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Recherches

R A N°65 Le français dans le monde

R A
Recherches
R A et applications
DANS LA MÊME COLLECTION
• n° 46 - La circulation internationale des idées en didactique des langues
coordonné par Geneviève Zarate et Tony Liddicoat
• n° 47 - Faire des études supérieures en langue française
coordonné par Chantal Parpette et Jean-Marc Mangiante
et applications
• n° 48 - Interrogations épistémologiques en didactique des langues

N°65
coordonné par Dominique Macaire, Jean-Paul Narcy-Combes et Henri Portine
• n° 49 - Curriculum, programmes et itinéraires en langues et cultures
coordonné par Pierre Martinez, Mohamed Miled et Rada Tiversen
• n° 50 - Contextualisations du CECR. Le cas de l’Asie du Sud-Est JANVIER 2019
coordonné par Véronique Castelotti et Jean Noriyuki Nishiyama
• n° 51 - Didactiques de l’écrit et nouvelles pratiques d’écriture
coordonné par Robert Bouchard et Latifa Kadi
• n° 52 - Histoire internationale de l’enseignement du français langue étrangère ou
seconde : problèmes, bilans et perspectives
coordonné par Marie-Christine Kok Escalle, Nadia Minerva, et Marcus Reinfried

Lectures de la littérature
• n° 53 - Évaluer en didactique des langues/cultures : continuités, tensions, ruptures
coordonné par Emmanuelle Huver et Aleksandra Ljalikova
• n° 54 - Mutations technologiques, nouvelles pratiques sociales et didactique
des langues

et appropriation des
coordonné par Christian Ollivier et Laurent Puren
• n° 55 - La transposition en didactique du FLE et du FLS
coordonné par Margaret Bento, Jean-Marc Defays et Deborah Meunier
• n° 56 - Pensée enseignante et didactique des langues

langues et cultures
coordonné par Jose Aquilar et Francine Cicurel
• n° 57 - La grammaire en FLE/FLS
Quels savoirs pour quels enseignement ?

Lectures de la littérature et appropriation des langues et cultures


coordonné par Jan Goes et Inès Sfar
• n° 58 - Genres textuels/discursifs et enseignement des langues
coordonné par Eliane Gouvêa Lousada et Jean-Paul Bronckart Coordonné par Chiara Bemporad et Thérèse Jeanneret
• n° 59 - Jeu(x) et langue(s) : avatars du ludique dans l’enseignement/
apprentissage des langues
coordonné par Haydée Silva et Mathieu Loiseau
• n° 60 - L’oral par tous les sens : de la phonétique corrective
à la didactique de la parole
coordonné par Laura Abou Haidar et Régine Llorca
• n° 61 - Recherches sur l’acquisition et l’enseignement des langues étrangères :
nouvelles perspectives
Coordonné par Véronique Laurens et Daniel Véronique
• n° 62 - Agir éthique en didactique du FLE/FLS
Coordonné par Francine Cicurel et Valérie Spaëth
• n° 63 - Entrées historiques et diversité de l’enseignement du français
dans l’espace russophone
Coordonné par Tatiana Zagryazkina
• n° 64 - Enseigner la Francophonie, enseigner les francophonies
Coordonné par Fatima Chnane-Davin, Fabienne Lallement, et Valérie Spaëth

Lectures de la littérature et appropriation des langues


et cultures
037234 - ISBN 978-2-09-0373-240

9 782090 373240 ISSN 0994-6632


10243122

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Rédacteur en chef
Sébastien Langevin
Présentation graphique
Recherches
et applications
Alexandre Fine
Conception graphique
Miz’enpage
Directeur de la publication
Jean-Marc Defays – FIPF

N°65
JANVIER 2019
PRIX DU NUMÉRO 22,60€

Lectures de la littérature
et appropriation des langues
et cultures
Coordonné par Chiara Bemporad et Thérèse Jeanneret

Comité de rédaction
Fatima Chnane-Davin (Présidente du conseil scientifique)
Francine Cicurel (Présidente du conseil scientifique)
Jean-Pierre Cuq (Président du conseil scientifique)
Jean-Marc Defays (Directeur de la publication)
Sébastien Langevin (Rédacteur en chef)
Conseil scientifique
Margaret Bento (Université Paris Descartes, France) ; Patrick Chardenet (Agence Universitaire
de la Francophonie, Brésil) ; Fatima Chnane-Davin (Aix-Marseille Université, France) ;
Francine Cicurel (Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, France) ; Jean-Pierre Cuq
(Université de Nice, France) ; Jean-Marc Defays (Université de Liège, Belgique) ;
Enrica Galazzi-Matasci (Université Catholique de Milan, Italie) ; Eliane Lousada (Universidade
de São Paulo, Brésil) ; Abdelouahad Mabrour, (Université Chouaïb Doukkali El Jadida, Maroc) ;
Samir Marzouki (Université de la Manouba, Tunisie) ; Jean Noriyuki Nishiyama (Université de
Kyoto, Japon) ; Valérie Spaëth, (Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, France) ; Monica Vlad
(Universitatea Ovidius din Constanta, Roumanie) ; Tatiana Zagryazkina (Université d’État
de Moscou Lomonossov, Russie)
Comité de lecture
David Bel, Université normale de Chine du Sud (Chine) ; Mariana Bono, Université
RECHERCHES ET APPLICATIONS Princeton (États-Unis) ; Encarnacion Carrasco-Perea, Université de Barcelone (Espagne) ;
Le français dans le monde Mariella Causa, Université Bordeaux Montaigne (France) ; Jean-François De Pietro, Institut
9 bis, rue Abel Hovelacque de recherches et documentation pédagogiques de Neuchâtel (Suisse) ; Christine Develotte,
75013 Paris ENS Lyon (France) ; Olivier Dezutter, Université de Sherbrooke (Canada) ; Karen Ferrera-Meyers,
Téléphone : 33 (0) 1 72 36 30 67 Université du Swaziland (Swaziland) ; Laurent Gajo, Université de Genève (Suisse) ;
Télécopie : 33 (0) 1 45 87 43 18 Carolina Gonçalves, École supérieure d’éducation de Lisbonne (Portugal) ; Ion Gutu,
Mél : fdlm@fdlm.org Université d’État (Moldavie) ; Malika Kebbas, École normale supérieure d’Alger (Algérie) ;
http ://www.fdlm.org Estela Klette, Université de Buenos-Aires (Argentine) ; Véronique Laurens, Université
Paris 3 (France) ; Laurence Le Ferrec, Université Paris Descartes (France) ; Malory Leclère,
© CLE International 2018 Université Paris 3 (France) ; Tony Liddicoat, Université de Warwick, Coventry
La reproduction même partielle (Royaume-Uni) ; Maurice Mazunya, Université du Burundi (Burundi) ; Mohamed Miled,
des articles parus dans ce numéro Université de Carthage (Tunisie) ; Evangelia Mousouri, Université de Thessalonique
est strictement interdite, sauf (Grèce) ; Chantal Parpette, Université Lumière Lyon 2 (France) ; Anne-Claire Raimond,
accord préalable. Université de Franche-Comté (France) ; Marielle Rispail, Université Jean-Monnet de
Saint-Étienne (France) ; Simona Ruggia, Université de Nice (France) ; Amina Sadiqui,
École normale supérieure de Meknés (Maroc) ; Jérémie Seror, Université d’Ottawa
(Canada) ; Haydée Silva Ochoa, Université nationale autonome de Mexico (Mexique) ;
RECHERCHES ET APPLICATIONS Javier Suso Lopez, Université de Grenade (Espagne) ; Ousseynou Thiam Université,
est la revue de la Fédération Cheikh Anta Diop (Sénégal)
internationale des professeurs
de français (FIPF) Comité varia
Margaret Bento ; Valérie Spaëth

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Cher lecteur de la revue
Recherches et applications : Le français dans le monde

Que vous soyez étudiant ou doctorant en texte s’appuie sur des données de première
didactique du français langue étrangère, main, une originalité des analyses, et des
enseignant exerçant dans l’enseignement références précises des travaux utilisés.
primaire, secondaire ou universitaire, dans Par ailleurs, la revue a modifié la structure
un pays francophone ou non, directeur de éditoriale jusque-là en usage, pour témoi-
recherche à l’université, tous soucieux de gner de la vigueur des travaux des jeunes
suivre les évolutions de l’enseignement du chercheurs en y incluant dans sa rubrique
français à l’échelle du monde, pour vous la Varia des articles hors de la thématique
revue Recherches et applications : Le fran- générale du numéro, sélectionnés pour leur
çais dans le monde est un repère profession- intérêt et leur qualité 2.
nel incontournable. La revue vous remercie Enfin, Recherches et applications est enga-
de votre fidélité et de la crédibilité scienti- gée dans un processus de collaborations
fique que vous lui accordez. avec des revues du domaine publiées dans
Comme elle l’a montré lors de ses derniers d’autres pays pour des échanges d’articles,
congrès, la Fédération Internationale des permettant d’étendre ainsi les espaces d’ac-
Professeurs de Français est sensible aux cès et la circulation des savoirs (Revue cana-
évolutions qui font de l’espace de la connais- dienne des langues vivantes/The Canadian
sance un monde plurilingue, multipolaire, Modern Language Review).
globalisé, mais aussi contextualisé. La revue
souhaite y maintenir sa position d’acteur de
premier plan, en anticipant, en conduisant Pour le Comité scientifique, les co-présidents
Jean-Pierre Cuq (Université de Nice Sophia
ou en accompagnant ces évolutions tout en Antipolis)
affirmant la contribution de la langue fran- jeanpicuq@gmail.com
çaise à cet espace mondialisé. Pour garantir Fati Chnane-Davin (Aix-Marseille Université)
cette fonction d’excellence, le Comité scien- fatima.davin@univ-amu.fr
Francine Cicurel (Université Paris 3
tifique de la revue affirme une politique de – Sorbonne Nouvelle)
publication qui reste fidèle à son objectif de francine.cicurel@univ-paris3.fr
toujours : animer le débat en didactique des
langues et des cultures, au service d’une
diffusion de qualité de la langue française
dans le monde, en étant plus que jamais à
l’écoute des innovations et des mutations.
Dans cette perspective, la revue s’est pro-
gressivement ouverte aux équipes de
recherche qui contribuent à cet objectif, en
leur confiant la coordination d’un numéro, où 1. Pour soumettre une proposition de numéro,
qu’elles travaillent dans le monde1. voir http://fipf.org/publications/recherches-applications
(Instructions aux coordinateurs)
Les règles déontologiques du champ scien-
2. Pour soumettre un article, en tant que jeune
tifique sont rigoureusement respectées :
chercheur (en fin de thèse ou venant de terminer la
les articles de la revue sont soumis à une thèse de doctorat), voir http://fipf.org/publications/
double évaluation anonyme prise en charge recherches-applications (Appel permanent à publication
par un comité de lecture formé de cher- d’articles dans le cadre de la diffusion de recherches
cheurs reconnus, qui veille à ce que chaque menées par de jeunes chercheurs)

ISBN : 978-2-09-0373-240

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Lectures de la littérature et appropriation
des langues et cultures

Présentation experiencia del slam poesía está abierta, en la clase, al


Voix de lecteurs, voies d’enseignement, plurilingüismo de las identidades, a las voces que
points de vue de la recherche
cohabitan en sí mismo. La idea es de salir del libro para
CHIARA BEMPORAD ET THÉRÈSE JEANNERET ......................... 9 abrirse a une creatividad nueva. El presente artículo
presenta varias actividades que hemos propuesto en la
Voix de la lecture EFLE de la Universidad de Lausanne (UNIL) y textos que
han sido creados por los participantes a unos talleres
de slam poesía.
La littérature comme livre du monde, passé et à venir
ENTRETIEN AVEC FRANCINE CICUREL .................................. 20
Pour mieux lire et discuter un roman : quelles
dimensions langagières explicitement enseigner
à l’oral dans le contexte de cercles de lecture
Slam entre les langues. De nouveaux chemins MANON HÉBERT .............................................................. 48
poétiques pour l’appropriation langagière et culturelle
CAMILLE VORGER .............................................................. 31 Nous avons mené une recherche qualitative dans sept
classes de primaire et secondaire afin de mieux com-
Dans cet article, nous explorons les enjeux didactiques prendre comment pourrait s’enseigner-évaluer l’oral
du slam propres aux cours de Français Langue Étran- dans ce contexte précis où des élèves ont à faire des
gère et Seconde. En quoi un atelier slam permet-il aux cercles de lecture entre pairs pour discuter un même
apprenants de « trouver leur(s) voix » en français et de roman lu par tous (Le Passeur de Lois Lowry) (Hébert
renouveler, le cas échéant, les modalités poétiques de et Lafontaine, 2014). La recherche, conduite dans les
l’appropriation langagière ? En quoi renouvelle-t-il la régions de Montréal (milieu urbain multiethnique) et
pratique des « ateliers d’écriture » ? Si le slam peut être des Laurentides (milieu semi-rural francophone), pour-
appréhendé comme un nouvel espace poétique, suivait trois objectifs : 1) dégager quelles sont les
espace de partage autour du plaisir des mots, de caractéristiques de l’objet à enseigner en oral dans ce
danse avec les mots, où émerge une forme de littora- contexte (un oral spontané et réflexif entre pairs et lié
lité, alors cet espace permet aussi d’accueillir, en aux situations d’apprentissage en lecture) ; 2) expéri-
classe, des identités plurilingues, de donner voix aux menter l’intégration en classe de deux modèles d’en-
langues en soi. Il s’agit en outre, au travers de cette seignement explicite, en lecture (Hébert, 2003) et en
expérience poétique « hors le livre », de se dé-livrer oral (Dumais et Lafontaine, 2014) ; puis 3) analyser les
pour mieux s’ouvrir à la créativité. Nous abordons ces productions d’élèves à l’oral afin de dégager des
enjeux en développant plusieurs exemples d’activités indices de progression.
proposées dans le cadre de l’École de Français Langue Nous rapporterons ici quelques résultats statistiques
Étrangère de l’Université de Lausanne, et de produc- globaux liés à l’utilisation de la reformulation et au
tions issues de ces ateliers d’écriture et degré d’élaboration des propos dans ce contexte entre
d’interprétation. pairs, de même qu’au degré de participation des
élèves à la tâche. Nous commenterons quelques-uns
Este artículo nos permite explorar los objetivos del
des apprentissages réalisés, et qui nous paraissent
slam poesía en clase de Francés como lengua extran-
significatifs en regard de l’appropriation des langues
jera (FLE) ¿ En que medida un “taller de slam” ayuda a
par l’entremise de la littérature, à l’aide de propos issus
los estudiantes a encontrar su voz en francés ? ¿Cómo
des entretiens d’élèves allophones et d’enseignants à
permite renovar la práctica de los talleres de escritura ?
ce sujet.
En tanto que nuevo espacio poético, lugar donde las
palabras se comparten, donde se descubre el sabor de We conducted qualitative research in seven primary
las palabras dichas, donde se baila con las palabras, la and secondary classes to better understand how to

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5
teach and evaluate oral in this specific context where that develop when literary texts are read and com-
students have peer-led literature circles to discuss a mented in the classroom.
same novel read by all (The Giver, by Lois Lowry)
(Hébert and Lafontaine, 2014). The research, carried out
in the Montreal (multi-ethnic urban) and Laurentian Voies entre les didactiques
(French-speaking semi-rural) regions, had three objec-
tives : 1) to identify what are the characteristics of the
object to be taught in oral in this context (spontaneous Convergences et spécificités de l’enseignement de la
and reflexive oral between peers and related to learn- littérature en français langue maternelle et français
langue étrangère
ing situations in reading); 2) to experiment within the
ANNE-CLAIRE RAIMOND .................................................... 81
classroom the integration of two models of explicit
teaching, for reading (Hébert, 2003) and oral (Dumais Les convergences et les spécificités qui apparaissent
and Lafontaine, 2014); and 3) to analyze students’ oral dans l’exploitation d’un même texte littéraire menée
productions in order to identify progress indicators. en français langue maternelle (FLM) et français langue
We will report here some overall statistical results étrangère (FLE), sont interrogées à travers l’analyse de
related to the use of the reformulation and the talk’s comptes rendus de séquences pédagogiques menées
degree of elaboration in this peer-led oral context, as avec des collégiens et lycéens en France et en Alle-
well as to the degree of student participation in the magne, à partir de la lecture intégrale du récit de
Daniel Pennac, L’Œil du loup.
task. We will discuss some of the learning aspects,
Si ces séquences suivent globalement la même organi-
which seem significant to us in terms of the appropria-
sation et partagent certaines techniques pédago-
tion of languages through literature, with the help of
giques (comme celle de faciliter l’entrée dans la lecture
comments from the interviews of allophone students
du texte par l’étude du paratexte), en français langue
and teachers on this subject.
maternelle, l’accent est mis sur le texte, à travers une
lecture de distanciation centrée sur les propriétés lin-
guistiques, culturelles et littéraires de l’œuvre, alors
qu’en français langue étrangère, est privilégiée une
Le texte littéraire, lieu de rencontre de l’altérité démarche participative, basée sur la projection affec-
linguistique et culturelle en classe de FLE : répertoire
tive du lecteur et fondée sur des activités de produc-
didactique et agir enseignant
tion qui favorisent son implication identitaire au
NADJA MAILLARD-DE LA CORTE GOMEZ ........................... 64
détriment de l’analyse textuelle.
L’association littérature / interculturel est l’un des axes
majeurs du retour du texte littéraire dans l’enseigne- Résumé en malaisien
ment du français langue étrangère : la littérature Persamaan dan perbezaan yang wujud dalam penggu-
semble en effet être à même d’y tenir un rôle de pas- naan teks sastera yang sama, dalam bahasa Perancis
seur de langue(s) et de culture(s) dans la classe de sebagai bahasa ibunda (BPBI) dan dalam bahasa Peran-
langue. cis sebagai bahasa asing (BPBA), dipersoalkan ber-
dasarkan analisis rekod pengajaran dan pembelajaran
Dans cet article, nous nous intéresserons plus spécifi-
yang dilakukan terhadap pelajar sekolah menengah di
quement à l’agir des enseignants de langue, et, au
Perancis dan di Jerman, melalui pembacaan keseluru-
croisement de la didactique de la langue et de la litté-
han karya Daniel Pennac, “L’Œil du loup”.
rature et de l’analyse du discours en interaction, nous
Walaupun, secara amnya, kedua-dua pengajaran dan
analyserons la manière dont des enseignants de fran-
pembelajaran mengikut gerak kerja dan metode pen-
çais langue étrangère gèrent les dynamiques intercul-
gajaran yang sama (seperti memudahkan permulaan
turelles qui se développent quand des textes littéraires
pembacaan dengan mempelajari dahulu parateks),
sont lus et commentés dans leur classe.
dalam BPBI, penekanan dilakukan tehadap teksnya,
The association of literature and interculturality is one melalui bacaan tersisih dengan mengutamakan ele-
of the major axes of what has been called « back to the men-elemen bahasa, budaya dan sastera, sedangkan
text » in language teaching : literature seems to be able dalam BPBA, bacaan bersekali diberi perhatian utama,
to function as a bridge between languages and yang melibatkan pengunjuran perasaan pembaca dan
cultures. juga aktiviti-aktiviti penghasilan yang membenarkan
In this paper, we especially focus on teacher’s action persoalan kewujudan, justeru meletakkan ke tepi anali-
and, at the crossroads of language and literature didac- sis teks.
tics and interactional discourse analyses, we explore
the way teachers deal with the intercultural dynamics

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La littérature de jeunesse
en contextes pluriels : perspectives interculturelles,
Écriture de la lecture
enjeux didactiques et pratiques pédagogiques
CAROLE FLEURET ET CÉCILE SABATIER ................................. 95
D’un texte à l’autre : lecture littéraire avec des textes
La contribution propose de réfléchir sur les usages de médiateurs
la littérature de jeunesse dans les pratiques d’ensei- CHIARA BEMPORAD ET CYRILLE FRANÇOIS ......................... 122
gnements-apprentissages des langues et des cultures
Cet article présente une réflexion sur l’usage de réécri-
en contextes de diversité linguistique et culturelle
tures de textes littéraires « classiques » considérés
accrue. Ces contextes pluriels appellent en effet à
comme complexes et difficiles, d’un point de vue
questionner le développement des compétences,
culturel et linguistique, pour des lecteurs de FLE. En
désormais considérées comme plurilittératiées dans la
prenant l’exemple de la lecture des Trois Mousque-
continuité des apprentissages entrepris de l’école
taires (Alexandre Dumas) par des apprenant·e·s de FLE
maternelle à l’université. Plus précisément, il s’agit
dans un contexte académique, cette recherche pro-
d’envisager, en lien avec les approches de la lecture
pose de travailler avec des textes adaptés jouant un
littéraire et les didactiques qui sont convoquées (celles
rôle de « médiateur » : plutôt que de se substituer au
du lire-écrire, du plurilinguisme et des langues), les
texte « original », les textes adaptés sont mis en rela-
pratiques plurilittératiées mobilisées par l’utilisation,
tion avec ce dernier par des activités proposées aux
en salle de classe, de la littérature de jeunesse.
étudiant·e·s dans le but de stimuler l’analyse et l’inter-
La contribución propone reflexionar sobre los usos de prétation. Après avoir présenté différents types de
la literatura infantil en las prácticas de enseñanza- textes médiateurs, l’article décrit des activités mises en
aprendizaje de idiomas y culturas en contextos de œuvre avec des étudiant·e·s de niveau A1 et B2 et
diversidad lingüística y cultural importante. Efectiva- évalue la pertinence de l’usage de ces textes lorsqu’ils
mente, estos contextos plurales incitan a cuestionar el sont accompagnés de tâches précises de lecture et de
desarrollo de las competencias, que hoy en día son comparaison.
consideradas como competencias de alfabetización
L’articolo presenta una riflessione sull’uso delle riscrit-
plural en la continuidad de los aprendizajes emprendi-
ture dei testi letterari « classici », considerati come
dos desde el jardín infantil hasta la universidad. Precisa-
complessi e difficili, da un punto di vista culturale e
mente, se trata de considerar, en relación con los
linguistico per dei lettori di francese come lingua strani-
enfoques de la lectura literaria y las didácticas convoca-
era. Prendendo come esempio la lettura dei Tre Mos-
das (las del leer-escribir, del plurilingüismo y de los
chettieri di Alexandre Dumas, da parte di apprendenti
idiomas), las prácticas de alfabetización plural moviliza-
di FLE in contesto accademico, la nostra ricerca pro-
das por el uso de la literatura infantil en el aula.
pone di lavorare in classe con dei testi semplificati che
Our contribution analyses the use of children’s litera- assumino un ruolo di « mediatori » : invece di sostituirsi
ture in approaches to teaching and learning about lan- al testo « originale », tali testi sono messi in relazione
guage and culture in contexts with significant linguistic con questi ultimi attraverso delle attività proposte agli
and cultural diversity. Diverse contexts – especially studenti per stimolare l’analisi e l’interpretazione. Dopo
when considered from kindergarten to university – pro- aver presentato diverse tipologie di testi mediatori,
voke questions about the development of competen- l’articolo descrive delle attività effettuate con degli
cies, particularly plurilingual competencies and studenti di livello A1 e B2 e valuta la pertinenza dell’uso
multiliteracy competencies. Specifically, our paper di questi testi nel momento in cui sono accompagnati
examines the multiple literacy practices mobilised by da compiti precisi di lettura e comparazione.
the use of children literature in classrooms, with a par-
ticular view to examining the relationships between lit-
erary reading and the didactics of reading-writing,
plurilingualism, and languages.
Stéréotypie et enseignement de la littérature
en contexte bilingue. Une expérience marocaine
au départ de journaux de lecture
RACHID SOUIDI ET JEAN-LOUIS DUFAYS .............................. 138
L’apprentissage de la lecture littéraire par le Ce texte interroge les enjeux d’un enseignement de la
développement des compétences littéraires : une littérature fondé sur le glissement « d’une épistémolo-
conception allemande de l’enseignement de la lecture gie de la connaissance vers une épistémologie de
littéraire en classes de langues étrangères
l’action » (Jorro, 2008 : 41) à partir du cas du journal de
LUC FIVAZ ........................................................................ 112
lecture dans le contexte de l’enseignement secondaire
qualifiant marocain. L’expérimentation interdidactique

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7
en classe d’arabe et en classe de français du journal de
lecture a révélé l’intérêt du recours aux stéréotypes
Varia
dans la compréhension des textes littéraires et l’impor-
tance du rapport authentique, intime, du jeune élève
Typologie des pratiques enseignantes à travers
avec la lecture dans le développement de son savoir et l’analyse de discours de verbalisation :
de sa compétence lectorale. vers une définition de la pensée enseignante revisitée
This text questions the stakes of a teaching of literature LIN XUE .......................................................................... 192
based on the shift “from an epistemology of knowl-
edge to an epistemology of action” (Jorro, 2008 : 41)
from reading journal case in the context of qualifying
Moroccan secondary education. The interdidactic
experimentation in Arabic class and French class of
reading journal revealed the interest of the use of ste-
reotypes in the comprehension of literary texts and the
important role of the authentic, intimate relationship of
the young student with reading in the development of
his knowledge and of his reading competence.

La lecture de Nord perdu comme outil de


médiation dans l’écriture du parcours plurilingue
complexe d’une apprenante
NOËLLE MATHIS ET JESSICA TAN ....................................... 156
Dans cet article, nous examinons comment la lecture
de Nord perdu de Nancy Huston, en tant que texte
littéraire autobiographique touchant à la thématique
du répertoire plurilingue et de la trajectoire de migra-
tion, agit comme outil de médiation pour une appre-
nante de français. Nous analysons particulièrement le
rôle de Nord perdu dans l’écriture d’un récit qui
concerne son parcours complexe à travers langues et
cultures. Nous déterminons les postures lectorales
adoptées, puis soulignons les postures individuelles en
lien avec les identités plurilingues et pluriculturelles,
ancrées dans un contexte social et politique.
In this article, we examine how the autobiographical
literary text Nord perdu by Nancy Huston acts as a tool
of mediation on the themes of multilingualism and
migration for a student studying French as a foreign
language. In particular, we analyze the role that Nord
perdu plays in the student’s written responses, which
articulate her own complex relationship to various lan-
guages and cultures. We first determine the reading
postures adopted, then highlight the individual pos-
tures in relation to plurilingual and pluricultural identi-
ties, and finally anchor the analysis in a social and
political context.

Vers une lecture créative


ENTRETIEN AVEC ANNE GODARD ....................................... 176

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9

P résentation
Voix de lecteurs, voies
d’enseignement, points
de vue de la recherche
CHIARA BEMPORAD
HAUTE ÉCOLE PÉDAGOGIQUE VAUD
THÉRÈSE JEANNERET
UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Ce numéro de Recherches et Applications se propose d’aborder le rôle


de la littérature – et des différentes activités pédagogiques qu’elle
peut actualiser – dans le développement langagier des lectrices-
apprenantes dans les différentes langues qu’elles pratiquent et
apprennent1. Le dernier numéro que Recherches et Applications a 1. Nous prenons le parti
consacré à la littérature dans l’enseignement des langues étrangères d’alterner les substantifs
génériques au féminin ou au
(et notamment du FLE) date d’il y a trente ans (Bertrand, 1988), il était
masculin pour nous montrer
donc temps de se repencher sur cette question à la lumière des inclusives !
recherches actuelles en didactique des langues et de la littérature.
Aujourd’hui, on pense l’appropriation d’une langue étrangère comme
étant le développement d’une nouvelle subjectivité, la découverte
d’une nouvelle voix (Kramsch, 2009), le déploiement de nouvelles
identités (Norton, 2013). Cette conception poststructuraliste et socio-
constructiviste de l’enseignement-apprentissage des langues étran-
gères se déploie à travers une centration sur les personnes apprenantes,
sur leurs besoins langagiers en lien avec leurs pratiques sociales et sur
la singularité de leurs expériences d’appropriation en développant des
moyens d’y accéder, grâce aux récits d’apprentissage, aux biographies
langagières (Molinié, 2006 et 2015), et plus généralement à la
réflexivité.
Puisque ces conceptions invitent à associer l’appropriation des langues
étrangères à l’imaginaire et au symbolique, aux émotions, aux
constructions identitaires de la personne plurilingue, la lecture de la
littérature semble particulièrement pertinente, apte à lui offrir diverses
voies pour s’imaginer différente, pour se dire et se vivre autrement. On
trouvera en effet dans ce numéro de multiples exemples, tous
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10
passionnants, des confrontations d’adultes ou d’enfants avec le fait
littéraire, le « plaisir du texte » et la réflexion sur ce texte.
Par ailleurs, les décloisonnements entre les divers contextes où la litté-
rature est produite, appréhendée et performée et entre les activités
langagières et genres de discours qu’elle permet soulèvent des ques-
tions essentielles relatives aux constructions d’objets d’enseignement
la concernant, questions qui doivent probablement trouver des solu-
tions contextuelles fines dépassant les simples dichotomies déjà
maintes fois critiquées entre la didactique de la littérature en langue
maternelle, et en langue seconde et étrangère ou encore les diffé-
rences d’accès au texte des locuteurs (et lecteurs) natifs et non natifs.
À la lecture de ce numéro, on découvrira que, dans l’ensemble, la lec-
ture de la littérature passe par des activités de production pour témoi-
gner de l’effet du littéraire sur la personne apprenante, tant d’un point
de vue des émotions éprouvées que de celui des appropriations effec-
tuées. En effet, parmi les douze contributions de ce numéro, cinq
construisent des objets d’enseignement qui, d’une manière ou d’une
autre, impliquent de la part des personnes apprenantes une produc-
tion, soit écrite, soit orale, soit individuelle, soit en collaboration. Les
scénographies proposées – dans le sens d’un dispositif énonciatif
fondant un droit à la parole (Maingueneau, 2007) – permettent de
donner une voix aux lectrices et lecteurs (Kramsch, 2008). On peut
identifier trois scénographies différentes, bien qu’il soit impossible de
les considérer comme exclusives les unes des autres : l’une permet au
lecteur de faire valoir son point de vue (c’est le cas, par exemple du
journal de lecture de Souidi & Dufays ou pour le versant oral du dispo-
sitif mis en place, chez Maillard-De la Corte Gomez). La deuxième
(présentée par Vorger) incite les lecteurs, en traitant leur plurilinguisme
comme une ressource pour l’écriture, à se construire une voix person-
nelle et poétique. La troisième crée un espace au sein duquel les lec-
trices vont acquérir le pouvoir de se faire écouter. C’est, nous
semble-t-il, ce qui se joue, notamment, chez Mathis & Tan et chez
Hébert.
Les trois autres contributions pensent des modes d’accession à la lec-
ture littéraire en réfléchissant théoriquement à la compétence littéraire
(Fivaz) ou en imaginant des dispositifs didactiques qui la rendent pos-
sible, plus aisée pour des personnes apprenantes (Bemporad & Fran-
çois). La question du corpus est explicitement traitée à travers la
présentation d’un répertoire de lecture de jeunesse résolument pluri-
lingue (Fleuret & Sabatier), ou en s’appuyant sur un exemple de littéra-
ture de jeunesse pour comparer son traitement dans des contextes
différents (Raimond).
L’accent mis sur la socialisation des expériences de lecture, à travers
des productions écrites ou orales à propos d’une activité comme la
lecture impliquant a priori la compréhension et l’interprétation, n’est
pas sans résonner fortement dans le champ de l’enseignement/
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apprentissage des langues étrangères et de la lecture de la Présentation
littérature.
Cette médiation de la compréhension par la production pourrait
constituer un problème selon la manière dont on l’appréhende. On sait
(voir, par exemple, Courtillon, 2003), à quel point l’enseignement –
notamment scolaire – des langues étrangères a souffert de l’accent mis
sur une approche de la production focalisée sur le fonctionnement de
la langue : place excessive donnée aux schémas syntaxiques basiques,
à leur apprentissage et leur utilisation pour la production de phrases
simples, dépourvues de tout intérêt au détriment de tâches donnant
accès à des textes en langues étrangères, porteurs de sens culturel,
poids donné aux petites unités de la langue à apprendre plutôt qu’ap-
préhension d’échantillons de sens, accent mis sur la compréhension
locale plutôt que sur l’interprétation, etc. Cette difficulté que rencontre
la didactique des langues étrangères à élaborer des dispositifs organi-
sant des activités langagières de compréhension et d’interprétation
riches de sens (voir Erard & Jeanneret, 2011) pourrait en outre empê-
cher de proposer à la lecture des textes intéressants parce qu’ils
excèdent les capacités langagières des lecteurs.
Mais il semble clair que plutôt que nous confronter à des dangers
dépassés, la lecture de textes littéraires et les productions écrites et/
ou orales auxquelles sont invitées les lectrices et lecteurs dans les
contributions de ce numéro montrent que les scénographies ont été
conçues dans un autre espace-temps.
En effet, loin de constituer un effet négatif lointain de la disciplinarisa-
tion de la lecture littéraire, ou un effet collatéral de la perspective
actionnelle et de la primauté de l’activité langagière, les scénographies
de productions écrites ou orales proposées dans ce numéro témoignent
d’une approche expressionniste (Kinginger, 2008) et se rapportent
plutôt à la question de la littératie et dans son acception la plus large,
à la plurilittératie. Dans ce sens, les productions rendant compte des
différents effets à la fois cognitifs et esthétiques de la lecture peuvent,
dans certains cas, s’effectuer dans une autre langue, plus familière aux
personnes apprenantes. Ainsi est maintenue la possibilité de dévelop-
per des capacités de lecture de textes littéraires, de leur compréhen-
sion et interprétation en laissant au lecteur la responsabilité de son
approche du texte et de son propre questionnement, sans que des
tâches de production limitent leur potentiel développemental.
De manière comparable, plusieurs contributions de ce numéro, s’inspi-
rant de la diversification des littératures associées à une même langue,
construisent des objets d’enseignement qui transcendent les fron-
tières. Elles semblent bien nous inviter à dépasser les dichotomies
telles que celles qui morcèlent la notion de compétence en production
écrite, orale, compréhension écrite, orale ou celles qui s’efforcent de
tracer des frontières entre la didactique de la littérature en langue
maternelle, seconde et étrangère. Non qu’il soit question de nier les
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apports de ces didactiques spécifiques, mais plutôt qu’à la lumière de
la complexité des contextes géographiques, culturels et sociaux, il
faille parfois les dépasser pour mieux établir une épistémologie plus
adaptée à une sociolinguistique de l’appropriation, c’est-à-dire centrée
sur la personne et ses contextes plutôt qu’à une didactique applica-
tionniste (Daunay et Reuter, 2008), soucieuse de modéliser (et standar-
diser) des situations d’enseignement.

D es objets d’enseignement plurilittératiés


À notre sens, les articles et les deux entretiens de ce numéro nous
invitent en effet à redéfinir la lecture de la littérature et plus spécifique-
ment la lecture littéraire, avec tout ce qu’elle comprend d’attention à
la langue, aux modes d’élaboration du sens, etc., dans une perspective
plurilittératiée qui engloberait les activités langagières d’interpréta-
tion, de compréhension et de production, qu’elles soient écrites ou
orales, monologales ou dialogales, exclusivement en français ou dans
l’ensemble des langues pertinentes dans les situations de lecture. Pour
ce faire, il faut étudier les différentes scénographies proposées en tant
qu’elles créent des événements de littératie (Barton & Hamilton 2010)
qui se caractérisent à la fois à travers la matérialité des textes oraux ou
écrits qu’ils sous-tendent et à travers les valeurs esthétiques et litté-
raires qu’ils véhiculent.
L’intérêt pour la littérature dans l’appropriation des langues et cultures
étrangères amènerait ainsi de nouvelles pratiques de l’écrit et de l’oral
et de nouvelles valeurs liées à ces pratiques, parce que la littérature, sa
lecture, les effets qu’elle induit tant dans les sphères épistémiques
qu’affectives sont considérées comme des expériences qui doivent
pouvoir se partager. Le journal de lecture, le cercle de lecture, l’enga-
gement de la lectrice ou du lecteur dans le dialogue avec l’écrivaine et
son texte, le slam entre les langues deviennent autant de formes pluri-
littératiées, liées à la lecture de la littérature. Ces pratiques actualisées
par la lecture de la littérature se fondent sur les activités langagières
des personnes apprenantes (des élèves) et placent au second plan les
savoirs littéraires. Ce passage d’une épistémologie de la connaissance
à une épistémologie de l’action (Jorro, 2008) s’accompagne d’une
diversification des littératures associées à une même langue, ce qui
rend encore moins exigible le savoir érudit et plus réaliste la maîtrise
de savoir-faire divers liés à la littérature.
Les objets d’enseignement mis en place en relation avec la littérature
et sa lecture font vivre un rapport à la littérature nouveau, parfois
encore expérientiel qui s’actualise dans des pratiques littératiées,
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parfois plurilittératiées : « La culture n’est pas une propriété a priori de Présentation
l’école, elle est une dimension émergente de l’activité didactique, un
processus à conquérir en classe. » (Jorro, 2008 :43)

D es objets d’enseignement contextualisés


Le décloisonnement des contextes de production de la littérature, les
différentes activités langagières et genres de discours que sa lecture
actualise invitent à l’élaboration d’objets d’enseignement exploitant la
diversité des publics (âge, origine, formation antérieure, etc.). On peut
admettre également que le plurilinguisme sous-tend la lecture dans
plusieurs langues et les passages fluides d’une langue à l’autre.
Depuis la remise en question de la notion de langue maternelle soule-
vée par (Dabène 1994) et reprise, entre autres, par (Castellotti 2011), de
nombreux travaux relèvent que telles catégories peuvent être inadap-
tées à des contextes pluriels comme on les rencontre dans nos classes
et cherchent des alternatives plus pertinentes et fonctionnelles telles
qu’un enseignement des langues et de culture contextualisé (De Pietro
et Rispail, 2014). Dans un numéro de la revue Le Français aujourd’hui
qui se donne comme propos explicite le dépassement des catégories
du FLM, FLS et FLE, Lucile Cadet et Emmanuelle Guerin avancent
l’idée que le « degré de xénité » de Dabène (1994) est déjà présent,
chez un monolingue, dans « la distance que sépare la forme standard
[du français] et la « langue maternelle réelle des élèves », dans l’écart
entre « ce que l’on enseigne et la réalité des pratiques langagières des
élèves-apprenants quels qu’ils soient » (Cadet et Guerin, 2012 : 6). Par
ailleurs, dans une contribution de ce même numéro, est remise en
cause la coupure FLE et FLM en la liant à la fluidité des identités
Le problème épistémologique posé par la coupure FLE/FLM est […]
directement lié à la conceptualisation première que l’on se fait des
pratiques langagières : pour valider la coupure, il faut également
valider l’hypothèse de langues-entités distinctes, qui déterminent
des locuteurs-identités aux contours finis. […] Il serait faux de poser
comme norme des identités linguistiques stables, homogènes et
monolingues (Muni Toke, 2012 : 12)
Suivant une telle perspective, il apparaît évident que lorsqu’un lecteur
se confronte à la littérature, il se trouve déjà d’emblée face à une étran-
geté de langue et de mondes représentés qui est constitutive de ce
type de discours (comme le relève également Maingueneau, 2007) et
qui se situe a priori dans une perspective de rencontre avec l’autre
(langue, culture, variante linguistique). Cette altérité aussi bien de la
langue que du monde représenté dans le texte gagnerait en tout cas
à être travaillée avec des outils conçus pour le FLE, même dans des cas
de contextes langue première.
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Dans un ouvrage récent qui s’est intéressé à la question de la didac-
tique de la littérature en FLE, Anne Godard (dont la contribution dans
ce numéro, sous forme d’entretien revient sur la question) rejoint nos
propos en soulignant la convergence entre les différentes disciplines
s’intéressant à la didactique du français :
Aujourd’hui, la didactique de la lecture et de l’écriture s’appuie, en
FLM et FLS comme en FLE, sur l’analyse du discours pour définir les
compétences non pas seulement en termes linguistiques, mais plus
spécifiquement en termes sociolinguistiques et pragmatiques, notam-
ment avec l’approche par genres discursifs […]. Les recherches sur
l’écrit et la littératie mettent aussi en évidence les nécessaires complé-
mentarités entre les didactiques du français. (Godard, 2015 : 59)
L’auteure continue en affirmant clairement que la littérature, peut-être
plus que d’autres objets de la didactique des langues, se prête à cette
convergence, en proposant justement une distinction (réfléchie) entre
différents contextes et objectifs d’enseignement en lien avec les
besoins et les compétences des apprenants, plutôt qu’un clivage à
partir d’une caractéristique de la langue et d’un locuteur-lecteur abs-
trait et idéel. Par ailleurs, l’objet littéraire est un lieu privilégié permet-
tant de fédérer personnes, langues et cultures :
les différences s’estompent lorsqu’il s’agit de pratiques s’appuyant sur
une pédagogie de la créativité : explorer les potentialités de la langue,
développer des aptitudes à la lecture de fiction, encourager une rela-
tion affective à la langue peuvent être des objectifs en FLE aussi bien
qu’en FLM d’autant plus que créativité et efficacité ne s’opposent pas.
En effet, donner à tout apprenant les moyens ou du moins l’occasion
de développer le plaisir dans l’usage de la langue qu’il cherche à
acquérir, même pour des objectifs professionnels, peut être utile pour
soutenir sa motivation et accompagner des démarches d’auto-appren-
tissage hors de la classe. (Godard, 2015 : 61)
C’est dans cette visée pédagogique, qui alterne potentialités fonction-
nelles et créatives de la littérature, identités multiples des lecteurs et
contextes diversifiés où différentes personnes agissent, lisent et
apprennent que nous avons conçu ce numéro : nous proposons de
questionner les opportunités offertes par l’objet littéraire dans et pour
l’enseignement/appropriation du français. Certaines contributions qui
décrivent des contextes où le français est la langue de scolarisation
(Hébert) ou l’une d’entre elles (comme dans Fleuret & Sabatier, Souidi
& Dufays qui se situent dans un contexte d’enseignement bilingue
anglo-français pour les premières, arabo-français pour les seconds) et
d’autres qui s’intéressent à la situation du FLE dans un milieu acadé-
mique (Vorger, Maillard-De la Corte Gomez, Raimond, Bemporad &
François, Mathis & Tan). Les locuteurs-lecteurs décrits sont également
divers : on passe d’élèves ne pratiquant que le français à la maison et
à l’école à d’autres qui font usage d’autres langues hors du contexte
scolaire ou académique. Dans tous les cas, les parcours, les représen-
tations et les compétences des lecteurs-apprenants sont variés ainsi
que les solutions et les approches adoptées pour traiter l’objet
littéraire.
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C’est pourquoi il est possible, dans ces contextes pluriels, de dépasser Présentation
les distinctions langues maternelle, seconde, étrangère en articulant
tant les épistémologies que les outils didactiques, en accord avec le
point de vue de De Pietro & Rispail lorsqu’ils affirment qu’aujourd’hui
« le français doit être envisagé en tant qu’un élément – dont la place
reste à définir – dans un plurilinguisme plus large, dans la construction
par les élèves de répertoires langagiers dans lesquels il va devoir s’ins-
crire ». (De Pietro & Rispail, 2014 : 14).

S tructure du numéro
Nous proposons en ouverture de ce numéro un entretien que Francine
Cicurel a accordé à Chiara Bemporad, dans lequel, à partir de ses
réflexions sur l’agir professoral, elle fait notamment l’hypothèse qu’il
serait judicieux de faire réfléchir les lectrices et les lecteurs aux conte-
nus actionnels des romans, pour les inciter à se constituer un répertoire
actionnel qui leur permettrait de mieux comprendre un engagement
dans des actions effectives.
Suivant cette idée, nous avons choisi de structurer les différentes
contributions de ce numéro en tentant une typologie des différentes
activités langagières qui y sont proposées.
Tout d’abord, la littérature peut être une base pour développer des
compétences à l’oral. Camille Vorger, en appréhendant le slam comme
espace, met en évidence l’intrication de l’écriture et de la performance
orale qu’il induit. Elle montre comment cette oralittérature (le terme
est de Souleymane Diamanka, un slameur d’origine sénégalaise) peut
donner une voix aux différentes langues d’un groupe de personnes.
Cette écriture à haute voix (Barthes dans Le plaisir du texte) et à plu-
sieurs langues (ou variétés de langue) à laquelle on peut convier des
apprenants rencontre la créativité plurilingue littéraire de certains
poètes et poétesses. Dans les ateliers d’écriture qu’elle organise,
Camille Vorger invite ses étudiants à jouer avec leurs interlangues, à les
considérer comme ressources pour une création lors de laquelle sont
transcendés l’écrire et le dire.
Manon Hébert, en traitant des cercles de lecture entre pairs, infléchit
l’accent vers la prise de parole de l’élève tout en maintenant un accent
sur la lecture : il s’agit en effet de trouver dans la discussion orale des
incitations à la lecture. Mais, pour qu’il amène bien à une meilleure
lecture, ce type d’oral réflexif doit être enseigné et devenir un objet
d’enseignement explicite, ceci tant en L1 qu’en L2. L’étude de Manon
Hébert montre que tant la lecture littéraire que la discussion des textes
littéraires en classe relèvent de compétences qui doivent être

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enseignées pour permettre aux lecteurs-débatteurs de s’engager
comme des sujets et d’être ainsi affectés en tant que personnes par
leurs lectures et discussions.
À travers la comparaison de deux séquences didactiques de lecture de
L’œil du loup de Daniel Pennac l’une destinée à des élèves français,
l’autre à des élèves allemands, Anne-Claire Raimond examine la
manière dont sont élaborés des objets d’enseignement centrés à la fois
sur la langue et sur la lecture. Si les deux séquences prévoient une
phase de prélecture, elles divergent sur la place laissée aux techniques
de la lecture littéraire : centrales pour les élèves français, elle s’efface
au profit de techniques favorisant l’accès au sens pour les élèves alle-
mands. L’accent mis sur la lecture distanciation en FLM concorde avec
une conception privilégiant l’accès au texte littéraire, tandis qu’en FLE,
c’est l’apprenant et son travail de compréhension-interprétation qui est
privilégié.
Comme Manon Hébert, Nadja Maillard-De La Corte Gomez s’intéresse
aux activités orales menées « autour » de la lecture de la littérature.
Mais ici, c’est dans la perspective des dynamiques interculturelles liées
à la diversité des provenances linguistiques d’étudiants dans un centre
de langues universitaire et à l’agir de l’enseignante. Il s’agit d’examiner
comment l’enseignante s’y prend pour parvenir à utiliser les
investissements subjectifs des étudiants pour les amener à approfondir
leur lecture et à en faire un outil de découvertes culturelles.
Toujours dans une perspective théorique, orientée vers les compé-
tences à développer pour la lecture du texte littéraire, Luc Fivaz se fait
porte-parole d’une réflexion allemande sur la compétence littéraire en
langue étrangère. Dans une logique d’ouverture à d’autres didactiques
en d’autres langues, il nous a paru en effet important dans ce numéro
de donner aussi la place à des chercheurs d’autres régions linguis-
2. Dans le numéro de tiques qui se sont interrogés sur nos mêmes questions2. C’est aux tra-
Bertrand (1988) également, vaux de Carola Surkamp que Fivaz a porté son attention : chercheuse
une place avait été laissée à
allemande spécialisée en didactique de l’anglais, cette dernière a
l’esthétique de la réception
allemande : une contribution développé, dans le cadre d’un groupe de recherche en didactique de
de Jauss (1988) figurait en la littérature en langue étrangère, un modèle actionnel de la compé-
effet dans le numéro. tence littéraire qui distingue trois sous-compétences : motivationnelle-
attitudinale, esthétique-cognitive et langagière-discursive.
La contribution suivante traite des moyens de favoriser la compréhen-
sion-interprétation de la lecture de texte littéraire en laissant au lecteur
son autonomie. Chiara Bemporad et Cyrille François présentent une
démarche didactique qui recourt à des textes adaptés utilisés comme
des médiateurs pour accéder à un texte de référence (dans ce cas Les
Trois Mousquetaires de Dumas). L’analyse comparative de ces deux
textes menée d’une manière autonome et réflexive amène les lecteurs
à effectuer une lecture à la fois immersive et analytique tout en travail-
lant sur leurs compétences langagières (en réception et production
écrite).
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Les deux contributions qui suivent s’orientent vers la lecture littéraire Présentation
conçue comme base pour des productions écrites. Dans le cas de
l’article de Rachid Souidi & Jean-Louis Dufays ce sont des journaux de
lecture qui sont mis en avant dans une classe d’étudiants bilingues
(arabe et français) de Tunisie. Leur contribution présente un dispositif
qui met l’accent sur une lecture subjective et réflexive (à laquelle les
élèves ne sont pas habitués et qui nécessite donc explicitation) et plu-
rilingue, où des textes français et arabes sont mis en miroir pour per-
mettre aux élèves de recourir à leurs compétences diverses dans leurs
deux langues.
La dimension réflexive est mise en évidence également chez Noëlle
Mathis et Jessica Tan, doublement, devrait-on dire, puisque Jessica
Tan est à la fois la protagoniste de l’expérience mise en place et coau-
teure de l’article. Ces auteures décrivent la démarche d’un atelier
d’écriture plurilingue qui débouche sur une production écrite créative
et personnelle où une lectrice en langue étrangère « s’empare » d’un
texte de Nancy Huston comme ressource symbolique et discursive
pour mettre en mots son parcours d’apprentissage plurilingue.
La contribution de Fleuret et Sabatier, quant à elle, nous ramène dans
un contexte de français comme langue de scolarisation en milieu mino-
ritaire plurilingue (Vancouver et Ottawa). Les auteures nous font
découvrir des dispositifs didactiques aptes à travailler la diversité lin-
guistique et culturelle en classe au travers un corpus exceptionnelle-
ment riche de littérature de jeunesse qui permet une ouverture
particulière à la pluralité des langues et des cultures dans le cadre de
la classe.
L’entretien conclusif, qui fait écho au premier, a été mené par Chiara
Bemporad avec Anne Godard. Dans ce texte, la chercheuse et écri-
vaine nous dévoile généreusement son point de vue intrinsèquement
plurilingue sur les potentialités créatives que la langue et la littérature
réservent aux lecteurs (et aux enseignants) capables de les accueillir et
les exploiter.
En conclusion, il faut relever que les trois scénographies différentes
identifiées, celle qui permet au lecteur de faire valoir son point de vue,
celle qui l’incite à se construire une voix personnelle et poétique et
celle qui lui confère le pouvoir de se faire écouter, concourent à mettre
en évidence que les approches patrimoniales de la littérature sont
aujourd’hui largement dépassées et que les ressources pédagogiques
qui « exploitent » le texte littéraire sont extrêmement variées, créatives
et multiples.

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V oix de la lecture

FRANCINE CICUREL
CAMILLE VORGER
MANON HÉBERT
NADJA MAILLARD-DE LA CORTE GOMEZ

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20

L a littérature comme
livre du monde, passé
et à venir
ENTRETIEN AVEC FRANCINE CICUREL.
PROPOS RECUEILLIS PAR CHIARA BEMPORAD

L ectures littéraires interactives


En 1991, Francine Cicurel publie l’ouvrage Lectures interactives qui
s’adresse notamment à des professionnels de l’enseignement des lan-
gues (enseignants et chercheurs). S’inspirant de travaux littéraires et
linguistiques (dialogisme, perspective communicative dans l’enseigne-
ment des langues, etc.), l’ouvrage illustre ce qu’elle appelle « une
approche interactive de la lecture » (littéraire et non) qui a pour but de
« vouloir favoriser la réceptivité du texte par le lecteur ». Cette dernière
est optimisée, selon l’auteure, lorsqu’« on suscite chez l’apprenant la
production d’hypothèses, d’idées anticipatrices, en partie grâce aux
connaissances qu’il a en mémoire et qu’il faut ”réactiver” » (1991 : 7).
Dans le chapitre relatif à la lecture littéraire, qui nous intéresse particu-
lièrement dans ce numéro, l’auteure pose des questions qui semblent
très pertinentes pour notre réflexion : « La réception du texte littéraire
comporte-t-elle quelque chose de spécifique qui contribuerait à qua-
lifier le faire littéraire ? » ou encore elle se demande « si dans la façon
de lire le texte littéraire, si dans l’effet qu’il produit sur le lecteur, il
existe des aspects qui révèlent que ce texte est lu autrement que les
textes dits ”ordinaires” » (1991 : 125, l’auteure souligne).

Francine Cicurel, vingt-cinq ans après la publication de votre ouvrage


qui a sans doute marqué beaucoup de professionnels de l’enseigne-
ment des langues et concouru à modifier la manière d’approcher la
lecture en classe de langue, comment préconisez-vous le rapport
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21
entre textes ordinaires et littéraires ? Pensez-vous que l’avènement La littérature comme livre
massif du multimédia et les nouvelles formes de « littérature » nous du monde, passé et à
amènent à repenser une distinction entre texte littéraire et non venir
littéraire ?
Que le médium informatique soit aujourd’hui majoritairement le sup-
port de l’écrit n’efface pas la distinction entre les genres textuels. Il
existe des textes informatifs, des textes publicitaires, des missives, des
textes philosophiques, des textes littéraires, etc. Ce dernier genre se
subdivise lui-même en sous-genres. La spécificité du texte littéraire est
qu’il vise à produire une expérience de lecture particulière. On connaît
la théorie d’Umberto Eco sur la coopération demandée au lecteur :
tout ne lui est pas dit, il lui faut donc remplir les blancs du texte. Et ceci
avec son imagination, son encyclopédie, son expérience émotionnelle.
De telle sorte que l’on peut prédire qu’un même texte va produire
pour chaque lecteur une expérience singulière. Pensons aux dialogues
romanesques : le texte donne des indications partielles, et c’est au
lecteur d’entendre les paroles prononcées par les personnages, c’est à
lui de construire ce monde qui lui est proposé.
Soulignons une autre particularité du texte littéraire, qui est sa capa-
cité à transcender l’espace-temps. La littérature permet d’avoir accès à
des mondes disparus, à des mondes éloignés, à des mondes différents
de celui du lecteur. Elle permet le dépaysement. On peut objecter que
l’anthropologie également a pour objet des mondes éloignés mais la
littérature offre l’expérience du lointain par la fictionnalisation, par
l’imagination. C’est le monde textuel du « comme si ». Et le lecteur, s’il
sait que ce sont des histoires non véridiques, n’en ressent pas moins
des émotions. C’est ce qu’avait si bien montré John Searle (1979), en
soulignant l’étrange trait pragmatique propre aux textes de fiction qui
ne disent pas la vérité mais ne « mentent » pas pour autant. Ajoutons
à ces remarques que la littérature instaure un rapport de l’homme au
monde et, en ce sens, possède une dimension éthique.
La difficulté à maintenir la distinction entre textes pratiques et textes
littéraires est peut-être due au fait de les traiter pédagogiquement de
la même manière dans un contexte scolaire, contexte qui ne permet
guère d’échapper à l’obligation d’un certain nombre d’opérations de
type didactique : paraphraser, souligner, résumer, traduire, etc. De
telle sorte qu’en effet on pourrait craindre un amalgame des textes
ordinaires et littéraires.
Ma suggestion est de prendre la précaution de s’appuyer sur le para-
texte, de donner à voir ou à lire la couverture d’un livre, la présentation
de l’auteur, de demander aux lecteurs – puisque désormais cela se fait
par un clic – d’aller chercher des informations sur l’auteur, le genre, le
thème, etc. À l’enseignant de pousser le lecteur à poser lui aussi des
questions, celles que lui suggère sa lecture. Et de ne pas oublier
d’encourager le lecteur à exprimer ce qu’il ressent, s’il ressent quelque
chose bien entendu…
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Dans votre ouvrage, vous notez qu’on assistait à cette époque (c’était
en 1991) à un début de retour vers le littéraire. Est-ce que parce
qu’on pense comme Peytard (1982) que le littéraire permet d’ap-
prendre la langue même de communication ? Trouvez-vous que ce
retour vers le littéraire dans l’enseignement d’une langue s’est
accompli aujourd’hui ? Quelle est au fond la fonction du texte litté-
raire dans l’enseignement d’une langue ?

Pour répondre à cette question, je voudrais évoquer le propos de


Roland Barthes (1978) dans son discours inaugural au collège de
France. Voici en substance ce qu’il dit : la littérature contient tous les
savoirs et, en ce sens, Jean Peytard s’inscrit dans cette manière de voir
lorsqu’il écrit que la littérature permet aussi d’apprendre une langue
de communication. De quoi nous parle la littérature ? Elle nous parle
du monde, de notre monde vu par un regard, celui de l’écrivain. C’est
à peu près le seul moyen que possède le lecteur pour entrer, par une
petite lucarne, dans une forme de conscience autre que la sienne. Ce
sont les passages évoquant l’intériorité de la conscience qui per-
mettent au lecteur de découvrir la gamme des sentiments d’un per-
sonnage, ce qu’il veut faire, ce qu’il ne parvient pas à faire. Roland
Barthes va plus loin : pour lui, l’entreprise de la littérature est de confi-
gurer un réel, or le réel est impossible à configurer, et cette tentative,
présente dans toutes les civilisations, orale comme écrite, témoigne de
la volonté d’inscrire notre expérience, évanescente par définition, dans
la voix qui transmet ou le texte qui parle. Le philosophe Paul Ricœur
nous engage à penser que la littérature offre des « modèles d’action »
au lecteur qui voit son champ mental considérablement enrichi de ce
fait (Ricœur 1986). Le sociologue Bernard Lahire (voir dans L’homme
pluriel, le chapitre IV « De l’expérience littéraire : lecture, rêverie et
actes manqués », 2001) qui a enquêté sur et médité la question de
l’usage littéraire fait appel à un terme comme celui de « s’essayer à »
de nouveaux rôles, de nouvelles situations. Le texte littéraire donne au
lecteur l’occasion de « faire travailler, sur un mode imaginaire, les sché-
mas de sa propre expérience » (ibid., p. 162). Grâce aux situations
rencontrées dans les livres, il peut imaginer ce qu’il ferait dans un tel
cas, et il peut le faire sans les risques qui accompagnent toute action
dans le réel. Le lecteur va à la rencontre de soi.
J’ai été très sensible à ces visions de la littérature car, en France, le
formalisme qu’a produit l’époque structuraliste nous a poussés de
manière excessive à proposer des protocoles où les élèves ont à com-
prendre et utiliser un métalangage qui les éloigne de l’expérience du
monde fictionnel qui leur est proposé. Certes, l’instrument de la litté-
rature est la langue, mais les outils méthodologiques ne sont pas une
fin, ils ne peuvent l’être. Ils ouvrent la conscience de la littérarité de la
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langue, des possibles de la langue mais ne peuvent résumer à eux La littérature comme livre
seuls le « lire littéraire ». du monde, passé et à
venir
Votre modèle de lecture interactive, qui s’inscrit dans une approche
constructiviste et socio-constructiviste de la compréhension et dans
la coopération entre texte et lecteur préconisé par Eco et l’esthé-
tique de la réception, semble en ligne avec la perspective actionnelle.
Êtes-vous d’accord ? Trouvez-vous qu’il y a des éléments que vous
ajouteriez ou modifieriez aujourd’hui à votre approche par rapport à
la façon dont vous l’avez conçue à l’époque ?

Il se trouve que dans le cadre de mes recherches sur l’agir professoral,


j’ai été amenée à me pencher sur ce que l’on peut appeler les théories
de l’action (Schütz 2009, Baudouin et Friedrich 1995, Filliettaz 2002).
Dans cette perspective, sont recherchés par divers moyens d’investiga-
tion les motifs et les intentions qui guident la réalisation d’une action.
Nous exécutons à chaque instant une série d’actions verbales et non
verbales. Mais comment se fait la connaissance du sens de ces
actions ? L’action humaine échappe à l’observation car tout un plan de
l’action se passe dans l’intériorité de la conscience : le projet qui pré-
cède l’action ou la motive aussi bien que le processus de modification
en cours d’action. Schütz insiste sur le fait que l’action se modifie au
cours de l’agir : il y a un sens de départ et un sens susceptible de
dévier en cours d’action. Mais attention, les théories de l’action sont à
distinguer de la perspective actionnelle en didactique des langues
dans laquelle on souhaite impliquer autant que possible un apprenant
en langue étrangère dans une action réelle et socialisée. Cependant
on retrouve comme dénominateur commun l’intérêt pour les condi-
tions de réalisation d’une action, action qui se déroule dans un envi-
ronnement social déterminé.
Les travaux sur l’agir m’ont permis d’apercevoir ce qui, dans le tissu du
texte littéraire, pouvait se révéler. Grâce à la littérature une richesse
inépuisable de l’agir humain est donnée à voir. Des personnages mul-
tiples, de toute origine, dans tout contexte rencontrent d’autres per-
sonnages, agissent et réagissent. Leurs actes, leurs paroles, leurs
gestes sont souvent accompagnés de descriptions de l’action, qui
l’enrichissent et en déploient les strates secrètes. Les intentions, les
motifs, les réactions de l’interlocuteur, ce que le personnage ressent
après, avant d’agir sont rendus visibles/ lisibles. Je suis convaincue
que, là, réside quelque chose qui est encore à exploiter, notamment
dans le cas d’une lecture en langue étrangère.
Ainsi, pour approfondir la connaissance de l’action humaine, on peut
s’appuyer sur le corpus littéraire, susceptible d’offrir un large stock de
modèles d’action. Un texte littéraire détient un ensemble d’indications
sur la réalisation d’une action, sur sa préparation, sur les réactions que
les protagonistes ont à son égard. Je pense plus particulièrement aux
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romans de Patrick Modiano qui met en scène sous forme de dialogues
des actions quotidiennes, apparemment banales mais en réalité
lourdes d’un sens caché. Derrière une conversation ordinaire se cache
un sens profond que le lecteur découvre, ne sachant pas toujours
comment.
Une innovation didactique consisterait à faire mieux dégager la dimen-
sion de l’action que véhicule un texte avec des questions comme : y
a-t-il une action qui est accomplie ou qui va l’être, comment les parti-
cipants se situent-ils par rapport à cette action, comme responsables,
complices, opposants, etc. ? Qu’est-ce que cette action va leur appor-
ter ? Pourquoi s’engagent-ils ? Quelles sont les conséquences ? Telles
sont quelques-unes des questions que l’on peut proposer en vue de
déterminer le contenu actionnel d’une scène de roman et qui enrichi-
raient ce que l’on pourrait appeler le répertoire actionnel d’un sujet.
Rappelons-le : une action peut être définie comme un agencement de
moyens pour atteindre une fin dans un certain contexte. Pour étudier
une action, il faut pouvoir la typifier, en voir les conditions de réalisa-
tion, les enjeux, les résultats. Pour ce faire, nous manquons singulière-
ment de corpus (il n’est pas facile d’avoir accès à l’action humaine). Ce
sont les textes littéraires qui peuvent constituer un corpus extrême-
ment fécond et permettre au lecteur de se constituer un répertoire
actionnel afin de se préparer à s’engager dans l’action réelle.

P ostures de lecteurs et agir professoral


Dans un article de 2007, vous avez théorisé la notion de posture de
lecteur, en entendant par là « à la fois l’attitude du corps et l’état
d’esprit de la personne. La posture du lecteur dépend à la fois du
texte (le genre notamment), de ses intentions et des dispositions
dans lesquelles il se trouve » (2007 : 158). En vous inspirant notam-
ment de Barthes (1977), de Lahire (2001), d’Eco (1985) et de Bouchard
(1985), vous préconisez de travailler sur la posture des lecteurs en
changeant « la posture presque naturelle de rejet d’un texte difficile
en une posture tout autre » (2007 : 161). Pensez-vous qu’un travail
systématique et intégré de la (ou des) posture(s) de lecteurs tout au
long des différents degrés de scolarité et en plusieurs langues pour-
rait être envisageable ? De quelle manière verriez-vous un tel
travail ?

Revenons à la situation d’enseignement telle qu’elle se présente dans


un cadre scolaire et détectons comme un clivage dans l’agir professo-
ral. Sur un premier plan, le professeur suit le texte : il propose un
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discours commentatif, il reprend les termes du texte, il qualifie les La littérature comme livre
mots, il les explique, bref, il essaie de lever les obstacles de compré- du monde, passé et à
hension que pose le code linguistique. Mais on ne peut séparer ce venir
plan, attaché au texte, d’un second niveau, qui est celui de l’interaction
avec les apprenants, car ce sont eux qui cherchent, identifient, recon-
naissent les éléments textuels. Le professeur est celui qui suscite chez
l’apprenant une activité lectorale, celui qui les encourage à lire, qui
contrôle en partie cette lecture, s’efforçant de construire avec eux un
« acte de lecture ». Représentons par un schéma l’acte de lecture en
classe :
Professeur cherche à impulser l’acte de lire auprès d’un public d’ap-
prenants lecteurs :
-------> produit un discours d’accompagnement (médiation pour
faciliter/permettre l’accès au texte)
--------> interagit avec le public lisant (médiation interactionnelle)

Quelle est la conséquence à la fois encourageante et restrictive de cet


encadrement de l’acte de lecture ? Le lecteur apprenant n’est pas seul
face au texte, il est en « conduite accompagnée », il approche le texte
et son/ses sens, conduit par la voix du professeur et aidé de ses
conseils ou ses consignes.
On peut néanmoins craindre que ces médiations n’aient pour effet de
tenir le lecteur éloigné du texte, à une distance un peu trop « didac-
tique ». Il convient de se demander si la construction de l’acte de lec-
ture par l’apprenant avec l’aide de l’enseignant ne risque pas de
gommer la diversité des postures que l’on peut avoir face à un texte
littéraire. Si on considère que le rapport au texte littéraire ne se limite
pas à sa compréhension, comment préserver ou susciter l’expérience
particulière que l’on souhaite faire faire à son public ? Est-il possible de
dépasser ou d’enrichir cette posture de candidat à la
compréhension ?
Il me semble que l’on pourrait parvenir à ouvrir la gamme d’attitudes à
déployer devant un texte à lire en contexte scolaire. Le lien à construire
avec le texte n’a pas à être seulement analytique : certes, le texte à lire
en classe est surtout un « objet d’étude » : il donne lieu à un travail
d’observation et de classification et, disons-le aussi, d’évaluation (on
voit l’incidence que la présence d’une évaluation peut avoir sur le
fameux plaisir du texte). Mais se contenter d’expliquer, de faire saisir
les spécificités stylistiques oblitère d’autres postures que le texte litté-
raire devrait pouvoir susciter. Lorsque je lis de la littérature, je cherche
à comprendre la psychologie des personnages, j’entends la voix de
l’auteur, je ressens une émotion, je rêve, je me distrais, je m’incorpore
le texte et son scénario, j’écoute sa musique. Or toutes ces attitudes
qui sont liées à la réception d’un écrit littéraire (bien entendu ces atti-
tudes ne sont pas les mêmes pour tous et tous les textes ne les pro-
voquent pas) ne sont pas convoquées en situation de classe. Il me
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semble donc que l’on devrait réfléchir à la manière dont on peut
encourager :
– une posture interprétative en poussant le lecteur à déceler, deviner,
mettre en relation, faire des hypothèses sur les mobiles, les raisons
d’agir des personnages ;
– une posture empathique si on cherche à ce que le lecteur exprime
l’effet que le texte a sur lui : s’est-il identifié à tel ou tel personnage,
éprouve-t-il du rejet, à qui s’identifie-t-il et pourquoi ? ;
– une posture ludique lorsque sont encouragées la joie à rêver, à se
reconnaître, l’invention d’un autre développement ;
– une posture d’engagement par l’identification ou la contre-identifi-
cation à des personnages, par la prise de position devant des modèles
d’action à imiter. La dimension éthique n’est pas étrangère à cette
posture. Le texte nous apprend-il quelque chose, sur soi, sur le
monde ? La perte de la « valeur actionnelle » des textes explique peut-
être le désintérêt pour la littérature qui, jadis, était source d’imitation
pour l’action à entreprendre.
Certes, on ne peut oublier que lire en classe de la littérature en langue
étrangère a des contraintes fortes et que l’on ne se trouve pas en situa-
tion de lecture naturelle, on ne lit souvent que des « bouts de texte »
et on est privé du contexte dont on a besoin pour lire. L’étrangeté
d’une langue étrangère, les références culturelles peu connues
demandent un immense effort de compréhension qui risque fort de
provoquer la disparition du plaisir à lire. Les médiations et étayages
que constitue la parole professorale ont tendance à didactiser la situa-
tion de lecture et à la rendre avant tout scolaire et non littéraire. Il
faudrait tout au contraire que le sujet lisant aille au texte comme on va
à un jeu. Et pour cela, l’encourager à adopter des postures lectorales
qui ne soient pas seulement la posture laborieuse d’un élève. Ce n’est
pas facile…

En même temps, vous avez travaillé sur les cultures éducatives et


l’expression de soi des enseignants dans plusieurs travaux, notam-
ment dans Cicurel (2013). Pensez-vous qu’il peut y avoir un lien entre
les postures de lecteur différentes qu’un enseignant peut avoir (et
peut vouloir développer chez ses élèves) et ses styles et genres pro-
fessionnels et personnels ?

Question difficile car il faudrait parvenir à corroborer des phénomènes


reliant les pratiques de lecture, la formation reçue et l’observation d’un
enseignant alors qu’il œuvre en classe.
C’est le problème du « répertoire didactique » qui est posé. C’est au
sein de notre groupe de recherches IDAP du laboratoire DILTEC que
nous avons forgé cette notion. Le répertoire didactique est l’ensemble
des ressources dont dispose un enseignant pour enseigner. Constitutif
de ce répertoire, on trouve le parcours d’apprentissage d’un individu,
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sa formation académique, son expérience professionnelle, les profes- La littérature comme livre
seurs rencontrés, les lectures, etc. Le style d’enseignement est le du monde, passé et à
résultat de ces composantes alliées à sa personnalité. Autrement dit, il venir
y a peu de chances de trouver deux professeurs identiques ! C’est
pourquoi l’enseignement-apprentissage reste et restera une rencontre
avec une personnalité unique, en charge de transmettre des savoirs.
Comme le soulignent si bien les auteurs du livre Transmettre,
apprendre (Blais, Gauchet, Ottavi, 2014), la transmission s’inscrit dans
une lignée de traditions et se fait à l’occasion de la rencontre avec des
personnes et avec des savoirs qui ne sont pas que pragmatiques et
utiles. La littérature est un grand vecteur de transmission. Elle relie un
individu à des mondes qui l’ont précédé.
Nous avions eu l’occasion d’observer une stagiaire de français langue
étrangère chargée d’enseigner un texte littéraire à des étudiants étran-
gers (Zola en l’occurrence). Nous avions alors relié sa manière de tra-
vailler le texte en classe avec sa formation et l’approche de la littérature
dont elle avait bénéficié pendant ses années de lycée en France. Le
souci de faire dégager le style du texte par exemple, d’établir des
catégories relevait plutôt de cet aspect de son répertoire, mais à cela
se surajoutait ce qu’elle avait étudié lors de son année de Maîtrise FLE
– faire découvrir un texte, s’appuyer sur des indices, ne pas donner tout
de suite la réponse mais laisser chercher, travailler en groupe. Cette
observation n’a été possible que parce qu’il s’agissait d’une très jeune
stagiaire et que son répertoire didactique était encore en voie de
construction (voir Cadet et Causa, 2005).
Cela dit, pour répondre à votre question de façon plus frontale, il est
certain que la tradition éducative exerce une forte influence sur les
manières de transmettre un texte. Les travaux de Patricia von Mün-
chow ont mis l’accent sur les différences qui pouvaient exister entre
l’approche littéraire en Allemagne (et sans doute aux États-Unis) où
l’on se préoccupe bien davantage de ce qu’un texte vous apporte,
comment il peut contribuer à la construction de la personne et celles
qui ont cours en France où il me semble que le goût pour ce qui est
strictement textuel a conduit à des dérives formalistes où l’on finit par
oublier que l’auteur veut vous enchanter, vous montrer quelque chose,
vous emmener loin, vous garder avec lui.
Lisons ces quelques lignes de l’écrivain Christian Bobin pour s’en
convaincre :
« Lire par exemple c’est une des manifestations les plus simples de 3. L’auteure définit l’agir
l’intelligence, cela n’a rien à voir, absolument rien avec la culture. Lire
c’est faire l’épreuve de soi dans la parole d’un autre, faire venir de professoral comme
l’encre par voie de sang jusqu’au fond de l’âme et que l’âme en soit « l’ensemble des actions
imprégnée, manger ce qu’on lit, le transformer en soi et se transfor- verbales et non verbales,
mer en lui » (L’épuisement, 2015, p. 71) préconçues ou non, que le
professeur met en place pour
communiquer des savoirs à un
Toujours en lien avec ces questions, votre ouvrage Les interactions public donné dans un certain
dans l’enseignement des langues. Agir professoral3 et pratiques de contexte » (2011 : 7)

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classe (2011) revient sur la façon dont « les pratiques de transmission
se construisent dans l’enseignement des langues » en soulignant
« l’importance à accorder à aux intentions d’agir, aux motifs de l’ac-
tion enseignante, aux répertoires didactiques des enseignants »
(2011, quatrième de couverture). Comment décrirez-vous le réper-
toire didactique d’un enseignant de langue étrangère devant ensei-
gner le texte littéraire ? Et quelles sont les caractéristiques de l’agir
professionnel pour un bon enseignement du texte littéraire ?

Je pense qu’il faut d’abord ne jamais oublier que la lecture est pour
l’apprenant lecteur un exercice difficile qui demande beaucoup d’en-
traînement. L’apprentissage de la lecture ne peut se faire que dans un
contexte scolaire ou guidé par une main experte. À l’inverse de la
langue orale, c’est au sein d’une interaction de type didactique que se
font nécessairement les premiers pas vers le monde écrit. De l’exposi-
tion à la lecture littéraire et, qui plus est, à la littérature dans une
langue étrangère, les lecteurs gardent parfois un souvenir amer, ces
moments évoquant la contrainte, l’effort, l’absence de joie à lire, au lieu
du jaillissement si gratifiant que l’on pourrait attendre lorsque le sens
se donne ou qu’on pense le donner à un texte que l’on aime.
Il se peut que les usages liés à la lecture numérique soient à même de
développer un usage plus ludique du texte. Le lecteur peut trouver des
informations par lui-même, interrompre sa lecture, se documenter,
revenir à la lecture, chercher une image, voir une séquence multimédia.
Je pense que l’époque nous place devant un paradoxe : on dispose
aujourd’hui de moyens pour instaurer un rapport privilégié aux textes
littéraires que l’on rencontre et, en même temps, se fait jour la tenta-
tion de ne plus prendre en compte ces textes qui n’ont pas une utilité
immédiate.
Mais je ne voudrais en aucun cas être normative et dire quelle est la
recette d’un bon enseignement du texte littéraire. Je me contenterais
de recommander à l’enseignant de réfléchir à ce qu’est le bonheur de
lire, de découvrir, de partager. Jadis j’avais proposé, pour une collec-
tion chez Hachette, Lectures, un itinéraire pédagogique qui ménageait
un temps avant la lecture pendant lequel je proposais des activités
d’anticipation, une discussion, de façon à ce que le texte soit mieux
reçu et, d’une certaine manière, désiré. Il faut, je crois, essayer de
ménager le suspense, comme le disait Roland Barthes. Il y a toujours
de la narrativité dans la littérature, à l’exception peut-être de certains
textes de l’époque du Nouveau roman, et encore. Il s’agit d’avancer
progressivement, de ne pas donner les clés en même temps, de faire
faire des hypothèses les plus larges possible : « que croyez-vous qu’il
va se passer ? », « et pourquoi cette femme agit-elle de telle
manière ? », etc. Un même texte va produire des images différentes
chez les sujets lisants. Peuvent-ils se mettre d’accord ou plutôt ne peut-
on les encourager à exprimer ces perceptions différentes, à accepter
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la variété des interprétations, et ceci à partir des textes qui sont le La littérature comme livre
patrimoine commun ? du monde, passé et à
Peut-être est-ce là une forme de réponse à l’impossibilité de configurer venir
le réel souligné par Roland Barthes. Peut-être la lecture en classe per-
met-elle un travail en coopération, une coopération entre l’écrivain, les
lecteurs et le professeur, lecteur lui aussi. Et, à ce moment, la lecture
en classe cesserait d’être un pensum mais deviendrait le lieu privilégié
du partage, à propos des valeurs, de l’écriture, de l’expérience du
monde. Cherchons à ménager la curiosité des lecteurs, à ne pas casser
la tension du texte que l’on veut partager avec des élèves, en jouant
peut-être avec l’éloignement du texte, l’exotisme de la langue, les
possibles du texte. Tentons de faire désirer le sens, de convoiter le réel
comme un objet de désir. N’est-ce pas là ce qu’il faut s’efforcer de
communiquer ; le désir de connaître, de savoir comment la littérature
configure ce réel, y compris lorsqu’il s’agit du monde éloigné d’une
littérature étrangère ?

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S lam entre les langues


De nouveaux chemins
poétiques pour
l’appropriation
langagière et culturelle
CAMILLE VORGER
UNIL – ÉCOLE DE FRANÇAIS LANGUE ÉTRANGÈRE

« Quel triomphe pour moi si j’avois su parler,


et que j’eusse eu pour ainsi dire ma plume dans ma bouche ! »
JEAN-JACQUES ROUSSEAU4 4. Les Confessions, livre XII,
p. 85.

Les slameurs contemporains n’ont pas leur langue dans leur poche ; ils 5. Dans cet article qui
auraient plutôt, pour le dire avec les mots de Rousseau, « la plume dresse un premier état des
lieux des enjeux du slam,
dans (la) bouche », soit « les mots à la bouche » pour reprendre ceux
l’artiste marseillais qui plus est
de Frédéric Nevchehirlian dans l’un des premiers dossiers consacrés à professeur de français
cette pratique récente, aussitôt didactisée, passée des bars où le slam s’interroge d’ores et déjà sur
est né aux bancs de l’école où il donne lieu, depuis une quinzaine sa didactisation : « Comment
passe-t-on des bars aux bancs
d’années, à de nombreux ateliers et activités5. Ces nouveaux poètes de l’école ? » (Nevchehirlian,
nomades assument une mission de passeurs, maniant allègrement 2005 : 23)
stylo et micro, évoluant de la mise en mots à la mise en voix, du bloc-
notes à la performance, du livre au vivre. De fait, l’expérience du slam
fait écho à une pratique sociale qui se perpétue à travers les siècles et 6. Voir : http ://www.unesco.
org/new/fr/unesco/events/
sous toutes les latitudes : du griot africain au Zajal libanais, en passant
prizes-and-celebrations/
par les joutes cubaines, les Nuits de la poésie à Montréal, des Tsiattista celebrations/international-
chypriotes6, sans oublier la tradition française des cabarets et autres days/world-poetry-day-2016/
« Hydropathes »7.
Aussi la vague du slam permet-elle de mettre en lumière des pratiques 7. Nous faisons ici référence
à un club de poètes qui se
de poésie orale qui s’actualisent et se démocratisent au travers d’ate-
réunissaient, à la fin du
liers slam, ceux-ci contribuant à un renouvellement de la tradition des xixe siècle, dans des cafés pour
ateliers d’écriture. Fondé sur un aller-retour permanent entre écrit et partager la saveur de leurs
oral, oralité et écriture, ainsi que sur un partage des textes qui passe a mots, tout en s’offrant
quelques verres, à l’instar des
minima par une déclamation, un récital, voire une performance, un
slameurs contemporains.
projet slam donne généralement lieu à un dispositif de scène ouverte
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visant à finaliser et socialiser les « productions » des apprenants8. À
rebours de l’imposition de contraintes sclérosantes, l’expérience du
8. Nous parlerons plutôt,
slam favorise une expression animée au sein de laquelle tous les mots,
ci-après, de « créations » afin
de souligner la dimension tous les jeux de mots, sont permis. Ainsi : « L’apprenant acteur social
proprement créative et peut trouver du sens à une pratique d’écriture littéraire authentique au
originale de ces textes. sens où elle s’inspire d’une tendance de la littérature vivante. »
(Godard, 2015 : 177)
Dans cet article, nous analyserons les enjeux didactiques du slam en
cours de Français Langue Étrangère et Seconde en montrant comment
il peut ouvrir la voie à de nouveaux cheminements poétiques vers
l’appropriation langagière et culturelle. Pour ce faire, nous nous
appuierons sur un corpus plurilingue de poèmes et d’avant-textes poé-
tiques, ainsi que sur des productions d’étudiant.e.s recueillies à l’EFLE
de l’Université de Lausanne dans le double cadre d’un atelier d’écriture
et d’interprétation mené en 2016 avec des apprenant.e.s de niveaux
A2-B1, et d’un séminaire de Master sur la poésie « vive ».

D écouvrir un nouvel espace poétique


C’est en termes d’espace, plutôt que de forme ou de genre, que nous
appréhendons le slam : comme un lieu potentiellement poétique,
9. Nous renvoyons ici à
Vorger (2015) et à Abry, ouvert et hospitalier, à investir, une invitation à apprendre par corps qui
Bouchoueva & Vorger (2016). ouvre à de multiples perspectives didactiques9.

L ittérarité
Pour Michael Riffaterre, la littérarité est liée à l’unicité : « Le texte est
toujours unique en son genre. Et cette unicité est, me semble-t-il, la
définition la plus simple que nous puissions donner de la littérarité »
(1979 : 8). Dans le cas du slam, l’unicité du texte et sa pérennité
reposent sur le fait qu’il est certes réitérable à l’infini, à l’image du
conte qui se transmet de voix en voix, mais avec d’infinies variations.
C’est ainsi que certains slameurs se plaisent à inverser le fameux
« Scripta manent, verba volant ». Si les paroles s’envolent, si la parole
poétique est « Papillon en papier » – selon la formule paronomastique
de Souleymane Diamanka (2007) – celle-ci se perpétue du fait même
de sa volatilité : « Qui a dit un jour que les paroles s’envolent et que
les écrits restent ? » (Rouda, « Paroles du bout du monde », 2007).
Depuis ses origines, le slam prétend donner voix aux « sans-voix » et
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cultive les paradoxes : « Parce qu’on écrit un peu partout pour que nos Slam entre les langues
paroles restent fugitives / Et qu’on ira jusqu’au bout jusqu’à ce que De nouveaux chemins
poème s’ensuive » (Rouda, « le Hurlement du sourd », ibid.). Le poème poétiques pour
l’appropriation langagière
est ici implicitement associé à la mort, à l’opposé de la voix vive. Il et culturelle
s’agit donc, pour les slameurs, de réinventer une forme de parole poé-
tique qui réconcilie la rime et la vie10 .
Le texte de slam est en recréation perpétuelle car il n’est nullement 10. Nous faisons ici référence
au titre de Meschonnic (1989).
repris à l’identique. Certains artistes refusent même de transcrire leurs
textes de peur de les figer – ou de réduire la pluralité d’interprétation,
par exemple en cas d’équivoques comme chez Grand Corps Malade :
« il y a des mères présentes et des pères-fusées » ; « et au final, qu’elle
soit jeune ou vieille, la mère veille. » (« Pères et Mères », nous souli-
gnons, 2008).
D’autres recourent à des procédés en forme de palimpseste pour témoi-
gner de cette hybridité entre oralité et écriture. Ainsi le Québécois Ivy
use-t-il de notes de bas de page dans son livre-CD pour développer une
équivoque : « c’est cité »/ « cécité » (voir l’extrait en annexe 1).
Qu’il soit – ou non – publié dans l’un de ses multiples « états », un
poème relevant du slam sera donc repris, à la manière d’un palimp-
seste sonore, avec d’infimes variations affectant le texte ainsi que le
« totexte » (Kerbrat-Orrechioni & Cosnier, 1991). Telle est, selon le
médiéviste Zumthor, « la mouvance » inhérente à la poésie orale ; 11. Nous faisons ici référence
à l’artiste Fiami qui a dressé
d’une certaine façon, la performance restaure le texte, lui offrant « une ce constat dans un entretien
intégrité nouvelle » : « Le texte à performance libre, sans avoir téléphonique (en date du
l’ouverture de la poésie écrite, interprétable à l’infini, varie constamment 10/05/17), cette idée étant
précisément à l’initiative
au niveau connotatif, à tel point qu’il n’est jamais deux fois le même : de son projet de réalisation
sa surface est comparable à celle d’un lac sous le vent. » (1983 : 148) de clips vidéo sur les Fables
de La Fontaine :
Un tel texte met en jeu la fonction mémorielle ou « remembrance », ce « Récite-moi La Fontaine ».
qui contribue à son intérêt didactique, à l’heure où d’aucuns déplorent
la tombée en désuétude de l’apprentissage « par cœur »11. Or celui-ci
fait sens dans le domaine poétique. Ainsi Katia Bouchoueva, poète
d’origine russe, explique-t-elle dans un entretien qu’elle a appris son
premier poème « par cœur » à l’âge de 2 ou 3 ans parce que « c’était
la seule façon de l’avoir avec (soi) » en attendant de savoir lire (Bou-
choueva, 2017 : 73). La poésie apparaît alors comme un trésor intime
que l’enfant voudrait s’approprier pour le conserver précieusement :
« Dis-moi ton nom / Reste avec moi » (Bouchoueva, 2009 : 18)12. Cette 12. Un autre fragment
question « d’avoir à soi » s’avère cruciale dans le domaine de l’appro- de ce poème est commenté
ci-après.
priation langagière. Donatienne Woerly (2015) souligne que la littéra-
ture peut être introduite dès le niveau A1 si l’on admet une approche
assimilable à un atelier donnant lieu à des activités de diction, mémo-
risation, reconstitution de textes poétiques brefs.
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L ittoralité
Dans L’Homme de paroles, Claude Hagège a forgé le terme d’orature,
entendu comme le pendant de l’écriture : « lequel deviendrait
symétrique de la notion d’écriture, entendue comme littérature
(souvent à l’exclusion de la tradition orale, certes tout aussi littéraire
elle-même, au sens où elle conserve les monuments d’une culture,
mais ne laissant pas de trace matérielle). » (1987 : 111)
Quant au slameur d’origine sénégalaise (peule) Souleymane Diamanka,
il a proposé celui d’oralittérature : « J’ai trouvé ma voix dans cette
écriture », confie-t-il au détour d’un slam intitulé « Moment d’huma-
nité » (2007). Le slam apparaît précisément comme un trait d’union
entre deux codes, une passerelle entre deux univers « apparemment
lointains, mais contigus en réalité, et qui se prolongent » :
« L’oralité m‘a aidé à développer une mémoire considérable. L‘oralité,
c‘est aussi la confiance, lorsque les choses ne sont pas écrites. Je
crois que nous avons perdu quelque chose avec l’avènement de
l’écrit, en même temps que l’on en a gagné. C’est pour ça que,
lorsque je parle de mon travail, je parle “d’ora-littérature”. C’est un
trait d’union entre l’oralité qui est très importante pour moi et la lit-
térature qui me nourrit. »13
13. Propos recueillis par Nous avons repris ce mot-valise, sans apocope ni aphérèse à la
Monia Zergane pour Evene.fr, différence de celui d’« oraliture » de Patrick Chamoiseau, afin d’appro-
en juin 2007 (voir en
sitographie).
cher cette « écriture à haute voix » (Barthes, 1973 : 104-105) en péné-
trant dans l’atelier du poète. Notre article consacré à l’analyse des
blocs-notes de Souleymane Diamanka (Vorger, 2012), outre les enjeux
proprement génétiques, met au jour des perspectives didactiques : la
découverte de ces carnets apparaît en effet comme une fenêtre
ouverte sur l’atelier de l’artiste qui nous invite à renouer avec une
conception artisanale de la poésie. Rappelons que le terme de « poie-
sis » s’appliquait initialement à la fabrication d’objets très concrets tels
que des vêtements, du parfum ou du vin chez Hérodote, des navires
chez Thucydide (Frontier, 2012 : 15).
Le mot « LittORAL », resémantisé par le même Souleymane Diamanka
en mettant en relief le lexème « oral » qu’il contient, peut être relié à
la notion de « Littoralité », développée en ces termes dans le diction-
naire géopoétique fondé par le chercheur québécois Stéphane
Bigeard et inspiré par l’œuvre de Kenneth White :
« Enlève à la littérature son caractère trop « littéraire », redonne à
l’écrit une force orale. Aussi, situe la pensée sur un littoral, à la limite
14. White, K., Poésie 98, des terrains habituels, face au vide » (Lexique géopoétique)14
octobre, n° 74, p. 17, cité par La littoralité désignerait cet espace où l‘écrit rejoint l‘oral, ce lieu-lisière
Stéphane Bigeard
(voir en bibliographie)
« où l‘identité devient champ d‘énergie » (White, 2011 : 9). Un espace
foisonnant de potentialités didactiques.
Henri Besse, dans son article consacré à l’étude des textes littéraires
(1982), souligne la prégnance d’une représentation de la littérature
comme relevant essentiellement du « scriptural ». A contrario « une
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oralisation plus ou moins scandée du texte peut révéler des cadences, Slam entre les langues
des rythmes, familiers ou insolites, qui, en alertant l’oreille, signalent le De nouveaux chemins
fait littéraire » (p. 24). Le poème est appréhendé comme « fermé », clos poétiques pour
l’appropriation langagière
sur lui-même, « unité où tout se tient et se répond » (p. 25) ; la fonction et culturelle
poétique, dont la prédominance peut permettre d’identifier la littéra-
rité d’un texte, « met en évidence le côté palpable des signes ». Or
Besse souligne la parenté entre la fonction poétique et l’activité méta-
linguistique mise en œuvre par les apprenants de FLE. Le document
littéraire, dès lors, peut être approché comme « un lieu d’apprentis-
sage dans lequel les étudiants peuvent explorer tous les possibles
(acoustiques, graphiques, morphosyntaxiques, sémantiques) de la
langue étrangère et toutes les virtualités connotatives, pragmatiques
et culturelles qui s’inscrivent en elle » (p. 34). Le poème permet de
découvrir et d’expérimenter une structuration différente du sens et du
son.

D anse avec les mots


Le slam illustre à merveille la « danse des mots » décrite par Paul
Valéry : « cette hésitation prolongée entre le son et le sens » (1960 :
637). Si le lyrisme est développement d’une exclamation, alors le slam
apparaît comme le développement d’une interrogation sur le monde
et les mots. À cet égard, l’exemple du poème coécrit par Souleymane
Diamanka et John Banzaï sous le double intitulé « Soleil jaune » et
« Désert de cinq pieds » s’avère éloquent :
« On s’connaît non ?
Paraît qu’on nous compare
Certains disent qu’on est la Même personne…
Faut qu’on parle !
Souley – John
Soleil – Jaune
Le vœu exaucé – le vent divin
L’âme – hurle – une – larme – A – la – lune »15
Ce passage qui s’apparente à un refrain dans la version album, le 15. Il existe deux formes
poème étant alors explicitement circulaire, clos sur lui-même, se carac- distinctes de ce texte : l’une
pour l’édition du recueil
térise par une alternance de voix – ou jeu d’intervocalité (Zumthor,
J’écris en français dans une
1987 : 151). Les effets, en termes d’expressivité et de poéticité, en sont langue étrangère (2007) ;
décuplés. Il s’ensuit une cascade de paronomases, dont la première l’autre pour la version album
est contenue dans le titre et induite par les prénoms des deux sla- (L’Hiver peul, 2007).
Voir en annexe 2.
meurs : « soleil » (pour Souley-mane) et « jaune » (pour John). Alain
Frontier parle à ce sujet d’écriture paronomastique : « Le tissu signi-
fiant peut être produit, ou porté, par une série d’échos successifs que
se renvoient les mots à l’intérieur du vers, de la strophe ou du poème »
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(2012 : 266). Ce poème « ping-pong », procédant par échos ou
« esthétique que ricochet » – tel que nous avons pu le conceptualiser –
résulte d’une écriture-jeu qui n’est pas sans rappeler les jeux surréa-
16. « Placez-vous dans l‘état listes, version duelle et oralisée d’une écriture automatique16.
le plus passif ou réceptif que En outre, ce poème est porté par une métrique très régulière, d’où un
vous pourrez... écrivez-vite
sans sujet préconçu, assez vite rythme particulièrement fluide, dont ce vers titulaire nous donne la
pour ne pas vous retenir et ne clé : « Désert de cinq pieds » en expose métaphoriquement le cadre
pas être tenté de vous relire » rythmique. Il s’agit en effet d’une succession de décasyllabes répartis
(Breton, 1924).
en mesures de cinq pieds avec une série de rejets internes et externes
qui contribuent à la fluidité, thématisée par l’image du puits : « Désert
de cinq pieds / Désir le long des (5/5) Œuvres que lisent les âmes /
Errantes au fond du (5/5) Puits de nuit qui pleure/ Sur une terre aride »
(5/5)
Au travers d’un poème dont les deux auteurs ont le français pour
langue seconde, le lecteur-écouteur fait l’expérience de sa propre
langue comme d’une langue étrangère, illustrant la fameuse citation
proustienne, extraite de la conclusion de Contre Sainte-Beuve : « Les
plus beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous
chaque mot, chacun de nous met son sens ou du moins son image… »
(1987).

D écliner ses identités et donner voix


aux langues en soi
Si le pluriel est constitutif de l’écriture, il s’agit alors de laisser libre
cours – et de donner vie à travers voix – à cet autre en soi : « un autre
venu d’ailleurs » (Ricardou, 1993 : 16).

I dentités plurielles
D’après la sociologue américaine Somers-Willet, le slam est une
« identité performée sur scène » (2009 : 8), voire un « laboratoire pour
l’expression identitaire » (p. 9). Hospitalier, ouvert à quiconque veut
monter sur scène, accueillant à toutes les langues et cultures, il répond
à un projet de démocratisation selon l’ambition originale de son fon-
dateur américain Marc Smith, lui-même autodidacte en quête d’une
audience élargie pour la poésie. Ainsi certains poèmes peuvent-ils être
appréhendés comme des textes à vocation identitaire tels que Noëlle
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Mathis a pu les caractériser : « Selon Cummins & Early, an identity Slam entre les langues
text « holds a mirror up to students in which their identities are reflec- De nouveaux chemins
ted in a positive light » » (Mathis, 2016 : 2). Dans une perspective poétiques pour
l’appropriation langagière
didactique, il s’agit d’offrir aux étudiants la possibilité de « mettre en et culturelle
lumière, dans des écrits courts, leur répertoire et leurs identités pluri-
lingues ». Comme nous avons pu le constater, nombreux sont les sla-
meurs et slameuses pour lesquel.le.s le français est une langue
seconde. Certains poèmes relevant du slam ou du spoken word
peuvent alors permettre d’ouvrir une « fenêtre créative plurilingue »
grâce à un horizon d’écoute ouvert à tous les possibles linguistico-
culturels, tel que nous avons pu le conceptualiser (Vorger, 2012). À
commencer par ce poème de Souleymane Diamanka, titre éponyme
de son premier album en hommage à ses origines peules. Notons
d’ailleurs que la voix de son père offre un aperçu sonore de cette
langue familiale en guise d’ouverture :
« Je m’appelle Souleymane Diamanka dit Duajaabi Jeneba
Fils de Boubacar Diamanka dit Kanta Lombi
Petit-fils de Maakaly Diamanka dit Mamadou Tenen
Arrière-petit-fils de Demba Diamanka dit Lenngel Nyaama
Etc etc

J’ai été bercé par les vocalises silencieuses de mes ancêtres


Et je sais que cette voix jamais ne se taira
Elle me souhaitera d’être un digne héritier du peuple nomade
D’être Duajaabi Jeneba l’enfant peul
Descendant de Bilaali Sadi Hole le bien nommé
Haal pulaar peuple d’amour dont le pays est un poème »
Outre la Musique des lettres (Rouda 2007), c’est la musique de la
langue peule qui se fait entendre au travers de la voix du poète décli-
nant en toute simplicité les noms et prénoms de ses ancêtres. Un tel
exercice de déclinaison de ses origines en faisant chanter les prénoms
et patronymes peut être proposé dès le niveau A1 à des apprenants de
Français Langue Étrangère et Seconde, afin de débrider une créativité
plurilingue aux multiples facettes.
À l’inverse, c’est la musique de sa langue adoptive que nous fait
entendre Katia Bouchoueva dans son poème intitulé « Dis-moi ton
nom » :
« Dis-moi ton nom de da di do
Do-ré-mi-fa-sol-la-si,
Rémi, Marie, Ludo, Lucie,
Cécile, Philippe, Sophie, Florian,
Ton nom d’ici, ton nom de l’au-delà,
Robert, Pierrette, Germaine, Roger » (2009 : 18)
Il s’agit là d’une écriture décentrée, tournée vers l’autre – vers cet Audi-
tor in poema qui se trouve intégré au poème lui-même par l’impératif
« Dis-moi », puis enrôlé dans la ronde de notes que l’on retrouve en
écho dans les prénoms choisis. Le recours à l’énumération, en forme
de liste, permet de se détacher de la syntaxe et de la sémantique pour
accéder au sonore, à l’essence de la poésie comme « traversée maté-
rielle des langues », selon la formule de Christian Prigent (2014). Une
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telle écriture – par rebonds ou ricochets sonores – peut être proposée
à des apprenants de niveaux A1-A2 comme nous l’avons formalisé dans
Jeux de slam (2016 : 20). L’invention de pseudonymes amènera d’ail-
leurs les participants à se forger une identité d’écrivant potentielle-
ment désinhibée pour accéder à une créativité plurilingue. Notons
d’ailleurs que le nom de scène de Katia Bouchoueva répond à un jeu
d’homophonie translingue puisqu’il s’agit de « Boutchou » [but∫u] pour
« bout de chou ».

I dentités plurilingues
À l’instar du rap qui a pu témoigner d’une créativité plurilingue – au
travers d’une « alternance des langues en chantant », selon la formule
titulaire d’un article de Jacqueline Billiez (1998) –, le slam met parfois
en scène des micro et macro-alternances codiques. À cet égard, le duo
précédemment cité de Souleymane Diamanka et John Banzaï est révé-
lateur puisque ces deux artistes ont procédé, lors d’une performance
à deux voix intitulée « Le meilleur ami des mots », à un échange de
leurs langues maternelles respectives, à savoir le peul et le polonais.
Les deux slameurs ont ainsi conjugué leurs plumes et leurs voix en se
livrant à une forme de joute plurilingue : « Qui est le meilleur ami des
17. Original slam, poésies mots ? C’est le même doute chaque soir »17. Jeu dialogique que le
urbaines (2006). poète sénégalais nous a expliqué en ces termes :
« Je m’adresse à lui en peul, il me répond en polonais, puis on
inverse, je parle polonais et il parle peul. Après, on parle en même
temps sauf que la phrase commence en peul et se termine en polo-
nais. Les deux trucs se fondent, les deux langues se fondent l’une
dans l’autre et les gens ne savent plus ce qu’ils sont en train d’en-
tendre. Des fois, t’as des sonorités qui sont proches. Le mot « leki »
en polonais, ça veut dire médicament et en peul aussi. Il y a des
18. Entretien du 24/09/10. magies comme ça… »18.
Au sein du recueil J’écris en français dans une langue étrangère, ils ont
exprimé poétiquement ce double métissage qui se concrétise par
deux encres – bleue et noire – dans les manuscrits : « Je suis le meilleur
ami des mots / Papier à lettres hybride mi-homme mi-encre (…) Je suis
à la fois le Peul aux yeux bleus et le Polonais à la peau noire » (2007 :
65).
19. Selon la formule de la Dans Jeux de slam. Ateliers de poésie orale (Abry, et al. 2016), nous
slameuse Lauréline Kuntz. avons proposé une activité intitulée « Le concert de mots19 » (fiche 6)
consistant en une mise en voix de mots collectés dans des groupes
plurilingues autour d’un verbe en français choisi collectivement au sein
de chaque groupe ; celui-ci avait pour seule contrainte d’être mono-
ou bisyllabiques afin de se prêter à de multiples combinaisons. Les
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mots étaient réunis en vue d’une création poétique mais ils ont donné Slam entre les langues
lieu, dans un premier temps, à une simple interprétation collective De nouveaux chemins
rythmée ; l’objectif était de sensibiliser les apprenants à leur matière poétiques pour
sonore en les amenant à oraliser, dans un même flow, des mots issus l’appropriation langagière
et culturelle
de langues différentes qui pouvaient néanmoins se faire écho. Cet
atelier, mené en novembre 2016 à l’École de français langue étrangère,
a donné lieu à une dynamique créative remarquable : un groupe s’est
notamment livré à un très beau concert autour du verbe « Rire », dont
les multiples reprises par homophonie partielle (écRIRE, couRIR, mou-
RIR, etc.) n’allaient pas sans difficulté de prononciation pour les étu-
diants lusophones et hispanophones. Aux voix qui fusaient, se
superposaient, rebondissaient, s’est ajouté un pandeiro, instrument
typiquement brésilien, utilisé en accompagnement de la Capoeira. Un
tel accompagnement a bien évidemment donné une couleur culturelle
intéressante à cette interprétation polyphonique et aidé les étudiants
à trouver une rythmique. Le principal obstacle rencontré dans cette
activité était lié à la difficulté de se détacher de la cohérence séman-
tique pour trouver une cohésion rythmique, indépendamment d’une
structuration syntaxique car il ne s’agissait pas de composer un texte à
proprement parler, sinon un enchaînement de mots non séquencés sur
l’axe syntagmatique, mais cadencés. Or cet accès à un rythme com-
mun, une cadence, apparaît décisif en terme d’appartenance à un
groupe : « Comme la collectivité est rythmique, le rythme engendre la
collectivité. » (Meschonnic, 1982 : 649)
L’avant-texte « Rire » reproduit en 3.3 – nous reviendrons ultérieure-
ment sur le support des post-it – témoigne précisément d’une diffi-
culté à faire abstraction du sémantique pour se concentrer sur les
analogies sonores : les étudiants ont d’abord cherché un synonyme
(« rigoler ») ou encore une traduction (qesh, en albanais) du verbe
choisi. L’étudiante hispanophone a profité de cette activité pour pré-
senter à ses collègues un développement sur la forme « reiré »20, ce qui 20. Forme que nous
corrobore l’idée d’un rapprochement entre fonction poétique et acti- interprétons comme un futur
en dépit de ce que l’étudiante
vité métalinguistique.
a noté (passé composé), ce
La poétesse madrilène Silvia Nieva, qui nous a envoyé certains de ses qui semble témoigner d’un
avant-textes plurilingues (voir en annexe 3.2), met en œuvre une stra- certain flottement en termes
tégie similaire dans sa démarche poétique : de métalangage.
« la procédure est par sonorité, je cherche des mots qui sonnent
pareil dans les langues concernées ou qui peuvent être interprétés
en plusieurs langues ou des mots que tout le monde connaît. »21 21. Courriel du 29 mai 2017.
« Dermatos » qui apparaît en grec, dans l’avant-texte manuscrit repro-
duit en annexe, ainsi qu’ « estomac » (estómago, en espagnol), seraient
donc choisis pour leur « transparence ». Or ils évoquent, métaphori-
quement, la corporéité inhérente à la performance slam et, en amont,
au geste d’écriture :
« Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre.
C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au

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bout de mes mots. Mon langage tremble de désir. L’émoi vient d’un
double contact : d’une part, toute une activité de discours vient
relever discrètement, indirectement, un signifié unique, qui est « je
te désire » (…) ; d’autre part, j’enroule l’autre dans mes mots, je le
caresse, je le frôle, j’entretiens ce frôlage (…) » (Barthes, 1977 : 87)

Aux yeux de Silvia Nieva, l’écriture est donc une aventure corporelle,
manuscrite, et le poème un lieu où les langues s’entrecroisent, se ren-
contrent sans nécessairement s’entendre : « Escribo un manual en
varias lenguas que no entiendo » (nous soulignons). Ainsi la poétesse
fait-elle entendre successivement les versions espagnole, anglaise,
française et grecque de ce poème au travers d’un « vidéopoème » qui
22. Clip accessible ici : montre aussi ses carnets22 : « J’écris pour intéresser la plante de mes
https ://vimeo.com/102395961
pieds (…) J’écris pour expliquer comment ça fonctionne… J’écris un
manuel dans plusieurs langues que je ne comprends pas ».

S e dé-livrer pour s’ouvrir à la créativité


Le slam, en tendant à s’échapper de l’objet-livre pour s’ouvrir à une
créativité plurilingue et s’offrir comme un moment de partage autour
de la poésie, nous amène à reconfigurer nos représentations de l’écri-
ture qui apparaît ici comme une recréation perpétuelle ; la page (ou
autre support) intègre déjà une projection de la mise en voix, devenant
un espace mobile, voire « un théâtre de métamorphoses » (Ricardou,
1993 : 13).

U ne délinéarisation des avant-textes


L’observation des carnets de poètes-slameurs ainsi que les entretiens
réalisés nous ont amenée à observer une délinéarisation de l’écriture
au sein de certains avant-textes. Ainsi Souleymane Diamanka se livre-
t-il volontiers à des jeux d’écriture sous une forme tabulaire (voir les
extraits de ses carnets en annexe 3.1, Vorger 2012).
Quant à Silvia Nieva, qui se plaît à entremêler les langues au gré de ses
poèmes, elle nous a envoyé un puzzle qu’elle mobilise pour une per-
formance : elle se saisit d’un mot-pièce et lit le fragment correspondant
(voir en annexe 3.2). Les mots sont alors appréhendés comme une
matière mobile et malléable : « On marche mots dans la main », slame
Rouda (2007).
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D’autres slameurs, comme Bastien Mots Paumés, nous ont confié Slam entre les langues
écrire à l’aide de post-it, ce qui permet de construire, déconstruire et De nouveaux chemins
reconfigurer les mots-matière de leur texte. Dès lors, les mots sont poétiques pour
littéralement, et perpétuellement, de la genèse à la performance, en l’appropriation langagière
et culturelle
mouvement. Lors de la séance d’atelier d’écriture où nous avons pro-
posé ce support dans l’élaboration des avant-textes, il nous est apparu
qu’il permet de matérialiser le poème en devenir, dans son devenir
même et dans sa mouvance, car la mobilité est le propre des post-it.
Certains groupes ont adopté une présentation circulaire, que ce soit
afin de représenter une forme de mouvement cyclique ou pour des
raisons de visibilité au sein du groupe, symbolisant une écriture collec-
tive. Un groupe a même choisi de disposer ses post-it en forme de
neurone, afin de mettre en valeur les connexions avec le mot central
(voir en annexe 3.3, « Voir »). En tout état de cause, le support a permis
la mobilité escomptée, se prêtant à une configuration différente selon
qu’il s’agissait d’un pré-texte ou avant-dire en vue de la performance
vocale (« Venir », activité 1) ou d’un avant-texte destiné à la poursuite
de la création écrite (activité 2).

U ne dé-livrance via la désinhibition


Au fil de cet atelier d’écriture et d’interprétation, nous avons pu vérifier
non seulement que « l’écriture créative permet de s’approprier la
langue et d’apprendre à écrire en acceptant son ”interlangue” »
(Godard, 2016 : 170) mais au-delà, s’agissant du slam en particulier qui
cultive à l’envi les jeux de mots et manifestations diverses de créativité,
qu’elle amène l’apprenant à jouer de cette interlangue. L’exemple du
slam d’A., étudiante de Master, partiellement reproduit ci-après en
témoigne, d’autant qu’il s’agit là d’une création spontanée, qui ne
répondait à aucune consigne précise de notre part23. Or A. y a préci- 23. Séminaire « Du livre au
sément réinvesti quelques-uns des procédés caractéristiques du slam live. Poésie chantée, clamée,
slamée » proposée à l’UNIL au
analysés dans le cadre du cours, relevant plus généralement de la
semestre de Printemps 2015.
poésie orale, à savoir : la répétition à l’identique qui produit un effet
de scansion et d’insistance sur l’acte même de déclamer (« parler, par-
ler »), la rime basée sur la suffixation (« passagère »/ « étrangère ») et
qui, appliquée au mot slam, aboutit au néologisme « slamgère ».
Notons d’ailleurs que le choix du verbe « digère », outre qu’il fait écho
à la syllabe finale, reflète l’image d’une langue qu’on ingère. Méta-
phore qui fait sens ici, puisque le slam donne précisément lieu à une
mise en bouche via l’interprétation orale des textes créés.
« L’étrangère
Bonjour, Appelez-moi ”l’étrangère”
Parfois je sens que j’suis passagère

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dans la vie, dans un bus, même avec la nourriture que je digère
c’était pareil avec le slam, je me sentais ”slamgère”.
Mais pour déclamer/slamer
J’avais besoin de parler, parler
et pour parler, parler, j’avais besoin d’apprendre le français
et de ne pas me tromper, tromper. »

Si le poids de la norme est rappelé en termes d’« erreur », l’étudiante


hispanophone intègre une distance critique vis-à-vis de son inter-
langue, tournant en dérision ses difficultés de prononciation :
« Avant j’étais convaincue
c’était ”merci beaucoup”
et je disais ”merci beau-cul” »

Par sa performance orale et par la mise à distance humoristique dont


témoigne sa création, elle traduit une victoire sur ces difficultés :
« et oui j’ai fait des erreurs colossales
j’ai trouvé qu’il y avait des homophones, nasales et peut-être
dorsales (on sait jamais) »

À travers une ultime variation sur la syllabe « gère » qui devient


« guerre », elle exprime le conflit, le dépassement du monolinguisme
et son affranchissement au profit d’un répertoire plurilingue pleine-
ment assumé et désormais mis en exergue au cœur de sa créativité :
Mais ouais, je suis une étrangère trilingue,
un être en ger….ant ma langue
un être en guerre avec mon passé monolingue
un être en quête des langues,
Bref, appelez-moi l’étrangère

C onclusion
Le poème de cette étudiante, slamé dans un auditoire à l’occasion de
la venue à l’Université de Lausanne du slameur Ivy pour une confé-
rence donnée en novembre 2016, nous semble révélateur de cet enjeu
majeur de « (redonner) sa place au sujet caché, et parfois nié, dans tout
apprenant écrivant » (Godard, 2016 : 190). L’image de la guerre, la
répétition de « l’étrangère », disent les difficultés traversées et au-delà,
l’accès à une forme libératoire de créativité au travers de cet art du dire
au sein duquel tous les jeux sont permis :
« DIRE le petit enfant combien il va gran…DIRE
La belle balle apprendre à rebon…DIRE
Qu’il était pas plus grand que mon bras
Et dire que bientôt il m’arrivera là ou là
La la la human step by step bye bye bébé… »

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Le texte lui-même se trouve pris dans une dynamique, un devenir scé- Slam entre les langues
nique, qui en fait un objet mouvant, volatil, telle cette balle qui rebon- De nouveaux chemins
dit de mots en mots ; le totexte, via la confrontation à l’écoute de poétiques pour
l’appropriation langagière
l’autre, en vient à intégrer cet autre, ces autres, devenant objet d’une et culturelle
réécriture, d’une recréation collective, et en tant que telle d’une litté-
ratureautre 24. 24. Nous empruntons ce jeu
graphique à Claudette Oriol-
Boyer (1993 : 39)

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Annexe 1 Slam entre les langues
« Dire » (Ivy, extrait Slamérica, 2008) De nouveaux chemins
poétiques pour
l’appropriation langagière
et culturelle

Annexe 2
« Soleil Jaune » (John Banzaï et Souleymane Diamanka, 2007)
On s’connaît non ? Comment va ton vœu ?
Paraît qu’on nous compare Où vont ceux qui viennent ?
Certains disent qu’on est la De se souvenir
Même personne… De ce qu’il a plu ?
Faut qu’on parle ! Que l’amour se parle
Souley – John Que la mort se calme
Soleil – Jaune Les douleurs de peau
Le vœu exaucé – le vent divin Sous leurs arcs-en-ciel
L’âme – hurle – une – larme – Sur une carte ancienne
A – la – lune Coupée aux ciseaux
Quand le miracle devient Silence transparent
évident… Traversé d’un souffle
Désert de cinq pieds D’une lumière bruyante
Désir le long des Et teintée de tons
Œuvres que lisent les âmes D’antan j’entends des
Errantes au fond du Tam-tam dans tes rimes
Puits de nuit qui pleure Une présence lointaine
Sur une terre aride Des futurs reproches
Et la pente est raide Des traces de passé
Autant d’heures que d’air De faces sans avis
Autant d’or qui dort Le jeu nous pardonne
Que de livre à dire Sais-tu qui s’est tu ?
Que de lèvres à taire Ces questions s’opposent
Que le mot soit perle Désert de cinq pieds…
La saveur d’une sève Souley – John
Le savoir d’un sage Soleil – Jaune
Le visage d’un rêve Le voeu exaucé – le vent divin
Le rivage d’une vie L’âme – hurle – une – larme –
L’encre devient divine A – la – lune
Que deviennent les vagues ? Quand le miracle devient évident
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Annexe 3 : images

3.1. Blocs-notes de Souleymane Diamanka (collection privée, DR)

3.2. Avant-textes Silvia Nieva (collection privée, DR)

3.3. Atelier d’écriture « Écrire et dire », avant-dire et avant-textes


25. Les post-it de couleurs
différentes répondaient au collectifs
code suivant : en jaune, les
mots français présentant des Avant-texte « Rire » 25
analogies sonores avec le
verbe choisi ; en rose, les
mots issus des langues
maternelles représentées
dans le groupe ; en vert, des
mots inventés par
composition, fusion ou autre
procédé lexicogénique.

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Avant-texte « Voir » Slam entre les langues
De nouveaux chemins
poétiques pour
l’appropriation langagière
et culturelle

Avant-dire et avant-texte « Venir »

Activité 1

Activité 2

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P our mieux lire et


discuter un roman :
quelles dimensions
langagières
explicitement enseigner
à l’oral dans le contexte
de cercles de lecture ?
MANON HÉBERT
UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL

La perspective socio-interactionniste sur l’acquisition des langues attri-


bue à l’interaction sociale un rôle central dans les processus acquisi-
tionnels en langue de scolarisation (=L1) ou seconde/étrangère (=L2)
(Pekarek-Doehler, De Pietro, Fasel Lauzon et Pochon-Berger, 2008).
Cette perspective cherche à mieux comprendre la compétence d’inte-
raction et d’organisation du discours en interaction, laquelle intègre
diverses conduites discursives liées les unes aux autres (par exemple,
prendre la parole, justifier, reformuler). Le dispositif didactique des
cercles de lecture entre pairs (=CLP) vise d’abord, et davantage que
de « savoir parler d’un texte », à encourager l’implication, la prise de
parole et la réflexion du jeune sujet lecteur au sujet de sa lecture, le
plus souvent celle d’une œuvre longue (par exemple un même roman
lu par tous). Dans ce contexte précis où la lecture et l’oral sont en arti-
culation, nous nous sommes demandé quelles conduites discursives
26. Que Mme Lafontaine soit
ici vivement remerciée pour sa
clés mériteraient d’être enseignées à l’oral pour aider tous les types
précieuse collaboration à la d’élèves à produire ce genre de discours en interaction sur leur lecture
recherche, de même que (Hébert et Lafontaine, 201426). Les travaux liés aux communautés dis-
Mme Amélie Guay, cursives ou d’apprentissage (Bernié, 2003 ; Bouchard, 2004) sug-
doctorante et principale
assistante de recherche pour
gèrent de mieux analyser le contrat de communication attendu
la collecte et l’analyse des lorsqu’on demande par exemple à l’élève de « justifier » ses propos à
données. l’égard d’une lecture en classe de français. Une telle conduite discur-
sive, lorsqu’elle s’opère en situation d’interaction entre pairs, relève

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d’une forme d’oral dit réflexif puisque l’oral sert d’abord ici à réfléchir Pour mieux lire et discuter
à sa lecture. un roman: quelles
Afin de mieux comprendre comment enseigner-évaluer ce type d’oral dimensions langagières
explicitement enseigner à
en situation d’interaction et d’intégration des compétences (mieux l’oral dans le contexte de
discuter pour mieux lire) en classe de français L1, nous avons conduit cercles de lecture ?
une recherche qualitative de type ingénierie didactique auprès de
quatre classes de troisième cycle du primaire (10-12 ans) et de trois
classes de troisième secondaire (14-15 ans), et ce, en milieu homogène
semi-rural et multiethnique urbain. Nous avons retenu les trois objec-
tifs généraux de recherche suivants : 1) dégager quelles sont les prin-
cipales caractéristiques de l’objet à enseigner en oral (soit un oral
spontané et réflexif lié à une situation d’apprentissage en lecture) et
développer des outils d’enseignement/évaluation appropriés ; 2)
expérimenter l’intégration en classe de deux modèles innovants d’en-
seignement explicite, soit le modèle de Hébert (2003 et sous presse)
pour la lecture littéraire et celui de Lafontaine (2001) pour la produc-
tion orale ; 3) analyser de manière quantitative les productions orales
des élèves dans les CLP afin de dégager des indices de développe-
ment langagier (dont les procédés de reformulation) dans ce contexte
où les élèves doivent élaborer leur propos en explicitant les stratégies
de lecture utilisées pour mieux apprécier un texte littéraire.
Dans le cadre de cet article, nous voudrions rappeler quelques résul-
tats quant au développement observé de certaines habiletés en litté-
ratie dans cette situation où nous avons tenté d’articuler un travail
explicite en oral et en lecture littéraire, considérant que nous avions pu
déjà observer le très riche potentiel du texte littéraire en classe de
langue pour susciter des échanges entre pairs (Hébert, 2003). Nous
commenterons plus particulièrement ici les résultats en fonction de
quelques cas d’élèves allophones évoluant en milieu urbain multieth-
nique afin d’illustrer l’intérêt que pourrait présenter cette proposition
didactique dans un contexte de L2. Nous pensons en effet qu’avec une
perspective de littératie, et dans le cadre d’une didactique de la lec-
ture davantage axée sur la prise en compte du sujet lecteur, les diffé-
rences dans l’enseignement de la L1 et de la L2 quant à l’utilisation des
textes littéraires en classe pourraient être moindres qu’il n’y paraît, tout
particulièrement en milieu multiethnique.

P roblématique
Selon plusieurs recherches en didactique, l’oral en tant qu’objet et
médium d’apprentissage est encore peu enseigné dans les classes de
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français au Québec (Chartrand et Lord, 2013) alors que plusieurs
recherches en recommandent un enseignement explicite (Dolz et
Schneuwly, 1997 ; Lafontaine et Messier, 2009). Pour ce faire, et selon
l’approche intégrée préconisée par Nonnon (1999 : 8), il faudrait
entre autres parvenir à formaliser les différentes pratiques de verba-
lisation de chaque tâche scolaire, et ce, en fonction de la spécificité
du contenu discuté et des apprentissages visés. Dans le cas des
élèves en difficulté en lecture, des activités interactives comme les
CLP sont jugées très efficaces parmi les pratiques d’enseignement.
Le modelage des pairs leur rendrait le processus de lecture plus
transparent, ils y développeraient une vision plus positive d’eux-
mêmes en tant que lecteurs/orateurs et aussi un sentiment plus
grand d’autonomie et d’appartenance (Blum, Lipsett et Yocom, 2002,
Hébert, 2009).
Mais sur un plan langagier, quelles seraient par exemple les particula-
rités de la verbalisation dans les CLP ? En effet, il s’agit là d’un type
d’oral spontané et interactif dans une situation mettant en jeu plusieurs
compétences ; d’un oral « pour apprendre », et non pas « à apprendre »,
parce qu’il sert avant tout à construire en interaction les savoirs (ici
nécessaires pour la lecture/appréciation des textes littéraires), un oral
dit « réflexif » (Jaubert et Rebière, 2002 ; Hébert, 2007). L’oral est donc
ici un médium d’enseignement parce qu’il est le véhicule utilisé pour
s’exprimer dans ces activités en sous-groupes dédiées d’abord à la
lecture et où les élèves, pour discuter d’un même roman, doivent
prendre en compte le destinataire, faire preuve d’écoute active, justi-
fier leurs propos, reformuler au besoin, etc. Mais nous avons fait l’hypo-
thèse que ce type d’oral « réflexif » pourrait devenir l’objet d’un ensei-
gnement explicite afin d’amener les élèves à prendre en charge de
façon consciente certaines dimensions langagières jugées centrales
dans cette situation de communication, laquelle peut se retrouver tout
autant en classe de L1 que de L2.

C adre théorique
En suivant une perspective socio-interactionniste, qui attribue à l’inte-
raction sociale un rôle central dans les processus acquisitionnels, nous
avons tenté de mieux comprendre quels indicateurs mériteraient un
enseignement explicite dans la situation d’apprentissage et d’interac-
tions entre pairs que sont les CLP. Dans ce genre scolaire informel où
conversation, dialogue et controverse se mêlent pendant la coconstruc-
tion des interprétations en lecture (Jacques, 1988), deux indicateurs
sont apparus déterminants lors de l’analyse de corpus de CLP issus
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d’une recherche antérieure27, soit la justification et la reformulation Pour mieux lire et discuter
(Hébert et Lafontaine, 2012a et b). un roman: quelles
Sur le plan discursif, selon Fasel Lauzon (2009 : 27), le discours justifi- dimensions langagières
explicitement enseigner à
catif porte sur des croyances et est subjectif, ce qui est en lien avec le l’oral dans le contexte de
contenu discuté dans nos CLP, alors que « le discours explicatif porte cercles de lecture ?
sur des faits établis et est objectif, c’est-à-dire dénué de polémique ».
La structure de l’explication comprendrait trois phases (id., p. 30) : une
ouverture – problématisation de l’objet à expliquer; un noyau – résolu-
tion du problème ; une clôture – marque de réception ou de ratifica-
27. Hébert, M. (2005-2008),
tion de l’explication. Nous avons postulé qu’il pouvait aussi en être de
Étude longitudinale des
même pour la structure de la justification. D’autre part, Dreyfus et indices de progression et des
Cellier (2000) soulignent que les reformulations jouent un rôle très modalités de co-évaluation
important dans l’élaboration de conduites explicatives comme celles dans les cercles littéraires
entre pairs (primaire/
que l’on observe dans les CLP, car elles font état d’un effort
secondaire), projet
d’objectivation. subventionné par le FQRSC
Sur les plans langagier, discursif et interactionnel, plusieurs didacti- (Fonds québécois de la
ciens de l’oral ont étudié les nombreux rôles que peut jouer la refor- recherche sur la société et la
culture).
mulation. Par exemple, pour ce qui est de la dimension langagière, Le
Cunff (2004) précise que la reformulation est une forte entrée dans
l’oral en situation d’interaction puisqu’elle suppose un travail d’écoute
et de synthèse. Sur un plan discursif, Garcia-Debanc et Volteau (2007 :
327) ont observé que les rôles de la reformulation varient selon les
différents moments d’enseignement (pendant les consignes, en clô-
ture, etc.) et rappellent, en citant Gülich et Kotschi (1987), le lien étroit
existant entre marqueurs de relation et reformulation puisque « la
relation sémantique qui s’établit entre l’énoncé source et l’énoncé
reformulateur se réalise par la présence d’un marqueur reformulatif ».
Jaubert (2005) a par ailleurs étudié les signes distinctifs des marqueurs
et des reformulations liés aux processus d’abstraction, telles les refor-
mulations syntaxiques (afin de réduire l’énoncé) et les reformulations
lexicales (pour trouver le mot juste). Enfin, sur un plan interactionnel,
De Pietro (1990 : 22) définit la reformulation comme une méthode « à
laquelle on recourt pour résoudre des difficultés (réelles ou présu-
mées) de formulation et/ou d’intercompréhension ». La reformulation
serait également une façon pour des locuteurs débutants en langue
seconde et pour des élèves en difficulté d’entrer dans les tours de
parole et de prendre leur place dans les conversations comme locu-
teurs compétents (Berger, 2008).

Pour ce qui est de discuter de l’intérêt des CLP comme dispositif


didactique pour le développement du sujet-lecteur et de ses habiletés
en littératie, nous renvoyons à nos autres publications à ce sujet. Nous
nous limiterons ici à préciser que le déroulement du modèle de CLP
axé sur le partage des stratégies de lecture, et tel que nous l’avons
conçu au cours de nos recherches (Hébert, 2009 ; sous presse), est
souple : quatre à six élèves en équipe hétérogène discutent pendant
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30 à 45 minutes des stratégies de lecture qu’ils ont utilisées pendant
leur lecture d’un même roman (séparé en trois tranches de lecture).
Deux seuls rôles sont prédéfinis : celui de l’animateur (qui doit entre
autres veiller à l’équité dans les tours de parole) et du secrétaire (qui
prend en note les stratégies de lecture discutées). Chaque élève qui
prend la parole doit : amener le sujet en situant et en résumant le pas-
sage à discuter, citation à l’appui ; poser le sujet en identifiant la stra-
tégie de lecture utilisée ; justifier et élaborer son propos à l’aide des
autres élèves (Hébert, 2003). À la suite du CLP, chacun rédige de un à
trois commentaires dans son journal de lecture en suivant cette même
structure (80 à 150 mots selon l’âge). Ce type de CLP favorise ainsi
l’intégration de la lecture, de l’oral réflexif et de l’écriture.
Ainsi, du résultat de nos analyses préliminaires de CLP (liées au premier
objectif de la présente recherche axée sur l’enseignement de l’oral en
contexte de lecture littéraire), il ressort que la reformulation s’avère
une ressource utilisée à toutes les étapes de ce type de conduite jus-
tificative : en ouverture, notamment par l’utilisation du discours rap-
porté pour citer le texte du roman, elle renvoie à la dimension langa-
gière et cognitive; puis, en noyau, pour le développement de la justifi-
cation entre pairs, la reformulation touche aux dimensions interaction-
nelle et cognitive par la prise en compte des propos de l’autre ; et, en
clôture, la reformulation peut servir à la synthèse des propos (Hébert
et Lafontaine, 2012a et b).

Plurifonction de la reformulation dans les différentes phases


de justification

Type de discours dominant dans les CLP : JUSTIFICATION

Structure de la Rôles de la REFORMULATION dans les Dimensions de la situation de


justification CLP communication
Langagière* et cognitive
Entrée, ouverture pour introduire ou citer le texte (discours rapporté, cerner le problème,
l’introduire)
Enchaînement, Interactionnelle
problématisation, pour co-élaborer (prise en compte de l’autre, aide aux
développement pairs, etc.) et cognitive
Conclusion, clôture, Discursive et cognitive
pour synthétiser, conclure
ratification (marques de généralisation)
* Dimension langagière : différents outils linguistiques pourraient être enseignés
(synonyme, marqueurs reformulatifs, etc.)

Enfin, nous avons retenu que, dans ce type d’oral en interaction, le


locuteur peut reformuler le propos des autres ou ses propres propos,
ce que Garcia-Debanc et Volteau (2007 : 312) nomment l’hétéro-refor-
mulation ou l’auto-reformulation, et ce, dans le but de répéter, de
rectifier ou de synthétiser les propos (Hébert et Lafontaine, 2014 ;
Lafontaine et Hébert, 2014).
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53
M éthodologie Pour mieux lire et discuter
un roman: quelles
dimensions langagières
explicitement enseigner à
Dans cette section, nous allons préciser qui sont les participants de l’oral dans le contexte de
l’ensemble de cette recherche, le déroulement de l’année cercles de lecture ?
d’expérimentation en classe (qui correspond à l’objectif 2 de notre
recherche) ; les outils de collecte dont découlent les données analysées
et les modes de traitement et d’analyse de ces données. Nous
indiquerons plus en détail dans la section des résultats sur quelles
parties nous allons nous concentrer dans les limites de cet article.

PARTICIPANTS ET ÉCHANTILLON
Le projet s’est déroulé dans quatre écoles : deux de Montréal, un
milieu urbain à très forte concentration multiethnique, et deux dans la
région des Laurentides, un milieu semi-rural essentiellement franco-
phone. Quatre classes du primaire (trois de 6e année et une de
5e année, 10 à 12 ans) et trois classes de 3e secondaire (14-15 ans) ont
été choisies sur le principe d’un échantillon de convenance (n = 170
élèves), dans les classes des sept enseignants qui avaient répondu à
notre proposition. De plus, un conseiller pédagogique28 par école 28. Les conseillers
(n = 4) a été invité à participer au projet afin d’assurer un meilleur pédagogiques au Québec
sont chargés de soutenir les
encadrement des sept enseignants participants. Dans chaque classe,
enseignants sur un plan
nous avions cinq à six équipes (de 4-6 élèves). surtout didactique à l’aide
d’informations, de formations
De manière à pouvoir observer l’influence éventuelle de l’enseigne- et d’accompagnement de
formes diverses. Ils n’ont pas
ment de l’oral dans ce contexte, nous avons d’abord retenu pour ana- le mandat d’inspecter dans
lyse une équipe par classe (n=7) dont on a analysé deux CLP : soit un les classes.
en préexpérimentation et un en expérimentation, pour un total de
14 CLP transcrits. Les critères de sélection des équipes étaient la pré-
sence des élèves à toutes les étapes du projet, la qualité des enregis-
trements et la constance des membres de l’équipe (qui devaient tous
avoir participé à la pré-expérimentation et à l’expérimentation et aussi
avoir signé le formulaire de consentement). Au total dans les 7 équipes
(= 35 élèves), précisons que 15 élèves peuvent être considérés comme
des élèves allophones dont le français n’est pas la première langue
parlée à la maison, mais il est aussi à noter que la presque totalité de
ceux-ci ont été scolarisés en français et maîtrisent au moins deux lan-
gues. Nous avons ensuite analysé le parcours de 18 élèves-cas (un
élève fort, un moyen et un en difficulté dans chaque équipe en géné-
ral), soit 10,6 % des élèves, et parmi lesquels six étaient allophones.

DÉROULEMENT
L’année d’expérimentation en classe, liée à l’objectif 2 de la recherche,
s’est déroulée en trois phases. 1) La phase de préexpérimentation à
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l’automne 2011, pour laquelle les enseignants ont reçu une formation
d’une journée, visait à familiariser les élèves avec les CLP et le journal
de lecture sur un roman choisi par l’enseignant. Au cours de cette
phase, un enseignement explicite des stratégies de lecture, de
quelques notions littéraires à l’aide d’extraits de textes et des attentes
au sujet de l’écriture d’un journal axé sur l’utilisation des stratégies de
29. Par exemple : se lecture29 a été réalisé (Hébert 2004, 2006a, 2006b, 2008). 2) Ces pre-
questionner; faire des liens ; miers CLP filmés30 ont été réutilisés à titre de productions initiales dans
interpréter; prédire ; déduire ;
la deuxième phase d’enseignement, consacrée à l’oral qui a eu lieu à
ressentir; juger, évaluer ;
revenir sur son opinion ; l’hiver 2012. Ainsi, en janvier, les enseignants ont été conviés à une
visualiser, etc. Voir aussi deuxième journée de formation au modèle didactique de la produc-
l’adaptation qu’en ont fait tion orale de Lafontaine inspiré du modèle suisse par genre (Dumais et
Burdet, C. et S. Guillemin
Lafontaine, 2014). La structure du modèle leur a été présentée ainsi
(2013). Les cercles de lecture :
un dispositif favorisant la que les deux ateliers d’oral réflexif (sur la reformulation et sur la justifi-
compréhension et l’autonomie cation) que nous comptions expérimenter avec eux. 3) Durant la troi-
du lecteur. www. sième et dernière phase d’expérimentation, qui a eu lieu de mars à
forumlecture-ch (1/2013).
avril, les élèves ont fait à nouveau 3 CLP portant cette fois sur un même
roman de science-fiction imposé à tous31.

OUTILS DE COLLECTE DE DONNÉES CONTEXTUELLES

30. Les élèves se filmaient À chacune de ces phases, diverses données contextuelles ont été
eux-mêmes à l’aide recueillies et consignées pour mieux comprendre le cheminement de
d’ordinateurs portables (et du chaque élève-cas et saisir le contexte d’expérimentation du point de
logiciel Photo Booth) et d’un vue des enseignants et des chercheuses. Les résultats scolaires obte-
micro. Voir le dispositif illustré
dans Hébert (2014) et Guay, nus en lecture, en écriture et en oral qui avaient été colligés par les
A., M. Hébert et L. Lafontaine enseignants depuis le début de l’année ont été consultés, de même
(2014), Cercles de lecture qu’un questionnaire que les élèves avaient rempli pour se présenter sur
entre pairs : l’utilité des un plan personnel (langues parlées, loisirs, motivation scolaire, com-
technologies, L’éducateur,
vol. 4, p. 8-9, portement et perception de leur compétence en lecture, en écriture et
http ://www.revueeducateur.ch en oral). Ces outils ont servi à composer des équipes hétérogènes
pour les CLP, puis à guider la sélection des cas en fin d’année. Dans la
phase d’enseignement de l’oral, les élèves ont été invités à compléter
un portrait de locuteur où ils se sont situés comme locuteur (situations
scolaires dans lesquelles l’oral était une expérience positive ou néga-
tive, etc.). Après les derniers CLP, des entretiens semi-dirigés d’une
durée de 15-30 minutes sur les apprentissages faits ou non en oral ont
été réalisés avec les 18 élèves-cas choisis. Des entretiens semi-dirigés
d’une durée de 30 à 45 minutes ont aussi été réalisés avec les sept
31. Lois Lowry, Le Passeur. enseignants (en 2012 et 2013), en plus de bilans écrits (janvier et juin).
École des loisirs. Les enseignants ont par ailleurs rempli un journal de bord, de même
que les conseillers pédagogiques et les deux chercheuses. Ces der-
nières ont effectué de nombreuses observations in situ, notamment
pendant tous les cours liés à l’application/expérimentation des
modèles, dont la réalisation des CLP.

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TRAITEMENT ET MÉTHODE D’ANALYSE DES DONNÉES PRINCIPALES Pour mieux lire et discuter
Dans une recherche de type qualitatif, la validité (vraisemblance des un roman: quelles
dimensions langagières
résultats) et la fiabilité (résultats dignes de confiance) sont des critères explicitement enseigner à
de scientificité importants. La triangulation entre les divers types de l’oral dans le contexte de
données est l’une des méthodes privilégiées pour assurer la validité et cercles de lecture ?
la fiabilité.
Pour l’analyse des indicateurs liés à l’utilisation de la reformulation et
de la justification dans les CLP, les données proviennent essentielle-
ment des transcriptions de CLP. Chaque équipe d’élèves retenue
(n = 7) a choisi un CLP à faire évaluer, qui a ensuite été transcrit et codé
par les chercheuses et assistants afin d’évaluer les indices de progres-
sion après enseignement de l’oral, selon les principaux indicateurs
reliés à ce qui avait été enseigné (reformulation, justification, degré
d’élaboration). Nous avons transcrit et analysé au total 14 CLP (sept 32. Les types de
avant et sept après l’enseignement de l’oral). Les CLP ont été décou- reformulations : expressions
de reformulation (Si j’ai bien
pés en épisodes (groupe d’unités de sens se rapportant au même sujet
compris…Tu as dit que…Tu as
de discussion autour d’une stratégie de lecture) (n = 172) et en tours expliqué que…Selon toi
de parole (TP, n = 4 800). Chaque TP des élèves a fait l’objet d’une …D’après ce que tu viens de
analyse qualitative de contenu par catégories, liées entre autres aux dire…) ; auto-reformulations
(pour répéter, expliciter,
éléments enseignés à l’oral (types de reformulation et de justification)
rectifier et synthétiser) et
et d’un contre-codage avec mesures de fidélité inter-juges. hétéro-reformulations
Des codes ont été peu à peu déterminés pour chacun des principaux (répéter, expliciter, rectifier et
indicateurs relatifs : a) à l’utilisation des procédés linguistiques (expres- synthétiser).
sions et types de reformulation enseignés32) ; b) au type de discours
attendu (types et phases de la justification33) et c) au degré d’élabora- 33. Les types de
tion de la réflexion dans chaque épisode (jugé selon des critères de justifications : comparaisons,
déductions/hypothèses, faits,
cohésion, pertinence, justesse et solidité du propos). Nous avons opinions, savoirs littéraires,
ensuite effectué des analyses quantitatives (statistiques descriptives vécu.
avec SPSS et N’VIVO) afin de comparer les différents cas et classes
(primaire/secondaire) pour juger d’une éventuelle progression entre
les deux temps de mesure et d’éventuels effets de l’enseignement
explicite de l’oral réflexif.

R ésultats et discussion
Dans les limites de cet article, nous rapporterons quelques résultats
statistiques globaux liés 1) à l’utilisation de la reformulation et 2) au
degré d’élaboration des propos dans le contexte des CLP analysés en
plus de commenter le degré de participation des élèves à la tâche.
Nous commenterons quelques-uns des apprentissages réalisés en
citant à l’appui des propos recueillis dans les études de cas, ceux qui
nous paraissent significatifs en regard de la thématique de ce numéro
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consacré à l’appropriation des langues par l’entremise de la littérature.
Et notamment ceux d’un élève-cas de troisième secondaire (14 ans),
Sherman (nom fictif), seul élève allophone classé comme étant « en
difficulté » en français. Enfin, 3) nous rapporterons quelques propos
d’enseignants.

DIFFÉRENCES ET APPORTS OBSERVÉS DANS L’UTILISATION


DES PROCÉDÉS DE REFORMULATION
L’analyse de la reformulation a porté sur neuf codes répartis en trois
catégories (les expressions de reformulation, l’auto-reformulation et
l’hétéro-reformulation). Les résultats globaux montrent que toutes les
équipes utilisent davantage la reformulation lors de l’expérimentation,
après enseignement explicite de l’oral (passant d’une moyenne de
0,30 reformulation/minute à 0,80) et il en est de même pour l’ensemble
des élèves-cas étudiés (passant d’une moyenne de 0,28 à 0,82 refor-
34. Cette différence est mulation/minute de CLP34), et ce, peu importe leur type (fort, moyen,
statistiquement significative en difficulté) ou leur niveau scolaire (primaire, secondaire). Bien que
(Wilcoxon signed rank
Z= -0,35 p<0,005). tous les types d’élèves progressent, ce sont les élèves forts qui réa-
lisent ici la progression la plus importante. Cependant, la majorité des
élèves-cas interrogés perçoivent ces progrès. Ainsi, 14 élèves-cas sur
18 (dont cinq élèves forts, cinq moyens et quatre en difficulté) affir-
ment, lors des entretiens, avoir fait des progrès en reformulation, dont
cinq des élèves allophones sur les sept. Plusieurs élèves affirment aussi
qu’apprendre à reformuler les a aidés lors des cercles de lecture. Leur
participation et leur compréhension ont été améliorées. Pour Sherman,
la reformulation pouvait faire la différence entre une incompréhension
et un apprentissage : quand ils [ses coéquipiers] reformulaient j’appre-
nais mieux. […] Quand on questionnait et quand on disait nos straté-
gies, la plupart de notre équipe reformulait pas, mais Zac [l’élève qui
avait le rôle d’animateur] reformulait. Ça m’aidait mieux. ».
En ce qui concerne les types de reformulations utilisés, les résultats
globaux montrent que tous les élèves ont recours à une plus grande
variété, passant de huit à neuf types de reformulations lors de l’expé-
rimentation. Tous les élèves utilisent aussi plus souvent des reformula-
tions plus complexes. En effet, l’emploi de reformulations qui
permettent de construire la compréhension et de faire avancer les
discussions, comme reformuler pour expliciter ou pour rectifier, aug-
mente (respectivement de 0,09 à 0,17 et de 0,05 à 0,08 occurrence/
minute de CLP). Par exemple, dans l’extrait suivant, où les élèves de
3e secondaire (la plupart allophones et trilingues) discutent d’une pré-
diction relative à la fin du roman, on peut observer l’étayage des pairs
(de la part de EL et SA) et aussi la présence d’auto et d’hétéro-refor-
mulations qui servent à répéter ou expliciter le propos :

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NI J’ai prédit que Jonas va se rebeller contre les lois […] Pour mieux lire et discuter
EL Mais explique
un roman: quelles
dimensions langagières
SA Explique-moi ouais explicitement enseigner à
EL Pourquoi tu penses ça ? l’oral dans le contexte de
cercles de lecture ?
NI Parce que…il n’aime pas les lois qu’ils ont
SA Il n’aime pas les lois HR-Rep
NI Ouais…parce qu’ils ont beaucoup trop de lois […] AR-Exp
Moi je suis d’accord avec toi parce que… t’as raison parce
SA
qu’à la fin il voudrait s’enfuir de sa communauté… […]
EL Aller dans une ville plus contente
SA Ouais toi tu penses quoi SH ?

Ben heu… c’est ça je pensais que hum… parce que quand


Jonas est devenu dépositaire de la mémoire et qu’il
SH souffrait beaucoup j’ai pensé j’ai prédit que comme il
souffrait beaucoup il allait sûrement s’enfuir…et il fait une
évasion une fuite

SA À la fin il s’en va avec Gabriel, oui HR-Exp

Au contraire, l’emploi de reformulations qui permettent de répéter des


propos reste stable. L’utilisation d’expressions pour reformuler (par
exemple : « si j’ai bien compris... ») qui avait été explicitement
enseignée et qui a beaucoup aidé les élèves allophones à prendre la
parole est aussi en progression (passant de 0,01 à 0,05 occurrence/
minute de CLP).
De plus, les hétéro-reformulations, c’est-à-dire celles utilisées pour
reformuler les propos d’autrui, progressent davantage que les auto-
reformulations, utilisées pour reformuler ses propres propos. Cela est
intéressant, car les hétéro-reformulations sont des indicateurs
d’interactions entre les élèves. Pour certains élèves, la reformulation
est liée à une meilleure écoute et à une participation plus active.
Sherman affirme à ce sujet que :
« Reformuler ça m’a plus aidé, mais justifier moins. (…) J’avais plus
reformulé ma phrase et des fois je justifiais mes commentaires. C’est
parce qu’avant je me concentrais pas beaucoup sur les autres. Je
regardais juste la caméra et je sais pas, je parlais pas beaucoup (…)
j’écoute pas les autres ils disaient leur stratégie, moi je me suis
focussé seulement sur ma stratégie, alors je m’en foutre un petit peu
des autres. Mais maintenant, je commence à écouter les autres pour
que moi aussi j’apprenne un de leurs opinions et que je reconstruis
mon opinion aussi et pour que ça fait aussi un lien avec les autres. »
En somme, les résultats montrent que tous les élèves utilisent de deux
à trois fois plus les procédés de reformulation à la suite d’un atelier
formatif à ce sujet. La majorité des élèves-cas se disent conscients de
ces progrès dans les entrevues et, selon les enseignants, ces
apprentissages semblent avoir perduré au-delà du projet.

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DIFFÉRENCES OBSERVÉES DANS LE DEGRÉ D’ÉLABORATION
DES PROPOS ET LA PARTICIPATION
35. Ils passent de 18 à
25 minutes au secondaire et En ce qui concerne le degré d’élaboration des propos dans les CLP,
de 13 à 21 minutes au toutes les équipes sauf une ont mieux justifié leurs propos en
primaire. expérimentation (de 3,30 à 5,75 éléments de contenu pertinents par
épisode au primaire ; de 3,24 à 4,31 au secondaire) et toutes sauf une
ont aussi moins abandonné de sujets (43 % de sujets abandonnés en
pré-expérimentation contre 16 % en expérimentation). Cependant,
nous ne pouvons pas affirmer que ces progrès sont des effets directs
de l’enseignement de l’oral. Selon les limites du design de cette
recherche sans groupe contrôle, ils peuvent aussi être attribuables à la
simple maturation (reprise d’une même tâche quatre mois plus tard).
36. Ils passent de 1,16 minute
à 2,11 minutes en moyenne sur
De plus, les élèves ont essentiellement échangé au sujet de leur
les 172 épisodes analysés. compréhension littérale d’évènements factuels du roman (80 % des
épisodes), au détriment des autres modes de lecture attendus en
lecture littéraire (plus personnel, textuel ou critique) (Hébert, 2009).
Mais il est compréhensible ici que l’intégration du volet oral ait pris
beaucoup de place, et ce, au détriment de l’enseignement des notions
littéraires, deux aspects par ailleurs souvent négligés en classe de
français…
38. La proportion des élèves Néanmoins, entre les deux conditions, nous avons pu aussi observer
participant de façon moyenne des améliorations quant à certains indicateurs qui peuvent traduire un
augmente de 30 % à 49 %, meilleur engagement dans la tâche, comme la durée des échanges et
alors que celle des élèves qui
participent peu diminue de l’équité des prises de parole. En phase d’expérimentation, les élèves
37 % à 27 %, comme celle des font des CLP plus longs35; les différents épisodes ou sujets abordés le
élèves qui participent sont plus longuement36; puis les TP de chaque intervenant sont plus
beaucoup diminue de 33 % longs37. Enfin, la répartition des TP est aussi plus équitable38. Dans les
à 24 %.
entrevues, 10 élèves-cas sur 18 disent également avoir mieux participé,
et surtout les élèves moyens et en difficulté. Notamment, Sherman
remarque utiliser davantage le français et être influencé par la langue
37. Ils passent de quatre à du roman. Ce qui souligne le rôle que peut jouer le texte littéraire pour
trois TP/minute au primaire et l’appropriation langagière en situation d’échanges entre pairs, et qui
de cinq à quatre TP/minute au dépend fortement aussi du travail fait par l’enseignant à ce sujet en
secondaire. amont.
« Dans les cercles de lecture avant je disais tout dans mes mots.
Maintenant le livre il m’a fait comme un petit peu d’influence dessus
parce qu’il y avait plein de mots comme enrichis et tout et ça m’a aidé
à mon apprentissage pour parler. Mais ce que je veux dire c’est que
avant je disais toujours dans ma langue. Mais après je sais pas ce qui
s’est passé, comme j’ai mieux appris, c’est peut-être à cause du livre
ou s’il s’est passé quelque chose d’autre. Ça m’a fait mieux parler. »

INTÉRÊTS ET DIFFICULTÉS DE CETTE APPROCHE INTÉGRÉE


SELON LES ENSEIGNANTS
Pour plusieurs enseignants, dont Nathalie (prim), il faut entre autres
attribuer ces progrès observés au fait d’avoir enseigné les

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compétences en intégration : « C’est sûr que d’arrimer lecture, oral et Pour mieux lire et discuter
écriture ça c’est gagnant aussi je trouve […] c’est-à-dire que tout est un roman: quelles
pertinent pour les enfants […], tout a été modelé avant. » Les ensei- dimensions langagières
gnants ont ainsi été souvent étonnés de l’engagement et de la persé- explicitement enseigner à
l’oral dans le contexte de
vérance de leurs élèves en lecture, étonnés de voir que la majorité des cercles de lecture ?
élèves ont voulu discuter avec sérieux de leurs valeurs et pu dévelop-
per leur identité, leur autonomie interprétative et des attitudes plus
positives face à la lecture. Par exemple, Louis, qui enseigne au secon-
daire en milieu multiethnique, mentionne lors du bilan que « les élèves
ont participé à un degré inattendu. De temps en temps, on entend un
élève crier : Monsieur, je viens de reformuler ou de justifier. Il est aussi
intéressant d’entendre des élèves dire : il faut se comporter comme
dans un cercle de lecture. Je parle, tu m’écoutes et après on fera le
contraire. » Les enseignants réalisent aussi que ces activités ouvertes
et intégrées leur permettent de beaucoup mieux connaître leurs
élèves. Ils ont cependant trouvé difficile d’intégrer les compétences,
d’avoir à gérer/évaluer un ensemble de tâches complexes s’étalant sur
plusieurs semaines, plutôt que des leçons ponctuelles. Ils ont constaté
par ailleurs n’avoir jamais ou presque enseigné l’oral (autrement que de
faire faire des exposés) et avoué qu’il sera plus long de changer leurs
pratiques dans ce cas. Ils conviennent aussi du rôle clé joué par les TIC
pour l’enseignement-évaluation de l’oral et la motivation des élèves
(Hébert, 2014). Idéalement, il aurait fallu réaliser cette expérimentation
sur deux années, considérant les changements de pratiques impor-
tants demandés aux enseignants au regard de deux compétences (en
lecture littéraire et en oral).
En résumé, les résultats statistiques montrent que les élèves ont
reformulé et justifié davantage et de façon plus variée leurs propos
après enseignement de l’oral et amélioré sur plusieurs autres points la
qualité de leurs interactions orales dans ce contexte. Sur un plan
qualitatif, les propos des enseignants et élèves-cas, dont ceux de
l’élève allophone en difficulté cités ici, illustrent aussi les multiples
dimensions socio-affective et cognitive des apprentissages langagiers
que permettent les interactions entre pairs dans les cercles de lecture,
de même que les nombreuses fonctions possibles du texte littéraire
dans cette situation. Son avantage, comme le rappelait Turmel-John
(1996), résidant dans son contexte explicite ou son autosuffisance, de
même que dans sa valeur polysémique. Le texte littéraire peut « parler
à tout le monde » et faire parler tout le monde aussi…

LIMITES ET CONCLUSION
L’étude visait principalement à exposer les résultats obtenus après un
enseignement explicite de l’oral en ce qui concerne la progression, sur
un plan quantitatif, de certains indicateurs jugés importants
(reformulation, justification et degré d’élaboration) dans un dispositif

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d’apprentissage entre pairs (CLP) faisant appel à l’oral dit réflexif. Il faut
rappeler qu’il s’agit d’une étude à visée descriptive et que rien ne peut
être généralisé ici. Les difficultés posées à l’interprétation de ces
« progrès » en milieu naturel sont aussi nombreuses. Notamment, nous
n’avons pu déceler aucune différence statistique dans les résultats
selon les régions et contextes (homogène/multiethnique), ce qui peut
entre autres s’expliquer en raison de la finesse du grain d’analyse qui
oblige à réduire les échantillons. Il aurait aussi probablement fallu
recourir ici à d’autres types d’indicateurs issus de cadres théoriques
plus spécifiques aux apprentissages en L2 et contexte plurilingue.
L’analyse des avantages et limites qui pourraient être spécifiques à ce
contexte reste à faire selon nous.
Malgré ces limites, il faut surtout retenir de cette expérimentation
l’effort d’intégration et de transposition en classe des deux cadres
théoriques en didactique du français langue de scolarisation, l’un pour
la lecture littéraire et l’autre pour l’oral. Et ce, pour tenter d’analyser les
indices de progression dans une activité d’oral réflexif où s’entrecroisent
de nombreux enjeux sur le plan du développement des habiletés en
littératie (ici le rôle des aspects langagiers, discursifs et interactionnels,
à l’oral et à l’écrit, pour la compréhension/interprétation en lecture
littéraire). Des enjeux qui, lorsqu’ils sont cependant considérés dans
une perspective littératiée ou intégrée au sein d’un même dispositif
d’enseignement, augmentent de beaucoup la signifiance des situations
d’apprentissages pour les élèves, donc leur motivation pour la lecture
littéraire et l’appropriation langagière.
La lecture et la discussion des textes littéraires en classe de L1 servent
encore souvent de prétextes ou de simples moyens d’enseignement
pour une langue normée et un questionnement centré sur le texte.
Notre recherche-action conduite en classes de L1 visait à aider les
enseignants à davantage considérer la lecture littéraire et l’oral non
pas comme des moyens mais comme des compétences à part entière,
qui répondent à des finalités propres (notamment psycho-affective,
cognitivo-langagière et esthético-culturelle) et qui nécessitent un
enseignement explicite de certaines connaissances et stratégies. En
classe de L2, les objets et finalités s’articulent un peu différemment,
mais il nous semble que la démarche ici proposée mériterait d’y être
examinée car il importe, tant en L1 qu’en L2, d’intégrer et de rendre
plus transparents les différents types de savoirs en lecture/oral qui
permettent un meilleur engagement du jeune lecteur/locuteur comme
sujet à part entière.

Bibliographie
BERGER E. (2008), La reprise comme ressource interactionnelle en langue
seconde. Travaux neuchâtelois de linguistique, 48, 4-61.

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61
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L e texte littéraire,
lieu de rencontre
de l’altérité linguistique
et culturelle en classe
de FLE : répertoire
didactique et agir
enseignant
NADJA MAILLARD-DE LA CORTE GOMEZ
UNIVERSITÉ D’ANGERS CIRPALL EA 7457

La lecture de textes littéraires en classe de langue est, depuis les


années 1990, fréquemment envisagée comme un lieu de rencontre de
l’altérité linguistique et culturelle. De nombreux travaux dans le
domaine de la didactique des langues – et plus particulièrement du
Français Langue Étrangère (FLE) – font de la littérature une « discipline
de l’apprentissage du divers et de l’altérité » (Abdallah-Pretceille &
Porcher, 1996 : IV), qui a un rôle central à jouer dans toute éducation
interculturelle. Le texte littéraire y est mis en avant comme médiateur
dans la découverte de l’Autre.
Néanmoins, la manière dont cette rencontre avec l’altérité se déroule
effectivement dans les interactions « autour » du texte littéraire au sein
de la classe de langue est rarement investiguée : c’est précisément à
ce point que nous nous souhaitons nous intéresser dans cet article.
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L e texte littéraire en classe de langue : un Le texte littéraire,
lieu de rencontre
de l’altérité linguistique et
« lieu emblématique de l’interculturel 39 » ? culturelle en classe de
FLE : répertoire
La présence des textes littéraires en classe de langue initie, potentiel- didactique et agir
lement, des échanges au cours desquels se manifestent des dyna- enseignant
miques interculturelles multiples, entre textes, apprenants et
enseignants.

L ’association texte littéraire / interculturel :


apparition, émergence et diffusion
Faire du texte littéraire un « lieu emblématique de l’interculturel » 39. Abdallah-Pretceille
(ibid.) est presque devenu depuis quelques années un topos de la & Porcher, 1996 : IV.
didactique du FLE. Quatre ouvrages – L. Collès (1994), M. Adbdallah-
Pretceille (1998), A. Séoud (1997) et M. De Carlo (1998) – ont visible-
ment joué un rôle particulièrement important dans ce processus. Qu’ils
prennent pour « point de départ » la didactique du texte littéraire et
établissent que les approches interculturelles sont l’une des manières
de l’exploiter en classe (Collès & Séoud), ou envisagent le texte litté-
raire comme un exemple de support utilisable dans le cadre d’une
éducation interculturelle (Abdallah-Pretceille & Porcher, De Carlo), ces
travaux, dont la parution se fait dans un laps de temps assez resserré,
posent les jalons de que l’on pourrait nommer les approches (inter)
culturelles du texte littéraire en classe de FLE. Celles-ci ont ensuite été
popularisées via des ouvrages de très large diffusion (Cuq & Gruca
2002, Cuq 2003). Dans la décennie suivante, des chercheurs tels que
C. Bemporad, B. Bouvier, J.-F. Bourdet, M.-F. Chitour, L. Collès, C.
Delvert, F. Demougin, A. Gohard-Radenkovic, V. Louis, C. Mazauric, L.
Rachedi (etc.) ont eux aussi largement contribué à approfondir les
réflexions sur ces questions.
Derrière la diversité de ces travaux, on retrouve une même volonté
d’associer la lecture du texte littéraire au développement de compé-
tences culturelles et interculturelles. On y trouve des propositions
(Maillard-De La Corte Gomez, 2015) attribuant des finalités ethnogra-
phiques ou anthropologiques au texte littéraire (l’envisageant peu ou
prou comme une forme de document authentique donnant à lire une
ou des cultures) et / ou d’autres mettant l’accent sur la rencontre inter-
culturelle entre le texte et les lecteurs, entre les lecteurs eux-mêmes,
40. Pour une typologie plus
la lecture ouvrant ici sur une (re)mise en jeu de l’identité des lecteurs40.
précise de ces approches, voir
Y sont sollicités, de manière privilégiée, certains corpus de textes, au Maillard-De La Corte Gomez
premier rang desquels on retrouve les littératures francophones et / ou (2015).

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les littératures migrantes, dont le rapport à la pluralité linguistique et
culturelle entre précisément en résonance avec les finalités visées, et
41. La préposition « autour »
nous permet ici de souligner qui mettent pour certains en abyme ce que vivent les apprenants :
le fait que ces échanges rencontre de l’altérité culturelle, apprentissage d’une nouvelle langue.
entretiennent un lien plus ou Cependant, certaines de ces propositions peuvent être examinées de
moins étroit avec le texte
manière critique, notamment lorsqu’elles voient le texte littéraire
donné à lire. Ils peuvent en
être très proches, et se essentiellement comme un « réservoir » d’informations culturelles ou
focaliser sur sa un simple déclencheur de parole ; adoptent une vision fixiste des
compréhension et / ou son cultures et envisagent l’interculturel comme une mise en relation duale
interprétation. Ils peuvent
entre deux cultures ; ou encore se contentent de postuler que le texte
aussi s’en éloigner : le texte
n’est plus alors que le point littéraire est un passeur (inter)culturel sans prendre en compte ce qui
de départ d’échanges portant se joue effectivement lors des interactions au cours desquelles le texte
sur des sujets plus larges, est lu et commenté.
ouvrant à une démultiplication
infinie de topics. Ces
échanges sont protéiformes
et de fait renvoient à la
gamme extrêmement large
d’activités que peut susciter la
présence d’un texte littéraire
dans la classe.
L es interactions « autour » des textes
41

littéraires en classe de langue


C’est précisément cette rencontre effective avec l’altérité culturelle du
texte littéraire que nous nous proposons d’étudier, en envisageant les
échanges « autour » du texte littéraire dans la classe de FLE comme un
type particulier de « discours en interaction » (Kerbrat-Orecchioni,
42. On pourra notamment 2005).42
rapprocher notre démarche –
analyser dans une perspective
interactionnelle les échanges
suscités par le texte littéraire
en classe de langue étrangère
ou seconde – de celles de S.
Pekarek (1999), ou de A.-K. D ynamiques interculturelles dans les
Sundberg (2005).
interactions « autour » des textes littéraires
en classe de langue
Ces échanges peuvent tout d’abord être définis comme des interac-
tions interlingues et interculturelles. S’y rencontrent des interactants
qui, d’une part, « ne partagent pas une même langue mais qui inévita-
blement, pour interagir, en partageront deux, même sous forme de
traces peu perceptibles » (Vasseur, 2005 : 71) et, d’autre part, appar-
tiennent « au moins partiellement à des communautés culturelles dif-
férentes, donc porteurs de schèmes culturels différents, même s’ils
communiquent dans la même langue » (Blanchet & Lounici, 2007 : 21).
À un second niveau, ces interactions « autour » du texte littéraire
peuvent aussi comporter ce que J.-C. Beacco nomme une dimension
« explicitement » interculturelle, dans le sens où « la matière culturelle
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ou sociale » est susceptible d’y devenir « le contenu ou l’objet même Le texte littéraire,
de la communication » et « l’expérience culturelle de chacun » de « /se lieu de rencontre
manifester/ de manière explicite et /de devenir/ thème de l’échange » de l’altérité linguistique et
culturelle en classe de
(Beacco, 2004 : 267). FLE : répertoire
Dans cette optique, nous avons pu identifier un certain nombre de didactique et agir
lieux où se manifestent les dynamiques (inter)culturelles des interac- enseignant
tions « autour » des textes littéraires en classe de langue. Nous avons
ainsi établi (Maillard-De La Corte Gomez, 2013) que ces dynamiques
pouvaient être observées en analysant les positionnements énonciatifs
des interactants et les processus de catégorisations de soi / de l’autre
(ou des autres) à l’œuvre dans ces échanges. Quels dispositifs identi-
taires complexes naissent de et dans la lecture du texte ? Et quels liens
(de distance ou de proximité, notamment) y sont établis entre identités
des lecteurs et identités du texte ?
La mobilisation / construction des codes nécessaires à la lecture du
texte apparaît elle aussi comme porteuse de dynamiques intercultu-
relles. Non seulement un grand nombre des codes mis en jeu lors de
la lecture a partie liée avec la culture (dans sa dimension « cultivée »,
littéraire, tout autant que dans sa dimension anthropologique), mais la
compréhension et l’interprétation du texte sont par essence intercultu-
relles. Elles naissent de la rencontre – et du va-et-vient – entre les
codes du texte et ceux du lecteur qui doit mobiliser et / ou construire
un ensemble de savoirs et de représentations pour lire le texte. Elles
mettent aussi en jeu de multiples « réagencements contextuels » (Cicu-
rel, 2002) à l’occasion desquels les lecteurs établissent des rapproche-
ments (analogies ou différences) entre le monde du texte et d’autres
mondes qu’ils connaissent.
Enfin, la manière dont ces codes sont construits et négociés rend
compte quant à elle de la place plus ou moins grande laissée à l’inves-
tissement du « sujet lecteur » (Rouxel & Langlade, 2005) : selon les cas,
la polysémie du texte et la pluralité des interprétations possibles
peuvent – ou non – être acceptées.

A pproches (inter)culturelles des textes


littéraires en classe de FLE : répertoires
didactiques et agir professoral
Pour analyser les dynamiques (inter)culturelles des interactions
« autour » du texte littéraire en classe de langue, il faut aussi envisager
celles-ci comme des interactions didactiques. En ce sens, elles sont
notamment étroitement liées à un ensemble d’actions « verbales et
non verbales, préconçues ou non, que met en place un professeur
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pour transmettre et communiquer des savoirs ou un “pouvoir-savoir“ à
un public donné dans un contexte donné » (Cicurel, 2011 : 119). Cet
agir professoral est bien entendu fortement influencé par la manière
dont est configuré le répertoire didactique des enseignants et la place
qu’y tiennent le texte littéraire et son enseignement. Les corpus de
textes utilisés, les objectifs qui leur sont assignés, les activités qui leur
sont associées sont en interrelation avec l’ensemble des éléments qui
composent leur répertoire, cet « ensemble hétéroclite de modèles, de
savoirs, de situations sur lesquels un enseignant s‘appuie » qui « se
constitue au fil des rencontres avec divers modèles didactiques [...], par
la formation académique et pédagogique auquel il a été exposé, par
l‘expérience d‘enseignement qui elle-même [le] modifie » (Cicurel,
2002 : 157). Lorsqu’on envisage le texte littéraire comme un potentiel
« passeur interculturel » en classe de langue, il est notamment indis-
pensable d’examiner dans quelle mesure et de quelle manière les
enseignants souscrivent à cette approche de la littérature. Le cas
échéant, quels aspects en privilégient-ils : la construction de savoirs
d’ordre culturel (et lesquels : accès à la lexiculture, à des connaissances
d’ordre référentiel ...) et / ou la construction de « savoir être » intercul-
turels (faire bouger ses représentations de l’autre de soi, réenvisager sa
propre culture ...) ? Plus largement, il est pertinent d’explorer le rap-
port qu’ils entretiennent avec la littérature tout autant que leur manière
d’aborder les questions liées aux identités, aux cultures, aux contacts
des cultures et au développement des compétences (inter)culturelles
– tant dans le cadre de leur pratique professionnelle qu’en dehors de
ce cadre.

U ne séquence « autour » du texte littéraire


en classe de langue : dynamiques
43. C’est visiblement
l’équipe enseignante qui a
interculturelles et agir enseignant
choisi d’avoir recours à ce
manuel de littérature : en sont Pour mieux comprendre comment se manifestent in vivo les dimen-
distribuées (et travaillées) sions (inter)culturelles du texte littéraire en classe de langue – via un
dans le cours des pages ensemble de processus interactionnels situés – nous menons ci-après
photocopiées qui offrent l’analyse d’extraits d’un cours recueillis (dans le cadre de notre
des éléments de synthèse
sur l’histoire littéraire
recherche de thèse) au sein d’un centre de langues universitaire, en les
(chronologie, description mettant en perspective avec un entretien réalisé auprès de
des grands mouvements l’enseignante.
littéraires, biographie des
principaux auteurs,
présentation des œuvres
clés …) des périodes
étudiées.

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P résentation du contexte Le texte littéraire,
lieu de rencontre
de l’altérité linguistique et
Le cours dont nous nous proposons de commenter quelques extraits culturelle en classe de
FLE : répertoire
est ainsi présenté sur la plaquette de la formation : « s’adresse à des didactique et agir
étudiants de niveau moyen. Étude de l’histoire littéraire du XXe siècle à enseignant
partir de l’étude des auteurs les plus importants : leur vie, leurs œuvres
et des extraits de ces œuvres ». L’enseignante en charge de ce cours
hebdomadaire, Annick, y alterne des séances consacrées à l’acquisition
44. Dans ce texte,
d’une culture littéraire (histoire littéraire, grands auteurs) via des expo- initialement paru en 1988,
sés et le recours à un manuel de littérature (destiné à un public de A. Ernaux retrace l’existence
français langue maternelle43) et des séances où elle propose la lecture de sa mère, en la replaçant
dans son contexte social et
d’œuvres complètes. Son groupe est composé d’une petite vingtaine
historique. Au-delà du portrait
d’étudiants, de nationalités variées : Chine, États-Unis, Japon, Corée, de sa mère, qui vient de
Taïwan, Canada… Venus pour une durée limitée dans le cadre d’un mourir, elle fait celui d’Une
programme d’échange ou d’un partenariat institutionnel, ils suivent Femme, née au sein de la
classe populaire, en
des cours qui leur donneront des crédits équivalents dans leurs univer-
Normandie, au début du
sités d’origine. La séquence à laquelle nous nous intéressons ci-après xxe siècle.
est extraite du deuxième des trois cours (de 50 minutes chacun) consa-
cré au roman Une Femme d’Annie Ernaux44.

45. L’entretien et les


interactions de classe sont
transcrits avec les conventions
suivantes :

L e texte littéraire dans le répertoire / : groupe de souffle


XX : segment
de l’enseignante : la perspective incompréhensible (le nombre
de X correspondant au
du « sujet lecteur » nombre de syllabes audibles)
MOdernité : accentuation de
L’entretien recueilli auprès d’Annick45 donne un aperçu de la place que la syllabe en capitales
le texte littéraire tient dans son répertoire didactique, permet de (elle lit la question) : entre
parenthèse, notations
mettre au jour les fonctions qu’elle lui assigne et les pratiques (décla- relatives à la dimension
rées) qu’elle lui associe. paraverbale ou non verbale
Annick dit avoir un « excellent » rapport à la lecture qui a une place c’est comme NOUS
centrale dans sa vie (« une des choses au monde que je préfère c’est aujourd’hui : en gras,
chevauchements
lire »). Sur le plan professionnel, elle se pose comme une enseignante
&oui : tour de parole
expérimentée, qui a une très longue pratique de la littérature, tant en succédant rapidement à un
classe de FLM (elle a commencé sa carrière en collège) qu’en FLE (dans autre
le centre universitaire où elle enseigne depuis plusieurs années). Ses ↑ : intonation interrogative
parcours universitaire (un DEA de lettres) et professionnel lui per- +, ++, +++, +++ (5 sec.) :
mettent de revendiquer un profil qu’elle qualifie « d’atypique » (elle n’a pause inférieure ou égale à
1 seconde, 2 secondes,
« jamais suivi de cours de didactique du FLE ») et une approche empi- 3 secondes ou dont la durée
rique du texte littéraire avec ses apprenants allophones (« j’ai pas envie est indiquée entre
de théoriser là dessus /…/ je vois bien que ça marche »). parenthèses

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« Réenchantement du monde », la lecture est pour elle « quelque
chose qui nous emmène dans l’imaginaire /…/ qui transfigure la réa-
lité », mais aussi exploration et dévoilement de soi, proche du proces-
sus transactionnel décrit par L. Rosenblatt (1978), qui engage la
personnalité du lecteur tout entière. Elle dit aussi avoir développé un
« goût de passeur » et aimer avant tout lire « pour en parler » : les
échanges que suscite un texte – dans un cercle de lecture comme celui
qu’elle anime avec un groupe d’amies ou bien dans un cours – sont à
ses yeux essentiels (« je SAIS qu’un livre peut DÉclencher des choses
très fortes et euh / j’aime bien créer les conditions d’écoute et de res-
pect quand on travaille sur UN ROMAN / c’est la VIE /…/ c’est intime-
ment lié à la vie »).
Lorsqu’elle évoque sa pratique d’enseignante auprès des étudiants de
l’option « littérature vingtième siècle », elle insiste sur le décalage entre
objectifs institutionnels (des notions d’histoire et de théorie littéraire)
et réels besoins et capacités des étudiants. Dans une nette continuité
avec ses conceptions personnelles de la lecture, l’expression des émo-
tions et les échanges sont ses maîtres-mots (« je les fais travailler en
groupe /…/ on est dans la littérature et dans le ressenti /…/ à force de
donner que de la théorie euh c’est euh très frustrant »). Le dispositif
qu’elle a adopté se rapproche de celui des cercles de lecture (Hébert,
2003). Les étudiants doivent lire, en amont, le texte qui sera étudié, et
préparer les réponses à un questionnaire « d’appropriation du texte ».
Lors du cours à proprement parler, ils sont répartis par petits groupes,
échangent entre eux en prenant appui sur le questionnaire. Annick
46. Au cours de l’entretien, « passe dans les groupes », puis fait « une synthèse /…/ simple à la fin
Annick mentionne le fait qu’à du cours », le plus important restant pour elle plus « ce qu’ils ont vécu
l’occasion de sa formation
universitaire, elle a pu
pendant l’heure de cours » que la conclusion qu’elle apporte.
découvrir les théories de la Quel regard porte Annick sur la dimension (inter)culturelle de la lec-
réception. Elle insiste ture ? Au fil de l’entretien, elle mentionne les implicites culturels qui
cependant sur son « refus des peuvent poser des problèmes de compréhension à ses étudiants,
grandes théories » : « ça me
sert empiriquement /…/ mais
reconnaît l’intérêt de replacer certains romans dans leur contexte his-
je fonctionne pas tellement torique de référence pour mieux les comprendre. Elle relève l’intérêt
dans le concept &disons que que présente la littérature qui permet d’incarner les expériences histo-
quand j’ai vu ça je me suis dit riques, de passer par « l’imagination et l’émotion » pour faire découvrir
dit ah oui / c’est intéressant
mais j’ai eu un peu
un contexte culturel aux étudiants. Néanmoins, elle semble favoriser
l’impression qu’on mettait un dans ses cours une « perspective sujet » (Demougin, 2007) : l’espace
grand nom sur un truc quasi littéraire y est investi comme « un espace de plaisir et de liberté qui
évident ». Pour autant, son invite à l’épanchement de l’affectivité, de la sensibilité, et au déploie-
approche des textes littéraires
s’inscrit bien dans une ment de l’imaginaire. L’apprenant, au centre de cette approche, peut
perspective qui met l’accent engager toute sa personnalité et son vécu dans la construction du
sur la réception des textes et sens » (Cuq & Gruca, 2003 : 427)46. Pour elle, le roman d’A. Ernaux est
sur l’activité du « sujet particulièrement adapté à cet effet : « c’est quand même en creux la
lecteur » telle qu’elle a pu être
dégagée par exemple, relation d’une fille à sa mère / et ça les touche beaucoup / et beaucoup
par G. Langlade disent mais en Corée c’était pareil /…/ que ce soit expérience sociale
et A. Rouxel (2005). /…/ il y a quand même des choses générales / des choses autour du
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mariage / autour du changement de classe sociale ». Ces « universels Le texte littéraire,
singuliers » (Porcher, 1995) permettent l’investissement personnel, lieu de rencontre
subjectif des étudiants. Annick cite ainsi l’une d’entre elles, qui a conclu de l’altérité linguistique et
culturelle en classe de
en ces termes sa fiche de lecture sur Une Femme : « quand j’ai lu ce FLE : répertoire
livre / je suis allée téléphoner à ma mère pour lui dire que je didactique et agir
l’aimais ». enseignant

L es échanges « autour » du texte :


dynamiques interculturelles et agir
enseignant
Nous avons choisi de commenter plus précisément deux extraits qui
prennent place dans le deuxième des trois cours consacrés au récit
d’A. Ernaux, Une Femme. Le petit groupe d’étudiants enregistrés (trois
étudiants américains, Brad, Abigail et Mallory, et un étudiant chinois,
Chan) commente le texte, prenant appui sur des questions que les
étudiants devaient préparer pour la séance du jour. Les extraits retenus
correspondent aux échanges suscités par une question portant sur les
pages 43 à 72 du roman d’A. Ernaux47, qui amène à commenter la 47. La pagination est celle
relation entre la narratrice et sa mère (Qu’est-ce qui les sépare au de l’édition qu’il a été
demandé aux étudiants
moment de l’adolescence de la narratrice ? quelle est la crainte
d’acheter pour le
majeure de la mère ?). Dans un premier temps (tours de parole 1 à 24), cours (Gallimard, « Folio »,
les étudiants échangent entre eux ; Annick se joint ensuite ponctuelle- n°2121).
ment à leur discussion (26-91), leur apportant, dans le fil de la conver-
sation, des éléments complémentaires pour les aider à comprendre et
analyser le texte.
Cette consigne n’invite pas explicitement les lecteurs à agir de façon
interculturelle, à savoir, comme l’indique M. Byram (2008), à mettre en
relation deux (ou plusieurs) cultures. Néanmoins, les échanges qu’elle
suscite témoignent de la présence de dynamiques (inter)culturelles, et
de leur nécessaire gestion par l’enseignant.

Extrait 1
1 Mallory euh donc 4 a/ + (elle lit la question) qu’est-ce
qui se passe au moment de la de l’adoles-
cence de la narratrice ↑ / quelle est la crainte
majeure de la mère +++ (5 sec.) (elle feuillette
ses notes) (petit rire) j’ai mis que : : / la mère
n’aimait pas la façon dont elle a habillée +++
c’est bien ça ↑

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2 Abigail &oui aussi la la jeunesse est différente / quand
la / quand la fille était une adolescente c’est
comme NOUS aujourd’hui
3 Mallory OUI et nos parents /…/
6-12 Abigail avec nos parents nous sommes toujours XX à
l’adolescence /…/ ils ne c’est- / ils ne nous
comprend pas et /…/ nous sommes totale-
ment différents et d’un point de vue / MOder-
nité euh / nous /…/ on s’habille

La séquence débute par la lecture à voix haute de la question par


Mallory. Elle partage ensuite la réponse qu’elle a prise en note sur une
feuille, réponse qu’Abigail complète dans les tours de parole suivants
(2-12).
Si Mallory justifie sa réponse en faisant référence au texte lui-même,
Abigail effectue ce que F. Cicurel nomme un « réagencement contex-
tuel » : elle met en relation le contexte du texte, et le « contexte
social », « construit à partir d’une référence à la vie sociale », d’une
« expérience collective issue de la vie extérieure à la classe » (2011 : 96).
Elle formule tout d’abord une règle générale relative aux différences
entre les générations (« la jeunesse est différente »), énoncée comme
une représentation que B. Py qualifierait « de référence » : constituée
« de croyances reconnues ou réputées reconnues par l’ensemble des
membres d’un groupe quelconque » (2000 : 12), qui vient étayer l’hy-
pothèse d’une relation conflictuelle entre la narratrice et sa mère amor-
cée par Mallory.
Abigail établit ensuite un rapprochement entre la relation de la narra-
trice et de sa mère, d’une part, et celle des jeunes d’aujourd’hui avec
leurs propres parents d’autre part. L. Bonoli, dans son ouvrage Lire les
cultures (où il étudie des textes ethnographiques pour comprendre
comment ceux-ci « mettent en mot » la présentation d’une culture
étrangère au lecteur) relève la fréquence du recours aux comparaisons,
qui constituent, comme ici, « un recours au familier pour faciliter la
compréhension de l’altérité » (Bonoli, 2008 : 178-179). La jeunesse
actuelle, comme A. Ernaux quelques décennies plus tôt, se heurte à
l’incompréhension de la génération précédente.
Ce réagencement contextuel mobilise un dispositif identitaire qui
passe autant par le positionnement énonciatif des interactants que par
les catégorisations mises en œuvre. L’utilisation de la seconde per-
sonne du pluriel par Abigail et Mallory (« c’est comme NOUS
aujourd’hui ») montre qu’elles s’incluent – et incluent potentiellement
les deux autres étudiants – dans un même in group : celui de la « jeu-
nesse », des « adolescents » d’aujourd’hui. Cette auto-catégorisation
et ce positionnement énonciatif mettent en place une opposition eux
/ nous, les parents / les jeunes (les adolescents) (cf : « ils nous
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comprend pas », « nous sommes totalement différents »), établissant Le texte littéraire,
avec le texte à la fois une forme de continuité (la mobilisation des lieu de rencontre
mêmes catégorisations) et de proximité (le même type de rapports de l’altérité linguistique et
culturelle en classe de
entre parents et adolescents). FLE : répertoire
didactique et agir
Extrait 2 enseignant
26 Annick est-ce que vous pensez / que c’était + parti-
culier à la mère d’Annie Ernaux ou est-ce que
c’était comme ça ↑
27 Mallory c’est comme ça partout dans toutes les
générations
28 Abigail aussi aujourd’hui
30-36 Annick peut-être moins aujourd’hui parce qu’on en a
beaucoup parlé mai : :s /…/ mais dans les
années cinquante /…/ je sais pas aux États-
Unis ↑ / je sais pas si c’était comme ça en
Chine mais /…/ mais dans les années cin-
quante c’était euh un tabou euh /…/
38-42 Abigail pour ma mère aussi ↑ / parce que ma mère
elle est comme ça / (mimique) très de
CAcher surtout la les choses sexuelles + et
AH qu’est-ce qui se passe /…/ ça fait partie
de la vie /…/ mais avant c’était pff
43 Mallory ma mère dit ça aussi + pour sa mère + de sa
mère + de cette époque-là on a : : (rires)
c’était pas du tout
44-50 Annick Oui / c’est pour ça que / c’est ce que fait
Annie Ernaux / elle montre / donc euh eu /
elle montre que sa mère était comme ça
mais parce que tout tout le monde était
comme ça + nous on dit souvent AVANT
soixante-huit /…/ vous entendez parler de
soixante huit en ce moment tout le temps +
eu : :h c’est vrai qu’on pense / après mai
soixante huit ++ et puis la contraception /…/
et tout ça + on a commencé à en parler +
c’était TRÈS choquant + c’est c’est ce qu’elle
dit / c’était très choquant + une mère parlait
pas de ces choses-là à sa fille + alors les
pauvres filles ben ff + fallait qu’elle se
débrouillent toute seules /…/ avec la honte +
la honte c’est un sentiment de cette époque
là beaucoup hein +++

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L’enseignante qui observait les étudiants en retrait vient alors partici-
per à la discussion. Elle pose en 26 une « fausse question » pédago-
gique, souhaitant visiblement amener les étudiants à repérer que les
rapports mère / fille décrits dans le texte sont propres aux années
cinquante. Elle suit une logique d’interprétation « sociologique » d’Une
Femme, comme un récit à la fois unique, intime, mais aussi embléma-
tique de toute une époque, lecture qu’elle formule dans cette
séquence, mais aussi, de manière récurrente, dans son cours.
À l’échelle micro de ces quelques tours de parole, il est intéressant de
voir comment Annick tente de négocier le sens du texte, et d’apporter
des éléments allant dans le sens de sa propre analyse, sans pour autant
infirmer frontalement celles des étudiantes. Les échanges qui suivent
montrent l’entrelacement – et la négociation – de deux lectures du
texte.
Tout d’abord, pour Abigail et Mallory, dans la continuité de l’extrait 1,
la difficulté de communication entre parents et adolescents n’est pas
propre à une époque (27). C’est une vérité générale, encore d’actualité
« aussi aujourd’hui » (28) et elles saisissent cette occasion pour tisser
48. On peut se demander des rapprochements entre leur propre expérience et le texte48.
dans quelle mesure ces Annick souligne alors (30-36) la différence entre l’époque décrite par
modes de lecture relèvent en
A. Ernaux et le présent : elle ancre le comportement de la mère dans
partie de cultures éducatives,
qui impactent aussi la manière son contexte historique (« dans les années cinquante »), et insiste sur
dont les textes littéraires sont l’évolution des comportements (« moins aujourd’hui parce qu’on en a
étudiés et lus en classe. D.-R. beaucoup parlé »), nuançant ainsi la position d’Abigail. Elle demande
Charbonneau a ainsi mené
ensuite aux étudiants si cette barrière entre les générations qui existe
une recherche sur la
perception du cours de dans la France des années cinquante pouvait être retrouvée aussi « en
littérature française « à la Chine », « aux États-Unis » et les invite à procéder à un réagencement
française » par des étudiants contextuel différent de celui qu’elles avaient spontanément opéré : à
étrangers. Elle souligne que
comparer la situation d’A. Ernaux non pas à leur propre situation de
les étudiants américains
qu’elle a interrogés « jeunes d’aujourd’hui » en conflit avec leurs parents, mais à celle des
« revendiquent une jeunes des années cinquante dans leur propre pays. Elle fait donc bou-
appropriation du texte ger le dispositif identitaire précédemment mobilisé : les étudiants se
littéraire » : pour eux, « la
trouvent catégorisées non plus comme « jeunes », mais comme « amé-
littérature est proche du
lecteur, qui se lit à travers le ricains » et « chinois » et, à ce titre, détenteurs d’une expertise sur la
texte » (2007 : 159). société dont ils sont originaires, placés en position haute par rapport à
Annick qui affirme ne pas savoir ce qu’il en est de la Chine ou des
États-Unis des années cinquante. Ce faisant, elle offre un autre point
d’accroche pour que les étudiants puissent analyser le texte dans la
perspective qu’elle privilégie, tout en continuant à s’impliquer dans sa
lecture.
En 38-43, Abigail et Mallory ne reprennent pourtant pas cette catégo-
rie « américaine ». Elles opèrent à nouveau un réagencement contex-
tuel, mais cette fois c’est à ce que F. Cicurel nomme le contexte « récit
de vie » qu’elles ont recours : « l’évocation d’un contexte vrai, relatif à
la vie d’un apprenant ou d’un enseignant » (Cicurel, 2011 : 93-94). Le
« nous » cède ici la place au « je » et elles font appel à leur vécu, dans
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un court « décrochement par rapport à l’action en cours » (Cicurel, Le texte littéraire,
2002 : 181). Abigail donne ainsi une courte imitation de sa mère, pour lieu de rencontre
qui le sexe est tabou : « (mimique) très de CAcher surtout la les choses de l’altérité linguistique et
culturelle en classe de
sexuelles + et AH qu’est-ce qui se passe /…/ »). Mallory fait elle aussi FLE : répertoire
référence à son « contexte de vie », tout en prenant dans une certaine didactique et agir
mesure en compte la lecture d’Annick puisqu’elle contextualise cette enseignant
question des tabous dans le passé (« ma mère dit ça aussi /…/ de sa
mère + de cette époque-là »), en parlant non de sa relation avec sa
mère, mais de la relation entre celle-ci et sa propre mère.
Annick (44-50) semble acter un rapprochement possible entre ce que
dit la mère de Mallory et « ce que fait Annie Ernaux ». Mais cette vali-
dation du réagencement contextuel opéré par Mallory est aussitôt
suivie du rappel de sa propre lecture : les rapports mère / fille dans
Une Femme sont avant tout emblématiques d’une époque (« parce
que tout /…/ le monde était comme ça »). Pour étayer son propos,
Annick resitue le récit d’A. Ernaux dans le contexte de la société fran-
çaise d’« avant 68 » date avant laquelle « une mère parlait pas de ces
choses-là à sa fille » et les filles devaient « se /débrouiller/ toute
seules ».
Ici, le positionnement énonciatif de l’enseignante (« nous on dit sou-
vent AVANT soixante-huit ») met l’accent sur son appartenance à un
in-group partageant les mêmes usages langagiers auquel les étudiants
ne participent pas (encore) - sans explicitement désigner ce groupe
d’appartenance comme étant « les Français ». Pour autant, elle rap-
pelle aux étudiants qu’ils entendent « parler de soixante-huit en ce
moment tout le temps » (les données ont été recueillies en mai 2008) :
cette évocation de leur expérience sociale immédiate construit pour
eux une autre forme de proximité avec ces événements historiques.
Cette séquence explicative permet à Annick d’étayer la lecture du
texte qu’elle propose mais, dans le même temps, communique des
éléments historiques et culturels susceptibles en soi d’intéresser des
apprenants de FLE. Elle porte en effet tant sur des éléments de ce que
R. Galisson appelle la « lexiculture » (1988) – la culture en dépôt dans
les mots – (« nous on dit souvent AVANT soixante-huit ») que des infor-
mations sur les mentalités françaises à une époque donnée. On y lit
une tension entre deux dynamiques qui sont susceptibles de se mani-
fester dans la lecture des textes : une dynamique que l’on peut nom-
mer centripète qui fait un détour par d’autres contextes pour revenir à
celui du texte et mieux le saisir, et une autre, centrifuge, qui prend
appui sur le texte pour aller vers d’autres contextes, qui deviennent en
soi des centres d’intérêt, des sujets de discussion, des objets d’appren-
tissage. Ici, Annick favorise malgré tout une dynamique centripète, qui
fait systématiquement retour au texte, que ce soit de manière explicite
(« c’était TRÈS choquant + c’est c’est ce qu’elle dit / c’était très cho-
quant + ») ou plus implicite : lorsqu’elle évoque « la honte », comme
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« un sentiment de cette époque-là », on peut penser qu’il s’agit d’une
allusion voilée au roman éponyme d’A. Ernaux.

C onclusion
Nos analyses ne peuvent évidemment prétendre à cerner exhaustive-
ment ce que serait l’agir de l’enseignante que nous avons observée
dans des interactions « autour » du texte littéraire en classe de FLE.
Elles nous ont néanmoins permis d’en mettre en évidence quelques-
unes des caractéristiques. Dans le cadre de cet article, nous avons ainsi
pu nous focaliser sur les dynamiques interculturelles qui se mettaient
en place dans ces interactions, et sur la manière dont l’enseignante
observée pouvait les gérer in vivo, visiblement en continuité avec cer-
tains éléments de son répertoire didactique (notamment, dans ce cas
précis, son souhait de faire de la lecture du texte en classe un moment
d’échange, d’expression pour les sujets lecteurs). Ces processus inter-
discursifs mis en œuvre concernent tout autant le dispositif identitaire
(positionnements énonciatifs et catégorisations) mobilisé pour lire le
texte que la mobilisation et la (co)construction des codes nécessaires
pour comprendre et interpréter le texte (notamment via les multiples
réagencements contextuels observables).
Les échanges analysés témoignent de la manière dont une ensei-
gnante expérimentée parvient à jouer avec une multiplicité de posi-
tionnements, de catégorisations, de réagencements contextuels, pour
à la fois prendre en compte l’investissement subjectif des étudiants et
leur(s) lecture(s) du texte, tout en apportant des « points d’accroche »
complémentaires pour que ceux-ci puissent aller plus avant dans leur
interprétation. Ils illustrent aussi la tension entre dynamiques centri-
pètes et centrifuges à l’œuvre dans les échanges « autour » du texte
littéraire en classe de FLE : les savoirs mobilisés et construits lors de la
sollicitation d’autres contextes (contexte social ou contexte récit de vie)
pouvant être moyen de la lecture ou texte et / ou fin en soi.

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V oies entre les
didactiques

ANNE-CLAIRE R AIMOND
CAROLE FLEURET ET CÉCILE SABATIER
LUC FIVAZ

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C onvergences
et spécificités
de l’enseignement
de la littérature
en français langue
étrangère et maternelle
ANNE-CLAIRE R AIMOND
UNIVERSITÉ DE BOURGOGNE FRANCHE-COMTÉ, ELLIADD

I ntroduction
49. En italiques dans le texte.
50. En évoquant le plan
Rouchette et le « manifeste
de Charbonnières », l’auteur
Si, comme le remarque Jean-Louis Dumortier « les didactiques du précise d’ailleurs que : « […]
français langue maternelle (ou première), langue seconde et langue Le manifeste de
étrangère sont vouées à demeurer partiellement49 distinctes, car elles Charbonnière [qui]
ont pour objet des disciplines scolaires différenciées et par leurs objec- servira pendant un
certain nombre
tifs et par le rapport des partenaires de l’interaction pédagogique aux d’années de référence
savoirs à enseigner et à apprendre » (Dumortier, 2003 : 35), on peut pour la promotion d’un
néanmoins penser légitimement qu’un certain nombre de rapproche- enseignement rénové
ments ou de convergences peuvent apparaître en analysant les diffé- du français […] prend
explicitement appui sur
rences et les similitudes des pratiques de classe. Rappelons, les recommandations
sommairement, que les rapprochements entre ces didactiques ne du Plan Rouchette
datent pas d’aujourd’hui, et que des périodes d’échanges, « rencontres (référence à la
sans lendemain » (Vigner, 2009)50 ou relations plus constantes, auront linguistique, importance
nouvelle accordée à
néanmoins créé un certain nombre de liens et d’interactions entre ces l’expression orale,
didactiques. Ces synergies légitimes (que Robert Galisson qualifie littérature approchée
d’« osmoses plus ou moins sauvages », Galisson, 1986 : 52) seront par- autrement que dans
tagées par certains qui, côté Français langue maternelle (FLM) – comme une perspective
d’étude purement
Daniel Delas ou Jean Verrier – s’intéresseront à ces regards didac- patrimoniale) » (p. 218).
tiques croisés. Vont ainsi émerger des références partagées qui
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permettront au FLM de proposer des orientations nouvelles afin de
répondre à des usages et des besoins en langue, plus proches des
compétences attendues en littérature alors, ou au Français langue
étrangère (FLE) de chercher son inspiration, par transfert méthodolo-
gique inverse, du côté des « pédagogies interculturelles » mises en
place dans certaines écoles primaires à destination d’enfants migrants.
Les didacticiens de FLE et de FLM sont bien alors « voisins de palier »
et l’on aurait bien tort de prétendre que cette réflexion sur le rappro-
chement et la convergence des spécificités de ces didactiques est
nouvelle. En dehors des spécificités de chacune et des « catégories qui
circulent d’un domaine à l’autre », un socle commun pourrait émerger,
qui permettrait, pour certains, d’identifier et de constituer alors les
bases d’une « didactique générale du français » (Vigner, 2003 : 59) qui
se distinguerait par des pédagogies spécifiques dictées par leurs
publics respectifs (dans leurs caractéristiques comme dans leurs
besoins).
Alors même que la littérature n’a jamais déserté les cours de FLM et
demeure le support privilégié voire exclusif sur lequel se fondent les
activités de lecture dans les collèges/lycées français, en FLE le texte
littéraire a connu des statuts différents, étant successivement privilé-
gié, délaissé voire rejeté alors qu’on lui préférait d’autres supports
correspondant davantage à des besoins et objectifs fonctionnels et
communicatifs.
Cet article se propose donc d’interroger la question du continuum
51. La séquence
entre FLM et FLE en étudiant les convergences et les spécificités qui
pédagogique française
s’adresse à des élèves de peuvent exister entre la lecture de textes littéraires menée avec des
Sixième (première classe du collégiens et lycéens en situation scolaire en France et en Allemagne51.
collège) tandis que la Il s’agira de s’intéresser plus particulièrement aux démarches pédago-
séquence allemande est
destinée à des apprenants en
giques, qui manifestent soit des similarités, soit des différences, et
4e et 5e année d’apprentissage témoignent ainsi d’un rapprochement ou d’un éloignement entre ces
du français. deux didactiques.

C ontexte et corpus
Choix du contexte : Allemagne et France,
une convergence avec le choix
de la littérature de jeunesse
À partir des années 1990, les programmes allemands de FLE comme
ceux de FLM en France ont pour point commun de s’être ouverts à
d’autres genres littéraires et textes que les morceaux choisis issus des
œuvres d’écrivains consacrés par l’institution littéraire qui ont dominé
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les programmes scolaires depuis 188052 : des genres paralittéraires et Convergences
contemporains comme le roman policier et la littérature de jeunesse. et spécificités de
Cette ouverture s’explique notamment par l’apparition d’un nouvel l’enseignement de la
littérature en français
objectif assigné à l’enseignement de la littérature au secondaire, qui langue étrangère et
n’est plus conçu comme « la défense et l’illustration d’un patrimoine maternelle
culturel qu’il faut vénérer » (Canvat, 1993 : 272, cité dans Dufays,
Gemenne, Ledur, 2005 : 23), porteur des normes esthétiques et
morales que l’élève est amené à respecter et imiter. Après une période 52. Voir la synthèse de
au cours de laquelle les textes littéraires ont été négligés dans les Dufays, Gemenne, Ledur
classes de FLE en Allemagne, dans l’État de Hesse – qui représente le (2005) pour le FLM qui
s’appuie sur les travaux de
contexte dans lequel ont été réalisées les séquences de FLE que nous Hébrard et Chartier (1989)
analyserons – l’offre littéraire se diversifie à partir du début des années consacrés aux discours sur la
quatre-vingt-dix, notamment par l’introduction d’œuvres issues de la lecture scolaire à l’école
littérature de jeunesse. On lui attribue des propriétés qui en font un secondaire en France.
support accessible aux élèves de FLE, contrairement à une littérature
patrimoniale difficile à exploiter, à la fois pour sa complexité au niveau
de la langue, ses thèmes éloignés des réalités et des motivations des
apprenants, ou encore son « aspect accessoire, gratuit (…), par rapport
à la dimension fonctionnelle, utilitariste, de l’apprentissage concentré
sur la vie concrète, les besoins, la communication dans la vie cou-
rante » (Defays et alii, 2014 : 28).
Parallèlement, en France, à partir du milieu de cette décennie, la litté-
rature de jeunesse est introduite dans les programmes du collège de
Français, notamment à travers des listes d’œuvres contemporaines.
Inspirés par un souci commun de proposer des lectures fictionnelles
adaptées à l’âge des élèves, les enseignants français et allemands se
sont tournés vers ce corpus pour des raisons communes. D’une part,
ce dernier met le plus souvent en scène des personnages enfants ou
adolescents auxquels les élèves peuvent facilement s’identifier, et
d’autre part, à travers des genres littéraires différents, le corpus per-
met d’aborder des thèmes variés, tout en présentant l’avantage de
proposer des histoires illustrées en un nombre réduit de pages qui
permet alors d’envisager une lecture intégrale en classe.

53. Le roman arrive en


première position dans
l’enquête menée en 2005-
2006 par Brigitte Louichon

C orpus d’analyse : des séquences centrées auprès de 448 enseignants


girondins et, par ailleurs, est
classé en neuvième position
sur L’Œil du loup de Daniel Pennac avec plus de 74 000
exemplaires vendus dans la
L’Œil du loup, roman écrit par Daniel Pennac en 1984 fait figure de liste de meilleures ventes des
« classique scolaire » ou plus exactement de « classique de la forma- Poches jeunesse en 2005
(Livres Hebdo 2006).
tion » (Louichon, 2007 : 30)53, depuis une vingtaine d’années et compte
parmi les textes littéraires les plus étudiés à l’école primaire ou au
collège, dans des pays francophones mais également à l’étranger.
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Afin de pouvoir mener une comparaison pertinente et, « selon le prin-
cipe que l’on ne peut comparer que ce qui est comparable », comme
le rappellent Groux (1997 : 122), Groux et Porcher (1997), nous avons
choisi des séquences qui partagent un certain nombre de points com-
muns. Nous avons tout d’abord renoncé à celles qui se fondent sur la
lecture d’un ou plusieurs extraits et ne visent pas l’étude intégrale du
roman. Notre second critère a été de privilégier des comptes rendus
de séquences précis qui détaillaient l’organisation des activités réali-
sées en classe. Nous avons enfin sélectionné des séquences qui
s’adressaient à un public du même âge, scolarisé dans le secondaire.
Ce sont donc deux comptes rendus de séquences sur lesquels se
fonde notre analyse : la séquence française est issue du « Cahier n° 13
54. Désignée par « FLM » de la Nouvelle revue pédagogique54 et l’allemande de Lectures, lec-
dans la suite de l’article.
teurs, une brochure rédigée par un groupe d’une dizaine de profes-
seurs et formateurs de l’Institut de pédagogie de l’État de Hesse55. Les
deux ressources pédagogiques s’adressent donc, de part et d’autre,
aux enseignants de français du secondaire. Les rédacteurs décrivent
avec précision et commentent les différentes étapes de leur démarche
pédagogique, afin que leurs collègues puissent les reproduire dans
leurs classes. Ils mettent l’accent sur « la lecture en classe » et privilé-
gient ainsi les séances de lecture collective, les interactions entre
55. Désignée par « FLE » apprenants plutôt que des séances de lecture individuelle réalisées à
dans la suite de l’article.
la maison.
La comparaison de ces séquences nous permet de nous interroger sur
les modalités pédagogiques mises en œuvre pour réaliser le double
objectif de formation (donner le goût de la langue et celui de lire),
d’identifier le type de lecteur que l’on cherche à former étant entendu
que l’enseignant de français s’adresse dans les deux cas à un ado-
lescent en situation de contrainte scolaire, et de se demander si les
enseignants privilégient une lecture de « distanciation » centrée sur les
propriétés du texte, ou valorisent plutôt une posture « participative »
du lecteur en choisissant des activités qui favorisent son implication
psychoaffective et identitaire (Dufays, Gemenne, Ledur, 2005 : 91).

A nalyse des séquences


Les deux séquences semblent suivre le même cadre d’organisation des
activités qui suit le fil du texte. L’accès au sens fait l’objet d’une
construction progressive, fondée sur l’alternance de phases d’observa-
tion du texte et des images, d’émissions d’hypothèses et d’activités de
production.
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La structure de notre article se fonde sur trois des quatre étapes qui Convergences
respectent « l’itinéraire de lecture littéraire » proposé par Francine et spécificités de
Cicurel dans Lectures interactives et constituent des traits de conver- l’enseignement de la
gence des deux séquences : la prélecture, la lecture découverte et littérature en français
langue étrangère et
l’après-lecture (1991 : 135). maternelle

C onvergences et enjeux spécifiques d’une


étape commune aux deux séquences :
la prélecture, une première étape fondée
sur l’étude du paratexte
La phase de prélecture correspond à l’étape de préparation à la lec-
ture dont l’objectif est de différer la découverte du texte et de « faire
anticiper sur le contenu d’après le titre, le genre du texte, sa disposi-
tion » (Cicurel, 1991 : 136) : « il s’agit de créer des conditions favorables
à la réception » ou, comme le mentionne Isabelle Gruca, de « cré[er]
un horizon d’attente propice à une meilleure perception du texte. […]
Dans tous les cas, la construction du sens du texte avant le texte réduit
l’opacité du littéraire et favorise une lecture interactive » (Gruca,
1996 : 57).

P oint convergent : un même support pour un


objectif commun
En FLE comme en FLM, la séquence s’ouvre sur une phase de prélec-
ture. Plus précisément, le point de convergence entre les deux
séquences est une étape sur la découverte du paratexte qui concentre
l’attention des élèves sur le lien entre l’illustration principale de la pre-
mière de couverture et le titre du roman de Pennac. Cette étape
constitue un premier contact avec l’œuvre dans sa matérialité. Elle
consiste à faire découvrir les premiers indices que tout lecteur observe
spontanément quand il manipule un livre dans une situation de la vie
quotidienne.
En FLE, au terme de la description du paratexte, on demande bien au
lecteur de « fournir des hypothèses et des interprétations sur le texte »
(Cicurel, 1991 : 134), de « pré-dire le récit » (Gruca, 1996 : 57), ce qui

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correspond également parfaitement à l’objectif fixé en FLM :
« construire des hypothèses sur le texte » (FLM, p. 3).

T raits spécifiques : appréhension globale du


paratexte pour éveiller le goût de lire (FLE)
versus analyse descriptive exhaustive pour
former le lecteur à l’analyse de l’image
(FLM)
Le questionnement est plus précis dans la séquence française que
dans la séquence allemande et se subdivise en différentes organisa-
tions : le texte, l’image et la synthèse. L’étude du paratexte est frag-
mentée, exhaustive et structurée en étapes successives. Elle se fait
ainsi en deux temps : la découverte de la première de couverture, puis
celle de la quatrième de couverture, alors qu’en Allemagne l’ensei-
gnant n’attend pas des élèves qu’ils décrivent précisément le para-
texte, les émissions d’hypothèses sur le récit semblent prioritaires (FLE,
p. 35).
En FLM, après avoir relevé les indices figurant sur la couverture (titre,
nom de la maison d’édition, de l’auteur, de l’illustrateur…), les élèves
doivent décrire l’illustration et les deux personnages de manière
détaillée. Leur attention est guidée par un questionnement qui leur
permet de dépasser la simple description pour atteindre l’interpréta-
tion : « Quelle est leur position dans l’espace et l’un par rapport à
l’autre ? Quel rôle joue la grille ? » (FLM, p. 3). Les réponses attendues
témoignent d’une exigence plus grande en précision, qui s’explique
bien évidemment par le fait que, contrairement aux élèves allemands,
les élèves français sont censés maîtriser le vocabulaire et les expres-
sions attendus par l’enseignant (buste, plan de profil, museau, pupille,
oreilles dressées marquant l’alerte…) pour pouvoir mener une descrip-
tion exhaustive de l’illustration.
Apprendre à lire une image n’est pas un objectif qui se limite à la
séance sur le paratexte. En effet, dans une autre séance centrée sur
des pages du livre, l’élève doit mettre en relation texte et illustration et
observer les différences avec pour objectif, qu’il prenne conscience
que l’illustration n’est pas « le calque graphique » (FLM, p. 14).
En Allemagne, l’étude du paratexte ne s’accompagne pas d’un ques-
tionnement précis de l’enseignant laissant plus de liberté d’interpréta-
tion à l’élève. L’examen de la couverture et la formulation d’hypothèses
sur le contenu sont ainsi réalisés quasi simultanément. La description
formelle et exhaustive du paratexte n’est pas réclamée, on attend
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simplement des élèves qu’ils « imaginent les raisons pour lesquelles le Convergences
loup garde son œil fermé » (FLE, p. 35) et fassent ainsi le lien avec le et spécificités de
titre du roman. Les réactions subjectives et affectives des élèves sont l’enseignement de la
sollicitées par l’enseignant qui, considérant que « le titre d’un livre peut littérature en français
langue étrangère et
provoquer l’étonnement, l’agacement ou d’autres réactions » (FLE, maternelle
p. 54), propose des activités d’écriture « afin de favoriser leur capacité
d’empathie » avec le personnage.
Si, en Allemagne, l’émission d’hypothèses apparaît donc comme le
fruit d’une réception individuelle, spontanée et émotionnelle à partir
du survol de l’image, en France, l’enseignant met l’accent sur la des-
cription de cette image avant de faire émettre des hypothèses aux
élèves sur le contenu de l’histoire. Il semblerait qu’une des visées de
l’étude du paratexte consiste à faire saisir les éléments constitutifs de
la couverture. L’activité est l’occasion de transmettre un savoir-faire en
matière de lecture d’image, avec les termes tels que « perspective,
arrière-plan, fondu56 ». En FLM, l’intérêt de l’activité résiderait donc 56. La « lecture de l’image »
dans la formation d’un lecteur expert, ayant des compétences pour est devenue une modalité
pédagogique valorisée au
analyser d’autres œuvres complètes. collège depuis 1995 ayant
En FLE, la finalité de la prélecture est certes de faire émettre des hypo- pour visée de mener les
thèses sur le contenu de l’histoire, mais l’objectif visé est principale- élèves à « une approche
ment d’« éveiller l’intérêt du lecteur » (FLE, p. 44) et de lui donner raisonnée de l’image »
(Ministère, 1998, p. 101).
l’envie de parcourir le texte. Ceci explique sans doute que l’enseignant
privilégie, dans la suite de la séquence, uniquement une lecture glo-
bale plutôt qu’une lecture détaillée du premier chapitre.

T echniques et stratégies pour pallier les


difficultés rencontrées lors de la lecture
découverte et faciliter l’accès au sens
La lecture découverte s’organise dans chaque séquence « autour d’une
série de recherches à partir de consignes visant à faire découvrir le
sens par des repérages divers – personnages, conversations, lieux,
modes de narration, lexique, etc. » (Cicurel, 1991 : 135). Au cours de
cette étape, les enseignants allemands et français ont recours à diffé-
rentes techniques pour permettre à leurs élèves d’accéder au sens du
texte et d’acquérir des savoirs.

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P oint convergent : partir des éléments
saillants du texte et des illustrations
Pour faciliter l’accès au sens du texte, les enseignants allemands s’ap-
puient sur des éléments immédiatement identifiables, qui corres-
pondent à des « signaux » qui captent l’œil lors d’un balayage rapide
du support ou des « saillies » qui « fonctionnent comme autant d’in-
dices pour le lecteur » (Cicurel, 1991 : 40) et qui se trouvent sur la page
(le titre du chapitre par exemple en FLE), mais également les illustra-
tions qui accompagnent le texte (en FLE comme en FLM). Ce travail de
recherche d’indices prégnants, proposé par Francine Cicurel dans la
seconde étape de sa démarche interactive (observer/anticiper), est en
lien direct avec l’approche globale des textes écrits telle que décrite
par Sophie Moirand, dans son ouvrage Situations d’écrits, en 1979. En
effet, l’approche interactive, comme l’approche globale, a pour prin-
cipe de partir de ce que les apprenants connaissent et qu’ils recon-
naissent dans le texte pour ensuite accéder à ce qui brouille leur
compréhension. Ces méthodologies posent que l’apprenant a acquis
des stratégies de lecture dans sa langue maternelle qu’il peut transfé-
rer en langue étrangère au lieu de pratiquer uniquement le
déchiffrage.

T raits spécifiques : partir des connaissances


et des pratiques de lecture des élèves (FLE)
versus partir du texte pour travailler la
langue (FLM)
Les enseignants de FLM et de FLE anticipent sur les obstacles à la
compréhension mais utilisent des techniques différentes pour per-
mettre à leurs élèves d’accéder au sens du texte.
– Mobiliser les connaissances antérieures sur un thème principal en FLE
Avant même de découvrir le livre, l’enseignant de FLE active les savoirs
des élèves autour du loup, thème central du livre. Il inscrit tout d’abord
au tableau les mots-clés donnés par les élèves afin d’ « orienter/activer
[leurs] connaissances » (Cicurel 1991 : 43), puis, il enrichit celles-ci en
mettant à disposition des élèves des documents complémentaires (un
documentaire notamment). L’objectif de cette première étape est
d’ « inciter [les élèves] à formuler leurs préjugés et exprimer leurs sen-
timents [sur le loup], et de faire appel à leur bagage culturel (littérature,
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contes, films, musique, etc.) et à leurs connaissances zoologiques (com- Convergences
portement des animaux, milieu naturel) » (FLE, p. 33). et spécificités de
– Autoriser des pratiques de lecture spontanées en classe en FLE l’enseignement de la
littérature en français
Afin de permettre aux élèves d’accéder au sens du texte, et toujours langue étrangère et
conformément à ce que préconise Francine Cicurel, l’enseignant alle- maternelle
mand sollicite des stratégies de lecture globale auxquelles tout lecteur
a l’habitude de recourir en langue maternelle, telles que la lecture
balayage. Il invite ainsi les élèves à contourner la difficulté de deux
manières, d’abord en surlignant les mots et les passages qu’ils ont
reconnus57, puis en leur proposant de sélectionner les quelques mots 57. Cette activité témoigne
nouveaux « qui leur semblent indispensables à la compréhension du de la volonté de valoriser
l’apprenant tout en lui
texte » et d’en vérifier le sens à l’aide d’un dictionnaire bilingue. Cette montrant que comprendre le
utilisation est autorisée en classe de langue dans la mesure où elle texte long de Pennac est à sa
« correspond à une pratique habituelle quand il s’agit de lire un texte portée.
dans une langue étrangère » (FLE, p. 35). Elle n’est toutefois pas envi-
sagée, comme c’est généralement le cas dans la pratique ordinaire,
comme une activité individuelle. L’enseignant la transpose en activité
collective, la visée finale de cette recherche étant d’établir un glossaire
bilingue commun.
– Quitter le texte pour travailler la langue en FLM
L’objectif de l’enseignant français serait plutôt de fournir aux élèves des
outils utiles pour analyser d’autres textes littéraires : apprendre à repé-
rer les champs lexicaux sur plusieurs pages ou les expressions fami-
lières et/ou imagées, les proverbes en lien avec des sujets ou thème
du livre. On retrouve ainsi une activité dans laquelle il est demandé à
l’élève de retrouver le sens d’expressions qui se rapportent au loup
telles que « l’homme est un loup pour l’homme » ou de retrouver
l’expression qui correspond à « une très grande faim ». Par ailleurs, à
partir d’activités de repérage dans le récit, l’enseignant de FLM pro-
pose un travail sur la langue qui englobe l’étude des valeurs du présent
et un repérage des effets des phrases verbales et non verbales.

L ’après-lecture : former un créateur inspiré


par son vécu versus former un lecteur
expert en littérature
La phase de l’après-lecture qui représente la dernière étape de l’« iti-
néraire pour une lecture littéraire » proposé par Francine Cicurel
« tente de recréer les conditions d’une lecture en langue maternelle
où, bien souvent, la lecture est suivie d’un commentaire (on raconte ce
qu’on a lu, on donne son opinion, on conseille ou déconseille la lec-
ture). On veut encourager le lecteur à réagir au texte » (Cicurel,
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1991 : 135). Au cours de cette étape, qui clôt leur séquence, les ensei-
gnants de FLE, comme ceux de FLM, délaissent le texte de Pennac
pour introduire d’autres supports et proposer à leurs élèves des activi-
tés de réception et de production variées.

P oint convergent : des supports pour dépasser


l’univers du texte
– Des textes pour mettre en évidence l’intertextualité
Les enseignants des deux pays ne considèrent pas le récit de Pennac
comme une œuvre isolée qui n’entretiendrait pas de liens avec d’autres
textes. Ils s’attardent ainsi sur le même passage de L’Œil du loup, qui
s’ouvre sur « Il était une fois », et dans lequel une louve raconte à ses
louveteaux une histoire qui apparaît comme une réécriture inversée du
conte du Petit Chaperon rouge. Les enseignants se rejoignent, en pro-
posant de comparer ce récit avec les versions de Grimm et de
Perrault.
– Des documents pour comprendre l’univers de la fiction
Par ailleurs, en FLM comme en FLE, sont remis aux élèves d’autres
supports que des textes littéraires pour éclairer des sujets abordés
rapidement dans le troisième chapitre, dont l’action se passe en
Afrique. L’enseignant de FLM distribue à ses élèves deux fiches, l’une
sur la géographie du continent africain et l’autre sur la forêt tropicale,
afin de réaliser un travail interdisciplinaire avec le professeur d’histoire-
géographie. L’objectif de la séance est de permettre aux élèves de
repérer la dimension critique du récit de Pennac en confrontant des
descriptions du roman et un extrait de l’Encyclopédie des jeunes sur le
thème de la déforestation (FLM, p. 27).
En Allemagne, les apprenants sont particulièrement actifs puisque ce
sont eux qui doivent d’une part illustrer le périple du personnage à
travers l’Afrique, en choisissant les documents sur la géographie, le
climat, la faune et la flore des différentes régions et, d’autre part,
constituer un dossier sur les problèmes liés à la destruction de l’envi-
ronnement, la guerre et la famine qui ravagent le continent africain afin
de réaliser un reportage-radio (FLE, p. 37).

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A u-delà de la lecture de l’œuvre intégrale : Convergences
et spécificités de
l’enseignement de la
créer des productions artistiques variées littérature en français
(FLE) versus découvrir d’autres textes langue étrangère et
maternelle
(FLM)
Les enseignants français se distinguent de leurs collègues allemands
en introduisant, au fil des séances, de nombreux textes littéraires issus
de genres et époques variés. Ces textes entretiennent avec L’Œil du
loup des relations génériques mais surtout thématiques (le loup avec
des textes d’Ovide, de Pétrone, des fables ainsi que Croc Blanc ; le
thème du zoo avec des poèmes de Michel Butor et de Rainer Maria
Rilke ; celui de l’amitié avec un passage du Petit Prince et celui du
paradis avec un extrait de la prophétie d’Isaïe). Le plus souvent utilisés
en fin de séance comme « prolongement » d’une activité de lecture,
les textes littéraires sont sélectionnés afin d’enrichir « la dimension
symbolique » de L’Œil du loup ou de transmettre des références cultu-
relles complémentaires. Par leur médiation, il s’agit également de
sensibiliser les élèves à des notions et outils poétiques ou narratolo-
giques (le schéma actanciel, par exemple) qu’ils seront amenés à réu-
tiliser en cours de français. En multipliant et en variant les extraits
littéraires, l’enseignant montre à l’élève qu’une œuvre ne doit pas être
considérée comme un objet hermétiquement clos, mais comme un
objet ouvert, uni à d’autres textes par des liens de différente nature.
Or, en confrontant L’Œil du loup à d’autres textes, l’enseignant montre
à l’élève que l’œuvre, bien qu’appartenant à un genre souvent jugé
mineur (la littérature de jeunesse)58, s’inscrit dans un ensemble litté- 58. Dans sa thèse de
raire plus vaste, composé entre autres d’œuvres patrimoniales avec qui doctorat, Nathalie Denizot
montre que le genre littéraire
il tisse des relations intertextuelles. Repérer et identifier ces liens est un mode de classement
nécessite alors de posséder une culture littéraire et de s’être approprié central dans l’enseignement
les codes esthétiques propres aux différents genres littéraires. L’ensei- du FLM au secondaire. En
effet, depuis 1860, les genres
gnant de FLM apprend ainsi aux élèves à classer le récit de Pennac littéraires « fonctionnent […]
dans la catégorie générique « conte merveilleux moderne » en le comme des concepts
comparant aux textes modèles de Phèdre, La Fontaine, Grimm et Per- intégrateurs, qui permettent
de faire entrer de nouveaux
rault et en s’appropriant les codes esthétiques propres aux genres lit-
objets disciplinaires dans la
téraires auxquels ces derniers se rattachent (fable et conte). Son choix classe, sans bouleverser tout
témoigne donc de la volonté de former un lecteur expert à qui on l’ensemble » et sont
fournit des outils d’investigation qui lui apprennent à lire méthodique- reconstruits, remodélisés et
historicisés pour décrire,
ment un texte et lui permettent de dépasser la lecture ordinaire, cen- classer et hiérarchiser la
trée sur l’histoire, et de réussir à s’insinuer dans les blancs du texte. littérature de l’école (Denizot,
À l’opposé, en FLE, étudier un genre littéraire ne constitue pas une 2008 : 131).
finalité, on ne s’étend d’ailleurs pas sur ses caractéristiques quand on y
fait allusion : « Si on considère que le livre s’apparente au genre de la
fable, quelle est alors la morale de cette fable moderne ? » (FLE, p. 38)
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L’enseignant allemand privilégie une « compréhension globale » de
l’histoire de Pennac et néglige la « compréhension détaillée » qui
59. Par exemple, l’élève doit
participer à un « jeu de rôle »
représente dans « le schéma modélisant pour l’organisation de l’unité
mettant en scène un chasseur, didactique en FLE » tel que proposé par Véronique Laurens en 2003
un directeur de zoo et un (Laurens, 2012 : 63), l’étape finale de la phase de « réception ». Il met
protecteur de la nature qui
l’accent sur les activités de production variées (orales et écrites), cen-
débattent sur le thème « le
loup, une espèce menacée ». trées non pas sur l’œuvre littéraire mais sur l’apprenant et, pour cer-
taines d’entre elles, issues de l’approche communicative59. Ces
productions constituent de véritables projets pédagogiques qui
nécessitent la réalisation de tâches intermédiaires et font appel à dif-
60. Le « projet » ou activité
férentes compétences (compréhension et production orale et écrite)
finale se rapproche ainsi de la
« tâche finale », dernière mais également à des savoir-faire artistiques (dans le cas de la réalisa-
phase de l’Unité Didactique tion d’une affiche de lecture, par exemple). Elles permettent égale-
(UD) qui doit « permettre aux ment de réinvestir les éléments linguistiques et culturels vus au cours
apprenants de réinvestir les
faits langagiers découverts,
de la phase de lecture découverte60. Les enseignants de FLE pro-
compris, discutés, mémorisés posent des activités ludiques au cours desquelles l’apprenant devient
dans les phases et ateliers « créateur », inspiré par son vécu61. L’enseignant joue ainsi sur la parti-
antérieurs » (Laurens, cipation de l’individu dans le texte et sur sa sensibilité, en faisant de lui
2012 : 65).
non pas simplement un récepteur mais un scripteur, partenaire de
l’écrivain, lorsqu’on l’invite à imaginer « une autre fin plausible » (p. 36)
61. Nous rejoignons ici les ou à rédiger une nouvelle traduction de quelques passages. On le fait
conclusions que nous avions également endosser différentes postures de lecteur-scripteur en lui
faites à l’issue d’une étude sur
l’enseignement du FLE en suggérant d’écrire à Daniel Pennac ou de rédiger une critique person-
Allemagne et de l’allemand nelle sur le livre. Contrairement à l’enseignant de FLM, celui de FLE
langue étrangère en France à favorise l’imaginaire des apprenants en jouant sur les mécanismes
travers la comparaison de
d’identification, notamment dans des exercices d’écriture à la première
séquences pédagogiques
centrées sur la lecture de personne qui estompent la frontière entre fiction et réalité. Les élèves
textes littéraires (Raimond, doivent ainsi prendre la place du loup en écrivant un monologue
2011). intérieur.

C onclusion
La question des publics, l’analyse de leurs besoins tout comme la
question des objectifs, qui constituaient des « tartes à la crème »
didactiques, selon les propos de René Richterich (1988), se retrouvent
ainsi, encore aujourd’hui, au centre des préoccupations didactiques et
pédagogiques, que l’on se situe en français langue maternelle ou
étrangère, et remettent ainsi en question la distinction opérée – et
parfois revendiquée – entre ces deux didactiques.
En interrogeant les pratiques d’enseignants de FLE et de FLM qui réa-
lisent une séquence centrée sur le même texte littéraire, il nous a été
possible de nous interroger sur le continuum des didactiques mises en
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œuvre dans deux contextes distincts (Allemagne et France). Cette Convergences
analyse comparée permet de constater qu’un certain nombre de traits et spécificités de
communs émergent. Les traits convergents entre les deux didactiques l’enseignement de la
se situent principalement au niveau de l’organisation des activités, du littérature en français
langue étrangère et
choix de certains supports ou extraits et de la nature des activités maternelle
proposées (activité sur le paratexte du livre pour la phase de prélec-
ture, par exemple) et également des modalités de travail suggérées
pour faciliter l’accès au sens (recours à des supports qui servent d’ap-
pui à la compréhension). Cependant, une lecture de distanciation
centrée sur les propriétés linguistiques, culturelles et littéraires du
texte est privilégiée en FLM, alors que l’accent est plutôt mis sur une
posture « participative » du lecteur en FLE, reposant sur la projection
affective de l’apprenant à travers des activités de production en marge
du texte qui favorisent son implication identitaire.
Les divergences dans le traitement de l’œuvre littéraire intégrale, qui
se manifestent au niveau pédagogique, peuvent s’expliquer à la fois 62. Selon Patricia von
par les besoins, objectifs et caractéristiques des publics auxquels les Münchow, les manuels
séquences s’adressent. C’est également sans doute en termes de allemands « semblent
culture didactique et éducative que peuvent s’analyser ces diffé- s’inscrire dans une philosophie
de la « Kultur » plus
rences ; la séquence pédagogique ne renvoyant pas la même image particulariste » et dans une
de l’élève (en Allemagne, est privilégiée la centration sur l’apprenant62 tradition didactique
alors qu’en France, l’accent est davantage mis sur le texte littéraire). herméneutique « qui
Ceci est d’autant plus logique que chaque système éducatif « résulte expliquerait l’importance de
la compréhension et la
d’une histoire singulière, s’appuie sur ses propres règles, avec, certes, recherche d’un message
ses propres non-dits et ses contradictions spécifiques ; chacun d’eux référentiel avant tout » (von
[étant] le produit d’une histoire particulière et vise ses finalités, ses Münchow, 2011 : 138).
appartenances, ses modes de fonctionnement » (Porcher, 2011 : 70).

Bibliographie
BUREAU DU LIVRE DE JEUNESSE, INSTITUT FRANÇAIS DE FRANCFORT,
(2000), Lectures, lecteurs. Littérature de jeunesse en classe de fran-
çais langue étrangère, Wiesbaden, Hessiches Landesinstitut für Päda-
gogik (HeLP).
CANVAT K. (1993), « L’hétérogénéité des apprenants : un défi pour l’enseigne-
ment de la littérature ? », dans Lebrun M., Paret M.-Ch. (éds.), L’hété-
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L a littérature de jeunesse
en contextes pluriels :
perspectives
interculturelles, enjeux
didactiques et pratiques
pédagogiques
CAROLE FLEURET
UNIVERSITÉ D’OTTAWA
CÉCILE SABATIER
SIMON FRASER UNIVERSITY

La littérature de jeunesse est aujourd’hui une ressource de classe


incontournable. Pour preuve, les nombreuses publications, ici et là,
autour de cette dernière (Dupin de Saint André, 2011 ; Montésinos-
Gelet et Morin, 2004 ; Thibeault, Fleuret et Lefrançois, 2015). Cepen-
dant, force est de constater que la légitimité qui lui revient de droit
n’est pas l’affaire de tous, car souvent la littérature de jeunesse est
considérée comme ludique, périscolaire, ce qui ne lui confère pas un
statut de genre littéraire suffisamment « sérieux » pour qu’elle soit
envisagée comme une ressource didactique et pédagogique à part
entière. D’entrée de jeu, le qualificatif octroyé jeunesse cloisonne cette
littérature à une population spécifique. D’ailleurs, comme le dit Prince
(2015 : 11), « qu’entend-on ici par la jeunesse ? » Ce flottement géné-
rique n’est pas des moindres, car au-delà des différentes périodes qui
définissent l’enfance (nourrisson, enfant, adolescent), on remarque
aussi différentes appellations qui évoquent la littérature de jeunesse :
littérature enfantine, littérature pour enfants, littérature d’enfance et
de jeunesse, etc. (ibid. : 12). Devant la difficulté définitoire du vocable
et la kyrielle de subdivisions qui se rattache à ce type de lecture, un tel
libellé ne rend pas justice au potentiel de ce type de matériau écrit.
Au-delà des considérations rhétoriques, la place de la littérature de
jeunesse aujourd’hui dans l’enceinte scolaire trouve de plus en plus ses
marques pour appréhender les objets langagiers et les pratiques
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discursives plurielles, au regard de l’hétérogénéité des apprenants. En
effet, tant en langue(s) d’origine que seconde ou encore étrangère,
elle permet, par la multitude de thèmes, de formats ou même encore
de contenus, de rejoindre les répertoires linguistiques et culturels des
apprenants ou même encore leur histoire de vie. Candelier (2003) sou-
ligne d’ailleurs qu’il est nécessaire de créer un espace de discussion
qui viendrait soutenir et susciter les expériences des élèves ; la littéra-
ture de jeunesse est un médium idéal pour aménager un tel endroit.
En permettant en effet de construire un rapport multidimensionnel au
monde, la littérature de jeunesse actualise autrement, dans des
contextes de grande diversité linguistique et culturelle, la construction
des compétences littératiées et envisage le développement d’atti-
tudes et de postures lectorales fondées sur des rapports aux langues
et aux cultures inclusifs de la pluralité qui marque de son empreinte
désormais les salles de classe. Replacée dans le cadre d’une réflexion
sur le rôle que cette littérature peut jouer dans la sensibilisation à la
diversité linguistique et culturelle, et à partir d’exemples d’albums de
littérature de jeunesse, il s’agit de considérer comment l’ouverture des
pratiques d’enseignements-apprentissages aux plurilittératies et aux
approches didactiques plurielles favorise le développement d’une
compétence plurilingue et interculturelle qui sert de leviers d’appren-
tissage pour l’ensemble des disciplines scolaires et favorise un renou-
veau didactique.

L ’écrit, la littérature de jeunesse et


l’appropriation des langues et des cultures
Même si cela est de l’ordre de l’évidence dans la plupart des sociétés
lettrées, entrer dans l’écrit est loin d’être un acte naturel. En effet, les
comportements et le milieu familial sont les pierres angulaires qui
façonnent le jeune enfant (Lahire, 2008) en un apprenti-lecteur curieux
de découvrir ce nouveau médium. Or, comme le soulignent Ochs et
Schieffelin (1987), l’édification du discours, qui prend appui sur un pro-
cessus de co-construction par l’entremise de la socialisation, n’a pas
forcément comme point de référence la culture écrite. En effet, les
pratiques discursives diffèrent, selon les groupes ethnolinguistiques,
ce qui crée des modalités différentes dans l’incorporation de la culture
de l’écrit (Lahire, 2001). C’est d’ailleurs pour cette raison que ce dernier
la qualifie de polymorphe.
Ainsi ces pratiques discursives, que nous appellerons socialisation pri-
maire en référence à Bourdieu et Passeron (1964), sont le fruit de l’édu-
cation familiale et le fondement de l’habitus culturel de l’enfant. En
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d’autres mots, cette socialisation fait écho aux représentations entrete- La littérature de jeunesse
nues par les parents selon leurs expériences respectives de l’écrit et les en contextes pluriels :
pratiques du groupe auquel ils appartiennent. perspectives
À l’instar de Barré-de-Miniac (2002), ou encore de Dabène (1991) avant interculturelles, enjeux
didactiques et pratiques
elle, nous envisageons l’entrée dans l’écrit de façon plurielle, car elle pédagogiques
convoque inévitablement un ensemble de facteurs tant cognitifs,
sociaux que culturels et il nous apparaît majeur de considérer ce
bagage dans l’appréhension d’une langue qu’elle soit d’origine,
seconde ou étrangère.

D e la littératie vers la plurilittératie


Le néologisme littératie a été discuté et exploré par grand nombre de
chercheurs depuis les dernières décennies. Initialement, comme le
souligne Dagenais (2012) dans son article, sur lequel nous prendrons
appui maintenant pour la courte chronologie, le terme literacy lorsqu’il
était abordé dans les milieux anglophones se référait surtout aux
dimensions individuelles et cognitives de l’individu en réception (lec-
ture) et en production (oral et écriture). En 1996 et en 2000, toujours
dans la mouvance de nouvelles études explorant ce concept, un
groupe de chercheurs connus sous le nom du New London group a
décidé d’actualiser le concept de littératie, qui restait dans une vision
trop étriquée et traditionnelle de l’écrit, pour en faire une lecture plus
fidèle qui tienne compte, à la fois, de l’hétérogénéité des populations
scolaires, mais aussi, des différentes formes de représentations de la
trace graphique et des médiums de communication (ibid.). Cela a
conduit au concept de Multilitéracies ou littératies multiples en fran-
çais. Dans la même veine, les New Literacy Studies (Street, 2003) pos-
tulent que la littératie n’est pas un outil de communication socialement
neutre, mais qu’elle est intrinsèquement liée au pouvoir des milieux –
pensons à la violence symbolique de Bourdieu (1992) – aux conditions
matérielles et sociales mises à la disposition des individus et, bien sûr,
aux groupes ethnolinguistiques concernés.
Ainsi est-il intéressant de noter, ici, l’évolution de ce concept par une
mise en exergue du rapport au texte, à l’écrit, modifié, ajusté. La litté-
ratie n’est plus simplement le référent nécessaire à la réussite scolaire,
celui qui est validé et légitimé par les systèmes éducatifs, mais elle est
davantage quelque chose de dynamique, d’évolutif qui se modifie en
fonction des individus, des sociétés et des supports écrits disponibles.
En d’autres mots, la littératie n’est plus envisagée de façon monoli-
thique, car elle est bien plus que cela.

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Toujours dans la mouvance définitoire de ce concept, Martin-Jones et
Jones (2000), à partir de leur recherche menée auprès des minorités
linguistiques de Grande-Bretagne, renforcent l’importance de consi-
dérer la singularité des différents groupes, notamment en ce qui
concerne les répertoires langagiers et les pratiques sociales dans les-
quelles ils s’actualisent. Ainsi font-ils émerger le terme de Multilingual
Literacies ou encore littératies plurilingues. Pour faire écho à ce nou-
veau vocable, un certain nombre de chercheurs (Dagenais et Moore,
2008 ; Moore, 2006 ; Moore et Sabatier, 2014), dans la continuité des
travaux de Martin-Jones et Jones (2000), et au regard de leurs propres
projets, ont proposé le terme de plurilittératie et de répertoires pluri-
littératiés pour rendre compte des répertoires langagiers de l’enfant
selon les contextes où ils s’opérationnalisent et selon les différentes
formes « écrites » qu’ils revêtent.

V ous avez dit littérature de jeunesse ?


Commençons par un peu d’histoire très brièvement… Aux siècles
derniers, dans la mesure où le concept d’enfance n’existait pas, la litté-
rature de jeunesse a longtemps été symbolisée par une littérature pour
adultes, vouant un véritable déni à reconnaître l’enfant pour ce qu’il
était ; celui-ci était un adulte en miniature qu’il fallait dresser et édu-
quer en prenant soin d’inhiber la moindre fantaisie ou encore la
moindre pulsion qui se manifesterait. Le poids de la vertu et de la
morale, distillé à profusion par les éditeurs catholiques, façonnait, au
sein des ouvrages, une représentation de l’enfant totalement irréaliste,
emplie de vertu, à travers lesquels, bien évidemment, ce dernier ne se
reconnaissait pas. En d’autres mots, ces textes reflétaient davantage le
rigorisme religieux (punitions, contritions, etc.) que l’imaginaire et la
fantaisie propre à l’enfance. Ainsi, jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, on
conçoit que l’enfant puisse être un lecteur à la seule condition qu’il soit
un être négatif qu’il faut, bien évidemment éduquer ! Comme le dit
Prince (2015 : 37) : « on doit consacrer aux enfants un objet lectoral,
qui n’entre pas en contradiction avec une éducation morale et reli-
gieuse, voire qui la complète ». Il faudra attendre Rousseau (1762) et la
publication de l’Émile en France pour envisager une autre façon de
concevoir et d’envisager l’enfance ; l’enfant n’est plus un adulte en
devenir ou même son ombre, mais bien une personne à part entière
qu’il faut éduquer en portant une attention particulière à son dévelop-
pement. Ainsi, pour Rousseau, la littérature de jeunesse doit être
simple avec des leçons claires.
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C’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle, toujours en France, à la La littérature de jeunesse
suite de la loi Guizot sur l’instruction primaire et de la scolarisation en contextes pluriels :
obligatoire de Ferry, que la littérature de jeunesse est en plein essor et perspectives
que l’on voit apparaître sa première collection : le Nouveau magasin interculturelles, enjeux
didactiques et pratiques
des enfants de Stahl. Ce dernier a le souci de l’illustration, qui donne pédagogiques
accès au merveilleux, à la fantaisie, et celui de mettre à la portée des
enfants des grands textes tels que Don Quichotte de Cervantès. À
cette époque-là, libéré du spectre religieux et moralisateur, émerge
ainsi une prolifique création de maisons d’édition, notamment Hachette
qui crée la Bibliothèque rose, pour ne citer qu’elle (Poslaniec, 2008).
Graduellement, on remarque un changement dans les récits propo-
sés : la place de l’enfant devient centrale ; pensons à Pinocchio, Tom
Sawyer, etc.
À la lecture de ces différents ouvrages, l’enfant s’ouvre à une littérature
qui lui est destinée. Les personnages ne représentent plus mécanique-
ment des valeurs, ou des vertus, ou des vices. Ils ne sont plus seule-
ment pour les enfants lecteurs des hypostases abstraites, mais ils
deviennent l’occasion d’une réelle identification. Ils font l’objet de
descriptions psychologiques intenses, parfois naïves certes, mais origi-
nales sans doute (Prince, 2015 : 54).
Au XXe siècle, l’enfant est désormais un individu à part entière, qui a des
droits et on assiste là à un changement drastique par rapport à ce qui
était véhiculé précédemment, notamment en raison de la représenta-
tion d’égalité qui le caractérise : l’enfant est enfin l’égal de l’adulte
(Renaut, 2003 dans Prince, 2015) et le fait de le reconnaître ainsi et en
fonction de son développement donne l’essor à toutes sortes de clas-
sements qui cantonnent le jeune lecteur à un type de littérature en
fonction de son âge, de son sexe, etc. Bien qu’il faille attendre l’après-
Deuxième Guerre mondiale pour voir apparaître les albums et la
bande dessinée c’est vraiment dans les années 1970 que l’on assiste à
un renouveau de la littérature de jeunesse, particulièrement en ce qui
concerne les illustrations et le choix des thèmes abordés ; « l’enfant
devient un lecteur de goût auquel on se fait un devoir d’offrir de la
qualité » (Prince, 2015, p. 61). C’est d’ailleurs au XXe siècle que le terme
littérature de jeunesse s’est imposé (Poslaniec, 2008). Comme le sou-
ligne Poslaniec, ce choix n’est pas anodin, car il conduit vers une sorte
de reconnaissance dans le champ littéraire.
Alors, aujourd’hui où en est-on ? Comment définir cette littérature ? Il
règne toujours un flou sémantique autour de cette appellation et les
chercheurs n’arrivent pas à s’entendre sur une définition commune
(Turgeon, 2013), car l’objet a du mal à être défini (Poslaniec, 2008).
Toutefois, Turgeon (2013) précise qu’il existe quelques éléments de
définition qui caractérisent cette littérature : 1) elle est intentionnelle,
puisqu’elle a comme visée l’enfant ou l’adolescent, 2) elle s’adapte,
dans son texte, à son public, 3) elle est légitimée dans le milieu de
l’édition, de l’enseignement ou encore dans le milieu familial ou

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universitaire (Poslaniec, 2008). Malgré tout, son statut est fragile et les
représentations à son égard demeurent vivaces, car elle n’est pas ins-
crite dans une longue tradition littéraire (Poslaniec, 2008). Comme le
souligne Prince (2015 : 26), ce sont le « élites sociales » qui définissent
les critères d’une littérature pour les grands… Cependant, comme la
littérature pour adultes, la littérature de jeunesse remplit des fonctions
qu’elles soient affectives, cognitives et sociales (Turgeon, 2013), fonc-
tions que nous aborderons dans les parties qui suivent en donnant
quelques exemples d’exploitation de la littérature de jeunesse.
Sur le plan affectif, l’accessibilité de la littérature de jeunesse pour faire
écho à l’habitus du lecteur est indéniable (Montésinos-Gelet, 2011). En
effet, la particularité de la littérature de jeunesse est qu’elle s’adresse
à un double lectorat ; c’est l’adulte qui va acheter le livre, qui repré-
sente la cible première des éditeurs, destiné à l’enfant (Prince, 2015).
Pour l’auteur, ce qui rend singulière la littérature de jeunesse ce n’est
pas la création de l’ouvrage, mais bien sa réception par les lecteurs.
Dans le cas d’albums de jeunesse, notamment, cette double lecture
intervient, car il y a la lecture instinctive de l’enfant (imaginaire) et de
l’adulte, lecteur « éclairé » qui lit et complète l’histoire (illustrations,
sens des deux lecteurs confrontés, etc.). Elle est donc plurielle et se
réalise dans divers environnements tout en mettant en exergue le rap-
port étroit qu’elle entretient avec la culture orale populaire. Prince
(2015 : 27) argue encore que « la littérature de jeunesse ne saurait
donc rester cloîtrée dans un registre linguistique national ou culturel
déterminé ». Cette dernière parle même de transculturalité relative-
ment aux personnages, aux histoires et aux différentes langues dans
lesquelles elle est éditée.
Au final, bien que ses lettres de noblesse peinent à être reconnues
comme une littérature à part entière, la littérature de jeunesse devient
un outil didactique et pédagogique fécond pour servir de tremplin à
la prise en compte de la diversité et des langues en salle de classe.
Alors que dans la seconde grande partie, nous présenterons un choix
d’albums de littérature de jeunesse qui donnent accès à des appren-
tissages signifiants relativement aux thématiques que nous avons
retenues, il nous faut maintenant envisager comment la littérature de
jeunesse participe à l’appropriation des langues et des cultures.

L ’appropriation des langues et des cultures


Pour faire prendre conscience aux élèves qu’une langue est vivante,
qu’elle s’enrichit au contact d’autres langues et, métaphoriquement, au
contact des autres, L’œuf du coq de Kemoun (2005) est un choix

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parfait. En plus d’aborder la diversité, la trame de ce livre concerne la La littérature de jeunesse
norme linguistique et la représentation stéréotypée du « pur français », en contextes pluriels :
notamment par la mise en exergue des emprunts langagiers. Ce rap- perspectives
interculturelles, enjeux
port à la norme, d’un français dit de qualité, repose sur la création d’un didactiques et pratiques
État-nation qui a longtemps, voire encore aujourd’hui, ignoré les autres pédagogiques
langues ou même les autres normes que ce soit dans les pays franco-
phones comme en Afrique (Auger, 2013) ou au Canada francophone
(Bélanger, 2008). Par ricochet, cet album fait écho au rejet de l’Autre et
de sa langue et donc au concept de linguicisme de Skutnabb-Kangas
(2000) ou même encore de glottophobie propre à Blanchet (2016).
Une autre exploitation de la littérature de jeunesse pour aborder la
diversité et les rites de passage à l’âge adulte et l’éducation est l’album
Yacouba de Dedieu (1994). Comme le souligne Martinez-Verdier
(2009), dans toute société traditionnelle il existe des rites d’initiation
qui jalonnent le parcours d’une vie (âge, sexe, etc.). Pour être reconnu
comme un adulte, Yacouba doit tuer un lion. C’est une épreuve diffi-
cile, qui le conduit à un problème moral, car le lion est blessé. Alors,
serait-il malhonnête de le tuer ? Va-t-il être exclu du village ? Les illus-
trations en noir et blanc et les gros plans choisis par Dedieu accentuent
le dilemme. Cet album de Dedieu est une passerelle pour travailler de
façon transversale dans toutes les disciplines scolaires.
Ainsi, au regard des différents bagages culturels et linguistiques des
élèves, la littérature de jeunesse permet de créer des espaces qui
transcendent le traditionnel et qui convoquent davantage les pratiques
littéraciques qui ont pris essor dans l’habitus de l’élève, soit son capital
culturel et linguistique. De cette façon, ce dernier sera capable d’arri-
mer les différentes socialisations qui le singularisent avec les normes
socioculturelles attendues dans l’enceinte scolaire, par l’entremise du
lire-écrire. Comme le soulignent Bemporad et Jeanneret (2007 : 8) :
« Seule la littérature peut permettre d’accéder ainsi dans le même
mouvement à une grande diversité de contextes et à la découverte de
ce qu’ils peuvent avoir de commun, aux principes essentiels qui les
sous-tendent et qui forment la culture liée à une langue, un lieu et un
moment donné. »

L es albums plurilingues pour dépasser


les dichotomies traditionnelles entre langues
et cultures à l’école
Parmi la littérature de jeunesse, les albums qui, plus particulièrement,
mettent en scène graphiquement plusieurs langues, participent, par
les scripts différents, à cette sensibilisation à la diversité des contextes,
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des langues et des cultures. Ces albums plurilingues demandent une
posture lectorale (Fleuret, 2012) qui favorise le dépassement des
dichotomies traditionnelles entre les langues et cultures que l’on
apprend et utilise à l’école d’un côté et les langues et cultures qui
composent l’environnement sociétal dans lequel évoluent les ensei-
gnants et les élèves de l’autre (Fleuret, 2012, 2013).
L’album Madlenka de Peter Sis (2000) confronte, ainsi, l’élève d’entrée
de jeu à des scripts différents. Après une mise en situation voulant
qu’une petite fille prénommée Madlenka a une dent qui bouge, l’au-
teur nous entraîne dans une visite de son quartier où elle souhaite
annoncer fièrement cette nouvelle à ses amis. On passe alors de la
France à l’Inde, puis à l’Allemagne pour n’en nommer que quelques-
uns. Ce faisant, l’auteur donne au lecteur accès à la diversité qui carac-
térise New York, et qui est illustrée par un graphisme original et un
détail saisissant de l’illustration, volontairement en noir et blanc.
Chaque nouvel ami que Madlenka rencontre la salue dans sa langue
d’origine. L’écriture de chacune des langues est mise en exergue par
des allographes différents. Par une mise en page habile, Madlenka se
retrouve toujours au cœur du quartier, entourée de référents culturels,
mis en couleur et en exergue, reflétant le pays de l’ami rencontré. Ainsi
diversité, scripts et histoire s’entremêlent-ils et servent-ils de fil
d’Ariane pour ouvrir les jeunes lecteurs à une autre lecture du monde.
De plus, un travail sur les expressions idiomatiques à travers les lan-
gues telles que La petite souris ou encore La fée des dents est tout à
fait pertinent comme approfondissement.
La grand-mère d’Aputik de Groulx (2000) raconte, elle, l’histoire de
Aputik, une jeune Inuk du Nunavik, au Canada, qui avec sa grand-mère
se remémore leurs moments passés ensemble, dans deux langues
différentes. Par cette histoire racontée en français et traduite en inukti-
tut, et, par la présence des deux langues qui se partagent l’espace
d’une même page, est illustrée symboliquement la dimension bi-pluri-
lingue et multiculturelle du Canada. Par-delà les langues, c’est tout
l’univers des communautés autochtones inuites, régies par des codes
culturels spécifiques, qui est abordé par le prisme de la scénographie
et du visuel des illustrations.
La thématique de l’histoire, par le choix des personnages centraux,
participe également à interroger les dichotomies traditionnelles entre
les différentes instances sociétales quant aux modalités de construc-
tion des connaissances, car l’histoire insiste sur les liens intergénéra-
tionnels qui unissent les membres des communautés autochtones et la
place des aînés dans la transmission des savoirs et de la mémoire col-
lective. La perspective autochtone déplace ici les frontières tradition-
nellement établies entre les instances scolaires, familiales et
communautaires. Elle inscrit les apprentissages dans la continuité des
contextes d’appropriation qu’ils soient formels ou informels, scolaires
ou familiaux.
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Dès lors, l’histoire plurilingue conduit le jeune lecteur à entrer dans un La littérature de jeunesse
processus de création du sens entre divers univers linguistiques, cultu- en contextes pluriels :
rels et symboliques. En envisageant le rapport au monde sur le mode perspectives
interculturelles, enjeux
de la pluralité, les albums plurilingues ouvrent des espaces de continui- didactiques et pratiques
tés et de rencontres entre les différentes sphères de socialisation des pédagogiques
lecteurs et deviennent un médium de rapprochement pluriculturel, par
la reconnaissance de leur capital linguistique et culturel. Ils dépola-
risent les lieux conventionnels de construction et de transmission des
savoirs pour ouvrir les aires de socialisation les unes aux autres.

D es espaces de rencontres
Pour Moore et Sabatier (2014 : 50), lorsqu’ils sont utilisés à l’école, les
albums jeunesse plurilingues établissent alors la salle de classe comme
« (...) un espace bi-/plurilingue et pluriculturel et d’ouverture à l’altérité,
où circulent et se négocient des formes diverses de savoirs qui se
construisent et s’appuient sur les expériences et les capitaux culturels
et symboliques des élèves (Perregaux, 2009) ».
Replacée dans cette perspective de l’appropriation des langues et des
cultures à l’école, la littérature de jeunesse permet ainsi une mise en
alerte des apprenants sur les « aspects symboliques des langues et
des cultures [afin] de les préparer à devenir des sujets multilingues au
carrefour de divers systèmes symboliques » (Kramsch, 2010), en plus
de participer à la construction d’un rapport personnel au lire-écrire et
aux langues et cultures par lesquelles s’épanouissent les individus.
Cette approche écologique de la diversité des langues et des cultures
dans les salles de classe, par l’intermédiaire des albums de littérature
jeunesse plurilingues, participe à asseoir le développement des com-
pétences du lire-écrire dans les dimensions cognitives, langagières,
mais aussi et surtout, affectives et sociales, toutes en lien avec le rap-
port à l’Autre. L’altérité est ainsi posée comme constitutive de la pos-
ture lectorale. Elle repose sur la prise en compte de la relation du
lecteur à autrui et comporte inévitablement une part d’affectivité, car
« un vrai lecteur n’est pas celui qui lit le livre qu’on lui propose [..], mais
celui à qui on apprend à se construire un chemin dans l’univers pra-
tique et symbolique de la culture écrite » (Privat, 1995, dans Canvat,
2007 : 33).
La compréhension du texte littéraire, la réflexion sur la fonction sociale
du texte en plusieurs langues, en relation avec la saisie du contexte
dans lequel le lecteur vit, évolue et se déplace, place dès lors celui-ci
à l’interface d’espaces scripturaux, linguistiques, culturels et symbo-
liques qui donnent du sens à son expérience scolaire et extrascolaire
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(Moore et Sabatier, 2012), loin de toute attitude purement mécanique
et instrumentale envers les textes. Ce faisant, la littérature de jeunesse,
à l’instar de Ricoeur qui caractérisait la littérature par sa finalisation
humaine, « propose des configurations fictionnelles de l’activité
humaine, qui fournissent aux lecteurs des outils de compréhension de
sa position de sujet humain » (Canvat, 2007 : 35).

U ne « expérienciation » de l’altérité
L’album Le livre qui parlait toutes les langues de Serres et Sochard
(2013) est un autre exemple de l’instauration de cette mise en alerte
autour des littératies. En effet, le livre raconte en 20 langues entremê-
lées « l’histoire d’un petit garçon vêtu de rouge, qui marchait tout seul,
avec un sac sur le dos » (2013 : 3). En passant d’une langue à d’autres
et d’une écriture à d’autres, d’un script à d’autres, l’ouvrage favorise la
rencontre avec autrui par ce mélange filé.
Au fil des pages et du récit, le lecteur est amené à faire « une expé-
rienciation » de l’altérité. Par le récit d’une seule histoire et par le
contact avec d’autres idiomes, d’autres scripts, et donc avec autrui, il
quitte ainsi la binarité instrumentale des dichotomies traditionnelles
souvent exprimées en termes d’opposition entre un « nous » et un
« eux » fantasmés et qui se pensent en termes exclusifs à des groupes
d’appartenance, pour embrasser la reconnaissance des héritages fami-
liaux et communautaires.
Les dix soleils amoureux des douze lunes de Bresner et Mansot (2001)
est un autre exemple d’un croisement linguistique et scriptural, mais
aussi des référents culturels à d’autres. Ces entrecroisements favo-
risent les rencontres interculturelles et les regards croisés entre les
différentes langues et cultures en amenant le lecteur à développer une
posture de lecture qui fait du contact une expérience ordinaire. Cette
rencontre altéritaire inscrit le développement de la littératie dans un
rapport à l’écrit personnalisé, où par la voie de la littérature de jeu-
nesse, les univers symboliques des lecteurs s’entrecroisent de manière
complémentaire. Le texte devient un miroir fictionnel au moyen duquel
le lecteur peut mettre en scène ces derniers et découvrir une part de
lui-même.
L’utilisation de la littérature de jeunesse, et plus spécifiquement des
albums plurilingues, permet enfin de diversifier l’offre des textes
offerts aux apprentissages afin de mieux attirer les élèves vers les pra-
tiques du lire-écrire, car on sait que ces dernières sont parfois diffé-
rentes de celles mises en œuvre et reconnues à et par l’école. Plusieurs
recherches récentes et menées sur les développements des
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compétences littératiées à l’école (Blain et Cavanagh, 2017 ; Dezutter, La littérature de jeunesse
Sabatier et coll., 2016 ) soulignent en effet l’importance du plaisir du en contextes pluriels :
lire-écrire pour développer par la suite un investissement (au sens de perspectives
Norton Pierce, 1995) dans les apprentissages scolaires. Les albums interculturelles, enjeux
didactiques et pratiques
plurilingues permettent autrement dit de miser sur les langues fami- pédagogiques
liales et communautaires pour renforcer les liens entre l’école, les
familles et les communautés tout en soutenant les apprentissages
disciplinaires. De plus, ils favorisent et donnent le goût de la lecture et
de l’écriture chez les élèves.

L a littérature de jeunesse, un levier


d’apprentissage critique pour le vivre
ensemble
En contexte de diversité linguistique et culturelle, et notamment en
contexte d’appropriation de langues et cultures à l’école, la littérature
de jeunesse devient plus que jamais un médium pour tisser des liens
entre chacun des membres d’une société et pour réfléchir de manière
critique aux enjeux d’un vivre-ensemble dans des environnements de
plus en plus diversifiés linguistiquement, culturellement et
religieusement.
Par les histoires, le lecteur est en effet encouragé à se décentrer et à
observer, de manière réfléchie, les interconnexions entre les langues et
les cultures par le développement d’une pensée critique définie par
Voisin (2010 : 10) comme « une pensée lucide, exercée, ouverte, sen-
sible, créatrice, capable de jugement optimal en toutes
circonstances ».
L’album Haytam, une jeunesse syrienne de Hénin et Park (2016) raconte
l’histoire vraie d’un jeune garçon, fils d’un leader politique opposant au
régime syrien, qui doit s’exiler dans un pays dont il ne parle pas la
langue. L’ouvrage illustre le parcours de ce jeune homme et conduit le
lecteur à mettre des images sur une réalité qui peut faire écho à celles
vécues par certains élèves. En abordant la question des jeunes réfu-
giés, ou encore celle des enfants de la guerre, la littérature de jeunesse
ouvre ici un espace de dialogues autour de réalités longtemps igno-
rées et qui participe à mieux saisir les enjeux liés aux traumatismes des
migrations forcées. Son exploitation didactique peut conduire à facili-
ter et libérer une expression orale, écrite et même artistique chez les
élèves et faire des écoles des lieux inclusifs « capables de favoriser la
construction du sens et la reconstruction de l’histoire (...) des écoles-
ponts, pour réparer les ruptures, lier le passé à l’avenir (…) » (Papazian-
Zohrabian, 2016 : 195). En articulant finement les expertises scolaires,
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familiales et communautaires, l’utilisation de tels albums conduit à
aider les élèves à se construire identitairement en fonction de leurs
histoires de vie, mais aussi des contextes locaux et nationaux, et en
tant que citoyens du monde.
L’album Secret Path de Downie et Lemire (2016), lui, illustre l’histoire
tragique de Chanie « Charlie » Wenjack, un jeune garçon de douze ans
qui, en fuyant une école résidentielle canadienne il y a une quinzaine
d’années de cela, a trouvé la mort. Le récit basé sur une histoire vraie
permet d’aborder consécutivement l’histoire des peuples autochtones
au Canada, la question des relations entre les communautés, mais
aussi la façon dont les langues et les cultures peuvent devenir des
symboles de minorisation de l’Autre. Le contraste graphique entre des
planches en couleurs pour évoquer la vie familiale du jeune garçon et
celles en noir et blanc pour illustrer la violence subie à l’intérieur des
écoles résidentielles participe à interroger le lecteur en sa qualité de
sujet culturel, car il se trouve ici confronté à une histoire collective qui
a encore du mal à se dire. La trame sonore qui accompagne également
l’album ajoute à la dramatique de cette dernière et permet d’engager
un travail multimodal autour des compétences littératies à mobiliser,
dans la mesure où le mélange du texte, des images et du son conduit
à réfléchir à l’intertextualité entre les différents supports et aux types
d’articulation que chacun d’entre eux introduit dans la narration de
l’histoire (Lebrun et Lacelle, 2012 ; Poslianec, Houyel et Lagarde, 2005).
Si les livres de littérature de jeunesse représentent, par conséquent,
des outils ludiques pour l’entrée dans l’écrit et le développement des
littératies en français, dans une démarche d’ouverture à la pluralité, de
développement de compétences plurilittératiées, et dans une
approche critique du vivre ensemble, ils deviennent de puissants ins-
truments et moteurs pour interroger les fondements mêmes de ce
dernier, car
pour procéder au nécessaire dépaysement, ou renoncement aux
illusions égocentriques et ethnocentriques, on doit apprendre à se
détacher de soi-même, à se distancier de ses propres habitudes, à
les voir comme du dehors. La seule manière d’y parvenir, c’est de
confronter ses normes avec celles des autres et de découvrir la légi-
timité de ces dernières aussi (ce qui ne veut pas dire que l’on renonce
aux jugements transculturels : la tyrannie est néfaste sous tous les
climats). (Todorov, 1996 : 212, dans Canvat, 2007 : 43)
Rappelons que le choix du corpus retenu dans le présent article est à
la faveur de cette distanciation du Moi vers l’Autre et de la mise en
place de répertoires plurilittératiés.
En encourageant la lecture, dans toutes les langues du répertoire des
élèves, la construction des savoirs transversaux du lire-écrire et en
mobilisant l’ouverture des pratiques d’enseignements-apprentissages
aux plurilittératies et aux approches didactiques plurielles (Troncy et
coll., 2014) qui prennent précisément en compte l’ensemble des lan-
gues présentes et enseignées à l’école dans une visée d’éducation
plurilingue et interculturelle (Cavalli et coll., 2009), la littérature de
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jeunesse favorise donc désormais le développement d’une compé- La littérature de jeunesse
tence plurilingue et interculturelle qui sert de levier d’apprentissage en contextes pluriels :
pour l’ensemble des disciplines scolaires et favorise un renouveau perspectives
didactique. Et son utilisation dans des classes qui sont de plus en plus interculturelles, enjeux
didactiques et pratiques
marquées par la diversité linguistique et culturelle mobilise la mise en pédagogiques
œuvre d’une compétence de médiation « qui fonde toutes les “mises
en relation” concrètes entre langues, entre cultures et entre per-
sonnes » (Lörincz et de Pietro, 2011 : 52) et qui construit un rapport aux
littératies qui permet à chaque élève de lire le monde, de bâtir des
représentations positives de l’Autre et de construire des identités
citoyennes pour une société plus équitable.

C onclusion
Les objectifs de cet article étaient de re-considérer la place de la litté-
rature de jeunesse au regard du monde dit littéraire et, aussi, de fournir
un corpus d’ouvrages de littérature de jeunesse qui permettent de
développer une éducation plurilingue et interculturelle. Comme nous
l’avons souligné, à travers les nombreux ouvrages présentés, les
usages de la littérature de jeunesse dans les pratiques d’enseigne-
ments-apprentissages des langues et des cultures en contextes de
diversité linguistique et culturelle sont particulièrement féconds. D’ail-
leurs, Tauveron (2002 : 26-30) compare le récit littéraire, rappelons que
ce sont des textes réticents ou proliférants, à une aire de jeu où l’initia-
tion à la littérature convoque un plaisir esthétique, intellectuel et cultu-
rel. Amener les élèves dans cette aire de jeu, c’est alors autoriser un
espace de communication où chacun raconte son histoire. L’attention
portée à la littérature de jeunesse quant aux contenus, aux récits, mais
aussi, aux scripts, aux graphismes, aux illustrations ou encore au choix
des couleurs et à la scénographie révèle une multitude de ressources
sémiotiques qui matérialisent les modalités à partir desquelles s’écrit le
rapport au monde en général, et le rapport au monde de l’écrit, en
particulier. Ainsi, pour édifier ce rapport au monde et de l’écrit dans les
pratiques pédagogiques, l’appropriation des langues et des cultures
doit être au cœur de démarches didactiques qui favorisent leur coexis-
tence harmonieuse au sein de l’enceinte scolaire en plus d’engager une
réflexion sur les interrelations complexes entre langues, cultures, pou-
voir et inégalités sociales.

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112

L ’apprentissage
de la lecture littéraire
par le développement
des compétences
littéraires – une
conception allemande
de l’enseignement
de la lecture littéraire
en classe de langues
étrangères
LUC FIVAZ
HAUTE ÉCOLE PÉDAGOGIQUE VAUD

63. La section d’anglais de


l’académie Klett pour la Cette contribution vise à présenter une étude récente en didactique
didactique des langues des langues étrangères spécifique au contexte germanophone (Alle-
étrangères a été fondée en
2011 et organisait lors de magne). Elle prend la forme de compte rendu d’un travail de synthèse
cette même date son premier concernant la didactique de la littérature anglophone d’un point de
congrès. Avec ses deux autres vue germanophone : il s’agit de l’article « Literarische Texte im kompe-
sections (française et tenzorientierten Fremdsprachenunterricht » (« Les textes littéraires
espagnole), l’académie
regroupe des experts de dans un enseignement de langues étrangères orienté vers les compé-
langues étrangères issus tences ») de la chercheuse Carola Surkamp (2014 : 77-90) figurant dans
d’écoles, de formation un ouvrage collectif publié au sein de l’académie Klett63 : « Kompe-
d’enseignants, d’écoles tenzaufgaben im Englischunterricht. Grundlagen und Unterrichtsbeis-
supérieures ainsi que
d’experts développant des piele64 » (« Les tâches dans l’enseignement de l’anglais. Fondements et
manuels et du matériel exemples d’enseignement ») (Hallet & Krämer, 2014).
pédagogiques de la maison L’intérêt de ce texte consiste notamment à conceptualiser un modèle
d’édition Ernst Klett. défini comme « compétence littéraire » qui intègre des dimensions

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113
différentes et multiformes propres au travail autour du texte littéraire L’apprentissage
avec un public de lecteurs en langue étrangère. Suivant une perspec- de la lecture littéraire par
tive socioconstructiviste et actionnelle, la chercheuse thématise un le développement des
compétences littéraires –
équilibre entre le développement des compétences de réception et de une conception allemande
production, qui enrichissent la réflexion autour de la spécificité de la de l’enseignement
lecture littéraire en classe de langue étrangère. de la lecture littéraire en
La présentation de cette publication vise également à ouvrir à la classe de langues
étrangères
réflexion germanophone aussi riche que celle de langue française, en
suivant notamment les propos de Zarate et Liddicoat (2009) qui
mettent en avant l’importance de la « circulation internationale des
idées en didactique des langues ».
64. Il est à préciser
que le terme
« Kompetenzaufgaben » dans
le titre original a été traduit
par le terme « tâche » en

L es textes littéraires dans un enseignement français, comme définie dans


le Cadre européen commun
de langues étrangères orienté vers les de référence pour les langues
(Conseil de l’Europe, 2010), le
compétences CECR, dans une perspective
actionnelle prônant un
enseignement orienté
La partie introductive de l’article, intitulée Orientation vers les compé- vers les compétences.
tences et/ou mission éducative ? De l’actuel dilemme de la didactique
de la littérature65, problématise une opposition de traitement du texte 65. En allemand :
littéraire dans l’enseignement des langues étrangères entre les didac- Kompetenzorientierung und/
oder Bildungsauftrag ? Vom
ticiens66 et la politique éducative allemande. Pour les didacticiens, le
derzeitigen Dilemma der
potentiel des textes littéraires contribue au développement des objec- Literaturdidaktik.
tifs pédagogiques généraux dans le domaine social, affectif, intercul-
turel et favorise en outre un apprentissage interculturel et esthétique
de la langue ; il permet ainsi de construire la personnalité des appre-
nants. D’autre part, les prescriptions de la politique éducative ainsi que
les publications scientifiques traitant de l’enseignement orienté vers le
développement des compétences des apprenants – se traduisant par 66. Le masculin générique
est utilisé pour désigner
la mesurabilité et la vérifiabilité objectives des résultats d’apprentis-
autant le sexe féminin que
sage – lui réservent un rôle marginal depuis l’existence du CECR et des masculin pour toutes les
standards nationaux de formation. actrices et tous les acteurs
Face à cette situation, la didactique de la littérature a pris deux direc- de cet article.
tions. La première essaie de montrer à quel point le traitement du
texte littéraire est conciliable avec le paradigme orienté vers le déve-
loppement des compétences des apprenants. La deuxième se réfère à
la mission éducative de l’enseignement des langues étrangères, dési-
rant comprendre dans quelle mesure le potentiel des textes littéraires
permet de construire l’identité des apprenants sans restreindre le tra-
vail littéraire à un résultat à tout prix objectivable. Surkamp propose
d’éviter cette confrontation en faisant un lien entre un enseignement
conciliant l’orientation vers les compétences et la mission éducative, en
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conceptualisant un modèle qui permet de définir différentes compé-
tences littéraires (literaturbezogene Kompetenzen).
67. En allemand : Dans la deuxième partie, Spécificités de la lecture littéraire67, Carola
Besonderheiten des Surkamp propose de caractériser les textes littéraires pour montrer en
literarischen Lesens.
quoi les processus d’apprentissage de la lecture littéraire sont spéci-
fiques et différents de la compétence de lecture définie dans le CECR
qui ne distingue pas les textes littéraires des textes non littéraires.
La première spécificité réside dans le caractère esthétique et ambigu
des textes littéraires. Grâce aux moyens stylistiques déployés, les
textes littéraires permettent de développer l’imagination des lecteurs
et de les soumettre aux mondes représentés (suspension of disbelief).
L’ambiguïté de certains passages caractérisés par une indétermination
du sens ainsi que l’utilisation non pragmatique de la langue obligent
les lecteurs à s’engager dans la construction du sens.
À cela s’ajoute une dimension cognitive. Pour comprendre un texte
littéraire, les lecteurs activent des modèles mentaux complexes. À
l’aide de leurs connaissances du monde et de leur capacité imagina-
tive, ils développent des représentations du monde et des événements
racontés qui leur permettent de garder à l’esprit une vue d’ensemble
du texte. Ces modèles n’agissent pas seulement sur le contenu, mais
aussi sur la forme du texte : les lecteurs activent aussi leurs savoirs
linguistiques en ayant par exemple recours à leurs connaissances sur
les différents genres et leurs caractéristiques particulières.
Le processus de lecture est en outre généralement ralenti par la
double focalisation sur le contenu et sur les formes particulières utili-
sées. Il est relevé que les lecteurs compétents ne butent pas sur un
obstacle de compréhension dû à la langue, mais essaient d’obtenir des
informations sur plusieurs niveaux (langagier, contenu, forme) et de les
mettre en réseau.
Les sentiments jouent également un rôle essentiel dans la compréhen-
sion des textes littéraires : ils dirigent l’attention des lecteurs en déve-
loppant leur empathie et les engagent à réagir selon ce que ces
sentiments suscitent en eux. Cette dimension personnelle est une
porte d’entrée vers les textes en impliquant les lecteurs (émettre et
vérifier des hypothèses, développer le pouvoir empathique vis-à-vis
des personnages, etc.).
Enfin, les textes littéraires demandent au lecteur un engagement
important de sa part en exigeant de lui de pouvoir tirer des conclu-
sions, interpréter et inférer le texte sur plusieurs niveaux durant sa
lecture. Cette dimension interactive se manifeste par des échanges et
réflexions sur ses expériences de réception avec d’autres lecteurs dans
le cadre de la classe (de langue).
68. En allemand : Literarische La troisième partie68, Compétence littéraire, vise spécifiquement à
Kompetenz. définir et catégoriser schématiquement les compétences littéraires,
afin de donner des pistes didactiques permettant de favoriser l’ap-
prentissage de la lecture littéraire. Comme ce schéma a été l’objet de
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115
plusieurs remaniements, nous proposons de l’exposer dans sa dernière L’apprentissage
version qui a été discutée successivement au sein de la section d’an- de la lecture littéraire par
glais de l’académie de Klett (Diehr/Surkamp, 2015 : 24-29) et republiée le développement des
compétences littéraires –
dans Nünning et Surkamp (2016 : 16-23). une conception allemande
En se basant sur la définition de la compétence de Weinert69 et des de l’enseignement
modélisations de la didactique de la littérature orientée vers les théo- de la lecture littéraire en
ries de la réception en tenant compte des aspects de l’empathie, de classe de langues
étrangères
l’émotion, de la capacité de jugement et de coopération (Bredella,
2012), Diehr et Surkamp modélisent les compétences littéraires selon
trois sous-compétences spécifiques : motivationnelle-attitudinale,
esthétique-cognitive et langagière-discursive. En tenant compte, en 69. Par compétences,
plus de la traditionnelle dimension cognitive, de la dimension subjec- Weinert entend « les
capacités et aptitudes
tive, ainsi que de la dimension communicative, le travail avec les textes cognitives dont l‘individu
littéraires ne se limite plus à un usage uniquement cognitif, c’est-à-dire dispose ou qu‘il peut acquérir
à la capacité de mobiliser des savoirs littéraires, mais à impliquer les pour résoudre des problèmes
précis, ainsi que les
élèves personnellement et activement dans la construction du sens.
dispositions motivationnelles,
Ci-dessous, une représentation graphique (traduite en français) du volitives et sociales qui s‘y
modèle de compétences littéraires dans l’enseignement des langues rattachent pour utiliser avec
étrangères selon Diehr et Surkamp70. succès et responsabilité les
résolutions de problèmes
La disposition en cercle est motivée par la volonté de ne pas hiérarchi- dans des situations
ser ces trois compétences spécifiques qui ont toutes une importance variables. » (2001 : 27).
égale dans l’apprentissage de la lecture littéraire.
Selon les besoins d’apprentissage des apprenants et les objectifs
d’enseignement fixés, l’accent peut être mis sur certaines 70. La modélisation
ci-dessous est une traduction
de la version allemande
d’origine (Diehr et Surkamp
2015 : 25) faite par l’auteur de
cette contribution. Il a été
décidé de transposer les
noms en allemand par des
verbes en français pour toutes
les composantes des
compétences, ceci afin de
faciliter la compréhension.
Concernant la présentation, le
cercle a été conservé, malgré
quelques ajustements visuels
concernant les composantes.
Surkamp précise que cette
modélisation est basée sur
d’autres modèles de
compétences littéraires issus
de la didactique de l’allemand
langue de scolarisation
(Abraham, 2005 ; Hurrelmann,
2003 ; Rössler, 2010) et langue
étrangère (Burwitz-Melzer,
2007 ; Hallet, 2009 ; Surkamp,
2014).

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compétences, plus que d’autres, pouvant aussi s’articuler ou se combi-
ner. Si toutes les composantes ne sont pas mesurables, elles sont au
moins identifiables et en partie observables et évaluables. De plus, la
modélisation est une aide à la conception de tâches pour l’enseigne-
ment de la lecture littéraire dans le but de soutenir les apprenants et
de les rendre autonomes.
Premièrement, la compétence motivationnelle-attitudinale représente
la dimension subjective de l’apprentissage littéraire et consiste à trou-
ver un accès individuel au texte. Il s’agit de motiver et d’intéresser les
apprenants à la lecture, de les engager dans la construction du sens et
de maintenir leur envie de poursuivre la lecture en surmontant la frus-
tration due aux obstacles de compréhension (Frustrationtoleranz) tant
du point de vue du contenu que de la forme. Les textes littéraires ne
faisant pas directement référence au monde réel, mais créant un
monde représenté, il est important de développer la capacité d’imagi-
nation et d’association des apprenants pour qu’ils puissent s’engager
dans les textes tout en faisant des liens avec leur propre monde pour
en apprécier tant le contenu que la valeur esthétique. Enfin, pour sur-
monter les éventuelles difficultés de compréhension des différences
culturelles entre le monde textuel et celui des apprenants, la dimen-
sion interculturelle peut être développée : s’identifier à d’autres modes
de vie, se confronter à d’autres perspectives, etc.
Deuxièmement, la compétence esthétique-cognitive correspond plus
particulièrement à la mobilisation du savoir. L’apprenant doit s’appuyer
sur ses connaissances et ses expériences pour pouvoir déterminer ce
qui est suggéré dans les textes, émettre et vérifier des hypothèses, et
se représenter le monde fictif à travers la formation de modèles men-
taux. Si le travail sur les informations essentielles du contenu des textes
littéraires ne diffère pas tant des textes non littéraires (par exemple les
réponses aux questions qui ? quoi ? quand ? où ? pourquoi ?), les
informations véhiculées par les formes esthétiques des textes litté-
raires doivent être spécifiquement considérées, car elles sont por-
teuses de signification. En outre, la prise en compte des contextes
culturel, historique et social des textes littéraires par la reconnaissance
d’éléments de la culture étrangère, de valeurs, de modes d’action ainsi
que la création de ponts interculturels jouent un rôle important dans la
réception des textes littéraires. Enfin, les apprenants devraient être en
mesure d’examiner leur processus de réception ainsi que les lectures
plurielles des textes de façon critique et réflexive.
Troisièmement, la compétence langagière-discursive. Encore très peu
considérée dans les recherches et l’enseignement de la lecture litté-
raire, elle permet de faire le lien entre les activités langagières de
réception et de production. Les apprenants doivent en premier lieu
développer leur capacité de compréhension des textes du point de
vue des contenus. Pour ce faire, ils doivent mettre en œuvre des stra-
tégies et techniques de réception (inférer des mots inconnus grâce au

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contexte, annoter un texte, chercher des mots dans un dictionnaire, L’apprentissage
etc.). Lors de cette phase de réception, le vocabulaire, les structures de la lecture littéraire par
grammaticales et les tournures idiomatiques des textes littéraires sont le développement des
parties intégrantes de l’apprentissage langagier, qu’ils appartiennent compétences littéraires –
une conception allemande
au registre quotidien ou littéraire ; les apprenants doivent aussi de l’enseignement
apprendre à utiliser le registre esthétique de la langue et à l’intégrer de la lecture littéraire en
dans leur répertoire de langue. S’ensuit une phase de production où classe de langues
les apprenants sont invités à s’exprimer par oral et ou par écrit sur un étrangères
texte littéraire, en tenant compte des dimensions émotionnelle et cri-
tique ou encore en échangeant avec d’autres apprenants leurs expé-
riences de lecture, leurs impressions ou leurs résultats d’interprétation
en utilisant le vocabulaire littéraire travaillé. Cette capacité à produire
d’autres textes et/ou produits en se basant sur les textes littéraires
(Anschlusskommunikation) est mise en avant comme la possibilité
d’interaction entre le texte et le récepteur.
Dans la dernière partie de l’article, Réflexions méthodologiques pour
l’enseignement de la littérature étrangère orienté vers les compé-
tences71, Surkamp expose des réflexions méthodologiques relatives à la 71. En allemand :
mise en pratique de son modèle de compétence. Pour développer les Methodische Überlegungen
für den
compétences littéraires, Surkamp rappelle qu’il est nécessaire, dans un
Kompetenzorientierten
enseignement de la lecture littéraire orienté vers les compétences, de fremdsprachlichen
prendre en compte ces trois sous-compétences littéraires spécifiques. Literaturunterricht.
Elle rappelle toutefois que certaines activités72 proposées dans les stan-
dards de formation ne permettent pas suffisamment de développer les
compétences littéraires, car elles se réduisent à la vérification d’une
compréhension sans équivoque et n’encouragent donc pas à la réflexion
ni ne stimulent la participation des apprenants. De plus, elles empêchent 72. Par exemple : répondre à
une confrontation avec l’ambiguïté, les contradictions et les non-dits des des questions par oui ou non,
compléter des textes
textes littéraires, constitutivement polysémiques. D’autres formes d’acti- lacunaires ou des phrases
vités comme des descriptions, analyses et interprétations accentuent incomplètes.
trop souvent unilatéralement les caractéristiques formelles des textes et
sont focalisées sur l’objet texte en omettant les autres dimensions des
compétences littéraires. Par contre, les méthodes analytiques, basées
sur la dimension cognitive devraient être combinées avec des méthodes
privilégiant l’implication et la production (orale et écrite) des apprenants.
Les activités créatives mettent en évidence l’interaction texte-apprenant
alors que les différentes formes d’analyses de texte permettent d’aider
à décoder le potentiel de signification. S’il est indispensable de varier les
méthodes, cela ne doit pas se faire arbitrairement : les méthodes
doivent être choisies en fonction des objectifs fixés selon les compo-
santes des compétences littéraires à travailler (Nünning et Surkamp,
2016 ; Surkamp et Nünning, 2014).
En outre, tout comme le travail avec d’autres documents non-littéraires,
dans la didactique des langues étrangères, l’enseignement de la lec-
ture littéraire devrait reposer sur neuf caractéristiques que Surkamp
répertorie :

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– réactiver les connaissances des apprenants,
– utiliser du matériel authentique,
– créer des situations de communication authentiques,
– être en lien avec la réalité extrascolaire,
– proposer des situations complexes,
– mettre l’accent sur les contenus pertinents pour les apprenants,
– déterminer un produit concret,
– encourager à appliquer différentes stratégies
– accepter des solutions différenciées.
Surkamp évoque enfin des mesures d’étayage devant être mises en
place pour soutenir les apprenants du point de vue du contenu, des
méthodes et de la langue pour qu’ils puissent faire face aux tâches.
Elle met l’accent sur l’étayage langagier tant pour les activités de
réception que de production en rappelant que l’enseignement de la
lecture littéraire est longtemps parti du principe que les apprenants
pouvaient réaliser les tâches demandées sans soutien du point de vue
langagier. Concrètement, il s’agit de mettre à disposition des appre-
nants les moyens langagiers et discursifs sous la forme de réservoirs
d’expressions langagières, discursives (structures préfabriquées), de
modèles textuels pour les aider tant langagièrement que méthodolo-
giquement dans la réalisation des tâches demandées.
En conclusion de son article, Surkamp rappelle que l’enjeu d’un ensei-
gnement de la lecture littéraire orienté vers les compétences n’est pas
prioritairement l’interprétation de textes, mais l’acquisition de capaci-
tés, d’aptitudes, de connaissances et d’attitudes qui permettent aux
apprenants de transférer ce qu’ils ont appris sur d’autres textes et ainsi
développer leur autonomie face à la littérature. Elle termine son texte
en revenant sur les trois domaines de compétences des standards de
formation qui sont la communication, l’interculturalité et la méthodolo-
gie et propose d’en ajouter un quatrième, celui de literarisches Lernen
(apprentissage de la lecture littéraire).

C onclusion et ouverture
Nous pouvons conclure que la modélisation des compétences litté-
raires de Surkamp est un instrument efficace qui tient compte spécifi-
quement des processus de la lecture littéraire. Elle met en avant la
diversité et la complexité de travail avec les textes littéraires. Aussi, elle
permet aux enseignants d’organiser leur enseignement de la lecture
littéraire de façon progressive et différenciée. La sélection, l’articula-
tion ou la combinaison des dimensions personnelle, cognitive-esthé-
tique et productive offrent la possibilité de concevoir des tâches
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impliquant les apprenants tant dans la réception que dans la produc- L’apprentissage
tion de textes de manière subjective, cognitive et communicative dans de la lecture littéraire par
le but de les rendre autonomes, compétents dans leur apprentissage le développement des
compétences littéraires –
littéraire. une conception allemande
En fin de compte, la modélisation de Surkamp cherche à mettre en de l’enseignement
relation la lecture littéraire avec le développement de compétences de la lecture littéraire en
pour légitimer la place accordée aux textes littéraires dans l’enseigne- classe de langues
étrangères
ment des langues étrangères d’aujourd’hui où le terme de compétence
est inévitable. Décliner la lecture littéraire en trois compétences spéci-
fiques où le sujet lecteur a autant sa place que la dimension cognitive
rejoint les travaux de la didactique de la littérature du côté franco-
phone (par exemple Rouxel et Langlade 2004, Dufays et al. 2005). En
outre, la prise en compte de la dimension langagière-discursive dans
le travail avec et sur les textes littéraires permet aux apprenants à l’aide
d’un étayage de développer leur autonomie face à la lecture littéraire.
Enfin, cette modélisation permet de définir plus concrètement l’ap-
prentissage de la lecture littéraire en déclinant les trois compétences
en objectifs d’apprentissage clairs et cohérents fixés par les
ensegnant.e.s. En effet, comprendre et interpréter un texte dans le
cadre scolaire relève toujours d’un choix didactique effectué en amont
par un.e enseignant.e.

Bibliographie
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HALLET W. (2009), « Romanlektüre und Kompetenzentwicklung : Vom narra-
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120
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RÖSSLER A. (2010), « Es gibt Dinge, die gibt’s gar nicht . Zur Förderung der
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Recherches et applications n° 46. Paris, Histoire et spécificités de
l’apprentissage du français en Yakoutie.

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É criture
de la lecture

CHIARA BEMPORAD ET CYRILLE FRANÇOIS


R ACHID SOUIDI ET JEAN-LOUIS DUFAYS
NOËLLE MATHIS ET JESSICA TAN
ANNE GODARD

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122

D’un texte à l’autre :


la lecture littéraire avec
des textes médiateurs
CHIARA BEMPORAD
HAUTE ÉCOLE PÉDAGOGIQUE LAUSANNE

CYRILLE FRANÇOIS
UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Je ne comprends pas la langue mais je ne suis pas stupide je suis


capable de comprendre une histoire complexe (Vanessa)

Si la dimension littéraire et culturelle de l’enseignement des langues


étrangères n’est plus à démontrer (Pieper, 2007), les enseignant·e·s
sont souvent confronté·e·s à une situation paradoxale évoquée dans la
citation en exergue : certains lecteurs apprenants de langue étrangère
de niveau débutant ou intermédiaire, mais lecteurs experts dans leur(s)
langue(s), perçoivent la lecture de textes littéraires en langue étran-
gère comme trop difficile, mais rejettent néanmoins les textes adaptés
à leur niveau car ils ne leur semblent pas assez « littéraires », ni
intéressants.
Notre contribution questionne les modalités d’accès à des textes litté-
raires en français pour des lecteurs qui l’apprennent comme langue
étrangère. Nous souhaitons théoriser ici une activité de lecture litté-
raire mettant en dialogue un texte littéraire complexe et un autre texte
utilisé comme « outil de médiation » (Jeanneret, 2014). Ce texte
« médiateur » peut se présenter sous la forme de textes adaptés, sim-
plifiés, aussi bien que de traductions dans une autre langue ou de
transpositions dans un autre média. Bien que ces textes adaptés soient
le plus souvent conçus pour remplacer les œuvres dont ils sont issus,
nous préconisons au contraire de les utiliser en complément du texte
source, dans une étape intermédiaire du processus de construction de
sens, à l’aide de tâches spécifiquement conçues à cet effet.
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123
Après avoir décrit, d’un point de vue théorique, le processus de lecture D’un texte à l’autre :
pour des lecteurs plurilingues en formation, nous questionnerons la la lecture littéraire avec
pertinence de l’utilisation des textes médiateurs dans une perspective des textes médiateurs
d’enseignement des langues qui vise à mettre en avant l’agentivité du
sujet lecteur.

C orpus
Nous appuierons nos propos théoriques et didactiques sur des don-
nées empiriques et des expériences de classe effectuées entre 2012 et
2017 auprès d’étudiant·e·s universitaires en français langue étrangère
de l’École de français langue étrangère de l’Université de Lausanne.
Ces données sont issues de trois corpus différents, tous tirés de cours
enseignés par l’un des auteurs de l’article.
Le premier corpus est issu d’une recherche menée au printemps 2017
dans le cadre d’un cours d’« Approche linguistique des textes litté-
raires »73. L’objectif de ce qui représentait pour nous une phase pilote 73. Le niveau de français
était d’observer comment les étudiant·e·s utilisent un texte adapté de attendu des étudiant·e·s
fréquentant ce cours est de
manière intuitive. Cinq étudiantes, dont quatre suivant ce cours, se
B2-C1 dans les termes du
sont portées volontaires pour lire de façon libre et autonome, avant le CECR.
début du cours, Les Trois Mousquetaires d’Alexandre Dumas et une
adaptation FLE de niveau B1 (Dumas, 2001 et Dumas, 2008). La
consigne était présentée de manière très générale afin de pouvoir
évaluer la manière dont les étudiantes utilisaient les livres fournis :
Pendant les mois de janvier et de février, nous vous demandons de
lire le roman à votre rythme en utilisant les deux éditions reçues.
Vous pouvez choisir vous-même la manière dont vous gérez ces deux
éditions : lire l’une, puis l’autre ; lire les deux en même temps ; en lire
une seule ; en lire une principalement, mais en allant voir l’autre
ponctuellement, etc.
Avant de débuter la lecture, elles nous ont remis une biographie de
lecteur plurilingue (adaptée de Bemporad, 2010). Puis, quelques
semaines après le début du cours, elles ont effectué un entretien oral
(EO) – que nous avons retranscrit – où elles ont décrit la manière dont
elles ont lu les livres, les difficultés qu’elles ont rencontrées et leur
ressenti quant aux textes et à cette tâche de lecture.
Le deuxième corpus, récolté dans le cadre du même cours, comprend
74. Pour préserver
les travaux de validation de quatre étudiantes portant sur une analyse l’anonymat de nos étudiantes,
comparative (dorénavant AC) d’un texte littéraire et de son adaptation nous adoptons de prénoms
FLE (Dumas, 2001 et Dumas, 2008 ou Verne, 2009 et Verne, 2005). La d’emprunt. Toutes ces
personnes sont ici
séquence sera présentée plus bas.
chaleureusement remerciées
Les extraits des données discursives que nous présentons ici sont issus pour leur travail et leur
des productions (orales et écrites) de ces neuf personnes74. Ils seront disponibilité.

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124
cités sans prétention de représentativité, mais avec une validité des-
criptive d’exemplification, afin d’appuyer certains de nos propos théo-
riques et didactiques.
Nous présenterons en outre un deuxième compte rendu d’expériences
relatif à un enseignement qui préconisait des tâches de lecture exploi-
tant prioritairement les textes adaptés sans objectifs de comparaison
avec le texte source. Il s’agit de la lecture d’une adaptation niveau A1
des Trois Mousquetaires (Dumas, 2003) dans le cadre d’un cours de
culture pour apprenant·e·s de niveau élémentaire donné en 2012.
Cette activité sera décrite plus tard.

L e processus de lecture littéraire en langue


étrangère
Les études en didactique de la littérature (cf. Dufays et al. 2005, pour
une synthèse) ont défini la lecture littéraire comme une activité qui fait
intervenir différents modes de lecture et différents niveaux de
construction de sens.
Concernant les modes de lecture, on distingue notamment la lecture
progressive (ou cursive) de la lecture analytique (Gervais, 1992 et
Jouve, 1992). La première suit le déroulement de l’action racontée et
met en avant une instance affective, mimétique et empathique. La
deuxième privilégie une activité intellectuelle, réfléchie, de la lecture,
qui requiert une étude approfondie du texte, basée sur la connais-
sance de différents éléments textuels et contextuels.
Des recherches antérieures (Bemporad, 2014) nous ont permis d’obser-
ver que lorsque des lecteurs lisent des textes, ils mettent en œuvre
différentes stratégies pour s’engager dans le processus de lecture en
mélangeant constamment des modes progressifs et analytiques de
lecture. C’est la situation que décrit cette étudiante canadienne :
J’aime bien les livres d’aventure, de polar ou de comédie parce qu’ils
sont intéressants à lire aussi bien qu’ils m’aident à comprendre la
grammaire et la syntaxe de la langue française. J’aime bien com-
prendre comment l’auteur construit ses phrases, son emploi des
synonymes et comment il présente son histoire et communique ses
idées au lecteur (EO, Vanessa).
Dans cet extrait, Vanessa confirme le mélange d’un mode de lecture
progressive et immersive (intéressant à lire) propre aux genres qu’elle
a choisis (livres d’aventure, polars) et d’un mode analytique qui se foca-
lise soit sur des aspects formels (grammaire, syntaxe, synonymes), soit
des éléments stylistiques, génériques, et narratologiques.
Les modes de lecture résultent de l’interaction entre le lecteur (ses
représentations, ses compétences, ses envies, etc.) et le genre textuel :
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certains textes présupposent en effet plutôt une lecture progressive D’un texte à l’autre :
alors que d’autres se prêtent mieux à une lecture analytique. Or, les la lecture littéraire avec
lecteurs de langue étrangère se trouvent souvent face à des paradoxes des textes médiateurs
qui deviennent une véritable source de frustration. Lorsqu’ils se
retrouvent à lire des textes conçus pour une lecture progressive, ils
s’attendent à pouvoir adopter ce mode de lecture, en se basant sur
leurs compétences de lecture dans d’autres langues. Toutefois ils sont
souvent dans l’impossibilité d’adopter le mode de lecture souhaité à
cause de difficultés linguistiques et culturelles : ils sont donc contraints
à adopter un mode de lecture analytique, très souvent orienté vers les
aspects linguistiques, et se découragent. Le témoignage d’une étu-
diante russe, Iliana, décrit cette situation et la frustration qui s’ensuit :
en Russe quand je lis j’arrête pas je lis tout le texte ici j’ai besoin de
faire une pause pour regarder le voc ou retourner à la phrase pour
comprendre donc c’est ça prend du temps et moi je suis plus dans
l’histoire mais plutôt dans le côté linguistique dans la langue donc je
perds un peu le fil de l’histoire (EO, Iliana)
Parfois, en revanche, ils choisissent des textes difficiles et sont prêts à
adopter un mode analytique, appris souvent dans d’autres contextes
linguistiques, mais ils sont également frustrés du fait que la focalisation
sur la forme (vocabulaire, syntaxe, etc.) prenne trop de place par rap-
port à une analyse plus spécifiquement littéraire qui leur donnerait
plus de satisfaction.
La deuxième caractéristique du processus de lecture concerne les
niveaux de construction de sens où l’on distingue entre l’activité de
compréhension et l’activité d’interprétation. À la suite de Vanderdorpe
(1992) (voir également Falardeau, 2003 et Tauveron, 1999), nous défi-
nissons la première comme une activité impliquant « la saisie d’un sens
déterminé et commun aux divers interlocuteurs : elle est soumission à
des normes » (Vandendorpe, 1992 : 2). Elle suit le critère de l’exacti-
tude, du juste ou faux, et ne demande pas au lecteur de mobiliser des
connaissances autres que celles présupposées par le texte lui-même
(donc relatives à sa langue et au contenu décrit). Lorsqu’un lecteur
comprend un texte, il est capable d’en identifier les évènements prin-
cipaux (le résumer ou le paraphraser au besoin), de décrire les person-
nages et leurs caractéristiques, les lieux et les situations telles qu’elles
apparaissent dans le texte.
L’activité d’interprétation, quant à elle, est définie par Vanderdorpe
comme :
une activité négociée dans un rapport d’égalité entre divers
locuteurs. Plusieurs interprétations peuvent ainsi s’exclure mutuelle-
ment sans que l’une soit nécessairement meilleure que les autres.
C’est que l’interprétation possède par essence un aspect local et
précis qui invite à la prolifération […]. Elle est le terrain du jeu libre
de l’intelligence et de la subjectivité. (Vandendorpe, 1992 : 2)
L’interprétation suit le critère de la pertinence et demande au lecteur
de recourir à des connaissances extratextuelles (qui peuvent être diffé-
rentes d’une personne à l’autre) pour avancer des argumentations
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interprétatives (données sur le contexte de production ou de réception
de l’œuvre, comparaisons intertextuelles, etc.). Les tâches qui visent à
étayer (et évaluer) l’interprétation devraient donc laisser un certain
degré de liberté au lecteur pour faire en sorte qu’il construise une
interprétation cohérente qui s’appuie à la fois sur des éléments du
texte, du contexte et sur des apports personnels.
Bien qu’on ait souvent tendance à considérer ces deux activités
comme successives (d’abord on comprend, ensuite on interprète), les
études précédemment citées ont montré que ces deux activités sont
extrêmement imbriquées et se déroulent « en concomitance » (Falar-
deau, 1999).
Pour les lecteurs en langue étrangère, la construction du sens se limite
parfois à l’activité de compréhension, à laquelle ils consacrent beau-
coup de temps et d’énergie, au détriment d’un travail d’interprétation
souvent plus intéressant. Et d’ailleurs, les pratiques des enseignant·e·s
contribuent à confirmer ces représentations, car ils ont tendance à
accorder beaucoup de place au travail de compréhension, qui semble
d’ailleurs plus facile à évaluer. Néanmoins, il n’est, d’une part, souvent
pas nécessaire de tout comprendre pour pourvoir interpréter un texte,
et l’interprétation aide, d’autre part, à la compréhension du texte (un
mot, une phrase ou un passage peuvent être compris dans leur
contexte grâce au travail interprétatif).
Afin de faire face aux difficultés liées aux modes de lecture et/ou au
niveau de construction de sens, il serait donc judicieux de concevoir
des tâches qui, d’une part, favorisent une lecture progressive, pour
permettre à l’étudiant d’entrer rapidement dans le texte, de surmonter
ses blocages et de (re)trouver du plaisir dans la lecture, comme dans
d’autres langues de son répertoire langagier. D’autre part, il faudrait
revaloriser le travail d’interprétation et le proposer très tôt dans l’ap-
prentissage et pendant la lecture. L’utilisation de textes médiateurs,
associée à des tâches spécifiques, pourrait selon nous résoudre cer-
tains de ces problèmes et paradoxes en permettant aux lecteurs en
langue étrangère de lire et analyser des textes littéraires quel que soit
leur niveau de langue.

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L es textes médiateurs D’un texte à l’autre :
la lecture littéraire avec
des textes médiateurs

TYPES DE TEXTES ADAPTÉS


Il existe bien entendu des œuvres relativement accessibles au niveau 75. Dans un article sur le
linguistique qui offrent également un style et un contenu assez riches patrimoine littéraire, Brigitte
pour en proposer l’analyse dans un cours de littérature, à l’instar du Louichon qualifie d’objets
sémiotiques secondaires
Grand Cahier d’Agota Kristof, ou de La Vie devant soi de Romain Gary
les textes dérivés ou adaptés
(Émile Ajar). Cependant le choix de ces textes est assez limité et ne d’œuvres patrimoniales
résout pas la question des classiques qui doivent être abordés dans (Louichon, 2015).
certains cursus. Afin de pouvoir offrir la lecture de types de textes
différents, y compris ceux qui sont réputés « difficiles », nous propo-
sons de concevoir des tâches visant à les faire lire par l’intermédiaire
de textes adaptés.
76. Nous nous inspirons des
Il existe différents types d’adaptations de textes littéraires. Certaines
termes employés par
ne sont pas exclusivement de nature textuelle, à l’instar des films, Jakobson (1959) dans ses
séries télévisées, livres audio, bandes dessinées ou encore des jeux réflexions sur la traduction
vidéos. Quant aux adaptations de nature textuelle, il faut distinguer pour parler d’adaptations
intersémiotiques,
celles qui reprennent fidèlement le texte de celles qui l’altèrent pour
interlinguistiques et
produire un texte dérivé par traduction ou simplification75. intralinguistiques.
Entre un texte authentique et une adaptation FLE, il existe ainsi une
série d’objets aux caractéristiques différentes qui conviendront plus ou
moins bien à certains types de classes et à certains objectifs. Nous
proposons, dans le tableau suivant, une synthèse des types d’éditions
de textes littéraires les plus communes76. Les premières colonnes
(texte non modifié) présentent des éditions permettant de travailler
avec des textes authentiques et les dernières des éditions modifiant le
texte.
Les documents authentiques didactisés, textes édités pour être utilisés 77. L’expression est
dans le cadre d’un apprentissage, conservent le texte original en y construite sur le modèle de
ajoutant un appareil de notes et/ou des encadrés historiques, culturels, « réalité augmentée », par
l’ajout d’éléments sur la réalité
etc. On peut parler de textes augmentés qui superposent une couche
(avec des lunettes connectées
didactique à un texte littéraire77. C’est le cas, pour les apprenant·e·s ou un téléphone, par
homophones, d’éditions de classiques (par exemple chez Bordas, exemple), et non sur celui de
Larousse ou Folio plus) ou, pour les allophones, de collections comme « livre augmenté », dans
lequel des liens hypertextes
« Mondes en VF » (Didier) ou « Les langues modernes » (Le Livre de
et autres codes QR
poche). Certaines éditions pour lecteurs en français langue première permettent d’accéder à un
conviennent également à l’enseignement du FLE, à l’instar de la collec- contenu multimédia.
tion « Les contemporains, classiques de demain », chez Larousse.
Recommandée aux écoliers de 13-14 ans, cette collection présente un
grand nombre de notes de bas de page expliquant le lexique qui
paraît le plus complexe. Il faut toutefois être attentif au fait que les
mots expliqués peuvent ne pas correspondre à ceux qui posent pro-
blèmes aux apprenant·e·s et surtout aux apprenant·e·s de FLE dont le

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Tableau 1 : types d’éditions des textes littéraires

Texte non modifié Texte modifié


Sans Avec appareil didactique Intersémiotique Interlinguistique Intralinguistique
appareil
didactique
- Grand Langue de Langue - Film, séries - Traduction Langue de Langue
Cahier scolarisation étrangère - BD - Texte modernisé scolarisation étrangère
d’Agota - transposition (français
Kristof - Folio plus - Mondes scénique médiéval) - abrégé - CLE
- La Vie - Bordas en vf - livre audio - Édition bilingue - simplifié International
devant soi - Larousse - « Les - jeu vidéo - réécrit - Hachette FLE
de Romain - etc. langues - etc. - Cideb
Gary (Emile modernes » - etc.
Ajar) (Le Livre de
- etc. poche)
- Édition
bilingue
commentée
(Folio
bilingue ;
Les Belles
Lettres
- etc.)

répertoire linguistique, les capacités d’inférence, les stratégies et les


différences individuelles sont très variés, surtout dans des classes lin-
guistiquement et culturellement hétérogènes. Par ailleurs, l’utilisation
de certaines éditions peut parfois donner un sentiment d’infantilisation
aux apprenant·e·s et, ainsi, s’avérer contre-productive.
La dernière partie du tableau (modifications intralinguistiques) pré-
sente des éditions dans lesquelles le texte original peut être abrégé,
simplifié ou réécrit pour l’adapter à un niveau de langue ou de compré-
hension particulier, par exemple pour les enfants ou pour les
apprenant·e·s de FLE. Il s’agit parfois simplement d’abréger le texte,
notamment pour les livres très longs comme l’Odyssée, Les Misérables
ou Les Trois Mousquetaires. Certaines éditions jeunesse peuvent
représenter une bonne alternative aux éditions FLE pour la lecture de
textes littéraires en classe de langue, car elles offrent un texte moins
profondément transformé et plus satisfaisant du point de vue stylis-
tique. Les apprenant·e·s du cours « Approche linguistique des textes
littéraires » ont ainsi apprécié les collections « Textes classiques abré-
gés » de Folio Junior ou « Classiques abrégés » de l’École des loisirs.
Les textes peuvent également être simplifiés (au niveau du lexique ou
de la syntaxe, par exemple), voire réécrits (intrigue modifiée, passages
censurés), parfois par les auteurs eux-mêmes (le cas de Michel Tournier
est bien connu).
Pour chaque niveau du CECR, il existe des types d’adaptation diffé-
rents qui répondent aux difficultés elles-mêmes souvent différentes
des apprenant·e·s. Quand un·e étudiant·e qualifie un texte de « trop
difficile », l’enseignant·e doit chercher à savoir exactement ce qui pose
problème. De même, quand l’enseignant·e propose un texte simplifié,
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il faut être conscient du fait que l’on simplifie toujours pour un public D’un texte à l’autre :
précis. Comme le dit Mesnager (2002 : 31) : « La lecture étant affaire la lecture littéraire avec
d’interaction entre un texte et un lecteur, vouloir déterminer une diffi- des textes médiateurs
culté interne du texte n’aurait pas de sens. » Ainsi, certaines adapta-
tions simplifient le récit en supprimant des intrigues et personnages
secondaires, certaines modernisent la langue (comme les éditions
modernes des classiques), certaines simplifient le vocabulaire et la
syntaxe. La plupart opèrent bien entendu sur plusieurs de ces élé-
ments simultanément. Certaines collections conviennent par ailleurs
LE particulièrement aux classes linguistiquement homogènes, comme les
éditions bilingues ou la collection « Les langues modernes » du Livre
de poche qui contient du texte dans la langue de l’apprenant·e.
Les collections de textes littéraires adaptés pour les apprenant·e·s de
FLE représentent un grand marché, confirmant ainsi un intérêt certain
des enseignant·e·s et des apprenant·e·s. Cet intérêt cache toutefois une
méfiance ou un mépris envers ces éditions souvent mal considérées,
tant par les chercheurs et les enseignant·e·s que par nombre
d’apprenant·e·s. Cicurel (1991 : 32) affirme par exemple : « les textes en
français facile [sont] expurgés des difficultés mais aussi de toute authen-
ticité. Que lit alors le lecteur : de la littérature ? ou un remake fasti-
dieux ? ». Dans nos entretiens, une étudiante exprime un point de vue
similaire : « toute la beauté d’un texte, sa profondeur, son intensité ne
peuvent pas être conservées dans une version simplifiée » (AC, Dalia).
Notre approche consiste à postuler que, selon l’utilisation qui en est
faite en classe, ces textes peuvent néanmoins être des instruments
didactiquement efficaces : ils peuvent devenir des textes médiateurs,
qui ne doivent pas se substituer au texte source, mais en faciliter l’ac-
cès et permettre d’accomplir des tâches ciblées, cognitivement et
socialement riches et signifiantes.

DEUX TYPES DE TEXTES MÉDIATEURS


Dans le cadre de l’enseignement de la littérature, le travail de média-
tion permettant aux apprenant·e·s d’accéder plus facilement au texte
littéraire est en général réservé à la parole de l’enseignant, à des résu-
més ou compte rendus, à des traductions ou à des transpositions
cinématographiques. Pour aller plus loin, nous proposons également
d’utiliser des textes adaptés comme médiateurs.
Dans les domaines du droit et de la psychologie, la médiation se défi-
nit comme :
l’action de mettre en relation, par un tiers appelé « médiateur », deux
personnes physiques ou morales, appelées « médiées », sur la base
de règles et de moyens librement acceptés par elles, en vue soit de
la prévention d’un différend ou de sa résolution, soit de l’établisse-
ment ou du rétablissement d’une relation sociale. (de Briant et Palau,
1999 : 11)

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L’utilisation d’un texte adapté peut également permettre la prévention
d’un différend quand le texte original semble trop difficile pour
l’apprenant·e. Son rôle peut rappeler ce qui se fait dans le domaine de
la médiation culturelle, où des intermédiaires ont pour rôle de « mettre
[la culture] à la portée du plus grand nombre » (idem, p. 23). La média-
tion peut ainsi jouer un rôle de pont : l’usage du texte médiateur pour
les apprenant·e·s d’un niveau moins avancé (A1-B1) facilite l’accès à un
livre qui serait autrement peu (voire pas) accessible. Ce texte a donc
pour fonction de combler l’écart entre le niveau de l’apprenant·e et
celui requis pour accéder au texte.
Voici deux exemples d’utilisation de textes adaptés comme pont :
a) lecture du texte adapté en autonomie pour favoriser une lecture
progressive et du texte source en classe pour le travail d’analyse. Il
s’agit, dans ce cas, de résoudre les problèmes de compréhension
préalablement au travail interprétatif et de faire gagner du temps en
classe pour le travail de compréhension. De cette manière, les
apprenant·e·s ne confrontent pas leurs réponses à la version « cor-
recte » transmise par l’enseignant·e, mais ils proposent une pluralité
d’interprétations modérées par l’enseignant·e. Par ailleurs, la lecture
78. « J’aime bien quand ça progressive, au rythme de l’apprenant·e78, l’encourage à lire en fran-
avance le sujet donc si on çais et lui fait prendre conscience de sa capacité à lire un livre entier
en français. Une de nos étudiantes annonçait ainsi sa fierté à pouvoir
peut vite avancer avec les
dire qu’elle a « lu un livre entier en français » (EO, Vanessa). Idéale-
actions ça donne la lecture ment, l’enseignant·e pourrait proposer des tâches de comparaison
plus agréable donc c’est pour du texte source et du texte adapté pour effectuer le travail d’analyse
ça que bon ici [version en bénéficiant du travail de lecture préalable.
simplifiée] c’est vraiment tirer
les actions plus importantes b) lecture alternée du texte source et du texte adapté de façon auto-
dans l’histoire donc c’est pour nome (avec ou sans guide de lecture). Il s’agit notamment d’entraîner
les apprenant·e·s à une lecture progressive du texte source, tout en
ça que c’est plus intéressant »
leur permettant un travail d’analyse, au moins implicite, à travers la
(EO, Olga) comparaison de deux éditions. Dans ce cas, il serait aussi utile d’ac-
compagner la lecture de tâches stimulant la comparaison des textes,
afin de développer le travail analytique, notamment en relevant ce
que le texte source apporte de plus que le texte adapté. D’un point
de vue pratique, on peut varier le nombre de pages au cours de la
lecture : plus de pages du textes adaptés et moins du texte source
au début, puis des extraits de plus en plus longs au fil de la lecture.
Il est également possible de lier le choix du livre à des séquences du
texte : chapitre contenant beaucoup de dialogues avec le texte
source ; chapitre descriptif avec le texte adapté ; longs passages
concernant des intrigues secondaires avec un texte abrégé, etc.
La médiation peut aussi porter sur un autre niveau. Comme le rappelle
Loarer (1996 : 11), « la médiation renvoie étymologiquement à la notion
d’intermédiaire, de lien. Est donc médiateur tout élément qui, s’inter-
calant entre deux autres, en modifie les relations ». Les relations entre
un·e apprenant·e et un texte littéraire peuvent être modifiées de
manière très productive lorsque le texte médiateur joue un rôle d’outil
ou de support intermédiaire, selon l’expression d’Astolfi :
L’idée-clé est qu’aucun apprentissage véritable ne se donne d’em-
blée, mais qu’il s’effectue nécessairement dans la durée, dans le
détour, qu’il oblige souvent à des formulations intermédiaires, qu’il
s’accroche à des points d’appui transitoires devant être ensuite
dépassés. Il nécessite également des outils et des supports intermé-
diaires, ce qu’indique le sens journalistique du mot média. (Astolfi,
1996 : 13)

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Pour les apprenant·e·s de niveau avancé, notamment, le travail de com- D’un texte à l’autre :
paraison entre le texte source et l’objet médiateur peut s’avérer très la lecture littéraire avec
utile en aidant à développer un travail analytique minutieux, linguis- des textes médiateurs
tique et interprétatif, de manière active et autonome. Les textes
médiateurs permettent ainsi un « détour » et un « appui transitoire »,
qui aident les apprenant·e·s à parvenir à plusieurs niveaux d’analyse
successifs. Un exemple d’utilisation de texte adapté comme support
intermédiaire est présenté plus bas.

M édiation et tâches
Le texte médiateur ne se substituant pas au texte source, la réussite de
la séquence ne dépend donc pas uniquement de la qualité de l’adap-
tation – sur laquelle il reste difficile de faire s’accorder les personnes
impliquées dans l’apprentissage –, mais aussi, et surtout, de la tâche à
accomplir, qui orientera les modes de lecture et les activités de com-
préhension et d’interprétation des apprenant·e·s.

P our un lecteur autonome et réflexif :


les tâches
Dans une approche traditionnelle de l’enseignement de la littérature
(en langue première ou étrangère), le travail de construction du sens
est effectué le plus souvent par l’enseignant·e dans une modalité fron-
tale. L’approche par les tâches, en revanche, recommande que
l’enseignant·e assume un rôle de gestion et de régulation de l’activité,
mais que ce soit l’apprenant·e en tant qu’acteur social qui prenne en
charge l’activité de façon libre, autonome et active. Par ailleurs, cette
perspective actionnelle s’articule avec l’idée de mettre en avant la
subjectivité du lecteur, en lui permettant d’effectuer une expérience
affective, sémiotique, esthétique et éthique (Rouxel et Langlade,
2004), et d’exprimer une évaluation du texte.
Les œuvres littéraires, comme nous l’avons vu, peuvent poser certains
problèmes d’accès pour les apprenant·e·s de langue étrangère. L’agen-
tivité et la subjectivité sont donc souvent sacrifiées au bénéfice d’une
compréhension guidée (voire transmise) par l’enseignant·e, et ceci
surtout, mais non exclusivement, à un niveau débutant et intermédiaire
(de A1 à B1). L’utilisation d’un texte médiateur permettrait de concevoir
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des tâches sur le texte qui suivent le principe d’agentivité et laissent le
lecteur apprenant effectuer une action sur le texte de façon
autonome.
Dans notre étude pilote, nous avons réparti les étudiant·e·s en deux
groupes : les premiers avaient pour seule consigne de lire Les Trois
Mousquetaires à l’aide des deux éditions distribuées ; les autres
devaient rendre un document sous forme d’explication de texte en
suivant des consignes précises d’analyse et de comparaison du texte
source et du texte adapté. Les étudiant·e·s auxquel·le·s nous avions
donné une tâche précise de comparaison des textes ont mieux travaillé
et plus apprécié le texte adapté que celles à qui nous avions demandé
de lire les textes sans indications complémentaires. Ces dernières ont
utilisé le texte médiateur uniquement comme pont : elles ont lu le
texte adapté dans un premier temps, afin de connaître l’histoire, et
ainsi de mieux comprendre l’intrigue pendant la lecture du texte
source. Par ailleurs, le manque de tâche précise, et donc de justifica-
tion de la nécessité de lire le texte source (outre la question de l’éven-
tuelle validation du cours), peut décourager certain·e·s apprenant·e·s
de lire le texte source après avoir lu le texte adapté. Une étudiante
relève ce risque : « En plus, je redoute que certains lecteurs ne
reviennent jamais au texte original en croyant qu’ils connaissent déjà
l’œuvre littéraire » (AC, Dalia). Il faut bien relever qu’il ne s’agit pas
uniquement d’une forme de paresse des apprenant·e·s, mais plutôt
d’une difficulté de saisir la pertinence de la lecture des deux textes,
dont il peut ne pas être facile d’appréhender les différences pour des
lecteurs focalisant sur l’intrigue au détriment de la forme.
Il nous paraît donc indispensable de proposer des tâches claires et
précises pour accompagner le travail à l’aide d’un texte médiateur, en
tenant compte, notamment, du niveau des étudiant·e·s (niveau linguis-
tique et compétences de lecteur), de la difficulté du texte, des objec-
tifs d’enseignement par rapport au contexte d’enseignement (cours de
langue ou de littérature, etc.) et des modes de validation.
Les deux exemples suivants présentent des séquences autour des Trois
Mousquetaires d’Alexandre Dumas qui exploitent un texte médiateur
jouant un rôle de pont ou de support intermédiaire.

L ’exemple des Trois Mousquetaires


Le texte médiateur comme pont
Dans le cadre d’un cours annuel d’« Atelier culture » à l’École de fran-
çais langue étrangère de l’Université de Lausanne, les étudiant·e·s, de
niveau élémentaire, ont pu choisir à l’issue du premier semestre un

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livre à lire au deuxième semestre. Le choix s’est porté sur Les Trois D’un texte à l’autre :
Mousquetaires d’Alexandre Dumas, adapté pour le niveau A1 chez CLE la lecture littéraire avec
International79. La séquence a débuté par une introduction générale des textes médiateurs
présentant le livre et l’auteur. Les apprenant·e·s ont également reçu un
polycopié contenant les informations pratiques, le calendrier, des
questions et des extraits de texte.
L’objectif de cette séquence est de familiariser les apprenant·e·s avec
la lecture en français et la littérature française80, de leur permettre de
lire un livre en entier en français, et de leur donner envie de lire en
français. La lecture du livre adapté est faite en autonomie. Elle est
accompagnée d’activités à faire en classe et en autonomie. La seule
contrainte concernant la progression de la lecture est d’avoir terminé
le livre à une date donnée afin de pouvoir en discuter en classe. 79. L’année précédente,
les étudiant·e·s avaient choisi
Chaque étudiant·e choisit son propre rythme de lecture et peut rendre La Reine Margot, du même
à l’enseignant·e ses réponses à des questions visant à assister la com- auteur, ce qui permet
préhension du texte. Les consignes insistent sur le caractère heuris- d’apprécier la renommée
tique et formatif (en insistant sur leur caractère non sommatif) de ces dont jouit Alexandre Dumas
à l’étranger.
questions : « Vous lisez pour votre plaisir, les questions doivent simple-
ment vous aider à comprendre l’histoire. » Les questions sont réparties
en cinq blocs qui suivent les chapitres du texte adapté ou des sections 80. Le choix du livre permet
signalées par des astérisques. Chaque partie est accompagnée d’un notamment de discuter du
monde de l’édition au
court extrait du texte source (2 pages maximum de l’édition de poche). xixe siècle (le roman feuilleton)
Les apprenant·e·s sont invité·e·s à comparer le texte adapté et le texte et du roman historique.
source par des questions de compréhension ou d’interprétation.
En plus de ces tâches de lecture, de compréhension écrite et d’expres-
sion écrite, plusieurs activités en classe sont annoncées au début de la
séquence : un résumé à produire après l’échéance de lecture et après
discussion en classe ; un compte rendu du film de Bertrand Tavernier,
La Fille de d’Artagnan (1994), visionné en classe, en insistant sur les
liens avec le livre.
Dans cette séquence, le travail de médiation porte principalement sur
le rôle de pont décrit plus haut : le texte médiateur facilite l’accès à un
livre de près de mille pages écrit dans une langue complexe, avec un
vocabulaire parfois archaïque, qui serait inaccessible sans adaptation.
Si le texte source pose trop de problèmes de compréhension au
niveau A1 pour être utilisé au même titre que le texte adapté, les
tâches de comparaison proposées pour chaque partie permettent
néanmoins de rendre les apprenant·e·s attentifs au travail d’adaptation
réalisé par les éditions CLE International. Il est important, d’une part et
avant tout, qu’ils soient conscients de lire un texte adapté, et non un
texte original. La comparaison des textes le leur montre de manière
plus efficace et plus persistante qu’une mention au début du livre ou
qu’une évocation par l’enseignant. D’autre part, les apprenant·e·s étant
invité·e·s à se prononcer sur les différences entre les deux textes, plu-
sieurs parviennent à décrire ce que le texte source offre et qui est
absent du texte adapté, tant au niveau du contenu que de la forme. Au

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final, les objectifs sont atteints : les apprenant·e·s ont pris du plaisir à
la lecture, sur un mode progressif, d’un livre entier en français et ils/
elles ont été stimulé·e·s dans leur travail interprétatif, notamment par
les tâches de comparaison entre le texte source et le texte adapté, puis
avec le film.

L e texte médiateur comme support


intermédiaire
Dans un cours intitulé « Approche linguistique des textes littéraires »,
les apprenant·e·s, de niveaux avancés, sont invités à réfléchir à la
notion de simplicité, tant au niveau linguistique que littéraire, en com-
parant un texte avec plusieurs adaptations, soit en littérature jeunesse,
soit pour des apprenant·e·s de FLE. Afin de favoriser l’usage d’un texte
médiateur dans un rôle d’outil ou de support intermédiaire, nous avons
demandé aux étudiant·e·s d’accomplir un travail de comparaison entre
le texte source et une adaptation FLE, niveau B1, des éditions Cideb.
Relever les similitudes et les différences entre le texte adapté et le
texte source permet d’appréhender sous un autre jour les caractéris-
tiques littéraires et linguistiques de l’œuvre : les apprenant·e·s sont
poussé·e·s à se demander pourquoi tel passage est supprimé, alors
que tel autre est conservé, et en quoi les modifications lexicales ou
syntaxiques altèrent le texte.
Le travail intervient en fin de semestre, après les lectures, exercices et
exposés en classe, et porte soit sur Les Trois Mousquetaires, soit sur Le
Tour du monde en 80 jours de Jules Verne. Les consignes étaient de
lire le roman à son rythme en utilisant les deux éditions (source et
adaptation) indiquées en bibliographie de la manière que l’on souhaite
(lire l’une, puis l’autre ; lire les deux en même temps ; en lire une seule ;
en lire une principalement, mais en allant voir l’autre ponctuellement,
etc.), puis d’écrire un travail en deux parties. Dans la première, il s’agit
de répondre à des questions sur l’expérience de lecture et l’utilisation
des deux éditions. La deuxième présente une analyse comparative
d’un extrait d’environ 1-2 pages dans les deux éditions. L’extrait est
sélectionné par les apprenant·e·s et doit être représentatif du travail
d’adaptation. Les consignes comportent trois points à suivre :
1. Comparez les différences aux niveaux lexical et syntaxique ; rele-
vez les suppressions et les ajouts dans le texte adapté.

2. Analysez d’une manière générale les différences en termes d’ex-


périence de lecture d’un texte littéraire.

3. En conclusion, dites ce que le texte original apporte de plus selon


vous.

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Cette activité vise à entraîner les apprenant·e·s à une lecture microlin- D’un texte à l’autre :
guistique très précise. Le travail de comparaison du texte source avec la lecture littéraire avec
un texte adapté permet de mettre au jour des différences, de les inter- des textes médiateurs
roger, et, ainsi, de repérer plus facilement des éléments pertinents
pour l’analyse linguistique. C’est en cela que le texte médiateur joue
un rôle d’outil ou de support intermédiaire : il n’est pas lu indépendam-
ment, mais est utilisé pour permettre aux apprenant·e·s d’apprécier la
complexité du texte source par étapes successives. Il faut néanmoins
relever que, même si les étudiant·e·s avaient un niveau suffisant pour
lire le texte source, le texte adapté leur a permis d’effectuer une pre-
mière lecture en autonomie de manière progressive et de résoudre
quelques problèmes de compréhension, jouant ainsi un rôle de pont 81. 81. Ainsi, Emily précise-
Le rôle de support intermédiaire est ensuite stimulé par la tâche pro- t-elle : « Parfois, j’ai lu le
passage dans la version FLE
posée par l’enseignant·e. Il faut d’ailleurs relever que le travail d’analyse pour clarifier un passage mal
fondé sur la comparaison de textes pourrait aussi bien être effectué à compris. » Veronika, quant à
l’aide d’autres objets sémiotiques (un film, une pièce de théâtre, etc.) elle, insiste sur le mode de
lecture : « Pendant la lecture
ou d’une traduction, ce que nous proposons dans d’autres cours. L’uti-
de la version FLE, j’ai parfois
lisation d’un texte adapté permet de proposer une comparaison tex- “oublié” que j’étais en train
tuelle (contrairement aux films) et de résoudre les problèmes des de lire en français. Cela
classes plurilingues, où tous les étudiant·e·s ne pourraient pas travailler m’arrive quand je comprends
plus ou moins tout et quand
sur la même traduction. La comparaison textuelle stimule une réflexion je ne dois pas réfléchir
sur la langue auprès d’étudiant·e·s qui s’initient à la linguistique en beaucoup pour suivre l’action
soulignant qu’il n’y a pas une seule manière d’exprimer une idée, de du roman. Pendant la lecture
de la version originale, ce
raconter une histoire, et en les rendant attentifs au fait que les diffé- n’était pas le cas. »
rentes façons d’exprimer cette idée ou de raconter cette histoire ne
sont pas exactement synonymes.
De manière plus spécifique, pour revenir aux objectifs du cours, la
comparaison stimule une réflexion sur la simplicité et implique un tra-
vail précis sur la syntaxe, le lexique, ainsi que sur des phénomènes de
cohésion et de cohérence. Du point de vue littéraire, la comparaison
permet entre autres d’être plus attentif au rôle et au caractère des
personnages. L’une des étudiantes relève ainsi que Milady joue un rôle
plus central dans l’adaptation des Trois Mousquetaires et qu’elle y
paraît plus « méchante », alors que la représentation est plus nuancée
dans le texte source (AC, Dalia). Une autre étudiante conclut au sujet
du texte adapté que « C’était utile de l’utiliser pour interpréter le texte
parce qu’il a mis l’accent sur les évènements absolument nécessaires »
(AC, Emily).
Le résultat des travaux des étudiant·e·s est particulièrement intéressant
et nous pouvons conclure avec une étudiante pourtant très critique, au
début du cours, envers les textes adaptés (jeunesse ou FLE) que
dans un contexte d’enseignement - apprentissage d’une langue,
l’analyse comparative de quelques extraits originaux et simplifiés
peut être un exercice utile. C’est peut-être plus intéressant que de
suggérer la lecture intégrale d’un texte simplifié. (AC, Dalia)

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C onclusion
Dans cet article, nous avons voulu montrer la pertinence de l’utilisation
de textes médiateurs dans l’enseignement de la lecture littéraire, car
elle permet de minimiser des problèmes langagiers pour que
l’apprenant·e adopte un mode de lecture progressive (et participative),
individuellement et à son rythme. Par ailleurs, un travail d’analyse spé-
cifiquement orienté sur la comparaison des deux éditions permet de
travailler simultanément la compréhension et l’interprétation, ce qui
est éminemment profitable l’activité de lecture littéraire en langue
étrangère. Enfin, le recours au texte médiateur permet de mettre en
avant l’agentivité et une plus grande autonomie de la part du lecteur
apprenant, le texte médiateur permettant d’étayer la compréhension à
la place de l’enseignant·e.
Veronika, une de nos étudiantes, résume bien les objectifs du recours
au texte médiateur :
J’ai l’impression que beaucoup de gens dévalorisent un peu les livres
simplifiés. Mais à mon avis, il faut simplement limiter ses demandes
à un texte pareil. Bien sûr, il y a des suppressions concernant le
contenu, mais si on regarde les versions simplifiées comme un
moyen de trouver accès à la littérature qu’on n’aurait pas sans ces
versions, c’est une chose qui peut aider les enfants et les apprenants
d’une langue étrangère. (AC, Veronika, nous soulignons)
Afin que l’expérience soit concluante, il nous paraît important de sou-
ligner que l’apprenant·e doit toujours être conscient qu’il ne lit pas le
texte original, mais une version adaptée. Dans le cadre de notre
recherche, plusieurs étudiant·e·s nous ont confié avoir lu des livres
simplifiés à l’école sans savoir qu’il s’agissait de textes adaptés. Outre
le fait que ceci puisse entraîner des frustrations liées à la qualité de
l’ouvrage, le problème principal est que le texte adapté ne peut plus
faire œuvre de médiation puisqu’il se substitue au texte source. C’est
là le point essentiel de notre proposition : les textes adaptés peuvent
être utiles dans les études littéraires s’ils sont utilisés comme de véri-
tables outils de médiation.

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Classique).

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S téréotypie et
enseignement de la
littérature en contexte
bilingue.
Une expérience
marocaine au départ
de journaux de lecture
R ACHID SOUIDI ET JEAN-LOUIS DUFAYS
UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN - CRIPEDIS

C ontextualisation
Notre étude, qui a pour objet la mise en œuvre du journal de lecture
au service du travail sur l’œuvre intégrale dans l’enseignement secon-
82. Système éducatif où le daire marocain82, s’inscrit dans un double contexte : l’essor récent des
cours de français est le seul à notions de « sujet lecteur » et « sujet scripteur » en didactique de la
ne pas être dispensé en
littérature et le tournant que connaît aujourd’hui l’enseignement du
arabe, il importe de le
préciser d’emblée. français au Maroc.
Nonobstant leurs limites (Daunay, 2007 ; Dufays 2013), les recherches
didactiques relatives aux notions de sujet lecteur (Rouxel & Langlade,
2004) et de sujet scripteur (Tauveron, 2007) distinguent deux aspects
traditionnellement contrastés du développement de l’élève : d’un
côté, il s’épanouit comme sujet en manifestant sa sensibilité et ses
émotions dans des écritures du moi ; de l’autre, il intègre peu à peu les
normes scolaires de la lecture-écriture au départ des savoirs et des
savoir-faire qui lui ont été inculqués (Tauveron & Sève, 2005). Face à
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cette tension, l’enseignant hésite souvent entre le désir de promouvoir Stéréotypie et
directement la sensibilité de l’élève en développant chez lui des pos- enseignement de la
tures d’empathie et le souci de l’initier à la mise à distance de ses littérature en contexte
bilingue.
émotions en lui transmettant des codes et des stratégies rhétoriques Une expérience marocaine
qui la rendent possible. Soucieuse de relier ces deux voies, Chanfrault- au départ
Duchet (2006 : 85) souligne le lien essentiel qui relie l’ethos discursif à de journaux de lecture
sa sémiotisation. Elle rappelle en effet que, déjà pour Lanson,
Un des grands obstacles à l’effort intellectuel est la croyance qu’il
nuit à la sincérité du sentiment ; on s’applique à ne pas employer son
esprit, afin que le cœur parle tout seul. Ainsi son langage ne sera pas
fardé, et notre âme transparaîtra pure et sincère dans toutes nos
expressions. Le malheur est que, quoi qu’on en dise, le cœur ne peut
se passer de l’esprit » (Lanson, 1922).
Les tensions liées à la promotion de la subjectivité des élèves appa-
raissent aussi dans les recherches relatives à la professionnalité de
l’enseignant. Jorro (2008 : 41) remarque ainsi que l’intérêt qui est
aujourd’hui porté sur l’activité de l’élève va de pair avec un mouvement
de « contre-transposition », qui implique « le passage d’une épistémo-
logie de la connaissance à une épistémologie de l’action », centrée sur
l’activité de l’élève en tant que lecteur. Ce renversement épistémolo-
gique de la pratique enseignante va de pair avec l’approche par com-
pétences (APC), qui impose de considérer les savoirs dans leur
dimension opératoire (Perrenoud et al. : 2008). Une logique de l’action
s’oppose ainsi à l’ancienne logique des concepts, créant par là un hia-
tus entre les théories de la lecture et les pratiques d’enseignement.
Dans le contexte de l’enseignement secondaire marocain, cette évolu-
tion didactique a été particulièrement palpable à l’occasion de la
Réforme83 de 1998. Du jour au lendemain, les enseignants ont été 83. Cette Réforme, qui est
invités à enseigner la lecture d’œuvres intégrales et à d’autres activités liée à l’édition en 1998 de la
Charte de l’éducation et
de lecture complexes auxquelles ils n’avaient pas été préparés. En
de la formation, a donné lieu
effet, si leur formation académique les avait initiés à l’étude magistrale à une révision des
des œuvres, elle ne les avait guère exercés à transposer didactique- Recommandations
ment leurs savoirs et elle ne leur fut donc pas d’une grande utilité pour pédagogiques – suivies
d’Orientations
susciter l’appétence et l’activité d’élèves aux prises avec des difficultés
pédagogiques. C’est à ce
de lecture et d’écriture. Cette évolution didactique a donc eu des moment que l’œuvre intégrale
effets importants sur la professionnalité des enseignants, obligés de a fait son entrée dans les
repenser fortement leur manière de piloter les activités des élèves. sections OLF (Option Langue
Française).
C’est dans le cadre de cette évolution que s’inscrit l’enjeu d’une pra-
tique comme le journal de lecture. L’intérêt de cet outil didactique (Ahr
& Joole, 2013) tient au fait qu’il favorise une relation intime de l’élève
avec les œuvres qu’il a lues et n’est pas objet à évaluation. Production
propre à l’élève, il bénéficie d’un statut particulier au sein de la classe
dans la mesure où, même s’il peut être lu par l’enseignant, ce dernier
s’abstient de poser sur lui un regard magistral et évaluateur. Le journal
de lecture se présente comme un espace de liberté qui accueille les
traces de la singularité du rapport au texte, ce qui en fait un outil pri-
vilégié du lire-écrire en littérature. D’organisation souple, il favorise
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une appréhension singulière des œuvres littéraires, qui n’ignore pas
pour autant l’exigence de construction d’un référent culturel commun.
Ce genre d’écrit est cependant porteur d’un paradoxe : l’enseignant
qui le suscite ne peut le contrôler puisqu’il s’agit d’un acte individuel
qui échappe en partie au rapport collectif au littéraire. « Texte du lec-
teur » (Mazauric, Fourtanier & Langlade, 2011), il résulte d’un processus
interactif, didactique et situé dont les attendus culturels sont partagés
(Bautier, 2002). Centré sur l’expression de la subjectivité, ce dispositif
comporte les traces des concepts littéraires enseignés que l’élève uti-
lise en vue de raffermir son discours appréciatif sur les œuvres.

P roblématique
En raison même de son ambivalence, le journal de lecture apparaît à
cet égard comme un support d’expérience privilégié pour favoriser le
passage d’une didactique de l’intervention à une didactique de l’expli-
cation (Jorro, 2008). Dans quelle mesure une telle pratique pourrait-
elle mettre en place les conditions d’accès à la lecture pour tous et
didactiser la lecture privée, dans le respect des normes et des codes
en vigueur (Nonnon, 2004) ? Par ailleurs, quels seraient les atouts et les
modalités pertinentes, dans le cadre de cette pratique, du recours à la
notion de stéréotypie, qui suppose une attention prêtée aux données
socioculturelles collectives (Dufays, 2010) ? Comment exploiter la
mémoire scolaire dans le cadre d’une lecture libre d’un texte littéraire ?
Et comment gérer, dans ce cadre, les différences entre élèves et les
difficultés d’interprétation (Hébert, 2006) ?

C adrage conceptuel
84. Nous employons ce nom
avec circonspection, car on
sait depuis le Bakhtine LE JOURNAL DE LECTURE, UN GENRE SCOLAIRE ?
démasqué de Bronckart et Le journal de lecture est un genre didactique au sens que lui en
Bota (2011) qu’une partie des
œuvres signées Bakhtine
donnent Adam (1997) et Bronckart (1996) sur la base de la typologie
avaient pour auteurs réels discursive de Bakhtine84 (1979/1984 : 265). De leur côté, Schneuwly et
Medvedev et Volochinov. Dolz (1997 : 27-40) distinguent « les genres proprement scolaires », qui
sont nés à l’école et ont été exportés vers d’autres domaines d’activi-
tés, et « les genres scolarisés », qui ont été empruntés à d’autres
sphères et transformés pour les besoins de l’enseignement/
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apprentissage. À laquelle de ces deux catégories appartient le journal Stéréotypie et
de lecture ? Peut-on le relier à une pratique sociale extérieure à enseignement de la
l’école ? littérature en contexte
bilingue.
La réponse est assez claire : d’un côté, du journal de Gide aux écrits Une expérience marocaine
intimes de Proust, les exemples de journaux de lecture extérieurs au au départ
cadre de l’école pullulent, de l’autre, le genre n’en occupe pas moins de journaux de lecture
une place croissante dans les prescriptions scolaires85. 85. En l’occurrence, s’il ne
Le journal de lecture serait donc un « genre scolarisé » puisque les figure dans aucun programme
marocain, il trouve un ancrage
discours qu’il intègre appartiennent à « diverses sphères de l’activité et
explicite dans les Instructions
de la communication » (Bakhtine 1979/1984 : 268). Officielles françaises de
2002, particulièrement dans le
document d’accompagne-
UNE QUESTION DE TRANSPOSITION ment du cycle 3
Parallèlement à la scolarisation progressive du journal de lecture, les
dernières décennies ont vu se développer la transposition didactique
des notions de réponse du lecteur (Rosenblatt, 1995) et de lecture lit-
téraire (Dufays, 2010) ainsi que les théories socioculturelles de l’ap-
prentissage (Vygotski, 1985), qui ont fortement contribué à valider des
supports et des pratiques comme le carnet, le journal, les cercles de
lecture, le débat dirigé, le journal dialogué, etc.
Quand il recourt à de tels outils, l’enseignant n’a plus besoin de trans-
mettre les savoirs en classe comme il a l’habitude de faire. Il peut ainsi
tenir compte du fait que la culture dépasse l’espace limité de l’école,
même si elle demeure une dimension importante de l’activité d’ap-
prentissage. Jorro (2008 : 43) oppose le rapport « interrogatif aux
savoirs », dans lequel est mise en valeur leur dimension énigmatique,
et le rapport « descriptif aux savoirs », dans lequel l’enseignant tend à
respecter le monde établi. Dans le cadre du journal de lecture, c’est
clairement la première possibilité qui est mobilisée.

L’ENJEU DU RAPPORT AUX STÉRÉOTYPIES


Un autre élément de cadrage à considérer en lien avec le journal de
lecture est le rôle qu’y jouent les stéréotypes du lecteur. Comme on le
sait, l’enseignement de la littérature a partie fortement liée avec le
phénomène de stéréotypie, lequel concerne tout à la fois les représen-
tations collectives, la langue de bois, les prototypes, les locutions
figées, les idées reçues, les lieux communs, les poncifs, les conven-
tions, les topoï et les clichés. À la suite d’Amossy (1991), l’un de nous
(Dufays, 2010) a souligné que la stéréotypie touchait à trois niveaux de
réalité : le langage (expressions usées, style du romantisme, écriture
du Nouveau roman…), la structure des genres discursifs (personnages
de romans, structure narrative…) et les représentations idéologiques
(l’innocence des enfants, la bêtise des Belges…). Caractérisé par son
semi-figement, sa récurrence, sa dimension collective, durable,
inoriginée et l’automatisme de son usage, le stéréotype pose en outre
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un problème sur les plans informationnel, esthétique, psychologique,
référentiel et éthique.
Bien qu’ils aient mauvaise presse dans les milieux intellectuels, les
stéréotypes « ont toujours constitué un objet clé de l’enseignement
des langues-cultures et un révélateur de ses enjeux et de ses valeurs »
(Dufays & Kervyn, 2010 : 5). En effet, du fait que les savoirs et les savoir-
faire enseignables sont préalablement construits sous forme de
connaissances communes et simplifiées, ils sont partie prenante de
tous les projets pédagogiques et didactiques. À cet égard, les stéréo-
86. Dans Stéréotype et types d’inventio et de dispositio86 apparaissent comme porteurs des
lecture (Dufays, 2010 : 86), les préconnaissances qui influent sur le choix des textes à lire et sur l’iden-
codes d’elocutio sont définis
tification du genre et du courant littéraire auxquels ils appartiennent.
comme « les connaissances
formelles, linguistiques, De même, tant sur l’axe paradigmatique que sur l’axe syntagmatique,
rhétoriques qui permettent les stéréotypes contribuent à la construction du sens, laquelle inclut la
de construire le sens d’une compréhension et l’interprétation. Interpréter, en effet, consiste en
phrase », les codes de
grande partie à se fonder sur des connaissances extérieures au texte
dispositio comme « les
diverses structures formelles pour faire face aux « blancs », aux « indéterminations », aux « ambigüi-
et sémantiques (qu’elles tés » et aux autres « contradictions » éparpillés un peu partout dans le
soient séquentielles ou texte (Eco,1965 ; Jauss, 1978 ; Iser, 1985).
configurationnelles) qui
Les stéréotypes ne sont donc pas un luxe dont l’élève lecteur pourrait
permettent d’identifier un
texte en termes de « genre » faire l’économie, ce sont au contraire des ressources indispensables
ou de scénario type », et les qui lui permettent d’opérer un équilibrage entre les modalités lecto-
codes d’inventio comme rales de la participation et de la distanciation en les alternant ou les
« les divers systèmes
combinant à toutes les étapes de la compréhension, de l’interprétation
axiologiques et idéologiques
dont peut disposer le lecteur et de l’évaluation. Pour évaluer le texte, enfin, l’élève est amené à se
pour dégager les valeurs situer entre différents systèmes de valeurs (classique, moderne ou
véhiculées par le texte ». Par postmoderne) en mobilisant, à l’aide des stéréotypes qu’il assume ou
« codes », à la suite de
qu’il rejette, l’un ou l’autre des critères suivants : « la densité séman-
Barthes (1970 : 27-28), nous
entendons les systèmes de tique, la portée référentielle, le rapport aux conventions du genre et
savoir dont dispose le lecteur : du courant, l’esthétique formelle, la portée éthique, la portée psy-
un code est un « ensemble de choaffective et le type de fonction langagière privilégié » (Dufays &
connaissances collectives
Kervyn, 2010 : 5).
dont les éléments sont
associés selon un principe de Parce qu’il se situe donc au cœur des processus de la lecture littéraire,
cohérence quelconque » le stéréotype constitue aussi une ressource cognitive incontournable
(Dufays, 2010 : 57). dans la rédaction d’un journal de lecture.

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P articularités du journal de lecture Stéréotypie et
enseignement de la
littérature en contexte
bilingue.
Une expérience marocaine
UNE POSTURE LECTORALE au départ
de journaux de lecture
Ces préalables étant établis, la place des journaux de lecture dans la
classe n’est plus à justifier. Du point de vue des pratiques d’enseigne-
ment-apprentissage, ils apparaissent comme une pratique lectorale
spécifique à la classe de littérature. Dans ce cadre, les élèves déve-
loppent une relation particulière au texte, en utilisant à leur guise
l’espace qui leur est offert (pour prendre des notes, rédiger un para-
graphe, un mot, etc.), et ils décrivent à leur gré le rapport qu’ils entre-
tiennent avec le texte. La lecture scolaire se trouve ainsi bouleversée,
d’autant plus que ce journal permet à l’élève de construire librement
son apprentissage et à l’enseignant de récupérer des activités et des
productions extrascolaires dans l’espace codé et rigoureux de l’école
(Dabène, 1987 ; Penloup, 1997 et 2002). En contexte scolaire, l’élève se
87. La notion de
trouve nécessairement dans un espace du « comme si », où le genre secondarisation, empruntée
fonde une pratique langagière qui est en partie fictive puisqu’elle est à Bakhtine (1979/1984, op. cit.)
instaurée à des fins d’apprentissage (Schneuwly & Dolz, 1997 : 30). et adoptée en didactique par
Bautier (1998) et Jaubert
(2000), réfère à la distinction
UNE ACTIVITÉ DE SECONDARISATION entre deux discours :
l’échange verbal quotidien ou
L’élève, dans le cadre du journal, produit un discours nouveau à partir genre premier et les
des outils culturels qu’il s’est appropriés à l’école, ce qui lui permet de échanges culturels par écrits
« transformer le déjà là et [de] témoigne[r] de son déplacement énon- appelés genres seconds
(Bakhtine, 1979/1984, op. cit.).
ciatif, d’une modification de sa compréhension du monde et de l’action Elle consiste en la production
dans laquelle il est engagé » (Jaubert & al., 2004 : 69). Ce processus d’une représentation de la
de secondarisation87 rencontre de nombreuses entraves, qui tiennent à réalité, d’un nouveau cadre
la généralisation des apprentissages, à leur transfert, à leur circulation énonciatif par manque de
rapport immédiat avec le réel
d’une discipline à une autre et à leur mise à distance en tant qu’objets par écrit.
scolaires (Bautier & Goigoux, 2004 : 91).
En somme, l’élève est dans une situation complexe : il doit affronter un
réel simulé, une sorte « d’espace du comme si, où le genre fonde une
pratique langagière qui est nécessairement en partie fictive puisqu’elle
est instaurée à des fins d’apprentissage » (Schneuwly & Dolz, 1997 :
30) ; mais en même temps, cette pratique langagière respecte les
objectifs d’un projet d’apprentissage clairement défini, puisqu’elle
prend naissance dans les « genres premiers », à commencer par
« l’échange verbal spontané, qui est fortement lié à l’expérience per-
sonnelle du sujet » (Schneuwly, 1994 : 156).

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UNE DIMENSION COLLECTIVE DE LA LECTURE
Bien qu’il soit un exercice individuel, le journal de lecture comporte
une dimension collective à ne pas négliger, qui se réalise dans l’espace
scolaire sous la forme d’une communauté de lecteurs. Une double
ouverture est alors rendue possible : ouverture sur la littérature par le
développement de l’appétence et ouverture sur l’autre (et les autres)
par le développement de la sensibilité. De plus, la lecture a partie liée
avec l’écriture : jeune lecteur, l’élève est en même temps jeune scrip-
teur ; seul face au texte, il n’est plus seulement le bénéficiaire d’un
apprentissage, mais un sujet qui se construit, qui construit le sens, qui
rencontre la sensibilité de l’auteur dans un rapport d’empathie qu’il
exprime à travers des prises de notes. À travers le journal de lecture,
c’est dans l’élève et par lui que le lire-écrire-dire prend forme. L’ensei-
gnant peut avoir du mal à gérer de telles situations : désarmé de son
pouvoir de contrôle et « loin d’être dépositaire d’un savoir à trans-
mettre », il devient « l’animateur des débats interprétatifs », qui
« donne place aux échanges, fait émerger des interrogations et suscite
des conflits d’interprétations » (Doquet-Lacoste, 2006 : 12).

O bservation de données issues d’une


expérimentation et dispositif didactique
Il peut sembler étrange pour le didacticien belge, suisse, français ou
canadien qu’une pratique didactique de la lecture aussi connue, dans
certains établissements, que l’est le journal de lecture soit considérée
comme innovante et prenne une place aussi considérable dans notre
réflexion. C’est que, dans les sections qualifiantes du secondaire qua-
lifiant marocain, malgré l’ouverture sur de nouvelles méthodes que
préconisent les prescriptions officielles, l’enseignement de la lecture,
de la lecture littéraire et de la littérature continue de se faire dans des
moules pédagogiques et didactiques très traditionnels, orientés vers
le renforcement de l’oral et de la communication. Il n’a donc jamais été
question de journal de lecture, de comités de lecture, de débats, etc. :
dans les classes de français et d’arabe, les ateliers de lecture n’ont pas
cours, les élèves étant considérés comme des réceptacles que des
enseignants remplissent de savoirs « maîtrisés ». Par rapport à cette
situation, notre démarche peut paraître utile et innovante.
Nous ne nous attarderons pas ici à présenter une lecture des supports
choisis. Nos objectifs sont plutôt :
– de montrer quelles démarches sont appliquées par des élèves en
posture de liberté lecturale pour comprendre et interpréter un texte ;

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– de mettre en évidence les mécanismes, les référents et les structures Stéréotypie et
qui permettent cette compréhension-interprétation ; enseignement de la
– de voir quels rôles jouent les stéréotypes dans la réussite de cette littérature en contexte
bilingue.
activité, et quel statut ils occupent dans l’économie du texte. Une expérience marocaine
au départ
de journaux de lecture
LES DONNÉES
Les données que nous avons recueillies en classes d’arabe et de français
et dont nous présentons ici une partie portent sur un corpus de textes et
d’écrits hétérogène du point de vue du genre (fable, nouvelles fantas-
tiques et policières). Ils sont saisis dans le travail des élèves selon leur
stade d’élaboration (étape de découverte, d’interrogation, d’appropria-
tion et de mise en commun) et de leur statut à l’écrit (notes, remarques,
critiques, appréciations). Le travail a été conduit dans deux établisse-
ments du secondaire qualifiant différents, At Toulouj (Les Neiges) de la
ville rurale d’El Hajeb, et Abdelmalek As’Saadi de Kénitra, avec respecti-
vement une classe de Tronc commun lettres (1re année du secondaire
qualifiant) et deux classes de 2e année sciences physiques et sciences
mathématiques (terminales), soit 100 élèves. Il a également été demandé
aux élèves de lire, dans la même séance, deux textes de langues fran-
çaise et arabe en autonomie et d’intervenir dans la langue de leurs choix.
Le corpus est constitué de quatre textes pour chacune des deux disci-
plines, arabe et français. 88. Le cycle secondaire
Rappelons à ce propos que l’arabe est la langue officielle de l’adminis- marocain, qui se compose du
cycle collégial, à savoir les
tration et de la scolarisation au Maroc ; elle est à la fois langue d’ensei- trois premières années après
gnement et d’apprentissage à tous les niveaux scolaires. Depuis 1987, le primaire, et du cycle
l’arabisation des disciplines scientifiques s’est imposée au secondaire qualifiant, qui comprend une
qualifiant88 alors même que celles-ci continuent d’être dispensées en première année dite « Tronc
commun » (scientifique,
langue française à l’université. La langue française, elle, est officielle- technique, sciences humaines
ment la première langue étrangère au Maroc, son apprentissage était et littérature et professionnel),
obligatoire à partir de la troisième année du primaire (CE2), mais en mise en place en 2016-2017, et
les deux années du
cette année scolaire 2017-2018, il le devient dès la première année
baccalauréat. Le cycle
(CP). Le français revient pourtant en force depuis qu’il a été décrété, secondaire est dit qualifiant
lors de la création du baccalauréat international en 2015, langue d’en- car on y prépare les
seignement des disciplines scientifiques. apprenants pour intégrer
l’université, les ISTA (Instituts
Supérieurs de Technologie
Appliquée) ou la vie active.
CORPUS ET DISPOSITIF D’ENSEMBLE
Des textes appartenant à des genres différents ont été choisis en fonc-
tion de lieux communs du genre, soit une fable et trois nouvelles. Il
s’agit des quatre textes français suivants :
Le Loup et le Chien de Jean de La Fontaine, 1694 ;
Quand Angèle fut seule de Pascal Merignaud, 1983 ;
La cafetière de Théophile Gautier, 1831 ;
Lucien de Claude Bourgeyx, 1984.
et de quatre textes arabes :
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De l’exemple de deux colombes du blé et de l’orge (Mathalu al
89. Abdallah Ibn al-Muqaffâ hama’matayni walqamhi wach chai’ri) d’Ibn Al Muqaffâ, 75089 ;
(720-756) est un célèbre L’œil et le séisme (Al âyn waz’zilzal) d’Ahmed Bouzfour90, 1972 ;
littérateur persan et premier
Histoire de la tête coupée (qissate arra’s al maqtua’) de Muhammed
grand prosateur de
langue arabe, auteur Barrada91, 1974 ;
notamment du Grand La descente (A’maliyate hobut) de Zehour Ounissi92, 2011.
Adab (Al-Adab al-kabîr), Ayant l’habitude de lire des textes littéraires pour avoir à étudier des
ouvrage d’éthique sur les
œuvres au programme, les élèves ont à priori connaissance des pro-
comportements des puissants
et du peuple, et du Kalîla wa cessus stratégiques de lecture, des notions d’analyse littéraire et des
Dimna, adaptation arabe des règles d’écriture. Cependant, à aucun moment, le mot « stéréotype »
Fables de Bidpaï dont est n’a été mentionné ; l’accent a plutôt été mis sur la reconnaissance des
extrait ce texte.
critères invariants qui fondent l’appartenance de l’un et l’autre texte à
un genre littéraire (fable, nouvelle fantastique, nouvelle policière, etc.).
La séquence se compose de quatre séances de trois heures chacune
90. Cet écrivain et essayiste et évolue selon les étapes suivantes :
marocain né en 1940 a obtenu
le Prix du livre délivré par le – les élèves sont laissés à eux-mêmes pendant la première phase
Ministère de la culture en d’enseignement (distribution des textes, lecture silencieuse, prise de
2002 mais l’a refusé pour notes) et sont invités à prendre note dans leur journal de lecture de ce
protester contre ce qu’il a qu’ils ont retenu des textes, des idées essentielles qu’ils en dégagent
nommé la décadence de
l’état politique, et de leurs impressions ;
économique et culturel – suit une phase de communication et de discussions entre pairs, où
du Maroc. les jeunes lecteurs sont invités à se présenter mutuellement le contenu
de leurs journaux ;
– ensuite, des groupes sont formés pour permettre aux élèves de dis-
cuter entre pairs de leurs impressions et de leurs remarques ; un élève
91. Né à Rabat en 1938, ce
romancier, critique littéraire et est chargé d’écrire la synthèse des journaux et de la présenter à l’en-
traducteur marocain semble de la classe ; l’enseignant se contente de noter au tableau les
arabophone est considéré idées, les mots, les concepts exprimés ;
comme le chef de file
– un tableau de synthèse est alors construit, qui distingue les données
du roman moderne marocain.
suivantes : mémoire scolaire, mémoire socioculturelle, éléments pour
la préparation de la rédaction d’un commentaire ou d’une lecture
méthodique. Le tout est enregistré pour analyse.
Rappelons qu’en préambule nous avons informé les élèves de l’objectif
de ce projet, qui est d’élaborer des conceptions critiques et des com-
mentaires qui permettront la rédaction de paragraphes et de textes
92. Née en 1936 ou 1937
à Constantine, cette personnels autour des textes du corpus en se fondant sur leur biblio-
personnalité politique et thèque intérieure (savoirs scolaires et savoirs socioculturels).
littéraire algérienne a été la Tout en nous gardant d’intervenir dans le travail des élèves, nous les
première femme à occuper un avons invités à mettre de l’ordre dans le traitement des sujets pour plus
poste de ministre en Algérie,
et aussi la première écrivaine de cohésion, nous avons attiré leur attention sur les oppositions
algérienne à écrire en arabe d’idées qui émanaient lors du débat, nous les avons poussés à expli-
et à diriger une revue. quer au mieux les idées qu’ils exposaient à partir d’un retour au texte
ou au savoir extrascolaire dont ils disposaient et, finalement, nous les
avons incités à partager leurs réactions de lecture personnalisées avec
leurs pairs pour y dégager des répétitions et des éléments de
stéréotypie.

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RÉSULTATS OBTENUS Stéréotypie et
Observons à présent quelques résultats de cette expérience. On enseignement de la
notera d’abord que le journal de lecture, en tant qu’expérience nou- littérature en contexte
bilingue.
velle, a modifié le rapport des élèves à la lecture et a développé leur Une expérience marocaine
manière de réfléchir et de construire le savoir. Ils ont évolué en s’ou- au départ
vrant sur leurs pairs et en reconnaissant la relativité de leurs proposi- de journaux de lecture
tions. C’est quand ils se complètent les uns les autres que le sens se
construit et que la compréhension puis l’interprétation prennent
forme. Qui plus est, les élèves avaient la possibilité de s’exprimer dans
les deux langues, arabe et française, indépendamment de la langue du
texte. Certaines de leurs réactions laissent entendre qu’ils ont égale-
ment pris conscience de l’intérêt des stéréotypes dans l’identité de
lecteur qu’ils sont appelés à construire au fil de leurs parcours scolaire
et universitaire. Quant à l’enseignant, il a adopté de nouvelles pos-
tures, notamment en se mettant davantage en retrait par rapport aux
productions des élèves.

L es difficultés d’une lecture ascendante


Certes, habitués au mode d’enseignement traditionnel « descendant »
centré sur l’enseignant, les élèves ont eu du mal à s’intégrer dans le
modèle de contre-transposition centré sur le lecteur qui leur est pro-
posé, ils étaient dans l’incapacité de reconnaître le genre des textes,
d’en dégager les différentes énonciations (narratives et discursives), de
faire appel à leur mémoire scolaire ou socioculturelle. Les propos des
élèves sont exposés sans lien apparent avec les contenus des textes et
les techniques d’écriture. Les premiers textes proposés, les deux fables
de La Fontaine et d’Al Muqaffâ, ont suscité un débat complètement
inattendu. En effet, la réflexion des élèves a porté d’abord sur leurs
positions vis-à-vis des situations du chien et du loup ou de la colombe
mâle. La plupart ont défendu la position du loup, libre et fier, et en ont
voulu à la colombe mâle, coléreuse et irréfléchie, en recourant à la part
religieuse de la mémoire socioculturelle. Les élèves ne sont pas dans
une posture analytique (ils ne font référence ni aux auteurs, ni au type
de texte, ni à la structure narrative et énonciative, ni au temps du récit
et du discours, ni au contenu) : leur lecture est dominée par des pos-
tures d’ordre moral que ce type de texte implique. S’ils font appel à
leur bibliothèque intérieure, à des références culturelles extrascolaires,
ils ne convoquent aucune référence proprement scolaire. Ainsi, pour
justifier leurs positions vis-à-vis des choix des personnages du loup et
du chien dans la fable de La Fontaine, conformément à ce qu’ils ont
appris à la mosquée ou à travers les télévisions du Golfe, ils empruntent

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leurs arguments à Omar93, deuxième Calife de l’Islam, et au prédica-
teur saoudien contemporain A’id (Ayed) El Qarni. Leurs commentaires
93. Omar ibn al-Khattâb est écrits sur la marge des textes proposés sont l’expression de jugements
un compagnon et ami proche fondés sur la morale religieuse, comme en attestent les exemples
de Muhammed. Les sunnites
le considèrent comme le
suivants :
deuxième des « califes bien Elève 194 : Personnellement, je préfère être à la place du loup qu’à
guidés » (rashidun) tandis qu’à celle du chien pour la simple raison que je n’accepterai jamais être
l’opposé, les chiites consi- privé de la seule chose qui me caractérise en étant un être. Ce que je
veux dire c’est que la liberté n’est pas seulement le concept qui
dèrent son élection comme
s’oppose à l’esclavage mais aussi un sentiment voire même un choit
un coup d’état visant à empê- aujourd’hui. (ar) Sayidouna Omar Ibn Al-Khattab a dit : « Nul ne sera
cher la prise de pouvoir d’Ali tenu en esclavage, ne sommes-nous pas nés libres ? »
ibn Abi Talib, cousin du
prophète, véritable prophète Elève 2 : A’id El Qorni95 a dit : « Soyez les esclaves de Dieu, ne soyez
de l’Islam selon eux. pas les esclaves de vos désirs », je veux être un loup car je veux être
libre, je n’accepte en aucun cas de détruire ma dignité. Je veux être
esclave de Dieu comme le loup non esclave de maitres et de mon
ventre comme le chien.
94. Nous traduisons les La nature de ces commentaires se justifie par la dominance du discours
interventions en langue arabe, religieux et de prêches en vogue dans le milieu socioculturel et écono-
et dans ce cas nous indiquons
(ar). Nous ne corrigeons pas
mique où évoluent les élèves, notamment dans les quartiers souffrant
les erreurs commises par les de grande précarité sociale et économique et dans les campagnes96.
élèves le cas échéant. Même la position du chien est justifiée religieusement :
Elève 3 : Le chien a projeté de vivre sous l’autorité du maitre pour
obtenir ses besoins : la nourriture, et logé confortable, et on peut
95. Le cheikh A’id Ibn compter l’acte de chien comme une preuve de son intelligence. Le
Abdullah Al-Qarni (1960-) est chien respecte parole de Dieu : « obéis à ton maître », il obéit à son
un prédicateur et un écrivain maître.
saoudien, auteur du best-
seller La tahzan (Ne sois pas Dans ce contexte, aucune référence n’est faite aux acquis scolaires
triste). relatifs au texte narratif, aux choix de la narration, à la structure ; seules
importent, dans la lecture des deux textes, les valeurs éthiques inspi-
rées de l’éducation religieuse subie. C’est dès lors l’enseignant qui a
orienté le travail des élèves vers les apprentissages scolaires en
96. Depuis les années 1970 matière de narration et de discours et pour les mettre en relation avec
(années de plomb selon la des acquis socioculturels et l’analyse de textes.
gauche et les opposants
marocains au régime de L’attention des élèves a également été attirée sur l’intérêt des stéréo-
Hassan II), Al Haraka al types qu’ils avaient à identifier – car il n’y a pas de stéréotype sans
islamiyya (le Mouvement activité lectrice (Amossy et Herschberg-Pierrot, 1997 : 72) – et c’est à
islamiste), faction des Frères
partir de ces stéréotypes qu’ils ont reconnu des fables dans les textes
musulmans égyptiens, a
trouvé refuge dans les milieux de La Fontaine et d’Al Muqaffâ. Ils ont relevé des personnages ani-
défavorisés (bidonvilles et maux personnifiés (chien, loup, colombes qui parlent) dont les caracté-
quartiers populaires) connus ristiques sont comparées à celles d’autres personnages du même type
pour leur pauvreté et un taux
rencontrés dans des textes antérieurs ou dans les histoires qu’on leur
élevé d’ignorance. Ce parti a
remporté les élections racontait enfants avant de fermer l’œil. Ils ont alors mené tout un travail
législatives de 2011 et de 2016 de fabrication (Dufays, 2010 : 54) au départ du rappel de textes déjà
et il conduit le gouvernement lus. C’est ainsi que le roman La Planète des singes de P. Boulle a été
depuis cette date.
désigné par l’un d’eux comme un roman de science-fiction et qu’il a
été distingué du « Loup et le Chien » malgré la présence de person-
nages animaux ayant des caractéristiques similaires. Les élèves ont
aussi relevé les types d’énonciation, les temps du récit et du discours
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et la morale à tirer des situations des personnages. Enfin, ils ont établi Stéréotypie et
un rapprochement entre la morale textuelle de la fable et la morale enseignement de la
religieuse, qui relève de leurs acquis scolaires, culturels et sociaux. Ce littérature en contexte
bilingue.
faisant, le poids de la religion s’est révélé dominant, particulièrement Une expérience marocaine
dans le lycée d’El Hajeb. au départ
de journaux de lecture

U ne posture de sujet lecteur assumée


En prenant en charge la lecture libre et indépendante des deux fables
lors de la première séance, les élèves ont compris que le travail de
lecture consistait avant tout à construire le sens, à comprendre ce qui
leur est proposé explicitement ou implicitement à travers la chasse aux
indices. En effet, « les élèves en tant qu’acteurs […] suivant leur logique
d’action d’apprendre apparaissent [désormais] comme définissant les
conditions de ce travail qui évolue au fur et à mesure de sa réalisation.
Autrement dit, les acteurs « élèves » ne sont pas observés du point de
vue de leur action d’apprendre ni de leur apprentissage scolaire effec-
tif, mais de celui de leur réaction au dispositif mis en place par l’ensei-
gnant » (Schneuwly & Dolz, 2009 : 27).
C’est ainsi que, lors de la deuxième séance, nous avons remarqué que,
tels des détectives, ils ont entamé un travail minutieux sur le genre des
textes de Merignaud et de Bouzfour. Ils ont commencé par exposer
des informations sur les personnages et les rapports qui les unissent,
ainsi que les rôles qu’ils occupent. La lecture s’est transformée en une
enquête thématique et esthétique. Le travail par groupe a permis de
découvrir que, dans le cas du texte Quand Angèle fut seule, on passe
d’un récit réaliste, où sont relatés l’enterrement du personnage Bap-
tiste et la peine de sa veuve Angèle, à un récit policier, où les défunts
Baptiste et Richard sont victimes d’assassinats. Les mobiles ne sont pas
oubliés : Germaine en a fini avec son mari Richard pour consommer
librement sa passion adultère, et Angèle a tué Baptiste pour avoir été
victime d’adultère. De même, s’ils ont pris connaissance du crime dans
Histoire de la tête coupée, vu que le récit est fait à la première per- 97. Les années de plomb,
sonne et que c’est la tête qui raconte ce qui lui est arrivé, les élèves au Maroc, correspondent à
finissent par en découvrir les raisons politiques et par situer le texte une période de l’histoire
contemporaine de ce pays,
dans son contexte historique marocain, à savoir « Les années de qui s’est étendue des années
plomb »97. Dans le premier texte, ce sont l’apparition du fils de Richard 1970 jusqu‘à 1999 sous le
et de Germaine et sa ressemblance avec Baptiste, ainsi que l’absence règne du roi Hassan II et a été
des rats et l’utilisation du poison, qui ont suscité des questions ; dans marquée par une violence et
une répression contre les
le second, c’est l’évocation de la « langue coupée » qui a mis les élèves opposants politiques et les
sur la voie des libertés d’expression et des problèmes qu’a connus le activistes démocrates.
Maroc à une époque antérieure. Dans les deux cas, les élèves
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pensaient avoir affaire, au début, à une nouvelle réaliste (Angèle), et à
une nouvelle fantastique (Histoire de la tête coupée) ; les hypothèses
formulées pour situer les textes par rapport à une esthétique géné-
rique ont abouti à identifier respectivement une nouvelle policière et
une nouvelle d’assassinat politique.
Au cours de cette expérience, les élèves ont appris à étayer davantage,
à reformuler leurs propos et ceux de leurs camarades, à recadrer les
raisonnements des uns et des autres en y distinguant les savoirs appris
à l’école de leurs représentations socioculturelles et en se montrant
attentifs aux stéréotypes qui président à la construction du sens dans
ces textes. Une complicité s’est installée, qui a permis l’élaboration de
réflexions importantes à propos de textes difficiles, comme celui de
Gautier. En voici un exemple :
Elève 4 : Le monde que présente Gautier est illusoire, imaginaire,
fantastique. Ébahi, émerveillé, le narrateur s’infiltre dans ce monde
musée. Il a utilisé tous les éléments du fantastique pour construire
son texte : paysage presque réel avec des personnages particuliers,
objets personnifiés, morts vivants, climat d’horreur et d’amour. Le
point de vue est interne, les sentiments du narrateur ne sont pas
précis : il ne sait pas s’il est dans la réalité ou dans un cauchemar.
Le narrateur rejette le monde réel qui connaît malheur et injustice et
préfère ce monde horrible car les personnages sont heureux et l’amour
peut exister.

Conscients de l’intérêt que peuvent jouer les stéréotypes dans la com-


préhension des textes, les élèves ont commencé à relever des élé-
ments relatifs :
– au plan verbal (elocutio) : ceux-ci sont nombreux dans les deux
textes, notamment à propos de la description des préparatifs de l’acte
amoureux, de la description du corps de l’aimée et des comparaisons
que suscite le plaisir que cette rencontre imaginaire chez le narrateur
dans le texte de Berrada ou de l’organisation de la fête dans celui de
Gautier ;
– aux plans thématiques et narratifs (dispositio) : il a été, en effet, fait
référence aux topoï propres au romantisme – tels la séduction, la pas-
sion amoureuse, la musique, la peinture et le chagrin causé par l’im-
possibilité de consommer dans le fait cet amour – et au fantastique
– avec l’hésitation des personnages, le mélange du rêve, du désir et du
réel ;
– au plan idéologique (inventio) : les élèves n’ont pas manqué de rele-
ver l’écart par rapport à l’esthétique affichée des textes, ils ont évoqué
l’intention des narrateurs de porter des jugements sur les mondes de
l’imaginaire et de la réalité, sur la cruauté du monde réel et sur l’insa-
tisfaction qu’il produit.
Certes, tous les élèves n’ont pas pu interpréter ces stéréotypes autre-
ment que comme des banalités émises par les narrateurs et qui n’ap-
portent rien de plus au sens. Certains, par contre, y ont vu des signes
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de construction d’une conception de la vie où, comme le dit une élève, Stéréotypie et
« le fantastique exprime ici la déception des romantiques face à l’im- enseignement de la
possibilité de l’amour et à la brutalité de la vie ». Cette conception a littérature en contexte
été l’occasion d’un débat intéressant lors duquel les élèves ont essayé bilingue.
Une expérience marocaine
de voir quels sont les écarts introduits dans ces textes par rapport au au départ
romantisme. Dans le texte de Barrada, ils ont ainsi mentionné l’idée de journaux de lecture
que l’amour charnel l’emporte sur les sentiments véritables, ou celle
que la femme n’est plus un espoir à atteindre mais un mal à arracher ;
et dans le texte de Gautier, ils ont relevé le fait que la rencontre amou-
reuse se passe avec une mort-vivante, qu’elle se réalise dans un climat
d’horreur et qu’elle est le produit de la sorcellerie puisqu’elle n’a lieu
qu’avant minuit (les élèves se rappellent à ce propos le conte de
Cendrillon).

Au fil des séquences, les élèves ont appris à se détacher de leurs


impressions de départ pour s’adonner à une construction du sens, ils
ont appris à chercher en eux-mêmes, dans leurs mémoires et dans les
textes, les outils qui leur permettraient de comprendre, puis d’inter-
préter les textes à lire. Nous le voyons, l’intertexte même est présent.
Nous pouvons ainsi résumer les effets de cette expérimentation sur
l’activité des élèves et ses implications d’ordre conceptuel :
1° les interprétations se situent sur le plan de l’émotion et de l’évalua-
tion plutôt que sur celui de la mise à jour des significations partagées ;
elles reconnaissent à la parole des élèves une valeur qui en fait l’objet
même de la démarche. L’objet enseigné, ici, n’est plus le texte mais sa
lecture ;
2° on voit bien par là que, loin de s’opposer, lecture subjective et lec-
ture littéraire sont profondément solidaires : la lecture littéraire consti-
tue « un garde-fou contre les usages problématiques de la notion de
sujet lecteur », et réciproquement, l’importance reconnue au sujet
lecteur rappelle aux promoteurs de la lecture littéraire « l’ancrage
nécessaire de celle-ci dans une dimension subjective » (Dufays, 2013 :
86).

C onclusion
Dans le dispositif didactique que nous avons mis en place, notre rôle
était d’évaluer l’évolution lecturale des élèves à travers l’usage qu’ils
font de leur bibliothèque intérieure scolaire, sociale et culturelle. Ils ont
eu du mal à comprendre et à interpréter des textes aussi complexes
que les récits fantastiques tant qu’ils n’avaient pas conscience des sté-
réotypes et du rôle qu’ils occupent dans la construction de la pensée.

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152
Or l’explication de la nature stéréotypique de nombreux savoirs contri-
bue non seulement à comprendre les textes, mais aussi à s’approprier
les codes et à les mobiliser en situation de lecture ou d’écriture. En
même temps, un processus de réflexion, d’abstraction sur les textes et
sur leurs propres discours est rendu possible. Dans le cadre de l’ap-
proche explicite des textes, les élèves arrivent à généraliser progressi-
vement les caractéristiques à travers des pratiques libres de lecture, de
compréhension et d’interprétation.
Nous avons bien mesuré les réticences des enseignants auxquels nous
avons eu affaire. Habitués aux pratiques mécanistes de la lecture et
dans des habitus spécifiques, ils ont eu tendance à intervenir à plu-
sieurs reprises pour montrer aux élèves l’erreur de notre approche et
son inefficacité sur les apprentissages. Réaction normale dans le nou-
veau contexte scolaire marocain articulé autour de l’approche par
compétences : l’enseignant n’y est-il pas diminué dans son rôle ?
L’élève n’y est-il pas placé au centre de son apprentissage ? Que pour-
rait-il sans le savoir de son maitre ? Que faire des situations de trans-
fert ? En imposant ce changement, n’a-t-on pas « tué » l’enseignant tel
que l’ont connu ceux qui sont en exercice dans nos établissements ?
Nous avons contextualisé notre expérimentation, mais notre but n’est-il
pas, in fine, de décontextualiser l’acte de lire et d’écrire ?
Comme on s’en souvient, notre objectif dans cet article était de mesu-
rer dans quelle mesure l’introduction du journal de lecture dans l’ensei-
gnement secondaire marocain pourrait constituer une condition
d’accès à la lecture pour tous et didactiser la lecture privée. Nous ne
pouvons pas certes ignorer les limites méthodologiques de notre
démarche, qui tiennent notamment aux dimensions réduites de notre
échantillon. Mais par-delà ces limites, nous avons réservé une dernière
séance pour discuter des effets de cette approche avec les élèves et
avec les enseignants. Les premiers ont exprimé avoir pris conscience
de la place que doivent occuper les stéréotypes dans toute pratique
lectorale ; les seconds, bien que réticents, ont reconnu l’intérêt d’une
telle approche tout en invoquant le manque de formation, de temps et
la surcharge des programmes qui entravent, selon eux, des démarches
comme celle qui leur a été présentée.
Par ailleurs, on ne peut ignorer que, malgré ses atouts, le traitement et
l’intégration du journal de lecture en classe de français présentent
certaines difficultés : en effet, c’est à l’enseignant que revient le rôle
d’orienter les élèves vers la construction du littéraire, vers la définition
de la littérarité des textes lus ; en outre, les productions scripturales
des élèves exigent d’être travaillées en classe pour constituer un
apprentissage scolaire ; enfin, le journal de lecture, en contexte maro-
cain, ne peut remplacer la lecture scolaire étant donné les difficultés
de son installation ainsi que la nature des évaluations externes, qui
imposent le respect d’un canevas où figurent des questions de biogra-
phie, de style, de langue et une question production limitée
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généralement sans rapport avec le texte étudié. S’il nous semble donc Stéréotypie et
précieux à proposer aux élèves, le journal de lecture doit dès lors être enseignement de la
conçu comme complémentaire d’autres activités visant à développer littérature en contexte
bilingue.
leurs compétences de lecteurs analytiques. Une expérience marocaine
Le principal intérêt de cette expérience est donc peut-être, très au départ
modestement, d’avoir permis de mesurer l’importance du chemin qui de journaux de lecture
reste à accomplir.

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L a lecture de Nord
perdu comme outil
de médiation dans
l’écriture du parcours
plurilingue complexe
d’une apprenante
NOËLLE MATHIS
UNIVERSITÉ DE GRENOBLE ALPES

JESSICA TAN
UNIVERSITY OF CAMBRIDGE

Nord perdu de Nancy Huston (1999) a suscité de nombreuses réac-


tions, dans ses presque vingt ans de parution, à propos des notions
d’identité (Bond, 2001), du choix de langues d’écriture (Delbart, 2002 ;
Klein-Lataud, 2004), de l’hybridité générique ou textuelle (Benert,
2016). En didactique des langues et des cultures, Nord perdu a été
examiné en lien avec les biographies langagières (Chaulet-Achour,
2006 ; Molinié, 2006). En classe de français langue étrangère (FLE)
pour adultes, il est étudié pour susciter la réaction d’apprenants sur
leur trajectoire linguistique et culturelle dans des objectifs d’appropria-
tion de la langue (Mathis, 2013). Par ailleurs, en didactique du plurilin-
guisme, le texte aide des scripteurs plurilingues à réfléchir au
maniement de plusieurs langues à l’écrit (Mathis, 2016). Cependant,
aucune étude n’examine réellement comment Nord perdu, en tant que
texte littéraire autobiographique touchant à la thématique du réper-
toire plurilingue et migratoire, permet une médiation, dans le sens que
ce texte représente un outil dont peut s’emparer un-e apprenant-e
pour penser autrement à son appropriation de la langue française.
C’est ce que nous nous proposons de faire. Plus précisément, nous
tentons de montrer le rôle que joue ce texte dans la création, pour une
apprenante de français, d’un récit sur son parcours multiple et com-
plexe à travers les langues et cultures.
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C ontexte et méthodologie La lecture de
Nord perdu comme
outil
Jessica Tan, apprenante de français de niveau B2-C1 selon le CECR, et de médiation dans
l’écriture du parcours
co-auteure de l’article, a suivi un cours de Noëlle Mathis dans un centre plurilingue complexe
universitaire pour étudiants américains à Marseille. Durant un semestre, d’une apprenante
en 2016, des extraits de Nord perdu ont été lus et discutés en cours
collectif afin de susciter une écriture autobiographique. Jessica a mon-
tré un intérêt particulier pour l’activité langagière étant donné qu’elle
parle quatre langues et a vécu à Hong Kong, en Californie, au Maroc
et en France. Cependant, comme elle ne pouvait ni ne savait comment
exprimer ou expliquer ses nombreuses expériences interculturelles,
nous avons convenu qu’une lecture approfondie de Nord perdu, en
cours individuel, pourrait l’aider à expliciter davantage son parcours :
chaque chapitre lu ferait ainsi l’objet d’un texte écrit lui permettant de
réagir à Huston en tant que lectrice engagée, mais aussi, en tant
qu’actrice sociale, d’exprimer sa propre trajectoire et ses identités. Par
ailleurs, chaque écrit ferait l’objet d’annotations par l’enseignante
concernant la correction de la langue française, ce qui contribuerait
également à l’appropriation langagière.
Les écrits de Jessica constituent une quinzaine de pages élaborées de
la manière suivante : le texte 1 (T1) émane de sa réaction aux chapitres
« Orientation » et « Désorientation », le texte 2 (T2) à « Le masque… »
et le texte 3 (T3) à « Le faux bilinguisme », soit quatre chapitres de
l’ouvrage de Huston. Précisons que Jessica avait pour tâche de lire
chaque chapitre, chercher le lexique nécessaire à la compréhension,
puis réagir librement à certaines thématiques abordées par l’auteur. En
d’autres termes, aucune thématique n’a été suggérée par l’ensei-
gnante. Jessica a choisi les notions qui résonnaient en elle ou, au
contraire, celles qui entraient en dissonance, tout en essayant de nuan-
cer les différentes positions de l’auteur, par rapport à sa propre expé-
rience migratoire. Par ailleurs, trois entrevues semi-dirigées (I1, I2 et I3)
ont eu lieu entre l’enseignante et l’apprenante, suite à l’écriture respec-
tive de chaque texte, qui ont permis à Jessica d’élaborer et de clarifier
sa pensée.
Le processus de recherche qualitatif et réflexif adopté comprend trois
étapes : la lecture, l’écriture et l’analyse de contenu. En adoptant un
point de vue émique, la chercheure propose à l’étudiante de participer
pleinement au processus d’écriture du présent article : les thématiques
abordées ont été choisies conjointement ; les extraits de texte de Jes-
sica sont présentés dans leur version réécrite par elle-même suite aux
annotations de l’enseignante ; les extraits d’entrevue ont été transcrits
de manière à rendre lisible l’interlangue de Jessica, comprenant entre
autres l’usage de l’anglais, les hésitations, les auto-corrections, les
répétitions. Par ailleurs, d’autres textes de Jessica (T4) ont émergé au
cours de la rédaction de cet article, et d’autres encore (T5) pour les

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derniers ajouts avant publication. Précisons que la lecture de Nord
perdu et les réactions à Nord perdu ont été faites par Jessica avec
l’encadrement de Noëlle alors que l’analyse – ce chapitre – a été écrite
par Noëlle avec l’aide et la validation de Jessica.

A ncrage théorique
Lire pour écrire. Lire pour réfléchir, critiquer, ressentir, prendre du
recul, s’engager, agir, faire surgir une compréhension nouvelle de soi
et des autres. Telles sont les raisons pour lesquelles nous nous sommes
lancées dans la lecture approfondie de Nord perdu. En effet, nous
avons envisagé la « lecture littéraire » d’après Collès et Dufays (2007)
selon trois conceptions. La première envisage « une participation psy-
choaffective aux contenus référentiels du texte » (2007 : 64), l’objectif
étant de faire découvrir à l’apprenant une « lecture-plaisir » où « le
texte sert d’abord de support pour des satisfactions émotionnelles qui
valorisent l’imaginaire, l’identification » (ibid). La deuxième considère
la prise de distance critique et analytique qui, dans notre cas, inclut
l’analyse biographique d’un parcours et d’un rapport singulier aux lan-
gues et invite ainsi la lectrice à réfléchir à sa propre histoire avec dis-
tance. La troisième est celle d’un « va-et-vient dialectique » inspiré de
Picard (1986) qui distingue trois instances lectrices dans le lecteur : le
liseur (la personne physique), le lu (qui renvoie à l’inconscient du lec-
teur qui s’abandonne à ses émotions), le lectant (l’instance intellec-
tuelle capable de prendre du recul pour interpréter le texte). De ce
point de vue, la lectrice est invitée à tenter d’articuler les différents
sentiments auxquels la lecture a donné naissance. D’une manière simi-
laire, parlant de l’acte de lire, Cicurel (2007) indique : « ce qui intéresse
un lecteur c’est de pouvoir s’essayer à des rôles différents des siens,
c’est de confronter sa situation à d’autres, similaires ou non, mais qui
ont quelque chose à voir avec sa propre expérience » (2007 : 157). Elle
suggère trois postures lectorales à encourager dans le cadre didac-
tique : une posture d’archéologue à la recherche d’indices qui permet
une attitude interprétative ; une posture d’engagement par l’identifica-
tion (ou non) à des personnages et une posture empathique où le
lecteur est encouragé à exprimer son ressenti face au texte (: 170).
Nous aurions pu en rester là, à l’acte de lecture, mais nous sommes
passées à l’acte suivant, celui de l’écriture. En effet, nous avons exa-
miné comment les différents types de lecture sont utilisés par Jessica
à l’écrit. En d’autres termes, nous cherchons à cerner comment l’écri-
ture de Jessica témoigne de ses différentes postures lectorales dans
son dialogue avec Huston. Par ailleurs, en évoquant l’écriture littéraire
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comme modèle de médiation interculturelle, Souchon-Faure (2007) La lecture de
propose que l’écriture adopte une fonction de transition : « le double Nord perdu comme
mouvement de l’écriture, à la fois retour sur soi et projection, parfois outil
inattendue, d’un moi qui se révèle à lui-même, est […] essentiel : la de médiation dans
l’écriture du parcours
phase de retour sur soi peut faire affleurer à la conscience de l’appre- plurilingue complexe
nant des aspects de sa culture qui lui avaient jusqu’alors échappé » d’une apprenante
(2007 : 258). Dans notre cas, la lecture de Nord perdu portant sur l’exil
et l’exploration des multiples facettes du bilinguisme a encouragé
Jessica à écrire son parcours singulier en (re)construisant ses identités
linguistiques et culturelles. Condei, Dufays & Teodorescu (2009) pré-
cisent que suite à un travail avec des apprenants de français concer-
nant la lecture littéraire, notamment celle d’auteurs « migrants » (telle
que peut l’être considérée Huston), l’idéal est de faire écrire aux appre-
nants leur propre parcours concernant leur rapport à leur(s) langue(s)
maternelle(s) et/ou à une culture étrangère. Ils insistent sur la cohé-
rence, dans l’acte didactique, du passage entre l’étude de texte litté-
raire à l’appropriation langagière en passant par l’écrit. Nous partageons
entièrement cet avis : l’écriture à la suite d’une lecture littéraire permet
à l’apprenant de s’engager, de valoriser son expérience et sa subjecti-
vité, d’accroître sa motivation à l’égard de la langue cible, mais aussi
de mettre à jour de nouvelles identités grâce à un travail conjoint de
lecture et d’écriture.
Lorsque nous évoquons la question d’identité, nous prenons en
compte la notion d’identités plurilingues et pluriculturelles de Moore
et Brohy (2013) pour qui les identités « s’expriment au travers de
l’usage que fait un locuteur de ses langues et de ses cultures, et au
travers de ses discours sur celles-ci », mais également « sont marquées
par l’instabilité et l’ambivalence » (2013 : 297). Ces identités fluides
expriment des sentiments d’appartenance au niveau individuel, cultu-
rel et sociétal. S’engager dans le récit de son expérience de vie à tra-
vers langues et cultures permet non seulement de révéler des identités
multiples, mais également de participer à de nouvelles formes de cri-
tiques sociales, d’engagement intellectuel en proposant une vision
plus ouverte du changement, de la transformation et de l’émancipation
(Coste, Moore et Zarate, 2009). Nous verrons ainsi comment Jessica
effectue des va-et-vient entre ses identités individuelles, culturelles et
linguistiques, passe à celles de sa famille pour enfin tenter de mettre
l’ensemble de ses découvertes dans une perspective plus vaste et
politique qui concerne celle du colonialisme et du post-colonialisme.

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P ostures lectorales
Dans cette section, nous nous demandons comment Jessica prend
position par rapport aux propos de l’auteur. D’abord, Jessica cherche
des résonances avec Huston :
Pour [Huston], les deux cultures dans lesquelles elle se sent perdue
sont la culture canadienne (anglophone) – la culture de sa jeunesse,
et aussi la culture française (bien sûr, francophone) – la culture de sa
vie adulte (…) Étant quelqu’un plutôt entre les cultures chinoises et
américaines (…) [ce] qui s’applique à moi, c’est sa description du
décalage mais aussi de la coexistence entre la jeunesse et la vie
adulte, le sentiment d’être toujours l’étrangère et la richesse de
l’identité des « exilés ». (T1)
Jessica s’empare de l’idée déployée par Huston : ce qui caractérise la
migration, c’est que l’enfance s’est déroulée dans un autre endroit, et
que même si on vit trente ans dans un pays, on est différent si on n’y
a pas passé son enfance. Jessica indique ce qui résonne pour elle : « le
décalage » entre deux cultures, la « co-existence entre la jeunesse et
la vie adulte » et « être étrangère ». On notera qu’elle s’approprie les
termes de Huston en les modifiant légèrement : « la richesse de l’iden-
tité des exilés » alors que l’auteur écrit : « Les exilés, eux, sont riches.
Riches de leurs identités accumulées et contradictoires » (: 18).
Elle cherche des points d’accord avec Huston :
J’ai trouvé que Huston a raison d’écrire : « on est tous nos âges à la
fois… L’enfance, c’est comme le noyau du fruit : le fruit, en grandis-
sant, ne deviennent pas creux ! » (18). C’est impossible de perdre ma
jeunesse en tant que Hongkongaise (…) Cette perspective hongkon-
gaise sera toujours mon point du départ. (T1)
Elle prend comme point de départ un extrait de Huston en la citant
directement et en l’exemplifiant à partir de ses origines hongkon-
gaises. Elle affirme son origine en utilisant un terme géographique
« mon point de départ » à partir d’un chapitre dans lequel Huston fait
référence à l’« orientation » (: 12), au « repérage » (: 15), « être l’enfant
de son pays » (: 16).
Cependant, elle n’hésite pas à faire cas de dissonances avec l’auteur :
Dans le deuxième chapitre, il semblerait que Huston établit une
contradiction par rapport à ce qu’elle a écrit auparavant : « Vous
communiquez avec les autres en faisant appel soit à la partie enfant
de vous-même, soit à la partie adulte. Jamais les deux à la fois » (:
22). Si nous sommes « tous nos âges à la fois » (: 18), comment pou-
vons-nous appeler « la partie enfant » ou « la partie adulte » sans
convoquer l’autre partie ? Ce que je comprends c’est qu’elle a grandi
dans une culture mono-culturelle au Canada et qu’elle habite dans
une autre culture mono-culturelle maintenant, la culture française.
Pour elle, la culture de sa jeunesse et la culture de sa vie adulte sont
très séparées, ainsi elle peut convoquer la partie qu’elle veut quand
elle le veut. Alors que pour moi, à cause du colonialisme, j’ai grandi
entre deux cultures en même temps. Les deux font partie de mon
enfance. (T1)
Jessica explicite ce qu’elle perçoit comme une contradiction dans les
propos de Huston en la citant directement, puis y cherche une
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explication appropriée : « ce que je comprends … ». Elle adopte un La lecture de
discours où s’opposent la position de l’auteur (« pour elle ») et son Nord perdu comme
parcours (« elle a grandi dans une culture mono-culturelle » / « elle outil
de médiation dans
habite dans une autre culture mono-culturelle »), et la sienne (« pour l’écriture du parcours
moi » / « j’ai grandi entre deux cultures en même temps »). Elle met en plurilingue complexe
évidence de la sorte une séparation dichotomique dans le récit de d’une apprenante
Huston qui contraste avec la représentation de sa trajectoire qu’elle
considère pluriculturelle (« entre deux cultures », « les deux font partie
de mon enfance ») et pour laquelle elle en nomme la cause : le colo-
nialisme (nous y reviendrons en section 4).
Elle approfondit sa recherche de complexité :
Nancy Huston a utilisé le concept de « passer pour quelqu’un
(d’autre) » (…) Moi, je passe pour une Américaine chinoise (Et plus
particulièrement, une Américaine chinoise de deuxième génération)
aux États-Unis sans problème (…). Selon Huston, il y a une « vraie »
version de moi qui se cache chaque fois que quelqu’un pense à moi
en tant qu’Américaine chinoise. Si ce qu’elle a dit est la vérité, j’aime-
rais bien savoir où je peux trouver cette « vraie » version de moi. Je
trouve que sa métaphore de porter un masque est trop simple ; ce
n’est pas un masque que je présente à tout le monde, ce sont mes
identités contradictoires que je présente différemment aux publics
variés. (T2)
Jessica met en exergue une notion exprimée par Huston, celle de
« passer pour quelqu’un (d’autre) » et de « porter un masque ». Elle
réagit aux affirmations de l’auteur en la citant (« selon Huston »), en
s’inspirant de ses propos « … alors il est où, le vrai soi, hein ? Si l’on
arrache carrément le masque, à quoi ressemble le visage qu’il
révèle ? » (: 39) qui, dans son écriture, deviennent « ‘une vraie’ version
de moi ». Elle réitère son commentaire évaluateur sur les dires de Hus-
ton (« trop simple »), pour finir par emprunter un terme hustonien « mes
identités contradictoires » (: 18).
Puis, elle apporte une critique du texte de Huston et affirme clairement
sa dissonance :
Par rapport aux chapitres derniers, je trouve cette analyse de Nancy
Huston ni intéressante ni pertinente (…). L’expérience dont elle parle
est une expérience qui peut seulement être expérimentée par les
Occidentaux qui viennent d’un pays monolingue et qui ont appris
une deuxième langue occidentale dans leur contexte scolaire, et qui
ont choisi d’habiter dans le pays occidental de cette deuxième
langue. (T3)
Jessica exprime une réelle distance par rapport aux personnes,
comme Huston, qui auraient eu un parcours initial monolingue. Elle
associe ces personnes à des Occidentaux (« expérimentée par les
Occidentaux ») qui ont des parcours privilégiés (« choisi d’habiter dans
le pays occidental ») et qui apprennent des langues de pouvoir (« une
deuxième langue occidentale »). On sera frappé par l’insistance du
terme « occidental » utilisé trois fois et on comprendra que Jessica se
positionne de manière critique face à ce schéma, alors qu’elle-même
– d’origine hongkongaise – a adopté une culture occidentale à travers
ses études.
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162
D iscussion
Jessica adopte des postures de natures variées, formant une grada-
tion, allant de la recherche de connivence et d’échos, à l’élaboration de
nuances jusqu’à la dissonance partielle, puis quasi totale. Cette grada-
tion lui permet d’affirmer avec conviction les contours de son parcours
personnel et familial, ainsi qu’une critique de la société occidentale,
voire d’une société privilégiée issue du colonialisme. Ces trois entrées
(individu – famille – politique) structurent de ce fait la suite de notre
analyse.

P osture individuelle – des identités


plurilingues et pluriculturelles
Dans cette section, nous examinons comment Jessica discute de ses
identités plurilingues et pluriculturelles, de son répertoire de quatre
langues ainsi que de la relation qu’elle établit entre langues et culture.

I dentités « accumulées et contradictoires »


La lecture de Nord perdu incite Jessica à révéler ses identités plu-
rielles, clairsemées de doutes, d’ambivalence et de contradictions.
Le questionnement identitaire commence lorsqu’elle quitte Hong
Kong pour étudier en Californie :
Quand j’ai déménagé en Californie pour la première fois en sep-
tembre 2013 (…) j’avais l’impression que j’étais en train de retourner
« chez moi. » Même si j’ai grandi à Hong Kong, j’étais scolarisée dans
une éducation américaine depuis l’âge de quatre ans, je pensais en
anglais, je ne regardais que les émissions américaines, je n’écoutais
que la musique américaine et j’ai un passeport américain. C’est
évident que je suis américaine, non ? (T1)
Comme dans son enfance Jessica a évolué dans un environnement
éducatif et culturel américain et qu’elle possède en outre la citoyen-
neté américaine, elle se considère alors comme américaine (« C’est
évident que je suis américaine, non ? »). Cependant, le marqueur dis-
cursif « non » suivi du point d’interrogation annonce le début des
questionnements :
Lorsque je suis arrivée aux États-Unis, je me suis trouvée désorien-
tée. (…) Personne ne pouvait comprendre pourquoi c’était si dur
pour moi en tant qu’étudiante qui semblait complètement

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américaine. Je ne pouvais pas trouver les mots pour décrire toutes
les petites différences qui, ensemble, créent un sentiment très fort
La lecture de
de solitude et de malentendu. (T1) Nord perdu comme
outil
Jessica utilise le terme « désorienté » repris du titre du premier cha- de médiation dans
pitre de Huston pour exprimer le décalage, mais aussi l’impossibilité l’écriture du parcours
d’en comprendre la cause (« personne ne pouvait comprendre »), de plurilingue complexe
d’une apprenante
l’exprimer (« je ne pouvais pas trouver les mots ») et met au jour un
profond sentiment d’isolement (« sentiment très fort de solitude »).
Cette désorientation se traduit notamment parce qu’elle ne peut pas
se définir comme appartenant à une culture ou à une autre :
J’ai grandi dans une famille chinoise qui est très traditionnelle, mais
j’étais scolarisée dans une école américaine. Chaque début d’avril,
pendant le festival de Ching Ming, je faisais l’ascension des mon-
tagnes pour rendre hommage à mes ancêtres ; chaque fin d’avril, je
célébrais la mort et la résurrection de Jésus. J’avais lu Grapes of
Wrath de John Steinbeck avant d’avoir mangé ma première salade
quand j’avais dix-sept ans (…) Je peux vous raconter l’histoire de la
guerre civile aux États Unis au XIXe siècle, mais je ne peux pas vous
dire même l’ordre des dynasties chinoises. Je regardais toutes les
émissions américaines qui me disaient de trouver ma passion et de
suivre mes propres rêves, mais je ne pouvais pas décider de faire
quelque chose d’assez sérieux sans penser à la manière dont cette
décision pourrait avoir un impact sur ma famille élargie. Je ne peux
pas être chinoise sans être américaine. Quand je raconte ma jeu-
nesse, il faut que je convoque les deux cultures à la fois. Il me semble
que je suis un être culturellement chinoise mais intellectuellement
occidentale. (T1)
Alors qu’issue d’une famille hongkongaise qu’elle qualifie de
« chinoise » et de « très traditionnelle », Jessica fait l’inventaire de
différents aspects culturels américains faisant partie de son être : la
religion protestante, ses connaissances littéraires et historiques, l’im-
portance accordée aux choix individuels. Chaque aspect est mis en
opposition avec un aspect culturel chinois (le festival de Ching Ming,
les dynasties chinoises, le lien au collectif). Les marqueurs de l’opposi-
tion « mais » sont utilisés, ainsi que des formules stylistiques telles que
« chaque début d’avril »/« chaque fin d’avril », « je peux »/« je ne peux
pas ». Elle précise que les aspects liés à enfance (« quand je raconte
ma jeunesse ») sont inséparables de son identité en tant qu’adulte. On
entendra ici sa critique de Huston, exprimée dans la première section
lorsqu’elle affirme « il faut que je convoque deux cultures à la fois ».
Plus précisément, elle affirme une double appartenance : son identité
chinoise « culturellement » et son identité occidentale
« intellectuellement ».
Elle parvient à déterminer le décalage entre ses deux cultures comme
étant l’origine de son sentiment d’étrangéité :
C’est à cause de ce décalage très personnel que je me sens étran-
gère peu importe où je suis. (T1)
Elle renchérit à la fois sur son sentiment de non-appartenance à la
société hongkongaise :
je n’étais jamais, ne suis jamais et ne serai jamais acceptée comme
autochtone hongkongaise. (T2)

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et à la société américaine chinoise :
je ne me sens jamais à l’aise dans la communauté des Américains
chinois. (T2)
Elle exprime par ailleurs l’impossibilité de se sentir entièrement elle-
même dans l’une ou l’autre de ses cultures qu’elle considère
d’origine :
Je ne me sens jamais comme une personne « complète » quand je
suis dans les deux cultures qui sont « les miennes », c’est-à-dire Hong
Kong ou les États-Unis. (T1)
C’est en étant dans une autre culture qu’elle trouve une forme de solu-
tion en acceptant la condition d’étrangère comme faisant partie de ses
identités :
Alors qu’ici à Marseille, il n’y aucun doute que je suis une étudiante
étrangère. Ici, pour la première fois, cette identité en tant qu’« étran-
gère » me donne un sentiment de sécurité. Je me sens très à l’aise
parce que je n’ai pas besoin de défendre la manière dont je suis
toujours différente des autres autour de moi. Je suis l’étrangère, c’est
tout. (T2)
En étant clairement identifiable comme « étrangère » à Marseille, Jes-
sica n’a pas à justifier ses origines, particulièrement en interaction avec
ceux qui partageraient l’une de ses cultures d’origine :
C’est ici à Marseille où je peux exprimer la complexité de mon iden-
tité culturelle sans le jugement des personnes « plus » culturellement
authentiques de la culture que j’exprime. C’est ici à Marseille où pour
la première fois, je ne dois pas « choisir » entre une identité améri-
caine ou une identité chinoise. C’est ici à Marseille où je trouve que
je suis quelqu’un qui a la richesse d’avoir des identités « accumulées
et contradictoires » (18), comme Huston l’a écrit. C’est ici à Marseille
que j’ai l’opportunité, finalement, de me découvrir sans les frontières
de mes « propres » cultures. (T1)
L’anaphore rhétorique « c’est ici à Marseille » ponctue, martèle et
annonce une forme de résolution : ne pas avoir à choisir entre une
identité ou l’autre. La formule fait écho, en opposition, à celle binaire
de Huston « Une existence ici, et une là-bas » (: 20). En effet, Jessica
adopte Marseille comme lieu de rassemblement et non de séparation,
où elle peut librement ne pas être tiraillée et reconnaître son parcours
comme étant riche (« je suis quelqu’un qui a la richesse ») d’« identités
accumulées et contradictoires » (: 18), terme emprunté à Huston.

U n répertoire de quatre langues


Jessica décline les différentes langues de son répertoire plurilingue
(Moore, 2006) chacune séparément puis en en faisant une synthèse :
En ce qui concerne l’anglais, elle écrit :
[Mon anglais est] un anglais mélangé entre le familier et le formel.
Même si je parle un anglais avec un accent très américain

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« standard » (…) et même si je peux parler en argot américain, sou-
La lecture de
vent les idiomes et les expressions familières me manquent. Toutes
les expressions familières que je connais viennent des émissions
Nord perdu comme
américaines, de mes profs américains à l’école et de mes amis anglo- outil
phones qui ont grandi à Hong Kong et qui sont dans la même situa- de médiation dans
tion que moi – je n’ai rien appris à la maison. (T2) l’écriture du parcours
plurilingue complexe
Pour ce qui est du cantonais : d’une apprenante
Étant donné qu’on privilégiait l’anglais, je parle le cantonais avec un
accent étranger (c’est-à-dire américain) et sans le savoir de l’argot.
(T2)

Quant au mandarin et au français :


En ce qui concerne le mandarin, je l’ai appris dans mon école pen-
dant dix ans seulement en salle de cours. Je n’ai jamais habité dans
un environnement où les gens parlent mandarin dans les rues. Ce
que je connais à propos du mandarin est complètement formel,
comme mon savoir du français. (T2)

Dans son troisième texte, Jessica en fait une synthèse :


C’est un peu bizarre, mais je trouve que [la phrase « je parle quatre
langues »] est vraie dans deux sens – en théorie et en réalité. C’est
une phrase réaliste parce que je peux avoir une conversation assez
complexe avec n’importe qui dans les quatre langues, et c’est aussi
une phrase seulement théorique parce que je n’arrive pas à com-
prendre ce que les jeunes disent entre eux dans aucune de ces lan-
gues. (T3)

On constatera que Jessica fait référence à ses langues principalement


en évoquant leur apprentissage et son degré de compétences à en
utiliser des variations, qu’il s’agisse, selon elle, du « familier », du « for-
mel » ou de « l’argot ». On remarquera que chaque langue est présen-
tée en relation à un manque : pour l’anglais, « souvent les idiomes et
les expressions familières me manquent » ; pour le cantonais, « sans le
savoir de l’argot » ; pour le mandarin, « Je n’ai jamais habité dans un
environnement où les gens parlent mandarin dans les rues » ; et glo-
balement, « je n’arrive pas à comprendre ce que les jeunes disent entre
eux dans aucune de ces langues ». Elle indique ainsi un savoir formel
de chaque langue qui lui permet d’entrer en conversation élaborée
avec un grand nombre de personnes (« je peux avoir une conversation
assez complexe avec n’importe qui dans les quatre langues ») et pour-
tant qui lui procure un sentiment d’inconfort. On entend qu’elle ne
peut entrer en relation avec ceux qui n’auraient pas eu accès à une
langue formelle, mais à une langue de la rue, ceux peut-être qui n’ont
fait d’études – et n’ont eu les privilèges qu’elle a eus – et qui pourtant
appartiendraient profondément à une culture.
En effet, Jessica renchérit sur ce décalage en questionnant le lien
entre langues et cultures :
Même si j’ai plusieurs langues (c’est-à-dire les mots) qui me sont
disponibles, je n’ai aucune culture qui m’est disponible. (…) Ce qui
m’est difficile c’est que je suis multilingue, et je connais plusieurs
cultures maintenant, mais je ne suis pas sûre de quoi il s’agit d’être
un être multiculturel (T3)

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Elle questionne ainsi dans un deuxième temps ce qu’apporte le pluri-
linguisme lorsque le lien à une ou plusieurs culture(s) en particulier
n’est établi, surtout avec l’anglais :
je viens de me rendre compte [rire] aussi que une dimension diffé-
rente surtout avec l’anglais c’est l’anglais il est devenu le la langue
internationale disons donc c’est pas exactement lié à une culture (…)
pour mieux parler l’anglais aussi c’est pas exactement quelque chose
qui va te donner une place dans . ce qui va te donner une culture
donc être quelqu’un qui parle couramment anglais c’est pas . groun-
ding en anglais (I2)
Sa réflexion l’amène à réaliser que l’anglais, langue qu’elle maîtrise très
bien (« quelqu’un qui parle couramment anglais »), ne lui procure pas
de sentiment de reconnaissance culturelle (« c’est pas (…) quelque
chose qui va te donner une place / une culture ») et plus précisément
de lien à des origines ou un ancrage (« c’est pas . grounding »). Elle
renchérit en explicitant :
je suis vraiment pas du tout américaine hum sauf que dans mon
accent de l’anglais et ma connaissance de l’histoire et culture c’est
peut-être lié aux États-Unis mais après culturellement habituellement
je suis pas du tout américaine (I2)
On entendra ici que cette réflexion répond au questionnement exposé
au début du travail d’écriture (« C’est évident que je suis américaine,
non ? ») : bien qu’elle connaisse très bien la langue et la culture améri-
caine, elle n’est « pas du tout américaine ». Cependant, si elle ne se
sent ni américaine, ni hongkongaise, comment peut-elle se positionner
culturellement ? Si les langues ne lui permettent pas d’adopter une
identité culturelle particulière, ne lui faut-il pas déployer d’autres ima-
ginaires identitaires ? Jessica en vient à discuter les contours d’une
« identité internationale » :
il y a cet élément là pour des gens qui sont plutôt anglophones et je
crois il y en a plusieurs qui croient qu’ils peuvent être déjà internatio-
naux non pas vraiment une culture et il y avait beaucoup de gens qui
me dire tu dois pas être chinoise ou ou américaine tu peux être
d’autre chose ouais je suis d’accord mais après euh je ne connais pas
des gens qui pensent qu’ils sont ils sont sans culture ils peuvent être
internationaux c’est tout ils ils parlent l’anglais et c’est tout ce dont ils
ont besoin et il y a il y a toujours quelque chose . que je ne suis pas
avec qui je ne suis pas d’accord dans cette idée (I2)
On comprendra que Jessica emprunte du discours d’autrui (« pour des
gens (…) qui croient » / « beaucoup de gens qui me dire » / « des
gens qui pensent »), écoute, entend, cherche des réponses. Elle
pourrait se définir « autre chose », ni chinoise, ni américaine, mais que
cela peut-il être ? On entend son approbation (« ouais je suis
d’accord »), semée de doute (« mais après je ne connais pas des gens
qui pensent qu’ils sont sans culture »), et d’hypothèse devant la
formulation d’une identité « neutre » (« ils peuvent être internationaux »),
une neutralité renforcée par une évaluation « c’est tout » qui semble
réduire le champ des possibles, proposition avec laquelle elle n’est
satisfaite (« je ne suis pas d’accord dans cette idée »). Finalement, elle
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se positionne dans la réflexion et continue à questionner l’avènement La lecture de
d’une nouvelle identité : Nord perdu comme
plusieurs cultures entre des cultures refe-redéfinissent ce qui est un
outil
une culture ou une culture nouvelle hybride (I3) de médiation dans
l’écriture du parcours
Jessica ajoute au cours de la rédaction de cet article, soit un an après plurilingue complexe
l’écriture du texte initial, une forme de résolution : d’une apprenante
Ma relation avec les langues est un peu comme ma relation avec les
cultures – je ne dois pas pouvoir parler la langue aussi bien que les
autochtones dans aucune langue. C’est un peu l’idée de n’être ni de
l’une ni de l’autre sur un plan linguistique. Un être entre plusieurs
cultures mais aussi entre plusieurs langues. J’arrive à accepter mon
identité comme pont interculturel et plurilingue, toujours dans un
état d’être « entre ». (T4)

D iscussion
On constate la notion d’identité se définissant dans la gradation en
passant d’abord par une identité affirmée, comme étant américaine,
puis dans la nuance du double, pour finalement être ni l’un ni l’autre (ni
américaine, ni chinoise), mais avec l’adoption du terme « étrangère
partout » qui se voudrait agir comme résolution. Jessica adopte une
posture singulière par rapport à Huston : elle se démarque d’une
vision qu’elle considère binaire, tout en empruntant, à de nombreuses
reprises, les marqueurs de l’opposition ainsi que la terminologie et la
possibilité d’adopter des identités « accumulées et contradictoires ».
Au fur et à mesure de l’écriture et de la réflexion, elle formule d’autres
options à sa recherche identitaire telles que « identité internationale »,
« culture hybride », « être entre plusieurs ».

P osture familiale – du privilège


à l’immigration
Comme l’analyse de son parcours individuel ne lui suffit pas pour trou-
ver résolution, Jessica se penche sur celui de sa famille. En effet, elle
estime de son propre chef qu’il lui faut trouver les raisons et les causes
à l’assertion « je suis quelqu’un qui a la richesse d’avoir des identités
accumulées et contradictoires », qui lui procure à la fois inconfort et
richesse. C’est pourquoi, en premier lieu, elle considère son statut
socio-économique privilégié :
Pour entrer dans l’école américaine (…) il fallait que je parle « cou-
ramment » l’anglais. Par conséquent, même si mes parents parlaient

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le cantonais entre eux et même si le chinois était leur langue mater-
nelle, on n’a parlé que l’anglais à la maison pour que mon frère et moi
puissions avoir une place dans l’une des écoles les plus prestigieuses
à Hong Kong. (T2)
On entendra le choix d’une élite de Hong Kong, celui de permettre à
ses enfants d’entrer dans les meilleures écoles. Jessica discute de ce
choix en relevant l’opposition (« même si » répété deux fois) en lien
avec la langue, puisque parents et enfants communiquent de ce fait
dans des langues différentes.
Jessica est parfaitement consciente de son privilège tout en exprimant
un sentiment de honte :
Souvent j’ai honte d’avoir un anglais « parfait » en tant que quelqu’un
qui a grandi dans une société où 90 % des gens ne parlent pas bien
cette langue. Vous pouvez imaginer la manière dont mes parents
avaient besoin de cacher une grande partie d’Hong Kong pour que
je puisse parler couramment l’anglais. C’était un choix délibéré qu’ils
ont fait pour que j’aie la chance de réussir dans le monde. (T2)
Elle adopte également une position critique face à ce choix de langue :
notre génération pour avoir pour avoir été envoyée dans une école
privée où on parle pas la langue de de la terre pour de des raisons
plutôt économiques donc la langue c’est plutôt un . vu comme un
outil économique au au lieu de quelque chose culturel mais pour
nous c’est la langue où on sent plus à l’aise (I2)
Jessica englobe son expérience dans celle d’un groupe d’âge (« notre
génération »), discute du choix élitiste de la langue (« raisons écono-
miques »/« outil économique ») au détriment d’un lien culturel (« au lieu
de quelque chose culturel »). Le constat pour cette génération (« pour
nous ») est qu’elle est manifestement plus encline à communiquer en
anglais (« c’est la langue où on sent plus à l’aise ») qu’en chinois (« on
ne parle pas la langue de de la terre »). Elle continue en précisant :
il n’y a pas mal de des enfants des élites qui ont été envoyés dans ces
types d’écoles internationales mais qui ont qui ont une une relation
plus forte avec la langue qui n’est pas qui n’est pas leur identité
culturelle parce que (…) je suis plus chinoise que occidentale mais je
parle mieux l’anglais que chinois (…) c’est inversé mon identité cultu-
relle et la langue que je parle mieux c’est inversé donc je crois qu’il y
a quelque chose-là aussi qui n’est pas trop exprimé. (I2)
Jessica réitère le phénomène vécu par un groupe particulier (« des
enfants des élites ») qui a un rapport plus fort avec la langue anglaise
qu’avec la culture chinoise. Mais surtout, elle met en exergue ses iden-
tités contradictoires en utilisant des marqueurs de préférence (« plutôt
que ») et de comparaison (« mieux que ») : « je suis vraiment plutôt
chinoise qu’occidentale mais je parle mieux l’anglais que le chinois ».
Constater cette inversion (« c’est inversé » répété deux fois) est de la
plus haute importance pour Jessica : elle réagit aux propos de Huston
qui n’évoque pas cette situation (« il y a quelque chose là qui n’est pas
trop exprimé ») et, plus précisément, elle met en évidence l’absence de
prise en considération de la classe sociale dans Nord perdu. En effet,
si Jessica parle quatre langues dont elle n’aurait qu’un savoir formel de
chacune, si elle parle mieux l’anglais que le chinois, c’est parce que sa
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culture éducative le lui a permis, si elle ne connaît que les quartiers de La lecture de
langue anglaise de Hong Kong, c’est parce que sa famille en a eu les Nord perdu comme
moyens. Il s’agit donc des conséquences de l’appartenance à une outil
de médiation dans
classe sociale supérieure privilégiée. La critique de Jessica à l’égard de l’écriture du parcours
Huston réside, entre autres, dans le fait que l’auteure n’a pas examiné plurilingue complexe
le rôle de la classe sociale sur « les identités contradictoires et accumu- d’une apprenante
lées », que ce soit sur un plan linguistique autant que culturel, mais qui
représente un aspect essentiel.
Par ailleurs, en continuant de dialoguer avec Huston sur la complexité
des espaces linguistiques familiaux, notamment celui à Hong Kong,
Jessica interroge ses parents au sujet de leurs origines linguistiques :
Je suis sûre que ma confusion linguistique vient de mes parents ; les
deux ont leur histoire linguistique intéressante. Dans le cas de mon
père, il est né à Hong Kong et il a vécu là jusqu’à l’âge de 12 ans,
lorsqu’il a déménagé d’aller à Guam, une petite île américaine et
principalement anglophone (…). Étant donné que mes grands-
parents ont déménagé de la Chine à Hong Kong, il parlait le fujian (le
dialecte chinois de leur province, Fujian) chez lui avec ses parents, il
parlait le cantonais avec les gens dans la rue de Hong Kong et avec
ses frères et sœurs, mais il parlait le mandarin à l’école (mon grand-
père a décidé de l’envoyer dans une école où ils enseignaient en
mandarin parce qu’il est vraiment attaché à la culture chinoise). (T3)
Elle constate que son père, lui aussi, parlait plusieurs langues dans son
enfance : le fujian (langue de la famille), le cantonais (langue vernacu-
laire), le mandarin (langue de l’école), puis l’anglais à partir de l’adoles-
cence. Elle continue avec la trajectoire linguistique familiale du côté
maternel :
Dans le cas de ma mère, c’est aussi compliqué. Ses parents (c’est-à-
dire mes grands-parents maternels) ont aussi déménagé de la Chine,
aussi de la province Fujian, à Hong Kong dans les années soixante.
Mes grands-parents maternels ont commencé à apprendre le canto-
nais dès qu’ils sont arrivés à Hong Kong. Mon grand-père maternel a
grandi en Indonésie si bien qu’il ne parlait pas très couramment le
chinois (ni le mandarin, ni le fujian, ni le cantonais). (T3)
Jessica découvre de la sorte que sa famille est issue de l’immigration.
Elle précise :
Ce que je ne me suis jamais rendu compte jusqu’à maintenant (…)
c’est qu’ils ont grandi dans les familles immigrées. Dans une famille
immigrée, les enfants répondent aux parents dans la langue de la rue
et de l’école au lieu de la langue des parents ; après les petits enfants
ne parlent pas la langue des grands parents. C’est exactement le cas
dans ma famille. (T3)
Jessica exprime son étonnement (« je ne me suis jamais rendu
compte ») suite aux travaux d’écriture et aux entrevues menés : ses
parents sont issus de l’immigration. Elle explicite le phénomène d’un
point de vue linguistique : « les enfants répondent aux parents dans la
langue de la rue au lieu de la langue des parents ». Par ailleurs, elle
rajoute « c’est exactement le cas de ma famille », comme pour se
convaincre des conséquences : les différentes générations d’une
famille ne parlent pas la même langue. On retiendra l’usage des moda-
lisateurs adverbiaux « exactement » et « effectivement » qui tente de
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qualifier le phénomène pour en écarter tout doute. Jessica ajoute par
la suite :
mes grands-parents parlent entre eux le fujian, mes parents le canto-
nais et mon frère et moi (et souvent mes cousins) l’anglais. (T4)

D iscussion
Analyser son appartenance à une classe sociale spécifique et aux
conséquences linguistiques et culturelles qui en découlent, ainsi
qu’inscrire sa trajectoire dans celle plus large de sa famille, lui auront
permis de révéler des éléments essentiels la constituant. En d’autres
termes, l’écriture de son texte, en écho à celui de Huston, aura eu une
« fonction de transition » (Souchon-Faure, 2007) lui permettant d’accé-
der à une nouvelle connaissance d’elle-même et de son milieu familial.
Ces deux premières étapes lui ont donné par la suite outils et fonda-
tions pour se positionner d’un point de vue social et politique, ce que
nous abordons maintenant.

P osture sociale et politique –


du colonialisme et du pouvoir
Jessica évoque un aspect non mentionné par Huston : les impacts de
la colonisation sur la relation aux langues et l’identité. Dès ses premiers
écrits, elle se questionne sur sa langue maternelle :
Il faut se demander : c’est quoi ma langue maternelle, la langue de
ma jeunesse ? Ce n’est pas aussi simple que Huston, qui a eu une
enfance monolingue et mono-culturelle canadienne anglophone. (…)
Je dis souvent que ma langue maternelle est l’anglais, mais je n’en
suis pas sûre. (…) est-il possible que l’anglais soit ma langue mater-
nelle s’il est la langue avec laquelle mes parents me parlent, mais une
langue qu’ils ne connaissent pas très bien ? (T1)

Jessica nuance les propos de Huston (« ce n’est pas aussi simple ») qui,
contrairement à elle, aurait eu une enfance monolingue. De ce fait, elle
met en exergue le contexte postcolonial multilingue dans lequel elle a
grandi. Elle renchérit :
Pour la plupart des gens qui viennent des pays colonisés, surtout
avec les élites dans la culture (comme ma famille), même après l’indé-
pendance, cela a été difficile de trouver notre propre voix ou même
notre propre langue. (T2)

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Les impacts du colonialisme auraient résulté – même pour l’élite – en La lecture de
la difficulté de trouver sa « voix » ou sa « propre langue », en l’absence Nord perdu comme
de reconnaissance et validation des autres langues ancestrales de la outil
de médiation dans
famille, mais aussi suite à la migration : l’écriture du parcours
C’est un peu bizarre de penser à nous en tant qu’immigrés parce que plurilingue complexe
nous sommes toujours des Chinois dans un territoire chinois, mais d’une apprenante
étant donné la position politique particulière d’Hong Kong et la
complexité linguistique entre les dialectes chinois, l’expérience de
mes parents et de moi sont effectivement les problèmes des immi-
grés. (T3)
Elle précise plus tard :
La raison pour laquelle ma famille a déménagé de la Chine à Hong
Kong, c’était pour des raisons politiques/historiques à l’époque avec
l’oppression de Mao Zedong. Nous, comme beaucoup de Chinois à
l’époque, étions effectivement une sorte de réfugiés politiques. (T4)
Or si la famille s’est enrichie, c’est grâce à la colonisation :
Les Anglais avaient besoin de Chinois qui pouvaient travailler avec/
pour eux, et en effet ma famille est tombée dans cette position – ce
qui nous a donné beaucoup plus de pouvoir. (T4)
Et si Jessica parle d’avoir « des identités accumulées et contradic-
toires », c’est également un résultat de la colonisation :
La raison pour laquelle j’ai cette identité pluriculturelle c’est « grâce
au » colonialisme. (T4)
Elle en tire ainsi les conséquences « positives » (« grâce au » écrit entre
guillemets), à savoir la capacité de parler plusieurs langues, incluant
des langues de pouvoir, telles que l’anglais, le français et le mandarin.
Cependant, Jessica nuance :
L’importance personnelle du colonialisme pour moi, c’est surtout
mon identification culturelle avec le monde oriental plutôt qu’occi-
dental ; même si je fais partie de l’élite chez moi, je ferai toujours
partie de la population qui a été occupée par des Occidentaux. (T4)
On entendra une forte sensibilité identitaire (« l’importance person-
nelle »/« pour moi »/« mon identification ») liée aux enjeux du colonia-
lisme et post-colonialisme. On notera l’opposition que Jessica établit
entre « le monde oriental plutôt qu’occidental », le recours au mar-
queur de concession « même si » ainsi que l’assertion engagée « je
ferai toujours partie de la population qui a été occupée par les Occi-
dentaux », qui se veut être une déclaration à teneur politique pour
éclairer ses choix futurs.
Jessica rajoute en fin d’écriture :
Pour mieux contextualiser la situation, il faut comprendre que la
population, les valeurs et la société hongkongaises elles-mêmes, se
trouvent dans un état d’être « entre » ce faux-binaire du monde
oriental et occidental. (T5)
Elle passe ainsi du niveau micro au niveau macro en conceptualisant et
en élargissant à Hong Kong la problématique de l’entre-deux, entre le
monde oriental et occidental. On remarquera la critique sociale nuan-
cée portée par le choix sémantique de son commentaire : « état
d’être », « entre » (écrit entre guillemets), « faux-binaire ».
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Par conséquent, Jessica met en lumière ce que l’auteur ne fait pas :
Huston n’adresse pas du tout la diversité du contexte multi-
lingue – chaque pays, chaque région, chaque communauté et
chaque individu a sa propre histoire. (T3)
Dans sa critique de Nord perdu, elle ajoute :
Bien sûr, il y a pas mal du monde qui partage son expérience [ien s
de Huston], mais la plupart des pays dans le monde, « grâce au »
colonialisme, sont déjà des communautés multilingues. (T3)
et conclut :
Par rapport à Huston, le colonialisme rend la capacité d’exprimer,
décrire et imaginer le parcours individu et social encore plus difficile
et complexe – que ce soit avec la langue de la terre ou avec la langue
du colonialisme. (T5)
Sa critique de Huston réside dans le fait que son récit n’évoque pas le
parcours complexe des personnes plurilingues issues de contextes
résultant de la migration non-volontaire, du colonialisme ou du
post-colonialisme.

D iscussion
Le dialogue avec l’auteure permet à Jessica de trouver et d’exprimer
une voix politique de manière à faire entendre, pour l’ensemble des
personnes plurilingues dotées de nombreuses langues, sans que pour
autant elles soient reconnues et valorisées, la nécessité absolue de
prendre en compte l’historicité, la complexité et la multiplicité du par-
cours de chacun, surtout dans des contextes de post-colonisation.

E n guise de conclusion
La lecture de Nord perdu et l’écriture subséquente auront donné à
Jessica un espace pour exprimer ce qu’elle ne pouvait ni ne savait
formuler. La lecture lui aura donné les clés pour initier le récit de sa
trajectoire individuelle à travers langues et cultures ; à ce niveau-là, elle
a pu s’identifier à Huston : toutes deux ont un parcours singulier dans
lequel langues et cultures occupent une place prépondérante. Cepen-
dant, puisque le contexte d’exil volontaire de Huston ne correspond
pas à la situation de locuteurs issus de la migration politique souvent
non-volontaire informée par des dynamiques de pouvoir ou d’espaces
post-coloniaux, Jessica a dû chercher, dans l’écriture, des réponses au
sein de sa famille, réponses ancrées dans un contexte social, politique
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et historique. Par conséquent, l’écriture engagée de Jessica a été pos- La lecture de
sible en la présence d’une thématique pertinente à laquelle l’appre- Nord perdu comme
nant-scripteur peut s’identifier mais également en l’absence d’un outil
de médiation dans
contexte socio-politique correspondant à sa réalité. Le texte peut donc l’écriture du parcours
servir à déclencher un travail de réflexion poussée sur sa trajectoire plurilingue complexe
linguistique, mais doit absolument être contextualisé par/pour l’appre- d’une apprenante
nant-scripteur de manière à prendre en compte des parcours com-
plexes issus de la migration et du post-colonialisme. En d’autres
termes, parce que Huston en serait restée au niveau qui concerne la
trajectoire personnelle, Jessica a été forcée de déployer une autre
stratégie de lecture : celle de comprendre les soubassements de sa
propre trajectoire linguistique et culturelle en entreprenant des entre-
vues avec sa famille et en écrivant au fur et à mesure ses
découvertes.
On constate une gradation dans son engagement de lecture et d’écri-
ture de contextualisation de son parcours : d’abord elle se penche sur
sa trajectoire individuelle, puis étudie le contexte social et familial, et
enfin se consacre à comprendre le contexte global politique et histo-
rique. Une étape après l’autre lui permet d’avancer dans la compréhen-
sion de ses « identités accumulées et contradictoires ». À l’instar de
Cicurel (2007), elle a cherché les indices (posture d’archéologue) de
manière sémantique en interprétant certains des nombreux propos
d’Huston ; elle s’est positionnée par rapport à l’auteure en évoquant
échos, en proposant nuances, en exprimant dissonances (posture
d’engagement) ; elle a exprimé son ressenti face au texte en retraçant
son parcours, celui de sa famille et celui de son contexte historique
(posture empathique). Ainsi, a-t-elle endossé un rôle actif de lectrice
en interprétant, analysant, extrapolant, réagissant et transposant ses
expériences en dialogue avec celles de l’auteure. Ces postures se sont
manifestées de manière concrète et visible dans ses écrits. On y
retrouve comme dans un palimpseste les traces de Nord perdu dans
les termes et expressions empruntés à Huston et parfois modifiés, les
références directes et indirectes à l’auteure, les marqueurs récurrents
de l’opposition et de la concession et, bien sûr, les thèmes hustoniens
de l’exil linguistique et de l’identité en (dé)(re)construction.
Ce processus entier de conscientisation l’a invitée à devenir une actrice
sociale, tel que préconisé par Coste, Moore et Zarate (2009). Mais,
c’est suite à la lecture et à l’écriture qu’elle a pris conscience, a poste-
riori, de l’importance de ce type de travail et l’avènement de réalisa-
tions possibles grâce à la lecture littéraire.
Analyser sa propre condition humaine, à un niveau intérieur et profond,
l’aura incitée à découvrir des aspects d’elle-même pour ensuite mieux
apprécier la condition des Autres. Comprendre « ses identités accumu-
lées et contradictoires » lui donne la capacité de mieux parler avec
ceux (dont immigrés et réfugiés) qui viennent de pays post-coloniaux.
Jessica précise :
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ce travail-là il m’a permis de le faire en moi-même comme quelque
chose intérieur et hum pour le faire en même temps que en lisant de
des textes des immigrés ou en parlant avec des immigrés dans mon
stage et après pour avoir parlé avec des Marocains qui ont aussi du
mal à faire un peu avec l’arabe littéraire l’arabe dialectal le français et
après l’anglais c’est la quatrième langue donc on a à peu près le
même profil et après avoir fait ce travail j’ai des idées un peu plus
concret (…) je peux parler avec eux. (I2)
Ce travail engagé lui a donné également des clés sur ses choix
professionnels :
cela informe mon trajet professionnel de vouloir travailler avec des
réfugiés et des immigrés en tant qu’avocate qui défend des droits de
l’homme de tous en tant qu’acteur social. (T4)
La lecture littéraire et l’écriture conjointes auront ainsi participé à déve-
lopper sa capacité à réfléchir sur elle-même, le contexte linguistique et
culturelle qui l’a façonnée, mais aussi les enjeux linguistiques des socié-
tés postcoloniales dans un contexte global et mondialisé. Au-delà la
compétence linguistique, Jessica a déployé des capacités à devenir
une actrice sociale, en mesure de réfléchir au pouvoir et à la hiérarchi-
sation des langues à un niveau micro tout autant qu’à un niveau macro.
Le travail intense de lecture-écriture l’aura invitée à énoncer une voix
politique plus affirmée et plus engagée à mettre au service d’autres
individus afin de valoriser la complexité et la multiplicité des trajec-
toires de chacun, notamment d’un point de vue (pluri)linguistique et
(inter)culturel.

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V ers une lecture créative


Entretien avec
Anne Godard
PROPOS RECUEILLIS PAR CHIARA BEMPORAD

Après avoir travaillé sur la didactique de la lecture littéraire, vous


vous orientez actuellement vers la thématique croisée littérature et
plurilinguisme, dans une perspective historique et littéraire. Ce qui
vous amène à vous intéresser aux écrivains plurilingues dont le fran-
çais est la langue d’écriture (au passé et au présent). Quels sont les
enjeux et les apports de telles études à la fois d’un point de vue lit-
téraire et didactique ? Pensez-vous qu’elles auront un impact sur le
corpus des textes enseignés à l’école, ainsi que sur le positionnement
de ces écrivains dans le champ littéraire ?
En envisageant l’histoire de la littérature et sa didactique à partir du
prisme du plurilinguisme, je réunis plusieurs fils d’intérêt, qui tiennent
aux enseignements que je donne à l’université Sorbonne Nouvelle-
Paris 3 et aux orientations prises par mes recherches en didactique de
la littérature et du français langue étrangère au sein du laboratoire
DILTEC, mais aussi à ma formation initiale ainsi qu’à des « rencontres »
avec des livres qui ont changé mon regard sur l’histoire de la langue et
l’histoire littéraire.
Lorsque je suis arrivée à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3, j’ai commencé
par explorer la thématique de la lecture littéraire en FLE, dans un
groupe de recherche monté avec Francine Cicurel. Il s’agissait de se
demander comment les questionnements que nous pouvions avoir sur
la manière dont on lit un texte littéraire, en langue maternelle ou étran-
gère, pouvaient être retrouvés, formulés, explicités à travers des
scènes de lecture rencontrées dans la littérature. L’intuition qui était à
la base de cette démarche est que la littérature n’est pas seulement un
objet d’étude, mais qu’elle peut donner par elle-même un regard éclai-
rant sur des pratiques qui sont ainsi représentées, saisies, visualisées
dans des dimensions personnelles et subjectives. Pour aller vite, un
peu comme nous aurions pu faire une enquête sur les pratiques de
lecture (ce que nous avons fait, par ailleurs, auprès d’un public d’appre-
nants de FLE dans différents cursus de l’université), notre idée était

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d’explorer, à travers des scènes de lecture trouvées dans des romans Vers une lecture créative
ou des récits littéraires, des postures et des processus de lecture, qu’il Entretien avec
s’agisse de la lecture de littérature en elle-même, faite de manière Anne Godard
individuelle, ou de l’apprentissage de la lecture dans un cadre scolaire.
Le projet initial s’est transformé, il a donné lieu à un livre que nous
évoquerons plus loin, mais il m’en est resté cette conviction que la lit-
térature n’est pas seulement un objet à étudier, mais un point de vue
sur une expérience. Or, cette expérience est notamment celle de la
langue, qui se fait à travers la lecture. Ainsi, de la lecture en langue
étrangère, j’ai eu envie de glisser vers la langue, vue comme
étrangère.
Plusieurs ouvrages m’ont donné envie d’explorer cette thématique à
partir d’une perspective historique : le livre d’une chercheuse québé-
coise, Lise Gauvin (2004), intitulé La fabrique de la langue qui propose
une histoire littéraire de la langue à travers le regard des écrivains ; les
livres de Renée Balibar (1974 et 1985) qui mettent en évidence, dans
l’histoire de l’enseignement, les phénomènes de colinguisme entre le
français et le latin – le latin ayant été longtemps à la fois le principal
objet d’enseignement et le modèle linguistique, rhétorique et culturel
donnant forme au savoir scolaire. Dans mes recherches initiales, lors de
ma thèse (Godard 2000) consacrée à des dialogues philosophiques et
littéraires de la Renaissance, je m’étais intéressée aux notions théo-
riques du dialogisme et de la polyphonie selon Mikhaïl Bakhtine (1985)
autrement dit à la pluralité des langages et des discours qui nous tra-
versent. Plus directement, en travaillant sur des questionnements
autour des langues, de l’enseignement et de la transmission des
savoirs à l’époque de la Renaissance, j’avais remarqué également la
préoccupation des humanistes de situer leur responsabilité face à leur
langue en relation avec d’autres langues : le latin, les dialectes français,
les autres langues européennes dont l’émancipation par rapport au
latin se fait en même temps et dans une constante comparaison. De
manière plus lointaine, je suis sensible aux réflexions de Pascal Qui-
gnard (1995) sur le fait que le latin serait comme une arrière-langue, ce
qui inscrit ainsi dans le français la nostalgie d’une autre langue, qui ne
nous est plus accessible, mais dont l’absence et la perte nous consti-
tuent. Toutes ces lectures m’ont donc poussée à chercher, dans les
textes des écrivains – textes théoriques et réflexifs, textes fictionnels
avec une dimension métalinguistique ou métathéorique, textes intros-
pectifs –, à retracer cette histoire de la langue vue par les écrivains, en
cherchant à croiser leurs points de vue avec un certain nombre de
questionnements sur l’évolution de la langue française, de son statut
et de son enseignement. Ce qui m’a beaucoup intéressée, en explo-
rant le corpus de ces textes de réflexion sur la langue, ce sont d’abord
des images, des métaphores pour parler de la langue et du type d’in-
tervention que les écrivains pourraient se permettre sur elle : l’image
de l’arbre fruitier, qu’il faut greffer pour qu’il donne des fruits, que l’on

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trouve notamment chez Du Bellay, mais qui vient de Cicéron via l’Italie,
l’image des vêtements, qui reflètent ou trahissent le corps qu’il
recouvre, qui est présente chez Montaigne, l’image aussi des jardins à
la française, miroir des mœurs et de la hiérarchie sociale, que l’on
trouve chez Rivarol.
Peu à peu, j’ai trouvé que des questionnements qui semblaient datés,
comme la problématique de l’enrichissement du français au XVIe siècle,
ou sa grammatisation, se retrouvaient presque tels quels dans des
textes programmatiques concernant, par exemple, le créole. Ainsi de
La Défense et illustration de la langue française que Du Bellay a fait
paraître en 1549 à Éloge de la créolité de Bernabé, Chamoiseau et
Constant en 1989, une continuité historique et des transferts peuvent
être retrouvés. En même temps, la position de l’écrivain par rapport à
la langue a beaucoup changé, ainsi on peut remarquer l’émergence
très forte au cours du xxe siècle d’un discours intime sur la langue, avec
des problématiques d’identité, d’identification, d’appropriation et
d’adoption chez des écrivains pour lesquels le français est langue
seconde, tandis qu’au même moment se développent des réflexions
théoriques, notamment chez Gilles Deleuze (1975), sur le fait que la
position d’écrivain, sa paratopie comme dirait Dominique Maingue-
neau (2004), le conduit à aborder la langue d’écriture comme une
langue étrangère. D’autres images très intéressantes sont celles qui
permettent de saisir les relations pour ainsi dire familiales qui per-
mettent de représenter les différents cercles dans lesquels les langues
nous insèrent : au XVIe siècle, la langue « maternelle » (l’occitan) est ainsi
opposée par Clément Marot (1532) à la langue « paternelle » (qui est
aussi celle du roi François Ier auprès de qui il est à la cour), au XXe siècle,
Assia Djebar (1999) parle d’une langue « marâtre », tandis que pour
d’autres auteurs, c’est une « maîtresse » qui a pris la place de l’épouse
légitime. Un point qui pour moi est saillant à travers cette histoire, c’est
l’importance des affects qui nous lient aux langues que nous prati-
quons. L’autre point saillant, c’est le sentiment que même lorsque on
se sent monolingue, on est toujours pris dans les rapports des langues,
par l’histoire littéraire, politique et linguistique, et par l’expérience
même qui fait qu’on n’a jamais une seule langue, ce que nous apprend
aussi l’approche philosophique de Jacques Derrida (1996) ou celle,
plus poétique, d’Édouard Glissant (1990).
Si l’on prend au sérieux cette histoire plurilingue de la littérature
d’expression française, on peut dire que c’est toute l’histoire littéraire
qui est modifiée : on ne peut plus opposer la longue suite des œuvres
patrimoniales et pour ainsi dire patriotiques, dûment reconnues
comme françaises, à l’émergence tardive d’œuvres d’auteurs venus de
cultures étrangères à la France, mais ayant par la langue une expres-
sion commune. En effet, on est amenés à voir tout au long de ce qu’on
appelle « la littérature française » une littérature en français, écrite en
relation, en contraste, en compétition ou en parenté avec des langues
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qui dialoguent intérieurement avec le français, qu’il s’agisse de la Vers une lecture créative
langue savante par excellence, le latin, langue européenne et patrimo- Entretien avec
niale d’une culture qui n’est pas limitée aux frontières françaises, ou Anne Godard
qu’il s’agisse des langues vernaculaires territoriales, dialectes d’oïl et
d’oc, ou des langues dont l’émergence est parallèle à celle du français,
italien, espagnol, anglais, allemand, et plus loin encore, lorsque le
français est langue diplomatique, adoptée notamment par les élites en
Europe de l’Est jusqu’en Russie. L’élargissement linguistique des aires
d’influence va de pair avec l’élargissement des langues en dialogue et
des traditions qui peuvent trouver à confluer dans le français. Il me
semble que s’il y a un enjeu à ce genre d’études, ce n’est pas tant de
substituer un corpus à un autre dans les cursus scolaires, que de chan-
ger la perspective, et de cesser d’opposer le national et l’étranger, le
français et le francophone : la France est plurilingue, mais pas parce
qu’elle a été changée par l’immigration, elle est plurilingue depuis
l’origine et le français même est, si l’on peut dire, une langue pluri-
lingue – « un créole qui a réussi » comme disait Bernard Cerquiglini
(2000).
De plus, les problématiques d’appropriation des langues comme celles
d’écart entre langue et culture n’opposent pas sur un mode binaire des
écrivains qui seraient plurilingues à d’autres qui seraient monolingues :
nous avons tous à nous approprier la langue que nous parlons, qui
nous est toujours, dans une certaine mesure, étrangère. Aborder les
littératures d’expression française à partir de cette question n’est donc
pas cloisonner les espaces littéraires, mais plutôt faire apparaître que
la thématique des langues, des langages et des discours est centrale
dans l’œuvre même des écrivains : si écrire signifie quelque chose,
c’est bien cela, chercher à trouver sa voie / sa voix dans les langues et
les discours.

Vous travaillez, dans une perspective didactique notamment en FLE,


sur les ateliers d’écriture plurilingue dans une visée de formation.
Vous avez également créé des carnets de recherche en ligne où vous
publiez des productions d’étudiant.e.s qui expriment leurs réflexions
autour de leurs parcours langagiers plurilingues. Pouvez-vous revenir
sur la genèse de ce projet, et sur ses finalités ?
L’articulation de cette histoire littéraire plurilingue à la nécessité pour
tout écrivain de se situer et trouver sa voix dans la langue pour pouvoir
écrire m’a amenée à considérer qu’être enseignant de langue implique
aussi une certaine position que l’on adopte par rapport à la langue et
à la culture dont on est à la fois utilisateur, représentant et passeur. Or,
passer par la littérature, et spécialement en en reconnaissant la dimen-
sion plurilingue, permet de mettre au jour des affects qui nous tra-
versent quand nous passons d’une langue à l’autre. Cela m’est apparu
d’abord dans des devoirs d’étudiants : ceux-ci avaient pour tâche de
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choisir et commenter un texte d’un auteur rendant compte ou réflé-
chissant sur son plurilinguisme et son choix du français comme langue
d’écriture. Dans certains devoirs émergeait de manière poignante une
histoire personnelle ou familiale qui était liée au fait d’apprendre et/ou
d’enseigner une autre langue. Le texte d’écrivain qui était à commenter
avait servi de révélateur et de déclencheur d’une prise de conscience
qui venait à un moment crucial du parcours professionnel : au moment
de ce master à l’issue duquel la plupart des étudiants entrent dans la
vie professionnelle en devenant enseignants de langue. Là, j’ai rencon-
tré des problématiques abordées différemment par des collègues en
didactique, telles Muriel Molinié (2006), qui travaille sur la notion
d’autobiographie langagière et sur le développement d’un portfolio
98. http ://www.univ-paris3.fr/ des langues et du plurilinguisme98, et Véronique Laurens avec qui elle
creation-d-un-portfolio-des- conduit une recherche-action visant à développer chez les étudiants
langues-et-du-plurilinguisme-
de master les écrits réflexifs dans une perspective
en-contexte-de-
multilinguisme-et-de- professionnalisante99.
polyglossie--420322.kjsp Cependant, je mettrai ici en avant une dimension proprement litté-
raire, qui tient au fait que les déclencheurs d’écriture sont des témoi-
gnages et des réflexions d’écrivains, qui considèrent la langue non pas
seulement comme un outil de communication, mais comme un instru-
ment au sens où un musicien joue d’un instrument, selon la belle méta-
phore qu’on trouve dans une lettre de Marcel Proust (1908), qui
compare l’écrivain au violoniste qui doit « faire son son », et qui est
aussi reprise dans un texte d’Akira Mizubayashi (2011), qui se décrit
comme un interprète s’entraînant inlassablement avec son instrument.
Mais cette dimension littéraire, je dirai qu’elle tient aussi au fait qu’à
travers ces textes, ce qui m’a retenue plus particulièrement, c’est l’af-
99. http ://www.univ-paris3. fleurement des affects, des émotions et de l’imaginaire.
fr/recherche-action-
Certains textes d’étudiants m’ont touchée par exemple en ce qu’ils
accompagner-la-production-
des-ecrits-reflexifs-tout-au- exprimaient avec beaucoup de sensibilité des aspects de notre rela-
long-de-la-formation-a-l- tion à nous-mêmes qui passent par la langue, comme l’imaginaire qui
enseignement-et-a-la- est lié au changement de langue : imaginaire du renouveau, de la
recherche--376058.kjsp
renaissance ou au contraire de la perte, imaginaire aussi lié à la liberté
donnée par la langue « non-maternelle », une langue choisie et non
transmise, imaginaire enfin de l’identité que l’on peut se construire
plutôt que subir, en la construisant dans une langue différente. Toutes
ces questions ne sont pas immédiatement accessibles quand on se
trouve comme enseignant face à des apprenants de langue, mais elles
sont sous-jacentes à beaucoup de ce qui se vit, dans le bonheur ou le
sentiment d’échec qui peuvent accompagner l’apprentissage, et dans
les motivations profondes de choix qui peuvent sembler plus circons-
tanciels ; or elles sont aussi essentielles à la littérature, car écrire a aussi
partie liée avec notre identité et notre imaginaire.
Le projet d’ateliers d’écriture sur cette thématique vient de cette pre-
mière expérience : il s’agissait de donner un prolongement à ce qui
avait émergé de manière un peu inattendue. Le carnet de recherches
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« Écriture et plurilinguisme »100 que j’ai ouvert cette année sur la plate- Vers une lecture créative
forme de recherches Hypothèses.org tient ainsi au désir de constituer Entretien avec
un lieu où rassembler à la fois des réflexions sur cette dimension pluri- Anne Godard
lingue de la littérature depuis les origines et d’avoir un espace de
publication pour des textes que je trouve remarquables en ce qu’ils
sont à la fois très personnels, voire intimes, et qu’ils font en même
temps échos aux questionnements qui se trouvent partagés dans le
domaine de l’enseignement et apprentissage des langues et dans 100. https ://ecriplur.
l’écriture littéraire : choix de langue / choix de vie, liens souterrains hypotheses.org
entre langue, imaginaire et identité.

En 2011, vous avez dirigé, avec Anne-Marie Havard et Eve-Marie Rol-


linat-Levasseur un ouvrage (Godard et al. 2011) qui considère la lec-
ture comme une expérience individuelle et un ensemble de relations
(au texte, au monde, à soi et aux autres). Vous y interrogez surtout le
rôle des différentes médiations que notamment un enseignant peut
effectuer pour favoriser cette expérience singulière et ses relations
chez un lecteur en formation. Dans cet ouvrage, vous avez fait le pari
de faire dialoguer des « spécialistes venus d’horizons divers, ensei-
gnants et chercheurs, linguistes, littéraires, praticiens et théoriciens
de la didactique de la lecture en français langue maternelle et/ou
langue étrangère) » (p. 13). Quels sont, à votre avis, les apports d’un
tel dialogue et quelles en sont les limites (éventuelles) ? Quels points
en commun et quelles spécificités vous avez pu observer dans les
questionnements sur l’enseignement de la lecture littéraire venant
de ces différents horizons ?

Ce qui me semble intéressant en effet dans cet ouvrage, c’est l’accent


mis sur la notion d’expérience, qui vient des théories de la lecture en
français langue maternelle – ainsi le titre même, « L’expérience de lec-
ture » , fait référence à un ouvrage de Vincent Jouve (2005) qui a
beaucoup travaillé sur la notion de lecture littéraire, dans une perspec-
tive théorique et didactique. Parler de l’expérience de lecture, c’est
mettre en évidence le fait que la lecture d’œuvres littéraires nous
donne accès à ce qui n’est pas nous, en nous donnant les moyens d’en
faire l’expérience subjective, par l’imagination et la sensibilité. Cette
approche, qui vient des théories littéraires de la lecture, développées
après Umberto Eco (1979), par Michel Picard (1986) ou Vincent Jouve
(2005), a constitué un tournant dans la didactique du français langue
maternelle, à travers les ouvrages de Gérard Langlade, Annie Rouxel
et Brigitte Louichon (Rouxel & Langlade, 2004 ; Rouxel & Louichon,
2010), mais aussi Jean-Louis Dufays et ses collègues de l’université
catholique de Louvain (Dufays et al. 1996a et b, Dufays 2013). Elle per-
met de conserver face au texte littéraire une attitude authentique : il
s’agit de lire parce qu’on est curieux, qu’on veut découvrir quelque
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chose et qu’on aime vivre par l’imaginaire des expériences que l’on ne
fera pas. En même temps, elle ouvre la voie au développement d’une
attitude réflexive du lecteur, par un va-et-vient entre une lecture impli-
quée et distancée. En situation d’apprentissage, l’attitude réflexive du
lecteur sur les processus qui se passent en lui lorsqu’il lit est en elle-
même formatrice, non seulement du jugement critique, mais de la
capacité à développer des stratégies de compréhension et d’interpré-
tation. C’est cette attention aux processus qui est particulièrement
intéressante dans le domaine du FLS et du FLE dans la mesure où il
s’agit de développer des capacités d’adaptation et de transfert de
connaissances ou de compétences d’une langue dans une autre.
Cependant, alors que la littérature reste considérée comme difficile
d’accès en FLE, notre livre mettait l’accent sur le fait que la lecture nous
met en relation, constitue par excellence une expérience de relation
aux autres, dans le cadre de la lecture en elle-même, puisque c’est
notre capacité d’empathie qui nous guide dans l’immersion dans la
fiction, mais aussi et spécialement dans un cadre scolaire, puisque c’est
une lecture à plusieurs, accompagnée de médiations. Or, si les média-
tions peuvent changer selon les contextes FLM, FLS et FLE, si les
objectifs sont différents – selon qu’on vise à développer le jugement
critique, la littératie scolaire ou à associer l’apprentissage de la langue
aux émotions et à l’imaginaire, il me semble que le point commun
central est le postulat que la littérature, en tant qu’art du langage, nous
permet d’avoir accès à ce qui nous lie imaginairement et émotionnel-
lement à la langue et à sa manière de dire le monde. Selon les
contextes, on peut mettre l’accent sur l’objet littéraire ou sur l’objet
langue, mais ce qui caractérise la lecture littéraire, c’est l’attention à
ces dimensions qui ne sont pas instrumentales, mais qui nous
impliquent comme sujet. La notion de relation permet de faire le pont
entre les théories littéraires, ainsi, par exemple, de la manière dont
Edouard Glissant évoque la « poétique de la relation », et les approches
didactiques les plus pragmatiques, comme celle de Francine Cicurel
(2011) qui étudie les interactions en classe de langue et l’alchimie par-
ticulière qui se crée entre un lecteur-expert, l’enseignant, et la commu-
nauté des lecteurs-novices, les apprenants, dans une situation bien
particulière qui est celle de la lecture scolaire. À ce titre, le FLE offre la
plus grande diversité de situations, puisque les apprenants peuvent
être de grands lecteurs dans leur langue maternelle pour lesquels il
s’agit de favoriser le transfert de stratégies de lecture et de connais-
sances encyclopédiques de haut niveau capables de compenser les
difficultés lexicales ou syntaxiques posées par la langue étrangère,
mais il peut aussi s’agir d’apprenants qui ne maîtrisent pas du tout les
codes rhétoriques et discursifs sur lesquels s’appuie le texte, auquel
cas la compréhension est compromise alors qu’ils ne rencontrent pas
de réelles difficultés d’ordre linguistique. Ce que ce livre offre, outre
des pistes pour trouver des médiations vers la lecture en tant que
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pratique authentique, c’est peut-être de faire entendre aussi qu’il n’y a Vers une lecture créative
pas une seule manière de faire, d’autant plus qu’il comporte des contri- Entretien avec
butions qui font état d’autres cultures scolaires, en Allemagne et en Anne Godard
Roumanie notamment. Il me semble que le terrain du FLE est riche
d’enseignements pour éclairer la didactique de la lecture, et il nous
montre aussi que l’on peut chercher à faire lire de la littérature en
acceptant une part de malentendu, de contre-sens, dans la mesure où
la lecture, suivant des processus de suppositions, d’anticipations et de
vérifications, se trouve être une dynamique qui met en branle notre
imagination, nos références culturelles, mais aussi nos cadres idéolo-
giques et nos habitudes de pensée. C’est ainsi tout un monde qui se
trouve actualisé dans le processus de lecture, et il est vain de croire
que l’on peut arriver aisément à un consensus autour de ce qui serait
le sens unique du texte. Il me semble qu’une perspective intéressante
est la notion de lecture créative, qui renvoie bien évidemment à celle
d’écriture créative, et qui implique la reconnaissance positive que la
lecture, comme l’écriture, implique plus que la seule compréhension.
Les carnets de lecture, qui peuvent assez aisément devenir des carnets
d’écriture, servent notamment à faire la part entre ce qui relève de la
subjectivité, de la rêverie, qui font que la lecture nous nourrit, et qu’elle
nous transforme en même temps que nous transformons ce que nous
lisons pour nous l’approprier.

Vous avez plus récemment dirigé l’ouvrage La littérature dans l’ensei-


gnement du FLE (Godard 2015) dont vous signez (ou cosignez), outre
l’introduction et la conclusion, trois chapitres. Dans le premier (La
littérature dans la didactique du français et des langues : histoire et
théories), vous retracez un panorama historique très riche de la didac-
tique de la littérature en articulant des travaux propres à la didac-
tique de la littérature en FLE, en didactique de la littérature en
français langue première et en d’autres langues (notamment de l’alle-
mand). Dans le deuxième chapitre (Enjeux de la formation littéraire
aujourd’hui), vous soulignez l’existence d’un réel « continuum entre
langue et culture, et entre les didactiques du FLM, FLS et FLE dans
différents pays » (p. 57). Est-ce que vous préconisez ce continuum
sous forme de dialogue (comme dans le cas de votre publication
précédente), ou alors les « convergences » que vous relevez pour-
raient nous amener à repenser d’une façon encore plus radicale ces
catégorisations, déjà remises en question depuis longtemps (Dabène,
1994), mais qui sont toutefois maintenues notamment au niveau
institutionnel ?

Dans l’ouvrage consacré à la littérature dans l’enseignement du FLE,


j’ai pour ma part eu à cœur de mettre en relation l’enseignement de la
littérature et la conception de la langue au fil du temps. En effet, il
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m’est apparu que les évolutions se faisaient ensemble, que ce soit au
tournant du XXe siècle, quand se développent en même temps la
méthodologie directe dans l’enseignement des langues étrangères et
l’appareillage scolaire de l’enseignement du français élémentaire, ou
actuellement, au moment où l’on voit prédominer une conception uti-
litaire de la langue, la littérature et la culture à laquelle elle ouvre
cessent d’être prioritaires dans l’enseignement français. En effet, le
nouveau « Socle commun de connaissances, de compétences et de
101. http ://www.education. culture »101 qui définit les bases que doit avoir acquises un enfant à
gouv.fr/cid2770/le-socle- seize ans, c’est-à-dire au terme de la période d’instruction obligatoire
commun-connaissances-
en France, a fait disparaître en 2015 le domaine intitulé « culture huma-
competences.html
niste », et ne mentionne la littérature que rarement, sous le terme de
« production littéraire et artistique ». Je trouve particulièrement dom-
mage que l’on ait supprimé cette notion de « culture humaniste », qui
était un des sept domaines du « Socle » primitif de 2006 et qui faisait
le pont entre littérature, culture, patrimoine et développement person-
nel, en renvoyant à la notion allemande de Bildung. Au lieu de consi-
dérer que la continuité entre les didactiques du français langue
maternelle, seconde ou étrangère se fait dans une inclusion constante
de la langue et de la culture en tant qu’elles permettent à l’individu de
se former et de se rattacher à une communauté humaine, cette dispa-
rition révèle une sorte de vide de l’apprentissage, dangereusement
limité à des compétences ou des savoir-être qui restent creux : qu’est-
ce qu’apprendre à lire, si on ne lit rien ? et quel sens cela a-t-il d’intro-
duire un domaine entier consacré à la « formation de la personne et du
citoyen » si celle-ci ne se fait pas à partir de textes qui nourrissent la
pensée et la sensibilité ? Heureusement, la didactique de la langue et
de la littérature ne se limite pas à quelques cadres officiels et je trouve,
notamment chez les étudiants de master, qui sont pour la plupart de
futurs enseignants, une grande réceptivité aux pistes que j’ai évoquées
précédemment : que ce soit la vision d’une histoire littéraire pluri-
lingue associée à la reconnaissance de notre pluralité intérieure, lin-
guistique et culturelle, ou la mise en relation de la lecture et de
l’écriture, dans des dispositifs qui soulignent à la fois la créativité qui
est en jeu dans la lecture et la dimension réflexive de toute activité de
création langagière. Je crois, et j’espère que la vision littéraire garde
toute sa légitimité et sa place dans l’enseignement de la langue, quel
que soit le contexte, non pas seulement dans la mesure où elle répon-
drait à une demande explicite d’apprenants, par exemple, dans un
cadre où il s’agirait d’un apprentissage de loisir, considéré comme un
« plus » culturel, mais dans la mesure où c’est à travers les textes litté-
raires – qu’ils lisent et qu’ils produisent – que nos apprenants peuvent
faire l’expérience de ce qu’ils sont des êtres humains, c’est-à-dire des
êtres parlants, dont le langage n’est pas seulement l’outil, mais qui les
constitue et les fait être ce qu’ils sont.

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Vers une lecture créative
Anne Godard, non seulement vous vous intéressez à la littérature en Entretien avec
tant que littéraire et didacticienne, mais vous êtes également écri- Anne Godard
vaine. Votre premier roman, L’Inconsolable, est paru chez Minuit en
2006 et a rencontré un succès du public et de la critique (il a obtenu
le Grand prix RTL-Lire), un deuxième, Une chance folle, vient de
paraître. Votre écriture est puissante et élégante, les thématiques
que vous touchez profondes et déstabilisantes. Comment conciliez-
vous ces univers (l’université, le monde de l’édition littéraire) et les
postures de chercheure-enseignante et d’écrivaine ? Est-ce qu’ils se
nourrissent réciproquement ou vous préférez les garder séparés,
comme si la création littéraire restait plutôt étrangère à votre activité
de chercheure ? Est-ce qu’une de ces différentes identités prévaut
sur l’autre ? Est-ce que votre rapport à la langue et notamment à
l’écriture change ?

Pendant longtemps, ces deux domaines me sont apparus comme très


séparés. L’écriture universitaire, académique, que je pratique au quoti-
dien, à travers des cours présentiels ou à distance et des activités de
recherche, est liée à une activité pédagogique, de diffusion de
connaissances et d’explicitation de démarches, de présupposés et
d’objectifs. C’est à l’opposé de l’écriture littéraire, qui relève pour moi
d’une exploration intérieure, difficile, comme « aveugle » et qui
demande beaucoup de temps. Avoir ces deux activités me rend plus
lente dans chacune d’elles, avec toutes les questions que cela peut
poser en termes de légitimité : quel écrivain est-on quand on publie
un livre tous les dix ans ? et quel chercheur quand on ne publie pas
plusieurs articles chaque année ?
Cependant, je perçois de plus en plus des points de convergences ou
de relations souterraines. D’abord parce que j’ai cherché, dans mes
études et mes recherches, des réponses à des questions que je pou-
vais me poser d’un point de vue personnel et littéraire, par exemple
autour de l’analyse linguistique de l’énonciation, ou l’étude du dialo-
gisme, je m’interrogeais sans doute sur une question qui est présente
dans mes livres de fiction : qui parle, en nous, quand nous parlons sans
être véritablement nous-même ? Inversement, le travail infini que je
fais sur la langue, quand j’écris de la littérature, me renvoie à un senti-
ment d’étrangeté dans la langue qui est pourtant ma langue mater-
nelle, et c’est sans doute quelque chose qui me rend particulièrement
sensible à ce qui se passe pour des écrivains plurilingues, et pour tous
mes étudiants, qui à leur manière aussi, ont à trouver comment s’ap-
proprier la langue qu’ils ont choisi d’apprendre ou de transmettre.
Certaines barrières tombent : pendant longtemps, l’idée de proposer
des ateliers d’écriture me paraissait complètement impossible, écrire
était si difficile, si secret, si intime, qu’il n’y avait là rien de « transmis-
sible ». J’ai aujourd’hui une autre conception non pas de l’écriture
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littéraire, mais de ce que peuvent être des ateliers d’écriture : je n’y
vois pas un partage de recettes, ni même une ambition d’arriver à une
œuvre littéraire, mais l’utilisation d’une discipline particulière, l’écriture,
qui se distingue de la parole, en ce qu’elle est silencieuse, et qu’elle
permet de déployer un espace d’expression où certaines associations
peuvent se faire plus librement. Je crois aussi après avoir dirigé un
ouvrage comme La littérature dans l’enseignement du FLE (Godard,
2015), que je suis plus capable d’assumer la singularité de ce que peut
apporter le regard littéraire, parce qu’en tant qu’écrivain, j’ai avec la
langue une relation essentielle, dans une expérience de création, d’où
je tire une forme de légitimité tout à fait différente de la légitimité
intellectuelle de l’enseignante ou de la chercheuse.

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V aria

LIN X UE

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190

T ypologie des pratiques


enseignantes à travers
l’analyse de discours de
verbalisation : vers une
définition de la pensée
enseignante revisitée
LIN X UE
DILTEC – UNIVERSITÉ SORBONNE NOUVELLE - PARIS 3

Comme tout acteur socioprofessionnel, l’enseignant de langues, indi-


vidu socialisé ayant un parcours socioculturellement et personnelle-
ment marqué, construit ses pratiques professionnelles à partir d’un
ensemble composite de connaissances et de convictions de ressources
diverses (Elbaz, 1983 ; Connelly et Clandinin, 1984). Dans la construc-
tion de son agir professoral (Cicurel, 2011), l’enseignant doit interagir
de différentes manières avec les éléments contextuels qui encadrent
son activité d’enseignement. À partir de l’analyse des discours de ver-
balisation de six enseignant(e)s de français langue étrangère (désor-
mais FLE) et de chinois langue étrangère (désormais CLE), cette
contribution s’attache à établir des cas de figure permettant de visua-
liser les modes d’interaction entre le monde subjectif de l’enseignant
et le monde objectif qui l’entoure, le contexte.

S urvol théorique
La compréhension de l’activité d’enseignement nécessite en premier
lieu de tenir compte des traits fondamentaux des activités sociales
qu’elle est censée générer. Dans une perspective socioconstructiviste,
l’activité sociale est le principal moyen par lequel l’être humain
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organise et réorganise l’environnement afin de satisfaire ses besoins et Varia
sa survie (Léontiev, 2009) ; les actions se situent au niveau inférieur,
« processus fonctionnellement subordonnés à l’activité » (Kaptelinin,
1996 : 55, notre traduction), elles sont déclenchées par l’activité et
s’enchaînent en tant que composantes de celle-ci102 (Léontiev, 102. « Les activités sont
ibidem). orientées vers les motifs, c’est-
à-dire, les objets qui sont
Différentes composantes contextuelles interviennent dans la réalisa- eux-mêmes les moteurs. Tout
tion de l’activité humaine : l’objet qui motive les sujets-actants à se motif se concrétise dans un
mobiliser ; l’effet souhaité à l’issue de l’activité ; l’outil facilitateur et les objet qui, matériel ou abstrait,
règles cadrant les conduites des participants qui collaborent au préa- vise à satisfaire un besoin. Les
actions sont des processus
lable sur la base d’une division de travail. fonctionnellement
subordonnés à l’activité. Elles
sont dirigées vers des buts
conscients spécifiques. »
(Kaptelinin, 1996 : 55, traduit
par nous). Ainsi, la
compréhension d’une action
ne se fait pas de manière
isolée : elle n’est possible qu’à
partir de l’activité dans
laquelle l’action est située
Figure 1 : Système de l’activité (Engeström, 1987, p. 78). (Huard, 2009 : 5).

Ainsi, sujet-actant de l’activité d’enseignement/apprentissage, l’ensei-


gnant interagit nécessairement avec des éléments contextuels d’ordres
différents (socioculturels, socioprofessionnels et institutionnels) qui
interviennent dans l’exercice de son métier.
Certes, l’homme se réalise dans et par l’activité sociale et se prépare
pour la mener – l’action et l’activité se marquent de l’intentionnalité, le
sujet-actant n’agit pas toujours de manière consciente. Il s’agit de
l’opération pour Léontiev (ibidem), de l’action incorporée chez Lenoir
(2007) et du savoir-faire immédiat selon l’expression du neurobiolo-
giste émergentiste Varela (1996, p. 21). Les socioconstructivistes inter-
prètent l’automatisation de l’action vers l’opération comme un
processus d’efficientisation – due aux pratiques fréquentes d’une
action dans des situations similaires. Ce mécanisme de transformation
est rendu encore intelligible à travers les théories de l’émergentisme.
Le fait qu’une action soit automatisée et déclenchée dans et par l’envi-
ronnement s’explique par la présence des attracteurs contextuels
(Larsen-Freeman, 1997), communs aux contextes antérieurement vécus
où la pratique a été réalisée.
L’ensemble des composants constituant le système d’activité forment
une dynamique qui leur est propre. Si d’une perspective émergentiste,
tout système complexe évolue à travers le temps et de façon imprévi-
sible ou voire chaotique (cf. Dynamic System Theory, De Bot, 2008),
nous supposons que l’enseignant adapte ses pratiques suivant l’évolu-
tion non-linéaire du contexte (l’imprévisibilité de l’intervention de
l’apprenant par exemple). Dans ce processus de l’actualisation de la
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pratique enseignante, il serait intéressant d’aborder les manières dont
se complètent l’intentionnalité de l’enseignant qui planifie et réfléchit
sur son métier et le contexte externe qui fait émerger des actions
incorporées (Lenoir, 2007).
Un point partagé par les socionconstructivistes et les émergentistes
mérite d’être mis en avant : la participation de l’environnement dans la
construction de l’action/activité humaine est cruciale. Les pratiques
enseignantes, comme toute action socioprofessionnelle, ne font pas
exception. Dans la littérature de la pensée enseignante (teacher cogni-
tion ou teacher thinking en anglais), l’étude de l’intentionnalité de
l’enseignant se concrétise dans l’analyse de ses pratiques profession-
nelles (Clark, 1988 ; Borg, 2003 ; Tochon, 2000). La cognition étant un
phénomène neurophysiologique inaccessible tel quel (Vygotski, 2003 ;
Block, 2007 ; De Bot, 2008), on ne l’étudiera que si elle est observée
en situation, dans un support extérieur et symbolique qui la repré-
sente, c’est-à-dire, dans l’action et l’activité socioprofessionnelles de
103. « Lorsqu’on parle d’‘agir l’enseignant. Ainsi, Cicurel (2011)103 préfère parler de l’agir professoral
professoral’, on met l’accent
et souligne la nécessité de comprendre les représentations de l’ensei-
sur le fait que pour accomplir
son métier d’enseignant, le gnant à travers ses actions et notamment le sens qu’il attribue à ces
professeur exécute une suite dernières. Rappelons que les actions réellement réalisées ne peuvent
d’actions, en général en aucun cas refléter totalement l’intention : l’enseignant agit selon sa
coordonnées, et parfois
simultanées, subordonnées à planification (Wanlin, 2009) ainsi qu’en fonction du contexte immédiat.
un but global, avec une Une analyse de l’action verbale, des discours de verbalisation de l’en-
certaine intentionnalité dont seignant sur ses pratiques est ainsi nécessaire pour comprendre l’inte-
la finalité ultime est
l’agrandissement des
raction entre la pensée enseignante et le contexte.
connaissances ou du savoir-
faire de son public
d’apprenants » (Cicurel, 2011,
p. 48).

L e cadre méthodologique
Quatre institutions en Chine et en France ont été sollicitées pour
convaincre six enseignant(e)s de FLE (Noémie, Shan et Noé) et de CLE
104. Le but de l’étude était de (Zhao, Maria et Bai) d’accepter de participer à l’étude104. Chacun des
saisir les aspects évolutifs des
enseignants a été suivi par un dispositif d’observation et d’entretiens,
représentations de six
enseignants de français pendant un semestre par le biais d’un cours. Deux sortes d’entretiens
langue étrangère (FLE) et de semi-directifs ont été menés : un entretien pré-semestriel général
chinois langue étrangère (CLE) (désormais EG) du type « récit de vie » et des entretiens post-séance
en Chine et en France.
(désormais EPS), à savoir de courtes interviews réalisées avec l’ensei-
gnant après chaque séance. En parallèle, des entretiens d’autoconfron-
tation (désormais EAC) ont été mis en place avec chacun des
enseignants participants. Lors du visionnage des extraits issus des
séances filmées au début, au milieu et à la fin du cours, l’enseignant a
été invité à interpréter ses pratiques réalisées.
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La transcription de l’ensemble des entretiens, dont la durée totale Varia
s’élève à 60 heures, constitue le corpus de travail. Quant à l’analyse de
ce corpus bilingue, nous avons opté pour une double approche conju-
guant l’analyse de contenu et l’analyse du discours105, effectuée à l’aide 105. Les cinq principales
du logiciel Maxqda. La distance linguistique entre le français et le entrées d’analyse sont les
marques énonciatives, le
chinois, l’une hautement flexionnelle et l’autre isolante, nous a incitée paradigme désignationnel,
à nous focaliser sur une analyse lexico-sémantique. Pour en faciliter la l’agentivité, la subjectivité et
compréhension, le discours de l’enseignant sinophone, cité dans la le dialogisme.
partie analyse, sera traduit en français.

I nteraction entre l’enseignant et le contexte :


trois cas de figure de pratiques enseignantes
Le côté contextuel de la pratique enseignante est visible à travers les
différentes manières dont l’enseignant structure ses commentaires sur
son action enseignante. En fonction des positionnements de l’ensei-
gnant par rapport à sa pratique lors des autocommentaires, trois cas
de figures de pratiques enseignantes peuvent être établis.

PRATIQUE « J’AURAIS DÛ MAIS JE N’Y AI PAS PENSÉ »


OU « JE L’AI FAIT PARCE QUE C’EST PEUT-ÊTRE PERTINENT » :
ÉMERGENCE NON-LINÉAIRE DE LA PRATIQUE ENSEIGNANTE
DANS/PAR LE CONTEXTE
Lorsque Zhao revient sur une scène où il explique le mot « plan-
séquence » en chinois (changjiao106), il suggère une autre pratique qui 106. 长焦 en sinogrammes.
aurait été plus pertinente pour établir un lien plus visible entre les
séances :
{01 :11 :38} 0175 Enquêtrice La Chine (nom du film)

{01 :11 :40} 0176 Zhao Dans le film en fait le plan-séquence


est très utilisé […] donc quand on
faisait cette séance on pourrait leur
dire + à l’avance + que pendant
l’examen + ah non + dans le film
qu’on regardait pour l’examen + le
plan-séquence était utilisé + très
utilisé (EAC 1)
L’effet du dispositif est évident ici, c’est à l’occasion du visionnage du
cours filmé que l’enseignant revient sur cette action en proposant une
pratique alternative. Ce qui est intéressant ici, c’est que dans le corpus
de Zhao, la gestion du lien entre les différentes séances, mentionnée
à plusieurs reprises, apparaît importante et fait partie de son système
de convictions enseignantes (Xue, 2016, Annexes, Corpus Zhao). Le fait
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que cette conviction ne soit pas intégrée dans la pratique en question
s’explique par les théories de l’émergentisme et la spécificité du métier
d’enseignant : l’action enseignante émerge en partie du contexte
d’enseignement et le degré de réflexivité est réduit dans une situation
où il est demandé à l’acteur d’agir en urgence (Perrenoud, 1998).
Par ailleurs, il semble qu’au moment de la préparation de cette séance,
l’enseignant n’ait pas pensé non plus, du moins d’après son discours, à
effectuer un lien entre la séance en question et le matériel de l’examen
par l’explication du terme en question. Comme Zhao le reconnaît dans
107. « Bien sûr j’y ai pensé une de ses métaréflexions107, l’activité de planification suit un méca-
tout ça j’y ai pensé + mais la nisme à l’émergence non-linéaire. Si l’action incorporée est déclen-
préparation est en soi chée avec la présence de similarités contextuelles (Freze et Zapf, 1994 ;
aléatoire + c’est-à-dire + le fait
Lenoir, 2007), la dynamique entre les composantes au sein d’un
que tu prépares un point au
lieu d’un autre + c’est déjà
contexte est imprévisible et présente ses spécificités (De Bot, 2008).
aléatoire + c’est-à-dire en gros Ainsi, tant en situation d’enseignement qu’en situation de planification,
en fonction de par exemple ce qui est mobilisé comme connaissances enseignantes ne peut
de tes idées à ce moment-là + qu’être partiel : cela dépend du contexte où l’enseignant se trouve et
[…] + après + euh + peut-être de la dynamique créée entre sa pensée et les éléments contextuels
que ta compréhension en stimulateurs (Varela, 1996).
gros elle change pas mais + Shan parle également de la coexistence de l’aspect improvisé et
mais sur certaines choses
contextuel dans sa pratique enseignante. L’enseignante précise que
détaillées + tes idées seraient
par rapport à sa routine d’enseignement qui consiste à comparer le
différentes + […]la préparation
en soi a un aspect improvisé »
fonctionnement d’un point de langue en anglais – L2 de ses étudiants
(Zhao, EAC 1, 0131-0133) chinois et en français – langue cible de l’apprentissage en question,
certaines pratiques sont ritualisées (« certaines choses basiques restent
les mêmes […] certaines distinctions sont très ‘systématiques’ sont des
distinctions vraiment systématiques + par exemple à chaque fois je les
utilise », Shan-EPS 3-0036), tandis que d’autres sont plutôt improvisées
avec une idée qui n’émerge qu’en situation d’enseignement (« mais
certaines choses très détaillées j’y pense qu’au moment du cours »,
idem).
Si Shan verbalise cette cohabitation de l’intentionnalité et de l’incons-
cient activé par le contexte dans la construction de son action ensei-
gnante, ce phénomène est d’ailleurs repérable dans ses pratiques. Lors
de l’EPS de la séance 10, Shan commentait le vocabulaire de la séance
suivante comme suit : « je pense + là + au contenu de la séance pro-
chaine je commence déjà à m’inquiéter (rire) + je ne peux rien faire que
de leur dire ce que signifient les mots + pas d’autres solutions + pas +
il n’y a pas de pré-acquis (rire) + pas de pré-acquis » (Shan-EPS
10- 0010).
Cependant, la façon dont Shan expliquera le vocabulaire, annoncée à
l’EPS 10, ne correspond pas à celle qui est effectivement choisie à la
séance 11. L’explication par traduction, le seul choix possible selon
l’enseignante lors de l’EPS 10, est finalement remplacée par l’explica-
tion par un dessin qui, selon son interprétation, reste une explication
directe mais faciliterait la mémorisation des apprenants :
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Varia
{01 :16} 0005 Enquêtrice Tu avais dit la dernière fois il y avait beaucoup de vocabulaire dans cette
leçon comme ‘lavabo’ et autre + et puis tu avais dit que tu leur donnerais
directement leur sens mais en fait non
{01 :23} 0006 Shan Oui + en fait l’effet aurait été le même si on leur avait dit directement je
pense
{01 :27} 0007 Enquêtrice Tu penses que dessiner et dire le sens en chinois c’est la même chose

{01 :31} 0008 Shan Bah oui + mais peut-être quand on dessine par rapport au temps + lui
(l’étudiant) il aura plus de temps + il peut lire plusieurs fois de plus ce
mot + ça évite de faire en disant voilà ça c’est ‘lavabo’ c’est lavabo +
donc lavabo quoi + et puis après ça passe comme ça + peut-être qu’il
aura eu plus de temps de regarder le mot ‘lavabo’ + et une autre chose +
ça permet aussi d’avoir une fonction de ‘répétition’ + en fait je trouve
que si on dessine + on leur dit déjà directement + mais peut-être que ça
leur laisse du temps et ça permet d’avoir une impression plus ou moins
forte (EPS 11)

L’explication du vocabulaire par dessin n’est pas une nouveauté dans


le répertoire de l’enseignante qui, ayant indiqué sa préférence pour
cette pratique, l’applique constamment dans son activité d’enseigne-
ment (Xue, 2016, Annexes, Corps Shan-EPS2-0010). Cette possibilité
n’est cependant pas évoquée lors de l’EPS 10 où Shan, en sortant
d’une séance jugée comme difficile à gérer, produit un discours fort
marqué par ses émotions (idem, Shan-EPS 10). Ainsi, le fait que l’ensei-
gnant verbalise ses pratiques réalisées affecterait son discours pour les
pratiques à venir. L’émotion d’angoisse et d’inquiétude continue à
dominer : les difficultés d’enseignement vécues à l’instant, d’ailleurs
non résolues seront probablement plus ou moins revécues lors de la
séance suivante.
Bien que l’enseignante insiste sur le côté similaire entre son ancien
choix et le choix effectivement mis en place, l’avantage de ce dernier
est cependant indiqué clairement. Ainsi, le « je ne peux rien faire que
de leur dire ce que signifient les mots + pas d’autres solutions »
devient « en fait je trouve que si on dessine + […] peut-être que ça leur
laisse du temps et ça permet d’avoir une impression plus ou moins
forte ». Cette non concordance entre la pratique annoncée et la pra-
tique réalisée étant relevée, Shan n’a indiqué à aucun moment qu’elle
avait réfléchi entre les deux cours pour trouver d’autres solutions à
l’explication du vocabulaire. De plus, le mot « peut-être », élément
modal à valeur épistémique, apparaît à plusieurs reprises dans les
segments où l’enseignante parle de l’avantage de la pratique réelle-
ment effectuée. À travers ce ton hypothétique, se marque le côté
incertain et interprétatif du commentaire de l’enseignante par rapport
à l’action en question dont le motif lui échapperait. L’explication par
dessin aurait émergé dans le contexte au moment même du cours en
raison d’un(de) élément(s) déclencheur(s). Le contexte, avec ses stimuli
de l’action incorporée, a dominé ici dans la construction de la pratique
enseignante.
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Nous relevons ainsi un premier cas de figure de pratique interprétée
par l’enseignant(e) lorsqu’il revient sur son activité d’enseignement
effectuée. Il s’agit des pratiques émergées dans et par le contexte.
Deux sous-cas de figures permettent de spécifier davantage : 1) pra-
tique « j’aurais dû mais je n’y ai pas pensé » qui renvoient aux pratiques
non réellement mises en place mais jugées pertinentes et en corres-
pondance avec des convictions enseignantes énoncées ici ou ailleurs.
La raison de la non-application de ces pratiques s’explique par un
108. « j’y ai pas pensé à ce énoncé simple « je n’y ai pas pensé »108. 2) Pratique « je l’ai fait parce
moment-là + si j’avais
que c’est peut-être pertinent » où l’on constate des marques d’inter-
demandé aux étudiants
d’épeler + ça aurait été prétation et d’incertitude de l’enseignant qui cherche à montrer l’as-
mieux » (Shan-EAC 1-0019). pect rationnel de sa pratique qui s’est cependant accomplie de
manière peu consciente.

PRATIQUE « J’AURAIS DÛ MAIS JE N’AI PAS PU » : DÉCALAGE ENTRE


LES CONTRAINTES CONTEXTUELLES ET LES CONNAISSANCES
ENSEIGNANTES
Si l’enseignant parle de certaines pratiques plus pertinentes qui n’ont
pas émergé au moment de la préparation ou au moment du cours, il
lui arrive aussi, durant l’entretien, de parler des pratiques jugées
comme pertinentes qui n’ont cependant pas pu être mises en place en
raison de contraintes contextuelles qui l’empêchaient :
{08 :23} 0028 Noé ++ euh : déjà ah tout à l’heure à la pause + Jean-
Marc le disait que avec ça un niveau A2 ça irait
mieux↑+ oui euh euh c’est pas évident↑ de de de
trouver les dates parce que d’abord eux ils
s’attendent à entendre des dates + tout au long↑+
mais c’est des calculs↑ par exemple il y a trois ans et
tout↑+ donc : eux ils s’attendent pas forcément à
faire çai+ donc c’est normal+ en temps normal↑ + si
on avait eu plus de temps↑+ je j’aurais dû les faire
lire la transcription↑+ AVANT de donner la réponse
moi-même↑+ […](EPS 4)
Noé parle de la pratique pertinente à la situation en question : « j’au-
rais dû les faire lire la transcription + AVANT de donner la réponse
moi-même ». Toujours en termes de pratique pertinente non suivie, la
raison pour laquelle Noé ne l’a pas effectuée n’est pas l’absence de
l’idée mais est plutôt le manque d’une condition nécessaire à sa réali-
sation : « si on avait plus de temps ». La pratique réellement choisie,
« donner la réponse » directement aux étudiants, relève ainsi d’un
choix peu satisfaisant mais qui permet de respecter le cadre temporel
du cours tout en accomplissant l’activité. D’ailleurs, les contraintes ici
ne se limitent pas au temps, la difficulté de l’activité proposée dans le
manuel est jugée trop élevée par Noé et un collègue, l’accomplisse-
ment de cette activité est cependant nécessaire car dans l’institution
en question, le programme, y compris son rythme, est prédéterminé.
C’est la raison pour laquelle Noé ne voit pas la possibilité de passer
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plus de temps sur cette activité ou d’avoir recours à une autre pratique Varia
remplaçante.
Nous constatons une situation similaire chez Maria :
{36 :44} 0070 Maria […] bah j’aime bien ce manuel↑+ mais là pour ce
groupe-là + fin par ceux qui suivent ↑+ c’est peut-
être un peu difficile finalement + ou le texte est trop
long + il faudrait vraiment faire de tout petits textes
je pense
{37 :12} 0072 Maria je vois oui si on va faire à chaque leçon le texte en
entier↑ + et qu’ils le préparent pas↑+ et qu’il faut le
lire et le découvrir pendant le cours↑+ finalement ça
prend du temps et :[…] si si on avait pas le manuel↑+
si je devais décider du matériel↑+ tu vois + […] pour
ce groupe là j’aurais + j’aurais volontiers pris des
textes courts+ de petits textes courts+ donc faire la
moitié moins de textes↑ […] (EAC 1)
Toujours selon une méthode désignée par l’institution et un pro-
gramme au rythme déterminé, Maria souligne l’incompatibilité de
cette méthode avec le niveau du groupe en question, relativement
faible à son sens. Elle verbalise son envie de proposer d’autres sup-
ports, avec un autre rythme de progression plus adapté à la réalité du
groupe. Si tout à l’heure, Noé cherchait à trouver une solution qui
permette de répondre aux contraintes institutionnelles tout en aban-
donnant la pratique qui lui semble non pertinente, ici, Maria indique
plus explicitement ce qui a gêné la mise en place des pratiques corres-
pondant à son système de connaissances/convictions : les contraintes
elles-mêmes qui sont à repenser.
Ainsi, la pratique de l’enseignant(e), réalisée dans un contexte, est
cadrée par des contraintes contextuelles notamment par celles qui
sont d’ordre socio-institutionnel. Notons d’ailleurs que ce qui empêche
la réalisation d’une pratique en correspondance avec la vision de l’en-
seignant, ne relève souvent pas simplement d’une seule contrainte
contextuelle à respecter. L’embarras réside plutôt dans la prise en
compte d’une situation configurée par plusieurs contraintes jugées
cependant incompatibles par l’enseignant en question.

PRATIQUE « UN/LE CHOIX PARMI TOUTES LES AUTRES POSSIBILITÉS » :


POIDS DE LA RÉFLEXIVITÉ ET DE L’EXPÉRIENCE D’ENSEIGNEMENT
DANS LA CONSTRUCTION DU RÉPERTOIRE DIDACTIQUE
Les analyses ci-dessus peuvent donner l’impression que la manière
dont l’enseignant accomplit ses pratiques enseignantes, en raison de
l’influence du contexte, est rarement considérée comme acceptable
par l’enseignant même lorsqu’il revient sur ses actions.
En fait, dans la verbalisation sur ses actions enseignantes, les alterna-
tives méthodologiques que l’enseignant évoque ne sont pas toujours
considérées comme plus pertinentes que l’action qui a réellement eu
lieu. Les enseignants parlent également d’autres choix possibles tout
en mettant en relief l’avantage de la pratique choisie, mise en place de
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façon consciente et considérée comme la meilleure parmi toutes les
possibilités :
{00 :01 :11} 0006 Noémie oui+ donc là en fait↑+ au départ je
m’étais dit+ je vais leur faire un contrôle
classique+ et puis après j’ai réfléchi j’ai
dit mais noni c’est bête+ ils ont les
iPhone ils ont TOUT+ donc : :ils ils c’est
normal ils vont l’utiliser les moyens qu’ils
onti+ forcément euh il y aura ah la
triche+ pour contourner ça↑+euh : c’est
mieux qu’ils produisent des phrases et
comme ça ah voilà++ là encore↑+ euh+ je
je je je+ en classe↑+ j’avais préparé
quand même les papiers mais je change
+ de ce que j’avais prévu initialement
(EAC 2)
Noémie, qui a annoncé aux apprenants une dictée classique pour la
séance suivante, réalise cette activité différemment. Le changement du
format du test est exprimé comme un choix conscient : les temps ver-
baux dans les énoncés « je m’étais dit » et « j’ai réfléchi » permettent
de saisir la successivité des deux actions – la réflexion a eu lieu après
l’annonce du contrôle classique. Le format du test « initialement
prévu », jugé comme « bête » à l’issue de sa réflexion est selon Noémie
planifié sans prise en considération d’un élément contextuel : utilisa-
tion de l’outil informatique qu’elle encourage d’ailleurs elle-même.
{05 :54} 0022 Noé ++ ouais quand c’est quand c’est quelque chose qui
est + SIMPLE + et des choses qu’on a déjà vues et
normalement ils doivent savoir et qu’ils font encore
ça↑ ouais il faut leur montrer que c’est c’est c’est PAS
NORMAL +donc le TON de la voix ça fait que lui il
sait que ce qu’il a fait↑+ c’est pas bien et il n’AURAIT
PAS DÛ faire cette erreur + ouais+ donc si tu lui dis
simplement non ce n’est pas comme ça↑ c’est
comme si BON il a le droit de faire cette erreur […]
(EPS 4)
Dans l’extrait ci-dessus, Noé évoque d’autres choix pour gérer la situa-
tion commentée, ces choix sont exprimés au conditionnel, et ne sont
pas réellement mis en place. Cependant, contrairement aux cas analy-
sés précédemment où le conditionnel introduit un facteur qui man-
quait dans la situation en question et qui était défini comme nécessaire
à la mise en place d’une pratique jugée comme plus pertinente, ici,
l’attention majeure n’est plus sur la pratique alternative, mais sur l’effet
peu souhaitable que cette dernière aurait donné si c’est elle qui avait
été choisie. Ainsi, signaler l’erreur « simplement » sans hausser le ton
ne permettrait pas de donner suffisamment d’indices aux apprenants
pour qu’ils comprennent le côté évitable de leurs erreurs. Chez Noé, le
fait de mentionner d’autres choix possibles sert de ce fait à justifier le
côté réfléchi de l’action effective et à proposer, en un sens, un com-
mentaire positif sur son choix.

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Conclusion Varia

Figure 2 : dynamique de la pensée enseignante à trois éléments

Nous venons d’examiner trois cas de figure de pratiques enseignantes,


établis à partir de l’analyse du discours de verbalisation, du position-
nement de l’enseignant par rapport à ses actions et à ses activités
enseignantes réalisées. Certes, l’enseignant, comme praticien réflexif
(Schön, 1996), cherche, dans sa verbalisation, à montrer l’aspect ration-
nel de l’agir professoral qui n’est cependant pas toujours validé par ses
propres discours et pratiques. À côté de l’intentionnalité de l’ensei-
gnant dans l’organisation de sa pratique, il faut noter le rôle du
contexte qui génère, à l’insu de l’enseignant, des actions différentes de
celles qui ont été planifiées ou qui sont en correspondance avec ses
convictions annoncées. La non concordance entre le dire et le faire de
l’enseignant rend valable la nature de la verbalisation qui relève d’une
interprétation a posteriori où l’enseignant prend le rôle d’observa-
teur109. Elle permet aussi, et notamment, de saisir une des caractéris- 109. D’après Jack et al. (2013),
tiques des pratiques enseignantes : une rupture s’instaure entre la les réseaux neuronaux utilisés
lors de l’analyse de situations
réflexivité de l’acteur avant/après l’action et le cours de l’action qui se logiques et lors d’interactions
réalise de façon qui semble non consciente. Quand nous agissons, sociales sont différents et
nous ne pouvons donner place à une pensée qui a conscience d’elle- l’utilisation simultanée de ces
même (Cicurel et Narcy-Combes, 2014). différents réseaux serait
impossible – le
L’analyse des verbalisations nous permet d’appréhender une autre fonctionnement des uns
ligne guidant la pratique enseignante : il s’agit des contraintes contex- désactivant celle des autres.
tuelles et notamment institutionnelles. La discussion ci-dessus nous Ainsi, l’individu ne serait pas
en mesure d’être en même
amène à revisiter la notion de pensée enseignante. La rupture de la
temps dans l’empathie (la
réflexivité au moment de l’action décide que le discours de compréhension de l’autrui
verbalisation, produit dans une situation d’énonciation, est dans une tâche sociale) et le
essentiellement interprétatif et influencé par les circonstances de raisonnement logique (par
exemple, mécanisme de
l’entretien.
raisonnement causal).

Ce que l’on obtient à travers l’analyse des discours de verbalisation ne


relève pas de la pensée enseignante. Nous n’accédons qu’à un
discours où transparaît l’intervention de l’intentionnalité, des schèmes
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200
actionnels incorporés et des contraintes institutionnelles ainsi que le
positionnement de l’enseignant par rapport à ces éléments. L’image
de soi que l’enseignant construit à un moment n’est ainsi pas en cohé-
rence avec celle qui se dégage d’une verbalisation produite à un autre
instant. De ce fait, la pensée enseignante construite à partir du dis-
cours de verbalisation est une entité mitigée, aléatoire et partielle.
Nous n’analysons que les verbalisés de l’enseignant sur une partie de
son métier verbalisable qui se rend interprétable par un dispositif de
recherche, conçu et mis en place dans un contexte précis.

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Recherches

R A N°65 Le français dans le monde

R A
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Lectures de la littérature et appropriation des langues


et cultures
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9 782090 373240 ISSN 0994-6632


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