
7 FOUrUNCdilacHIQue des IANBUES D. 2. ne messe cure 179
Digitized by the Internet Archive
In 2022 with funding from
Kahle/Austin Foundation

https://archive.org/details/methodesetpratig0000bess
REMARQUES LIMIN AIRES

L’enseignement/apprentissage des langues non maternelles est une


discipline dont le domaine, la méthode et la terminologie sont encore loin
d’être fixés. Probablement parce qu’elle s’est inscrite, et s’inscrit toujours,
au confluent de disciplines plus anciennes ou plus prestigieuses (pendant
longtemps, la grammaire, la rhétorique et la pédagogie ; depuis un siècle, la
linguistique, la psychologie ; plus récemment, la sociologie, l’ethnologie et
diverses technologies) ; et probablement parce qu’elle demeure une disci-
pline en voie de constitution sur le plan scientifique, bien que ses théo-
riciens et ses praticiens aient beaucoup contribué, durant les cinquante
dernières années, à en circonscrire plus rigoureusement le champ et à en
affiner les démarches.

Cet ouvrage n’envisage cette discipline que d’un certain point de


vue, celui des méthodes! et des pratiques de classe qu’elles recommandent,
point de vue que nous voudrions brièvement préciser et resituer.

1. UN POINT DE VUE MÉTHODOLOGIQUE

Les diverses dénominations qu’a connues l’enseignement/apprentis-


sage des langues nous paraissent révélatrices de son évolution.

1. Terme ambigu, comme nous le verrons.


MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Jusqu'au début de ce siècle, il s’est appelé l'art d'enseigner les lan-


gues. Mais art doit y être entendu non au sens moderne d’expression d’un
idéal esthétique où domineraient le talent et l’inspiration personnels (le
fameux «don» pédagogique), mais au sens ancien d’ensemble de connais-
sances et de règles d’action afférentes à un domaine particulier et consti-
tuant un véritable métier. Si l’art d’enseigner les langues a intéressé, au
moins depuis le Moyen-Age, nombre d'’illustres philosophes, grammairiens,
pédagogues, il a toujours été conçu comme une somme de techniques
raisonnées destinées à favoriser l’acquisition guidée d’une langue, et main-
tenu dans la dépendance des trois arts libéraux qu’étaient alors la gram-
maire, la dialectique et la rhétorique.

Au tournant de ce siècle, emporté dans le développement de la


linguistique structurale (américaine, puis européenne), laquelle apparaissait
alors comme la discipline modèle des sciences humaines et sociales, cet
art est devenu /a linguistique appliquée. Ou plus précisément, afin de le
distinguer des autres applications de la linguistique (description d’une
langue particulière, traduction automatique ou non, orthophonie, ethno-
logie, etc.), la linguistique appliquée à l'enseignement des langues. Cette
dénomination est encore très en vogue dans les titres de revues et de collec-
tions, les noms des associations et organismes spécialisés dans ce domaine.
Elle présente l’avantage de rattacher explicitement une discipline qui se
cherche encore à une discipline reconnue, d’un point de vue scientifique et
institutionnel, et dont l’objet (l’étude du langage et des langues) est, d’évi-
dence, au centre de tout enseignement/apprentissage d’une langue. Mais
elle a l’inconvénient de ne pas lui reconnaître une démarche propre, une
autonomie méthodologique, et d’écarter de son champ nombre de données
pragmatiques, psycho-sociologiques et économico-culturelles qui relèvent
manifestement de ses pratiques. Enseigner une langue, ce n’est pas simple-
ment «appliquer» les résultats des recherches des linguistes, même si ces
recherches ne peuvent avoir que des retombées sur cet enseignement.

Parallèlement à la linguistique appliquée, s’est donc maintenue


une réflexion proche de celle de l’art d'enseigner les langues et que certains
ont appelée la méthodologie de l'enseignement des langues, par quoi il faut
entendre une analyse méthodique et critique des manuels et des pratiques
relevant de cet enseignement, ainsi que de l’ensemble des hypothèses
(linguistiques, psychologiques, sociologiques, idéologiques) qui les sous-
tendent, que ces hypothèses soient ou ne soient pas explicitées. Ce qui

10
REMARQUES LIMINAIRES

décide alors de la validité d’une démarche didactique, c’est moins sa confor-


mité à la théorie linguistique (ou la modernité de cette dernière) que
la cohérence qu’elle entretient avec les démarches conjointes, ou son
efficacité constatée dans un contexte d’enseignement donné.

Linguistique appliquée et méthodologie sont plus complémentaires


qu’antagonistes, la seconde devant nécessairement intégrer les apports de
la première, entre beaucoup d’autres. C’est pourquoi on a bientôt substi-
tué à ces deux dénominations, celle de didactique des langues, laquelle
se veut quelque chose d’autre qu’une simple méthode d’analyse et d’inté-
gration de pratiques existant en dehors d’elle : le véritable lieu constitutif
d’une discipline nouvelle qui aurait son autonomie conceptuelle et métho-
dologique ; même si, comme toutes les disciplines nouvelles, elle est d’ori-
gine interdisciplinaire, et qu’elle se doit d’insérer dans son projet scientifi-
que une part des hypothèses et des acquis des disciplines connexes, c’est-à-
dire non seulement de la linguistique, mais aussi de la psychologie, de la
sociologie, des sciences de l’éducation, voire de la biologie. Bien que cette
dénomination (à l’origine canadienne) soit devenue d’usage courant dans
l’aire francophone, elle est contestée parce qu’elle rappelle trop /a didac-
tique des disciplines, et qu’elle risque de réduire la didactique des langues
à une simple pédagogie de la fransmission de connaissances élaborées par
des spécialistes. Enseigner/apprendre une langue, c’est enseigner/apprendre
quelque chose de différent, en grande partie, de ce que les linguistes, les
psychologues, les sociologues ont écrit sur elle ; c’est chercher à développer
un savoir-faire qui n’est pas réductible aux savoirs que nous en avons,
simplement parce que les pratiques linguistico-sociales qu’on vise à faire
acquérir ne sont encore que très partiellement et imparfaitement connues.
Bref, dans l’enseignement/apprentissage d’une langue, on enseigne et on
apprend beaucoup plus que ce qu’on sait réflexivement sur elle, un peu
comme on pratique sa langue maternelle sans avoir une conscience cons-
tante et complète des règles que l’on suit intuitivement : la didactique
d’une langue naturelle ne peut se borner, à notre avis, à la simple péda-
gogie d’un ou des savoir(s) qu’on en possède à une époque donnée.

D'où l'orientation des recherches de ces dernières années, lesquelles


visent moins à analyser et à critiquer les pratiques d'enseignement qu’à
rendre méthodiquement compte de ce qui se passe — d’un point de vue
linguistique, psychologique ou autre — quand quelqu’un enseigne ou
apprend une langue, quelles que soient les démarches adoptées : dans

11
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

quel type de discours s'inscrivent ces processus ? quelles interactions


spécifiques mettent-ils en jeu ? dans quel ordre et selon quelles structu-
rations grammaticales successives apprend-on telle langue ? etc. Une
nouvelle appellation atteste de ce changement de perspective : la didac-
tique des langues tend à devenir, chez certains spécialistes, la science ou
la théorie de l’enseignement/apprentissage des langues, c’est-à-dire une
discipline qui se donne pour tâche première de décrire systémâtiquement
(et si possible de reconstruire hypothétiquement) l’ensemble des phéno-
mènes observables constitutifs de l’enseignement et de l'apprentissage
d’une langue, ces phénomènes relevant, par hypothèse, d’une didactique
spécifique, c’est-à-dire en partie différente des didactiques d’objets «scien-
tifiques» comme l’histoire, la grammaire, la physique ou les mathématiques.
Ce qui singularise cette orientation par rapport aux antérieures, c’est
l'attention portée à la, ou plutôt aux manière(s) dont les étudiants appren-
nent, aux stratégies et aux tactiques qu’ils développent dans leur acquisition
de la langue étrangère ; stratégies et tactiques qui dépendent des procédures
d'enseignement choisies, mais qui ne sont pas totalement contraintes par
celles-ci. L'apprentissage et ce qu’on appelle l'apprenant sont conceptuelle-
ment au centre du projet scientifique. Certes les didacticiens se sont tou-
jours fait quelque idée de l’apprentissage et des apprenants (la tradition
didactique abonde sur ce point en remarques, parfois naïves, souvent
pénétrantes), mais c’est la première fois, à notre connaissance, qu’on cher-
che à se donner les moyens d'observation et d’analyse pour en comprendre
le fonctionnement, même s’il est vrai que, jusqu’à maintenant, on ne soit
pas parvenu à des résultats vraiment satisfaisants.

Ces dénominations successives ou concurrentes signalent clairement


des modifications du champ de la discipline et des approches choisies. Le
point de vue que nous adopterons ici est voisin de l’approche que nous
avons appelée méthodologie de l’enseignement des langues, en ce sens qu’il
s’agit d’abord de décrire et d’interroger un faisceau de pratiques d’enseigne-
ment en tenant compte des hypothèses linguistiques, psychologiques et
autres qui les inspirent, mais sans prétendre analyser et resituer ces der-
nières dans leur champ respectif (ce qui relèverait d’une linguistique ou
d’une psychologie appliquée), et sans entreprendre d’investigations fines des
processus d’apprentissage qu’elles mettent concrètement en jeu (ce qui
relèverait d’une théorie de l’apprentissage).

Nous estimons que les pratiques d’enseignement — ce que certains


didacticiens, plus préoccupés de théorie que de pédagogie, appellent avec

12
REMARQUES LIMINAIRES

quelque dédain les techniques ou les recettes de classe — constituent,


même si elles demeurent en grande partie empiriques, la colonne vertébrale
de tout enseignement/apprentissage rationalisé et efficace. Car si elles
ne déterminent pas totalement les processus d’acquisition, lesquels ont leur
propre dynamique, elles règlent les conditions concrètes dans lesquels ils
s’exercent. Ainsi comprises, elles paraissent essentielles à toute entreprise
de formation des enseignants à la didactique des langues ; du moins, tant
que cette science ne sera pas plus avancée dans la connaissance même de
ces processus d’acquisition.

2. MÉTHODES ET MANUELS DANS LA CLASSE

Adopter un point de vue méthodologique pour étudier des prati-


ques d'enseignement implique qu’on distingue au moins trois niveaux
d’analyse :

— celui des hypothèses (explicitées ou seulement présupposées)


qu’elles mettent en jeu, quel que soit leur domaine de référence :linguisti-
que, psychologique, sociologique, technologique ou autre ;

— celui des manuels ou des ensembles pédagogiques dans lesquels


ces pratiques sont recommandées et exemplifiées ;

— celui de leur mise en œuvre dans la classe, par un professeur et


pour des étudiants donnés, dans un contexte particulier.

Certes ces niveaux sont interdépendants, en ce sens qu’il n’y a pas


de pratique d’enseignement innocente (sans hypothèses sous-jacentes), et
qu’il n’y a pas de classe sans pratiques guidées par le maître, mais on doit,
par méthode, les considérer comme distincts en ce qu'ils relèvent de prati-
ques et de discours différents.

Le premier niveau fait appel à un discours théorique, ou du moins


théorisant. Il est le fait des spécialistes de linguistique appliquée, des di-
dacticiens et des théoriciens de l’enseignement/apprentissage des langues.
Comme nous l’avons signalé, ce discours emprunte à toutes les sciences
qui peuvent étre concernées ou sollicitées par ce domaine. Il se borne
parfois à tenter de lui «appliquer» des concepts et des hypothèses qui ont
été élaborés dans des domaines voisins, non sans distortions et approxima-

13
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

tions conceptuelles et méthodologiques. C’est, par exemple, le discours qui


a été longtemps tenu sur les exercices structuraux, présentés comme une
simple application des théories structuraliste et behavioriste, ou le discours
par lequel on cherche actuellement à introduire dans les pratiques d’en-
seignement certains concepts des théories de l’analyse discursive ou de la
pragmatique. Ces discours, qui ont le mérite capital de ne pas couper la
didactique des langues de l’ensemble des sciences qui lui sont naturelle-
ment connexes, s’ancrent dans des lieux théoriques où, en fait, n’ont pas
véritablement accès ceux à qui ils s’adressent : ce sont donc, le plus sou-
vent, des discours de vulgarisation qui sont destinés à valoriser ceux qui les
tiennent et à frapper de respect ceux qui les écoutent ou les lisent. Discours
d’autorité, parfois peu constructifs pour la didactique des langues, parce que
trop localisés et ne prenant pas en charge la complexité des données mises
en jeu par celle-ci. Ces discours théorisants se développent, cependant,
quelquefois en véritables essais de théorie de l’enseignement/apprentissage
des langues, c’est-à-dire en un ensemble cohérent, ou du moins raisonné,
d’hypothèses linguistiques, psychologiques, pédagogiques et autres sur ce
qu'est une langue, sur ce qu'est son acquisition naturelle et guidée, et sur
les conséquences didactiques qu’on peut en tirer. Se constitue alors, soit
très progressivement, soit à partir d’une impulsion individuelle ou d’un
groupe, ce que nous appellerons ici une méthode : un ensemble raisonné
de propositions et de procédés (d’ordre linguistique, psychologique, socio-
pédagogique) destinés à organiser et à favoriser l’enseignement et l'appren-
tissage d'une langue naturelle. N1 s’agit donc d’un assemblage abstrait
d’hypothèses et de procédures et non de ce que nous appellerons ici les
manuels ou les cours qui s’en inspirent ou tentent de l’appliquer.

Ces manuels ou ces ensembles pédagogiques (appelés parfois impro-


prement méthodes) ne sont, en effet, que des applications particulières
d’une ou de plusieurs méthodes qu'ils illustrent ou exemplifient, de manière
plus ou moins réussie, plus ou moins orthodoxe. Un manuel, il est vrai, peut
précéder l’émergence d’une méthode, mais celle-ci ne fait alors qu’expliciter
ce qui sous-tendait les pratiques de celui-là. Une méthode, parce qu’abstrai-
te, est toujours plus générale que le ou les manuels qui s’en réclament ; un
manuel est toujours plus riche et plus complexe que la méthode qui l’ins-
pire ou le justifie, simplement parce que son élaboration suppose constam-
ment des décisions qui ne relèvent pas des principes de la méthode :opter
pour des «morceaux choisis» ou des «documents authentiques» ne permet
pas de décider des choix particuliers qu’on en fait, même s’ils sont supposés

14
REMARQUES LIMINAIRES

correspondre aux «besoins» des apprenants ; récuser, par méthode, toute


explication grammaticale, tout recours à une terminologie morpho-syntaxi-
que, ne veut pas nécessairement dire qu’on récuse tout enseignement
méthodique des régularités grammaticales, si ce n’est que par des exercices
systématiques ; s’efforcer de suivre une progression fixée à l’avance dans
l'introduction des formes étrangères ne détermine pas beaucoup plus
un dialogue que les règles d’un sonnet ne déterminent le contenu et la
poésie de celui-ci. [1 en résulte que la même méthode peut susciter des ma-
nuels ou des ensembles pédagogiques relativement différents les uns des
autres, et que ce qu’on peut observer dans ceux-ci ne relève pas nécessaire-
ment de celle-là. Manuels et ensembles pédagogiques constituent donc un
niveau différent du premier, celui de la méthode, même s’il l’implique. Ce
second niveau nous paraît comprendre, d’une part l'ensemble des éléments
constitutifs d’un manuel (dialogues, textes, images, enregistrements, exerci-
ces, …), d’autre part les normes d'utilisation ou les pratiques de classe pré-
conisées par les auteurs pour la mise en œuvre pédagogique de ces éléments.
Ces normes apparaissent dans les consignes, dans les introductions, dans ce
qu’on nomme le livre du maître ou le guide pédagogique et elles se réfèrent
souvent à la méthode qu’elles appliquent ou qui les cautionne.

Mais un manuel ou un ensemble pédagogique n’est qu’un outil mis


à la disposition de l’enseignant et des enseignés pour les aider, dans le con-
texte qui est le leur, à (faire) acquérir la langue étrangère. D’évidence, ce
n’est pas le manuel qui enseigne, et encore moins lui qui apprend. C’est-à-
dire que son efficacité relative, comme pour tout outil, dépend autant de la
manière dont on l'utilise que de ses qualités propres. Et il y a toujours
plusieurs manières d’utiliser un même manuel, quelle que soit la précision
des consignes. Car ces manières ou «lectures» pédagogiques du manuel ne
dépendent pas que de ce qui s’y trouve consigné. Elles dépendent aussi de
la conception que maître et étudiants se font, consciemment ou non, d’une
langue, de leur attitude par rapport à la langue de départ et la langue
d'arrivée, des représentations qu'ils se font de ces langues, de leurs connais-
sances et préjugés sur ce que doit ou peut être l’enseignement et l’appren-
tissage d’une langue, de leur tempérament et personnalité, des interrelations
de
qui s’instaurent entre eux, de l'institution dans laquelle ils travaillent,
leurs besoins et désirs, de l’image qu’ils se font d'eux-mêmes, des autres
et du monde. L'enseignement et l'acquisition d’une langue engagent profon-
dément ceux qui s’y livrent — il s’agit d’apprendre à percevoir et à repro-
—,
duire autrement ce qui constitue une part essentielle de notre moi social

US
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

et le résultat est déterminé au moins autant par cet engagement, à la fois


personnel et collectif, que par la méthode et le manuel suivi. C’est pour-
quoi, méthodologiquement, ce qui se passe concrètement dans les classes,
quand on y utilise un manuel, est important. C’est ce troisième niveau qui
permet d'observer, compte tenu de la diversité des «lectures» pédagogiques
qui peuvent en étre faites, ce qu’il autorise et ce qu’il prévient, ce qu’il
suscite et ce qu’il contrecarre. Les classes constituent le banc d’essai des
manuels et des méthodes, même si on ne peut parler, sans abus de terme,
d’une véritable expérimentation qui en validerait les hypothèses.

La distinction entre ces trois niveaux n’est pas que d’ordre métho-
dologique. Ils permettent d'expliquer, constat courant, qu’en usant du
même manuel, et donc en principe de la même méthode, certains obtien-
nent d’excellents résultats et d’autres de médiocres, que tel enseignant est
plus efficace avec un manuel «dépassé» qu’avec un manuel «à jour» du
point de vue de la didactique des langues, que tel autre qui, à l’opposé,
suit un manuel réputé ne satisfait pas ses étudiants. On en conclut, souvent
un peu vite, que tous les manuels et méthodes se valent et que seuls comp-
tent le «don» des étudiants et «l’art» de l'enseignant, c’est-à-dire des apti-
tudes sur lesquelles on ne pourrait rien. Il serait plus exact d'observer que
la différence dans les résultats n’est pas imputable au seul manuel, à la seule
méthode, au seul enseignant ou aux seuls enseignés, mais bien à la plus ou
moins grande convenance qui pré-<xiste, ou qui s’instaure peu à peu, entre
les préconceptions du manuel, de la méthode et les préconceptions de ceux
qui en font usage. C’est de leur assentiment, spontané ou réfléchi, aux
options du projet didactique qui leur est proposé à travers le manuel que
dépend le «bon usage» qu’ils sauront en faire pour eux-mêmes, en l’adap-
tant, le ré-orientant, le modifiant au besoin, en fonction de ce qu’ils sont et
du contexte qui est le leur. De ce point de vue, la distinction qu’on fait
parfois entre des manuels ou méthodes prétendument «universalistes» et
d’autres qui seraient «contextualisés», adaptés «fonctionnellement» aux
publics à qui ils s'adressent, apparaît comme superficielle ou publicitaire :
aucune méthode, aucun manuel n’est vraiment adapté (n’est réellement
«fonctionnel» par rapport) à la classe qui est la mienne ce matin. La réussi-
te ou l’échec d’une classe de langue est donc lié à la manière dont ensei-
gnant et enseignés intègrent ou n’intègrent pas les trois niveaux que nous
avons distingués : ce qu'ils sont dans leur classe, ce que propose le manuel
et les options que celui-ci présuppose.

16
REMARQUES LIMINAIRES

Entre ces niveaux, il existe une sorte de dialectique que permettent


de percevoir les étapes successives qu’on peut, en général, distinguer dans
l'élaboration des normes d'utilisation d’un manuel. La première est une
étape d'essais, menés par le(s) concepteur(s) et quelques enseignants,
au contact d’un terrain d’enseignement/apprentissage particulier, élu
en fonction d’une demande institutionnelle ou au hasard des opportunités.
I s’agit non pas de véritablement expérimenter un matériel préalablement
conçu, mais d'essayer certains éléments de ce matériel afin de discerner
quel peut étre son impact et quelles sont les démarches pédagogiques
qui sont compatibles avec lui. Etape de créations, de tâtonnements, de
remaniements au contact des classes et dans le cadre de la méthode de
référence. Cette étape initiale est souvent peu connue (les introductions
y font rarement allusion) ; elle est pourtant décisive, parce que c’est elle
qui fixe les orientations fondamentales du manuel et nombre de ses com-
posantes définitives en conserveront les traces. La seconde étape est consa-
crée à la production du manuel : remodelage du projet initial en fonction
des premiers essais et des contraintes de publication, mise au point des
normes d'utilisation, fabrication et diffusion. L'utilisation du manuel
achevé, sur des terrains souvent différents et toujours plus diversifiés
que ceux des essais de départ, conduit à la troisième étape, laquelle consis-
te à tenir compte de l’expérience et de la demande des utilisateurs réels,
soit en remaniant le matériel initial (quand il y a une seconde édition), soit
en l’enrichissant de matériel complémentaire (cahiers d'exercices, nouveaux
livres de l’élève, ….), soit encore en proposant de nouvelles normes d’utilisa-
tion dont l’expérience a montré qu’elles étaient plus efficaces que celles
qui avaient été primitivement élaborées. Ces trois étapes, qui s’échelonnent
pour les manuels récents sur cinq à dix années, ne se retrouvent pas tou-
jours, mais nous verrons qu’elles sont clairement attestées dans la genèse
des trois manuels de français langue étrangère que nous allons analyser, et
que leur interrelation permet de rendre compte de l’évolution progressive
des options méthodologiques qui les sous-tendent.

3. DE L'ÉVOLUTION D’UNE MÉTHODE A TRAVERS LES NORMES


D'UTILISATION DE TROIS DE SES MANUELS

Notre projet est ici de décrire, d’un point de vue essentiellement


méthodologique, l’évolution d’une des méthodes qui se sont développées

17
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

dans la didactique des langues occidentales, à travers l’analyse des normes


d'utilisation de trois de ses manuels. Manuels dont l'élaboration et la pro-
duction se sont étalées sur trois décennies, du début des années cinquante
au début des années quatre-vingt.

Cette méthode, qui est née en France et qui s’est imposée dans de
nombreux pays, est connue sous le nom de méthode Structuro-Globale-
Audio-Visuelle (ou en sigle : méthode S.G.A.V.). Elle est souvent présen-
tée comme un simple courant de ce qu’on appelle la méfhode audio-visuelle,
bien qu’elle soit, en fait, à son origine, et que ce qui la définit comme
méthode soit beaucoup moins son aspect audio-visuel (l’usage d’enregistre-
ments coordonnés à des images projetées) que son aspect structuro-global,
sur lequel nous reviendrons. Les trois manuels (qui sont plutôt trois ensem-
bles pédagogiques comprenant livre du maître, livre de l’élève, bandes
enregistrées, films fixes ou diapositives) s'adressent à des publics débutants
(adolescents ou adultes) en français langue étrangère, et ont été élaborés au
Centre de Recherche et d'Etude pourla Diffusion du Français (C.R.E.D.LEF.)
de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud. Le premier, Voix et Images
de France (V.LF.), fut ébauché vers 1955, publié en 1958 et republié en
1961 et en 1971. Le second, De vive voix (D.V.V.), a connu une première
version dans les années 1964-1965, avant d’être diffusé dans sa version
définitive en 1972. Le troisième, Archipel, dont les premiers essais remon-
tent à la fin des années soixante dix, est paru en 1982 et 1983.

Ces trois ensembles pédagogiques, bien que portant tous sur le fran-
çais et bien qu'ayant été élaborés au sein du même organisme, nous parais-
sent caractériser assez bien l’évolution de la méthode S.G.A.V. et les
deux ou trois générations (selon les langues) de manuels qui s’en inspirent,
moins dans leurs éléments constitutifs que dans les pratiques de classe qui
en ont été progressivement dégagées. Ces pratiques, nous l’avons souligné,
règlent et rythment ce qui se passe effectivement dans la classe, et donc
l’enseignement et l’apprentissage de la langue. La plupart d’entre elles nous
paraissent transférables à d’autres manuels, qu’ils soient d'inspiration
S.G.A.V. ou non ; et certaines nous semblent pouvoir être utilisées sans
manuel. D'où leur intérêt méthodologique pour tout professeur et pour
la formation des futurs professeurs de langue.

Nous consacrerons le premier chapitre à situer la méthode S.G.A.V.


par rapport aux autres méthodes qui ont marqué l’évolution de la didac-
tique des langues, afin d’y préciser son insertion et d’en dégager les spéci-

18
REMARQUES LIMINAIRES

ficités. Les trois autres chapitres porteront sur les pratiques de classe recom-
mandées par chacun des trois manuels, pratiques dont nous essaierons de
montrer la diversité, la continuité et le renouvellement, avant d’en tirer
quelques conclusions d’ordre didactique. Soulignons que notre propos
n'est pas de décrire, d’analyser ou de critiquer les éléments constitutifs
de ces trois manuels (ils sont bien connus de nombreux professeurs SHOT
s'ils ne le sont pas, en particulier pour le troisième, on voudra bien se
reporter aux manuels), mais de tenter d’extraire de l’expérience pédago-
gique et didactique qui s’est progressivement accumulée autour d’eux des
pratiques qui soient relativement généralisables.

Deux dernières remarques.


En didactique des langues, on emploie souvent les expressions
langue maternelle, langue seconde, langue étrangère. Ces expressions ne
sont vraiment pertinentes, en ce sens qu’elles renvoient avec précision à
ce qu'elles disent, que dans certains contextes culturels qui, dans le monde,
sont loin d’être les plus répandus. Même une langue nationale comme le
français est loin d’être la langue maternelle (celle dans laquelle ils ont été
élevés) de tous les Français : un tiers, au moins, d’entre eux ont appris à
parler soit dans une langue dite régionale, même si elle est langue officielle
dans un Etat voisin (breton, flamand, francique et alsacien, italien, occitan,
catalan, basque), soit dans une variété dialectale sensiblement différente
du français standard des dictionnaires, des grammaires et de l’école (picard,
gallo, normand, poitevin, etc., mais aussi des variétés urbaines comme
l’argot parisien), soit encore dans la langue que leurs parents ou grand-
parents immigrés parlaient avant de venir en France et qu’ils continuent
à parler en famille (italien, polonais, arabe, arménien, portugais, chinois,
vietnamien, espagnol, russe, etc.). Il s'ensuit qu’il est rare que tous les
élèves d’une classe de langue, dans un collège ou dans un lycée français,
aient même langue maternelle ; ils ont une langue commune, le français,
mais cette langue est pour certains d’entre eux une langue seconde, sinon
parfois étrangère ; et la classe d’anglais ou d’allemand ne se borne presque
jamais, dans son enseignement/apprentissage, à la confrontation des deux
seules langues qu'on y pratique, ou qu’on est censé y pratiquer. La situation
est encore plus complexe dans les pays multilingues où le système éducatif
et les médias ne sont pas parvenus à imposer une langue nationale commune ;
sans parler des classes regroupant des nationalités différentes. C’est une
des raisons de l’échec ou des difficultés de l’analyse contrastive qui pré-
tendait prédire et prévenir les interférences entre ce qui est supposé être

19
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

la langue maternelle des élèves et la langue étrangère enseignée, ou de


l’analyse des erreurs quand elle réduit ces dernières à l'influence de la
langue officiellement commune à tous les élèves d’une classe. Mais quelle
que soit la complexité du réseau des langues mis en jeu par l’enseignement/
apprentissage, il reste que chaque apprenant (s’il est adolescent ou adulte)
a toujours recours, consciemment ou non, à une langue de départ, et
parfois à plusieurs (que celle(s)-ci soi(en)t maternelle(s) ou non) dans son
acquisition de la langue qu’on lui enseigne. Il n’y a que les très jeunes
enfants qui semblent pouvoir acquérir une nouvelle langue sans avoir
recours, d'une manière ou d’une autre, à celle(s) qu’ils pratiquent déjà.
Pour alléger notre discours et éviter les ambiguïtés des expressions tradi-
tionnelles, nous écrirons L1 pour la ou les langues) de départ et L2 pour la
langue enseignée/apprise.
Une langue, du moins telle que nous l’entendons ici, ne se réduit
pas à un vocabulaire et à une morpho-syntaxe qui lui sont spécifiques.
Elle englobe également certaines conditions d’usage de ce vocabulaire et
de cette morpho-syntaxe, celles qui sont particulières à la culture dans
laquelle s'inscrit cette langue. Autrement dit, Li et L2 doivent être inter-
prétées comme des systèmes d'expression et de communication partagés
par tous les membres d’une communauté, systèmes qui font appel non
seulement à du linguistique (qu’il relève de la phonétique, de la syntaxe
ou du lexique), mais aussi à du pragmatique (qu’il relève de la théorie
des actes de parole ou des analyses du discours), à du kinésique (gestes
et mimiques), à du proxémique (organisation codée de l’espace et du temps
au sein desquels on communique), et à du socio-culturel (institutions
familiales, sociales, économiques, politiques dans lesquelles est pratiquée
cette langue et les représentations, l'idéologie que ces institutions véhicu-
lent). La langue est donc considérée, dans cet ouvrage, comme un ensemble
de signes linguistiques ou autres qui sont eux-mêmes signes d’autres signes
constitutifs de la culture dans laquelle cette langue est utilisée.
Dans l’analyse des pratiques recommandées par les manuels, nous
nous appuierons sur les intentions méthodologiques des auteurs telles
qu’elles sont exprimées dans les préfaces, les livres du professeur ou les
guides pédagogiques, mais nous tiendrons également compte du fait que ces
intentions ne correspondent pas toujours à ce que le manuel propose
réellement, et encore moins à ce qui peut se passer dans les classes. Ce qui
nous conduira parfois à réinterpréter ces intentions en fonction de ce qu’on
peut observer à ces deux derniers niveaux, lesquels, nous l’avons vu, sont
déterminants dans l’efficacité de tout enseignement/apprentissage d’une L2.

20
CHAPITRE 1
LES MÉTHODES
POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

1. POUR UNE TYPOLOGIE DES MÉTHODES

Les traits par lesquels on peut caractériser une méthode n’apparais-


sent nettement que dans les débuts de l’enseignement/apprentissage d’une
langue : passé les deux cents premières heures, ils tendent presque toujours
à se brouiller.

Notre typologie des méthodes, qui ne contrevient pas aux opinions


reçues dans ce domaine, est essentiellement fondée sur la combinaison de
quatre critères.

Le premier est relatif à la démarche choisie pour aider les étudiants


à saisir le sens des signes étrangers qu’on leur présente. Deux options sont
possibles : soit le maître (ou le manuel) en propose une traduction en LI
ou dans une langue connue des étudiants ; soit il refuse cette traduction
et les étudiants doivent en deviner le sens d’une autre façon en s’appuyant
sur des données non linguistiques : gestes, mimiques, mimes, environne-
ment, images, films, etc. On parle souvent de méthode avec traduction
et de méthode sans traduction. I] serait plus précis de parler de méthode
où le maître (qui peut être l’auteur du manuel) traduit et de méthode
où il ne traduit pas. Car, seul peut véritablement traduire celui qui possède
les deux langues entre lesquelles s’opère la traduction ; les étudiants n’en
connaissant qu’une ne peuvent traduire, au sens précis de ce mot ; ils

21
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

saisissent seulement que tel signe de leur Li s’étiquette par tel signifiant
de la L2, sans pouvoir restituer à ce signifiant le signifié qui est le sien
à l’intérieur de la L2, puisque celui-ci est délimité et constitué essentielle-
ment par des oppositions et des relations dont ils n’ont pas encore l’expé-
rience : le signifiant étranger fourni par le maître les renvoie donc à un
sens familier et à leur LI.

Le second critère concerne la démarche utilisée pour enseigner la


grammaire (morpho-syntaxe) de L2. Trois options sont envisageables :
soit le maître (ou le manuel) donne des explications, formule des rêgies,
au départ en L1 puis progressivement en L2; soit il refuse de donner des
explications grammaticales, mais fait pratiquer aux étudiants, de manière
intensive, des exercices systématiques (comme les exercices structuraux)
qui, en principe, doivent leur permettre, par la répétition d’analogies de
construction, de fixer les régularités morphologiques et syntaxiques de la
L2, sans que le maître ait à les expliquer et sans que les étudiants en
aient conscience ; soit, enfin, le maître refuse les explications et les exerci-
ces formels et s’en tient à des procédures (jeux de rôle, tâches à effectuer,
paraphrasages, jeux communicatifs, etc.) qui impliquent une pratique gui-
dée de la L2 mais sans spéculer sur des repérages grammaticaux précis : la
grammaire s’apprend alors, en principe, dans et par la communication.
Traditionnellement, on parle de grammaire explicite pour la première
option, et de grammaire implicite pour la seconde et la troisième. Cette
distinction peut paraître claire pour le maître :là, il utilise un métalangage
grammatical ; ici, il s’en dispense. Elle ne l’est pas toujours pour l'étudiant,
car pour lui, dans les deux premières options, il s'agit toujours d'apprendre
une description morpho-syntaxique de la L2, soit déductivement (de la
règle explicitée par le maître aux exemples qui l’illustrent et qu'il faut
répéter), soit inductivement (des exemples répétés, de manière intensive,
à la règle implicitée qui les ordonne en un exercice systématique). Seule
la troisième option ne cherche pas à enseigner une description grammati-
cale de la L2 : elle vise, par diverses simulations, à en faire intérioriser les
régularités, un peu comme on acquiert celles d’une LI.

Le troisième critère porte sur la manière dont la L2 est présentée


aux étudiants : l’est-elle à travers des «morceaux choisis», des «documents
authentiques» qui n’ont pas été originalement produits pour la classe,
qui sont prélevés au sein des discours échangés réellement par les natifs
de L2 ? ou l’est-elle au moyen de récits, de textes, de dialogues produits

22
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

par le maître ou l’auteur du manuel ? On a beaucoup disputé, ces der-


nières années, de l’alternative : documents authentiques ou dialogues
didactiques ; comme, trente ans auparavant, on l’avait fait à propos des
dialogues et des morceaux choisis. Le problème n’est pas le caractère plus
ou moins spontané, vivant, intéressant de la langue présentée aux étudiants,
mais le fait que quand on part d'échantillons de messages ayant été réelle-
ment échangés entre natifs de la L2, seule une partie de ce qui est présenté
est appris par les étudiants ; alors que, quand on part de productions éla-
borées par le maître ou l’auteur du manuel, presque tout ce qui est présenté
doit être travaillé et réemployé. Dans un cas, on spécule sur «l’imprégnation»
qui résulte du contact avec des échantillons riches et diversifiés de la L2 ;
dans l’autre, on proportionne ce qui est introduit à ce qu’on estime être la
capacité d’apprentissage des étudiants. Là, la compréhension précède et
l’emporte de beaucoup sur l'expression ;ici, ce qui est donné à comprendre
est donné à apprendre, quand il ne faut pas l’apprendre sans l’avoir compris !

Le quatrième et dernier critère est lié au troisième. [1 concerne


l’ordre et les regroupements selon lesquels les éléments lexicaux et morpho-
syntaxiques de L2 sont introduits et/ou travaillés dans la classe. Ce qu’on
appelle la progression d’enseignement. Il y a toujours une certaine progres-
sion, puisqu'on ne peut enseigner/apprendre tout en même temps, mais
quand on utilise des dialogues ou textes élaborés en fonction d’une progres-
sion fixée a priori, celle-ci est beaucoup plus rigoureuse et contraignante
que quand c’est le maître (ou le manuel) qui opère a posteriori un choix
des formes à travailler dans l’ensemble de celles qui apparaissent au sein des
extraits authentiques.

Nous avons présenté très sommairement ces quatre critères, lesquels


ne sont pas exclusifs d’un certain nombre d’autres. Ils peuvent paraître
simples ; en fait, chacun d’eux repose sur une problématique souvent peu
explicitée et encore mal explorée par les didacticiens. De plus, l’histoire
de la didactique des langues est encore imparfaitement connue et confinée
à quelques langues occidentales pour lesquelles on dispose de nombreux
documents (le latin, le français et l’anglais, surtout). On trouvera, dans les
indications bibliographiques de ce chapitre, une sélection d'ouvrages rela-
tifs à cette histoire. Notre objectif n’est pas de résumer cette histoire, mais
simplement de lui emprunter certains éléments pour étayer la typologie des
méthodes que nous présentons. Il ne s’agit donc pas d’une présentation
strictement historique, même si pour la plupart des méthodes, elle suit
leur ordre d’émergence diachronique. Cette présentation nous paraît

23
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

justifiée par notre point de vue méthodologique, par le fait qu’à toutes
les époques, il y a eu débat et concurrence entre plusieurs méthodes, et par
le constat que des hypothèses et des procédés étrangement voisins peuvent
se retrouver à des époques très différentes, même si les termes pour en
parler ont changé.

2. LA MÉTHODE NATURELLE

C’est sans doute la plus ancienne et celle qui est encore la plus
pratiquée en dehors des salles de classe. Elle vise à reproduire, aussi natu-
rellement que possible, certaines des conditions par lesquelles on acquiert,
enfant ou adulte, une langue au contact de ceux qui la parlent : pas de
traduction, pas d'explications grammaticales, un «authentique bain linguis-
tique» et pas de progression. La méthode naturelle n’est une méthode que
quand elle s'inscrit dans une relation d’enseignement, c’est-à-dire entre
un «professionnel», généralement natif de L2, et un ou plusieurs étudiants
ayant le désir ou l’obligation d'apprendre cette langue.

La méthode naturelle a été utilisée pendant des siècles par des es-
claves, des domestiques, des nurses, des précepteurs, placés auprès des en-
fants de l’aristocratie européenne (latine, anglaise, allemande, française),
et qui, souvent, n'avaient d’autre compétence que d’être des natifs de L2.
C’est cette méthode qu’on s’est efforcé de mettre en œuvre, il y a quel-
ques années, dans les écoles maternelles françaises et dans les jardins d’en-
fants allemands, par l’échange d’institutrices francophones et de «jardi-
nières» germanophones : il s'agissait simplement d’amener les enfants à
jouer, à chanter, à échanger, à vivre un peu dans la langue du maître.
C’est elle qui justifie les séjours linguistiques dans le pays où la L2 est
pratiquée, qu'utilise spontanément le formateur qui a en charge un appren-
ti immigré, ou le professeur d’une école de langue rétribué pour passer la
journée en compagnie d’un seul étudiant, avec pour seule consigne d’em-
ployer constamment la L2.

Certes, quand le maître en a la compétence, il arrive qu’il traduise


ponctuellement, qu’il donne quelques explications grammaticales, qu'il
s'efforce de suivre une progression, mais le simple fait d’interagir en L2,
de faire des choses en commun dans cette langue, de refuser l’usage de la
L1, conduit à acquérir des rudiments de la L2, et parfois, si le temps

24
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

consacré et si l'engagement personnel sont importants, une réelle compé-


tence dans cette L2.

La méthode naturelle se fonde sur le constat, empirique, que deux


êtres humains (enfants ou adultes) ne partageant pas la même langue
peuvent, dans certaines situations d'échange (en particulier, de face-à-face),
communiquer de manière relativement efficace. Certains gestes liés à des
émotions, certaines mimiques, l’environnement immédiat dans lequel
on se trouve, les actions et les réactions des partenaires, toute une partie
du non verbal de la communication permet de comprendre et de réemployer
ultérieurement à bon escient le verbal (de la L2) qui s’y insère. La L2
s’acquiert alors un peu comme on a acquis, enfant, sa Li : à travers de
multiples interactions avec ceux qui la parlent. Ce qui suppose que tout
membre de l'espèce humaine possède, en quelque sorte génétiquement,
ce qu'on appelait au XVIIIe siècle un langage naturel, ou ce que certains
linguistes contemporains appellent un dispositif inné d’acquisition (/angua-
ge acquisition device) des langues, dispositif qui permet d’acquérir, quels
que soient notre race, notre sexe, notre lieu et famille de naissance, notre
âge même, n'importe quelle langue terrienne, pour peu qu’on soit contraint
de se maintenir en communication avec ceux qui la pratiquent.

On pourrait dire que ce qui rend la méthode naturelle possible


est à la base de toutes les autres qui n’en apparaissent que comme des
rationalisations : il s’agit de sélectionner et de coordonner les procédés
les mieux aptes à développer ou, du moins, à ne pas entraver cette fa-
culté naturelle. Il est à remarquer qu'il n’existe pas de méthode naturelle
pour acquérir des savoirs comme la grammaire, les mathématiques ou la
physique.

3. LA MÉTHODE GRAMMAIRE-TRADUCTION

Cette méthode, dite aussi souvent méthode fraditionnelle et parfois. AS


méthode bilingue, fut appliquée au grec et au latin probablement des” £
qu'on disposa d’une description un peu complète de l’organisation morpho- A
syntaxique de ces langues, et des enseignants capables de pratiquer la Lisa 626)
de leurs étudiants. Car elle exige non seulement que le maître ait uné bonne"
compétence de L2, mais aussi qu’il soit capable d’en expliquer; au moins 7
partiellement, le fonctionnement interne, et d’en traduire les énoncés en

25.
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

L1. Elle suppose donc un savoir sur L2 (en être natif ne suffit plus), savoir
appris dans des livres spécialisés (en particulier, des livres de grammaire),
et un certain bilinguisme L1/L2, même si celui-ci n’est pas toujours équi-
libré. Ainsi, avec la méthode grammaire-traduction apparaissent les premiers
vrais professionnels de l’enseignement des langues qui, à l’instar des spécia-
listes des autres disciplines, enseignent un savoir constitué et reconnu sus-
ceptible d’aider à acquérir la L2.

La forme canonique des premières leçons est généralement la


suivante : le maître énonce et éventuellement explique en LI une ou
deux règles grammaticales concernant L2, en l’illustrant de quelques
exemples en LI et en L2. Il a donc recours à une terminologie gramma-
ticale particulière même si elle est simplifiée, terminologie qui met en
jeu une certaine conception du langage, des langues et de la manière de les
décrire. Cette conception ne déroute pas, en général, les étudiants parce
qu’elle leur est familière : c’est celle qu’ils ont apprise à propos de leur
L1. Pour leur permettre de saisir le sens des exemples donnés en L2, le
maître les traduit, le plus souvent mot-à-mot, en L1. Ensuite, on confor-
te et on vérifie l'apprentissage de ces règles et de ces équivalences inter-
linguales (un garçon = a boy), à travers les exercices de version (de L2
vers L1) et de thème (de LI vers L2), exercices d’abord appliqués à des
phrases isolées proches des exemples présentés, puis progressivement à
des ensembles de phrases et à des «morceaux choisis», extraits le plus
souvent de textes littéraires. La version est réputée plus facile que le thème,
et les «forts en thème » sont supposés être les forts en L2.

En reprenant nos quatre critères : le maître traduit ce qu’il présente


de L2 en LI ; il donne des explications grammaticales en Li, ultérieure-
ment en L2 ; il s'appuie, au moins au départ, sur des exemples forgés par
lui ou empruntés à des auteurs mais bien illustratifs des règles qu’il énonce ;
il suit une progression grammaticale fondée, avec quelques aménagements,
sur un découpage de la description qu’il enseigne. L’enseignement/appren-
tissage porte essentiellement sur les formes écrites de L2, ou sur l’oralisa-
tion de ces formes, parce que ce sont elles qui sont prises en compte dans
les descriptions grammaticales traditionnelles (la grammaire est étymolo-
giquement la science des lettres, ce qui permet de savoir lire et écrire sa
propre langue), parce que cette méthode a été appliquée d’abord à des
langues qui n'étaient plus tout à fait vivantes (le grec et surtout le latin),
et parce qu’enfin l'objectif ultime n’est pas tant d’apprendre à parler la

26
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

L2 comme on la parle que de faciliter l’accès à des textes (littéraires ou


non) rédigés dans cette langue.

La méthode grammaire-traduction semble avoir été dominante


en Europe pour les langues vivantes dès la fin du XVIe siècle et au XVIIe
siècle. Contestée au XVIIIe siècle, elle a connu son plein épanouissement
au XIXe siècle, en particulier en Allemagne, et a continué à être utilisée
pendant une bonne partie du XXe siècle. C’est elle qui inspire encore
les programmes de nombreuses universités et on en retrouve des éléments
dans les manuels de langue les plus récents. Ce qui montre qu’elle résiste
bien aux critiques dont elle n’a cessé d’être l’objet de la part des pédago-
gues et des didacticiens.

On a beaucoup critiqué son efficacité : huit à dix ans d’enseigne-


ment, à raison de cinq à six heures par semaine, ne suffisent souvent pas à
développer une réelle compétence en L2, tant à l’oral qu’à l’écrit, encore
que les résultats soient meilleurs pour ce dernier. À quoi on répond géné-
ralement que ce n’est pas là l’objectif ultime de cette méthode, mais de
former l'esprit des étudiants par une réflexion méthodique sur sa langue et
sur celle qu'il apprend. Les procédés qu’elle utilise ont été contestés : la
compréhension des règles grammaticales, même formulées en L1, demeure
toujours incertaine, et une bonne connaissance de ces règles n’est pas une
condition suffisante pour pratiquer correctement la langue sur laquelle
elles portent ; la traduction mot-à-mot et les équivalences lexicales entre
langues sont des approximations contestables et parfois inductrices d’er-
reurs, parce qu'il n’y a jamais une équivalence parfaite entre deux mots
relevant de langues différentes ; en début d’apprentissage, la version et le
thème ne sont pas de véritables opérations de traduction, parce que celle-ci
implique un bilinguisme qui n’est pas encore acquis par les étudiants ;
quand on parle une langue, et même quand on l'écrit, on ne se réfère pas
constamment à une description grammaticale et la connaissance des règles
est souvent une entrave à la production aisée ; etc. La méthode grammaire-
traduction n’en perdure pas moins dans l’enseignement scolaire et uni-
versitaire, sans doute pour des raisons plus institutionnelles que proprement
didactiques.

27
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

4. LA MÉTHODE LECTURE-TRADUCTION

Cette méthode est souvent confondue avec la précédente, bien que


ses initiateurs et ses adeptes l’aient toujours combattue en refusant d’ensei-
gner, dès le départ, des règles grammaticales portant sur la L2. Pour eux,
l’enseignement explicite des régularités grammaticales de L2 en début
d'apprentissage est inutile parce que les étudiants ne peuvent saisir cet en-
seignement que par référence à ce dont ils ont déjà l’expérience, c’est-à-
dire leur L1. On ne peut leur demander de réfléchir sur ce qu’ils ne connais-
sent pas encore. La sensation, la pratique doit nécessairement précéder
la réflexion. Ou, pour reprendre une maxime du philosophe anglais J.
Locke (1632-1704) : la routine doit précéder les règles. Cette routine,
cette familiarisation avec la L2, les étudiants peuvent l’acquérir par la
fréquentation assidue de textes étrangers (en général, des «morceaux
choisis» de prose ou des «documents authentiques» dont les références
et le contenu ne les dérouteront pas trop), présentés sous leur forme
originale ou sous une forme adaptée, et qu’ils comprendront à l’aide d’une
traduction en L1 fournie par le maître ou par le manuel. Ces textes peuvent
être ou non oralisés par l’enseignant et les enseignés ; l'important est que,
dans une première étape, la compréhension en L2 l'emporte sur l’expression
dans cette langue, qu’elle soit écrite ou orale. Ce n’est que quand les étu-
diants se seront suffisamment familiarisés avec la L2 à travers lectures et
traductions qu’on commencera à leur donner des explications gramma-
ticales sur cette langue, explications qui les aideront à l’écrire et à la parler,
en s'appuyant sur l'expérience accumulée antérieurement.

On perçoit les différences avec la méthode grammaire-traduction :


traduction certes, mais appliquée dès le départ à des textes, le plus souvent
authentiques, et non à des phrases ou à des mots isolés, sélectionnés par le
maître ; pas ou peu d'explications grammaticales, pas d'exercices gramma-
ticaux systématiques dans la première étape, le savoir grammatical étant
conçu comme un simple adjuvant destiné à aider l’étudiant dans ses ten-
tatives ultérieures de production en L2 ; une progression qui ne s'exerce,
au moins au début, que sur le choix des textes ou des documents présentés,
et non sur les données d’une description grammaticale de L2.

Bien qu’ancienne, cette méthode n’a pas de dénomination précise.


Celle que nous lui avons conférée est rarement utilisée. C.C. Du Marsais,
qui la préconisait au XVIIIe siècle, l’appelait : méthode raisonnée, et

28
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

certains de ses tenants : méthode par traduction intralinéaire, parce que


les manuels s’en inspirant présentaient les textes étrangers avec une traduc-
tion en LI placée entre les lignes, traduction mot-à-mot avec des blancs
ou des tirets pour les mots existant dans une langue et pas dans l’autre.
L'abbé d’Olivet et bien d’autres, à la même époque, la conseillaient sous
les noms de méthode par la lecture où de méthode par la double version,
parce qu'avant de proposer aux étudiants une traduction non littérale
en Li (la «version de la pensée»), on leur proposait une traduction littérale
intralinéaire du texte étranger, lequel était remanié dans l’ordre de ses mots
pour le rendre plus proche de Li (la «version des mots»). Ces démarches
semblent avoir été alors appliquées tant au latin qu’aux langues vivantes,
par tous les didacticiens et pédagogues un peu novateurs.

Les options défendues, durant les années vingt de ce siècle, par


des enseignants anglo-saxons comme M. West et A. Coleman, sous le nom
de reading method («méthode par la lecture») nous paraissent s'inscrire
dans le même courant, bien que la L2 y soit d’abord introduite sous forme
orale, qu’on y accorde une plus grande place au contrôle de l’acquisition
du vocabulaire, et que la justification en soit d’ordre plus fonctionnel
que psychologique ou philosophique :il s’agissait prioritairement d’appren-
dre à lire des textes rédigés dans une langue qu’on n’aura pas à pratiquer
réellement.

Se retrouve ici un raisonnement qui a été actualisé, durant ces


dernières années, sous les noms de English for Special Purposes ou de
français instrumental et de français fonctionnel. 1] s’agit, avant tout, de
développer rapidement une compétence de lecture de textes en L2 relevant
de la spécialité ou des intérêts spécifiques du public auquel on s’adresse.
On part donc d’une «analyse des besoins» des apprenants (un public
d’économistes peut avoir besoin, professionnellement, de lire des textes
économiques dans une langue qu'il ne connaît pas) ; on travaille en s’ap-
puyant sur la L1, ou, si la classe n’a pas de Li commune, sur les «trans-
parences», c’est-à-dire sur les mots (techniques ou savants) qui ont souvent
les mêmes racines gréco-latines, sur les ressemblances de composition et
d'organisation entre les textes en L2 et les textes de même contenu aux-
quels sont accoutumés les étudiants en Li, etc. Bref, on s’efforce de réac-
tiver en L2 les compétences de lecture et du domaine concerné acquises
en Li. Bien que le travail sur le texte étranger soit moins linéaire qu’autre-
fois (on s'inspire des techniques de lecture rapide et de certaines analyses

29
*“

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

sémiotiques ou discursives), qu’on y spécule plus sur les hypothèses inter-


prétatives que les étudiants peuvent faire à partir d’un repérage mené sur
toute l’aire textuelle, les explications grammaticales restent toujours
subordonnées à une pratique antérieure de textes écrits.

On retrouve également certains procédés de la méthode lecture-


traduction dans les leçons des méthodes Assimil ou dans celles qui relèvent
de la Suggestopédie du Dr. Lozanov, bien qu’on y parte de dialogues éla-
borés par les auteurs et non de textes authentiques. La traduction donnée
par le manuel, ou chuchotée par le maître, y reste prépondérante et les
explications grammaticales n’y sont pas systématiques mais introduites
dans un second temps en fonction des points abordés dans les dialogues
ou des besoins des étudiants, c’est-à-dire sans suivre une progression gram-
maticale rigoureuse.

Ce qui est frappant, c’est que la méthode lecture-traduction, qui a


pourtant été inventée par des philosophes et des grammairiens éminents
(Locke et Du Marsais entre autres), n’a jamais vraiment été adoptée par
l’enseignement officiel secondaire ou supérieur européen, sans doute
parce qu’elle relativise, met au second plan, le savoir académique reconnu
(en particulier grammatical).

Les objections qui ont été faites à cette méthode portent, d’ailleurs,
sur ce point : on s’y prive d’un enseignement méthodique de la morpho-
syntaxe de L2, jugé primordial par tous les adeptes de la méthode grammaire-
traduction. Plus rares sont les objections portant sur la traduction intra-
linéaire ou le procédé des «transparences». Il y a pourtant là deux démar-
ches qui incitent les étudiants à percevoir la L2 essentiellement comme
un stock d'étiquettes qu’on substitue aux signifiants de la L1, puisqu'on fait
comme si le passage d’une langue à l’autre ne modifiait pas les concepts
dénotés. Autrement dit, les étudiants continuent à «penser» dans leur LI,
d’autant plus que le domaine traité relève de leur compétence profession-
nelle, et ils apprennent la L2 comme une sorte de surcodage de leur LI :
ils développent une simple habileté à repérer dans les textes étrangers ce
qu'ils connaissent déjà. Il est vrai que cette méthode est souvent discrète
sur le passage à l’expression, parce que sa démarche ne peut manquer d’y
multiplier les calques, les interférences et les erreurs. Il reste que cette
méthode peut étre motivante, en ce qu’elle donne aux étudiants l’impres-
sion qu'ils peuvent affronter des textes en L2 de difficulté comparable à

30
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

ceux qu’ils sont accoutumés à pratiquer en Li, et que, par son dispositif
même (non centré sur un contenu lexico-grammatical fixé a priori), elle
permet de moduler le contenu du cours en fonction des publics : il suffit
de changer le choix des textes de départ.

5. LA MÉTHODE DIRECTE

Elle peut être interprétée comme une réaction contre les deux
méthodes précédentes, et plus particulièrement contre la traduction magis-
trale que l’une et l’autre préconisent.

Sa principale originalité, en effet, est que l’enseignant utilise, dès la


première leçon, la seule L2 en s’interdisant (s’il la connaît) d’avoir recours
à la L1 : il enseigne directement la L2 en s'appuyant dans un premier
temps sur les gestes, les mimiques, les dessins, les images, l’environnement
immédiat de la classe, et puis progressivement au moyen de la L2 elle-
même. En général, le cours commence par une prise de contact où l’ensei-
gnant salue les enseignés et se nomme en L2 avant de faire comprendre
qu’ils doivent, à leur tour, le saluer dans cette langue en adaptant ses phra-
ses à leur propre cas (à Bonjour, je m appelle x, je suis le professeur doit
correspondre je m appelle y, je suis un(e) élève). Ensuite, on apprend à
nommer ou à décrire en L2 les choses et les actions qui peuvent être ob-
servées dans la classe, à travers un échange enseignant — enseignés du type
suivant : le maître montre de la main un objet ou exécute une action en
disant en L2 : — Regardez, c'est une chaise ou je marche, j'ouvre la porte ;
puis il demande en montrant de nouveau le même objet ou en exécutant
la même action : — Qu'est-ce c'est ? ou : — Qu'est-ce que je fais ? ; et les
étudiants sont supposés répéter : — C’est une chaise, vous marchez ou je
marche (dans le cas où ils reproduisent l’action du maître).

C’est la première étape, celle des mots dits concrefs, c’est-à-dire


se référant à des réalités qu’on peut montrer ou mimer. Cette étape est
nécessairement orale et met en jeu le corps, dans des activités qui imitent
les échanges naturels mais qui restent très artificielles : on ne demande pas,
sauf à de très jeunes enfants, de nommer une réalité qu’on sait connue de
son interlocuteur ; on ne décrit pas les actions qu’on est en train de faire ;
mais «fausses» questions et «fausses» réponses sont interprétées sans trop
de difficultés, chacun comprenant que, dans les circonstances d’enseigne-

31
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

ment/apprentissage d’une L2, qu'est-ce c'est ? signifie en fait : «Comment


se nomme en L2 l’objet que je vous montre ?» et que la réponse veut dire,
sous forme un peu elliptique : «En L2, ça s’appelle un(e) x».

Ensuite, on passe à des réalités qui ne sont plus présentes dans la


classe ou qu’on ne peut mimer aisément, mais qu’on peut dessiner au ta-
bleau ou observer sur des images ; avant d'introduire, essentiellement à
l’aide des mots appris antérieurement qui permettent d’en préciser le sens,
les mots abstraits et les textes, littéraires ou non, où ils apparaissent. Ainsi,
peut-on développer un apprentissage de L2 sans que le maître ait recours à
la LI, ce qui ne signifie pas que les étudiants n’y font pas appel silencieu-
sement.

Comme dans la méthode précédente, une routine (ici, orale) précé-


de les règles grammaticales. Celles-ci ne peuvent être explicitées dès le dé-
part en L1, puisque le professeur refuse son emploi ; elles ne peuvent être
explicitées en L2 non plus, puisque les étudiants n’ont appris de cette
langue que des mots concrets. On se borne donc, en ordonnant au tableau
ou dans le manuel les phrases ou les formes déjà pratiquées par les étu-
diants, à suggérer visuellement qu'il existe des régularités désinentielles ou
de constructions caractéristiques de la L2 : paradigmes de formes et séries
d'exemples bien choisis doivent permettre à l’étudiant d’induire (de leur
simple observation) la règle, sans que le professeur ait à l’expliquer ou à
la formuler. Démarche de grammaire inductive implicite qui semble avoir
été pratiquée très tôt en ce qui concerne le français langue étrangère : dès
le XVe siècle, on trouve des manuels qui réduisent au maximum l’appa-
reillage terminologique et les explications métalinguistiques pour n’offrir
aux étudiants que des tableaux d’exemples, des regroupements de formes,
dont la disposition et l’ordonnance interne sont supposées être «parlante»
en elles-mêmes, sans qu’on ait à en rendre compte explicitement.

Ainsi en méthode directe, le maître ne traduit pas en LI et s'appuie


d’abord sur ses propres productions orales (d’où l’importance des transcrip-
tions phonétiques dans presque tous les manuels) ; une description gramma-
ticale de L2 est ensuite introduite implicitement ; et la progression suivie
dépend directement des procédés pédagogiques utilisés : on commence
par les mots concrets parce qu’on peut montrer à quoi ils renvoient, et
ces premiers mots appris permettent d’en introduire de nouveaux plus
abstraits.

32
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

Cette méthode, qui au moins en début d’apprentissage nous paraît


avoir une forte cohérence, permet d’enseigner une L2 à des classes qui
n’ont pas de Li commune et sans que le maître connaisse cette L1. Elle
sollicite simultanément, plus que les précédentes, l’oreille, la vue, les mou-
vements corporels, les interactions constantes même si elles sont artificielles
entre enseignés et enseignant, elle implique le vécu scolaire immédiat des
étudiants : c’est une méthode qui se veut «active» et qui conçoit les activi-
tés d’apprentissage comme non purement analytiques, mais «globales»,
engageant le corps et l’esprit de l’étudiant.

La méthode directe a pris son essor en Europe dans la seconde


moitié du XIXe siècle après avoir été «théorisée» par des grands noms de
la didactique des langues. Des Français : J.J. Jacotot, pour qui «tout est
dans tout» et qui insista beaucoup sur le «globalisme» de l’apprentissage
d’une L2 ; F. Gouin, qui s’inspirait plus de la psychologie (science alors
nouvelle) que de la grammaire et insistait sur l’activité physique, mais qui
fut plus suivi dans le monde anglo-saxon qu’en France même ; P. Passy,
un des fondateurs de l’Association Internationale de Phonétique et de
l’alphabet du même nom, qui synthétisa les options de la méthode directe.
Des Anglais comme : H. Sweet ou H.E. Palmer, ou un Allemand comme :
W. Viétor. C’est la méthode directe qui assura le succès commercial des
écoles se réclamant de M.D. Berlitz. Elle fut recommandée dans les instruc-
tions officielles françaises dès- 1 890, et ce fut elle que préconisa le premier
congrès international des langues vivantes de Vienne à la fin du siècle.
Mais on en trouve des linéaments beaucoup plus tôt dans l’histoire de la
didactique des langues, en particulier chez le didacticien tchèque J.A.
Comenius qui, dès 1658, propose un manuel (avec des images) dans lequel
les mots de L2 sont insérés dans des phrases décrivant les scènes repré-
sentées, et qui recommande de multiples exercices de lecture et de conver-
sation à travers lesquels la grammaire peut être apprise inductivement sans
abus d’explications savantes ; où chez le didacticien français B. Lamy
(1645-1715) qui affirmait qu’une L2 doit être apprise comme on a appris
sa L1, sans traduction et sans savoir grammatical superflu.

La méthode directe demande beaucoup à l’enseignant qui, même


quand il s’appuie sur un manuel, doit s'engager, y compris corporellement,
dans son enseignement : il doit retenir mots et constructions déjà introduits
afin de les réutiliser à bon escient pour expliquer les mots nouveaux, et il
doit solliciter constamment les échanges avec les étudiants, parce que c’est

33

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

à travers ces échanges que ceux-ci apprennent. Si elle exclut la traduction


en L1 pour l’enseignant, elle est loin de l’exclure pour les enseignés, surtout
quand on travaille non sur des phrases mais sur des mots isolés :l’objet
désigné et nommé en L2 par le maître est alors identifié par l’élève au
moyen d’un mot de sa L1, et c’est entre ce mot familier (qu’il sait pro-
noncer et dont il connaît le sens et les constructions morpho-syntaxiques)
et la forme étrangère perçue qu'il établit une équivalence silencieuse, très
proche de celle donnée en grammaire-traduction. De plus, l’étudiant ne
peut pas toujours vérifier si sa «traduction» silencieuse est juste ; l’ensei-
gnant montre son oreille, est-ce qu’il veut dire : «c’est une oreille», «écou-
tez» ou «je ne vous entends pas», «parlez plus fort», etc. ? Le jeu des
questions-réponses amêne à pratiquer une L2 assez différente de celle
réellement utilisée par les natifs dans leurs conversations : on s’en tient,
au moins au début, à une langue purement descriptive de réalités qu’on
n’a pas habituellement besoin de décrire, puisqu'elles sont présentes dans
l’environnement. Mais la méthode directe est la première méthode qui
prenne réellement en charge les langues vivantes dans leur oralité interac-
tive, dans leur «globalisme», et qui souligne que, dans la progression d’en-
seignement, ce qui est important, c’est moins l’échelonnement et la répar-
tition, leçon après leçon, du vocabulaire et de la morpho-syntaxe de L2,
que la ré-utilisation constante de ce qui est appris pour apprendre du
nouveau, par un effet «boule de neige» qui assure son dynanisme interne
à l’apprentissage.

6. LA MÉTHODE AUDIO-ORALE

Cette méthode, d’origine nord-américaine, porta d’abord le nom de


aural-oral method qui, trop difficile à prononcer, fut bientôt changer en
audio-lingual method (d’où la traduction française audio-orale) ou en New
Key (la «Nouvelle Clé» de l’enseignement des langues), dénomination
révélatrice des certitudes et de l’optimisme de ses initiateurs. En fait,
comme nous allons le voir, cette méthode était moins nouvelle par ses
procédés que par l’appareillage conceptuel servant à la présenter, appareil-
lage emprunté à la linguistique structurale (c’est l’époque où l’enseignement/
apprentissage des langues relève de la linguistique appliquée) et à la psy-
chologie behavioriste (en particulier celle de B.F. Skinner).

Cette méthode connut un grand rayonnement aux Etats-Unis


pendant une quinzaine d’années, entre 1950 et 1965, date à laquelle elle

34
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

fut introduite en France, précisément quand on commençait à la délaisser


outre-Atlantique. On peut l’interpréter comme une réaction à la méthode
lecture-traduction qui s’était partiellement imposée en Amérique : il ne
s’agissait plus d’enseigner à lire en L2, mais d'enseigner à comprendre, à
parler, à lire et à écrire dans cette langue, c’est-à-dire de développer dans
cet ordre, en commençant par les aspects oraux, les quatre habiletés (skills)
sans lesquelles on ne peut prétendre bien posséder une langue.

Dans ses procédures, la méthode audio-orale s’inspirait de deux


expériences didactiques antérieures : l’une qui avait été menée, avant la
guerre pour enseigner les langues indiennes, par des spécialistes de ces
langues, des linguistes réputés comme L. Bloomfield, E. Sapir, F. Boas ;
l’autre, entreprise pendant la guerre pour former rapidement des spécia-
listes aptes à comprendre et à parler les langues du champ de bataille
mondial, qui s’inspirait de la précédente et qui est connue sous le nom de
The Army Method («La méthode de l’Armée»). Les leçons y étaient
centrées sur des dialogues de langue courante, élaborés par les concepteurs,
mais différents du dialogue interactif à visée strictement pédagogique de la
méthode directe, dialogues qu'il fallait mémoriser parfaitement, «sur-ap-
prendre», avant de s’efforcer de comprendre le fonctionnement gramma-
tical des phrases les composant, en s’aidant d’ouvrages de grammaire
portant sur la L2 (mais aussi sur la L1) et d'explications magistrales. Ayant
ainsi appris quelques répliques et ayant «compris» leur construction interne,
l’étudiant-recrue était alors invité à les réutiliser, si possible en les recombi-
nant entre elles et en recombinant leurs éléments lexicaux et grammaticaux
selon les règles de la description grammaticale enseignée. Chaque classe
disposait d’un professeur-linguiste, apte à donner des explications gramma-
ticales ou autres en L1 sur L2 (et évidemment sur L1), et un moniteur
natif de L2 qui servait de modèle pour présenter les dialogues, et de répéti-
teur pour les faire apprendre par cœur. Le cours comprenait deux à trois
sessions de cinq à six semaines chacune, à raison de 15 heures par semaine
d'explications (grammaticales ou autres) sur la L2 et sur le pays où elle
est pratiquée, 15 heures de répétitions ou de réemplois avec le moniteur,
et une vingtaine d’heures de travail individuel (lectures en L1 sur le monde
de L2, révisions, exercices, …), soit en tout une cinquantaine d'heures
hebdomadaires. On peut supposer que le caractère extrêmement intensif
de cet enseignement/apprentissage, la motivation des étudiants qui savaient
qu'ils allaient bientôt devoir partir dans le pays dont ils apprenaient la lan-
gue, l’'émulation suscitée par des sessions fermées en petits groupes, la

35
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

compétence des deux enseignants et le désir de participer à la victoire


jouèrent, dans les succès obtenus, un rôle plus grand que les procédures
utilisées : dialogues à apprendre par cœur et explications grammaticales
portant sur L2 et sur LI se retrouvent dans nombre de manuels, au moins
depuis le Moyen-Age.

C’est cependant cette méthode de l’Armée qui suscita ce qui allait


devenir la méthode audio-orale, parce qu’elle montrait qu’il était possible
d’apprendre à comprendre et à parler une L2 dans un temps relativement
court et sans exiger une grande capacité intellectuelle. C.C. Fries d’abord,
R. Lado ensuite à l’Université du Michigan entreprirent donc, avec d’autres
didacticiens, d’en adapter certaines procédures à un enseignement moins
intensif et pouvant être délivré à un plus grand nombre d’étudiants.

Comme dans la méthode de l’Armée, en méthode audio-orale la L2


est présentée à travers des dialogues de langue courante, mais ceux-ci ne
sont plus répétés par le moniteur natif :ils sont enregistrés sur les premiers
magnétophones bi-pistes (qui, ultérieurement, seront regroupés en labora-
toires de langues). De plus, ces dialogues sont élaborés en fonction de la
progression choisie : chaque réplique contient une phrase dite «de base»,
c’est-à-dire ayant une organisation interne, un pattern ou une sfructure,
qui servira de modèle aux étudiants pour produire de nouvelles phrases
par de simpies opérations de substitution (lexicales ou morphologiques)
ou de transformation (pronominalisation, passivation, etc.), assurant ainsi
la généralisation de la structure apprise. Ces phrases modèles, présentées
parfois avec leur traduction en Li, parfois sans traduction (certains théo-
riciens affirmant que la compréhension peut naître de leur seule répétition
intensive), doivent, dans une première étape, être apprises par cœur. Mais
l'étudiant n’est plus ensuite invité à lire et à discuter une description gram-
maticale de L2 avec son professeur-linguiste ; on lui demande simplement
de pratiquer de manière intensive des substitutions et des transformations,
guidé par quelques exemples préparatoires, sur les structures de base
apprises : ce sont les fameux patterns drills, traduits en français sous le nom
d'exercices structuraux. Ces exercices, en raison des répétitions rapides
qu'ils exigent, sont censés renforcer les structures apprises avec le dialogue
de départ, les «fixer» et «automatiser» les opérations de substitution et
de transformation qui (devenues de nouvelles habitudes, des comporte-
ments machinaux) permettront à l’étudiant de généraliser son apprentissage
au-delà de ce qu'il a appris.

36
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

Pour que cet apprentissage se développe aisément, il faut que la


matière à apprendre (en particulier les structures) soit soigneusement
graduée : on enseignera en premier les structures supposées les plus pro-
ductives en L2, ou celles qui entraîneront le moins d’interférences entre
L2 et LI, c’est-à-dire le moins d’erreurs en L2 liées aux habitudes acquises
en LI (c’est la perspective contrastive théorisée en particulier par R. Lado) :
on veillera à ne pas alourdir l'apprentissage par les leçons trop riches
lexicalement ou grammaticalement : il s’agit de progresser pas-à-pas (step
by step), afin que l’étudiant puisse bien «fixer» une structure, ou une opé-
ration portant sur elle, avant d’en apprendre une autre.

On voit que la méthode audio-orale tire l’essentiel de son origi-


nalité des exercices structuraux et de la progression rigoureuse que ceux-ci
impliquent. Les traditionnels tableaux de conjugaison ou les listes prono-
minales disparaissent des manuels : les variations désinentielles ou morpho-
logiques sont désormais apprises par des exercices où les étudiants sont
invités à «transformer» les temps, ou à «pronominaliser» systématiquement
les noms d’une série d'exemples. On centre le travail sur la syntaxe de la
phrase plus que sur la morphologie ou le lexique, sans donner d'explications
et sans demander aux étudiants une analyse réflexive, en spéculant sur les
analogies formelles. Des séries d’exemples pratiqués intensivement, on
espère que les étudiants induiront, subconsciemment, les rêgles : sous une
forme plus systématique, parée des prestiges du laboratoire de langues, on
retrouve la grammaire inductive implicite recommandée par la méthode
directe. Il existe d’ailleurs chez MD. Berlitz, F. Gouin ou H.E. Palmer,
de nombreux exercices très proches des exercices structuraux, même s'ils
devaient être pratiqués en classe sans magnétophone ou par écrit, exercices
dont certains didacticiens, nous l’avons signalé, font remonter l’origine
à la fin du Moyen-Age. Plus novatrice, dans son principe, était l'analyse
contrastive qui, par comparaison entre une description de L2 et une des-
cription de Li, prétendait prédire les interférences entre la LI et la L2,
et donc les erreurs commises par les étudiants dans celle-ci, afin de pouvoir
les prévenir ou les pallier par une progression et des exercices adéquats.
Même si de nombreux didacticiens, particulièrement J.A. Comenius et F.
Gouin, avaient antérieurement souligné l’importance de la progression en
indiquant qu'il ne fallait pas donner à apprendre plus que l'étudiant peut
apprendre (en quoi ils s’opposaient aux textes de départ trop riches), ils
n'avaient pas articulé leurs propositions sur une comparaison méthodique
des deux langues en contact dans la classe, mais sur la dynamique d’appren-
tissage interne à la L2.

37
L!

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

L'influence qu’a eue la méthode audio-orale en France, et dans


beaucoup d’autres pays, jusque vers 1975, nous paraît essentiellement
liée à des facteurs non méthodologiques. Le fait que cette méthode a été
élaborée, dans les années qui ont suivi la dernière guerre, aux Etats-Unis,
pays alors au sommet de sa puissance, ne peut pas ne pas avoir joué un
rôle. D’autant plus qu’elle était présentée parée des prestiges de la techni-
que moderne (magnétophone et laboratoire de langues), et de sciences
plus anciennes mais qui connaissaient alors un renouvellement et un rayon-
nement considérables : la linguistique d’une part, avec le structuralisme
américain (L. Bloomfield, Z.S. Harris, mais aussi K.L. Pike et sa «tagmé-
mique»), la psychologie d’autre part, avec le behaviorisme «anti-menta-
liste» (J.B. Watson et surtout B.F. Skinner). Certes F. Gouin s'était efforcé
de fonder la méthode directe sur la psychologie naissante, mais jamais
aucune méthode n'avait été présentée jusqu'alors comme la simple appli-
cation à l’enseignement/apprentissage des langues de «découvertes» scien-
tifiques, et donc incontestables. Quel enseignant pouvait récuser une
méthode conçue par des universitaires américains, appliquant les «lois»
de la Science, l'expérience d’une armée victorieuse et faisant appel à
la technique la plus avancée ?

Elle fut, cependant, contestée très tôt aux Etats-Unis et en Europe


par certains enseignants et didacticiens. Les exercices structuraux en-
nuyaient les étudiants, et ceux-ci ne parvenaient pas à passer de la mani-
pulation guidée des formes étrangères à leur réemploi adéquat en commu-
nication réelle : on ne répond pas à un interlocuteur en opérant simplement
une substitution ou une transformation sur la phrase qu’il nous adresse :
si à la phrase Ferme la porte, on répond comme dans l’exercice : Ferme-la,
le risque communicatif est grand … L’analyse contrastive n’évitait pas les
erreurs : là où elle les prédisait, elles n’apparaissaient pas toujours ; et
là où elle n’en prédisait pas, elles apparaissaient parfois. De plus, on cons-
tatait que des étudiants ayant des L1 différentes commettaient néanmoins
les mêmes erreurs en L2 : on ne pouvait donc les référer toutes à la LI et
les expliquer par de simples transferts d’habitudes d’une langue à celles
d’une autre. Mais la méthode audio-orale ne fut réellement délaissée que
quand ce qui assurait son prestige fut sapé : on se lassa du laboratoire de
langues quand tout étudiant américain put posséder un magnétophone ;
on se détourna de la linguistique structurale et de la psychologie behavio-
riste, quand des linguistes comme N. Chomsky ou des psychologues comme
J.B. Carroll en eurent montré les limites, et que leurs critiques commen-

38
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

cèrent à être connues (la critique du modèle skinnérien par Chomsky date
de 1959 et celle de Carroll du début des années soixante). Ce qui est
singulier, c'est que la méthode audio-orale n’ait pas évolué, peut-être en
raison de sa forte cohérence et d’une «théorisation» plus poussée qu’elle
ne l'avait été pour les autres méthodes : une méthode justifiée par des
fondements scientifiques relevant de disciplines extérieures à elle-même
ne peut manquer d’être invalidée quand ces fondements le sont. Mais elle
reSte la première tentative réellement interdisciplinaire d'approche de
l’enseignement/apprentissage des langues, et en tant que telle elle a joué
un rôle important dans la redéfinition conceptuelle de ce champ.

7. LA MÉTHODE AUDIO-VISUELLE (S.G.A.V.)

Comme nous l’avons annoncé ($ 3 de nos Remarques liminaires),


il ne sera ici question que de manuels se référant à la méthode sfructuro-
globale audio-visuelle, et non à l’ensemble des manuels dits audio-visuels,
simplement parce qu'ils utilisent des enregistrements et des images pour
présenter des dialogues en L2.

Cette méthode s’est d’abord appelée la méthode Saint-Cloud-


Zagreb, parce qu’elle a été élaborée conjointement (au début des années
cinquante) par une équipe de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud,
autour de G. Gougenheim et de P. Rivenc (équipe qui sera à l’origine du
C.R.E.D.IF.), et par une équipe de l’Université de Zagreb, autour de P.
Guberina. Et c’est pour bien marquer que les options méthodologiques
de base l’emportent sur les techniques utilisées (magnétophone et projec-
teur) que ses fondateurs l’ont ensuite dénommée structuro-globale audio-
visuelle. Mais cette expression structuro-globale n’a pas été toujours bien
comprise, et de nombreux praticiens continuent à parler simplement de
méthode audio-visuelle, ou plus rarement de méthode situationnelle ce
qui est une dénomination plus exacte.

La méthode S.G.A.V., dans ses procédures comme dans ses options


fondamentales, doit probablement plus à la méthode directe qu’à la mé-
thode audio-orale. Ce qui n'empêche pas de nombreux didacticiens, peu
attentifs ou peu instruits de ce qui les oppose, d’associer méthode S.G.A.V.
et méthode audio-orale, comme si elles étaient sœurs jumelles, dans le

39
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

syntagme quasi figé de : méthodes audio-orale et audio-visuelle. Ce qui


constitue un amalgame que ne justifient ni les techniques utilisées, ni les
hypothèses sous-jacentes.

Certes, la méthode audio-orale et la méthode S.G.A.V. se sont


développées approximativement à la même époque (même si la première
est un peu antérieure à la seconde) et elles donnent l’une et l’autre la prio-
rité à langue parlée, laquelle est présentée au moyen de dialogues élaborés
en fonction d’une progression décidée à l’avance (mais que l'élaboration
des dialogues conduit souvent à modifier) et non à travers le dialogue
enseignant-enseignés comme en méthode directe. Mais les ressemblances
s'arrêtent là.

Dans la méthode audio-orale, les dialogues ne sont, le plus souvent,


qu'une présentation dialoguée de certaines structures (morpho-syntaxiques)
de la L2, et l’accès au sens de leurs répliques est assuré, presque toujours,
par la traduction qu’en donne le maître (ou le manuel) en L1. Dans la
méthode S.G.A.V., les dialogues prétendent à quelque chose de plus :
certes, ils servent à introduire progressivement le lexique et la morpho-
syntaxe de L2 ; mais là, n’est pas le plus important, il s’agit d’abord de
présenter la parole étrangère en situation, c’est-à-dire dans des conditions
plausibles d'usage ; d’où le recours aux images qui, même dans le premier
manuel S.G.A.V. (Voix et Images de France), ne servent pas tant à visuali-
ser les réalités auxquelles renvoient les mots des répliques qu’à restituer
une partie de circonstances (spatio-temporelles, psychologiques, interac-
tionnelles) dans lesquelles elles peuvent être échangées. Ce qui est donné
à regarder et à écouter aux étudiants, c’est une certaine représentation
(même si elle reste schématique) des usages de la parole étrangère dialoguée,
et l'accès au sens de cette parole ne se fait pas par traduction du maître,
mais à partir de la situation visualisée, en s'appuyant sur les interactions
des personnages, sur leurs gestes et mimiques, sur les éléments du décor
qui jouent un rôle dans l’échange, etc. La différence avec la méthode
directe est qu’au lieu de s'inscrire dans l’environnement immédiat de la
classe, cette compréhension s'inscrit dans un environnement fictif, simulé
audio-visuellement. Cette démarche (nous l’avons vu pour la méthode
directe) ne prévient pas toute équivalence littérale établie silencieusement
par les étudiants, mais elle présuppose que le sens, dans une langue donnée,
naît des rapports qui s’instaurent entre les circonstances de l’échange et les
mots utilisés.

40
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

Méthode audio-orale et méthode S.G.A.V. s’en tiennent l’une et


l’autre à un enseignement grammatical inductif implicite (les étudiants y
induisent les régularités de la L2 à partir d’une pratique méthodique de
ses formes, sans que le professeur explicite ces régularités), mais la pre-
mière s’appuie sur les exercices structuraux que les fondateurs de la se-
conde ont toujours récusés en tant que tels, même si certains manuels
S.G.A.V. en contiennent. On n’y cherche pas à «automatiser» une structure
morpho-syntaxique par un jeu répété de stimuli-réponses, mais on cherche
à faire réemployer par les étudiants les éléments des dialogues de départ
dans des situations différentes, afin que ces différences d’environnement
les amênent à mieux en percevoir les régularités. D’où, comme nous le
verrons, l'importance dans les leçons audio-visuelles de l’exploitation et de
la transposition, dont le principe consiste à faire ré-utiliser ce qui est en
voie d’acquisition dans d’autres situations que celles de la leçon, soit déjà
vues, soit inventées, soit correspondant au vécu des étudiants. D’où les
exercices de réemplois qui diffèrent des exercices structuraux classiques,
en ce qu'ils en contextualisent minimalement les énoncés. Il s’agit toujours
de dissocier le moins possible la pratique méthodique des régularités gram-
maticales étrangères des conditions dans lesquelles on peut en faire usage :
on parle quelquefois de «grammaire en situation».

Enfin, les dialogues de la méthode S.G.A.V. ne sont pas construits


en fonction d’une progression contrastive destinée, comme dans la méthode
audio-orale, à prédire et à prévenir les interférences entre les habitudes
de la L1 et celles qu'il faut acquérir en L2. Les dialogues des manuels
S.G.A.V. sont élaborés à partir d'enquêtes statistiques sur la fréquence
relative des mots utilisés oralement par les natifs de la L2 dans leurs échan-
ges quotidiens (voir ce qu’on appelle le Français Fondamental). Sont
introduits prioritairement les mots et constructions les plus fréquents,
parce qu'ils sont supposés être les plus utiles pour «parler comme on
parle», les plus «fonctionnels» en L2, et parce qu’ils sont aussi les plus
intégrés grammaticalement dans la langue : étre et avoir, par exemple,
sont introduits avant marcher ou parler, bien qu’ils soient beaucoup plus
complexes morphologiquement.

Ainsi, pour trois des quatre critères méthodologiques que nous


avons choisis, la méthode S.G.A.V. adopte des solutions différentes de la
méthode audio-orale. C’est qu’elle est sous-tendue par des hypothèses
scientifiques peu conciliables avec le structuralisme et le skinnérisme
audio-oraux.

41
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Ce que les fondateurs du S.G.A.V. appellent sfructuro-global


est, en effet, très différent de ce que les distributionnalistes américains
des années cinquante appelaient une structure ou un pattern. I s’agit
d’une notion qui se démarque également de ce que F. de Saussure appelait
la structure de la langue (c’est-à-dire un système virtuel où tout se tient
et où, en conséquence, les valeurs d’un élément du système sont essentielle-
ment déterminées par les oppositions (sur l’axe paradigmatique) et les
relations (sur l’axe syntagmatique) qu'il entretient avec tous les autres
éléments), encore que le structuro-global s’inscrit dans le même mouvement
philosophique et épistémologique qui, au début de ce siècle, a remis en
cause le positivisme, tant dans les sciences humaines que dans les sciences
de la nature, et dont l'illustration la plus connue fut sans doute la Gestalt-
theorie («théorie de la forme» ou de «la structure»). Cette théorie, à l’ori-
gine psychologique mais qui fut bientôt étendue aux phénomènes bio-phy-
siques, affirme qu’un phénomène complexe ne doit pas être considéré
comme une somme d'éléments à distinguer ou à disséquer, mais comme
un ou plusieurs ensembles ayant leur autonomie et manifestant une solida-
rité interne telle que l’élément ne pré-xiste pas à l’ensemble, mais qu’il est,
pour ainsi dire, constitué par lui. Ce sont des présupposés voisins que le
structuro-global met en jeu, maïs ceux-ci ne sont plus appliqués à la langue,
telle que la définit F. de Saussure. Ils sont appliqués précisément à ce qu’il
appelle /a parole et qu’il exclut de son champ d'investigation, parce qu’il la
conçoit comme le simple usage individuel, et donc non généralisable, de la
langue. La notion de structuro-global implique une linguistique de la
parole en situation, celle-ci n’étant plus conçue comme un phénomène
individuel, indéfiniment variable, mais comme un phénomène à la fois
individuel et social, c’est-à-dire un ensemble où il est possible de repérer
méthodiquement des invariants structurels. On reconnaît là une orientation
qui n’est pas éloignée de la «stylistique» d’un Ch. Bally ou des hypothèses
d’un F. Brunot sur «la pensée et la langue» (l’un et l’autre furent les maî-
tres de P. Guberina) ; qui fait écho à certaines thèses du Cercle de Prague
(en particulier, en ce qui concerne le type de dialogue utilisé parle S.G.A.V.:
dialogue dont les répliques sont indissociables de la situation spatio-tempo-
relle dans laquelle elles s’échangent, voir chap. 3, $ 4) et aux thèses phono-
logiques et morpho-phonologiques d’un N.S. Troubetskoy (auquel se
réfère explicitement G. Gougenheim dans ce qui fut sans doute la première
grammaire «structurale» du français) ; et qui n’est pas incompatible avec les
hypothèses d’un J. Piaget.

42
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

On peut grossièrement résumer le projet structuro-global comme


une hypothèse sur la manière dont tout sujet se structure lui-même dans et
par le jeu de la parole en situation dialoguée, c’est-à-dire à travers de
multiples communications avec ses semblables. Cette parole (ainsi entendue)
s'appuie sur des moyens verbaux (lexique, morpho-syntaxe, phonétique),
mais aussi ef d'abord sur des moyens non verbaux : rythme, intonation,
intensité, tension ; gestes, mimiques, positions et dispositions spatiales des
corps parlants ; situation spatio-temporelle et contexte social ; aspects
interactionnels d'ordre psychologique et surtout affectif (image de soi,
de l’autre). Il ne peut y avoir de communication orale qui ne mette enjeu
ces moyens non verbaux. C’est dans et par cette parole plurielle, socialisée
en ce qu'elle est codée selon les us et coutumes propres à chaque commu-
nauté, que se constitue le sujet parlant, parce qu'il ne peut en faire usage
sans s'imposer et lui imposer une structure qui, en retour, l’aidera à se
structurer lui-même. Tout individu se construit ainsi progressivement,
à l’intérieur de la communauté qui est la sienne, en sujet pensant, socialisé,
apte à négocier verbalement et non verbalement du sens, à travers les inte-
ractions constantes dans lesquelles il s'engage avec son environnement
et son entourage. Il peut parler parce qu’il a appris à être parlé par les
autres. D’où l’épithète global, parce que cet apprentissage suppose la
coexistence simultanée et interactionnelle de tous ces facteurs verbaux
et non verbaux, individuels et sociaux, bio-physiologiques et physiques ;
d’où l’'épithète structural, parce que cet apprentissage ne se développe
que si l’apprenant se montre apte à restructurer constamment la totalité
de ces facteurs, lesquels mobilisent l’activité conjointe de tous les sens,
et plus particulièrement la vue et l’ouïe, d’où les épithètes audio et visuel.
Il en résulte que, d’un point de vue linguistique, un mot, une expression,
une phrase n’ont de sens que dans leur situation particulière de produc-
tion et de perception, et que les «structures» S.G.A.V. sont beaucoup
moins morphosyntaxiques que sémantico-pragmatiques.

Cette hypothèse, souvent avancée par P. Guberina et qui est à la


base de sa théorie verbo-tonale (théorie de la perception auditive sans
laquelle on ne peut comprendre les options fondamentales du S.G.A.V.)
est probablement trop ambitieuse pour pouvoir déboucher sur une des-
cription méthodique de ces structures sémantico-pragmatiques. Mais elle
a le mérite empirique de ne pas trop simplifier les processus biologiques,
physiologiques, psychologiques, sociologiques, sémiotiques mis en jeu
par tout ensignement/apprentissage d’une L2. Pour la méthode S.G.A.V.,

43
à

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

elle constitue plus une sorte de philosophie, entendue comme un ensemble


de conceptions et d’attitudes par rapport au langage et son acquisition,
qu’une véritable théorie dont il suffirait de tirer des applications. Et c’est
là une autre différence avec la méthode audio-orale qui prétendait ne faire
qu’appliquer les «découvertes» de certains linguistes et psychologues.

C’est sans doute cette absence toute relative de théorisation, une


fois pour toute fixée, qui explique que la méthode S.G.A.V. se soit mieux
adaptée que la méthode audio-orale à l’évolution de la didactique des lan-
gues. Son principe de base (enseigner/apprendre la parole étrangère en
situation) n’est pas incompatible avec une linguistique redevenue plus
attentive aux phénomènes sémantiques et communicatifs, ou avec une
psychologie piagétienne ou interactionnelle. Et la méthodologie S.G.A.V.
a pu ainsi évoluer en intégrant progressivement une partie des propositions
nouvelles apparues dans le champ de la didactique des langues de ces quinze
dernières années (comme l’attestera l’analyse de nos trois manuels).

La méthode S.G.A.V. a été contestée, dès son origine, par les te-
nants des autres méthodes. Ceux de la méthode grammaire-traduction,
centrée sur l'écrit, ont été parfois scandalisés par la priorité donnée à
un français quotidien parlé non encore reconnu par les grammairiens
et les lexicographes (préférer enseigner en premier les interrogatives avec
est-ce que, plutôt que celles avec inversion, c'était préférer un «sous-
français» à «la langue de Voltaire»). Ils n’admettaient pas, non plus, qu’on
refusât méthodiquement le recours aux facilités de la traduction et au sa-
voir impliqué par les explications grammaticales, et voulaient n’y voir
qu’une méthode pour analphabèêtes ou étudiants peu intelligents. Les te-
nants de la méthode audio-orale lui ont reproché de ne pas être assez
systématique dans la visualisation du sens des mots étrangers (l’image étant
conçue par eux non comme une mise en situation mais simplement comme
une sorte de «traduction» visuelle), et surtout dans l’enseignement des
régularités grammaticales ou patterns. Certains manuels, dans cette pers-
pective, tenteront une synthèse de la méthode S.G.A.V. et de la méthode
audio-orale, en partant de dialogues dont chaque réplique est illustrée
aussi précisément que possible et en centrant l'exploitation sur des exerci-
ces structuraux : Le français et la vie et La France en direct en sont des
exemples. Les mêmes ont critiqué une progression fondée sur des enquêtes
statistiques relatives à la seule L2, en prétendant qu’il s’agissait là d’une
démarche universaliste, c’est-à-dire d’une démarche qui contraint tous les
publics à apprendre les éléments de la L2 dans le même ordre, à laquelle

44
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

ils opposaient la démarche contrastive audio-orale, sans parvenir d’ailleurs


à l’intégrer réellement dans leurs manuels. Ces tentatives de rapprochement
entre S.G.A.V. et audio-oral ont, quelques années plus tard, facilité les
critiques de certains didacticiens français qui se sont bornés à appliquer
au S.G.A.V. les critiques que les didacticiens anglo-saxons faisaient de
l’audio-oral (voir $ suivant), en dépit des divergences entre les deux métho-
des.

La méthode S.G.A.V. ne s’en est pas moins développée : elle permet


d’apprendre, relativement rapidement, à communiquer oralement (en
face-à-face et dans des situations conventionnelles : salutations, diverses
transactions, etc.) avec des natifs de la L2. Mais elle permet beaucoup
moins aisément d’apprendre à comprendre ces natifs quand ils parlent
entre eux, ou quand ils s'expriment dans leurs médias (radio, télévision,
journaux). C’est que la langue qu'ils utilisent alors n’est pas tout à fait
la même que celle des dialogues de départ (toujours plus régulière, plus
normée, quoiqu'aient pu dire les puristes à leur propos dans les premières
années), et que, surtout, les conditions de production et de réception
présupposées connues des lecteurs et des auditeurs habituels des médias
ne sont pas celles qui apparaissent dans les situations des manuels : en
effet, celles-ci doivent toujours être assez générales (universelles si l’on
veut) pour que les apprenants puissent comprendre ce qui s’y passe et
ainsi accéder au sens des signes de la L2. Les fondateurs du S.G.A.V.
étaient conscients de cette banalisation culturelle ; c’est pourquoi ils
ont cherché à développer tout un matériel (films animés en particulier)
visant à donner aux étudiants des informations plus précises sur la culture
de la L2, mais celui-ci a rarement été intégré aux pratiques des manuels,
au moins ceux de la première génération.

8. LA MÉTHODE COMMUNICATIVE ET COGNITIVE

Ce n’est pas là une dénomination consacrée et elle recouvre, comme


les précédentes d’ailleurs, des pratiques diversifiées, même si on peut
considérer qu’elles impliquent une conception commune. Cette méthode,
qui s’est développée depuis le début des années soixante-dix en réaction
contre la méthode audio-orale et la première génération de la méthode
audio-visuelle, et qui, sous certains aspects, rappelle les méthodes grammaire-
traduction et directe, est plutôt connue sous les noms de méthode cognitive

45
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

(surtout aux Etats-Unis), de méthode fonctionnelle, ou notionnelle-fonc-


tionnelle, de méthode communicative, voire de méthode interactionnelle.

Elle se caractérise par le refus de certains «tabous» des méthodes


audio-orale et audio-visuelle. On accepte la traduction en LI, quand celle-ci
s'avère possible (le maître connaît cette LI et elle est commune à la classe).
On réhabilite les explications grammaticales, parce qu’on considère que
tout apprentissage met en jeu des processus cognitifs et que l’apprenant
doit exercer un contrôle réflexif sur ce qu’il apprend. On cherche à présen-
ter une L2 plus proche de celle réellement utilisée par les natifs, plus
«authentique», soit en utilisant des échantillons des messages ayant réelle-
ment été échangés entre eux (les «morceaux choisis» sont devenus des
«morceaux des médias», sonores ou visuels), soit en élaborant des dialogues
ou des textes qui ne suivent plus rigoureusement une progression lexico-
grammaticale préalable et qui donc, en début d’apprentissage, peuvent
être plus riches, plus variés, mieux socialement situés, moins illustratifs
d’une progression, que les dialogues audio-oraux et audio-visuels. Enfin,
la progression de l’enseignement n’est plus déterminée en fonction de la
matière à enseigner (vocabulaire et grammaire), mais en fonction du public
auquel on s’adresse : quelle que soit sa complexité ou sa fréquence morpho-
lexicale, on introduit en premier ce qui est supposé correspondre prio-
ritairement aux besoins en L2 exprimés par les étudiants.

Ce type de progression, plus psycho-pédagogique que linguistique,


prétend pallier l’absence d’intérét que manifesteraient les étudiants à
l’égard des pratiques audio-orales et audio-visuelles. Le raisonnement
est le suivant : ces pratiques ne sont pas, dans la conception même du maté-
riel utilisé, adoptées à la diversité des publics qui ont à les utiliser, simple-
ment parce qu’elles sont élaborées, pour l’essentiel, en fonction d’un
échelonnement (contrastif ou fréquentiel) de la matière à enseigner, et
non en fonction des besoins langagiers réellement ressentis par les appre-
nants auxquels on s'adresse (cette critique s’applique d’ailleurs mieux à
l’audio-oral qu’au S.G.A.V. qui a cherché à développer des pratiques
adaptées à des publics particuliers : médecins venant se perfectionner
en France, boursiers scientifiques, travailleurs immigrés, etc.) ; mieux
vaut partir d’une analyse des besoins langagiers des apprenants et décider
du contenu du cours en fonction de cette analyse. En liant ainsi, fonc-
tionnellement, le contenu même du couts à ce qu’en attendent explici-
tement les étudiants, on estime pouvoir mieux répondre à cette attente,
et donc susciter un intérêt et une motivation plus grands.

46
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

L'idée n’est pas nouvelle en didactique des langues : c’est celle


spontanément adoptée en méthode naturelle (on parle d’abord de ce
qui intéresse son étudiant-interlocuteur), et c’est celle suggérée par la
méthode lecture-traduction (qui permet de commencer par les textes
qui dérouteront le moins ou intéresseront le plus), mais elle est appliquée
ici plus méthodiquement. Soit on hiérarchise les habiletés que veulent
acquérir les étudiants (ils veulent, par exemple, seulement apprendre
à lire en L2 des textes de leur spécialité professionnelle) et on conçoit
son cours en conséquence ; soit on fait un inventaire avec les étudiants
des situations, orales et écrites, dans lesquelles ils auront à faire usage
de la L2 (pour de futurs touristes : lire un menu, demander son chemin,
discuter un prix, etc.) et on élabore les leçons d’après ces situations, en
commençant par ce qui est jugé le plus important ; soit encore, et c’est
la forme la plus achevée de cette démarche, on cherche à savoir, indé-
pendamment des mots et des formulations qui peuvent les exprimer en
L2, quelles sont les notions et les fonctions (d’où le qualificatif : notionnel-
fonctionnel) dont les étudiants auront le plus besoin.

Notion signifiant ici une idée suffisamment générale pour pouvoir


être exprimée par des mots et expressions différentes dans une ou plusieurs
langues (ainsi, la «localisation spatiale» est une «notion» qui peut être
exprimée en français par ici, là, où, dehors, dedans, à l'ouest, à Paris, etc.).
Fonction signifiant, non pas le rôle qu’un mot peut jouer grammaticale-
ment par rapport à un autre mot dans une phrase (fonction sujet, complé-
ment, …), mais ce qu’on cherche à réaliser, à «faire», en s’adressant à son
interlocuteur (ainsi, dans un certain contexte et dans une certaine situation,
je ne suis pas d'accord, non, j'en doute, vous croyez vraiment ? etc. peuvent
exprimer mon désaccord, c’est-à-dire avoir pour «fonction» de le faire
exister). On distingue les notions générales, dont on fait usage dans presque
tous les domaines, des notions spécifiques, dont on ne fait usage que dans
un domaine particulier.

Les notions supposent qu’on tienne didactiquement compte des


réalités auxquelles elles se réfèrent, des contextes dans lesquels elles s’in-
sèrent (Pascal disait qu’il y a des lieux discursifs où Paris doit être appelé
capitale de la France) ; les fonctions supposent non seulement l’usage de
certains énoncés mais aussi de circonstances précises et de rôles définis
sans lesquels elles ne se réalisent pas (un impératif ne fonctionnera comme
un ordre que si celui qui l’émet à le droit de donner cet ordre à celui à

47
LI

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

qui il s'adresse et que celui-ci, dans la situation où il se trouve, reconnaisse


ce droit). Autrement dit, notions et fonctions impliquent la prise en comp-
te des environnements linguistiques et non linguistiques qui leur donnent
existence.

Ce qui engage une conception de la matière à enseigner/apprendre


beaucoup plus vaste que ce qu’on appelle ordinairement une langue (c’est-
à-dire un lexique et une syntaxe), une conception qui englobe les condi-
tions propres à l’usage de cette langue, ce qu’on appelle sa pragmatique. Se-
lon une terminologie empruntée à D. Hymes (par laquelle il s’opposait à
N. Chomsky), il ne s’agit pas simplement d’acquérir la compétence linguis-
tique de L2, mais aussi sa compétence communicative, c’est-à-dire les nor-
mes contextuelles et situationnelles qui régissent concrètement les emplois
de L2, qui leur confèrent des fonctions communicatives réelles. Ce qui
peut être également reformulé dans la «théorie des actes de langage»
proposée par les philosophes du «langage ordinaire» (J.L. Austin et son
disciple J.R. Searle). Ils partent de l’observation que certaines phrases,
quand elles sont énoncées dans certaines conditions (statuts, rôles des
interlocuteurs, circonstances, …) réalisent (perform en anglais) ce qu’elles
disent ; ainsi : Je fe promets de venir ce soir est en elle-même, quand elle
est énoncée sincèrement, à un moment et dans un lieu adéquats, la «pro-
messe» qu’elle énonce ; de même : La séance est levée, prononcée par celui
qui préside cette séance, «lève», de fait, la séance, mais écrite par un jour-
naliste qui rend compte de cette dernière, ne fait que «décrire» ce qui s’est
passé. On peut donc «faire» (do en anglais) des choses avec les mots, selon
le titre de l’ouvrage fondateur de cette théorie, pour peu qu’on sache
tenir compte des conditions concrètes dans lesquelles on les emploie.
Enseigner/apprendre à «faire» des actes langagiers en L2 suppose en consé-
quence, là aussi, non seulement d’en connaître les mots et régularités
morpho-syntaxiques, mais aussi tout ce qui conditionne le succès de leurs
emplois.

On comprend que ces approches du phénomène langagier, plus en-


globantes que les précédentes, mieux à même d’intégrer ce qu’on appelait
langue et civilisation, n’aient pas dérouté les tenants de la méthode S.G.A.V. :
ils y ont vu une confirmation de ce qu'ils affirmaient en s’appuyant sur la
notion de situation, et y ont trouvé des outils conceptuels permettant
d’en préciser et d’en enrichir l’analyse.

48
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que la méthode communicative


et cognitive se soit développée, entre autres pôles, au Center for Curriculum
Development de Philadelphie (autour de didacticiens comme S.J. Savignon
ou K. Chastain), dès le début des années soixante dix, dans un centre qui
avait antérieurement adapté la méthode audio-visuelle Voix et Images de
France au public américain ; et que ce soit une équipe du C.R.E.D.IF,
autour de D. Coste, et dans le cadre du Conseil de l’Europe, qui ait élaboré
Un niveau-seuil, cet inventaire des notions et des actes de parole (avec
leurs expressions possibles en français) modulables selon les besoins spé-
cifiques de publics débutants. Certes, la méthode communicative et cogni-
tive a fait appel à des théories autres que celles dont se réclamait la métho-
de S.G.A.V. (la psychologie cognitiviste américaine, les travaux des ethno-
graphes de la communication, la théorie des actes de parole, la grammaire
générative et transformationnelle dans un premier temps, puis le «fonc-
tionnalisme» d’un M.A.K. Halliday), et certes les hypothèses de départ
de Un niveau-seuil ont été d’abord le fait de didacticiens anglais comme
D.A. Wilkins, J.L.M. Trim, H.G. Widdowson, etc. qui avaient antérieure-
ment participé à l’élaboration, pour l’anglais, de The Threshold Level. Mais
si la rupture est nette avec la méthode audio-orale, elle l’est beaucoup
moins avec la méthode S.G.A.V., au moins dans sa conception directive,
même si dans leur «théorisation» et dans leur mise en œuvre pédagogique
elles diffèrent.

Sur ce point, une différence est à souligner, parce qu’elle caractérise


bien l’évolution méthodologique, du S.G.A.V. au communicativo-cognitif.
Nous avons vu que, au moins dans la première génération des manuels
S.G.A.V., les étudiants sont méthodiquement confrontés à des représenta-
tions (audio-visuelles) simplifiées de la communication en L2, représen-
tations qu'ils apprennent à rejouer dans d’autres situations que celles de
la leçon, afin de s'approprier progressivement les régularités grammaticales
et pragmatiques qu'ils sont ainsi amenés à répéter. Mais nous verrons
(au chapitre 2) qu'ils passent difficilement de cette communication guidée
et simulée à des emplois réellement «authentiques» :la fransposition de ce
qu’ils ont appris dans leur vie personnelle n’est pas toujours aisée, surtout
quand la conduite du professeur ne les y prépare pas. Cette difficulté à
transformer un apprentissage langagier en véritable acquisition est encore
plus grande avec l’audio-oral, dans lequel la manipulation porte presque
exclusivement sur les formes de la langue, généralement pratiquées hors
situation même simulée. De 1à est née l’idée de confronter les étudiants,
dés le début de l’apprentissage, à des communications en L2 aussi «authen-

49
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

tiques» que possible (en ayant recours aux documents dits authentiques) ;
et de là l’idée de les inciter, dès que possible, à faire usage de la L2 dans
des interactions où ils s'engagent personnellement, où ils ne peuvent se
contenter de rejouer ce qu’ils ont appris (d’où l’épithète d’interactionnel).
Ainsi, pense-t-on, les pratiques que les étudiants auront de la L2, dans la
classe, seront doublement authentiques, par rapport à celles que les natifs
utilisent quand ils sont entre eux, et par rapport à eux-mêmes (à leur
personnalité, leur vécu).

Ce projet n’est pas sans rappeler certaines préoccupations des


partisans de la méthode directe, tel F. Gouin qui voulait que les élèves
travaillent sur une langue à la fois proche de leurs intérêts et proche de
celle réellement utilisée. Mais, en méthode communicative et cognitive
comme en méthode directe, il y a souvent loin du projet méthodologique
à sa réalisation dans les manuels et dans la classe. Il s’avère parfois que les
documents authentiques ennuient les apprenants autant que les dialogues
de naguère, et que la langue utilisée par enseignant et enseignés pour en
parler dans la classe n’est guère moins pédagogique, «artificielle», que
celle de ces dialogues. La fréquentation, même assidue et intéressée, d’une
langue authentique n’en assure pas nécessairement l’acquisition : nombreux
sont les étudiants qui ont des difficultés à «structurer» la masse des don-
nées linguistiques et culturelles qu’on leur présente sans en graduer suffi-
samment les difficultés : en dépit du retour aux explications grammaticales,
souvent très traditionnelles, ils ne parviennent pas, ou mal, à maîtriser les
régularités, en particulier morpho-syntaxiques, de la L2. Ils comprennent
certes mieux les échanges entre natifs et sont moins déroutés par leurs
médias, mais leur compétence en particulier linguistique est loin, souvent,
d’être à la hauteur de l’espèce de compétence communicative qu’ils ont
apprise dans la classe, afin de s’insérer dans les différentes activités qu’on
leur propose. Ils communiquent certes, mais ne parviennent pas toujours
à parler la L2 comme on la parle.

9. LES LIMITES DE LA MÉTHODOLOGIE

Chacune des sept méthodes que nous venons de brièvement pré-


senter, en suivant en gros l’ordre historique de leur développement mais
en soulignant la pérennité de certaines pratiques à travers les siècles, cons-
titue une combinaison d’attitudes, de savoirs, de procédés portant sur les

50
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

langues et leur enseignement/apprentissage. Combinaison qui ne présente


qu'une relative fixité, si bien que ses applications dans des manuels ou dans
des classes peuvent varier sensiblement, et que nous aurions pu réduire ou
augmenter le nombre des méthodes que nous avons distinguées. D’autant
plus que la méthode «éclectique» (dans laquelle on choisit ce qu’on pense
être le meilleur dans plusieurs méthodes) a toujours eu ses partisans, comme
nous l’avons vu pour certains manuels dits audio-visuels qui empruntent
à la fois au S.G.A.V. et à l’audio-visuel. Mais cinq des méthodes distinguées
ici (naturelle, grammaire-traduction, directe, audio-orale et audio-visuelle)
correspondent à celles auxquelles se réfèrent couramment, sous ces déno-
minations ou d’autres, enseignants et didacticiens ; quant aux méthodes
lecture-traduction et communicative-cognitive, elles nous paraissent cons-
tituer des approches ayant leur spécificité, bien qu’elles soient moins
reconnues.

Toute typologie des méthodes de langue se heurte à la difficulté


que nombre de notions qui les sous-tendent sont ambiguës et souvent
peu ou mal explicitées : nous l’avons rapidement signalé pour la traduction
(qui n’est une réelle traduction que pour le maître bilingue), pour l’oppo-
sition grammaire explicite/grammaire implicite (cette dernière n’étant
souvent qu’une manière d’enseigner sans le dire les règles que la première
enseigne en les expliquant) ; il en va de même pour les notions plus «mo-
dernes» de besoin langagier, d'authenticité, d'interaction, de communica-
tion, etc. Il nous semble que la didactique des langues n’a pas encore
suffisamment exploré et affiné la conceptualisation du champ qui lui
est propre (l’enseignement et l’apprentissage d’une L2), même si, depuis
uñe vingtaine d’années, elle tend à mieux se distinguer des disciplines qui
lui sont connexes (en particulier la linguistique, la psychologie, la sociolo-
gie, la didactique des disciplines, la pédagogie, la critique littéraire, etc.), et
à se forger des outils conceptuels plus adéquats à son projet.

À chaque époque, il existe un foisonnement de «méthodes», qui


portent parfois le nom de leur initiateur ou parfois une dénomination
propre, et qui ne sont pas des méthodes au sens où nous l’avons entendu
ici, mais plutôt des techniques, plus ou moins originales, qui s'inscrivent
dans le courant d’une méthode donnée. Nous avons ainsi fait allusion à la
suggestopédie du Dr Lozanov et à la méthode Assimil dans le cadre de ce
que nous avons appelé la méthode lecture-traduction, bien que la sugges-
topédie parte de l’oral et utilise des techniques de mémorisation qui lui
sont propres.

51
à]

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Pour nous en tenir à l’époque actuelle, il faudrait également citer


le Silent Way («la voie silencieuse») de C. Gattegno et The total physical
approach («l’approche physique totale») de J.J. Asher, deux «méthodes»
qui nous paraissent proches, dans leurs options et procédures fondamen-
tales, de la méthode directe. Même si, dans la première, le maître doit
d’abord savoir se taire et inciter les étudiants à parler en L2 (sortes d’essais
que la correction magistrale par gestes et mimiques modèle peu à peu),
non en s’appuyant sur l’environnement de la classe, mais sur des tableaux
muraux où chaque son est représenté par une pastille de couleur, et sur
des réglettes de bois avec lesquelles on peut évoquer différents d’objets ;
même si, dans la seconde, l’engagement corporel est plus important que
chez F. Gouin, comme en méthode directe, on y récuse la traduction, la
L2 y est introduite par un dialogue maître-étudiants, la grammaire y est
inductive et non explicite dans un premier temps, et la progression dépend
d’abord des acquis des étudiants. Il nous semble en aller de même pour
l’'Expression Spontanée de W. Urbain, dont la singularité est de s’inspirer
de techniques dramaturgiques.

En revanche, plus proches de la lecture-traduction nous paraissent


le Counseling-Learning de C.A. Curran ou la Community-classroom de
L.A. Jakobovits et B.Y. Gordon, bien que la L2 y soit abordée oralement.
Il s’agit (leur dénomination l’atteste) de spéculer sur les interactions réelles
qui s’instaurent nécessairement entre les membres de la petite communauté
que forme la classe, afin que la L2 y soit pratiquée plus authentiquement.
Celle-ci est introduite progressivement par le maître qui traduit en L2 ce
que les étudiants se disent d’abord en LI. Les explications grammaticales
viennent ensuite aider à structurer les éléments de la L2.

Certaines de ces techniques ou de ces orientations peuvent, d’ail-


leurs, être reprises dans les méthodes classiques. Nous verrons, au chapitre
4, que l’une des originalités de la dernière génération des manuels S.G.A.V.
par rapport aux précédents est de développer le travail en petits groupes,
afin d’y susciter des interactions où les étudiants s'engagent personnelle-
ment. Il s’agit, comme chez Curran ou Jakobovits, de s’appuvyer sur le
hic et nunc de la micro-communauté que constitue une classe pour faire
en sorte que ce qui était spectacle, présenté audio-visuellement et rejoué
par les apprenants, s’inscrive directement dans le vécu intercommunicatif
authentique de chaque classe.

52
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

On a souvent remarqué la parenté qu’il y a entre ces démarches


et certaines pratiques psycho-thérapeutiques qui sont dans «l’air du temps»
des pays occidentaux. C’est qu’une méthode, même si elle présente une
certaine permanence à travers les siècles, n’échappe pas à ce qui constitue
l’époque où elle est mise en œuvre : la méthode lecture-traduction n’était
pas, évidemment, pratiquée au XVIIIe siècle sur des textes de prose latins
exactement de la même manière qu’elle est pratiquée sur des textes spé-
cialisés au XXe siècle. La raison en est que l’enseignement/apprentissage
d’une L2 engage d’autres données que la méthode ou le manuel qui l’appli-
que. Il n’est pas contestable que, quelle que soit la méthode suivie, de
nombreux individus ont parfaitement appris une L2. Ce qui induit à penser
que l’apprentissage réussi d’une L2 ne dépend pas que de la méthode, mais
aussi de l’apprenant (de ses capacités imitatives, mémorielles, intellectuelles,
_ de ces motivations, de son travail personnel, et peut-être d’un hypothétique
«don des langues»), de l’enseignant (non seulement de sa compétence en
L2 et LI et en didactique des langues, mais aussi de sa personnalité, de sa
plus ou moins grande aisance, naturelle ou apprise, à maintenir un contact
vrai avec ses étudiants), et de l’environnement social, économique, politi-
que, scientifique, idéologique dans lequel s'inscrit la classe. Si la méthode
grammaire-traduction s'impose en France au XVIIe siècle, c’est qu’elle
s'appuie sur un vaste mouvement de réflexion sur la langue française (de la
création de l’Académie française aux hypothèses innéistes de R. Descartes
en passant par les travaux de Port-Royal) visant à la normaliser et à l’impo-
ser comme langue commune à tous les sujets du roi. Si la méthode directe,
la méthode audio-orale et la méthode audio-visuelle se sont développées au
XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, c’est aussi parce
qu’elles permettent d’enseigner des L2 sans que le maître ait à connaître
la ou les Li de ses étudiants (puisqu'il n’a pas à traduire), et qu’elles
convenaient donc à la diffusion de langues comme l’anglais et le français
que l'Histoire imposait alors aux nations des quatre continents. Si les étu-
diants, dans les années cinquante, acceptaient de passer de très nombreuses
heures — ce qu’ils n’acceptent plus — dans les laboratoires de langue, c’est
qu'ils partagaient l'idéologie technologique du temps. Ainsi, l'efficacité
relative d’une méthode est liée à sa plus ou moins grande congruence
avec ce qu'est l’enseignant, ce que sont les enseignés, et ce qui les surdé-
terminent socio-culturellement et historiquement. C’est pourquoi on
n’est pas encore parvenu à proposer une évaluation comparative de deux
méthodes qui soit objective et incontestable : les protocoles expérimentaux
mis en place sont toujours plus ou moins biaisés par rapport à l’une d’entre
elles, et nombre de variables n’y sont pas maîtrisées.

53
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Ce qui revient à dire que la méthodologie, en tant qu’étude systé-


matique des principes et des procédés des méthodes, n’est qu’une partie de
la didactique des langues, ou de ce qu’on pourrait appeler la «science» de
l’enseignement/apprentissage des langues, c’est-à-dire l’ensemble des con-
naissances raisonnées et coordonnées qui y sont relatives. Mais ceci ne veut
pas dire que la méthodologie se résume à un simple «art d'enseigner», si on
entend par là un savoir-faire acquis par routine ou par imitation d’un
maître émérite et lié à l’intuition ou au «bon sens», lequel (comme chacun
sait) est le mieux partagé parce qu'il s’en tient au sens reçu. Elle nous
semble impliquer des connaissances qui lui sont propres, une réflexion sur
ses présupposés, une certaine culture des expériences et des textes multiples
qui ont jalonné son histoire. Il est symptomatique, à cet égard, qu'aucun
grand nom de la didactique des langues ne soit, en général, connu des
professeurs français de langue. C’est que la méthodologie de l’enseignement
des langues et, plus largement, la didactique des langues n’entrent encore
guêre dans leur formation académique. Et pourtant il s’agit d’un savoir
qui, d’un point de vue épistémologique, n’est pas radicalement différent de
la plupart des savoirs constitutifs des sciences du langage (linguistique,
sémiotique, communication) : un certain empirisme raisonné, encore impar-
faitement théorisé.

54
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

® Ilexiste un certain nombre d'ouvrages généraux sur l’histoire de la didac-


tique des langues et sur ses concepts fondamentaux. Les plus accessibles
nous paraissent être :

W.F. MACKEY : Language Teaching Analysis ; London : Longman, 1965.


Traduit en français par L. LAFORGE sous le titre : Principes de di-
dactique analytique ; Paris : Didier, 1972.
R. TITONE : Teaching Foreign Languages : An Historical Sketch ; Washing-
ton, D.C. : Georgetown University Press, 1968.
L.G. KELLY :25 Centuries of Language Teaching ; Rowley, Mass. : Newbury
House, 1969.
HH. STERN : Fundamental Concepts of Language Teaching ; Oxford :
Oxford University Press, 1983.

e On trouvera également de précieuses indications sur la didactique des


langues, entre le XIIe siècle et le XVIIIe siècle, dans :

K. LAMBLEY : The Teaching and Cultivation of the French Language in


England during Tudor and Stuart Times ; Manchester : Manchester
University Press, 1920.
J.C. CHEVALIER :Histoire de la syntaxe. Naissance de la notion de complé-
ment dans la grammaire française (1530-1750) ; Genève : Droz,
1968.

55
L.

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

e Nombre d'ouvrages et d’articles ont été publiés sur chacune des métho-
des. Nous nous bornons à en citer quelques uns.

— Méthode grammaire-traduction :
J.R. LADMIRAL : «La traduction dans l'institution pédagogique», dans
Langages n° 28, 1972, pp. 8-39. Repris dans : Traduire : théorèmes
pour la traduction ; Paris : Payot, 1979.
C.J. DODSON : Language Teaching and the Bilingual Method ; London :
Pitman, 1967.

— Méthode lecture-traduction :

C.C. Du MARSAIS : Méthode raisonnée pour apprendre la langue latine


[Paris, 1722]. Republiée dans C.C. Du MARSAIS : Oeuvres choisies
I (introduction par Herbert E. Brekle), Stuttgart - Bad Camstatt,
LOUE
S. MOIRAND : Situations d'écrit (compréhension, production en langue
étrangère ) ; Paris : CLE International, 19709.

— Méthode directe :

F. GOUN :L'art d'enseigner et d'étudier les langues ; Paris : G. Fischbacher,


1880.
P. PASSY : De la méthode directe dans l'enseignement des langues vivantes ;
Bourg-la-Reine : I.P.A., 1899.
H.E. PALMER : The Oral Method of Teaching Languages ; Cambridge :
Heffer, 1921.

— Méthode audio-orale :

C.C. FRIES : Teaching and Learning English as a Foreign Language ; Ann


Arbor : University of Michigan Press, 1945.
R. LADO : Linguistics Across Cultures : Applied Linguistics for Language
Teachers ; Ann Arbor : University of Michigan Press, 1957.
R. LADO : Language Teaching : À Scientific Approach ; New-York : McGraw-
Hill, 1964.

56
LES MÉTHODES POUR ENSEIGNER/APPRENDRE LES LANGUES

— Méthode structuro-globale audio-visuelle :


On se reportera aux indications bibliographiques des chapitres
suivants. Mais pour une initiation, on trouvera l’essentiel dans :

G. GOUGENHEM, P. RIVENC, A. MICHEA, A. SAUVAGEOT :L'élaboration


du français fondamental (ler degré) ; Paris : Didier, 1964.
P. GUBERINA : «La parole dans la méthode structuro-globale audio-visuelle »,
Le Français dans le Monde, n° 103, 1974.
P. GUBERINA : «Bases théoriques de la méthode structuro-globale audio-
visuelle (méthode Saint-Cloud-Zagreb). Une linguistique de la
parole.», dans Aspects d'une politique de diffusion du français
langue étrangère, depuis 1945. Matériaux pour une histoire ; Paris :
Hatier, 1984.
R. RENARD : La méthodologie SGAV d'enseignement des langues. Une
problématique de l'apprentissage de la parole ; Paris : Didier, 1976.
Réédité en 1978. Versions adaptées en anglais, italien, espagnol,
néerlandais, japonais.
R. RENARD : Introduction à la méthode verbo-tonale de correction pho-
nétique ; Bruxelles : Didier CIPA, 1979. Répétons que l'hypothèse
verbo-tonale est sans doute la meilleure voie d’accès à la problé-
matique S.G.A.V.
P. RIVENC : «Les méthodes audio-visuelles», dans La pédagogie contem-
poraine (J.M. GABAUDE dir.) ; Toulouse :Privat, 1972.

On pourra également consulter de nombreux numéros de la Revue


de Phonétique Appliquée, en particulier le n° 59-60 (1981) et 61-62-63
(1982).

— Méthode communicative et cognitive :


J.B. CARROLL : Language and Thought ; Englewood Cliffs, N.J. : Prentice-
Hall, 1964.
K. CHASTAIN : The Development of Modern Language Skills : Theory to
Practice : Philadelphia : C.C.D., 1971. Réédité en 1976 sous le nom :
Developing Second-Language Skills : Theory to Practice ; Chicago :
Rand Mc Nally.
SJ. SAVIGNON : Communicative Competence : An Experiment in Foreign
Language Teaching ; Philadelphia : C.C.D., 1972.

57
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

D. COSTE et al. : Un niveau-seuil ; Strasbourg : Conseil de l’Europe, 1976.


Réédité : Paris : Hatier.
R. GALISSON : D'hier à aujourd'hui la didactique générale des langues
étrangères ; Paris : CLE International, 1980.
S. MOIRAND : Enseigner à communiquer en langue étrangère ; Paris : Ha-
chette, 1982.
H. BESSE, R. GALISSON : Polémique en didactique. Du renouveau en ques-
tion ; Paris : CLE International, 1980.

e Sur les autres méthodes (nous nous bornons à un seul ouvrage) :

— Silent Way, C. GATTEGNO :


Teaching Foreign Language in Schools : The Silent Way ; New York :
Educational Solutions, 1972.

— Total physical response, J.J. ASHER :


Learning Another Language through Actions : The Complete
Teacher's guide book ; Los Gatos (California) : Sky Oaks Pub.
1977:

— Counseling-learning, C.A. CURRAN :


Counseling-learning in second language ; Apple River : Apple River
Press, 1976.

— Community-classroom, L.A. JAKOBOVITS, B.Y. GORDON :


The context of foreign language teaching ; Rowley (Mass.) : Newbury
House Pub, 1974.

— Suggestopédie, F. SAFÉRIS :
Une révolution dans l'art d'apprendre ; Paris : Laffont, 1978.
— Expression spontanée, W. URBAIN :
L'expression spontanée et son application à l'apprentissage des
langues vivantes ; Paris : CESDEL, 1972.

On pourra se reporter à Le Français dans le Monde, n° 175, février-


mars 1973 où on trouvera des articles sur ces approches non convention-
nelles.

58
CHAPITRE 2
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE
DANS VOIX ET IMAGES DE FRANCE (V.LF.)

1. LE PREMIER MANUEL SG.A.V.

V.LEF. fut le premier ensemble pédagogique audio-visuel qui ait été


réalisé sur la base des options S.G.A.V.

Cet ensemble fut ébauché vers 1955, après la publication du Français


élémentaire (1954) qui allait devenir le Français Fondamental premier
degré (1959), en s’appuyant sur les listes lexicales et grammaticales de ces
enquétes statistiques. Les premières leçons enregistrées furent «essayées»,
parfois sans leurs images correspondantes, dans des classes de réfugiés
politiques se trouvant en France et désirant y apprendre un français quoti-
dien pour y survivre. Les thèmes de certains dialogues trouvent là leur rai-
son d’être, de même que l’attention relativement secondaire accordée aux
problèmes «d’exploitation» et de civilisation : ceux à qui on s’adressait
vivaient en France et avaient de multiples occasions de ré-utiliser ce qu’ils
apprenaient en dehors de la classe.

C’est à la suite de ces essais que fut publiée une première version
de V.LF. en 1958. Chacune des 32 leçons comprend alors trois dialogues
portant sur un même centre d'intérêt. Le premier, dit sketch introduit,
en contexte dialogué, les mots et expressions. Le second, appelé méca-
nisme(s) (il comporte souvent plusieurs sous-dialogues), porte plutôt sur la

59
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

grammaire : «Cet exercice a pour but d’entraîner les étudiants au jeu des
mécanismes’ grammaticaux de base, à travers des situations présentées en
images. C’est une grammaire essentiellement ‘fonctionnelle'» (Avant-propos,
p. 5). Il est dommage que ces «mécanismes» et cette grammaire «fonction-
nelle» ne soient pas définis avec plus de précision : l'originalité réelle de la
méthode, en particulier par rapport à la méthode audio-orale, se trouve là
et dans l’emploi méthodique des images qui doivent permettre de «faire
étudier le français sans recourir à un excès d'analyse! (...) et en évitant la
traduction littérale! (..)». Le troisième dialogue, qui reprend ce qui a été
vu dans les deux précédents, insiste surtout sur la phonétique. On recom-
mande de travailler de manière intensive (au moins deux séances de 2 heures
chacune par semaine), avec au maximum une vingtaine d’étudiants, et
d'utiliser, en dehors de ces séances, le magnétophone ou le laboratoire de
langues pour un travail plus individualisé. Notons que ne sont condamnés
que l'excès d’analyse grammaticale et la seule traduction lifférale.

Cette première version sera remaniée avant d’être republiée, en


1961, avec une préface qui fait état de six ans d'expériences et de réflexions
antérieures et qui précise les fondements de la méthode. I] s’agit d'enseigner
la langue étrangère «comme un moyen vivant de communication». Par là,
on entend que le langage «est avant tout un moyen de communication
entre les êtres et les groupes sociaux», qu'il «constitue le code de nos
relations», qu'il s’institue dans «un dialogue incessant avec les autres
hommes mais aussi avec les choses». De cette conception, il résulte que
«situation et langage sont étroitement associés et solidaires» et que, «même
sous sa forme la plus humble, il [le langage| est lié à une civilisation». La
grammaire y est définie comme «résolument fonctionnelle», en ce sens
que «tout en se conformant scrupuleusement à l’usage, elle vise un ensei-
gnement pratique». Les auteurs affirment chercher «à enseigner dès le
début la langue comme un moyen d’expression et de communication fai-
sant appel à toutes les ressources de notre être : attitudes, gestes, mimiques,
intonations et rythmes du dialogue parlé».

Ces quelques citations extraites de la préface de 1961 attestent


clairement, nous semble-t-il, d’un point de vue sur le langage qui n’était
ni celui des structuralistes de stricte obédience, ni celui des adeptes du

1. C’est nous qui soulignons.

60
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

behaviorisme. On y retrouve les options S.G.A.V. présentées au chapitre


1, $ 7 ; options qui, dans des formulations peu techniques, préfigurent ce
que seront les options fonctionnelles, communicatives et interactionnelles :
la langue y est présentée non en elle-même et pour elle-même mais, pour
ainsi dire, structurée par ses conditions d’emploi, par ce à quoi elle sert,
par les interactions dans lesquelles elle s'inscrit.

Aux trois dialogues de la version primitive sont ajoutées des conver-


sations destinées à aider le professeur dans son exploitation du sketch et
du (ou des) mécanisme(s) : il s’agit d’un jeu de questions-réponses ou de
réponses-questions entre le maître et les étudiants, à propos de leur conte-
nu, qui n’est pas sans rappeler la méthode directe.

Ces conversations ne réapparaîtront pas dans la troisième édition


de V.I.F. parue en 1971. Seuls les dialogues des sketches et des mécanismes
y sont repris, la correction phonétique se faisant à partir de ceux-ci et
l’exploitation conseillée différant sensiblement de celles proposées dans les
éditions de 1958 et de 1961. Cette édition reprend la préface de 1961 et
en ajoute une seconde qui montre bien, par rapport à la précédente, l’évo-
lution des normes d'utilisation.

Ce sont ces normes, telles qu’elles apparaissent dans ces trois


préfaces et telles qu’elles ont été analysées, critiquées, modifiées dans
un certain nombre d’études parues dans Voix et Images du CREDIF!
et republiées (pour une partie d’entre elles) dans Pratique de la classe
audio-visuelle au niveau 1', que nous présentons ci-dessous. Elles concer-
nent essentiellement la compréhension et l’expression orales en L2 en
début d’apprentissage, l’écrit étant, en principe, introduit plus tard, et les
techniques d’enseignement se modifiant sensiblement par la suite (au ni-
veau 2).

1. Voix et Images du CREDIF était un bulletin envoyé aux utilisateurs de V.LEF. et


qui parut de 1968 à 1973 ; Pratique de la classe audio-visuelle au niveau 1 (Paris,
Didier, 1975), qui reprend une partie des études publiées dans ce bulletin, fut rapi-
dement épuisé ; c’est à la demande de formateurs de professeurs et de futurs profes-
seurs que nous en synthétisons dans ce chapitre l’essentiel. Il est à remarquer que
ces études n'étaient pas le fait des auteurs mêmes de V.I.F., mais de pédagogues
et de didacticiens confrontés à sa mise en œuvre pédagogique.

61
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

2. DÉROULEMENTS D’UNE LEÇON AUDIO-VISUELLE

Le projet didactique consiste à distinguer, dans l’usage pédagogique


qu’on peut faire d’un des dialogues visualisés et enregistrés de chaque
leçon (ou d’une séquence de ce dialogue), plusieurs phases (dites parfois
moments de la classe de langue) ayant des objectifs spécifiques. Ces diffé-
rentes phases portent, selon les auteurs, des dénominations variables ;
nous nous en tiendrons à celles en usage pour V.IF.

Une de ces phases consiste à présenter aux étudiants le dialogue


(ou une partie de celui-ci) à l’aide du film fixe et de la bande enregistrée :
on projette successivement les images en donnant à écouter la réplique
ou «le groupe sonore» (une réplique peut être décomposée en plusieurs
groupes sonores de cinq à huit syllabes pour des raisons de perception
et de rétention auditives) qui correspond à chacune d’entre elles. Cette
présentation, qui vise à simuler audio-visuellement (à l’aide d’un projec-
teur et d’un magnétophone) un dialogue en L2 devant les étudiants, est en
général faite deux fois, afin que ces derniers puissent en appréhender le
contenu global (quels sont les personnages concernés ? que font-ils ?
comment interagissent-ils ? quels sont leurs gestes, leurs mimiques, leurs
intonations ? etc.), et assurer ou vérifier les premières hypothèses interpré-
tatives qu'ils se font de ce contenu, en s’appuyant sur les mots ou les ex-
pressions qu'ils ont déjà étudiés dans les leçons précédentes. Cette phase
de présentation est souvent précédée d’une prise de contact (dialoguée au
moyen de ce qui est acquis de la L2 entre enseignant et enseignés), ce qui
est une manière de contrôler cet acquis et de discerner ce qu’il faudra
«revoir» dans la séance du jour.

La phase suivante est dite d'explication : elle consiste, pour le


professeur, à aider les étudiants à comprendre le sens de chaque «groupe
sonore» étranger, en s'appuyant sur l’image qui lui correspond, parfois
sur celles qui précèdent ou qui suivent, sur ce qui a été appris antérieure-
ment, etc. Cette phase remplace celle de traduction en L1 dans les métho-
des grammaire-traduction ou lecture-traduction ; mais, comme en méthode
directe, si le professeur ne traduit pas en L1, les étudiants peuvent toujours
s’efforcer de trouver silencieusement des équivalents en Li de ce qu'ils
saisissent de la L2.

Dans une troisième phase appelée répétition, ou répétition-mémo-


risation, le professeur fait répéter les groupes sonores, avec ou sans les

62
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

images (question controversée) et corrige la prononciation de ces répéti-


tions, jusqu’à ce que les étudiants puissent les reproduire aussi exactement
que possible.

Ces trois premières phases peuvent se dérouler dans l’ordre dans


lequel nous venons de les présenter ou dans un autre ordre, mais sont tou-
jours suivies d’une phase capitale (qui, en général, pose des difficultés aux
professeurs et aux didacticiens) dite phase d'exploitation. I] s’agit de faire
en sorte que les étudiants qui ont appris «par cœur» le dialogue et qui
l’ont, en principe, compris soient capables d’en réemployer les différentes
composantes (non seulement lexicales et grammaticales, mais aussi intona-
tives, gestuelles, pragmatiques) dans d’autres contextes et d’autres situa-
tions que ceux de la leçon. C’est cette phase — dont l’objectif est que les
étudiants puissent réemployer plus ou moins spontanément, plus ou moins
naturellement, ce qu'ils ont appris dans la leçon du jour et dans les précé-
dentes pour s'exprimer eux-mêmes et communiquer entre eux ou avec le
professeur en L2 — qui a connu l’évolution la plus sensible. En fonction de
cette évolution, les sous-phases qu’on y distingue diffèrent.

Selon la manière dont on combine les quatre phases principales de


la leçon audio-visuelle, on obtient des déroulements variés, dont les plus
pratiqués sont les trois suivants :

(1) (2) (3)


répétition
présentation présentation 4
sans images

exploi- répétition- exploi- exploi-


explication présentation
tation mémorisation | tation tation

répétition explication explication


Me
mémorisation P

Comme l'indique ces schémas, la phase d’exploitation devrait, en


principe, être aussi longue que les trois autres, ce qui, pour de nombreux
utilisateurs, n’est pas toujours le cas.

Le premier déroulement (1) a été surtout préconisé parle CRE DEF. :


c’est celui qu’on retrouve dans les trois éditions successives de V.LF. Le

63
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

principal argument en sa faveur est que des étudiants adolescents ou adultes


préfèrent comprendre le sens de ce qu’ils sont invités à répéter : un mini-
mum de structuration sémantique serait nécessaire à une bonne perception
des sons de L2 et donc à leur reproduction. Le second (2) a été plutôt
conseillé par l’Université de l’Etat de Mons (Belgique) et l’Institut de
Phonétique de Zagreb (Yougoslavie), deux centres qui ont beaucoup contri-
bué à l’élaboration de la méthode S.G.A.V. : dispensé de s’attacher au sens
précis des signes étrangers, l’étudiant se concentrerait mieux sur leurs
aspects sonores, un peu comme un aveugle développe son acuité auditive
et tactile pour compenser sa cécité. Ce qui ne veut pas dire qu'il n’investit
pas un certain sens dans ce qu'il répète, puisqu'il le fait en présence des
images. Elles lui permettent de «saisir» la situation dans laquelle se trouve
le personnage qui parle, et par conséquent de pressentir en s’aidant de ce qui
a été appris dans les leçons précédentes, même confusément, ce que celui-ci
peut exprimer, en particulier au niveau affectif : la reproduction correcte
de l’intonation et du rythme ne peut qu’en être améliorée, du moins si le
modéle à répéter a été enregistré avec naturel, ce qui, curieusement},
n’est pas le cas de la première version de V.I.F. Le troisième déroulement
(3), beaucoup moins répandu, suppose que la répétition sans les images en
facilite la correction, mais il nous semble douteux qu’on puisse répéter
longtemps des sons sans chercher à leur donner quelque sens, au risque
(amplifié par l’absence de repères situationnels) que ce sens soit erroné.

À quelques variantes et différences de dénominations près, c’est le


premier déroulement qu’on retrouve dans presque tous les manuels audio-
visuels (même dans ceux qui ne sont pas d'inspiration S.G.A.V.) parus
dans les années soixante dix ; mais cette analogie dans le déroulement de
la leçon ne doit pas masquer les divergences souvent importantes dans les
techniques utilisées. Le succès de l’ordre présentation — explication —
répétition — exploitation est probablement lié au fait qu’il ne contrevient
que très peu à celui que les enseignants sont accoutumés à pratiquer
quelle que soit la méthode : ne faut-il pas comprendre avant de s’exprimer,
apprendre avant de ré-utiliser ?

l. Curieusement, parce que c’est en contradiction avec les hypothèses S.G.A.V. : il


semble que cette «simplification» (débit ralenti, articulation soignée, intonation
peu marquée) ait été suggérée par G. Capelle, auteur quelques années plus tard de
La France en direct.

64
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

3. PRÉSENTATION

Dans les deux déroulements les plus pratiqués, elle vient en premier.
Nous l'avons déjà succinctement décrite, nous nous bornerons ici à en
souligner certains aspects.

Les trois éditions indiquent que le film est présenté aux étudiants
dans la totalité de ses images, en synchronisant soigneusement chacune
d’entre elles avec le groupe sonore qui lui correspond et qui est enregistré
sur la bande magnétique. Cette présentation synchrone des images et du
dialogue est faite deux à trois fois selon la première édition, deux fois
selon les suivantes jusqu’à la leçon 20, une fois après cette leçon. Elle se
justifie par le fait que ces dialogues sont «étroitement associés aux dessins»
(préface de l'édition de 1961), c’est-à-dire que le sens communicatif de
leurs répliques n'est pas dissociable des interactions et de la situation
visualisées ; ce sont des dialogues dits de situation par opposition aux
dialogues qui peuvent se tenir dans n’importe quel lieu, à n’importe quelle
heure : appeler le garçon à la terrasse d’un café, lui commander quelque
chose, le remercier, etc. relève d’un dialogue de situation ;parler, à la méme
terrasse, de ses prochaines ou de ses dernières vacances avec un ami n’en
relève plus (nous y reviendrons au chap. 3, $ 4). L'objectif de cette double
présentation est de permettre à l’étudiant d'appréhender le sens global
de ce qui se passe entre les personnages, de reconnaître ce qu'il a déjà
appris et de commencer à discerner ce qu’il doit apprendre de nouveau.
Les enregistrements présentent souvent deux versions, l’une avec pauses
qui autorise un défilement plus lent, l’autre sans pauses plus proche d’un
dialogue naturel : certains utilisateurs ne font usage que de la première
ou que de la seconde.

Dans la préface de 1961, qui détaille la manière d’effectuer la pré-


sentation, on indique : «Le passage d’une image à une autre doit être net
et rapide, et l’image foujours présentée une seconde au moins avant le
groupe sonore» (souligné dans le texte), ce qui implique l’usage de l’enre-
gistrement avec pauses. Ce léger décalage entre la présentation de l’image
et celle du groupe sonore qui lui correspond devrait aider l'étudiant à
percevoir ce qui est communicativement pertinent dans la situation visualisée
(déplacements des personnages, modifications de leurs actions, gestes, mi-
miques, …) sans lui donner, toutefois, le temps suffisant pour imaginer des
énoncés en Li susceptibles de correspondre à cette situation. En donnant

65
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

ensuite rapidement l'énoncé en L2, on préviendrait, au moins dans cette


phase, toute velléité de recourir à la Li, et donc de traduire au moins
littéralement. Nous verrons comment, dans D.V.V., on utilise pédagogi-
quement ce décalage, afin précisément de laisser aux étudiants le temps
d'imaginer et de produire des énoncés en L2 possibles dans cette situation.

Toujours dans la préface de 1961, on recommande après la double


présentation de demander aux étudiants «de redire, de mémoire, ce qu'ils
ont entendu» (à partir de la leçon 4 ou 5) :exercice rapide, sans corrections
du professeur mais sans qu’il s'oppose à celles proposées par le groupe,
qui permet de cerner ce qui a été d’emblée bien perçu et ce qui ne l’a pas
été (nous verrons que cette technique est reprise dans Archipel).

4. EXPLICATION

Elle consiste à reprendre le film, image par image, à faire ré-enten-


dre le groupe sonore qui lui correspond deux ou trois fois, à vérifier (par
des demandes de répétition ou des questions) ce qui est compris, et à
expliquer ce quine l'a, manifestement, pas éfé.

Il s’agit de faire comprendre le sens pragmatique (ce que le groupe


sonore communique dans le contexte et la situation dans lesquels il est
produit et reçu), lexical et grammatical (ce que les mots qui le constituent
signifient contextuellement), sans avoir recours à la L1 (le maître ne traduit
pas et ne donne pas d'explications grammaticales dans cette langue), et sans
trop emprunter aux procédés de la méthode directe qui, comme nous
l’avons vu, en désignant des objets ou des actions, incite les étudiants à les
identifier lexicalement dans leur LI et établir une équivalence littérale entre
cette dénomination en LI et la forme sonore que leur propose le maître en
L2. De ce double refus, sont nés des procédés d’explication plus ou moins
spécifiques de la méthode audio-visuelle, qui ne s’appuient jamais (au moins
dans les débuts) sur l’écrit, mais sur les images, sur l’enregistrement, sur ce
qui est déjà connu des étudiants en L2, et éventuellement sur quelques
croquis ou dessins du maître. Cinq démarches sont utilisées pour «expli-
query

66
LES PHASES
DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

4.1. Partir de la situation

Il est conseillé, presque toujours, de partir de la situation, c’est-à-


dire d’appeler l’attention des étudiants sur les éléments de la situation
visualisée (à l’aide d’une flèche lumineuse) et du contexte (les répliques
qui précèdent ou suivent celle qu’on explique) qui sont pertinents pour la
compréhension du message réellement communiqué en L2. Ce qui suppose,
de la part du professeur, une analyse minimale du sens en contexte et en
situation de l’énoncé qui véhicule ce message.
Ainsi, la leçon 17 de V.I.F. débute par un énoncé (Alors Madame
Thibaut, vous êtes seule.), énoncé adressé à Mme Thibaut (qu’on voit en
chemisier dans son appartement) par Jeanne (une de ses amies qui paraît
arriver, avec ss gants et son sac à main). Alors n’a pas exactement ici
les deux acceptions que lui reconnaissent ordinairement les dictionnaires
(unilingues ou bilingues) : il ne signifie ni «à ce moment là», ni «dans ce
cas» ou «en conséquence» ; il est employé comme une sorte d’introducteur
de la conversation, de marqueur d’une prise de contact entre personnes
se connaissant bien : il signifie quelque chose de voisin d’un bonjour ou
d’un ça va de politesse amicale. De même seule a un sens particulier que
précisent un peu didactiquement les deux énoncés qui suivent : Les enfants
sont à l'école ; votre mari est à son bureau. Ce sont ces sens contextuels
et situationnels qu'il s’agit de faire percevoir aux étudiants, en montrant
sur l’image que Jeanne porte gants et sac à main, qu’elle sort donc se
promener ou faire des courses ; en rappelant qu’elle connaît bien Mme
Thibaut, que c’est sa voisine et qu’elle entretient donc avec elle des rapports
de familiarité (rapports que présuppose l’usage de cet alors) ; et en commen-
çant, peut-être, l'explication par le constat que les enfants de Mme Thibaut
et son mari ne sont pas présents, ce qui permettra aux étudiants d’in-
duire le sens particulier de seule : «sans ceux avec qui on vit habituelle-
ment».
Partir de la situation, c'est donc aider les étudiants à prendre
conscience de qui s adresse à qui, dans quel lieu, quel moment, au sein de
quelle séquence d'interactions, dans quelle intention, pour produire quel
effet, compte tenu des relations, des statuts et des rôles des interlocuteurs
et de la culture dans laquelle ils s'inscrivent. On retrouve là l'hypothèse
fondatrice structuro-globale : la parole ne fait que structurer linguistique-
ment un pré-construit culturel et interactionnel global qui la suscite et qui
participe à ce qu’elle communique réellement. Même s'il est vrai que V.LE.
exploite parfois un peu pauvrement cette hypothèse.

67
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Les étudiants ayant saisi ce qui dans la situation d’interlocution est,


globalement, pertinent pour la communication, le professeur peut aborder
la manière dont la L2 structure ce qui est communiqué, en s’appuyant sur
ce qui est visualisé dans l'image correspondant au groupe sonore à expliquer,
sur ce que les étudiants ont déjà acquis en L2, sur des contextes et des
situations analogues à ceux de la leçon, et enfin sur des variations morpho-
logiques et syntaxiques. Chacune de ces techniques vise à aider les étudiants
à comprendre plus précisément ce qui est dit en L2, mais selon des modali-
tés différentes que nous allons brièvement examiner.

4.2. Partir de l'image

L'image de V.IF. ne fait souvent qu’esquisser l’environnement


spatio-temporel dans lequel se situe le dialogue, mais elle est beaucoup
plus précise dans la visualisation : 1) des réalités (objets ou actions obser-
vables) auxquelles renvoient certains mots du groupe sonore (elles sont
reproduites en général dans un «ballon» comparable aux bulles des bandes
dessinées) ; 2) des relations que l’énoncé institue entre ces réalités, et de la
manière dont le personnage considère ces relations (une croix symbolisera
qu'il les nie ; un point d'interrogation qu’il se pose ou qu’il pose une ques-
tion à leur sujet ; des flèches symboliseront un mouvement ; une silhouette,
une absence ; etc.) ; 3) des gestes et des mimiques qui accompagnent la
parole. Partir de l’image, selon le jargon utilisé, veut donc dire s’appuyer
sur ces trois types de visualisation afin d’aider les étudiants à percevoir
comment est structuré le sens global.

Prenons l’exemple (leçon 16, image 6) de l’énoncé : Maman, je


n'ai pas de cuillère (Catherine, qui prend son petit déjeuner, s’adresse
à sa mère ; l’image la représente avec un ballon contenant une cuillère
barrée d’une croix). Le professeur montre aux étudiants le dessin de la
cuillère en disant : Regardez, c'est une cuillère ; puis il leur demande en
retraçant la croix avec sa flèche lumineuse : Est-ce que Catherine a une
cuillère ? ; à quoi les étudiants répondent : *Non, elle n'a pas cuillère},
Catherine n a pas une cuillère, etc., réponses plus ou moins correctes mais
qui montrent que les étudiants ont perçu le groupe de sons constitutif du
signifiant du mot, et qu'ils lui ont assigné un certain sens en.fonction de
ce qui leur a été montré sur l’image, et en fonction de la situation.

1. L’astérisque à gauche d’une phrase signifie qu’elle n’est pas grammaticalement accep-
table.

68
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

Ce sens ne coïncide presque jamais exactement avec le concept


(ou le signifié) qu’évoque cuillère dans l’esprit des francophones, et il peut
même, parfois, en être très éloigné. Tout dépend si l’objet dessiné corres-
pond à leur expérience ou non. S'ils le reconnaissent comme un objet qui
leur est plus ou moins familier, ils le nomment silencieusement dans leur
L1 et établissent une équivalence entre ce nom familier (dont le signifiant
et le signifié leur sont familiers) et le signifiant phonique : cuillère. Autre-
ment dit, ils prêtent au signifiant de cuillère le signifié, par exemple, de
l’anglais spoon ou de l'italien cucchiao, au risque plus tard de le mettre
au masculin (* un cuillère) comme en italien. S’ils ne le reconnaissent pas
comme un objet familier (parce qu’ils relèvent d’une culture où on utilise
des baguettes ou de petites louches en faïence, ou bien d’une culture par
hypothèse sans cuillère), soit ils l’assimileront à un autre objet qui lui
ressemble et qui convienne à la situation, et lui confèreront un sens géné-
ral du type : «objet servant à manger», soit ils l’assimileront à un objet
ressemblant mais incongru dans la situation, et le sens conféré sera erroné.
Les mêmes remarques pourraient être développées pour la croix.

On voit que cette visualisation des réalités dénommées en L2


se heurte aux mêmes difficultés que la méthode directe ou la méthode
grammaire-traduction, quand celle-ci est littérale. Ces difficultés sont liées
au fait que chaque langue découpe à sa manière l'expérience que les hom-
mes ont du monde, précisément parce que, pour communiquer cette
expérience, ils doivent la restructurer en fonction du système linguis-
tique qu'ils utilisent. Même quand l’expérience est identique et les lan-
gues proches, les découpages diffèrent: l’anglais dispose de deux mots!
pour désigner «l’eau douce courante»: stream et river;le français dispose?
de cours d'eau, ruisseau, fleuve, rivière, si bien qu’un «ruisseau» peut se
traduire par small stream, «fleuve» par large stream, «rivière» par river ou
stream, et que la Tamise est une river pour les Anglais et un fleuve pour les
Français ; le verbe étre permet d’attribuer des qualités intrinséquement
aussi différentes les unes des autres que d’être «irrité», «français», «hom-
me», «fatigué», «béte», «parisien», etc., qualités que l’espagnol attribuera
au moyen ou bien de ser ou bien de estar. Ainsi, le signifié d’un signe

1. Il dispose également de brook et watercourse, mais moins usités.


2. Ilexiste, bien entendu, aussi affluent, gave, oued, torrent, etc.

69
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

emprunte aux réalités auxquelles celui-ci renvoie, mais il est circonscrit par
les oppositions que ce signe entretient avec d’autres signes de la même
langue (le signifié de fleuve contient le trait «aboutit à la mer», parce qu'il
s'oppose à rivière «qui se jette dans un fleuve»), et par le système morpho-
syntaxique dans lequel s'inscrit le signe (stream et river sont neutres, fleuve
est masculin, rivière féminin ; un Anglais ira against the stream, quand un
Français ira à contre-courant, etc.). On comprend la suspicion dans laquelle
est tenue la traduction littérale (mot-à-mot) en didactique des langues,
qu’elle soit le fait de l’enseignant ou des enseignés qui l’opèrent silencieuse-
ment : elle induit à percevoir la L2 comme une simple collection d’éti-
quettes, de signifiants qu’on s’entraîne à pratiquer sur des signifiés relevant
de la L1, c’est-à-dire obéissant à un autre système sémantique et morpho-
syntaxique. C’est pourquoi, en méthode S.G.A.V., on recommande autant
que possible de ne pas trop s’attarder sur ces mises en rapport sons étran-
gers — dessins, et que, après V.L.F., on cherchera à éliminer les ballons pour
affiner le dessin de la seule situation, comme dans D.V.V. ou Archipel

Il n’en va pas de même pour la visualisation des gestes et des mi-


miques, qui est déjà relativement développée dans V.I.F. C’est que (contrai-
rement aux ballons) gestes et mimiques accompagnent naturellement tout
dialogue. Ce qui ne veut pas dire qu’ils ne varient pas d’une langue à l’autre.
Certains, liés à l’affectivité (sourire ou rire pour exprimer la joie, contrac-
tion du visage pour la souffrance, ...), ou liés à des états physiques (s’épon-
ger le front parce qu’on a chaud, grelotter de froid, .…) sont très généraux ;
d’autres sont plus spécifiques à certaines aires culturelles, comme montrer
de la main tendue ou avec l’index, appeler de la main (doigts vers le haut
agités vers soi), …, mais sont assez généralement compris, même dans les
cultures où ils sont stigmatisés ou exécutés autrement (par ex. : les doigts
tournés vers le bas) ; d’autres enfin sont spécifiques à une culture ou même
à une langue donnée, tout comme les mots : les mouvements de la tête
de haut en bas (qui signifient en français l’acquiescement ou oui) signifient
(il est vrai plutôt de bas en haut) le refus ou «non» en turc ; le mouvement
de négation de la tête du Français est proche du mouvement d’approbation,
plus dodeliné, des Indiens. Seuls les deux premiers types de gestes et de
mimiques (montrés sur l’image ou rejoués par le maître) peuvent servir
à expliquer, ou à faciliter la mise en place d’un rythme ou d’une intona-
tion, les autres doivent être expliqués comme s’il s'agissait de mots étran-
gers. Ainsi, à la leçon 9, Catherine rétorque à Paul qui vient de lui dire :
— Tu es bête, ma pauvre Catherine ! (parce qu’elle a confondu une file

70
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

d'attente pour l’autobus avec un attroupement pour un accident) : — Je


suis peut-être bête, mais toi, tu n'es pas gentil :

8
— Tu es bête ma pauvre Catherine ! — Je suis peut-être bête, | mais toi, tu n'es pas gentil !

Ni «bête», ni «gentil» ne sont dessinables dans un ballon, seuls la


situation, le haussement d’épaules (geste codé) de Paul à l’image 8, la mi-
mique furieuse de Catherine et sa main dirigée vers elle sur sa poitrine à
l’image 9, son doigt accusateur à l’image 10 permettent de saisir le sens
global de ces énoncés et de percevoir leur mouvement intonatif. De nom-
breux professeurs ont d’ailleurs constaté que ce sont des énoncés de ce
type, dont l’affectivité et la gestualité sont marquées, qui sont souvent les
mieux retenus par les étudiants.

4.3. Partir des acquis des étudiants


Quel que soit le découpage qu’elle impose à l’expérience de ceux
qui l’utilisent, une langue possède toujours des moyens suffisants pour par-
ler de tout, y compris d’elle-même : si l’anglais n’a pas d’équivalent exact
pour fleuve, large river ou toute autre expression synonymique fera l’af-
faire ; si je m'aperçois que mon interlocuteur ne me comprend pas ou
me comprend mal, s’il m’interrompt par un : — Pardon, je ne vois pas ce
que vous voulez dire, ou si une mimique de son visage m'indique qu'il ne
me «suit» pas, je peux, quel que soit le sujet, reformuler ce que je viens de
dire à l’aide d’autres mots, d’autres phrases susceptibles d’être mieux com-
pris, d’être plus explicites. Dans une situation d’interlocution donnée, il
existe toujours plusieurs façons de dire approximativement la même chose,
au moyen de ce qu’on appelle parfois la traduction intralinguale. Cette

71
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

traduction, qui est rarement littérale, joue un rôle important dans l’appren-
tissage de toute langue (L1 ou L2). Et c’est elle qui est à la base des dic-
tionnaires unilingues et des grammaires (les descriptions grammaticales
«retraduisent» en termes plus analytiques certaines données des phrases).
Dès qu’on a dépassé les premières leçons, on peut utiliser ce type de traduc-
tion pour «expliquer» aux étudiants ce qu’on leur présente de nouveau :il
suffit de «traduire» les signes non encore connus au moyen de signes déjà
connus d’eux.

Par exemple, à la leçon 12 de V.L.F., les étudiants connaissent déjà


sous le toit, étage, habiter et parfois dernier étage (vus aux leçons 2 et 3) ;
le premier énoncé de la leçon 12 est : Paul est au grenier et l’image présente
Paul dans une pièce éclairée par une lucarne, avec une grosse poutre au
premier plan. Plutôt que de montrer cette pièce en disant : — Regardez,
c'est un grenier, le professeur peut reformuler à l’aide des mots et expres-
sions connus l'énoncé à expliquer : — Regardez, Paul est sous le toit, il est
au dernier étage, et cette reformulation permettra de comprendre le sens
du mot grenier avec moins de risques d’erreurs que la simple image. Pour
vérifier si ce sens a été bien compris, le professeur peut alors demander :
— Paul habite dans le grenier ? ; une réponse négative attestera d’une
compréhension au moins partielle. Bien entendu, si les étudiants relèvent
d’une culture où les «greniers» ne servent qu’à conserver les céréales et
ne sont pas au dernier étage des habitations, il faudra préciser : En France,
au dernier étage, il y a souvent des greniers ; ici, il n'y a pas de grenier
dans les maisons, ou bien : Dans le grenier de Paul, il n'y a pas de mil ou
de riz, etc. On voit que pour expliquer un mot nouveau, le professeur
procède comme dans un dictionnaire unilingue : le Dictionnaire du Français
Contemporain (Paris, Larousse, 1971) définit grenier comme : «le plus haut
étage d’une maison, en général non destiné à l’habitation» ; mais le profes-
seur adapte sa définition aux capacités de compréhension de ses étudiants.

Quand on passe du mot à une expression ou à une phrase, on ne


peut plus procéder comme dans un dictionnaire, parce que ce n’est pas leur
sens littéral qui est intéressant pour les étudiants, mais leur sens communi-
catif (ce qu'elles «veulent dire» dans leur contexte et situation d'emploi).
Aïnsi, par exemple à la leçon 21 de V.I.F., Mme Thibaut demande à son
fils de venir avec elle faire des courses ; Paul répond : — Tout de suite,
maman, je viens ; alors que sur l’image il est en train d’enfiler son manteau :
il est clair que tout de suite n’a pas exactement le sens que lui donne un

72
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

dictionnaire («sans délai», «immédiatement», «sans plus attendre») et que


je viens signifie en fait «je vais venir» ;il faudra en conséquence reformuler
la réponse de Paul par des phrases comme : — Oui, maman, j'arrive, — Un
instant et je viens, — Je m'habille et j'arrive, etc. C’est-à-dire qu’on reformule
l'intention de communiquer manifestée par la phrase dans la situation où
elle est utilisée :ce qu’elle communique réellement et non ce qu’elle expri-
me dans son mot-à-mot. C’est de cette intention que devrait d’ailleurs tenir
compte une «bonne» traduction (— Just a moment, l’m coming).

La reformulation du nouveau à l’aide du connu a l’avantage de


pouvoir être plus précise que les autres procédés d’explication, et de main-
tenir les étudiants à l’intérieur de la L2, en renforçant, par les reprises
qu'elle implique, ce qui a déjà été appris. Mais elle se heurte parfois à la
difficulté de savoir ce qu'on peut considérer comme réellement connu
il ne suffit pas que la forme (ou le signifiant) d’un mot, d’une expression
ou d’une phrase soit déjà apparue dans le manuel pour estimer qu’elle est
connue, il faut aussi que les étudiants en aient perçu le sens (le signifié)
et qu'ils sachent plus ou moins la réutiliser de manière appropriée. Suppo-
sons qu'ils aient rencontré le verbe prendre dans : Je prends l'autobus ; et
que, dans une leçon ultérieure, on trouve :je prends le métro ou : je prends
ma voiture : le professeur pourra rappeler le premier emploi de prendre et
les étudiants n'auront pas de difficulté à comprendre le sens de ce verbe
dans les deux nouveaux contextes, même si ce sens est un peu différent :
dans le métro «je suis conduit dans un transport collectif», alors qu’en
voiture «je conduis un moyen de transport individuel». Mais que survien-
nent des énoncés comme : - Va prendre ta douche, — Prenez à droite,
-_ Prenez donc une cigarette, etc., faut-il rappeler le prendre et je prends
l'autobus ? Est-ce le même verbe ou deux verbes homonymes mais diffé-
rents ? Sans pouvoir fournir de réponse définitive à cette question, on peut
présumer qu’un rappel risque d'introduire plus de confusion que de clarté.
Mieux vaudrait sans doute proposer des reformulations de l'intention
manifestée : - Va te laver, — Tournez à droite, — Vous voulez une ciga-
rette ?

Tout rappel ou réemploi de signes connus pour expliquer des signes


non encore connus suppose qu’on extrait les premiers d’un contexte et une
situation précis pour les introduire dans le contexte et la situation des
seconds, ce qui entraîne inévitablement une modification du sens commu-
niqué. Cette modification peut paraître négligeable à un francophone,

73
L.

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

et être importante pour un étudiant qui est accoutumé à structurer lin-


guistiquement de manière autre son expérience du monde. Un francophone
ne perçoit qu’une nuance.entre : — Je sens un courant d'air et : — Ça sent
l'oignon ; un anglophone, cependant, utilisera dans un cas : {0 feel et
dans l’autre : {to smell ou to stink. Un francophone considèrera que Îles
différentes acceptions de glace («miroir», «vitre», «eau gelée», «crème
glacée») sont proches les unes des autres ; un hispanophone ne trouvera
pas nécessairement très évident de rapprocher ce qu’il nomme par quatre
mots différents : espejo («miroir»), cristales («vitres de voiture»), hielo
(«eau gelée») et helado («crème glacée»). Si le professeur connaît bien la
L1, il peut essayer de voir si le découpage en LI et en L2 est sensiblement
le même ou pas ; s’il ne l’est pas, mieux vaut sans doute être prudent dans
les rappels et les reformulations.

4.4. S'appuyer sur des contextes et situations analogues

Les trois procédés que nous venons de présenter ne permettent


pas toujours d'expliquer certains énoncés ou certains mots. Le professeur
peut alors rappeler des situations voisines de celle où ils sont employés
dans le dialogue du jour, situations étudiées dans les leçons précédentes,
ou en proposer d’autres en s'appuyant sur ces dernières et sur les acquis
des étudiants.

A la jeçon 9, Catherine attire l’attention de Paul sur un chat noir


qui se promène sur le bord d’un toit et s’écrie : — Aftention | il va tomber !
(sur l’image, on voit le chat glisser sur le zinc du toit, ce qui visualise «il
tombe» et non l’hypothétique «il va tomber»). Expliquer par la situation,
l’image ou une reformulation ne suffit pas. Mieux vaut, par exemple, poser
un livre en équilibre instable sur le bord d’une table, dire : — Regardez, le
livre est sur le bord, bousculer un peu la table et s’écrier : Attention ! il
va tomber ! Le réemploi du même énoncé dans une situation ainsi mimée
peut permettre d’en induire le sens, du moins si le livre ne tombe pas
effectivement. Ou bien, on peut proposer, si les étudiants ont évoqué
antérieurement un cirque, la situation suivante : — Catherine est au cirque,
elle regarde un clown, il marche sur un fil, elle a peur, elle dit : …, ce qui
conduira certains étudiants à répéter l’énoncé sur lequel ïls travaillent
et à en mieux saisir le sens.

Dans le mécanisme de la même leçon, Catherine répond à son


père, qui s'étonne de la voir à la maison, par un : — C'est jeudi, papa !

74
LES PHASES DE LA LECON AUDIO-VISUELLE

(dans les années soixante le congé hebdomadaire des élèves était le jeudi
et non le mercredi comme aujourd’hui). On pourrait reformuler cet énoncé
par : — Ju oublies que c'est jeudi, ou : — Mais c'est jeudi, je ne vais pas à
l’école. Ces reformulations risquent d’être trop complexes pour les étu-
diants, qui ne les comprendront pas nécessairement (en raison de la complé-
tive, du sens d'oublier). On peut proposer, par exemple : — En Egypte
(le pays des étudiants) les élèves ne vont pas à l’école le vendredi. Aïcha,
tu es petite, ton pere te demande : Tu ne vas pas à l'école ? Qu'est-ce que
tu réponds ?, et si Aïcha a compris, elle répondra : — C'est vendredi, papa !

[1 est possible d’ailleurs de travailler simultanément sur deux répli-


ques dans la même situation : dans la même leçon, le père de Catherine
répond : - Ah, c'est vrai ; l'étudiant qui joue à être le père de Aïcha
pourra répondre la même chose.

Nous verrons que ce procédé des situations analogues sera utilisé


plus systématiquement dans l’exploitation : il porte essentiellement sur le
sens communiqué qui naît des relations qu’on établit entre les mots d’une
langue et les circonstances dans lesquelles on peut les employer.

4.5. Faire varier la morphologie et la syntaxe.

Il ne faut pas oublier que, au moins pendant les premières leçons,


les étudiants travaillent uniquement sur la langue orale et que, souvent,
ils perçoivent le groupe sonore comme une simple suite de sons, dans la-
quelle ils ne distinguent pas ou mal les articulations morpho-lexicales et
syntaxiques. Faire varier, morphologiquement ou syntaxiquement, l’énon-
cé à expliquer peut alors les aider à mieux structurer cette suite sonore, à
la «découper» correctement, à observer certains phénomènes de Co-variance
de formes ou certaines affinités de sens entre des constructions différentes.

A la leçon 1, on leur propose l'énoncé : — Oui, j'habite place


d'Italie ; la pause entre oui et la suite est suffisante pour être perçue, mais
de nombreux étudiants risquent d’appréhender j'habite et place d'Italie
comme formant chacun un seul mot (particulièrement ceux qui ont une
Li où le verbe porte la marque de la personne en désinence seulement).
Une variation du type : — Monsieur Thibaut habite place d'Italie les aidera
à comprendre que le [4] ne fait pas partie de habite ; une question du type :
_ Monsieur Thibaut habite place de l'Opéra ? les incitera à dissocier place
de son complément.

75
*

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

A la leçon 10, on a successivement : Madame Thibaut sort de chez


elle et Madame Thibaut et Madame Dubois sortent de l'ascenseur. Pour les
aider à percevoir l’opposition entre le singulier et le pluriel, entre [ R] et
[sort], on reformulera le second énoncé en : Madame Thibaut sort de
l'ascenseur, Madame Dubois sort de l'ascenseur, elles sortent de l'ascenseur.

Les adjectifs possessifs (son, sa) apparaissent à la leçon 5 : on les


expliquera à partir d’une construction travaillée dès les leçons 1 et 2. A la
question : — Est-ce que Michel est là ?, Madame Thibaut, sa femme, ré-
pond : — Oui, il est dans son bureau (sur l’image, elle montre son mari
assis devant une table dans une pièce dont la porte est ouverte) ; le profes-
seur montre cette pièce et Monsieur Thibaut en disant : — C'est le bureau
de Monsieur Thibaut, c'est le bureau de Michel, c'est son bureau. Des varia-
tions syntaxiques voisines, sortes de «transformations» portant sur les
phrases, permettront de discerner le rôle et le sens des pronoms (On ne la
voit pas, leçon 7, sera expliqué à partir de On ne voit pas la langue, du
bonhomme dessiné par Paul), de certains adverbes (— Oui, elle est là, leçon
4, sera glosé par : — Oui, elle est chez elle ; — Vous aussi ?, leçon i0, par la
question qui précède : — Est-ce que vous prenez l'ascenseur ?), de compren-
dre les segmentations ou les mises en relief (— Oui, c'est le tailleur, mon
voisin, leçon 10, sera abordé à partir de mon voisin est tailleur), etc.

Les cinq procédés que nous venons de sommairement décrire et


illustrer (par des «explications» qui sont des exemples et non des modèles)
ne sont pas à utiliser dans cet ordre et pas systématiquement : tout dépend
du groupe à expliquer et de ce que les étudiants n’y ont pas compris
d'emblée. Mais il est recommandé de commencer une explication par le
premier procédé, de toujours partir de la situation (et donc des images)
parce que c’est elle qui confère aux signes utilisés le sens réel qu’ils ont
dans le dialogue, ce sens coïncidant rarement avec le sens littéral tel qu’il
peut être consigné dans un dictionnaire, ou tel qu’il subsiste quand on
considère la phrase hors situation d'emploi. Ce travail d'explication de-
mande donc, de la part du professeur, une analyse préalable du dialogue,
pré-pédagogique en quelque sorte, et il peut être fastidieux.

76
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

Voici comment la préface de V.L.F. (1962) décrit une explication


possible de deux répliques de la leçon 15, présentées sur trois images :

Françoise, où est ma serviette Elle est sur la chaise près de la fenêtre

Le professeur part de l’image 19, montre la chaise, dessinée dans


un balion avec la serviette sur son dossier : — Qu'est-ce que c'est ? ; certains
étudiants répondent : — C'est une chaise (vu à la leçon 7) ; il montre la
serviette, même jeu de question-réponse (serviette est apparu à la leçon
14) ; et demande : - Où est la serviette ? pour obtenir : — Elle est sur la
chaise. Puis il passe à l’image 20, où dans le ballon on voit la chaise et la
serviette près de la fenétre, et demande : — Ou est la chaise ? en montrant
la fenétre, pour susciter : — Elle est près de la fenêtre (connu depuis la
leçon 2). Il fait enfin reprendre toute la phrase par la question : — Où est
la serviette de Monsieur Thibaut ? Démarche que les auteurs commentent
ainsi : «partant du groupe sémantique global, en le décomposant rapide-
ment pour le restructurer aussitôt, le professeur s’assure que l’élève a bien
compris les éléments structuraux».

On comprend que cette démarche, appliquée à chaque réplique,


puisse lasser et finir par «déstructurer» l’acte de communication simulé.
C’est pourquoi certains didacticiens, en particulier ceux qui conseillent
de commencer par la répétition, recommandent de ne pas trop «expliquer»,
de s’en tenir à la mise en place situationnelle et à ce qui peut aider les
étudiants à préciser leur perception de l’énoncé : R. Renard indique que
la phase d’explication, quil préfère appeler de compréhension (puisqu'il
s’agit de celà pour les étudiants), «requiert relativement peu de temps :
10 % maximum de la durée totale de la leçon», en partant de ce que les

77
%

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

étudiants y saisissent d'emblée et en corrigeant leurs hypothèses interpré-


tatives.

La pratique méthodique de ces cinq procédés nous parait, cepen-


dant, très formatrice pour des professeurs de langue ayant des connaissances
académiques surtout littéraires ou linguistiques, et accoutumés à travailler
sur l'écrit. Elle les conduit à orienter leur analyse vers des composantes de
la communication orale qui ne leur sont pas toujours familières, et leur
montre que la grammaire et le lexique d’une langue ne sont pas dissociables
de leurs conditions d'emploi, ce qui n’était pas si répandu dans les années
soixante quand triomphaient le structuralisme et l’idée que la langue
devait être étudiée en elle-même et pour elle-même.

5. MÉMORISATION ET CORRECTION PHONÉTIQUE

Cette phase vise à faire répéter en classe chaque élève (groupe


sonore par groupe sonore) devant les images projetées, afin de corriger
les reproductions qu'il fait des répliques du dialogue et d’en assurer la
mémorisation : «c’est de cette imitation parfaite des groupes, au point
de vue de la prononciation correcte des sons, sans doute, mais plus encore
au point de vue du rythme et de l’intonation, que dépend le succès de la
méthode», affirme la préface de 1961. Cette imitation doit s’appuyer
d’abord sur l'enregistrement et non sur le professeur, et la répétition
collective n’est admise qu'après une correction phonétique individualisée.

Nous serons brefs sur les procédés de correction utilisés, bien qu'ils
soient une des originalités de la méthode S.G.A.V. :ils ont été décrits, sous
le nom de système verbo-tonal, par P. Guberina et R. Renard (voir indi-
cations bibliographiques). Ils consistent, non pas à corriger directement
les productions des étudiants, mais à diriger leur audition par certaines
modifications apportées à l’énoncé modèle afin d’en faciliter l’assimilation
et la restructuration, et donc afin d'améliorer la phonation. L'hypothèse
initiale est que l’étudiant répête mal, non en raison de difficultés d’articu-
lation ou de phonation, mais parce qu’il entend mal la L2, qu’il est d’une
certaine manière «sourd» à ses oppositions phonologiques, à ses rythmes et
ses intonations : c’est en atténuant cette surdité relative qu’on peut espérer
rendre meilleures les productions.

78
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

Trois principaux procédés sont recommandés, qui vont du plus


global au plus structural. On commence par la correction du rythme et de
l'intonation, en s'appuyant sur la mise en situation visuelle. Puis, rythme
et intonation étant bien reproduits, on corrige les phonèmes, soit en édu-
quant la perception auditive des étudiants par la présentation de variantes
des sons du modèle (des allophones), variantes qui les aideront à mieux
percevoir certaines oppositions que le système de leur LI ne les prédispose
pas à distinguer, soit en présentant le phonème à corriger dans des envi-
ronnements qui en facilitent l'audition et la phonation. Ce que nous illus-
trerons par deux exemples à propos du son [y], souvent difficile à entendre
et donc à reproduire, simplement parce qu’il n’existe pas dans certaines
langues. Une phrase comme fu as bu du vin sera souvent répété par un
hispanophone débutant : [tuabuduvin] et par un arabophone débutant :
[tiabidivin]. Chacun rapproche le phonème français [y] du phonème
qu'il perçoit comme le plus proche dans sa L1 : [u] pour l’espaynol, [il
pour l’arabe. On pourra corriger cette assimilation, en proposant à l’his-
panophone de répéter [tiabidivi], c’est-à-dire en «tirant» le son [y] vers
le [i], afin qu'il l’entende plus aigu, moins proche du [u] ; et en proposant
à l’arabophone de répéter [tuabuduvi |, dans lequel, à l’inverse, on «tire»
le son [y] vers [u] afin que l’étudiant la perçoive comme distinct du {il
maternel. Mais le même son [y] peut aussi être corrigé par un environne-
ment adéquat : il est plus facile à entendre dans suce ou chute que dans
il a bu du vin. simplement parce que le [s]et le [1] les font percevoir comme
plus aigu et induisent donc une certaine palatalisation de sa prononciation.

L’appropriation du système phonologique de L2 ne peut être que


le résultat d’une lente maturation, par approximation successives ; c’est
pourquoi la correction phonétique relève d’un «processus continu qui doit
faire l’objet d’une éducation permanente» selon R. Renard, et c’est proba-
blement pourquoi aussi, on a rapidement délaissé les «dialogues phonéti-
ques» des premières versions de V.LF.

Les phases d’explication et de mémorisation-correction phonétique,


quel que soit l’ordre dans lequel elles sont pratiquées, se terminent parfois
par un exercice, dit de dramatisation, dans lequel on reprojette les images
sans l'enregistrement, et dans lequel on demande à deux ou trois étudiants
de retrouver ou de rejouer le dialogue qu'ils ont compris et mémorisé. Cette
sorte de vérification a été à l’origine de nombreux malentendus à propos
de la méthode S.G.A.V. : certains professeurs y ont vu la phase ultime de
la leçon ;et certains didacticiens, peu au fait de ce qui se passait dans les

79
LT

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

classes, l’ont interprétée comme une application du conditionnement opé-


rant de B.F. Skinner, l’image jouant le rôle de stimulus qui doit déclencher
la réponse automatique, non consciente, de l’étudiant. Les stages de forma-
tion des professeurs à la méthode audio-visuelle, souvent centrés sur l’ex-
plication et la correction phonétique, n’ont pu que renforcer cette pratique
et cette interprétation théorique, de même que certaines formules utilisées
dans les préfaces : mécanisme réflexe, par exemple. Elles n’en sont pas
moins insuffisantes et fallacieuses par rapport aux hypothèses de départ
de la méthode et à ses mises en œuvre dans les manuels et les classes : la
dramatisation n’y est qu’un exercice parmi d’autres ; s’il y a conditionne-
ment par les multiples ré-auditions et répétitions, les procédés d’explica-
tion et de correction que nous venons de présenter montrent assez qu’on
ne s’y borne pas à «renforcer» les bonnes réponses par une nouvelle écoute
du modèle ou par des approbations. De méme, l’exploitation que nous
allons maintenant aborder atteste que, s’il y a un certain conditionnement,
la leçon audio-visuelle n’est pas terminée tant qu’on n’a pas effectué tout
un travail de «déconditionnement» par rapport aux images et aux dialogues
de départ.

6. L'EXPLOITATION

Mais ce travail de «déconditionnement» est d’autant plus difficile


à mener que, de manière encore plus évidente que dans l’explication et la
correction phonétique, il ne peut être que le fait du professeur et des
étudiants dans le hic ef nunc de la classe, et que le manuel ne peut guère
les aider, puisque l'exploitation part non pas des dialogues et des images,
mais de ce qu’en ont retenu les étudiants, de ce qu’ils s’en sont approprié.
C’est probablement pour cette raison que la phase d’exploitation était
peu étudiée dans les stages de formation (même quand il s’y trouvait des
classes-témoins), et que c’est la phase dont les normes ont le plus sensible-
ment évolué entre les deux premières éditions et celle de 1971.

6.1. L'exploitation dans les éditions de 1958 et 1961.


Dans l'édition de 1958, l'exploitation est dite phase active de
conversation ; elle comprend ce que nous avons appelé dramatisation :
«les élèves s'efforcent d’abord de retrouver le commentaire original en
présence des images seules (son coupé)» ; puis «le professeur fait parler les
élèves librement en élargissant progressivement le thème de la leçon», afin

80
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

qu'ils puissent «utiliser pleinement toutes leurs connaissances et se rappro-


cher au maximum des conditions de la conversation réelle». Projet qui
explique qu’apparaissent dans l’édition de 1961, en plus des 3 dialogues
de départ, des conversations, destinées à exploiter ceux-ci, et une préface
plus explicite à ce sujet.

L'exploitation consiste alors : à «faire raconter» les dialogues par


les étudiants (ce qui implique le passage au style indirect) ; à leur «faire
décrire» certaines images «riches» (c’est l'exploitation sur images) ; enfin
à «converser avec le professeur et entre eux», en transposant «le sujet de
la leçon dans leur vie réelle» (c’est l'exploitation sans image). Les conver-
sations proposées dans le manuel, par «la variété des questions, les unes
faciles, les autres difficiles», doivent «permettre de faire parler tous les
élèves».

Ces trois étapes sont faciles à saisir, nous nous bornerons à quel-
ques remarques inspirées par la préface de 1961.

e La dramatisation qui, nous venons de le signaler, constitue l’in-


troduction de l’exploitation, n’a pas à respecter strictement le dialogue
de départ : les étudiants sont invités à y substituer un autre dialogue,
approprié à la situation et «qui utilise des formes, des structures anté-
rieurement étudiées». Puis, on «fait raconter», c’est-à-dire que le profes-
seur, dès la leçon 4, pose aux étudiants des questions qui lès amènent à
reformuler les répliques du dialogue, soit au style direct, soit au style
indirect. Exemple, à la leçon 4, Jeannette parle au concierge de Madame
Thibaut : — Est-ce qu'elle est chez elle ? ; celui-ci répond : — Oui, elle est là ;
le professeur pose soit la question : — Qu'est-ce qu'elle dit ?, entrainant
une réponse du type : - Elle dit : «Est-ce qu'elle est chez elle ?», soit la
question : — Qu'est-ce qu'elle demande ?, ce qui entraîne la réponse :
_ Elle demande si elle est là. On voit que cette seconde réponse exige que
le professeur introduise demander, demander si et que l’étudiant opère les
modifications morphologiques convenables, ce que n’exige pas la première.
La réplique du concierge peut donner lieu au même jeu de questions-
réponses, mais au style indirect ; il faut, là aussi, introduire quelque chose :
— ]l répond qu'elle est chez elle, plus probable que : — 11 répond qu'elle est
là. Les auteurs signalent également que le passé composé, n’apparaissant
qu’à la leçon 23 et le «raconté» exigeant ce temps, sera introduit «dès
lors que les verbes avoir et être sont connus» (c’est-à-dire après les leçons
7 ou 8).

81
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

e L'exploitation sur images consiste à choisir les images qui possè-


dent un décor, qui rendent compte de certaines attitudes, de mimiques,
d'actions intéressantes, et à «entraîner les étudiants à décrire rapidement
chacun de ces tableaux en utilisant les structures enseignées dans les le-
çons», en introduisant, au besoin, un peu de vocabulaire. On voit dans cet
entraînement à la description orale un pas vers l’introduction de la descrip-
tion écrite.

+ L'exploitation sans image permet de «développer le centre d'inté-


rêt de la leçon (sans recourir à un excès de vocabulaire nouveau)», en
particulier en posant des questions sur la manière dont il est vécu par les
étudiants (la même leçon 4 suscitera des questions comme : — Est-ce qu'il
y a un concierge chez vous ? — À quel étage habitez-vous ?, etc.) ; de «faire
réemployer les structures utilisées dans la leçon, dans d’autres situations,
proposées par le professeur ou imaginées par les étudiants eux-mémes»
(ainsi à la leçon 11, l’agent dit : Ne parlez pas tant ; le professeur propose :
— Monsieur X fume 50 cigarettes par jour … qu'est-ce que vous dites ?, et
les étudiants répondent : — Ne fumez pas tant ; plusieurs exemples de ce
type et un étudiant finira par : — Les enfants crient … pour qu’un autre
réponde : — Ne criez pas tant) ; enfin, de «transposer le sujet de la leçon
(en tout ou partie) dans la vie réelle des étudiants» (à la leçon 8, portant
sur l’anniveïsaire de Catherine, on demandera à des étudiants mexicains
de décrire une fête de famille chez eu x).

L’appropriation des régularités morpho-syntaxiques de la L2 passe


évidemment par les manipulations des formes étrangères que supposent
ces pratiques. La position des auteurs, sur ce point, est très proche de celle
de J. Locke et des tenants de la méthode lecture-traduction (voir chap. 1,
$ 4). Ils considèrent que l’analyse grammaticale explicite «est sans doute
intéressante, même séduisante pour le linguiste, mais elle ne peut être
menée à bien que par celui qui connaît déjà la langue. Elle est vaine pour
l'étudiant débutant qui n’a pas assez d'exemples à sa disposition pour
vérifier la remarque ou la règle qu’on lui donne, qui ne peut généraliser,
et à qui on ne peut demander de «construire» la langue en partant de cette
règle». Autrement dit, la routine, non plus écrite mais orale, doit précéder
les règles, lesquelles ne sont pas totalement exclues, mais remises à plus
tard.

82
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

6.2. L'exploitation dans l'édition de 1971

C’est pour pallier le fait que l’exploitation n’était souvent pas


traitée dans les stages que (comme nous l’avons signalé au début de ce
chapitre) le bulletin Voix et Images du CREDIF à publié un certain nombre
d’études sur cette phase, dont la préface de 1971 résume les conclusions.

Les trois étapes primitives sont remodelées. On distingue l’exploita-


tion sur images, qui intègre, en gros, la dramatisation et l’exploitation sur
images ; l'exploitation ou animation grammaticale, qui développe plus
systématiquement la pratique des situations analogues, seulement amorcée
dans la troisième étape primitive ; et la transposition, à laquelle on donne
un statut plus important. Ce sont ces trois étapes de l’exploitation nouvelle
manière que nous allons brièvement caractériser.

e L'exploitation sur images poursuit des objectifs à la fois d’ordre


psychologique et linguistique. On peut en distinguer quatre qui, dans la
pratique, sont liés entre eux :

a) I s’agit d'inciter les étudiants à prendre une certaine distance par


rapport aux dialogues et aux images de la leçon, et de leur donner les
moyens linguistiques pour exprimer cette distance.

b) Ce qui suppose que les étudiants puissent verbaliser, au moins


partiellement, ce qui dans ces dialogues et ces images relève de l'implicite
(éléments situationnels, affectivité manifestée par l’intonation ou le
rythme, conventions culturelles, etc.).

c) Cette verbalisation ne peut se faire que si les étudiants réem-


ploient non seulement ce qu’ils ont appris dans la leçon du jour, mais aussi
une partie de ce qu'ils ont appris dans les leçons antérieures. Elle est donc
occasion de révision de l’acquis.

d) Elle est aussi une façon de tester comment l’acquis ancien


s'intègre à ce qui est encore en voie d’acquisition (le contenu de la leçon
qu’on exploite). Elle permet de déceler les interférences L1/L2 que susci-
tent l'apprentissage des nouvelles formes lexicales et grammaticales. Elle
révèle certains phénomènes de «désapprentissage» des acquis antérieurs,
parce que les étudiants doivent les restructurer en fonction du nouveau.

83
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Elle est donc l’occasion, pour le professeur, de faire une sorte d’enquête
et d’analyse des erreurs de ses étudiants en particulier grammaticales, afin
de tenter d’y remédier dansl’étape suivante.

Le premier objectif, prendre une certaine distance, s'inscrit dans le


«déconditionnement» dont nous avons parlé. Les étudiants ont consacré
parfois plus de deux heures aux mêmes phrases et aux mêmes images.
Vient le temps de leur laisser dire ce qu'ils en pensent, de ne plus jouer à
être Monsieur ou Madame Thibaut mais de s'exprimer en tant que spec-
tateurs des faits et gestes de ces personnages, de ne plus prendre leur place
en reprenant leurs je et leurs {u mais de rester soi-même et de parler d’eux
à la troisième personne. Ce qui suppose non seulement l’emploi du style
indirect, comme nous l’avons vu, mais aussi l'emploi de tout ce qui permet
de passer du «dialogué» au «narré», au «raconté», au «commenté». Car s’il
est aisé de rapporter au style indirect : — J'habite rue de la Poste (II dit
qu'il habite...), il est plus difficile de rapporter tous les énoncés elliptiques
qui font la vivacité et le naturel d’un dialogue :Ef les dents ?, Et la langue ?
(leçon 7) ; Oh ! elle est toujours la dernière ! ; Tiens on sonne ; Attention,
un, deux, trois (leçon 8) ; etc. Si on veut rapporter de manière appropriée
ces paroles dialoguées à quelqu'un qui ne les a pas entendues, il faut faire
appel à autre chose que le simple style indirect : Paul demande à Catherine
pourquoi elle n'a pas dessiné les dents et la langue de son bonhomme ;
Monsieur Thibaut n'est pas surpris que Lucie ne soit pas arrivée, elle est
toujours en retard ou elle arrive toujours la dernière ; Catherine fait remar-
quer qu'on a sonné ; elle demande un instant d'attention et compte un,
deux, trois, … On voit que raconter le dialogue implique une explication,
au moins partielle, des données situationnelles, des attitudes des personna-
ges, des actes langagiers qu'ils réalisent, de l'interprétation qu’on fait de
leurs interactions, explicitation qui débouche très vite sur des phrases
trop complexes pour le niveau des étudiants : il faut donc que le professeur
les encourage à verbaliser cet implicite sans trop introduire de mots, expres-
sions et constructions nouveaux, en réemployant au maximum ce qui a été
déjà appris. On rejoint ainsi le deuxième et le troisième objectifs.

Deux tactiques pédagogiques peuvent, entre autres, être utilisées


pour inciter les étudiants à exploiter toutes les possibilités de combinaisons
de leurs acquis. Soit, le professeur choisit de poser une question en fonction
de cet acquis afin qu’elle conduise les étudiants à en faire un réemploi
intensif ; ainsi, sur l’image 1 de la leçon 3, il peut demander : — Où est-ce

84
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

que Jacques habite ?, question à laquelle les étudiants peuvent, au moyen


de ce qu'ils ont appris dans les trois premières leçons, répondre :

— Îl habite rue de la Poste.

— Îl habite rue de la Poste, en face du cinéma.

— Îl habite en face du cinéma.

— Îl habite en face du cinéma de la rue de


la Poste.

Soit, il élabore un jeu de questions où il méle le nouvellement


appris à l’appris plus ancien, afin de susciter dans les réponses l’intégration
de celui-ci à celui-là ; ainsi, dans la même la leçon 3 à l’image 6, il peut
demander : — Vous connaissez Jacques ? (vu à la leçon 1)

— Îl habite place d'Italie ? (leçon 2)


— À quel numéro est-ce qu'il habite ? (leçon 2)
— Où est le numéro 13, rue de la Poste ? (leçon 3)

— C'est une grande maison ? (leçon 2)

— À quel étage est-ce qu'il habite ? (leçon 2)

En réemployant l’acquis des étudiants, le professeur le réactive


et en induit le réemploi par les étudiants eux-mêmes, tout en leur donnant
les moyens pour exprimer de manière plus diversifiée, plus riche, ce qu'ils
pensent de la leçon du jour. Evidemment, le réemploi doit progresser avec
les connaissances des étudiants : il ne peut être le même à la leçon 3 ou à la
leçon 10. Ces jeux de questions-réponses permettent de nourrir les com-
mentaires et les descriptions des étudiants, et on peut essayer d'obtenir, de
leur part, assez rapidement un discours continu, du type récit, qui intègre
dans un même mouvement style indirect, description des personnages
et des décors, explicitation de l’implicite, des intonations, etc.

Ce travail sur les images amène le professeur à repérer erreurs et


confusions commises par les étudiants, quand ils ne se contentent plus de
répéter des phrases modèles. Toujours à la leçon 3, on constate souvent,
quelle que soit la L1, que certains étudiants confondent i/ a et il y a, d’au-
tres elle a et elle est, en raison de leur proximité sonore et morpho-syntaxi-

85
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

que, ou bien qu'ils se refusent à paraphraser près de par à côté de parce


qu'ils n’en ont pas perçu la synonymie. L'exploitation sur images devient
alors une sorte de guide pour l'exploitation grammaticale qui va suivre :
elle permet au professeur de faire l'inventaire des difficultés réelles des étu-
diants, et non pas seulement de celles qu’il avait lui-même prévues ou de
celles consignées dans la progression du manuel.

e Le premier objectif de l'exploitation grammaticale (ou anima-


tion grammaticale) est d’aider les étudiants à résoudre ces difficultés,
à corriger les erreurs observées : elle peut donc s’intégrer dans l’exploi-
tation sur images même. Ainsi, pour corriger la confusion ÿ/ a/il y a, le
professeur fera ré-utiliser ces deux formes dans des situations où elles
s'opposent clairement :

Professeur : — Est-ce que Jacques a un appartement ?

Elève : — Non, il a seulement une chambre

Professeur : — Dans la chambre de Jacques, il y a deux fenêtres ?

Elève : — Non, il y a seulement une fenêtre.

L'exercice peut étre poursuivi à propos de la voiture ou de Ja


moto de Jacques : — Jacques a une voiture ? — Non, il a seulement une
moto ; Dans ia cour, il y a une moto ? etc. Cette pratique guidée de l’une
et l’autre formes leur permettra de mieux percevoir et leur différence
phonétique et leurs différences sémantique et d'emploi.

Mais l’objectif de l'exploitation grammaticale est aussi et d’abord de


faire réemployer par les étudiants, de manière suffisamment systématique
les régularités morphologiques et syntaxiques, ainsi que certaines expres-
sions, dans des séries de situations présentant entre elles des analogies. Ces
régularités et ces expressions constituent le contenu grammatical de la le-
çon : son inventaire est fait par le professeur en fonction de la progression
du manuel, mais aussi en fonction des difficultés rencontrées par les étu-
diants dans les premiers maniements un peu libres qu'ils ont ais de cé
contenu en début d'exploitation.

Il s’agit de faire en sorte que la manipulation et les variations ne


se fassent pas «à vide», que les phrases manipulées méthodiquement
conservent quelque chose de leur sens communiqué, c’est-à-dire qu’elles

86
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

ne soient pas dissociées de leurs conditions d’emploi possibles. Autrement


dit, on cherche à développer un apprentissage de la grammaire de L2 dans
des situations qui justifient sémantiquement ses formes. Ce qui distingue
nettement ces exercices de réemploi des exercices structuraux classiques,
et qui montre que si la progression n’est pas contrastive, sa pratique dans la
classe l’est.

Ces exercices peuvent porter, soit sur des variations morphologiques


et syntaxiques (désinences verbales, pronominalisations, segmentation, etc.),
soit sur des expressions qui ne varient guêre mais dont le sens est lié aux
situations dans lesquelles on peut les employer (non merci, leçon 3 ; tiens,
vous avez la télévision, leçon 5 ; comme il est drôle, leçon 12 ; tant pis,
leçon 21). On part généralement de la situation de la leçon, on passe
ensuite à des situations rencontrées antérieurement dans le manuel, et on
termine par des situations imaginées ou réelles, hors manuel. On commence
par les manipulations jugées les moins difficiles pour les étudiants avant
d’aborder celles qui leur semblent plus délicates. Enfin, si c’est le professeur
qui lance l’exercice, il doit progressivement laisser les étudiants le continuer
seuls, en les incitant à échanger questions et réponses entre eux et en pro-
posant d’autres situations. Tout l’art de l’exploitation grammaticale réside
dans l’aisance avec laquelle on utilise cette triple progressivité du plus
contraint vers le plus libre. Deux exemples illustreront cette démarche.

Le mécanisme de la leçon 13 porte sur les pronoms personnels


compléments le, la, les. Ils ont été pratiqués globalement dès la leçon 7
(— Et les dents ? Les voilà ; Et la langue ? On ne la voit pas.), mais n’ont
pas été exploités. On les retrouve dans les constructions : pronom + voilà
(le voilà) ; verbe à l’impératif + pronom (mettez-la), et verbe à la forme
affirmative + pronom (je les mets). La seconde posant quelques difficultés
à la forme négative (ne la mettez pas), on commencera par la première
ou la troisième, en évitant les constructions avec les auxiliaires, présentes
aussi dans le mécanisme (je ne veux plus la mettre, je peux l'essayer),
et en veillant au problème de l’élision devant voyelle ou h muet (je l'essaie)
et à celui des liaisons éventuelles (je les essaie). Ceci admis, l'exercice
peut se dérouler de la manière suivante :

a) On part de l’image de la fin du sketch où Catherine met ses


gants :

Professeur : — Est-ce que Catherine met ses gants ?

87
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Elève : — Oui, elle les met.

On passe, par exemple, à l’image où Lucie met sa ceinture :


Professeur : — Lucie met sa ceinture ?
Elève : — Oui, elle la met.

b) On rappelle le sketch de la leçon 12 :

Professeur : — Paul est au grenier. Il ouvre la caisse. Qu'est-ce qu'il prend


dans la caisse ?
Elève : — J/ prend un chapeau de paille.
Professeur : — /! met le chapeau de paille ?
Elève : — Oui, le met.

On peut continuer avec ce que Paul trouve dans la caisse : une


cravate verte, un manteau noir, des lunettes, …

c) On revient à l’image 19 du mécanisme où Lucie essaie le chapeau


de Marie :

Professeur : — Lucie essaie le chapeau ?


Elève : — Oui, elle l'essaie

On reprend la situation de la leçon 12 :


Professeur : — Madame Thibaut appelle Paul. Vite, il enlève ses habits.
Elève : — Oui, il les enlève.
Professeur : — Et les souliers, il les enlève ?, etc.

On a ainsi fait réemployer le, la, les en phrase affirmative dans les
situations du manuel (devant consonne et voyelle). On peut alors proposer
des situations qui lui sont extérieures :

d) Professeur : — 11 fait froid aujourd'hui. Vous sortez, vous prenez


votre manteau ?

Elève : — Oui, je le prends.

88
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

Et demander aux étudiants d’en inventer d’autres, de poser eux-


mêmes les questions à d’autres élèves. Le même travail est ensuite fait à la
forme négative ; mais on laissera peut-être pour une autre fois les construc-
tions avec auxiliaire.

Le second exemple porte sur fant mieux (mécanisme 23), pas de


variation, mais une opposition avec fant pis (vu à la leçon 21). L’exercice
de réemploi peut prendre la forme suivante :

a) On part de l’image 3 (j ai fait un gros gâteau) et de l’image 4


(Tant mieux). On rappelle la leçon 21 : — Tans pis, les enfants iront à pied

b) On part d’autres situations du manuel :

Professeur : — Madame Robin est malade. Vous demandez à son mari si


elle va mieux.
Elève : — Votre femme est encore malade ?
Professeur : — Non, elle va bien maintenant.
Elève : — Tant mieux.
Professeur : — Jeannette fait un gâteau, mais Lucien n a pas faim.
Elève 1 : — Tu veux du gâteau ?
Elève 2 : — Non merci, je n ai pas faim.
Elève 1 : — Tant pis ou : Tant mieux pour moi.

c) On passe à des situations extérieures au manuel :

Professeur : — Vous allez au cinéma, vous demandez si le film est commencé.


Elève 1 : — Pardon, le film est commencé ?
Elève 2 : — Non pas encore ou Oui.
Elève 1 : — Tant mieux ou tant pis.

Ces manipulations guidées! peuvent paraître fastidieuses. Curieuse-


avec
ment, les étudiants les apprécient généralement, si elles sont menées

1. Elles s’inspirent des propositions de S. Moirand dans Pratiques de la classe audio-


visuelle au niveau 1.

89
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

rapidité et méthode : ils les ressentent comme nécessaires à leur appren-


tissage. Ils peuvent d’ailleurs en faire d’autres au laboratoire de langues
en s'appuyant sur le livre : Exercices pour le laboratoire de langue de
V.LEF., où ils trouveront des exercices comparables, mais s’appuyant moins
nettement sur les situations.

Mais cette exploitation grammaticale demande beaucoup de dexté-


rité de la part du professeur qui doit savoir l’adapter à chaque classe,
tenir constamment compte de l’acquis des étudiants, veiller à la progressi-
vité psycho-linguistique de l'exercice, imaginer des situations plausibles
et les formuler brièvement, etc., et beaucoup d'utilisateurs ont tendance
à l’écourter. L'Ecole des interprètes de Mons a proposé au début des
années 70 une procédure sensiblement différente qui a l’avantage de pou-
voir être préparée à l’avance. Cette procédure porte le nom de scénario
(comme on le dit d’un film) et est utilisable dès qu’on a dépassé les pre-
mières leçons : le professeur crée une narration de 200 à 1 000 mots
environ, qui porte sur le(s) thème(s) de la leçon ou sur de nouveaux thèmes,
qui reprend strictement les acquis grammaticaux des apprenants (en insis-
tant sur ceux qui se sont avérés les plus difficiles pour les étudiants), mais
qui peut introduire un peu de vocabulaire, pourvu qu'il soit compréhensible
en contexte. Cette narration est enregistrée ou simplement lue par le
professeur, ponctuellement expliquée en fonction des réactions des étu-
diants ; elle peut donner lieu à un petit débat (si le thème s’y prête), avant
de leur demander d'inventer, en petits groupes, des dialogues susceptibles
de correspondre à ce qui est narré, dialogues où seront ré-utilisées en par-
ticulier les formes grammaticales posant difficulté. Le scénario, qui ne
contient rien de neuf du point de vue grammatical, est donc un moyen
d'entraîner les étudiants à la compréhension des formes morpho-syntaxiques
dans un contexte large non dialogué, et au ré-emploi de ces mêmes formes
dans des situations dialoguées correspondant aux préoccupations des étu-
diants.

+ La fransposition, qui clôt l’exploitation, est en fait l’objectif


même de la leçon, et de tout l’enseignement/apprentissage. Elle consiste à
faire en sorte que les étudiants puissent s’exprimer et communiquer entre
eux, aussi authentiquement qu'il est possible en classe de langue, en utili-
sant au maximum de leurs possibilités combinatoires et pragmatiques ce
qu'ils ont appris dans la leçon dujour et ce qu’ils ont acquis dans les leçons
précédentes. Elle est une façon de tester leur propre compétence en L2

90
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

dans des usages non plus guidés par le professeur, mais autonomes. La L2
n’y est plus, en principe, objet d'étude ou de manipulations diverses, mais
un moyen de communication qu’on utilise, à la manière de sa LI, pour
réguler ses propres échanges avec les autres étudiants de la classe.

Ce qui suppose. chez les étudiants et chez le professeur, des atti-


tudes et des comportements assez différents de ceux qui ont été les leurs
durant les autres phases de la leçon. Les étudiants qui, jusque là, ont été
maintenus dans une certaine dépendance à l’égard du professeur (la plupart
des échanges ont été sollicités par celui-ci et centrés sur un contenu dont il
est resté le maître), doivent apprendre à s’en dégager afin de parvenir à
négocier, eux-mêmes et en L2, ce qu'ils veulent personnellement dire aux
autres. Le professeur, par qui presque tout passait et qui demeurait cons-
tamment le guide de ce qu'il fallait dire et comment le dire, doit apprendre
à s’effacer, à n'être plus qu’un des partenaires du groupe-classe. Ce ren-
versement des attitudes et comportements d'enseignement et d'apprentissage
est d'autant plus difficile qu’il existe souvent chez le professeur une sorte
de refus peu conscient de laisser le groupe-classe vivre en dehors de son
contrôle (on aurait peur de perdre du temps, du désordre, des bavardages
inutiles, etc.), et chez de nombreux étudiants, une crainte diffuse d’avoir
à exposer au regard et aux oreilles des autres ses faiblesses en L2, à dévoiler
cet être étrange qu'on devient quand on doit publiquement se mettre en
scène dans une langue qu’on maîtrise mal. Certes, ce refus et cette crainte
sont d'intensité variable selon les individus et selon leur culture d’origine,
mais, dans la classe, elles entretiennent parfois entre elles une complicité
tacite qui fait que de nombreuses transpositions ne font qu’en jouer les
apparences, sans en être de véritables.

La transposition se ressent, en effet, souvent des artifices de la


classe, simplement parce que les étudiants s’y sentent plus ou moins con-
traints à parler d’eux entre eux, et en L2, sans qu'ils en aient l'habitude,
et parfois sans en avoir ni le désir, ni la nécessité (s’ils ont, par exemple,
une Li commune). Elle se réduit alors à une dramatisation un peu plus
libre et inventive que celle du début de l’exploitation :intonations, gestes,
comportements, énoncés indiquent clairement que les étudiants se bornent
à mimer, à rejouer ce qu'ils ont appris sans s'engager réellement dans
leurs rôles et dans ce qu'ils disent ; ou bien, on y retrouve une narration
qui ne se différencie guère de celles pratiquées dans l’exploitation sur
images ou dans le scénario. La phase de transposition est alors vécue par

91

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

professeur et étudiants comme une régression dans l’apprentissage et est


rapidement abandonnée.

Il semble que certaines conditions psycho-pédagogiques soient


nécessaires à la réussite de la transposition. Les étudiants doivent consti-
tuer, avant cette phase, un groupe dont les relations internes suscitent, en
elles-mêmes, des besoins d'échanges, de communication. Ils doivent, en
outre, être accoutumés, y compris dans les phases plus directives, à une
relation enseignant-enseignés relativement «démocratique», c’est-à-dire
au sein de laquelle il est légitime de questionner le maître, de lui opposer
son opinion (ce qui est évidemment plus aisé quand celui-ci parle la LI et
qu'il accepte d’en faire usage avec les étudiants), de discuter les conflits,
de se connaître et d’accepter ses différences. La transposition, dans cette
atmosphère de classe où chacun est habitué à prendre la parole en L2 (et
éventuellement en L1) quand il en ressent le besoin et qu’il n’ennuie pas
les autres, peut alors être déclenchée par le simple rappel opportun de la
profession ou du statut de tel et tel étudiant : chacun sait que l’un est
pédiatre et l’autre père d’un enfant ; il suffit de suggérer au second d’ame-
ner son enfant chez le premier pour que l’un et l’autre s’appliquent à ré-
utiliser, de manière souvent amusante pour les autres étudiants, ce qu'ils
ont appris à la leçon 7, dans laquelle Catherine dessine un bonhomme
(occasion didactique de nommer les parties du.corps). Le dialogue qu'ils
inventeront sera certes joué, puisqu'il y a des spectateurs, mais chacun
y mettra un peu de lui-même et de sa vie : la L2, ou du moins ce qu'ils
en ont acquis, sera utilisée en interaction plus authentique, plus réelle-
ment appropriée à soi, et à un sens réellement négocié. Dans des classes
regroupant des nationalités différentes, chaque centre d'intérêt peut susci-
ter des comparaisons entre langues et entre cultures différentes, et donc des
échanges, des débats qui sont porteurs d’une information nouvelle pour les
uns ou pour les autres, et non simplement reformulateurs d’une informa-
tion déjà connue et ressassée.

C’est cette difficulté qu’il y a à passer des procédures de guidage


(constitutives de l'explication, de la répétition et d’une bonne partie de
l’exploitation) à la transposition qui explique que les manuels ultérieurs
(D.V.V. et Archipel) s’efforceront d’en introduire la démarche beaucoup
plus tôt dans la leçon, afin que les étudiants ne la perçoivent plus comme
quelque chose de radicalement différent du reste de leur apprentissage,
mais au contraire comme quelque chose d’inhérent à cet apprentissage,
à une appropriation réelle de la L2.

92
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

7. DES PRATIQUES CONTESTÉES ET CONTE


ATST
AIRES

Cet ensemble de pratiques d'explication, de correction phonétique,


d'exploitation et de transposition se sont mises progressivement en place,
au cours des années soixante, dans le cadre des hypothèses initiales du
S.G.A.V. et de son projet d’une linguistique de la parole, mais aussi au
contact des professeurs et des classes relevant de terrains extrêmement
divers. Elles sont le résultat de cet empirisme raisonné que nous avons
évoqué à la fin du précédent chapitre. Comme nous l’avons vu. les préfaces
successives ont tenté de les normaliser, et les stages de «formation à l’utili-
sation de la méthode de audio-visuelle» ont joué un grand rôle dans cette
normalisation, si ce n’est que par la nécessité d’évaluer cette formation.
Elles ont été parfois généralisées à des manuels non S.G.A.V., audio-
visuels ou autres, et des milliers d'étudiants ont, à travers elles, appris
convenablement une L2, au moins dans ses usages quotidiens standards.
Mais en dépit de leur relative efficacité, par rapport aux pratiques des
autres méthodes, elles ont été violemment et souvent, à notre avis, inadé-
quatement critiquées.

Comme nous l’avons signalé, de nombreux didacticiens les ont


abusivement assimilées aux pratiques audio-orales. Les difficultés aux-
quelles on se heurte au moment de la transposition attestent bien, certes,
qu’une partie de ces pratiques visent à susciter des réemplois plus ou
moins réflexes de phrases-modèles et qu’elles relèvent donc d’un certain
conditionnement, si on donne à ce terme son sens vulgaire et non le sens
technique qu'il a chez Pavlov ou chez Skinner. Ce que confirme l’observa-
tion des classes où ces pratiques sont utilisées. Dans les phases de présen-
tation, d'explication et de répétition-mémorisation, soixante à soixante
dix pour cent du temps de la classe est réservé à l’audition de la bande
enregistrée et au professeur : les étudiants ne disposent donc individuelle-
ment que d’un temps très limité pour pratiquer activement la langue
étrangère.

Mais ce rapport peut varier considérablement d’un professeur


à l’autre, et il n’est pas très différent de celui qu’on peut observer dans la
plupart des classes de langue, quelle que soit la méthode. De plus, l’im-
portance constamment rappelée de la situation d’interlocution (même
si elle est simulée un peu pauvrement) dans l'emploi des formes étrangères,
l'accent mis sur la nécessité de restructurer le sens communiqué en fonc-

93
L

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

tion de la L2, les modalités de présentation, d'exploitation, de correction


et d'exploitation distinguent nettement ces pratiques de celles de l’audio-
oral.

On a également mis en cause leur dogmatisme et le compartimen-


tage en phases distinctes imposé à l’acte pédagogique ; mais l’un et l’autre
correspondent plus à l’image qu’on peut se faire de ces pratiques à la
lecture des préfaces ou aux souvenirs d’un stage de formation, souvent
ancien, qu'aux réalités vécues dans la classe : tout professeur les connaissant
bien, dans leur maniement et dans leurs présupposés, sait comment les
adapter à lui-même et à ses étudiants, à leurs difficultés et à leurs progrès.
sans trop s’en tenir à leur déroulement canonique et sans en épuiser métho-
diquement toute la panoplie. Les amateurs «d’art d’enseigner», qui sont
nombreux chez les enseignants ou chercheurs que leur formation acadé-
mique ne prépare pas directement à leur métier, sont toujours réticents
à tout ce qui vient normer leurs démarches, oubliant un peu rapidement
que tout art, même s’il suppose une part d'initiative et d'imagination,
est d’abord un ensemble de connaissances, de moyens et de procédés
réglés en vue d’un objectif particulier, et qu’en tant que tel il implique
un apprentissage.

On ne peut, cependant, oublier ce que ces pratiques de classe


d’un oral quotidien, sans recours explicite aux savoirs sur la langue et
centrées sur les relations langue-situation d’interlocution, ont eu de contes-
tataire, et donc de controversé, à leur origine. D’une part, elles désacra-
lisaient, plus que ne l’avait fait la méthode directe, l’écrit et la littérature,
remettant ainsi en cause les normes sociolinguistiques dont ces formes
d'expression et de communication sont porteuses ; normes particulière-
ment prégnantes pour une langue comme le français dont la diffusion,
au moins depuis le XVIIIe siècle, s'appuie sur le rayonnement de ses écri-
vains, et dont les professeurs (afin de s’égaler à ceux des «belles lettres»
latines et grecques) ont toujours tendance à se percevoir autant comme
des enseignants de littérature que des enseignants de langue. D’autre part,
elles heurtaient les tenants d’un enseignement de savoirs académiques
sur la langue en portant essentiellement sur des aspects du langage encore
mal maîtrisés conceptuellement (prosodie, intonation, gestualité, mimiques,
environnement spatio-temporel de la communication, etc.). Enfin, elles
sapaient toute une tradition de l’enseignement de la langue réduite à un
vocabulaire et à une grammaire, coupée des usages concrets et quotidiens
qu'on peut en faire. On comprend qu’elles aient suscité critiques et réserves.

94
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

Mais, même si trente ans plus tard elles peuvent paraître lourdes et parfois
malhabiles, elles demeurent, nous semble-t-il, un acquis de la réflexion
méthodologique sur l’enseignement des langues et, en tant que telles,
un bagage nécessaire à tout professeur s’engageant dans cet enseignement.

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

e Les éditions de V.ILEF. :

— Voix et Images de France. Méthode rapide de français. (Cours pour


débutants), sous la direction pédagogique de P. GUBERINA et de P. RIVENC,
textes rédigés par H. GAUVENET, J. BOUDOT, P. RIVENC, J. HAMEL,
S. BICHET, enregistrements dirigés par P. GUBERINA et G. CAPELLE,
dessins de P. NEVEU, réalisée par le Centre d'Etude du Français élémen-
taire, E.N.S. de Saint-Cloud, publiée par le Ministère de l'Education Natio-
nale, Paris, 1958.

— Voix et Images de France. Livre du maître, (Méthode rapide de français ;


cours premier degré), par les mêmes auteurs, avec des textes d'initiation à
l'expression écrite par J. BOUDOT et des exercices de conversations par
P. SCHERTZ, réalisée par le C.R.E.D.IF., E.N.S. de Saint-Cloud, Paris,
Didier, 1961. Cette édition sera reprise en 1962 sous couverture cartonnée.

— Voix et Images de France. Livre de l'élève, idem, 1962.

— Voix et Images de France. Première partie. Livre du maître. Nouvelle


édition, par les mêmes auteurs, réalisée sous la direction pédagogique de
M. DABENE ;; indications grammaticales et pédagogiques, index gramma-
ticaux de S. RAILLARD ; initiation à l’orthographe de J. BOUDOT ; enre-
gistrements dirigés par J. BOUDOT. Cette nouvelle édition, préparée par
B. MARIN, est essentiellement l’œuvre de S. RAILLARD qui rédigea, entre
autres, la «Préface à la nouvelle édition».

95
»

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

À ces manuels pour débutants, il faut ajouter les manuels pour étudiants
avancés, moins spécifiques méthodologiquement, comme Voix et Jinages
de France (deuxième degré) par J. BOUDOT, (Paris, Didier, 1968), qui
sera bientôt doublé par Voix et Jmages de France (deuxième partie).
Leçons de transition (Paris, Didier, 1970) réalisé par M.-T. MOGET, M.
ARGAUD , F. LAPEYRE, E. PAPO, S. RAILLARD , N. RIOTTOT (Paris, Didier,
1970).

® Sur les normes d’utilisation de V.LF., on pourra consulter les


trois préfaces de ces éditions. L'édition de 1971 reprend la préface de l’é-
dition de 1961 (dite, de manière erronée. «de la première édition» et datée
en 1960). On pourra également se reporter aux différents bulletin de Voix
et Images du CR.E.D.IF parus entre 1970 et 1973, dont une partie des é-
tudes à été reprise dans : Pratique de la classe audio-visuelle au niveau 1
(sous la direction de H. BESSE), Paris, Didier, 1975 (épuisé).
L'ouvrage de R. RENARD référencé en fin du chapitre 1 (La métho-
dologie SGAV d'enseignement des langues. Une problématique de l'appren-
tissage de la parole. Paris, Didier, 1978) en synthétise les caractéristiques en
quelques pages denses.

® Sur la technique du scézario, on se rapportera à :


«Le scénario dans l’enseignement des langues selon la méthodo-
logie S.G.A.V.», par L. DANELON, Revue de Phonétique Appliquée. n° 7,
1968.
«L’exploitation de la leçon de la méthode audio-visuelle structuro-
globale», Revue de Phonétique Appliquée, n° 12, 1969.
«La pédagogie de la grammaire dans la méthode», par J. KLEIN et
F. PLANCHON, Revue de Phonétique Appliquée, n° 21, 1972.

© Il n’existe pas, à notre connaissance, de critique méthodique des


techniques S.G.A.V., mais on trouvera des observations et des remarques
intéressantes dans les articles ou ouvrages, entre beaucoup d’autres, sui-
vants :

— «Observations sur la méthode audio-visuelle de l’enseignement des lan-


gues vivantes» par A.J. GREIMAS, Etudes de Linguistique Appliquée,
n° 11962.

96
LES PHASES DE LA LEÇON AUDIO-VISUELLE

— L'audio-mirage, par J. FRENET, M. FOURQUET, D.F. Le DU, Paris,


Didier, 1973.

— «Le renouvellement méthodologique dans l’enseignement du français


langue étrangère», par D. COSTE, Le Français dans le Monde, n° 87, mars
1972;

— «La mort du manuel et le déclin méthodologique», par F. DEBYSER,


Le Français dans le Monde, n° 100, 1973.

— Les langues vivantes, par D. GIRARD, Paris, Larousse, 1974.

— «Audio-visuel intégré et communication (s)», par S. MOIRAND, Langue


française, n° 24, 1974.

- «Les méthodes audio-visuelles et leur efficacité», par A. TIONOVA,


Modern Linguistics and Language Teaching, La Haye, Mouton, 1975.

— «Brève analyse de la méthodologie audio-visuelle», par R. EZQUERRA,


Les langues modernes, n° 4, 1977 (avec une réponse de P. RIVENC).

— «La méthode audio-visuelle et structuro-globale : une faillite ?», par


R. MARÉCHAL, Revue des langues vivantes, n° 6, 1976 (avec une réponse
de R. DUVIVIER n° 3, 1977).

97
CHAPITRE 3

PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTE


DANS DE VIVE VOIX (D.V.V.)

1. UNE NOUVELLE DÉMARCHE D'UTILISATION

Avant même que ne paraisse la dernière édition de V.IL.F.(1971),un


nouvel ensemble audio-visuel avait été élaboré par M.-T. Moget et G. Moget,
dans les années 1964-65, sous le nom de : À vous Paris ! Cet ensemble
s’inspirait des principes S.G.A.V., mais leur donnait une interprétation
sensiblement différente de celle proposée par V.LF. Plus exactement, il
cherchait à développer et à systématiser ce qui, dans V.LEF., était le plus
original par rapport aux méthodes antérieures, en particulier la méthode
directe, à savoir la mise en situation simulée et un enseignement centré sur
le sens qui naît des relations que les mots entretiennent avec leurs circons-
tances d'emploi.

A vous Paris ! avait été réalisé à la demande d’un pays européen


qui, en raison de la situation internationale, ne pouvait utiliser V.I.F., ma-
nuel publié sous l’égide du Ministère de l'Education Nationale français. Les
thèmes des leçons, relativement conventionnels, ont été choisis par les
responsables de ce pays, lesquels pensaient utiliser ce manuel surtout avec
des publics d’adultes ayant affaire avec des francophones (en France, dans
d’autres pays francophones ou dans leur pays), et éventuellement avec des
publics scolaires. Chaque leçon était précédée de quelques explications en LI

98
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

qui situaient, plus précisément que les seules images, le caractère des person-
nages, la situation des dialogues, le déroulement de l'intrigue. Car, contrai-
rement à ce qui se passe dans V.LF., les mêmes personnages réapparaissaient
de leçon en lecon, comme dans une «histoire suivie » ou une sorte de feuille-
ton, et développaient des relations d’agressivité ou de séduction, de dialogue
en dialogue, lesquels étaient beaucoup plus proches des sketches de V.ILF.
que des mécanismes.

Ces personnages étaient mieux caractérisés psychologiquement que


Monsieur et Madame Thibaut et mieux situés socio-professionnellement. Il
s'agissait de jeunes gens, certes un peu conventionnels, ayant un métier
(dactylo, dessinateur, faisant son service militaire, voire chômeur), préoccu-
pés de leurs relations familiales et interpersonnelles mais aussi de leur travail.
L’intonation des dialogues enregistrés était beaucoup plus naturelle que
dans V.[.F. : plus de phrases coupées en groupes sonores de sept à huit
syllabes, un débit et un rythme plus rapides, une affectivité plus marquée.
Et surtout les images, s'inspirant des cadrages et du montage cinématogra-
phiques (bien qu’il s’agit encore de films fixes), ne cherchaient plus, comme
le précisait la première édition de V.IL.F., à «donner le sens d’une façon
aussi évidente que possible», au moyen de «ballons» censés représen-
ter le contenu sémantique des répliques. Les images de À vous Paris visaient
à restituer, non pas image par image mais à travers des séquences de six à
dix images, le dynamisme interactionnel des dialogues : d’où des décors plus
précis et restant présents dans toutes les images, une variation des cadrages
et des plans en fonction des interactions, des personnages plus réalistes, etc.
Il s'agissait de simuler, aussi précisément que le permet le film fixe, les
situations concrètes et interpersonnelles solidaires des dialogues présentés,
afin que les étudiants puissent partir de l’observation de ces situations et en
induire les intentions communicatives probables ou vraisemblables des
personnages, ainsi que les effets provoqués par leurs échanges. Ces images
avaient été esquissées par le dessinateur de V.I.F. (P. Neveu), mais réalisées
par un dessinateur du pays utilisateur de À vous Paris. Les normes d’utilisa-
tion n'étaient pas précisées dans le manuel même, mais des indications
précises avaient été données aux responsables de l’enseignement du français
dans ce pays, en fonction de la compétence de leurs professeurs et de leurs
habitudes d'enseignement.

D.V.V. (publié en 1972) doit beaucoup à À vous Paris : seuls cer-


tains dialogues ont été remaniés (pour tenir compte des difficultés rencon-
trées) ; les présentations en L1 des situations de chaque leçon ont été

99
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

supprimées : et les images ont été entièrement redessinées par P. Neveu


dans le souci d’en renforcer les composantes culturelles françaises et d’en
accentuer ce que peut appeler leur «logique» cinématographique (varia-
tions des plans, des angles de prise de vue, séquences, etc.).

Dans l’année qui a précédé cette publication, À vous Paris, sous sa


forme primitive, a été «essayé» dans une classe du C.R.E.D.IF. à Paris,
classe regroupant des étudiants de L1 différentes et animée par un profes-
seur accoutumé à V.LF., lequel s’efforça, dans un premier temps, de lui
appliquer les normes d'utilisation mises au point pour ce dernier. Cet essai,
ainsi que d’autres menés avec le matériel de D.V.V., montrèrent que si on
pouvait appliquer ces normes et les phases devenues traditionnelles de la
leçon audio-visuelle, on ne pouvait le faire comme dans V.LF., en raison de
la longueur des répliques que les images n’illustrent pas directement par des
ballons, de la rapidité et de la densité de la progression morpho-syntaxique,
du caractère plus affectivisé des échanges. Les démarches recommandées
pour V.LF. s’avérèrent trop analytiques, trop centrées sur les formes au
détriment du sens communiqué, et ne tenant pas assez compte du dynamis-
me interne de l’apprentissage. Ce qui suggère, une fois de plus (voir notre
seconde Remarque liminaire), qu’il n’y a pas solidarité entre les options
méthodologiques de base (celles du S.G.A.V.), les manuels qui s’en inspirent
plus qu'ils ne les appliquent, et les procédures pédagogiques mises en œuvre
pour utiliser ces derniers dans les classes ; mais ce qui indique que ces procé-
dures doivent tenir compte de l’interprétation donnée à ces options et de la
cohérence interne du manuel. Quand change l’outil, doit aussi changer le
coup de main pour l'utiliser.

Le Guide pédagogique de D.V.V., paru en même temps que le ma-


nuel (1972) sous la pression de l’éditeur et malgré les réticences des auteurs
qui ne voulaient pas en codifier les procédures, propose, résultat de ces
essais, deux démarches d’utilisation, deux types de normes pour la mise en
œuvre pédagogique. La première reprend, de manière plus ramassée et moins
analytique, les phases de la leçon telles qu’elles avaient été élaborées pour
V.LF. : présentation suivie d’une explication essentiellement par variations,
rappels de situations et paraphrases, puis d’une répétition-correction phoné-
tique, avant l’exploitation qui «doit, au maximum, se faire dans des condi-
tions de communication authentique » (p. 29) et la transposition. La secon-
de, plus originale, n’y est qu’esquissée mais clairement. Elle est centrée sur
la notion de paraphrase : (Quant aux paraphrases, elles seront de plus en

100
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

plus conseillées au fur et à mesure que le bagage de l’élève devient plus


im-
portant. Car c’est l’élève, et non le professeur, qui devra paraphraser
les
répliques du dialogue et montrer comment il les interprète.» (p.
16) ; et
plus loin : «Nous suggérons (...) de faire expliciter et paraphraser par
l’élève
les répliques des personnages, chaque fois que l’élève peut percevoir grâce à
l’image, au contexte, aux intonations, à la situation d’ensemble, le sens
général de la réplique. Outre que cette paraphrase l’oblige à s’exprimer au
mieux de ses moyens, c’est-à-dire à mettre en œuvre les connaissances
acquises, elle lui fait découvrir les intentions, les sens sous-jacents à la phra-
se, et elle lui fait prendre conscience de l’importance du contexte dans
l'appréciation du sens des éléments d’une phrase. » (p. 221)

C’est cette seconde démarche que deux professeurs du C.R.E.D.IF.,


M. Argaud et B. Marin, ont développée, dès l’hiver 1972-1973, et qui est
devenue, par la suite, la démarche canonique de D.V.V., même si la premié-
re continue à étre pratiquée avec succès. Plus de présentation globale de la
leçon (le défilement des images synchronisé avec celui de la bande enregis-
trée) ; plus d’explication réplique par réplique ;plus de répétition intensive
du dialogue de la leçon ; et plus d’exploitation distincte des autres phases.
On travaille, passée la première leçon, image par image ;celle-ci est présen-
tée aux étudiants sans la réplique enregistrée qui lui correspond ; on deman-
de aux étudiants d'essayer de formuler, à l’aide de ce qu’ils ont appris dans
les leçons précédentes, l’intention de communiquer que la suite des leçons
et des images permet de deviner chez le personnage qui parle ; quand les
étudiants ont épuisé leurs possibilités de formulations de cette intention, on
leur propose (comme une autre paraphrase de ces formulations) l’énoncé
prévu dans le manuel ; cet énoncé déclenche alors de nouvelles productions
des étudiants (autres formulations de l’intention de communiquer, commen-
taires, etc.). Comme on voit, les phases canoniques de la leçon de V.LEF.
s’en trouvent profondément bousculées : on dissocie la présentation de
l’image de celle de la réplique qui lui correspond, l’exploitation de l’acquis
des étudiants précède les explications éventuelles, la correction phonétique
s'exerce à propos des productions des étudiants et non en rapport avec les
phrases modèles, on ne mémorise pas le dialogue du manuel, et la transposi_ |
tion peut apparaître à tout moment dans les interactions du groupe. .-7 aeachais >
# à nm f:
Pad »
fs #
C’est cette démarche, sur laquelle nous allons revenir, qui soù -tend
les nouveaux livres de l'étudiant (par M. Argaud et B. Marin), parus en 1975
(pour la première partie, leçons 1 à 12) et en 1976 (pour la seconde partie, /
ê
LI

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

leçons 12 à 21), et qui multiplient ce qu’on y appelle les images de transpo-


sition, afin de faciliter la mise en œuvre pédagogique des paraphrases com-
municatives et du discours rapporté, procédures fondamentales de cette
démarche.

2. LA NOTION DE PARAPHRASE COMMUNICATIVE

Un exemple permettra de saisir à la fois la simplicité et la complexité


de ce phénomène linguistique de la communication humaine.

Soit, présentées successivement, deux images. La première représen-


te un couple de personnages dans une pièce dont la fenêtre est ouverte sur
un paysage d’hiver ; celui qui parle (le fait d’être au premier plan, sa bouche
entre-ouverte, son regard dirigé vers l’autre l’attestent) se tient bras repliés
l’un sur l’autre, visage un peu contracté, et grelotte (un trait tremblé autour
de sa silhouette symbolise cette réaction) ; celui qui écoute, au second plan
près de la fenêtre ouverte, est apparemment muet. Dans la seconde image,
qui représente la même scène, ce dernier est en train de fermer la fenêtre et
le visage du premier, décontracté, sourit. Appelons A celui qui parle, B celui
qui ferme la fenêtre. Il n’est pas difficile, quelles que soient la langue et la
culture dans lesquelles on s'inscrit, d'appréhender cette banale interaction :
dans la première image, on devine que À a exprimé, d’une manière ou d’une
autre, l’intention que B ferme la fenêtre, ce que celui-ci fait dans la seconde
image. Mais, par exemple dans la langue et la culture françaises, qu’a-t-il pu
dire, ou faire, pour exprimer cette intention ?

Il a pu la manifester à B de manière non verbale :

— Son geste des bras repliés, sa mimique, une certaine accentuation


de son grelottement peuvent suffire à indiquer à B que A a froid et qu’il
souhaite que B y porte remède en fermant la fenétre.

— Il peut également ajouter à ces signaux corporels, une onomato-


pée comme : brrrr… ou gla, gla, gla, … (ces onomatopées ne se retrouvent
pas exactement sous cette forme dans d’autres langues/cultures).

102
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

Il a pu manifester son intention à B de manière verbale, au moyen


de phrases comme celles-ci :
. — Ferme la fenêtre !
. — S'il te plaît, ferme la fenêtre !
. — (Avec une intonation d’ordre ou de plainte) La fenêtre !
. — Cette fenêtre, ferme-la donc !
. — Tu fermes la fenêtre.
. — Tu peux fermer cette fenêtre (s'il te plaît).
. — Tu vas me fermer cette fenêtre tout de suite.
. — Si tu fermais cette fenêtre...
© .—
Un
ON
-J
00
ND
R
© Veux-tu fermer cette fenêtre ?
10. — Est-ce que tu pourraïs fermer la fenêtre ?
11. — Fermeras-tu cette fenêtre ?
12. — J'ai froid, moi, ici.
13. — On grelotte ici.
14. — ne fait pas chaud dans cette pièce.
15. — Tu n'as pas froid, toi ?
16. — Si ça continue, je vais prendre un bon rhume.
17. — (Avec une intonation spéciale, ironique) Tu ne trouves pas
qu'on étouffe ici.
18. — (Avec une intonation analogue) Quelle chaleur !
RER CS dd à À Le ect dt AN à
On voit que ces phrases diffèrent dans leur lexique, dans leur
morpho-syntaxe, dans leur intonation ; et pourtant elles ont toutes quel-
que chose en commun, puisqu'elles peuvent toutes étre interprétées, dans
la situation où elles sont émises et par un auditeur compétent en français,
comme manifestant la même intention : {A demande à B de fermer la
fenétre ».
Une analyse sommaire montre que cette intention est exprimée
directement (la demande, l’action demandée et l’objet sur lequel elles
portent sont mentionnés), ou indirectement (elle est simplement suggérée
ou sous-entendue par ce qu’on dit, mais l'interlocuteur ne s’y trompe pas).

Directement, elle peut l’être sous forme d'ordre explicite (phrases


1, 2, 4 : intonation + impératif + proposition «fermer la fenétre »), ou
d'ordre elliptique (phrase 3 : intonation + «objet concerné » suffisent, dans
cette situation, à manifester l’intention). Elle peut l’être tout aussi direc-
tement sous forme déclarative (voir les phrases 5, 6, 7, 8 qui, selon leur
formulation, peuvent être ressenties comme des demandes plus ou moins

103
à)

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

polies), ou sous forme interrogative (phrases 9, 10; 11, qui modulent


diversement la demande par de «fausses» questions : il ne s’agit pas de
savoir si B «veut» ou «peut» réellement fermer la fenêtre, mais de deman-
der qu'il le fasse, simplement parce qu’on présuppose qu’il le veut et le peut).

Indirectement, l’intention sera soit suggérée ou sous-entendue, par


les manifestations non verbales (les deux premiers exemples) ou par l’ex-
pression (phrases 12, 13, 14) d’un état physique ressenti comme désagré-
able par À, ou supposé l’être pour B (phrase 15), afin que ce dernier fasse,
dans la situation où l’un et l’autre se trouvent, en sorte que cesse cet état
(par la fermeture de la fenêtre); soit, elle sera impliquée par les consé-
quences éventuelles de l’état de fait présent (phrase 16); soit encore, elle
sera ironiquement communiquée par l’expression, exagérée, du contraire
même de ce que À ressent ou pense réellement (phrases 17 et 19).

Toutes ces phrases (et il est évident qu’on peut en imaginer d’autres)
peuvent être considérées comme des paraphrases les unes des autres, comme
des manières différentes de dire sensiblement la même chose, de reformuler,
avec des modalisations diverses, la même intention de communiquer. Mais il
est clair que ces phrases ne peuvent être considérées comme des paraphrases
les unes des autres que dans la situation d’interlocution où elles s’inscrivent
(celle grossièrement simulée par les deux images). Si, par exemple, dans le
même décor, on repère que A et B entretiennent des relations relativement
protocolaires (s’ils ne se connaissent pas, ou si A est le subordonné de B),
le fu sera exclu et remplacé par vous, les phrases 1, 3, 4, 5,6, 7, 11 ne pour-
ront pas apparaître, simplement parce qu’elles risquent alors de produire
sur B un effet contraire à celui que A cherche à obtenir (que B ferme la
fenétre) ; elles seront ressenties comme grossières, agressives et déplacées, et
il est probable que B y répondra autrement qu’en fermant la fenêtre. Si,
autre exemple, À et B se trouvent non plus dans une pièce à la fenétre ou-
verte mais dans une piscine dont l’eau est un peu froide, il est évident que si
A dit à B : — J'ai froid moi, ici, — On grelotte, ici, — Quelle chaleur !, ces
phrases exprimeront une autre intention de communiquer que Ferme la
fenêtre : elles pourront, entre autres, manifester l’intention de sortir de la
piscine et deviendront des paraphrases de : — Je sors, — Elle trop froide,
je vais me rhabiller, etc.

Dans le cadre méthodologique qui est le nôtre ici, on appellera donc


paraphrases communicatives toutes les phrases qui, dans une situation
d’interlocution donnée (mêmes interlocuteurs, mêmes relations entre ceux-

104
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

ci, mêmes moments et lieu....), peuvent étre substituées les unes aux autres
sans que, pour des locuteurs-auditeurs compétents dans la langue/culture
concernée, l'intention de communiquer qu’elles expriment ou l'effet
qu’elles peuvent produire en soit sensiblement modifié, c’est-à-dire sans
qu’elles expriment ou produisent une intention ou un effet clairement
distinct ou autre.

Nous avons souligné sensiblement, parce qu’il est évident que si les
paraphrases disent «la même chose », elles le disent autrement, et que donc
elles modifient peu ou prou cette même chose. Laisser entendre qu’on
souhaiterait que la fenêtre soit fermée, par une phrase ironique (— On
étouffe, ici), où par une proposition hypothétique ( — Si tu fermais cette
fenêtre), diffère sensiblement du comminatoire (— Tu vas me fermer cette
fenêtre |) ou de l’impératif (— La fenêtre !), même si les unes et les autres
conduiront B à fermer cette fenétre. D’où ces remarques du Guide pédago-
gique de D.V.V. : «La paraphrase, telle que nous la préconisons, ne consiste
pas seulement (..) à «dire autrement» ce que dit le personnage. (..) La
paraphrase est l’occasion d’opposer des constructions qui manifestent des
différences au niveau de la langue mais que l’on saisit plus aisément d’abord
dans les réalisations du discours. (.….) Et c’est par la paraphrase aussi que
peuvent être introduites et comprises les procédures de modalisation. »
(p. 16), c’est-à-dire tout ce qui dans une phrase atteste de l’attitude de
l’énonciateur par rapport à son énoncé, ou de l’attitude qu'il cherche à
susciter chez son partenaire. Comme l’écrivait Pascal : «Un même sens
change selon les paroles qui l’expriment. Les sens reçoivent des paroles leur
dignité, au lieu de la leur donner.». Se retrouve ici le vieux débat sur la
synonymie : deux mots différents ne sont synonymes que dans un contexte
donné, deux phrases différentes ne sont des paraphrases que dans une situa-
tion d’interlocution donnée qui occulte communicativement leurs diffé-
rences.

La notion de paraphrase communicative, telle que nous venons de la


cerner, diffère quelque peu des acceptions, ordinaires ou savantes, du mot
paraphrase. Ce n’est pas, comme le veut le dictionnaire, «une explication
étendue d’un texte», ni exactement «un énoncé contenant la même infor-
mation qu’un autre énoncé, tout en étant plus long que lui» ; encore que ce
type de paraphrase explicative ou définitionnelle puisse apparaître dans la
classe pour préciser le sens d’une expression ou d’un mot nouveau. Ce n’est
pas, non plus, ce que la plupart des linguistes appellent des paraphrases lin-
guistiques, lesquelles combinent de différentes manières le même lexique

105
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

(le chat mange la souris peut être considérée comme la paraphrase linguis-
tique de la souris est mangée par le chat, c'est le chat qui mange la souris,
la souris, elle est mangée.par le chat, etc.) ; une partie seulement de ces
paraphrases linguistiques peuvent fonctionner comme des paraphrases
communicatives, puisqu'on sait qu’elles ne peuvent pas toutes être utilisées
dans la même situation interlocutive (le passif, par exemple, suppose d’au-
tres contextes que l’actif). Ce n’est pas, non plus, ce qu’on peut appeler des
paraphrases référentielles, c’est-à-dire des phrases différentes lexicalement
et morpho-syntaxiquement mais renvoyant à la même réalité ou au même
ensemble de réalités (ainsi l'ancien amant de Joséphine, le vainqueur d'Aus-
terlitz, le vaincu de Waterloo, Napoléon peuvent, dans un livre d’histoire, se
référer au même homme) ; bien que les paraphrases communicatives englo-
bent souvent des paraphrases référentielles. C’est plus proche de ce qu’on
nomme les paraphrases pragmatiques, c’est-à-dire des phrases qui peuvent
utiliser ou non le même lexique et la même morpho-syntaxe, qui peuvent
se référer explicitement ou non à la même réalité, et qui, cependant, peu-
vent transmettre pragmatiquement le même message, c’est-à-dire, réaliser,
selon la terminologie de J.-L. Austin (1970), le même acte de langage, parce
que, dans la situation interlocutive où elles sont échangées, elles ont sensi-
blement la même force illocutoire (pour A) et généralement même effet
perlocutoire (pour B), que la proposition locutoire sur laquelle elles portent
(ici : «fermer la fenêtre ») soit explicitée (acte direct) ou implicitée (acte
indirect). On trouvera une bonne synthèse de la problématique de la para-
phrase dans €. Fuchs (1982).

3. SUR UNE PRATIQUE DES PARAPHRASES

Nous allons illustrer la mise en œuvre pédagogique de cette notion


de paraphrase communicative, en examinant brièvement les productions
(paraphrastiques et autres) d’un groupe d'étudiants, relevant de huit natio-
nalités différentes, sur les deux premières images de la leçon 15 de D.V.V.
Ces étudiants, tous vrais débutants au départ, ont environ 150 h de cours de
français derrière eux (mais la classe se situe en France).

La première image est «muette » (aucun énoncé ne lui correspond


dans le manuel) : elle présente le décor et les personnages du sketch. La
seconde illustre la situation dans laquelle s'inscrit la réplique initiale du

106
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

dialogue enregistré. Les productions des étudiants sont présentées ici corri-
gées de la plupart de leurs erreurs.

Image 1

Présentation de la situation

Personnages : Mireille - Le directeur - La secrétaire - Pierre

Il signe son travail.


L'autre secrétaire, qu'est-ce qu'elle fait ?
Peut-être qu'elle cherche un dossier.
C’est où vous mettez les papiers de l’école, les examens.
Elle cherche un papier dedans.
Elle cherche un papier dans le dossier.
Et dedans, il y a des informations sur quelqu'un, sur le travail.
Qu'est-ce qu'il fait, le directeur ?
Il travaille.
Il écrit une lettre.
Il complète un papier.
Il remplit un papier.
Peut-être qu'il répond à une lettre.
Il lit une lettre d’un autre directeur.
Il est en train de lire une lettre.
L'autre secrétaire est en train de chercher un dossier.
Mireille est en train de taper.
Elle attend que le directeur ait fini d'écrire la lettre pour la taper.

107
*

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Aucun des trois personnages ne semble parler : ces productions ne


peuvent donc être considérées comme des paraphrases communicatives
d’intention(s) de communiquer que les étudiants leur préteraient. Elles
expriment plutôt, formulés à l’aide de ce qu’ils ont acquis dans les leçons
précédentes, les commentaires, les interrogations, les hypothèses qui leur
viennent spontanément à l’esprit devant cette première image de la leçon.
Ils y reconnaissent d'emblée, assise devant sa machine à écrire dans l’angle
de la pièce, un des personnages centraux du manuel, Mireille, dont ils
savent qu’elle est dactylo, mais qu'ils n’ont pas encore vue sur son lieu de
travail. Il est alors pour eux aisé d’en déduire qu’elle se trouve avec son
directeur (assis à un bureau avec un bouquet de fleurs et deux chaises vides
attendant d’éventuels visiteurs), et que la jeune fille qui est debout devant
les casiers est probablement une collègue de travail de Mireille. Cette
«lecture » immédiate de l’image est évidemment guidée par ce que les étu-
diants savent de Mireille et de son métier.

C’est pourquoi les 16 premières phrases portent sur les deux autres
personnages :les phrases 1, puis 8 à 15, concernent ce que fait ou peut faire
le directeur ; les phrases 2 à 7 et la phrase 16, ce que l’autre secrétaire fait,
ou peut être en train de faire ; seules les phrases 17 et 18 mettent en jeu
Mireille.

Les phrases 2 à 7 s'inscrivent dans un jeu d'interactions entre étu-


diants, et entre étudiants et professeur. À la question 2, posée par un
étudiant à l’ensemble de la classe, un autre étudiant tente de répondre :
— Peut-être qu'elle cherche.…., mais, ne connaissant pas de mots français
appropriés à cette situation, il s’interrompt et se tourne vers l’enseignant,
qui en profite pour introduire contextuellement : un dossier. Ce mot
nouveau suscite, chez un troisième étudiant, une paraphrase explicative
(voir ci-dessus $ 2) par laquelle il essaie d’en préciser le sens (phrase 4 :
C'est où vous mettez les papiers de l’école, les examens), cette paraphrase
étant aussi, pour cet étudiant, une manière de vérifier auprès du professeur
si son interprétation du mot dossier est la bonne. Celui-ci ayant approuvé
silencieusement, les phrases 5 et 6, produites par d’autres étudiants, fonc-
tionnent comme des réponses à la question 2, alors que la phrase 7 est une
nouvelle paraphrase référentielle du sens contextuel de dossier (et une
manière de vérifier si on a bien compris son sens). Il y a donc là, dans ces
quelques productions, un ensemble complexe d'interactions verbales entre
les membres du groupe-classe au sujet de ce que peut faire cette secrétaire
inconnue et du mot dossier.

108
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

Moins riche, interactionnellement, est le jeu de questions-réponses


portant sur le directeur. A la question 8 (Qu'est-ce qu il fait, le directeur ?)
posée par un étudiant, les autres s’amusent manifestement à répondre en
décrivant, dans une sorte d’émulation destinée à varier les productions, ce
que le directeur est visiblement en train de faire, le stylo à la main courant
sur le papier : les phrases 1, 10, 11, 12, 13, 14, 15, peuvent donc être consi-
dérées comme des paraphrases référentielles de ce que les étudiants voient
le directeur en train de faire sur l’image. A la phrase 15, le professeur intro-
duit d’ailleurs esf en train de qu’un étudiant, à la phrase 16, s’empresse
d'intégrer dans une nouvelle production.

La phrase 17 reprend la même locution (pour apprendre, il faut


savoir ré-utiliser) en faisant une hypothèse sur l’activité de Mireille, activi-
té que conteste la phrase 18 («Mireille ne tape pas, elle attend pour taper»),
l’image fixe ne permettant pas de départager qui a raison.

Le professeur n’est intervenu que pour proposer les formes dossier


et être en train de, corriger ou faire reprendre certaines formulations, mais
la plupart des productions, même quand elles étaient adressées à d’autres
étudiants, s’adressaient aussi à lui : un regard tourné vers lui, une intonation
légèrement montante, y compris dans les phrases assertives (comme 1, 4,
10, 14, ..), attestent que les étudiants attendent du maître approbation ou
refus, afin de savoir si leurs tentatives de production en français sont accep-
tables ou non. Se développe ainsi un apprentissage par «essais et erreurs »
bien éloigné du conditionnement behavioriste.

Image 2

Alors, Mademoiselle, ce dossier bleu, vous me le donnez ?

109
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Dépéchez-vous s'il vous plaît.


Allez vite, donnez-le.
Alors vous n'avez pas trouvé le dossier ?
Vous cherchez quelque chose ?
Qu'est-ce que vous cherchez ?
Le troisième dossier.
Apportez-moi le troisième dossier.
Donnez-moi le troisième dossier.
Vous mettez trop de temps pour trouver le dossier.
O9
BB
Un
ON
©
Ÿ
ID— Mademoiselle c'est vous qui mettez (avez mis) le dossier à sa
place et vous ne savez pas où il est.
Dans chaque bureau, chaque directeur a besoin de deux secré-
faires.
Alors Mademoiselle, ce dossier bleu, vous me le donnez ?
Le dossier bleu, apportez-le moi.
Donnez-le moi.
* Apportez-moi le.
Montrez-le moi.
Lancez-le moi.
Prenez-le moi !
Prenez-le pour moi.
Alors !
Le Directeur a attendu longtemps.
il est un peu en colère.
Il est un peu nerveux.
C’est la jeune fille là qui est un peu nerveuse.
Je pense que le directeur va se mettre en colère.
Le Directeur s'impatiente.
C'est peut-être son premier jour au bureau.
Elle ne sait pas ou sont les choses.
Elle ne sait pas comment travailler.
Dépêchez-vous, je voudrais le dossier, le bleu. Je vous attends.
Je voudrais voir le dossier bleu.
Tout de suite, Monsieur, je vais le chercher.
Il est dans le deuxième tiroir, Mademoiselle.
Cette demoiselle ne peut pas trouver le dossier que je voudrais
vous pouvez lui aider à, pour chercher le dossier.
Vous pouvez l'aider pour trouver le dossier.
Vous voulez celui-ci ou celui-là ?

110
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

37 Je vous ai dit le bleu, Mademoiselle !


38 Qu'est-ce que vous cherchez, Mademoiselle ? Je veux le dossier
bleu !
39 Mettez vos lunettes !
40 Je suis pressé !
41 Ah mon Dieu ! Si j'aurais (j'avais) une bonne secrétaire, j'aurais
déjà le dossier bleu.
42 Je crois qu'il veut changer une (de) secrétaire.
43 À mon avis, vous ne le trouvez pas !
44 Alors, Mademoiselle, ce dossier bleu, vous ne le trouvez pas.

Sur cette seconde image, il est clair que le directeur s’adresse à la


secrétaire (laquelle est toujours devant les casiers, semblant un peu perplexe):
le fait qu’il soit au premier plan, qu’il ait la bouche ouverte, le visage sévère,
le bras et la main tendus comme s’il attendait qu’on lui donne quelque
chose, l’indiquent suffisamment. Les étudiants vont donc, imaginairement,
se mettre à la place de ce personnage pour essayer de deviner et d'exprimer,
à l’aide de leurs acquis, ce qu'il peut vraisemblablement dire à la secrétaire,
dans cette situation et dans la relation hiérarchique qu’elle implique. Il ne
s’agit donc plus de productions s’insérant directement dans les interactions
des membres du groupe-classe, mais de productions en situation simulée
visuellement, prêtées à un personnage fictif.

Les phrases 1 à 11 doivent dans ce cas être interprétées comme des


paraphrases communicatives de l’intention de communiquer de ce person-
nage, intention qui peut être formulée comme «une réitération d'ordre» ;en
effet, la secrétaire ne semble pas avoir encore exécuté un ordre ou une
demande lui ayant été fait antérieurement. Cette intention est formulée
directement et de manière explicite dans les phrases 2, 7 et 8 (intonation
+ impératif + désignation de l’acte à effectuer + objet demandé), et de
manière elliptique en 1 (qu’on peut interpréter comme «dépêchez-vous de
faire ce queje vous ai déjà dit de faire ») ou en 6 (nommer ce qu'on deman-
de, avec une certaine intonation, est une façon de le demander). Elle est
formulée indirectement par les «fausses» questions 3, 4 et 5 : ce ne sont
pas de «vraies» questions, puisque celui qui les pose sait, d’évidence, que
la jeune fille cherche déjà quelque chose, et qu’il n’attend pas une réponse
qui corresponde à ce qui est littéralement demandé : si, par distraction ou
par insolence, la secrétaire répondait, par exemple, à la phrase 4 (Vous
cherchez quelque chose ?) par un : — Oui, je cherche quelque chose, ou
— Qui, je cherche un dossier, elle risquerait de provoquer la colère du

111
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

directeur. Ces questions fonctionnent communicativement comme des


réitérations d'ordre «déguisées» en interrogations plus ou moins ironiques
(le alors de la phrase 3 et. la forme interro-négative manifestent explicite-
ment uneirritation que seule l’intonation reprendra dans les phrases 4 et 5).
Cette réitération d’ordre est encore formulée plus indirectement dans les
phrases 9 et 10 : les reproches qu’elles formulent à l’encontre de la secré-
taire («mettre trop de temps» «ne pas savoir où on a classé le dossier»)
fonctionnent communicativement, dans la relation hiérarchique où ils
s’échangent, comme un rappel à l’ordre déjà donné. L’aphorisme, appa-
remment moins agressif, de la phrase 1 1 est aussi une sentence ironique qui
reformule ce rappel. Toutes ces phrases sont des paraphrases pragmatiques
indirectes : elles attestent de la même force illocutoire, elles réalisent, par
implication ou sous-entendu, le même acte de parole.

On peut se demander comment les étudiants ont pu acquérir cette


habileté à produire, en situation simulée, ces diverses paraphrases de la
même intention : d’une part, ils sont entraînés à cet exercice depuis les
premières leçons (ils savent donc ce qu’on leur demande et ils ont appris
à y exceller) ; d’autre part, il est clair qu’ils transfèrent en L2, une partie de
leur compétence communicative en L1, laquelle se trouve mobilisée par la
question que leur pose implicitement l’exercice : «Si j'étais à la place de ce
directeur, dans sa situation, qu'est-ce que je pourrais dire ?» Ce qui impli-
que une relative généralité psychologique et socio-culturelle des interactions
présentées afin que les étudiants s’y retrouvent.

Quand le professeur donne, à l’aide du magnétophone, la phrase


prévue dans le manuel (phrase 12 : — Alors Mademoiselle, ce dossier bleu.
vous me le donnez), celle-ci est perçue comme une nouvelle paraphrase
formulant directement la réitération d’ordre. Sa fonction communicative
dans la situation simulée (ce à quoi elle sert, ce qu’elle signifie pragmatique-
ment) n’a pas à être expliquée par le professeur :elle est saisie d'emblée. Le
mot nouveau dossier n’a pas, non plus, à être expliqué, puisqu'il a été intro-
duit dans la première image, glosé par les étudiants et réemployé spontané-
ment (phrase 3 sur la seconde image). Reste le double complément (vous
me le donnez) qui n’a pas encore été systématisé dans les leçons. antérieures.

Les phrases 13 à 19, qui sont des paraphrases linguistiques (essen-


tiellement par substitution synonymique du verbe) de la phrase 12, mon-
trent que les étudiants ont spontanément remarqué ce qui pour eux y est

112
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

nouveau, ce qu'ils doivent y apprendre :ils essaient de le ré-utiliser aussitôt.


Mais ils font usage de l'impératif et non de l'indicatif comme dans vous
me le donnez ; parce que l'impératif leur est depuis longtemps familier, mais
aussi probablement parce que l’emploi du double complément est moins
complexe dans les phrases impératives (donne-le moi, donne-le lui) que
dans les phrases déclaratives (où tu me le donnes s’oppose à tu le lui don-
nes). Ces tactiques intuitives d’évitement d’une difficulté s’observent
souvent en classe de langue. On devine dans cette série de phrases, qui
ressemble à un exercice structural de substitution, une compétition ludique
entre les étudiants (le Zancez-le moi, produit en riant, en témoigne) : en
fait, il ne s’agit pas, pour eux, de répéter la même structure, comme dans
un exercice structural, mais de réussir des «essais» avec le double pronom
(la phrase 15 : *Apportez-moi le, non grammaticale en français standard,
est un essai de combinaison erronée).

La phrase 20 (Alors !) — qui se borne à répéter avec une intonation


très autoritaire un mot déjà apparu dans la phrase 3 et dans la phrase du
manuel — est intéressante en raison de l’étudiant qui l’a produite. Il s’agit
d’un étudiant chinois, qui suivait le cours avec attention mais qui ne s’a-
vançait que rarement à produire des énoncés longs, de crainte, peut-être,
de se tromper devant les autres étudiants, en particulier les Latino-améri-
cains qui, en raison de la proximité de leur Li, s’engagaient souvent
dans des productions longues (phrase 10, par exemple).

La technique des paraphrases permet ainsi à chacun de produire


une phrase en L2, en exploitant pragmatiquement au mieux sa propre
compétence : elle assure une certaine individualisation de l'apprentissage.

L'intervention de l’étudiant chinois, jusqu'alors muet, a fait rire


toute la classe, et les phrases 21 à 29 — qui ne sont pas des paraphrases de
l’intention de communiquer simulée, mais des commentaires sur l’attitude
des personnages ou des hypothèses sur les raisons de cette attitude (phrases
21, 27) — sont interactionnellement destinées à justifier, à expliquer cet
Alors ! véhément, et donc à encourager cet étudiant à poursuivre ses efforts
de production.

A la phrase 30, on revient à des paraphrases de l'intention prétée


au directeur, avec insertion de phrases (32 et 36) pouvant fonctionner
comme des réponses de la secrétaire embarrassée, et de phrases (34 et 35)

Lie
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

adressées par le directeur à Mireille pour qu’elle aide sa collègue, ainsi que
d’un commentaire (phrase 42 : Je crois qu'il veut changer de secrétaire). Ces
paraphrases reformulent linguistiquement la phrase du manuel (30, 31, 37,
38, 44) ou pragmatiquement, de manière indirecte, en particulier dans
les phrases 39 et 40 (Mettez vos lunettes ! Je suis pressé !).

Ce travail de production de phrases en situation simulée visuelle-


ment, sur les deux premières images de la leçon 15, a duré trois quarts
d’heure. Le nombre de phrases produites sur la seconde image (43) est,
certes, un peu exceptionnel : sur la troisième image de la même leçon, ils
n’en produiront que 9. De plus, nous n’avons indiqué que quelques unes
des interventions verbales du professeur (les interventions non verbales,
par mimiques, gestes, déplacements étant constantes). Mais il est évident
que, pendant ces trois quarts d'heure, le temps donné aux étudiants pour
faire leurs «essais et erreurs» de production en L2 dans une situation simu-
lée est beaucoup plus important que celui qui leur aurait été consacré dans
une démarche classique par phases : on n’y entend que quelques fois le
magnétophone, et le professeur n'intervient verbalement que pour corriger,
préciser, introduire un mot … Il en résulte que le rapport temps consacré
au magnétophone et au professeur/temps consacré aux étudiants est pra-
tiquement inversé : de 60 à 80 % du temps de la classe est laissé à la dis-
position des étudiants.

Autre avantage, comme nous l’avons signalé à propos de l’étudiant


chinois, en raison de la diversité linguistique et pragmatique des paraphrases
communicatives et de leur multiplicité pour une même intention, chaque
étudiant peut inventer les phrases qui conviennent le mieux à sa compé-
tence personnelle et aux acquis en L2 qui sont les siens. Il y a donc une
individualisation réelle des démarches d’apprentissage, laquelle, nous l’avons
souligné, se fait beaucoup plus. par «essais et erreurs» que par imitation-
association.

Enfin, en dépit de la diversification des productions, toute la classe,


lorsqu'elle produit des paraphrases communicatives, travaille sur le même
contenu sémantique: l'intention prêtée au personnage locuteur. Ils ’agit,
en fait, d’une sorte d'exercice de grammaire de la parole, dans lequel les
étudiants sont conduits à pratiquer méthodiquement la L2, dans des
conditions énonciatives plausibles, afin d'y produire, compte tenu de
«linterlangue» à laquelle ils sont parvenus, un sous-ensemble, qui varie

114
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

d’une classe à l’autre, de l’ensemble des paraphrases communicatives


susceptibles de reformuler en langue/culture 2 cette intention. C’est donc
un exercice «communicatif», en ce sens qu'il met simultanément en jeu
la langue et ses conditions contextuelles et situationnelles d'emploi (voir
H. Besse et R. Porquier, 1984, chap. 6).

4. QUELQUES CONDITIONS DE LA MISE EN OEUVRE DE CETTE PRATIQUE

Mais cet exercice, plus que d’autres, exige beaucoup du professeur,


car on ne s’y borne pas «à laisser les étudiants parler librement sur les
images». Il lui faut, constamment et rapidement. porter des jugements
de grammaticalité (sur la «correction» morpho-syntaxico-lexicale) et
d’acceptabilité (sur l’adéquation à la situation) à propos des productions
inventées par les étudiants, afin de les «modéliser» selon les conventions
propres à la langue/culture 2, en écartant les erreurs et en encourageant
les essais réussis. Ce qui suppose non seulement une bonne compétence
orale en L2 (proche de celle d’un natif), mais aussi des qualités d’anima-
teur. De plus, nous avons vu que cette pratique des paraphrases commu-
nicatives permet aux étudiants, par des tactiques d’évitement, de contour-
ner certaines difficultés :ainsi, dans cette leçon 15 qui introduit les doubles
compléments avec des verbes à l’indicatif présent, la classe décrite ici ne les
réemploi qu'avec l'impératif (à l’image 15 on observe, cependant, un
timide et maladroit : “C'est à moi que vous me le donnez, qui est un essai
de ré-utilisation de la réplique prévue pour l’image 2). Il faut donc dans
cette leçon ou dans une autre, que le professeur incite plus directement les
étudiants à pratiquer ces doubles compléments, soit par une exploitation
de certaines images (en parlant des crayons qu’on y voit : L'autre secrétaire
les lui apporte ; en parlant des affiches : Elle ne les lui apporte pas), soit à
l’aide d’exercices de réemploi centrés sur cette double complémentation :

1. Le directeur veut que la secrétaire donne une lettre.


— Alors, cette lettre vous me la donnez !

2. Pierre veut que Pilou lui montre son dessin.


— Alors, tu me le montres !
— Alors, ce dessin, tu me le montres ! = Mais oui je te le montre tout de
suite.

115
*

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

3. Pierre veut voir les dessins de Pilou. Il lui parle.


= Tu me les montres. — Oui, je te les montre tout de suite.

4. Etc.
(d’après le Guide pédagogique, p. 284)

On voit que la pratique des paraphrases n’exclut pas celle des


techniques utilisées dans V.ILF., puisque le professeur peut avoir à y re-
courir.

En outre, apprenant par «essais et erreurs», les étudiants ont


tendance, en dehors de l'exercice paraphrastique, à communiquer par
«essais et erreurs» : leurs productions spontanées, plus abondantes et
plus communicatives que celles obtenues avec V.LEF., sont aussi souvent
moins conformes aux normes du français standard. Les exercices de ré-
emploi, qui canalisent plus étroitement leurs productions, sont donc, là
aussi, utiles ; ainsi qu’un autre type d’exercices, sur lequel nous revien-
drons plus longuement dans le chapitre suivant, connus sous le nom d'exer-
cices de conceptualisation.

Ces exercices, qui sont destinés à amener les étudiants à prendre


conscience et à formuler la manière dont ils comprennent («conceptua-
lisent») le fonctionnement des micro-systèmes de la L2 qu'ils ont appris,
ont été proposés dès la fin des années soixante (voir H. Besse, 1970 et
1974) d’abord pour des étudiants avancés, puis pour des étudiants débu-
tants. Il ne s’agit pas d’y enseigner/apprendre quelque chose de nouveau,
mais simplement de conforter un apprentissage par une réflexion sur
celui-ci, réflexion s’appuyant sur le «passé métalinguistique» des étudiants,
c'est-à-dire sur ce qu'ils ont appris et retenu des catégories grammaticales et
des opérations d’analyse utilisées dans la description de leur LI ou d’une
première L2. A titre d'exemple : dans les premières leçons de D.V.V.,
les étudiants travaillent sur la notion grammaticale de «possession» à tra-
vers des formulations diverses (Pierre a une serviette, c'est la serviette de
Pierre, elle est à Pierre, c'est sa serviette, etc.) ; à la leçon 4 ou 5, dans des
classes anglophones ou germanophones, certains étudiants, mais pas d’au-
tres, produisent des phrases du type : *Mireille a sa chapeau ; on demande
alors aux étudiants de produire des phrases avec les adjectifs possessifs
connus (mOn, Ma, SOn, Sa, .…) ; certaines seront grammaticales, d’autres
non, selon la compétence de chaque étudiant ; on écrit au tableau celles qui
sont acceptables (et éventuellement, barrées d’une croix, celles qui ne le

116
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

sont pas) afin de constituer un petit corpus correspondant aux capacités


réelles de production des étudiants ; on demande alors aux étudiants
d’expliciter, comme ils le veulent (en L1, plus tard en L2, par des schémas,
des explications, ..), la manière dont ils appréhendent cognitivement
le fonctionnement de mon, ma, son, sa en français ; on obtient alors des
conceptualisations du type : «en allemand, ou en anglais, dans Mireille a son
chapeau, «son» dépend de Mireille, en français, il dépend de chapeau» : ou
simplement, l'étudiant fait une flèche reliant, pour le français, son à cha-
peau, et pour l’anglais ou l’allemand, «son» à Mireille ; ces formulations,
naïîves et souvent comparatives, d’une règle sur l’accord des adjectifs
possessifs du français, parce qu’elles sont le fait des étudiants eux-mêmes,
aident ceux d’entre d'eux qui ne suivaient pas cette règle à mieux la res-
pecter, à normaliser leurs productions selon la règle qu’ils ont élaborée
eux-mêmes à partir de leur compétence en L2 et de leur propre savoir ou
culture métalinguistique. De même, à propos de la place des doubles
compléments dans les phrases assertives, on pourra obtenir des «règles» du
type : quand c’est me, te, nous, vous, on trouve toujours 2 + 1 (c’est-à-dire :
tu me le donnes, je vous le donne), quand c’est lui, leur ; on a toujours
1 + 2 (c’est-à-dire : fu le lui donnes, vous le leur donnez), les chiffres évi-
tant aux étudiants (et au professeur) d’utiliser un métalangage trop com-
plexe (complément d’objet direct remplacé par 1, complément d’objet
indirect remplacé par 2 ou complément d’attribution ; accusatif ou datif ;
etc.). Ils construisent ainsi la règle dont ils ont besoin selon leurs propres
moyens métalinguistiques (règle qu'ils pourront affiner, modifier ou aban-
donner dans leurs progrès ultérieurs), et élaborent collectivement une
description de la L2 qui leur est adaptée, et qui leur permet de surveiller,
donc de corriger, leurs productions.

Ces exercices de conceptualisation, bien qu’ils ne soient pas expli-


cités dans le Guide pédagogique, sont utilisés par de nombreux professeurs
qui ont recours à D.V.V., et ne nous paraissent pas en contradiction avec
les options structuro-globales initiales. A preuve, la première préface de
V.LF. (1958) qui ne stigmatisait que «l'excès d’analyse» (voir chap. 2, $ 1).
Pas plus que ne le sont les exercices dits «de traduction en français», pro-
posés par le Guide pédagogique, lesquels «sensibilisent l’élève à l’impor-
tance des contextes, à la polysémie des mots, tout en l’obligeant à une

1. Voir aussi l'introduction à De vive voix, exercices de réemploi par M.-T. Moget,
Paris, Didier, 1972.

117
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

réelle précision d'expression, sans recours à un métalangage savant» (p. 20).


Ainsi, dans un exercice de révision des pronoms le, la, les, on demande
aux étudiants de «paraphraser le sens des différents voilà utilisés dans les
réponses aux questions posées» (p. 146) dans un exercice de réemploi anté-
rieur : à (— Vous avez vos lunettes ?, — Les voilà) correspond B montre ses
lunettes à À, il les lui montre ; à (— Je ne vois pas l'ouvreuse, — La voilà)
correspond B voit l'ouvreuse, elle arrive (éventuellement B voit l'ouvreuse
arriver) ; etc. Démarche tout aussi cognitive que celle des exercices de
conceptualisation, bien qu’elle ne s’applique pas à la construction méta-
linguistique d’une règle.

A cette compétence langagière et technique du professeur (dans


la mise en œuvre non seulement des exercices que nous venons de voir,
mais aussi des procédures verbo-tonales de correction phonétique), il faut
ajouter des conditions liées à la conception du matériel audio-visuel même.
Trois d’entre elles nous paraissent importantes pour une pratique efficiente
des paraphrases communicatives. Ces conditions sont réalisées dans D.V.V.,
mais sont loin de l’être dans tous les manuels audio-visuels.

La première est que le dialogue prévu dans le manuel soit ce que


nous avons déjà appelé un dialogue de situation, autrement dit un dialogue
dont presque toutes les répliques soient communicativement en rapport
avec le cadre dans lequel il se déroule et les actions des personnages. Lin-
guistiquement, ces répliques contiennent souvent des déictiques (shifters
dans la linguistique anglo-saxonne), c’est-à-dire des mots qui tirent une
partie de leur signification des conditions mêmes dans lesquelles ils sont
employés, comme les pronoms personnels qui se réfèrent à la personne
Geune ou vieille, homme ou femme, riche ou pauvre) qui parle (moi, je,
nous) où à qui l’on parle (foi, tu, vous) ; de nombreux adverbes de temps
et de lieu qui ne signifient pleinement que par rapport au moment et à
l'endroit dans lesquels on communique : maintenant peut se référer à
n'importe. quelle heure du jour ou de la nuit, à n’importe quelle date,
ici peut renvoyer à «Paris» comme à «Marseille» ou à «Tokyo» ; il en
va de même pour aujourd'hui, demain, hier, etc., pour les adjectifs et les
pronoms démonstratifs dans certains de leurs emplois, pour les temps
verbaux (dans la parole, disait St Augustin, il n’y a que présence des choses
présentes, présence des choses passées, présence des choses à venir, et ce
présent toujours recommencé est celui de l’énonciation de la phrase), pour
les aspects, les modes, et pour tous ces gestes et mimiques par lesquels

118
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

on montre ce dont on parle et à l'égard de qui ou de quoi on adopte telle


ou telle attitude. Cette déixis (verbale ou non verbale) articule ce qui est
dit à ceux qui le disent et aux conditions spatio-temporelles dans lesquelles
ils le disent, et permet, à partir de la simple observation de ce qu’ils sont
et font, dans les circonstances où ils se trouvent, de deviner non pas les
phrases précises échangées mais les intentions qui les orientent. Deux
personnes sont assises à la terrasse d’un café, de l’autre côté du boulevard,
elles bavardent : rien, pas même leurs gestes ou leur visage, ne me permet
de savoir de quoi elles parlent. Le garçon de café arrive, l’une d’entre elles
lève la main, semble l’appeler ; il s'approche, semble les saluer et leur dire
quelque chose, ils répondent, etc. : ce qu’ils échangent est maintenant en
rapport direct avec leur environnement, leurs statuts et rôles respectifs, et
si je ne peux entendre les phrases exactes qu'ils utilisent, je peux au moins
cerner les intentions de communiquer probables qui sont les leurs : «Il
appelle le garçon pour lui commander quelque chose»; «Celui-ci leur dit
bonjour et leur demande ce qu'ils désirent» ; «Ils lui disent ce qu'ils veu-
lent», etc. On est passé d’un dialogue de situation «mentale» partagée par
les deux seuls interlocuteurs, à un dialogue de situation concrète, laquelle
peut être saisie par tous et, partant, les intentions aussi qui s’y inscrivent,
pour peu que le rituel qui ordonne la communication ne nous soit pas trop
étranger.

La seconde condition est que les images du manuel qui visualisent


cette situation concrète ne comprennent pas de «ballons» dans lesquels on
essaie d'illustrer le sens des répliques de la leçon. Avant D.V.V., certains
professeurs (en particulier J. Boudot et C. Malandain) avaient tenté d’uti-
liser la technique des paraphrases communicatives avec les images de
V.LF. et ils avaient constaté que ses «ballons» limitaient les productions
paraphrastiques des étudiants, ceux-ci se bornant à rechercher des phrases
susceptibles de correspondre aussi précisément que possible aux dessins
contenus dans ces «ballons». D’où dans les manuels ultérieurs (Bonjour
Line, puis D.V.V.), le parti pris de ne plus chercher à visualiser les ré-
pliques du dialogue de la leçon, mais seulement l’ensemble de la situation
dans laquelle il se déroule et les éléments de cette situation qui lui sont
pertinents.

La troisième condition est que la progression du manuel soit conçue


de telle sorte que, par exemple, à la leçon 15, les étudiants aient acquis
antérieurement (de la leçon O0 à la leçon 14) les moyens verbaux et non

119

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

verbaux d'interpréter et de reformuler paraphrastiquement les intentions


qu’ils doivent deviner dans cette leçon 15. Autrement dit, il faut que cette
leçon soit, dans les interactions qu’elle simule, élaborée d’abord en fonction
des leçons antérieures, et secondairement en fonction du vocabulaire et
de la morpho-syntaxe qu’on veut y introduire. Ce qui suppose une progres-
sion dans laquelle chaque nouvelle leçon permet le réemploi, aussi riche que
possible, de ce qui a été appris dans les précédentes. Comme l’indique M.-T.
Moget : «On verra que la progression choisie dans cette méthode oblige
assez rapidement à des confrontations entre les constructions déjà étudiées
et celles que l’on introduit peu à peu, et, par voie de conséquence, à l’éta-
blissement progressif de leurs valeurs d'emploi.» (Guide pédagogique, p. 19)
Dans la pratique des paraphrases communicatives, c’est ce qui a été acquis
qui sert à apprendre du nouveau, le nouveau rétro-agissant sur l’acquis :
encore faut-il que le manuel tienne compte de cette progressivité en spi-
rale, ce qui est le cas de D.V.V. mais pas de tous les manuels.

5. LES IMAGES DE TRANSPOSITION

Même si les interactions qui s'inscrivent successivement dans la


situation d’un dialogue en modifient certaines composantes (changements
de cadrage, de décor, de rapports entre les personnages, péripéties de
l’action, apparition de nouveaux venus, etc.), c’est toujours dans la même
situation globale que les étudiants s’entraînent à produire, à partir de leurs
acquis, des paraphrases communicatives. Comme dans V.L.EF., se pose le
problème de les entraîner à réemployer ces acquis dans des situations
à la fois semblables (pour favoriser ce réemploi) et différentes (pour les
aider à le transposer) de celle(s) de la leçon, que ces situations analogues
soient fictives ou vécues. Les images de transposition ont précisément
pour objectif d'inciter les étudiants à produire des paraphrases commur-
nicatives dans des situations voisines de celle(s) de la leçon en ce qui conser-
ne leurs interactions (et donc les intentions mises en jeu), et autres en ce
qui concerne personnages et décor.

C’est P. Neveu (dessinateur de V.LF. et de D.V.V.) qui, dans un


premier temps, eut l’idée d'illustrer, par des séquences d’images sans «bal-
lons», certaines des situations de transposition proposées verbalement par
M.-T. Moget dans le Guide pédagogique (1972). Ainsi, à la leçon 1, il était
proposé : «Un prestidigitateur qui tire des objets de son chapeau, d’un

120
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

tiroir, d’un sac, avec des effets de surprise» (p. 46), prestidigitateur qu’on
retrouve dessiné dans la première partie du Livre de l'étudiant (1975),
afin que les étudiants puissent lui prêter les premières paroles qu’ils vien-
nent d’apprendre en L2 : Attention, Regardez, Voilà un(e) … Ce livre, on
l’a signalé multiplie les images de transposition qui proposent aux étudiants
des situations simulées, quotidiennes ou cocasses : «Avec les séries des
nouvelles images, ce sont des exercices de transposition que nous proposons
aux étudiants» (Livret du professeur, 1975, p. 8).

Voici, à titre d'exemple, foutes les productions du professeur


et des étudiants d’une classe multinationale sur une image (n° 7) de trans-
position de la leçon 8. Il s’agit d’une exposition de peinture, le jour du
vernissage ; un des peintres qui exposent s’adresse à un gardien pour lui
demander un marteau afin d’accrocher au mur son tableau, ce qu’on a
apparemment oublié de faire ; le gardien répond par un geste évasif :

John (qui se met à la place du gardien) — C’est possible de dire : Excusez-


moi, Monsieur, c'est pas mon problème! ?

Professeur : — Oui
Eric : — Ce n'est pas *mon faute.

Saleh (qui corrige Eric) : — Ce n'est pas ma faute.

1. Les productions en italiques sont des paraphrases communicatives.

121
L)

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Professeur : — Oui, ce n'est pas ma faute... hein, ce n'est pas de ma faute,


on dira... on dira, ce n'est pas d'ma faute.

Johanghir : — Je suis un gardien seulement.

P. : — Voilà,je suis gardien seulement, hein, on dira pas :je suis un gardien.

Johanobhir : — Je suis gardien seulement.

P. : — Très bien.

John : — C’est possible : c'est pas mon travail ?

P. : — Oui … si tu veux .… très bien — Image 7, image 7 … alors euh … José.

José (ainsi sollicité se met à la place du peintre) : — J'ai besoin d'un crochet
et d’un marteau pour remettre … pour mettre le tableau sur le mur. (para-
phrase dans laquelle il reprend les acquis de la leçon 7).

P. : — Bien.
José : — 1! me faut quelque chose pour remettre mon tableau sur le …

P. : — Pour mettre … pour accrocher.

José : — Pour accrocher mon tableau au mur.


P. : — Très bien, autre idée ?

José : — Est-ce que vous pouvez préparer quelque chose ?

P. : — Pourquoi préparer ?

José : — Préparer.

P. : — Autre idée ? (il refuse de comprendre ce que cherche à dire José :


Est-ce que vous pouvez faire quelque chose ?)

José : — Est-ce que vous pouvez me donner quelque chose ?


P. : — Oui … alors qu'est-ce que tu demandes ? Est-ce que vous pouvez
me donner quelque chose, me donner quoi ?
José : — Me donner quelque chose pour accrocher mon tableau au mur —
par exemple le marteau, le f... une ficelle, euh … un clou.

122
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

Pines Un-cloun

José : — Un clou.

P. : — Très bien. (Qui n’est pas ici d'approbation mais de conclusion de


l'étrange duo entre José, rappelé à l’ordre, et son professeur.)

John (toujours inventif) : — *J'ai faut … un petit crochet … *j'ai faut.


P. (s'adressant à une autre étudiante pour le corriger) : — Ah … Irène ?

Irène : — /l me faut

John : — C’est pas possible pour …


P. : — Non,je peux pas dire :j'ai faut ;je peux dire : J'ai besoin.

Isla : — de crochet.
P. : — D'un crochet … ou bien Irène ?

Irène : — /l me faut …

P. : — Très bien, je ne sais pas ce qu'il dit mais il peut le dire …

John : — C’est possible … eh oui … /l me faut …

P. : — Alors John, parie … image &.

John (qui tourne la page du livre pour trouver l’image 8) : 8 … 11 me faut


une ficelle.

P. : Très bien, vous êtes d’accord.

Tous : — Oui.

P. : — Bon, continuez.

Il serait intéressant d’analyser un peu finement les interactions


qui assurent le dynanisme interne de ce travail d'invention, de correction
et de remodelage de phrases. Bomons-nous à remarquer que les interactions
étudiants-professeur y sont beaucoup plus fréquentes que celles entre
étudiants (bien qu’elles existent). Le professeur demeure ici au centre des
échanges, non seulement pour corriger les productions des étudiants mais
aussi pour les solliciter ou les faire progresser dans leur «lecture» paraphras-

123
ù

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

tique des images. Il est possible d’ailleurs de procéder autrement, en parti-


culier üans les classes regroupant des LI différentes : les étudiants en petits
groupes de 2 ou 3 préparent entre eux, à partir des images de transposition,
un petit sketch qu'ils présentent ensuite devant leurs camarades afin que
ceux-ci, avec l’aide du professeur, corrigent la grammaticalité et l’accepta-
bilité des dialogues ainsi joués. On est alors proche d’une technique de jeux
de rôles que nous analyserons au chapitre suivant.

6. DU DISCOURS DIRECT AU DISCOURS RAPPORTÉ

Nous avons vu, à propos de V.LF. (chap. 2, $ 6.1 et 6.2), que dans
l'exploitation sur images on cherchait à faire prendre une certaine distance
aux étudiants par rapport aux images de la leçon (en leur demandant de les
décrire ou de les commenter), et par rapport aux dialogues (en les incitant
à les raconter, à les rapporter à la troisième personne) au moyen d’abord
du style direct, puis progressivement du style indirect. C’est cette même
technique qui est développée et affinée dans D.V.V. sous le nom de dis-
cours rapporté.

Dès la leçon 4, le Guide pédagogique recommande de «faire faire


aux élèves un récit, c’est-à-dire de leur faire raconter quelques passages,
quelques moments de l’histoire des personnages» (p. 80). Pour cela, il faut
leur fournir «quelques verbes décrivant des actions» et «naturellement la
troisième personne de verbes qui n’ont été vus qu'avec les personnes je et
vous» (ibid.). Il est souligné que pour obtenir ce récit, 11 faut «mettre les
élèves en situation de récit : on raconte un événement à l'intention de quel-
qu'un qui ne l’a pas vu ou qui ne l’a pas vécu, mais on ne ie décrit pas,
au fur et à mesure, aux personnes qui le vivent.» (ibid.) Autrement dit,
le récit naît du fait qu'il rapporte, dans une situation interlocutrice B, des
événements et des paroles qui ont eu lieu ou ont été entendues dans une
autre situation, À. Il s’agit donc d’un discours plus complexe que le dialo-
gue face-à-face, puisqu'il enchâsse verbalement à l’intérieur de la situation
où il est énoncé (situation B) une seconde situation (situation A), dont il
doit rendre compte des aspects à la fois non verbaux et verbaux essentiels
à la compréhension du récit. Les aspects non verbaux doivent être décrits
dans ce qu'ils ont de pertinent pour la communication (il faut préciser
les personnages, caractériser leurs attitudes et leurs rapports, évoquer le
lieu et le moment, etc.) ; les aspects verbaux doivent être rapportés d’abord

124
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

au style direct (c’est le plus simple en ce qu'il n’implique pas de modifica-


tions morpho-syntaxiques des répliques rapportées), puis au style indirect
(qui implique des modifications plus ou moins importantes : passage à la
troisième personne, changement de temps, d’adverbes, etc.), ensuite pro-
gressivement au moyen de mots (surtout des verbes) qui permettent, dans
toutes les langues, de décrire les intentions de communiquer ou les actes
de langage (dans leur valeur illocutoire et locutoire) sans avoir à reprendre
les paroles mêmes. Ainsi, à la leçon 4, les étudiants font leurs premiers
essais de récit en narrant ce que font les personnages : «Pierre entre dans
une maison (..….) Il monte l'escalier et il sonne au deuxième étage, à droite.
Une dame ouvre la porte : c’est Mme Ratier, la logeuse de Mireille. (...)», et
en rapportant ce qu'ils disent au moyen de ÿi/ dit que …, il lui dit que …, il
répond que … Dès la leçon 6, il est suggéré d’une part d'introduire des
«verbes de parole» comme il lui demande de …., il ne veut pas (dire ou
faire)... il l'invite à .…, il accepte de .…, il refuse de .…, autant de façons de
rapporter des questions, des invitations, des acquiescements et des refus
qui peuvent étre exprimés par des phrases diverses ; d’autre part, d’intro-
duire ce qui permet de caractériser l’attitude des personnages, leurs mimi-
ques, leurs intonations (i! est triste, il n'aime pas, etc.). On donne ainsi
progressivement aux étudiants les moyens linguistiques qui leur permet-
tront de «personnaliser leur récit» (p. 80) et d’en préserver «son caractère
de discours oral» (ibid.).

C’est cette technique du discours oral rapporté qui est développée


dans le Livret du professeur (paru en 1975) dans lequel on conseille de faire
interpréter par les étudiants les situations et la psychologie des person-
nages : «L'interprétation se fera à partir de ce que disent les personnages,
de la situation dans laquelle ils se trouvent, des relations qui existent entre
eux et de leurs intentions.» (p. 10) Ainsi, à l’image 8 de la leçon 6, dans un
cinéma Pierre parle à Mireille : — Où est l'ouvreuse ? Je ne la vois pas ;
on montre sur l’image la mimique de Pierre (visage aux sourcils froncés) et
on introduit : Pierre est surpris, il ne voit pas l'ouvreuse ; on rappelle
des moments des leçons 2 ou 3 où Cafhie est surprise de trouver des gants
dans la serviette de Pierre, où Madame Ratier est surprise de voir le foulard
de Mireille, etc. ; quand les étudiants semblent avoir assimilé éfre surpris, on
peut lui substituer un synonyme : Pierre est surpris de ne pas voir l'ou-
vreuse, il s'étonne de ne pas voir l'ouvreuse ; nouvelle forme que les étu-
diants pourront s’efforcer de réemployer dans d’autres situations, du
manuel ou de la classe.

125
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Par ailleurs, il est conseillé d'écrire au tableau ces formes du discours


oral rapporté («verbes de parole», adjectifs et adverbes caractérisant attitu-
des et comportements interactifs, etc.), parce que les étudiants auront à les
réemployer dans leur initiation à l'expression écrite, qui consiste non pas
à transcrire le récit oral, mais à le recomposer en fonction des contraintes
propres à la discursivité écrite. Comme dans le récit oral, il faut restituer
certains éléments de la situation évoquée, interpréter les interactions ver-
bales et non verbales des personnages et les rapporter, mais il faut aussi
organiser discursivement ces éléments descriptifs et ces interprétations
dans une narration écrite continue qui, conventionnellement, doit éviter
certaines répétitions, maintenir une cohésion de phrase à phrase au moyen
de renvois pronominaux et de reprises synonymiques, organiser une cohé-
rence argumentative des phrases en paragraphe, etc. Dans un récit oral,
on peut dire : Pierre est géné par le chapeau de la dame. Il ne voit rien. Il
veut s'en aller. Mireille ne veut pas. ; mais dans un récit écrit, on trouvera :
Pierre, géné par le chapeau d'une dame, veut s'en aller, Mireille refuse de
le suivre, ou bien : Ne voyant rien à cause du chapeau d'une dame, Pierre
décide de s'en aller, mais Mireille veut rester. De même qu’on ne passe pas
du dialogue au récit oral par une simple mise au style indirect, de même
on ne passe pas du récit oral au récit écrit par simple transcodage, l’un
n’obéissant pas aux mêmes règles discursives et communicatives que l’autre.
Sur cette approche de l’expression écrite en L2, on pourra consulter deux
ouvrages parus à la même époque que D.V.V. : Initiation à l'expression
écrite Ï et IT (respectivement par Th. Delporte et Ch. de Margerie) et
Qu'en dira-t-on ? Du discours direct au discours rapporté (par H. Gauvenet,
J. Leclerc, S. Moirand, P. Neveu, M. Martins-Baltar).

Le discours rapporté tel qu'il est ainsi didactiquement mis en œuvre


pose de nombreuses questions au grammairien et au linguiste. Comme on
vient de le voir, il met en jeu bien d’autres règles que celles des traditionnels
style direct, indirect et indirect libre ; on ne peut en rendre compte dans
le cadre d’une linguistique de la phrase, ni même dans celui d’une linguisti-
que du texte, simplement parce qu’il n’est pas dissociable des conditions
de production, de transmission, de réception dans lesquelles il s'inscrit,
c'est-à-dire d’une certaine pragmatique. En effet, le discours rapporté
engage non seulement ce qui été littéralement dit, mais aussi, et peut-être
d’abord, les conditions concrètes et mentales (qui l’a dit, à qui, dans
quelle situation et quel contexte, pour exprimer quelle intention et pro-
duire quel effet) dans lesquelles celui qui le rapporte l’a entendu et à partir

126
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

desquelles il l’a interprété, le plus souvent moins pour le répéter tel quel
que pour en reformuler ce qu’il en a compris, et finir par le communiquer
en tenant compte des conditions concrètes et mentales nécessairement
différentes dans lesquelles il le rapporte. Discours doit donc être compris
ici non pas comme une simple suite de phrases mais comme un ensemble
de phrases restructuré en fonction des conditions dans lesquelles il est
entendu ef des conditions dans lesquelles il est rapporté :en ce sens précis,
on peut dire que le discours rapporté est un discours de A dans le discours
de B, ou un discours de B sur le discours de A, le discours rapporteur
englobant le discours rapporté et lui conférant un sens plus ou moins
fidèle au sens primitivement communiqué, d’où les avatars des «qu’en
dira-t-on».… Il est clair que la tradition grammaticale n’a que très partielle-
ment rendu compte de ce phénomène langagier en le caractérisant par
trois «styles» morpho-syntaxiques. Il s’agit, de fait, d’un phénomène qui
met en jeu non seulement la totalité de la langue, mais aussi les règles
et normes d’usage de cette langue, qui mêle constamment le linguistique
au communicatif tout comme les paraphrases communicatives, et qui,
tout comme ces dernières, sous-tend les pratiques quotidiennes, tant
orales qu'écrites, des langues naturelles. Ce n’est que durant ces dernières
années que linguistes et grammairiens ont tenter d’en cerner la complexité,
même s’il est vrai qu’un M. Bakhtine ou d’autres en ont souligné auparavant
l'importance. Pour des analyses en français s’inscrivant dans la direction que
nous venons de signaler, on pourra se reporter aux études de H. Gauvenet
et al. (1976), de J. Authier et A. Meunier (1977), de J. Authier (1978), de
D. Maingueneau (1978) et de J. Peytard (1982), dont on trouvera une
brève caractérisation dans les indications bibliographiques de ce chapitre.
Mais remarquons que là aussi (comme pour les paraphrases), pédagogues
et didacticiens se sont intéressés au discours rapporté et l’ont mis en prati-
que dans les classes de langue en partie avant que grammairiens et linguistes
cherchent à l’analyser. Il ne s’agit donc pas, une nouvelle fois, d’un savoir
linguistique appliqué à la classe, mais bien de pratiques de classe qui ont été
progressivement clarifiées et développées grâce aux analyses linguistiques.

7. DES PRATIQUES COMMUNICATIVES SIMULÉES

On perçoit aisément les analogies et les différences qui existent


entre les normes d'utilisation recommandées pour D.V.V. et celles recom-
mandées pour V.I.F. Les unes et les autres s’efforcent de codifier didacti-
quement des pratiques d’enseignement et d’apprentissage portant sur des

127
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

données linguistiques ef communicatives (gestes, mimiques, situations


d’interlocution, lieux, moments, etc.) relevant de L2, données qui sont
simulées audio-visuellement dans la classe. Elles respectent donc le principe
S.G.A.V. fondamental : enseigner/apprendre la L2 dans des situations
simulées qui en justifient les usages quotidiens et contribuent à la struc-
turer. Selon le dernier vocabulaire en vogue, ce sont, à leur manière, des
pratiques communicatives ou interactionnelles, même s’il est vrai que (à
l'instar de nombre de ces dernières) elles n'engagent pas directement
l’apprenant dans son énonciation, dans son authenticité communicatives
(c’est-à-dire dans son insertion socio-culturelle, dans sa personnalité, dans
le hic et nunc qui est le sien dans la classe et hors de la classe), puisqu'il y
est incité à pratiquer la L2 sans s’y impliquer réellement, à travers des
personnages qui ne sont pas lui et dans des situations fictionnelles. Le
discours rapporté, cependant, par l’ancrage qu’il implique dans l’énoncia-
tion de l’apprenant qui l’émet, peut permettre, comme le signale le Guide
pédagogique de D.V.V., une certaine «personnalisation» des récits obtenus
en classe. Cette personnalisation peut également se manifester, mais de
manière indirecte, dans la formulation particulière (plus ou moins com-
plexe, explicite ou s’appuyant sur l’implicite) que choisit chaque étudiant
parmi la diversité des paraphrases communicatives ou des discours rapportés
acceptables, pour exprimer une même intention dans une situation donnée,
ou pour narrer un même échange dans une autre situation que dans celle
où il a été entendu. Paraphrases et discours rapportés (nous l’avons souligné
à propos des premières) permettent donc une certaine individualisation des
pratiques guidées en L2, individualisation qu’on ne trouve que rarement
dans V.L.F. Ils accordent aux étudiants un temps de parole beaucoup plus
important et développent un apprentissage par «essais et erreurs» et non
par conditionnement, même si celui-ci n’y est pas absent. Signalons, enfin,
que le Guide pédagogique de D.V.V. conseille aux professeurs d’aller
au-delà d’un simple réemploi dans des situations simulées (comme celui
pratiqué avec les images de transposition) :il suggère de nombreuses «trans-
positions» dans la vie personnelle des étudiants qui ne sont pas sans annon-
cer les jeux de rôles et les simulations d’Archipel.

Pour ces raisons, et pour d’autres que nous ne développerons pas


ici, les pratiques recommandées pour D.V.V. nous apparaissent comme
une «avancée» didactique incontestable dans l'interprétation des options
S.G.A.V. : par les paraphrases et les discours rapportés, l’étudiant peut,
méthodiquement mais individuellement, apprendre à structurer (selon les

128
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

codes et normes propres à la langue/culture 2) des interactions simulées


globalement, dans une certaine distanciation qui nous paraît favorable
à l’apprentissage.

D.V.V., comme tous les manuels de large diffusion, n’en a pas


moins été critiqué. S. Moirand (1974), dont l’analyse porte sur quatre
manuels audio-visuels (deux d'inspiration S.G.A.V., V.LEF. et D.V.V. ; et
deux s'inspirant à la fois du S.G.A.V. et de l’audio-oral), reconnaît que
les composantes socio-psychologiques de la communication (caractère
des personnages, statut social, rôles interactionnels, …) sont mieux res-
pectées dans D.V.V. que dans V.ILF. ou dans les deux autres manuels,
mais elle observe que la thématique n’a pas fondamentalement chargé ;
que les dialogues sont toujours des dialogues dépendant de l’environne-
ment externe (des dialogues de situation), alors qu’on ne peut communi-
quer longtemps sans recourir à des dialogues dépendant d’une situation
pensée, interne ; que la progression suivie imprègne ces dialogues de didac-
tisme ; que si les premières leçons sont bien accueillies, il n’en va pas
toujours de même des dernières ; etc. Elle distingue soigneusement les
données du manuel de leur mise en œuvre pédagogique dans une classe
(ce que nous avons appelé ses normes d'utilisation), mais, en ce qui concer-
ne D.V.V., elle se borne à esquisser la démarche que nous avons décrite
dans ce chapitre, prétendant que celle-ci est «à peine annoncée (en filigrane)
dans le guide pédagogique», ce qui n’est pas tout à fait exact, et qu’elle
n’en serait, en 1974, qu’au stade expérimental, ce qui n’était plus tout à
fait le cas. Démarche dont elle dit : « Nous constatons simplement que
l’étudiant est invité à entrer sans attendre dans le réseau des relations
de communication proposées par le message visuel, que sa «compétence
de communication», à tout moment sollicitée, a plutôt tendance à se
développer, que les échanges verbaux dans le groupe-classe semblent moins
contraints (..). Les étudiants eux-mêmes en sont conscients : les mêmes
qui trouvent Pierre et Mireille peu crédibles et «sans intérêt» déclarent
que le cours est «intéressant».» (p. 18)

C’est pour ne pas distinguer aussi prudemment le contenu du


manuel de son utilisation dans la classe et des productions réelles aux-
quelles sont confrontés les étudiants, que d’autres critiques visant D.V.V.
nous paraissent peu pertinentes.

Telle celle développée par A.G. Sciarone et L.L. Van Maris (1973) :
ayant comparé statistiquement les occurrences des formes (en particulier

129
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

verbales) dans les seuls dialogues de V.IF. et de D.V.V., ils observent


que dans D.V.V. ces formes ne sont pas aussi systématiquement présentées
que dans V.LEF. (les dialogues n’y épuisent pas la totalité des formes d’un
paradigme grammatical donné : par exemple, on n’y trouve pas toutes les
désinences de tel ou tel temps), et que le retour de ces formes (les «échos»)
n’y est pas aussi régulièrement renouvelé ; et ils en concluent que D.V.V.
est moins bien «programmé» que V.IF. Ce qui revient à ne pas tenir
compte de la conception méthodologique des auteurs de D.V.V. telle
qu’elle est exposée dans la préface du Livre du maître : «Nous précisons
à la fin de chaque leçon le programme grammatical des dialogues qui la
constituent, en indiquant d’une part les points de grammaire qu’il convient
d'exploiter si l'on veut respecter la progression! et d’autre part les cons-
tructions et types de phrases intéressants qu’il est souhaitable de pratiquer
au cours de l'exploitation de la leçon!» (p. 8). Ainsi, à la leçon 2 qui
présente des manières de signifier «l’appartenance» (C'est la serviette de
Pilou, ce sont les gants de Pierre, à qui est cette serviette, etc.), il est
conseillé d'introduire, dans l’exploitation, les pronoms toniques sujets
lui et elle (elle, elle habite à .….), ainsi que aussi. Autrement dit, même
en démarche «classique» (par phases), ce qui constitue la progression
de D.V.V., ce n’est pas seulement ce qui apparaît ou réapparaît dans les
dialogues, mais aussi tout ce qu’on est invité à exploiter et à introduire
dans les pratiques mêmes de la classe (les «programmes» à la fin de chaque
leçon l’attestent, ainsi que les colonnes de droite du tableau «contenu
grammatical», pp. 23-27 du Livre du maître). Et il est évident que dans
une démarche par paraphrases et discours rapportés, les étudiants appren-
nent bien d’autres choses que ce que présentent les dialogues, et que ce sont
eux qui «décident» des échos et des variations des paradigmes.

G. Gschwind-Holtzer (1981) développe les critiques de S. Moirand


et, comme cette dernière, ne s’attarde guère sur la démarche par para-
phrases et discours rapportés (qui pourtant, en 1981, avait été adoptée
par de nombreux professeurs). Centrant son étude exclusivement sur les
dialogues du manuel, elle leur fait le reproche exactement inverse de celui
de Sciarone et Van Maris : ils seraient trop systématiques, trop obéissant
à une progression morpho-syntaxique constamment présente, qui comman-
derait à leurs répliques et à leur déroulement. Il y a, nous semble-tl,

1. C’est nous qui soulignons.

130
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

quelque illogisme à dénoncer dans ces dialogues ce précisément pour


quoi ils sont faits, à savoir leur didactisme : ne sont-ils pas d’abord, un
moyen d'introduire progressivement et méthodiquement, dans des contextes
d’emploi plausibles (sinon «naturels»), «les notions de base de syntaxe et
de morpho-syntaxe du français» (Livre du Maître, p. 8). Ces dialogues
didactiques sont une manière d’enseigner systématiquement, et aussi
contextuellement que possible, la grammaire de L2. On peut contester
cette option en elle-même et lui préférer, dès les premières leçons, «l’im-
mersion» dans un «authentique» fait de documents découpés et d’enregis-
trements remaniés, mais on ne peut leur objecter d’être conformes à
l’objectif que s’est explicitement fixé l’auteur du manuel. De plus, à s’en
tenir à ces dialogues indépendamment des productions qu'ils sont didacti-
quement destinés à susciter dans les classes, on les falsifie : on finit par
analyser et critiquer des données qui, considérées en elles-mêmes, n’ont
pas grand chose à voir avec ce qui assure réellement l’enseignement/appren-
tissage de la langue.

131
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

e Les références à D.V.V. concernent les ouvrages suivants


De ViveVoix, livre du maître, par M.T. MOGET, Paris, Didier, 1972 ; De
Vive Voix, guide pédagogique (id.) ; De Vive Voix, livre de l'étudiant, par
M. ARGAUD, B. MARIN, P. NEVEU, Paris, Didier, première partie, 1975
(leçons 1 à 12), deuxième partie, 1976 (leçon 12 à 21).

e Sur la notion de paraphrase, on pourra consulter : «Paraphrases


et ambiguités de sens», par H. BESSE dans Cahiers de lexicologie, n° 22,
1973 ; «Paraphrases et réemplois» (id.) dans Pratique de la classe audio-
visuelle au niveau 1, Paris, Didier, 1975 ; «Pragmatique des paraphrases
discursives» (id.) dans Travaux de Didactique du Français Langue Etran-
gère, n° 2, 1980 (Université P. Valéry - Montpellier III) (la notion de
paraphrase discursive recouvre, dans cet article, celle que nous avons
appelé, ici, paraphrase communicative). Grammaire et didactique des
langues, par H. BESSE et R. PORQUIER, Paris, Hatier-Crédif, 1984 (chapitre
6).

Pour l’enseignement du vocabulaire au moyen de paraphrases,


on pourra se reporter à «Compétence communicative et acquisition des
vocabulaire», par R. GALISSON dans Travaux de Didactique du Français
langue Etrangère, n° 3, 1980.

Pour l’analyse proprement linguistique de la notion de paraphrase,


nous renvoyons à la synthèse proposée par C. FUCHS : La paraphrase,
Paris, P.U:F., 1983.

132
PARAPHRASES ET DISCOURS RAPPORTÉ

® En ce qui concerne le discours rapporté, d’un point de vue


pédagogique, voir /nitiation à l'expression écrite 1, par Th. DELPORTE,
Paris, Didier, 1972 ; Initiation à l'expression écrite 2, par Ch. de MARGERE,,
Paris, Didier, 1973 ; Qu'en dira-t-on ? Du discours direct au discours
rapporté, par H. GAUVENET, J. LECLERC, S. MOIRAND, P. NEVEU, M.
MARTINS-BALTAR, 1976.

D'un point de vue didactique, voir La pédagogie du discours rappor-


té, sous la dir. d’H. GAUVENET, Paris, Didier, 1976.

D'un point de vue linguistique (le discours rapporté dans les théo-
ries et pratiques linguistiques), on trouvera une synthèse dans Approche
de l'énonciation en linguistique française, par D. MAINGUENEAU, Paris,
Hachette, 1981 (troisième partie). On pourra voir aussi «Exercices sur les
verbes de communication» dans Pratiques n° 9, 1976 par M. CHAROLLES ;
«Exercices de grammaire et discours rapporté» par J. AUTHIER et A.
MEUNIER dans Langue française n° 33, 1977 ; «Les formes du discours
rapporté», par J. AUTHIER dans D.R.L.A.V. (Université de Paris VIII),
n° 17, sept. 1978 :et Littérature et classe de langue, par J. PEYTARD ef al,
Paris, Hatier-Crédif, 1982 (en particulier, pp. 127-137).

© À propos des exercices de conceptualisation, consulter «Problè-


mes de sens dans l’enseignement d’une langue étrangère», par H. BESSE,
Langue française, n° 8, déc. 1970 ; «Les exercices de conceptualisation ou
la réflexion grammaticale au niveau 2», par H. BESSE dans Voix et Images
du CREDIF, n° 2, 1974 ; Grammaire et didactique des langues, op. cit.
ci-dessus (chapitre 5).

e Sur les images dans D.V.V., voir «Signes iconiques, signes linguis-
tiques», par H. BESSE dans Langue française, n° 24, 1974.

e Les critiques reprises ici se réfèrent à : (En comparant Voix et


Images de France avec De vive voix» par A.G. SCIARONE et L.L. VAN
MARIS, dans Rassegna italiana di linguistica applicada, V, 2, 1973 ; Audio-
visuel intégré et communication(s)» par S. MOIRAND, dans Langue fran-
çaise, n° 24, déc. 1974 ; Analyse sociolinguistique de la communication et
didactique. Application à un cours de langue : De vive voix, parG.GSCHWIND-
HOLTZER, Paris, Hatier - Crédif, 1981.

133
CHAPITRE 4
LES PRATIQUES INTERACTIVES
DANS ARCHIPEL

1. UN MANUEL MODULABLE

Élaboré à partir de 1976-1977, essentiellement par J. Courtillon


et S. Raillard, Archipel était, à l’origine, destiné à répondre aux besoins
spécifiques du public de l’Institut de la Mission laïque française à Thessa-
lonique (Grèce). C’est à ce premier terrain d’essai que fait, entre autres,
allusion son titre, et quelques uns de ses éléments en conservent encore
les traces. Mais dans une seconde étape, plus que pour V.LEF. et D.V.V.,
cette version primitive a été profondément remaniée, à partir des enseigne-
ments tirés de ces essais initiaux mais aussi d’autres menés auprès de publics
différents (non grecs ou vivant en France, par exemple), et la version pu-
bliée en diffère beaucoup. Les unités 1 à 7 sont parues en 1982, avec une
Introduction de J. Courtillon (dans le livre du professeur) ; et les unités
de 8 à 12 sont parues en 1983, avec des Conseils aux utilisateurs de S.
Raïllard (également dans le livre du professeur) qui sont «le fruit d’une
réflexion issue d’une expérimentation de deux ans» (p. 15). On retrouve
donc, dans l’élaboration d’Archipel, les trois étapes que nous avons repérées
pour V.LF. (chap. 2, $ 1) et pour D.V.V. (chap. 3, $ 1), même si elles
sont ici quelque peu écourtées.

Par ses présupposés méthodologiques, Archipel s'inscrit, explici-


tement, d’une part dans la nouvance de la méthode S.G.A.V. ; d’autre
part, dans la problématique du «système des unités capitalisables» et des

134
LES PRATIQUES INTERACTIVES

inventaires notionnels-fonctionnels (type The Threshold Level ou Un


niveau-seuil), problématique développée dans le cadre du Conseil de l’Euro-
pe (Strasbourg) entre 1970 et 1977 (voir chap. 1, & 8).

À la méthode S.G.A.V., Archipel emprunte son option «globaliste».


Comme dans V.IF.et D.V.V., la L2 est présentée «par le biais de situations
de communication simulées, accompagnées de dessins de type situationnel,
de manière à mettre l’élève dans la position d’observateur d’un échange
linguistique» étranger ({ntroduction!, p. 12). C’est que les auteurs d’Archi-
pel estiment «que les principes méthodologiques de type globaliste, qui ont
inspiré les diverses méthodes? issues des travaux de l'Ecole de Saint-Cloud/
Zagreb, ont largement fait leurs preuves», et qu’ils «correspondent mieux
aux réalités de la perception que les principes analytiques...» (id., p. 13).
Archipel emprunte également au S.G.A.V. son option «structurale», mais
non strictement «structuraliste» (au sens linguistique du terme). Cette
option est réinterprétée en termes piagétiens : «nous avons opté pour
des principes de type constructiviste® (opposés à des principes de type
behavioristes) : c’est-à-dire que l’activité du sujet apprenant, qui construit
lui-même sa compétence, est au centre de l'apprentissage*» (id., p. 13).
On retrouve donc le structuro-globalisme tel que nous l’avons sommaire-
ment caractérisé (chap. 1, $ 7) : l'apprentissage est le résultat d’une acti-
vité fortement individualisée par laquelle le sujet «structure» ou «cons-
truit», consciemment ou non, ce qu’il perçoit et pratique d’abord globale-
ment. Options qui, nous l’avons déjà souligné, excluent les démarches
analytiques menées par le professeur (comme en méthode grammaire-
traduction), mais qui n’excluent pas que les apprenants cherchent à s’ex-
pliciter à eux-mêmes, avec l’aide de l’enseignant, la manière dont ils com-
prennent, «conceptualisent», ce qu'ils sont en train d’apprendre : rappelons
que la première édition de V.LEF. se bornait à écarter l'excès d'analyse et
la traduction littérale.

1. Dans ce chapitre, Introduction se réfère à l’introduction au livre du professeur 1


(par J. Courtillon) et Conseils à l'introduction au livre du professeur 2 (par S. Raïl-
lard).
2. I s’agit en fait ici de ce que nous appelons des manuels.
3. Enitaliques dans le texte.

135
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Aux travaux du Conseil de l’Europe, Archipel emprunte l’idée


que tout le dispositif didactique doit étre centré sur l'apprenant, c’est-à-
dire qu'il doit permettre à chaque étudiant de construire son propre par-
cours d’apprentissage, en suivant le rythme qui est le sien, et surtout
lui permettre de prendre en charge, lui-même, cet apprentissage. J. Courtil-
lon est claire sur ce point : «En effet, nous ne savons pas comment chacun
des apprenants procède pour acquérir la langue (...) Nous n’avons donc pas
voulu faire le choix à la place de l’apprenant. En considérant qu'il est
adulte et responsable de son apprentissage, nous avons tenté de fournir
les différents moyens pédagogiques qui permettent à des tempéraments
psychologiques et cognitifs différents de construire leur compétence.»
(Introduction, p. 13) D’où une diversification des contenus du manuel
beaucoup plus grande que dans V.I.F. ou D.V.V. : «la classe doit pouvoir,
à travers une négociation avec le professeur, procéder à des choix» (id.,
p. 12). Pour chaque unité d’enseignement, on trouve donc «un ensemble
cohérent de matériaux extrêmement diversifiés» (ibid.) : de six à dix
petits dialogues enregistrés et illustrés, des documents authentiques (ex-
traits de journaux, publicités, dessins humoristiques), des photographies,
des textes littéraires et des poêmes, des jeux de rôles ou des tâches à
accomplir, des exercices oraux ou écrits, auto-correctifs, à choix multiples,
des tableaux de conceptualisation, etc. D’où une progression d’enseignement
moins linéaire que celle de V.IF. et moins systématique dans les situations
de réemploi (leçon après leçon) que dans D.V.V., progression qui s’inspire
des propositions de Un niveau-seuil (D. Coste et al, 1976). Le contenu
linguistique y est réparti «en unités ayant un caractère fonctionnel au ni-
veau de la communication, c’est-à-dire permettant d'apprendre un discours
centré sur une zone déterminée d'échanges «(ibid.). Autrement dit, chaque
unité contient, en principe, le vocabulaire, la grammaire, les expressions,
la pragmatique fonctionnellement indispensables aux échanges relevant d’un
type d'expression ou de communication donné. Ainsi, l’unité 1 a pour
objectif fonctionnel d’apprendre à caractériser une personne dans son
aspect physique, ses qualités, son identité, sa profession, son adresse, d’ap-
prendre à la rechercher et à entrer en contact avec elle ; à ces objectifs
fonctionnels correspondent des objectifs linguistiques permettant de
réaliser (de faire exister) les premiers : la phrase attributive (être + adjectif
ou substantif), la phrase avec avoir ou c'est, l’intonation interrogative,
quelques interrogations partielles (Qu'est-ce qu'il fait ? Qui êtes-vous ?),
la phrase négative, les verbes faire, vouloir et d’autres verbes du premier
groupe. On voit qu’Archipel ne suit pas les fréquences décroissantes du

136
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Français Fondamental, et que chaque unité renferme un contenu linguis-


tique beaucoup plus riche et diversifié que celui d’une leçon de V.LF. ou
de D.V.V. : c’est que l’apprenant n’aura pas tout à apprendre, à retenir
et à réemployer, mais seulement ce qui lui conviendra et lui sera nécessaire
dans ses échanges avec les autres apprenants et le professeur. «Nous avons
considéré, écrit encore J. Courtillon, que tout ce qui est perçu ne doit pas
être nécessairement réemployé dans l'immédiat (..) Ce qui permet (...)
une sélection des données par l’apprenant, autre principe lié à l’individua-
lisation de l’apprentissage.» (id., p. 13). Dans «larchipel» de matériaux
qui constitue une unité, chacun doit apprendre à naviguer...

Cette progression notionelle-fonctionnelle (voir chap. 1, & 8)


est sans doute moins en rupture avec les progressions suivies par V.LEF. et
par D.V.V. qu'il peut le sembler au premier abord. Une comparaison un
peu fine des progressions morpho-syntaxiques des trois manuels montre-
rait que la différence se situe moins au niveau de la gradation d’ensemble
du cours qu’au niveau des groupages unité par unité, ou leçon par leçon.
Ceux d’Archipel sont beaucoup plus complexes et diversifiés que ceux
de V.ILF. ou de D.V.V., simplement parce qu'aucune forme n’est exclue
par principe a priori, même si elle est de fréquence faible, dès lors qu’elle
apparaît naturellement dans le type d’échanges sélectionné pour l’unité.
Encore que dans V.IF. et dans D.V.V., les groupages incluent souvent
ce que le Français élémentaire appelait «quelques adjonctions nécessaires»,
c’est-à-dire des formes non inventoriées dans les enquêtes statistiques
mais qu'il est nécessaire d'introduire pour conserver un certain naturel
aux situations présentées. Rappelons aussi que l’Avant-propos de la pre-
mière édition de V.LF caractérisait la grammaire qui y était proposée
comme «essentiellement fonctionnelle», et que de nombreux articles
de G. Gougenheim se référaient, à la même époque, à une certaine fonc-
tionnalité grammaticale : ce qui doit sélectionner les formes, c’est moins
leur apparente simplicité ou complexité que leur utilité fonctionnelle
dans les échanges quotidiens, et cette utilité est déterminée par la fréquence
avec laquelle les natifs les utilisent spontanément dans ces échanges. On
n’est pas loin des principes qui sous-tendent les inventaires notionnels-
fonctionnels, même si ceux-ci délaissent le critère fréquentiel. Archipel
atteste, comme nous l’avons déjà souligné (en particulier au chap. 1, $ 8
et 9) qu'il n’y a pas contradiction entre les options S.G.A.V. et les options
dites communicatives et cognitives, mais bien continuité et développement.

137
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Ce qui est nouveau dans Archipel, c’est moins les principes métho-
dologiques que leur mise en œuvre didactique et pédagogique, que les
procédures d’enseignement.et d'apprentissage que ce manuel permet de
promouvoir dans les classes. Il suffit d’entrer dans une classe utilisant
Archipel, et l’utilisant dans l’orientation voulue par ses auteurs, pour être
frappé par la différence avec les classes s’appuyant sur V.I.F. ou même
sur D.V.V. : les échanges entre étudiants (en L2 et parfois en LI) y sont
infiniment plus nombreux, plus riches, plus affectifs, plus intenses que ceux
entre les étudiants et le professeur. Le groupe-classe y apparaît souvent
comme dispersé, éclaté en sous-groupes, en multiples apartés, décentré par
rapport au maître. Tout se passe comme si l’enseignement/apprentissage
était d’abord le fait des étudiants entre eux et non le résultat d’une relation
dissymétrique entre celui qui sait et qui enseigne, et ceux qui ne savent pas
et qui apprennent.

Les auteurs d’Archipel insistent particulièrement sur ce point :


«le premier objectif, écrit S. Raïllard, est de mettre l'élève au centre de
la classe et de laisser l’enseignant s’effacer» (Conseils aux utilisateurs,
p. 15). Objectif qui remet en cause les rôles traditionnellement institués
par toute classe. Le professeur «a pour rôle essentiel de permettre les
échanges entre élèves» (ibid.), car, comme le remarque J. Courtillon,
«pour mener à bien une méthodologie centrée sur l’apprenant, il est plus
important d’être animateur! que «maître» (..), cela signifie savoir se
mettre en retrait ou à l’écart de certains échanges linguistiques, accepter
de n'être parfois qu’un des participants, abandonner l’idée d’être toujours
le maître du jeu, le centre des échanges, d’avoir le temps de parole le plus
grand» ({ntroductfion, p. 18). Quant à l’apprenant, pour mériter cette
dénomination, c’est à lui à prendre en charge son apprentissage et une
partie de son enseignement, compte tenu de ses besoins, de sa créativité,
de ses capacités, de son affectivité et surtout des relations dans lesquelles
il va se trouver engagé et qu'il va construire avec les autres membres du
groupe-classe. Il s’agit de «tendre de plus en plus à faire de la classe un
lieu (d'échanges à caractère social (c’est-à-dire se rapprochant de ceux
de la vie réelle) et non plus d’échanges à caractère didactique (où le profes-
seur «interroge» et où les élèves «répondent» pour montrer ce qu'ils
savent) (/ntroduction, p. 18).» |

1. Enïitaliques dans le texte.

138
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Se devine ici une orientation didactique qui n’est pas éloignée de


celle préconisée par ce qu’on appelle quelquefois les «méthodes huma-
nistiques» (Suggestopédie, Silent way, Counseling-Learning ou Commu-
nity-classroom, voir chap. 1, $ 9). C’est — compte tenu de la nature du
savoir-faire communicatif qu’on veut faire acquérir, savoir-faire moins
réductible que d’autres aux savoirs qu’on en a — l’idée que l’enseigne-
ment/apprentissage d’une langue passe d’abord par une pratique intensive
des interrelations que chacun parvient à établir avec ses semblables au
moyen des codes de cette langue. Fondamentalement, une L2 ne s’ac-
querrait pas très différemment de la L1, c’est-à-dire d’abord à travers de
multiples échanges avec ceux qui la parlent ou essaient de la parler, échan-
ges dans lesquels on s’engage personnellement (dans son individualité
corporelle, émotionnelle et affective, psychologique et socio-culturelle)
pour communiquer quelque chose. Ce qui conduit à un modèle d’enseigne-
ment/apprentissage qui n’est centré ni sur l’enseignant, ni sur les enseignés,
ni sur la matière à enseigner/apprendre, mais, avant tout, sur les interrela-
tions qui s’établissent entre les membres du groupe-classe et entre ceux-ci
et ce que leur propose le manuel. Autrement dit, un modèle qui se fonde
sur la notion d'interaction.

2. LA NOTION D'’INTERACTION EN DIDACTIQUE DES LANGUES

Le mot même d'interaction (ou ceux d'interaction communicative


et d'interaction sociale qu’on lui préfère parfois) n'apparaît qu’incidem-
ment dans l’/ntroduction (par ex., p. 13) de J. Courtillon et les Conseils
aux utilisateurs (p. 16) de S. Raïllard ; la notion qu’il désigne n’en est pas
moins constamment présente dans leur réflexion méthodologique et leurs
recommandations pédagogiques : «Le modèle d’apprentissage proposé (...)
n’est centré ni sur l’enseignant, ni sur l’élève mais sur la relation qui s'établit
entre participants.» (Conseils, p. 15). D'où le titre de ce chapitre: Notre
propos n’est pas ici d'analyser la place qu’occupe actuellement la notion
d'interaction en didactique des langues (on pourra se reporter à deux
ouvrages récents : L. Schiffler, 1984 et CI. Kramsch, 1984, ainsi qu’au
numéro spécial de Le Français dans le Monde, n° 183, février-mars 84),
mais simplement de la caractériser brièvement, avant de montrer le rôle
qu’elle joue dans les pratiques d'utilisation d’Archipel.

1. C’est nous qui soulignons.

139
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

Si cette notion s’est répandue si rapidement et a pris une si grande


importance en didactique des langues durant ces dernières années, c’est
qu’elle n’y était pas profondément «révolutionnaire», qu’elle s’inscrivait
d’entrée dans un champ de préoccupations et de réflexions plus anciennes.
En fait, la notion d'interaction tend, en les enrichissant et complexifiant,
à remplacer deux notions très utilisées dans les trois décennies précédentes.

La première est celle d'acte de communication qui a été longtemps


une notion cardinale dans la méthodologie S.G.A.V. appliquée à VIF. et à
D.V.V. Cette notion, qui devait beaucoup au post-saussurisme (Ch. Bally,
K. Bühler, R. Jakobson) et qui est liée aux fonctions mises en jeu par
toute communication, renvoyait à l’action par laquelle un locuteur donné
actualise le choix qu'il fait de certaines composantes de la langue pour
transmettre une information à un auditeur donné, en un lieu, un temps
et dans des circonstances (concrètes et pensées) spécifiques, c’est-à-dire
dans une situation de communication particulière. Notion qui, on le voit,
relève de ce que nous avons appelé une linguistique de la parole, parole
étant entendue à la fois comme renvoyant à ce que F. de Saussure appelle
«une fonction du sujet parlant», c’est-à-dire «un acte individuel de volonté
et d'intelligence», et un acte socio-culturellement déterminé. La seconde,
plus récemment utilisée en didactique, est celle d’acte de langage, notion
empruntée à la philosophie analytique de J.L. Austin et J.R. Searle, et qui
a été appliquée à l’enseignement/apprentissage des langues, non sans quel-
que distorsion, sous les noms d'acte de parole (par exemple, dans Un
niveau-seuil) ou de fonctions (par exemple, dans The Threshold-Level).
Nous avons vu (chap. 1, $ 8) qu'il s’agit de considérer que toute phrase,
énoncée dans les circonstances et entre les interlocuteurs appropriés,
accomplit pragmatiquement un acte particulier, ou, autrement dit, remplit
une fonction spécifique (elle asserte, promet, demande, félicite, refuse,
excuse, .…). Dans cette optique, dire c’est toujours, en quelque manière,
faire.

Ce que la notion d'interaction ajoute à ces deux notions, qui visent


à réinsérer la langue dans ses environnements d’emploi, c’est d’abord un
certain dynamisme interne. Parler d'interaction, c’est insister sur la dimen-
sion au moins duelle de toute action langagière, c’est l’inscrire dans une
sorte de «dialogisme généralisé», dans ce mouvement de va-et-vient entre les
interlocuteurs au moyen duquel ils parviennent progressivement, par ac-
commodation réciproque et réglage coordonné, à réduire leur mutuelle

140
LES PRATIQUES INTERACTIVES

incertitude communicative. Ainsi comprise, l’action langagière ne peut


être le fait du seul locuteur, même placé dans les circonstances appropriées ;
elle suppose confrontation et coopération entre les interlocuteurs, ce qui
ne peut se faire sans mettre en jeu les rapports interpersonnels et sociaux,
lesquels n'étaient pas vraiment pris en compte dans les notions d’acte de
communication ou d’acte de langage. Pour réussir une interaction langa-
gière, il faut, à quelque degré, s’y engager affectivement et cognitivement,
et il faut y engager, au moins symboliquement, son moi profond, social et
culturel. La recherche d’une compréhension partagée est à ce prix, simple-
ment parce qu’elle passe par bien d’autres choses que les mots, parce qu’elle
implique toujours négociation avec l’autre, et parce que le succès de cette
négociation dépend plus de l’interrelation dans laquelle elle s’inscrit que de
ce qui est négocié. Ainsi, pour donner un ordre, il ne suffit pas d'employer
certains éléments verbaux (qui ne se confinent pas à l’impératif, comme
peut le laisser penser la grammaire traditionnelle) et non verbaux (into-
nation, geste) ; il faut d’abord que mon partenaire accepte le rôle que je
me confère en lui donnant un ordre, ou qu'il reconnaisse le statut (social
ou autre) qui me permet de lui donner ; il faut aussi que les circonstances
rendent cet ordre possible, qu’il ait la capacité de l’exécuter et qu'il y
consente, compte tenu de la perception qu’il a de cet ensemble (non
exhaustif) de conditions. C’est donc le non-dit relationnel qu’il entretient
avec moi qui assigne aux éléments verbaux et non verbaux que je produis
une interprétation d'ordre, et non ces éléments en eux-mêmes. Ce qui
revient à faire l’hypothèse que fout discours est le résultat d'un processus
coopératif à plusieurs niveaux entre au moins deux interlocuteurs, pro-
cessus de construction et de reconstruction de significations à l'origine
individuelles qu'on ajuste progressivement, par négociation, au sein d'un
réseau d'interactions personnelles et sociales.

Ainsi circonscrite, la notion d'interaction recouvre, ou amalgame,


une partie des propositions émises par l’Ecole de Palo-Alto autour de ce
qu’on a appelé «la nouvelle communication» (P. Watzlawick, J. Helmick-
Beavin, Don J. Jackson, 1972, ou G. Bateson et al., 1981), à laquelle S.
Raïillard fait allusion dans ses Conseils (p. 16), et des éléments de la psy-
chologie de l’apprentissage dite interactionniste (G.A. Kelly, 1955 ou RiFe
Bales, 1970). Elle s'inscrit dans la perspective ouverte par certaines hypo-
thèses sociolinguistiques ou de ce qu’on nomme l’ethnographie de la
communication (voir pour une présentation de ces travaux : C. Bachmann,
J. Lindenfeld, J. Simonin, 1981). Elle s’appuie donc sur des recherches

141
%

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

essentiellement anglo-saxonnes. Mais elle n’est pas contradictoire avec


la théorie constructiviste d’un J. Piaget, même si celui-ci n’insère pas de
manière claire ses processus d’assimilation et d’accommodation (lesquels,
selon lui, déterminent tout apprentissage) dans le jeu des interactions
entre individus. Pas plus qu’elle ne l’est avec le «dialogisme généralisé»
proposé par le chercheur soviétique M. Bakhtine en opposition à ce qu'il
dénommait «l’idéalisme abstrait» de F. de Saussure, ou avec les analyses
sociologiques d’un P. Bourdieu (1982). Le «globalisme» de la notion
d'interaction risque, certes, de la rendre peu opérationnelle en analyse du
discours ou de la communication ; mais son caractère de macro-catégorie
lui permet d’englober une grande partie des divers facteurs qui jouent un
rôle dans tout enseignement/apprentissage d’une L2 (voir nos Remarques
liminaires 2 et 3) et de les orienter vers une pédagogie des rapports inter-
personnels et sociaux.

S’il est vrai qu’une L2 (à l'instar de ce qu’affirme l’hypothèse


interactionniste à propos d’une L1) s’apprend de manière interdépendante,
dans et par les interactions, provoquées ou spontanées, entre les partici-
pants du groupe-classe et entre ceux-ci et les matériaux utilisés, le succès
de l’enseignement/apprentissage dépendra de l’habileté avec laquelle ces
participants s’insèreront dans ces interactions. C'est-à-dire s’ils parviennent
à transférer en langue/culture 2 la compétence qu’ils ont acquise en langue/
culture 1 pour interpréter les messages verbaux et non verbaux, les expri-
mer, et négocier leur communication avec des partenaires. /nterpréter les
messages, et non simplement les décoder, veut dire les ré-ordonner selon
sa propre représentation du monde, de soi et de l’autre (assimilation) et
restructurer cette représentation en fonction de la perception qu’on élabore
de ces messages (accommodation). Les exprimer, et non seulement les
coder ou les produire, veut dire construire ou reconstruire un sens selon
des codes et des rituels imposées par la langue/culture dans laquelle on
s'exprime. Les négocier, et non seulement les transmettre ou les commu-
niquer, c’est savoir s’insérer dans la gestion des tours de parole, piloter la
conduite thématique du discours afin de pouvoir les y introduire, réparer
les mécompréhensions ou les incompréhensions que manifeste le partenaire
par ses réactions verbales et non verbales. Ce qui implique le passage in-
cessant de relations dites symétriques (fondées sur la parité des partenaires)
à des relations dites dissymétriques ou complémentaires (fondées sur une
différence de statut ou de rôle fonctionnel des partenaires). D’où l’apparen-
te contradiction entre certaines remarques des auteurs d’Archipel :S.

142
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Raïllard affirme que «la relation qui se développe entre l’enseignant et la


classe (...) sera de l’ordre de la non-directivité» (p. 15), que la pratique de
ce manuel «suppose une remise en question par l’enseignant de son autorité
dans la classe», «qu’à un mode de transmission vertical du savoir, (on)
substitue un partage du savoir horizontal, c’est-à-dire un échange de connais-
sances entre les différents partenaires» (p. 22) ; J. Courtillon insiste, au
contraire, sur le fait que «l’animation suppose une certaine directivité»
(p. 18). C’est que, comme le signale d’ailleurs S. Raïillard («Il y a un aspect
très directif dans la notion de non-directivité», p. 19), dans la diversité des
démarches proposées par Archipel, on alterne constamment interactions
symétriques et interactions dissymétriques, même si l’originalité de ce
manuel dépend plus des premières que des secondes, lesquelles sont, en
classe, toujours marquées par la relation enseignant-enseignés.

C’est dans la perspective interactionniste brièvement évoquée ici


que nous voudrions, maintenant, présenter les normes d'utilisation recom-
mandées pour Archipel. «Comme dans toute méthodologie audio-visuelle,
écrit J. Courtillon, il existe deux phases distinctes d’appropriation linguisti-
que, l’une qui est davantage axée sur la compréhension et la mémorisation,
et l’autre davantage axée sur la production, c’est-à-dire sur l’activité de l’ap-
prenant qui s’efforce d'utiliser d’une manière personnelle ce qu’il a retenu.»
(Introduction, p. 14) Se retrouvent ici les deux phases principales du
déroulement classique de la leçon de V.LF. (voir chap. 2, $ 2). Ce qui
singularise les pratiques d’Archipel, ce n’est donc pas le déroulement
même de la leçon (qui reprend plus ou moins les moments traditionnels
de la classe de langue), mais la façon dont il est mis en œuvre pédagogique-
ment, du moins par les professeurs qui suivent les présupposées interac-
tionnistes du manuel.

3. ÉTUDE DES DIALOGUES (AUDITION ET COMPRÉHENSION)

Pour comprendre comment peuvent être travaillés les dialogues


qui ouvrent chaque unité d’Archipel (équivalent de la leconmdeV.LE:
ou de D.V.V.), il importe de les caractériser brièvement.

L'unité d’Archipel ne s’appuie pas sur deux dialogues relativement


longs comme dans les manuels antérieurs, mais sur une série de dialogues
en général plus courts. Ces dialogues, élaborés par les auteurs, sont enre-
gistrés avec des intonations et un débit proches du naturel et ne sont

143
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

accompagnés que de quelques images visualisant globalement le cadre de


l'échange et ses protagonistes. Chaque dialogue ainsi illustré est appelé
une situation. À l'unité l;-on ne trouve pas moins de huit situations évo-
quées par quelques images (genre bande dessinée) ou quelques photos
(extraites de films). À l’unité 2, on trouve six situations d’interview, cha-
cune d’entre elles étant représentée par un dessin de l’interviewé et par une
photo de son lieu de travail supposé. Comme on voit, le rapport verbo-
iconique dans Archipel n’est pas le même que dans V.L.F. ou dans D.V.V. :
les images y «présentent les situations de manière globale et il n’y a pas
de découpage visuel correspondant à des groupes sonores» (/ntroduction,
p. 15). C’est que les auteurs n’ont pas voulu faire de l’image le support
principal de la communication : «Nous pensons, en effet, que la motivation
à la pratique de la parole en classe devrait surtout passer par la création
du besoin de communication à l’intérieur de la classe» (ibid.), autrement
dit par les interactions qui s’y établissent spontanément au contact du
matériel présenté ou qu’on y suscite. De plus, contrairement à V.IEF. et
à D.V.V., les dialogues enregistrés sont transcrits dans le livre de l’élève,
partiellement dans les bulles ou les légendes des images, et intégralement
en fin de chaque unité, ce qui permet aux étudiants de s’y reporter pendant
ou en dehors du cours.

Ces séries de dialogues, qui servent à introduire progressivement la


L2, engagent un contenu linguistique et culturel plus riche et plus diversifié
que celui des dialogues de V.LF. ou de D.V.V. En raison de «leur caractère
fonctionnel» (voir ci-dessus, $ 1), ces dialogues actualisent tous à peu près
la même séquence d’actes de parole (méme si l’ordre dans lequel ces actes
apparaissent varie d’un dialogue à l’autre), mais au moyen de formulations
très différentes les unes des autres, selon la situation dans laquelle s’échan-
gent les répliques : lieu public ou lieu privé, moment de la journée concer-
né, statut socio-professionnel des personnages, rôles adoptés par chacun
d’entre eux, type de relations qu’ils entretiennent (intimes, familières,
professionnelles, officielles, …), «registre» choisi et style qu'ils adoptent,
etc. À l'unité 1, pour actualiser l’acte «entrer en contact avec quelqu'un»,
on trouve, selon les situations : Bonjour ! Salut ! (deux jeunes gens qui
se connaissent et se saluent dans la rue) ; Pardon Monsieur, :.., S'il vous
plaît Madame, … (un jeune homme, à la recherche de son chien, qui s’adres-
se à des passants) ; Bonjour Mademoiselle. Vous avez de beaux yeux, vous
savez | (un garçon dragueur abordant une inconnue) ; Mademoiselle ? (un
employé d'hôtel à une cliente) ; Pardon, vous … parlez grec (pour s’adresser

144
LES PRATIQUES INTERACTIVES

à sa voisine dans un avion) ; Qu'est-ce que tu as ? (un monsieur à une


enfant qui a perdu sa mère dans un grand magasin) ; Al, j'écoute. Pour
«demander le nom à ou de quelqu'un», on trouve : Qui est-ce ? Tu le
connais ? ; Philippe comment ? Comment tu t 'appelles ? Al, qui deman-
dez-vous ? Quoi, Monsieur qui ? Avec qui ? C'est bien ici, mais à qui
voulez-vous parler ? En pratiquant les séries de dialogues d’Archipel, les
étudiants ont ainsi l'opportunité de retrouver les mêmes actes de parole
mais formulés dans un français qui se ne confine plus au registre oral
standard (comme dans V.L.F. ou D.V.V.), mais qui s’étend à divers registres
spontanément utilisés par les Français selon leurs statuts socio-culturels et
professionnels, selon les relations qu'ils entretiennent, selon l’image qu'ils
ont ou veulent donner d'eux-mêmes. Il y a là quelque chose de relative-
ment nouveau dans les manuels de français langue étrangère ; même si cela
s'inscrit dans le mouvement amorcé par les enquêtes du Français Fonda-
mental, on tend à passer du français parlé aux français réellement utilisés,
selon leurs situations d'emploi. Mais il en résulte que les étudiants sont
confrontés, dès le départ, à des phrases beaucoup plus complexes ou plus
elliptiques que dans V.LEF. ou D.V.V.. A l’unité 1, sont introduits le passé
composé (vous n'avez pas vu mon chien ? Tu as perdu ta maman ?), le
futur proche (On va appeler ta maman), certaines pronominalisations
(ne quittez pas, je vous le passe), des expressions idiomatiques (comme
ça, à peu près ; votre attention, s'il vous plaît ; sans blague, ….).

On comprend que, compte tenu des images d’Archipel et de la


richesse des dialogues présentés aux étudiants dès les premières leçons,
on ne puisse leur appliquer les techniques d’explication de V.IEF. ou celle
des paraphrases communicatives de D.V.V. On y développe donc une
démarche, utilisée déjà par certains utilisateurs de V.ILF. et de D.V.V.
(voir chap. 2, fin du $ 3), qui consiste à faire entendre le dialogue enre-
gistré (plusieurs fois au début) en présence des images et à demander
aussitôt aux étudiants ce qu’ils en ont retenu ou ce qu'ils en ont compris :
si, le plus souvent, ils perçoivent bien la situation, ils ne restituent, surtout
dans les premières leçons, que des brides d’énoncés plus ou moins bien
répétées. C’est pourtant en fonction de ces réponses que, en retour, le
professeur construit son explication en tenant compte de leurs difficultés,
des erreurs interprétatives manifestées, mais aussi de leurs réussites. Ainsi,
l'explication s'inscrit dans une pratique interactive, essentiellement entre
professeur et étudiants dans les premières leçons (du moins dans les classes
où différentes Li empêchent les étudiants de communiquer entre eux),

145
L

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

mais aussi, et de plus en plus au fur et à mesure qu’on avance dans le cours,
étudiants entre eux, et, évidemment, entre le groupe-classe et la situation
présentée par le manuel. Cette pratique est plutôt de type dissymétrique
ou complémentaire puisque l’un des interlocuteurs (le professeur ou cer-
tains étudiants) «explique» à l’autre ce que celui-ci n’a pas compris, et
lui transmet donc un savoir qui lui assure une «supériorité» communi-
cative momentanée.

Les pratiques d'explication recommandées pour Archipel se dis-


tinguent, d’autre part, de celles recommandées pour V.IL.F. sur plusieurs
points. Elles sont beaucoup moins analytiques : on ne cherche plus à
«destructurer» et à «restructurer» chaque phrase, mais on vise toujours
à faire percevoir le sens contextualisé, en situation ; on ne travaille plus
groupe sonore par groupe sonore, mais (après une ou plusieurs auditions
de l’ensemble du dialogue) par de petites séquences de répliques, au moins
deux, sans quoi il n’y a pas interaction manifeste ; on s’en tient, sauf
difficulté ponctuelle, à une compréhension globale de la signification
échangée. Le professeur ne veille plus à se borner au lexique et à la gram-
maire déjà connus des étudiants ; il s'exprime dans une L2 aussi naturelle,
et éventuellement riche, que possible, en donnant au besoin les explica-
tions grammaticales ou culturelles, certaines traductions en L1 qui s’avèrent
utiles aux étudiants ; se retrouve ici le même parti-pris que pour les dialo-
gues : «le volume de ce qui est perçu dépasse sensiblement ce que l’appre-
nant est capable de produire dans un premier temps» (/ntroduction, p. 13),
parce qu’on juge que cet environnement langagier abondant (ce refus du
baby-talk) favorise l’appropriation, un peu comme il en va avec la Li.
Enfin, on observe que souvent les étudiants prennent des notes sur leurs
cahiers, dans une graphie qui leur est propre au moins en début d’appren-
tissage, puisqu'ils ne connaissent pas encore l’orthographe française. On
voit que l’explication selon Archipel bouscule certains tabous de l’expli-
cation selon V.I.F., afin que la conduite communicative, tant du profes-
seur que des étudiants, soit plus proche de leurs comportements langagiers
ordinaires.

Voici, à titre illustratif, quelques échanges «explicatifs» prélevés


dans deux classes d’Archipel, l’une à l’unité 4 (après environ 80 heures
de cours), l’autre à l’unité 10 (après environ 300 heures de cours). Il
s’agit, dans les deux cas, de classes se déroulant en France et regroupant
diverses nationalités, à raison d’une dizaine d’heures par semaine.

146
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Pour l’unité 4, il s’agit de l’explication de la situation 3 (Le steak


de Janine, p. 98 du livre de l’étudiant). Après trois écoutes de l’ensemble
du dialogue (écoutes très attentives : il suffit d'observer les regards et les
notes jetées furtivement sur les cahiers) et divers échanges portant sur sa
compréhension globale, la classe bute sur ces trois répliques :

Janine : Oui, je voudrais un steak-frites

Le garçon : Ne prenez pas le steak, il n'est pas tendre.


Janine : Comment, il n'est pas tendre ?

Tendre posant difficulté, le professeur ne craindra pas de le para-


phraser d’abord par : c'est dur, puis d’ajouter : c'est comme de la pierre,
du caillou, on dira il est dur comme de la semelle ; ce qui est introduire
bien des mots nouveaux, au risque d’expliquer la plus simple par le plus
complexe, mais peut-être en restera-t-il quelque chose ? Un steak-frites
s’opposant à le steak provoque quelque confusion ;le professeur commen-
te : Tout le monde sait ce que c'est un steak-frites (.….), c'est vraiment
l'expression économique (.…), steak-frites, c'est masculin ou féminin ? Il
est clair que les interactions dans lesquelles s'inscrivent ces répliques sont
d’ordre dissymétrique, en ce sens que le professeur y délivre son savoir
(connaissance de la L2, de certaines données grammaticales) en fonction
des difficultés rencontrées par les étudiants, mais sans se limiter à la com-
pétence qu'ils ont acquise de la L2.

Pour l'unité 10, il s’agit de l’explication d’un passage de Knock


(de J. Romains) enregistré (p. 73 du livre 2 de l’étudiant). Après une
écoute globale, le professeur se borne à demander :

P. : — Vous avez entendu quelque chose ?


Puis, l'explication s’élabore surtout entre étudiants :

E.i : — ZI y a une maladie que la dame, je crois … le Monsieur, il dit, ça


va coûter cher, pour guérir.
P. : — Pour guérir, oui, c'est ça.
E2 : — JI lui a demandé si elle a envie de guérir.

P. : — Mais comment est-ce qu'il dit ?

147
L

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

E.3 : — Vous avez envie de guérir … (répétition du texte)

E.4 (japonais) : — Qu'est-ce que ça veut dire «guérir» ?


E.S (Lisa) : — Quand on est bien, après la maladie.

E.6 (John) : — C’est soigner le malade.

P. : — Vous êtes d'accord ?

ES : — Non c'est après, quand on est malade, on est soigné, et après ça, on
est guéri.

E.6 : — C'est la même chose que j'ai dit.


E.S : — Non, c'est pas la même chose, parce que tu as dit : quand on est
soigné.

E.6 : — Non, j ai dit quand vous êtes malade, vous doit être soigné, soigne...
par un médecin, un infirmier.
E.5 : — Ce n'est pas la même chose : guéri, c'est être bien d'une maladie.

E.6 : — Je ne suis pas d'accord avec ça.


(rires de la classe)

E.7 (Sylvia) : — Je pense que Lisa a raison.

Le jeu des interactions entre les participants de cette «explication»


est complexe. Lisa tente d’abord d’apporter une réponse à la question de
l'étudiant japonais qui n’a pas compris guérir, en lui en donnant une sorte
de définition : Quand on est bien, après la maladie. Définition que croit
paraphraser John en : C'est soigner le malade. La question du professeur
(Vous êtes d'accord ?) est spontanément interprétée par certains étudiants
comme signifiant qu'il ne faut pas l’être ; elle vaut donc approbation pour
Lisa qui développe sa première définition. À quoi John rétorque que sa
paraphrase est bonne (qu’il a dit la même chose), peut-être parce qu’étant
anglophone, il assimile guérir à cure (qui est la fois la «guérison» est le
«remède» destiné à guérir). Ce que conteste une nouvelle fois Lisa, avec
une certaine insistance, provoquant une nouvelle réponse de John, réponse
un peu tâtonnante (il s’y glisse deux erreurs morphologiques : *vous doit,
*soigne au lieu de soigné) mais énoncée avec force, comme s’il voulait
avoir, malgré tout, raison. Réponse que refuse une troisième fois Lisa,

148
LES PRATIQUES INTERACTIVES

sûre d'elle-même et s’adressant à la classe. John ne peut que quitter le


combat, en maintenant formellement son désaccord ; ce qui provoque les
rires des autres étudiants qui ont très bien compris qu’il ne veut pas recon-
naître qu'il a tort devant Lisa, même si le professeur a donné raison à
celle-ci. Sylvia intervient alors pour appuyer Lisa, mais aussi pour apaiser
le débat (son je pense que et son sourire atténuent ce que son intervention
pourrait avoir d’agressif pour John). Ce qui complique cette séquence
principale d'interactions, c’est qu’elles mettent en jeu d’autres participants
que les quatre qui s’y engagent : Lisa, John, et même Sylvia répondent à
l’étudiant japonais, même s'ils l’oublient un moment, et répondent en
présence du professeur et des autres étudiants. Ce qui n'empêche pas Lisa
et surtout John d’engager leur affectivité dans une discussion sémantique,
portant sur leur apprentissage. D. Coste a bien souligné que «fondamenta-
lement, et de manière incontournable, les discours naturels de la classe
sont des discours didactiques» (1984, p. 18), parce qu’ils sont ies seuls
qui soient appropriés au lieu et au temps dans lesquels ils sont tenus, parce
qu’ils correspondent aux rôles et aux statuts des participants de la classe,
parce qu'ils portent sur l’objet méme du contrat tacite qui maintient cette
dernière : enseigner/apprendre la langue. D’où l’importance de ces discours
naturels de la classe, non simulés, dans l’apprentissage d’une L2.

Et l’option interactionniste fait l’hypothèse que c’est dans ce type


de communication où rien n’est joué d’avance, où chacun s’engage affecti-
vement, où on mobilise son savoir-faire pragmatique et ses connaissances
afin de négocier lesens, que se développe le mieux l’apprentissage d’une
langue (L1 ou L2). Il est possible que John et Lisa aient plus appris en
menant leur débat que l’étudiant japonais en les écoutant.

4. MÉMORISATION ET «(JEU DE LA SITUATION»

C’est cette même orientation interactive qui distingue cette phase


de la phase correspondante de V.IF. (voir chap. 2, $ 5). Car comme
dans V.IF., une bonne mémorisation des dialogues est nécessaire, si on
veut que les étudiants puissent en réemployer spontanément les éléments
dans la phase ultérieure de production. C’est aussi le moment où le profes-
seur peut appliquer les principes de la correction phonétique verbo-tonale.

On commence, le plus souvent, par une répétition de l'ensemble


du dialogue qui vient d’être expliqué, répétition menée par le maître,

149
L

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

en s'appuyant sur l'enregistrement et les images présentant la situation.


Mais on ne travaille pas groupe sonore par groupe sonore ; le maître fait
ré-entendre au moins deux répliques et les étudiants deux par deux, côte
à côte, s’entraînent mutuellement à les répéter : l’un répète une réplique
et l’autre lui répond en répétant la seconde réplique. Il s’installe alors
dans la classe un peu de confusion qui ne doit pas cacher les activités
d'apprentissage que suscite cette sorte de mutuel monitorat : les étudiants
très attentifs aux prestations de leurs pairs complètent les notes qu’ils
ont prises pendant l’explication (selon leur propre graphie et leur propre
perception de la langue française, au moins pendant les 2 ou 3 premières
unités), notes qui les aideront à se rappeler les répliques ; ils commentent
et corrigent leurs reproductions (on peut entendre une étudiante dire à
son partenaire qui distingue phonétiquement mal [œ ] de [yn] : — Mais
je ne suis pas un touriste ; et une autre protester : — Mais, ça n'est pas
ça, pas ça, parce que son partenaire ne s’en tient pas à la réplique du
dialogue) ; ils sollicitent le professeur sur certains points difficiles, pour
ré-entendre l’enregistrement, pour se départager quand ils ne sont pas
d’accord. Ce brouhaha est donc utile : les rires, les gestes, les bravos, les
remarques échangées attestent de l'engagement affectif des étudiants
dans ce travail essentiellement duel, lequel permet de s’habituer en face-à-
face, ce qui est moins intimidant que devant tout le groupe, à la nouvelle
image de soi que l’on donne quand on essaie de s’exprimer dans une L2.
Le professeur n'intervient que ponctuellement, à la demande, en acceptant
les modifications recevables que les étudiants apportent parfois aux répli-
ques.

Cette étape de répétition (à la fois collective et par paires) achevée,


les étudiants se mettent en petits groupes (deux, trois ou quatre, selon
le nombre de personnages à jouer) et s’entraînent à se rappeler et à répéter
l’ensemble du dialogue, à l’aide éventuellement de leurs notes (plus tard
de leur livre) mais sans l’enregistrement et, sauf exception, sans avoir
recours au maître. Cette répétition en petits groupes suscite évidemment
de nouvelles explications, des commentaires, des débats, des appréciations,
etc., sur la manière dont chacun reconstitue le dialogue (interactions à la
fois didactiques et naturelles dans une classe, lesquelles peuvent s’établir
en LI, si certains étudiants en partagent une). Une ré-audition du dialogue
en fin d'étape permet à chaque groupe d’évaluer la plus ou moins grande
exactitude de sa reconstitution.

150
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Le professeur demande alors si l’un des petits groupes se sent prêt


à rejouer le dialogue (ou une version de celui-ci), devant toute la classe
et Sans notes, en s'appuyant sur la seule mémoire. Ce n’est pas le maître
qui décide, mais chaque petit groupe : ce qui suppose une prise de décision
collective et donc de nombreux échanges. Quand une équipe finit par se
déclarer volontaire, elle rejoue le (ou son) dialogue devant les autres qui
observent et notent ce qu’ils approuvent et désapprouvent. Moment de
théâtre auquel participent activement les spectateurs, non seulement par
les notes qu'ils prennent, mais aussi par leurs rires, leurs remarques à la
cantonade, l’aide qu’ils apportent aux acteurs, en leur soufflant le texte
oublié quand ceux-ci ont des «trous» de mémoire. Puis, c’est au tour
d’un autre petit groupe de jouer le dialogue, alors que les premiers volon-
taires deviennent spectateurs. Ces répétitions, au sens théâtral du terme,
du même dialogue (à tout le moins, de la même trame dialoguée, parce
qu'il arrive qu'on cherche à varier les répliques) ne peut qu’assurer un peu
mieux sa mémorisation.

Quand tous les petits groupes volontaires ont rejoué la situation,


on passe à une sorte d’évaluation ou de correction collective, à partir des
notes qui ont été prises : on précise certaines oppositions phonologiques,
on demande ou on donne certaines explications grammaticales (ce qui
permet, parfois, d'introduire opportunément un exercice de conceptualisa-
tion, quand ré-apparaît dans plusieurs groupes la même erreur ou la même
demande), on commente les productions, leur qualité intonative et ges-
tuelle, on lève des malentendus ou des mécompréhensions, etc. Après le
jeu théâtral, on revient donc à des interactions portant naturellement,
en classe de langue, sur l’objet même de l’enseignement/apprentissage.

Durant cette phase, nous n'avons pas observé, comme c'était


le cas dans V.I.F., de correction phonétique systématique, étudiant par
étudiant, réplique par réplique. La correction phonétique, qui est le fait
du maître mais aussi des étudiants entre eux, peut se faire chaque fois,
que, ponctuellement, le besoin s’en manifeste (comme dans D.V.V.) que
ce soit en cours d'explication, durant les essais de restitution des étudiants,
ou durant la première étape de la mémorisation (avec l’enregistrement)
dans laquelle le maître insiste sur le rythme, l’intonation, les attitudes
gestuelles et corporelles. Il nous semble que cette étape pourrait être le
lieu d’une correction méthodique d'après les principes verbo-tonaux, la
qualité des reproductions en serait améliorée. Le problème pédagogique

151
%

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

étant toujours de ne pas entraver la spontanéité et la créativité des étu-


diants, en particulier dans le jeu théâtral, par d’incessantes corrections.

Ce qui, méthodologiquement, nous paraît intéressant dans cette


phase, c’est (outre les multiples interactions symétriques et complémen-
taires qu’elle met en jeu) le fait qu’elle conduit les étudiants à adopter
alternativement deux attitudes différentes par rapport à ce qu’ils s’appro-
prient : l’une (en particulier durant le jeu théâtral) centrée sur la signi-
fication à transmettre plus que sur les formes à répéter, peu consciente
d’elle-même et non explicitée, en raison de l’engagement qu’elle suppose ;
l’autre orientée vers la forme des messages échangés (qu’elle concerne
le sens ou le son) et exigeant une prise de conscience plus ou moins expli-
citée (par les remarques, commentaires, corrections) de ce qu’on fait
quand on utilise la L2. On reconnaît là les caractéristiques des deux pro-
cessus psycholinguistiques fondamentaux (appelés respectivement acquisi-
tion et apprentissage) qui, selon S.D. Krashen, déterminent toute appro-
priation d’une L2 dans le cadre d’une classe.

Ce sont ces deux processus qu’on retrouve dans les activités recom-
mandées pour la deuxième grande phase de la leçon d’Archipel (équiva-
lente de la phase d'exploitation de V.LEF.) : certaines, plus communicatives,
y favorisent plutôt l’acquisition (jeux, jeux de rôles et simulations diverses) ;
d’autres, plus cognitives, y développent plutôt l’apprentissage (exercices
grammaticaux et, plus particulièrement les exercices de conceptualisation).
Ces activités ne sont pas menées en classe nécessairement dans cet ordre
(elles doivent être utilisées selon les besoins des apprenants et les oppor-
tunités), mais nous commencerons néanmoins par traiter ici des premières.

5. LES JEUX DE ROLES «(SUR CANEVAS»

Avant de préciser ce qu’on entend par là dans Archipel, il convient


de situer le jeu de rôles, en général, dans la didactique des langues actuelle.

I ne s’agit pas d’une technique radicalement nouvelle en pédagogie


des langues, maïs elle a été récemment rénovée et enrichie par des emprunts
soit aux techniques dramaturgiques et théâtrales (voir par exemple : A.
Boal, 1978), soit aux techniques psychothérapeutiques et analytiques

192
LES PRATIQUES INTERACTIVES

(voir en particulier J.L. Moreno, 1975). Le jeu de rôles s’est d’abord répan-
du au sein des méthodes dites «humanistiques» (sous une forme plus
dramaturgique dans la Suggestopédie et surtout l’Expression spontanée :
plus psychothérapeutique dans le Counseling - Learning de Curran, entre
autres), puis a été progressivement introduit dans les méthodes convention-
nelles, en particulier en méthode S.G.A.V. et en méthode communicative-
cognitive parce que, selon le principe de ces dernières, il ne dissocie pas la
pratique linguistique de ses conditions d'emploi ordinaires. Dans la diversité
des jeux de rôles (voir A.A. Schützenberger, 1981), on peut distinguer
trois types dominant en didactique des langues.

Le premier, qui s'apparente aux techniques théâtrales, relève de


ce que nous avons appelé la dramatisation, laquelle consiste à faire rejouer
par des étudiants le dialogue de la leçon devant le groupe-classe, ou bien
en reproduisant aussi fidèlement que possible les répliques (c’est ce qu’on
pratique généralement avec V.LEF. : voir chap. 2, $ 6.1), ou bien en inven-
tant des répliques différentes de celles du sketch mais plausibles dans la
situation et dans les rôles prêtés aux personnages (c’est ce qui se pratique
avec D.V.V. : voir chap. 3, $ 4 et 5). La dramatisation est pratiquée sans
image : ce sont alors les étudiants qui recréent par leurs déplacements et
leur gestualité la situation ; elle peut être pratiquée en s'appuyant sur les
images correspondant au dialogue ou sur des images dites de transposition.
La dramatisation, malgré son nom, est, en général, assez peu impliquante,
parce qu’on y joue un rôle appris par cœur, comme dans une pièce de
théâtre, ou un rôle dans lequel l’improvisation est fortement limitée par
la situation et le caractère prêté au personnage, comme dans la tradition
de la commedia dell'arte ou de Guignol. Elle reste souvent un exercice
proche du théâtre ou de la récitation scolaire (il suffit de comparer les
intonations des étudiants), même s’il est vrai que certains étudiants savent
s’y engager avec émotion et affectivité.

Le second type, que nous appellerons simulation, s'apparente


plutôt à certaines techniques thérapeutiques ou de formation, comme
la «méthode des cas» ou certains tests projectifs. La simulation consiste
à s'exercer à pratiquer en classe une situation qu’on aura, ou qu’on pourrait
avoir à affronter en dehors de la classe. Par exemple, un public apprenant
le français pour voyager en touriste dans un pays où on le parle sait qu'il
aura à «demander des informations sur son chemin, sur les possibilités de
logement, ….», qu'il aura à «commander ses repas en lisant un menu», etc.

153
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

On l’entraînera donc dans la classe, en lui donnant les moyens linguistiques


et pragmatiques nécessaires, à affronter ces situations. C’est, très sommaire-
ment esquissée, la démarche préconisée par le système des unités capitalisa-
bles du Conseil de l’Europe : on estime qu’en répondant ainsi didactique-
ment aux besoins réels que les étudiants auront en L2, on renforce leur
motivation et donc on favorise leur apprentissage. Une simulation fonc-
tionnelle ne met souvent en jeu que des discours prévisibles et relative-
ment stéréotypés : elle ne fait guère appel à la créativité des étudiants,
même si elle les implique un peu plus qu’une dramatisation. C’est pourquoi
certains didacticiens proposent des situations de simulation qui ne corres-
pondent pas nécessairement à des besoins réels ou potentiels des étudiants,
mais qui sont susceptibles d’éveiller leur affectivité, dans lesquelles ils
peuvent projeter et leurs rêves et leurs frustrations. Ces simulations pro-
jectives mettent alors en jeu des discours plus créatifs, plus émotifs. Aïnsi,
dans ce que nous dénommons ici simulation, l'étudiant s'exerce à jouer
un rôle qu'il aura à tenir, ou qu'il souhaiterait tenir, tout en restant lui-
même, qu'il s’agisse de ce que M. Proust appelle son «moi social» ou de
son «moi profond».

Le troisième type que nous distinguerons est le jeu de rôles propre-


ment dit. C’est une version pédagogique de ce que certains psychologues ou
psychothérapeutes appellent la psychodrame (en particulier J.L. Moreno).
Il s’agit de donner au sujet la possibilité de jouer à faire semblant d’être
quelqu'un autre tout en restant lui-même. Les répliques du rôle ne sont
pas apprises, répétées ou préparées comme dans la dramatisation ou la
simulation fonctionnelle ; elles doivent être improvisées, en fonction d’un
thème, d’une situation, d’un rôle psychologique et social fixés & priori :
il est bien connu que la créativité, comme la poésie, naît des contraintes
qu’on s'impose ou qu’on nous impose. Mais le jeu de rôle est aussi plus
contraignant que la simulation projective, puisqu'il s’agit non de s’y pro-
jeter soi-même, mais de se projeter dans «la peau» d’un autre. Se retrouve
ici le paradoxe du comédien tel que formulé par D. Diderot : «S'il est lui
quand il joue, comment cessera-t-il d’être lui ?» On comprend que la
didactique des langues accorde aujourd’hui au jeu de rôles une grande
importance : apprendre une L2, ne s’agit-il pas d’abord d’apprendre à
devenir langagièrement un autre, tout en restant celui que la LI nous a
fait ? Sinon, ne risque-t-on pas que le rôle finisse par «coller à notre peau»
et que nous ne devenions le «singe» d’un autre ?

154
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Sur le jeu de rôles, on pourra se reporter à Le Français dans le


Monde, n° 176, avril 1983. bien qu’il s’agisse d’un jeu psychodramatique
différent du jeu de rôles sur canevas tel que préconisé par Archipel, et que
les contributions à ce numéro ne fasse qu’une allusion (en note, p. 42)
à ce dernier, allusion erronée puisqu'il y est présenté comme «l’aboutisse-
ment de la leçon», «la fin de la leçon». Dans Archipel, le jeu de rôles sur
canevas n'est qu’un exercice de réemploi plus interactif que ceux mis
en œuvre dans V.LF. (où on partait d’une série de situations analogues
incitant les étudiants à réemployer, en l’adaptant, la même «structure»
d’énoncés (voir chap. 2, $ 6.2) ou dans le livre de l'étudiant de D.V.V.
où on part de séquences d'images muettes visualisant des interactions
entre personnages auxquels les étudiants doivent prêter des paroles appro-
priées (voir chap. 3, $ 5). Comme ces derniers, il est destiné à préparer
les étudiants à la «transposition», c’est-à-dire à l’usage personnel, auto-
nome et authentique de la L2, en les entraînant à réemployer ce qu’ils
ont compris et retenu des «situations» de départ. Il s’agit, pour eux, de
ré-utiliser, à bon escient et de manière appropriée, des éléments linguis-
tiques et pragmatiques de ces «situations» afin de formuler, en petits
groupes, une séquence d’actes de parole préalablement fixée, ainsi que
la situation spatio-temporelle et les rôles psycho-sociaux que ces actes
impliquent ordinairement dans la langue/culture 2. L'ensemble de cette
séquence d’actes, de la situation et des rôles constitue ce qu’on appelle
le «canevas», à partir duquel les étudiants sont invités à «produire». Les
canevas apparaissent dans le livre de l’étudiant dès la première unité (même
quand les étudiants ne parviendront pas à les lire). A titre d'exemple,
voici le canevas 3 de cette unité (p. 31) :

En prenant comme cadre l'avion, le train ou l'autobus, une per-


sonne veut parler à ses voisins.

— Elle entre en contact.

_ Le (la) voisin(e) répond à la personne. (Réponse positive ou


négative).

— La personne demande où il (elle) va./Où il (elle) habite./Quelle


est sa profession.

— Réponse du (de la) voisin (e) …

155
L

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

On voit que les canevas reprennent, au moins au début, des situa-


tions conventionnelles ; c’est pourquoi les auteurs insistent sur le fait que
les rôles doivent y étre psychologiquement bien marqués, afin que les
étudiants puissent y investir leur imaginaire et un peu d’affectivité.

A titre illustratif, non nécessairement exemplaire, voici comment


est introduit pédagogiquement un jeu de rôles, proche de la situation
«Le steak de Janine» (voir ci-dessus, fin du $ 3), à l’unité 4.

Le maître propose et explique le canevas : un couple au restaurant


commande son déjeuner ; elle a un caractère difficile, raisonneur ; lui, au
contraire, est «très aimable, très gentil, très sympa». Le maître conseille
aux étudiants de bien «imaginer la psychologie du personnage» et de choisir
les rôles en fonction de leur propre caractère.

Les étudiants se mettent ensuite, en fonction de leurs affinités, en


groupes de 3 (puisqu'il y a trois personnages) ou 4, afin d’élaborer ensemble
un dialogue approprié à cette situation et à ces rôles. Comme chaque fois
que les étudiants se retrouvent en petits groupes, le brouhaha s’installe :
on entend des rires, des commentaires (Je suis une bonne actrice non ? Tu
ne peux pas manger de la viande, c'est un restaurant végétarien, ….), des
corrections mutuelles (Qu'est-ce que vous *bonnez dit un anglophone,
qu'est-ce que vous voulez corrige sa partenaire ; qu'est-ce que vous “pouvez
répète l’anglophone, non, buvez avance l’autre qui a compris qu’il veut dire,
en français, la phrase anglaise qu’il prononce lentement : What you will drink),
des propositions dans diverses L1, des contestations, des appels aux groupes
voisins ou au maître quand on a besoin d’un mot, d’une expression ou
d’une précision sur la situation ou les rôles. Certains étudiants écrivent leur
rôle au fur et à mesure que le groupe l’élabore, d’autres se fient à leur
mémoire ou à leur don d'improvisation. On répète un peu comme au théâtre
et, au bout de vingt à trente minutes, le groupe qui se sent prêt présente
son jeu de rôles devant la classe. Lui, est anglophone et Elle, est hispano-
phone:
1. Lui — Qu'est-ce que vous voulez manger ma chérie ?
Elle — Je ne sais pas, j'aime *le croissant, il n'est pas'sur le menu …
Lui — Vous pouvez manger autre chose ? *de viande ?
Elle — Je n aime pas “de viande.

156
LES PRATIQUES INTERACTIVES

Se: Lui — Pourquoi ?


Elle — .., je n aime pas “de viande, tout simplement, je n'aime pas.

Lui — Ma chérie (il hésite) il faut manger “de viande.

Elle — J'aime — pas — la — viande !

Lui — Bon, ma chérie, bon, bon (rires des autres). Garçon s'il vous plaît !

10. Le garçon — Oui, Messieurs dames (ce qui est correct, mais non appro-
prié à ce couple).

Lui — Garçon, nous avons un petit problème, *vous voulez conseiller


nous. Qu'est-ce que nous … Qu'est-ce que vous voulez “conseille pour
nous ?
Le garçon (qui est hispanophone) — Je conseille pour “sa femme et …
de la viande.
Elle — Je n'aime pas “de la viande.

Lui — Elle sait pas ce qu'elle veut manger.

LS: Le garçon — Nous avons des escargots.


Elle — Non, je n aime pas *d'escargots.

Le garçon — Nous avons (incompréhensible).

Elle — Non.
Le garçon — Alors, qu'est-ce que vous mangez ?
(Commentaires des spectateurs : Alors !, rires.)

20; Elle — Je ne sais pas.


Lui — Excusez-moi garçon, elle est toujours …

Elle — Oui, oui, c'est comme ça !


Lui — Nous sommes d'accord, oui. (rires)

Le garçon — Vous pouvez manger des … du poulet.

157
L

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

25. Elle — Ah bon, je prends le poulet.

Le garçon tourné vers le mari : — Et vous ?

Lui — Je suis d'accord avec elle .…, parce que c'est ma femme (rires)

Le garçon — Ah bon, d'accord (rires) Comme dessert, qu'est-ce que


vous voulez ?
Lui — Je voudrais manger “qu'est-ce qu'elle veut.

30. Le garçon — *Pour dessert, qu'est-ce que vous voulez ?

Elle — Pardon ?
Lui — Comme dessert ?
Elle — Je ne sais pas, après le diner (?), s'il vous plaît.

Le garçon — Qu'est-ce que vous voulez boire ?

35. Lui — Qu'est-ce que tu veux boire ma chérie ?


Elle — Du vin rouge.

Lui — Moi aussi, moi aussi *le vin rouge.

Le garçon — Une petite bouteille ou une … (gestes).

Lui — Quelle bouteille, ma chérie ?

40. Elle — Je ne sais pas.

Remarquons d’abord qu'il s’agit d’un jeu de rôles où la séquence


des actes de parole à jouer n’a pas été détaillée, ce qui laisse aux étudiants
une plus grande latitude, mais ne les contraint peut-être pas à une plus
grande créativité.

Il est clair que si les étudiants y investissent un peu de leur ima-


ginaire et de leur affectivité, ils le font d’une manière beaucoup plus ludi-
que que projective ou psychodramatique. Ils ne sont pas les personnages
qu'ils jouent, à preuve le côté très conventionnel des attitudes psycho-
logiques et des relations de couple adoptées (elle ne sait que dire non, il ne

158
LES PRATIQUES INTERACTIVES

sait qu'être d'accord avec elle), et leur caractère répétif, quasiment mé-
canique. C’est d’ailleurs ce caractère attendu des répliques qui provoque
les rires, comme le veut Bergson, en présupposant une sorte de connivence
entre tous les participants. Nombre de répliques ne s’adressent pas aux
partenaires du jeu mais aux spectateurs : les regards, les sourires l’attestent.
Les étudiants ont conscience de jouer pour les autres, de faire un exercice
et non de vivre un psychodrame : la réplique 23 (Nous sommes d'accord,
oui), par ex., par laquelle le supposé mari conclut un échange entre les
trois personnages, s’adresse à la partenaire, au garçon (par solidarité mascu-
line, ils sont d’accord pour ne pas dire non à une femme) et à la canto-
nade : elle suggère que tout le monde doit être d’accord pour que Lui joue
le rôle stéréotypé qu'il a choisi. Le jeu de rôles sur canevas s'inscrit donc
dans un réseau d'interactions jouées et d’interactions vécues dans la classe,
celles-ci supportant, comme on le dit pour un match, celles-là. Il est plus
facile de devenir autre dans des relations jouées que dans des relations
vécues.

On retrouve cette même conscience de soi au niveau de la langue :


certaines hésitations (réplique 24), certaines corrections mutuelles (répli-
ques 30, 31, 32) l’attestent, en particulier chez l’étudiant qui joue le gar-
çon. Même si Lui passe d’un vous (qui doit sans doute plus à son origine
anglophone qu’au snobisme de certains milieux français) à un fu (réplique
35), et si ni Lui, ni Elle ne corrigent la suite d’erreurs qu’ils commettent
avec les déterminants (*de viande en place de la viande ou la viande). Si
le même type d'erreurs réapparaît dans les jeux de rôles des autres groupes,
elles signifieront que l’opposition défini générique (le, la) et partitif n’est
pas en place, et qu’elle doit être retravaillée ou mieux «conceptualisée ».

La correction des productions est prise en charge par l’ensemble


de la classe, à partir des notes prises par les spectateurs. Le professeur
joue le rôle d’arbitre, introduit les explications qu'il juge nécessaires,
répond aux demandes d’information (en particulier sur les comportements
culturels), propose éventuellement un exercice de conceptualisation (par
ex., ici, sur : j'aime la viande, je n'aime pas la viande ; je ne veux pas de
viande, je veux de la viande, …).

En quoi le jeu de rôles sur canevas favorise-t-il l'apprentissage ?


Il assure un grand nombre de réemplois qui ne sont pas de simples ré-
pétitions des dialogues de départ et aide les étudiants à les transposer

159
x

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

dans d’autres situations que celles de la leçon. Il a donc une fonction


didactique voisine de celle des deux premières étapes de l'exploitation
de V.LF. et du travail sur. les images de transposition de D.V.V. Mais il
a l'avantage que les étudiants peuvent s’y engager un peu plus, qu'ils doi-
vent négocier entre eux la distribution des rôles, l’élaboration des répli-
ques ou du scénario qu'ils joueront. Cet ensemble d’interactions en petits
groupes, sur une tâche précise, est probablement plus propice à l’appren-
tissage que la prestation publique qui suit : S. Raïllard fait remarquer
que, souvent, les productions y sont plus riches et plus diversifiées que
celles qui seront présentées aux autres, sans doute en raison d’une certaine
émulation et des tactiques d’évitement (la peur de faire des erreurs) que
provoque la présence de spectateurs attentifs.

6. JEUX ET SIMULATIONS (ACTIVITÉS D'EXPRESSION LIBRE)

Nous serons plus bref sur les jeux et simulations que propose
Archipel, bien qu'ils soient, avec les jeux de rôles sur canevas, des activités
essentielles à la phase de production et qu’ils distinguent ce manuel de
V.LF. et de D.V.V. où ce type d’activités n’apparaît pas ou peu (bien que
les transpositions de D.V.V.en prévoient de nombreux).

Tout jeu suppose un ensemble de règles qui le constituent en tant


que jeu : c'est ce qu’on appelle «la règle du jeu». Et le plaisir qu’on peut
y prendre est lié à l’émotivité, l’énergie, l’inventivité qu’on peut y engager
ou y développer pour gagner, c’est-à-dire pour surpasser son partenaire-
adversaire dans le respect strict de ces règles (admises a priori par tous
ceux qui acceptent de jouer). Le jeu, même solitaire, a une dimension
interactive : le joueur doit constamment adapter, proportionner son action
à celle de son compétiteur, ou à la nouvelle donne créée par lui, sans
remettre en cause le système de règles dans lequel ces actions réciproques
s'inscrivent. Il existe donc de fortes analogies entre le jeu et la communica-
tion verbale, particulièrement en face-à-face, et on a pu se référer à la
«théorie des jeux» pour analyser la structure pragmatique des conversa-
tions. Mais l’utilisation des jeux en classe de langue nous paraît se heurter
à deux difficultés majeures. La première est que de nombreux jeux (parmi
les plus pratiqués) n’impliquent, dans leur déroulement même, que peu de
paroles et des paroles figées (qu’on pense aux échecs, aux jeux de cartes,
au football : échec et mat, atout, je prends, touche, etc.). Même si les

160
LES PRATIQUES INTERACTIVES

joueurs accompagnent souvent leurs interactions compétitives d'expressions


verbales et non verbales de leur (dé)plaisir et de commentaires sur eux-
mêmes, sur le jeu, sur leurs partenaires, ces expressions et commentaires
ne sont pas strictement nécessaires à l’avancée de la partie. Il faut donc,
en classe de langue, sélectionner des jeux qui exigent, par leurs règles
constitutives, la parole et, si possible, une parole qui ne soit pas trop
stéréotypée : on tombe alors souvent sur des jeux dits «de société» qui
ne sont (ou plutôt qui n'étaient) souvent pratiqués que par une société
très restreinte. La seconde difficulté, à nos yeux plus importante, vient
de ce que les règles du jeu ne sont pas identiques à celles qui régissent
une conversation ordinaire, que ce soit dans ses tours de parole, dans la
co-gestion de ses thèmes ou dans les multiples réparations et accommode-
ments mutuels qu'elle suppose. Par exemple, à l’unité 1 d’Archipel, est
proposé le jeu de «la devinette» : la classe est divisée en groupes de quatre
ou cinq étudiants ; chaque groupe choisit une personne connue (membre
de la classe ou extérieure à celle-ci) dont les autres élèves doivent deviner
le nom en posant des questions formulées de telle manière que le groupe
puisse y répondre par : oui, non, je ne sais pas ;il est évident que les rafales
de questions «globales» que suscite ce jeu ne peuvent se retrouver dans un
dialogue ordinaire : elles obéissent aux règles du jeu et non à celles de la
conversation. Autrement dit, le jeu en classe de langue développe moins
la compétence communicative en L2 qu'une certaine compétence purement
linguistique : c’est un exercice de langue orale, un peu plus motivant que
les autres, mais presqu'’aussi «artificiel» par rapport à la communication
authentique. Ce que reconnaissent les auteurs d’Archipel : «Le jeu vise
surtout à l’acquisition de la compétence linguistique.» (/ntroduction, p.
17), contrairement aux jeux de rôles ou aux simulations qui mettent en
œuvre la compétence communicative (laquelle inclut la compétence linguis-
tique).
Ce qui, dans Archipel, distingue les simulations des jeux de rôles,
c’est d’abord que l'étudiant n’y est pas invité à jouer un rôle psycho-social
défini par un autre que lui-même et s'inscrivant dans une séquence d'actes
de parole plus ou moins précisée à l’avance. Il y est donc plus libre d’y
rester ce qu'il est, ou ce qu'il peut être, ou ce qu’il souhaiterait réellement
ou par jeu d’être, et plus libre d’y organiser les interactions comme il
l'entend, en fonction de ses propres stratégies communicatives : «La simu-
lation est destinée à la libération, à l’individualisation de la parole.» (/n-
troduction, p. 17). On trouve, dans Archipel, des simulations plutôt fonc-
tionnelles (en particulier sur l’apprentissage à l’unité 5, par ex.) et des

161
L.

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

simulations plutôt projectives (partir sur une île déserte avec quelqu'un,
à l’unité 2), mais ces dernières y sont plus nombreuses que les premières.

Presque toutes les simulations, dites «activités de production


libre», commencent par un questionnaire (oral ou écrit, il se trouve souvent
dans le livre de l’étudiant) qui permet aux participants de préciser qui ils
sont ou qui ils désireraient être, au moins le temps de l’exercice. Puis,
chacun confronte, dans des interactions avec ses pairs, ce qu’il est ou le
personnage qu'il est censé être avec ce qu’ils sont ou ce qu'ils ont décidé
d’être. Par exemple, à l’unité 6 (Livre du professeur, p. 79), on doit d’abord
répondre à 8 questions plus ou moins personnelles (quels sont nos achats
récents qui nous ont fait plaisir ; quel est le cadeau que nous avons préféré ;
quel est l’objet auquel on tient le plus ; pourquoi ces préférences ; si on a
de l’argent, à quoi le dépense-t-on ; accepte-t-on de l’argent en cadeau et de
qui ; a-t-on plus de plaisir à donner qu’à recevoir) mais on peut y répondre
en supposant qu'on est un autre, ce qui est toujours une manière de se
«dévoiler ; puis, chacun part questionner d’autres étudiants afin de choisir
celui ou celle à qui.il a envie de faire un cadeau ; avant de préciser, en
grand groupe, quel cadeau on a fait et à qui, et si celui-ci a été accepté
ou refusé. On comprend qu’on puisse s'investir personnellement plus dans
une simulation que dans un jeu de rôles, même si la frontière entre les deux
est parfois floue, et qu’on y dispose d’une autonomie communicative et
interactive beaucoup plus grande. A l’unité 2 (mais cette simulation peut
être pratiquée plus tard ; à l’unité 4, par exemple, comme celle que nous
avons observée), chacun, à la fois lui-même et le personnage qu’il a choi-
sit d’être, part pour une île déserte pour le reste de sa vie et doit cher-
cher le ou la partenaire qui lui convient le mieux, à lui et/ou à son per-
sonnage ; on discute par paires : moi, je voudrais être naturaliste, la per-
sonne qui étudie les plantes (..…) dans le Sud de *l’América, Océanie (...)
je cherche “partenaire (on voit comment l'étudiant «répare» spontané-
ment l’incompréhension possible de naturaliste) ; Je suis Grec, dit un
autre (ce qui est vrai), je suis *Socratès, j'ai 50 ans, — Pas très jeune, com-
mente le partenaire, Socrate, ça va, pas mal, hein ? rétorque le premier
content de son personnage, à quoi il est répondu : — Je n'aime pas *le
personnage qui est mort ; un quatrième «est» Moshe Dayan qui rencontre
Carlos : — Je n'aime pas vous, vous *n'aime pas moi ; etc. C’est à travers
ces interactions, à la fois personnalisées et projectives (la relation entre
l'étudiant et le personnage qu’il joue est souvent facile à analyser), que se
développe, par leur pratique même, l’apprentissage de la L2 et la conquête

162
LES PRATIQUES INTERACTIVES

d’une certaine autonomie dans le maniement de celle-ci. Dans un second


temps, chacun donne, devant le groupe-classe, les raisons qui l’ont conduit
à choisir tel personnage et tel(le) partenaire : — // aime bien la musique,
moi aussi, il parle bien l'italien (c’est une Gina Lollobrigida supposée qui
parle), j'aime bien la cuisine française, etc. Et le groupe-classe questionne
ou commente : — Quelle est vraiment la raison pour changer ta vie ? — C'est
le premier ministre de Thaïlande, etc. 11 y a dans les simulations, souvent,
une sorte d’atmosphère coopérative qui facilite la fantaisie et l’affectivité
des participants : les interactions qu’elles suscitent s’inscrivent directement
dans la dynamique interne du groupe-classe. Un groupe-classe où cette
dynamique est pauvre et bridée produit des simulations un peu décevantes.
Le rôle du professeur dans la mise en place de cette atmosphère coopéra-
tive, bien qu'’indirect, reste donc essentiel.

En classe de langue, les simulations et les jeux de rôles nous parais-


sent, cependant, se heurter à une difficulté particulière liée au fait que
s’y trouvent confrontées au moins deux langues/cultures différentes. Plus
les étudiants s’investissent personnellement et affectivement dans leur
rôle ou dans leur personnage, plus ils ont tendance à transférer dans leurs
pratiques linguistiques de la L2 les habitudes communicatives qu’ils ont
acquises avec leur L1, parce que ce sont ces habitudes, peu conscientes, qui
les ont progressivement constitués ce qu’ils sont, c’est-à-dire des sujets
certes autonomes mais socio-culturellement déterminés. Autrement dit,
ils y ont tendance à développer une compétence linguistique étrangère
à l'intérieur d’une compétence communicative qui demeure largement
maternelle. Il en résulte de nombreuses interférences communicatives
qui favorisent ou entretiennent les interférences linguistiques : tel arabo-
phone accoutumé à protéger, dans les lieux publics, sa compagne (en
particulier, à parler pour elle aux autres hommes) aura tendance, d’autant
plus qu'il s’y implique, à appliquer les mêmes règles communicatives ou
interactives dans la simulation ou le jeu de rôles en français (surtout en
ce qui concerne les tours de parole et les réparations des incompréhension),
ce qui ne manquera pas d’avoir une influence directe dans l’usage qu'il
fait des marques énonciatives françaises (pronoms, articles, temps, mo-
dalités, …). Nous avons rapidement signalé au $ précédent des interfé-
rences de ce type : le «garçon» hispanophone qui s'adresse au «mari»
en disant Je conseille pour “*sa femme (réplique 12), et ce mari anglo-
phone qui vouvoie sa «femme» avant, brusquement, de la tutoyer. Ces
erreurs sont inévitables et probablement profitables pour l’apprentissage,

163
L:

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

mais elles posent le problème de la correction collective, après que le jeu


ou la simulation est terminée : cette correction ne peut pas être purement
linguistique, elle doit être également communicative. Certes, on ne peut
imposer à un étudiant des comportements communicatifs qu’il peut res-
sentir comme profondément contraires à son authenticité personnelle
et culturelle ; mais il nous semble qu’il doit apprendre au moins à repérer
les différences qui existent entre ces comportements et les siens, si ce n’est
que pour ne pas se méprendre sur eux et se sentir «à l’aise» avec un parte-
naire qui en fait usage. D. Diderot notait qu’on joue mieux à être quelqu'un
autre en faisant plutôt confiance à son observation, à son intelligence,
à sa capacité d'imitation qu’à sa propre «nature». En ce sens, jeux de rôles
et simulations nous paraissent impliquer une alternance constante entre des
moments d'engagement (émotifs, non conscients, focalisés sur le sens) et
des moments de désengagement (de «distanciation») plus froids, plus
cognitifs, plus attentifs aux formes, par rapport à soi et par rapport à l’in-
teraction fictive.

Même si on pose l’hypothèse interactive (c’est dans et par de mul-


tiples interactions menées en L2 que s’acquiert cette langue) comme la meil-
leure, il reste que l’objectif poursuivi par tout enseignement/apprentissage
d’une L2 est de parler cette langue comme on la parle, c’est-à-dire, à tout
le moins, de respecter ses conventions et régularités lexicales et morpho-
syntaxiques. Ce qui pose le problème de l’enseignement grammatical dans
une approche interactive.

7. GRAMMAIRE ET EXERCICES DE CONCEPTUALISATION

On sait d'expérience que l’enfant acquiert sa LI par le seul jeu des


interactions qu'il entretient, dès son plus jeune âge, avec son entourage
et son environnement, bien que, jusqu’à maintenant, on se sache pas de
manière certaine comment se développe cette acquisition. Mais on sait
aussi d'expérience qu'il n’en va pas de même, sauf circonstances extrême-
ment favorables, pour l’adolescent ou l’adulte qui apprend une L2, parti-
culièrement dans une classe de langue ; probablement parce que les interac-
tions n'y sont jamais aussi intenses, variées et répétées que dans un cadre
naturel, et parce que cet adolescent ou cet adulte possède déjà une Li et
des représentations ordinaires, scolaires ou savantes de celle-ci qui inter-
fèrent constamment dans son apprentissage de la L2. Il en résulte que, en

164
LES PRATIQUES INTERACTIVES

classe de langue, pour la plupart des apprenants, il ne suffit pas de commu-


niquer avec ses partenaires et son professeur au moyen de la L2 pour
développer une acquisition satisfaisante de celle-ci : il s’agit là, certes,
d’une condition nécessaire mais qui n’est pas suffisante, en particulier
en cæ qui concerne l'appropriation des régularités morpho-syntaxiques
et Syntaxico-pragmatiques de la L2, ce qu’on appelle sa «grammaire». Les
étudiants risquent de développer rapidement une sorte d’interlangue
(proche des sabirs et des créoles) qui leur permet de communiquer entre
eux mais qui les «coupent» de ceux qui pratiquent la L2 authentique.

L'approche grammaticale adoptée dans Archipel s'inscrit à la fois


dans la méthode S.G.A.V. et dans un courant particulier de la méthode
communicative-cognitive, celui développé par les travaux du Conseil de
l’Europe, en particulier Un niveau-seuil (D. Coste ef al, 1976) : la section
Grammaire (pp. 225-306) de cet inventaire notionnel-fonctionnel du
français a été élaborée par un des auteurs d’Archipel, J. Courtillon. Ce
manuel maintient donc le principe sgaviste d’un enseignement/apprentissage
de la grammaire de la L2 «en situation», c’est-à-dire non coupée de ses
conditions d'emploi : «La syntaxe a toujours été mise au service de la
communication, et non traitée en elle-même.» (/ntroduction, p. 19) ; «On
ne séparera pas la forme de l’usage qui en est fait généralement dans le
discours.» (ibid., p. 20) Mais ce principe n’y est plus interprété, comme
dans V.LEF. ou D.V.V., sur la base d'enquêtes statistiques sur les fréquences
d’emploi des mots français, il est réinterprété dans une perspective notion-
nelle-fonctionnelle. Nous avons déjà sommairement caractérisé celle-ci
(chap. 1, $ 8), nous allons brièvement y revenir pour préciser ce qui la
distingue de l’approche grammaticale dite traditionnelle, celle qui reste
dominante dans l’enseignement scolaire français (malgré une certaine
évolution terminologique et des procédures d’analyse), et à laquelle ont
été formés la plupart des professeurs français de langue et les professeurs
étrangers de français. Approche qui circonscrit la grammaire à la morpho-
logie et à certains aspects de la syntaxe de la phrase (coupée de son contexte
et de ses conditions d'usage), et fonde son analyse sur les fameuses «parties
du discours» (nom, article, adjectif, pronom, verbe, adverbe, préposition,
conjonction, interjection), catégories qui ont été progressivement élaborées
par les philosophes grecs et les grammairiens alexandrins, et que des siècles
d’enseignement du grec, du latin et des grandes langues occidentales ont
fini par figer, comme s’il s’agissait d’objets naturels, répérables immédiate-
ment, et non d'objets conceptuels, heuristiques, destinés à reconstruire

165
L:

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

hypothétiquement les langues pour en comprendre le fonctionnement. Ces


catégories traditionnelles reposent d’abord sur des analogies formelles,
même si elles n’excluent pas des considérations sémantiques :le, la, les, un,
une, des, du, de la sont réputés être des «espèces» différentes de la même
catégorie, parce que ce sont tous des «petits mots», qu’ils n'apparaissent
que devant une autre catégorie (les noms), qu’ils varient tous morpholo-
giquement selon le genre et le nombre (mais pas selon la personne, comme
les adjectifs possessifs), et qu’ils «déterminent» en quelque manière les
noms qui les suivent ; et le même mot, qui concerne donc sensiblement
le même sens, sera réputé relever de catégories différentes selon les ma-
nières dont il est employé dans la phrase : manger relève de la catégorie
du verbe, mais sera «substantivé» dans /e manger où son manger ; jeune
est un adjectif, mais pourra être «adverbialisé» dans parler jeune ou «subs-
tantivé» dans les jeunes. En grammaire traditionnelle, les critères morpho-
syntaxiques l’emportent donc sur les critères sémantiques. En grammaire
notionnelle-fonctionnelle, ce sont sur ces derniers que reposent essentielle-
ment les catégories : sous la même notion seront regroupés tous les mots
et expressions qui, dans chaque langue, servent généralement à l’actualiser ;
sous la même fonction (non syntaxique mais pragmatique) seront réper-
toriées les phrases, d’une ou plusieurs langues, qui, dans les circonstances
appropriées, réalisent le même acte de parole (pour des exemples, voir
chap. 1, $ 8). Ce qui suppose qu’on sorte du cadre de la phrase pour
tenir compte de certaines de ses conditions d'emploi.

Cette approche n’est pas radicalement nouvelle, même si elle a


été affinée ces dernières années. On trouve des exercices dans les manuels
du XVIIIe siècle qui semblent s’en inspirer, au moins implicitement ;et,
au début de ce siècle, deux linguistes, qui ont beaucoup influencé les
fondateurs du S.G.A.V., se sont efforcés de la promouvoir dans l’enseigne-
ment : Ch. Bally écrivait, en 1912, qu’il fallait partir non de la forme mais
du «fait de pensée» et établir la relation avec les expressions qui lui corres-
pondent, ce qui lui semblait être «le remède le plus efficace contre le
formalisme qui paralyse encore les études linguistiques et surtout l’ensei-
gnement des langues» ; et F. Brunot a proposé, dès 1926, une description
du français fondée sur le même principe : «Ce que j’ai voulu, c’est présenter
un exposé méthodique des faits de pensée, considérés et classés par rapport
au langage, et des moyens d’expressions qui leur correspondent» (sur tous
ces points, on pourra se reporter à H. Besse et R. Galisson, 1980, chap. VII
et VI).

166
LES PRATIQUES INTERACTIVES

C’est donc dans le prolongement des options S.G.A.V. et en inté-


grant certaines options de la méthode communicative et cognitive qu’on
été élaborées les activités grammaticales que propose Archipel. D’où, sans
doute, la variété méthodologique des pratiques, tant orales qu’écrites,
qu’on y trouve : toutes les démarches d’enseignement de la grammaire
que nous avons distinguées (chap. 1, $ 1) sont représentées. La grammaire
explicite apparaît ponctuellement, dès les premières unités, dans certaines
consignes et remarques destinées aux étudiants : à l’unité 1, on leur de-
mande de «conjuguer», à toutes les personnes, les verbes éfre, avoir et
travailler, puis de les «conjuguer à la forme négative», ainsi que quelques
autres verbes appris dans les situations de départ (habiter, parler, connaître,
savoir) ; à l’unité 2, on leur demande, de nouveau, de «conjuguer» croire, fai-
re, suivre, aller, passer (curieusement sans le nous, qui est pourtant présent
à l’unité 1), on leur parle de «la conjugaison des verbes pronominaux
s'appeler et s'occuper de», on leur fait observer que dans la phrase On se
tutoie ou on se vouvoie, «le pronom se désigne les deux personnes qui se
parlent» et que «les verbes penser de et penser à ont un sens différent».
Ïl ne s’agit donc pas d’un cours méthodique de grammaire, mais il est clair
qu'on ne récuse plus, comme c'était le cas dans V.IF., les explications
grammaticales, en s’appuyant sur les concepts, les raisonnements et la
terminologie de la grammaire traditionnelle, probablement parce qu’elle
est supposée connue du plus grand nombre des étudiants (et des profes-
seurs). C’est la même grammaire traditionnelle qu’on retrouve souvent
dans les démarches de grammaire implicite qui visent, à partir de séries
d'exemples choisis par le maître, à faire en sorte que les étudiants puissent
en induire la règle morpho-syntaxique qui a permis de les sélectionner sans
avoir à l’expliciter : ainsi, à l’unité 1, ils peuvent mettre en relation les
adjectifs possessifs et les pronoms personnels selon leur genre (Qui est-ce ?
— C'est mon voisin, il est étudiant ; C'est ma voisine, elle est étudiante) ;
à l’unité 2, on leur propose des exercices par questions et un éventail de
réponses morphosyntaxiquement analogues (— Où fravaillez-vous ? Je
travaille à Paris, à la Défense, chez Renault, dans un bureau, dans le bâti-
ment), exercices qui rappellent beaucoup les exercices structuraux de
substitution, même si, dans le Livre du professeur (p. 43), on conseille,
au cas où on les utilise en classe, «de ne pas en faire des exercices struc-
turaux», sans doute en les insérant dans des interactions enseignant-enseignés
qui restituent à ces questions et à ces réponses, ritualisées par l'exercice,
une certaine dimension communicative. Relèvent également de cette
démarche implicite, les nombreux exercices qui s’inspirent de la grammaire

167
L1

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

notionnelle-fonctionnelle, dans lesquels les exemples ne sont plus choisis


pour illustrer une analogie morpho-syntaxique mais pour actualiser une
notion ou une fonction particulière. A l’unité 4, on apprend «à faire
une demande pour obtenir quelque chose» et «pour savoir le prix d’un
objet», en essayant de deviner à qui, et dans quelle situation, on peut
adresser des phrases comme : — Auriez-vous la monnaie de cent francs ?
— Est-ce que je pourrais avoir le sel ? — Tu me prêtes cent «balles» ?
— Tu me files une sèche ? … ; puis on change le destinataire potentiel
et on cherche quelles peuvent être les phrases appropriées à son statut ou
à son rôle. Exercice fonctionnel en ce qu'il vise à faire prendre conscience
des relations pragmatiques qui existent entre ces demandes et certaines
de leurs conditions d'emploi. À l’unité 6, on travaille en opposition le
sens des prépositions à et de : on fait paraphraser aux étudiants une série
de syntagmes (un rayon de soleil, une minute de silence, …., des chaussures
à lacets, un croissant au beurre, .….) à l’aide de paraphrases susceptibles
d’en discriminer les différentes acceptions (qui est fait de, .…., qui coûte …,
qui sert à …, qui est composé ou plein de..., qui est situé à ou utilisée dans
telle circonstance...), puis, selon leur acception, on classe chaque syntagme
dans un tableau à deux entrées : on retrouve la préposition à pour les
«prix», la «constitution» ou «l’accompagnement» et «l’usage», tandis que
la préposition de est employée pour la «matière», le «contenu» ou la
«valeur», et les «circonstances». Exercice notionnel en ce qu’il cherche à
faire prendre conscience aux étudiants des valeurs sémantiques que, selon
leur contexte, peuvent prendre ces deux prépositions, mais exercice qui se
heurte à des difficultés que nous n’analyserons pas ici.

Cette alternance d’exercices centrés sur la forme et sur le sens fait


écho à l'alternance entre les processus d’apprentissage et d’acquisition
signalée ci-dessus en fin du $ 4 : il s’agit, par des pratiques tour à tour
communicatives et cognitives (celles-ci s’appuyant ou non sur une explica-
tion), d’aider les apprenants à structurer conceptuellement ce qu’ils ont
pratiqué, interactivement ou «par routine», dans les étapes précédentes.
C’est pourquoi, même quand il s’agit de grammaire explicite, la démarche
est toujours plus inductive que déductive : comme dans la méthode lecture-
traduction (chap. 1, $ 4), l’activité cognitive est destinée à assurer, confor-
ter ce qui est en voie d'acquisition et non à se substituer à ce processus.

Le livre du professeur parle peu des exercices de conceptualisation,


et quand il en parle, c’est, nous semble-t-il, dans une perspective différente

168
LES PRATIQUES INTERACTIVES

de celle que nous avons esquissée au chap. 3, $ 3. Dans l’/ntroduction,


on parle de règles pragmatiques, morpho-syntaxiques et sémantiques,
comme si ces règles étaient une donnée de l’expérience et non une hypo-
thèse construite par les grammairiens ; à l’unité 5, il est conseillé, après
avoir fait faire les exercices oraux et écrits, de «procéder à une conceptua-
lisation grammaticale de manière à vérifier l’acquisition des règles» (p. 73),
ce qui peut laisser penser qu'il s’agit d’une procédure pédagogique de
vérification d’un savoir grammatical ; à l’unité 6, l’exercice sur les préposi-
tions à et de (décrit ci-dessus) est qualifié de «conceptualisation de à et
de dans les compléments de non», alors qu’il s’agit d’amener les étudiants
à classer des syntagmes nominaux prépositionnels, donnés par le manuel,
dans un tableau de leurs différentes acceptions, également donné par le
manuel. La démarche suggérée par ces quelques allusions est celle de la
grammaire inductive explicitée (le maître part d'exemples bien choisis
par lui et demande aux étudiants de découvrir et de formuler la règle
cachée qui a présidé à leur choix), et non d’une démarche de conceptua-
lisation, au moins au sens où nous l’entendons.

L'exercice de conceptualisation suppose qu’on parte d’un corpus


d'exemples produits par les étudiants en fonction de la compétence qu'ils
ont acquise et en relation avec le micro-système morpho-syntaxique ou
sémantico-pragmatique sur lequel on veut travailler. Il suppose aussi que le
professeur ne cherche pas à amener les étudiants à la règle ou à la concep-
tualisation qui est la sienne ou celle de la description grammaticale à
laquelle il se réfère, mais que les étudiants élaborent eux-mêmes non pas
cette règle ou cette conceptualisation particulière mais une règle ou une
conceptualisation en fonction, d’une part de leur compétence en LI et de
celle en voie d’acquisition en L2, d’autre part des concepts et opérations
métalinguistiques (de la ou des théories grammaticales) qu'ils ont appris
lors de leur scolarisation en Li, enfin du consensus qui se dégage des
discussions entre étudiants pour admettre telle règle et telle formulation
plutôt que telle autre. Il ne s’agit donc pas d'enseigner un nouveau savoir
grammatical, ou de mener une sorte de maïeutique visant à faire expliciter
des règles que les étudiants possèderaient sans le savoir, mais simplement
d'inciter les étudiants à réfléchir en commun, à raisonner mutuellement
sur le fonctionnement de micro-systèmes de la L2, compte tenu de leur
intuition dans cette langue et de leur passé grammatical (lié aux pratiques
scolaires de la L1), afin qu’ils construisent eux-mêmes la description gram-
maticale, provisoire et modifiable selon leurs progrès, dont ils ont besoin

169
*“

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

pour assurer, conforter cognitivement, leurs acquis (sur tous ces points,
on pourra se reporter à H. Besse et R. Porquier, 1984, en particulier au
chap. 5). L'exercice de conceptualisation est donc une sorte de «tâche»
que le groupe-classe doit effectuer seul : certes le professeur est présent
et sert de «pierre de touche» pour décider des phrases qui sont gramma-
ticales en L2, mais ce n’est pas à lui, même subrepticement, de fournir
la solution ou même une solution, c’est au groupe à l’élaborer lui-même,
parce que c’est ce travail d’élaboration et non la solution choisie qui, le
plus souvent, est bénéfique pour l'apprentissage.

On comprend qu’ainsi pratiqué l’exercice de conceptualisation


s’intègrerait aisément à l'option interactionniste d’Archipel : il incite les
étudiants à ne plus attendre les réponses du professeur aux questions
«comment ça marche», «quelle est la règle», à prendre en charge eux-
mêmes leurs problèmes cognitifs d'apprentissage, à tenter de les résoudre
par leurs propres moyens linguistiques, métalinguistiques et intellectuels,
et à mener des interactions «naturelles en classe», puisqu'elles portent
sur l’objet même de l’enseignement/apprentissage. C’est pourquoi de
nombreux professeurs utilisent ce type d’exercice avec Archipel, de ma-
nière ponctuelle ou plus développée, selon les besoins de l’apprentissage,
c’est-à-dire selon les difficultés auxquelles se heurtent les étudiants et selon
les étudiants (certains s'intéressent beaucoup plus que d’autres aux concep-
tualisations).

8. DES PRATIQUES CENTRÉES SUR CE QUI SE PASSE


ENTRE LES APPRENANTS.

Nous avons signalé (au $ 1) le caractère modulable d’Archipel :il


est conçu pour qu’on puisse l’adapter non seulement aux besoins d’un
public donné mais aussi aux intérêts et aux aléas particuliers à une classe.
D'où la diversité des activités proposées pour la phase de production :
outre celles que nous avons présentées ici (jeux de rôles sur canevas, jeux
et simulations, exercices grammaticaux), on y trouve des photos et des
textes «à lire et à découvrir», des enquêtes et des sondages sur la France
et les Français, des publicités, des poèmes et des «morceaux choisis»
littéraires, des tâches à accomplir (construire un texte publicitaire, trouver
son chemin à partir d’un plan), l’étude des situations présentées, etc. D’où
ce que $. Raillard appelle la «navigation» (Livre du professeur 2, pp. 20-21)

170
LES PRATIQUES INTERACTIVES

dans cet archipel d’activités : le manuel doit être utilisé différemment selon
qu’on a affaire à de vrais débutants, à des débutants avancés ou à des
étudiants avancés ; il n’y a pas de parcours obligé, en ce sens qu’une activité
prévue à telle unité peut être pratiquée à une autre ou être évitée, et que
la phase de production peut être axée soit sur l’oral (à travers jeux de
rôles, simulations, exercices oraux), soit sur l’écrit (à travers la pratique des
documents authentiques, des textes littéraires, des tâches et des exercices
écrits). Seules deux activités paraissent inévitables (les situations de départ
et les jeux de rôles sur canevas), encore qu'il soit loisible de les pratiquer
dans un ordre différent de celui du manuel. Archipel peut être considéré
comme un ensemble de textes, d’enregistrements, de photos, de dessins,
de documents, de propositions d’activités très diverses mis à la disposition
du professeur pour qu'il y puise selon les besoins du groupe d’étudiants
qui est le sien ; ce qui, en principe, lui permet d’organiser son enseignement
plus en fonction de la ou des progression(s) réelle(s) d'apprentissage de ses
étudiants qu’en fonction de la progression d’enseignement prévue par le
manuel. Il s’agit de faire en sorte que le professeur ait la possibilité de
recentrer constamment son enseignement sur les capacités d’appropriation
propres à chaque étudiant et à chaque groupe-classe, telles qu’elles se
manifestent au cours de l’apprentissage : «Nous n’avons donc pas voulu,
écrivent les auteurs, faire les choix à la place de l’apprenant. En considérant
qu’il est adulte et responsable de son apprentissage, nous avons tenté de
fournir les différents moyens pédagogiques qui permettent à des tempéra-
ments psychologiques et cognitifs différents de construire leur compé-
tence.» (Livre du professeur 1, p. 13) Le caractère modulable d’Archipel
permet donc au professeur de mieux inciter les étudiants à prendre mu-
tuellement en charge leur apprentissage, ce qui suppose qu'ils en négocient,
entre eux, une partie des conditions à travers de multiples interactions.

Une observation un peu attentive des discours tenus par les étu-
diants dans les classes d’Archipel montre que ceux-ci utilisent spontané-
ment, dans les interactions «naturelles à la classe» ou simulées, les diffé-
rents types de paraphrases et de discours rapportés que nous avons distin-
gués (chap. 3, 8 2 et 8 6), bien que les activités qui sont les leurs ne soient
pas, contrairement à celles de D.V.V., centrées sur ces pratiques discursives.
L'étude des dialogues les conduit naturellement, dans leurs échanges avec
leurs pairs ou le professeur, à utiliser de nombreuses paraphrases expli-
catives pour expliquer ce qu’ils ont compris ou pour vérifier s'ils ont bien
compris, mais aussi quelques paraphrases linguistiques et pragmatiques,

171
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

bien qu’en moins grand nombre. Les jeux de rôles sur canevas, au contraire,
multiplient ces dernières, puisque les répliques des différents dialogues
inventés par les groupes sont censées réaliser sensiblement la même séquen-
ce d’actes de parole. Les discours rapportés peuvent émerger à tout mo-
ment dans les discussions ou explications sur ce qui a été entendu ou dit
par quelqu'un d’autre, mais ils sont particulièrement nombreux dans ce
qu’on appelle «Apprendre à analyser les situations» (voir livre de l’étudiant
1, p. 88) : on y apprend qu’on peut «rapporter les actions exprimées par
les phrases des dialogues à l’aide de verbes» comme offrir/proposer, cher-
cher/trouver, commander, ordonner, demander de ou si, et on s'exerce
à rapporter à l’aide de ces verbes des répliques,ou comment on peut carac-
tériser l’attitude des personnages à l’aide de qualificatifs comme sympa-
thique, familier, distrait, .…., impatiente, capricieuse, hautaine, …., avant
d'écrire quelques lignes qui décrivent et rapportent la situation. Comme
dans D.V.V., le vocabulaire et les constructions qui apparaissent comme
nécessaires au développement d’un discours rapporté naturel sont intro-
duits par le maître, à la demande ou selon les besoins, en tenant compte
de l’interprétation, toujours plus ou moins individuelle, que chacun fait
des situations. Là aussi, il n’y a donc pas rupture avec les pratiques anté-
rieures, mais elles sont insérées dans un jeu interactif étudiant-étudiant
et étudiant-enseignant plus intense.

Ce qui, à notre avis, distingue Archipel de V.IF. ou de D.V.V.,


c'est moins ses options originelles, S.G.A.V. ou notionnelles-fonctionnelles,
que le projet interactionniste dans lequel elles sont inscrites : il s’agit
de susciter en classe, à travers tout un éventail d’activités, un réel désir
ou besoin de communication entre les participants, afin que l’appropriation
guidée des régularités morpho-syntaxiques et sémantico-pragmatiques de la
L2 ne soit pas coupée d’un certain «vécu interactif», un peu comme il en
va pour l'acquisition d’une Li. Ce qui implique, comme le soulignent
J. Courtillon et S. Raillard, que le professeur sache, selon les moments,
se montrer directif et non directif : une classe de langue est un lieu où,
d’une certaine manière, on enseigne moins que ce que les étudiants doivent
acquérir par eux-mêmes, mais cette acquisition ne s’y développe bien,
c'est-à-dire selon les normes et les conventions propres à la L2, que si
l’enseignant veille constamment à la remodeler selon celles-ci, afin d’aider
les étudiants à restructurer leurs perceptions et leurs actions langagières.

172
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

© Les références à Archipel concernent les ouvrages suivants : Archipel.


Français langue étrangère. Unités 1 à 7, par J. COURTILLON etS. RAILLARD,
avec la collaboration de H. GAUVENET, M. ARGAUD, P. NEVEU, J.-L.
GOUSSE, Paris, Didier, 1982 ; Archipel. Français langue étrangère. Unités 1
à 7. Livre du professeur (id.) ; Archipel. Français langue étrangère. Livre 2.
Unités 8 à 12, par J. COURTILLON et S. RAILLARD, avec la collaboration
de H. GAUVENET, M. ARGAUD et P. NEVEU, Paris, Didier, 1983 ;Archipel.
Français langue étrangère. Livre 2. Unités 8 à 12. Livre du professeur (id.).

Nous nous sommes surtout référés à l’Introduction de J. COUR-


TILLON qui se trouve dans le livre du professeur 1, et aux Conseils aux
utilisateurs de S. RAILLARD qui se trouvent dans le livre du professeur 2.

e Sur l'approche notionnelle-fonctionnelle :

D. COSTE et al. : Un niveau-seuil, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1976.


Republié par Hatier, Paris.

J.A. Van EK : The Threshold Level, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1975.

J.-L.-M. TRIM ef al. : Systèmes d'apprentissage des langues vivantes par les
adultes, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 1973.

J. COURTILLON : «Pour une approche «socio-psycho-sémantique» des


contenus des méthodes», Actes du 3e colloque International
SGAM CR EDIIF #Pans, Didier, 1976.

173
A)

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

H. BESSE, R. GALISSON : Polémique en didactique. Du renouveau en


question, Paris, CLE International, 1980.

® Sur la notion d'interaction :

L. SCHIFFLER : Pour un enseignement interactif des langues étrangères,


Paris, Hatier-Crédif, 1984.

C. KRAMSCH :{nteraction et discours dans la classe de langue, Paris, Hatier-


Crédif, 1984.

G. BATESON ef al. : La nouvelle communication, Paris, Seuil, 1981.

P. WATZLAWICK, J.H. BEAVIN, D.D. JACKSON : Une logique de la commu-


nication, Paris, Seuil, 1972.

C. BACHMANN, J. LINDENFELD, J. SIMONN : Langage et communications


sociales, Paris, Hatier-Crédif, 1981.

P. BOURDIEU : Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguisti-


ques, Paris, Fayard, 1982.

D. COSTE : «Les discours naturels de la classe» dans Le Français dans le


Monde, n° 183, février-mars 1984.

On trouvera également dans ce numéro spécial, sur /nteraction


et communication, d’autres analyses intéressantes.

e Sur les jeux de rôles :

J.L. MORENO : Psychothérapie de groupe et psychodrame, Paris, Retz,


1975. |
À. BOAL :Jeux pour acteurs et non acteurs, Paris, Maspero, 1978.

A.A. SCHUTZENBERGER :Le jeu de rôle, Paris, éd. E.S.F., 1981.

On pourra se reporter au n° 176 de Le Français dans le Monde,


avril 1983.

174
LES PRATIQUES INTERACTIVES

@ Sur la grammaire :

H. BESSE et R. PORQUIER : Grammiaires et didactique des langues, Paris,


Hatier - Crédif, 1984.

& Sur les options d’Archipel, on lira avec profit :

J. COURTILLON : «L’interaction symétrique comme mode d’apprentissage»,


dans Actes du IVe colloque CRAPEL, Avignon, mai 1983, Nancy,
CRAPEL, 1984.

® Sur la psychologie interactionniste (ou constructiviste) :

R.F. BALES : Personality and Interpersonal Behavior, New York, Holt,


Rinehart and Winston, 1970.

G.A. KELLY : The Psychology of Personal Constructs, New York, W.W.


Newton, 1955.

J. PIAGET : Psychologie et pédagogie, Paris, Denoël, 1969.

175
CONNAISSANCES, SAVOIRS ET PÉDAGOGIE

1. DES PRATIQUES GÉNÉRALISABLES

La continuité et le renouvellement que nous avons observés dans les


pratiques recommandées par V.LF., D.V.V. et Archipel ne sont pas dus
uniquement au fait que ces manuels ont été élaborés dans le même centre
(C.RED.ILF.) et par des auteurs qui se connaissaient, mais aussi aux
options initiales de la méthode S.G.A.V., puisque la même évolution est
observable dans les deux ou trois générations, selon les langues, de manuels
s'inspirant de la même méthode mais conçus en dehors de ce centre et par
d’autres auteurs.

Ainsi, le manuel d’anglais : English by the audio-visual method de


R. Filipovic et Z. Webster (Paris, Didier, 1962 et 1967) est proche dans sa
conception de l’image, de ses dialogues et de ses pratiques de classe de
VIF. ; alors que All well de A. Dickinson, Y. Gilbert, J. Levêque et H.
Sagot (Paris, Didier, 1975 et 1976) annonce et précède, par bien de ses
aspects, ce que sera Archipel, bien qu’il ne se réclame pas du notionnel-
fonctionnel et qu’il accorde une attention beaucoup plus grande que celui-ci
au rôle du corps dans l’apprentissage, tant oral qu’écrit, en développant en
particulier certaines propositions de la méthode verbo-tonale (consulter sur
ce point Als Well Teacher's Book, Paris, Didier, 1975 par A. Dickinson,
J. Levêque, H. Sagot). De même, si le manuel d’allemand Audio-visuelles
unterrichtswerk Deutsch par I. Burgdorf, K. Montant, Z. Skreb, M. Vidovic

176
CONNAISSANCES, SAVOIRS ET PÉDAGOGIE

(Paris, Didier, 1962 et 1965) doit beaucoup à V.LF., /n Bonn par À.


Chaumond-Klier, R. Hermann, J. Klein, J. Lenzen, H.G. Stephan, H. Schnei-
der, F. Eggermont (Paris, Didier, 1979) rappelle à la fois D.V.V. et All's
well. L'évolution est comparable entre le premier manuel de néerlandais
(1967, 1970, 1971) et le second : Nederlands van Nu par M.J. De Man,
S. De Vriendt, J. Eggermont, M. Rodrigo, M. Wambach (Paris, Didier,
1978). Et pour les langues qui n’ont donné naissance qu’à un seul manuel,
tout dépend de sa date de parution : les manuels de russe (1962) et d’italien
(1965) sont proches de la première génération et de V.LF. ; Vida et dialogos
de España, par P. Rivenc et A. Rojo-Sastre (Paris, Didier, Philadelphie,
Chilton, 1968) annonce la seconde ; Du Golfe à l'Océan (manuel d’arabe)
par R. Meynet, Y. Aoun, J. Dichy, J. Hardane (Paris, Didier, 1979) en re-
lève.

Les options S.G.A.V. ont également influencé et influencent encore


de nombreux manuels (dits audio-visuels ou autres), en particulier de fran-
çais langue étrangère, même quand leurs auteurs, marché oblige, s’attachent
à les critiquer pour tenter de s’en distinguer. Elles attestent ainsi d’une solidi-
té et d’une fécondité qui sont probablement liées à ce qu’elles ne contrevien-
nent pas à toute une tradition empirique de l’enseignement/apprentissage
des langues (qui va de la méthode naturelle à la méthode directe), et au fait
que, jusqu’à maintenant, elles se soient montrées compatibles avec l’évolu-
tion récente des sciences du langage et de la psychologie, évolution qui a
permis de les préciser et d’en tirer des conséquences didactiques que
n'avaient sans doute pas prévues leurs promoteurs.

Ce qui, évidemment, ne veut pas dire que la méthode S.G.A.V. soit


la solution à tout enseignement/apprentissage des langues, pas plus qu’elle
ne peut être considérée, dans son état présent, comme une véritable théorie
de ce domaine. Nous avons rappelé, à plusieurs reprises, cette évidence
que ce n’est pas la méthode ou le manuel qui enseigne et, moins encore, qui
apprend, et ce constat que, quelle que soit la méthode ou le manuel, il y
a toujours des étudiants qui ont acquis ou qui acquièrent bien une L2aPest
que l'appropriation guidée d’une L2, par un sujet adolescent ou adulte,
implique bien d’autres données que celles prise en charge par une méthode,
même dite «globale», «communicative» ou «interactionniste», et que le
succès de cette appropriation dépend au moins autant de ces données que
de celles qui sont méthodologiquement intégrées dans les pratiques de
classe. Les pratiques recommandées par les manuels S.G.A.V. supposent,

10707
L]

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

entre autres, que le professeur ait une bonne compétence en L2, proche
de celle d’un natif ; que la classe ne soit pas trop nombreuse : au-delà de
vingt étudiants, il devient difficile de faire participer tous les étudiants
à un jeu de rôles ou à la production de paraphrases ; que le nombre d’heu-
res de cours par semaine soit relativement important (au moins cinq à six) ;
que, pour certaines de ces pratiques, en particulier les exercices de concep-
tualisation, les étudiants aient été scolarisés et «grammaticalisés» dans leur
L1, c’est-à-dire qu’ils en aient appris une description grammaticale ; que la
distance culturelle entre l’univers de la LI et celui de la L2 ne soit pas trop
importante afin que les étudiants puissent «lire» de manière pertinente les
images ou comprendre les jeux de rôles qu’on leur propose ; que l’institu-
tion dans laquelle s’inscrit le cours permette que ces conditions soient
réalisées et que l’évaluation admise par cette institution tienne compte du
fait que sont d’abord développées la compréhension et l’expression orales ;
que l'enseignant ait été formé à ces pratiques, qu'il adhère aux options
qui les sous-tendent tout en se sentant libre de les interpréter selon son
tempérament ; que les enseignés, enfin, acceptent ces pratiques, spontané-
ment ou après discussion et négociation. Certes des expériences intéressan-
tes, novatrices et efficientes ont été menées dans des contextes où ces
conditions étaient loin d’être toutes réunies, ce qui impliquait des change-
ments dans les procédures suivies, mais il est clair que les normes d’utilisa-
tion présentées ici sont d’autant plus rentables que l’ensemble de ces pré-
requis est réalisé.

Nous avons aussi signalé à plusieurs reprises que, dans l’état de nos
connaissances actuelles, on ne sait pas, de manière explicite et expérimen-
talement vérifiée, comment on acquiert une Li, et encore moins une L2,
bien que non seulement les didacticiens, mais aussi les linguistes, les psy-
chologues, les neuro-physiologues et, depuis peu, les biochimistes ne puis-
sent travailler sur ce domaine sans élaborer quelque hypothèse sur la
nature des processus mis en jeu par l’acquisition naturelle ou guidée des
langues. Sur ce point, la méthode S.G.A.V., comme toutes les autres
méthodes d'enseignement des langues, n’est qu’une tentative visant à
intégrer, de manière cohérente, certaines hypothèses, d’ordre surtout
psycho-linguistique, à des pratiques d’enseignement/apprentissage, les
unes et les autres étant encore sommairement théorisées. Elle constitue
bien une «théorie», si on entend par là, comme le spécifie la première
acception du dictionnaire Lexis : «un ensemble d'opinions portant sur un
domaine d'action», même si certaines de ces opinions sont argumentées

178
CONNAISSANCES, SAVOIRS ET PÉDAGOGIE

et s'appuient sur des savoirs établis ; elle n’en constitue pas une, pas plus
que les autres méthodes, si on entend par «théorie» : «un ensemble de
concepts qui donne une explication d'ensemble à un domaine de la connais-
sance» (seconde acception admise par le Lexis). D’où la nécessité de pro-
mouvoir, au-delà de la méthodologie mais intégrant une part de ses com-
posantes (du moins si on ne veut pas en rester à des abstractions sans prise
sur le réel de la classe), une ou plusieurs théories, au second sens distingué
ci-dessus, de ce que peut être, et non de ce que doit être, l’enseignement/
apprentissage des langues. Il y a là un seuil épistémologique comparable
à celui qui a fait passer l’étude des langues, de la grammaire normative
à la linguistique.

2. POUR UNE DIDACTIQUE DES LANGUES

Cette (ou ces) théorie(s) de l’enseignement/apprentissage des langues


nous paraît devoir à la fois être compatible avec ce qu’on sait par ailleurs
(en linguistique mais par exclusivement) et avoir une relative autonomie
par rapport à ces savoirs qui, par leur objet, la (ou les) concerne(nt). C'est ce
qu’indique clairement l’évolution des pratiques de classe examinées dans cet
ouvrage, pratiques (celles-ci et d’autres) dont doit pouvoir, à notre avis,
rendre compte la ou les théorie(s). Cette évolution est liée à trois ensembles
de données.

D'une part, aux changements que connaissent les publics, ensei-


gnés et enseignants, auxquels on s'adresse et les représentations qu'ils se
font de ce que doit ou peut étre un enseignement/apprentissage efficace
d’une langue : ce qui est demandé ou accepté dans tel contexte est, au
même moment, refusé ou contesté ailleurs ; ce qui est intéressant et profi-
table, à telle époque, devient ennuyeux et inutile quelques années plus
parce
tard pour les mêmes ou pour la génération suivante ; simplement
que les désirs et les besoins d'apprenti ssage et d’enseigne ment, lesquels
déterminent les motivations, ne sont pas dissociables du contexte général
(géo-politique, socio-économique, culturo-idéologique, technico-scienti-
fique) dans lequel ils s'expriment et que ce contexte change dans le temps
comme dans l’espace.
les sciences
D'autre part, au mouvement des connaissances dans
e l’ense igneme nt/app rentissage
qui n’ont pas exactement pour domain

179
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

des langues mais qui sont concernées par certains de ses aspects : c'est
patent pour la ré-interprétation piagétienne qui a été faite, à l'intérieur
du S.G.A.V. d’une «structure» originellement gestaltiste, ou pour la
manière dont les notions d'acte de communication et d'intention ont été
reformulées en termes de la théorie des actes de langage.

Enfin, cette évolution est liée au développement du champ propre


à l’enseignement/apprentissage des langues : ce sont les insuffisances de la
méthode grammaire-traduction, en particulier à l'oral, qui ont suscité
successivement les méthodes directes, audio-orales, S.G.A.V. ; ce sont les
carences des pratiques audio-orales qui ont conduit les didacticiens à mettre
l’accent sur les procédures qui favorisent l’individualisation de l’apprentis-
sage et les interactions entre apprenants.

Il y a certes interrelation entre ces trois ensembles de données (les


sciences ne sont souvent qu’en apparence insensibles au mouvement du
monde, et si la didactique des langues reste interdisciplinaire, il arrive que
les disciplines auxquelles elle emprunte lui doivent quelque chose), mais
aussi une relative indépendance, en particulier du troisième par rapport
aux deux autres : il existe des constantes ou des invariants dans l’enseigne-
ment/apprentissage des langues, quels que soient le contexte et probable-
ment l’époque ; la didactique des langues, dans son empirisme rationalisant,
précède souvent, dans les notions qu’elle élabore et les interrogations qu’elle
pose, les disciplines plus anciennes ou du moins mieux établies : ainsi de ses
préoccupations sémantiques et situationnelles (son globalisme) formulées
bien avant que les linguistes cherchent à construire une pragmatique des
discours. C’est pourquoi nous avons récusé, incidemment mais nettement,
l’approche qui consiste à considérer la didactique des langues comme une
simple application de la linguistique ou comme une sorte de vulgarisation
pédagogique du savoir des linguistes. À la linguistique appliquée, il serait
épistémologiquement plus rigoureux, nous semble-t-il, de substituer une
linguistique interrogée. C'est-à-dire une observation et analyse méthodique
de ce qui se passe, selon les pratiques suivies, quand on enseigne/apprend
une langue, afin de mieux cerner les présupposés et les conséquences
linguistiques et autres de ces pratiques, et de parvenir ainsi à les recons-
truire théoriquement dans un ensemble conceptuel qui leur donne une
cohérence qu’elles n’ont pas toujours. Les progrès, et non les modes, de
la didactique des langues en tant que domaine à visée scientifique nous
paraissent à ce prix.

180
CONNAISSANCES, SAVOIRS ET PÉDAGOGIE

L'opinion — traditionnelle mais toujours institutionnellement forte,


en particulier en France — qui distingue d’un côté ce qu’on appelle les
connaissances ou les savoirs, et d’un autre ce qu’on dénomme, sympto-
matiquement de manière réductrice, leur transmission où leur pédagogie
dans les classes, nous semble peu pertinente en didactique des langues,
du moins si on se donne pour objectif premier d’enseigner/apprendre
à parler une L2 comme on la parle (il en va un peu différemment, si on
cherche d’abord à enseigner l'expression écrite ou à «former l'esprit» des
étudiants par une réflexion sur les langues). Cette distinction conduit
à se poser deux questions sur les pratiques que nous avons présentées
ici : est-ce qu'elles servent à transmettre un ensemble de connaissances
relatives à la L2, un savoir sur celle-ci ? est-ce qu’elles sont transférables
à d’autres données que celles qui constituent la «parole» d’une langue ?
Autrement dit, sont-elles des techniques spécifiques à un domaine par-
ticulier, celui de la didactique des langues, ou sont-elles de simples moyens
empiriques destinés à «faire passer» un contenu élaboré par des spécialistes,
relevant par là de la pédagogie générale ? La réponse dépend, évidemment,
du sens qu’on prête aux mots qui formulent ces questions. Si on entend par
savoir, «un ensemble de connaissances plus ou moins systématisées, ac-
quises par une activité mentale suivie» (définition du Petit Robert), ce
qu'on enseigne/apprend par ces pratiques dans une classe de langue est bien
un savoir. Mais ces connaissances, que le maître enseigne avec l’aide du
manuel et que l’étudiant amasse progressivement par un travail structurant
de son esprit, ne nous paraissent pas relever d’un savoir assimilable à ceux
qui constituent des disciplines comme la géographie, la grammaire, la phy-
sique, les mathématiques ou la chimie, simplement, nous l’avons déjà
précisé, parce qu'il n’est pas réductible aux discours que les spécialistes éla-
borent sur le langage et sur les langues, et parce qu’il a la propriété de pou-
voir être acquis non méthodiquement, en dehors de toute institution
pédagogique en vivant au milieu de ceux qui le pratiquent spontanément,
sans qu'ils soient à même, le plus souvent, d’en rendre compte réflexi-
vement. Enseigner/apprendre la compétence communicative orale d’une
L2 ne peut se borner à enseigner/apprendre une description grammatica-
le, même moderne et savante, de celle-ci, plus quelques procédures d’équi-
valences entre signifiants de la Li et de la L2 et des éléments de la culture
du pays dans lequel cette langue est pratiquée, même si ces connaissances
ne sont pas toujours inutiles. Il en résulte que les pratiques présentées dans
cet ouvrage ne peuvent guère être utilisées pour «transmettre» autre chose
que ce qu’elles aident à faire acquérir, une certaine compétence commu-

181
MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE LANGUE

nicative orale en L2. Même si on utilise la paraphrase ou le discours rapporté


dans d’autres classes que la classe de langue, on ne peut les y utiliser de la
même manière, parce que les objectifs poursuivis y sont autres. On ne peut
donc considérer que ces pratiques relèvent de la pédagogie générale : ce sont
des techniques — d’origine empirique mais plus ou moins systématisées —
spécifiques à la didactique des langues, et sans lesquelles (celles décrites ici
et d’autres) on ne peut, semble-t-il, enseigner/apprendre méthodiquement
à parler une L?2.

C’est pourquoi la didactique des langues, en tant que discipline


autonome (distincte de la linguistique appliquée ou de la didactique des
disciplines), se doit de les intégrer conceptuellement à son projet scientifi-
que. En tant que telles, elles relèvent d’un savoir qui, épistémologiquement,
n’est pas différent de ceux qui constituent le bagage académique tradition-
nel de tout professeur de langue : littérature, linguistique, civilisation de la
L2, et qui, en conséquence, devrait faire partie de ce bagage. Ce qui n’est
que très ponctuellement le cas en France, contrairement à d’autres pays.
Il y a sans doute là une explication à certaines carences de l’enseignement
français des langues étrangères. Même les tenants de «l’art d'enseigner», ou
de «la pédagogie» comme moyen pour tout «transmettre», admettront
volontiers qu'il n’est pas d’humaine création sans quelque mémoire des
connaissances et des règles d’action élaborées par nos prédécesseurs, et qu’il
n’est pas de «transmission» sans respect des pratiques qui l’assurent. Il nous
semble que tout professeur de langue devrait avoir une véritable culture
de ces connaissances, de ces règles d’action, sans lesquelles il ne peut
méthodiquement exercer son métier.

182
Composition : GRAPHI-DACTYL à Louviers
Impression : E.NS. de Saint-Cloud - CRÉDIF
Dépôt légal : Février 1985

Imprimé en France

183
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LA COLLECTION « ESSAIS » a pour but d'enrichir la réflexion sur
les pratiques enseignantes dans le domaine du français, langue
maternelle ou langue étrangère.

Elle rassemble des études documentées se rapportant aux expé-


riences menées sur le terrain par des équipes engagées dans des
actions d'innovation pédagogique. A ce titre, elle s'adresse à tous
ceux qui sont intéressés par la formation initiale et continue des
enseignants dans les différentes institutions éducatives.

MÉTHODES ET PRATIQUES DES MANUELS DE


La réflexion sur l'enseignement/apprentissage des la an-
gères se doit d'intégrer les méthodes qui ont marqué oire
et les pratiques de classe que ces méthodes recomma
On trouvera dans cet ouvrage une caractérisation de ces métho-
des et une étude plus approfondie de l'évolution de l'une d’entre
elle (la méthode structuro-globale audio-visuelle) à travers les pra-
tiques recommandées par trois manuels de français langue
étrangère : Voix et Images de France, De Vive Voix, Archipel.

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Prix : 59,00 F

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