Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Mikyung Choi
Thèse de doctorat
LA COTRADUCTION :
DOMAINE LITTÉRAIRE CORÉEN-FRANÇAIS
Jury :
M. Fortunato ISRAËL, Professeur émérite, Paris III, Directeur
M. Jean-René LADMIRAL, Maître de conférence, HDR, Nanterre-Paris X
Mme. Marianne LEDERER, Professeur émérite, Paris III
M. Jin-Mieung LI, Professeur émérite, Jean Moulin - Lyon III
Résumé
Nous nous sommes donné pour objectif d'étudier les questions posées par la traduction
littéraire en B à partir du coréen effectuée en binôme par un traducteur coréen et un
cotraducteur spécialiste de la langue d’arrivée, et d’en préciser les conditions de
réussite. En matière de traduction littéraire du coréen vers le français, ce couplage vise à
pallier l’absence de traducteurs français capables de travailler seuls. L’opération
traduisante étant effectuée par des traducteurs coréens travaillant en B, l’exigence
formelle de la traduction littéraire implique l’intervention d’un réviseur français. De
plus en plus d'œuvres coréennes sont traduites selon cette modalité et publiées en
France.
Nous avons analysé les différentes étapes du processus, de la compréhension à
la réexpression, à la lumière de la théorie interprétative de la traduction en tentant de
montrer pourquoi le concept clé de la déverbalisation légitime la cotraduction, l’activité
traduisante étant une opération de texte à texte, non de langue à langue.
La première partie de notre recherche est consacrée à l'étude du cadre théorique
(définition des notions auxquelles nous recourons, description de la théorie
interprétative) et pratique (aperçu de l’état présent de la traduction française des textes
littéraires coréens). Dans la deuxième partie, nous avons analysé des exemples de
traduction en montrant le cheminement des échanges entre le traducteur et le
cotraducteur, et en précisant la nature du guidage donné par le premier au second ainsi
que la nature de la contribution de ce dernier.
Nous aboutissons à la conclusion qu'une pratique souvent considérée seulement
comme un pis-aller peut prétendre à produire des textes d’une réelle qualité littéraire dès
lors que la technique mise en œuvre respecte les conditions que nous tentons de définir
ici.
Keywords :
literary translation into B language, co-translation, co-translator, Interpretive Theory
of Translation, de-verbalization, operation on meaning, rewriting
Remerciements
Que monsieur le professeur Fortunato Israël trouve ici l’expression de mes plus vifs
remerciements. Mon travail doit beaucoup à ses suggestions et ses conseils, qu’il m’a
constamment prodigués avec patience et indulgence. Malgré la distance entre Séoul et
Paris, malgré les silences que j’ai laissé parfois s’allonger excessivement (sachant qu’il
n’est pas facile de conduire une recherche doctorale en même temps qu’une carrière
d’interprète, de traductrice et d’enseignante, et il a fait preuve à mon égard de beaucoup
de compréhension), c’est largement à sa constante disponibilité et à l’intérêt qu’il a
porté à la thématique de mon étude que je dois d’être allée jusqu’au terme de ce travail.
Que madame le professeur Marianne Lederer trouve ici, également, les remerciements
que je lui dois : la réflexion qu’elle a développée sur la traduction dans ses ouvrages
m’a beaucoup éclairée. Et je me suis toujours sentie honorée de la savoir lectrice des
romans coréens que j’ai traduits en français et encouragée par son amitié.
Je souhaiterais dire tout ce que mon travail de traductrice littéraire doit à mon
collaborateur, Jean-Noël Juttet, que je ne qualifie plus, comme au début de notre
collaboration, de « réviseur », mais plus justement, pour les raisons que je développe
dans cette thèse, de « cotraducteur ». Au cours des vingt dernières années, nous avons
ensemble traduit en français et publié une vingtaine d’ouvrages, romans ou recueils de
nouvelles de littérature coréenne moderne. C’est précisément ce travail effectué en
binôme qui est à l’origine de cette thèse : j’ai souhaité, en prenant un peu de recul,
formaliser la nature des tâches imparties d’une part à la traductrice en B (que je suis) et
d’autre part au réviseur promu cotraducteur (qu’il est) chargé de porter le texte traduit à
un degré de littérarité aussi conforme que possible aux standards français. Les
différentes étapes par lesquelles sont passées nos traductions dans le cours de leur
progression ainsi que nos échanges, nos questions et nos réponses, constituent un large
corpus dans lequel j’ai puisé les exemples que j’utilise dans ma démonstration. C’est
dire à quel point il a contribué à la réflexion que je développe ici et à sa formalisation.
Je le remercie chaleureusement pour cela, et aussi pour le travail de correction qu’il a
accepté de faire sur la rédaction finale.
Enfin que soient remerciés ma famille, et mes collègues et amies, Soonhee, Chansoon,
Sihyon, Yonga, Eunmi et tant d'autres qui m'ont apporté un soutien sans faille.
4
Sommaire
Introduction ................................................................................................. 7
Chapitre II. La traduction littéraire à partir des langues rares : du coréen vers le
français ……………………………………………………….……………………….68
1. L'introduction de la littérature coréenne en France …..…………..…………..68
2. Aperçu de la littérature coréenne dans le paysage éditorial en France………. 71
3. L'évolution de l'opération traduisante…………………………………………76
4. Modalités de l'opération traduisante en B…………………………………..…84
5
2. Les informations métatextuelles ………………………………………….…179
Chapitre V. La révision…………………………………………………………...…257
1. La confrontation avec le texte de départ………………….….………………257
2. La révision interactive ………………….………………….………………..264
Bibliographie............................................................................................. 281
6
Introduction
Objectif et motivation
7
Le titre de notre sujet d’étude, la cotraduction : domaine littéraire coréen-
français, en définit assez précisément les contours. De ses trois composantes, la
traduction est, bien entendu, la principale. Mais celle-ci est étroitement liée aux deux
autres que sont d’une part le couple linguistique et d’autre part le domaine particulier
dans lequel elle s’exerce.
Ce domaine est celui de la littérature, caractérisé par des exigences linguistiques
et stylistiques maximales. Si la traduction technique peut tolérer des approximations
morphosyntaxiques ou même lexicales, il n’en va pas de même en littérature. Si
l'association du contenu et de la forme dans la construction du sens est un phénomène
naturel dans tous les écrits, elle est plus contraignante en littérature que dans les autres
formes de discours. Elle n’est pas un vernis de surface, mais peut être considérée, dans
les meilleurs des cas, comme la matière même de l’objet donné à lire. Dans le cas de la
poésie, la forme (sons, rimes, rythme, musique) porte le sens, forme et contenu
constituent un tout indissoluble. Lorsque la traduction s’effectue vers la langue B du
traducteur, la question se pose de sa compétence en réexpression. Ce degré d’exigence
pose naturellement des difficultés au traducteur dans le traitement de la forme mais
aussi des éléments culturels. La cotraduction représente un modèle qui permet
certainement d’optimiser ce traitement.
Autre composante de notre champ d’étude, le couple linguistique coréen-
français à l’intérieur duquel la traduction s’exerce depuis des textes rédigés en coréen,
langue dite « rare », vers le français, langue de grande diffusion. Cette notion de
« langue rare », relativement indépendante du nombre des locuteurs d’une langue, est
fonction de la quantité des échanges – et de leur déséquilibre – entre une langue de
grande diffusion internationale et une autre de moindre diffusion. Le coréen est une
« langue rare » en France, tout comme le sont le japonais, ou même, bien qu’à un
moindre degré, le chinois. Cette « rareté » a pour conséquence un déséquilibre en termes
de disponibilité de traducteurs qualifiés. Du fait que peu de Français maîtrisent le
coréen, la traduction à partir de cette langue doit être assurée par des traducteurs coréens
qui, en conséquence, doivent travailler une langue étrangère, leur langue B, c’est-à-dire
leur première langue étrangère de travail, dans laquelle la compréhension et, dans une
certaine mesure, la réexpression se font aisément. Autrement dit en contradiction avec la
8
pratique normale de la traduction qui se fait vers la langue maternelle du traducteur, sa
langue A. C’est pour compenser le déficit ressenti par le traducteur en matière
d’intuition linguistique dans sa langue qu’il est nécessaire de lui adjoindre un réviseur
qui travaille dans sa langue maternelle.
La troisième composante que définit notre titre est la traduction dans cette forme
particulière qu’est la traduction littéraire en B avec réviseur. Toute approche de la
traduction doit s’appuyer sur l’une ou l’autre des théories au sein de laquelle elle trouve
sa justification ainsi que des aides méthodologiques, ceci indépendamment de sa
direction et de la présence d’un cotraducteur. La théorie sur laquelle nous prenons appui
est la théorie interprétative de la traduction (TIT) développée par les chercheurs de
l’ESIT, laquelle décrit le processus de traduction en trois phases, compréhension,
déverbalisation et réexpression. Le traducteur fait passer le sens du texte de départ dans
un langage acceptable et le cotraducteur passe aussi par ces étapes en dédoublant le
processus. Qu’il s’agisse de traduction vers la langue maternelle ou une langue
étrangère, le traducteur, après la phase de compréhension et de déverbalisation, passe à
la phase de reformulation du sens, qui est de nature cognitif et affectif, dans la langue
d’arrivée.
C'est cette théorie qui rend aussi possible les cours du régime spécial à l'ESIT,
encadré par un enseignant qui ne connaît pas la langue de départ. Grâce à l'analyse de
texte approfondie, l'enseignant fait ressortir le vouloir-dire de l'auteur, peut même faire
surgir des points que les élèves n'ont pas vus. Cela montre deux choses : que la
traduction n'est pas une opération linguistique mais une opération sur le texte, sur le
sens ; et que l’intervention d’un réviseur, loin d’entraver ce processus, au contraire le
duplique puisqu’à son tour il lui faut passer par les mêmes opérations de
compréhension, déverbalisation et reformulation que le traducteur premier, apportant du
même coup une plus grande garantie d’exactitude.
Malgré un grand nombre de projets réussis de traduction en B avec réviseur ou
cotraducteur, nous nous heurtons encore au scepticisme de gens du métier, qui nous
opposent des arguments de coût, certes recevables, mais aussi de théorie, lesquels nous
semblent surmontables.
9
En nous appuyant sur la base théorique de la TIT et en prenant en compte la
situation évoquée ci-dessus, nous décrirons notre pratique de la traduction de textes
littéraires du coréen vers le français avec la collaboration d’un cotraducteur. Nous en
ferons apparaître les contraintes et les difficultés pour en dégager les conditions de
réussite aussi bien en termes de compétences des opérateurs que de méthodologie, notre
but ultime étant de prouver que ce modèle est viable, qu’il fonctionne et qu’il mérite
d’être considéré comme une procédure pratiquement et théoriquement valide plutôt que
comme un pis-aller. Nous montrerons que la traduction en B à partir des langues rares
avec réviseur se justifie et est même tout à fait recommandable si elle est effectuée dans
de bonnes conditions. Certes, le fait de travailler en tandem ne garantit pas la réussite,
nous connaissons des exemples d'échec. Mais, pratiquée dans les conditions que
tenterons de définir comme étant nécessaires, elle permet de pallier la pénurie de
traducteurs autonomes vers les langues rares, mais aussi d’améliorer la pratique du
traducteur. Ajoutons qu’un certain nombre de réflexions dont nous ferons état dans
notre développement résultent des échanges entre le traducteur et le cotraducteur.
10
prétendre à une traduction professionnelle. Nous considérons que la vraie problématique
de la traduction en langue non maternelle n'est pas posée dans cet ouvrage. C’est
pourquoi, malgré son titre, nous avons décidé d’écarter cet ouvrage de notre champ
d’étude.
Avec Qu’est-ce qu’une traduction acceptable en B, thèse soutenue à Oslo en
1991, A. Rydning aborde de manière documentée les problèmes posés par la traduction
en B, en l’occurrence le norvégien. Elle s’interroge sur « les conditions d’acceptabilité
de la traduction fonctionnelle réalisée dans la langue seconde du traducteur ». Tout en
étant consciente de la difficulté de la traduction en B, liée à une capacité d'expression
moindre dans cette langue, elle plaide en faveur de la validité de cette activité. En effet,
dit-elle, lorsque le texte est de nature fonctionnelle, les imperfections de la
reformulation ne constituent pas un obstacle à la compréhension du lecteur. Par
traduction fonctionnelle, elle entend le traitement de textes non littéraires, à but
proprement informatif, où l’information l’emporte sur tous les autres aspects du
discours. Rydning constate que plus on est spécialiste d’un domaine, moins on prête
attention à la qualité linguistique de la traduction. Du fait qu’il est spécialiste du
domaine, même si le texte présente d’éventuelles défaillances linguistiques, il réussit à
accéder au sens en s’appuyant sur ses connaissances. Pour ce genre de texte, la
restitution claire du sens constitue une condition suffisante pour la compréhension.
L’auteur définit ce seuil d’exigence par la notion d’acceptabilité. Le traducteur en B,
bénéficiant d'une bonne compréhension du texte de départ en raison de la maîtrise qu'il
a de sa langue maternelle, s’exprime dans les limites de l’idiomaticité qu’il possède. Si
la réexpression est grammaticalement correcte, linguistiquement acceptable, une
révision n’est pas, alors, nécessaire. Pour ce qui concerne les textes littéraires, dont la
forme compte autant que le contenu, il nous est difficile d’imaginer le lecteur en train de
restituer la valeur esthétique de l’œuvre. C'est pourquoi Rydning préfère exclure la
traduction littéraire de son champ d'étude.
11
prolongement de cette thèse avec l'ambition de repousser ses limites grâce à
l'association du cotraducteur.
Dans La traduction aujourd’hui, (1994), Marianne Lederer consacre un
chapitre à la traduction vers la langue étrangère du traducteur en plaidant en faveur de la
pratique en B, qu’elle considère avec justesse comme inévitable en raison de la pénurie
de traducteurs :
Une langue véhiculaire, l’anglais, connaît une extension rapide, mais on ne peut guère
compter, pour éliminer la nécessité pratique des traductions en B, que des traducteurs de
langue maternelle anglaise apprennent un nombre suffisant de langues étrangères.
L’impossibilité d’atteindre en langue B une qualité d’expression égale à celle de la
langue maternelle ne condamne donc la traduction dans ce sens que pour les langues de
grande diffusion dont la connaissance est bien partagée. En revanche, s’agissant des
langues de petite diffusion, la traduction en B est malheureusement indispensable, car
elle est souvent la seule possibilité de faire connaître des textes dont le contenu resterait
sinon inaccessible au plus grand nombre. (Lederer, 1994 : 151)
La littérature est littéraire du fait qu'elle est fiction ; elle l'est aussi de par sa fonction
esthétique où, dans son ultime expression, le Beau n'est plus celui de la réalité extérieure
mais bien celui du langage lui-même. La fonction esthétique est sans doute inatteignable
en traduction en B, mais en tout état de cause, la qualité de la langue B en traduction
littéraire devrait être nettement supérieure à celle qui suffit en traduction des textes de
réalité, et la révision par un écrivain de langue A est, pour la littérature, une nécessité
absolue. (Lederer, 1994 : 165)
Dans certains pays ou environnements où le marché exige un travail dans les deux sens,
il n’est pas exclu de former également les étudiants à une traduction vers une langue
étrangère, mais en soulignant les risques et limites y afférant et en proposant des
stratégies d’optimisation, notamment le travail en équipe avec un locuteur natif.
12
Dans sa thèse soutenue à l’ESIT en 2000, Les traits particuliers à la traduction
d’œuvres littéraires en langue étrangère, Eléna Guéorgueva examine des romans
traduits du bulgare vers le français par des traducteurs qui ne sont pas de parfaits
bilingues. Si ces traductions sont dotées d’une certaine lisibilité alliée à un souci de
traitement stylistique, elles recourent à des expressions toutes faites qui constituent
autant d’écarts par rapport aux solutions ad hoc. Les maladresses de reformulation sont
dues au manque d’intuition dans la langue d’arrivée du traducteur, le traducteur tentant
de combler ce manque par le truchement des solutions sécurisantes, validées et
reconnues, d’où le recours à des figements, des expressions idiomatiques apprises par
cœur. Pourtant Guéorguiéva laisse entendre qu'elle est réticente à l’idée de faire
intervenir un réviseur sous prétexte qu’il laisse ses empreintes dans le texte d'arrivée.
Nous sommes en désaccord avec elle sur plusieurs points. D'abord, pour ce qui
concerne le réviseur. Il est possible de prendre des précautions qui permettent de guider
le réviseur et lui éviter de laisser trop d’empreintes personnelles. Ce qu'elle qualifie
d'empreintes personnelles du réviseur, à savoir « le changement de l’ordre des mots, la
coupure d’une phrase, le réaménagement d’un paragraphe » sont en réalité des
modifications qui s'imposent fréquemment au cours de la traduction littéraire pour des
raisons de différences linguistiques. En particulier l'ordre des mots : entre le français et
le coréen, l'ordre est nécessairement différent. Quand le traducteur produit une première
version qui garde la trace de la langue originale, c'est au réviseur de la redresser en
corrigeant selon l'ordre de la langue d'arrivée.
Jean Bellemin-Noël, qui traduit avec Choe Ae-young, fait état de son travail de
réviseur dans « Cotraduire de la littérature coréenne » (revue Poésie 2012). Il décrit les
différentes étapes de leur travail en tandem jusqu’au texte publié. Ce cas de figure est
proche du nôtre à ceci près que le traducteur coréen fournit au réviseur une traduction
au ras du texte, à charge pour le réviseur de réaliser la transposition en français.
Bellemin-Noël explique qu'il s'agit de l’étape de la mise au point de la signification,
laquelle est suivie d’une révision par le traducteur coréen. Lorsque le sens est validé,
intervient le moment du polissage linguistique, avant l'étape finale du « gueuloir» où les
deux traducteurs vérifient si le texte sonne bien en en faisant la lecture à haute voix.
Bien qu'il ne cite pas la théorie interprétative, sa démarche et sa terminologie permettent
13
de penser qu'il en est très proche. Cet article rédigé par le cotraducteur a le mérite de
conforter notre étude par l'analogie des étapes décrites mais aussi par la légitimation de
l'activité de cotraduction.
La traduction littéraire en B ne semble pas avoir été l'objet d'étude approfondie,
nous espérons contribuer à combler cette lacune.
Structure
14
4. Le corpus
Il est constitué d’échantillons de traductions effectuées par notre tandem
traducteur-cotraducteur.
Ils relèvent de trois groupes de textes romanesques distincts :
Un texte classique, Le Chant de la fidèle Chunhyang, qui fait une large place à
l’expression lyrique et à la poésie ;
Plusieurs textes narratifs appartenant à la littérature coréenne moderne, romans
et nouvelles traitant de la société paysanne : La Chienne de Moknomi et La Petite
Ourse, (Hwang Sun-won) et Une Averse (Kim Yu-jong). Ces textes ont retenu notre
attention car ils sont riches en expressions populaires et en métaphores, autant de défis
posés aux traducteurs.
Des textes enfin appartenant à la littérature contemporaine : La route de Sampo,
Monsieur Han et L’Invité (Hwang Sok-yong).
En observant les brouillons que nous avons conservés, nous avons pu retrouver
les étapes de la production du sens, corrections et repentirs multiples compris, jusqu’à la
version finale que l’on trouve dans le livre imprimé. Ces allers-retours nous permettent
d’illustrer concrètement les modalités de la coopération entre traducteur et cotraducteur.
Le fait que ces textes ont été publiés en France garantit un seuil de lisibilité approuvé
par un éditeur sans que, pour autant, nous prétendions à une réussite parfaite. Notre
corpus sera décrit plus en détail dans le corps de notre développement.
Résultats espérés
En montrant la validité du processus de traduction en B appliquée au domaine
littéraire et en spécifiant clairement ses conditions de réussite, nous espérons apporter
des outils utiles aux formateurs des traducteurs. D’un point de vue théorique, nous
souhaitons redéfinir le rôle du réviseur et montrer qu’il est partie prenante dans la
totalité du travail de traduction. Si le dialogue entre le traducteur et le cotraducteur
reflète, en outre, le dialogue intérieur auquel se livre le traducteur solitaire qui travaille
en A, nous devrions pouvoir apporter une caution nouvelle à la TIT en aidant à mieux
comprendre le processus de transfert du sens. Cette expérience de traduction en B avec
15
réviseur gagnera à être extrapolée à d’autres couples de langues sous la responsabilité
de chercheurs motivés par la réflexion sur la traduction littéraire.
16
Première Partie
Cadre de l'étude
Qu’une langue soit largement diffusée ou non hors de ses limites naturelles
s’explique par des facteurs tels que l’histoire, la puissance économique, le prestige
culturel, la position des pays sur l’échiquier du monde. Les langues privées de grande
diffusion internationale tombent dans la catégorie de ce que nous qualifions, certes
hâtivement, de « langues rares ».
Notre objectif étant de montrer que la traduction littéraire d’une langue rare, en
l’occurrence le coréen, vers le français, est possible sous certaines conditions, nous nous
proposons d'analyser, dans un premier temps, les paramètres qui contraignent à adopter
ce procédé.
17
Nous examinerons donc, d’abord, la notion de « langue rare » en passant en
revue les facteurs qui font que telle ou telle langue appartient à cette catégorie. Nous
l'avons évoqué brièvement dans notre introduction en disant qu'il s'agit de langues de
moindre diffusion dans tel pays donné (les langues asiatiques ne sont donc pas
spécifiquement concernées).
Une langue peut être considérée comme « rare » dans un pays donné
indépendamment du nombre réel des locuteurs qui la parlent. Ainsi pour la France, le
chinois est une langue rare, bien que la Chine soit une grande puissance mondiale et
que le chinois soit parlé par un nombre de locuteurs infiniment supérieur à celui des
francophones. Bien qu’il soit enseigné en France dans plusieurs établissements
secondaires et supérieurs et dans plusieurs grandes écoles, et qu’il existe des interprètes
et traducteurs francophones qui possèdent cette langue dans leur combinaison
linguistique, le chinois reste encore, en France, une langue « rare ».
On expliquera sans mal cette situation par la distance géographique entre la
Chine et la France, et son corollaire qu’est la rareté des contacts et des échanges entre
les deux pays au cours de l’Histoire, du moins jusqu’à un passé récent.
Cette « rareté » est donc une notion relative, variable en fonction des aires
géographiques. Les langues considérées comme « rares » en France, tels le chinois ou
le japonais, ne le sont pas dans un pays comme la Corée où le nombre de ceux qui sont
capables de traduire à partir du chinois et du japonais est bien supérieur à celui des
traducteurs qui travaillent vers l’anglais, et a fortiori vers le français. La Corée est
voisine de la Chine et du Japon, et ces trois pays d’Extrême-Orient ont toujours, par le
passé, entretenu des liens intenses, amicaux ou non. Le chinois classique est pour les
Coréens beaucoup plus proche que ne l’est le latin pour les Français. Une importante
partie du lexique coréen provient du chinois et est toujours perçue comme telle malgré
l’habillage coréen que lui donnent l’alphabet national et une prononciation « à la
coréenne ». Quant au japonais, il a été imposé comme langue de communication
obligatoire en Corée à un moment donné de la période coloniale (fin des années 1930 et
18
début des années 1940), les Coréens s’étant même vu retirer le droit de parler leur
langue nationale en public. Pour la génération du troisième âge actuelle, le japonais a
été la langue de la scolarisation. De ce fait, il occupe, en Corée, une position tout à fait
différente de celle à laquelle il peut prétendre en France ou plus généralement en
Europe ou dans les Amériques.
La distance géographique implique à son tour une « distance culturelle » que
Monique Slodzian décrit en ces termes :
Consacrée par l’usage, la notion de « langues rares » est insatisfaisante. A-t-on en vue le
nombre de locuteurs autochtones ? Ce sera l’inuit, le tchèque ou l’albanais. S’agit-il
d’une langue peu étudiée en France ? Le chinois, le russe, voire l’arabe, en feront partie,
incontestablement. Pour éviter toute ambiguïté, nous mettrons ici en avant le critère de
« distance culturelle » qui explique bien la nature d’un problème qui peut se résumer
ainsi : plus grand est l’éloignement linguistique et culturel, plus réduite est la capacité
de compréhension du récepteur. En conséquence l’effort pour créer une situation
d’échange signifiant sera proportionnel à la distance à franchir. […] Une réflexion sur
les conditions de la traduction de textes « à grande distance » oblige à relier ces deux
plans, celui de l’histoire et de la géographie. (Slodzian, 1991 : 55)
19
chinoise et le rôle politique et culturel que le pays entend jouer sur la scène
internationale, le statut du chinois a toutes les chances de passer du statut de langue
nationale à celui de langue de communication internationale. En attendant cette
évolution, les discours et les textes chinois sont encore majoritairement traduits vers les
autres langues par des professionnels chinois.
Il n’est pas inutile de nous référer ici au modèle gravitationnel de Louis-Jean
Calvet (1987) qui illustre bien la dynamique de la hiérarchisation des langues. Calvet
décrit les langues comme appartenant à un système gravitationnel, calqué sur les lois de
la gravitation universelle. Autour d’une langue centrale (aujourd’hui l’anglais) gravitent
une dizaine d’autres langues de moyenne importance (français, espagnol, chinois, etc.)
autour desquelles gravitent une centaine d’autres langues de moindre importance sur la
scène internationale, autour desquelles gravitent quatre à cinq mille langues
périphériques. Ces langues sont reliées entre elles par le bilinguisme, les bilingues
manifestant les rapports de force qui s’exercent entre ces langues : il convient de
remarquer que c’est presque toujours une langue de rang supérieur que le bilingue en
devenir s’efforce d’acquérir.
Cette hiérarchie est mouvante selon les pays en fonction des distances
géographique et culturelle évoquées plus haut en ce qui concerne les « langues rares ».
L’attraction exercée par les langues plus centrales explique le déséquilibre en matière de
disponibilité de traducteurs, ceux-ci ayant appris de préférence une langue plus centrale
que leur langue maternelle, et rarement une langue plus périphérique. Autrement dit, les
Français se seront tournés en grande majorité vers l’anglais et très rarement vers le
coréen.
Notons enfin que le phénomène des langues rares peut également être présent à
l’intérieur d’un même pays où cohabitent plusieurs communautés linguistiques.
20
langue de communication, souvent l'anglais, ou d'autres langues, se pratique beaucoup,
ce qui implique là aussi la traduction en B. Dans un premier temps, l'interprétation ou la
traduction à partir des langues minoritaires vers les langues de communication nationale
sont assumées par des professionnels issus des groupes linguistiques minoritaires qui
ont acquis la langue du pays d'adoption :
In a country like Australia the position is further complicated by the fact that translators
are most likely to be drawn from the migrant population, and that the migrant
population itself is subject to language shift (toward English). As a result, depending on
the maturity of a language community and its rate of language shift, the available
translators may be first language speakers of the migrant language or English. Generally
speaking, in a recently settled community the available translators will be able to work
best into the community language, while in a long-settled community they will be able
to work best into English. In Australia, the Vietnamese and German communities
represent the two extremes. (Campbell, 1998 : 57-58)
1
Nous avons la satisfaction de voir venir chaque année en Corée un plus grand nombre (certes encore
modeste) de jeunes Français qui ont appris le coréen, qu’ils maîtrisent remarquablement. Cela est la
conséquence directe d’une évolution positive du regard porté sur la Corée dans le monde et du
développement de l’enseignement du coréen dans les écoles et les universités françaises. L’espoir est
permis de voir apparaître parmi eux des traducteurs qualifiés capables traduire vers leur langue
maternelle.
21
2. Qu’appelle-t-on « langue B » ?
Pour des raisons que nous venons d'exposer, la communication à partir des
« langues rares » sont assurées majoritairement par des traducteurs de ces langues vers
leur langue étrangère, que les traducteurs ont convenu d’appeler langue B.
En premier lieu, il nous faut préciser la terminologie à laquelle nous aurons sans
cesse recours dans notre étude. À cette fin, nous reprendrons certaines notions,
notamment celles de langue seconde et de langue active/passive pour en mesurer la
pertinence au regard de notre propos, et enfin celle de langue B, retenue par la
communauté des traducteurs. Nous nous intéresserons ensuite aux différents aspects de
la traduction en B, aux conditions d’exécution de cette opération, en examinant en
particulier la notion d’acceptabilité et ses limites.
22
compréhension, même si la capacité d’expression reste nécessairement à un niveau
moindre. La pratique professionnelle de la traduction en B ne peut démarrer qu’une fois
la seconde langue acquise à un niveau élevé, et la méthodologie maîtrisée.
Dans la langue active, le traducteur est appelé à exprimer les idées et un ensemble
d’informations qui les accompagnent, en choisissant, en dépit des non-concordances
entre les deux systèmes linguistico-culturels concernés, des mots et des structures qui
s’accordent harmonieusement, sans omettre des informations pertinentes, sans ajouter
des informations superflues ou incertaines, et en respectant les choix fondamentaux de
l’auteur du texte original. […] En revanche, la connaissance de la langue passive
requise chez le traducteur travaillant sur des textes non littéraires doit lui permettre de
comprendre les idées, les informations et les intentions véhiculées et servies par
l’énoncé de départ sans qu’il ait à arbitrer entre différentes options d’expression,
puisque celles-ci ont déjà été choisies par l’auteur du texte source. (Gile, 2005 : 167)
23
Aussi choisissons-nous de maintenir les options terminologiques habituelles
parmi les traducteurs et de parler de « langue B » et de « traduction en B ».
2.3. Langue B
Nous reprendrons tout d'abord la définition retenue par l'ESIT (École
Supérieure d'Interprètes et de Traducteurs) telle qu’elle apparaît sur son site d'accueil :
Selon les termes de cette définition assez générale, la langue B est une langue
non maternelle, acquise et constituant la première langue étrangère du traducteur. Elle
définit aussi les différents niveaux de compétence entre les langues A, B et C.
Rydning, qui se conforme à la définition de l’ESIT, écrit :
24
étrangère et de ses tournures idiomatiques, elles sont elles aussi comprises plus aisément
qu’elles ne seraient utilisées activement. (Lederer, 1994 : 149)
Depuis longtemps, je rêve, pense, fais l’amour, écris, fantasme et pleure dans les deux
langues tour à tour, et parfois dans un mélange ahurissant des deux. Pourtant, elles sont
loin d’occuper dans mon esprit des places comparables : comme tous les faux bilingues
sans doute, j’ai souvent l’impression qu’elles font chambre à part dans mon cerveau.
Loin d’être sagement couchées face à face ou dos à dos ou côte à côte, loin d’être
superposées ou interchangeables, elles sont distinctes, hiérarchisées : d’abord l’une,
ensuite l’autre dans ma vie, d’abord l’autre ensuite l’une dans mon travail. Les mots le
disent bien : la première langue, la « maternelle », acquise dès la prime enfance, vous
enveloppe et vous fait sienne, alors que pour la deuxième, l’« adoptive », c’est vous qui
devez la materner, la maîtriser, vous l’approprier. (Huston, 1999 : 60-61)
Voilà décrits avec justesse les rapports qu’entretient le bilingue avec ses deux
langues, la « maternelle » et l’« adoptive ». Première langue de travail du traducteur, en
quelque sorte, l’« adoptive » doit égaler le niveau de la langue maternelle en
compréhension et, en expression, elle doit être maniée avec une très grande aisance. La
compétence en langue B ne reste pas seulement au niveau de la bonne compréhension,
la qualité de l'expression en B est aussi importante. D’où la nécessité de nous interroger
sur les définitions données par d'autres sources.
La Routledge Encyclopedia of Translation Studies donne de la langue B la
définition suivante :
25
B language(s) : non-native language(s) of which the interpreter has sufficient command
but not to the same level as an A language. Interpreters work into as well as out of their
B language(s). (Baker, 1998 : 41)
Active languages:
Active languages are those languages into which the interpreter works. An active
language can be one of two kinds:
A language
The interpreter's mother tongue (or another language strictly equivalent to a mother
tongue), into which s/he interprets from all other working languages, generally in the
two modes of interpretations, simultaneous and consecutive. AIIC members are
expected to have at least one A language. A language into which the interpreter works
from one or more of her/his other languages and which, although not a mother tongue,
is a language of which s/he has perfect command. Some interpreters work into B
languages in only one of the two modes of interpretations. In principle, an interpreter's
main active language is the mother tongue – the language in which the interpreter was
formally educated and feels completely at ease.
B language
An active language which is not the interpreter's mother tongue can only be acquired
after years of hard work and frequent stays in a country of that language. Usually,
however, the second active language reaches a satisfactory standard only after many
years of practice and is more important than style or very discrete shades of meaning. It
is customary only to work into the second active language out of the mother tongue.2
2
http://aiic.net/ViewPage.cfm/article1097.htm
26
Selon cette définition, les langues A et B sont toutes deux des langues actives et
l'interprétation vers la langue B de l'interprète est tolérée sous certaines conditions. Le
caractère actif de la langue B a été décrit selon les termes ci-dessous dans un atelier qui
a réuni à l'ESIT les spécialistes de l'interprétation sur le thème de l'enseignement de
l'interprétation simultanée en B :
- En parlant ici de la langue ‘A’ dite ‘maternelle’, j’entends un niveau de langue hors du
commun, car il ne suffit pas d’être ressortissant d’un pays et d’être d’une certaine
expression linguistique pour prétendre maîtriser cette langue comme se le doit un
interprète de conférence. Il s’ensuit que certaines langues ‘B’ peuvent être supérieures,
comme vecteurs d’expression, à une langue ‘A’ moyenne.4
3
http://www.emcinterpreting.org/repository/pdf/EMCI-TeachingSimultaneousIntoB- vol1.pdf, « What is
a B language?», Christine Adams, p. 22
4
Chris de Fortis, « Quelques réflexions sur la langue B », http://interpreters.free.fr/language/langueB
defortis.pdf
27
Le point qui mérite de retenir notre attention est que la langue B doit être une
langue active qui permette une réexpression idéalement égale à celle de la langue A, la
langue maternelle utilisée dans un cadre professionnel.
3. Traduire en B
En Corée, la traduction en B est appelée, d’un point de vue générique,
« traduction vers la langue étrangère (sous-entendu du traducteur) », plus concrètement
« traduction vers l'anglais », « traduction vers le français », etc., selon la langue
d'arrivée. Dans les milieux professionnels, au moment de commander une traduction, la
directionnalité est toujours mentionnée. Ce sont les traducteurs les plus chevronnés qui
s'attèlent aux commandes de ce genre où les difficultés sont plus grandes.
Nous nous poserons d’abord les questions suivantes : dans quel environnement
la traduction en B se fait-elle ? Diffère-t-elle de la traduction tout court, et si oui, quelles
sont ses particularités ?
28
que l’on traduise vers sa langue maternelle. Et l’on peut dire que la disponibilité d'une
traduction, même imparfaite, vaut mieux que la totale ignorance de l’existence du
document et donc que l’absence de communication. Dans beaucoup de situations, la
communication ne peut se faire sans le recours à la traduction vers la langue étrangère
des traducteurs.
Plébiscitée par certains, interdite par d’autres – nous y reviendrons plus
longuement dans le champ des théories –, la traduction en B semble, selon Gile, une
pratique bien installée :
Dans le même temps, le recul proportionnel des traducteurs de l'anglais (-3%) s'explique
par une hausse en valeur absolue des traductions de langues asiatiques (japonais,
chinois, coréen), ce qui dénote là encore une tendance avérée, même s'il faut prendre en
compte le nombre important de mangas et d'ouvrages pour la jeunesse. (Assouline,
2011 : 27)
29
En ce qui concerne le coréen, il reste toujours une langue rare pour les
Francophones, si bien que la traduction doit être assurée le plus souvent par des
Coréens, que ce soit dans les domaines technique, scientifique ou littéraire.
Le français est une langue étrangère relativement populaire en Corée : il est
enseigné dans une cinquantaine d’universités dans le pays, tandis que le coréen n’est
enseigné que dans quelques facultés en France5. On constate sans surprise le même
déséquilibre en matière de traduction, lequel demeure même s’il a tendance à se réduire.
Ce qui fait que, dans cet échange inégal, lorsqu’il s’agit de traduire en français des
textes écrits en coréen, ce sont les Coréens qui doivent, à quelques exceptions près,
assumer la tâche.
Les traducteurs sont aux littératures ce que les bilingues sont aux langues, ils unissent
les littératures entre elles. Mais cela, ils le font dans le contexte de ce rapport de force,
si bien qu’ils font passer les livres des cultures dominantes dans les cultures dominées
plutôt que l’inverse. Comme le souligne très justement Pascale Casanova, « la
traduction est un échange inégal »6.
5
En France, le coréen est enseigné dans 11 établissements d'enseignement supérieur, dont l’université
Paris VII, l’INALCO, Lyon II, Bordeaux III, Aix, Caen, La Rochelle. Depuis 2010, une évolution
tangible est constatée, le coréen bénéficiant du succès des manhwa (manga coréens), du cinéma et de la
K-Pop (chanson populaire coréenne : Psy sur Youtube). Selon la responsable de la section éducation de
l'ambassade de Corée en France, une dizaine de lycées ont ouvert des classes de coréen, et des cours de
civilisation coréenne sont demandés par des collèges. Le centre culturel coréen de Paris (avenue d’Iéna)
offre aussi un enseignement de coréen.
En Corée, le français est enseigné dans 50 universités ; 3 433 lycéens ont passé l'examen
d'entrée à l'université avec le français en 2011. Le français ne jouit plus aujourd’hui du même pouvoir
d’attraction qu’il y a vingt ans. N'empêche que la Corée était l'un des pays où il y avait le plus de
candidats au DELF et DALF en 2011 et 2012.
6
Communication de Jean-Noël Juttet au Colloque organisé par l’Institut de coréen de la traduction
littéraire à Séoul en décembre 2003.
30
Dans l’autre sens, c’est-à-dire vers le coréen, la traduction des textes littéraires
français est faite, comme il se doit, par des Coréens. La littérature française traduite
occupe une place importante dans le paysage éditorial coréen, la Corée étant, après
l’Italie, le pays qui achète le plus de droits de traduction sur le marché français de
l’édition. L’échange littéraire entre la France et la Corée incombe ainsi très
majoritairement aux traducteurs coréens dans les deux sens.
L'aisance d'expression dans la langue maternelle, les effets stylistiques que permet le
maniement intuitif de la langue sont inaccessibles à l'expression en B. De la traduction
de l'information à la transmission de l'émotion, la langue d'expression exige une
intuition de plus en plus sûre. On peut prétendre arriver dans une langue B à une grande
correction lexicale et grammaticale mais, dans une langue A, le traducteur y ajoute du
naturel, de la pertinence, parfois de l'élégance et toujours un sens très sûr de la langue.
On peut parvenir à comprendre la langue et la culture étrangère aussi bien que l'on
comprend sa propre langue et sa propre culture. Pour s'exprimer en traduction,
cependant, on sera toujours plus à l'aise dans sa langue maternelle. (Lederer, 1994 :
150)
31
Le traducteur, faute de n’avoir subi exactement les mêmes sollicitations dans ses deux
milieux linguistiques, ne possède pas les mêmes automatismes d’expression dans les
deux langues. Sa connaissance plus innée et intuitive de la langue A, par rapport à la
langue B, offre une garantie de correction de la langue, de clarté et de dynamisme qu’il
n’est pas possible d’atteindre dans la langue B. (Rydning, op.cit., 6)
Pour les traducteurs professionnels qui travaillent vers leur langue maternelle, la
conformité de l’expression aux normes et aux usages est d’emblée acquise. Pour les
traducteurs en langue étrangère, c’est surtout la non conformité aux usages, à la
sensibilité et à l’imaginaire collectif de la communauté étrangère, qui risque de
compromettre une reformulation linguistiquement correcte. (Guéorguiéva, 2000 : 199)
32
Voici, à cet égard, quelques-unes des difficultés linguistiques que nous avons
rencontrées de façon récurrente dans notre pratique du coréen vers le français pour
illustrer de façon concrète cette problématique :
S’y ajoutent d’autres éléments plus subtils : les options rhétoriques assez figées
du coréen, le degré de tolérance de la répétition 7 , et de façon plus générale, les
caractéristiques d’ordre culturel divergentes. Avec l’expérience, les fautes linguistiques
deviennent moins nombreuses chez le traducteur en B, mais il n’est jamais tout à fait à
l’abri d’erreurs ou de maladresses. Nous trouvons un écho de ce problème chez les
interprètes qui exercent vers leur langue B :
33
Idiom
Vocabulary
Pronunciation
Accent 8
Lors du travail vers la langue maternelle, la pensée est littéralement happée par la
langue d'arrivée. Le magnétisme de la langue B, en revanche, est généralement
beaucoup plus faible. D'où un manque de dynamisme manifeste de tout le processus.9
8
http://www.emcinterpreting.org/repository/pdf/EMCI-TeachingSimultaneousIntoB-vol 1. pdf, « What
is a B language, Towards a working definition and selection criteria », Christine Adams, p. 20.
9
http://www.emcinterpreting.org/repository/pdf/EMCI-TeachingSimultaneousIntoB-vol1.pdf, Karla
Déjean, « L'interprétation simultanée, les principes », pp. 27-29.
34
langue A. En traduction, lorsqu’il fait face à des expressions pour lesquelles il ne trouve
pas de reformulation adéquate et spontanée, le traducteur a tendance à recourir aux
dictionnaires linguistiques, ce qui augmente l'incidence d'une traduction transcodée.
La traduction écrite et orale en B avance donc sur un terrain peu sûr, à cause de
l’insuffisance linguistique active de son auteur. Et nous conviendrons aisément que la
traduction littéraire est un domaine qui requiert que soient maximales non seulement la
finesse de la compréhension, mais aussi l’exactitude sémantique et stylistique de la
réexpression.
Compte tenu de ces difficultés, on serait tenté de penser que la traduction en B
est un pis-aller destiné à combler une vacance de traducteurs et laissé à l’initiative de
traducteurs téméraires et peut-être peu conscients des pièges de l’entreprise. Or il
semble qu’il n’en soit rien puisqu’elle a trouvé sa place dans l'enseignement
professionnel de la traduction.
The unmarked use of ‘translation’ to mean ‘translation into the mother tongue’ is so
common in English that there is no other specific term, and there is no agreement as to
the terminology for translation into the foreign language. The traditional term prose
translation has fallen into disuse of making school children translate into Latin or
Greek. Other terms are inverse translation and service translation.
In French, prose translation is thème and is also associated with academic exercise. A
particularly gifted student used to be called ‘un élève fort en thème’, because thème was
considered much more difficult than version, which is translation into the mother
tongue. Both terms are still commonly used by professional translators. Russian,
German and Japanese have no specific terminology for directionality, whereas in
Spanish, Italian, Portuguese, Arabic and Chinese directionality is described in terms of a
35
translation being direct or inverse. Recently, this terminology has also been used in
English, though Newmark (1988:52) suggests the term ‘service translation’ for
‘translation from one’s language of habitual use into another language. (Baker, 2000 :
64)
Cela montre déjà que la traduction en B est une pratique qui, pour beaucoup de
gens, paraît encore atypique, et qu'ils apparentent au thème pratiqué au collège ou au
lycée.
Jean-René Ladmiral tient le thème à l’écart des préoccupations des traducteurs
professionnels : il est essentiellement destiné à contrôler et affermir les connaissances
grammaticales. Il n’est nullement pris au sérieux en tant qu’opération de traduction.
(Ladmiral, 1979 : 49) Pour lui, le thème n’est pas encore de la traduction, il relève des
techniques d’acquisition des langues :
Ce n’est qu’à un niveau élevé que le thème tend à être véritablement une traduction.
Mais alors il change de nature et mérite bien plutôt d’être appelé une version à l’envers.
C’est là l’idéal du thème, son accomplissement mais en même temps son dépassement.
À ce niveau suprême, le traducteur est censé posséder la langue-cible au même degré
que la langue-source, c’est « un bilingue ». (Ibid., 53)
Il m’a semblé indispensable de faire une distinction entre les traductions destinées à
montrer le niveau de connaissance atteint par l’élève ou l’étudiant d’une langue
étrangère, et les traductions destinées à être publiées ou tout au moins lues par des
destinataires qui souhaitent comprendre le contenu de l’original et le cas échéant y
réagir. Les premières sont réalisées en vue d’un apprentissage de la langue étrangère
(thème et version). Les secondes se doivent d’être un acte de communication. (op.cit.,
15)
Tout le monde est bien d’accord pour dire que le thème n'est qu'un des moyens
d'apprentissage des langues, étranger à l’activité professionnelle de la traduction.
36
Il convient de souligner, tout d’abord, que la traduction en B fait bel et bien
partie du cursus normal de l’enseignement de la traduction dans la plupart des écoles de
traduction. Cet enseignement vers B ne semble, d’ailleurs, pas exiger de modalités
spécifiques d’enseignement, du moins autres que les dispositions pratiques exigées par
le travail en aveugle de l’enseignant qui ne connaît pas la/les langue(s) A de ses élèves.
L’ESIT offre une formation à la traduction en B dans le cadre d’une filière
particulière appelée « Régime spécial », lequel propose un cursus en partie différent de
celui du régime normal de la section traduction de l'ESIT. Le cours est assuré par un
enseignant qui ne connaît pas la « langue rare » des étudiants. Ce régime a vu le jour
dans le but de former les traducteurs qui ont comme langues de travail le français et une
langue rare comme le finnois, le hongrois, le japonais, le vietnamien, le coréen. Les
cours de traduction sont assurés uniquement vers le français, langue B des élèves ; la
durée de la formation est d'un an au lieu de deux.
Qu'un enseignant qui ne connaît pas la langue de départ puisse assurer un cours
de traduction à partir de cette langue peut sembler contestable. Il n’en demeure pas
moins que ce type de cours fonctionne à l’ESIT et fournit des traducteurs compétents
sur le marché de la traduction. Roux-Faucard, qui a assuré ce cours à l'ESIT, décrit une
séquence d’entraînement type en ces termes, fidèles à ce que nous-même avons connu :
A. Préparation
Avant même d’avoir pris connaissance du document de travail, le groupe est interrogé
sur le thème concerné, par exemple : la condition de la femme en Corée. Les étudiants
ont le temps de mener une petite réflexion à plusieurs voix, soutenue par les questions
incitatives de l’enseignant, leur permettant de rassembler leurs connaissances et leurs
idées sur le sujet. L’enseignant suggère ensuite une comparaison avec la France et avec
d’autres sociétés européennes connues de certains étudiants, puis termine par un petit
37
résumé de l’évolution du droit des femmes dans la France du XXe siècle. (Roux-
Faucard, 2005 : 199-200)
Ce type de cours ne diffère des cours ordinaires que par le fait que le professeur
ignore la langue de départ. Avant l'étape de la traduction proprement dite, il convient
d'appréhender le contenu du texte de départ. L'enseignant fait ensuite faire un résumé :
Une fois posé le sens de l’ensemble, la même technique peut être appliquée aux parties
et aux sous-parties du texte : le résumé se rapproche ainsi de plus en plus d’une
paraphrase. Pratiquée dans une langue autre que celle du texte, elle contraint les
étudiants à oublier très vite les mots utilisés dans celui-ci. Ils comprennent ainsi que le
sens est quelque chose qui n’est pas attaché aux mots servant à l’exprimer ; il peut en
être dégagé, il peut être reproduit en utilisant d’autres mots. C’est l’intégralité du sens
qui doit être décrite de cette manière, car l’enseignant ne possède pas d’autre moyen
d’accéder à celui-ci. Ce travail illustre de façon éloquente le moment appelé, dans la
Théorie Interprétative, « phase de déverbalisation (voir M. Lederer 1994, 22 et suite)».
Elle aboutit à l’établissement, libre de la langue de départ, de ce qui sera l’invariant de
la traduction. Ce travail, effectué dans la langue d’arrivée, commence, de façon encore
spontanée et peu contraignante, à permettre cette reformulation, dite aussi
reverbalisation (voir M. Lederer 1994, 43 et suite) qui, un peu plus tard, deviendra la
traduction proprement dite. Ainsi construite à partir du sens et non à partir des
formulations de la langue originale, celle-ci aura toutes les chances d’échapper aux
défauts classiques du « transcodage ». (Ibid., 200-201)
Lorsque les versions des élèves accusent une divergence, c’est à l’enseignant de
trancher en s’appuyant, bien entendu, sur les informations que ceux-ci lui fournissent. Il
parvient à donner une interprétation logique grâce à sa connaissance du domaine en
question, grâce aussi à l’exigence de cohérence. Du fait qu’il ne connaît pas la langue de
départ et qu’il ne dispose que de textes provisoires, l’enseignant n’est pas influencé par
la forme linguistique de l’original. Pour aider les élèves à reformuler plus
spontanément, l'enseignant les invite à faire une traduction à vue :
La traduction à vue fait partie, en tant que telle, des compétences attendues d’un
traducteur professionnel. Le travail « à chaud » est donc, de ce point de vue, amplement
justifié. Mais il comporte surtout des bénéfices didactiques considérables. Le premier
d’entre eux provient de l’urgence. Dans cette traduction improvisée et en groupe,
l’étudiant responsable n’a pas le temps de se laisser fasciner par les mots du texte.
(Ibid., 201)
La traduction à vue permet de faire émerger le sens, lequel est exprimé par les
étudiants dans des formes souvent très variées, avec parfois des divergences d'opinion.
Notre expérience nous a appris que l'enseignant qui écoute les étudiants discuter
38
parvient à saisir le vrai sens du texte en s’appuyant aussi sur sa connaissance du
domaine et sur la cohérence interne du texte qu’elle est en droit de présupposer. Pour
choisir la meilleure reformulation, il convient de revenir au texte de départ, ce que
Roux-Faucard appelle « la mise à plat », étape qui est celle de la traduction linguistique.
Le sens du texte original est l'objet d'une négociation entre les étudiants, discussion
menée en français et qui fait souvent surgir de bonnes formulations, à l'insu des
participants, mais remarquées par l'enseignant. Lorsqu'il semble vraiment y avoir
désaccord, ce dernier suggère une brève « mise à plat » en coréen. Quant à la traduction,
elle est l’objet d’une négociation entre le groupe et l’enseignant, le groupe proposant les
formulations françaises qui lui paraissent adaptées, l’enseignant explicitant ce que le
lecteur français comprendra sous la formulation qu’on lui propose et déclenchant ainsi
les rectifications nécessaires : le texte français s’élabore au cours de toute une série
d’allers et retours entre le sens et sa reverbalisation. Les corrections au niveau du
français, qui sont faites brièvement, car le but de l’entraînement n’est pas
l’apprentissage de la langue, amènent souvent, elles aussi, un retour vers le sens. (Ibid.,
201)
39
Le second élément essentiel est presque un trait de caractère : c’est la capacité
d’analyse, la curiosité qui pousse le traducteur à creuser son texte, à chercher plus loin
que les mots ou les phrases, à s’interroger sur le sens profond, le vouloir-dire,
l’intention – tout ce que la Théorie interprétative met en relief, et qui trouve ici son
application éclatante. Nous y voilà ! la solution réside dans l’application de la Théorie
interprétative, ou Théorie du sens. (Herbulot, 2005 : 96)
Bien sûr, les mots de la langue sont là, et bien là. Bien sûr, nous allons nous en servir,
mais nous allons les utiliser comme un moyen, un outil, pas comme un élément sacré.
Ils sont présents, mais surtout ils sont porteurs, porteurs d’un sens qu’il faut découvrir,
et que nous découvrirons d’autant mieux que nous aurons su nous éloigner des mots –
que nous aurons pratiqué avec succès ce travail fondamental de la Théorie
interprétative : la déverbalisation, c’est-à-dire la recherche du sens derrière les mots.
Pour découvrir ce sens, il faut poser des questions. Beaucoup de questions. L’essentiel,
en la matière, est de faire surgir, dans l’esprit des étudiants, tout le savoir qu’ils
possèdent sans même en être conscients, et dont ils auront besoin pour exploiter ce
texte. (Ibid., 97)
40
l'auteur. Ce cours atypique illustre parfaitement la théorie interprétative puisqu’il s’agit
d’une opération autour du sens :
Sans vouloir trop nous attarder sur cette forme d’enseignement, signalons aussi
les difficultés qu’elle pose, qui sont notamment l’impossibilité pour le professeur de
mesurer la difficulté du texte de départ et d’en faire l’exégèse, ou encore la tentation
naturelle, dans ces circonstances, de s’attarder sur les fautes de langue aux dépens de la
méthodologie de la traduction proprement dite.
Cela dit, son ignorance de la langue de départ fait que l’enseignant ne peut être
sensible à l’interférence linguistique. Son handicap devient alors un atout qui le prévient
contre la traduction par calques linguistiques. C'est ce qui se passe aussi avec notre
cotraducteur, lequel intervient sur le texte d'arrivée fourni par le traducteur, échappant à
toute interférence de la langue de départ.
41
traduire dans sa langue maternelle ou dans une langue qu’il possède comme sa langue
maternelle. »
Le dernier alinéa laisse entendre qu’il faut traduire vers la langue maternelle du
traducteur à partir de ses langues B, C ou procéder de A vers A pour les traducteurs
parfaitement bilingues. Cette série de mesures se base sur le fait qu’une traduction
professionnelle digne de ce nom doit être rédigée dans une reformulation sans faute.
Sur la page d’accueil du site de la Société française des traducteurs, il est
recommandé de traduire vers la langue A :
C’est l’objectif d’atteindre une reformulation sans faute qui est visé par cette
recommandation. D'où la prudence qui vise à imposer une pratique exemplaire dans le
respect de la déontologie professionnelle. Mais la réalité est que dans les pays non
anglophones, la traduction en B est une pratique bien installée même dans le cadre des
commandes institutionnelles :
42
the official translators for Spanish language broadcasts have to be civil servants and,
therefore, inverse translators. […]
Translators rarely work in ideal conditions and, in non-English speaking countries, are
often required to do inverse translations. (Ibid., 67)
Translating into your language of habitual use is the only way you can translate
naturally and accurately and with maximum effectiveness. (Newmark, 1988 : 3)
A person’s competence in actively using the idioms and fixed expressions of a foreign
language hardly ever matches that of a native speaker. The majority of translators
working into a foreign language cannot hope to achieve the same sensitivity that native
speakers seem to have for judging when and how an idiom can be manipulated. This
lends support to the argument that translators should only work into their language of
habitual use or mother tongue. (Baker, op.cit., 81)
43
Certains spécialistes, comme Daniel Gile, tout en épousant l’argument de Mona
Baker quant à la difficulté d’obtenir une reformulation tout à fait satisfaisante dans la
langue d’arrivée, a le souci de prendre davantage en compte la réalité du marché,
laquelle rend parfois inévitable la pratique en B :
Ainsi, en Chine, au Japon, dans les pays d’Europe de l’Est, la quantité de travail vers
l’anglais, mais aussi vers le français et d’autres langues est telle que les traducteurs
anglophones, francophones et autres sur place sont vite saturés, et que, économiquement
parlant, la seule solution viable est le recours à des traducteurs de langue maternelle
chinoise, japonaise, bulgare, tchèque, russe, etc.
Les nouvelles technologies pourraient à terme alléger sensiblement ces contraintes en
généralisant les traductions transfrontalières, le traducteur résidant dans un pays et le
client dans l’autre. (Gile, op.cit., 123-124)
Cette situation décrite par Gile est vraie aussi dans beaucoup de pays d’Europe
comme l’affirme l’Encyclopedia of translation studies éditée par Mona Baker :
Dans certains pays ou environnements où le marché exige un travail dans les deux sens,
il n’est pas exclu de former également les étudiants à une traduction vers une langue
étrangère, mais en soulignant les risques et limites y afférant et en proposant des
stratégies d’optimisation, notamment le travail en équipe avec un locuteur natif. (Gile,
op.cit., 183)
44
Pragmatique, il propose un partage du travail entre le traducteur et le réviseur,
locuteur natif pour améliorer la qualité de la traduction :
Par ailleurs, des traductions peuvent être réalisées en équipe, avec un locuteur natif pour
corriger et améliorer un énoncé produit par un traducteur vers une langue non
maternelle. Mais le principe de la traduction vers une langue maternelle garde ses
avantages de principe – à condition que le traducteur ait une très bonne compréhension
de la langue de départ. (Gile, op.cit.,124)
A priori le résultat de cette traduction vers la langue étrangère devrait être moins bon
que celui de la traduction vers la langue maternelle. En réalité, il n’en est pas
nécessairement ainsi. En effet, il s’avère que contrairement à une idée reçue, les
traducteurs, même expérimentés, n’ont pas nécessairement une maîtrise suffisante de
leurs langues passives, et leurs traductions comportent parfois des erreurs dues à une
connaissance imparfaite du sens ou des usages de certains mots et tournures. Ce
handicap en matière de compréhension peut donc peser lourd, parfois au point de
réduire à néant l’avantage que donne la production dans la langue maternelle. (Gile.,
op.cit., 183)
D'après Gile, les erreurs de traduction ne sont pas de même nature selon qu'on
traduit vers A ou vers B. Théoriquement, une traduction en A est supposée être
meilleure avec une reformulation plus naturelle, mais elle n'est pas non plus à l'abri des
dangers d’une mauvaise compréhension.
Marianne Lederer, de son côté, défend la pratique en B, inévitable en raison de
la pénurie de traducteurs :
45
travaillant vers une langue pour eux étrangère, donc de A en B. La réalité des échanges
internationaux est telle à l'heure actuelle que, pour de nombreuses 'petites' langues, les
traductions sont faites par des traducteurs qui travaillent dans une langue acquise.
(Lederer, op.cit., 150)
46
rapport existe, comme existe le rapport entre le degré d’explication et la compréhension.
Un texte très mal écrit peut être compris par celui à qui il s’adresse, alors qu’une
personne non intéressée sera arrêtée par la mauvaise qualité de l’expression.
L’acceptabilité d’une traduction en B dépend en grande mesure du degré de
connaissance de son destinataire. Plus le lecteur de la traduction connaît le sujet du
texte, mieux il rétablit l’information grâce à son savoir. (Lederer, op.cit., 156)
Pour les textes dont le contenu informatif l’emporte sur la forme, nous sommes
d’accord sur ce constat. Malgré la réticence des institutions et de certains théoriciens, la
traduction en B est une solution inévitable pour certaines combinaisons linguistiques ; il
importe donc, aujourd’hui, de développer son enseignement adapté. De plus elle peut
produire des textes tout à fait acceptables : un traducteur en B qui a bien assimilé la
méthodologie de la traduction et qui a une connaissance suffisante de la langue
d’arrivée est en mesure de produire un texte tout à fait correct et compréhensible.
D’après les références que nous venons d’observer, le seuil d’acceptabilité est
atteignable lorsqu’il s’agit de traduction de textes non littéraires, c’est-à-dire techniques
au sens large. Qu’en est-il, maintenant, lorsque l’acceptabilité se heurte à des critères
d’acceptabilité beaucoup plus exigeants, comme c’est le cas avec les textes littéraires ?
C’est ce que nous étudierons maintenant.
Pour ce qui concerne les textes dont la forme compte autant que le contenu, il
nous est difficile d’imaginer qu’on puisse laisser au lecteur le soin de restituer la valeur
esthétique manquante en partie ou en totalité dans la traduction qui lui est soumise.
Restituer seulement le récit, c’est-à-dire aider le lecteur à comprendre juste l’histoire,
n’est pas suffisant. La nature du sens à faire passer dans un texte littéraire est
complexe : l'écrit littéraire n'exprime pas le sens aussi clairement que l’écrit technique.
Le mécanisme de l'écriture littéraire est sophistiqué, chaque écrivain mettant en place
une stratégie propre pour chaque œuvre. Le travail sur la langue est ce qui caractérise
l'écriture littéraire. Quand il s’adresse à un texte littéraire, le lecteur a en tête un horizon
d’attente, il désire découvrir un univers nouveau construit avec des mots par
l'imaginaire d'un écrivain, et y trouver du plaisir à le lire. Il devient délicat de compter
excessivement sur la coopération du lecteur, car celui-ci, même s’il connaît peut-être le
contexte historique et culturel d'un roman, ne peut anticiper sur les options stylistiques
et émotionnelles d’un écrivain dont la vision est voulue toujours personnelle et autant
47
que possible unique. Le texte littéraire traduit en B est un texte autonome, et c’est cette
autonomie que le lecteur souhaite pouvoir appréhender dans toute son originalité.
Aussi compétent soit-il, un traducteur en B a plus de mal à produire le même
effet dans la langue d’arrivée que celui qui travaille vers sa langue maternelle, sa
compétence en B ne lui permettant pas de déployer la même capacité active que celle
dont il dispose en A.
Dans la traduction en B, en particulier des textes littéraires, c’est le passage de
la déverbalisation – l'étape intermédiaire entre la compréhension d'un texte et la
réexpression (Lederer, op.cit., 213) – à sa réexpression dans les mots de la langue B qui
fait problème. Guéorguiéva souligne que les maladresses de la reformulation sont dues
au manque d’intuition dans la langue d’arrivée du traducteur :
Toujours est-il que leur expression garde quelque chose de livresque et d’emprunté. Les
traducteurs en langue étrangère bilingue subordonnés reformulent pour ainsi dire « par
10
Pour la définition de différents bilinguismes voir « Bilinguisme et fonctionnement cognitif » de D.
REBELO (2000 : 579) : L'étude de la compétence du locuteur amène à distinguer trois types de
bilinguisme : coordonné, quand les signes de chaque langue combinant une unité de sens et une unité
d'expression sont maintenus séparés ; composé, quand les signes combinent une seule unité de sens avec
une unité d'expression dans chaque langue ; subordonné, quand le signifié de la langue maternelle
correspond à deux signifiants : l'un dans la langue maternelle, l'autre, inapproprié, dans la deuxième
langue. Le cas le plus fréquent est celui du bilinguisme subordonné. Le locuteur reprend des éléments de
la langue maternelle quand il utilise sa deuxième langue.
48
le souvenir » de ce qu’ils ont repéré dans des textes originaux écrits dans leur langue
seconde ou entendu au cours de communications plus ou moins espacées avec les
étrangers qui s’exprimaient dans leur langue maternelle. Au cours de l’acquisition de la
langue maternelle le sujet repère et mémorise des mots, des expressions, des formules
au cours de communications orales et écrites mais il se les approprie, n’hésite pas à les
utiliser de façon libre, à les associer spontanément dans son discours. Le bilingue
subordonné les emmagasine pour ainsi dire tels quels et les utilise tels quels, son
expression garde quelque chose de craintif. Ces façons de dire, ces tournures qu’il
utilise souvent telles quelles sont à l’origine du disparate qui caractérise souvent les
traductions en langue étrangère faites par des bilingues subordonnés. (Guéorguiéva,
op.cit., p. 207)
49
formule équivalente avec des composants linguistiques autres que ceux de l’original –,
il s’était donné la peine de fournir des explications dans des notes en bas de page. Sa
compréhension nous semblait parfaite, mais la réexpression nous paraissait académique.
Voici un exemple :
« It says here that twice as many kids get their security from a stuffed animal than from
11
a blanket…»
C’est Lucy qui dit cela à son frère Linus, lequel ne peut se séparer de son plaid
qu’il traîne toujours avec lui. La traduction en coréen donne ceci :
봉제동 인형을 고 을 는 이 의 만 는
이 의 .
On dit que les enfants qui se sentent rassurés avec les peluches d’animaux cousues sont
deux fois plus nombreux que ceux qui sont rassurés avec un plaid.
11
Charles M. Schulz, A Peanuts Book Featuring Snoopy, traduit de l’américain par Steve Jackowicz, p.
40, Singyoung Media Service, Seoul, 1997.
50
fait défaut et rendre cette traduction irréprochable. Il se peut que l’éditeur ait pensé qu’il
valait mieux confier la traduction à un Américain puisqu’il s’agissait d’une édition
bilingue dont l’objectif était de permettre au lecteur de vérifier sa compréhension de
l’anglais. Ce faisant, l’éditeur a oublié un élément important : le respect de la nature du
texte à traduire. Le genre « bande dessinée » demande un ton plutôt oral, humoristique
et spontané. Si la série à laquelle appartient cet album s’était adressée à des amateurs de
BD plutôt qu’à des apprenants de l’anglais, la coopération d’un réviseur ou bien la
traduction par un traducteur de langue maternelle coréenne serait, on ose l’espérer,
apparue comme nécessaire.
Pour constater l’amélioration que nous pouvons espérer de l’implication d’un
relecteur ou réviseur, nous donnerons maintenant quelques exemples de traductions non
littéraires avant et après son intervention :
12
« La formation de la société rurale et du village dans la Corée ancienne », Kim Jae-hong, traduit par
Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet in Revue de Corée pour la Commission Nationale Coréenne pour
l’Unesco, vol. 28, No.2, 1996.
51
français, langue d’arrivée. Dans le titre, la version révisée marque la relation de cause à
effet entre la naissance de l’agriculture et la sédentarisation (information qui figure dans
l’original coréen), alors que, dans la première version, ce sont deux choses
indépendantes. Dans le texte non révisé, « L’agriculture et la vie sédentaire débutent
vers l’ère néolithique » devient dans la version définitive : « C’est au néolithique
qu’apparaît l’agriculture, et, avec elle, la vie sédentaire ». En construisant la phrase avec
« c’est...que », la version révisée souligne plus nettement le moment où l’agriculture a
commencé. Elle ajoute un élément, « et, avec, elle, » qui accentue le lien de causalité
entre l’agriculture et la sédentarisation.
D’autres sortes d’amélioration sont aussi apportées dans la version révisée. La
phrase qui commence par « Dans les sites qui ont fait l’objet de fouilles, à Chit’ap-ri,
etc. » est moins lourde que sa première version. Nous voyons que la révision pallie les
fautes linguistiques, censure les répétitions inutiles mais abondantes en coréen, et rend
l’enchaînement du texte plus logique.
Voici un autre exemple où la nature du texte impose un style plus soutenu, voire
un peu guindé. Il s’agit du discours du PDG du conglomérat Samsung, qui est
également le directeur de la Fondation Samsung pour la culture, laquelle a parrainé
l’opération Les Coréennes en 1998, dans le cadre du Festival d’Avignon. Voici les deux
versions que nous avons données en français à partir de l’original en coréen, avant et
après la révision :
2. J’ai conviction que la Corée invitée à titre 2'. La Corée, qui participe cette année au
du hôte de ce haut lieu de manifestation festival, essaiera de faire découvrir, à travers
culturelle fera de son mieux pour laisser une ses arts traditionnels du spectacle, son
impression vive et profonde aux milieux esthétique et sa sensibilité artistiques. Ce
52
culturels venant de tous pays sur la beauté de festival sera ainsi, pour le public et les milieux
ses arts traditionnels et sa sensibilité. artistiques français, une occasion unique de
mieux appréhender et apprécier l’art coréen.
13
Les Coréennes, 1998, brochure du Festival d’Avignon traduite par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet,
Samsung Munwha printing, Séoul.
53
d’informations nous est présenté hâtivement. La deuxième version gagne nettement en
clarté.
Quant au dernier paragraphe, dans la version révisée 4', l’agencement de la
phrase est plus fluide, plus naturel, plus conforme au style d’un discours officiel.
Ce bref exemple démontre bien à quel point l’intervention d’un relecteur
autochtone peut être précieuse et nécessaire. L’acceptabilité est un critère important
dans la traduction vers la langue seconde du traducteur, mais elle ne peut plus être un
critère satisfaisant pour ce qui concerne les textes à publier et, plus encore, les textes
littéraires. Pour ces derniers, il importe, bien évidemment, de proposer au lecteur un vrai
texte littéraire, ce qui implique la collaboration d'un relecteur. Toute maladresse
linguistique gênerait beaucoup la lecture. Nous ne pouvons plus compter sur la
coopération du lecteur : l’histoire est originale, le texte parle d’une autre réalité
culturelle et narrative que celle que le lecteur connaît. Il n’est plus possible, ici, de se
satisfaire de la simple application du critère d’acceptabilité.
Ces quelques exemples de traduction nous autorisent à conclure que la
traduction en B est une démarche possible de la traduction professionnelle, effectuée par
des traducteurs qualifiés dont la compétence linguistique dans les langues concernées
est attestée. Le fait qu’elle se pratique beaucoup dans les domaines techniques signifie
qu’elle est valide à condition de mettre en œuvre une bonne méthode de traduction.
Mais pour les domaines où l'acceptabilité ne peut être un critère suffisant, le recours à
un réviseur s’impose.
La gamme des potentialités stylistiques d’une œuvre littéraire est sinon illimitée, du
moins extraordinairement large : allitérations, rimes, composantes rythmiques,
métaphores, anagrammes, jeux de mots ; autant de défis pour le traducteur qui se doit de
reproduire sur ses lecteurs l’effet affectif recherché par l’auteur au moyen de procédés
stylistiques propres à la langue d’arrivée. La réussite de cette difficile tâche est
étroitement liée à la virtuosité du traducteur, virtuosité qui exige un talent esthétique,
54
une compétence littéraire et des affinités avec l’auteur du texte littéraire. (Rydning,
op.cit.,16-17)
Les nombreuses occurrences, dans les textes d’idées, de mots revêtant des acceptions
autres que celles qui leur sont consignées en langue, exigent autant de recréations
contextuelles […]. Si celles-ci sont statistiquement reconnues comme étant plus
difficiles à réaliser dans la traduction en A que les correspondances pré-assignées […]
elles le sont davantage encore dans une langue B où le traducteur est privé de l’instinct
créateur dont bénéficie le traducteur qui travaille dans sa langue maternelle. Une
seconde difficulté quasiment infranchissable de la traduction des textes d’idées est
l’appel à un remaniement articulatoire important. [ …] Ces textes qui font appel à la
créativité du traducteur doivent être le fait de traducteurs aguerris travaillant de
préférence en collaboration avec un autochtone. (Rydning, op. cit., 234)
Pour que la traduction puisse faire droit à la créativité du texte de départ, l’auteur
propose la collaboration d’un autochtone. Sur ce point, Lederer rejoint Rydning :
La littérature est littéraire du fait qu’elle est fiction ; elle l’est aussi de par sa fonction
esthétique où, dans son ultime expression, le Beau n’est plus celui de la réalité
extérieure mais bien celui du langage lui-même. La fonction esthétique est sans doute
inatteignable en traduction en B, mais en tout état de cause, la qualité de la langue B en
traduction littéraire devrait être nettement supérieure à celle qui suffit en traduction des
textes de réalité, et la révision par un écrivain de langue A est, pour la littérature, une
nécessité absolue. (Lederer, op.cit., 158)
55
prêter à la traduction en B avec réviseur ? Lederer a la prudence d’émettre des réserves
sur les genres :
Dans la poésie, le jeu sur la langue elle-même, sur le lien intime entre le
signifiant et le signifié, l’emporte sur le contenu narratif ou cognitif. Toutefois, il nous
semble que ce n’est pas la modalité de la traduction en B qui remet en question la
possibilité de la traduction poétique. Si, au lieu de recréer le lien intime entre le
signifiant et le signifié dans la langue d’arrivée, elle se contente de rendre servilement le
contenu linguistique du poème, il est certain qu’elle échouera. Pour nous, le réviseur en
B peut se détacher plus librement de la langue de départ pour recréer un lien en se
basant sur le premier jet du traducteur en B. Mais sans une étude approfondie du
mécanisme de la traduction poétique, nous nous garderons de nous engager davantage
dans cette réflexion mis à part les quelques exemples de cotraduction qui seront
présentés dans le prochain chapitre. En revanche, pour le théâtre, la participation d’un
réviseur qui ne connaît pas la langue de départ augmente très probablement la chance de
rendre le dialogue plus naturel.
Ce que nous retenons de ces deux points de vue concordants, c’est que les
auteurs plaident en faveur de la possibilité de la traduction littéraire en B faite en
collaboration avec un réviseur autochtone. Guéorguiéva, quant à elle, est réticente à la
coopération d'un réviseur sous prétexte que celui-ci est susceptible de « poser son
empreinte » sur le texte comme nous avons dit dans l'introduction :
D’autre part, les traductions en langue étrangère sont souvent relues par un autochtone
avant d’être publiées. La collaboration est, par définition, un travail collectif. Le
réviseur peut rehausser la qualité, chasser les maladresses, les bizarreries, mais il pose
aussi son empreinte sur le texte : la préférence personnelle pour une épithète, le
changement de l’ordre des mots, la coupure d’une phrase, le réaménagement d’un
paragraphe sont autant de marques de la manifestation de ses idiosyncrasies. L’écriture
littéraire est l’œuvre d’une personne, elle est l’œuvre de son auteur. La collaboration
d’un autochtone dans le domaine de la traduction d’œuvres littéraires en langue
56
étrangère peut favoriser l’accueil de l’œuvre dans le milieu de réception et peut-être
cette traduction préparera-t-elle la venue d’une traduction faite par un traducteur qui
fera revivre l’œuvre originale dans sa langue maternelle. (Guéorguiéva, op.cit., 292)
Ces changements effectués par le réviseur sont des opérations tout à fait
naturelles dans le processus de la traduction. Rappelons-nous Eco, qui disait que la
traduction ne se produit pas entre systèmes, mais bien entre textes (Eco, 2003 : 41).
Pour nous, un réviseur compétent ne fera du texte traduit un autre texte au style
totalement différent ; ce que Guéorguiéva appelle empreinte ne doit être que correction
des maladresses du traducteur et optimisation stylistique du texte. De plus, quand il
avance dans son travail, le réviseur s'imprègne un peu plus du style de l'auteur : un
professionnel ne prendra pas le risque de s'en éloigner pour imposer le sien.
Refuser la coopération d’un réviseur, c’est condamner la traduction littéraire en
B à ne se satisfaire que d’un niveau à peine ou pas du tout acceptable, ou bien à attendre
des décennies l’arrivée non garantie de traducteurs qui puissent traduire seuls vers leur
langue maternelle. L’implication d’un réviseur en soi ne garantit pas le succès de
l’opération traduisante, mais elle augmente la probabilité de la réussite, lorsqu’elle est
faite selon de bonnes méthodes de travail. C’est ce que nous tenterons démontrer plus
loin.
C'est aussi grâce à la coopération d’un réviseur que la qualité de la traduction
littéraire peut viser des critères plus exigeants que l'acceptabilité telle qu’elle s’applique
à la traduction de textes à but informatif. L'objectif de la traduction littéraire est la
réalisation d'un texte équivalent dans la langue d'arrivée qui préserve sa dimension
esthétique, qui en recrée une équivalence dans la langue d’arrivée. Selon la théorie
interprétative, « sont équivalents des discours ou des textes ou des segments de discours
ou de textes lorsqu'ils présentent une identité de sens, quelles que soient les divergences
de structures grammaticales ou de choix lexicaux.» (Lederer op.cit., 214)
En ce qui concerne les œuvres littéraires coréennes que l’Occident commence à
découvrir, on ne compte qu’un nombre extrêmement limité de francophones possédant
une compétence linguistique telle qu’elle leur permette d’accéder directement à
l’original. Dans cette situation, il revient aux traducteurs coréens qualifiés de faire eux-
mêmes connaître leur littérature en attendant que des traducteurs francophones
57
(travaillant donc vers A) arrivent plus nombreux sur le marché. Il va de soi que la
traduction d’un texte littéraire doit restituer sa dimension littéraire. Et, du moins en
théorie, la traduction littéraire vers la langue A du traducteur est davantage susceptible
de préserver cette dimension. C'est d’ailleurs la raison qu’invoquent certains traducteurs
pour s'opposer à la traduction en B :
Que les Coréens comprennent mieux que les étrangers les œuvres littéraires coréennes,
je pense que cela va de l’évidence ; mais le problème est qu’il s’agit d’œuvres
littéraires, dont la traduction ne doit pas seulement être exacte et grammaticale : il faut
encore que, dans la langue d’arrivée aussi, elles soient des œuvres littéraires. (Leverrier,
1997 : 99)
3.7. La cotraduction
Il nous revient maintenant de préciser ce que nous mettons dans ce terme de
« réviseur ». En quoi le réviseur qui travaille aux côtés d’un traducteur en B s'approche-
t-il du réviseur normal tel qu'on le connaît dans le milieu de la traduction, en quoi s’en
différencie-t-il ?
Généralement, le réviseur est celui qui intervient pour corriger ou améliorer la
réexpression du traducteur. Le Petit Robert donne de la révision la définition suivante :
« Amélioration (d’un texte) par des corrections ». Dans le domaine de la traduction,
58
reprenons d’abord les définitions de la révision telles que nous les trouvons dans nos
lectures sur le sujet. Voici la définition qu’en donne Paul Horguelin :
Le réviseur est donc tout simplement un traducteur supérieur qui est appelé à contrôler
la qualité du travail de ses collègues. (Ibid., 88)
Comme nous l’avons dit plus haut, le réviseur est un traducteur chevronné ou
spécialiste d’un domaine donné qui maîtrise les deux langues concernées. Paul
Horguelin complète ainsi sa définition :
Pour pouvoir intervenir sur les travaux des traducteurs et les optimiser, le
réviseur doit logiquement avoir une capacité supérieure à celle du premier traducteur.
Si l’on ne peut qu’être d’accord sur la définition de son statut et des capacités
requises, une difficulté demeure qui repose sur le fait qu’il n’est pas toujours aisé de
justifier les critères de révision de façon objective, du moins en dehors de la simple
59
correction des fautes. Il nous semble que les critères de révision se rapprochent des
critères d’évaluation dans la mesure où le réviseur lit pour trouver ce qui va bien et ce
qui ne va pas dans le texte traduit. Le réviseur décide ensuite de ses interventions.
Toutefois, le réviseur, comme l’évaluateur, devrait se donner des critères objectifs et
cohérents pour justifier ses choix. C’est pourquoi il nous semble utile d’établir par
avance les critères du travail de révision. Selon Louise Brunette :
Il faut que le réviseur applique de façon cohérente les critères qu’il s’est fixés ne
serait-ce, déjà, que pour se mettre à l’abri des protestations du traducteur. S'agissant
d'une révision professionnelle, il faut que son collègue soit convaincu de la pertinence
de ses apports. Intervenant à la dernière étape de la traduction, c’est lui qui endosse la
responsabilité vis-à-vis du texte dans le cas d’une traduction professionnelle et qui
devient le maître d’œuvre du texte final :
Comme c’est lui [le réviseur] qui a pour tâche de contrôler l’exactitude et la qualité du
travail de ses collègues, c’est lui qui donnera à transcrire la version définitive du texte
en langue d’arrivée ; si le travail n’est pas bien fait, c’est alors le réviseur qui en est
responsable. (Horguelin, op.cit., 88)
Pour produire un texte final cohérent et meilleur aux yeux de tous, quel genre de
critères convient-il de retenir ? D'après Horguelin, la révision se fait selon deux
procédés : la correction et l’amélioration. Si la correction s'applique surtout pour la
révision en classe, pour ce qui concerne la révision professionnelle, il s’agit plutôt de
l’amélioration. Le réviseur, lorsqu’il est sûr du sens, propose une version plus aboutie.
Cela est vrai pour la révision professionnelle générale. Est-ce vrai également
pour ce qui concerne la traduction en B ?
Dans la traduction en B, la révision sera, bien entendu, relue par le traducteur
lui-même pour vérifier le sens. Aussi n’est-elle pas l'étape ultime de la traduction.
S’attachant à un texte traduit en B, la révision ne traite pas d’un texte rédigé directement
dans la langue maternelle du traducteur. Son objet est un texte rédigé dans une langue
étrangère. Or, la révision semble s’opérer différemment selon qu’elle est unilingue ou
non. Pour Jacques Flamand, la révision unilingue…
60
… consiste à corriger et améliorer un texte non traduit, c’est-à-dire original écrit
directement dans une langue donnée. [...] Il [le réviseur] décide alors jusqu’où aller dans
la révision : simples corrections légères, apportées au fil de la plume (coquilles,
orthographe, accord, etc.) ; certaines corrections plus importantes (syntaxe, styles,
remaniement en profondeur). (Flamand, 1983 : 75)
[…] tandis que la révision bilingue est une opération de contrôle du sens et de
l’expression de la traduction, et aussi d’amélioration stylistique du texte dans la langue
d’arrivée. (Flamand, 1983 : 83)
Dans le cas d’une révision bilingue s’ajoute un autre élément d’importance : le texte de
départ, dont il s’agit de vérifier l’équivalence en langue d’arrivée selon les critères
d’une bonne traduction. La révision bilingue est donc comparative. On peut distinguer
deux grands types de révision, selon que le texte à revoir est un original ou une
traduction. La révision unilingue consiste à assurer la qualité informative et linguistique
(contenu et forme) d’un texte en vue d’atteindre l’objectif de la communication :
informer, inciter à agir, faire partager une opinion...(Ibid., 9)
Tandis que la révision bilingue est étroitement liée au texte traduit. D’où un
certain nombre de critères à respecter au vu de l'acte traduisant. Paul Horguelin reprend
les critères proposés par Jean Darbelnet :
61
Le plus important dans une traduction étant de faire passer le sens fidèlement
dans la langue d’arrivée en respectant les règles linguistiques et discursives de celle-ci,
ces critères s’appliquent différemment selon la nature du texte à réviser : pour un texte
rédigé directement dans une langue donnée, la révision a pour but l’amélioration du
texte, alors que pour un texte traduit, elle doit d’abord vérifier l’exactitude du message.
Le contrôle de la forme linguistique ne vient qu’ensuite.
La révision en B relève donc à la fois des révisions unilingue et bilingue. Elle a
en commun avec la révision unilingue qu’elle s’effectue dans une seule langue. Mais
puisqu’elle concerne un texte traduit, elle doit avant tout s’assurer que les informations
transmises sont équivalentes à celles de l’original. En revanche, il va devoir veiller à ce
que tout ce qui est différent d’une langue à l’autre (les données culturelles, la manière
d’agencer le récit, l’expression des sentiments), soit pris en compte dans leurs
différences, ce qui suppose des adaptations, des ajouts destinés à combler des lacunes
notionnelles, etc.
En plus de ces difficultés, le réviseur en B ne dispose pas d’un texte tout à fait
fiable : il est obligé de travailler sur un texte dans une certaine mesure appauvri. Il se
peut même, dans le pire des cas, que le traducteur lui soumette une traduction erronée
sans qu’il ait la possibilité de s’en rendre compte. À la différence du réviseur bilingue
qui peut aller lui-même vérifier le sens et la forme, le réviseur en B procède sans appui
sûr. Il opère à partir d’une version en B qui risque de comporter plus de maladresses
qu’une traduction en A.
Autre handicap, en corrigeant, il n’est pas sûr de rester fidèle au texte de départ.
C’est pourquoi ses révisions ne sont parfois qu’une série de propositions adressées au
traducteur, pour que celui-ci vérifie le contenu. Le rôle du réviseur normal est
d’apporter correction et amélioration au texte : il est responsable du résultat final ; mais
en B, son travail doit être relu par le traducteur pour que ce dernier fasse un contrôle par
comparaison avec le texte original.
Dans notre cas de figure, il n’est donc pas vrai que le réviseur soit ce
« traducteur supérieur » dont parlait Horguelin plus haut. La révision doit être prudente
et nécessairement relue, en tout cas, dans les premières étapes où des ambiguïtés du sens
62
persistent. Lorsque le réviseur retouche des expressions, il peut se laisser guider par des
hypothèses qu’il a fondées et qui s’éloignent de l’original. Notre expérience nous a fait
prendre conscience de ces dérapages : il est impératif que tout texte révisé – qu’il soit de
type pragmatique ou littéraire – soit relu par le traducteur, lequel doit s’assurer qu’il n’y
a pas eu de glissement de sens commis à son insu par le réviseur. Les passages mal
traduits se prêtant à des interprétations erronées par le réviseur, celles-ci font dévier le
sens, ce qui va précisément à l’encontre de l’objectif de la révision. Dans ces cas-là, le
traducteur retraduit le passage ou apporte des explications complémentaires pour que le
réviseur redresse son interprétation.
Aussi peut-on dire que la traduction en B est un travail en binôme du stade de la
traduction jusqu'à l’ultime révision, alors que nous avons tendance à penser que la
traduction relève de la compétence du seul traducteur et la révision de celle du seul
réviseur. Chacun ayant son handicap propre, les deux sont complémentaires dans la
pratique.
Pour que la révision réussisse il faut que le réviseur s’engage dans la
compréhension du texte de façon active, qu’il fasse l’effort d’appréhender le contenu du
texte jusque dans ses moindres nuances. Notamment pour un réviseur en B, qui n’a pas
accès au texte de départ, le contenu et les caractéristiques du texte doivent être bien
présents à son esprit pour qu’il puisse travailler efficacement :
En effet, attaché à suivre le déroulement des idées dans le texte d’arrivée, le réviseur
garde son autonomie face à l’hypnose du texte de départ, et conséquemment, subit
moins que le traducteur la tyrannie de la forme du TD [texte de départ], source,
notamment, d’interférences linguistiques. (Brunette, op.cit., 168-169)
Cet avantage dont jouit le réviseur normal est encore plus vrai pour le réviseur
en B puisqu’il est totalement libre des contraintes linguistiques de la langue de départ.
Pour lui, le texte original est le texte produit par le traducteur. En se référant au génie de
la langue d’arrivée, il peut prendre conscience des écarts linguistiques commis par le
traducteur en B. Ce qui lui sert de repère, ce sont essentiellement la logique interne du
texte et la vraisemblance du contenu.
63
Le réviseur s’intéresse donc uniquement à la vraisemblance du contenu du texte traduit,
à la continuité des idées de ce texte, qualités servies également par les moyens
linguistiques assurant la cohésion. (Ibid., 30)
Il [le réviseur] décide alors jusqu'où aller dans la révision : simples corrections légères,
apportées au fil de la plume (coquilles, orthographe, accord, etc.) ; corrections plus
importantes (syntaxe, style, remaniement en profondeur). […] On peut la [la révision]
64
qualifier, comme l'ont fait Eugene Nida et Roman Jakobson, de traduction. (Flamand,
op.cit., 77)
Au sujet des traductions chinoises, Steiner considère que ses traductions du Cathay sont
de véritables chefs-d'œuvre et infiniment supérieures à celles qui les ont suivies, bien
que les critiques aient dénoncé l'ignorance de Pound concernant cette langue. Le même
critique va jusqu'à dire, en parfait trilingue qu'il est, que «quelques-uns des exemples
les plus convaincants de la chronique de la traduction sont le fait d'écrivains qui ne
connaissaient pas la langue qu'ils traduisaient » : c'est le cas, en particulier, quand il
s'agit de langues rares, exotiques. Le chinois, de par ses caractéristiques spécifiques, s'y
prête au point qu'« il ne serait pas erroné de dire que le recueil de traductions chinoises
représente l'œuvre où l'idéal « imagiste » se trouve pour ainsi dire justifié. « Song of the
Bowmen of Shu » […] sont des chefs-d'œuvre qui ont marqué, par le nouveau grain de
la langue et le nouveau jeu de cadences, des poètes comme Wally. Ezra Pound saisit
mieux que Fenollsa le sens des vers de « Ku Feng, n°114 », et pénètre en les éclairant
des subtilités que le sinologue n'a pas perçues.
14
Pound a traduit de plusieurs langues européennes et du chinois (entre autres les poèmes de Li Po et de
Tu Fu). Cf. Ezra Pound as Translator : Michael Alexander(1997), Translation and Literature, Vol. 6, No.
1, pp. 23-30.
15
Paz a voyagé en Chine et au Japon en tant que diplomate et il a réalisé des traductions en particulier
des haïkus de Matsuo Basho, Sendas de Oku en collaboration avec Eikichi Hayashiya : il a révélé en
langue occidentale la beauté de cette forme poétique.
16
Yourcenar a aussi été une traductrice littéraire, elle a cosigné avec Jun Seimachi, la traduction du
théâtre Nô de Mishima.
65
[…] Selon Kenner, si Pound n'est pas toujours fidèle aux mots, il le demeure à la
séquence d'images de l'original ainsi qu'à ses rythmes ou leurs effets et aux tonalités
primitives…
[…] Pour Cathay, où Pound se révèle aussi grand poète que traducteur, l'appropriation
de l'original et manifeste, lorsqu'il traduit « comme un verre » avec de nouveaux
mots…(Oseki-Dépré, 1999 : 119-121)
Fenollsa est celui qui a fourni à Pound la traduction littérale des poèmes
chinois. On sait que la connaissance de langue chinoise de Fenollsa laissait à désirer, ce
qui n’a pas empêché Pound de saisir l'esprit des poèmes pour le faire sien. En chinois,
l’idéogramme peut contenir plusieurs significations ; Pound devait interpréter lui-même
le sens dans la juxtaposition des caractères avant de le reformuler en anglais moderne. Il
nous a semblé intéressant de savoir quel était le mode de coopération entre eux :
Critics have spilled a good deal of ink identifying the numerous inaccuracies of
Cathay’s translations, many of which stem from Pound’s almost complete dependence
on the notes of Ernest Fenollosa, an American scholar who studied the Chinese poems
while living in Japan. (Pound was not himself proficient in Chinese.) Fenollosa’s notes
on the poems are terse, occasionally cryptic, and easy to misinterpret. For instance,
Pound’s conflation of two distinct Chinese poems into one English piece, “The River
Song,” most likely arose from a misreading of Fenollosa’s notebooks. Yet, even when
Fenollosa’s notes on a poem’s content are unmistakably clear, Pound shows a
remarkable willingness to alter that content in order to craft, in his judgment, a better
English poem. Thus Pound often changes details of images or omits pieces of the text
altogether. Such omissions often result from Pound’s decision to eliminate instances of
complex literary allusion which, though characteristic of Chinese poetry, would
probably confuse English readers not versed in the Chinese poetic tradition (Kenner
204-10).17
17
http://modernism.research.yale.edu/wiki/index.php/Cathay
66
l'opération traduisante du texte littéraire, une fois affranchie des différences
linguistiques, relève pleinement de la littérature.
67
Chapitre II. La traduction littéraire à partir des langues rares :
du coréen vers le français
Nous avons la conviction que cette courte idylle renseignera mieux sur la Corée, sur
l’esprit et le sentiment mongols que de plus longues histoires. Elle nous apprendra ce
que nous avons besoin d’apprendre toujours : la beauté et la bonté des races rivales ; elle
nous inspirera une sympathie tout humaine pour ces frères au teint bronzé, pour ces
lentes civilisations jaunes qui peuvent nous apprendre ses secrets de durée et de
conservation, et peut-être aidera-t-elle que notre rencontre avec eux ne soit point
destructive, comme le fut notre rencontre avec le rouge ; peut-être aidera-t-elle à
quelque bel accord pacifique où nous féconderons leur trop prudente analyse, où ils
féconderont notre trop prompte synthèse.
Le choix de cette œuvre n’est pas dû au hasard : l’histoire contée est assurément
la plus célèbre de la littérature coréenne classique. Chunhyang, jeune et belle roturière
dont le nom signifie « Parfum de Printemps », a épousé secrètement le fils du
18
Arrivé en France en décembre 1890 et employé au musée Guimet en 1892-93, il bénéficie de la mode
orientaliste qui anime les milieux artistiques français de l’époque. Sa carrière future sera celle d’un
assassin et d’un homme politique. (cf. Frédéric Boulesteix, « D’un Orient autrement extrême – Images
françaises de la Corée », Thèse de doctorat, université Paris III, 1999.
68
gouverneur de la province de Namwon (sud-ouest de la péninsule). Contraint de suivre
son père à la capitale où il vient d’être nommé par ordre royal, le jeune époux étudie
avec ferveur et passe les concours de recrutement de la fonction publique (comme dans
la Chine impériale, il s’agit de faire preuve de ses talents en poésie et calligraphie) pour
tenir sa promesse de rejoindre un jour son épouse, tandis que celle-ci, harcelée par le
nouveau gouverneur qui veut faire d’elle sa maîtresse, résistant héroïquement à ses
assauts, est jetée en prison et martyrisée. Sa vertu de femme fidèle sera récompensée
quand son mari, promu inspecteur royal, reviendra triomphalement punir le gouverneur
félon, et retrouver celle qui a tenu son serment de fidélité. Ce conte illustre de façon
emblématique le néo-confucianisme, pétri de respect conservateur de l’ordre établi, qui
innerve la vie des Coréens pendant la période Joseon (Choson, 1392-1910). C'est à
l’origine une légende, qui fait également partie du répertoire du pansori (long
monodrame chanté et parlé), transmise oralement de génération en génération et fixée
dans sa forme écrite seulement au XIXème siècle. Joyau du patrimoine littéraire coréen,
l’histoire de Chunhyang reste présente en tant que véritable mythe dans l’imaginaire
coréen et inspire encore aujourd’hui les romanciers, les cinéastes19 et les dramaturges
contemporains.
En retraduisant nous-mêmes en 1999 ce texte sous le titre de Le Chant de la
fidèle de Chunhyang20, nous avons pu nous rendre compte à quel point cette première
traduction était libre et peu fidèle. Le traducteur n’a pas hésité à ajouter de nombreux
passages pittoresques qui n’existent pas dans l’original. Nous en citons un à titre
d'exemple :
Je regrette beaucoup que vous ne soyez pas un jeune homme, lui dit Chunhyang, car, si
vous l’étiez, je vous aimerais infiniment et nous nous épouserions.
Le jeune homme s’est en effet déguisé en jeune fille pour mieux s’approcher de
l’héroïne et gagner sa sympathie. Ce stratagème ne figure nulle part dans la version
originale. Les notations « exotisantes » abondent dans le récit de Rosny. On a
typiquement affaire à une belle infidèle, un texte adapté au goût du lecteur et très
19
Im Kwon-taek en a présenté une adaptation cinématographique, Le Chant de la fidèle Chunhyang, au
festival de Cannes en 2000.
20
Traduction Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Zulma,1999, édition révisée, 2008
69
éloigné de l’original. Ce modèle ne relève sans doute pas vraiment de la problématique
qui nous intéresse, à savoir, le travail en binôme composé d’un traducteur et d’un
réviseur, car ici le réviseur, en réécrivant à sa guise, est pleinement l’auteur du texte.
Nous pouvons cependant le considérer comme le premier exemple de travail en
collaboration. Un traducteur en effet raconte l’histoire et fait passer l’information au
scripteur. Il assure la phase de compréhension et d’expression du sens ; le scripteur est
chargé de la reformulation.
La deuxième œuvre traduite en français, par les deux mêmes traducteurs, est
également une légende, celle de Shim Chong, fille dévouée à son père aveugle, traduite
sous le titre Le bois sec refleuri21. Maurice Courant, consul à l'époque en Corée et
auteur d’une très respectable bibliographie coréenne, a commenté ainsi le roman :
« Imité plus que traduit, [l']introduction historique [est] pleine de fantaisies. »22 Comme
Chunhyang, cette œuvre est davantage une adaptation qu’une traduction. La légende de
Shim Chong continue elle aussi d'inspirer les créateurs : Hwang Sok-yong, romancier
contemporain, en a donné récemment une réinterprétation.23 Nous y reviendrons plus
loin.
La période coloniale (1915-1945) ainsi que les années difficiles de la guerre, de
l’après-guerre et de la dictature militaire n’a, on s’en doute, guère été favorable à la
traduction de la littérature nationale. Il importe néanmoins de mentionner la publication
en France, en 1934, d’un recueil de contes coréens, Miroir, cause de malheur24. Son
auteur, So Yong-hae, est un membre du gouvernement coréen en exil en France où il
s’est réfugié au début des années 1920. Sa démarche est celle d’un nationaliste qui
craint de voir la culture coréenne disparaître de la surface du globe, engloutie dans la
colonisation japonaise. Il a traduit lui-même les contes que lui racontait sa grand-mère,
qu’il a confiés à un éditeur français dans l’espoir qu’ils échapperont à l’oubli. « C’était
21
Ernest Leroux éditeur, Paris, 1895
22
M. Courant, Suppl. à la Bibliographie coréenne, Paris, 1901, no. 3360.
23
Shim Chong, fille vendue, traduit par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Zulma, Paris, 2010. La fille de
la légende, modèle de vertu et de piété filiale, devient chez Hwang Sok-yong une fille vendue, livrée aux
caprices des hommes et sexuellement exploitée.
24
So Yong-hae (Seu Ring Hai), Miroir, cause de malheur, et autres contes coréens, éd. Eugène Figuière,
Paris, 1934
70
pour moi un devoir, écrit-il dans l’avant-propos de son livre, un acte de conscience que
de présenter la Corée sans plus tarder au public européen. En faisant connaître au
monde le passé glorieux de ce pays et le douloureux présent de ses vingt-trois millions
d’habitants, actuellement victimes d’une inqualifiable force brutale, je tenais à apporter
ma part de bonne volonté à la compréhension mutuelle entre l’Occident et l’Orient, qui
s’impose désormais. »
Ce n'est que dans les années 1980 que la traduction de la littérature coréenne
refait timidement surface grâce à des missionnaires, des lecteurs enseignant le français
dans les universités et quelques rares professeurs de français coréens.
Les premières traductions sont celles qui sont le plus frappées par la non-traduction.
Tout se passe comme si les forces anti-traductives qui provoquent la « défaillance »
étaient, ici, toutes puissantes. Si la défaillance, c'est-à-dire simultanément l'incapacité de
traduire et la résistance au traduire, affecte tout acte de traduction, il y a néanmoins une
temporalité de cet acte (temporalité aussi bien psychologique que culturelle et
71
linguistique) qui fait que c'est en son début (dans la première traduction) que la
défaillance est à son comble). (Berman 1990 : 5)
L'Institut coréen de la Traduction littéraire (KLTI)26 affiche sur son site que 247
ouvrages coréens (tous genres confondus) ont été traduits en français. Un grand nombre
de ces traductions ont été réalisées avec le soutien de cet Institut, une proportion
25
Cf. l’inventaire effectué par Nam Yun-ji dans sa thèse citée plus haut « Traduire le titre : enjeux
sémiotiques et théoriques de la traduction des titres d'œuvres narratives (France-Corée) ». Elle recense 4
299 titres en français.
26
www.klti.or.kr/Kim Heungkyu, Bibliographie of Korean Literature in Foreign languages, Korean
Translation Foundation and Institute of Korean Culture, Korea University, 1998, Séoul
72
moindre par la fondation privée Daesan.27 En ce qui concerne les genres, ce sont les
romans et les nouvelles qui sont surtout publiés en France compte tenu du goût du
lectorat français, poésie et théâtre venant loin derrière en terme de volume d’ouvrages.
Si le nombre de livres coréens disponibles en langue française est en augmentation (au
stock existant vient s’ajouter chaque année un nombre croissant de titres), il reste encore
très modeste : lorsqu’on regarde la place occupée par la littérature coréenne sur les
rayons des librairies françaises, celle-ci souffre de la comparaison avec ses voisines
chinoise et plus encore japonaise28. Et si l’on rapporte le nombre de titres traduits du
coréen en français à celui du nombre de titres français traduits en coréen, on mesure à
quel point l’échange entre nos deux pays est inégal.29
Toutefois, dans ce contexte difficile, la littérature coréenne progresse, certes à
petits pas, mais elle avance. Cette situation connaît une nette amélioration depuis que le
cinéma, le manwha30 et la K-Pop tout récemment, ont le vent en poupe en France. De
plus en plus d'éditeurs s'intéressent à la littérature coréenne31.
Une particularité de la traduction coréenne vers les langues étrangères est que
celle-ci n'est pas, de manière générale, commandée par un éditeur ou un agent : ce sont
les traducteurs qui prennent l'initiative de traduire tel ou tel texte, parfois en choisissant
dans des listes d' « œuvres à traduire » dressées par le KLTI ou la Fondation Daesan. La
plupart d'éditeurs français ne disposent pas de personnels qui lisent le coréen et puissent
proposer une sélection. Ce sont donc les deux institutions coréennes mentionnées qui
effectuent une sélection basée en principe sur le succès local des ouvrages. Leurs
critères étant établis sans consultation externe, les œuvres proposées ne correspondent
pas toujours à l'attente des lecteurs étrangers. Nous constatons tout de même que cette
liste évolue au fil du temps et prend de plus en plus en compte la jeune littérature
coréenne, affranchie des modes dictées par la tradition (régionalisme, misérabilisme,
moralisme, sentimentalisme) dont souffrent trop souvent les œuvres de leurs aînés.
27
Fondation Daesan pour la culture : www.daesan.or.kr
28
898 titres traduits du japonais en 2011, dont, il est vrai, une grande partie sont des mangas (source :
Livres Hebdo/Electre)
29
Selon les statistiques de l'Association nationale des éditeurs, dans la seule année 2010, 523 livres
français ont été publiés en Corée tous genres confondus. (Source : http://www.kpa21.or.kr)
30
BD coréenne, manga en japonais
31
Parmi les principaux, mentionnons, Actes Sud, Philippe Picquier, Zulma, Imago, DeCrescenzo
éditeurs, Philippe Rey.
73
En Corée, la poésie (essentiellement des poèmes en prose) reste très vivante. Les
recueils de poèmes se défendent très bien sur le marché. Depuis 2010, on constate une
augmentation sensible des titres publiés dans les collections existantes ou même la
création de nouvelles collections de poésie plus ou moins engagées socialement. Les
traducteurs et les fondations tentent de promouvoir la poésie à l'étranger, mais avec
beaucoup de mal. Ce genre souffre de l'épreuve de la traduction (dans la mesure où les
traducteurs privilégient le sens aux dépens de la matérialité des poèmes : effets de sons,
de rythme, etc.), mais aussi de la faiblesse de l’attrait qu’il exerce dans les pays
occidentaux.
Le genre dans lequel les écrivains coréens excellent est le genre narratif bref,
autrement dit un récit qui se rapproche de ce que l’Occident appelle nouvelle ou
novella. Alors que le genre romanesque en faveur auprès des Occidentaux est le roman.
C'est avec une nouvelle publiée dans une revue littéraire ou dans un quotidien qu'en
Corée un écrivain fait son entrée en littérature. Les prix littéraires récompensent des
nouvelles. Les éditeurs publient abondamment des recueils de nouvelles d'un même
auteur, mais aussi des anthologies de nouvelles de différents auteurs, en particulier des
lauréats des nombreux prix attribués chaque année par les grands quotidiens et par les
fondations culturelles. Les critiques sont d’avis qu’en Corée, la nouvelle a atteint une
quasi perfection32. Mais pour s’adapter au marché français, les traducteurs sont invités à
privilégier le roman. Certains succès coréens ont essuyé un échec cuisant en France33.
Aux auteurs traduits dans les années 1990 (Yi Munyeol, Yi Chong-jun, Yun
Heung-kil, Oh Jung-hi, Pak Wanso, Hwang Sun-won) succèdent, dans les années 2000,
Hwang Sok-yong, Lee Seung-U, Kim Yong-ha, Eun Hee-kyung, Ko-un, dont plusieurs
ouvrages sont traduits, ainsi que d'autres écrivains qui comptent sur la scène littéraire
coréenne tels Lee Jeha, Lee Ho-chol, Choi In-hun, Kim Seung-Ok ou Cho Sehui.
32
Kim Yun-sik, le critique littéraire sans doute le plus influent, consacre une part importante de son livre
La littérature coréenne, la voie du lotus (Seojeong Sihak, Séoul, 2011) à le démontrer. Il regrette que les
romanciers, qui excellent dans l’écriture de nouvelles, n'aient pas su passer au roman.
33
Le roman fleuve de Pak Kyung-ni, La Terre, en est un exemple flagrant. Grand succès de librairie en
Corée (plusieurs millions vendus), seuls 300 exemplaires auraient été écoulés en France. Le cas inverse
s’est aussi rencontré : Lee Seung-U, considéré en Corée comme un écrivain difficile, a connu un succès
relatif en France avec son roman La Vie rêvée des plantes (Zulma, puis Folio), succès qui lui a valu d’être
découvert après coup dans son propre pays.
74
Yi Munyeol, Yi Chong-jun, Hwang Sok-yong, Lee Seung-U et Kim Yong-ha
ont connu des succès d’estime en France. De Hwang Sok-yong (né en 1943), figure de
premier plan en Corée pour son engagement contre la dictature et pour la démocratie,
huit titres ont paru en France (La route de Sampo, M. Han, L'Invité, Le vieux jardin,
Terres étrangères, L'ombre des armes, Shim Chong, fille vendue, Princesse Bari) avec
chaque fois des échos dans la presse34 : il est un auteur aujourd’hui reconnu en France.
De Lee Seung-U qui appartient à la génération née dans les années 1960, quatre
ouvrages ont été publiés en France : L'envers de la vie, La vie rêvée des plantes, Ici
comme ailleurs et Le vieux journal. Tous deux ont eu le privilège de voir plusieurs de
leurs titres repris dans les collections de poche (Points Seuil, 10/18 et Folio).
Grâce à l’intérêt croissant porté à la Corée à l’étranger, grâce aussi à
l’augmentation du nombre des traducteurs mais aussi des éditeurs désireux de publier de
la littérature coréenne, arrivent sur le marché des romans et nouvelles d’auteurs qui
appartiennent à la jeune génération (née dans les années 1980). Parmi eux, mentionnons
Kim Ae-ran, Pyun Hye-young, Kim Yeon-su, Kim Jung-hyuk, Han Gang. Deux faits
marquants méritent d’être signalés : d’une part la proportion croissante (et peut-être
d’ores et déjà majoritaire) des femmes parmi les écrivains de cette génération ; d’autre
34
« Publié en 2003 à Séoul, Shim Chong, fille vendue ne ressemble à aucun de ses précédents romans. À
l'origine, il s'agit d'une légende populaire, puis d'un pansori – l'opéra traditionnel coréen, proche d'un récit
épique chanté et mimé. Hwang Sok-yong en reprend les termes principaux de l'intrigue mais la
délocalise : Shim Chong renaît au XIXe siècle, en mer de Chine. Vendue par son père, elle devient
courtisane à 15 ans, s'échappe et s'élève de port en port : Shanghaï, Taïwan, Singapour, jusqu'à l'archipel
des Ryukyu, où un prince tombe amoureux d'elle. Épique et romanesque, le texte de Hwang Sok-yong se
goûte pourtant comme un poème. Érotique, souvent, mythologique parfois, et plus étrangement :
politique. On ne change pas un écrivain.
À l'évidence, Shim Chong, fille vendue est construit comme un pont jeté au-dessus des temps littéraires et
de l'histoire. En mêlant les formes, les styles et les périodes, Hwang Sok-yong parsème son roman d'échos
et d'allusions qui laissent une impression permanente de vertige et de profondeur. Le parcours du
personnage principal en rappelle d'autres, depuis les « femmes de réconfort » pendant la seconde guerre
mondiale jusqu'à des formes contemporaines de prostitution en Asie du Sud-Est.
Plus insidieusement, on se souvient de ces jeunes filles coréennes de familles pauvres envoyées à l'usine
dans les années 1970 – un exil et une exploitation des corps d'une violence souvent comparable. Trafic de
drogue et traite des femmes n'appartiennent évidemment pas au XIXe siècle, l'originalité de Hwang Sok-
yong est d'en avoir fait une épopée complexe aux références multiples, dont le corps – son histoire, ses
douleurs, son plaisir – est au cœur du mouvement. [...]
Roman historique, Shim Chong, fille vendue ne se lit pas comme un essai déguisé ou mis en scène.
L'histoire est un ingrédient du récit, au même titre que l'érotisme ou la référence à l'Odyssée. Un lecteur
ignorant du contexte politique asiatique au XIXe siècle ne goûtera pas moins ce livre. […] S'il le faut, on
se contentera de cette seule certitude, toute simple : Shim Chong, fille vendue est un grand livre. Et l'on
décernera à son auteur le même adjectif, sans réserve. » (Nils Ahl, Le Monde du 25 février 2010).
75
part la plus grande réactivité du marché de la traduction, lequel n’attend plus qu’un
écrivain ait acquis en Corée une notoriété incontestable pour s’emparer de ses textes.
Signalons enfin que plusieurs revues françaises ont, récemment, consacré des
dossiers spéciaux à la littérature coréenne : la NRF (n° 585, n° 586 en 2006), Europe (n°
973 en mai 2010), La Revue des Deux Mondes (mars 2012)35 et Po&sie (mai 2012).
Texte 1 Texte 2
Il neige depuis ce matin. Haija est assise sur le Il neigeait. La neige tombait depuis le matin.
rebord de la fenêtre ouverte et contemple la Hae-ja, perchée sur le rebord de la fenêtre
chute vertigineuse des flocons. On dit que grande ouverte, la regardait tomber en
l’univers s’apaise quand la neige tombe ; elle abondance, transformant l’horizon tout entier.
ensevelit sous son silence tous ces bruits A cause de cette neige peut-être, le quartier
quotidiens. était très calme, comme si les petits bruits
« Je n’ai même pas entendu les cris des enfants qu’elle aurait pu entendre étaient ensevelis.
réclamant leur balle qui passe par-dessus le Elle n’entendait même pas le vacarme
mur plusieurs fois par jour. » 38 habituel des enfants qui criaient pour réclamer
leur ballon tombé dans le jardin ou
franchissaient carrément le mur pour le
reprendre. 39
35
Il s’agit d’un dossier plus général sur la Corée, mais deux articles sont consacrés à la littérature.
36
Pour un inventaire des titres traduits, nous renvoyons à la thèse de Nam Yun-ji soutenue en 2012 à
Paris 8 Vincennes-Saint-Denis mentionnée plus haut, dans laquelle la chercheuse a dressé une liste quasi
exhaustive des romans traduits en français.
37
Lorsque nous parlons de traduction en B sans réviseur, il s'agit de cas où aucun nom de réviseur
n’apparaît dans le livre. Cela ne veut pas dire que personne n'a collaboré à la révision de la traduction.
Mais le fait que le nom du réviseur n'apparaisse pas signifie que sa contribution est restée modeste.
38
Oh Jung-hi, Le Chant du pèlerin, traduit du coréen par Lee Byoung-Jou, p. 69, Picquier, 1992, France.
39
Oh Jung-hi, Le Chant du pèlerin, traduit du coréen par Kim Hwa-yong et Patrick Maurus, dans
l’Oiseau de Molgyewol, le Méridien, 1988.
76
눈이 리고 었다. 침 리는 눈이었다. 혜 는 문을 열 놓고 틀에 올
천 를 게 흔 며 편편이 쏟 져 리는 눈을 았다. 눈이 리기 때문인 ,
옴 한 은 음까 혀버린 듯 동네는 조용 다. 루에도 몇 례 으
온 공을 넘 고 리치 몰 을 넘는 이 의 리도 리
40
았다.
Dans les deux cas, nous avons l’impression que les traducteurs n’ont pas saisi la
situation de l’énoncé dans toute sa précision. C’est sans doute la conséquence d’un
40
Oh Jung-hi, Le Chant du pèlerin, p. 105, Salim
77
problème de méthode : au lieu de s'approprier le texte et de le déverbaliser en se
représentant mentalement la scène avant de la réécrire, les traducteurs ont suivi le texte
au fil des mots.
Nous avons là deux traductions, l'une par un traducteur coréen et l’autre par un
tandem. Il est un peu hâtif de tirer des conclusions après un seul exemple, mais il
apparaît déjà que le texte 2 est plus lisible et plus fidèle au contenu. Le problème, dans
la traduction en B, est que le réviseur ne peut apporter des corrections que sur les
éléments que le traducteur a rendus. S’il y a des omissions qui ne compromettent pas la
cohérence du texte, le réviseur ne peut intervenir. Il n’en demeure pas moins que la
traduction en B est de meilleure qualité lorsqu’elle a été relue par un réviseur.
Voici deux autres traductions d’un même texte, l’une par un francophone, cette
fois, qui travaille seul en A (texte 1), l’autre par un traducteur coréen qui travaille en B
en coopération avec un réviseur (texte 2). L’exemple est tiré d’une nouvelle de Kim
Tong-li : il s’agit du début où le narrateur décrit l’arrière-plan de l’histoire.
Texte 1 Texte 2
Trois rivières se rencontrent au marché de Le marché de Hwagae est au point de
Hwagae et coulent le long des chemins. Si une rencontre de trois rivières, bordées chacune
personne est montée de Kurye de la province de d’une route. L’une vient de Kuryé, dans la
Cholla, l’autre est descendue suivant le fleuve province du Cholla, l’autre arrive par la
de la vallée de Hwagae de la province de vallée de Hwagae, dans la province du
Kyongsang. Ici, les divers affluents forment un Kyungsang. En aval, elles forment ce fleuve
fleuve principal, qui, en reflétant les montagnes qui s’appelle le Somjin et qui, reflétant dans
vertes et les vieux arbres noircis, ondule ses eaux la silhouette des collines bleues et
tranquillement comme si c’était un lac, pourtant des arbres noirs, glisse en dessinant un large
avec ses méandres de plus en plus loin vers le cercle, et continue vers le sud, traçant la
sud, pour marquer la frontière entre Cholla et frontière entre le Cholla et le Kyungsang.42
Kyungsang.41
개 의 은 길과 께 러 세 갈 었다. 한 줄기는 전 도 례 에
고 한 줄기는 상도 개협에 러 , 기 쳐 , 른 산과 검은 고
그 를 꾸 비치인 , 같이 조용히 돌 , 상 전 양도의 계를 그 며,
43
다 남으 남으 러 리는 이, 진 의 본류 다.
41
Kim Tong-li, 1996, Le cheval de poste (traduit par Marie Orange-Rivé), Koreana, vol.10, n° 3, p. 49
42
Kim Tong-li, 1996, Le cheval de poste (traduit par Ko Kwang-dan et Jean-Noël Juttet), Culture
coréenne, n° 43, p. 23
43
Kim Tong-li, 1995, Yokma, Séoul, Mineumsa, p. 102
78
Dans le texte 1, le français est certes correct, mais la représentation donnée
manque de clarté. On ne comprend pas exactement où le fleuve prend sa source, où
passent les affluents. Après avoir parlé d’une rivière, on parle d’une personne.
Visiblement, le passage a posé des problèmes de compréhension au traducteur. Le
contenu n’ayant pas été correctement appréhendé, il ne peut être correctement transmis.
De ce fait, il est bien difficile de parler de la qualité littéraire du texte traduit.
Apparemment, le niveau de maîtrise du coréen du traducteur francophone a été le
maillon faible du processus de traduction.
Dans le deuxième texte, nous comprenons mieux comment le fleuve est formé
et où il passe. Les traducteurs, qui ont compris l’importance du marché Hwagae dans le
contexte, le placent en tête de phrase. Les deux provinces mentionnées, le Cholla et le
Kyungsang ont été rivales : le Cholla qui a vu naître écrivains et artistes, a été dominé
par le Kyungsang, plus puissant militairement et économiquement. Dans ce contexte, le
rôle du marché Hwagae est symbolique : il est au point de rencontre du Cholla et du
Kyungsang. Non seulement linguistiquement, mais aussi sur le plan culturel, le
traducteur en B rend justice au texte original. Dans ces deux textes, ce qui fait la
différence, c’est la compétence de compréhension du traducteur et du réviseur.
La connaissance insuffisante du coréen du traducteur autochtone du texte 1 ne
lui a pas permis de s'approprier complètement le texte.
Une dernière remarque au sujet du titre de la nouvelle : les deux traducteurs ont
choisi de traduire « yokma » par « le cheval de poste ». Or il n’est nulle part question de
cheval de poste dans la nouvelle entière. « yokma » signifie bien « cheval de poste »,
mais évoque aussi, métaphoriquement, le vagabondage. Les personnes nées sous le
signe du yokma sont condamnées à l’errance. C'est ce qui arrive à tous les personnages
de la nouvelle. Le traducteur aurait dû faire état de la polysémie du mot, le réviseur
aurait pu poser la question de la raison du titre, mais aucun ne l’a fait.
Autre exemple d’un même texte traduit par un traducteur français solitaire (texte
1) et par un tandem (coréen-français, texte 2).
79
Texte 1 Texte 2
Un gamin s'avança vers notre table ; son Un gamin haut comme trois pommes s'est
menton arrivait tout juste à la hauteur de notre approché, son menton arrivait tout juste au
carafe d'alcool. Il se mit en tête de nous niveau du couvercle de la bouilloire sur notre
vendre du chewing-gum ; comme nous étions table. Il voulait nous vendre un paquet de
l'un et l'autre totalement pris par nos pensées, chewing-gum. On était absorbés dans nos
cela eut le don de nous porter sur les nerfs. pensées, son insistance nous a agacés, le
Pour finir, le caporal abattit son poing sur le caporal lui a donné une tape sur la tête et l’a
crâne du gamin et le repoussa sans repoussé sans ménagement :
ménagements. – Y en a marre des mômes !
– Il me suffit de voir des gosses pour en avoir Le gamin est revenu se camper devant nous :
la nausée, dit-il. – Je t’oblige pas d’acheter ! pourquoi tu me
– Personne ne t’oblige à acheter quelque bats ?
chose ; pourquoi frapper ce gamin ? Espèce Le caporal a tendu la main pour attraper le
de c… gamin, mais celui-ci est passé de l’autre côté
Le gamin resta planté devant nous, bien de notre table en pleurnichant.45
décidé à ne pas céder mais, quand le caporal
avança la main pour l’attraper, il s’esquiva en
faisant le tour de la table.44
리 곁에 다 왔다. 그애의 이 위의 전 근 에 칠 만큼
은 이 다. 을 사 고 조르기 으 , 리는 둘 다 제 기의 생 에 몰해
었으므 그애 졸 는 게 귀찮았다. 병 이 이의 리를 쥐 고 을
사정 이 밀쳐 며 말 다.
약 조만한 애 끼 만 면 진 리 . 속
약 사면 그만이 왜 때 , 속
리 앞에 버티고 다. 병 이 애를 으 고 손을 치 그애는
46
울 울 며 위를 맴돌았다.
Il s'agit d'une nouvelle de Hwang Sok-yong, qui décrit le retour des soldats
coréens de la guerre du Vietnam ; ils ont beaucoup souffert physiquement et
mentalement et rentrent épuisés. Ils viennent juste d'arriver sur le port et se laissent
griser par leur première soirée de liberté.
Le texte 1 est traduit par un Français installé de longue date en Corée, qui
connaissait très bien la langue et la culture coréennes. Dans le passage souligné, il s'est
trompé d’interlocuteur. En coréen, il est clair que la seconde réplique appartient au
gamin qui a un parler très direct. Mais le traducteur l’a attribuée au lieutenant, qu’il fait
s’adresser au caporal sur un ton de reproche.
44
Hwang Sok-yong, 1978, « Les Yeux de chameau », traduit par Roger Leverrier, Revue de Corée, vol.
10, n.1, p. 36,
45
Hwang Sok-yong, 2002, « Oeils-de-biche », traduit par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, La Route de
Sampo, Paris : 10/18, p. 52
46
Hwang Sok-yong, 2002 (rééd), « Oeils-de-biche (Naktanukal)», Recueil de nouvelles 2, Séoul :
Changbi, p.116
80
Par ailleurs, on a l'impression que le traducteur du texte 1 essaie de paraphraser
la langue coréenne au lieu de rechercher l'expression idiomatique qui conviendrait le
mieux en français. Par exemple, « Il me suffit de voir des gosses pour en avoir la nausée
» ne sonne pas de façon naturelle. Il respecte trop scrupuleusement l'ordre des mots.
C’est donc une question de méthode. Cette tendance au littéralisme est manifeste aussi
dans la traduction du titre de la nouvelle. Le traducteur 1 a rendu naktanukal
littéralement par « yeux de chameau ». Cet œil-de-chameau est en réalité une bague
aphrodisiaque en cuir, vendue au Vietnam par les enfants de la rue aux soldats
américains et coréens. Les enfants prononcent le mot coréen lorsqu'ils abordent des
soldats coréens. Mais la bonne correspondance en français est en réalité « œil-de-
biche ».47
Nous avons relevé un autre passage dans la même nouvelle où le caporal essaie
d’entraîner dans un bar son lieutenant qui n’a pas trop envie d’aller boire :
Texte 1 Texte 2
Les femmes respiraient la santé et étaient Débordant de joie de vivre, les filles étaient
ravissantes, mais personne ne semblait porter ravissantes, mais aucune ne daignait nous
attention à notre présence. Nous étions arrivés accorder la moindre attention. Nous étions
à une rue très passante et abondamment dans la rue inondée de lumière, très animée.
éclairée. Depuis déjà un bon moment, le Le caporal avait ouvert le col de sa chemise,
caporal avait dégrafé deux boutons de sa sa casquette était de travers sur sa tête.
veste et repoussé en arrière la casquette qu’il Dévisageant les passants, il grommelait :
portait de travers. Il ne cessait de dévisager – Ah les salauds ! ils se font pas chier,
les passants. eux ! toujours la même chose, rien n’a
– Espèce de cabots, grognait-il ; ils s’en changé !
donnent à cœur joie. Ils n’ont pas changé. – Moi, j’ai vraiment pas envie de boire.
Toujours les mêmes ! – Vous vous prenez encore pour le
– Moi, je ne me sens pas la moindre chef ! Moi, il faut absolument que je boive un
envie de boire. coup. Juste un verre. Dans un mois, c’est la
– Mon lieutenant ! C’est une question quille pour moi aussi. 49
de grade ? Moi, je ne peux pas me passer de
prendre un pot. Un verre, un seul. Moi aussi,
dans un mois j’aurai la quille.48
47
Traduisant nous-même ce texte et ne sachant à quoi ce mot faisait référence, nous sommes allée nous
enquérir dans un sex-shop où nous avons appris qu'en français cet objet s’appelle « œil-de-biche » et non
pas « œil-de-chameau ».
48
Hwang Sok-yong, trad. Leverrier, p. 34
49
Hwang Sok-yong, trad. Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, p. 48
81
개 헤쳤고, 를 뒤 비 름 게 제껴쓰고 었다. 병 이 는 사람 을
리번 며 말 다.
약 개 끼 , 한참 신 는 . 전 다, 전해. 속
약 난 도 싶 군. 속
약 님 계 기 ? 한잔 곤 못 기겠 . 한잔만. 한 뒤에
50
제 니다.
(En) (Fr)
The ties were pulled down a little so the shirt Ils avaient défait leur cravate afin de pouvoir
collars could be unbuttoned. ouvrir leur col.
Le traducteur n'a pas traité chaque mot l'un après l'autre ; il n'a pas écrit : les cravates étaient un
peu tirées vers le bas, pour que les cols de chemise puissent être déboutonnés. Il a vu l'unité de
sens – l'image ; il la décrit telle qu'il la voit : les cravates défaites, les cols ouverts. Son
imagination s'est ajoutée au sémantisme des mots et l'image est exprimée de façon telle que le
lecteur français la voit lui aussi. Le traducteur montre en français une image identique à celle
qu'évoque l'original en employant des expressions équivalentes. (Lederer, 1994 : 56)
50
Hwang Sok-yong, « Oeils-de-biche (Naktanukal) », op.cit. p.116
82
pas dépourvue de qualités, laisse tout de même sentir qu’elle tente par endroits de
reproduire la langue originale.
Est en cause un problème de méthode de traduction, qui touche aussi à la
formation des traducteurs. Les traducteurs littéraires coréens en B de cette époque sont
des professeurs de langue qui n’ont pas reçu de formation à la traduction
professionnelle. Lorsqu’ils entreprennent de traduire une œuvre littéraire, ils ont
tendance à recourir au mode de traduction qu’ils ont pratiqué lorsqu’ils ont appris le
français et qu’ils utilisent en classe dans leur enseignement, la traduction pédagogique.
Pour eux, il faut tout traduire très scrupuleusement, donc trouver les correspondances
les plus fidèles dans la langue d’arrivée. Dans une étude publiée par un traducteur qui
est aussi professeur de français, on trouve, à titre d’exemple, ceci :
Le coréen peut juxtaposer les radicaux de deux, trois ou quatre verbes, ce qui exprime
de façon très concise une série d’actions (ex. tuo nairyo kada - courir + descendre +
aller descendre en courant et en s’éloignant). Il est parfois difficile d’en faire une
traduction élégante sans sacrifier l’un des éléments. (Ko 1996 : 316)
83
C’est à cause de ce risque que certains traducteurs manifestent de fortes
réticences à l'égard de la traduction en B. Selon Roger Leverrier, un des rares
traducteurs français du coréen, le problème vient de ce que la plupart des traducteurs en
B n’ont pas une connaissance suffisante du français :
84
René de Ceccatty et de Ryoji Nakamura, qui traduisent du japonais vers le
français, travaillent selon ce même schéma. Ryoji Nakamura traduit à vue pour René de
Ceccatty qui note et réécrit. Pour ce tandem, ce dernier qui connait le japonais, peut
ensuite revenir seul sur l’original. Si cette façon de travailler favorise une réexpression
spontanée, elle a pour inconvénient la nécessité pour les deux traducteurs de se rendre
disponibles en même temps pour de longues sessions de travail.
Le tandem Choi Aeyong et Jean Bellemin-Noël que nous avons présentés dans
l'introduction, fonctionne par écrit. Le traducteur coréen communique le texte traduit à
son réviseur pour la phase de réécriture. Suit alors un long processus de questions-
réponses destiné à affiner la compréhension, lever les ambiguïtés, apprécier la tonalité
du style. Le texte est ensuite soumis à l'étape flaubertienne du « gueuloir » : l'un ou
l'autre le lit à haute voix pour voir s'il sonne de façon naturelle à l'oreille. Pour sa part, le
traducteur coréen note ceci :
사실 는 번 을 는 이 니 프 스인 번 에게 품을 개 고 그의
번 이 잘 이루 졌는 는 할을 는 데 최선의 을 기울 을
름이다육갓 멎…두갓 이와같은 과정을 쳐 , 니 리 결 도 는 곳은,
그 이 비 일 에 는 운명이 할 도, 언 스 의
생 , 의 으 만 는 곳이다. 느끼는 을 공 도 느끼는 ,
그리고 미쳐 느끼 못한 을 그의 예리한 관이 느끼는 을
원 스 에 다 느낄 는 그 을 문제 삼는다.
Je ne peux pas dire que c'est moi le traducteur, car, je ne fais qu'emmener le texte vers le
traducteur français, je révise pour être sûre que sa traduction soit bonne. […] Nous
ambitionnons à travers ces étapes de collaboration que les deux textes se rejoignent à un
point et à une pensée bien que cette tentative soit condamnée à être approximative.
J'essaie toujours de savoir si mon cotraducteur a ressenti ce que j'ai senti, ou de
confirmer ce qu'il m'a fait découvrir par son intuition dans le texte original, des choses
que moi-même je n'avais pas vues. 51
La méthode exposée décrit une opération sur le sens, laquelle consiste à traduire
un texte littéraire, non la langue coréenne. Le traducteur coréen mentionne aussi le fait
que le cotraducteur, qui ne connaît pas la langue de départ, parvient à se représenter le
texte original. Dans notre propre expérience, notre cotraducteur nous invite à revenir à
l’original lorsqu’il juge la traduction première ambiguë ou la logique interne du récit
entravée.
51
Daesan moonhwa, automne, 2007, http://www.daesan.org/webzine/main.html
85
Ce qui retient particulièrement notre attention dans ce commentaire, c’est que le
traducteur mentionne l'intuition du cotraducteur, lequel lui fait découvrir, dans le texte
original, des choses que lui-même n'a pas vues. C'est une expérience que nous avons
faite nous aussi. Cela permet de situer le niveau réel de l’intervention du cotraducteur :
il ne corrige pas seulement les fautes de syntaxe, il ne limite pas son travail au polissage
stylistique, il interprète lui aussi le texte dans tous les recoins de son vouloir-dire.
Grâce aux efforts de ces couples de traducteurs ainsi que d’autres, plus
nombreux chaque année, la littérature coréenne a trouvé en France une certaine
audience, encore modeste certes, mais non négligeable. Les traductions françaises
représentent un atout pour la littérature coréenne car la France lui sert souvent de point
d’appui pour rebondir vers d’autres pays :
Mais la diversité linguistique ne repose pas seulement sur le volontarisme éditorial : elle
requiert aussi des compétences linguistiques, comme on l’a déjà dit au cours de ce
forum en évoquant notamment la question de l’enseignement des langues. La
reconnaissance de la littérature néerlandaise ou coréenne en France est largement
redevable à la compétence et au talent de traducteurs qui sont parvenus à les imposer.
La géographie de la traduction tient donc aussi à la distribution inégale des compétences,
laquelle n’est pas étrangère aux rapports de force entre les pays : […] J’ai ainsi
interviewé des éditeurs américains qui attendaient, par exemple, qu’un livre coréen soit
traduit en français afin de le lire directement, ou un éditeur chilien qui avait également
besoin d’une traduction en français pour accéder à des textes écrits en arabe ou dans
d’autres langues. Le faible volume de traductions entre langues ou pays périphériques
s’explique en partie par ce problème de compétence linguistique : la circulation entre
petits pays et langues périphériques passe généralement par une langue centrale.52
52
Gisèle Sapiro, « Des échanges inégaux, géographie de la traduction à l'heure de la mondialisation»,
http://www.sgdl.org/la-documentation/les-dossiers/1115-des-echanges-inegaux-geographie-de-la-
traduction-a-lheure-de-la-mondialisation
86
Nous constatons aujourd’hui qu’il existe des traductions en B qui n’ont rien à
envier à des traductions en A. Un plus grand nombre d'éditeurs est disposé à publier de
la littérature coréenne et les critiques ou les journalistes français ne prêtent guère
attention au mode de traduction utilisé pour les ouvrages dont ils rendent compte53.
L’amélioration de la qualité tient à un certain nombre de facteurs qui ont
favorisé la professionnalisation des équipes de traducteurs (l’expérience, bien sûr, ou
encore les exigences affirmées des éditeurs, lesquels sont plus soucieux de leur image
de marque dans un contexte commercial devenu plus difficile). Mais le facteur le plus
déterminant a sans doute été la politique d’évaluation des traductions mise en place par
les deux instances de soutien à la traduction que sont le KLTI, opérateur parrainé par le
ministère de la Culture, et la fondation privée Daesan. Les procédures d’évaluation
mises en place par ces deux opérateurs, qui soutiennent l’effort de traduction par des
subventions aux traducteurs, sont sensiblement identiques. Tous deux évaluent la
capacité des candidats traducteurs en leur demandant de soumettre un échantillon de
leur projet de traduction. Cet échantillon est évalué par deux traducteurs, l’un coréen,
l’autre français. Si l’évaluation est positive, les traducteurs se voient confier le projet et
perçoivent 50% de la subvention prévue, le solde ne leur étant versé qu’après la remise
du manuscrit achevé et sous réserve qu’il satisfasse à une deuxième évaluation assurée
elle aussi par deux évaluateurs54. Cette évaluation a valeur formative dans la mesure où
elle permet aux évaluateurs de demander aux traducteurs de retravailler leur traduction
en fonction des remarques qui leur sont faites. Une troisième évaluation, décisive, est
effectuée par l’éditeur qui accepte de publier l’œuvre traduite, lequel demandera à son
tour un travail plus ou moins important (formateur lui aussi) de révision du manuscrit.
Si être publiée est le signe qu’un seuil minimal de qualité a été atteint par la traduction,
les évaluations qui ont eu lieu en amont ont indéniablement contribué à former les
traducteurs à une approche plus professionnelle de leur activité. Comme pour la
53
Ils ne commentent généralement la traduction que lorsqu’ils ont détecté des insuffisances.
54
Le modèle, pour satisfaisant qu’il paraisse, souffre toutefois d’un biais : les avis de l’évaluateur
français et de son homologue coréen sont souvent divergents au point d’aboutir plus d’une fois à une
corrélation inverse, une traduction jugée excellente par le traducteur français étant sanctionnée comme
carrément insuffisante par l’évaluateur coréen. Le phénomène est fréquent – et compréhensible – lorsque
l’évaluateur coréen, choisi parmi les professeurs de langues, s’en tient à une conception pédagogique de
la traduction, soucieuse avant tout de fidélité linguistique.
87
traduction en A, la réussite dépend des compétences et des modalités mises en œuvre.
C’est ce que nous aborderons dans la deuxième partie : nous tenterons de définir les
conditions permettant de produire en B une traduction littéraire de qualité.
88
Chapitre III. Le cadre théorique de la traduction littéraire
Après avoir analysé les deux facteurs particuliers de notre étude sur la
traduction littéraire, à savoir la traduction à partir d’une langue rare (le coréen) et la
traduction en B, nous observerons, dans ce chapitre, ce qui fait la spécificité de la
traduction littéraire.
Nous étudierons d'abord la nature du sens dans les textes littéraires avant de
présenter brièvement les trois procédés appliqués à son traitement : traduction-
adaptation, traduction-reproduction et traduction-recréation. Nous nous attarderons sur
la théorie interprétative de la traduction qui relève de la traduction par recréation et qui
nous sert de cadre théorique.
Il est clair alors, que, si l’œuvre d’art est forme, le mode de former ne concerne plus
seulement le lexique ou la syntaxe (comme cela se produit pour la stylistique), mais
toute stratégie sémiotique se déployant tant en surface qu’en profondeur le long des
nervures d’un texte. Appartiendront au style (comme mode de former) l’usage de la
langue (ou des couleurs, ou des sons, selon les systèmes ou les univers sémiotiques)
mais aussi la façon de disposer des structures narratives, de dessiner des personnages,
d’articuler les points de vue. (Eco, 2003 : 216-217)
Le style ne touche pas qu’au lexique, mais à toute la texture du texte bien au-
delà de sa composante linguistique. Lorsque le langage est travaillé dans un but créatif,
il se dote de caractéristiques différentes de celles du langage usuel. Israël apporte
d’intéressantes précisions à la définition de ce qu’est le style :
Et si la littérature est un art, c’est surtout à cause de ce travail sur le verbe dont le
pouvoir de suggestion s’apparente alors à celui de la musique. Comme dans toute
89
construction esthétique, l’agencement interne est nécessaire et immuable. […] Dans ces
conditions, la forme n’est plus un simple vecteur de l’idée, du contenu notionnel.
Valorisée, sémantisée, elle devient un élément primordial dans l’élaboration du message
au point que souvent le dire compte autant sinon plus que le dit. Sans le prestige de
l’expression, tel drame de Shakespeare sombrerait dans la spéculation philosophique, ou
tel poème de Verlaine dans la banalité. Aussi solidaires que les deux faces du signe
linguistique, la forme et l’idée se complètent et fusionnent pour donner ce que Valéry
appelle « une composition indissoluble de son et de sens » [préface à la traduction en
vers des Bucoliques de Virgile (1944), Gallimard, Pléiade, t. II, p. 211]. De cette
alliance naît aussi ce qu’il est convenu de nommer style, ton, écriture, ce dire unique qui
distingue par exemple, au sein d’un même courant et d’une même époque, un Corneille
d’un Racine. (Israël, 1990 : 19)
Pour tout écrit, l'auteur choisit une forme, ou retient une forme qui s’impose au
moment de la rédaction et qui semble exprimer le mieux son vouloir-dire. L'association
du contenu et de la forme dans la construction du sens est un phénomène naturel dans
tous les écrits, mais nous admettrons que, pour les textes littéraires, cette association est
plus travaillée, plus essentielle que dans les autres formes de discours. Dans le cas de la
poésie, où la forme (sons, rimes, rythme, musique) véhicule le sens, forme et contenu
sont un tout indissoluble.
Flamand souligne un élément essentiel de la nature du texte littéraire :
La fonction expressive du langage prédomine dans l’écrit littéraire. [...] Une œuvre
d’imagination et de création a aussi un pouvoir d’évocation. Tout le contenu du message
n’est pas explicitement formulé. Une part du sens n’est que suggérée. (Flamand. op. cit.,
p. 117)
Les propos sur l'écrit littéraire d’Eco, Israël et Flamand convergent. Pour eux,
faire passer le sens dans une forme aussi claire que possible n’est pas le souci le plus
90
important de l’écriture littéraire ; c’est la fonction expressive jakobsonienne du schéma
de la communication verbale qui joue un rôle primordial, l'émetteur du discours
littéraire cherchant à communiquer son émotion (Jakobson, 1963 : 214). Ce que le
narrateur raconte de son point de vue et sa relation avec les personnages dans un texte
littéraire ne peut se résumer au contenu informatif. Et cette partie qui échappe au
résumé factuel, c’est celle qui est prise en charge par la forme, elle-même porteuse de
contenu au point de devenir la plus importante. « La fonction poétique n'est pas la seule
fonction de l'art du langage, elle en est seulement la fonction dominante, déterminante,
cependant que dans les autres activités verbales elle ne joue qu'un rôle subsidiaire,
accessoire. » (Jakobson, ibid., 218)
Si le sens est pris en charge aussi par la forme, ce qu’un texte littéraire tente de
communiquer n’est pas de même nature qu’un texte informatif. La subordination
réciproque du contenu et de la forme présuppose une relation spéciale avec le référent.
Dans les vers de Verlaine, « Il pleure dans mon cœur / Comme il pleut sur la ville », le
verbe « pleurer » n'exprime pas seulement la signification propre du mot, mais un sens
particulier qui, associé au sujet impersonnel, rappelle le verbe « pleuvoir ». Le mot
renvoie à une réalité mixte de pluie et de pleurs, propre à l'univers de Verlaine. La
signification et la forme sont étroitement liées. Ou encore un mot comme « spleen »
cher à Baudelaire, ne saurait se laisser remplacer facilement sur l'axe paradigmatique
bien qu'il existe d'autres mots qui expriment la même signification.
Le dire, incluant ce qui est traditionnellement appelé « style » ou « forme », n'est pas en
rapport direct avec le dit du récit, mais il est à l'origine de certains de ses effets : la
même histoire, située dans le même monde, peut, selon la façon dont elle est racontée,
faire rire ou pleurer, amener à réfléchir, faire rêver ou déclencher une action. (Roux-
Faucard, 2008 : 159)
Mais en littérature, l’unité de signification, c’est le texte lui-même. Les effets que les
mots, en tant qu’éléments d’un réseau fini, produisent les uns sur les autres substituent à
la relation sémantique verticale une relation latérale qui, se constituant au fil du texte
écrit, tend à annuler la signification individuelle que les mots peuvent avoir dans le
dictionnaire. Le lecteur qui essaie d’interpréter la référentialité aboutit au non-sens :
91
cela le force à chercher le sens à l’intérieur du nouveau cadre de référence donné par le
texte. C’est le nouveau sens que nous appelons signifiance. (Riffaterre, 1982 : 94)
Partie dite « oblique » du sens, qui se constitue grâce à la valeur prise par certains signes
à l'intérieur du système textuel. Elle se distingue du sens « direct » ou « référentiel »,
qui se constitue dans la relation des signifiants avec des signifiés ou des référents. Le
mot peut désigner aussi le processus donnant accès à cette partie du sens. La signifiance
est un élément de la littérarité du texte. (Roux-Faucard, op.cit., 262)
Il [Berman] affirme, ici et là, que la lettre absorbe le sens ou que le sens est pris dans la
lettre. (Jung, 2005 : 150)
La notion de « lettre » chez Berman peut être comprise comme une tentative de
trouver un compromis ou une solution dialectique entre le contenu et la forme.
92
Face à la particularité du texte littéraire qui contredit la dichotomie entre sens et forme,
les théoriciens cherchent ainsi à élaborer une notion qui neutralise la scission entre sens
et forme : d’où, l’aspect dialectique qu’on constate dans la notion de « lettre » de
Berman ainsi que dans celle de « sens » de la théorie interprétative de la traduction.
Malgré ce point commun, il y a une différence fondamentale entre les deux notions.
Comme nous l’avons montré, si Berman fonde la traduction sur la « lettre », Israël
intègre à la théorie de la traduction le sens de la forme et non sa matérialité. (Ibid., 153)
Jung remarque très justement que les termes retenus par Berman et Israël pour
annuler la dichotomie entre la signification et la forme, respectivement « la lettre », « le
sens » et « la forme signifiée » ne désignent pas la même réalité. Cela a son importance
en matière de traduction car, dans la phase de réexpression, le traitement pour réaliser la
lettre ou le sens s'avère très différent selon l’option retenue : chez Berman la matérialité
de la forme initiale doit être incorporée dans la nouvelle reformulation.
Le fait que les mots ne sont pas toujours employés dans la signification qui leur
est habituellement accordée entraîne une pluralité de significations et une difficulté
d'interprétation pour le lecteur :
En effet, le texte littéraire est, tant par son contenu que par son expressivité, un
organisme vivant, dynamique, évolutif dont le sens est inépuisable. À la différence de la
communication courante le plus souvent univoque, il est par nature ambigu car constitué
de réseaux de signification complexes qui rendent possible, sans déstructuration, une
pluralité de lectures. En outre, comme il émane d’une conscience, d’un regard personnel
sur le monde, il n’existe pas à proprement parler de référent extralinguistique qui puisse
aider à la construction et à la vérification du sens. Ainsi la compréhension du traducteur
ne peut, comme celle d’ailleurs de tout lecteur, que prendre appui sur l’expérience de la
vie et de la lecture, sur un savoir partagé et sur le décryptage de procédés discursifs
spécifiques au genre littéraire. Elle reste donc un acte d’interprétation hautement
subjectif qui conditionne à son tour, dans une très large mesure, la perception ultérieure
de l’œuvre par le public. (Israël, 1990 : 26).
93
Nous saisissons la différence du spécialisé et du littéraire (au sens large) en disant que
les textes spécialisés se regroupent sous la catégorie de la transmission d’informations
déterminées, c’est-à-dire de la communication, alors que les textes littéraires se
regroupent sous la catégorie de la transmission d’expériences de l’être-dans-le-monde
humain, ces expériences se rassemblant et s’articulant dans des œuvres à la fois uniques
et appartenant à chaque fois à un genre déterminé (poésie, roman, essai, théâtre, etc.).
(Berman, 1991 : 11)
Dès lors que le texte littéraire est destiné à la transmission d’« expériences de
l’être-dans-le-monde humain », le sens en est conditionné par l'interprétation, donc par
la lecture des récepteurs. Riffaterre écrit :
Car ce n’est pas dans l’auteur, comme les critiques l’ont longtemps cru, ni dans le texte
isolé que se trouve le lieu du phénomène littéraire, mais dans une dialectique entre le
texte et le lecteur. (Riffaterre, 1982 : 92)
Israël remarque également le fait que le lecteur joue un rôle dans la construction
du sens, d'où son instabilité :
94
Comment, alors, envisager cette opération de transmission tout en respectant les
signifiances ? Dans un premier temps, nous observerons les principales caractéristiques
de l’activité de traduction littéraire.
95
À côté des approches qui désignent une orientation générale des études à partir d'un
point de vue disciplinaire particulier (linguistique, sémiotique, pragmatique,
communicationnel…), on trouve un certain nombre de théories spécifiques à la
traduction. Les « théories » de la traduction sont des constructions conceptuelles qui
servent à décrire, à expliquer ou à modéliser le texte traduit ou le processus de
traduction. Même si ces théories peuvent être issues de cadres conceptuels existants,
elles présentent la particularité d'être exclusives, c'est-à-dire de proposer une réflexion
centrée uniquement sur la traduction. À l'inverse des approches qui tendent à rattacher
la traduction à des disciplines instituées, ces théories veulent renforcer l'autonomie et
l'indépendance de la traductologie. (Guidère, 2008 : 69)
55
La théorie du skopos, théorie fonctionnelle, initiée par Vermeer et développée par Reiss conçoit la
traduction comme une activité qui se fait en fonction du destinataire du texte. « Il ne s'agit pas ici de la
fonction assignée par l'auteur original du texte source ; bien au contraire, il s'agit d'une fonction
prospective rattachée au texte cible et tributaire du commanditaire de la traduction. En d'autres termes,
c'est le client qui fixe un but au traducteur en fonction de ses besoins et de sa stratégie de communication.
[…] Dans cette perspective, Vermeer prend en considération les types de textes définis par Reiss
(informatifs, expressifs, opérationnels) pour mieux préciser les fonctions qu'il convient de préserver lors
du transfert ». (Guidère 2008 : 73)
Pour la théorie du polysystème développée par Even-Zohar, « l'idée centrale est celle de la
concurrence qui existe entre les différents niveaux ou « strates » de système. Il y a ainsi une tension
permanente entre les genres littéraires dominants à un moment donné et ceux qui tendent à l'être. […]
Appliquée aux œuvres traduites, la théorie du polysystème s'est intéressée à deux aspects : d'une part, le
rôle que joue la littérature traduite au sein d'un système littéraire particulier ; et d'autre part, les
implications de l'idée de polysystème sur les études traductologiques générales. (Ibid., 75)
La description de différentes théories modernes de la traduction est développée dans Mathieu
Guidère, Introduction à la traductologie, pp. 69-78.
96
À maints égards, la Théorie Interprétative de la Traduction tient une place singulière
dans le champ de la traductologie. En effet, à la différence de la plupart des autres
mouvances théoriques, son objet est moins le résultat du processus traductif que
l'exploration de ses mécanismes, moins le rapport des langues que le vouloir dire du
texte, ce qui l'amène à prôner la dissimilation des idiomes et la primauté du sens dans sa
manifestation cognitive et formelle. (Israël 2005 : 5)
Nous avons donc opté pour la théorie interprétative de la traduction, qui à nos
yeux explique mieux qu’aucune autre l'opération de la traduction littéraire en B comme
nous le verrons plus loin. Nous passerons d'abord en revue les trois conceptions les plus
communes de la traduction qui s'offrent au traducteur.
2.1. La traduction-adaptation
L'adaptation est une notion fourre-tout qui recouvre, dans les études traductologiques,
quantité d'opérations allant de l'imitation à la récriture. Son histoire se confond
quasiment avec celle du mot « traduction ». Depuis l'antiquité : Cicéron (106-43 av. J.-
C.) et Horace (65-8 av. J.-C.) ont distingué deux manières de traduire pour l'interpres :
soit reproduire l'original mot à mot (i.e. être fidèle à la lettre), soit le rendre de façon
plus libre, c'est-à-dire « l'adapter ». L'opposition fidélité versus liberté va être débattue
tout au long du Moyen Âge, sans vraiment donner droit de cité au traducteur adaptateur.
Il faut attendre le XVIIe siècle pour assister au triomphe de l'«adaptation» avec les
fameuses traductions « belles mais infidèles ». (Guidère, 2008 : 85)
97
De la vie à la mort, ou de l'Être au néant.
Dieux justes, s'il en est, éclairez mon courage.
Dans cet exemple, Voltaire récrit la phrase selon sa fantaisie alors qu'il n'y a pas
de difficulté particulière à la traduire, la modification qu’il apporte à l’original est
arbitraire. Nous avons, plus haut, cité l'exemple de l'adaptation effectuée par Rosny du
premier ouvrage coréen traduit en français, Printemps parfumé. Rosny a ajouté des
éléments destinés à rendre l'histoire plus piquante. Cette adaptation avait pour but de
répondre au goût de l’exotisme oriental qui a fleuri à la fin du XIXème siècle.
Aujourd'hui, l'adaptation n’est plus en usage que dans des contextes particuliers :
98
communicationnel qui aurait été rompu s'il y avait simplement eu traduction. ( Bastin,
1993 : 477 )
2.2. La traduction-reproduction
56
Critiquant la manière de Perrot d’Ablancourt (qu’il avait surnommé le hardi d’Ablancourt et qui
prenait de grandes libertés avec Tacite, Lucien et autres auteurs anciens), Ménage a dit de ses
traductions : « Elle me rappelait une femme que j’ai beaucoup aimée à Tours, et qui était belle mais
infidèle. » (Cary, 1963 : 31)
99
force et la simplicité de l’original, qui est pour elle un modèle révéré. » Sa traduction
sera jugée comme un « servile mot à mot » par son contemporain La Motte, qui
entreprendra à son tour une traduction de l’Iliade.
Au XXème siècle, les linguistes expriment aussi leur point de vue :
Il faut rappeler cependant que dans leur étude de la traduction, les « linguistes » (i.e.
ceux qui se réclament de l'approche linguistique) partent généralement des différences
observées entre les langues et les systèmes linguistiques. Ils relèvent, par exemple, les
incompatibilités sémantiques dans la désignation de la réalité : Mounin (1963) a donné
l'exemple des noms du « pain » en français, et Bassnett (1980) celui des mots qui
désignent le « beurre » en italien, pour montrer les différences flagrantes avec l'anglais.
À partir de tels décalages, les linguistes se posent la question du transfert du « sens » en
insistant sur les différences et les spécificités (pour les particularistes) ou encore sur les
convergences et les points communs (pour les universalistes). La question du « gain » et
de la « perte » de sens fait partie des thèmes galvaudés de la réflexion linguistique sur la
traduction. (Guidère, op.cit., 42)
100
Pour eux, la traduction est d’abord une affaire de langue : il faut qu’elle reflète la
différence linguistique. Et comme la langue reflète une façon de voir le monde, il faut
faire sentir cette vision du monde dans la traduction. Ils plaident en faveur de la
réception des cultures étrangères, la langue étant par définition ce qui exprime la
culture dans laquelle elle est née. Tel est, selon eux, le devoir du traducteur. C’est,
selon la terminologie de Berman, l’« éthique » de la traduction. De fait, nous
retrouvons dans la langue de multiples indices sur les différentes façons de voir le
monde et de l’exprimer. Lorsqu’on compare deux langues, à côté des universaux, on
trouve maintes différences. Parmi d’innombrables exemples, en voici un. Pour parler
d’un jour de congé supplémentaire coincé entre deux jours de fête, en français on parle
de « faire le pont ». En coréen, on dit mot à mot : « de grosses pierres en travers du
ruisseau – jingkom dari ». C’est l’image des pierres qui permettent de franchir le
ruisseau qui a été choisie par le coréen pour illustrer la signification. Ce qu’il faut
remarquer, c’est que, lorsqu’un Français parle de faire le pont, il ne voit pas de pont
dans cette expression, pas plus que le Coréen ne voit de pierres. Or, si le traducteur
perçoit la motivation de l’expression et la rend dans sa traduction, il trahit le vouloir-
dire de l’auteur et induit son lecteur en erreur.
Les figures sont le lieu où se manifestent le plus aisément les différences de
représentation du même vouloir-dire dans la langue. Par exemple, pour désigner un
riche, un Anglais dispose de « millionnaire », de « as rich as Crœsus » ; un Français
parlera se « millionnaire », de « milliardaire », de « riche comme Crésus » ; tandis
qu’un Coréen parlera d’un « homme à dix mille sacs ». C’est au nombre de sacs de riz
récoltés qu’en Corée on mesurait autrefois la richesse des propriétaires. Aujourd’hui, la
culture du riz n’est plus le secteur porteur de l’économie coréenne, tant s’en faut, et les
Coréens ont tendance à oublier cette expression au profit d’une nouvelle : le Crésus
coréen moderne est un patron de chaebol, Hyundai, Samsung ou autre, les plus grands
conglomérats coréens. Ainsi la langue évolue en suivant l’évolution de la culture.
Selon Julien Green (1987 : 155), parfait bilingue français et anglais, « la langue
française voit le monde à sa façon, l’anglaise à la sienne » : en conséquence, calquer un
système linguistique ne peut pas produire les mêmes effets dans une autre communauté
linguistique.
101
Or, dans la traduction littéraire, la forme porteuse du sens doit être prise en
compte dans l'appréhension du sens et sa réexpression, ce qui semble à première vue
donner raison aux « sourciers »57. Voyons les affirmations les plus représentatives de
cette approche :
Traduire une œuvre, c’est traduire une totalité textuelle unique, au sein de laquelle
existe une unité, à chaque fois elle-même unique, entre la « forme » et le « contenu », la
« langue » et le « dit ». Pour le texte spécialisé, la langue est un outil, un instrument de
communication. Pour l’œuvre, la langue est le médium d’une révélation de l’être-dans-
le-monde. (Berman, 1991 : 11)
Selon Berman, le sens à communiquer dans les textes littéraires est porté aussi
par la forme linguistique. Comment alors respecter « la lettre » évoquée plus haut ?
57
Nous empruntons l’expression à Ladmiral, reprise par Roux-Faucard : « Entre différentes langues, les
différences de structure ne sont jamais négligeables ; dans le cas de langues géographiquement éloignées
et faisant partie de familles linguistiques différentes, elles peuvent être considérables. Le traducteur est
alors confronté à un choix : faire apparaître dans la langue de traduction les particularités syntaxiques et
stylistiques de la langue originale (c'est un aspect de la stratégie littéralisante) ou ramener le texte vers la
langue traduisante, définie par ses structures linguistiques et ses ressources stylistiques propres. Cette
problématique a été résumée à notre époque de la façon la plus parlante par les néologismes de
« traduction cibliste » et « traduction sourcière ». (Roux-Faucard, 2008 : 160)
102
Une critique que le sinologue Billeter adresse à son homologue François Jullien
illustre assez bien ce phénomène. Dans Eloge de la fadeur, François Jullien propose
une traduction littérale du mot « tan » basée uniquement sur sa valeur linguistique,
considérant que la notion de « tan » est si solidement ancrée dans la pensée chinoise
qu’il faut la transposer telle quelle. En utilisant une réexpression à coloration chinoise,
il crée un effet d'étrangeté dans la langue de réception. Le même reproche, celui de ne
pas prendre en charge les signifiances, lui est adressé à propos de la correspondance
unique qu’il donne au mot « Tao » :
Trop de sinologues continuent à poser a priori que la pensée chinoise est différente de
la nôtre, puisqu’elle est fondée sur des notions telles que le Tao, et à traduire en
conséquence, prouvant par leurs traductions ce qu’ils ont posé au départ.
Mais le mot tao ne possède-t-il pas une richesse de sens particulière ? La langue
chinoise n’est-elle pas caractérisée par une extraordinaire polysémie ? […] La
polysémie est la règle et non l’exception, dans quelque langue que ce soit. Un mot n’a
de sens que dans une phrase, et ce sens se détermine négativement, par élimination des
significations qu’il ne peut pas avoir dans le contexte donné. En matière de traduction,
la difficulté vient de ce que les mots que l’on met en rapport, d’une langue à l’autre, ont
des champs de signification qui ont des extensions différentes et qui ne se recouvrent
qu’en partie. C’est pourquoi l’on fait violence aux textes en traduisant toujours un mot
chinois de la même façon en français, sans égard pour le contexte. (Billeter, 2006 : 53-
54)
Humboldt (1816) a proposé une différence entre Fremdheit (qu'on pourrait traduire
par « étrangeté » et Das Fremde (à traduire comme « l'étranger »). Peut-être n'avait-il
pas bien choisi ses termes, mais sa pensée me paraît claire : le lecteur sent l'étrangeté
103
quand le choix du traducteur semble incompréhensible, comme s'il s'agissait d'une
erreur, il sent en revanche l'étranger quand se trouve face à une façon peu familière de
lui présenter quelque chose qu'il pourrait reconnaître, mais qu'il a l'impression de voir
pour la première fois. (Eco, 2003 : 204)
Mais la version française de La Femme des sables montre aussi, très clairement, les
défauts inhérents à la traduction sourcière, le premier étant son manque de lisibilité. La
difficulté à voir les scènes fait que la lecture provoque, même au premier degré, une
contention d'esprit qui nuit parfois à la simple intelligence de l'histoire racontée. Le
lecteur, qui par force, reçoit le texte à la lumière de la stylistique française, est
désorienté : telle mise en relief est sans doute un effet de liaison, mais avec quoi ? Telle
formulation correspond à une recherche particulière d'expressivité, mais le contexte ne
104
paraît pas chargé d'émotion... En perturbant le déroulement attendu de la phrase, la
traduction sourcière contraint le lecteur à tâtonner dans sa reconstruction du sens, elle
l'incite à chercher un sens au-delà du non-sens, mode de lecture qui est l'un des
mécanismes de la signifiance. Et de fait, les obscurités de la traduction sourcière
peuvent donner l'impression de lire un texte poétique, alors que l'original ne l'est pas.
[...] Pour le lecteur plus ou moins ignorant – par définition – de la culture source, tout
cela risque de susciter des impressions négatives susceptibles de provoquer la formation
ou le renforcement de stéréotypes, voire de caricatures et d'aller ainsi à l'inverse de la
communication interculturelle. (Ibid., 167)
Il s'agit de « l'étrangeté » dont parle Eco que nous avons citée plus haut, une
étrangeté créée par un langage mixte entre les deux langues de départ et d'arrivée. Cette
étrangeté doit se distinguer de « l'étranger » que le lecteur va découvrir du fait que le
récit parle d'un pays et d'une culture différents des siens. Elle naît de la croyance du
traducteur qu'un texte ne peut pas se détacher complètement de la langue dans laquelle il
a été écrit. L'œuvre traduite de cette manière ne peut devenir un texte autonome, elle
reste linguistiquement toujours ancrée dans l'autre langue.
Ce principe de traduction semble dicté par une certaine vision qu'on a de la
communication littéraire, à en croire Seon qui cite Berman :
La tâche du traducteur consiste […] d’une certaine façon, à tracer lui-même, sans
aucune considération du lecteur, la ligne de partage (Ibid., 248). (Seon, 2006 : 265)
Or, précisément, lorsque l’on tente de coller de trop près au texte, qu’il s’agisse de sa
syntaxe, des expressions, des métaphores, du lexique même qu’il mobilise, on aboutit
souvent à le déformer considérablement. Le tour le plus simple, le plus commun devient
incroyablement sophistiqué ; l’image la plus rebattue se métamorphose en une trouvaille
105
surréalisante. Ce n’est pas le français que l’on bouscule - ce qui n’est pas si grave - que
le style même de l’auteur. On peut d’ailleurs repérer les méfaits de cette approche dans
certaines traductions du chinois, où, comme l’écrivait récemment le sinologue Jacques
Pimpaneau, les grands poètes classiques prennent des résonances futuristes ou lettristes
qu’ils n’ont jamais eues dans le texte original, que le lecteur chinois n’a jamais
ressenties. (Tschudin, 1990 : 121)
Je me souviens d’avoir rencontré naguère un traducteur d’Hamlet qui avait poussé cette
sorte d’enthousiasme, combien sincère, jusqu’à, m’assure-t-il, l’imitation des rythmes
des allitérations et des rimes. Il s’efforçait de reproduire le son des mots dans la
traduction de leur sens, et ce qu’il tenait, dans l’agencement des vers de Shakespeare,
pour une harmonie soigneusement préparée. Un tel effort est certes fort vain. Si la
sonorité d’un mot a une valeur poétique, en tout cas cette valeur diffère selon les
langues. (Bonnefoy, 1998)
2.3. La traduction-recréation
106
« proclame la primauté du contenu du texte à traduire sur la forme linguistique » (Cary,
1963 : 9). En traduisant les classiques de l’antiquité grecque et latine, il privilégie le
sens du texte, refusant de calquer les langues anciennes. C’est cette fidélité au sens qui
le fera considérer comme hérétique.
Ce principe de fidélité au contenu, et pas à la langue de départ, est celui que
retiendront la plupart des traducteurs littéraires français. Ils prennent conscience qu’un
texte littéraire traduit doit se parer de la même valeur littéraire que le texte de départ. Le
traducteur littéraire doit pouvoir choisir les formes adéquates de la langue d’arrivée pour
produire le même effet que dans le texte de départ. Les langues étant fondamentalement
différentes, la réexpression ne peut réussir si elle s'obstine à vouloir reproduire la forme
initiale. Lederer rejette la traduction littérale en ces termes :
Les langues n’explicitent qu’une partie des concepts qu’elles désignent, les discours et
les textes une partie seulement des idées qu’ils expriment. Le mot qui désigne une
réalité concrète ou abstraite n’en signifie qu’une facette. Ainsi (F) tire-bouchon = (D)
Korkenzieher. En français, on tire un objet qui a pour fonction de boucher, sa matière
étant implicite ; en allemand, on tire (ziehen) du liège (Korken) qui possède
implicitement la fonction de boucher. Les deux mots désignent le même objet mais les
significations explicites ne se recouvrent pas. [...] Le même sens ne s’exprime pas dans
un même rapport explicite/implicite dans différentes langues. (Lederer, 1994 : 214)
107
Faut-il traduire littéralement ou librement ? est une aporie. Préserver l’intégrité à la fois
du sens du message et de la langue d’arrivée est l’idéal vers lequel tend le traducteur
consciencieux. (Delisle, 1990)
Le plus souvent, l’appropriation n’est pas un choix : elle est imposée par la nature même
de l’écriture littéraire. Les mots d’abord qui, en apparence, sont ceux de tous les jours
mais qui, chargés de valeurs culturelles et affectives, assument volontiers une fonction
symbolique, métaphorique et s’appellent, se répondent, s’organisent en réseaux. Et puis,
il y a leur agencement selon une logique propre voulue par le scripteur et, au moins
partiellement, tributaire des lois du genre. (Israël, 1990 : 18-19)
La relation entre la forme et le contenu étant indissociable même dans les textes
pragmatiques bien qu’à un moindre degré, il ne peut être question, dans la traduction, de
distinguer forme et contenu, ce qui romprait le mécanisme interne de la signification. La
communication littéraire a pour objectif non seulement de tenir compte de la
signification linguistique mais aussi de l’« esprit de la langue » ou encore du sens de la
forme linguistique. Il faut prendre en considération la forme qui a servi le sens, d'une
autre manière que les sourciers. Quand un écrivain a choisi une forme et un mot, c’est
parce que cette forme a une valeur particulière, dotée d'une connotation, d'historicité,
d'intertextualité, ou bien d'une valeur formelle sonore, rythmique. Transposer le même
mot dans l'autre langue, ne peut pas produire les mêmes effets, car cette forme n'est
jamais dotée de la même valeur dans l'autre langue. Quand on a affaire à des langues et
cultures très éloignées, ce genre de tentative ne fait qu'insérer un élément totalement
hétérogène dans le tissu linguistico-sémantique. Il est nécessaire de tenir compte de
cette valeur ou du rôle qu'a joué la forme dans le texte de départ pour le recréer dans la
phase de reformulation.
C’est ce principe de fidélité au rapport sens-forme, non à la langue de départ, qui
permet une réexpression correcte, en particulier dans un texte littéraire où la nature et la
108
fonction de la réexpression jouent un rôle primordial. Ce principe inspirera les
traducteurs littéraires français, écrivains eux-mêmes tels Larbaud, Yourcenar,
Bonnefoy, Queneau et bien d'autres : ils sont soucieux de doter le texte littéraire traduit
de la même valeur littéraire que le texte de départ. Le traducteur doit reformuler le
contenu, libre de toute contrainte exercée par la langue d’origine.
Plutôt que de reproduire les formes initiales, il s'agit de les interpréter, c'est-à-
dire de dégager les valeurs notionnelle et émotionnelle dont ces formes sont porteuses
(sonorités, volumes, rythmes, valeur dénotative, connotative, esthétique) et qui toutes
participent à la construction du sens. (Israël, 2002 : 89)
Le traducteur doit pouvoir choisir les formes adéquates de la langue d’arrivée
pour reproduire le même sens que celui du texte de départ. Selon Delisle (2005 : 219),
« le sens dans un texte littéraire n'est jamais donné d'avance. Croire qu'il est possible de
transposer intégralement d'une langue à une autre un sens intangible est une grossière
erreur. Dans le domaine littéraire, appréhender et réexprimer un sens, c'est procéder à
une opération d'écriture et de création. » Pour réexprimer un sens équivalent, il faut
poursuivre le processus de l'écriture de l'œuvre dans l'autre langue.
Raymond Queneau, bien connu pour son souci du style, ne dit pas autre chose :
Une traduction de qualité, c’est le texte tel qu’il aurait été écrit dans la langue B par
l’auteur de l’original en langue A. (Cary & Jumpelt, 1963 : 99)
109
Toute traduction est faite pour ceux qui n’entendent pas la langue mère, et n’est faite
que pour eux, c’est ce que le critique perd de vue trop souvent. Si le traducteur n’était
interprète, il serait inutile. Une traduction ne peut qu’être à l’original ce qu’est le
portrait à la nature vivante. Et quel jeune homme pouvant regarder sa maîtresse
daignerait jeter les yeux sur son image ? Mais dans l’absence ou la mort, l’image
satisfait. (D’Hulst, 1990 : 94)
Un traducteur comme Yves Bonnefoy recommande une traduction qui soit fidèle
à l’effet produit sur le lecteur :
Se soumettre à une structure déjà précisément décidée, alors que l’on a aussi à rester
fidèle, parfois pour des raisons bien meilleures, à ce qui est dit par le texte, c’est là, qui
plus est, tâche impossible ; car l’auteur avait inventé ce sens du même pas qu’il
élaborait cette forme, alors que son malheureux traducteur aurait à ajuster l’une à
l’autre, par une acrobatie qui le priverait de revivre en toute sa profondeur le débat de la
parole et de la présence. L’essentiel, c’est de recréer dans l’écriture de traduction l’effet
que le recours à la forme, quand précisément il est libre, peut avoir sur l’emploi des
mots, sur leur signification même, troublée si ce n’est pas même changée, et sur le
rapport de ce désordre soudain à notre rencontre de ce que j’ai dit l’indéfait. (Bonnefoy,
1998 : 211).
110
même en ce qui concerne la tradition littéraire, vouloir conserver le rythme de l’original
alors qu’il n’y a pas de correspondance en français ne serait pas faire preuve non plus de
fidélité. D'où la nécessité de recourir à une réécriture qui réussisse à rendre les mêmes
effets que l'original, comme Israël, Laplace et tant d'autres le préconisent. C’est sous cet
angle que la traduction littéraire accuse une profonde différence de traitement avec celle
des textes pragmatiques.
Le traducteur littéraire doit négocier la valeur des composantes du texte à
traduire pour tenter de réaliser une équivalence de sens notionnel mais aussi d'effet
stylistique dans la langue d’arrivée. Il lui faut « entrer » dans le texte, tenter de vivre les
scènes décrites pour s’en approprier le vouloir-dire. Il doit aller à la source de la
création avant de réécrire le passage lui-même. C’est ainsi que Jean Giono, romancier et
traducteur, conçoit sa méthode de travail :
Levant les yeux de la page, il m’a souvent semblé que Moby Dick soufflait là-bas
devant, au-delà de l’écume des oliviers, dans le bouillonnement des grands chênes. [...]
Nous [Giono et Lucien Jacques] nous sommes obstinés à essayer d’en reproduire les
profondeurs, les gouffres, les abîmes et les sommets, les éboulis, les forêts, les vallons
noirs, les précipices, et la lourde confection du mortier du tout. (Giono, 1974 : 3-5)
Giono, à qui a été confiée la traduction française de Moby Dick, essaie de voir la
scène décrite dans la langue de départ pour la reconstituer dans la langue d’arrivée avec
la plus grande authenticité possible. Il vit la scène, il la crée telle que l’aurait fait
Melville s’il avait écrit en français. Plutôt que de s’attacher aux mots, il reconstruit le
monde évoqué par les mots de Melville. Il se réfère à la réalité décrite par la langue, non
à la langue elle-même. Il met en pratique l'appropriation et la ré-énonciation chères à
Israël, lesquelles passent forcément par l'étape de la déverbalisation du texte. Cette
notion capitale, intermédiaire entre la compréhension et la réexpression, Lederer la
définit en ces termes :
La traduction ne se fait pas directement d'une langue à une autre, mais elle
passe par la conceptualisation du sens avant l’étape de reformulation. C'est au moment
111
immédiatement postérieur à cette opération que le traducteur recourt à sa créativité
langagière pour donner forme à ce qu'il a saisi mentalement.
Pour Eco, l'équivalence est l’identité de l’effet produit par le texte traduit avec
celui de l’original. L'équivalence n'est pas synonyme de concordance linguistique entre
deux textes. Elle est l'identité de sens notionnel, affectif, discursif. Pour l’atteindre,
Laplace propose une méthodologie de la traduction littéraire créatrice et audacieuse qui
n’oublie pas qu’il n’y a pas un référent pour une désignation linguistique et que de
multiples possibilités d’interprétation peuvent leur être assignées chaque fois. Comme
Israël, elle affirme l’indissolubilité du contenu et de la forme dans tout type d’écrit :
[…] le traducteur commence par chercher à dégager le sens du texte qu’il se propose de
traduire en sachant que ce sens ne se limite pas uniquement à l’instauration d’une
relation de désignation entre la chaîne linguistique et un référent, mais que de multiples
fonctions d’évocation viennent enrichir et nuancer cette relation de désignation et
peuvent même aller jusqu’à la supplanter et l’occulter totalement, il ne se posera plus le
problème de l’intraduisibilité de tel ou tel poème, mais seulement celle de savoir si sa
112
propre créativité langagière est suffisante pour lui permettre de produire un texte qui
sera équivalent à l’original dans toutes ses fonctions de désignation et
d’évocation. (Laplace, 1997-98)
Avant de nous attarder sur cette théorie, nous aimerions présenter un poète
traducteur que nous considérons comme un précurseur du discours moderne sur la
traduction : il s’agit de Kim Ok dont l’approche de la traduction présente une grande
similitude avec la théorie de la traduction recréation.
Kim Ok (né en 1893- ?) a été l’un des premiers traducteurs professionnels
coréens. Après des études littéraires à l’Université Keio de Tokyo, il enseigne la
littérature en Corée puis travaille comme journaliste. Il fait ses débuts littéraires en 1918
avec des traductions de poèmes de Tourgueniev, Verlaine et Baudelaire. C’est lui qui
introduit l’école symboliste française en Corée. Il traduit également des poèmes chinois
tout en composant lui-même des poèmes. Parallèlement, il publie des articles de
réflexion sur la traduction. Il est, à notre connaissance, le premier traductologue coréen.
Bien qu’établi au Sud, il était originaire du nord de la péninsule ; il aurait été enlevé par
l’armée du Nord pendant la guerre de Corée (1950-1953). Nul ne sait pas ce qu’il est
devenu par la suite. En ce qui concerne sa connaissance des langues, il est certain qu’il
maîtrisait parfaitement le chinois et le japonais, comme beaucoup d’intellectuels de
l’époque, et qu’il connaissait aussi l’anglais et un peu de français. Il est vraisemblable
qu’il ait, pour ses traductions de poèmes français, consulté les traductions japonaises,
lesquelles, selon l’avis des spécialistes, étaient de qualité.
Il existait, à l’époque, deux écoles de traduction : celle à laquelle appartient Kim
Ok, qui préconisait la recréation dans la langue d’arrivée, et une autre, minoritaire, qui
recommandait de calquer fidèlement la langue de départ. Il convient de tenir compte de
113
ce que, à propos de la traduction des œuvres chinoises, la Corée se trouve dans une
situation différente de celle qui prévaut pour les autres langues. En effet, avant
l’invention de leur propre alphabet en 1443, les Coréens utilisaient les idéogrammes
chinois pour noter leurs idées. Autrement dit, pour écrire leur langue, les Coréens
empruntaient au chinois leur système d’écriture. Même si les différences phonétiques
ont créé maintes difficultés, un grand nombre de mots chinois sont passés dans la langue
coréenne, avec une prononciation coréanisée, où ils représentent aujourd’hui une part
importante du vocabulaire. Les termes d’origine chinoise appartiennent au registre
relevé, les mots authentiquement coréens appartenant à la langue commune. Les termes
d’origine chinoise du coréen moderne sonnent à l’oreille des Coréens comme étant
parfaitement coréens. D’où la difficulté de la traduction du chinois en coréen : les
traducteurs ont tendance à laisser un maximum d’éléments linguistiques chinois dans
leur traduction sans être suffisamment vigilants à l’égard des faux-amis. Kim Ok, lui, a
flairé le piège. Il a publié plusieurs essais sur la traduction, qui à nos yeux, sont en
phase avec la théorie du sens de l’ESIT.
Pour présenter sa théorie, nous nous appuyons sur une série d’articles qu’il a
publiés dans les quotidiens de l’époque, dont on trouvera ici un résumé.58
114
La nature ne produit pas deux fois la même chose en deux versions, ainsi il ne
peut pas y avoir deux œuvres de création jumelles. C’est pourquoi la transplantation
d’une œuvre dans une langue étrangère n’est pas valable ; l’œuvre reproduite ainsi ne
sera jamais la même que l’original.
Seuls les efforts de création peuvent rendre possible ce qui est impossible. La
traduction littéraire repose sur la capacité d’expression et de création du traducteur.
En un certains sens, il est plus difficile de recréer que de créer. Si on calque, comme
dans la traduction littérale, les mots et les phrases du texte de départ - ce qui est en
réalité impossible - le texte traduit devient incompréhensible. Il est dépourvu de sens,
de son contexte et de son environnement. Au contraire, si on fait une traduction où on
ne prend que le sens, cela devient pareil à ces plats qui, bien que préparés avec les
mêmes ingrédients, sont totalement différents.
C’est pourquoi la traduction est une sorte de création. Dans ce sens : l’auteur
doit plus à son traducteur qu’à lui-même.59
Il faut séparer l’œuvre originale et l’œuvre traduite. Elles sont en relation de
frère et sœur, les deux œuvres n’ont en commun que les idées d’origine et rien d’autre.
3. La question du lecteur
Lorsqu’un Coréen lit Keats, Goethe, Heine, est-ce qu’il comprend aussi bien
qu’un Anglais et qu’un Allemand ? Même les poèmes chinois que nous récitons comme
du coréen, nous ne les comprenons pas tout à fait. Faute de mieux, on prend le sens des
poèmes en y ajoutant des éléments qui vont produire une émotion égale, c’est-à-dire on
recrée sa forme. L’émotion du lecteur provient non seulement du sens notionnel mais
aussi de ces éléments qui ne sont pas exprimés linguistiquement.
59
C’est en anglais que Kim Ok a exprimé cette idée : “The author owes more to the translator than to
himself.”
115
4. L’évaluation des traductions
Il ne faut pas comparer phrase par phrase les deux textes, celui d’origine et la
traduction, mais voir si le traducteur dans l’ensemble fait justice à l’œuvre. C’est-à-dire
qu’il faut voir si le plat préparé est bon ou pas.
La haute capacité linguistique ne résout pas tous les problèmes de traduction.
Quand on comprend une langue, on a la chance de bien comprendre le texte, mais si on
se contente de faire des paraphrases explicatives, on n’obtient pas une bonne
traduction. Il faut que le traducteur littéraire ait des talents d’artiste, c’est-à-dire qu’il
ait une belle plume, c’est ce qui compte le plus.
Il ne faut pas faire des emprunts à la langue étrangère. En particulier dans la
poésie, cela porte atteinte à l’harmonie des sons et à la musicalité de la langue
d’accueil. Il vaut mieux, dans ce cas, recourir à la néologie.
116
originales en coréen : le traducteur doit faire preuve de créativité dans la langue
d’arrivée.
Voici le résumé d’un autre article publié dans le quotidien Chosun daté des 27-
29 septembre 1934, qui porte spécifiquement sur la traduction de la poésie.
1. La traduction de la poésie
Il n’y a pas de chose plus laide que la traduction mot à mot. On croit être fidèle
au texte original mais en réalité, le résultat est tout autre chose. Il suffit de voir, pour
vérifier mon opinion, la traduction de « Chanson nouvelle – shinsik changga » qui est
aujourd’hui à la mode. On comprend tout de suite qu’il y a une distance aussi grande
que le Pacifique entre l’œuvre originale et sa traduction.
La traduction de la poésie ou de la prose doit se faire sur le sens. Ce principe
n’est pas seulement le mien, les grands traducteurs d’antan l’ont déjà mis en pratique.
Nous trouvons un exemple réussi dans la traduction de Chanson d’automne de
Paul Verlaine. Si le traducteur avait voulu rester fidèle à l’original, l’œuvre traduite ne
mériterait pas d’être appréciée.
Une traduction poétique est réussie si l’« effet » produit est le même que celui
du modèle.
117
La traduction du poème ne doit pas être une explication du texte. Il faut
clairement séparer l’œuvre traduite et l’œuvre originale. Il faut que l’œuvre recréée
existe de façon autonome, par elle-même.
Même dans la traduction unilingue, il est très difficile de produire les mêmes
effets, ce qui donne à penser que dans une autre langue, c’est quasiment impossible.
Il est dangereux de parler de la fidélité à l’original dans la traduction poétique,
plus précisément de fidélité à la langue, car il y a des risques de ne pouvoir rendre le
texte original comme il faut, mais plutôt de gâcher le texte traduit.
3. La compréhension du traducteur
118
esclave de la forme ne permettaient pas de produire une vraie traduction littéraire. Ses
propos sur la traduction poétique, cas extrême de la traduction, nous semblent judicieux.
Selon lui, seule la recréation peut garantir la restitution du lien qui unit le contenu à sa
forme dans le poème original. C’est justement la position que la théorie interprétative
défend. Ainsi voit-on converger en dépit de la distance temporelle et géographique, des
points de vue sur l’opération traduisante : elle s’opère autour du noyau qu’est le sens.
Cette théorie est apparue à l’autre bout du monde, dans une langue toute autre que les
langues occidentales. Ce qui lui confère sa validité, outre qu’elle converge avec la
« théorie du sens », c’est qu’elle est née d’une authentique pratique de la traduction.
Kim Ok s’est risqué à traduire en B. Dans le Chosun Ilbo du 27 septembre 1934,
il expose sa façon de s’y prendre. Voici la traduction d’une partie de l’article :
Pour Kim Ok, comme dans la théorie du sens, la traduction n'est pas une affaire
de langue mais de réécriture. La fidélité à la langue d’arrivée ne signifie pas seulement
qu’il faut trouver des correspondances appropriées, mais aussi adopter la logique
d’expression de la langue d’arrivée : supprimer les répétitions, lesquelles sont naturelles
119
en coréen, et réorganiser les phrases. Bien que nous ne pensions pas qu’il faille
systématiquement couper les phrases, nous trouvons ses principes méthodologiques
plutôt perspicaces. Ses remarques sur la traduction en B rejoignent celles qu’il a faites
sur la traduction en A : quelle que soit la directionnalité de la traduction, le texte traduit
doit respecter le génie de la langue d’arrivée.
Il n’oublie pas non plus le fait que son texte est destiné à un lectorat qui ignore la
langue et la culture du texte original. Pour lui, la mission du traducteur est de proposer
un texte accessible à son lectorat. Il a clairement conscience des dangers que représente
la tentation du calque linguistique. Il croit qu'il ne faut pas coller au texte original, ou
d’en donner une version exégétique au lieu de le traduire. La traduction, dit-il, ne doit
pas être confondue avec une explication de texte ; les traducteurs qui connaissent très
bien les langues concernées mais qui ne maîtrisent pas bien la méthode de traduction, se
laissent imprégner par la langue de départ et cèdent à la tentation du calque ou de
l’explication de texte. Kim Ok se fait même l’avocat des traducteurs dont les
connaissances linguistiques laissent à désirer, défaut qui, selon lui, peut être aussi un
avantage. Car, comme ils s’efforcent de saisir le sens global du texte, ils sont mieux à
même d’inventer des équivalences. Son raisonnement prouve en tout cas que, pour lui,
la traduction littéraire n’est pas une opération sur la langue mais sur le sens. Certaines
affirmations sont, certes, discutables, on ne peut, par exemple, recommander de laisser
traduire par des traducteurs dont la connaissance linguistique est insuffisante. La bonne
maîtrise de la langue est la condition même de l’opération de traduction. Il y a là un
point de divergence évident avec la théorie interprétative, pour laquelle une bonne
connaissance linguistique est un pré-requis fondamental. Il se peut que certains
traducteurs coréens de l’époque qui maîtrisaient bien les langues étrangères aient eu,
comme principe, la traduction littérale et que Kim Ok ait voulu condamner cette
méthode. À notre avis, il se trompe. C’est même le contraire qui est vrai : c’est
lorsqu’on ne connaît pas bien une langue qu’on a tendance à traduire linguistiquement,
en se fiant davantage au dictionnaire.
Kim Ok était un praticien de la traduction littéraire, il a signé de nombreuses
traductions dont certaines traduites plusieurs fois pour montrer différentes possibilités
de reformulation.
120
La théorie de la traduction de Kim Ok, qui peut être qualifiée de traduction par
recréation, vaut par sa perspicacité et sa convergence avec la « théorie interprétative ».
121
En posant que le sens est l’objet à saisir et à transférer et que l’abandon des formes
initiales n’entraîne pas d’altération du contenu, la théorie interprétative conduit au rejet
en traduction de la démarche littérale moins attentive au discours qu’à l’organisation
linguistique. Paradoxalement, malgré l’importance capitale du style dans le texte
poétique, ce rejet devient alors plus impérieux car la suractivation du langage rend
encore plus aléatoire toute tentative de corrélation systématique des idiomes. (Israël,
1990 : 40)
L’intérêt d’adopter cette théorie pour la traduction littéraire se trouve dans le fait
qu’elle préconise la restitution du sens aussi bien au niveau notionnel qu’émotionnel,
122
c'est-à-dire de réaliser une équivalence dans la langue d’arrivée en termes de sens et
d'effet, autre concept phare de la théorie :
Une fois le sens saisi, le traducteur passe à la phase de reverbalisation avec les moyens
de l'autre langue. Il s'agit, comme le dit J. Delisle, d'un processus analogique
d'exploration de la langue d'arrivée, pour lequel le traducteur « procède à une
exploration analogique des ressources de la langue d'arrivée afin de découvrir des signes
linguistiques capables de recouper ces idées (1980 : 81) » (Hurtado Albir, 2005 : 175)
Ce qui retient notre attention est le fait que le sens déverbalisé est, dans la phase
de réexpression, moulé dans une forme linguistique de la même manière que dans le
processus de la création littéraire. Pour nous, traducteur en B, le sens est saisi dans des
conditions optimales puisque appréhendé dans notre langue maternelle. Il nous revient
de le réincarner en B à l’intention d’un cotraducteur qui, lui, procède à une récriture
unilingue. Hurtatdo Albir explique pourquoi la réexpression est similaire à l'écriture
originale :
123
d'un vouloir-dire à sa formulation linguistique. Le vouloir-dire est l'origine préverbale
de la formulation linguistique, la genèse du sens. Il existe, dans tout processus
d'expression, une volonté de communiquer – le vouloir-dire – qui est conscient et qui
mobilise les moyens d'expressions linguistiques nécessaires. Le vouloir-dire est un état
de conscience préverbal qui active l'émission d'acte linguistique ; il est pour l'émetteur –
l'orateur, l'écrivain – ce que le sens est pour le récepteur. Le vouloir-dire est l'origine du
sens. Dans le cas de la traduction, ce vouloir-dire de l'émetteur du texte original
correspond à ce que recherche le traducteur, puisqu'il s'agit de le réexprimer avec les
moyens d'une autre langue. (Ibid., 174)
124
liés à une approche strictement linguistique tombent et tout devient traduisible, y
compris les jeux sur le langage ou l'écriture poétique (ISRAËL 1990 ; HENRY 1993).
De fait, seul sans doute le modèle interprétatif offre la souplesse nécessaire pour
résoudre de manière satisfaisante et rationnelle le problème formel posé par ces types de
discours (ISRAËL 1998). (Israël 2005 : 77)
125
traduction, les mécanismes mis en place pour un meilleur transfert entre le traducteur et
le cotraducteur.
126
Deuxième partie
Le processus de la traduction en B
Dans cette partie, nous tenterons, en nous appuyant sur un corpus extrait de nos
travaux de traduction, de décrire le processus de cotraduction tout en identifiant les
problèmes spécifiques que pose la traduction en B dans le domaine littéraire ; nous
tenterons également de montrer qu’elle peut être optimisée à condition de respecter
certaines conditions.
Au chapitre II de notre première partie, nous avons présenté plusieurs modalités
de coopération existantes entre le traducteur et le cotraducteur. Nous avons souligné que
le fait que le cotraducteur connaisse ou pas la langue de départ était un critère
déterminant pour le choix du mode de coopération. S'il est en mesure de comprendre
plus ou moins le texte de départ, le traducteur n’est pas obligé de prévoir les éléments
qui risquent de poser des problèmes de compréhension ou de reformulation à son
collaborateur : il lui suffit de relire la version révisée pour vérifier l'équivalence par
rapport au texte de départ. En revanche, s'il ne connaît pas la langue de départ, faute
d’accès au texte original, il est obligé de consulter le traducteur dès qu’il a des doutes
quant à sa compréhension. Dans notre cas particulier, qui relève de ce second mode de
coopération, l'interdépendance est maximale entre le traducteur et le cotraducteur : la
préoccupation du traducteur est, d'une part, de produire une réexpression qui bénéficie
pleinement de sa bonne compréhension, mais aussi de savoir comment informer
efficacement le cotraducteur ; quant à ce dernier, il cherche à s’assurer d’avoir bien
compris le sens dans sa globalité et à produire une réexpression équivalente au texte de
départ.
Dans les chapitres qui suivent, nous observerons les différentes opérations
mises en œuvre par le traducteur puis le cotraducteur en suivant leur ordre
chronologique (pré-transfert, transfert, déverbalisation et réécriture), lequel intègre, dans
sa dernière phase, de nombreux retours en arrière. Ce mode de présentation nous
127
permettra de mettre en évidence les moments et les types d’intervention de chacun des
deux intervenants.
1. Les paramètres
1.1.1. Le traducteur
Il s’agit, en l’occurrence – comme la plupart du temps dans la traduction
littéraire du coréen vers le français – d’une traductrice, nous-même. De nationalité
coréenne, élevée en Corée, elle a le coréen pour langue A, le français pour langue B.
Elle a appris le français à l’université nationale de Séoul où elle effectué des
études de langue et littérature françaises (licence, maîtrise et première année de
128
doctorat). Elle doit sa connaissance de la langue française surtout à un intense
programme de lecture des textes classiques français. Elle ne se considère pas comme
une bilingue au sens strict du terme, le français ayant été acquis tardivement, sans
immersion dans un milieu francophone. Ce n’est qu’à l’âge de 27 ans qu’elle effectue
un premier séjour en France pour suivre le régime spécial de l'ESIT tout en préparant,
parallèlement, un doctorat de littérature à Paris IV sur Colette. Elle apporte sa
contribution de traductrice aux éditions françaises de revues coréennes : Revue de Corée
de l'Unesco, Koreana (revue de la fondation de Corée) et traduit des textes techniques.
En tandem avec un réviseur, elle traduit des nouvelles, puis des romans. Elle a, à ce
jour, publié une vingtaine d’ouvrages en France, dont cinq titres de Hwang Sok-yong,
l’écrivain coréen le plus traduit en français, quatre de Lee Seung-U, deux classiques du
XIXe siècle. Plusieurs de ces traductions ont été reprises dans des collections de poche,
Folio, Points Seuil et 10/18.
En tant qu’interprète de conférence, elle travaille régulièrement pour les
réunions de l'ASEM, de l'OCDE, de l'UNESCO, les rencontres politiques et culturelles
entre la Corée et les pays francophones. Elle est professeur à l'École d'interprètes et de
traducteurs de l'université Ewha à Séoul.
Par commodité terminologique, nous continuerons d’utiliser le terme générique
de « traducteur » au masculin pour désigner, qu’il s’agisse de nous-même ou d’un(e)
autre, celui ou celle qui effectue le transfert du texte de la langue A vers la langue B, et
réserverons le terme de cotraducteur à son partenaire dans le cadre du tandem qu’ils
constituent.
Il nous semble intéressant de nous référer ici aux travaux de Nida et Taber sur la
traduction de la Bible. En théorisant leur expérience de traduction de la Bible, ils
abordent la problématique de la traduction en B. La Bible, en effet, a souvent été
traduite en B par des missionnaires à l’aide de cotraducteurs autochtones. Nida appelle
« spécialiste biblique » celui qui assure le transfert du contenu d’une langue à une autre.
Il englobe dans ce terme les religieux ou les théologiens qui participent à la traduction.
La tâche du « spécialiste biblique », c’est-à-dire du traducteur premier, est de
rendre fidèlement les informations, aussi bien notionnelles que stylistiques, pour
permettre au cotraducteur de connaître le texte dans toutes ses dimensions. C’est à lui,
129
aussi, que revient la tâche de relire la version révisée pour la comparer avec le texte de
départ et vérifier si la réexpression est équivalente à l’original.
Nida décrit ainsi les compétences qu’il attend de ce « spécialiste » :
Ces recommandations nous paraissent conserver toute leur pertinence pour notre
situation. Le traducteur doit être en mesure de proposer les solutions possibles et faire
passer le contenu aussi fidèlement que possible sans imposer son interprétation ou son
style. Il doit tâcher de trouver des équivalences de façon originale pour les soumettre au
cotraducteur.
1.1.2. Le cotraducteur
La tâche qu’il assume dans la phase de réexpression est plus complexe que celle
que l’on conçoit d’ordinaire au vu de ce terme. Retraduisant le texte du traducteur, il le
reformule et apporte à la version du traducteur sa dimension littéraire. Nous attardons
ici sur une remarque du même Nida quand il évoque le travail de l’autochtone chargé de
l’amélioration stylistique, qu’il appelle le « styliste » :
Si, par contre, le styliste ne connaît pas la langue source, c’est forcément au spécialiste
biblique d’opérer le transfert [...] au niveau des noyaux reliés entre eux dans la langue
réceptrice. Il essaie de formuler chaque phrase d’une manière aussi neutre et incolore
que possible du point de vue stylistique et de rendre tous les éléments essentiels
explicitement et sans ambiguïté. C’est à ce point qu’intervient le styliste qui a la tâche
de restructurer le texte dans le style appliqué. Dans cette méthode, il est absolument
essentiel que le spécialiste ne produise pas une version qui paraisse achevée, car cela
aurait pour effet d'atteindre à la liberté du styliste qui doit se sentir vraiment maître de la
tâche. (Ibid., 95)
Une version à l’allure achevée, dit Nida, risque non seulement de porter atteinte
à la liberté du cotraducteur mais aussi de fausser le sens. Le traducteur, qui dispose
d’une capacité de réexpression moindre que celle du cotraducteur, reproduit le texte
dans la limite de cette capacité, avec des expressions qu'il maîtrise bien mais qui ne
réalisent pas forcément ou très précisément l’équivalence du sens. Ainsi il risque de
désorienter le cotraducteur et gêner sa compréhension du texte dans son intégrité. Pour
130
ce qui concerne sa compétence, Nida recommande, dans l’optique de la traduction
biblique, qu’il soit un bon styliste :
131
1.2. Le corpus
Les exemples constituant le corpus qui servira ici de support à nos
commentaires et réflexions sont empruntés à des traductions littéraires effectuées au
cours des vingt dernières années par le binôme évoqué ci-dessus, à savoir moi-même,
traductrice de langue maternelle coréenne et mon cotraducteur français. Il s’agit donc de
traductions littéraires du coréen vers le français, autrement dit la langue B du traducteur.
Toutes ont été publiées en France à part une nouvelle. Voici la liste des ouvrages
auxquels nous avons emprunté les exemples soumis plus loin à analyse :
132
Roman du même auteur. L’auteur, qu’on pourrait qualifier d’écrivain-paysan,
utilise une langue concrète et volontiers imagée, celle des paysans et des petites gens.
Souvent, il s’efface et leur cède la parole dans des passages en discours indirect libre.
Leurs propos sont fleuris, parsemés d’expressions imagées qui renvoient à des référents
culturels particuliers qui posent chaque fois une difficulté au traducteur.
C'est l'histoire d'une petite fille née pauvre dans le milieu rural pendant
l'occupation japonaise. Après avoir perdu ses parents, elle est vendue comme prostituée
et rencontre mille difficultés. Le changement du contexte politico-social apporté par la
libération (1945) ne n’améliore pas son sort.
133
- Une averse, Kim You-Jong, recueil de huit nouvelles, Zulma, Paris, 2000
Kim You-Jong (1908-1937) est mort très jeune, ne laissant qu’une poignée de
nouvelles « paysannes », genre dans lequel il excellait. Son style, dense et concret, fait
une large place au discours en usage à la campagne au début du siècle dernier, d’où la
difficulté de la traduction.
Il s’agit souvent d'histoires de couples de paysans pendant l’occupation
japonaise. Ils mènent une vie misérable. Le mari brutalise sa femme dans la plupart de
nouvelles, la sommant de lui trouver l’argent pour lui permettre d’aller le jouer aux
cartes avec ses amis, la battant, voire même la vendant.
Si dans la voix du narrateur, nous sentions, chez Hwang Sun-Won, une grande
tendresse pour ses personnages, il y a rien de mélodramatique chez Kim You-Jong, qui
préfère la raillerie. Les figures de sens auxquelles recourent nos deux auteurs sont,
également, très différentes.
134
- Monsieur Han, Hwang Sok-yong, Zulma, Paris, 2000, réédition en poche 10/18,
2004
Récit saisissant de la vie d’un médecin pendant la guerre de Corée, Monsieur
Han est un classique de la littérature coréenne moderne. Séparé de sa famille restée à
Pyongyang, brutalement plongé dans un univers de corruption et de suspicion, M. Han
est confronté aux effets pervers de sa nouvelle situation au Sud. À travers ses
tribulations, Hwang Sok-yong dresse le portrait d’un monde divisé entre Nord et Sud,
en pleine tourmente idéologique, entre soumission et trahison, lucidité parfois cruelle et
pur idéalisme.
- L’Invité, Hwang Sok-yong, Zulma, Paris, 2003, réédition Points Seuil, 2010
L’invité, c’est d’abord Ryu Yosop, pasteur coréen exilé aux États-Unis, amené
à passer quelques jours en Corée du Nord pour y retrouver des membres de sa famille.
Mais l’invité, c’est aussi la variole, terrible fléau que, dans la tradition, on feint d’inviter
pour mieux s’en défaire ; mais c’est encore, métaphoriquement parlant, les idéologies
étrangères, christianisme et marxisme, porteuses de conflits.
Dans une forme littéraire audacieuse, inspirée d’un rite chaman destiné à
consoler les âmes des défunts, Hwang Sok-yong revisite la guerre de Corée et la période
cruciale qui a précédé son déclenchement. Les voix des vivants et des morts, victimes
ou bourreaux, s’entremêlent, dénonçant l’enchaînement de la violence.
135
Dans Le regard de midi, l’auteur met en scène un jeune homme parti à la
recherche de son père dont il ignore tout, jusqu’à son nom.
Pour décrire les tâches respectives des deux traducteurs qui interviennent tour à
tour, mais aussi par respect de la logique du processus, il nous semble nécessaire de
marquer clairement les trois étapes du processus de traduction, comme les a identifiées,
par exemple, Gouadec :
136
d’ouvrage », du kit de traduction incluant le matériau à traiter ainsi que l’ensemble des
spécifications et ressources disponibles60. […]
L’étape de transfert se définit comme le passage d’un système conceptuel-culturel et
d’un système de représentation à un autre. On pourrait aussi parler de translation en ce
sens que le traducteur glisse ou ‘fait glisser’ d’un univers à un autre. Plus
prosaïquement, selon les cas, le traducteur « fait passer » le matériau à traduire « de
l’autre côté » ou le traducteur passe lui-même « de l’autre côté » et, une fois passé de
cet autre côté, il reconstruit ou reconstitue un matériau répondant aux impératifs et
contraintes définis de cet autre côté. Il transfère ainsi, en effectuant toutes les
adaptations requises, tous les éléments de contenus et de forme pertinents. Ce transfert
conduit à mettre en œuvre une matière première cognitive-conceptuelle et des éléments
de code de représentation (généralement, mais pas exclusivement, une matière
première linguistique) dans la création d’un nouvel instrument (ouvrage, contrat,
notice, etc.).
L’étape de post-transfert correspond à l’ensemble des opérations intervenant sur le
matériau traduit afin de le rendre conforme à la fois à toutes les stéréotypies culturelles,
formelles, morphologiques, techniques, linguistiques, iconographiques (ou autres)
applicables dans la culture et le code destinataires […] Cette étape inclut surtout
l’ensemble des contrôles de qualité et mises à niveau consécutifs à la première mise en
place d’un matériau traduit. Ces contrôles de qualité sont d’abord les auto-contrôles
(relectures avec corrections) effectués par le traducteur. Ces auto-contrôles sont au
nombre de cinq : (1) pointage du matériau traduit ; (2) contrôle de qualité linguistique-
stylistique-rédactionnelle ; (3) contrôle de qualité technique-factuelle et sémantique ;
(4) contrôle de qualité des transferts ; (5) contrôle d’homogénéité.
60
« Ceci signifie que la pré-traduction inclut, selon une séquence cohérente : (1) la formation du projet
de traduction ; (2) la sélection du ou des prestataires par le donneur d’ouvrage ; (3) la formulation et la
transmission de la demande de traduction par le donneur d’ouvrage ; (4) l’étude de la demande et la
planification prévisionnelle par le traducteur ; (5) toutes les négociations entre le donneur d’ouvrage et le
traducteur ; (6) l’élaboration des spécifications par le donneur d’ouvrage, sous toute forme à convenir, ou
la rédaction d’une proposition de prestation par le traducteur ; (7) la formation du contrat explicite ou
implicite et la signature de toute convention applicable entre donneur d’ouvrage et traducteur ; (8)
l’acceptation définitive de la commande ou la formulation définitive du projet de traduction par le
traducteur ; et (9) la mise en place et la transmission du kit de traduction par le donneur d’ouvrage. »
(Gouadec, 2005, pp. 645-647)
137
Le contrôle dans la phase de transfert retient notre attention. Particulièrement,
le contrôle après la phase de transfert, car les failles dans la traduction en B apparaissent
surtout dans cette étape. L'auto-contrôle concerne le traducteur qui, bien qu'en langue
étrangère, peut corriger à son niveau certains éléments. Les autres étapes de contrôle
sont menées postérieurement au travail du cotraducteur. Dans l'opération en B, la phase
de post-transfert se divise encore en deux parties : le contrôle de qualité par le
traducteur et la révision ou la réécriture par le cotraducteur.
Ce séquençage en vue de la modélisation du processus de traduction nous
semble utile en ce qu’il nous permet de décrire et d'identifier les étapes respectives des
interventions du traducteur et du cotraducteur. Le travail à deux nécessite un mode de
coopération efficace pour pallier l'insuffisance de chacun, pour les rendre
complémentaires et synergiques.
L'objectif que nous nous sommes donné dans cette partie est d'analyser ce qui
se passe concrètement dans ces différentes opérations. Cette méthode nous permettra de
faire apparaître le texte d'arrivée dans le cours même de sa construction, ainsi que les
différentes contributions des parties engagées. Ce qui nous intéresse n'est pas de faire
une étude critique des traductions effectuées, mais d’observer comment travaillent les
traducteurs pour obtenir un résultat optimal.
Si l’on considère que l’activité de traduction recouvre toutes les opérations intervenant
entre ces deux moments, on comprend que l’analyse du processus de traduction doit
être la somme des analyses de toutes les opérations qui entrent dans ce processus mais
aussi, et peut-être d’abord, l’analyse de la manière dont ces opérations s’articulent
entre elles, se suivent, se chevauchent, se recouvrent parfois, concourent ou s’excluent.
Pareille analyse oblige également à s’interroger sur la nature des opérateurs concernés,
sur leurs interventions respectives, et sur la manière dont ces interventions s’articulent
entre elles et avec celles du traducteur… (Gouadec, 2005 : 647)
S'interroger sur les différentes étapes permet d'analyser l'apport des traducteurs
engagés mais aussi de suivre la façon dont est acheminé le texte de départ.
138
du processus de traduction (exécution des traductions) conduit en fait à construire
autant de chemins critiques qu’il y a de configurations d’opérateurs. (Gouadec, Ibid.,
649)
Ma thèse est que la traduction est une opération mentale foncièrement binaire, qui
s'articule en deux phases hétérogènes :
Une phase (I) de lecture-interprétation et une phase (II) de réexpression (rewording),
c'est-à-dire en l'occurrence de réécriture.
Ce qui nous fait encore une dichotomie ! et entre ces deux phases, il y a un saltus : car
il doit se faire nécessairement un décrochement, permettant une sémantisation de
l'énoncé-source, c'est-à-dire l'aperception du sens, d'un sens décroché des signifiants
(des signifiants-source, mais aussi des signifiants cibles), d'un sens pour ainsi dire
désincarné. Le message passe du niveau verbo-linguistique à un niveau psycho-
cognitif. (Ladmiral : 2011)
61
Cf. les trois phases de la traduction dans la TIT telles que décrites dans la partie précédente :
compréhension, déverbalisation et réexpression.
139
collaboration avec André Markowicz les œuvres de Tchekhov), pour le texte français.
Elle ne lit pas le russe, ne parle pas russe, elle relit donc toutes mes traductions comme
elle lirait n'importe quel texte français. La deuxième personne est ma mère qui relit par
rapport au russe. À la suite de cette double relecture émergent de nouvelles versions et
enfin je donne mon texte à l'éditeur qui relit encore.62
3. L'étape de pré-transfert
Nous avons décrit plus haut comment se monte un projet de traduction d’un
titre coréen vers le français. Les donneurs d'ouvrage sont des organismes publics (le
KLTI et la fondation Daesan pour la Culture) qui subventionnent la traduction après
examen du projet. Un plan prévisionnel du projet de traduction, de révision et de
publication doit être présenté au moment de l'établissement de contrat. Ces projets
sortent donc du cadre général de la commande de traduction : ils ne sont pas des
commandes d'une maison d'édition. La responsabilité de leur conduite repose
entièrement sur le traducteur, depuis le choix de l'œuvre jusqu’au contrat passé avec un
éditeur en vue de la publication. L'éditeur étranger ne peut pas conduire le projet en
raison de son manque de connaissances sur la littérature coréenne. Le choix du texte
62
Entretien avec André Markowicz, http://fr.scribd.com/doc/37862395/Andre-Markowicz-entretien
140
revient au traducteur, lequel doit en même temps avoir le souci de présenter un texte
représentatif de la production coréenne et tenir compte des goûts du public francophone
général auquel il destine sa traduction. Avant de se décider, le traducteur consulte le
cotraducteur ainsi qu’un ou plusieurs éditeurs potentiels auxquels il apporte des
informations sur l'auteur et la place de l'œuvre dans le paysage littéraire en Corée. Le
fait de suivre la production des mêmes auteurs facilite le travail de persuasion. Lorsque
le traducteur a obtenu l’accord (toujours donné jusque-là) de l’auteur, le traducteur
s'entend avec le cotraducteur pour lui communiquer sa traduction par segments
(correspondant le plus souvent aux chapitres) pour révision. Les organismes de soutien
fixent des délais, très souples, au terme desquels le traducteur devra soumettre le
manuscrit pour évaluation.
1. La phase de compréhension
141
compétence linguistique est optimale, mais son bagage cognitif est solide puisque
l’arrière-plan culturel lui est familier. Ses connaissances historiques et culturelles
constituent autant d'atouts. La sensibilité exprimée dans le texte lui est aussi familière.
Les connotations culturelles implicites sont saisies dans des conditions optimales.
Prenons un exemple qui montre l’avantage dont jouit le traducteur en B. Dans
un roman historique coréen, nous trouvons une expression qui, placée dans la bouche
d’un personnage féminin, peut se traduire ainsi : « J'ai gardé un ruban au bout de mes
cheveux tressés. » L’expression signifie que cette personne n’était pas encore mariée :
après le mariage, les jeunes filles devaient se faire un chignon. Obligation leur en était
faite, au point qu’il était possible de connaître l’état civil d’une femme à sa coiffure.
La traduction des expressions de ce genre implique de bien saisir l’implicite et
de le rendre dans une formule adéquate permettant sa compréhension par le lecteur. Les
traduire au seul niveau linguistique donnerait lieu à des erreurs de compréhension chez
le lecteur d’une autre culture. À cet égard, le traducteur qui travaille dans sa langue
maternelle jouit d’un avantage évident.
La compréhension, en effet, dépasse de loin celle de la langue seule :
142
Il nous est nécessaire de faire des recherches sur l'auteur, son univers
romanesque, ses intentions, l'origine du récit, etc., avant de nous plonger dans le travail
de traduction. Les argumentaires de la maison d'édition, les interviews de l’auteur et les
essais critiques apportent de précieuses informations.
Il ne sera pas inutile, par exemple, avant d’aborder la lecture d’un roman coréen,
de se souvenir (ou d’apprendre) que beaucoup d’écrivains coréens sont encore
aujourd'hui des écrivains qu’on peut dire « engagés », cela en raison de la période de
dictature qui a duré longtemps et qui a laissé des traces encore très visibles de nos jours.
Les écrivains ont dénoncé la dictature parfois frontalement, plus souvent par le biais de
l’allégorie ou simplement de la métaphore. C’est le cas, à titre d’exemple, de la Route
de Sampo, où Hwang Sok-yong prend le parti des travailleurs journaliers exploités par
un patronat soutenu inconditionnellement par un régime soucieux avant tout des profits
réalisés par ses affidés que sont les promoteurs. La protestation peut rester relativement
inaperçue car le récit, rédigé à une époque où la censure s’exerçait à l’encontre de toutes
les formes d’expression artistique, se garde de lui prêter trop visiblement le flanc. Une
part d’invisible doit être comprise grâce à des indices non linguistiques. Nous dirons
même c'est surtout cette partie qui doit être préservée lors de la traduction. D’où la
nécessité de mener des recherches sur le contexte dans lequel l'œuvre est née.
Lorsque l'auteur est vivant, il nous est loisible de l’interroger sur la genèse de
l'histoire contée. Tel est le cas pour Shim Chong, fille vendue de Hwang Sok-yong.
L’auteur nous a confié qu'un jour, alors qu’il circulait en taxi sur les berges du Han par
une après-midi de printemps où il voyait les oiseaux migrateurs revenir de Chine, il s'est
posé la question de savoir comment circulaient les personnes autrefois dans tout
l’Extrême-Orient, avant l’arrivée de la modernité. Une légende connue de tout le monde
en Corée, l'histoire de Shim Chong, jeune fille vendue à des marins chinois qui
voulaient l’offrir en sacrifice aux dieux de la mer dans le but de s’assurer une traversée
paisible, lui est revenue en mémoire. Dès lors, il n’est pas indifférent au traducteur de se
souvenir que cette légende sert à Hwang Sok-yong de support à la reconstitution des
voies de navigation commerciale entre les ports de la côte Pacifique au XIXème siècle.
Mérite aussi d’être exploré le choix de certains termes retenus par nos écrivains,
notamment lorsqu’il s’agit de noms propres. Pour la Route de Sampo, nous nous
143
sommes posé la question de savoir si Sampo était une localité réellement existante ;
même chose pour Sori, ce lieu sinistre, symbole de l’enfer sur terre, de Ici comme
ailleurs de Lee Seung-U. Dans les deux cas, ce sont des lieux imaginaires mais décrits
de façon concrète au point de pouvoir passer pour des lieux réels.
144
1.2. Les éléments linguistiques
Quant aux éléments linguistiques, certains peuvent poser problème bien que la
compréhension se fasse en langue maternelle.
63
Chuhyang, femme fidèle, et Histoire de Byon Gangsoé, éd. Zulma, Paris
145
Les termes relevant des langues régionales posent le même type de problème, ils
impliquent une recherche documentaire approfondie.
146
Les figures de style abondent dans les textes littéraires, ce qui nous pose non
seulement un problème de compréhension mais aussi de réexpression. Rares sont les
figures répertoriées dans les dictionnaires. Parce qu’originales et pas toujours
transférables d’une langue à une autre, elles posent un problème de compréhension au
cotraducteur.
Elles retiennent aussi notre attention, parce qu’il y a déjà, en elles, quelque chose
qui les rapproche de l’exercice de traduction. Elles impliquent, en effet, un
détournement de « sens » – terme qui correspond plutôt à la « signification » de la
théorie interprétative –, c’est-à-dire que les mots se dotent d’une signification autre que
celle de l’usage courant et du dictionnaire, nécessitant une interprétation, comme c’est
le cas en traduction. Elles nous obligent aussi dans la plupart des cas de remonter à la
forme originale pour en comprendre le mécanisme et pour tenter de trouver ou de créer
des équivalences dans la langue d'arrivée.
Nous ne décrirons les figures de sens que de façon sommaire car notre
préoccupation est moins de les étudier en tant que telles que de comprendre leur
mécanisme en vue de les traiter dans la traduction.
147
de leur signification. De ce fait, la compréhension (unilingue) nécessite déjà une
opération d’interprétation, assez proche de l’opération de traduction (bilingue). Pour
saisir le discours, le lecteur doit, bien entendu, disposer d’un bon bagage cognitif. Car
les figures fonctionnent sur une connaissance des réalités linguistiques et culturelles
partagées. D’où la difficulté de la traduction des figures lorsque le texte est destiné à
être traduit pour un lectorat dont les expériences langagières, et donc culturelles, ont peu
de choses en commun avec celles du lectorat visé par la langue de départ.
Il nous semble nécessaire, dans un premier temps, de définir les différents
termes (figure, image, métaphore, métonymie, synecdoque, contexte) que nous
utiliserons ici. Pour parler des figures, nous sommes obligés d’abord de faire référence à
la notion de « trope », que le dictionnaire le Robert définit ainsi : « Figure par laquelle
un mot ou une expression sont détournés de leur sens propre (ex. antonomase,
catachrèse, métaphore, métonymie, synecdoque) ».
Les définitions abondent. Bacry (1992 : 8) écrit : « La rhétorique classique
cherchait à repérer tout ce qui peut être considéré comme procédé stylistique régulier,
tous les tours, tous les moyens qui, d’un discours, d’un texte à un autre, peuvent être
mis en œuvre pour produire un effet particulier sur celui à qui l’on s’adresse (lecteur,
auditeur, interlocuteur) : ces procédés, qu’elle appelait figures du discours, nous les
nommons aujourd’hui plus souvent « figures de style. » (Bacry, 1992 : 8)
Tropes, figures de sens, figures de style, figures de discours se réfèrent aux
mêmes procédés de la rhétorique, basés sur le transfert de sens des mots. Quant à nous,
nous retenons le terme de « figure de sens », parce que ce terme exprime plus
directement la réalité du procédé qui, dans un contexte donné, apporte une signification
nouvelle.
Patrick Charaudeau donne des figures de sens la définition suivante :
Pour le [le transfert de sens] faire, les acteurs du langage jouent avec les mots, font des
comparaisons, créent des images, transgressent ou subvertissent le sens commun des
mots. […] On retiendra donc que cette activité du transfert de sens a une double
fonction : projeter sur la signification du monde une vision imagée, et exhiber un signe
d’appartenance sociale. (1992 : 85)
148
pensons qu’il est indispensable d’en comprendre le mécanisme ou le fonctionnement,
ainsi que les effets escomptés.
D’où vient son surplus de sens, et par exemple, qu’elle puisse désigner non seulement
un objet, un fait, une pensée, mais aussi leur valeur affective ou leur dignité littéraire ?
La technique de ces impositions de sens peut se ramener à ce que la sémiologie
moderne appelle une connotation. (Genette, op.cit., 218)
149
Selon les figures, le contexte qui est associé à la création ou à l’usage d’une
figure existante varie, et c’est le contexte qui actualise la nouvelle signification d’un
mot. Dans ce sens, il ne s’agit donc plus d’un simple déplacement des mots, mais d’un
commerce entre pensées, c’est-à-dire d’une transaction entre contextes. (Ricœur, 1975 :
105)
Nous attirons l'attention sur l’importance du contexte, lequel permet de choisir
une signification dans la polysémie. Il y a bien un parallélisme entre les figures de style
et la traduction. Le fait que les figures de style soient loin d’être répertoriées dans un
dictionnaire est la preuve qu’elles ne font pas partie du lexique. Il en est ainsi parce que
la signification d’un mot change d’un discours à l’autre, d’un contexte à l’autre.
Lorsque les figures sont réutilisées à plusieurs reprises, elles sont reconnues et elles
peuvent être comprises même sans contexte, elles deviennent alors des faits de langue.
Parmi les expressions figées que nous connaissons, il y en a beaucoup qui emploient des
figures de style et qui font partie de la langue. Lorsqu’on parle des « faucons et des
colombes » – pour évoquer les partisans de la guerre en Irak et leurs opposants au Sénat
américain –, on fait référence directement au signifié de l’expression figurée, basée sur
une métaphore, non aux oiseaux mentionnés. Cette expression est aujourd’hui
lexicalisée à force d’avoir été utilisée, et les utilisateurs ne voient plus l’image à
l’origine de la motivation. Lorsqu’une figure est lexicalisée, ses utilisateurs font
référence directement au signifié sans passer par l’image médiane. Dans ce cas,
l’expression fait désormais partie de la langue, nous n’avons pas besoin de nous référer
au contexte pour la comprendre. Cela est vrai aussi dans l’exemple suivant : lorsqu’on
dit : « Cet homme a un cœur de pierre », on ne voit plus l’image de la pierre, on
comprend la signification, qui est : froideur, dureté, insensibilité.
Si on met à part les figures lexicalisées, chaque figure exige, pour être comprise,
un contexte ou un minimum de dénotation. La métonymie aussi s’appuie sur le contexte
pour se faire comprendre. Albert Henry explique ainsi ce phénomène :
La métonymie est donc déjà une énigme. Aussi l’interlocuteur doit-il avoir la
conscience du lien structural, ce qui arrive presque toujours, vu qu’il s’agit des champs
de la langue qu’il parle. Mais le sens de l’expression figurée ne se révélera nettement
150
que grâce au contexte approprié ou à la situation, qui, justement, éclairent cette
conscience ; par là, les figures relèvent, toujours et surtout, de la parole et
n’appartiennent pas, en tant que telles, à la langue. Si elles pénètrent dans la langue,
elles cessent peu à peu d’être vivantes et les associations internes risquent de s’effacer
complètement. (Henry, 1971 : 30)
Voici un exemple qui illustre le rôle du contexte dans les figures de style. Il
s’agit du titre d’un article dans le numéro daté du 7 août 2002 du Canard enchaîné :
« Les sans-papiers de la mer ». Avant de lire l’article concerné, on imagine qu’il s’agit
des gens qui arrivent en bateau clandestinement en France ou en Europe, les « sans-
papiers » étant une figure de sens aujourd’hui lexicalisée pour désigner les immigrés
clandestins, plus précisément une métonymie qui fait référence aux personnes par un
des aspects les qualifiant. Or, le début de l’article nous apprend ceci :
Après les années de flou artistique savamment entretenu par les poissonniers, un
affichage strict est désormais obligatoire pour les produits : dénomination commerciale
de l’espèce proposée mais aussi et surtout mode de production et zone maritime.
Exemple : tout bar allongé dans la glace pilée, jusqu’alors étiqueté « bar » ou « loup »
sans autre précision ni domicile fixe, doit posséder désormais sa carte d’identité :
« Pêché en Méditerranée », « Elevé en France » ou « en Turquie », puisque 40% des
poissons proviennent d’importations hors Communauté européenne.
Au fur et à mesure que notre lecture est enrichie par le contexte textuel, nous
comprenons que la métonymie « sans-papiers » renvoie aux poissons dont l’origine de
pêche ou d’élevage n’est pas précisée. Le journaliste a voulu dramatiser l’événement en
alertant la population sur le danger représenté par des poissons dont l’origine n’est pas
assurée. Échaudés par la crise de la vache folle, du poulet à la dioxine, puis des OGM,
nous avons tort de continuer à croire que les poissons sont sains. Or, ils proviennent
majoritairement d’élevages où ils sont nourris avec des farines animales auxquelles les
éleveurs ajoutent des os, du colza et surtout de l’huile pour accélérer leur croissance.
Ainsi les poissons en provenance d’élevages sont plus gras que les poissons
« sauvages ». Dans cet article, nous ne pouvons pas comprendre d’emblée le vrai sens
du titre sans recourir au contexte. Un journal comme Le Canard enchaîné, où la
manière de présenter les informations, donc le style, le souci de l’écriture, l’humour,
voire l’esprit de provocation sont essentiels, recourt très fréquemment aux figures.
151
L’auteur de cet article a opté résolument pour une stratégie de comparaison entre les
poissons sans étiquette et les immigrés sans papiers.
Le contexte peut aussi être apporté par une source extratextuelle :
Reste que l'exercice de funambule a ses limites. Il est impossible de plaire à tout le
monde. Londres apparaît plus que jamais en porte-à-faux sur la plupart des dossiers
avec les autres membres de l'Union. (Le Monde, 23 janvier 2013)
Le caractère allusif et concentré de la plupart des tropes permet de formuler une loi : le
principe d’économie et de connivence, grâce auquel l’auteur trouve avec son récepteur
un point de contact ténu et discret, mais par où passe, avec la rapidité d’un flux
électrique, un message complexe, riche d’informations emmagasinées. (Fromilhague,
1995 : 52)
Comme le dit Catherine Fromilhague, cet usage de la langue crée des effets
inattendus avec une grande économie de moyens. En parlant des « sans-papiers de la
mer », l’auteur de l’article produit plus d’effet par la connotation qu’en narrant les faits.
Il réussit, aussi, à attirer l’attention des lecteurs et susciter chez lui un phénomène
d’empathie. En particulier, lorsque ces expressions sont nouvellement créées, l’effet
escompté est plus fort. Paul Ricœur résume à merveille l’enjeu de ces expressions :
152
Les tropes-figures apportent du relief au texte, en donnent une expression
imagée : ce n’est pas un hasard s’ils sont aussi qualifiés d’« expressions figurées ». Les
moyens linguistiques mis en place dans une figure, notamment dans le cas des
métaphores et des comparaisons, créent une image, une représentation visuelle,
permettant ainsi d’illustrer l’idée. Dans une phrase ou un passage, une expression qui
fait image se remarque, relève le style. Jean-Louis Backès explique ainsi l’effet de
l’image :
On dit qu’un mot ‘fait image’. On entend par là qu’il provoque quelque chose comme
une très légère hallucination, que le lecteur croit avoir l’objet nommé devant les yeux.
Ces yeux sont sans doute les yeux de l’esprit. Il s’agit bien évidemment d’une
impression de lecteur, et de rien d’autre. On serait bien empêché d’en rendre compte en
termes rigoureux. Tout au plus peut-on dire, par comparaison, que certaines
descriptions sont plus frappantes que d’autres. (2002 : 149)
Nous retiendrons que les figures de sens sont plus ou moins liées à l’image,
bien que de manière différente selon qu’il s’agit de métaphore ou de synecdoque.
Il nous paraît utile de nous attarder sur un exemple pour mieux comprendre le
mécanisme de l’image et de la métaphore. Dans « Harmonie du soir », Baudelaire nous
offre l’exemple fameux d’un ciel « triste et beau comme un grand reposoir ». Si le ciel
n’était que « triste et beau », ce serait un constat subjectif. Alors qu’avec la comparaison
« comme un grand reposoir », le vers apporte une vision singulière. Nous avons du mal
à imaginer un ciel aussi beau qu’un reposoir. L’image suscite des questions sur cette
beauté étrange, la comparaison est source de surprise. Avant de comprendre le sens de
ce vers, nous voyons d’abord une image du ciel et celle d’un reposoir et notre cerveau
153
essaie de les mettre en relation ou de saisir le rapport de ressemblance appelé par cette
combinaison. Paul Ricœur a très bien explicité le rôle de l’image dans la métaphore :
Ce vocabulaire [la métaphore] est sans doute moins familier qu’un autre. Pourquoi ne
pas dire : l’idée originale et l’idée empruntée ? ou bien : ce qui est réellement pensé ou
dit et ce à quoi on le compare ? ou bien : le sujet principal et ce à quoi il ressemble ? ou
mieux : l’idée et son image ? (Ricœur, op.cit., 105-106)
Voilà pourquoi les traités de rhétorique sont des collections d’exemples de figures
suivis de leur traduction en langage littéral : « l’auteur veut dire… l’auteur aurait pu
dire… ». Toute figure est traduisible, et porte sa traduction, visible en transparence,
comme un filigrane, ou un palimpseste, sous son texte apparent. La rhétorique est liée
à cette duplicité du langage. (Genette, op.cit., 211)
154
Le fait que toute figure soit traduisible dans la langue de sa création est très
important du point de vue de la traduction en langue étrangère. Si l’écart de sens qui
sous-tend l’opération de la création des tropes se laisse appréhender, elle doit pouvoir
être appréhendée aussi dans une autre langue, en créant un environnement équivalent.
Voici ce que dit Ricœur à ce sujet :
L’emploi littéraire des mots consiste précisément à restituer, à l’encontre de l’usage qui
les fige, « le jeu des possibilités interprétatives résidant dans le tout de l’énonciation ».
C’est pourquoi le sens des mots doit être chaque fois « deviné » sans que jamais on
puisse faire fond sur une stabilité acquise. L’expérience de la traduction va dans le
même sens : elle montre que la phrase n’est pas une mosaïque, mais un organisme ;
traduire, c’est inventer une constellation identique où chaque mot reçoit l’appui de tous
les autres et, de proche en proche, tire bénéfice de la familiarité avec la langue entière.
(Ricœur, op.cit., 103)
Dès lors, quand nous traduisons des figures, nous devons trouver les moyens de
restituer le contexte et créer les mêmes effets, ce qui n’est possible qu’avec une
traduction par équivalence, opération qui consiste non pas à trouver une correspondance
linguistique ponctuelle, mais à prendre en compte l’ensemble de l’environnement
énonciatif. D'ailleurs tout énoncé quel qu'il soit doit être contextualisé pour être compris
et traduit. Nous nous référons à nouveau à Ricœur :
L’idée demeure, parce qu’elle est profondément juste, que le langage figuré demande
à être opposé à un langage non figuré, purement virtuel. Mais ce langage virtuel n’est
pas restituable par une traduction au niveau des mots, mais par une interprétation au
niveau de la phrase. (Ricœur, op.cit., 180)
Déjà dans la langue d’origine, pour comprendre le sens d’une figure, à moins
qu'elle ne soit une métaphore morte ou une métonymie vulgarisée, il faut comprendre
son contexte et le mécanisme des connotations. Pour les figures originales en particulier,
l'appréhension mot à mot de la figure dans la langue d’origine ne permet pas de
comprendre non plus l’écart de sens. La figure s’appuyant sur l’usage détourné des mots
dans une langue, une tentative de traduction qui adopterait le point de vue de la
linguistique contrastive aboutirait à une impossibilité de traduction. Kirsten Mason
155
pense même qu’il n’est pas toujours possible de créer un effet équivalent à cause de la
différence avec la culture de réception :
The fact remains that the cultural connotation of a word or expression cannot in some
cases, be translated; in other words, it is sometimes impossible to obtain a “similar
effect” in TL readers, because that “effect” simply does not exist in their reality.
(Mason, 1982 : 145-146)
There are a number of cases when a metaphorical way of expression is possible and
desirable in the TL, but for some reason or other, a different vehicle has to be used in
order to achieve a similar effect. (1987, p. 83)
156
Several factors may influence the translator: the importance of the metaphor within the
context, the cultural factor in the metaphor, the extent of the reader’s commitment, the
reader’s knowledge. (Newmark : 1980)
Newmark affirme à juste titre que la traduction des figures doit être une
opération d’envergure qui tienne compte de divers facteurs dont, entre autres,
l’environnement culturel et le contexte. La traduction des figures est forcément une
opération qui recrée la structure organique du texte dans lequel la figure s’insère pour
mettre en valeur le sens. Paul Ricœur explique avec finesse la nature de l’opération de
traduction :
Certes, la pratique de bons auteurs tend à fixer les mots dans des valeurs d’usage.
Cette fixation par l’usage est sans doute à l’origine de la croyance fausse que les mots
ont un sens, possèdent leur sens. Aussi bien la théorie de l’usage n’a-t-elle pas
renversé, mais finalement consolidé, le préjugé de la signification propre des mots.
Mais l’emploi littéraire des mots consiste précisément à restituer, à l’encontre de
l’usage qui les fige, « le jeu des possibilités interprétatives résidant dans le tout de
l’énonciation ». C’est pourquoi le sens des mots doit être chaque fois « deviné », sans
que jamais on puisse faire fond sur une stabilité acquise. L’expérience de la traduction
va dans le même sens : elle montre que la phrase n’est pas une mosaïque, mais un
organisme ; traduire, c’est inventer une constellation identique où chaque mot reçoit
l’appui de tous les autres et, de proche en proche, tire bénéfice de la familiarité avec la
langue entière. (Ricœur, op.cit., 103)
L’enjeu de la traduction des figures est donc de créer des figures – s’il n’en
existe pas de correspondantes – en les insérant dans l’environnement textuel organique.
Nous devrons remonter à l’origine de la création des figures pour mesurer l’écart
qu’elles entretiennent par rapport à l’usage normatif de la langue et les effets escomptés.
Notre mission est de traduire des figures en créant des effets fonctionnels équivalents
dans la langue d’arrivée.
Mais avant de passer à l’analyse d’exemples, quelques remarques s’imposent sur
le mécanisme des figures de sens.
157
Selon Patrick Bacry, il n’y a que deux figures : la métaphore et la métonymie :
Il n’en reste pas moins qu’en pratique le terme de métaphore désigne souvent
l’ensemble des figures qui reposent sur une similitude entre deux réalités, c’est-à-dire à
la fois la métaphore proprement dite et la comparaison. (Bacry, 1992 : 44)
En nous fondant sur les remarques faites plus haut, nous distinguerons toutefois
deux catégories que nous aborderons successivement : la métaphore et la comparaison
d’une part, la métonymie et la synecdoque d’autre part.
Nous n’ignorons pas qu’il existe des liens entre ces différentes figures :
Souvenons-nous qu’on a dit et répété : pas de métaphore qui ne soit toujours plus ou
moins métonymique ; pas de métonymie qui ne soit quelque peu métaphorique. (Henry,
1971 : 50)
Ce qui signifie que chaque culture a ses métaphores propres, ce qui est
notamment le cas pour les métaphores lexicalisées. Mais il y a aussi des métaphores
nouvellement créées. Dans ce cas-là, les ressemblances partagées ou stéréotypées
158
passent au second plan au profit du discours. Le fait que les métaphores peuvent créer
des similitudes mérite une attention particulière du point de vue de la traduction,
puisque cela signifie que dans la langue d’arrivée, nous pourrons recourir à la création
d’une métaphore si nous arrivons à obtenir une équivalence du sens et de l’image, ce qui
relève de la méthode de traduction littéraire par recréation. En effet, lorsqu’un auteur
emploie une métaphore nouvelle qui repose sur deux objets éloignés, par cette nouvelle
figure, il crée un lien nouveau d’analogie.
Voici un exemple de métaphore utilisée en coréen et la possibilité de son
nouvel emploi dans le discours. La cage à poule est une métaphore passée dans la
langue, en coréen, pour désigner une discothèque. On ne sait pas d’où vient cette
métaphore, mais la génération des quinquagénaires parlaient d’ « aller à la cage à
poule » pour dire « aller en discothèque ». On remarquera au passage que, « boîte de
nuit » est aussi une métaphore passée dans l’usage. La « cage à poule » désignait aussi,
toujours métaphoriquement, le véhicule de la police qui amenait au poste les étudiants
qui manifestaient dans les rues dans les années 1980. On sait que le français désigne ce
véhicule par une autre image, celle du « panier à salade ». Ces véhicules blindés sont
protégés par un grillage métallique comme on en trouve dans les cages à poule. On a
donc affaire à une métaphore basée sur l’analogie de l’image. Seul le contexte du
discours permet de distinguer le sens exact de cette métaphore. Récemment, nous avons
entendu cette métaphore dans la bouche d’un professeur de français qui avait été, un
moment, interprète de conférence. Il nous a demandé comment nous arrivions à
travailler dans « la cage à poule ». Nous nous sommes demandé sur le coup, ce qu’était
cette cage… puis nous nous sommes rappelé qu’il avait été interprète, mais que, ne
pouvant pas supporter la tension de la simultanée, il avait mis fin à sa carrière
d’interprète pour se reconvertir en professeur de langue. Nous avons donc compris qu’il
parlait de la cabine d’interprétation simultanée, laquelle est souvent un habitacle mobile
et exigu, comme une cage à poule, cet espace confiné symbolisant à ses yeux,
l’enfermement. Cet exemple illustre bien comment une métaphore repose sur une
ressemblance lors de sa création, mais aussi comment elle peut évoquer une
ressemblance subjective. Il témoigne aussi de l’importance de la situation ou du
159
contexte pour son interprétation. C'est ainsi que Ricœur, pour sa part, considère que la
métaphore se réalise dans la situation du discours :
Il n’y a pas de métaphore dans le dictionnaire, il n’en existe que dans le discours ; en ce
sens, l’attribution métaphorique révèle mieux que tout autre emploi du langage ce que
c’est qu’une partie vivante : elle constitue par excellence une « instance de discours ».
(Ricœur, op.cit., 125)
Une chose à retenir de cette citation est que la métaphore n’est pas un fait de langue,
mais de pensée et d’action, donc du discours. La métaphore n’est pas un signifiant linguistique
hermétique comme l’est, par exemple, une expression figée, laquelle ne tolère pas la
permutation d’un élément.
La métaphore est ouverte justement, même si elle repose sur un jeu de connaissances
intertextuelles hypercodées qui frôlent le maniérisme. (Eco, 1984 : 183).
La métaphore filée est une construction cohérente au long de laquelle une image sert de
thème conducteur, développé de façon prévue et imprévue. (Suhamy, 1993 : 45)
Il faut, dans le cas d’une métaphore filée, trouver une solution cohérente qui
s’applique tout au long du processus, ce qui risque d’être plus compliqué que pour une
métaphore ponctuelle. Qu’il s’agisse de métaphore ponctuelle ou filée, il faut que
l’opération puisse permettre de retrouver l’équilibre qu’il y avait au départ, tout en
sachant que restituer telles quelles les correspondances linguistiques ne suffira pas à
restituer les liens de la langue originelle :
En effet, la même métaphore, traduite dans une autre langue, est indépendante de sa
configuration phonétique ou de sa forme grammaticale. (Gresset, 1983 : 501-519)
160
1.3.2.2. La métonymie et la synecdoque
Ces deux figures s’emploient avec une très grande fréquence dans le langage
quotidien, publicitaire et journalistique. À titre d’exemple, la métonymie géographique,
qui consiste à nommer le lieu pour l’entité est aujourd’hui très répandue : le palais
Bourbon pour l’Assemblée nationale, la place Vendôme pour le ministère de la Justice,
et Paris pour le gouvernement français.
Que la littérature fasse un très large usage d’une figure aussi riche de
possibilités d’évocation n’est pas pour nous surprendre. Racine l’utilise abondamment
pour nommer, aussi poétiquement qu’indirectement, lieux et personnages, ainsi que le
souligne Albert Henry :
Les deux mers que sépare Corinthe, au lieu des dénominations pures et simples Mer
Ionienne et Mer Égée ; ces bords où l’on voit l’Achéron se perdre chez les morts, pour
Épire ; la mer qui vit tomber Icare, c’est-à-dire la mer de Samos : évocations
discrètement pittoresques au lieu des étiquettes courantes, souvenirs d’une culture,
mais qui suscitent une brève évasion de l’imagination ; souple effort pour varier la
formule dans ce qui ne serait qu’une sèche énumération géographique. (Henry, op.cit.,
44)
Du seul fait de sa fréquence, il importe que nous examinions les problèmes que
pose la traduction de cette « figure de substitution ». Nous tenterons d’abord de justifier
nos choix terminologiques. Nous avons jugé qu’il importait peu, du point de vue de
l’opération traduisante, de distinguer les deux figures, car elles mettent en œuvre le
même mécanisme : la métonymie et la synecdoque fonctionnent l’une et l’autre en
substituant un terme à un autre. D’après le Dictionnaire de rhétorique de Georges
Molinié (1997), la métonymie est « une figure microstructurale » qui joue sur plusieurs
rapports, dont les plus fréquents sont les couples concret-abstrait, contenant-
contenu, signifiant-signifié, lieu-production, cause-effet…
En tout état de cause, retenons que la métonymie met en jeu une relation de
contiguïté. La figure n’est possible que lorsque les deux éléments reliés sont en relation
de contiguïté. L’effet stylistique de la métonymie tient au fait que c’est le plus allusif,
le moins dénotatif, des deux mots qui est utilisé. Elle concerne rarement les adjectifs ou
les verbes.
161
Molinié écrit que le mécanisme de la métonymie « repose sur une manipulation
sémantique, substitutive, elliptique ou modificatrice, interne à un seul et même réseau
de signification, concernant la valeur de sens proprement centrale, dénotative, des
termes en jeu. » (Ibid., 218) Malgré la substitution d’un terme à un autre, permise par le
fait que les deux référents (le substitué et le substituant) appartiennent au même champ
sémantique, le référé ne change pas. Alors que la métaphore va chercher un terme
hétérogène, étranger à l’univers de référence, dans le cas de la métonymie le substituant
et le substitué restent isotopiques.
Quant à la synecdoque, elle joue sur le « rapport de contiguïté ou
d’englobement sémantique » (Ibid., 218) La synecdoque fonctionne donc aussi sur un
procédé de substitution, basé sur une relation de contiguïté. Les chercheurs sont assez
unanimes pour souligner la ressemblance entre les deux figures synecdoque et
métonymie. Molinié affirme que la synecdoque n’est qu’une variété de
métonymie. (1997 : 25) Quant à Charaudeau (op.cit., 89), auteur d’une grammaire
fondée non plus sur les formes linguistiques mais sur les effets de sens et qui prend en
compte les phénomènes discursifs, il préfère parler de « figure de focalisation » quand
on a affaire à « une focalisation particularisante », c’est-à-dire un effet de loupe (voile
pour bateau), et de « figure de distanciation généralisante » quand au contraire on a
affaire à un effet de recul (véhicule pour voiture). Du point de vue traductologique, la
proposition de Charaudeau nous paraît devoir retenir notre attention, car ce qui est
important dans l’opération traduisante, c’est davantage l’effet que ces figures produisent
dans le discours que leur classement dans une nomenclature rhétorique. Il nous paraît
légitime de traiter la métonymie et la synecdoque comme appartenant à une même
catégorie, comme nous l’avons fait pour la métaphore et la comparaison.
Il est nécessaire de bien comprendre encore une fois le contexte et la situation
dans lesquels ces figures sont créées et la relation entre le mot choisi et le référent. Il se
peut que d’une culture à une autre, on ne puisse pas appliquer le même couplage. Pour
traduire des figures qui ne recourent plus à la signification propre, il faut respecter cet
écart, et l’effet de cet écart. Dans les figures, les mots se parent d’une nouvelle
signification, commandée par le contexte et la situation. Ces formes, si elles sont
162
reprises et colportées dans l’usage, finissent par être intégrées dans la langue, c’est-à-
dire « lexicalisées ». Alors elles ne sont pas perçues comme des figures. Pour
comprendre le sens du discours où apparaît une « figure de sens », il faut
nécessairement tenir compte des contextes linguistique et extralinguistique. La
métonymie aussi s’appuie sur le contexte pour se faire comprendre :
La métonymie semble prendre appui avant tout sur des traits culturels propres à
la culture où elle est créée.
La métonymie peut être profondément poétique. Elle joue en tout cas un rôle capital
dans la genèse des symboles. Car le symbole : le drapeau, la croix, le voile, évoque une
réalité parce qu’il est intégré à la même totalité culturelle qu’elle ; et c’est cette culture
qui établit le lien. Si la culture change, le symbole se perd, ainsi le voile n’évoque plus
guère pour nous les religieuses. On se demande d’ailleurs si le lien symbolique n’est pas
le ressort de toutes les métonymies, car c’est bien par un choix culturel qu’on adopte tel
lien, tel organe, tel vêtement plutôt que tel autre ; on prend un verre dans certains
milieux, dans d’autres on prend un pot.
D’où vient la force persuasive de la métonymie ? De ce qu’elle s’appuie sur de solides
habitudes culturelles, sur des symboles qui font d’elle la figure de la
familiarité. (Reboul, 1996 : 44)
C’est pour cette raison qu’il n’est pas suffisant de traduire par correspondance,
il n’est pas certain que les correspondances dans la culture d’arrivée puissent créer les
mêmes liens.
Quand les symboles reposent sur des relations habituelles, culturellement enracinées,
entre référents, les métonymies sont lexicalisées. (Suhamy, 1993 : 70)
163
revient à dire qu’il faut repartir de zéro pour trouver ou créer des équivalences. La
compréhension est ainsi conditionnée par la connaissance d’un savoir partagé, commun
à une communauté culturelle. La relation métonymique est, selon Le Guern (op.cit., 25),
une relation entre objets, c’est-à-dire entre réalités extralinguistiques ; elle est fondée
sur un rapport qui existe dans la référence, dans le monde extérieur. Cette figure
échappe à la compréhension de celui à qui les réalités extralinguistiques sont étrangères,
ce qui est le cas, le plus souvent, des étrangers. D’où la difficulté qui se présente au
traducteur, qui doit trouver une solution sans « dénoter » totalement la figure. Lorsqu’il
s’agit de figures lexicalisées comme l’Élysée pour le président de la République,
l’Hexagone pour la France, la Recherche pour « À la recherche du temps perdu » ou le
Pays du matin calme pour la Corée – appellation qui lui convient assez peu
aujourd’hui –, la compréhension ne doit pas nécessiter la mobilisation d’un bagage
extralinguistique important. Les utilisateurs quotidiens de ces figures très nombreuses
ne prêtent plus attention aux liens qui les rattachent à leur référent, elles font pour eux
partie intégrante de la langue, ce qui peut ne pas être le cas pour un lecteur étranger. Le
traducteur doit, alors, envisager des solutions au cas par cas, privilégiant toujours un
transfert de sens efficace.
Il est un autre problème qu’il convient d’aborder : certaines figures, fréquentes
dans une culture, le sont beaucoup moins dans une autre. C’est le cas de certaines
métonymies en coréen, où l’on n’utilise que rarement le nom du lieu pour désigner
l’entité. Toutefois la tendance aujourd’hui tolère naturellement la métonymie courante
du type : le Pentagone pour le Département de la Défense des États-Unis.
Dans tous ces cas, le traducteur doit respecter le génie et l’usage de la langue
d’arrivée dans le but d’obtenir les mêmes effets que dans la langue de départ. Nous
aurons l’occasion, plus loin, de nous attarder sur plusieurs exemples. Mais avant
d’aborder les problèmes pratiques que pose leur traduction, il nous reste à tenter
d’identifier les fonctions de ces figures de substitution dans le discours. Nous en avons
identifié trois.
Premièrement, elles permettent d’éviter la répétition. La langue française tolère
mal la répétition des mêmes mots ou des mêmes expressions. La figure de substitution
permet de changer les éléments linguistiques sans toucher à la sémantique du discours.
164
C’est donc une exigence stylistique de l’usage – éviter la répétition – qui joue en faveur
de l’utilisation des figures. En coréen, en revanche, on se soucie peu de ce problème :
n’étant pas perçue comme une faiblesse stylistique, la répétition est beaucoup plus
fréquente qu’en français. On entrevoit déjà une des difficultés que pose au traducteur la
traduction en français de textes coréens.
Deuxièmement, les figures de substitution permettent de « pallier les
insuffisances du vocabulaire. Si un objet n’a pas de nom dans la langue, on pourra sans
doute le désigner par une périphrase plus ou moins étendue ; mais c’est là un moyen peu
économique, dont la lourdeur nuit à l’efficacité de la communication. Il sera plus
expédient de désigner cet objet par un autre objet qui est avec lui dans une relation
évidente. » (Le Guern, op. cit., p. 81). Le mot de substitution permet de plus de focaliser
sur un aspect ou un autre du signifié. Tel est le cas du mot aspirateur pour désigner cet
appareil lorsqu’il est apparu, et qui est une figure de focalisation sur une de ses
particularités.
Troisièmement, les figures de substitution, s’appuyant sur un savoir partagé,
permettent d’appliquer un style allusif, évocateur, ou poétique, au sens où Jakobson
utilise le mot. Comme nous venons de le voir, Racine en fait un merveilleux usage. La
publicité également : citons comme exemple le message publicitaire « Voir Séoul et
dormir », utilisé par Locatel, agence de location de postes de télévision, au moment des
Jeux olympiques de Séoul (1988). Dans cette paraphrase de « Voir Naples et mourir »,
Séoul est mis pour les « Jeux olympiques de Séoul » (le lieu pour ce qui s’y fait). Le
raccourci, outre qu’il permet le rapprochement avec le dicton célèbre, donne à
l’expression un tour beaucoup plus évocateur que ne l’aurait fait l’emploi de « Voir les
Jeux olympiques de Séoul ». Stratégie poétique qui exige du lecteur un effort de
collaboration. C’est lui qui doit, en effet, déceler le lien qui existe entre l’expression et
son référent.
Dans la partie de notre étude consacrée à la réexpression et à la révision, nous
reviendrons sur les figures de sens en nous appuyant sur des exemples empruntés à
notre corpus.
165
Après avoir analysé la phase de compréhension (et passé en revue les éléments
qui peuvent présenter des difficultés de compréhension pour le traducteur en B, bien
qu'il appréhende le texte de départ dans sa langue A – difficultés qui trouvent leur
solution grâce aux dictionnaires, lexiques et autres ressources documentaires au premier
rang desquelles figure aujourd’hui l’internet), nous passerons à l'étape suivante de l'acte
de traduction : la déverbalisation.
2. La phase de déverbalisation
Si en outre je me suis plu à user de la métaphore du saut périlleux – qui plus est, en
italien, c'est que je voulais connoter (d'une façon un peu ludique) la tension psychique
qu'implique le travail de la déverbalisation. C'est un moment délicat et « stratégique »
(kairos) que celui de l'articulation entre les deux phases du processus de traduction :
entre le déjà-plus du texte-source et le pas-encore du texte-cible, le traducteur se trouve
dans ce que j'oserai appeler un « no-man's langue » ! ( Ladmiral, 2011)
Les spécialistes des sciences cognitives vont évidemment plus loin que les linguistes
dans l’exploration du conceptuel, parlant de traces neuronales, d’images mentales,
d’objets mentaux qui existent matériellement dans le cerveau, voire d’un système
significatif, et allant même jusqu’à confirmer l’existence de « cartes d’activation
cérébrale » et d’une « géographie de la compréhension ». Pour eux, qui s’inscrivent
166
résolument dans le courant matérialiste, « l’image mentale ne doit pas être prise dans
un sens évanescent ou immatériel, mais au contraire, comme une activité cérébrale et
bien définie » : les représentations du langage prennent corps dans le cortex et sont
donc un pur produit de l’activité cérébrale. (Tatilon, 2007 :167-168)
167
On pourrait penser que le fait de se détourner du signifiant entraîne la perte de la
valeur expressive des options stylistiques du texte de départ. Lederer répond à cette
objection :
168
réexpression cet atout qu’il a en mains.
L’absence de déverbalisation se manifeste par des traductions maladroites,
malaisées à comprendre, souvent ambiguës. Voici un passage traduit du coréen vers le
français dans une classe de traduction assurée par un formateur français qui a une bonne
maîtrise du coréen (traduction 1) :
환을 문한 사람은 김의 친 다. 김이 그를 으 본 은 벌써 10년도 전의
일이었다. 친 는 리 만으 김인 을 알 리고는, 그런 을 인 을 만큼
의한 인 도 르 만, 다 고 병상에 누운 사람의 용태를 설명 다. 를
의례 인 인사를 건네 도 았다. 김은 한참 고 전 를 건 사람이 전
친 는 을, 병상에 누운 사람이 그와 친교 되던 절 뵙던 른이 는
을 알았다. 김은 친 전 이 한 원의 전 번 를 게 알 는
의 해 느 , 사 을 헤맨다는 른의 이를 생 느 – 결 생 해 못 다 – 쉴
이 떠 는 친 의 말을 귀 았다. 이미 돌 셨다고 해도 놀 을 만
65
살 계 다고 해 놀 는데 친 에게는 말 았다.
64
Pyon Hye-yong, « Déclaration nocturne » (titre provisoire).
65
Pyun Hye-yong, 의 애, Moonji ed., 2011, pp. 37-38.
169
Il s'agit du début d'une nouvelle, passage toujours plus délicat car c'est un
univers nouveau qui se crée, privé de contexte, où surgissent des personnages dont le
lecteur ne sait encore rien. De plus, par le moyen d’une entrée in medias res, l'auteur
met en scène de façon assez brutale son récit : même dans le texte original, la
compréhension nécessite un réel effort d’attention.
Tout d'abord signalons qu'il s'agit d'une nouvelle qui se présente à la troisième
personne, le narrateur focalisant sur Kim, le fleuriste. Dans la traduction 1, la première
phrase donne à penser que la commande de fleurs est faite par un ami du narrateur,
suggérant un régime à la première personne : l’énoncé semble fait du point de vue de
Gim66, ce qui n’est pas le cas, comme l’indique la deuxième phrase.
Manifestement, la traduction 1 suit le texte linguistiquement. Elle est difficile à
comprendre, la trame romanesque n'est pas stable. Les traducteurs n'ont pas déverbalisé
le texte de départ, mais sont restés au niveau de la langue, passant directement d'une
langue à l’autre. Si l'étape de déverbalisation avait eu lieu, c'est-à-dire si le texte avait
été réellement compris, c’est-à-dire dématérialisé de sa forme première, réduit à une
forme conceptuelle et assimilé avant d’être réécrit en français, le nouveau texte serait
beaucoup plus lisible.
Déverbalisé et réduit à l’essentiel, le contenu narratif du passage donnerait : un
homme nommé Kim reçoit l'appel d'un ami perdu de vue depuis longtemps, lequel lui
passe commande d'une couronne de fleurs pour des obsèques. Kim se demande
comment l'appeleur a obtenu son numéro ; pendant ce temps son ami explique que le
vieux monsieur qui est en train de mourir est quelqu'un qu'ils ont, tous deux, bien
connu.
Certains éléments affectifs doivent également être perceptibles : l’étonnement
ressenti quand on reçoit l'appel d'un ami d'enfance, le sentiment de gêne devant
l’annonce qu'une connaissance est en train de mourir, l’embarras de constater qu'on
veuille commander une couronne de fleurs avant même que l’agonisant soit mort, la
culpabilité d’être resté sans contact avec les personnes fréquentées autrefois, culpabilité
66
« Gim » est la transcription (contestable) du traditionnel « Kim » obtenue par l’application stricte du
système de transcription révisé promulgué en 2000 par le ministère de l’Éducation (lequel fait preuve de
tolérance en ce qui concerne les noms propres depuis longtemps fixés par l’usage).
170
d’autant plus grande dans un pays où le respect aux personnes âgées est un devoir
auquel on ne peut se soustraire…
Le traducteur qui a appréhendé le sens s’en est rendu maître, il est ensuite
capable de le restituer à son tour en l’incarnant dans de nouveaux mots. Cette étape où
la compréhension se dépouille de la forme linguistique est cruciale car c'est elle qui va
permettre au traducteur de valoriser ce qu’il a appréhendé en en assurant le transfert
vers une autre forme linguistique, prise en relais à son tour par le cotraducteur. La
rémanence du sens notionnel mais aussi de sa valeur affective, engravés dans la tête du
traducteur, doit être transmise telle quelle, sans ambiguïtés, sans pertes. La
déverbalisation conditionne la réexpression. Si la déverbalisation n'a pas eu lieu, le
traducteur en B va recourir à une traduction par transcodage et la reformulation subira
l'interférence de la langue A. Exposé aux dangers d’une réexpression non idiomatique
en B, le traducteur en B ne peut réussir de façon satisfaisante s’il n’a pas d’abord assuré
une compréhension parfaite, si parfaite qu’elle échappe aux mots qui l’a produite.
Dans notre essai de traduction, nous avons procédé, après la phase de
compréhension, passant par l'étape de la déverbalisation (le sens conceptuel, le narré,
l'atmosphère de l'appel, le rappel des faits culturels à l'approche d’un décès, etc.), à une
réécriture spontanée en français, en essayant de faire tenir ensemble tous ces éléments.
Voici un autre exemple de déverbalisation non aboutie (il s'agit d'une nouvelle
traduite dans le cadre d’un atelier de traduction) :
Texte 1 Révision
L’homme que m’avait présenté l’agent L’homme dont m’avait parlé l’agent
immobilier se trouvait au bord du fleuve. Une immobilier se tenait sur la berge. Le bouchon
canne à pêche maintenait un flotteur à la de sa ligne flottait à la surface de l’eau. À ses
surface de l’eau. A côté de l’homme se pieds, une vieille sacoche de pêche et une
trouvait un vieux sac de pêche et une bouteille de soju vide. La vue de cette bouteille
bouteille de soju vide. La vue de cette qu’il avait manifestement vidée sans rien
bouteille de soju vide, sans amuse-gueule grignoter, me procurait un vague sentiment de
pour l’accompagner, me procurait un sympathie pour cette personne. D’après son
inexplicable sentiment de sympathie envers filet, il n’avait encore rien attrapé. Mais cela ne
cet homme. Son filet vide révélait qu’il semblait pas le déranger.
n’avait réalisé encore aucune prise.
L’expression sur son visage montrait pourtant L’agent immobilier devait être en train de
qu’il n’y prêtait guère d’attention. lui expliquer ma situation en quelques mots.
L’agent immobilier lui expliquait ma Que je n’étais pas en mesure de verser une
171
situation de manière rudimentaire. Le fait que caution, que je venais de Séoul, que je ne savais
je ne sois pas en mesure de verser une pas combien de temps je resterais, ce genre de
caution, que j’étais descendu de Séoul, que je choses, quoi. Peut-être lui disait-il que, vu ma
n’avais aucune idée sur le temps que j’allais dégaine, j’avais l’air d’être en cavale, de
rester, cela se résumait à peu près à cela. A la n’avoir pas la conscience bien nette, mais je ne
vue de mon allure, peut-être lui avait-il dit devais pas être quelqu’un de méchant. Pendant
que je ressemblais à un fugitif ayant réalisé que l’agent immobilier parlait, l’homme
quelques larcins mais que de toute façon il tournait la tête de temps en temps pour
n’avait pas eu une mauvaise impression de m’observer.
moi. Pendant que l’agent parlait, l’homme se
retournait de temps en temps pour
m’observer.
동산 중개 개해준 사 는 에 었다. 싯 위 를
리 고 었다. 사 옆에는 은 방과 다 비운 병이 었다. 도 이
비워낸 병 때문에 사 에게 괜한 친근 이 었다. 고기를 못 은 인
에는 한 리의 고기도 었다. 만 사 는 그 에 별 개의치 는 굴이었다.
동산 중개 사 에게 뭐 고 간단 게 사정을 설명 다. 그러니까 증 이
다는 , 울에 왔다는 , 을 기 이 다는 , 뭐 그런 정도 을
이다. 면 을 니 뭔 사고를 치고 도 다니는 사람같다는 이 기를, 면
뭐 그 긴 해도 쁜 사람 같 이 는 는다는 이 기를 을 도 른다. 동산
67
중개 말을 고 는 동 사 는 한번 고개를 돌 를 쳐다봤다.
67
Kim On-su, « L’estuaire » (titre provisoire) in Jab, Moonhakdongne, 2013
172
Le traducteur La version définitive
« C’est donc ici que les gens viennent pour « Ainsi donc, c’est ici que viennent les gens
vivre ? Je serais plutôt tenté de croire que l’on pour y vivre ? Je penserais plutôt que c’est
meurt ici. » (Traduction trouvée sur internet) un endroit pour y mourir. »68
[Alternative : « Ainsi donc, c’est ici que Telle est la première phrase de Malte dans
viennent les gens pour y vivre ? Je penserais ses Carnets. Ce jeune homme pauvre, seul et
plutôt que c’est un endroit pour y mourir. » fragile, tout vibrant de ses souvenirs, flaire
(Traduction de Claude David, éd. folio)] l’angoisse et la mort dans l’air de la ville où
C’est ainsi que Malte débute les premières il est arrivé trois semaines plus tôt. Que cette
phrases de ses carnets. Ce jeune, pauvre, fragile ville où les gens viendraient pour y mourir
et seul, particulièrement sensible aux souvenirs soit Paris, il nous est difficile de l’admettre,
du passé ressent l’inquiétude et la mort dans même s’il s’agit d’un texte écrit il y a cent
l’air d’une ville étrangère où il venait d’arriver ans – ou justement pour cela. Ne dit-on pas
il y a trois semaines. Que ce soit Paris, cette plutôt que Paris est la ville qui a donné
ville où les gens semblent se rassembler pour y naissance à la notion de flânerie ? Une ville
mourir, bien qu’il s’agisse d’un écrit d’il y a où il fait bon se promener ne doit-elle pas
cent ans, ou justement pour cela, il nous est aussi être agréable à habiter ?
difficile de nous mettre d’accord. Quelqu’un
n’avait-il pas dit plutôt que la ville qui a fait
apparaître les flâneurs était Paris ? Une ville où
il est bon de se promener ne serait-elle pas aussi
une ville agréable d’habiter ?
사람 은 살기 위해 이 도 든다. 만 게는 도리 기 위해 인다는
생 이 든다." 말 는 기의 첫 문 을 이 게 한다. 난 고 병 고 외돌 리인
데다 과 에 한 기 에 난히 민 한 이 젊은이는 도 한 3 에 되 은 선
도 의 공기에 불 과 음의 냄 를 맡는다. 사람 이 기 위해 이는 이는
도 리 는 건, 100년전의 기 이 고 해도, 은 그 기 때문에 , 공 기
쉽 다. 산 를 만든 은 리 고 한 사람도 은 . 산 기 좋다는 건 살
69
만한 도 는 뜻이 니겠는 .
68
Rainer Maria Rilke, Les Carnets de Malte Laurids Brigge, traduction de Claude David, folio
Gallimard, 1991
69
Lee Seung-U, Le regard de midi (한 의 선), p. 5, Erum, 2009
173
l’auteur. Mais auparavant, le cotraducteur aura dû, à son tour, déverbaliser la version du
traducteur.
Cet exemple fait apparaître clairement la problématique de la traduction en B.
Travaillant dans sa langue maternelle, le traducteur en B est bien placé pour assurer une
bonne compréhension et donc une bonne déverbalisation. Comment, ensuite,
transformer ces avantages pour garantir une bonne réexpression ? C'est en examinant la
phase de réexpression, étape la plus problématique dans notre processus de
cotraduction, que nous tenterons d'y répondre.
174
Chapitre III. La réexpression du traducteur
175
1. La première traduction
176
Les onomatopées, fréquentes en coréen dans les textes narratifs, apparaissent par
paires, ou sont redoublées.70 Les verbes de mouvement recourent eux aussi volontiers à
la répétition : à titre d'exemple, pour décrire l'action de marcher à grands pas, le coréen
dira « marcher à grands pas à grands pas ». Mais nous ne traduisons pas la langue : il va
de soi que ce verbe sera rendu en français simplement par « marcher à grands pas » ou
« à grandes enjambées ».
La syntaxe coréenne elle-même ne cherche nullement à varier ses tours. Très
souvent, les syntagmes s'enchaînent par coordination simple ou juxtaposition. Voici, à
titre d’exemple, la traduction linguistique d’un passage d’un roman :
J'ai ouvert les pages du journal sportif et j'ai lu attentivement les critiques des films
programmés et j'ai parcouru rapidement les articles sur le test match de l'équipe
nationale de foot et puis j'ai lu les comic strips.71
Dans le journal sportif, j’ai lu attentivement les critiques des films programmés, j’ai
parcouru rapidement les articles sur le match de préparation de l’équipe nationale de
foot, j’ai regardé aussi les comic strips.
70
Un article est consacré à la traduction des onomatopées coréennes, par Guillaume Jeanmaire, voir :
« Quelles stratégies adopter face aux mimétiques coréens ? », in Meta, volume 56, numéro 3, septembre
2011, p. 579-595
71
Lee Seung-U, Le regard de midi (titre provisoire), chap. 7.
72
Roman de Hwang Sok-yong, éd. Philippe Picquier, 2013
177
Quand je me suis retournée vers Ali en essuyant mes larmes, lui aussi pleurait.
178
d’expression qui divergent des usages français (dialogues à plusieurs voix sans
énonciateurs identifiés, retours en arrière très fréquents, exposé des péripéties précédé
d’un résumé). Le traducteur doit tenter de préserver cette diversité sans entraver la
compréhension du récit.
Ainsi le traducteur parvient à produire un premier texte correct du point de vue
des normes linguistiques et discursives de la langue d'arrivée. Mais il est conscient de
ses faiblesses du fait qu'il travaille en B : le texte produit est compréhensible, voire
acceptable, sans pouvoir prétendre toutefois à un statut littéraire. Il lui faut donc
apporter au cotraducteur un maximum d’informations destinées à compenser les
insuffisances de cette traduction première.
179
son visage dans le miroir ou à demander à son mari si elle est jolie. Son mari s’exprime
ainsi par la voix du narrateur (dans la version du premier traducteur) :
Si jamais il m’arrive de dire du mal de son visage, elle fait la tête pendant trois ou
quatre jours, et si elle peut, elle me joue un mauvais tour. Si elle ne peut pas supporter
cela à ce point-là, elle n’a qu’à se couvrir son visage d’un voile de mariée. Au fait, elle
est tellement obsédée par cela, que si elle avait été mieux faite, il y a longtemps qu’elle
serait partie avec un autre, un riche, en me plaquant là. C’est sûr, les jolies filles, leur
minois, c’est fait pour vendre, et pas pour rien ! Quand j’y pense, qu’elle soit si mal
fichue, ma femme, c’est peut-être mieux.
할 년, 밉다는 게 그 게 진 리 면 면사포를 쓰고 다니 그 . 년이
능청스러워 조 이뻣 면 는 해버리고 돈 는 놈
군 방해 으 다. 계 이 굴이 이쁘면 제 다 니까. 그 게 생 면 년의
73
러운 이 에게는 불 중 다 이 할 으리 .
Mais si jamais je dis du mal de sa bobine, elle fait la tête pendant trois quatre jours, et si
elle peut me jouer un mauvais tour, elle s’en prive pas. Si ça lui est si pénible de
s’entendre dire qu’elle est pas jolie, elle a qu’à se mettre un sac sur la tête. Elle se fait
tellement d’idées, cette conne, que si elle avait été mieux foutue, y a longtemps qu’elle
serait partie avec un autre, un riche, en me plaquant là. Sûr, les jolies filles, leur minois,
elles s’y entendent pour le vendre, et pas pour rien ! Quand j’y pense, qu’elle soit si mal
fichue, ma femme, c’est peut-être une chance…74
73
Kim Yu-Jong, « Ma femme » dans Une averse, Ilsin, 1994, p. 110.
74
Kim Yu-Jong, « Ma femme » dans Une averse, Zulma, 2000, p. 108.
180
Nous avons adapté la tournure en fonction de ce qu’un rustre français pourrait
dire dans cette situation. Nous n’avons pas maintenu le « voile de mariée », parce que sa
signification aurait détourné le sens de l’expression coréenne. L’implicite du voile de
mariée en français est tellement lié au mariage qu’on ne peut l’utiliser dans ce contexte
sans en trahir le sens.
Dans cet exemple, le malentendu est provoqué par l’implicite d’une métonymie
différent dans les deux langues. Le traducteur aurait dû anticiper cette difficulté et
trouver une autre formule ou suggérer au cotraducteur d’en trouver une.
De cette expérience, nous tirons deux leçons. La première, c’est qu’une
traduction linguistique fausse le sens puisque la langue de départ et celle d’arrivée
n’emploient pas les mêmes éléments linguistiques pour exprimer une idée. À ce sujet,
Marianne Lederer écrit : « Tout texte est un compromis entre un explicite suffisamment
court pour ne pas lasser par l’énoncé de choses sues et un implicite suffisamment
évident pour ne pas laisser le lecteur dans l’ignorance du sens désigné par l’explicite. »
(Lederer, op.cit. 58) Empruntant le terme de synecdoque à la rhétorique, elle souligne le
caractère fondamentalement synecdochique du discours, lequel n’explicite qu’une partie
du vouloir dire :
181
La seconde leçon, c’est que, pour éviter une mauvaise compréhension du
cotraducteur, il est nécessaire de lui signaler à l’avance les passages qui peuvent lui
poser des problèmes de compréhension, de l’alerter sur les faits culturels qu’il ignore
probablement et de s’assurer qu’il a conscience du caractère très provisoire du texte qui
lui est soumis.
Dans les premiers temps de notre collaboration, nous n’étions pas consciente de
l’utilité, moins encore de la nécessité, de lui fournir des informations complémentaires.
C’est répondant à ses questions que nous nous sommes rendu compte de la nécessité de
lui fournir un maximum d’informations sur le sens et la forme, notamment dans les
passages où notre assurance est moindre. L’essentiel est que le vouloir dire de l’auteur
lui soit accessible dans toutes ses finesses. Ainsi nous avons renoncé à l’ambition de
produire un texte bien écrit et avons choisi de soumettre au cotraducteur un texte moins
abouti mais comportant tous les ingrédients dont il aura besoin dans son travail de
réécriture. À cette fin, nous avons pris des dispositions destinées à favoriser sa
compréhension d’un texte dont l’original ne lui est pas accessible.
Ces dispositions sont de deux sortes : les unes sont destinées à pallier la
faiblesse linguistique du traducteur dans sa réexpression, les autres ont pour but d’aider
la compréhension du cotraducteur et de favoriser la meilleure reformulation possible.
182
d’obtenir des chevaux dans les relais de poste. Ce viatique avait valeur d’ordre de
mission et de laissez-passer. Voici la première version de notre traduction, avec les
commentaires ajoutés à l’intention du cotraducteur :
Un ensemble brodé, un gros jeton [en cuivre et rond sur lequel sont dessinés les
chevaux, qui permet aux fonctionnaires de se procurer les chevaux lorsqu’ils se trouvent
en mission. C’est donc aussi le symbole du haut fonctionnaire.] une règle en laiton
[symbole du statut d’un haut fonctionnaire, la règle signifie la justice, l’équité.] lui
étaient offerts. Il prit congé de sa majesté pour faire part de sa mission chez lui.
75
繡衣, 馬牌, 鍮尺을 니 전 께 고 본 으 갈 재.
On lui remit son costume officiel, orné de broderies, un gros médaillon de cuivre au vu
duquel on lui donnerait des chevaux, et, insigne de sa fonction, une règle de laiton.76
Ainsi que l’illustre cet exemple, les informations supplémentaires, qui portent le
plus souvent sur des mots rares, des expressions figurées ou idiomatiques, facilitent non
seulement la compréhension du cotraducteur, mais aussi la production d'une
reformulation naturelle. Si le traducteur s’était contenté de nommer simplement cet
objet et ne s’était pas donné la peine de proposer des explications, le cotraducteur aurait
du mal à comprendre de quoi il s’agissait puisque ce médaillon de cuivre n’existe pas
dans sa culture ni même dans la Corée contemporaine. Le rôle du traducteur est d'aider
le cotraducteur à comprendre ce que signifie ce mot, ce qu’est la fonction de l’objet.
Bien que n’ayant pas d’équivalent en français, le mot « mapé » peut être rendu par des
périphrases le décrivant ou fournissant sa signification ou sa fonction.
Dans M. Han, déjà évoqué plus haut, il nous fallait trouver une correspondance
pour un alcool chinois très fort et de qualité médiocre. Voici d’abord notre version :
Après avoir avalé une gorgée d’alcool chinois [tellement fort qu’il brûle et de qualité
médiocre] qu’on avait apporté, Min hésita un moment.
77
상 는 빼갈을 이켜고 람을 불 며 깐 설 다.
75
Anonyme, Le Chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, 1978, p. 173.
76
Anonyme, Le Chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, 1999, p. 120.
77
Hwang Sok-yong, M. Han, Changbi, 2000, p. 78.
183
Le cotraducteur a proposé ceci :
Après avoir avalé une gorgée du tord-boyaux chinois qu’on avait apporté, Min hésita un
moment.78
Le mot « tord-boyaux », que le traducteur connaît mais auquel il n’a pas pensé
au moment de la traduction, exprime bien la réalité de cet alcool. Cet exemple illustre
parfaitement la problématique de la traduction en B. Même s’il connaît passivement
l’expression qui conviendrait, il ne parvient pas forcément à la convoquer
spontanément. Le rôle du cotraducteur a été ici de réactiver la connaissance passive du
traducteur. Ainsi il parvient à rendre plus précise l’expression vague (et lourdement
descriptive dans la parenthèse) du traducteur. Si la version du traducteur reste ambiguë,
le cotraducteur risque d’interpréter le texte à sa façon comme nous avons vu plus haut et
sa réexpression ne se fera pas dans les conditions optimales. Anticiper les besoins du
cotraducteur ou expliciter suffisamment certains aspects du texte lui permettent
d’appréhender le texte dans tous ses aspects.
78
Hwang Sok-yong, M. Han, 10/18, p. 95.
184
fondant sur notre expérience, nous avons regroupé ces informations extratextuelles en
plusieurs catégories, selon qu’elles touchent aux domaines linguistique, culturel ou
narratif.
C’est quand même quelque chose, les rêves ! La nuit dernière, j’ai rêvé qu’un dragon
bleu nageait dans l’étang de Byukdo. Je m’étais dit que ça porterait peut-être bonheur.
Cette visite n’est pas un hasard. Le fils du gouverneur s’appelle Mong-nyong [Mong,
c’est le rêve ; nyong, c’est le dragon], ce qui veut dire exactement rêver au dragon ! De
toute façon, c’est un homme de la noblesse qui veut te voir : tu ne peux pas refuser. Va
le voir un moment.
꿈이 고 는 이 전 이 虛事 니 다. 간 에 꿈을 꾸니 난데 는 靑龍
碧桃池에 이 슨 좋은 일이 을까 니 偶然한 일 니 다. 한
사 子弟 도련님 이름이 夢龍이 니 꿈夢字, 용 龍字 신통 게 추었다.
79
그러 러 兩班이 르 는데 니 갈 겠느냐. 깐 다 .
Comme c’est étrange ! La nuit dernière, j’ai fait un rêve. J’ai rêvé qu’un dragon bleu
nageait dans l’étang de Byukdo. Je me suis dit que c’était un heureux présage. Cette
visite n’est pas un hasard. J’ai entendu dire que le fils du gouverneur s’appelle Mong-
nyong, ce qui veut dire exactement Rêve de Dragon ! De toute façon, c’est un homme
de la noblesse qui veut te voir : tu ne peux pas refuser. Va le voir un moment.80
79
Le Chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, pp. 25-26.
80
Le Chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 29.
185
souvent inconnus des lecteurs appartenant à d’autres cultures. Les exemples abondent.
Voici un passage qui, traduit tel quel, ne serait pas compris :
On dit que quand on prend une femme, il faut la prendre quand elle porte une jupe
rouge, se dit-il ; son échec de la veille lui était cuisant. [une jupe rouge signifie une
jeune vierge, autrefois, les jeunes filles avant le mariage portaient des jupes rouges d’où
le dicton : Quand on a le choix, autant prendre une jupe rouge.]
81
그루는 다홍치 이 는데, 난 의 실패는 도 맛 쓴 일이었다.
« On dit que, lorsqu’on prend femme, il faut en choisir une en jupe rouge », grommela-
t-il, c’est-à-dire jeune et vierge. L’échec de la nuit avait été cuisant et ne se laissait pas
oublier.82
81
Su Jung-in, « Vagabonds », in Ciseaux, recueil de nouvelles, Hongsungsa, 1977, p. 209.
82
Su Jung-in, « Vagabonds », in Koreana, vol. 3, n° 2, été 1997, Korea Foundation, p. 109.
186
mieux chauffée de la chambre mieux chauffé de la chambre.83
[linguistiquement la partie basse de la
chambre, c’est-à-dire dans le système de
chauffage coréen, la partie la mieux chauffée].
84
인은 엌으 불을 핀 후, 에 한 인을 눕게 다.
Le plus simple était de lui chercher noise : elle se mettrait en rogne et elle ficherait le
camp… Keunshik, son dîner avalé, restait assis sur la partie la mieux chauffée de
l'ondol, tête baissée, les genoux sous le menton. Il cherchait un moyen de la provoquer.
Les motifs lui semblaient légion d'habitude, mais, en cet instant, il n'en trouvait aucun.
83
Hwang Sun-Won, Une Veuve in La Chienne de Moknomi, Zulma, 1995, p. 108.
84
Hwang Sun-Won, Une Veuve, Moonji, p. 240.
85
Lederer cite dans « Translation, Translation Studies and Culture One example » : Mrs. Pak receives
Mrs. Han, her older cousin-in-law. So “After building a fire, Mrs. Pak swept the warmer part of the room,
and had Mrs. Han lie there”. (p. 219). The fact which is conveyed to those of us who do not know
Korean, is that Mrs. Pak is taking care of her visitor and sees to it that she is warm and comfortable. What
do the words “Mrs. Pak had Mrs. Han lie in the warmer part of the room” elicit in Koreans? (I have my
Korean informant’s word for it). To them, these simple and seemingly straightforward words evoke the
heating system of older times: the fire built in the kitchen heated the adjacent room through a system of
pipes. The further away the part of the room was from the kitchen, the colder.
Should this implicit knowledge about the heating system of ancient Korean houses be communicated to
the readers of the translation?
187
De la pièce voisine qui n'était pas chauffée, lui parvenait un souffle d'air froid. Il aurait
dû, à l'automne, retaper le toit qui laissait passer l'eau et la bise.86
만 도 밸을 좀 놓으면 이 쳐 제 르르 버리리 ......
의 근 이는 상을 린 뒤 다리를 세워 고 그리고 고개를 떨친
다. 왜냐 면 묘한 리 음 면 도 선뜻 생 이 는
까 이었다. 윗방에 는 기 방까 싸 다. 을쯤
치 이를 해 었 면 좋았으련만 천 에 는 방울이 떨 며 찬 람은
87
든다.
Nous avons, ici, ajouté le mot « ondol » qui est le nom coréen du système de
chauffage, car le texte mentionne à plusieurs reprises les parties hautes et basses, c'est-à-
dire les parties mal chauffées et bien chauffées qui ne sont compréhensibles que si l'on
connaît le système de chauffage par le sol.
Dans une autre nouvelle où l'histoire se passe en été, il aurait été maladroit
d'utiliser la même figure avec le substituant « partie mal chauffée », puisqu’on ne
chauffe pas en été. Nous avons donc dû recourir à un autre moyen d'expression que
voici :
L'ombre sembla réfléchir, renonça à appeler de nouveau et prit place dans un coin.88
그 는 슨 생 을 는 다 둘러 기를 그만 고 윗 에 리를 고
89
는다.
2.2.3. L’intertextuel
86
Kim Yu-Jong, « La marmite » in Une averse, Zulma, p. 53.
87
Kim Yu-Jong, « La marmite » in Une averse, Ilsin, p. 225.
88
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, p. 35.
89
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, p. 31.
188
Il est d’autres circonstances où nous estimons devoir fournir des informations
supplémentaires au cotraducteur. C’est le cas lorsque le texte fait référence ou allusion à
un texte existant, à un personnage, à un élément hétérogène inséré dans le récit. Par
exemple, lorsque dans un récit se trouve introduit un conte traditionnel ou le nom de
personnages de fiction que tous les Coréens connaissent. Le conte, le nom, n’ont pas été
choisis au hasard par l’auteur : ils prennent sens dans le contexte. Il est donc nécessaire
de faire connaître la signification de ces inserts au cotraducteur.
Voici un exemple d’ajout informatif :
Le gouverneur avait un fils, âgé de deux fois huit ans [c'est la façon traditionnelle de
compter l'âge], qui, en ce qui concerne la taille et la beauté, égalait Tou Mok, le poète
chinois [comparaison conventionnelle à des poètes ou des calligraphes chinois, Tou
Mok était un très grand poète des Tang]. Son cœur était aussi magnanime que la vaste
mer, sa sagesse aussi profonde. Il maniait la langue à la manière de Yi Baek [encore un
très grand poète des Tang] sa calligraphie valait celle de Wang Hui-ji [un calligraphe
légendaire de la dynastie Chin de Chine].
La version finale :
Le gouverneur avait un fils, âgé de deux fois huit ans, qui, par la taille et la beauté,
égalait Tou Mok, le poète chinois. Son cœur était aussi magnanime que la vaste mer, sa
sagesse aussi profonde. Il maniait la langue à la manière de Yi Baek1), sa calligraphie
valait celle de Wang Hui-ji2).91
Les noms de ces personnages pourraient passer pour Coréens sans les
explications données par le traducteur dans des notes en bas de page. Ce sont tous de
grands poètes et calligraphes chinois de la période classique auxquels les textes coréens
anciens faisaient référence de manière canonique pour décrire un lettré. Le rayonnement
de la culture chinoise antique avait fortement influencé celle de la Corée. Le texte en
question étant un classique, la présence des notes en bas de page y est mieux tolérée que
dans les romans modernes.
Il arrive assez souvent que l'intertextualité que nous explicitons pour le
cotraducteur ne nécessite pas de dispositions spéciales, le contexte permettant aisément
90
Anonyme, Le Chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, 1978, p. 173.
91
Anonyme, Le Chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, 1999, p. 19.
189
la compréhension. Mais même dans ce cas, nous avons maintenu le principe de fournir
des compléments d’information au cotraducteur pour qu’il puisse décider de la solution
la plus adéquate en toute connaissance de cause.
홀 비 귀 총 몽 귀
러
당 귀 신선귀
92
.
92
Hwang Sok-Yong, L'Invité, Changbi, 2001, p. 258.
190
Esprit du veuf qui hante les bois,
Esprit du jeune homme mort puceau,
Mangez abondamment et allez-vous-en !
Esprit du chaman, en dieu Kollip réincarné,
Esprit de l'aveugle errant dans la montagne,
Repaissez-vous et partez !93
! 뭘 혀?
– 궁을 틀었잖 ?
– 상 .
– 상을 쳐
– 포 은 닌 ?
– 이 , 양 !
94
– 말이 많 궁이 운신을 못혀네 그 .
93
Hwang Sok-Yong, L'Invité, Points Seuil, 2009, p. 295.
94
Su Jung-in, « Vagabonds », in Ciseaux, recueil de nouvelles, Hongsongsa, 1977, p.199.
191
d’échecs chinois. C’est une scène populaire en Corée, encore aujourd’hui, même en
ville, où il n’est pas rare de voir des hommes d’un certain âge jouer aux échecs, entourés
de spectateurs qui émettent de temps à autre un conseil. C’est intentionnellement que
l’auteur n’a pas révélé l’identité des personnes qui parlent alternativement. Nous le
signalons au cotraducteur. Nous lui signalons aussi qu’ils ne parlent pas le coréen
standard de Séoul. Enfin, il nous a paru nécessaire d’expliquer aussi, très
sommairement, les règles du jeu d’échecs chinois car elles différent de celles des échecs
occidentaux : nous avons explicité le nom des pions en donnant leur signification en
français et expliqué pourquoi le roi ne peut échapper à l’attaque adverse. Voici le texte
après révision :
– Je te dis que le monsieur t’apprécie, s’il ne sait pas reconnaître les mauvaises
personnes, il sait au moins reconnaître les bonnes d’un seul coup.
Affirma l’agent.
Version révisée :
95
Su Jung-in, « Vagabonds », in Koreana, vol. 3 n° 2, été 1997, Korea Foundation, p.106.
192
– Tu lui plais, m’a-t-il expliqué. Les vauriens, il sait pas les voir, mais pour les types
bien, il a le coup d’œil.96
96
Kim Un-su, « L’estuaire », Moonhakdonge, 2013, en cours de traduction au sein de l'Atelier de la
traduction littéraire à l'Institut de la traduction littéraire.
193
Les explications fournies ici au cotraducteur ont trait essentiellement aux
expressions idiomatiques et aux figures de sens.
Les filles qui écoutaient l’histoire de Sanok éclatèrent de rire, jusqu’à ce que leurs reins
se cambrent. [quand c’est très drôle, on dit « rire jusqu’à ce que les reins se cambrent »,
mot à mot en coréen]
97
기 산 이의 이 기를 던 애 은 허리를 고 웃 댔다.
C’était la grand-mère de l’auberge qui a fait la présentation ; celle-là, pour un peu elle
serait devenue un renard. Voilà, vous faites connaissance. Voici mon neveu de parenté
lointaine, il est marchand de bœufs et il sait bien débourser. [ pour dire qu’une femme
est rusée on dit qu’elle est comme un renard. Ici le narrateur emploie cette expression
pour dire que la grand-mère est plus que rusée, inhumaine.]
이때 에게 인사를 붙 준 이 할 니다. 사 이 못 됐
다니만큼 단이 능 ,
99
– 둘이 인사 게. 이게 먼 조칸데 돈 잘 쓰 .
97
Hwang Sun-Won, La Petite Ourse, Moonji, 1990, p. 104.
98
Hwang Sun-Won, La Petite Ourse, Zulma, 1997, p. 135.
99
Kim Yu-Jong, « Automne », in Une averse, Ilsin, p. 249.
194
Le narrateur est surpris du savoir-faire de la grand-mère qui sert d’intermédiaire
entre le marchand de bœufs et la jeune femme de l’ami du narrateur. En bonne
entremetteuse, elle feint de bien connaître les deux personnes ; plus loin dans le texte,
elle dira même que les nouveaux époux sont faits l’un pour l’autre. Elle se porte garante
du marchand de bœufs disant qu’il est son neveu de parenté lointaine. La commère
pense à sa commission et ne soucie pas du tout des peines du mari ou de la femme, ni
du narrateur. En Corée, on dit d’une femme rusée qu’elle est une renarde. Le renard, en
français, porte lui aussi la connotation de la ruse. Mais pour le lecteur coréen, l’image
de la femme-renard est très forte. Dans les légendes et contes traditionnels, on rencontre
souvent des renards, voire des renards à neuf queues, qui se transforment en femmes
pour ensorceler les hommes. Ce sont des esprits maléfiques qui leur ravissent la vie
pour devenir à leur tour des êtres humains. À l’image du renard est associée une
connotation malveillante, voire démoniaque. Le cotraducteur, en tenant compte de cette
dimension culturelle, a rendu ainsi le passage :
C’est la vieille de l’auberge (celle-là, c’est une vraie sorcière !) qui a fait les
présentations.
– Voilà, vous allez faire connaissance. Lui, c’est mon neveu, un neveu lointain ; il est
marchand de bœufs et il est pas radin.100
100
Kim Yu-Jong, « Automne », in Une averse, Zulma, 1999, p. 32.
195
le sens avec ses valeurs connotées et trouver un signifiant approprié dans la langue
d'arrivée. Ce procédé est à la fois un partage de tâches et une collaboration à visée
synergique.
196
que des explications sur la signification, le mécanisme de la figure. Ceci non pas afin
qu’il calque les composants linguistiques de la forme originale, mais pour qu’il
comprenne le mécanisme de transfert de sens et les connotations attachées, ainsi que les
relations qu’entretiennent le sens et la forme. Le cotraducteur, quand il a compris le
mécanisme et l'effet de la figure, peut évaluer si notre proposition les reproduit dans la
langue d’arrivée. Dans la traduction des figures, l’apport du cotraducteur francophone
est primordial, la forme linguistique dans la langue d’arrivée méritant sur ce point une
attention particulière. Pour que l’apport du cotraducteur soit optimal, la proposition du
traducteur doit lui permettre de bien saisir aussi bien le sens notionnel que le mécanisme
de la figure. Puisque même dans la langue de départ, les constituants de la figure
prennent une signification nouvelle, il nous faut essayer de savoir si les mots
correspondants dans la langue d’arrivée permettent aussi ce décalage sémantique. Sur ce
phénomène, il semble intéressant de rappeler ce que dit Charaudeau sur la transgression
du « sens commun » :
101
Cf. notre citation (chap 2.1.)sur la connotation : « La charge affective des mots au niveau de la
langue ; au niveau du discours certains vocables se chargent d’une affectivité individuelle qui peut être
différente » in La traduction aujourd’hui, p. 212.
197
rôle, leur mécanisme. L’opération traduisante ne peut pas être une opération de
permutation des constituants linguistiques d’une langue à une autre, elle doit être avant
tout une opération analytique. Il faut interpréter le sens de la figure, puis analyser l’effet
produit par l’image dans la langue de départ afin d’évaluer son acceptabilité dans la
langue d’arrivée.
Nous partons donc du principe que la fidélité au sens discursif et littéraire du
texte de départ doit être privilégiée aux dépens de la fidélité servile à la forme originale.
Mais la traduction ne doit pas priver non plus la langue d’arrivée de l’opportunité de
s’enrichir des apports venus d’un autre horizon.
C’est le souci qui semble avoir hanté, et hante, de nombreux traducteurs.
Référons-nous à Valéry Larbaud, à la fois écrivain et traducteur :
Que devra-t-il faire pour ne pas trahir, et pour éviter d’une part le mot à mot insipide et
infidèle à force de servile fidélité et d’autre part la ‘traduction ornée’ ? (Larbaud, 1997 :
62)
Dans l’un des plateaux, nous déposons l’un après l’autre les mots de l’Auteur, dans
l’autre nous essayons tour à tour un nombre indéterminé de mots appartenant à la
langue dans laquelle nous traduisons cet Auteur, et nous attendrons l’instant où les
deux plateaux seront en équilibre. (Ibid., p. 82)
198
notre définition. Chaque figure mérite donc un traitement particulier qui tienne compte
de son environnement.
Nous avons dit plus haut que, dans la métaphore, l’image joue un rôle capital,
car elle est intimement associée au sens figuré. Elle est un constituant de la connotation,
donc de la valeur affective de l’information à faire passer. Le propre des figures est de
faire passer le sens notionnel par le biais de l’image.
Nous distinguerons deux processus dans le traitement de l’image dans la
métaphore : la traduction par la même image et la traduction par une image différente.
102
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 135.
199
사 반기며, - , 본 . 러 를 한데다 붓 니 댈
103
이 손으 뒤져 한편으 몰 치 니 람에 게 눈 추듯 는 .
103
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, p. 193.
104
Joëlle Gardes-Tamine évoque en ces termes la métaphore filée :
« Sur le plan du fonctionnement, on peut caractériser toute métaphore par le rapprochement de mots de
champs sémantiques et associatifs différents, et une tension entre une dimension intellectuelle et une
dimension figurative. […] La métaphore sert ainsi à construire des images, elle nous donne à voir, et
200
Le traducteur Version finale
T’as vu celle qui était assise deuxième partant T’as vu celle qui était assise en deuxième
de la porte, si j’me souviens bien ? Celle-là, partant de la porte, si j’me souviens bien ?
même si on te la donne, qu’est-ce que tu vas Celle-là, même si on te la donne pour rien,
en faire ? On dirait un bœuf qui est prêt à buter qu’est-ce que tu vas bien pouvoir en faire,
contre… c’est que quand on va aller chercher hein ? ça ressemble à un bœuf qui veut
des putes, il faut se dire que c’est comme si on absolument rien savoir, qui est juste prête à te
allait choisir un bœuf aux marchés aux bœufs. foncer dessus tête baissée… C’est que, quand
Un bœuf docile, ça se conduit bien, n’est-ce on va chercher des filles, y faut se dire que
pas ? Il n’a pas la tête trop grosse, la carrure c’est comme quand on va au marché aux
comme il faut etc. Pour des humains, c’est bestiaux. Un bon bœuf, ça fait ce qu’on veut
pareil, une garce à la tête grosse, le corps fort, qu’il fasse, pas ? Il a pas la tête trop grosse, il a
c’est comme un bœuf qui bute contre, c’est une carrure comme il faut, et tout ça… Pour les
difficile à faire travailler. J’avais rencontré une filles, c’est pareil. Une greluche avec une
comme ça en Mandchourie, j’en ai eu jusque grosse tête, un cou trop fort, c’est comme un
là. Comme un bœuf qui résiste, elle s’entêtait, bœuf qui veut rien savoir, c’est pas facile à
n’arrivait jamais à attirer le moindre client. faire travailler. J’en avais rencontré une comme
[est-ce que le bœuf irait pour ce passage ? ça en Mandchourie : j’en avais jusque-là. Elle
peut-être un autre animal pour parler était entêtée, elle arrivait jamais à attirer le
d’entêtement en français, mule, par exemple ?] moindre client : un vrai bœuf qui voulait rien
savoir.105
까 문 으루 둘짼 았든 디 준 문 다 뭐해? 을 는 같은
...... 참, 갈 고르기란 당에 사는 눈치루 봐 해, 리기 돟은 란
헨둥 디 ? 리도 과히 크 , 알 은 ...... 사람 같애, 리 크
이 한년은 는 겉애 리기 힘 든, 만 그런 엠 이 만났다 정
뽕빠뎃데 , 는 증만 리 디 손님을 끌 줘 말이디, 즘생 말 는 건
106
디, 사람 말 는건 못 단이 .
lorsque ces images se constituent en réseaux, parfois obsédants, la métaphore devient la forme
linguistique de l’imaginaire. » (Gardes-Tamine, La Stylistique, 2010 : 21)
105
Hwang Sun-Won, La Petite Ourse, Zulma, p. 93.
106
Hwang Sun-Won, La Petite Ourse, Moonji, p. 73.
201
Cette image du bœuf est en effet étoffée par diverses déterminations : bœuf
entêté, prêt à foncer, bon bœuf, qui ne veut rien savoir. Il y a convergence sur l’idée
qu’il s’agit d’un bœuf difficile à faire travailler. C’est grâce au contexte que le
comparant originel a pu être sauvegardé, car même en coréen, à l’image du bœuf est
plutôt associée la notion d’un animal doux et docile. L’auteur fait ce rapprochement
entre le bœuf et la jeune fille, héroïne du roman, qui n’est pas une beauté mais qui
travaille comme un bœuf docile. Le marchand qui ne voit que l’apparence la compare à
un bœuf, mais un bœuf entêté.
Dans la traduction des figures ou de l’image, nous devons nous préoccuper du
comparé (la partie signifiante de la figure) et du comparant (la partie formelle) : la
traduction consiste alors à trouver la bonne combinaison naturelle entre ces deux
éléments. Et le contexte joue un rôle très important dans le choix des comparants :
l’exemple que nous venons d’analyser illustre bien le fait que les comparants choisis
doivent absolument s’intégrer dans le contexte. Cela signifie aussi que l’opération
traduisante des figures n’est pas une opération linguistique de permutation des
correspondances, mais une opération de communication dans laquelle la figure doit
s’intégrer naturellement dans son environnement. C’est pourquoi traiter une métaphore
isolée de son contexte n’aurait pas de sens en traduction, car elle est destinée à faire
partie d’un ensemble signifiant.
Jusque-là, nous avons examiné les cas où nous avons pu traduire par la même
image en maintenant les correspondances linguistiques de départ ou en trouvant, dans la
langue d’arrivée, des correspondances ou des équivalences ad hoc. Nous avons vu aussi
quel genre d'informations métatextuelles le traducteur communique au cotraducteur
pour que ce dernier connaisse la matérialité du texte de départ.
Nous pouvons logiquement prévoir le cas où une idée ne peut pas être exprimée
par la même image dans les deux langues : pour créer une image équivalente qui ferait
passer le même sens, nous aurons alors besoin de recourir à d’autres comparants.
202
avec des comparants un peu différents. Il s’agit d’un passage du Chant de la fidèle
Chungyang où le serviteur du jeune noble rapporte à Chunhyang l’impression que son
maître conserve de la jeune fille qu’il a aperçue sur sa balançoire :
107
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 28.
108
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, p. 25.
203
de printemps, et l’éleva comme un joyau qu’on de printemps, et l’éleva comme un joyau
tient précieusement dans la paume de sa main. qu’on tient précieusement dans la paume de sa
Chunhyang montrait un amour filial main. Chunhyang montrait un amour filial
exemplaire, son caractère était d’une douceur et exemplaire, son caractère était d’une douceur
d’une bonté parfaite de girafe [si la connotation et d’une bonté parfaites. 109
trop différente, à changer]
이름은 춘향이 르면 중 같이 길러 니 효 이 쌍이 , 인 이 기린
110
(麒麟)이 .
La première figure du texte de départ (le bijou qu’on tient délicatement au creux
de sa main) se laisse traduire linguistiquement du coréen en français sans aucune
entrave. En revanche, pour la deuxième figure, il est impossible de procéder de la même
manière. On compare, en coréen, la bonté parfaite de Chunhyang à celle de la girafe.
Traduite linguistiquement, cette figure donne : « Pour ce qui est de la bonté, elle était
une girafe », cet animal symbolisant la bonté dans la culture confucéenne. Le
cotraducteur a décidé à juste titre que la référence à cet animal produirait un contresens
en français. Ce passage a donc été rendu en qualifiant directement le caractère de
l’héroïne et en dénotant le comparé. Nous pensons, avec le recul, que nous aurions pu
traduire par une autre figure. Bien que nous nous sommes donnée objectif de proposer
une méthode de travail optimale en analysant des exemples pris dans notre corpus, nous
présentons des exemples dont le traitement nous paraît parfois insuffisant. Nous ne
pensons pas que la présente traduction plaide en faveur de l’intraduisibilité des figures :
elle dénonce au contraire un manque d’effort des traducteurs qui, avec plus de réflexion
et de temps, auraient pu trouver une solution mieux adaptée au contexte.
Ici, se pose une question : doit-on considérer qu’une traduction est réussie
lorsqu’elle fait apparaître une équivalence de la forme, c’est-à-dire lorsqu’une figure
de sens est traduite par une figure ? Notre réponse est oui, si la présence de la figure est
naturelle dans le contexte textuel ; non, si l’insertion d’une figure nouvellement créée
porte atteinte à l’homogénéité du texte. En particulier, si la traduction qui reproduit telle
quelle la forme de la figure de départ détourne le sens ou produit des effets inattendus
par rapport au texte de départ, elle va à l’encontre de l’objectif recherché.
109
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 18.
110
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, pp. 8-9.
204
Il nous arrive parfois de garder la forme linguistique de la figure du texte de
départ, bien qu’elle sonne étrangement telle quelle dans la langue d’arrivée, car le
contexte peut pallier l’étrangeté de l’expression. En donnant le sens de la phrase, le
contexte permet d’introduire des figures atypiques dans le texte d’arrivée. Ainsi on peut
dire que l'équivalence des figures ne se forme pas ponctuellement sur la figure elle-
même, mais sur l’ensemble du texte.
Le traducteur et le cotraducteur se corrigent au cours d’allers et retours, ils font
des propositions pour que la reformulation finale s’approche de l’équivalence. Pour le
traducteur en B, il n’est pas certain d’atteindre un sens correct à cause du phénomène de
détournement du sens. Les mots investis dans une figure s’emploient dans un sens
figuré, au deuxième degré. Puisque les composants d’une figure s’emploient au sens
figuré, il est inutile de vouloir traduire par correspondance des mots. Entre les mots de
la langue de départ et ceux de la langue d’arrivée, la correspondance – si elle existe, tant
il est vrai que les champs sémantiques des mots ne se recouvrent presque jamais
totalement – se limite au premier sens du mot. Pour les figures qui s’emploient au sens
figuré, théoriquement il est encore plus difficile de traduire par correspondance. D’où la
nécessité de confier la décision au cotraducteur.
Ce processus de la traduction montre que le cotraducteur valide la version du
traducteur si le sens passe et l'effet est jugé équivalent, sinon il recrée une formulation
plus appropriée dans la langue d’arrivée.
Nous avons pu vérifier que la comparaison se prête mieux à la traduction par la
même image en raison du comparé antéposé qui fait passer la signification de la figure,
tandis que la métaphore se montre quelquefois plus rebelle.
205
construise en se basant sur ce savoir partagé. Le savoir partagé est donc plus impliqué
que la connotation dans le processus de création et de compréhension de la figure. Pour
qu’un substituant puisse remplacer un substitué, il faut qu'il y ait contiguïté entre les
deux termes.
Du point de vue de la traduction, cela suppose que, pour que la métonymie
fonctionne dans la langue d’arrivée, le lien de causalité ou de contiguïté s’établisse de
nouveau. Pour cela, l’environnement contextuel doit faciliter le rapport de causalité ou
de contiguïté et permettre l’établissement du lien entre le substituant et le substitué. Si
dans la langue d’arrivée, entre le substituant et le substitué, la même relation de
contiguïté ne s’établit pas, nous risquons de perdre de vue le sens, son transfert ne
s’effectuant pas. À titre d’exemple, une figure de substitution aussi banale que « outre-
atlantique » pour désigner les États-Unis ne fonctionne pas en coréen. Pour les Coréens,
séparés des États-Unis par le Pacifique, le substituant « outre-atlantique » relève d’une
notion géographique qui leur est étrangère. En revanche, d’autres substituts de « États-
Unis », comme le « Nouveau Monde » ou « le pays de l’oncle Sam », fonctionnent très
bien en Corée comme en Occident.
La relation de contiguïté dans les figures de substitution existe antérieurement à
l’insertion de la figure dans le contexte textuel. La contiguïté qui existe entre le
substituant et le substitué est comparable à la connotation évoquée à propos des
métaphores. Rappelons que nous devons prendre en considération la connotation
produite par le référent car elle peut être différente d'une culture à l'autre.
Il paraît naturel de tenter, d’abord, de traduire la métonymie par le même
substituant, du moins dans la mesure où ce substituant a la même relation de contiguïté
avec le substitué du texte initial. Lorsque ce lien n’existe pas ou ne peut pas s’instaurer,
nous essayons de trouver une figure correspondante. Le phénomène de la synecdoque,
qui existe dans la langue veut que d’une communauté linguistique à une autre, on
n’explicite pas toujours les mêmes caractéristiques d’un même objet, d’où cette
différence dans l’appellation d’un même appareil : vacuum cleaner / aspirateur. La
synecdoque, en tant que figure de substitution tolère, par définition, la permutation de
substituants.
206
Nous pouvons envisager un troisième cas de figure où nous ne pouvons ni
traduire par le même substituant, ni le remplacer par un autre, ce qui nous oblige à en
créer un. A priori, cela paraît difficile, puisqu’une figure de substitution doit reposer sur
un savoir partagé. Lorsque les métonymies sont profondément ancrées dans la culture
de départ, dans un contexte politico-socio-historique donné, nous sommes obligés d’être
créatifs pour trouver une équivalence. À vrai dire, nous avons constaté que la création à
proprement parler ne s’est pas souvent produite dans notre cas, elle se rapproche
davantage des cas de permutation modifiée.
Examinons maintenant, de façon plus concrète, des exemples de traitement en
prêtant attention aux rôles joués respectivement par le traducteur et le cotraducteur.
Lorsqu’il s’agit de permuter un substituant ou de créer plus ou moins une nouvelle
figure, le traducteur doit aider le cotraducteur à bien comprendre le sens notionnel de la
figure et à proposer une figure, du moins s’il estime être en mesure de le faire ; quant au
cotraudcteur, il doit veiller au contexte textuel pour vérifier si la figure proposée par le
traducteur s’intègre bien dans ce contexte, et, si nécessaire, proposer lui-même une autre
figure.
Nous observerons maintenant des exemples de reformulation de la métonymie
par le même substituant, puis par un autre substituant, enfin par une autre figure.
Une chose qui a retenu notre attention est que, même si une figure est passée
dans l’usage de la langue de départ où elle peut être devenue très familière, elle peut ne
pas l’être dans la langue d’arrivée. Ainsi, une figure banale traduite par correspondance
peut devenir dans une autre langue et culture, une nouvelle figure, ce qui signifie que
nous devons surveiller les effets produits et nous demander toujours s'ils sont vraiment
équivalents.
207
Le traducteur Le cotraducteur Version finale
D’une voix d’homme D’une voix bien mâle, le D’une voix mâle et
autoritaire, le vagabond appela : vagabond appela : autoritaire, le vagabond
– Eh ! ma sœur /Katbang, viens – Eh, p’tite frangine ( ?), appela :
voir, viens prendre ça ! viens prendre ça. –Eh ! Katbang*, viens voir,
[Dans l’original, elle est appelée c’est pour toi !111
par l’appellation de la chambre [relecture du traducteur : ça
qu’elle occupe, Katbang qui fait un peu bizarre, si on _____
signifie la pièce secondaire, où mettait Katbang et insérait * Littéralement Chambre du
résident souvent les vieilles une note ?] bout ou Chambre des femmes.
dames ou les belles sœurs non Dans la maison traditionnelle,
mariées. Il est de tradition on appelle parfois les femmes
d’appeler les femmes par la par le nom de la pièce qu’elles
pièce qu’elles occupent ou par le occupent : Chambre
nom du village d’origine. Ici, on principale pour désigner la
ne connaît pas d’autre nom de la maîtresse de maison,
femme. Il faudra choisir.] Chambre du bout pour la
belle-sœur.
– 이 , 방 . 이 다 . 길손이 제법 기 게 리쳤다.112
Ici, la figure joue sur le rapport du lieu avec la personne qui l’occupe – façon
typique en Corée d’appeler les femmes autrefois. Bien qu’elles aient un nom, celui qui
figure sur le livret de famille, on les appelait par le nom de la localité dont elles étaient
originaires ou, comme ici, par le nom de la pièce qu’elles occupaient dans la maison, ou
encore par le nom de leur fils aîné (« mère de X »). Dans toute la nouvelle, cette femme
n’est jamais désignée autrement que par ce nom de « Katbang ». Nous avons finalement
décidé de le traduire par une transcription phonétique explicitée par une note. Le
traducteur a expliqué le phénomène pour le cotraducteur lequel a ajouté une note de bas
de page. Nous ne privilégions pas en principe ce mode de traduction dans des textes
littéraires, mais ici il nous a semblé s’imposer, d’autant plus qu’en français appeler sa
sœur « ma sœur » sonnerait bizarrement. Il aurait été possible d’omettre l’appellatif et
de s’en tenir à quelque chose comme : « Viens voir, c’est pour toi ! » Mais en optant
pour la transcription phonétique, nous pouvons faire connaître au lecteur un aspect
particulier de la culture coréenne. Dans ce cas, la note joue un rôle important, c’est elle
qui explicite et dénote la figure. L’inconvénient est que le lecteur qui a l’habitude de ne
pas aller voir les notes ne percevra pas la signification de l’appellation.
111
Su Jung-In, « Vagabonds », in Koreana, été 1997, p. 107.
112
Su Jung-In, « Vagabonds », Hongsungsa, p. 203.
208
Concernant le travail de coopération entre les deux traducteurs, le premier
explique la signification de l’appellation et son mécanisme. Le cotraducteur, s’il accepte
la proposition du traducteur, rédige une note en fonction de l’explication fournie. Ici,
nous pouvons voir que le traducteur recourt à des modes d'explicitations comme
explication, paraphrase, reproduction de la forme linguistique pour faire comprendre le
sens mais aussi le signifiant de la figure. Lorsque le traducteur juge ne pas être capable
de trouver une reformulation adéquate seule, il recourt à d'autres moyens qui dénotent la
figure. Ainsi le cotraducteur a accès de manière indirecte à l'original pour qu'il puisse
envisager une formule qui respecte le mécanisme et produise un effet équivalent.
Nous avons remarqué, par ailleurs, que certaines figures de substitution
franchissent aisément la barrière linguistique et se laissent transférer dans la langue
d’arrivée. Soit l’exemple suivant :
113
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Zulma, pp. 167-168.
114
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Ilsin, p. 29.
209
des lecteurs pour qui cette figure peut paraître quelque peu étrange, alors que pour le
lecteur de départ, cette expression ne crée pas du tout cette impression.
Quant à « la misère », qui joue sur le rapport concret-abstrait, elle désigne « les
conditions misérables de la vie ». Nous avons apporté une figure qui n’est pas présente
dans le texte original. Rendre « vivre dans les conditions misérables » par une
métonymie est plus concis que de traduire l’expression. Nous avons préféré recourir à
l’expression idiomatique dans la langue d’arrivée. Trouver l’expression qu’un
autochtone emploierait, au lieu de se satisfaire d’une traduction linguistique servile,
c’est le meilleur moyen d’obtenir l’équivalence. N’oubliant pas, d’ailleurs, que les
composants linguistiques employés dans les figures de substitution peuvent changer de
signification en intégrant la figure.115 À partir du moment où nous sommes habitués à
utiliser « la misère » à la place des « conditions misérables de la vie », nous perdons de
vue la motivation de l’expression. Quoi qu’il en soit, il importe moins de rendre une
métonymie lexicalisée par une métonymie lexicalisée que de préserver, comme nous
l’enseigne la théorie interprétative, l’équivalence cognitive et émotive de l’énoncé.
Cet exemple reflète le choix fait en faveur de la liberté de réécriture aux dépens
d’une traduction servile du signifiant du texte de départ. Se basant sur la version du
traducteur, le cotraducteur travaille au polissage du texte traduit en respectant sa
cohérence et son autonomie. Notre méthode est plus axée sur la traduction par
équivalence : une fois que nous avons fait passer le sens, nous essayons de trouver une
expression qui le servira le mieux dans un contexte donné, indépendamment des formes
de la langue de départ.
Dans l’exemple suivant, nous avons affaire, de façon plus allusive, à une figure
de focalisation. Elle apparaît à deux reprises dans la même nouvelle :
115
Le Guern, op. cit., p. 92 : « la métonymie devient une entité sémantique autonome, où l’analyse
sémique ne retrouve pas les éléments constitutifs du sens primitif. »
116
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Zulma, p. 165.
210
aussi un service sexuel], et lui, il travaillerait
comme ouvrier.
울 올 는 을 재 고 기는 동을 고, 둘이 게 벌면 한
117
생활을 할 을 텐데, 이런 산 에 굶 을 맛이 었다.
울에 을 잘 면 몇 해 후에는 까 는 는데,
119
기에는 굴이 예뻐 한다는 문을 은 는 리 다.
117
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Ilsin, p. 29.
118
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Zulma, p. 167.
119
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Ilsin, p. 29.
211
son patron » signifie « devenir la concubine du patron ». Dans cet exemple, le contexte
verbal éclaire suffisamment le sens de la figure pour que nous puissions conserver les
mêmes substituants dans la langue d’arrivée. Le contexte aidant, il est inutile d’être plus
explicite.
L’auteur maintient tout de même un minimum d’ambiguïté sur l’attitude du
mari, lequel pousse sa femme dans le lit d’un autre sans dire trop directement qu’il la
prostitue. Dans plusieurs de ses nouvelles, Kim Yu-Jong aborde le problème de la
misère dans laquelle vivaient les paysans pendant la période coloniale : les mœurs
étaient dépravées, les gens étant condamnés à se soucier avant tout de survivre.
À travers cet exemple, nous voyons que la même figure est traduite légèrement
modifiée selon le contexte, ce qui signifie que notre traitement s’inscrit dans une
démarche traductologique, non linguistique : nous adaptons notre solution à
l’environnement discursif. Cette démarche se justifie par le fait que nous privilégions la
traduction par équivalence fonctionnelle, en tentant de créer les mêmes effets auprès du
lecteur par des moyens différents.
Dans les exemples observés jusque-là, nous avons traduit en reprenant les
substituants de la langue de départ, quitte à les modifier pour qu’ils s’intègrent au
nouvel environnement contextuel. Dans certains cas, nous trouvons une correspondance
dans la langue d’arrivée et l’adaptons pour faire passer le sens voulu. L’exemple suivant
est extrait du roman La Petite Ourse : il s’agit d’une scène où une amie de l’héroïne
accouche. En coréen, on appelle assez crûment le nouveau-né encore sanguinolent « une
boule en sang ». Nous avons dû trouver une autre réexpression pour cette métonymie.
기 간 의 손에 치 린 한 개의 핏덩 리는 그 게 해 기 살 다는 을
121
이기 도 는 듯이, 조그 한 팔다리를 동 리며 리를 르고 는 이었다.
120
Hwang Sun-Won, La Petite Ourse, Zulma. p. 146.
121
Hwang Sun-Won, La Petite Ourse, Moonji. p.112.
212
Le traducteur a pensé que traduire cette figure par le même constituant serait
gênant pour le lecteur d’arrivée. Ainsi il a proposé de la traduire par un autre substituant
de même registre. Le cotraducteur a réexploité la métaphore morte en français du « petit
bout de chou » en l’étoffant de la détermination « tout sanguinolent ». La figure
d’origine, une métonymie, est traduite ici par une métaphore. Mais l’effet est similaire.
Nous avons dans les deux cas recours à une figure devenue très conventionnelle pour
décrire le nouveau-né. Ici, l’explication du traducteur et sa tentative de traduction
servent à aider le cotraducteur à trouver un compromis qui produise une équivalence.
122
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Zulma, p. 15.
123
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Ilsin, p. 19.
213
l’avons signalé au cotraducteur. Cette figure, qui exprime par un de ses aspects la
relation sexuelle, est une expression passée dans l’usage de l’époque. Quel équivalent
lui donner dans la langue d’arrivée ? Nous avons imaginé une nouvelle figure, celle de
la braguette, laquelle porte elle aussi une connotation sexuelle évidente. Nous avons
donc recouru à un autre substituant mais l’effet est conservé : nous avons une image,
bien que différente de celle du texte de départ.
Quant à la deuxième figure, une recherche d'équivalence s'imposait également
car l’original traduit linguistiquement n'était guère acceptable. Nous avons, en utilisant
l’expression lexicalisée française « rouler sur l’or », recréé une figure dans laquelle
l’image de la richesse, en coréen aussi bien qu’en français, est représentée par l’or. L'or,
emblème de la richesse, remplaçant le terme abstrait « richesse », fait plutôt de
l'expression une métaphore. Cette figure de substitution fondée sur le jeu du rapport
signifiant-signifié sert de support à la naissance d'une image. Nous avons tendance à
penser que les images sont produites essentiellement par la métaphore et la
comparaison. Mais ainsi que le dit Le Guern (1973 : 106), « il arrive fréquemment que
la métonymie serve de support à une image, lorsqu'elle remplace un terme propre
abstrait ou moins concret. C'est ce qui s'est produit, par exemple, dans la métonymie du
signe. Désigner la royauté par 'le sceptre', 'la couronne' ou 'le trône' introduit l'image du
sceptre, de la couronne ou du trône .»
La figure de substitution, par son mécanisme même, tolère, dans l’opération de
la traduction, la substitution d’éléments linguistiques qui se réfèrent au même objet.
Lorsqu’un substituant n’est pas transférable, il faut trouver un autre substituant pour
rester fidèle au sens. Vouloir rester fidèle aux constituants de la langue de départ aurait
pour conséquence, souvent, de trahir et l’auteur et le génie de la langue d’arrivée.
Dans ce cas de figure, la coopération entre le traducteur et le cotraducteur doit
être encore plus étroite pour trouver un équivalent qui s'insère dans le texte d'arrivée
sans détonner.
Nous analyserons maintenant le cas inverse, la traduction d’une figure
lexicalisée dans la langue de départ mais qui ne l’est pas dans la langue d’arrivée.
L’exemple est extrait de la même nouvelle :
214
Le traducteur Le cotraducteur Version finale
Les gens jasaient dans son dos tout Les gens jasaient dans son Les gens jasaient dans son
en la jalousant : n’avait-elle pas dos tout en la jalousant : dos tout en la jalousant :
changé sa destinée parce qu’elle n’avait-elle pas changé sa n’avait-elle pas changé sa
portait un jupon ? [traduit destinée rien qu’en portant destinée grâce à ses
linguistiquement : n’avait-elle pas un jupon ? jupes ?124
changé sa vie seulement grâce à sa
jupe ?, sens : elle a changé sa
destinée parce qu’elle est une
femme. Cela fait bizarre en français]
124
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Zulma, p. 15.
125
Kim Yu-Jong, « Une averse » in Une averse, Ilsin, p. 19.
215
Nous allons maintenant observer des cas où nous avons introduit dans notre
traduction une figure qui n’existe pas dans le texte de départ. Cet exemple est extrait du
roman M. Han.
Le traducteur propose une figure mais comme il n'est pas sûr de sa pertinence, il
ajoute une explication dans son essai de traduction. Le traducteur a réécrit en imaginant
ce qui se dirait en français dans cette situation. La figure, qui joue sur le rapport de la
partie au tout, renforce le fait que l’homme en question, qui était attendu, ne se montrait
pas dans les parages. « Il ne montra pas le bout de son nez » est ce qui se dirait
spontanément dans la langue d’arrivée. Comme l’expression est une figure lexicalisée,
devenue fait de langue, elle ne porte pas préjudice à l’équivalence stylistique.
Le recours à une figure en un endroit où il n’y en avait pas dans le texte
d’origine permet aussi d’équilibrer l’ensemble et de compenser l’effacement éventuel
d’autres figures ailleurs, non rendues dans le texte d’arrivée. Ces ajouts contribuent à
compenser la perte stylistique provoquée ici ou là par la traduction de figures plus ou
moins dénotée, qui ne réalise pas d’équivalence formelle. Comme nous l’avons dit à
plusieurs reprises, l'équivalence d'un texte littéraire traduit doit se mesurer dans sa
totalité.
Le traitement des figures nous apprend une fois de plus que la traduction mot à
mot ne rend pas justice au sens, et que la traduction est une opération globale qui doit
prendre en charge le sens notionnel, les constituants du sens, le contexte, la situation de
l’énoncé.
De l’analyse des exemples de figure, nous pouvons dégager les questions qu’il
convient de se poser :
126
Hwang Sok-Yong, M. Han, Zulma, p. 94.
127
Hwang Sok-Yong, M. Han, Changbi, p. 160.
216
1. le sens est-il bien exprimé ?
2. l’équivalence d’effet a-t-elle lieu ?
3. la solution ne détonne-t-elle pas dans le contexte ?
Ainsi, nous avons vu que certaines figures de substitution peuvent être rendues
avec les mêmes comparants ou substituants que dans le texte original, sans subir de
transformation, autrement dit la traduction littérale fonctionne dans certains cas. C'est
peut-être la preuve que, malgré la diversité des cultures et des langues, il existe un fond
commun des représentations du monde.
Certaines figures ont nécessité un retraitement. Dans certains cas, les normes
linguistiques ou stylistiques de la langue imposent la création pure et simple de
nouvelles figures. Les modifications apportées au lexique ou à la structure ne
correspondent nullement à un détournement de sens, car le mécanisme même de la
figure de substitution fonctionne sur un procédé de glissement à l’intérieur du même
champ sémantique. Nous avons vu aussi que dans certains cas, cette transposition ne
pouvait pas fonctionner de façon autonome, il nous a fallu l’agrémenter d’une note.
Dans la mise en œuvre de ces procédés, le traducteur joue le rôle d’un lecteur
interactif qui doit, dans un premier temps, interpréter le discours dans son intégralité, et,
dans un deuxième temps, recréer les figures pour que le cotraducteur, et enfin le lecteur,
qui est le destinataire final de la traduction, puisse interpréter à son tour la pensée de
l’auteur. L’attente du lecteur et son implication dans l’univers littéraire doivent être
préservées dans le texte d’arrivée. Car, ainsi que l’affirme Michael Riffaterre :
« dans le discours littéraire, toute métonymie peut jouer comme métaphore et comme
périphrase de l’ensemble : à tout endroit du texte où le système reste implicite, le lecteur
est en mesure de combler les lacunes et de rassembler, à partir de chaque métonymie la
représentation complète, dont l’évocation n’est normalement commandée que par le
mot-noyau. (Riffaterre : 111)
Le traducteur ne doit pas oublier qu’il n’a pas à livrer l’œuvre littéraire traduite
toute expliquée, toute dévoilée. Les stratégies de production du sens mises en œuvre par
l’auteur doivent être respectées dans le texte traduit.
217
Jusque-là, nous avons vu ce qui se passe dans la phase de réexpression du
traducteur. Le traducteur dispose d’un atout capital, qui est sa bonne compréhension
linguistique, culturelle et narrative. Mais sa maîtrise de la langue B comporte des
insuffisances que nous avons aperçues au fil des exemples. Son texte est acceptable, il
permet de comprendre l'histoire, la trame narrative, le vouloir dire, les effets
stylistiques, mais ce n'est pas un texte abouti littérairement parlant. Le lecteur ne pourra
pas y trouver le plaisir et l'émotion attendus s’il comporte des défaillances expressives.
D'où notre stratégie de ne considérer cette réexpression que comme une étape
intermédiaire de la traduction. Le traducteur se donne pour objectif de produire une
version qui doit restituer tous les aspects du texte de départ, le sens notionnel, les effets,
etc. Mais, conscient de ses limites, il confie au cotraducteur le soin de parfaire la
traduction en lui fournissant des explications sur le texte.
La grande leçon que nous avons tirée de cette pratique est que ce dispositif
facilite la compréhension du cotraducteur. Si nous avions l’ambition de proposer un
texte plus abouti en nous efforçant de faire de « belles phrases », peut-être idiomatiques
mais déviant du vouloir dire, le cotraducteur serait contraint de poser beaucoup de
questions pour comprendre le sens de l’original.
Comme nous allons le voir au chapitre suivant consacré à la révision, le
cotraducteur ne se contente pas d’une relecture superficielle, mais participe pleinement
à l’opération traduisante. Il essaie de restituer le texte original lui-même en s’appuyant
sur le texte du traducteur. Pour les passages qui manquent de clarté, il pose des
questions. Ce dispositif permet de raccourcir le processus de la réécriture puisque le
traducteur, en anticipant ses questions, évite au cotraducteur de se fourvoyer dans des
interprétations erronées.
218
Chapitre IV. Le processus de la réécriture
Dans une opération de traduction, tout traducteur est en même temps son propre
réviseur : en se relisant, il corrige, améliore et réécrit son texte dans la phase finale de
son travail. La frontière entre la traduction et la révision n'est pas nettement délimitée
lorsqu'il s'agit d'une traduction vers la langue maternelle. Il n'en va pas de même dans
notre cas où les deux activités sont conduites par deux acteurs suivant l'ordre
chronologique des opérations. Le rôle de chacun doit être précisé.
Le traducteur aura effectué une première révision de son travail avant de le
transmettre au cotraducteur. Ce dernier prend donc le relais. Il se livre à son tour à un
travail de compréhension, déverbalisation et réexpression, effectuant en quelque sorte
les mêmes opérations que le traducteur, mais dans la même langue. L'avantage est que
le cotraducteur n'ayant pas participé à la traduction première, le texte va bénéficier d'un
regard nouveau et critique.
Une fois introduit dans l'univers du récit, le cotraducteur dispose, en plus de la
traduction du traducteur et de ses informations complémentaires, d'autres outils : la
logique interne, la vraisemblance de l'histoire, plus généralement sa connaissance du
monde. Toutefois les difficultés existent. Privé de référence directe au texte d'origine, le
cotraducteur peut rencontrer des difficultés de compréhension, privilégier un sens
erroné, sous-évaluer un terme ou surévaluer un détail, aboutissant à une sous-traduction
ou une sur-traduction. Il doit donc s'assurer l'assistance du traducteur, lui demander
d'élucider tel passage, telle expression, tel mot, jusqu'à ce que le sens du texte soit
clairement établi à ses yeux et dépourvu de toute ambiguïté. Il lui faut appréhender le
texte aussi bien dans son contenu que dans sa forme. Au début d'un roman, les questions
posées sont plus nombreuses car il ne dispose pas encore du soutien du contexte : les
hypothèses qu'il formule sont plus ouvertes, la situation, les thèmes, les personnages ne
sont pas encore solidement caractérisés. L'imprécision des données ne se réduira qu'au
fur et à mesure qu'il avancera dans le récit.
Dans la phase de réécriture, le cotraducteur reformule ce qu'il a compris sans
subir la pression des mots de l'original. Ce phénomène est aussi vrai pour le réviseur
« normal », ainsi que le remarque Louise Brunette.
219
En effet, attaché à suivre le déroulement des idées dans le texte d'arrivée, le réviseur
garde son autonomie face à l'hypnose du texte de départ, et conséquemment, subit
moins que le traducteur la tyrannie de la forme du TD [texte de départ], source,
notamment, d'interférences linguistiques. (Brunette, 1998 : 168-169)
220
de mettre en évidence les différentes étapes du processus de traduction : les échanges
entre le traducteur et le cotraducteur illustrent bien le processus mental du transfert de
sens.
221
aussi entre crochets dans un premier essai de réécriture qu'il retourne au traducteur. Par
le biais de ces questions, le traducteur peut savoir si sa version a été lisible et limpide,
ou pas.
En observant quelques exemples tirés des premières versions fournies par le
cotraducteur, nous allons ici nous intéresser aux passages qui lui posent des problèmes,
car ce sont ceux-là qui illustrent le mieux ce qui fait obstacle à sa compréhension.
약 이 빠는 못 온댄다. 한 사실은 …… 을 좀 르 줄 불러 . 속
129
–도데체 리 반 죄 이 뭐 든?
128
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, 10/18, 2002, p. 99.
129
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, Changbi, 2000, pp. 82-83.
222
frère. Mais l'agent chargé du dossier ne lui accorde pas l'entrevue demandée. Au lieu de
cela, il lui dit la phrase dessus. Cette phrase, en coréen, nous semblait assez explicite
pour signifier que l'agent attendait un pot de vin. Il l'a convoquée pour lui apprendre
qu'il faut racheter la liberté de son frère. Nous avons donc répondu au cotraducteur :
[pour lui apprendre qu'il faut savoir acheter les hauts responsables avec de l'argent].
Dans ce passage, la remarque du réviseur était inattendue tant nous étions persuadée que
l'implicite était clair. Nous avions produit une forme de réexpression assez proche de
l'original, mais elle n'était pas claire à ses yeux. L'apport du cotraducteur est judicieux
pour arriver à la version définitive : en tant que premier lecteur, il contrôle le sens. Il
s'en est tenu, dans la réexpression, à l'énoncé du sens, solution qu'on pourra juger
insuffisante car elle écarte le côté allusif de l'original.
Dans l'exemple suivant, il s'agit de la scène où la sœur de l'accusé va rencontrer
un des camarades de son frère pour trouver un moyen de le tirer de prison. So Hak-jun
est aussi un médecin, tout comme Han, mais lui est bien installé. Car il a fait défection
au moment où l'armée du Sud est montée jusqu'à Pyongyang et, engagé par l'hôpital
militaire du Sud, il est revenu à Séoul avec l'armée ; ainsi, bien que Nord-Coréen, il ne
fait pas l'objet de soupçons. Le sens de la phrase est : « Même si on le questionne, So
Hak-jun, bien établi dans un hôpital militaire, n'a rien à craindre. » La première
reformulation du cotraducteur n'est pas correcte :
223
d'un traitement particulier, etc. ils des tas de questions... Mais les sbires ne l'avaient
posaient des tas de questions Il craignait pour lui-même, pas inquiété davantage, lui
ainsi. lui dit-il, d'être inquiété à son So Hakjun, pour la raison
Suh Hak-jun lui apprit que s'il tour un jour prochain, qu'il travaillait dans un
n'était pas lui-même militaire, il d'autant qu'il n'était pas hôpital militaire.130
n'allait pas être épargné de militaire [correct ?]
soupçon lui non plus.
그 는 도 군병원으 준 를 다. 한 사의 청한 몰 을 고
놀 면 도 반 워 다. 준 는 며칠 전에 증인 문을 으러 다 왔다는 다.
약동 회 게 이뤄졌 , 은 뭐이댔느냐 군 . 기 참 한 사람 전원의 재를
말해 , 한 이 에 당의 신 을 고 별 를 은 게 사실인 , 는
콜콜히 데다.속
131
눈치 준 신도 현 군인이 니었으면 의 을 같았다는 기다.
130
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, 10/18, 2002. pp. 102-103.
131
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, Changbi, 2000, pp. 85-86.
224
ça demain en détail. Je vous retrouve donc deux heures devant la prison.132
vers deux heures devant la prison. [je ne suis
pas sûr de bien comprendre ces lignes]
한 사는 다른 생 을 면 건 으 다.
약갓 세다 . 일 분 다 만 세한 니 길 디 . 후 에 형 근
133
만 .속
Bien qu'il dise ne pas être sûr du sens, le cotraducteur n'a pas dévié par rapport à
l'original. Pour le rassurer, nous lui avons expliqué le passage : [Yongsuk lui répond
sans sincérité, elle fait semblant d'accepter d'aller à la prison accompagnée de Mme Lee,
mais au fond, elle se dit qu'il vaut mieux qu'elle aille voir son frère seule, parce qu'elle
ne fait plus confiance à personne, ni à Mme Lee, ni au jeune homme qui dit avoir
partagé la cellule de son frère. Elle propose donc à Mme Lee de la retrouver le
lendemain, mais entre-temps, elle se sera débrouillée pour aller voir son frère seule.] Le
cotraducteur, trouvant une réponse satisfaisante dans les explications fournies par le
traducteur, a maintenu la formulation inchangée.
Nous voyons, à travers ces exemples que le cotraducteur essaie d'appréhender le
sens au plus près. Le dialogue entre le traducteur et le cotraducteur montre que, en dépit
des explications fournies par le traducteur, des ambiguïtés sur le sens persistent. En tant
que premier lecteur, le cotraducteur veille à l'exactitude du sens : s'il n'a pas compris le
sens clairement, il ne peut pas le reformuler à son tour.
132
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, 10/18, p. 120.
133
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, Changbi, p. 100.
225
Dans ce premier exemple, le cotraducteur a souligné un passage : il ne
comprenait pas pourquoi le fait d'avoir de grosses lèvres augure de la richesse –
croyance populaire qu'il ne connaissait pas. Dans la tradition, les Coréens étaient
attentifs à la morphologie du visage : un grand front est signe d'intelligence, des yeux
écartés de générosité, l'arête du nez droite de courage et vigueur, les grosses lèvres de
richesse. Lorsqu'il a disposé de cette information, le cotraducteur a pu aménager le
texte :
돼 할 만큼 그 툽툽 게 생긴 굴이다. 다 년이 니까 올해
열 인데 은 남 다 살이 덜 다. 남은 잘도 훤칠히 크건만 이건 위
뭉 한 이 눈에는 허릴 이 참외 같다. 참외 중에는 참외 제일 맛 좋고 이쁘니까
말이다. 둥 고 단 눈은 니 좋고 좀 쳐 찢 졌 만 은 이 이
135
음 니 좋다. 만 많이 게 되면 팔 는 고만 니냐.
Comme nous l'avons dit, en procédant vers une langue et culture étrangères, le
traducteur peut avoir du mal à évaluer ce qui, de sa culture, est recevable
immédiatement de son futur lecteur. Le cotraducteur est mieux placé que lui pour
identifier les lacunes notionnelles du lecteur face à l'implicite culturel. Ses questions
font ressortir les difficultés de compréhension que pourraient rencontrer les lecteurs du
134
Kim Yu-Jong, « C'est l'printemps », in Une Averse, Zulma, 2000, p. 83.
135
Kim Yu-Jong, « C'est l'printemps » in Une Averse, Ilsin, p. 66.
226
texte d'arrivée et la nécessité de rendre suffisamment accessible l'implicite culturel
coréen.
Le cotraducteur a opté pour « Mais ses lèvres épaisses permettent de penser
qu'elle aura jamais faim […] ». Grâce à cette modification, on comprend mieux que les
grosses lèvres ont en Corée une signification particulière.
Voici un autre exemple qui relate un fait des coutumes extrait du roman de
Hwang Sun-won, dont l'arrière scène est des années 1940.
이는 권 는 에 와 으며 러, 제법 정 인 티
난다고 웃 다. 그러는 이는 을 으니, 그리고 염 인의 옷
그 고 니, 른다워 정말 던 언니 간만에 한 듯한 느낌이었다.
그러 그 살이는 엔간히 고된 살인 듯, 다정히 웃는 웃음에도 딘 피
137
깃 었다.
Jousim, une ancienne prostituée, travaille comme bénévole dans un asile qui
accueille des réfugiés revenus de Chine et de Mandchourie à la Libération. La version
du traducteur semble manquer de cohérence à première vue. Dans un premier temps, on
dit que Jousim n'est pas mariée, mais elle a l'air d'une grande sœur qui revient chez elle
longtemps après son mariage. Dans la phrase suivante, on parle de sa vie dans sa belle
136
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, p. 181.
137
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, p. 138.
227
famille comme si elle était réellement mariée. Le réviseur s'interroge sur cette
contradiction. Nous avons dû expliquer que l'auteur fait une comparaison entre le travail
dur qu'elle fait pour le centre d'accueil des réfugiés et celui d'une jeune mariée au sein
de sa belle-famille. Il est sous-entendu que dans la Corée confucéenne d'autrefois, la
mariée devait travailler dur pour sa belle-famille et ne pouvait revenir voir sa famille
d'origine que rarement.
Une fois sûr du sens, le cotraducteur a modifié marginalement sa phrase. Face à
des passages qui ne semblent pas logiques, le cotraducteur joue la carte de la prudence.
Encore une fois, il a besoin de comprendre le texte de façon précise pour l'améliorer.
Son rôle ne consiste pas à effectuer un simple lissage linguistique, il est un deuxième
traducteur qui passe par les trois étapes de la compréhension, de la déverbalisation et de
la réexpression. Il s'implique activement dans la construction du sens.
D'autres éléments lui posent aussi des problèmes de compréhension, notamment
les références intertextuelles, fréquentes dans les textes classiques.
1.3. L'intertextuel
Dans cet exemple, où le traducteur n'a pas anticipé la nécessité d'expliciter un
élément intertextuel, le cotraducteur interroge le traducteur pour comprendre. Il s'agit
d'un passage où l'héroïne du même roman se lamente sur son sort en invoquant les dieux
du ciel. Le cotraducteur demande des détails sur cette référence à la mythologie
coréenne pour saisir le sens exact :
228
sang et larmes. Son sang et ses larmes ont plus de jade, mais de sang et de larmes. Son
formé une même rivière qui coule au verger sang et ses larmes formaient une sombre
des célestes pêchers [ ?]. rivière, pareille à celle qui coule au céleste
verger de pêchers.138
138
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 102.
139
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, p. 147.
229
En plus des questions sur la langue et sur les éléments culturels, nous en
rencontrons d'autres d'ordre narratif, sur l'agencement du récit.
Cette scène de torture évoque les usages pénaux d'autrefois. Dans un premier
temps, le traducteur a traduit sans se poser de questions sur des points que le
cotraducteur, lui, a relevés.
La deuxième question pointe un trait particulier au récit coréen : une parole ou
un dialogue peut n'avoir pas d'énonciateur clairement identifié. Ici, il nous semble que
140
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 97.
141
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, p. 141.
230
c'est un des officiers de justice ou l'un des soldats qui lance cette exclamation à la
cantonade pour signaler l'arrivée du gouverneur.
Sur les autres points, concernant le bâton rouge, les bourreaux utilisaient
traditionnellement des bâtons de bois peints en rouge, cette couleur vive étant supposée
conjurer le mal. Pour la dernière question, nous avons expliqué qu'il s'agissait bien d'une
chaise spécifiquement dédiée à la torture, mais nous avons décidé de garder simplement
le mot « chaise », tout à fait explicite.
Par ces exemples, nous pouvons appréhender la nature des questions que le
cotraducteur pose au traducteur pendant son travail. Il produit une première version en
lisant la version du traducteur et en y insérant un certain nombre de questions qu'il se
pose et pose à son tour au traducteur. Ses questions sont de toute sorte : sur les faits
culturels, sur les ambiguïtés – qu'elles soient dues à l'auteur, à la langue, aux usages
discursifs coréens ou encore aux insuffisances de la version produite par le traducteur.
Elles sont la marque de ses hésitations en matière de compréhension ; intervenant sur un
texte en devenir, il ne peut avancer dans son travail tant qu'il n'a pas saisi le sens exact.
En vérifiant le sens dans le texte de départ et en préparant des réponses à ses questions,
le traducteur apprend à mieux appréhender le type de difficultés qu'il rencontre. Les
enseignements à tirer de ce constat sont que le sens exact est la priorité absolue ; et qu'il
faut se méfier aussi bien des phrases trop belles dans la langue d'arrivée que de celles
qui calquent l'original. Seule une réexpression d'un sens déverbalisé et tenant compte de
l'implicite culturel permet d'approcher le sens au plus près.
Nous avons étudié jusque-là l'étape de compréhension, préalable au travail
proprement révisionnel. Nous examinerons ce qui se passe dans la phase de
réexpression du cotraducteur.
2. La réexpression du cotraducteur
Nous analyserons ici les étapes du travail de révision postérieures à la
compréhension. Le cotraducteur a obtenu les réponses aux questions qu'il a posées au
231
traducteur. Il est maintenant assuré de cerner correctement le sens du texte et il va
pouvoir s'occuper de son amélioration.
Certains passages comportent des fautes de langue, pour lesquelles le
cotraducteur effectue les corrections nécessaires. Par fautes de langue, nous entendons
les fautes de morphosyntaxe et, plus généralement, toute expression linguistique qui fait
violence à l'usage de la langue d'arrivée. Ce travail du cotraducteur peut être qualifié de
« correction linguistique ». De telles fautes – spécifiques de la traduction en B –
peuvent être des fautes d'inattention du traducteur, mais aussi des fautes dues aux
limites de sa maîtrise de la langue d'arrivée. Par ailleurs, des passages sont retouchés
bien qu'il n'y ait pas de fautes de langue. Il s'agit là d'améliorations apportées par le
cotraducteur. Il nous a semblé intéressant d'étudier séparément ces deux types
d'intervention, car nous pourrons ensuite mieux cerner la nature des difficultés
auxquelles est confronté le traducteur. Dans le chapitre sur la correction, nous verrons
quelles sont les faiblesses linguistiques du traducteur et dans le chapitre sur
l'amélioration, nous analyserons jusqu'où le cotraducteur intervient dans la réécriture du
texte, en fonction de quels critères.
Un point important à signaler dès à présent est que le travail du cotradcuteur
n'est pas la dernière étape de la traduction. Le texte révisé sera ensuite relu par le
traducteur, qui effectue un contrôle pour être sûr que le cotraducteur ne s'est pas éloigné
du sens originel. Si bien que le cotraducteur peut encore, à ce niveau, interroger le
traducteur ou en proposer plusieurs formulations alternatives.
En réalité, la correction des fautes linguistiques et l'amélioration sont effectuées
en parallèle par le cotraducteur, il ne corrige pas d'abord les fautes pour passer ensuite à
l'amélioration. Les fautes ou maladresses linguistiques commises par le traducteur étant
en général évidentes aux yeux du cotraducteur, il les corrige sans consulter son
partenaire. En matière d'amélioration, il pallie l'insuffisance de l'expression du
traducteur même si elle est acceptable, s'il le juge nécessaire. Il lui arrive assez souvent
de réécrire des phrases et des passages entiers. De ce fait, sa tâche est plus lourde que
celle d'un réviseur ordinaire qui, d'après les définitions usuelles, n'a pas à aller jusqu'à
réécrire.
Selon Paul Horguelin en effet :
232
La révision, on retiendra tout de suite, en attendant d'y revenir de façon plus détaillée,
qu'il s'agit d'une amélioration, et non d'une retraduction ou d'une réécriture, pas plus que
d'une modification purement gratuite.142
142
Paul Horguelin, Pratique de la révision, Linguatech, Québec, 1985, p. 9.
233
d'une langue qui lui permet de manier sa langue avec naturel, sans commettre des
fautes. Dans la langue courante, c'est ce qui lui permet de savoir ce qui est « français »
ou non sans mobiliser d'efforts particuliers.
Lorsque nous nous exprimons dans notre langue maternelle, notre intuition
donne toute sa mesure, tandis que lorsque nous utilisons une langue étrangère, cette
compétence est non pas absente mais du moins limitée : à force d'entendre parler, de
lire, de se faire corriger, nous savons, dans une certaine mesure, ce qu'il faut dire ou pas.
D'où la difficulté du traducteur, dont l'intuition en français est limitée, à établir
l'équivalence tout à fait juste entre les textes de départ et d'arrivée. Parfois c'est la
grammaire, notamment l'utilisation des temps verbaux, qui est en défaut, parfois ce sont
les expressions idiomatiques, ou encore l'enchaînement logique dans la langue d'arrivée.
Le traducteur sait en général où résident ses faiblesses. Les défaillances d'ordre
linguistiques de la version du traducteur sont assez facilement repérables par le
cotraducteur car celui-ci peut se fier à son intuition dans sa langue maternelle.
Nous examinerons quelques exemples de corrections apportées par le
cotraducteur.
234
chronologie du récit pour que le cotraducteur puisse appréhender correctement son
déroulement. Il est arrivé que nous ayons manqué de vigilance à ce sujet, comme c'est le
cas dans l'exemple suivant, emprunté à la nouvelle « La route de Sampo ».
Traducteur Cotraducteur
Yongdal restait un moment dans la rue en se Immobile, Yongdal ne savait quelle
demandant quelle direction il devrait prendre. direction prendre. Dans la faible clarté du
Le vent matinal de l'hiver le fouettait sans jour naissant émergeait une plaine nue où les
merci. Le coup de soleil qui se levait découvrit ruisseaux et les flaques gelées réfléchissaient
une plaine nue, les ruisseaux et les flaques les premières lueurs. Accouru du fond de
d'eau gelées réfléchissaient le rayon de soleil. l'horizon, le vent glacial du petit matin lui
Le vent qui soufflait de loin arrivait jusqu'à lui fouettait le visage. Les arbres au bord de la
en coupant l'air. Plusieurs dizaines d'arbres route agitaient nerveusement leurs branches
nus au bord de la route se balançaient au grès nues.
du vent. Quand Yongdal était passé en ce même
Lorsque Yongdal était passé par là, il y a endroit, quatre mois plus tôt, on était en
quatre mois, c'était en pleine moisson et les pleine moisson ; les travaux étaient déjà bien
travaux de construction étaient arrivés avancés, et il n'ignorait pas que, lorsque
quasiment à terme. Il savait qu'avec l'arrivée l'hiver viendrait, le chantier fermerait pour
de l'hiver, les travaux s'arrêteraient pour ne rouvrir qu'au printemps. Et,
reprendre au printemps suivant. Comme il s'y effectivement, le bureau avait fermé trois
attendait, le bureau d'intendance des travaux a jours plus tôt et Yongdal avait dû quitter sa
fermé la porte il y a juste trois jours, et pension et filer à l'anglaise en prenant soin
Yongdal ne cherchait qu'à s'échapper de sa d'oublier de payer sa note.143
pension. [Yongdal doit être un ouvrier
journalier qui se faisait engager sur le coup,
comme il n'a plus de boulot, il cherche à
s'échapper sans payer ce qu'il doit sans doute]
은 디 갈 인 궁리해 면 깐 었다. 벽의 울 람이 게
불 왔다. 는 침 빛 헐벗은 판이 러났고, 곳곳에 붙은 이
웅덩이 반사되 빛을 다. 람 리 먼데 몰 쳐 그 는 공을 베면
다. 만 남은 이 그루 판 에 람에 흔 다.
그 전에 이곳을 았을 때에는 한참 추 기에 이르러 었고 이미 공사는
판이었다. 울이 게 되면 공사 봄으 연기될 고 으리 는
을 그는 진 예상 던 다. 니 다를까, 현 사 사 전에 문을 았고,
144
이는 에 기회만 리고 었던 이다.
143
Hwang Sok yong, « La route de Sampo » in La Route de Sampo, Zulma 2002, p.109.
144
Hwang Sok yong, « La route de Sampo » in La Route de Sampo, Changbi, 2000, p. 200.
235
commentaire entre crochets : le personnage principal est un ouvrier journalier remercié,
qui souhaite quitter la région discrètement. Ne sachant où aller, il hésite un moment. Par
une double analepse, le narrateur remonte dans la chronologie de l'histoire, évoquant un
passé lointain par rapport au moment du récit (l'été précédent) et un passé récent (la
fermeture du chantier) – deux moments mal articulés du point de vue temporel par le
traducteur. Le cotraducteur a donc introduit le plus-que-parfait pour restituer le rapport
de ces moments entre eux.
Si nous nous attardons un moment sur la première phrase, le cotraducteur l'a
réécrite en la rendant plus naturelle et plus concise, plus fidèle en cela au style de
l'auteur qui pratique une écriture directe et épurée, tandis que le traducteur a fait passer
le contenu dans un style plutôt descriptif.
Le choix du temps verbal peut se faire aussi en fonction de critères stylistiques.
Voici un exemple tiré de la nouvelle « C'est l'printemps ! », où nous avons opté, dans un
premier temps, pour le passé, mais nous avons changé d'avis au cours de la révision.
Dans cette nouvelle, le narrateur parle au présent tout au long du récit, à part quelques
passages qui correspondent à des retours en arrière. Engagé par un exploitant agricole
comme ouvrier, il a travaillé gratuitement en espérant obtenir, en contrepartie, la main
de la fille de son employeur. Voici le début de la nouvelle proposé au cotraducteur ainsi
que la version révisée :
145
Kim Yu-jung, « C'est l'printemps », in Une averse, Zulma, 2000 p. 77.
236
" 인님 ! 인젠 ……."
이 게 뒤통 를 고 이 으니 례를 켜줘 겠느냐고 면 이
, "이 ! 례 뭐 미 !" 고 만다.
이 한다는 은 니 될 순이의 키 말이다.
기에 와 돈 한 푼 고 일 기를 삼 년 고 이 일 동 을 다.
146
그런데도 미 못 다니까 이 키는 언제 는 겐 문 른다.
Le texte révisé correspond mieux au style de Kim Yu-Jong, qui excelle dans la
satire et l'humour et qui a observé attentivement la vie paysanne. Les phrases de l'auteur
sont courtes, égayées d'expressions propres au parler paysan. La voix du narrateur qui
s'exprime dans un langage familier est bien restituée. Concernant le choix temporel, le
texte est restitué au présent. Ainsi, la narration est plus vivante, plus proche de la langue
parlée. Le deuxième paragraphe est devenu plus idiomatique après la révision.
Le cotraducteur dispose d'une certaine liberté pour choisir le système temporel
du récit traduit, en tout cas d'une liberté plus grande que pour d'autres types de
correction. Il fait son choix en fonction de l'identité du narrateur, de la chronologie,
mais aussi de critères stylistiques. Il doit tenir compte du fait que les récits coréens sont
généralement très riches en retours en arrière, lesquels contraignent à multiplier en
français les temps surcomposés. D'où l'intérêt de faire parler ici le personnage au
présent pour éviter la multiplication des plus-que-parfaits dans les retours en arrière.
146
Kim Yu-jung, « C'est l'printemps », in Une averse, Ilsin, 1994 p. 61.
237
La présence dans le texte original de moyens expressifs comme les expressions toutes
faites, les formules consacrées, les proverbes, les dictons, les adages qui possèdent des
correspondances préétablies dans la langue étrangère le rassure car elle garantit
l'orthologie et l'idiomaticité des solutions de reformulation. Cette tendance va jusqu'à lui
faire préférer la reformulation par figement aux endroits où l'original n'en présentait
point. Le traducteur en langue étrangère oppose à son intuition linguistique fluctuante
une très bonne connaissance du répertoire de figements propres à cette langue.
(Guéorguiéva, op.cit., 290)
Si nous sommes d'accord en partie avec cette constatation, pour ce qui nous
concerne, lorsque nous ne parvenons pas à trouver nous-même une reformulation
satisfaisante, nous préférons recourir au cotraducteur en lui expliquant le contexte,
plutôt que de proposer une expression qui ne convient pas tout à fait à la situation.
Surtout dans une traduction littéraire, où les écrivains cherchent des expressions
originales, la manière de dire est aussi importante que l'information.
Voici un exemple, extrait d'un roman classique. Ici, la faute n'est pas seulement
due à la connaissance défectueuse de la grammaire française, mais aussi au parler
différent entre le français et le coréen. Le traducteur a traduit en calquant
inconsciemment la structure du coréen. Certes, cette expression n'est pas
incompréhensible, mais ce n'est pas du français.
딸 春香 린 을 晝夜長天 루 니, 末境에 실 제는 버리 니
楊柳千萬絲인 는 春風 이 며, 洛花落葉 게 되면 느 비 다 올까. 白玉같은
딸 春香 花容身도 不得已 歲月이 져 紅顔이 白首되면 時乎時乎不在來 다
148
젊든 못 니.
147
Le Chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, 1999, pp. 70-71.
148
Le Chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, 1978, p. 101.
238
Cette parole est dite par la mère de Chunhyang que son mari s'apprête à quitter
pour longtemps. Une première remarque concerne la correction grammaticale.
Traditionnellement, pour parler d'un bel objet ou de la beauté féminine, on fait référence
au jade. Le traducteur a écrit « belle et gracieuse comme un jade », qui est corrigé par le
cotraducteur : « belle et gracieuse comme le jade ». Pour le traducteur, choisir l'article
juste en français représente une sérieuse difficulté, le coréen n'en ayant pas. Selon le
contexte, un article peut changer le sens. Ici, le cotraducteur remplace « un jade » par
« le jade », terme générique, « un jade » faisant référence à une pièce déjà taillée :
Chunhyang est aussi belle que la pierre de jade, métaphore fréquente de la beauté
féminine dans la littérature classique.
« Même si le saule a de milliers de branches, saurait-il retenir la brise printanière
qui s'en va ? » est devenu « Le saule, malgré ses milliers de branches, ne saurait retenir
la brise de printemps. » En commençant la phrase par « le saule », nous gagnons en
concision, lisibilité et expressivité.
Le dernier passage aussi a bénéficié d'une amélioration : « Comme le bon temps
ne reviendra plus jamais, elle ne retrouvera plus sa jeunesse » est devenu : « Le bon
temps plus jamais ne reviendra, sa jeunesse aura fui pour toujours ». Le texte a pris un
tour plus poétique grâce au rythme, au choix du verbe « fuir » et à l'emploi du futur
antérieur. Le contenu reste le même, mais la forme est plus aboutie.
Voici un autre exemple de révision appliquée cette fois à une description. Le
passage contient des expressions très coréennes :
149
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, p. 166.
239
dans la bagarre. Mais elle ne se défaisait pas
totalement de son habitude d'aller sur la
berge du Daedong voir couler l'eau, passant
par la tombe de Kija.
Dans le texte original apparaît une contradiction : le narrateur, qui dit que Sanok
buvait plus qu'avant au début, semble dire le contraire quelques lignes plus loin. Il
fallait donc marquer clairement l'évolution de la situation, ce qu'a fait le cotraducteur. Il
a aussi modifié l'expression : « se serrer la ceinture jusqu'au bout », qui est devenu :
« imposer des mesures draconiennes » car il s'agit de mesures que le colonisateur a
imposées non pas à lui-même mais aux Coréens. C'est une expression figée lexicalisée
en coréen : lorsque les Coréens la rencontrent, ils en perçoivent le sens sans voir
l'image. La forme linguistique n'ayant pas vraiment de finalité en soi ici, nous en avons
choisi une autre sans préjudice pour le sens.
Comme nous venons de le voir, le cotraducteur, après avoir compris le contenu
informatif et affectif du texte de départ, reprend les éventuelles fautes linguistiques du
traducteur. Celles-ci sont assez aisément corrigées dès lors que les modifications
apportées n'altèrent pas le contenu. S'agissant des fautes de grammaire, le réviseur
effectue les corrections nécessaires sans avoir à se demander s'il s'éloigne ou non du
sens ou du style du texte de départ. Ce sont des modifications sur lesquelles le
traducteur n'a pas à revenir, alors que, lorsqu'il s'agit d'amélioration stylistique, le risque
existe que le cotraducteur s'éloigne du vouloir dire du texte original.
2.2. L'amélioration
Lorsqu'il s'agit de traduction littéraire, la grande différence avec la révision d'un
texte pragmatique est que l'amélioration stylistique n'est pas un plus, mais un impératif.
Dans la révision « normale » en A, les améliorations sont apportées par le traducteur
150
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, p. 126.
240
unique, lequel travaille dans de bonnes conditions, dans sa langue maternelle. Dans la
traduction en B, c'est le réviseur qui est ici le maître du jeu, du moins tant qu'il ne
s'éloigne pas du vouloir dire du texte. Comme l'affirme Cary, pour que le texte d'arrivée
puisse prétendre au statut de texte littéraire, l'opération traduisante doit se situer au
même plan que l'écriture littéraire :
De quelle langue traduisez-vous et en quelle langue ? Telle est la question que l'on pose
en général tout d'abord − et l'on croit avoir tout dit.
Que traduisez-vous ? Quand, où, pour quoi ? Voilà les vraies questions dont s'entoure
l'opération de traduction littéraire. Le contexte linguistique ne forme que la matière
brute de l'opération : c'est le contexte, bien plus complexe, des rapports entre deux
cultures, deux mondes de pensée et de sensibilité qui caractérise vraiment la traduction.
Pour définir d'un mot la nature de cette opération, disons elliptiquement qu'elle
constitue une opération littéraire. (Cary, 1985 : 35)
그 이 GI흉 를 는 고 는 생 다. 그러 뒤이 " 도, 열 뒤엔
152
옷을 벗는다 " 며 으 는 듯이 사병이 덜 다.
241
Le cotraducteur reprend « démobilisé » par un mot qui appartient au registre des
jeunes militaires, retrouvant la tonalité du texte de départ qui raconte le retour du
Vietnam d'un jeune Coréen. Le contexte lui a permis de trouver facilement le mot juste.
Il a appliqué aussi le principe de cohérence stylistique : il fallait trouver une
reformulation conforme au parler familier des soldats.
Dans cet autre exemple, l'auteur décrit un vieux plancher avec des trous dans
lesquels se sont accumulés des immondices.
Traducteur Cotraducteur
Le vieux plancher poussiéreux avait perdu Le vieux plancher poussiéreux avait, par
des morceaux de bois par endroits, où endroits, perdu des morceaux de lattes, ouvrant
étaient entassées des coquilles d'œuf et des des crevasses où s'entassaient coquilles d'œuf et
emballages de biscuits. emballages de biscuits. 153
242
s'entêtait de rester en face de immobile, obstinément. obstinément.
lui, sans bouger. Le plus simple était de lui Le plus simple était de lui
Mais s'il l'agaçait un peu, chercher noise : elle se chercher noise : elle se
elle serait fâchée et elle mettrait en rogne et elle mettrait en rogne et elle
sortirait d'un coup... ficherait le camp... ficherait le camp...
Assis sur la partie mieux Keunsik, qui venait de Keunshik, son dîner avalé,
chauffée de la chambre, dîner, restait assis en tailleur restait assis sur la partie la
Keunsik, qui venait de dîner sur la partie la mieux mieux chauffée de l'ondol,
restait assis, en tenant ses chauffée de l'ondol, tête tête baissée, les genoux
jambes avec les bras, la tête baissée, les mains sous le sous le menton. Il cherchait
baissée. Il cherchait les menton. Il cherchait un un moyen de la provoquer.
occasions de l'agacer, car, il moyen de la provoquer. Les Les motifs lui semblaient
lui semblait avoir des motifs lui semblaient légion légion d'habitude, mais, en
prétextes, mais il n'arrivait d'habitude, mais, en cet cet instant, il n'en trouvait
pas à en trouver. instant, il n'en trouvait pas. aucun.155
고 갈 곤 인제 과 키 리 을 뿐이다.
그외에도 체 그릇이 긴 좀 깨 고 헐고 에도 못 쓸 이다.
그 고 면 의 눈을 기워 할 인데 은 에 빤히 았으니 할
다. 만 도 밸을 좀 놓으면 이 쳐 제 르르
버리 …… 의 근 이는 상을 린 뒤 다리를 세워 고 그리고 고개를
떨친 다. 왜냐 면 묘한 리 음 면 도 선뜻 생 이 는
156
까 이었다.
155
Kim Yu-Jong, « La marmite », in Une Averse, Zulma, 2000, p. 53.
156
Kim Yu-Jong, « La marmite », in Une Averse, Ilsin, 1994, p. 225.
243
la version finale : le « bac », passant par la « cuvette », devient le « baquet » ; la
« vannette » devient le « van » puis le « panier d'osier ». Pour le vêtement usé du gamin,
l'expression « vieilles loques » fait plus réaliste que « habit usé » proposé par le
traducteur.
« Agacer » est remplacé par « chercher noise », tournure plus idiomatique, plus
familière et mieux adaptée au registre stylistique, qui exprime mieux l'idée d'un mari qui
veut provoquer intentionnellement la colère de sa femme. Comme celle-ci reste assise
en face de lui, il cherche à la mettre en colère, car il sait qu'elle a l'habitude de s'en aller
quand elle est fâchée. Le terme « agacer » aurait été trop faible dans cette situation. « Il
lui semblait avoir des prétextes, mais il n'arrivait pas à en trouver » est devenu : « Les
motifs lui semblaient légion d'habitude, mais, en cet instant, il n'en trouvait aucun », ce
qui est à la fois plus précis et plus idiomatique.
En le décrivant comme étant « assis en tailleur », le cotraducteur a, dans un
premier temps, mal interprété l'attitude de Keunshik. Il s'était, pour cela, inspiré de sa
connaissance des comportements coréens. Cette erreur a été relevée par le traducteur et
corrigée par le cotraducteur en : « assis les genoux sous le menton », position qui
signifie que la personne est en train de réfléchir.
Cet exemple illustre assez bien ce qui se passe dans le travail de réécriture du
cotraducteur. Il adapte le texte, trop explicatif et trop neutre du traducteur, en lui
apportant des expressions idiomatiques. Il doit, bien sûr, veiller à gommer les
formulations trop banales. Guéorguiéva exprime à ce sujet une crainte légitime :
C'est l'art des collocations, des associations heureuses des moyens expressifs de la
langue d'arrivée, qui constitue à nos yeux l'un des problèmes majeurs de la
reformulation en langue étrangère. Est-ce pour cette raison que les traducteurs qui en
prennent conscience renoncent à nuancer, à étoffer leur expression et se contentent de
reformulations neutres, sans fantaisie ni éclat ? La reformulation en langue étrangère
réunit pour ainsi dire les extrêmes. (Guéorguiéva, op.cit., 222)
Nous sommes tout à fait conscients du danger que représente une attitude dictée
par la prudence. Le traducteur, lorsqu'il n'est pas sûr de l'expression, n'ose pas prendre le
risque d'employer des expressions originales, il préfère aligner des phrases plates et se
contente de faire passer l'histoire sans effort stylistique particulier.
244
Comme le dit Guéorguiéva, il ne faut pas affaiblir la qualité littéraire du texte de
départ. Mais la « reformulation neutre », à condition de ne pas la considérer comme la
version aboutie, a son utilité. Pour l'auteur de cette thèse qui a travaillé sur les textes
littéraires bulgares traduits sans l'aide de réviseurs, ces textes « plats » deviennent la
version définitive. Pour nous, la « reformulation neutre » n'est qu'une étape
intermédiaire. Lorsque le traducteur rencontre momentanément des difficultés de
réexpression et qu'il n'arrive pas à produire une reformulation équivalente à l'original, il
lui semble préférable de fournir au cotraducteur une version neutre assortie de
commentaires sur le style. Sur ce point, nous ne partageons pas l'avis de Guéorguiéva,
qui doute de la validité de la traduction littéraire en B relue par un réviseur.
Il ressort de notre étude que cette seconde interprétation ne peut pas être menée par les
traducteurs en langue étrangère, même s'ils sont des bilingues composés. Ce travail de
relecture nécessite l'intervention d'un sujet dont la langue maternelle est la langue de la
traduction et qui doit posséder une bonne connaissance thématique si l'original est un
texte pragmatique et une compétence littéraire si l'original est un texte littéraire. Grâce
aux redressements que l'autochtone aura opérés dans la reformulation du traducteur en
langue étrangère, la qualité de celle-ci peut atteindre un niveau satisfaisant et garantir
ainsi son acceptabilité dans le milieu d'accueil et par conséquent la réalisation de la
mission d'autoaffirmation poursuivie par le traducteur. Toutefois, une traduction en
langue étrangère, même révisée par un autochtone compétent, ne peut pas prétendre à
être qualifiée de sublime : la traduction sublime ne peut pas être le fruit d'un travail de
collaboration au niveau de la reformulation. La reformulation qui mène à une traduction
sublime s'apparente à l'écriture, qui est l'œuvre d'un auteur. (Guéorguiéva, ibid., 281-
282)
245
se contente de corriger les fautes linguistiques, il est évident que l'on court à l'échec. Le
texte manquera d'homogénéité et de qualité littéraire.
Nous avons mentionné dans le chapitre sur les paramètres de notre traduction
les qualifications des traducteurs. Il va de soi que le traducteur doit être qualifié, le
cotraducteur également. Il faut qu'il soit lui-même écrivain ou qu'il maîtrise l'écriture à
un haut degré d'exigence linguistique et stylistique.
Si une bonne synergie se met en place entre les deux partenaires, le traducteur
et le cotraducteur mettant en œuvre, chacun à son tour, tout l'éventail de leurs
compétences, elle peut donner lieu à des résultats parfaitement satisfaisants. La
traduction bénéficie de la parfaite compréhension du traducteur et de la compétence de
rédaction du cotraducteur, lequel ne subit pas l'influence du texte de départ. Les calques
de la langue de départ deviennent impossibles. Le cotraducteur est libre de recréer la
forme qui lui semble exprimer le mieux le sens notionnel et émotionnel. Il recrée un
texte aussi proche que possible de ce que l'auteur aurait fait s'il avait écrit dans la langue
d'arrivée. Ce sont, outre les compétences des deux partenaires, les modalités de
coopération entre le traducteur et le réviseur qui sont déterminantes.
Nombreux sont les allers et retours du texte entre le traducteur et le cotraducteur.
Au cours de ces échanges, les versions s'améliorent et s'approchent de celle estimée
enfin équivalente. Le texte en cours de traduction pourrait être décrit comme une
asymptote qui s'approche de plus en plus du vouloir dire de l'original.
Ce travail en binôme est certainement plus contraignant que la traduction en A,
mais notre objectif est de produire une traduction littéraire en B qui égale une traduction
« normale ». Pour cela, le cotraducteur améliore aussi les passages simplement
acceptables. Son intervention dépasse largement le niveau d'une correction partielle, il
procède à une réécriture complète, peaufine la version finale, comme nous le verrons
dans l'exemple suivant. Dans la première version, nous avons employé une expression
que nous étions assez heureuse d'avoir trouvée, mais elle a pourtant été remplacée par
une autre par le réviseur :
Traducteur Réviseur
Il prit alors l'habitude de boire au dîner. Il prit alors l'habitude de boire au dîner.
Lorsqu'en pleine nuit, l'alcool lâchait son Lorsqu'au milieu de la nuit, l'alcool relâchait
246
emprise et que son esprit devenait clair, il son étreinte et que son esprit redevenait clair, il
n'arrivait plus à se rendormir. Et dans la ne parvenait plus à se rendormir. Et, dans la
journée, il restait immobile comme dans ses journée, comme dans ses longues nuits
nuits insomniaques, l'air ailleurs, prostré. d'insomnie, il restait assis immobile, l'esprit
ailleurs, prostré. 157
247
scène poignante le cœur serré. Il va de soi que la traduction de cette page doit être à la
hauteur de sa réputation pour que le lecteur francophone puisse partager cette émotion.
한 는 는 도중에 끔 뒤를 돌 았다. 런히 는 의 은 눈 에
고 뭇 뭇한 리위에 싸 기 게 았으며 굴에도 흩 , 느다 게
묘 그 진 그 같았다. 의 앞에 펼쳐진 흰 을 니 그는 문 불 게
온 이 죄 고 께 게 치미는 다. 눈 을 헤치며 이 과 께
앞 니 뒤 니 쫓 고 는 의 은 실체같 았고, 퇴 해버린 한 의 옛
160
사진 느껴졌다.
159
Hwang Sok-yong, Monsieur Han, 10/18, 2004, p. 55.
160
Hwang Sok-yong, Monsieur Han, Changbi, 2000, p. 44.
248
stylistique pour aboutir à la version finale. Il réécrit pour coordonner l'ensemble en
veillant à la cohérence linguistique et stylistique. La phrase du traducteur « En voyant
tout cet espace blanc… », devient plus équilibrée. Dans la version finale, il se détache
davantage de la version du traducteur : assuré de s'être représenté correctement la scène,
il réécrit plus librement. Il cherche à rédiger comme un écrivain français qui imaginerait
cette scène tout en respectant bien sûr le style épuré de l'écrivain. Il réécrit et révise sa
propre écriture.
Ce travail est encore plus visible lorsqu'il s'agit d'un texte poétique. Dans les
romans classiques coréens, il est très fréquent de trouver des citations de poèmes
chinois : souvent le narrateur suspend son récit pour insérer des poèmes chinois
classiques, lesquels fonctionnent un peu comme des métaphores prestigieuses. En
traduisant Le chant de la fidèle Chunhyang, nous avons dû traiter de nombreux poèmes
chinois. Pour certains d'entre eux, très célèbres, nous aurions pu nous contenter des
traductions disponibles, mais nous avons préféré les retraduire nous-mêmes. Écrits en
chinois classique des périodes Tang ou Song, ces poèmes ont posé de grandes
difficultés et nécessité beaucoup de travail. Difficultés de compréhension d'abord,
d'expression ensuite : ce n'est pas une mince affaire que de tenter de rendre en français
leur beauté formelle. Le cotraducteur a travaillé en se basant sur la version du traducteur
et, pour certains poèmes très connus, déjà traduits en français, il a pu comparer les deux
versions. Nous nous attarderons, à titre d'exemple, sur deux vers. Ils sont empruntés au
« Chant des regrets éternels », célèbre poème de Bo Juyi (772-846) de la dynastie Tang,
qui retrace l'amour tragique de l'empereur Xuan Zong pour sa concubine Yang Guifei
(719-756). Les deux vers évoquent la scène où l'armée de l'empereur est vaincue, défaite
qui signe l'arrêt de mort de Yang Guifei, jugée coupable d'avoir affaibli la volonté de
l'empereur.
161
Le Chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, 1999, p. 78.
249
d'éclat.
162
黃埃散漫風蕭索이 , 旌旗無光日色薄이 .
162
Le Chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, 1978, p. 113.
163
« Chant de l’éternel regret », traduction de P. Royère, Anthologie de la poésie chinoise classique,
Gallimard, pp. 315-316.
250
Nous avons expliqué dans le chapitre précédent comment le traducteur anticipe
la difficulté de compréhension du cotraducteur face aux figures de style en ajoutant
entre crochets la description de leur forme ou de leur mécanisme. Ici, nous nous
intéressons aux améliorations qu'apporte le cotraducteur. Les figures demandent un plus
gros effort de réflexion et d'imagination dans la recherche de solutions, d'où la place
plus importante que nous accordons à leur traitement.
Ce premier exemple provient d'une nouvelle déjà citée dont l'humour caustique
est difficile à rendre dans la langue d'arrivée. Il s'agit de la plainte d'un garçon engagé
comme ouvrier agricole dans une ferme – que nous avons rencontré dans un autre
exemple un peu plus haut. Il n'a pour salaire que la promesse de pouvoir épouser un jour
la fille de l'exploitant, lequel repousse le moment de lui accorder la main de sa fille en
prétextant sa petite taille, dans le but de profiter le plus longtemps possible de cette
main-d'œuvre gratuite. Le promis se révolte un jour contre lui :
Traducteur Réviseur
– Madame ma mère, votre épouse, – Madame ma mère, votre femme, elle qui est
comment elle sait faire des gamins, alors grande comme un moineau (c'est vrai, elle est
qu'elle est petite comme un moineau ? (en encore plus petite que Chomsun), elle a bien su
effet, ma belle-mère est plus petite que faire des gamins, non ?
Chumsun d'une oreille.) Là-dessus, mon beau-père a éclaté de rire, mais
Mon beau-père éclata de rire dessus (mais tout de suite après, sa figure a changé comme
son visage changea comme s'il venait de s'il venait de mordre sur un caillou en
mâcher des cailloux dans son bol de riz) ; en mangeant son riz. Et, en faisant semblant de se
faisant semblant de se moucher, il me donna moucher, il m'a filé un coup de coude dans les
un coup de poing de son coude à mes côtes côtes pour se venger. 164
pour s'en venger.
약빙 님은 참 만한 이 그 게 앨 ? (사실 님은 순이도다도 귀 퀴
다.)속
인님은 이 말을 고 껄껄 웃 니 (그러 암만해도 돌 씹은 상이다) 코를 는 고
165
은근히 리 고 팔꿈치 옆 갈비께를 퍽 치는 이다.
164
Kim Yu-Jong, « C’est l’printemps », in Une Averse, Zulma, 2000, p. 86.
165
Kim Yu-Jong, « C’est l’printemps », in Une Averse, Ilsin, 1994, p. 68.
251
personnages de la nouvelle. « Mâcher des cailloux dans son bol de riz », qui n'est que la
traduction linguistique de l'expression coréenne, devient : « mordre sur un caillou en
mangeant son riz ». L'expression figurée « elle est petite comme un moineau », tout en
conservant la même image, est devenue : « elle qui est grande comme un moineau »,
tour plus ironique. Le cotraducteur améliore ainsi la version du traducteur sans toucher
au sens. L'expression devient plus idiomatique.
Voici un autre exemple extrait du même roman où une figure conventionnelle
en coréen devient une figure nouvelle dans la langue d'arrivée, mais la même image est
préservée.
166
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, p. 28.
167
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, p. 29.
252
réviseur les a acceptés. L'hirondelle ne semble pas être dotée de connotation particulière
dans la langue d'arrivée, et le clair de lune ou la fleur de lotus ne posent pas de
difficultés de représentation. Le lecteur n'a aucun mal à comprendre ces comparants
pour ce qu'ils sont, des éléments mobilisés pour mettre en valeur la beauté de l'héroïne.
Dans la littérature occidentale la nature sert aussi de référence pour mettre en valeur la
beauté physique. Comme il s'agit de la littérature asiatique, le lecteur n'opposera pas
trop de résistance aux figures à résonance chinoise, d'autant que le contexte éclaire leur
rôle. Les images du texte d'origine nous ont, pour ces raisons, paru tout à fait
acceptables dans la langue d'arrivée. La comparaison permet, comme nous l'avons déjà
mentionné, une création plus souple de nouvelles figures.
Dans ce passage, extrait de M. Han, le réviseur a ajouté une figure qui n'existe
pas dans la version du traducteur. Comme il s'agit d'une expression figurée toute faite et
courante, elle n'apporte pas de changement au style du texte de départ.
솔 히 말해 돈을 좀 썼 다. 그켠에 루 청 해 군 . 교제비 , 비루
169
쯤 네다.
Ici, nous gagnons, en effet, à recourir à une expression idiomatique : il est assez
vraisemblable qu'un Français, pour dire la même chose, utiliserait « graisser la patte »
ou une expression similaire. De plus, cet ajout contribue à équilibrer leur présence à
l'échelle de l'œuvre par rapport à un éventuel déficit de traduction ailleurs.
On voit que le rôle du cotraducteur est d'aller au-delà de la proposition du
traducteur. N'étant pas lié directement au texte de départ, il peut s'en détacher avec plus
de facilité pour proposer un résultat plus naturel en français. La version proposée par le
traducteur sert au réviseur de point de départ à partir duquel il va rechercher une
168
Hwang Sok-yong, M. Han, Zulma, p. 106.
169
Hwang Sok-yong, M. Han, Changbi, p. 89.
253
réexpression de meilleure allure. Et s'il prend trop de liberté par rapport au style du texte
d'arrivée, le traducteur ne manquera pas de le lui signaler au cours de sa relecture.
Dans l'exemple suivant, extrait du Chant de la fidèle Chunhyang, nous avons
deux métonymies courantes dans la langue de départ :
170
Le chant de la fidèle Chunhyang, Zulma, pp. 19-20.
171
Le chant de la fidèle Chunhyang, Bosung, p. 11.
172
Hwang Sok-Yong, M. Han, Zulma, p. 26.
173
Hwang Sok-Yong, M. Han, Changbi, p. 113.
254
Le traducteur a traduit en respectant la forme de l'original tandis que le
cotraducteur s'en est détaché et a pris la liberté de choisir une forme plus idiomatique
dans la langue d'arrivée : son rôle est, en effet, de dire ce qu'on dirait ou écrirait
spontanément dans la langue d'arrivée. Il propose donc une figure parfaitement
idiomatique. Le traducteur a accepté la version du cotraducteur et celle-ci est devenue
notre version définitive. On voit à travers cet exemple que la démarche des traducteurs
n'est pas de chercher ou de créer des expressions figurées correspondantes, mais de
favoriser le transfert de sens en trouvant les expressions qui conviennent dans le
contexte.
Il nous arrive de traduire une métonymie insérée dans une expression figurée par
une métaphore et non par une figure de substitution. Voici un exemple extrait de M.
Han :
–염 는 놓으 기 . 린 을 해 인공조산을 다 케놨는데, 한
175
손을 잘못 썼다 기문 돼 . , 린 둘에다 치는 홈 닌 말 .
174
Hwang Sok-Yong, M. Han, Zulma, p. 77.
175
Hwang Sok-Yong, M. Han, Changbi, p. 148.
255
stéréotypée dans la version finale, laquelle prend en charge l'ensemble de l'expression et
sa signification, en produisant un effet de style équivalent.
Les exemples examinés font apparaître les procédés utilisés dans la traduction
des figures. Ces exemples, nous les avons observés dans leur environnement
contextuel : les figures font partie intégrante du vouloir dire de l'auteur. Ce qui compte,
c'est le rôle qu'elles jouent dans la construction du sens. Le traducteur et le cotraducteur
tentent de trouver des expressions figurées équivalentes le plus souvent, qui expriment
un sens et produisent un effet équivalents. Qu'il s'agisse de figures ou non, le principe
de la coopération entre le traducteur et le cotraducteur reste le même : privilégier le
transfert du sens notionnel et affectif en prenant en charge la fonction et l'effet de la
forme linguistique initiale.
Jusque-là, nous avons décrit les étapes par lesquelles se fait la révision en B. En
lisant la version du traducteur, le cotraducteur appréhende le sens et corrige l'expression
ou l'améliore en fonction de ce qu'il a compris. À la différence du réviseur bilingue, le
cotraducteur en B doit fonder ses principes de correction ou d'amélioration et de
réécriture sur les hypothèses de sens qu'il a formulées à partir de la version proposée par
le traducteur. Une fois qu'il a saisi le sens devenu sûr, il corrige les fautes de langue,
améliore et réécrit le texte. Avec son intervention, la version traduite gagne en
efficacité, en homogénéité stylistique, en économie (les expressions descriptives et
paraphrastiques auxquelles le traducteur a recouru sont réduites à des formules plus
exactes).
Il soumet ensuite sa version au traducteur qui relit à son tour pour vérifier si elle
comporte des omissions, des ajouts ou de mauvaises interprétations. Ses éventuels
écarts sont relevés par le traducteur qui demande alors que le travail soit remis sur le
métier.
Nous verrons dans le chapitre suivant comment le traducteur appréhende la
réécriture du texte qui lui est retourné par le cotraducteur et comment il intervient à son
tour, si nécessaire, pour corriger les écarts commis par son collègue.
256
Chapitre V. La révision
257
les omissions éventuelles du texte révisé (il peut s'agir d'un mot, d'un syntagme, que le
traducteur ou le cotraducteur a laissé passer par inattention), les passages mal interprétés
et les expressions insuffisamment rendues. Les propositions faites par le traducteur sont
tantôt acceptées telles quelles, tantôt reprises sous une forme modifiée ; elles peuvent
même être rejetées par le cotraducteur moyennant une justification. Nous avons constaté
que, au cours de cette relecture faite par le traducteur, celui-ci a parfois tendance à
ramener le texte plus près de l'original. Le souci de fidélité à l'original revient parfois de
façon excessive.
Nous allons étudier quelques exemples pour analyser de près ce qui se passe au
cours de cette ultime révision.
176
Kim Yu-Jong, « Canicule » in Une Averse, Zulma, 2000, p. 145.
258
사 전에 일 전만 태면 희연 한 봉이 되리 고 제 잔뜩 쥐고 던 그 사 전,
177
이 참외 으 는 사람이 니다.
Le passage est extrait d'une nouvelle où le mari, très pauvre, ne peut payer
l'opération chirurgicale de sa femme malade. Elle risque donc de mourir. Il a juste
quatre wons en poche et il est tenté par des melons, mais il préfère garder son argent
pour s'acheter plus tard un paquet de cigarette ou un verre d'eau fraîche pour sa femme
moribonde. La seconde version rend mieux l'idée du texte de départ que la première,
trop simplificatrice. Avec l'ajout de l'adjectif « vulgaires » pour qualifier les melons, le
cotraducteur souligne le sentiment d'indignité. On a là un exemple assez typique de
révision faite par le traducteur au moyen d'une relecture comparative. Tout comme dans
le travail de réécriture qui a précédé, le cotraducteur ne reprend pas forcément telle
quelle l'expression proposée par le traducteur. Il recherche le meilleur moyen
d'introduire dans sa phrase l'élément manquant.
Voici un autre exemple emprunté à M. Han :
살붙이 도 는 인네 그 잖 도 한 에 게 되면 의 신 도
곤 설뿐 러 분위기 쩐 질 질해질 같았다. 게다 인은 좀 괴 스런
179
데 었는데 동네 사람 과 인사조 건네질 았다.
177
Kim Yu-Jong, « Canicule » in Une Averse, Ilsin, 1994, p. 151.
178
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, 10/18, 2004, p. 14.
179
Hwang Sok-Yong, Monsieur Han, Changbi, 2000, p. 10.
259
suffisamment explicité et que nous ayons invité le cotraducteur à insérer cet élément, il
a délibérément laissé la phrase telle quelle, en se contentant de remplacer « sale » par
« calamiteuse », ce qui renforce l'état désastreux de la maison. S'il avait rajouté ces
éléments (la maigreur du vieillard a été mentionnée dans les paragraphes qui précèdent),
la phrase aurait été alourdie : il a choisi d'insérer un mot qui exprime, au physique
comme au moral l'idée de saleté. Le mot « agacé » n'est pas repris non plus car toute la
phrase exprime implicitement cet agacement.
Il arrive au traducteur d'ajouter des éléments qui lui semblent ne pas avoir été
pris en compte par le cotraducteur. Si ce dernier pense que cette idée ou cette expression
sont déjà exprimées dans le texte d'arrivée de façon indirecte, il ignore délibérément la
suggestion du traducteur. Cela peut s'expliquer par le fait que les deux langues ne font
pas appel aux mêmes moyens, que ce que l'une développe longuement pourra être dit
par l'autre de façon plus concise. Une autre raison est que le texte traduit a sa structure
propre en tant que texte autonome. Les modifications ou ajouts de nouveaux éléments
ne doivent pas déstabiliser cette structure interne. Le cotraducteur s'arrange pour que la
modification s'intègre aussi harmonieusement que possible. Il nous semble intéressant
de rappeler ici ce que dit Benjamin :
Une traduction qui rend fidèlement chaque mot ne peut presque jamais restituer
pleinement le sens qu'a le mot dans l'original […] La fidélité dans la restitution de la
forme rend difficile la restitution du sens. […] L'intérêt de conserver le sens n'entraîne
aucunement l'exigence de la littéralité. (Benjamin, 1971 : 271)
Mais où loge le sens à traduire dans une œuvre littéraire ? Sûrement pas dans les mots
eux-mêmes, comme on l'a cru, ceux-ci ne faisant que pointer vers lui. […] La traduction
littéraire est certes un rendez-vous de deux langues, de deux textes, de deux traditions
littéraires, de deux cultures, de deux civilisations, mais elle est d'abord et avant tout un
rendez-vous de deux œuvres issues de deux contextes historiques différents. Le rappeler
peut sembler une évidence, mais cela fait toute la différence, car traduire, ce n'est pas
transvaser le sens du texte original dans le texte traduit. Le sens n'est jamais donné
d'avance. Croire qu'il est possible de transposer intégralement d'une langue à une autre
un sens intangible est une grossière erreur. Dans le domaine littéraire, appréhender et
réexprimer le sens, c'est procéder à une opération d'écriture et de création. (Delisle,
2005 : 219-220)
260
La démarche à adopter quand on travaille sur deux langues aussi éloignées
linguistiquement et culturellement que le sont le coréen et le français, c'est de privilégier
la reproduction de l'œuvre par une recréation littéraire équivalente dans la langue
d'arrivée. Traduire et écrire sont, à cet égard, une seule et même chose.
« Translation and creation are twin processes » (Paz 1992, p. 160). Traduire une œuvre
littéraire, ce n'est pas non plus faire une copie conforme de l'original (cela est
impossible), ni « respecter » cet original, ni même lui être « fidèle » – ce qui, d'un point
de vue scientifique, ne veut pas dire grand-chose –, mais la reproduire dans une autre
langue en la réinvestissant d'une nouvelle subjectivité, d'une nouvelle historicité.
(Delisle, 2005 : 219-220)
261
Traducteur Cotraducteur Version finale
– Là où on est, le sol est – Tu sais, là où j'suis, c'est un –Tu sais, là où j'suis, c'est
juste un parquet qui n'est pas parquet, y'a pas d'ondol. Y'a juste un un parquet, y'a pas
chauffé dessous (=sans le poêle. Mais c'qui manque le plus, d'ondol. Y'a juste un poêle.
système d'ondol). Il y a juste c'est la chaleur humaine. Ah ! si tu Mais c'est lui qui aurait
un poêle mais il aurait plutôt savais comme l'ondol me manque ! besoin qu'on s'assoie
besoin de la chaleur [mais non ! le sens est que le poêle dessus pour le chauffer un
humaine. Ah, si tu savais chauffe mal, et au lieu de chauffer peu ! Ah ! si tu savais
comme la chambre chauffée les gens, c'est lui qui a besoin des comme l'ondol me
à ondol me manque ! gens pour se chauffer.] manque !180
약 끔 리 는 데는 맨 룻방이다, 난 기는 만 그기 도 사람 신세질
181
헹핀이다, …육육육참 방이 생 다.속
180
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, 1997, p. 184.
181
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, 1990, p. 141.
262
1.3. L'implicite culturel
Au cours de cette relecture, nous faisons attention à ce que les données
culturelles soient correctement rendues. Leur traitement est toujours délicat, il faut
trouver le juste milieu entre implicite et explicite. Il faut être suffisamment explicite
pour que le lecteur d'une autre culture puisse comprendre, sans toutefois être pesant.
Dans l'exemple suivant, nous avons francisé quelques mots au moment de la traduction,
mais au cours de la révision, il nous a semblé préférable de reprendre l'élément culturel
tel quel :
이동 는 에 도 이 뉘 와 뒤 인 도 첫눈에 그 을 낼
183
게끔 됐다.
182
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, 1997, p. 58.
183
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, 1990, p. 48.
263
Il arrive aussi au traducteur, en plus de vérifier la justesse du sens, de faire des
remarques sur la forme linguistique choisie par le cotraducteur, notamment lorsque
celle-ci n'appartient pas au même registre que l'original.
Dans l'exemple suivant, nous avons rencontré un adage coréen qui a nécessité un
minimum de travail formel dans la langue d'arrivée. Un homme approchant la
cinquantaine rend fréquemment visite à une prostituée très laide ; les copines de celle-ci
se moquent de lui par un dicton. Nous avons suggéré au cotraducteur de recourir à une
forme qui se rapproche autant que possible d'un dicton :
이런 사실은 는 애 의 으 는, 젊 난 람은 만 난 람은
는다 니 옛말 그른 데 다고, 리까 센 은이 정신 좀 리 고
185
이[…]
2. La révision interactive
184
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, 1997, p. 159.
185
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, 1990, p. 122.
264
Par révision interactive, nous entendons une étape au cours de laquelle c'est le
traducteur qui répond aux questions ou propositions du cotraducteur. Ces questions
peuvent porter, comme nous l'avons dit plus haut, sur le contenu notionnel, sur le sens
d'un passage à éclaircir, sur le choix d'une expression. La vérification du sens, dans
l'étape de la révision, est faite à la fois par le traducteur et par le cotraducteur. Le
cotraducteur participe activement à la vérification du sens en demandant au traducteur
de relire et de reformuler certains passages. C'est pourquoi on peut dire qu'il s'agit d'un
travail véritablement interactif.
Nous allons d'abord étudier le cas où le cotraducteur demande au traducteur de
réexprimer le sens. Les questions portant sur la vérification ou la clarification du sens
sont nombreuses dans la première version que le traducteur retourne au cotraducteur,
puis elles sont remplacées, au fur et à mesure que la révision progresse, par des
propositions alternatives. Cela s'explique par le fait que, dans sa première version, le
cotraducteur tâtonne, essaie plusieurs possibilités. Quand il pense avoir saisi le sens, il
souhaite vérifier si la réexpression qu'il propose sert correctement le sens.
265
des nécessaires pour la king size. Les seconde classe rasoir et cinq paquets de
toilette, une serviette, un qui étaient avec moi savaient cigarettes Pall Mall king size.
rasoir, cinq paquets de bien (quoi ?) [qu'il souffrait Parmi les démobilisés, ceux
cigarettes, Palmall king size. réellement de problèmes qui appartenaient à mon unité
Parmi les soldats qui psychologiques et qu'il ne savaient à quoi s'en tenir à
viennent de rentrer, certains pouvait pas s'occuper mon sujet, mais les officiers et
qui étaient avec moi savaient d'emporter des objets plus que sous-officiers qui ne me
déjà mais les autres officiers cela.], mais les officiers qui ne connaissaient pas me
et caporaux qui ne me me connaissaient pas vraiment prenaient pour quelqu'un de
connaissaient pas bien se disaient volontiers que je pas bien futé. Il faut dire que,
semblaient avoir tendance à n'étais pas bien débrouillard. Ils même quand on est en
penser que j'étais un officier se disaient que même quand on campagne, on a droit à des
qui n'avait pas du tout le sens est au front, on a droit à des permissions ; et quand on est
de débrouillard. Ils se jours de perm, et que, quand on de garde aux abords du
disaient que même si j'étais est de garde trois ou quatre magasin hors-taxes de l'armée
au front, je devais avoir jours devant le magasin hors américaine, ce n'est pas bien
quelques jours de congés, taxes de l'armée américaine, on sorcier de ramener deux ou
puis lorsqu'on était de garde peut se démerder pour ramener trois cartons pour soi.186
devant le magasin hors taxe sans trop de mal deux ou trois
de l'armée américaine[en cartouches (cartons ?)[cartons
anglais PX], on pouvait de marchandises].
marchander un peu, pendant
3 ou 4 jours, on pouvait
ramener facilement deux ou
trois cartons personnels.
품은 녕 진 이 고는 리 짓눌 는 른 의
스턴 뿐이었다. 에 는 건은 사진첩, 세면도 , 월 한 , 전면도기, 킹
싸이즈의 팔말 다 이 그 전 다. 귀 한 병사 중 와 께 근 던 몇몇은
알고 만, 사정을 르는 다른 교와 사관 은 이 형편 는 고문관이 고
기는 눈치 다. 리 전 병과의 을 다손 치 도 도데체 휴양 갈 기회도
었느냐, PX앞을 키며 한 사 사 면 까짓 귀 준비 상 못 워 겠느냔
187
다.
186
Hwang Sok-Yong, « Œils-de-biche » in La Route de Sampo, Zulma, p. 41.
187
Hwang Sok-Yong, « Œils-de-biche » in La Route de Sampo, Changbi, pp. 107-108.
266
certains soldats s'étaient engagés volontairement dans le corps expéditionnaire coréen
au Vietnam parce que le bruit courait qu'il était facile d'y faire des gains substantiels. Il
va sans dire que les soldats s'efforçaient de rapporter un maximum de marchandises
étrangères en Corée au moment de leur rapatriement. Mais le lieutenant, malade, n'avait
pas le loisir ni le goût de s'occuper de cela. Ce savoir partagé des Coréens ne l'est pas
des lecteurs français.
Le deuxième doute du cotraducteur vient de ce que les « cartons » pourraient
être plutôt des « cartouches », puisque le passage mentionne plus haut des cigarettes.
Ici, le traducteur confirme qu'il s'agit bien de cartons de denrées diverses après avoir
vérifié l'original. Ce faisant, le cotraducteur a fait preuve de vigilance en posant des
questions même sur des détails qui pourraient paraître évidents : il ne se contente pas de
corriger les fautes de langue, mais intervient dans la relecture comme le ferait un
traducteur en A.
Dans cette étape, les demandes formulées par le cotraducteur sont plus ciblées
que dans les étapes précédentes, elles portent davantage sur des détails, lesquels ont
toutefois leur importance dans une traduction littéraire.
Dans le passage suivant, la police militaire a pris en faute un officier et un
caporal ivres au cours d'une patrouille et les accuse de porter atteinte à l'honneur de
l'armée. Nous avons retranscrit la première version du traducteur pour voir pourquoi le
cotraducteur s'est posé la question sur la signification d'un mot.
267
régiment rapatrié. ( ? ) [non, le type comme ça fait coup, la réputation de l'armée...
– Ce type est complètement perdre le prestige de l'armée + surtout quand les officiers se
bourré. C'est qu'il a trop de la phrase, il était gâté là-bas]. soûlent avec leurs hommes et
graisse dans le ventre. Il est Un officier qui se soûle avec un qu'ils se mettent à faire du
question du moral de caporal, et qui provoquent du grabuge...188
l'armée. Surtout, un officier grabuge…
qui se saoule avec un soldat
et en provoquant des
bagarres...
188
Hwang Sok-Yong, « Œils-de-biche » in La Route de Sampo, Zulma, p. 63.
189
Hwang Sok-Yong, « Œils-de-biche » in La Route de Sampo, Changbi, p. 123.
268
atteinte à l'honneur de l'armée. Le traducteur a corrigé « moral » en « prestige », et le
réviseur a opté pour « réputation » pour évoquer l'image de l'armée.
C'est le cotraducteur qui a le dernier mot dans la réexpression. Dès lors qu'il a
compris la signification du passage, il est mieux placé pour trouver le mot juste. Mais si
le traducteur a lui-même trouvé le mot juste, sa version est approuvée par le
cotraducteur et maintenue.
Les questions du cotraducteur sont nombreuses dans la première version révisée,
qui relève encore de la phase de construction du sens. Elles portent non seulement sur le
sens, mais aussi sur la forme de la réexpression à choisir. Une fois qu'il a saisi le vouloir
dire du texte, il peut choisir un moyen approprié de reproduire l'effet désiré. Pour lui, il
ne suffit pas de comprendre et saisir le sens, il lui faut encore trouver une formulation
qui serve le sens. Puisqu'il n'a pas accès à l'original, il demande l'avis du traducteur, ce
qu'il peut faire notamment en lui soumettant plusieurs propositions.
약흥 해방됬다 . 사회 왔다카는 말 다. 끔 당 도 좋다 .
191
그 리 와 갈 데 . 해방됬다카는 도 빛존 개살 속
190
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, 1997, p. 200.
191
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, p. 154.
269
Dans le tandem en B, le traducteur et le cotraducteur se consultent souvent avant de
prendre une décision, verbalisent leurs questions et propositions, matérialisant ce qui se
passe dans la tête du traducteur solitaire en A lorsqu'il doit trancher entre plusieurs
options au moment de la reformulation.
Les questions du cotraducteur peuvent aussi porter sur le mode du verbe,
élément capital de la signification. Le traducteur a inséré son commentaire dans la
version du cotraducteur. Il s'agit d'un dialogue entre deux soldats qui reviennent de la
guerre du Vietnam :
Traducteur Cotraducteur Texte final
– Ce que j'ai là, c'est super, – Ce que j'ai là, a-t-il dit, – Ce que j'ai dans ma poche,
vraiment un souvenir c'est super, des souvenirs moi, c'est quand même autre
affolant. extra ! » chose que tout ce tu as accroché
J'aurais dû lui dire qu'il J'aurais dû/ je voulais/ j'avais ici... un drôle de souvenir !
s'agissait plutôt d'un l'intention de [revoir la valeur Plutôt que de « souvenir »,
trophée des batailles. Je modale ?, → j'aurais dû à j'aurais dû parler de « trophée ».
gardais en effet ces trucs si choisir] lui dire que je Ces choses si précieuses, j'en
bizarres, 5 en tout, dans un rapportais de beaux trophées. rapportais cinq, là, dans un sachet
sac plastique. Ces trucs surréalistes, dans un en plastique.192
sac de plastique, cinq en tout.
약갓 이런 기 찬 건이다. 환 할 기념품이 .속
전리품이 고 말 는 게 좋았을 그 다고 는 생 다. 는 그 사스러운 건
193
다 개 는 비닐봉 를 간 고 었다.
192
Hwang Sok-Yong, « Œils-de-biche » in La Route de Sampo, Zulma, p. 44.
193
Hwang Sok-Yong, « Œils-de-biche » in La Route de Sampo, Changbi, 2000, p. 110.
270
Version révisée Version finale
Komnyo sentit son cœur sombrer. Elle se dit Komnyo sentit son cœur sombrer. Elle se dit
qu'au fond, ce qui devait arriver était arrivé. qu'au fond, ce qui devait arriver était arrivé.
Comment ai-je pu rêver devenir la femme Comment ai-je pu rêver devenir la femme
légitime d'un homme et la mère de ses légitime d'un homme et la mère de ses enfants ?
enfants ? Comment ai-je pu désirer cela, même Comment ai-je pu désirer cela, même en rêve ?
en rêve ? J'avais pas les pieds sur terre / j'avais J'avais vraiment pas les pieds sur terre ! 194
la tête dans les étoiles !
는 덜 이 았다. 그러면 그 는 와 할 이 왔 는
생 이었다. 기 남의 본 편네 되고, 남의 니 되다니 ? 꿈에 도 그런 음을
195
다니 ? 될 일이었다.
Le traducteur a choisi l'expression « avoir les pieds sur terre » car « avoir la tête
dans les étoiles » a d'autres connotations. De plus, il a voulu éviter cette deuxième
proposition à cause du titre du roman. Traduit linguistiquement, le titre donnerait
« vivre comme une étoile », dont le sens en coréen est « vivre honnêtement comme une
étoile ». Finalement le titre français est devenu « La Petite Ourse »196 car l'héroïne est
appelée « Fille d'Ourse ». Mais pendant le travail de traduction, alors que nous n'avions
encore rien décidé pour le titre, nous voulions éviter la référence à l'étoile. Ici, le
cotraducteur propose des reformulations au traducteur. Il est rare de voir apparaître une
troisième solution à ce niveau de la révision.
194
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Zulma, 1997, p. 207.
195
Hwang Sun-won, La Petite Ourse, Moonji, 1990, p. 161.
196
Titre dont nous avons appris plus tard de la bouche de l’auteur qu’il l’avait, dans un premier temps,
retenu pour son roman.
271
dit, lorsque le sens notionnel et le style sont perçus de façon sûre par le cotraducteur, il
réécrit en privilégiant la cohérence du texte et l'esthétique de l'écrit. Il cherche à réaliser
une équivalence du style de l'auteur en français en se fiant aux explications du
traducteur mais aussi à ce qu'il connaît de l'univers romanesque de l'auteur s'il a la
chance d'avoir déjà traduit d'autres œuvres de lui.
Dans leur langage imagé, les auteurs et les traducteurs cités (et la liste pourrait
s'allonger considérablement) établissent une nette distinction entre le sens référentiel et
le sens esthétique. […]
Nous sommes là devant une toute autre façon de signifier. Le texte littéraire ne
produisant pas son sens de la même façon que le texte véhiculaire, le traducteur doit
adopter une attitude différente de celle du traducteur de textes véhiculaires. Alors que
celui-ci traduit surtout le sens référentiel qu'il dégage du texte après interprétation, le
(bon) traducteur littéraire, lui, procède, en même temps qu'à la réexpression du sens, à
une opération de réécriture : il transforme dans ce qui devient en partie son texte la
signifiance spécifique de l'œuvre originale, son caractère unique. Cette démarche
artistique nécessite de sa part qu'il sache repérer les marques textuelles de cette
signifiance. Certains y parviennent, d'autres pas. (Delisle, 2005 : 220-221)
– Oui, d'écriture et d'écrivain. Je travaille sur la langue française. C'est ça qui est bien,
être un écrivain qui n'écrit pas !
– Vous avez néanmoins une part de création.
– Oui, il y a une invention perpétuelle, mais que j'essaie de faire très sérieusement, sur
un ou plusieurs auteurs puisque je n'ai pas traduit que Dostoïevski.197
L'invention dont il est question est certainement cette recherche d'une forme qui,
dans la langue d'arrivée, réussit à produire une œuvre équivalente :
Si l'écriture est la production d'un espace par et pour la réalisation d'un discours, la
traduction constitue un processus similaire. Transposer, au sens le plus large du terme,
un objet poétique, à partir de l'individualité qui lui est inhérente – l'une des composantes
en est l'utilisation, comme langage de base, d'une langue différente de celle dans
laquelle on tente de traduire et hors des coordonnées de laquelle cet objet cesse d'exister
197
Source : http://fr.scribd.com/doc/37862395/Andre-Markowicz-entretien
272
comme tel –, dans un système différent, suppose plus que le transvasement mécanique
d'un récipient à un autre. Cela implique de réécrire le discours dont cet objet n'est qu'une
partie, le détextualiser de son espace poétique propre pour entreprendre une nouvelle
écriture qui produira, non pas un espace semblable, mais, au contraire, un espace, un
discours et un texte différents. Bien que ces derniers soient contenus dans la traduction,
ils ont avec ceux de l'original des concomitances qui échappent au texte lui-même en
tant que matérialité. (Talens, 1993)
Dans notre cas, les révisions qui vont dans le sens de la finalisation du texte se
multiplient jusqu'à ce qu'un niveau soit atteint où il ne subsiste plus aucun doute sur le
sens et l'équivalence de la réexpression. À partir de ce stade, le cotraducteur retravaille
seul le texte. Puis il le laisse de côté pendant quelques semaines avant de le relire avec
un regard neuf. Il peut alors lui apporter encore quelques améliorations. L'éditeur, à son
tour, proposera de nouveaux ajustements linguistiques ou stylistiques.
La méthodologie que nous avons adoptée et décrite dans le présent travail est
fondée sur la théorie du sens. Le traducteur tente de produire une version qui exprime
clairement le sens notionnel et émotionnel avec les moyens qu'il dispose : traduction par
équivalence, explication, explicitation, paraphrase, parfois même traduction littérale. Il
importe de trouver des moyens efficaces qui permettent d'exprimer l'équivalence. Si, au
lieu de déverbaliser, le traducteur s'en tient au niveau linguistique, que ce soit à cause
d'un manque de compétence ou d'un souci excessif de fidélité à la langue de départ, la
révision s'en tiendra à la correction linguistique. Sur une version à mi-chemin entre le
coréen et le français, le réviseur, incapable de comprendre le texte en profondeur, ne
peut effectuer un vrai travail de réécriture. Le traducteur doit réécrire à partir d'un sens
déverbalisé en lui trouvant une forme linguistique adéquate qui produise les mêmes
effets comme le préconise la théorie du sens. « Si elle [la traduction] se conçoit comme
réécriture, la traduction ne « signifie pas pour », elle est l'original réactualisé, revitalisé,
et offert dans une nouvelle textualité. » (Talens, 1993 : 636)
Certains traducteurs en B se plaignent de ce que leur réviseur ne s'engage pas à
fond dans la réécriture et qu'il se contente de corriger les fautes linguistiques. De leur
côté, certains réviseurs avouent avoir beaucoup de difficultés à comprendre le texte du
traducteur en B. Dans certains cas, cela est dû au manque de compétence du traducteur
qui ne maîtrise pas suffisamment bien les deux langues de travail, dans d'autres cas, à la
273
conception erronée que le réviseur se fait de son travail, ou encore à la méthodologie
adoptée (à l'absence de méthodologie ?). À notre avis, pour que cette opération
s'effectue dans les meilleures conditions, le traducteur doit être conscient de ce qu'il est
le passeur du texte de départ, à partir duquel le cotraducteur va procéder à un travail
d'écriture littéraire.
La clé de voûte de la réussite de la traduction en B est la bonne version du
traducteur, une version qui fasse pleinement valoir la richesse du texte. Par richesse,
nous entendons toutes les possibilités d'interprétation linguistique, culturelle et formelle.
La traduction en B est une opération nécessairement complexe en raison des multiples
échanges et contrôles qu'elle implique. Le fait que le cotraducteur n'ait pas accès à
l'original n'est pas sans avantage : il est possible, à cet égard, de se référer à
l'interprétation simultanée :
Le destinataire idéal est celui qui ne connaît pas la langue de l'original. […] Le
destinataire n'ayant que l'interprétation comme source de renseignement est plus
exigeant, la critique plus constructive et le souci de l'interprète de se faire comprendre
plus marqué. (Lederer, 2002 : 164)
274
Conclusion
Nous nous étions donné comme principal objectif de savoir quels sont les
caractéristiques de la cotraduction littéraire du coréen vers le français et ses conditions
de réussite. C'est une pratique incontournable pour le moment et installée durablement
car nous ne voyons pas encore de véritable relève assurée par des traducteurs
francophones capables de travailler seuls. Notre ambition était donc d'illustrer la
combinaison des avantages que présente ce processus : la compréhension du traducteur
en B, l'expression du cotraducteur dans sa langue d'arrivée, sous réserve qu'ils
établissent entre eux une bonne méthode de communication. Certes, du fait qu'elle
implique deux partenaires et toutes les étapes que nous avons décrites, ce n'est pas une
opération économique. Mais si elle se déroule dans les conditions optimales, la
traduction en B trouve pleinement sa justification.
De notre étude des théories contemporaines de la traduction, nous avons déduit
que la théorie du sens, qui vise avant tout l'effet produit sur le lecteur, justifiait mieux
qu'aucune autre l'opération traduisante en B. L'objet du transfert dans l'opération étant le
sens, non la langue, le traducteur se donne pour objectif de le faire passer dans l'autre
langue, en prenant soin de reproduire les effets pour le cotraducteur. C'est parce que
c'est une opération sur le sens que le cotraducteur peut apporter sa contribution. Ainsi il
fait d'un texte acceptable un texte qu'on espère équivalent.
Dans notre première partie, nous avons étudié le cadre théorique de la
traduction en B et sa raison d'être, les conditions précises de réussite, la compétence et
la méthode mobilisées. Le traducteur en B peut produire, seul, une traduction
acceptable, mais lorsque la traduction vise la publication, la présence d'un réviseur est
nécessaire. Le réviseur dans notre cas de figure, se différencie de celui qui intervient
après la traduction pour comparer les deux textes, évaluer et améliorer. Il participe
pleinement à l'acte de traduction en posant des questions, suggérant des propositions,
redressant la version du traducteur. Il est initialement censé intervenir dans la phase de
275
réexpression, mais du fait de son implication dans la compréhension du texte produit
par le traducteur, il contribue pleinement à rendre le texte plus clair, à assurer la logique
interne, à le doter d'une dimension littéraire.
Nous avons aussi dressé un bref aperçu de l'état de la traduction des œuvres
littéraires coréennes vers le français avant de conclure qu'en attendant l'arrivée de
traducteurs de langue maternelle française, cette littérature, pour être introduite dans les
grandes aires culturelles du monde, devra compter encore longtemps sur les traducteurs
coréens œuvrant vers leur langue étrangère.
Dans notre seconde partie, nous avons analysé le processus de coopération
entre le traducteur et le cotraducteur en nous appuyant sur un corpus d'exemples
littéraires. Au cours de ce processus, le traducteur n'envisage pas de produire une
réexpression aboutie, il veille plutôt à ce que sa version fasse passer le sens ainsi que les
caractéristiques stylistiques du texte de départ pour rendre perceptible au cotraducteur le
travail effectué sur la langue par l'auteur, et mis au service du sens. Il est important de
faire apparaître le texte sous ses divers aspects, en l'expliquant, en le décrivant ou en le
paraphrasant. Le cotraducteur qui ne connaît pas la langue de départ a besoin de
comprendre le sens mais aussi de connaître le rôle joué par les moyens linguistiques
utilisés par l'auteur (jeux de mots, images, etc.). Les figures de sens ont particulièrement
retenu notre attention parce qu'elles ne peuvent, souvent, être traduites telles quelles.
Elles nous obligent à tenir compte non seulement de leur mécanisme de fonctionnement
mais aussi de l'ensemble du contexte. Nous estimons utile, dans certains cas nécessaire,
que le cotraducteur puisse connaître la manière dont la figure contribue à la construction
du sens dans l'original. Le dialogue entre le traducteur et le cotraducteur rend l'activité
traduisante plus dynamique. Car le traducteur doit signaler clairement à son partenaire
les difficultés de compréhension. Les indications qu'il lui fournit encadrent et guident le
travail du cotraducteur.
Le cotraducteur de son côté, améliore le texte avec les éléments mis à sa
disposition par le traducteur et en mobilisant son bagage cognitif et culturel dans la
langue d'arrivée. Il se base sur l'hypothèse de sens qu'il s'est construite à partir de la
version du traducteur. Quand il n'est pas assuré d'avoir appréhendé correctement le sens,
il interroge le traducteur ou lui propose des alternatives. Il revient alors au traducteur de
276
vérifier si l'équivalence est réalisée entre la version produite et le texte de départ. Le
traducteur corrige d'éventuels écarts, fait d'autres propositions, répond aux questions du
cotraducteur. Au terme de ces va-et-vient, grâce aux négociations continuelles entre les
deux partenaires, le texte traduit se complète et devient plus idiomatique.
La coopération entre deux traducteurs pour le traitement des figures de sens est
l'exemple le plus frappant du processus de la cotraduction. Le concours du cotraducteur
est d'autant plus nécessaire pour le traitement des figures de style.
De cette expérience de traduction, nous sommes abouti à quelques conclusions
générales.
En premier lieu, nous soulignerons le fait qu'une traduction trop littérale, trop
fidèle aux mots du texte d'origine, non seulement manque de lisibilité mais peut aussi
rendre la compréhension impossible. Elle n'a de validité qu'en tant que procédé
intermédiaire pour apporter ponctuellement au cotraducteur des éclaircissements sur la
forme linguistique du texte de départ, en particulier, pour les figures du sens où les mots
du texte d'origine participent au mécanisme de la figure et à la construction du sens. Ce
qui compte ici n'est pas la forme linguistique initiale mais le sens figuré porté par les
mots, le sens détourné. La traduction littérale ne sert donc qu'à faire connaître l'état de la
langue d'origine, elle doit être considérée seulement comme un métadiscours sur le texte
de départ, destiné à révéler l'état brut du texte de départ et, ainsi, à renseigner sur le
mécanisme qui fait tenir ensemble la forme linguistique et la signification. En
contribuant à la compréhension du sens par le réviseur, elle lui permet la recherche
d'autres formes linguistiques produisant une équivalence de sens dans la langue
d'arrivée.
Notre but étant de produire un texte littéraire équivalent autonome qui trouve sa
place dans le marché de la production littéraire francophone à destination de lecteurs qui
ignorent tout du coréen, le littéralisme est, en dehors de l'usage ponctuel mentionné ci-
dessus, exclu. D'autant plus que les deux langues et les deux cultures en question sont
très éloignées.
Deuxièmement, nous nous sommes rendu compte au cours de notre travail de
traduction que le sens ne se dégageait pas toujours très facilement pour le traducteur
bien que ce dernier œuvre dans sa langue maternelle. Compte tenu de la polysémie de
277
tout texte, pour qu'il y ait accord sur le sens, le traducteur et le cotraducteur doivent
discuter, échanger leurs conclusions. Il arrive que le cotraducteur, guidé par son
intuition, pointe une réelle ambiguïté. Il nous a fallu parfois consulter l'auteur. La
traduction apparaît pleinement, dès lors, comme une opération d'exploration cognitive
du texte. Le texte appelle une réflexion, une interprétation et une appréciation
esthétique.
Toute bonne traduction intègre au texte traduit le traducteur comme sujet. Affirmer qu'il
faut traduire le sens d'un texte n'est pas faux, mais insuffisant, car une œuvre littéraire
n'est pas dotée uniquement d'un sens. Elle a, comme nous venons de le voir, une
signifiance et c'est pourquoi plusieurs versions d'une même œuvre peuvent toutes être
des versions réussies sans pour autant avoir le même sens. Jenaro Talens illustre cette
présence du traducteur dans son article « L'Écriture qu'on appelle traduction », où il
analyse finement les options choisies par trois traductions d'un poème du poète
américain C. Olson (1910-1970). L'auteur montre bien que chacune des options retenues
par les traducteurs se situe dans un espace de sens différent et conclut : « En traduisant
un même poème, chacun des traducteurs parlait (comme cela devait arriver
obligatoirement) à partir de sa problématique particulière et à partir de lui-même » À sa
manière, chaque traducteur a pour ainsi dire fait acte de présence dans le poème qui
porte dès lors une double signature. On peut en dire autant de toute œuvre traduite.
(Delisle, 2005 : 225)
278
qualifier de cotraducteur bien qu'il ne traduise pas au sens étroit du terme. Il est tout
autre chose que le réviseur chargé de corriger les fautes de morphosyntaxe.
Notre démarche est inspirée par la théorie du sens. La traduction n'est pas une
opération linguistique, mais une opération sur le sens. C'est parce que le travail se fait
sur le sens que le cotraducteur, qui ne connaît pas la langue de départ, peut prétendre au
rôle que nous lui accordons.
Une dernière question demeure au sein du couple traducteur en B +
cotraducteur : qui a le dernier mot ? Nous avons dit que, lorsque le sens devient clair, le
cotraducteur passe à la réécriture. Certaines phrases du traducteur passent telles quelles,
d'autres subissent des modifications comme nous l'avons vu dans les exemples cités. Le
degré d'implication du cotraducteur est difficile à quantifier. Toutefois, il ne se contente
pas de corriger et d'améliorer partiellement, il procède à une réécriture complète. De ce
fait, même si les phrases du traducteur sont maintenues telles quelles, cela s'est fait avec
l'aval du cotraducteur. En ce sens, on peut dire que c'est le cotraducteur qui a le dernier
mot dans la phase de réexpression. Introduit dans l'univers romanesque de l'auteur,
imprégné de sa vision du monde pendant plusieurs centaines de pages, il se garde de
réécrire à son gré, il tente d'écrire comme un écrivain de sa langue le ferait pour
produire un texte équivalent. Mais compte tenu de l'intensité des échanges entre le
traducteur et le cotraducteur, il est plus juste de dire que le Traducteur198, c'est le
binôme constitué par le traducteur en B et le cotraducteur.
Notre recherche souffre de plusieurs limites : elle ne prend en considération la
cotraduction de textes littéraires que vers le français et seulement dans le cadre de notre
expérience personnelle de la traduction en tandem. Il aurait été intéressant de prendre en
compte l'expérience d'autres tandems travaillant à partir du coréen vers d'autres langues
pour conforter ou préciser ou enrichir nos analyses. Il nous apparaît aussi, au terme de
notre étude, que d'autres aspects de la traduction en B pourraient faire l'objet de
recherches futures : par exemple, l'enseignement de la traduction en B, le transfert
culturel, l'intertextualité grandissante induite par le nombre des œuvres coréennes
introduites en France.
198
La majuscule ayant pour but de distinguer ce Traducteur, personne morale, du traducteur en B,
personne physique. C’est d’ailleurs à ce Traducteur (singulier) que les éditeurs s’adressent dans leur
contrat de traduction.
279
Toutefois, malgré ces limites, et bien que la traduction en B soit parfois
contestée dans son principe, nous espérons avoir démontré que ce procédé est valide.
Nous constatons d'ailleurs avec plaisir qu'il a fini par s'imposer puisqu'il permet
aujourd'hui à la littérature coréenne de franchir la barrière linguistique. Certaines de nos
traductions ont été reprises dans les collections de poche (Folio, Points Seuil, 10/18),
rejoignant la liste des textes littéraires étrangers en langue française.
Nous constatons aussi que nos questionnements rejoignent ceux des traducteurs
littéraires tout court. Ce qui nous ramène à la littérature, à l'écriture littéraire. Parce que,
quelle que soit la direction de la traduction, il s'agit d'une aventure sur le sens, de son
interprétation et de l'écriture littéraire. Nous souhaiterions conclure cette modeste étude
en citant un auteur parmi tant d'autres qui semble avoir compris ce qu'est la traduction
littéraire, du moins telle que nous l'entendons. Il s'agit de Murakami Haruki, l'auteur des
Amants du Spoutnik et de Kafka sur le rivage :
J'essaie dans ma tête de faire de ma langue maternelle une langue étrangère – me défaire
consciencieusement de l'usage quotidien de ma langue –, de construire une syntaxe
nouvelle. Je crois que j'ai été cohérent tout au long de cet effort.
De ce point de vue, on peut dire que mon écriture s'approche de la traduction. On pourra
même dire qu'il s'agit des deux faces d'une pièce de monnaie. J'ai longtemps traduit
d'anglais vers le japonais, je sais à quel point la traduction est une activité délicate mais
à la fois joyeuse. Je sais aussi à quel point le texte traduit peut être différent selon le
traducteur.
L'essentiel pour une traduction réussie est certainement la compétence linguistique,
mais tout aussi important – surtout s'agissant de la fiction – est l'amour du texte. J'irai
même jusqu'à dire, s'il y a l'amour subjectif du traducteur, le reste n'est même pas
nécessaire.199
199
Murakami Haruki, Textes divers, pp. 258-260, Viche, 2011 (notre traduction de la traduction coréenne
de Murakami Haruki Zatsubun-shu, Tokyo, 2011).
280
BIBLIOGRAPHIE
Traductologie
281
BERMAN Antoine (1991) : Actes de colloque international organisé par l’Association
européenne des linguistes et des professeurs de langues, La traduction
littéraire, scientifique et technique, La tilu.
BERMAN Antoine (1995) : Pour une critique de la traduction : John Donne,
Gallimard, Paris.
BOISSON Claude (2005) : « La forme logique et les processus de déverbalisation et de
reverbalisation en traduction », in Meta, vol. 50, n° 2.
BONNEFOY Yves (1998) : Shakespeare et Yeats, Mercure de France, Paris.
CAMPBELL Stuart (1998), Translation into the Second Language, Longman, New
York.
CARY Edmond (1963) : Les grands traducteurs français, Librairie de l’Université
Georg & Cie S.A., Genève.
CARY Edmond (1986) : Comment faut-il traduire ?, PUL, Lille.
CARY Edmond & JUMPELT Rudolf Walter (1963) : La qualité en matière de
traduction, Pergamon Press, Oxford, London, New York, Paris.
DELISLE Jean (1980) : L'analyse du discours comme méthode de traduction,
Editions de l'université d'Ottawa, Canada.
DELISLE Jean (1990) : « Le froment du sens, la paille des mots », in Etudes
traductologiques, Minard.
DELISLE Jean et WOODSWORTH Judith (2005) : Les traducteurs dans l'histoire, les
presses de l'université d'Ottawa/Editions de l'Unesco.
DELISLE Jean (2005) : « Le sens à travers l'histoire de la traduction de l'Antiquité à
la fin du XIXe siècle » in La théorie interprétative et la traduction,
convergences mises en perspective, Minard, Paris.
D'HULST Lieven (1990) : Cent ans de théorie française de la traduction, PUL,
Paris.
ECO Umberto (2003) : Dire presque la même chose, traduit par Myriem Bouzaher,
Grasset, Paris.
ETKIND Efim (1982) : Un Art en crise, essai de poétique de la traduction poétique,
L’Âge d’homme, Paris.
FLAMAND Jacques (1983) : Écrire et traduire, Les éditions du vermillon, Ottawa.
282
JEANMAIRE Guillaume (2011) : « Quelles stratégies adopter face auxmimétiques
coréens ? », in Meta, vol. 56, n° 3.
GILE Daniel (2005) : La traduction. La comprendre, l’apprendre, PUF, Paris.
GIONO Jean (1974) : Pour saluer Melville, Gallimard, Paris.
GREEN Julien (1987) : Le langage et son double, Seuil, Paris.
GRESSET Michel (1983) : « De la traduction de la métaphore littéraire à la traduction
comme métaphore de l’écriture » in Revue française d’études américaines, n°
18, Paris.
GOUADEC Daniel (2005) : « Modélisation du processus d'exécution des traductions »
in Meta, vol. 50.
GUÉORGUÉVA Éléna (2000) : « Traits particuliers à la traduction d’œuvres
littéraires en langue étrangère », Thèse soutenue à l'ESIT (Université Paris III).
GUIDÈRE Mathieu (2008) : Introduction à la traductologie, De Boeck,
Bruxelles.
HENRY Jacquline (2003), La traduction des jeux de mots, Presses Sorbonne
Nouvelle, Paris.
HERBULOT Florence (2005) : « Le régime spécial ou l’enseignement de la
traduction en français à partir d’une langue « exotique » que l’enseignant ne
connaît pas » in La théorie interprétative de la Traduction III, de la
formation à la pratique professionnelle, Minard, Paris-Caen.
HORGUELIN Paul, (1978) : Pratique de la révision, Linguatech, Montréal.
HURTADO Albir (1990), La notion de fidélité en traduction, Didier, Paris.
ISRAËL Fortunato & LEDERER Marianne (1991) : La liberté en traduction, Didier
érudition, Paris.
ISRAËL Fortunato (1994) : « La créativité en traduction ou le texte réinventé » in IV
ENCUENTROS COMPLUTENSES EN TORNO A LA TRADUCCIÓN, éditions
de Margit Raders y Rafael Martin-Gaitero.
ISRAËL Fortunato (2002) : Identité, altérité, équivalence ? la traduction comme
relation, Minard, Paris-Caen.
ISRAËL Fortunato et LEDERER Marianne (2005) : La théorie interprétative de la
traduction, I, II, III. De la formation à la pratique professionnelle, Minard.
283
ISRAËL Fortunato (2007) : « Souvent sens varie, le traducteur face à l'instabilité du
sens » in Le sens en traduction, Minard.
JUNG Hye-Yong (2005) : « La littéralité dans la traduction littéraire, Analyse des
théories de la traduction de Meschonic et de Berman », Thèse soutenue à l'ESIT.
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine (1986) : L’implicite, Armand Colin, Paris.
KO Kwang-dan (1997) : « Difficultés de la traduction des groupes verbaux
coréens en français » in La traduction des œuvres coréennes vers la
langue étrangère, Actes du colloque sur la traduction de la littérature
coréenne, Mineumsa, Séoul.
LADMIRAL Jean-René (1979) : Traduire : théorèmes pour la traduction, Payot.
LADMIRAL Jean-René (2011) : « Théorie traductologique et pratiques traduisantes »,
4ème congrès du Réseau Asie & Pacifique, 14-16 sept., Paris, France.
LAPLACE Colette (1997-98) : « Pour une approche interprétative de la traduction
littéraire » in Cahiers de l’École de Traduction et d’Interprétation de
l’Université de Genève, n°19, Hiver, Genève.
LARBAUD Valéry (1973) : Sous l’invocation de Saint Jérôme, Gallimard, Paris.
LAROSE Robert (1989) : Théories contemporaines de la traduction, Presses de
l'université du Québec, Québec.
LEDERER Marianne (1994) : La traduction aujourd’hui, Hachette, Paris.
LEDERER Marianne (1990) : Études traductologiques, textes réunis par en hommage à
Danica Seleskovitch, Minard, Paris.
LE FEVRE JOHANSEN Sarah (2009) : Les défis et les procédés possibles du
traducteur et de l’entreprise en relation avec la traduction des textes
polysémiotiques dans des contextes danois/francais, Handelshøjskolen,
Arhus Universitet.
LEVERRIER Roger (1997) : « La traduction des œuvres littéraires en particulier de la
poésie » in La traduction des œuvres coréennes vers la langue étrangère,
Actes du colloque sur la traduction de la littérature coréenne, Mineumsa,
Séoul.
284
LI Jin-Mieung (1995) : « Traduire d'œuvres littéraires coréennes en français de 1892
à 1994) – Bilan et problèmes » dans Revue de Corée, Vol. 27, N.1,
Commission Nationale Coréenne pour l'UNESCO, Séoul.
MALINGRET Laurence (2001) : « Les enjeux de l'adaptation en traduction » in
Ecrire, traduire et représenter la fête, pp. 791-798, Universitat de
Valencia.
MASON Kirsten (1982) : « Metaphor and translation », Babel, n°3, vol. XXVIII.
META (1986), Prismes de traductions littéraires, numéro spécial, vol. 31, n°3,
Les Presses de l'Université de Montréal.
MESCHONNIC Henri (2002) : Au commencement, traduction de la Genèse,
Desclée de Brouwer, Paris.
MICHEL Jacqueline (2004) : Les enjeux de la traduction littéraire, Publisud,
Paris.
MISRI Georges (1986) : « La traduction des figements et des modèles dans les
Mille et Une Nuits », Thèse, Université Paris III (ESIT).
MOUNIN Georges (1963) : Les problèmes théoriques de la traduction, Gallimard,
Paris.
MOUNIN Georges (1994) : Les Belles infidèles, Presses universitaires de Lille,
Lille.
NAM Yun-ji (2011) : « Traduire le titre : enjeux sémiotiques et théoriques de la
traduction des titres d'œuvres narratives (France-Corée) », thèse soutenue à
Université Paris VIII.
NEWMARK Peter (1980) : «The translation of metaphor », in Babel n° 2, vol.
XXVI.
NEWMARK Peter (1988) : A Textbook of Translation, Prentice Hall.
NIDA Eugène A. et TABER Charles R. (1971) : La traduction : théorie et
méthode, Alliance Biblique Universelle, Londres.
OSEKI-DÉPRÉ Inês (1999) : Théories et pratiques de la traduction littéraire,
Armand Colin, Paris.
PAZ Octavio (1957) : « La poésia de Matsuo Basho » en Matsuo Basho, Sendas de
Oku, trad. Por Octavio Paz y Eikichi Hayahiya.
285
PYM Anthony (1997) : Pour une éthique du traducteur, Artois Presses Université.
ROUX-FAUCARD Geneviève (2005) : « Une didactique de la traduction à partir des
langues périphériques », in Meta vol. 50 n. 1, Les presses universitaires de
Montréal, Canada.
ROUX-FAUCARD Geneviève (2008) : Poétique du récit traduit, Minard, Paris.
RYDNING Antin Fougner (1992) : « Qu’est-ce qu’une traduction acceptable en B ? Les
conditions d’acceptabilité de la traduction fonctionnelle réalisée dans la langue
seconde du traducteur », Thèse de doctorat, Oslo.
SELESKOVITCH Danica et LEDERER Marianne (1989) : Pédagogie raisonnée de
l'interprétation, Didier Érudition, Paris.
SELESKOVITCH Danica et LEDERER Marianne (1993) : Interpréter pour traduire,
Didier Érudition, Paris.
SEON Yong-a (2006) : « La traduction du stéréotype dans le texte littéraire :
Domaine : français-coréen », Thèse soutenue à l'ESIT.
Septième assise de la traduction littéraire (1991) : Actes sud.
SLOZIAN Monique (1991) : « La traduction des langues rares » in La traduction
littéraire scientifique et technique, La Tilu, Paris.
STEINER Georges (1978) : Après Babel, traduit de l’anglais par Lucienne
Lotringer, Albin Michel, Paris.
TATILON Claude (2007) : « Pédagogie du traduire : les tâches cognitives de
l’acte traductif », in Meta, LII.
VINAY Jean-Paul et DARBELNET Jean (1958) : Stylistique comparée du
français et de l'anglais : Méthode de traduction, Didier, Paris.
YAN Su Wei (1994) : « Les éléments nécessitant une interprétation dans la traduction
des textes littéraires narratifs, une application à une traduction en chinois du
« Père Goriot » de Balzac», Thèse, Université Paris III (ESIT).
Bibliographie générale
AQUIEN Michèle (1993) : Dictionnaire de Poétique, Hachette, Paris.
BACKES Jean-Louis (2002) : L’impasse rhétorique, PUF, Paris.
BILLETER Jean-François (2006) : Contre François Julien, Allia, Paris.
286
CALVET Louis-Jean (1987) : La guerre des langues et les politiques linguistiques,
Payot, Paris.
CALVET Louis-Jean et GRIOLET Pascal (2005), Impérialismes linguistiques hier et
aujourd'hui, INALCO/ÉDISUD.
CAMINADE Pierre (1970) : Image et Métaphore, Bordas, Paris.
CHARAUDEAU Patrick (1992) : Grammaire du sens et de l’expression, Hachette,
Paris.
ECO Umberto (1988) : Sémiotique et philosophie du langage, traduit de l’italien
par Myriem Bouzaher, P.U.F., Paris.
FONTANIER Pierre (1968) : Les figures du discours, Flammarion, Paris.
FROMILAGUE Catherine (1995) : Les Figures de style, Nathan, Paris.
FUNG M.Y. and KIU K. L. (1987) : « Metaphor across language and culture » in Babel,
n° 2, vol. XXXIII, Gerlingen, Allemagne.
GENETTE Gérard (1976) : Figure I, Seuil, Paris.
GENETTE Gérard (1972) : Figures III, Seuil, Paris.
GOUVARD Jean-Michel (2005) : De la langue au style, PUL, Paris.
HENRY Albert (1971) : Métonymie et métaphore, Klincksieck, Paris.
HUSTON Nancy (1999), Nord perdu, Babel.
JAKOBSON Roman (1963) : Essais de linguistique générale - Deux aspects du langage
et deux types d’aphasie, traduit par N. Ruwet, Minuit, Paris.
KIM Heungkyu (1998) : Bibliographie of Korean Literature in Foreign languages,
Korean Translation Foundation and Institute of Korean Culture, Korea
University, Séoul.
KIM Yun-sik (2011) : La littérature coréenne, la voie du lotus, Sojeong Sihak,
Séoul.
Koreana (1996) : La littérature coréenne d'aujourd'hui, vol.2, No.2, été, Korea
Foundation, Séoul.
LAKOFF George & JOHNSON Mark (1985) : Les Métaphores dans la vie
quotidienne, traduit de l’américain par Michel Defornel en collaboration avec
Jean-Jacques Lecercle, Minuit, Paris.
287
LE GUERN Michel (1973) : Sémantique de la métaphore et de métonymie, Larousse,
Paris.
MOLINIÉ Geroges (1986) : Eléments de stylistique française, PUF, Paris.
MOLINIÉ Geroges (1992) : Dictionnaire de rhétorique, Le Livre de poche,
Paris.
REBOUL Olivier (1984) : La rhétorique, PUF, Paris.
RICALENS-POURCHOT Nicole (2003) : Dictionnaire des figures de style, Armand
Colin, Paris.
RICOEUR Paul (1975) : La métaphore vive, Seuil, Paris.
RIFFATERRE Michael (1982) : « L’illusion référentielle » in Littérature et réalité,
Seuil, Paris.
SUHAMY Henri (1993) : Les Figures de style, PUF, Paris.
TAMBA-MECZ Irène (1981) : Le sens figuré, PUF, Paris.
Site web
http://aiic.net/ViewPage.cfm/article1097.htm
ADAMS Christine : http://www.emcinterpreting.org, « What is a B language?»
Daesan moonhwa, automne (2007) : http://www.daesan.org/webzine/main.html
DE FORTIS Chris : « Quelques réflexions sur la langue B »,
http://interpreters.free.fr
http://interpreters.free.fr/language/langueBdefortis.pdf
MARKOWICZ André : Entretien avec, Source :
http://fr.scribd.com/doc/37862395/Andre-Markowicz-entretien
SAPIRO Gisèle : « Des échanges inégaux, géographie de la traduction à l'heure de la
mondialisation », http://www.sgdl.org.
III. Corpus :
288
3. HWANG Sun-Won (1997) : La Petite Ourse, Zulma, Paris.
4. KIM Yu-jong (2001) : Une Averse, Zulma, Paris.
5. HWANG Sok-yong (2004) : La route de Sampo, 10/18, Paris.
6. HWANG Sok-yong (2004) : Monsieur Han, 10/18, Paris.
7. HWANG Sok-yong (2010) : L’Invité, Points Seuil, Paris.
8. SU Jung-in (1997) : « Vagabonds » in Koreana, vol. 3, n° 2, été, Korea
Foundation.
9. LEE Seung-U, Le regard de midi, Publication prévue en 2014, Decrescendzo.
10. KIM Jae-hong 1996 : « La formation de la société rurale et du village dans la
Corée ancienne », in Revue de Corée pour la Commission Nationale
Coréenne pour l’Unesco, vol. 28, No.2,.
11. Les Coréennes, 1998, brochure du Festival d’Avignon, Samsung Munwha
printing, Séoul.
Autres sources :
KIM Tongli (1996) : Le cheval de poste, in Koreana, vol.10, n°.3, traduit par
Marie Orange-Rivé, Séoul.
KIM Tongli : Le cheval de poste, in Culture coréenne, n° 43, traduit par Ko
Kwang-dan et Jean-Noël Juttet.
OH Jung-hi (1992) : Le Chant du pèlerin, traduit du coréen par Lee Byoung-Jou,
Picquier, France
PYON Hye-yong : (2011), 의 애(Déclaration nocturne, titre provisoire) ,
Moonji.
SCHULZ Charles M. (1997) : A Peanuts Book Featuring Snoopy, traduit de
l’américain par Steve Jackowicz, Singyoung Media Service, Seoul.
289
Table des matières
Résumé………………………………………………………………………………….2
Abstract ……………………………………………………………………………….. 3
Remerciements ……………………………………………………………………….. 4
Sommaire……………………………………………………………………………….5
Introduction…………………………………………………………………………….7
3. Traduire en B…………………………………………………………………...28
3.1. La raison d’être de la traduction en B…………………………………...…28
3.2. La problématique de la traduction en B……………………………………31
3.3. La traduction en B dans la formation professionnelle……………………..35
3.4. Les réglementations de la pratique en B……...……………………………41
3.5. La traduction en B et son acceptabilité…………………………………….43
3.6. La traduction littéraire en B et l'implication du réviseur…………………..54
3.7. La cotraduction…………………………………………………………….58
Chapitre II. La traduction littéraire à partir des langues rares : du coréen vers le
français …………………………………………………………………………….…68
290
Chapitre III. Le cadre théorique de la traduction littéraire ……………………….89
291
2. Les informations métatexutelles……… …………………………………….179
2.1. Les informations destinées à pallier la faiblesse linguistique du
traducteur…………………………………………………………………182
2.2. Les informations destinées à aider la compréhension du cotraducteur..…184
2.2.1. Les informations sur les formes linguistiques de l'original…………...185
2.2.2. L’implicite culturel……………………………………………………185
2.2.3. L’intertextuel………………………………………………………….188
2.2.4. Sur l'univers narratif………………………………………………. …190
2.3. Les explications visant à trouver une meilleure reformulation…………..193
2.3.1. La recherche de l’expression idiomatique…………………………….194
2.3.2. Les figures de sens…………………………………………………….196
2.3.2.1. Traduction par la même image………………………………….…199
2.3.2.2. Traduction par une image différente………………………………202
2.3.3. Le traitement de la métonymie………………………………………..205
2.3.3.1. Traduction par le même substituant……………………………….207
2.3.3.2. Traduction par un autre substituant…………………………….….213
2.3.3.3. Traduction par l'introduction d'une figure…………………………215
292
2.2. Les options alternatives…………………………………………………..269
Conclusion……………………………………………………………………………275
Bibliographie…………………………………………………………………………281
Table des matières…………………………………………………………………...290
293
La Cotraduction : domaine littéraire coréen-français
Résumé
Nous nous sommes donné pour objectif d'étudier les questions posées par la traduction littéraire en B à
partir du coréen effectuée en binôme par un traducteur coréen et un cotraducteur spécialiste de la langue
d’arrivée, et d’en préciser les conditions de réussite. En matière de traduction littéraire du coréen vers le
français, ce couplage vise à pallier l’absence de traducteurs français capables de travailler seuls.
L’opération traduisante étant effectuée par des traducteurs coréens travaillant en B, l’exigence formelle de
la traduction littéraire implique l’intervention d’un réviseur français. De plus en plus d'œuvres coréennes
sont traduites selon cette modalité et publiées en France.
Nous avons analysé les différentes étapes du processus, de la compréhension à la réexpression,
à la lumière de la théorie interprétative de la traduction en tentant de montrer pourquoi le concept clé de la
déverbalisation légitime la cotraduction, l’activité traduisante étant une opération de texte à texte, non de
langue à langue.
La première partie de notre recherche est consacrée à l'étude du cadre théorique (définition des
notions auxquelles nous recourons, description de la théorie interprétative) et pratique (aperçu de l’état
présent de la traduction française des textes littéraires coréens). Dans la deuxième partie, nous avons
analysé des exemples de traduction en montrant le cheminement des échanges entre le traducteur et le
cotraducteur, et en précisant la nature du guidage donné par le premier au second ainsi que la nature de la
contribution de ce dernier.
Nous aboutissons à la conclusion qu'une pratique souvent considérée seulement comme un pis-
aller peut prétendre à produire des textes d’une réelle qualité littéraire dès lors que la technique mise en
œuvre respecte les conditions que nous tentons de définir ici.
Mots clés : traduction littéraire en B, cotraduction, cotraducteur, théorie interprétative de la traduction,
déverbalisation, opération autour du sens
Abstract
Our aim was to study the issue of literary translation when it is carried into the B language of the
translator (here from Korean to French) with the assistance of a co-translator native speaker of the target
language and to point out the conditions of success. In the field of literary translation from Korean into
French, this kind of team-work aims at overcoming the lack of French translators able to produce literary
standard translations by themselves. When the translation is done by a Korean translator working into his
B language, a thorough work of editing and rewriting is required due to the formal requirements of
literary writing. An increasing number of Korean novels and short stories are translated by such a dual
team and published in France.
We analyze the different steps of the process of translation, from understanding to
reformulation in the light of the Interpretive Theory of Translation, trying to show why the key concept of
“de-verbalization” makes co-translation justifiable, translation being defined as an operation from text to
text not from language to language.
The first part of our research is devoted to the theoretical aspects of our study (definition of
some key notions, mainly of the Interpretive Theory of Translation) and its practical aspects (general
survey of translated Korean literary works into French). In the second part, we analyze a large number of
our translation samples with the objective of showing the sort of dialog the translator and her co-translator
entertain, and underlining the nature of guidance proposed by the first one to second one and the
contribution of the last one.
Our conclusion is that, thanks to this dual-team process, often wrongly considered as a lesser
evil, we are able to produce quality literary translation provided that the method implemented takes into
account the conditions we describe here.
Keywords : literary translation into B language, co-translation, co-translator, Interpretive Theory of Translation,
de-verbalization, operation on meaning
294