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Interprétation et culture
CLIFFORD GEERTZ :
Interprétation et culture
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ISBN : 9782813000378
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chacun, dans le système des titres, le choix de transcriptions et des abréviations,
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plus souvent conservée.
Avant-propos
Les textes réunis dans cet ouvrage collectif, à l’exception de celui de Jacky Assayag,
sont des versions des communications prononcées au colloque « Autour de Geertz »
qui s’est tenu les 15 et 16 janvier 2008 à Lyon. Tous les participants n’ont pas
communiqué leurs textes, c’est donc une version remaniée qui est ici publiée. Le
colloque a été organisé par le GREMMO, UMR CNRS 5195 et le CREA, EA 3081,
auxquels se sont associés l’ENS-LSH de Lyon, l’IEP de Lyon et la Faculté Sociologie-
Anthropologie de Lyon2.
L’organisation matérielle a bénéficié du soutien financier du GREMMO, UMR 5195
du CNRS, du CREA, EA 3081, de l’ENS-LSH de Lyon, de l’Université Lyon2, de
l’IEP de Lyon, de la Faculté de Sociologie-Anthropologie de Lyon2, de la direction
nationale du CNRS, de la Région Rhône-Alpes, du Conseil Départemental de Lyon,
de la Ville de Lyon et de l’Association des Amis de la Maison de l’Orient.
Le comité scientifique du colloque était composé de Lahouari Addi, sociologue, IEP
de Lyon, Thierry Boissière, anthropologue, Université Lyon2, François Laplantine,
anthropologue, Université Lyon2, Lionel Obadia, anthropologue, Université Lyon2,
Yves Winkin, sociologue, ENS-LSH de Lyon.
SOMMAIRE
Lahouari ADDI
IEP de Lyon / TRIANGLE UMR 5206
Lionel OBADIA
Université Lyon 2 / CREA
1 C. Geertz, « Religion as a Cultural System » in M. Banton, ed., Anthropologycal Approaches to the Study of Religion,
London, Tavistock, pp. 1-46, 1966, traduction française sous le titre Essai d’anthropologie religieuse, Gallimard, 1972
12 | L. Addi, L. Obadia
4 Cf. J. Clifford et G. Markus, eds, Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, 1986, et G. Markus et
M. Fisher, Anthropology as a Cultural Critique : an Experimental Moment in the Human Science, Chicago, 1986
5 A. Michaelsen, « I Don’t Do Systems. An Interview with Clifford Geertz”, in Journal of the North American Association
6 G. Levi, « Les dangers du geertzisme » », Labyrinthe, 8 | 2001, [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2005. URL :
http://labyrinthe.revues.org/index830.html.
7 S. W. Foster, Clifford Geertz, New York, Basic Books, 1983
8 R. A. Shweder, B. Good (Eds) Clifford Geertz by his colleagues, Chicago : Unversity of Chicago Press, 2005.
9 F. Inglis, Clifford Geertz, Culture, Custom and Ethics, Cambridge, Oxford : Polity Press, Blackwell, 2000.
10Soundings, 71 (1), 1988, Representations, « The 'fate' of Culture: Geertz and Beyond », 59, 1997, et en France, le
numéro spécial d'Enquête, 6, 1998, qui porte sur les questions d'ethnographie chez Geertz
Introduction | 15
L'homme et l'œuvre
Lahouari Addi, professeur de sociologie politique, qui a connu Clifford Geertz lors
d’un séjour d’une année à l’Institute for Advanced Study de Princeton, procède à une mise
à plat de ses contributions conceptuelles, en ramassant, derrière la diversité des
productions de l'anthropologue nord-américain, un certain nombre de propositions
fondamentales qui caractérisent son épistémologie : rupture avec le fonctionnalisme
durkheimien, avec la systématique parsonienne, ainsi qu'avec le classicisme d'une
première école d'anthropologie culturelle nord-américaine (boasienne). Les principes
d'une herméneutique, certes, empruntée à la philosophie (et à d'autres disciplines) et
dans la continuité des sciences de l'esprit, y réapparaissent comme un véritable
programme anthropologique. Elle fonde un effort de ré-intégration du sujet parlant et
pensant dans l'analyse sociale, ou culturelle, faut-il préciser, car Geertz, encore,
s'affirme en rupture avec l'objectivisme de ses prédécesseurs. C'est le travail de
description qui va opérer cette transition vers les questions d'écriture et plus
généralement de textualité, pour lesquelles Geertz est reconnu (notamment aux Etats-
Unis) comme un intellectuel de premier plan. De là découle une double réflexion sur
le travail anthropologique et sur le statut ontologique de la culture, comme réseau de
sens, de fabrique du monde et dynamique de l'imagination humaine. Mais pour
explicite et identifiable qu'elle soit, l'herméneutique de Geertz ne représente pas une
approche formalisée, et ce sont sans doute les cas ethnographiques qui illustrent le
mieux la densité de la signification dans son contexte culturel.
Cette labilité de l'approche culturelle de Geertz, François Laplantine l'explore,
soulignant la rupture opérée en matière de connaissance du social et de la culture. Un
détour historique, dans les dernières décennies, permet de restituer les changements
paradigmatiques récents, et le retour de la subjectivité moins comme parasite que
comme opérateur de l'intelligibilité du réel. Il s'avère dès lors nécessaire de restituer
Geertz au tournant linguistique (alors que ce dernier est le plus souvent associé au seul
tournant littéraire) de l'anthropologie, aux relations entre langue et culture, telles
qu'elles ont été théorisées dans différentes traditions nationales d'anthropologie. De là
16 | L. Addi, L. Obadia
Critiques
La seconde partie, « critiques », souligne dans l'œuvre de Geertz un certain nombre de
points litigieux, qui font que le travail de l'anthropologue américain, tout entouré de
prestige qu'il soit, est loin d'être exempt de ces aspérités intellectuelles sur lesquelles
s'arrête la pensée et qui ouvrent la voie à un débat contradictoire sur des questions
d'ordre conceptuel ou méthodologique.
Elle s'ouvre sur la contribution de Francine Saillant, anthropologue à l'Université de
Laval (Canada) à propos d'un terme à l'usage récurrent sous la plume de Geertz (et de
ceux qu'il a inspirés), mais qui est loin d'être neutre sur les plans épistémologique et
idéologique. Le concept de « savoir » est ainsi passé au prisme de son élaboration dans
l'œuvre (interprétative) de Geertz contre celle (explicative) d'un structuralisme lévi-
straussien, qui réintroduit l'Autre comme sujet parlant avec un « point de vue », inscrit
dans un ensemble de conditions locales que l'expérience ethnographique doit
déchiffrer. Pour autant, le savoir comme « sens commun », déjà problématique en soi,
le devient encore plus lorsqu'il est rapporté aux conditions actuelles qualifiées de post-
modernes et de post-coloniales. La question du pouvoir, désormais intimement
attachée à celle du savoir, a mis en crise les certitudes épistémologiques dans lesquelles
ce dernier était installé, et ouvert la voie au polylogisme et à l'écoute de la voix des
Autres rétablis dans leur statut de (co)producteurs de ce même savoir. Le cas des
études afro-brésiliennes et celui des études autochtones éclairent parfaitement cette
nécessité, exprimée par Francine Saillant, de rapporter les transformations des
soubassements de la relation et de l'écriture ethnographiques à l'histoire culturelle et
politique d'un pays : ou comment la reconquête du savoir par ses « indigènes »
participe de / injecte de la transformation dans les récits nationaux, tels qu'ils
façonnent, jusqu'à un certain point, ceux de l'anthropologie sur ses « tribus ».
Introduction | 17
C'est un autre concept central des théories de Geertz auquel Lionel Obadia,
professeur d’anthropologie à l’université Lyon2, réserve un examen critique : celui de
« texte ». En reprenant la place et les finalités auxquelles Geertz assigne à cette notion
dans son projet herméneutique, ce chapitre poursuit le précédent sur le versant de la
critique conceptuelle. La perspective retenue par Geertz, lorsqu'il emploie la
métaphore de « culture comme texte » semble bien révéler que la notion de culture
oscille entre la fluidité du réseau et la fixité de la structure, et qu'en outre, elle revêt un
caractère englobant qui fonde un « sens [culturel] commun ». L'angle mort de cette
théorie réside en premier lieu dans l'absence des variations de sens, autres que
rapportées à des systèmes englobants: tous les membres d'une société ne sont pas
suspendus aux mêmes signes et symboles (normatifs) pour donner de la signification à
leurs actions. Partant, les inflexions nécessaires à la catégorie de « texte » gagnent en
outre à inclure la matérialité de la textualité, qui est elle-même un élément de la vie
sociale.
Christian Lallier, anthropologue et cinéaste, prolonge la révision critique de
l'herméneutique de Geertz en reprenant le célèbre cas du clin d'œil, qui a servi à
installer la signification dans la frontière entre acte réflexe et message intentionnel. Cas
d'école, depuis, qui a suscité une réponse argumentée de Jean Bazin. Christian Lallier
ré-examine ainsi la portée théorique de la « description dense », en opérant un détour
par l'image et sous l'œil (sans jeu de mot) de l'ethnocinéaste, le clin d'œil se trouve
étendu aux phénomènes visuels saisis par la caméra. Si l'interprétation engage un
processus d'attribution de sens, la relation au terrain médiatisée par la technique
suppose une réflexion particulière, qui déborde la problématique classique de la
textualité.
Hassan Rachik, professeur d’anthropologie à l’Université de Casablanca, entreprend
pour sa part de questionner l'éthique de la recherche ethnographique à partie d'un
texte peu connu de Geertz (Thinking as a moral act). Si les règles éthiques qui sous-
tendent la relation ethnographique et la production du savoir anthropologique
représentent un thème rebattu de l'anthropologie, Hassan Rachick, à partir de deux
exemples concrets (la voiture de Rabinow et la machine a écrire de Geertz) ramenés à
sa propre expérience du terrain marocain, prend ici le contrepied d'une asymétrie
toujours posée à l'avantage de l'ethnographe (occidental). La réintroduction de
paramètres généralement gommés de l'analyse (abus de confiance, duperies, caprices,
irascibilité chez l'enquêté...) suppose d'évoquer les conditions, enjeux et limites des
compromis à concéder sur le terrain lors d'une recherche ethnographique. Et si la
longanimité de l'ethnologue, qui craint la rupture de communication avec ses
interlocuteurs, relevait plus d'une fausse culpabilité que d'une faute professionnelle ?
Les réflexions d'un anthropologue marocain travaillant sur son propre sol national
sont ici éclairantes et remettent au cœur de l'analyse, avec distance et sens critique, les
abus en moralisme de l'anthropologie contemporaine.
Religion et Islam
La troisième partie est consacrée au thème de la religion, et plus particulièrement de
l'islam, qui représente l'un des volets les plus discutés des travaux de Geertz. Deux
18 | L. Addi, L. Obadia
une troisième figure, celle du sharif. De là, la théorisation des caractéristiques sous-
jacentes à l'obtention ou l'exercice de ces pouvoirs en particulier la baraka, et aux
modèles distinctifs de transmission de celle-ci, qui servaient jusqu'ici à délimiter la
frontière entre maraboutisme et confrérisme. L’approche des zawiyya et d'une figure
particulière, al-Youssî, restitue finalement Geertz dans le cadre d'influences théoriques
ou de sources historiques qui éclairent les modalités (et la rapidité) des formulations
comparatistes présentées dans Observer l'Islam. Et un certain nombre de réductions
auxquelles cède Geertz en privilégiant une grille d'analyse prédéfinie.
Jean-Noël Ferrié, enseignant-chercheur à l’Université Grenoble II, achève ce
panorama et poursuit l'examen de l'approche du maraboutisme de Geertz, et du
fondement charismatique du pouvoir monarchique au Maroc, dans sa confrontation
avec les forces coloniales. Pour J-N. Ferrié, la démonstration geertzienne d'une
refondation de la monarchie maraboutique et la « schizophrénie » ressort de la
tentative de Mohammed V de combiner la modernité et la tradition. C'est sur la
logique de la démonstration (causale) qui associe un peu rapidement la popularité du
roi, de son autorité (dont la base se trouverait dans le spirituel) et la réussite de ses
projets politiques que la critique porte. Geertz a sans doute grossi le trait de l'analyse
religieuse, là où à l'évidence ce sont des forces politiques qui sont à l'œuvre dans le
rétablissement d'une forme d'autorité traditionnelle, qui s'inscrit dans des enjeux
nationaux et nationalistes. Partant, Ferrié est amené à remettre en question le primat
du religieux sur d'autres formes dans son analyse du symbolisme
CLIFFORD GEERTZ,
ANTHROPOLOGUE CRITIQUE DU
POSITIVISME
Lahouari ADDI
IEP de Lyon, Laboratoire Triangle, UMR 5206
Clifford Geertz a lié son nom à trois notions constitutives de l’anthropologie, culture,
symbole et religion, et a marqué la discipline en y imprimant une approche différente
de celle du courant structuralo-fonctionnaliste jusque-là dominant. Il reproche à celui-
ci d’ignorer la subjectivité de l’individu et de la dissoudre dans les structures,
présupposant que les hommes forment une Société, catégorie supra-organique,
susceptible d’être analysée scientifiquement comme n’importe quel objet de science.
L’héritage durkheimien d’où est issue la cette tradition présente, à ses yeux, la Société
comme une réalité sui generis menacée d’anomie si ses membres ne respectaient pas ses
normes. Il s’opère alors un glissement dans l’objet des sciences sociales : au lieu
d’étudier un objet réel (les institutions, les comportements, les formes de
communication et d’échange…), le discours académique se crée un objet virtuel (la
Société, la Culture…) à qui est prêtée une logique de fonctionnement empruntée à la
dynamique ou au règne animal (mécanicisme ou organicisme physiologique) pour
décrire les supposés automatismes sociaux. La méthodologie se trouve dès lors viciée
en raison de l’évaporation de l’objet réel au cours de l’opération. Les préjugés
théoriques de l’anthropologue, revêtus du discours académique, empêchent ce dernier
d’accéder à son objet réel.
Ce que Geertz récuse, c’est de postuler la présence d’une catégorie macro-sociologique
- Société, Culture, Religion… - qui déterminerait le comportement des individus et
leurs pratiques. Il refuse par conséquent que la société soit assimilée à une machine
que l’anthropologie étudierait pour en découvrir la logique fonctionnelle.
Contrairement à une erreur de jeunesse, la sociologie ne saurait être une physique
sociale, comme l’a cru Auguste Comte, inventeur du nom de la discipline.
L’anthropologie pour lui n’étudie pas la Société ou la Culture conçues comme réalités
globales chosifiées et réifiées, et perçues comme réalités supra-organiques autonomes
avec leurs forces propres. N’existant pas en tant que telle, la Société, comme catégorie
totale, ne peut être un objet de recherche pour l’anthropologue dont la discipline
repose sur la singularité de faits observables émanant d’individus producteurs de
symboles. Il s’oppose donc à ce que nous pourrions appeler le « sociologisme » qui se
donne pour objets la Société, la Tribu, la Famille, la Nation, la Civilisation, etc.,
24 | L. Addi
soulignant que ces catégories sont des formes organiques, des cadres, des
groupements, bref des contenants qui ne renseignent pas sur le contenu. Geertz refuse
cette posture et forge une conception de l’homme qui, pour universelle qu’elle soit,
rattache ce dernier à la culture à travers laquelle il interprète le monde. Il a critiqué de
manière radicale le structuralo-fonctionnalisme en lui adressant essentiellement deux
reproches : son positivisme inapproprié dans l’analyse des faits humains et son
ethnocentrisme inconscient. Il propose de dépasser ces deux limites par l’approche
herméneutique, s’inspirant de Weber et de Ricœur, pour construire un concept de la
culture qu’il s’agit non pas d’expliquer mais d’interpréter. Pour lui, la culture est un
flux incessant de symboles issus de l’imaginaire et révélés par l’intersubjectivité.
Efficace dans l’approche du monde organique, le positivisme ne serait pas pertinent
pour l’analyse du fait humain. Celle-ci nécessite la méthodologie de « la description
dense » qui permet de situer l’action sociale dans son contexte historique et culturel
saisi à travers la signification que donnent les individus - consciences et êtres subjectifs
- à leurs actes.
1 C. Geertz, « In Search of North Africa », The New York Review of Books, 22 Avril, 1970
2 Ibidem
3 E. Gellner, Saints of the Atlas, Weindelfeld and Nicolson, London, 1969, (Ouvrage traduit par P. Coaguelène et publié
chez Bouchène, Saint-Denis, 2003).
Clifford Geertz, anthropologue critique du positivisme | 25
l’acteur. Il y a une radicalité épistémologique qui postule que les sciences sociales sont
plus proches de la littérature que des sciences de la nature.
Geertz s’est démarqué des perspectives fonctionnaliste et structuraliste pour leur
opposer une approche où le système de signification n’est le reflet ni du social ni de la
psychologie. En recentrant l’objet de l’anthropologie sur le cadre cognitif du sujet,
appréhendé à partir du point de vue de l’autochtone, sa méthodologie fait appel à
l’herméneutique et à l’interprétation des pratiques sociales reliées à l’histoire et à la
subjectivité des individus. Cette position théorique n'est pas nouvelle pour le champ
anthropologique, mais Geertz lui a donné une forte perspective en la centrant sur le
concept de culture à qui il donne un contenu symbolique. Il remet au goût du jour la
distinction qu’introduit Dilthey entre comprendre l’action humaine et expliquer la nature,
interpréter le sens que donnent les individus aux valeurs et connaître leur
environnement physique et morphologique. La richesse symbolique de la vie sociale
ne peut être restituée par la seule observation, fût-elle participante, ou par « l’analyse
des faits » qui se donneraient à voir. En un mot, la méthodologie des sciences
expérimentales n’est pas pertinente pour l’analyse de l’action sociale. Partant de la
position théorique que les activités de l’esprit humain nécessitent une approche
différente de l’étude des phénomènes naturels, Geertz oriente ses recherches vers le
sens que revêt l’action humaine pour celui qui la produit. Il refuse la distinction entre
structures et représentations qui, sous couvert d’un discours académique, aplatit la
réalité sociale sous des appellations appauvrissantes comme superstructure, idéologie,
croyances, représentations… Comme si la société avait deux composantes, l’une
matérielle, centrée sur l’économie et la morphologie, et l’autre idéelle, centrée sur les
activités de l’esprit conditionnées plus ou moins dialectiquement par la première
composante. Il y aurait ainsi dans la société deux composantes : l’une matérielle, donc
réelle, fournissant aux sciences sociales un objet concret ; l’autre idéelle, subjective,
psychologique et donc difficilement saisissable en tant qu’objet sociologique. D’un
côté, les structures, de l’autre, les représentations, comme si lesdites structures
n’étaient pas le prolongement matériel des représentations, comme si le monde n’était
pas imaginé et n’était pas transformé par des institutions et des instruments créés par
l’imagination. Le primat des activités matérielles – ou « matérialisme » – a pour
corollaire celui de la passivité des idées et de l’imaginaire. Cette critique de la dualité
structure/superstructures amène Geertz à formuler sa propre approche, influencée par
le constructivisme de Alfred Shultz, qui refuse que les prétendues « structures
sociales » soient considérées comme les seuls objets de la sociologie ou de
l’anthropologie parce que cela équivaudrait à réifier des formes qui n’ont aucune
signification par elles-mêmes.
De cette posture, certains critiques de Geertz ont déduit que l’anthropologie
interprétative renseigne plus sur l’imagination et la sensibilité de l’anthropologue que
sur l’objet qu’il étudie. À cette critique, il a répondu par un livre où il montre que la
transparence des anthropologues dits objectivistes est une illusion. Retenant quatre
d’entre eux – les plus célèbres : Claude Lévi-Strauss, Edward Evans-Pritchard,
Brownislaw Malinowski et Ruth Benedict – il affirme que leurs œuvres portent plus la
marque de leurs personnalités et cultures respectives que celles des groupes sociaux
26 | L. Addi
4 C. Geertz, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métaillé, traduction D. Lemoine, 1996, p. 34
5 Ibid, p. 54
6 Ibid, p. 140
7 Ibid, p. 83
Clifford Geertz, anthropologue critique du positivisme | 27
anthropologique, quelle que soit l’approche mise en œuvre. Aussi, il n’y a pas que
l’anthropologie interprétative – ou symbolique – qui interprète. Les grands
anthropologues du siècle dernier étaient intrigués par les mystères de leurs propres
sociétés, mystères qu’ils ont cru avoir résolus en observant des sociétés exotiques.
Mais si leurs œuvres ont marqué leur temps et la discipline, c’est parce qu’elles ont été
le fruit d’une imagination et d’une interprétation s’exprimant dans un discours savant
au-dessus de tout soupçon, correspondant en outre à une demande sociale en quête
d’universalité dont l’Occident était, pensait-on, le dernier stade historique.
L’anthropologue qui observe des sociétés autres que la sienne n’a pas forcément un
regard scientifique ; il a seulement un regard de spectateur. Il peut être un spectateur
« neutre » susceptible d’être rigoureux dans ses jugements, comme il peut être sous
l’influence de ses propres préjugés qu’il considère comme scientifiques. Dans le
royaume des aveugles, dit Geertz, le borgne n’est pas roi, il est spectateur8.
L’aveuglement des autochtones – et cela est vrai pour tous les hommes qui sont
autochtones dans leurs propres cultures – découle de ce qu’il est plus difficile
d’objectiver sa propre culture que celle d’autrui. Mais la proximité pourrait condamner
l’anthropologue à la familiarité locale et à l’empirisme menant à la validation du
discours de l’autochtone sur lui-même. La tâche de l’anthropologue est ardue : s’il est
trop proche de son objet, il risque de reproduire le discours des autochtones sur eux-
mêmes ; s’il en est trop éloigné, il risque d’exprimer ses propres préjugés sous forme
d’un discours académique. Geertz dit écarter cette difficulté en combinant « les
concepts proches de l’expérience » à ceux « éloignés de l’expérience » sans pour autant
annuler ni la richesse de l’observation empirique ni se couper de l’apport de
l’abstraction théorique.
Geertz en effet ne rejette pas l’abstraction, car l’anthropologie, comme toute autre
science ne se limite pas à l’observation empirique et a besoin de forger des concepts
analytiques. Ce qu’il craint, c’est que les théories abstraites et générales deviennent des
fins en soi sans lien avec la réalité à étudier. Un excès de théorie peut étouffer l’objet
de recherche ou en substituer un autre imaginaire : la Civilisation, la Société, la
Culture, la Ville, le Village, etc. Les anthropologues, dit Geertz, n’étudient pas des
villages (des tribus, des villes, des quartiers…) ; ils étudient dans des villages9. Plus
l’effort théorique se systématise, plus est grand le risque de s’éloigner de l’objet de
recherche proprement dit. Geertz se méfie du « savoir global » ou des théories
générales explicatives du fait humain (structuralisme, marxisme…). Il soupçonne que
ces théories ne sont en fait qu’une rationalisation, un raffinement du sens commun de
l’anthropologue. « En anthropologie, écrit-il, seules les courtes envolées de
raisonnement théorique produisent un résultat ; les plus longues tendent à errer de
rêves logiques en surprises académiques à la recherche d’une symétrie formelle10 ». Le
8 C. Geertz, « Du point de vue de l’indigène : sur la nature de la compréhension anthropologique », in Savoir local, savoir
global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986 traduction française D. Paulme, p. 75
9 C. Geertz, « Thick Description : Toward an Interpretive Theory of Culture », in The Interpretation of Cultures, Basic
Books, New York, 1974, p. 22 (Une traduction française de ce chapitre, par André Mary, est disponible dans la revue
Enquête, n° 6, 1998)
10 Ibidem, p. 24
28 | L. Addi
tout est donc de définir un objet de recherche susceptible d’être analysé dans sa
singularité tout en étant conscient que seuls certains niveaux de l’explication seront
atteints.
L’anthropologie est marquée par la diversité des courants entretenant des débats
incessants affirmant la validité théorique de leurs constructions et de leurs approches
respectives. À quelques exceptions près, les enjeux semblent être identiques à ceux d'il
y a cinquante ans, même si leurs formulations changent d’une époque à une autre, se
ramenant tous plus ou moins aux oppositions objectivisme versus subjectivisme,
société versus individu ; les fantômes, dira Geertz, que brandit le discours académique
pour faire peur. La divergence entre les approches renvoie à la tension constitutive de
la sociologie, dont les pères fondateurs, Durkheim et Weber, représentent les deux
pôles. Les disciples, toujours plus royalistes que le roi, ré-écrivent les paradigmes
originels en les poussant à leurs logiques extrêmes. C’est ainsi que Durkheim se
retrouve enfermé dans la rigidité de la conscience collective et Weber relié à l’arbitraire
des valeurs, alors que la subtilité des deux auteurs montre ce qu’ils partagent en
commun, au-delà des différences méthodologiques de leurs approches respectives.
Cette tension est enrichissante pour la sociologie et il serait farfelu de croire que
Durkheim a raison contre Weber ou inversement. La sociologie ne mettra jamais fin à
cette tension originelle et l’histoire de la discipline montre qu’à chaque fois qu'une
approche dominante pousse à l’extrême sa logique, elle s’affaiblit et libère des espaces
épistémologiques que vient occuper l’approche concurrente. C’est la fable du renard et
du hérisson (le premier porté à la diversité et au travail de terrain et le second
privilégiant les hypothèses et exigeant une démonstration) que raconte Geertz pour
qui « le positivisme textuel (selon lequel le rôle de l’ethnographe sera assimilé à celui
d’un intermédiaire honnête mettant la substance des choses à disposition au prix le
plus négligeable11 ») est une forme de sens commun des anthropologues, s’abusant et
abusant leurs lecteurs par un discours académique savant élaborant des théories et des
concepts tendant à assimiler la vie sociale à la nature.
L’anthropologie interprétative est issue de cette dynamique oscillatoire, refusant la
tradition issue de Durkheim, continuée par Radcliffe-Brown, Malinowski, Evans-
Pritchard, Lévi-Strauss, Benedict… Mais cette tension dans la discipline n’est pas un
handicap car, argumente Geertz, « étant donnée la nature dialectique des choses, nous
avons tous besoin d’opposants et les deux sortes d’approches sont essentielles. Ce qui
nous manque le plus à l’instant est une façon quelconque de les synthétiser12 ». Il tente
« d’être à cheval entre les deux » comme il dit, du fait que, même si la société n’est pas
une réalité en soi, elle est une réalité dans la tête de ses membres. C’est une chose
d’affirmer que la Société est une réalité dans la tête de ses membres, et c’en est une
autre de déclarer qu’elle est une réalité extérieure obéissant à des régularités
mécaniques ou physiologiques. L’individu agit ici comme si la Société, réalité sui generis,
existait et donnait des ordres. Alors de deux choses l’une : ou l’anthropologie enrichit
le sens commun en s’inscrivant dans le prolongement des croyances des individus, ou
bien elle opère une rupture avec le sens commun en montrant le caractère réifié des
croyances et des institutions.
L’interprétation de la culture
Si la société existe, elle serait plutôt un ensemble de flux de symboles qui ont un sens
pour ceux qui les émettent et ceux qui les reçoivent. Ces flux, c’est ce que Geertz
résume sous le concept de culture. L’objet de recherche devrait consister
essentiellement à observer des individus communiquer par des signes et des symboles
qui expliquent leurs comportements et qui pourraient paraître de prime abord
incompréhensibles à l’observateur étranger. Ce que Geertz entend par société, terme
appartenant à l’usage courant, est un ensemble de flux de symboles résumés sous le
concept de culture. La notion est essentielle chez lui, se démarquant toutefois
totalement du courant américain de l’anthropologie culturelle à qui il reproche de
reproduire la même démarche que celle de l’anthropologie sociale qui a remplacé le
mot Société par Culture. Autant, la société ne peut être assimilée à une machine
humaine, autant la culture ne peut être cette organisation informelle de distribution de
rôles à des individus éduqués
Bien qu’influencé à l’origine par Talcott Parsons, dont il été l’élève à Harvard, Geertz
n’enferme pas la culture dans un sous-système, où elleserait une partie constitutive du
Système Général de l’Action Sociale. Il récuse le positivisme de ce modèle, inutilement
abstrait et élabore une définition de la culture qui donne toute son importance à la
vision du monde et au sens. Il s’émancipera de la pensée fonctionnaliste de son ancien
maître, se rendant compte que la culture n’est pas seulement un sous-système de
l’action sociale, elle est l’action sociale qu’elle recouvre intégralement. S’opposant par
ailleurs à l’éclectisme de Parsons, dont le projet avait été d’élaborer une synthèse des
sociologies de Marx, Durkheim et Weber, Geertz s’imprègne principalement de ce
dernier de qui il s’inspire pour interpréter l’action humaine à travers le sens que
donnent les hommes aux valeurs auxquelles ils sont attachés. Il forge une définition de
la culture qui donne toute son importance au sujet dans sa fonction (inconsciente) de
producteur de sens. Cette définition, la plus citée dans la littérature sur la culture,
postule que celle-ci est l’expression symbolique des pratiques sociales. « L’homme,
écrit-il, est un animal suspendu dans des réseaux de significations qu’il a lui-même
tissés. Par conséquent, en accord avec l’approche de Weber, je considère la culture
comme l’ensemble de ces réseaux, dont l’analyse ne relève pas de la science
expérimentale à la recherche de lois, mais de la science interprétative à la recherche de
sens13 ». L’homme crée la culture dont il devient prisonnier à travers ce que les
philosophes appellent la réification ou l’aliénation. L’analogie avec les abeilles suggère
que la culture, œuvre collective issue de l’imaginaire, dépasse l’horizon individuel en
devenant une réalité objective perçue comme le prolongement de la nature. Remettre
en cause sa rationalité et sa pertinence équivaut à se mettre en marge de la société ou à
en être banni pour mauvaise intention.
C’est dans ce sens que, pour Geertz, la religion est un système de symboles construit
par l’imaginaire ; elle est réalité symbolique comme l’idéologie, le sens commun, la
science, l’art… qui constituent la culture par laquelle l’homme donne un sens à son
action et à l’environnement naturel. Tous ces sous-systèmes sont alimentés par
l’imagination qui humanise le monde en lui donnant un caractère familier et parfois
enchanté. Car ce que sous-estime le positivisme, dit Geertz, c’est que l’homme est un
être psychique avec ses émotions, ses passions, ses peurs qui poussent à créer des
expressions de la culture par lesquelles il montre ses capacités créatrices et la puissance
de son imagination. La culture, dans cette perspective, n’est pas un élément extérieur
qui s’ajoute à l’homme pour en faire un être civilisé. Elle est l’homme dans toutes ses
dimensions. La religion calme son angoisse existentielle en y répondant par la foi ; le
sens commun exprime sa volonté d’expliquer et la science celle de savoir ; l’idéologie
provient de ses passions morales ; l’art rappelle qu’il a une vocation esthétique, etc.
Aussi bien dans sa version européenne (sociale) qu’américaine (culturelle),
l’anthropologie avait le défaut d’appauvrir le concept de culture, considérée au mieux
comme des codes acquis par l'indigène au cours de l’enfance, et au pire comme
l’ensemble des manifestations folkloriques qui émerveillent les touristes occidentaux.
L’anthropologie aussi bien sociale que culturelle repose sur une approche positiviste
de la culture appréhendée à travers sa matérialité et ses manifestations empiriques :
poteries, habitat, vêtement, danses, contes, etc. Geertz est en rupture avec cette
conception de la culture considérée comme un élément qui s’ajoute à la vie sociale du
groupe. Il reproche à l’anthropologie culturelle – Boas, Herskovits, Kluckhohn… – de
reproduire la même erreur que l’anthropologie sociale, remplaçant le mot Société par
celui de Culture et en faire une réalité englobante qui expliquerait les comportements
des individus. Autant, la société ne peut être assimilée à une machine humaine, autant
la culture ne peut être cette organisation informelle de distribution de rôles à des
individus éduqués pour la répéter (l’erreur du behaviorisme). La culture est certes,
pour Geertz, l’ensemble des comportements et des discours, incluant les manières de
vivre, de sentir, d’agir, etc., mais il insiste sur sa forte relation avec l’imaginaire qui
structure la perception de la nature. S’exprimant à travers la religion, l’idéologie, le
sens commun, l’art, la poésie, le folklore, la technologie, la science, etc., elle est aussi
vaste que l’esprit humain. Elle est exprimée par des individus qui communiquent par
des comportements dont le langage est un ensemble de signes fournissant un sens aux
protagonistes de l’action sociale. Celle-ci est à interpréter dans la mesure où elle passe
par le langage qui la construit pour en faire un monde réel difficilement accessible par
les approches positivistes.
La tâche de l’anthropologue est d’analyser le système des symboles pour lever l’opacité
qui alimente l’ethnocentrisme. « La compréhension de la culture d’un peuple consiste
à montrer ce qu’est sa normalité sans gommer ses particularités…14 ». La question qui
se pose alors est : comment entrer « dans cette banalité de l’autre » sans chercher à être
l’autre ou à l’imiter ? L’apport empirique est autant nécessaire que la théorisation
conceptuelle pour produire l’explication des phénomènes observés. Mais les deux
elle serait de retour. En fait, dit-il, la religion a toujours été là, mais l’approche
positiviste ne permettait pas de la voir15.
Malgré la profondeur analytique affirmée de ses travaux, Geertz n’a pas construit une
approche formalisée ou une théorie globale de l’action sociale. Dans un entretien
publié un an avant sa mort, il a déclaré que sa « préoccupation a été de faire des
sciences sociales qui soient moins axées sur la formulation d’hypothèses à tester
rigoureusement que sur l’interprétation de matériaux empiriques en lien avec des ethos,
conceptions ou catégories philosophiques »16. Geertz n’aime pas la Théorie mais il a
une théorie de la culture. Il a exposé ce programme dans un de ses plus célèbres
ouvrages The Interpretation of Cultures où il explique sa pratique de l’anthropologie à
l’appui des enquêtes de terrain qu’il a menées en Indonésie et au Maroc. Dans le
premier chapitre de l’ouvrage, il montre que la culture, relevant de l’interprétation du
sens et non de l’explication des faits, nécessite une approche herméneutique.
L’enquête ethnographique ne doit pas se contenter de recueillir les gestes et paroles
des autochtones observés, mais aller plus loin pour entreprendre une « description
dense » qui révèle les différents niveaux de significations de l’action sociale. Dans les
deux chapitres suivants, il énonce sa conception de la culture en soulignant deux
hypothèses fortes. Premièrement, la culture n’est pas un ensemble de comportements
et de codes inventés par les ancêtres et appris par les descendants ; elle n’est pas non
plus acquise après un certain stade de développement de l’homme ; au contraire, elle
est consubstantielle à son existence et sans culture, celui-ci ne serait pas l’être social
qu’il est. Deuxièmement, elle a pour origine l’esprit, notion que Geertz, dans le sillage
de Gilbert Ryle17, utilise pour montrer les limites du matérialisme et du positivisme. Le
recours à cette catégorie réhabilite la subjectivité tenue par le scientisme comme un
facteur qui empêcherait l’individu d’être rationnel dans sa vie quotidienne et son
comportement. Le reste des chapitres, au nombre de quatorze, sont des applications
de cette méthodologie portant sur la religion, les rites, le changement social, le
nationalisme dans les jeunes États, l’intégration dans les sociétés post-coloniales, etc.
Ce sont là, dit Geertz, des processus en évolution qui trahissent des ruptures dans
l’ordre symbolique assailli par les nouvelles conditions historiques.
La description dense
L’analyse de ces processus requiert qu’ils soient situés dans leurs contextes historique
et culturel pour comprendre les manifestations extérieures des comportements
individuels et collectifs. À cet effet, il s’agit d’interpréter les symboles pour
comprendre le sens qu’ils ont pour les protagonistes. L’interprétation passe par la
« description dense » qui consiste d’abord à restituer le « contexte, quelque chose dans
le cadre duquel ces éléments peuvent être décrits avec intelligibilité, c’est-à-dire avec
intensité ». Extrait de son contexte historique et culturel, un acte social de quelque
15 C. Geertz, « La religion sujet d’avenir », colloque organisé par le CADIS/EHESS, mai 2006.
16 Y. Aucante, « Entretien avec Geertz », in Raisons politiques, 2005, n° 18.
17 G. Ryle, The Concept of Mind (Londres, 1949) traduction française par Suzanne Stern-Gillet, La notion d’esprit : pour une
critique des concepts mentaux, Paris, Payot, 1978.
34 | L. Addi
portée que ce soit, est guetté par le regard ethnocentrique qui le dépouille de
l’humanité dont serait dépositaire l’observateur. La description dense est une
méthodologie dans le prolongement de la complexité du fait humain. Un signe culturel
ne peut être expliqué ni par une simple observation ni par une analyse causale s’il n’est
pas contextualisé pour lui donner le sens qu’il a pour les acteurs qui l’émettent.
Empruntant à G. Ryle l’exemple du clin d’œil, Geertz explique que celui-ci n’est pas
uniquement une contraction de paupières, c’est aussi un message à l’intention d’un
complice ou encore une manière burlesque de railler quelqu’un. Ainsi, le clin d’œil est
une contraction de paupières chargée de signification selon le contexte culturel. La
« description dense » situe le comportement dans son contexte social afin de
comprendre l’intention de l’acteur à partir du sens qu’il donne à ses actions. Elle
s'oppose à la description positiviste qui relève avec foule détails toutes les
manifestations extérieures de la vie sociale mais qui passe à côté de l'essentiel, c'est-à-
dire le système de signification et de sens qui ordonne ces manifestations extérieures.
Comprendre le sens et saisir la signification des symboles, tels sont les objectifs de
l’anthropologue, même s’il est difficile de les atteindre. Tout au moins, il pourrait s’en
rapprocher en utilisant la méthode de la « description dense » qui consiste à aller au-
delà de la description ethnographique positive. Mais qu’entend Geertz par
« description dense » ? Pour comprendre sa finalité et sa méthodologie, il faut se
référer à deux textes j’évoquerais deux textes relatifs au Maghreb18, le premier est un
récit ethnographique opposant un commerçant juif berbère, un chef de tribu locale et
un jeune officier Français au Maroc19, le deuxième est Le Souk de Sefrou20.
Le récit ethnographique sur les démêlés de ce commerçant juif avec des militaires
français, au début du Protectorat, est susceptible d’être interprété de différentes
manières. Ce récit contient une thématique pour un roman exotique qui intéresserait le
lecteur européen, où le héros n’est pas le commerçant malchanceux et avide ni le chef
de tribu, mais le militaire porteur d’une conception rationnelle du droit tout à fait en
phase avec le mythe de « la mission civilisatrice de la France ». Et pourtant, une telle
œuvre littéraire appauvrirait la réalité en la tronquant de son aspect essentiel que
l’imagination anthropologique restituerait en recourant à la « description dense »,
évitant ainsi les préjugés européens sur l’irrationalité des indigènes ou sur le prétendu
antisémitisme des Berbères. Rappelons les faits qui se déroulent dans les années 1920,
au Maroc, où les militaires Français tentent de « pacifier » le pays. Dans la région de
18 Nous pourrions aussi évoquer le célèbre texte sur le combat de coqs à Bali. Au-delà de la scène montrant des
oiseaux s’entretuer, Geertz indique que les enjeux du vrai combat sont ailleurs. Il oppose des hommes car, dit Geertz,
c’est en apparence seulement que des coqs se battent. (p. 71). Les vociférations encourageant des oiseaux mortellement
blessés révèlent des traits de la société balinaise exorcisant à sa manière la violence en la figurant, valorisant le prestige
sur le critère de la virilité et exaltant le narcissisme masculin en ayant recours au sacrifice sanglant et à la sauvagerie
animale. La “description dense” a moins pour objet le signifiant que le signifié, car « l’anthropologue, dont l’affaire est
de formuler des principes sociologiques, non pas d’encourager les combats de coqs, se pose la question que voici :
qu’apprend-on sur ces principes en examinant la culture comme un assemblage de textes ? », C. Geertz, « Jeux d’enfer.
Notes sur le combat de coqs balinais », in Bali, interprétation d’une culture, Paris, Gallimard, 1983, traduction Denise
Paulme et Louis Evrard, p. 210.
19 Le récit qui rapporte l’imbroglio entre un militaire français, un commerçant juif berbère et un chef de tribu est
rapporté par Geertz dans « Thick Description : Toward an Interpretive Theory of Culture », op. cit.
20 C. Geertz, Le Souk de Sefrou, Saint-Denis, Bouchène, 2003, traduction Daniel Cefaï. .
Clifford Geertz, anthropologue critique du positivisme | 35
Fès, un commerçant juif berbère est attaqué par des hommes d’une tribu voisine qui
lui prennent sa marchandise. En vertu d’une pratique locale dite mezreg, il demande
l’aide à son protecteur, un chef de tribu, qui obtient par la menace qu’il soit
dédommagé en moutons. Le capitaine Français, commandant le secteur militaire,
intervient pour restaurer, pense-t-il, l’ordre public. Il met en prison le commerçant,
saisit le troupeau de moutons et ordonne à ses hommes de se lancer à la poursuite du
chef de tribu accusé de menaces et de trouble à l’ordre public.
Un récit ethnographique qui rapporterait les faits tels qu’ils se sont déroulés
n’appréhendera pas cette situation conflictuelle qui réunit deux mondes différents du
point de vue culturel. Les Berbères ont leurs coutumes et leurs règles que le capitaine
Français, imprégné de culture juridique de son pays, ne reconnaît pas. Pour lui, les
moutons remis en compensation des préjudices qu’a subis le commerçant juif ont été
volés par extorsion avec la complicité d’un chef de tribu violent. Le commerçant est
donc arrêté pour un délit qui n’en est pas un du point de vue de la coutume berbère. Il
y a là un conflit d’interprétation de ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Pour le
militaire, tout ce qui viole la loi, c’est-à-dire le droit positif de la République, est injuste
et doit être réprimé par la force publique. Pour le commerçant, socialisé dans la
culture locale, le mezreg est un pacte de protection utile parmi les tribus. Il offre une
sécurité à un commerçant isolé, proie facile pour des hommes armés tentés par les
biens d’autrui. Mais pour le capitaine Français, le mezreg est une pratique archaïque qui
contredit le principe de l’exercice du monopole de la violence appartenant à l'État. La
« description dense », en situant l’événement dans son contexte, montre que les
protagonistes de l’histoire parlent des langages différents. La domination coloniale
n’est pas seulement une occupation militaire d’un pays par un autre ; c’est aussi la
confrontation de systèmes culturels et juridiques différents dans lesquels non
seulement les uns n’ont pas raison contre les autres, mais tous ont raison à partir de
leurs propres cultures. Que cache un tel conflit ? Quelles sont les valeurs en jeu ?
Telles sont les questions à poser pour saisir la signification du ‘ar et du mezreg du côté
berbère, mais aussi l’importance de la loi pour un fonctionnaire de la Troisième
République (« la loi c’est la loi »).
La « description dense » prend en charge le local, réalité empirique vécue par des
individus, par opposition au « global » des méta-analyses de la macrosociologie. Ce
parti pris épistémologique se justifie aussi par le fait que seul l’enracinement local
permet d’accéder au sens que produisent les consciences psychologiques que sont les
êtres humains, étant entendu que les acteurs collectifs (tribu, nation, État…) n’en
produisent pas. C’est dans cette perspective théorique que Geertz entreprend l’analyse
ethnographique d’un souk nord africain21 considéré comme « l’institution la plus
originale et la plus impressionnante de la société maghrébine », révélant son esprit
21 Le Souk de Sefrou est une analyse anthropologique de l’économie d’échange dans une ville moyenne du Maroc,
entreprise vers la fin des années 1960 et achevée vers le milieu des années 1970. L’étude en elle-même fait partie d’un
travail collectif publié en 1980 sous le titre « Sens et ordre dans la société marocaine ». La réflexion y est dense, se
déployant sur plusieurs registres, où l’objet – le souk – ne se réduit pas à la seule dimension économique. Dans cette
entreprise, Geertz déploie une approche symbolique ou culturelle, à la recherche du sens logeant dans les pratiques, les
comportements et les institutions. Il n’y a pas un seul aspect du lien social qui est privilégié ; ce dernier est saisi dans sa
globalité où se mêlent l’économie, la religion, la politique, la psychologie, etc.
36 | L. Addi
choses distinctes, ce sont deux aspects d’une même réalité. Dans cette analyse, Geertz
donne la mesure de la « description dense » d’une institution – le marché – où la
société se découvre à travers ses membres communiquant entre eux, échangeant biens
et services et produisant des scènes de vie sociale où les groupes se donnent à lire
comme un texte.
L’événement, l’action sociale est en effet un texte à plusieurs niveaux de lecture, avec
des significations au-delà de ce qu’il montre. Il contient des sens cachés que révèlent le
contexte et la culture des protagonistes. La « description dense » a cet avantage d’être
locale et singulière sans prétendre fournir une explication globale26. Elle indique
comment les autochtones voient la situation où ils sont impliqués. La société est
discours et se lit comme un texte (P. Ricœur) parce qu’elle est un imaginaire discursif
qui contient les clés de sa complexité. Le travail de l’anthropologue consiste à
interpréter ce discours social, ce qui suppose l’imagination de la part du chercheur.
L’œuvre anthropologique est une création imaginaire qui met en œuvre des
personnages qui ont réellement existé. À la différence du romancier, l’anthropologue
imagine mais n’invente pas, car l’invention est une création, l’imagination est une ré-
action à un monde qui existe déjà et à qui elle donne des significations qu’elle
construit. Quelle que soit son orientation théorique, l’anthropologue crée un monde
par ses écrits où il est question d’actions humaines. Le tout est de savoir si ces écrits
permettent de comprendre la réalité sociale qu’ils disent vouloir restituer. Se référant à
Roland Barthes et à Michel Foucault, Geertz distingue l’auteur de l’écrivain. La
différence pour lui est que le premier crée l’objet, le second écrit sur l’objet. L’un
invente le récit, l’autre imagine le monde autour de lui. Geertz ne se considère pas
comme un auteur, mais plutôt comme un écrivain dont l’imagination essaye de
comprendre l’imaginaire des groupes sociaux qu’il observe.
Mais la modestie doit être de mise parce que la « description dense » n’épuise pas
toutes les significations du contexte. Une description peut être dense mais jamais
totale parce que la chaîne de causalité est infinie. Geertz raconte ce mythe autochtone
que lui a rapporté un paysan javanais, selon lequel la Terre est portée par un éléphant
lui-même porté par une tortue. Et qui porte la tortue, a-t-on demandé ? Il y a des
tortues jusqu’à l’infini l’une portant l’autre ! Si elle veut être scientifique, semble dire
Geertz, l’anthropologie doit renoncer à cette utopie quasi-religieuse de vouloir tout
expliquer, ce qui constitue le défaut des grandes théories et des idéologies globales.
Quand l’anthropologue veut tout expliquer, à certains niveaux, il produit du sens
commun (et de la sorcellerie) habillé dans un discours académique. L’auteur a réponse
à tout ; l’écrivain a des réponses partielles à certaines situations.
26 Geertz a utilisé de nombreuses statistiques dans l’analyse du souk de Sefrou dont il a décrit la morphologie sociale et
spatiale. Certains commentateurs ont été étonnés par le « positivisme descriptif » tant décrié, selon eux, par l’auteur. Il
y a là, me semble-t-il, un malentendu. Geertz ne rejette pas la démarche positiviste quand elle est informative. Il dit
qu’elle n’est pas suffisante si elle n’est pas reliée à une analyse de la signification. Par ailleurs, le savoir se construit
localement, et le souk de Sefrou n’est pas le modèle de marché au Maroc ou dans l’espace sud-méditerranéen. A
Sefrou, Geertz n’avait pas un modèle a priori et n’a pas construit de modèle général du marché nord africain.
38 | L. Addi
Conclusion
La pensée de Geertz a porté un coup sévère au positivisme dans les sciences sociales
et a discrédité sa prétention à l’objectivité. Elle a inspiré le groupe de Santa Fé qui a
dressé un réquisitoire sans concessions contre la tradition anthropologique accusée
d’être établie sur le silence des autochtones qu’elle étudiait27. Pourquoi, se demandent
les membres de ce fameux groupe, les discours de Malinowski, Lévi-Strauss, et même
celui de Geertz… seraient plus légitimes que la parole d’un aborigène australien, d’un
membre de tribu d’Amazonie ou d’un marocain du Haut Atlas ? En critiquant d’une
manière si convaincante le positivisme dans les sciences sociales, Geertz a participé à
délégitimer le discours anthropologique de moins en moins accepté dans les
départements d’anthropologie dans les années 1980 par des étudiants à qui la
perspective des études postcoloniales avait ouvert les yeux sur l’ethnocentrisme
occidental. Mais Geertz n’a pas été au bout de son entreprise intellectuelle de
déconstruction du positivisme comme en témoignent sa rupture avec certains de ses
anciens étudiants convertis au postmodernisme (P. Rabinow, V. Crapanzano, D.
Dwyer…). Il n’a pas non plus adhéré à la critique postcoloniale - qu’il avait suscitée
dans une certaine mesure - qui avait pris pour cible l’ethnocentrisme occidental. Il a
même affiché publiquement son désaccord inattendu avec Edward Said28 ! Il s’est
opposé à ce qui était pour lui le nihilisme méthodologique de ceux qu’il a appelé avec
condescendance les « méta-ethnologues » qui font des « appels vibrants à la mise en
œuvre de remèdes tels que la réflexivité, le dialogique, l’hétéroglossie, le jeu
linguistique, la conscience rhétorique de soi, la traduction dynamique, la transcription
mot à mot, et la narration à la première personne29 ». Geertz a désavoué ses enfants
naturels parce qu’il croit en la scientificité de l’anthropologie à condition qu’elle
abandonne les méthodes et les outils d’analyse du monde organique et qu’elle mette
fin au mythe de la sociologie mécaniste et du positivisme.
Cependant, son approche présente des limites dont il n’a pas été conscient. Ce n’est
certainement pas celles qu’évoquent les postmodernistes qui ont révélé une crise de
conscience épistémique dans le monde postcolonial sans pour autant proposer un
dépassement par un projet cognitif crédible. Les travaux de Geertz n’ont eu aucun
impact sur la société étudiée qui les ignore, qui leur tourne le dos. Aucune de ses
œuvres portant sur le Maroc n’a été traduite en arabe et n’est disponible pour les
étudiants des universités maghrébines. Ce n’est assurément pas un simple problème de
traduction ; c’est une question qui renvoie à des traditions intellectuelles différentes et
à l’absence de catégories cognitives communes. La science est un système culturel,
Cf. le numéro de la revue Representations, n°2, 1983 et l’ouvrage collectif dirigé par J. Clifford et G. Marcus (Eds),
27
Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, University of California Press, 1986.
28 C. Geertz, « Conjuring with Islam », The New York Review of Books, May 27, 1982
29 C. Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, traduction Daniel Lemoine, éditions Métaillé, 1996, p. 131. Cette
critique véhémente vise nommément D. Hymes, ed., Reinventing Anthropology, 1969, New York; T. Assad, ed.,
Anthropology and the Colonial Encounter, New York, 1973; J.Ruby, ed., Crack in the Mirror: Reflexive Perspectives in
Anthropology, Philadelphia, 1982; J. Fabian, Time and the Other: How Anthropology Makes its Object?, New York, 1983; J.
Clifford, “On Ethnography”, Representations, 2, 1983, pp. 118-146; J. Clifford et G. Markus, eds, Writing Culture : the
Poetics and Politics of Ethnography, Berkeley, 1986 ; G. Markus et M. Fisher, Anthropology as a Cultural Critique : an
Experimental Moment in the Human Science, Chicago, 1986
Clifford Geertz, anthropologue critique du positivisme | 39
disait Geertz ; ce n’est pas une technologie facilement transposable par-delà les mers.
Son œuvre permet au public occidental de se représenter les contradictions sociales et
culturelles des régions étudiées, mais elle se construit sur une trop grande distance
entre l’observé et l’observateur. En effet, ce qu’il entend par sens, vision du monde,
éthos, esprit religieux, religiosité… sont des outils conceptuels qui permettent à
l’observateur de voir sans être vu. Il insiste sur la méthodologie de l’observation du
point de vue de l’indigène à partir de son propre point de vue, mais il objectifie des
individus qui n’ont pas conscience de la relativité du sens qu’ils donnent à leurs
actions. Pour eux, le monde est un ; il est objectif et soumis au regard de l’Etre
suprême qui l’a organisé comme une horloge. Si l’horloge connaît des perturbations,
c’est à cause de certains individus mal intentionnés. Pour Geertz, l’horloge
maghrébine s’est détraquée parce que l’esprit religieux et la religiosité ne se
correspondent plus, d’où les crises et les changements religieux que subit le Maghreb.
Cette posture repose sur une conception kantienne de la religion qui explique que la
croyance ne provient pas de l’extérieur mais de la conscience morale des individus.
Mais cette posture ne peut être qu’une observation extérieure car le croyant vit sa foi
dans le paradigme des textes sacrés qui sont explicites quant à l’objectivité et
l’extériorité de Dieu. Le terrain de l’anthropologue réunit ainsi un observé platonicien
et un observateur kantien. Les autochtones ne se reconnaissent pas dans cette
observation qui demeure sans suite sur le plan de l’action. Il ne s’agit pas de dire que le
critère de validité des sciences sociales est fourni par les représentations des observés ;
mais il faut convenir que les sciences sociales ont aussi pour vocation d’enrichir la
culture et que leur pertinence est liée à leur capacité à faire prendre conscience les
sujets dont elles parlent.
Cette critique touche au savoir occidental sur le reste du monde et soulève la question
de son statut épistémologique dans une perspective postcoloniale. L’Occident étudie
et analyse le reste du monde depuis au moins deux siècles et a accumulé des
connaissances sur les sociétés d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine. A quoi servent
ces connaissances ? Peuvent-elles avoir un rapport avec les dynamiques sociales
endogènes ? Favorisent-elles ou contrarient-elles ces dynamiques ? Il semble que ce
sont là des questions théoriques d’une grande importance. Prenons l’exemple de
Claude Lévi-Strauss qui est l’un des plus grands anthropologues du XXe siècle. Il a
enrichi la culture occidentale au sujet des tribus de l’Amazonie, mais quel a été son
apport intellectuel pour ces tribus ? Aucun. Il ne les pas aidé à prendre conscience du
caractère culturel de leur nature, ni du poids de la nature dans leur culture. Il a par
contre été d’un apport appréciable pour les lecteurs occidentaux à qui il a appris à
distinguer la Nature de la Culture. Est-ce à dire qu’il est mauvais anthropologue ?
Non, c’est un anthropologue occidental intéressé par le développement intellectuel de
sa propre société qu’il identifie à l’humanité ou au dernier stade de développement de
celle-ci. Les Bororos et les Nambikwaras n’ont été là que pour montrer que le
structuralisme est plus pertinent que la phénoménologie pour l’analyse des groupes
sociaux. Il en est de même pour Boas, Evans-Pritchard, Gellner, et même Geertz et
Bourdieu… La leçon est que tout savoir appartient à la culture de la société qui le
construit. L’avance de l’Occident sur le reste du monde réside dans la prise de
40 | L. Addi
conscience que le fait social est susceptible d’une réflexion scientifique. L’échec de son
savoir à influencer les dynamiques sociales locales provient de la croyance des
académiciens que toutes les cultures sont ethnocentristes, à l’exception de celle de
l’Occident. La limite de Geertz est qu’il n’a pas été conscient que sa propre vision
kantienne du monde est historique et que le Maghreb n’avait pas dépassé la culture
platonicienne.
Bibliographie
Aucante, Yohann, 2005, « Entretien avec Geertz », in Raisons politiques, n° 18.
Geertz, Clifford C., 1973, The Interpretation of Cultures, New York: Basic Books
Geertz, Clifford, 1970 « In Search of North Africa », The New York Review of Books, 22 Avril.
1986, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris : PUF, traduction française D. Paulme.
1996, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris : Métaillé, traduction D. Lemoine, 1996.
2003, Le Souk de Sefrou, SaintDenis, Bouchène, traduction Daniel Cefaï
Gellner, Ernest, 1969, Saints of the Atlas, Londres, Weindelfeld and Nicolson.
Ryle, Gilbert, 1978, La notion d’esprit : pour une critique des concepts mentaux, Paris, Payot, 1978, traduction
française par Suzanne Stern-Gillet de The Concept of Mind, Londres, 1949.
CLIFFORD GEERTZ
DANS SON CONTEXTE
François LAPLANTINE
Université Lyon 2
Expliquer et comprendre
L’explication, qui est un processus consistant soit à neutraliser la question du sens soit
à la stabiliser dans des termes analysables, connaît deux modalités que Wittgenstein a
appelé l’« explication par les causes » et l’« explication par les raisons ». Mais qu’elle
soit causale ou structurale, c’est une opération logique visant à dissoudre l’opacité de
ce qui est du paraît singulier. C’est une opération de désingularisation de ce qui
paraissait unique dans les lois générales dont le corollaire est la négation de
l’événement.
À l’inverse de cette attitude (caractéristique d’ouvrages comme Les règles de la méthode
sociologique de Durkheim ou Les structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss), ce qui
est en germe chez Dilthey et Weber, mais n’arrivera à maturité qu’avec Gadamer et
Ricœur en philosophie et Geertz en anthropologie est une autre forme de rationalité :
la compréhension, l’interprétation, la traduction. Ce qui se profile avec la démarche
herméneutique est la réinscription des sciences sociales dans un tout autre horizon
épistémologique : l’horizon historique et la perspective narrative. L’anthropologie
devient la compréhension des autres à partir d’une relation ethnologique pouvant être
qualifiée de relation herméneutique.
À un mode de connaissance conduisant à une spatialisation de la pensée se substitue
un autre mode de connaissance valorisant le rapport au temps et à l’histoire mais
s’effectuant à partir de l’espace1 car l’un des grands mérites de la démarche de Geertz
est la rigueur de ses descriptions ethnographiques.
C’est seulement à partir de ces dernières, c’est-à-dire de manière résolument inductive
que l’anthropologue peut poser ces questions : comment des sociétés qui nous sont les
plus étrangères interprètent elles-mêmes leurs propres cultures ? « Comment se fait-il
que nous entendions des entendements qui ne sont pas les nôtres ? » « Comment
parler à nos contemporains de Jane Austen ? ». Bref comment « traduire » une culture
dans les termes d’une autre ?
Je me propose maintenant de réinterroger la polarité du comprendre et de l’expliquer
et de poser un certain nombre de questions non seulement à Clifford Geertz mais à
chacun d’entre nous à partir de l’œuvre de Paul Ricœur qui lui a permis de médiatiser
sa pensée. J’ai été l’élève de Paul Ricœur d’abord à la Sorbonne puis à l’Université de
Nanterre. C’est dans son séminaire de doctorat que j’ai entendu pour la première fois
parler de Geertz. Or, une phrase de Ricœur retenait déjà à cette époque mon
attention. Il disait : « expliquer plus, c’est comprendre mieux ».
La démarche de Geertz serait-elle, à l’instar de celle de Ricœur, une démarche non pas
de réaction encore moins de condamnation mais de confrontation ? Et l’anthropologie
elle-même pourrait-elle être définie comme le lieu et le temps des confrontations, des
conflits et des contradictions ? Pour qu’une confrontation soit possible, il convient
d’abord d’admettre qu’il n’y a jamais une seule légitimité, un seul modèle, une seule
1 Sur les doubles rapports au temps et à l’espace, je me permets de renvoyer à mes deux livres sur l’ethnographie
les potentialités du langage (en se référant à la littérature car elle est le plein exercice
du langage) c’est-à-dire l’infini des significations qui se trouvent désormais du côté du
lecteur, de l’auditeur et du spectateur qui reprennent ainsi l’initiative. Pour Geertz, plus
précisément, la culture n’est pas seulement langage mais langage élaboré, transformé et
raconté dans un texte, ce qui revient à dire qu’une culture peut être lue.
C’est ici qu’il convient de rappeler sa proposition des trois métaphores de la culture
(qu’il appelle les trois « analogies ») : la culture comme jeu (avec des auteurs comme
Huizinga et Lévi-Strauss), la culture comme scène (avec Turner, Goffman, Balandier),
la culture comme texte (Geertz lui-même). Nous sommes certes en droit de nous
interroger sur la pertinence de la métaphore dans les sciences sociales et de nous
demander si « la culture comme texte » ne demeure pas en deçà d’un véritable texte
social c’est-à-dire de la socialité du texte. Mais ce qui me paraît le plus intéressant est la
réflexion que Geertz lui-même élabore à propos des trois analogies (ludique,
dramatique et textuelle). Il estime qu’elles débordent l’une sur l’autre ; qu’elles ne sont
pas exclusives les unes des autres ; et surtout qu’il y en a d’autres. J’en ajouterai donc
une quatrième qui est le social comme phénomène sonore et visuel réélaboré par le
cinéma dans le travail des sons et des images3. Lorsque dans la préface à Savoir local,
savoir global, il écrit que « la façon dont ce qui est vu dépend du lieu où il est vu et de ce
avec quoi il est vu », il ne fait à mon avis aucun doute qu’il envisage aussi l’approche
cinématographique.
Ces différentes mises en perspectives ne signifient nullement que la réalité en viendrait
à se dissoudre dans la relativité des points de vue, mais qu’elle ne peut être
appréhendée que d’un certain point de vue. Or ces derniers, il importe à
l’anthropologue de les faire varier. Ainsi Geertz pose-t-il somme toute de manière
kantienne la question des conditions de possibilité de la connaissance mais il y répond
de manière qui n’est pas du tout kantienne. Ce que Kant appelle les « catégories de
l’entendement » et les « formes à priori de la sensibilité » (l’espace et le temps pour lui
comme pour Leenhardt dans Do Kamo, publié pour la première fois en 1947) n’ont
rien d’universelles. Elles se forment, se déforment et se transforment.
Alors qu’une anthropologie structurale pose comme présupposée la subjectivité
récusée, ce que Geertz appelle une « anthropologie interprétative » nous entraîne vers
une objectivité problématisée. Le structuralisme peut être considéré comme une
réaction au bon vieux sujet de l’humanisme européen. Il consiste dans une inversion
de l’existentialisme. Le privilège absolu conféré au sujet s’affranchissant de toute
détermination se voit alors remplacé par le déterminisme de la structure.
Mais Geertz vient après. Il ne participe pas à la querelle du sujet des années 1960,
querelle franco-française au demeurant qui culmine dans le débat triangulaire Sartre-
Lévi-Strauss-Ricœur. Sa démarche s’inscrit dans une crise de l’objectivité par
objectivation c’est-à-dire de la stabilité des rapports entre l’observateur et l’observé.
Ce qui pose question dans la première perspective (laquelle n’est pas du tout
perspectiviste mais constructiviste) est sa prétention universaliste consistant à ramener
3 Cf. F. Laplantine, Leçons de cinéma pour notre époque, Paris, Téraèdre, 2007.
46 | F. Laplantine
4 La démarche théorique de Clifford Geertz est très proche en cela de celle de Sergio Buarque de Holanda (1998) qui
pose les bases de la sociologie et de l’anthropologie brésilienne en choisissant Weber contre Durkheim.
Clifford Geertz dans son contexte | 47
Conclusion
Je n’ai fait qu’effleurer l’œuvre de Clifford Geertz qui ne se réduit nullement aux
seules dimensions que je viens d’introduire. Je n’ai presque rien dit du rapport au
symbolique et je n’ai rien dit du tout du religieux qui est pourtant au cœur de ses
préoccupations. Je n’ai pas parlé non plus de l’anthropologie des sociétés maghrébines
auxquelles Geertz a consacré une très grande partie de ses recherches.
Dans le travail de confrontation chère à Lahouari Addi (2006) entre Clifford Geertz et
Ernest Gellner, serions-nous d’accord pour avancer, à la manière de Paul Ricœur, vers
la perspective suivante ? Nous avons besoin de la logique explicative pour articuler les
Clifford Geertz dans son contexte | 49
questions posées à l’anthropologie (laquelle est d’abord une ethnographie). Mais nous
avons besoin de l’interprétation pour les déplacer ?
Il me semble que nous ne pouvons aborder aujourd’hui la démarche de Clifford
Geertz, qui est celle d’une anthropologie extrêmement réflexive mais avant tout
descriptive, comme s’il n’y avait pas eu cette époque de mise à l’épreuve engagée par
Michel Foucault et Jacques Lacan en France mais aussi par Frantz Fanon et Aimé
Césaire dans les sociétés colonisées. Nous ne pouvons pas davantage questionner la
démarche de Geertz comme s’il n’existait pas la critique contemporaine des Post-
colonial Studies qui pose la question de l’hétérogénéité des normes c’est-à-dire de la
démocratie.
Nous sommes entrés dans une époque beaucoup plus floue, fluide et même liquide,
pour emprunter la métaphore de Zygmunt Bauman que celle pendant laquelle Clifford
Geertz élaborait ses premières recherches. Mais cette fluidité, qui ne saurait d’ailleurs
dissimuler de très fortes rigidités, ne doit pas conduire à une anthropologie flottante.
Or Geertz ne cède jamais à une tentation impressionniste. Nous sommes confrontés à
une démarche d’une extrême fermeté mais qui avance, de manière qui n’est pas sans
évoquer Roger Bastide, dans un régime d’expérimentation permanente.
Bibliographie
Addi, Lahouari, 2006, L’anthropologie du Maghreb : les apports de Berque, Bourdieu, Geertz, Gellner, Paris, Ibis
Press.
Buarque de Holanda, Sergio, 1998, Racines du Brésil, Paris, Gallimard.
Eco, Umberto, 1979, L’œuvre ouverte, Paris, Le Seuil.
Gadamer, Hans-Georg, 1995, Langage et méthode, Paris, Gallimard.
Geertz, Clifford, 1983, Bali. Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard.
1986, Savoir local, savoir global, Paris, PUF.
1996, Ici et là-bas, Paris, Métailié.
Ginsburg, Carlo, 1989, Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion.
Kuhn, Thomas, 1983, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.
Laplantine François, 2005, La description ethnographique, Paris, Armand Colin.
2007, Le sujet. Essai d’anthropologie politique, Paris, Téraèdre.
2007, Leçons de cinéma pour notre époque, Paris, Téraèdre.
Leenhardt, Maurice, 1997, Do Kamo, Paris-Gallimard.
Ricœur, Paul, 1965, De l’interprétation. Essai sur Freud, Paris, Le Seuil.
1969, Le conflit des interprétations, Paris, Le Seuil.
1975, La métaphore vive, Paris, Le Seuil.
1983, 1984, 1985, Temps et récit I, II et III, Paris, Le Seuil.
Sontag, Suzan, 1968, Contre l’interprétation, Paris, Le Seuil.
Vattimo, Gianni, 1997, Au delà de l’interprétation, Bruxelles, De Boeck.
Wittgenstein, Ludwig, 2001, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Tel/Gallimard.
CLIFFORD GEERTZ OU
L’ANTHROPOLOGIE
INTERPRETATIVE SOUVERAINE
Jackie ASSAYAG
« We needed, it seemed, more than one idea, or a hundred and seventy-one versions
of the same idea ».
Clifford Geertz, Available Lights. Anthropological Reflections on Philosophical Topics,
Princeton University Press, Princeton, New jersey, 2000, p. 14.
trompeuse. Il n’y a pas une histoire de quiconque avec un seul visage ou un unique
portrait, ni même une biographie, mais bien une confusion d’histoires, une nuée de
biographies, une conjonction d’événements qui (se) sont passés. La plupart du temps,
on ne saisit que des bribes d’existence, au mieux rassemblées sous la forme de
descriptions, plus ou moins pénétrantes ou contextualisées, et toujours façonnées —
après les faits1.
Un exemple de fait ? Après l’écriture de la culture selon Geertz, on n’observera plus
jamais un combat de coq comme avant. Ce sport, qui est un récit que « les hommes se
racontent à propos d’eux-mêmes », équivaut à un « bain de sang statutaire », selon
l’anthropologue. Le déchiffrement de ce « rituel d’enfer », qu’il veut analogue à celui
d’un « texte » ou d’une « œuvre d’art », l’apparente à une « simulation de la matrice
sociale ». Comme si la lutte à mort entre deux gallinacés (mâles) exprimait
l’organisation hiérarchique de la société balinaise en termes de rang, de prestige, de
pouvoir et de factions, de culture aussi bien que de différenciation entre catégories de
genre. Des manières aussi de présenter des thèmes « — mort, virilité, fureur, orgueil,
perte, charité, chance – ceux là mêmes qui traversent Le Roi Lear ou Crime et châtiment,
mais selon d’autres conventions pour d’autres gens. Tel un précipité, cette petite
dramaturgie dévoile simultanément la complexité des marchés commerciaux locaux en
donnant à lire la formation politique d’un État, lequel est le produit d’une colonisation
pluri-séculaire à l’allure d’ailleurs passablement théâtrale2.
Gallimard, p. 165-215.
3 Le texte, publié en 1973, a été traduit en français dans la revue Enquête, 6, 1998, p. 73-107, sous le titre « La
4 Nous reprenons le titre de son livre, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, Presses Universitaires de France,
1986.
54 | J. Assayag
(que certains disent « torturé jusqu’au maniérisme »). C’est là enfin qu’il s’imprègne des
énoncés passablement oraculaires, propres aux années soixante, sur les symboles, la
fonction symbolique et les systèmes culturels, ainsi que des idées concernant la
fabrique de la personne.
En 1970, il devient le premier (et le seul) anthropologue au prestigieux Institute for
Advanced Study à Princeton. L’influence de David M. Schneider y était forte à travers
ses élèves ou disciples nombreux ; celui-ci avait été son collègue à Chicago et défendait
comme lui l’« anthropologie symbolique », non pas comme sous-discipline mais en
tant que refonte du savoir de l’interprétation. Bien qu’enseignant fort peu et n’ayant
formé qu’un petit nombre d’étudiants (toutefois fort brillants), Geertz diffuse sa
réforme de l’entendement anthropologique dans le champ de l’anthropologie. Il le fait
avec un talent si convaincant que l’idée vient à quelques-uns d’importer ce modèle
herméneutique dans les autres disciplines où dominent les pratiques de l’interprétation
(notamment chez les historiens, comme Greg Denning, Nathalie Zemon Davis,
Robert Darton, Stephen Greenblatt ou Simon Schama, toujours plus intéressés par la
culture, le drame et les rituels [en s’inspirant également de l’anthropologue de Chicago
Victor Tuner], par les moyens de la « description dense », de la réflexivité et une
sensibilité accrue aux question de « performances »).
Dans l’intervalle, Geertz a publié des monographies importantes sur des sujets
apparemment aussi différents que le développement agricole et l’économie duale, la
dimension symbolique de l’écologie environnementale, la parenté et l’étude des
teknonymes, la complexité des formes religieuses (islam, hindouisme, bouddhisme) et
des systèmes culturels, les rituels et la construction de la personne, l’art et l’histoire
sociale de l’imagination morale, la magie des institutions et l’imaginaire de l’État, le
pouvoir et la pompe, les comportements politiques et la modernisation, le
nationalisme dans ses formes primordiales ou sa dimension comparative, les usages de
la diversité et le multiculturalisme, l’écriture ethnographique dans ses relations à la
fiction et la topologie. Mais, à chaque fois, ce fut dans le but d’explorer des « formes
de vie », c’est-à-dire « les complexes de circonstances naturelles et culturelles qui sont
présupposées dans toute compréhension singulière du monde ».
5Cf. « La religion comme système culturel », in Bradbury, R.E. et alii, 1972, Essais d’anthropologie religieuse, Paris,
Gallimard, p. 19-66.
6 Cf. 1992, Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, [1968], Paris, Éditions La Découverte.
Clifford Geertz ou l’anthropologie interprétative souveraine | 57
Écriture, réflexivité
Du constat que l’ethnographie se confond avec l’activité scripturaire et que
l’anthropologie est par-dessus tout une forme d’écriture, Geertz en déduit que son
objectivité proclamée, sur la base d’une autorité fondée sur l’expérience du terrain,
résulte in fine de l’emploi (plus ou moins) savant d’instruments rhétoriques
produisant « effet de réel » : « moi, l’ethnologue, j’y étais ». Le genre ethnographique,
comme tous les genres littéraires, est un artefact plutôt que l’attestation brute d’un
donné factuel7. L’anthropologue s’apparente à l’écrivain, presque aussi désarmé que
lui, s’il n’avait l’expérience « terre à terre» de l’enquête prolongée in situ pour
comprendre le sens d’une culture à Bali, au Maroc ou aux États-Unis, en Indonésie ou
à Paris.
Si la discipline est ainsi construite, elle doit s’ouvrir à la discussion et à la contestation,
voire autoriser la stratégie de l’interprète qui en dé- ou re-construit les procédés
d’accréditation, questionnant ici son autorité, là son charme, là-bas son utilisation.
Cette focalisation sur les modalités du pacte narratif de l’écrivain, tant avec son
« objet » qu’avec son lecteur, a reçu le qualificatif de « politique de l’écriture ». Il s’agit
d’un type de réflexion qui explore les puissantes hégémonies politiques et
professionnelles, largement non reconnues, qui se glissent dans les descriptions de
l’ethnologue, celles qui affleurent dans son épistémologie ou ses jugements, outre le
combat (habituellement caché) qu’il mène dans son bureau et au sein du milieu
académique.
Cette « politique de l’écriture » a joué un grand rôle aux États-Unis, sous l’appellation
du retour à la « réflexivité », en s’appliquant notamment au droit de « parler pour
autrui », à la question des « lieux du discours », du problème de l’ « Orientalisme » ou
de l’étude des catégories de genre (gender studies) ou de la race (racial studies), à la fois
dans la critique littéraire, les études ethniques, la relecture du colonialisme et la ré-
interprétation de la dépendance entre « centre(s) » et « périphérie(s) », par des
chercheurs se revendiquant « post- » (modernistes, coloniaux, orientalistes, etc.) ou de
ceux qui relèvent de ce vaste champ d’exploration que sont les médias (media studies) et
les cultures (cultural studies).
La manière singulière de penser et d’écrire de Geertz, et sa focalisation sur le langage
et la crise de la représentation, en a fait un précurseur et un contemporain du
« tournant linguistique » mais également de l’annonce triomphante du déclin de toutes
les méta-narrations - lesdits « grands récits » - par les post-modernes des années 1980.
Non sans rouerie, Geertz a pourtant expliqué que ce relativisme culturel généralisé, ce
sous-produit du spleen anthropologique enclin à la déploration, a été davantage
alimenté par ses opposants que par ceux qui étaient accusés d’être ses adhérents. En
réalité, l’anti-relativisme est le symptôme d’une nostalgie pré-ethnographique, « une
tentative de poser la pomme de la diversité humaine sur l’arbre de la rationalité des
Lumières » (historiques). Qui pourrait nier que le désir de rester chez-soi, à cause de
7 Cf. C. Geertz, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Éditions Métailié, 1992.
58 | J. Assayag
Analogue, apologue
La démarche pointilliste et feuilletée de Geertz, savamment mesurée, mobilise parfois
l’ironie afin de minorer l’importance de la discipline anthropologique (comparée au
droit, à la physique, à la musique ou à la comptabilité). Elle ne répugne pas à
l’autodérision, mais sans toutefois démonétiser l’entreprise qui vise à la connaissance
d’autrui, c’est-à-dire à l’effort pour rendre intelligible l’orientation des « autres » dans la
toile des significations (mais en se tenant au plus loin du ressentiment sarcastique
envers l’expérience de « terrain » moquée à peu de frais par Nigel Barley, alors même
que Geertz admet volontiers que « l’anthropologie est un sport dangereux »).
Certes, le chef-d’œuvre dramatique sur « le combat des coqs balinais », décrivant la
structure cognitive, la vision du monde, la conception de la personne, et le « style »
moral, esthétique et affectif d’une culture, a été moult fois réfuté par les spécialistes du
domaine. Et lui-même avait souligné qu’il observait le combat de coq tandis que
200 000 indonésiens communistes étaient massacrés par l’armée de Mohammad
Suharto, ce militaire sanguinaire. Nombres d’anthropologues ont effectivement
montré que les gens ne suivent pas simplement un programme culturel en
construisant leur personnae. Si donc Geertz s’est beaucoup trompé, comme on l’a
souvent noté, on remarquera cependant qu’on continue de le lire — et avec quel
« plaisir du texte » —, alors que ses détracteurs seront bientôt (ou sont déjà) oubliés.
En dépit de la réification de la notion de « culture », qui dérive manifestement du
paradigme romantique de la société comme organisme spirituel, et du fait qu’on puisse
préférer le petit « canapé » du buffet mondain (ou thin description) au « casse-croûte »
(ou thick description), les descriptions, la mise en contexte, les interprétations et les
comparaisons de Geertz restent aussi suggestives que fascinantes.
De fait, la question de la scientificité de la discipline n’a jamais embarrassé outre
mesure Clifford Geertz. Il a toujours été persuadé que la compréhension de la vie
sociale n’entraînait aucune marche vers un point oméga, que ce soit la « Vérité », la
« Réalité », l’« Être », ou le « Monde », sinon le plaisir de faire et de défaire les faits et
les idées. De là l’impossibilité et la vanité fréquemment avouées de définir aussi bien
l’anthropologie que le travail de « terrain » de l’ethnologue. Sauf à recourir là encore à
cette figure qu’il affectionne entre toutes : celle de l’analogie — als ob. D’autant qu’à la
faveur du souvenir d’un vieux film de Red Skelton, un plumitif spécialisé dans les
aventures pour enfants, elle lui sert d’apologue moquant l’anthropologue au travail. Ce
film montrait Skelton lui-même en train d’arpenter et de parler à son dictaphone :
8 C’est le titre d’un article célèbre, « Anti Anti-Relativism », initialement publié en 1983 et repris dans son dernier livre
Available Lights. Anthropological Reflections on Philosophical Topics. Princeton New Jersey, Princeton University Press, 2000,
chap. 3.
Clifford Geertz ou l’anthropologie interprétative souveraine | 59
« “Wonder Boy était réfugié dans sa tente. Des Indiens l’encerclaient. La prairie était
en feu. Il n’avait plus de balles. Ses vivres étaient épuisées. La nuit tombait. Comment
Wonder Boy sortira-t-il de sa tente ? Fin du chapitre 22” … Suivait une pause
pendant laquelle Skelton rassemblait ses pensées. Puis : “Chapitre 23. Après que
Wonder Boy fut sorti de sa tente...” »9.
Bibliographie
Geertz, Clifford, 1972, « La religion comme système culturel », in Bradbury, R.E. et alii, Essais
d’anthropologie religieuse, Paris, Gallimard, p. 19-66.
1983, “Anti Anti-Relativism”, in Geertz, C., 2000, Available Lights. Anthropological Reflections on
Philosophical Topics, Princeton New Jersey, Princeton University Press.
1983, Bali. Interprétation d’une culture, [1972], Paris, Gallimard.
1986, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, [1983], Paris, Presses Universitaires de France.
1992, Ici et là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Éditions Métailié.
1992, Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, [1968], Paris, Éditions La
Découverte.
1995, After the Fact. Two Countries, Four Decades, One Anthropologist, Cambridge, Massachussettts,
Harvard University Press.
1998, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », [1973], Enquête,
n° 6, p. 73-107.
Francine SAILLANT
Département d’anthropologie, CÉLAT, Université Laval, Québec, Canada
1 C. Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books, 1983
2 C. Geertz, Savoir local Savoir global, Paris, PUF, 1986.
3 Voir entre autres les critiques parues à l’époque de la publication du livre et après : P. Shankman, et coll., 1984, « The
Thick and the Thin: On the Interpretive Theoretical Program of Clifford Geertz [and Comments and Reply] », Current
Anthropology, vol. XXV, n° 3, p. 261-280 ; W. Adams, “Review: Politics and the Archeology of Meaning. A Review
Essay”, The Western Political Quarterly, vol. XXXIX, n° 3, 1986, p. 548-563 ; M.A., Schneider, “Culture-as-Text in the
Work of Clifford Geertz”, Theory and Society, vol. XVI, n° 6, 1987, p. 809-839 ; A. Biersack, “Local Knowledge, Local
History: Geertz and Beyond”, in L. Hunt (dir.) The New Cultural History, 1989, p. 72-96 ; J. Goody, “Local Knowledge
and Knowledge of Locality: The Desirability of Frames”, Yale Journal of Criticism, vol. V, n° 2, 1992, p. 137-147 ; J.
Arditi, “Geertz, Kuhn and the Idea of a Cultural Paradigm”, The British Journal of Sociology, vol. VL, n° 4, 1994, p. 597-
617.
4 N. Lazarus, Penser le post-colonial. Une introduction critique. Paris. Amsterdam, 2006 ; M.-C., Smouts, La situation post-
exclusivement en tant que savoir « des autres » lequel, quoiqu’il soit structurellement
organisé à partir d’universaux, ne saurait être universel… car seule la science
(occidentale) l’est. Le savoir de l’autre existe mais il est, comme dans la tradition
structuraliste anglo-saxonne6, ensemble constitué de significations implicites à
décrypter. Les porteurs de savoirs sont dans ce contexte les porteurs de traditions.
Geertz7, à la différence de Lévi-Strauss, et dans un contexte intellectuel fort différent
généralement qualifié de post-structuraliste, tente d’expliciter la méthodologie
anthropologique qui consisterait à décrypter les formes et expressions du point de vue
local, du native point of view ; non seulement depuis sa perspective il s’agit de s’ouvrir à
la raison des autres mais aussi de tenter de comprendre le monde à partir de son point
de vue, le point de vue local, singulier, celui d’une culture située et non représentée. Ce
point de vue local, singulier, présent dans les significations et les symboles en
circulation dans des sociétés particulières et vivant dans des circonstances spécifiques
et au présent est le focus de l’anthropologie geertzienne. L’anthropologue se fait
l’herméneuticien des cultures ; il demeure le maître de la traduction, celui par qui
passent les signes du savoir, comme cela se fit avec Lévi-Strauss le mythologue. Geertz
abandonne cependant toute velléité universaliste et classificatoire pour adopter une
perspective interprétativiste et (con)textuelle du sens. La tâche de l’anthropologue-
herméneute devient celle de l’analyste de la culture comme si cette dernière était un
texte, avec l’ensemble des possibilités de significations qu’il recèle, ensemble
convergeant autour de propositions sur le monde local retrouvées dans l’espace public.
Le savoir de l’autre n’est pas cantonné à une forme spécifique de pensée, par exemple
la pensée symbolique, il est élargi à la pensée de tous les jours ou au sens commun. La
coupure se fait moins entre le soi et l’autre, qu’avec le singulier et l’universel, quoique
Geertz finisse tardivement par considérer que la pensée universelle ne soit qu’une
utopie, ce que Lévi-Strauss n’a jamais tout à fait abandonné. La technique de
l’herméneutique culturelle donne à l’anthropologue une supériorité sur le savoir de
l’autre car c’est malgré tout du haut d’un savoir supposé décrypter un autre savoir que
naît ce savoir enchâssé dans une culture et traduit par l’anthropologue, en récit
ethnographique puis en théorie. Les porteurs de savoirs sont autant objets du savoir
anthropologique que dans le cas du structuralisme.
6V. W. Turner, The Forest of Symbols. Aspects of Ndembu Ritual, Ithaca, N.Y., Cornell University Press, 1967 ; M.
Douglas, De la souillure : essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, [1966], F. Maspero, 1981.
7 C. Geertz, Local Knowledge: Further Essays in Interpretive Anthropology, op. cit.
66 | F. Saillant
1999 ; H. Bhabha, The Location of Culture, New York, Routledge, 1994 ; W. Mignolo, Local Histories/Global Designs:
Coloniality, Subaltern Knowledges and Border Thinking, Princeton, Princeton University Press, 1999.
12 M. Kilani, Introduction à l’anthropologie, Paris, Payot, 1992.
13 C. Geertz, Works and Lives: the Anthropologist as Author, Stanford, Stanford University Press, 1988.
14 B. Latour, op. cit.
15 C. Ghasarian (Ed.), De l’ethnographie à l’anthropologie réflexive, Paris, Armand Colin, 2002.
16 G.S. Canella, Y.S.Lincoln, “Claiming a Critical Public Social Science—Reconceptualizing and Redeploying
19 J.L. Amselle, L’Occident décroché. Enquête sur les post-colonialismes, Paris, Stock, 2008.
20 F. Laplantine, F. et Saillant, F., « Globalisation, terrain et théorie. L’anthropologie retraversée », Parcours
anthropologiques, n° 5, 2007, p. 21-28 ; D. Lamoureux, « Les mouvements sociaux, vecteurs de l’inclusion politique », in
S. Gervais, D. Karmis, D. Lamoureux, D., Du tricoté serré au métissé serré. La culture publique commune au Québec en débats,
Québec, PUL, 2008, pp. 207-226 ; E. Renault Le mépris social, Paris, Éditions du passant, 2004.
21 Le post-colonialisme comme théorie prend origine dans les études littéraires. Il n’existe pas à proprement parler au
moment où nous écrivons ces lignes une anthropologie post-coloniale. Le numéro de la revue l’Homme publiée en 2000
sur le post-colonialisme consistait en majorité en des traductions d’auteurs venus de la littérature et de l’histoire.
Une critique postcoloniale du savoir local | 69
monothéistes22, et refléter le problème plus général de la hiérarchie des savoirs sur les
lieux même des périphéries, là ou se vivent les enjeux de la pensée qui n’atteint pas le
centre et des lieux des hégémonies. Il doit aussi poser cette question difficile :
pourquoi le savoir universel ne se construit-il jamais à partir de la périphérie ?
Le clash post-moderne et post-colonial, malgré les irritants qu’il a produit en
particulier jusqu’à tout récemment en France n’est pas la fin du savoir anthropologique
mais le début de ce que l’on pourrait appeler une anthropologie politique des savoirs.
L’anthropologie a trop longtemps défini le champ des savoirs dans le domaine des
savoir-faire liés à des traditions (par exemple la culture matérielle), dans celui des
systèmes symboliques (les mythes), ou encore dans celui des formes de la vie ordinaire
(à la Geertz), sans oublier d’autres traditions comme celle de l’anthropologie cognitive.
Il a largement hérité d’une vision des savoirs abordés comme homogènes à l’intérieur
d’un même ensemble socio-culturel (découlant d’une définition homogénéisante de la
culture, dans la tradition du holisme américain) et d’une autre vision, celle-là
différentialiste, faite de distinctions fortes entre les cultures du « nous » et du « eux »,
du Nord et du Sud23. Il a ainsi négligé le problème des hégémonies, des asymétries et
des marges.
22 Le courant théorique du post-colonialisme est, il faut le dire, animé par des intellectuels du Moyen-Orient, de l’Inde,
de l’Amérique latine, intellectuels migrants et dont la pensée est le produit du mélange des traditions intellectuelles
locales et de celles des universités américaines et anglaises. Ils font partie incontestablement d’une élite de migrants
capables de mobilité et maîtrisant largement les codes de la pensée occidentale, pouvant se déplacer d’un espace à
l’autre, d’un régime de langage à un autre. Ex.: Walter Mignolo est latino-américain et est installé aux ÉU. Edward Said
est Palestinien et a vécu aux ÉU. Gayatri Chakravorty Spivak est indienne et installée aux ÉU.
23 Soit ce problème du grand partage évoqué par Latour, op. cit.
24 A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2002.
70 | F. Saillant
plus intégrée au récit national, située au cœur des centres académiques nationaux et
au-delà.
est au cœur des pratiques d’auto et d’alter-reconnaissance. Il est certain aussi que des
anthropologues contribuent et contribuèrent à des formes de reconnaissance, comme
par exemple le statut de rémanent du quilombo37. La communauté anthropologique
est toutefois largement divisée sur la place des Afro-Brésiliens dans certaines sphères
de la société brésilienne en tant que groupe distinctif compte tenu des métissages qui
l’ont caractérisée. Pour plusieurs, la distinction d’un groupe comme celui des Afro-
Brésiliens contribuerait à la racialisation et l’ethnicisation de la société. En d’autres
lieux, on identifierait cette réserve à la crainte des communautarismes.
En effet, le Brésil est un pays qui se définit par la composition plurielle de sa société.
Depuis les années 1930, il vit sous l’idéologie de la démocratie raciale, idéologie
diffusée par Gilberto Freyre38 et de plus en plus contestée par certaines composantes
constitutives de la Nation dont sont au premier titre les Afro-Brésiliens39. L’idéologie,
aussi récit de la Nation, consiste à considérer que le Brésil est composé de trois
apports civilisationnels liés aux réalités migratoires et coloniales du pays. Le Brésil
réunirait les apports amérindiens, africains et européens et le sujet brésilien serait ce
sujet métissé composé et sans cesse recomposé par ces apports humains et culturels
historiques. Le Brésil serait un exemple de cohabitation heureuse et harmonieuse de
ces différences et apports. Le sujet brésilien serait ce sujet intrinsèquement pluriel et
unifié. Le Brésil a fait de sa pluralité, à différents moments de son histoire, un trait
intrinsèque et définitoire de son identité, insérée à son mythe d’origine en tant que
récit national. Le Brésil a intériorisé, voire avalisé sa multiplicité. Avec ceci de
particulier que les groupes porteurs d’une différence spécifique, par exemple les Afro-
Brésiliens, peuvent ne pas se reconnaître complètement dans ce récit national qui
enchante l’histoire coloniale, euphémise la violence fondatrice et évacue la pluralité
non pas des origines mais des récits de la Nation. Donc des savoirs que recèlent ces
récits.
Pour les Afro-Brésiliens, qui revendiquent une place différente au sein de la Nation
que celle d’être un apport civilisationnel et une composante de la pluralité, sans nier
toutefois la réalité du pluralisme, le Brésil se serait plutôt construit sur la base d’une
exploitation éhontée de ses minorités, notamment le groupe des anciens esclaves (5
millions entre le XVIe et le XIXe siècle), dont il a largement bénéficié. Les leaders
intellectuels du mouvement Noir, professeurs, chercheurs, détenteurs de diplômes
d’études supérieures, membres de centres de recherches spécialisés dans les études
afro-brésiliennes, et les nombreux militants de longue date, contestent cette
mythologie du métissage et de la démocratie raciale, contestation qui donne lieu à une
production intellectuelle impressionnante et à des savoirs qui servent d’appui aux
revendications de droits et de citoyenneté des Noirs et Métis. Au sein des milieux
académiques les plus réputés, cette production serait peu crédible sur le plan
37 Territoire occupé par les esclaves en fuite ou affranchis. Cf. J.-F. Veran, 2003, L’esclavage en héritage, Paris Karthala.
38 G. Freyre, Casa-Grande & Senzala, [1933], Rio de Janeiro, Editora Record, 1998.
39F. Saillant, A.L. Araujo, « Zumbi : mort, mémoire et résistance », Frontières, vol. XIX, n° 1, 2006, p. 37-43 ; F.
Saillant, A.L. Araujo, « L’esclavage au Brésil. Le travail du mouvement noir », Ethnologie française, vol. XXXVII, n° 3,
2007, p. 457-467.
Une critique postcoloniale du savoir local | 73
40 P. Fry, Y. Maggie, M. Maio, S. Monteiro, Ricardo Santos, V., Divisões Perigosas: Políticas Raciais no Brasil Contemporâneo,
Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2007 ; P. Fry, A Persistência da Raça: ensaios antropológicos sobre o Brasil e a África
Austral, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira, 2005.
41Je voudrais ici remercier les professeurs Jacques D’Adesky (Université Candido Mendes) et Munanga Kabengele
(USP) avec qui des échanges fructueux m’ont permis de préciser ma pensée autour de la problématique brésilienne.
42 F. Saillant, A.L, Araujo, 2007, op. cit.
43 J. Harrison, R. Darnell, Historicising Canadian Anthropology, Vancouver, UBC Press, 2006.
44N. Dyck, “Canadian Anthropology and the Ethnography of `Indian Administration'”, in Harrison, J. Et Darnell, R.,
Historicising Canadian Anthropology, Vancouver, UBC Press, 2006, pp. 78-92.
45 C. Buchanan, “Canadian Anthropology and Ideas of Aboriginal Emendation”, in Harrison, J. et Darnell, R.,
aînés. Selon la volonté des aînés du Nunavut, ces savoirs seront ainsi plus facilement transmissibles dans un contexte
de changement accéléré des modes de vie de cette population.
50 E. Plaice, “A Comparative History of Cultural Rights in South Africa and Canada”, in Harrison, J. et Darnell, R.,
mondialisation », Socio-Anthropologie, n° 14, 2004, [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2005,
Une critique postcoloniale du savoir local | 75
différences, la Nation, la citoyenneté », in S. Vibert (Ed), Pluralismes et démocratie, Montréal, Québec Amériques, 2007,
pp. 395-415.
54 J. Bauer, Les minorités au Québec, Montréal, Boréal, 1994.
76 | F. Saillant
Autochtones pour leurs terres et leurs cultures, appuyées doublement par le langage de
la Terre-Mère et celui du Droit, elles acceptent de reconsidérer l’image mais aussi le
savoir des sujets autochtones au sein du savoir académique. Elles dépassent le
nativisme et favorisent une réévaluation de l’idée même de savoir autochtone.
Les savoirs autochtones qui s’élaborent à partir du droit, de la science politique ou
d’autres disciplines, sont toutefois placés dans un ailleurs disciplinaire par rapport à
l’anthropologie : il n’y a pas au Canada comme il y a au Brésil avec les Noirs et Métis
une vie académique forte menée par les Autochtones, en particulier en milieu
francophone. L’anthropologie n’a pas su attirer de nombreux Autochtones dans son
giron55 : était-ce parce que les Autochtones engagés dans ces sillons ne
correspondaient plus à l’image qu’ils avaient contribué à construire et qu’on avait faite
d’eux au sein de la discipline anthropologique ? Était-ce parce que les Autochtones,
longtemps objets, ne pouvaient pas s’y sentir à l’aise ? Sans doute un peu de tout cela.
Conclusion
L’anthropologie des savoirs qui naît du post-colonialisme est une manière de chercher
à tenir compte de la différence, de la polyphonie, brisant ainsi l’homogénéité des
cultures représentées et ne faisant plus de l’anthropologue le seul auteur autorisé. Elle
amorce le mouvement de l’anthropologie politique des savoirs car elle conduit à
l’ébranlement du couple soi-eux, celui du grand partage. L’anthropologie post-
moderne a arrêté son mouvement au monde académique et n’a pas véritablement
atteint les groupes minorisés, par exemple en allant jusqu’à intégrer les savoirs même
de ces groupes en tant que producteurs et auteurs notamment les savoirs qui mettent
en cause l’hégémonie des récits nationaux, comme cela se ferait avec une
anthropologie post-coloniale pleinement assumée. C’est ici qu’une anthropologie
politique des savoirs devrait finir par advenir, et contribuer à redéfinir les relations
entre le centre et la périphérie. C’est ici que la prise en compte des savoirs des
minorisés, qui doivent sortir de la discipline pour être reconnus en tant que savoirs,
pourraient informer davantage en s’intégrant à une anthropologie des savoirs produits
à partir de la périphérie.
Les liens étroits que l’on peut identifier entre les récits nationaux et le savoir
anthropologique reconnu à l’échelle nationale et internationale à travers les construits
d’Autochtone et d’Afro-Brésilien est troublant, dans la mesure ou il renforce la
distinction nous-eux en plaçant les savoirs reconnus et authentiques du « eux » dans le
champ des différences et en plaçant les savoirs liés à la politisation des récits nationaux
et à la critique de l’hégémonie dans le champ du militantisme, rejetant alors hors de la
discipline ce qui se pense par certains intellectuels.
Dans les deux exemples qui précèdent, les Afro-Brésiliens et les Autochtones sont les
fleurons de l’anthropologie nationale périphérique par rapport aux centres de
production hégémonique de la pensée occidentale. Les études afro-brésiliennes et
55 Signalons toutefois que le pourcentage des Autochtones pouvant rejoindre l’université est très bas, pourcentage
variant entre 1% et 2% de la population autochtone selon les provinces canadiennes (Rodon 2008).
Une critique postcoloniale du savoir local | 77
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80 | F. Saillant
.
LES « INDIGENES » CONNAISSENT-
ILS LEURS « TEXTES » ? UNE
CRITIQUE DE LA NOTION DE
TEXTE CHEZ GEERTZ
Lionel OBADIA
Université Lyon 2
l'herméneutique qui traite conjointement de la question du symbolisme et de l'action sociale (la « raison pratique »), il
ne manque pas de référer à l'Interprétation des cultures de Geertz pour souligner le lien entre action, codes et systèmes de
symboles, cf. Du texte à l'action. Essais d'herméneutique II, Paris : Le Seuil, 1986, p. 244.
16 Comme chez Arlene Akko Terada « Is culture to Us what Text is to Anthropology ? », The German Quarterly, 62 (2),
18 G. Lévi « Les dangers du geertzisme » », Labyrinthe, 8 | 2001, [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2005. URL :
http://labyrinthe.revues.org/index830.html.
19 P. Ricoeur, op. cit.
20 V.Descombes, La confusion des langues, Enquête, n° 6, 1998, pp. 35-54.
21 C. Geertz, The Interpretation of Culture, op. cit.
22 C Geertz, Savoir Local, savoir global, les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986.
86 | L. Obadia
23 En particulier : J. Assayag, G. Tarabout, (Eds.), La Possession en Asie du Sud : parole, corps, territoire. Paris, Éditions de
l'E.H.E.S.S., 1999.
24 J. I. Cabezon, R. R. Jackson (Eds), Tibetan Literature: Studies in Genre, Ithaca, Snow Lion Publications, 1995.
25 E. Said, L'orientalisme L'Orient créé par l'Occident, Paris, Le Seuil, 1980.
Une critique de la notion de texte | 87
théologiques qui les définissent comme tels, là où le bouddhisme fait aussi et surtout
office de référent ethnique.
Une femme sherpa : « nous, nous sommes bouddhistes (hamiharu Bauddha)».
Ethnographe : « dis m’en un peu plus ».
La femme sherpa : « c’est comme ça. Nous croyons dans le dieu Bouddha
(Lord Bauddha). Les hindous (hindu) ont une autre religion (dharma), d’autres
dieux, les leurs, qui ne sont pas les nôtres. Les étrangers (videshi) ont aussi leurs
dieux. Ou n’en ont pas ».
Ethnographe : « et tu fais quoi, en tant que bouddhiste ? ».
La femme sherpa : « on va aux fêtes, aux rituels ».
Ethnographe : « tu étudies aussi ? tu connais les prières ? »
La femme sherpa : « non. Seulement à l’école (i-school), les mathématiques et
l’anglais. Ce sont les moines (lama) qui étudient les textes. Les prières, je les
connais parce que ma mère me les chantaient : elle les a apprises aux rituels ».
La vie sociale ordinaire (hospitalité, échanges économiques, production agricole,
alimentation, protocoles de présentation et d’interaction…) est pourtant émaillée de
traces ou d’indices qui signalent la présence en filigrane des valeurs bouddhiques :
tolérance, solidarité, végétarisme, etc.30 Mais mes informateurs sont-ils vraiment
bouddhistes et selon quelle textualité puis_je les inscrire? par référence à un corpus
doctrinal ? La situation est bien plus complexe sur le plan empirique. Ce n’est pas le
loisir ou la liberté de l’ethnologue que d’assigner tel ou tel symbole à un registre
particulier (ce qui relèverait d’un arbitraire) mais bien l’existence d’un corps de
spécialistes, inscrits dans des institutions de pouvoir (l’ordre monastique) qui pose et
impose à l’analyse une frontière sociale entre les détenteurs légitime de l’autorité et de
la connaissance religieuse, et un monde laïc qui s’en approprie les thèmes, dogmes,
symboles et certaines pratiques pour les traduire à leur manière. Les variations du
rapport à une connaissance (orthodoxe) de la religion et de ses symboles s’explique
ainsi en termes politiques – j’y reviendrai.
Trop souvent encore, l’analyse (notamment lorsqu’elle confine au plan du religieux)
répond à ces écarts de connaissance par des expédients commodes : illettrisme des
villageois, incompétence des laïcs, éventuellement hérésie si la distance entre le
discours et la norme orthodoxe se fait trop saillante, ou encore déperdition de la
connaissance religieuse, une catégorie d’analyse d’ailleurs problématique, par trop
religiocentrée. Geertz nous rappelle, à l’occasion de « La religion comme système
culturel »31 que la religion est en définitive une variante de la culture, et qu’elle possède
des mêmes fonctions de synthétisation d’un ethos que partageraient collectivement les
« indigènes ».
30 En particulier S. Ortner, Sherpas through their rituals, Cambridge : Cambridge University Press, 1978.
31 Ibidem.
90 | L. Obadia
Les « indigènes », dont Geertz nous rappelait qu’il fallait « apprendre par-dessus leur
épaule » sont-ils alors des « idiots culturels » (pour emprunter, sous une forme dérivée,
l’expression à Garfinkel) ? Sont-ils idiots car, dans une première version, ils seraient
entièrement dépendants de leurs référents culturels et religieux normatifs, et
littéralement « baignés » de culture et de spiritualité ce qui ferait de tout Tibétain un
bouddhiste fervent et fin connaisseur des textes sacrés, de même que tout Indien
serait un hindou convaincu ? L’ethnographie de l’Asie, et notamment du sous-
continent indien fourmille de contre-exemples : à la variété des manières d’être
bouddhiste ou hindou, qui rend chaque adepte lettré dépositaire d’une partie du
corpus et des pratiques religieux seulement (mais jamais de la totalité) s’ajoute la
perplexité, voire de franche incrédulité, comme l’a montré Robert Deliège, chez des
villageois Indiens du Tamil Nadou, dont aucun ne croyait à la réincarnation, et qui
raillaient du même coup le caractère très improbable d’une théorie qui était seulement
celle des prêtres32. Sont-ils d’une autre manière « idiots » parce qu’ils seraient atrophiés
de leur bagage culturel et religieux ? La définition oppositionnelle et clairement
identitaire de l’appartenance religieuse, ethnicisée plus que théologisée, au détriment
des contenus scholastiques, telle qu’énoncée par notre interlocutrice sherpa est
signifiante pour cette dernière,, dans un contexte de démarcation ethno-
confessionnelle : elle fait sens et symbole (ethnique et non plus culturel)
indépendamment d'un registre religieux officiel.
En fait, il faut ici injecter une dimension à l’analyse de Geertz que celui-ci a développé
par ailleurs : celui de la plasticité des « textes ». Geertz n’est ni déterministe, ni
misérabiliste. Les « textes » sont des « cadres » (frames) toujours pluriels, souvent
contradictoires, d’où l’idée que cet ensemble de texte s’avère bien plus une « confusion
des langues », un espace traversé de significations en tension. On saisit bien toute la
fertilité d’une telle approche : à l’objectivisme du sujet manipulé par des symboles
collectifs s’oppose l’herméneutique du sujet les manipulant33. Certes, comme
Descombes l’a remarqué, il y a tout de même chez Geertz la volonté de rapatrier la
diversité vers une totalisation du « discours social », qui procède d’un même « cadre »
mais s’exprime en plusieurs « langues » (c’est-à-dire, traduit des vues différentes mais
sur un même monde). Certains ethnographes, comme Stacey Leigh Pigg, font
résolument le choix de voir dans l’ « hétéroglossie » des discours indigènes (et partant,
leur pluri-textualité) la marque d’une transculturation, c’est-à-dire, de saisir les cadres
culturels comme malléables, ouverts et réceptifs aux influences extérieures qui les
remodèlent en partie. Mais l’emprunt ou l’influence culturels n’expliquent pas tout.
C’est du côté de deux auteurs, radicalement opposés aux vues de Geertz dans leurs
conceptions de l’anthropologie, que l’on trouve des explications supplémentaires et
alternatives à la question de la pluralité des vues culturelles ou religieuses internes à
une société. Pour Talal Asad34, c’est la dimension politique de l’activité symbolique qui
32 R. Deliège, « Les hindous croient-ils en la réincarnation ? », L'Année sociologique, 2000, vol. 50, no1, pp. 217-234.
33 G. Levi, op.cit.
34 T. Asad, , « Anthropological Conceptions of Religions: Reflections on Geertz » Man, 1983, 18, p.237-259, et
Genealogies of Religion : Discipline and Reasons of Power in Christianity and Islam, Baltimore, Johns Hopkins University Press,
1993
Une critique de la notion de texte | 91
manque aux vues de Geertz sur la culture (à partir de la religion). Les symboles qui
font sens ne sont en effet jamais mis librement à disposition des acteurs mais
subordonnés à des appareils de pouvoir (les institutions) qui les produisent, diffusent,
et les manipulent. L’accès, partiel ou plus large, à une connaissance religieuse est donc
subordonnée à des enjeux qui dépassent l’acteur mais dont il est le siège : la
modulation de son expérience par certains symboles garantissant ou non sa fidélité, on
comprend mieux le contrôle social (direct ou indirect) qui s’exerce sur ces derniers.
Avant qu’il ne convertisse entièrement ses perspectives au cognitivisme, Pascal Boyer35
avait pour sa part mis l’accent sur la sociologie sous-jacente à la distribution
différenciée des symboles et de la construction de signification à partir d’eux : ce sont
les positions sociales des acteurs qui configurent assez manifestement leur rapport aux
symboles et leur confère ou pas une autorité de parole – donc le rapport aux « textes »
officiels, qui est doublement bordé par des paramètres politiques et sociologiques, et
non pas seulement sémiotique.
Certes, on trouve chez Geertz des pistes pour élucider cette complexité interns aux
systèmes symboliques : lorsqu’il distingue, par exemple sur le terrain marocain, entre
un système de signification explicites (les dogmes de l’islam) et implicites (les règles de
l’hospitalité)36. Mais il rabat l’analyse encore une fois sur les symboles eux-mêmes, au
détriment des aspects sociaux et politiques de leur variation d’extension et de sens –
sauf à considérer le « scripturalisme » (une forme de normalisation textualiste des
cadres de référence culturels) comme un précipité historique de la religion modulée
par des forces politiques. Une clef d’intelligibilité aurait pu être empruntée à Edward
Sapir, l’un des pionniers du culturalisme américain, qui croit voir dans toute culture
des formes exotériques (intelligibles) et ésotériques (obscures)37. Mais, comme le
rappelle Sherry Ortner38, Geertz reste fidèle à une conception « supra-organique » de
la culture (encore inspirée d’un grand ancien, Alfred Kroeber) transcendant le social et
les individus. Ce qui fait dire à Walter Gulick que « la culture [selon geertz] se lit en fait
comme un traité anonyme ». Au final, alors que Geertz défend une conception
anthropologique de la culture (la culture « partagée ») contre une conception
sociologique restrictive (la « haute » culture) ouvrant au dialogue et à la rencontre
interculturelle39, l’élitisme, la différenciation, la violence sociale faite au symbolisme
s’invitent fermement dans ses analyses.
Si l’on veut enfin rendre le texte dans l’ethnographie (plus que le texte de
l’ethnographie) à son contexte effectif, il y a d’abord nécessité à étendre socialement la
notion d’herméneutique, pour mieux la redistribuer aux dits « indigènes » : et de
penser leur manière de penser leur culture – et si la distance aux textes officiels et
légitimes, ou leur méconnaissance pure est simple se fonde comme réalité, pourquoi
35 P. Boyer, « Tradition et Vérité », L’Homme, XXVI (1-2), juin 1986, pp. 309-329.
36 Observer l'islam, op. cit.
37 E. Sapir, Anthropologie, Paris : Editions de Minuit, 1967.
38 S. Ortner, “Obituaries: Clifford Geertz (1926–2006).” American Anthropologist, 109 (4), 2007.pp. 786–89..
39 Louée par les didacticiens, comme Paoli Puccini, “Le « grand tour » de la traduction. Pour un parcours
interdisciplinaire et interculturel “, Etudes de linguistique appliquée , 2006, no 141, pp. 23-32.
92 | L. Obadia
l’occulter ? Comment, ensuite, les indigènes construisent-ils leurs textes, voire leurs
ethnographies – ce qu’un James Clifford aura tenté d’introduire dans le travail
d’écriture en formulant l’idée de texte polyphonique40 ?
Conclusion
Sur la base de ces quelques remarques, certes, largement incomplètes, il est temps de
récapituler et de conclure. Les contributions de la critique littéraire à l’anthropologie,
toute fertiles qu’elles soient, confinent à la transposition sous la forme (modélisée) au
pire, de la métaphore, au mieux de l’analogie, de la critique littéraire et de la
philosophie du langage en anthropologie. Certes, les tournants linguistique et littéraire
n'ont pas apporté que des bienfaits la discipline, et si quantité d'anthropologues se
revendiquent de la généalogie des Writing Cultures et de la critique de l'anthropologie
(ou de l'anthropologie comme Cultural Critique) qui s'en est suivie, Susan Trencher
rappelle que la « crise de la représentation » en anthropologie qui a marqué les années
1980 (autour de J.Clifford, G. Marcus, ou M. Fischer) procédait à la fois d'un conflit de
génération au sein des académies nord-américaines, et d'une représentation particulière
de l'entreprise anthropologique43.
L'un des produits fructueux qui est sorti de cette fécondation entre texte et culture est
sans doute l’épaisseur donnée à la description par Geertz. Elle rappelle que les
sens des petits et des grands événements de l’existence humaine est loin d’être
consigné dans de « grands textes ». Que si texte il y a, celui-ci est élaboré à partir de la
trame de la vie ordinaire, et non à partir des corpus officiels : il n’y a pas non plus une
co-extensivité donnée mais à construire du texte (indigène) et du sens. Mais si les
sujets individuels sont suspendus à des « réseaux de signification »44 sans doute fallait-il
agrémenter l’analyse de l’étude de réseaux sociaux et à une sociologie des postures
d’énonciation ou d’écriture, à une ethnographie du rapport (politique) entre mémoire,
tradition et pouvoir. L’obligation faite à l’anthropologie de céder au détour textuel ou
en textualité peut (devrait ?) donc s’achever dans un retour sur ethnographie : celui de
la restitution des autres dimensions (politique, sociologique, matérielle,
économique…) du texte comme objet ethnographique et non plus comme seul projet
d’intelligibilité ethnologique des cultures. Et s’il fallait ajouter à cela une ultime
extension du champ de l’ethnologie, ce sont les milieux intellectuels qu’elle devrait
toucher, milieux qui construisent, à travers leurs propres textes, des « modèles de » la
réalité culturelle (en termes geertziens). Il est grand temps, sans doute, que, dans une
démarche moins réflexive qu’ethnographique, l’ethnologie se saisisse de la question de
la textualité sous une forme culturelle, plus qu’idéologique (post-coloniale) ou
épistémologique (déconstructiviste), c’est-à-dire, de cette herméneutique comme d’un
« système culturel », après que le philosophe italien Gianni Vattimo l’ait qualifiée de
« koiné, de langue commune de notre culture occidentale, et pas seulement de la
culture philosophique »45 alors que Geertz nous rappelle – à raison – que nous
sommes aussi des indigènes suspendus à un « sens commun » qui a valeur, dans cette
perspective, de « système culturel »46.
43 S. Trencher « The Literay project and representations of anthropology », Anthropological Theory, 2 (2) 2002, pp. 211-
231.
44 C. Geertz, Interpretation of culture, op. cit.
45 G. Vattimo, Au delà de l’interprétation, Bruxelles, De Boeck, 1997, p. 9.
46 C. Geertz, Savoir local... op. cit..
COMMENT FILMER UN CLIN D'ŒIL ?
DE CLIFFORD GEERTZ
A JEAN BAZIN.
Christian LALLIER
Anthropologue-réalisateur1, ENS-LSH, EHESS, SCIENCES PO
Ce qui est vu ne rend pas compte exactement de ce qui est vécu. De même, enregistrer
dans la continuité le cours d’une action ne suffit pas à comprendre ce qui se joue entre
les acteurs. Un cours d’action, disent les ergonomes, se compose « d’une partie
observable et d’une partie racontable et commentable à tout instant »2. Selon cette
perspective, la description d’une activité pratique ne peut résulter de la seule
représentation visuelle du cours d’action, d’autant que « certains éléments de l’activité
(discours privé, jugements perceptifs, proprioceptifs et mnémoniques, sentiments,
engagement dans l’action, mise en œuvre de l’expérience passée) ne sont pas
observables mais sont, au moins en partie, dicibles à tout instant par les acteurs »3. En
conséquence, la description suppose l’interprétation d’une structure signifiante. Dès
lors, comment rendre compte du sens d’une action par l’observation filmée ? L’image
ne sera-t-elle jamais que la représentation de ce qui est visible, de telle sorte qu’elle
devra toujours faire l’objet d’un commentaire « ex-post » qui lui donnera le sens de
son interprétation ?
Cette interrogation sur le sens de l’action représentée met directement en question la
production du savoir par l’image et, plus particulièrement, par l’observation filmée. Un
texte de Clifford Geertz permet de ré-examiner de près les termes de cette
interrogation. En 1998, dans un numéro consacré à la description, la revue Enquête
publiait un texte de Geertz, intitulé « La description dense, vers une théorie
interprétative de la culture »4. Dans ce texte, l’auteur de Ici et là-bas développe la
posture ethnographique selon laquelle la situation observée doit s’interpréter comme
un texte. Pour Geertz, il s’agit de rechercher le sens des phénomènes comme autant de
messages à décrypter. « Pratiquer l’ethnographie c’est comme essayer de lire (au sens
1 Christian Lallier a réalisé plusieurs documentaires anthropologiques, dont « Changement à Gare du Nord », « Nioro-
du-Sahel, une ville sous tension, « Chambre d’hôtes dans le Sahel » et « L’argent de l’eau ». Ces trois derniers furent
diffusés sur ARTE.
2 C. Philippi, « Le cours d’action », in Vocabulaire de l’ergonomie, sous la direction de M. de Montmollin, Toulouse,
5 Ibid., p; 80]
6A. Mary, « De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation », in La description, Enquête, n°6,
Marseille, Editions Parenthèses, diffusion PUF, 1998, p.: 62.
7 C. Geertz, op. cit. p. 78.
8 Ididem
9 C. Geertz, op. cit. p. 80.
10 C. Geertz, op. cit. p.78.
De Clifford Geertz à Jean Bazin | 97
Le fait culturel
Cet usage figuratif de l’image s’apparente à l’emploi du mot culture, quand celui-ci
désigne un « pattern », un modèle reproductible de comportements et d’attitudes,
permettant d’interpréter l’action des individus en tant qu’ils appartiennent à tel
groupe social, identifié par ces apparentes distinctions. Lorsque l’image ne parvient
pas à faire sens par la description de ce que font les acteurs, alors elle représente un
monde qui nous est étranger… à l’instar de n’importe quel objet culturel qui évoque
un monde exotique. Or, quand la situation nous paraît étrange, nous ne pouvons nous
11 J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les éditions de minuit, 1998, p. 109]
12 C. Geertz, op. cit. p 76.
98 | C. Lallier
empêcher d’y chercher une énigme à déchiffrer. A cet égard, Jean Bazin précise que
« dans toute situation où les actions dont nous sommes témoins relèvent d’un monde
qui ne nous est pas familier (…), nous avons tendance à supposer que ce qui nous
manque n’est pas de savoir ce que les gens font (d’être en mesure de le décrire), mais
de comprendre le sens de ce qu’ils font. Nous assimilons ce qu’ils font, leurs
interactions, à un discours (ou à un « texte ») dont nous n’aurions pas la clef et dont
nous aurions à donner une " interprétation". Nous imaginons que si nous étions à leur
place, dans leur tête, pensant leurs propres idées, ce sens nous serait révélé. Mais si
nous étions à leur place, nous ne nous poserions pas cette question du sens : ce qu’ils
feraient irait de soi »13. Le commentaire de Jean Bazin, évoquant l’état de félicité de
l’ethnographe sur son « terrain » exotique, rappelle l’attitude du touriste. En voyage
d’agrément dans un pays lointain, nous regardons notre environnement comme si
nous étions dans un monde d’images : dans un monde, où se manifesteraient sous nos
yeux mille phénomènes visuels qu’il conviendrait d’interpréter. Mais, cette perception
relève d’un monde projeté hors de soi, comme sur une scène de théâtre. Cela ne
correspond pas aux conditions économiques, symboliques et sociales par lesquelles les
individus agissent et réagissent.
Le Dogon ne vit pas en tant qu’il est le Dogon décrit par Marcel Griaule, à moins qu’il
veuille se mettre en scène dans la représentation d’une altérité dont il serait l’objet ou
qu’il désire apparaître comme un autre, vis-à-vis des bambaras, par exemple. De
même, je ne vis pas à Paris selon La Vie parisienne d’Offenbach, ou selon tout autre
référence culturelle, à moins que j’aie envie d’affirmer une distinction identitaire vis-à-
vis des allemands bavarois ou des espagnols andalous, par exemple… Pour le dire
autrement, à chaque fois que je considère une pratique sociale comme un fait culturel,
alors effectivement je produis un phénomène visuel dont il me faut comprendre le
sens caché : du type, pourquoi les bavarois boivent de la bière, les andalous du Xérès
et les parisiens du vin ?
J’ai consacré un de mes films documentaire à cette production de la culture, en
décrivant un séjour de tourisme solidaire dans un village du Burkina Faso : Chambre
d’hôtes dans le Sahel14. L’une des séquences du film rend compte d’une promenade
matinale des touristes dans ce village : ces derniers parviennent à un puits où ils
rencontrent un groupe de femmes qui se chicanent entre elles en puisant de l’eau.
D’emblée, cette simple activité de travail journalier devient aux yeux des touristes une
« scène villageoise » qu’il convient d’interpréter comme un tableau : quel est le sens de
l’action de ces femmes ? S’agit-il d’un jeu ou d’une querelle ? Les touristes sont face à
la scène comme un ethnographe devant procéder à la description dense d’un
phénomène visuel :
Elle - Elles se bagarrent pour la ficelle et… la calebasse.
Lui - Bah, c’est normal
13 J. Bazin, « Questions de sens », in La description, Enquête n°6, Marseille, Ed. Parenthèses, diff. PUF, 1998, p.26.
Chambre d’Hôtes dans le Sahel, un film de Christian Lallier, co-production ARTE et Gédéon Programmes, diffusion sur
14
"interprétation" »16. Selon cette perspective, comprendre le sens du clin d’œil ne relève
pas d’une interprétation mais d’un apprentissage technique, de telle sorte qu’il
convient juste d’apprendre la méthode du clin d’œil, de même que l’on pourrait
s’initier aux règles du jeu de go ou de la belote. Dès lors, on ne pourra pas confondre
l’acte du clin d’œil avec l’imitation du clin d’œil, puisque dans le premier cas l’action
consiste à faire signe [d’une complicité, par exemple], et dans le second cas à faire
signe d’un signe : soit, une forme de jeu consistant à agir comme si on effectuait un
clin d’oeil.
Dans cette perspective, la distinction entre représentation et description, ne relève plus
de l’écart entre le phénomène visuel et les différentes formes d’interprétation que
l’ethnographe peut en faire ; la distinction relève ici de ce qui sépare la simple
représentation d’une action [un clin d’oeil] et l’interprétation que les acteurs eux-
mêmes peuvent faire de l’action. Il s’agit donc de distinguer la représentation de
l’action -soit, la simple scène du clin d’œil- avec la circonstance d’engagement.
Cette différence de point de vue entre représentation et description, entraîne une
conséquence radicale quant à la pratique de l’enquête ethnographique. En effet, Dans
son article, Geertz rappelle que « ce qui définit [l’ethnographie] c’est le genre d’effort
intellectuel qu’elle incarne : une incursion élaborée (…) dans la "description dense" »17.
Dans ce cas, cette incursion relève de l’examen des structures conceptuelles qui
fournissent le cadre interprétatif du phénomène observé. Jean Bazin soutien une autre
approche, ancrée dans une compréhension pragmatique des cadres d’interprétation
des acteurs eux-mêmes, en partant du principe suivant : « Comme faire de
l’ethnographie, ce n’est pas seulement observer ce que les humains font -ce serait les
prendre pour des souris-, mais comprendre le sens de ce qu’ils font, compte tenu d’un
univers de sens qui nous est radicalement étranger, les données ethnographiques ne
sauraient être que des représentations de représentations, des constructions de
constructions… »18. En d’autres termes, la « description dense » ne réside pas dans
l’épaisseur des interprétations possibles d’un même phénomène visuel, mais dans la
complexité des univers de sens qui sont à l’œuvre dans une situation sociale donnée.
Or, cette « description dense » ne peut s’atteindre que par une immersion sur le
« terrain ».
Qu’il s’agisse de décrire un clin d’œil ou une interaction sociale, il convient de
s’impliquer soi-même -en tant qu’ethnographe- dans la circonstance pour laquelle les
acteurs sont engagés. Et si l’ethnographie correspond à ce genre d’effort intellectuel
qui consiste à élaborer une incursion dans la description dense, pour reprendre les
propos de Geertz, alors en l’espèce la notion d’incursion est à prendre au sens
physique et pragmatique du terme. L’ethnographe, ou l’ethno-cinéaste, doit s’intégrer
dans la circonstance d’engagement, s’y faire accepter, de telle sorte qu’il soit reconnu
comme un acteur de la situation sociale observée, non pas comme un participant
ratifié par les échanges mais comme un observateur, un observateur-filmant.
16 Ibidem, p.20.
17 C. Geertz, op. cit. p.76.
18 J. Bazin, op. cit. p.17.
De Clifford Geertz à Jean Bazin | 101
Dès lors, l’ethnographe pourra rendre compte de ce qui se joue entre les personnes et
aura tôt fait de savoir si telle personne fait un clin d’œil, ou effectue une parodie de
clin d’œil pour amuser un ami ou pour tromper un tiers, ou si encore elle est atteinte
d’une pathologie du clignement intempestif de l’œil. En conclusion, pour décrire une
action selon l’interprétation que peuvent en faire les acteurs eux-mêmes, il convient de
s’impliquer soi-même dans la circonstance d’engagement, de telle sorte que le sens de
l’action représentée dans le documentaire résultera de la capacité de l’ethno-cinéaste à
filmer ce qui se passe en tant qu’il perçoit ce qui se joue entre les personnes.
Le rapport filmant-filmé
Pour accéder à cet état de perception, l’ethno-cinéaste doit établir avec les personnes
filmées une relation paradoxale, selon laquelle la mise en visibilité de la caméra permet
de faire comme si elle n’était pas là. Autrement dit, l’intégration de la caméra dans la
situation sociale observée résulte d’une dénégation de la part des personnes filmées :
ces dernières savent bien qu’elles sont enregistrées, mais quand même … elles font
comme si l’observateur-filmant n’était pas présent. De même, le cinéaste agit comme
si on ne le voyait pas : il sait bien qu’il ne passe pas inaperçu avec sa caméra et son
micro au bout d’une perche, mais quand même… il agit comme si sa présence n’était
pas incongrue. Or, cette dénégation est possible précisément parce que l’ethno-
cinéaste avec sa caméra se représente vis-à-vis des personnes filmées comme un
technicien absorbé par son tâche d’opérateur : le documentariste apparaît comme une
personne affairée à une action qui est radicalement extérieure -exogène- à la situation
en cours, si bien qu’il est reconnu comme « neutre », au sens où il ne constitue ni une
menace, ni une ressource pour la circonstance d’engagement. Les personnes filmées
peuvent ainsi agir comme si la caméra n’existait pas, tant qu’elles estiment que celui qui
les filme ne peut intervenir dans leur action. Le documentariste se manifeste comme le
tout-autre, telle la figure de l’étranger ou du marginal, à partir duquel un ensemble de
personnes se reconnaissent comme les membres d’une totalité sociale partagée. Il
équivaut au tiers-exclu : c’est-à-dire, celui qui est inclut au sein d’un groupe, en tant
qu’il contribue au sentiment d’appartenance d’un « entre-soi » pour les membres
légitimes de ce groupe.
Dans le cadre social de cet échange singulier avec les filmés, l’ethno-cinéaste -ou
l’observateur-filmant- n’est plus tout-à-fait lui-même [il n’existe plus vraiment comme
celui qui filme puisque sa présence est déniée] et il n’est pas non plus un membre à
part entière du groupe observé [puisqu’il est considéré comme un exclu-inclu]. Il se
situe, alors, dans un espace potentiel, entre soi et l’autre : dans une aire d’expérience
entre jeu et réalité ; une zone tierce, intermédiaire, entre la situation filmique
proprement dite [la circonstance de tournage] et la situation filmée [la circonstance
d’engagement des personnes filmées]. On désignera cette zone tierce comme étant la
situation filmante, pouvant d’apparenter à un « espace potentiel » selon le terme de
Donald Winnicott.
Dans cette perspective, l’observateur-filmant perçoit la situation qu’il observe comme
une expérience culturelle : au sens où il considère les pratiques sociales de ses
102 | C. Lallier
19 F. Laplantine, Leçons de cinéma pour notre époque, Paris, Ed. Téraèdre, 2007, p.74.
De Clifford Geertz à Jean Bazin | 103
Biographie
BAZIN Jean, « Questions de sens », in La description, Enquête n°6, Marseille, Ed. Parenthèses, diff. PUF,
1998a, p. 13-34.
FILIPPI Geneviève, « Le cours d’action », in Vocabulaire de l’ergonomie, sous la direction de Maurice de
Montmollin, Toulouse, Editions Octarès, 1995.
GEERTZ Clifford, « La description dense, vers une théorie interprétative de la culture », traduction
André Mary, in La description, Enquête n°6, Marseille, Ed. Parenthèses, diff. PUF, 1998b,
p.73-105.
GOODY Jack, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Paris, Les éditions de minuit, coll. Le
sens commun, 1998.
LAPLANTINE François, Leçons de cinéma pour notre époque, Paris, Ed. Téraèdre, 2007.
MARY André, 1998, « De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation », in La
description, Enquête, n°6, Marseille, Editions Parenthèses, diffusion PUF, p. 57-72.
DE LA LONGANIMITE DE
L’ANTHROPOLOGUE
(OCCIDENTAL). REFLEXIONS SUR
LES BONNES CONDUITES A
L’EGARD DES INFORMATEURS
Hassan RACHIK
Anthropologue, Université Hassan II, Casablanca
Suite à John Dewey, Geertz soutient l’idée que penser est un acte social et en tant que
tel il peut être moralement jugé. Tout penseur est moralement responsable de ses
actes. Le métier d’anthropologue, notamment durant son travail de terrain, implique
des questions éthiques qui ne sont guère posées par/pour les autres disciplines des
sciences sociales. Sa vie professionnelle et sa vie tout court se confondent sur le
terrain1. Cependant, la dimension éthique de l’anthropologie déborde la rencontre de
face à face avec les groupes sociaux étudiés. En schématisant, on peut dire que toute
rencontre ethnographique implique deux moments et deux espaces de négociation, sur
le terrain (là bas) et au bureau (ici). Sur le terrain, l’anthropologue engage des relations
sociales avec ses interlocuteurs, relations qui sont en grande partie liées à son métier. Il
recourt à des assistants, des informateurs, des guides, des serviteurs, etc. En vivant
avec les gens, il est appelé à les rémunérer, à les photographier, à enregistrer leurs
paroles etc. Et toutes ces actions sont orientées par des règles éthiques qui ne sont pas
toujours claires. Par exemple, qu’est ce qu’une rémunération juste ? Doit-on ou non
aider les gens étudiés et si oui comment? Peut-on mener clandestinement des
recherches ? Dans un second temps, la mise en texte de l’expérience du terrain
implique un autre type de négociation en rapport avec la neutralité ou l’engagement de
l’auteur, le dilemme de la signature, la place réservée dans le texte à l’auteur et à ses
interlocuteurs, la nature du public ciblé, etc. Il est inutile de préciser que pour plusieurs
questions, la localisation (ici et là bas) n’est pas pertinente. Par exemple, est ce que le
chercheur doit juger ou non les cultures étudiées? Est-ce qu’il doit se contenter
d’analyser les problèmes et de présenter des diagnostics ou au contraire donner des
avis, proposer des remèdes, des solutions aux problèmes analysés2.
1 C.Geertz, “Thinking as a Moral Act : Ethical dimensions of Anthropological Fieldwork in the New States”. in
Available Lights Anthropological Reflections on Philosophical Topics, Princeton University Press, 2000, p. 21-23.
2 Ibid., p. 22-29.
106 | H. Rachik
Quel que soit le lieu, il y a des actes que l’anthropologue doit accomplir et d’autres à
éviter. Il peut s’inspirer de principes éthiques tels que le respect des gens et de leurs
cultures, l’égalité entre les cultures, etc. Respecter les gens étudiés reviendrait à les
traiter comme des fins en soi et non comme des moyens, les considérer comme
autonomes et capables d’avoir leur propre point de vue. Mais ces principes généraux
ne sont que des guides vagues. Vouloir être respectueux des cultures est un acte de foi
qui est difficilement traduisible sur le terrain. Le recours à la fixation de règles précises
et à la casuistique est certes utile pour l’action et le débat éthiques, mais ne résout que
partiellement le problème3. La position du problème dépasse la bonne volonté de
l’anthropologue, sa bonne connaissance des devoirs du métier, sa grande expérience.
Sur le terrain, il est un acteur parmi d’autres, agissant dans le cadre d’une situation
sociale et d’un environnement culturel qu’il ne peut totalement maîtriser. À cet égard,
l’apport de Geertz à la question éthique est d’avoir insisté sur le contenu social de la
rencontre ethnographique.
ne fut pas construite en un seul jour. Il avoue qu’il se sent éthiquement désarmé
devant une telle situation qu’il qualifie d’ironique et de moralement asymétrique4.
Geertz donne un exemple qui illustre cette asymétrie morale. Lorsqu’il était à Java, son
meilleur informateur était un commis qui avait l’ambition de devenir un écrivain. Un
incident vint brouiller les bonnes relations entre l’anthropologue et son informateur.
Celui-ci empruntait et gardait pendant longtemps la machine à écrire de Geertz. Un
jour, il envoya son petit frère pour l’emprunter de nouveau. Geertz lui écrit une note
indiquant qu’il en a besoin. La réaction de l’informateur ne tarda pas, il riposta par une
note qui, ne faisant aucune mention du refus de Geertz, indiqua qu’il ne pouvait se
rendre à leur rendez-vous pris pour le lendemain. Un peu plus tard, il fit savoir à
Geertz qu’il avait beaucoup de travail et qu’il ne pouvait plus collaborer avec lui. En
dépit des efforts de Geertz de réparer l’incident, allant jusqu’à se reprocher de s’être
comporté comme un âne, la relation fut rompue. Geertz trouva un autre informateur
qui travaillait à l’hôpital et qui, selon lui, était plus intéressé par ses médicaments que
par sa machine à écrire. La relation entre l’anthropologue et son informateur est
caractérisée par une tension morale et par une ambiguïté éthique. L’informateur se
conduisait comme un collègue et un pair de Geertz. La relation ne peut durer qu’en
maintenant cette fiction. Lui prêter la machine à écrire était une manière de le
reconnaître comme écrivain. La lui refuser peut être interprété comme un déni du
statut d’écrivain auquel il aspire5.
Je pense que Geertz met l’accent sur l’aspect exceptionnel de la relation. L’informateur
n’est pas toujours un écrivain. Ce qui est commun à cette histoire et à d’autres
similaires c’est que l’informateur se croit avoir le droit de tout demander à l’étranger
qui a le devoir de tout satisfaire. Que veut dire, dans une telle situation, le respect de
l’informateur ? Continuer à lui prêter sa machine à écrire ou la lui refuser comme il
aurait fait avec n’importe quel concitoyen américain se conduisant de façon similaire.
Partant de cet exemple, on perçoit bien le dilemme de la situation. Maintenir la
relation avec l’informateur en se pliant à ses exigences même lorsqu’elles affectent
négativement le travail de terrain ou les refuser et prendre le risque de mettre fin à
toute collaboration. Aucune des solutions n’est satisfaisante. Cependant, Geertz était
prêt à sacrifier sa machine en vue de maintenir la collaboration avec son informateur.
Je sens ici une culpabilité exagérée chez Geertz et chez d’autres anthropologues qui
travaillent sur des « cultures étrangères ». On dirait que la longanimité est fatalement
inscrite dans leur expérience de terrain. Même devant un informateur capricieux,
Geertz était prêt à céder. On peut interpréter autrement cette attitude. C’est une
preuve de pragmatisme : mieux vaut perdre une machine à écrire qu’un informateur.
La réussite du travail de terrain repose davantage sur les hommes que sur une
machine. Si cette interprétation est pertinente, alors la longanimité serait fonctionnelle
et le terrain peut s’accommoder de quelques écarts éthiques. L’informateur peut, selon
le code éthique de l’anthropologue, mal agir – ce qui justifie le refus initial de Geertz –
mais les mauvaises actions des informateurs sont acceptables si elles ne nuisent pas
trop au bon déroulement du travail du terrain – ce qui explique le fait que Geertz ait
regretté son refus.
On peut approcher autrement la situation analysée par Geertz. Le fait que dans une
relation les gens aient des attentes et des intérêts différents voire divergents est banal.
Une relation normale n’est pas forcément celle où les partenaires partagent les mêmes
intérêts, les mêmes attentes, etc. De ce point de vue, le fait que l’anthropologue et
l’informateur poursuivent des objectifs différents ne conduit pas nécessairement à
l’asymétrie morale. Celle-ci est plutôt due à un type de relation engageant un étranger
et un indigène. Pour qu’il y ait asymétrie morale, il faut que les partenaires suspendent
leurs éthiques respectives : l’informateur croit ne pas être tenu par l’éthique de son
groupe lorsqu’il a affaire à des étrangers et l’anthropologue croit élaborer et appliquer
une éthique spécifique au terrain qui serait fondée sur la longanimité, le renoncement,
les concessions etc. Geertz aurait pu être convaincu par le fait d’appliquer « l’éthique
américaine » qui ne serait pas ici différente de celle du groupe étudié, il aurait pu croire
que refuser les caprices de son informateur est une bonne conduite, et qu’il n’est pas
responsable des conséquences fâcheuse de sa bonne conduite. L’issue du processus
serait le même : rupture d’une relation et engagement d’une autre.
La voiture de Rabinow
Les cas où des informateurs cherchent à profiter des anthropologues seraient en soi
banals. À quoi d’autres peut-on s’attendre de gens démunis à qui la chance a envoyé
un anthropologue supposé être riche et capable de rendre toute sorte de service ?
Dans une région rurale où les voitures sont très rares, Paul Rabinow était contraint de
jouer le chauffeur de taxi. Sa voiture est un personnage crucial dans le récit qu’il fait de
son expérience de terrain au Maroc. Face aux demandes répétitives des villageois, il
leur proposa un accord sur des jours où il pouvait les transporter en ville. Un bel
exemple d’une éthique de compromis qui a vite échoué. Les villageois commencèrent
à prétexter de fausses urgences. Pour plusieurs raisons Rabinow ne pouvait pas
refuser, la plus importante est qu’il ne pouvait être sûr de la duperie des gens. L’une
des femmes qu’il a transportée décéda à l’hôpital. Ne pouvant trouver un compromis
ni supporter le harcèlement de la population, Rabinow se résigna à se débarrasser de la
maudite voiture6.
Comme dans le cas de Geertz, on a l’impression que l’anthropologue doit toujours
acquiescer, être toujours souriant, de bonne humeur ; il n’aurait droit ni de refuser, ni
de se mettre en colère, ni de plaisanter, ni de ridiculiser ses informateurs. Les rares fois
où des refus sont rapportés, ils sont présentés comme dramatiques (Geertz) ou
comme des actes mitigés. Rabinow raconte les péripéties d’un voyage à Marrakech
avec Ibrahim, son enseignant d’arabe. Pour ne pas payer, celui-ci prétendit qu’il « avait
malheureusement oublié de prendre sur lui assez d’argent pour régler sa chambre.
C’était l’une des premières fois que je me trouvais directement confronté à l’Autre.
6 P. Rabinow, Un ethnologue au Maroc, Réflexions sur une enquête de terrain, Préface de P. Bourdieu, traduit de l’anglais par
Ibrahim capitula et sortit son portefeuille »7. Rabinow refusa, mais il s’agissait d’un
refus mitigé. Non seulement il hésita mais s’il avait suffisamment d’argent il aurait
succombé à la mauvaise foi manifeste de son compagnon. D’après ce récit et d’autres,
on dirait que tout le monde pense que rien n’appartient à l’anthropologue et que tout
ce qu’il possède doit être partagé : machine à écrire, voiture, argent... Mieux encore,
l’anthropologue se sent et se présente comme la chose de l’informateur : « Malgré les
conflits, il [informateur Ali] savait que plus il me rendait service, plus j’en viendrai à
dépendre de lui, plus je m’acquitterai de retour et plus je serai son ethnologue. Le
moyen de limiter et de contrôler cet instinct de possession chez les informateurs,
devait se révéler un problème majeur durant tout mon travail de terrain »8.
Le problème ne réside pas dans le diagnostic de la situation qui est pertinent mais dans
la réaction de l’anthropologue à une telle situation : pourquoi accepter d’être la chose
de l’informateur? Dans une situation ainsi pensée et vécue, tout acte simple prend une
ampleur démesurée. Rabinow défie son informateur et ami, qui descend de la voiture
pour manifester son mécontentement, en le laissant faire à pied 10 kilomètres. Là
aussi, Rabinow aurait pu être convaincu de son acte mettant un terme aux caprices de
son informateur. Au contraire, il l’interprète comme « une grave erreur
professionnelle. Parce que un informateur est censé avoir toujours raison ». Il
commente un peu plus loin : « Et si l’informateur a toujours raison, il s’ensuit que
l’ethnologue est une sorte de non-personne ou plus exactement une personae dans
toute l’acception du terme »9. Autre exemple plus éloquent du « devoir professionnel »
de l’effacement de l’anthropologue devant son informateur : « Au cours du mariage,
Ali avait entrepris de me mettre à l’épreuve, un peu comme ont coutume de faire les
Marocains entre eux pour apprécier à leur juste mesure la force ou la faiblesse de
l’autre. Il me tâtait, me sondait. J’essayais d’éviter de réagir à la manière des Marocains
– qui contre attaquent en s’affirmant –, proposant vainement, en lieu et en place de
mon moi, ma persona de l’ethnologue qui endure tout avec longanimité. Ali n’en
continuait pas moins à interpréter mon comportement en ses termes à lui : il me
voyait comme un être faible, prêt à céder chaque fois qu’il poussait sa pointe. Et le
cycle se poursuivait : il tentait toujours d’aller un peu plus loin, d’affirmer sa position
dominante, et de donner à voir ma soumission et mon manque de caractère »10.
L’anthropologue étranger constitue une ressource de revenu, de prestige, de services
etc., dans un milieu économiquement démuni. Ceci est compréhensible et
l’anthropologue n’a aucune prise sur cette situation. Toutefois je comprends mal
pourquoi accepter l’idée de longanimité, de l’effacement de l’anthropologue devant ses
interlocuteurs, etc. Je comprends mal pourquoi un refus simple devient une erreur
professionnelle, pourquoi ne pas réagir aux Marocains comme on le ferait avec des
Américains. Je pense qu’il il y a une double surévaluation du rôle actif de l’informateur
qui peut tout faire et du rôle passif de l’anthropologue qui doit tout encaisser.
7 Ibid. p. 38-40.
8 Ibid. p. 74, 85,100, 143.
9 Ibid. p. 52.
10 Ibid. p. 53-54.
110 | H. Rachik
11 C. Geertz, After the Fact Two Countries Four Decades One Anthropologist, Cambridge, London, Harvard University Press,
15 H. Rachik, « Anthropologie et antipathie », in « Etudes anthropologiques sur le Maghreb », dossier coordonné par
16 P. Rabinow, Un ethnologue au Maroc, Réflexions sur une enquête de terrain, Préface de P. Bourdieu, traduit de l’anglais par
T. Jolas, Hachette, 1988 ; Id., Reflections on Fieldwork in Morocco, University of California Press, Berkeley and Los
Angeles, 1977, pp. 12-13, 46-47, 107-108 ; R. Rosaldo, Culture and Truth, The Remaking of Social Analysis, Beacon Press,
Boston, 1993 [1989], pp. 25-67.
17 P. Rabinow, 1988, op. cit., pp. 73-74, 89-93.
S. Tyler, “Post-Modern Ethnography: From Document of the Occult to Occult Document”, in J. Clifford, G.
18
Marcus, Writing Culture, The Poetics and Politics of Ethnography, University of California Press, 1986, p. 128.
114 | H. Rachik
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20 K. Dwyer, Moroccan Dialogues, John Hopkins University Press, Baltimore, 2003, p. xvi-xvii.
116 | H. Rachik
SYMBOLISME ET DEFINITION DE LA
RELIGION SELON C. C. GEERTZ
Camille TAROT
CEREV, Université de Caen
1 C. Geertz, « La religion comme système culturel », [1966], Essais d'antropologie religieuse, Gallimard, Les Essais, 1972,
p. 19-66, p. 20.
120 | C. Tarot
2 C. Geertz, C., Bali. Interprétation d'une culture, Paris, Gallimard, 1983, p. 110.
3 Ibid., p. 111.
4 Ibid., p. 112.
5 Ibid., p. 105.
6 Ibid., p. 210.
7 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 25.
8 Ibid., p. 24.
9 Ibid., p. 21.
10 C Geertz, 1983, op. cit., p. 112.
11 Ibid., p. 118.
12D. Cefaï, « Le souk de Sefrou. Analyse culturelle d'une forme sociale », in C. Geertz, Le Souk de Sefrou. Sur l'économie
du bazar, Saint-Denis, Éd. Bouchene, 2003, p. 28.
13 C. Geertz, 1983, op. cit., p. 210.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 121
des textes demande encore à être exploitée systématiquement »14. Mais « la culture
d'un peuple est un ensemble de textes, qui sont eux-mêmes des ensembles, que
l'anthropologie s'efforce de lire par dessus l'épaule de ceux à qui ils appartiennent en
propre »15. Cette conception, inspirée de Ricœur , souligne non seulement que la
culture est faite de plusieurs niveaux de sens qui appellent autant de déchiffrages qu'un
texte de lectures, mais qu'elle garde « une portée transsituationnelle qui reste
indissoluble dans la démultiplication des actions situées »16.
La problématique du symbole offre maints avantages. Elle jette un pont entre la
culture et l'individu. Car « toute expérience est une expérience construite et les formes
symboliques aux termes desquels elle est construite – en liaison avec une grande
variété d'autres facteurs allant de la géométrie des cellules de la rétine aux stades
endogènes de la maturation psychologique – déterminent son tissu intrinsèque »17. Elle
fait voir comment l'individuel et le collectif, le subjectif et l'objectif se tissent dans la
même étoffe. Elle change notre compréhension du lien de la pensée des individus et
des groupes, lisible dans les échanges de symboles « qu'il s'agisse de rituels et d'outils,
d'idoles gravées et de points d'eau, de gestes, de marques, d'images et de sons auxquels
les hommes ont conféré un sens », ce qui « fait de l'étude de la culture une science
positive au même titre que les autres »18. On peut observer leurs productions au
double plan culturel et social et du dehors, comme des données. « La construction, la
compréhension et l'utilisation de formes symboliques sont des faits culturels et des
événements sociaux comme les autres ; ils sont aussi publics que le mariage et aussi
observables que l'agriculture »19. Et du dedans où le sens n'a souvent rien d'immédiat
ou d'explicité mais se voit à ses effets. C'est au travers de modèles culturels, de grappes
de symboles importants, que l'homme s'explique les événements de sa vie. L'étude de
la culture, c'est-à-dire de la totalité de tels modèles, est ainsi l'étude des mécanismes
dont se servent individus et groupes pour s'orienter dans un monde qui sans cela
demeurerait opaque20. L'analyse de la culture par les symboles peut espérer dépasser
les approches intuitives, littéraires et atteindre le niveau des systèmes21.
Les symboles matérialisent le sens, mais où se trouve ce sens dans les symboles ? Il y a
une réalité des symboles, sans qu'ils se confondent avec la réalité qu'ils désignent : faire
le plan d'une maison n'est pas encore la construire, lire un poème sur les enfants ne se
confond pas avec le fait d'en avoir ! Le sens du symbole n'est pas en lui mais dans le
référent22. Contre les pièges du « réalisme » symbolique et avec une prudence
nominaliste anglo-saxonne, Geertz s'en prend en note à l'erreur de Cassirer et autres
14 Ibidem.
15 Ibid., p. 215.
16 D. Cefaï, op. cit., p. 28.
17 C. Geertz, 1983, op. cit., p. 159.
18 Ibid., p. 112.
19 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 24.
20 C. Geertz, 1983, op. cit., p. 112.
21 Ibid., p. 113.
22 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 24.
122 | C. Tarot
23 Ibidem.
24 Ibid.,p. 25.
25 Ibid.,p. 24.
26 Ibid.,p. 25.
27 Ibidem.
28 Ibid.,p. 33.
29 C. Geertz, Observer l'islam, [1968], Paris, La Découverte, 1992, p. 114.
30 Ibidem.
31 C. Geertz, 1983, op. cit., p. 159.
32 Ibid,p. 33.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 123
dans l'apprentissage animal où ils agissent par causalité, stimulus ou mimésis, alors que
les modèles de y sont rares. « On pourrait même dire qu'ils n'existent, dans le règne
animal, que chez l'homme »33, car la perception de la congruence entre un modèle et la
réalité dont il est le symbole est « l'essence de la pensée humaine ». En tout cas, « la
permutabilité des modèles pour et des modèles de que rend possible la formulation
symbolique, représente la caractéristique particulière de notre mentalité »34. Que le
symbole soit un personnage mythologique, le crâne d'un chef de famille défunt
accroché à une poutre et surveillant les siens ou une voix du silence, les symboles
combinent une valeur expressive de la réalité du monde à la capacité de lui donner ou
imposer une forme. « C'est en fait ce double aspect qui différencie les vrais symboles
des autres sortes de formes signifiantes »35. Or on voit au mieux cette permutabilité
dans les symboles religieux. L'Indien des plaines qui cherche des visions, le fait parce
qu'il les croit vraies, elles lui font voir la réalité, et en même temps, elles lui donnent la
force, le courage, l'indépendance pour se hisser à la hauteur de cette réalité (modèle
pour). Telle est l'analyse culturelle. « Cette perspective ne relève ni de la méthode
instrospective ni du behaviorisme. C'est une approche sémantique. Elle prend pour
objet les modèles de signification collectivement définis dont les individus se servent
pour donner forme à leur expérience et consistance à leur action, les conceptions
matérialisées par les symboles et des groupes de symboles, la force qu'elles exercent
sur la vie publique et privée »36.
s'exprime dans les images et les métaphores que ses adeptes utilisent pour représenter
la réalité »41.
Cette approche permet une analyse à plusieurs niveaux. Une religion n'est d'abord
qu'un sous-système de sens dans la culture qui offre le système de sens englobant.
Mais avec la religion le sens est cru. Vecteurs du sens, les symboles religieux le sont
aussi de la foi42. Mais « d'où vient la foi ? »43. « Si l'on écarte les réponses théologiques,
on voit clairement que la foi vient de l'action sociale et psychologique des symboles
religieux »44, ou plutôt de plusieurs médiations symboliques, confrontées à divers
réalités, dont une est déclarée plus réelle que les autres. « Mais le but de l'étude
systématique de la religion est, ou du moins, devrait être, non seulement de décrire des
idées, des actions et des institutions, mais de déterminer comment au juste, par quel
biais, des idées, des actions ou des institutions particulières soutiennent, ne
soutiennent pas, voire inhibent la foi religieuse – c'est-à-dire l'attachement à une
certaine conception transtemporelle de la réalité »45. Croire, c'est donc tenir à un
symbole pour sa valeur de modèle de et de modèle pour. D'un côté, les religions
entendent dire ce qui est, elles « fournissent un cadre d'idées générales en fonction
desquelles on peut donner une forme signifiante à une très large série d'expériences »46
depuis l'individu jusqu'à l'ordre du monde. Une religion, comme système de sens, est
un fait cognitif de l'ordre cosmique.
Mais en même temps, « plus qu'une glose, ces croyances sont aussi un moule »47. Elles
ne servent pas qu'à interpréter les réalités car elles ne se distingueraient pas des
croyances philosophiques ou non religieuses, « elles les modèlent également »48. En
reprenant à Weber le concept d'ethos, il souligne fortement que les religions sont des
systèmes d'action. L'ethos d'un peuple se retrouve dans ses styles, ses arts, ses mœurs,
sa vision du monde. L'ethos conjoint le cognitif à la pratique. La correspondance
entre situation, vision du monde et mode de vie permet de mesurer la rationalité d'un
ethos, de ce style de vie, de cette façon dont un peuple fait les choses et aime qu'elles
soient faites49. Les symboles religieux qui opèrent à la jonction entre la vision du
monde et l'action sont donc au cœur de l'ethos. « Les symboles sacrés servent à
synthétiser l'ethos d'un peuple »50. Ainsi, la religion « met les actions humaines au
diapason d'un ordre cosmique présupposé dont elle projette les images sur le plan de
l'expérience humaine » (1972, 22). Ou encore : « Les modèles religieux présentent
41 Ibid., p. 17.
42 Ibidem.
43 Ibid., p. 114.
44 Ibidem.
45 Ibid., p. 16.
46 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 61.
47 Ibidem.
48 Ibidem.
49 Ibid., p. 22 ; C. Geertz, 1992, op. cit., p. 112.
50 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 22.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 125
donc un double aspect : ce sont des cadres de la perception, des écrans symboliques à
travers lesquels interpréter l'expérience, mais également des guides pour l'action »51.
La permutabilité caractéristique du symbole, entre ce qui est et ce qui doit être, se
retrouve donc active dans la religion « Le rôle des symboles religieux est donc de relier
ethos et vision du monde de telle façon qu'ils se confirment mutuellement... Pour les
croyants ce sont là deux domaines non seulement inséparables mais qui se font
miroir »52. Comme une sorte d'habitus, la permutabilité modèle les prédispositions de
l'homme religieux, elle leur donne chronicité et relative prévisibilité53. Geertz dégage
deux types majeurs de prédispositions à l'action : les sentiments et les motivations.
« Une motivation est une tendance persistante, une inclination chronique »54, ni acte,
ni comportement voulu, ni sentiment mais tendances à accomplir tel acte ou à avoir
telle sorte de sentiment. Un homme religieux c'est en partie, un « homme motivé par
la religion »55. Stimulé par « les symboles sacrés »56, il ressent certains sentiments de
révérence, de solennité, de piété etc. Les sentiments sont variables par essence, mais
« quand ils sont là, ils sont omniprésents »57. Les motivations sont vectorielles et
« durent plus ou moins longtemps, les sentiments ne font que resurgir »58. Les
motivations s'interprètent « en fonction de leur finalité et les sentiments en fonction
de leur origine »59. Le courage et l'ardeur des Navajo s'explique parce qu'ils croient que
la réalité opère mécaniquement et qu'on peut agir sur elle, mais leur peur s'explique par
leur sentiment que la réalité est à fois extrêmement puissante et terriblement
dangereuse60.
Mais le point du vue du sens et de l'action suffit-il à isoler le religieux dans sa
spécificité61 ? La religion est aussi une expérience et un vécu d'une certaine réalité.
Cette expérience est d'un côté celle du quotidien qu'il tient avec Schultz « pour la
réalité suprême dans l'expérience humaine : le monde de la vie quotidienne tels que les
hommes l'affrontent, y agissent et le vivent »62. Vécue comme sens et comme action, la
religion permet à l'homme de s'orienter dans le monde et la société. Mais d'un autre
côté, toutes les religions sont liées « à certaines images d'une réalité dernière »63 qui
fait autorité. Parlant de faits marocains, il généralise : « comme toutes les conceptions
religieuses, ces images portaient en elles leur propre justification ; à ceux qui y
64 Ibidem.
65 Ibid., p. 71.
66 C. Geertz, 1992, op. cit., p. 112.
67 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 32.
68 Ibid., p. 43.
69 C. Geertz, 1992, op. cit., p. 116.
70 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 33.
71 Ibid., p. 36.
72 Ibid., p. 37.
73 Ibidem.
74 Ibid., p. 39.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 127
capacité à guider notre vie de façon éthique75. C'est pourquoi, « l'angoisse causée par
les paradoxes insolubles de l'éthique et l'inquiétude provoquée par le sentiment d'une
inadéquation entre la conscience et l'expérience morales sont aussi vives dans les
religions prétendument primitives que dans les religions dites civilisées »76. La religion
répond au doute non en niant les événements inexpliqués qui font souffrir, mais en
niant qu'ils soient intolérables77, « et c'est en termes de symbolisme religieux,
symbolisme qui rattache la sphère de l'existence humaine à une sphère plus large dans
laquelle elle est censée se trouver qu'on pose tout à la fois cette affirmation et cette
négation »78. Comment cette négation de l'intolérable devient-elle crédible ?
Généralement l'anthropologie se défausse de ce problème de la croyance sur la
psychologie. La croyance religieuse ne repose pas sur une induction à partir de
l'expérience mais, au contraire, « de l'acceptation préalable d'une autorité qui
transforme cette expérience »79. Qu'on soit dans la tradition, dans l'expérience
mystique ou dans la personnalité charismatique, « en matière religieuse, on accepte le
critère de l'autorité avant la révélation conçue comme découlant de cette acceptation...
qui veut savoir doit d'abord croire »80.
La croyance est donc liée au désir de sens et à l'activité symbolique qui, de soi, sont
sans limites ; les religions affirment beaucoup de choses, parce qu'on « croit tout ce
qu'on peut croire et on croirait tout si on le pouvait »81. L'homme se croit capable de
tout penser82. Mais tous les individus ne sont pas aussi sensibles aux symboles sacrés
pour des raisons psychologiques83 ou des facteurs sociaux. Mais « l'incitation au
conformisme religieux est particulièrement vive dans les sociétés non industrielles...
Au Maroc et en Indonésie, les pressions sociales en ce sens restent très fortes »84,
même s'il s'y rencontre du scepticisme individuel, car le problème du sens est universel
et le conformisme produit d'abord des croyants, non des hypocrites85. « Quoi qu'il en
soit, aux facteurs psychologiques et sociologiques qui incitent les hommes à croire
s'ajoutent des facteurs culturels : ceux-ci ont pour origine le sentiment d'inadéquation
entre les notions du sens commun et la complexité de l'expérience. C'est ce constat,
que la vie déborde en permanence les catégories de la raison pratique, qui a été
désigné par Max Weber comme "le problème du sens" »86.
75 Ibid., p. 40.
76 Ibid., p. 41.
77 Ibid., p. 43.
78 Ibid., p. 44.
79 Ibid., p. 45.
80 Ibid., p. 46.
81 Ibid., p. 32.
82 Ibidem.
83 C. Geertz, 1992, op. cit., p. 115.
84 Ibidem.
85 Ibidem.
86 Ibidem.
128 | C. Tarot
Mais si, dans sa perspective sémantique, la religion est « une manière particulière
d'interpréter l'expérience et d'aborder le monde, par rapport à d'autres manières
possibles et d'en évaluer les conséquences au niveau du comportement »87, elle n'est
évidemment pas la seule. Comment distinguer la perspective religieuse de trois autres,
celle du sens commun, qui se contente simplement d'accepter le monde, par un
mobile pragmatique, celui d'agir sur le monde qui lui est donné ; celle de la science, qui
remet en doute ce donné, ce qui permet une observation désintéressée ; celle de
l'esthétique qui abandonne le réalisme naïf et l'intérêt pratique pour se concentrer sur
l'apparence et produire des quasi-objets. Face à ces trois instances, il apparaît un
scandale tenace de la religion : « La principale caractéristique des croyances religieuses,
par opposition à celles qui relèvent de l'idéologie, de la philosophie, de la science ou
du sens commun, est qu'on ne les considère pas comme résultant de l'expérience...
mais au contraire comme précédant l'expérience. Pour ceux qui adhèrent, les
croyances religieuses ne découlent pas d'une induction, elles sont paradigmatiques »88.
La perspective religieuse diffère de celle du sens commun en ce qu'elle va, au-delà des
réalités quotidiennes vers des réalités plus larges qui les corrigent et les complètent ; et
son souci déterminant n'est pas d'agir sur ces réalités plus vastes mais de les accepter,
de croire en elles. « Plutôt que détachement son mot d'ordre est engagement, et plutôt
qu'analyse relation »89. Il faut s'arrêter un peu aux rapports de la religion et du sens
commun. C'est un débat central dans la pensée ethnologique en général et dans celle
de Geertz, pour qui le conflit de Lévy-Bruhl et de Maninowski a valeur
paradigmatique, car il illustre deux conceptions incompatibles, deux visions du monde
religieux « radicalement différentes »90, et programmatique, car il semble que Geertz se
soit donné pour objectif de la dépasser91. Lévy-Brühl défendait l'idée du mysticisme
primitif indifférent à l'expérience et Malinowski, au contraire celle du pragmatisme.
L'enjeu était de savoir : « Quelles sont les différences entre une attitude de bon sens et
une attitude religieuse à l'égard du monde ? »92. Pour Geertz, Malinowski avait raison
de penser que la vie est quotidienne, mais tort d'oublier la dimension sémantique de la
culture en ramenant tout à des technologies93. Mais la religion pose problème en
sortant souvent du quotidien. « C'est cette façon de situer des actes proches dans des
contextes fondamentaux qui rend la religion, fréquemment tout au moins, si puissante
sur le plan social. Elle transforme, souvent radicalement, la totalité du paysage qui
s'offre au sens commun, de telle manière que les sentiments et les motivations que
suscitent la pratique religieuse paraissent eux-mêmes extrêmement pragmatiques et les
seuls qu'on puisse raisonnablement adopter, les choses étant ce qu'elles sont »94. Alors
que personne, même les saints, « ne peut vivre à tout instant dans le monde des
87 Ibid., p. 111.
88 Ibid., p. 113.
89 Ibid., p. 48.
90 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 57.
91 Il en reparle longuement in Geertz, C., 1992, 106 et suivant.
92 Ibid., p. 106.
93 Ibid., p. 108.
94 Ibid., p. 59.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 129
symboles religieux et la majorité des hommes y vivent seulement par moments »95. Car
il faut bien revenir au sens commun. « Ce mouvement d'allées et venues entre la
perspective religieuse et la perspective du sens commun représente un des faits
empiriques les plus évidents de la scène sociale mais, répétons-le, un des plus négligés
par les anthropologues, qui l'ont pourtant tous maintes fois constaté »96. Je ne puis
suivre dans le détail cette question du sens commun qui est fondamentale chez Geertz
et particulièrement dans Savoir local, savoir global (1986), dont c'est sans doute la
notion centrale. Sa définition fait problème. Seule importe ici la conséquence, « pour
l'analyse de la culture, cela signifie qu'il convient de prendre pour arrière-plan les idées
du sens commun, pour voir comment l'art, l'histoire, la philosophie, la science ou,
dans notre cas, la religion en sont issus, les dépassent et, – c'est du moins ce que l'on
affirme – les couronnent, les approfondissent »97.
Comment la religion sort-elle de ses conflits avec le monde de l'expérience et du sens
commun ? Par un moyen qui lui est spécifique, le rituel, ce « comportement
consacré »98. « Dans n'importe quelle population et pour l'immense majorité des
croyants, l'inscription dans un certain rapport ritualisé avec les symboles sacrés
constitue le principal mécanisme grâce auquel ils peuvent non seulement entrer en
contact avec une vision du monde, mais l'adopter effectivement, l'intérioriser comme
une part de leur personnalité »99. Il fait quitter un temps le monde du sens commun100
et il inscrit le monde dans une réalité plus large. Le rituel est le lieu et le moment où
s'opère la permutabilité des symboles. « Dans un rituel, le monde tel qu'il est vécu et
tel qu'il est imaginé, unis par la médiation d'un même ensemble de formes
symboliques, en viennent à se confondre »101. Les rituels religieux « impliquent cette
fusion symbolique d'un ethos et d'une vision du monde »102. Le rituel opère donc ce
qu'il signifie en transformant le devoir être en être et l'être en devoir être. « Dans ces
drames plastiques, les hommes acquièrent la foi en la représentant »103. Cette sorte de
théâtre efficace qu'est le rituel crée son autorité spécifique. « En suscitant un ensemble
de sentiments et de motivations, – un ethos – et en définissant une image de l'ordre
cosmique – une vision du monde – au moyen d'un ensemble unique de symboles, le
drame fait des deux aspects de la croyance religieuse, à savoir le modèle pour et le
modèle de, de simples transpositions l'un de l'autre »104. Ses effets sur la vie profane
passent par les canaux des symboles, des sentiments et des motivations105.
95 Ibid., p. 55.
96 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 57.
97 C. Geertz, 1992, op. cit., p. 109.
98 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 48.
99 C. Geertz, 1992, op. cit., p. 115.
100 C. Geertz, 1972, op. cit., p. 59.
101 Ibid., p. 48.
102 Ibid., p. 49.
103 Ibid., p. 50.
104 Ibid., p. 55.
105 Ibid., p. 56.
130 | C. Tarot
116 Ibidem.
117 Ibid., p. 222.
118 Ibid., p. 105.
119 Ibid., p. 28.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 133
autres niveaux offrent aussi des formes religieuses spécifiques et sont dotées de
temples. Il ne donne pas d'information sur le niveau 7, pour la relation au pouvoir
moderne, mais on en trouverait pour les anciennes monarchies si évidemment
sacralisées. Mais il parle longuement des expressions religieuses des autres formes de
« communalisation ». Il le dit explicitement pour le niveau 5, celui de la parenté qui se
donne un poids politique en constituant des dadia « grands groupes de descendance
patrilinéaire »120, qui ont leur temple ou pour le niveau 4. « La sorte d'inégalité sociale
que formule le système des titres statutaires n'est ni moral, ni économique, ni politique
non plus que le système d'étiquette qui le traduit – il est religieux. C'est dans la
réciprocité quotidienne le reflet de l'ordre divin sur lequel une telle interaction, qui de
ce point de vue est une forme de rituel, est supposée avoir été modelée »121. Ou
encore : « Selon la théorie balinaise tous les titres viennent des dieux. Héritage sacré,
chacun s'est transmis, pas toujours intact, de père en fils... Porter un titre, c'est
accepter, au moins implicitement, de remplir les normes divines d'action, au moins de
les approcher »122. Les titres « sont les images des relations sous-jacentes entre les
formes de la société humaine et le modèle divin que, de par la nature des choses, la
société traduit imparfaitement – de façon plus imparfaite en certains cas que
d'autres »123.
Mais il ne suffit pas que chaque groupe ait ses pratiques religieuses. Les Balinais
« cherchent ensuite à ajuster les relations entre ces groupes selon les termes d'un
système rituel hautement développé. Cette façon de faire les choses est sensible à
travers la société tout entière, depuis la parenté et l'organisation du village jusqu'au
culte rendu dans les temples et jusqu'à la structure étatique »124. Or « le système
d'ordre dans ce champ social par ailleurs plutôt particulariste est le système des
temples »125. Mais encore une fois pourquoi recourir à un système rituel ? La réponse
semble bien tautologique. « Il semblerait qu'une société consistant en une multiplicité
de groupes qui se recouvrent partiellement, chacun tendu vers un but distinct et
vraiment spécifique – modèle que j'ai appelé ailleurs un collectivisme pluraliste – ait
besoin d'une expression rituelle quelconque des composantes élémentaires de sa
structure afin de maintenir un niveau de précision conceptuelle suffisant pour
permettre à ses participants de se retrouver dans ses méandres »126. Il me semble donc
que la vue individualiste et intellectualiste de Geertz qui explique le rituel par son
pouvoir d'opérer la persuasion de l'individu par la permutabilité des symboles n'est pas
fausse, mais insuffisante pour expliquer l'extension balinaise du rituel à chaque groupe
et à leurs relations mutuelles. Si certains soient les effets psychologiques des rituels, on
ne peut en déduire leur fonction sociale.
Mais l'exemple le plus parlant, est celui du subak qui règle l'irrigation pour un petit
bassin ou un versant dépendant d'une même digue ou canal. « Le subak est à la fois
une entité technologique, marquée par la possession collective de la digue et du canal,
une unité physique, une étendue de terrasses avec des frontière définies, et une unité
sociale, un corps constitué fait de gens possédant des terres dans cette étendue
desservie par la digue et le canal. C'est aussi une unité religieuse »127. Il y a assez d'eau,
donc l'enjeu n'est pas son volume, mais le minutage et la coordination pour laquelle on
recourt « à un système rituel très élaboré ». « Le centre de ce système rituel est un culte
de la déesse du riz dont nous n'avons pas besoin de voir ici le contenu précis, qui est
conduit à tous les niveaux du subak depuis la terrasse individuelle à travers les sous-
sections variées du subak jusqu'au subak comme un tout. Aux niveaux supérieurs il y a
des temples spécifiques avec des prêtres qui leur sont assignés, des cérémonies
spéciales à des moments spéciaux, et des autels spécifiques, des dieux, des offrandes et
des prières. Ces cérémonies variées sont liées symboliquement aux travaux agricoles
d'une façon qui imprime à l'allure de ces travaux un rythme ferme et explicite » et ces
systèmes sont coordonnés entre eux. « Le culte comprend neuf étapes majeures
nommées. Ces étapes se suivent dans un ordre fixe à une allure généralement
déterminée par le rythme écologique intrinsèque de la croissance du riz une fois que la
première étape est commencée. Ce culte est uniforme pour toute la région et il se
répercute à tous les niveaux du système de la terrasse au surpasubak, c'est-à-dire que
les rituels concordants sont consuis à tous les niveaux. Les neuf étapes sont : 1)
l'ouverture de l'eau ; 2) l'ouverture des terrasses ; 3) la plantation ; 4) la purification de
l'eau ; 5) la nourriture des dieux avec de l'eau bénite et d'autres offrandes ; 6) le début
du bourgeonnement des tiges de riz (environ cent jours après la plantation) ; 7) le
"jaunissement" (c'est-à-dire l'approche de la maturité) ; 8) la moisson ; 9) le dépôt du
riz moissonné dans le grenier »128. Si Geertz nous montre que ce rituel est hautement
fonctionnel, il n'explique en rien pourquoi cette fonction revient à un rituel, c'est-à-
dire comme il le reconnaît lui-même à une pratique religieuse.
Geertz souligne le contraste dans la gestion de l'eau entre le Maroc et Bali. Dans l'aire
à trente kilomètres au Sud de Fez qu'il a étudiée, « le principe sous-jacent est la
propriété personnelle individuelle de l'eau »129. Au Maroc pas de « village d'eau », « pas
de décision prise en commun qui serait de nature d'utilité publique »130. « Il y a des
règles ; un très grand nombre de règles. Mais elles sont formulées en termes de droit
individuels, pas de nécessités collectives, à titre d'obligations contractuelles, non
civiques »131. Geertz affirme que la gestion de l'eau est réglée, mais sans jamais nous
dire comment et par qui, puisqu'il n'y a pas de structure politique qui s'en charge. « Et
là où les opinions diffèrent, ce qui se passe tout le temps, les gens simplement
discutent, parfois même en viennent aux coups. Ce qui contrôle le système est une loi
élaborée de la propriété »132. On ne saura pas comment cette loi s'est imposée et si la
religion y joue un rôle, même si on n'attend pas là une déesse du riz. « Même les
dimensions religieuses, dont je n'ai pas parlé dans le cas du Maroc, offrent le même
contraste (CT. avec Bali). Il n'y a au Maroc rien de comparable au culte du riz à Bali. Il
y des prières communes en période de sécheresse, certaines liaisons symboliques entre
des sources, des lieux sacrés, des jardins et le Paradis, trop insaisissables et
compliquées pour être décrites briévement, et un sens hautement développé, soutenu
religieusement (c'est-à-dire par l'islam) de la réalité objective du droit personnel
codifié »133. Le contraste est en effet évident entre la gestion collective de l'eau à Bali et
sa gestion plus privée au Maroc, mais il a caché à l'ethnologue la dimension religieuse
du problème même en contexte marocain, comme la comparaison le fait pressentir.
Dans une oasis du Sud-tunisien, où toute la vie dépend de la source et où les conflits
ne sont pas rares, on l'a mise sous la protection d'un saint fondateur du village et de
son charisme dont l'activité pacificatrice est continuée et actualisée par un groupe
maraboutique, présent dans le village et qui se réclame de son ascendance ». Depuis
longtemps l'anthropologie sociale a mis en lumière la fonction de médiation dévolue
au Maghreb à toutes sortes de personnages et institutions jouissant d'un quelconque
prestige religieux : du petit saint rural à l'illustre famille chérifienne, de la modeste
zâwiya villageoise à la loge d'une tariqa d'une envergure qui dépasse les frontières. Ceci
chez les Bédouins de Cyrénaïque comme chez les montagnards berbérophones du
Haut-Atlas, en Mauritanie comme dans le Dra'. Dans le monde tribal, en l'absence de
toute autorité reconnue, seule une instance donnant des garanties de neutralité peut
tenir ce rôle et tempérer l'intensité des affrontements »134. Geertz lui-même frôle
l'enjeu quand il s'étonne de voir le système marocain d'irrigation fonctionner sans
tomber dans la « guerre de tous contre tous » dont parle Hobbes, « bellum omnium
contra omnes »135. Derrière la réglementation cultuelle de l'eau se trouve la même
nécessité de sauvegarder un minimum de paix publique et de « maîtrisabilité » des
conflits dont Geertz a mieux pressenti qu'elle est aussi centrale dans l'organisation des
souks. « Derrière le système de l'amin et le système du hisba, ce que Benet appelle le
« pacte du marché », se cache davantage qu'une soif abstraite de justice. Le désir de
paix pointe, en contrechamp, vers une peur de l'anarchie qui, elle, n'a rien d'abstrait –
nefra, siba, fitna, hâraz –, le vocabulaire marocain est riche et nuancé pour désigner le
désordre – qui émerge dans le bazar “le lieu de tous les dangers dans la structure
sociale” et qui se déchaîne alentour à travers tout le paysage de la vie collective »136.
Revenons à Bali pour conclure.
149 Ibidem.
150 Ibid., p. 185.
151 Ibid., p. 188.
152 Ibid., p. 194.
153 Ibidem.
154 Ibid., p. 195.
155 Ibid., p. 197.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 139
156 Ibidem.
157 Ibid., p. 105.
158 Ibid., p. 203.
159 Ibid., p. 205.
160 Ibidem.
161 Ibidem.
162 Ibid.,p. 207.
163 Ibid., p. 203.
140 | C. Tarot
raison est-il porteur d'inquiétude ? Ce n'est pas à cause de ses effets matériels : il en
existe, mais ils sont assez limités. C'est parce qu'il unit l'orgueil à l'individualité,
l'individualité aux coqs, et les coqs à la destruction, et que, par là, il amène à découvrir
par l'imagination une dimension de l'expérience balinaise qui, normalement se dérobe
assez aux regards. Un sentiment de gravité s'introduit dans ce qui, à soi seul, est un
spectacle plutôt dépourvu d'intérêt, une agitation sans diversité aucune, battement
d'ailes et coups de pattes ; et ce transfert s'opère du fait que, par interprétation, le
spectacle traduit quelque chose d'inquiétant quant à la manière dont vivent les acteurs
et les spectateurs, et même, chose plus alarmante encore, quant à ce qu'ils sont »164.
L'analyse frise l'enjeu sans le dévoiler : l'attrait de la violence, l'indifférenciation, le
combat, le retour à la différence par l'élimination du vaincu. Figures d'une dialectique
sociale ou culturelle ? Il sent que le combat de coq fait entrevoir ce que la vie balinaise
ordinaire cache si bien. « L'autre dimension – son agressivité dératée, tête baissée ou
plutôt éperon levé – lui donne l'air d'en être le contraire, le renversement et même la
subversion. En temps ordinaire, les Balinais sont gens timides et réservés jusqu'à la
hantise de tout conflit ouvert. Obliques, circonspects, contenus, capables de se
dominer, maîtres en fait de détours et de dissimulation, ils sont alus, comme ils disent :
lisses et polis, onctueux. Il font rarement face quand ils peuvent tourner l'obstacle, ils
résistent rarement s'ils peuvent se dérober. Or, ici, ils donnent d'eux-mêmes, un autre
portrait : les voici violents, féroces, avec des explosions folles de l'instinct de
cruauté »165.
Les Balinais semblent mieux savoir : « Presque tous les Balinais avec qui j'ai pu en
discuter me l'ont déclaré : faire combattre les coqs, c'est comme jouer avec le feu, mais
sans se brûler. On active les rivalités et hostilités de villages et de groupes de parenté,
mais sous forme de “jeu”, d'un jeu qui frise dangereusement, extatiquement,
l'expression d'une agression ouverte et directe entre personnes et entre groupes,
(chose qui, je le répète, n'arrive presque jamais dans le cours normal de la vie
ordinaire) : mais qui frise sans toucher, parce qu'après tout c'est “seulement un combat
de coqs” »166. Tout finit par se dire et en termes incroyablement girardiens : rivalité,
chaos joué, affrontement déplacé, transfert et substitution, engagement et dégagement
des acteurs, ré-affirmation des différences. Voilà le rite, jouer avec le désordre pour
« Relier, – relier, relier sans cesse – l'affrontement des coqs à la division des gens selon
les rangs sociaux, c'est inviter à un transfert des perceptions du premier à la seconde,
et ce transfert sera tout ensemble description et jugement »167. Car les peuples ont
mieux mémoire de leur violence. « Tout peuple, un proverbe le dit, aime sa propre
forme de violence. Le combat de coqs est la réflexion des Balinais sur leur violence à
eux : sur ce dont elle a l'air, sur ses procédés,sur sa force, sur la fascination qu'elle
exerce. Il fait appel à tous les registres de l'acquis balinais pour assembler des thèmes –
sauvagerie animale, narcissisme masculin, jeu de hasard avec antagonisme, rivalité de
prestige, surexcitation collective, sacrifice sanglant – principalement reliés par ce qui
164 Ibid., p. 204-205.
165 Ibid., p. 207.
166 Ibid., p. 200.
167 Ibid., p. 209.
Symbolisme et définitions de la religion selon Geertz | 141
les mène à la rage et à la peur de la rage; et, ramassant ces thèmes en une série de rôles
qui tout ensemble les maîtrise et leur permet de jouer, bâtit un édifice symbolique dans
lequel, maintes et maintes fois, il y a moyen de prendre clairement conscience que
leurs attaches intérieures sont une réalité »168.
Il y a « d'autres zones critiques de la vie balinaise »169 comme la consécration des
prêtres brahmanes, dont il voit qu'elle est diamétralement opposée au combat de coqs,
que le brahmane doit fuir ou l'accueil des dieux dans les temples. Mais si « le combat
de coqs n'est pas la grande clé qui ouvre les portes de la vie balinaise, non plus que la
course de taureaux n'est le maître mot de la vie espagnole »170, c'est une pierre dans
tout l'arc des rituels, porteur de la société.
parfaitement les requisits maussiens du fait social total. Ou le combat de coqs : « Les
Balinais voient bien des choses dans les coqs de combats : eux-mêmes, leur ordre
social, la haine abstraite, la virilité, la puissance démoniaque ; mais ils voient aussi
l'archétype de la vertu et du rang, le joueur arrogant, résolu, enragé d'honneur, le
joueur en qui brûle la vraie flamme, le prince satria »173. Ils ont aussi en commun le
rapprochement du fait social avec les strates de significations et de lectures, l'analogie
du fait social et du texte, dont Mauss est si proche quand il prône l'application aux
faits ethnographiques de la méthode qu'il dit philologique.
Si on peut inscrire Mauss et Geertz dans le « tournant linguistique » des sciences
sociales et le retour du sens, reste qu'ils ne sont pas allés aussi loin dans cette direction.
On pourrait le montrer en analysant leur position vis-à-vis du structuralisme de Lévi-
Strauss. Mauss annonce bien plus le structuralisme que Geertz n'en reçoit l'influence,
car Mauss pressent qu'un symbole n'a de sens que par rapport à un autre symbole.
Cette idée de renvoi, créant des réseaux et des systèmes, est au cœur de l'idée centrale
du structuralisme, celle de symbolisme ou de symbolique. Mais le structuralisme dérive
le symbolisme de la langue et d'un inconscient linguistique propre à l'espèce. Chez
Geertz, comme chez Mauss, quels que soient ses rapports au langage, le symbole reste
dans le sujet conscient, même si son sens est aux marges de la conscience. Il y a chez
Mauss, une pragmatique du symbole. Mais surtout, pour Mauss, à la différence de
Geertz et de Lévi-Strauss, le symbole vient de la religion et du droit d'abord et non de
la seule langue. Toute la question de la lecture de Mauss après le tournant linguistique
en France ou aux Etats-Unis est donc là : ce que Mauss dit du symbole périme-t-il ce
qu'il a dit du sacré dans la première partie de sa vie ? Ou, en d'autres termes, Mauss
est-il resté ou non un sociologue durkheimien ? La notion de symbole périme-t-elle
celle de sacré ? Complètement pour Lévi-Strauss. Pas pour Geertz qui offre une
analyse bien plus étoffée de la religion, mais le symbole lui est antérieur, car la religion
étant d'origine culturelle découle des pratiques symboliques dont elle est un champ,
alors que pour les durkheimiens il faut comprendre comment c'est la culture qui a dû
sortir, dans les deux sens du mot sortir, de la religion. Geertz fait infiniment plus de
place à la religion comme phénomène culturel que Lévi-Strauss, mais il va beaucoup
plus loin que Mauss dans le tournant linguistique et donc détache les problèmes
religieux de ceux de la société – forces et structure sociales – pour ne rien dire de la
domination – rivalité instituée et violence. En conséquence le sacrifice est l'immense
oublié, avec l'interdit – du moins dans ce que j'ai pu lire – de la théorie geertzienne de
la religion, qui a vraiment donné son congé à Frazer ou à Freud ! Comme toutes les
approches culturalistes de la religion, qu'elles soient ou ne soient pas – comme la
sienne – structuralistes, Geertz est amené à minimiser le problème de la violence qui
pourtant fait retour dans ses textes, sous la forme de la rivalité, des spectacles, des
combats, du théâtre du pouvoir ou des violences ethniques, même chez des peuples
réputés d'un « tempérament national » pacifique.
Ces silences vont de pair avec l'obsession geertzienne du sens commun. Tantôt, il veut
montrer que les religions n'y dérogent pas toujours et qu'elles ont parfois un peu de
bon sens, tantôt force lui est de constater qu'elles s'en éloignent beaucoup. Rien de
plus facile, en effet, que de montrer que le rituel du riz à Bali et le culte afférent de la
déesse est parfaitement rationnel, fonctionnel et finalement très réaliste, nullement
extra-mondain, puisqu'il ne vise qu'à assurer une répartition de l'eau régulière et
pacifique. Rien de plus facile, non plus, que de montrer qu'il est totalement irrationnel,
surtout si on le compare à l'irrigation marocaine qui semble obtenir les mêmes
résultats sans tout ce rituel et évidemment sans recourir à quelque chose d'aussi
mythique qu'une déesse du riz ! Ce qui prouve qu'il est inutile, c'est que les Marocains
s'en passent, mais ce qui prouve qu'il est nécessaire, c'est que les Balinais s'en trouvent
très contents. Le recours au sens commun, d'ici ou de là, est donc impuissant à
expliquer un rituel qui déroge aussi peu ou tout autant, selon le point de vue, au sens
commun que le culte du riz.
On ne peut dénouer ces paradoxes que si on les juge à partir de ce que les religions
disent et cachent ou euphémisent en leur centre, dans leurs défis au sens commun : les
dangers et les séductions de la violence collective fondatrice et son rapport complexe
au quotidien. La religion consiste bien à fonder le quotidien à la fois sur la violence et
hors d'elle, sur la violence refroidie des rites et des mythes, en les réitérant juste assez
pour qu'on ne les oublie pas et qu'on en sente la nécessité sans les répéter au point de
tomber dans les excès dont ils se veulent les remèdes. Bref, « jouer avec le feu sans se
brûler ». Pour la dernière fois, le combat de coqs fournira les meilleures formules.
« Cette mise au point, cette espèce de réglage visuel d'impressions quotidiennes
variées, le combat de coq, mis en marge de la vie, car “ce n'est qu'un jeu”, et rebranché
sur la vie, car “c'est plus qu'un jeu” vient l'accomplir. Il crée alors cet événement
typique ou universel, que nous pourrions mieux encore qualifier de paradigmatique,
c'est-à-dire d'exemplaire »174. On ne peut mieux dire ce qu'est non seulement un, mais
le rite en son enjeu anthropologique, alors même qu'il n'est pas religieux, selon nos
critères : quelque chose de beaucoup plus et beaucoup moins sérieux que le sens
commun et le quotidien qui cependant le supposent. « Ce qui met le combat de coqs
en marge de la vie quotidienne, qui l'exhausse au-dessus des affaires pratiques de tous
les jours, qui met autour de lui l'aura d'une importance exceptionnelle, ce n'est pas,
comme le voudrait la sociologie fonctionnaliste, qu'il renforce la discrimination des
rangs (il n'y a guère besoin de ce renfort-là dans une société où le moindre geste la
proclame), c'est qu'il apporte un commentaire méta-social sur ce que c'est en général
qu'assortir les êtres humains à l'intérieur de ces rangs hiérarchiques, puis d'organiser la
plus grande partie de la vie collective autour de cet assortiment. Sa fonction, si le mot
nous convient, est interprétative, c'est une lecture balinaise de l'expérience balinaise,
une histoire que les Balinais racontent sur eux-mêmes »175. C'est la violence ritualisée
qui explique que les religions ou les combats de coqs sont irréductibles au sens
commun et que celui-ci, et quoi qu'il en ait, ne peut se ramener au quotidien ou à
l'expérience immédiate du monde. Les sociétés ne sont pas construite par la seule
réflexion sur l'ordre du cosmos ou de l'âme quand le sujet s'isole pour se mettre face à
ses perceptions du monde extérieur ou intérieur. Elles ont inclus des mémoires
174 Ibid., p. 212.
175 Ibid., p. 209.
144 | C. Tarot
rituelles et mythiques, plus ou moins religieuses selon nos critères, mais leur parlant de
leur origine méta-sociale, violente, qui ne renvoie d'abord ni à l'expérience quotidienne
du monde ou de soi-même que peut obtenir l'individu isolé en sa seule conscience,
puisque le monde ordinaire où il peut se livrer à ces exercices de pensée, est justement
fondé sur l'exclusion de cette violence. Il faut donc inverser le rapport, que propose
Geertz, entre sens commun et religion. Pour lui, la religion commence « évidemment »
dans le sens commun. C'est cette évidence qu'il a tort de ne pas interroger. C'est donc
du côté du social et non du sens commun, qu'il faut chercher la « réalité plus réelle »
que vise ou garde enveloppée le religieux, mais que l'analyse culturelle, par ses limites
initiales, ne permet pas d'atteindre. Car s'il répète que la religion doit être considérée
selon trois dimensions, « comme un phénomène social, culturel et psychologique »176,
ou plus simplement, en elle-même et remise dans tout son contexte177, néanmoins,
dans sa pratique, l'analyse culturelle est devenue exclusive. Éclairci au titre de sous-
ensemble à l'intérieur du système symbolique de la culture, le problème de la religion
n'est pas épuisé, car ses relations avec les forces, bien ou mal contenues, de la société,
comme fabrication des groupes, restent à décrire et à réévaluer.
Bibliographie
Bedoucha, Geneviève, 1987, L'eau, l'amie du puissant. Une communauté oasienne du Sud-tunisien, Paris, Éditions
des archives contemporaines.
Cefaï, Daniel, 2003, « Le souk de Sefrou. Analyse culturelle d'une forme sociale », in Geertz Clifford C.,
Le souk de Sefrou. L’économie du Bazar, Saint-Denis, Ed. Bouchene.
Geertz, Clifford C., 1972, « La religion comme système culturel », in Essais d'antropologie religieuse, [1966],
Paris, Gallimard, p. 19-66.
1992, Observer l'islam, [1968], Paris, La Découverte.
1983, Bali. Interprétation d'une culture, [1972], Paris, Gallimard, 255 p.
1986, Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, [1983], Paris, Presses Universitaires de France.
2003, Le Souk de Sefrou. Sur l'économie du bazar, Saint-Denis, Éd. Bouchene
Tarot, Camille, 1999, De Durkheim à Mauss, l'invention du symbolique. Sociologie et sciences des religions, Paris, La
Découverte.
2003, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, Paris, La Découverte, Repères
Mohamed-Chérif FERJANI
GREMMO-UMR 5195, CNRS-Université de Lyon
Il est difficile de parler de Geertz sans tenir compte de la place qu’occupent les faits
islamiques dans son œuvre. C’est la raison pour laquelle je me suis intéressé à ces
travaux ; c’est aussi pourquoi j’ai consacré cette contribution et l’évaluation de son
apport dans le domaine des études concernant l’islam et les réalités islamiques :
Quelle est son originalité par rapport aux autres approches académiques ? Dans quelle
mesure a-t-il contribué au renouvellement de la perception des réalités musulmanes ?
Avant d’aborder ces questions, il serait important de préciser ce qu’il en est de la place
qu’il occupe par rapport à l’islamologie : Geertz est-il un islamologue ? Cette
interrogation s’est répétée dans des rencontres organisées pour rendre hommage à
l’auteur d’Observer l’islam, changements religieux au Maroc et en Indonésie1 et je
devais y répondre lors de mon intervention au colloque organisé en son honneur à
l’Université Lyon2 en janvier 2008. La réponse à cette question dépend de la
conception que l’on a de l’islamologie. Mohamed Arkoun, qui est un maître incontesté
dans ce domaine, oppose deux islamologies :
1. Celle qu’il appelle « islamologie classique » des orientalistes privilégiant, à l’instar de
l’esprit du discours apologétique dominant dans le monde musulman, « l’implacable
solidarité entre l'État, l’écriture, la culture savante et la religion officielle »2 au dépens
de la prise en compte des faits islamiques dans leur diversité et complexité,
2. Celle dont il se veut le fondateur et qu’il appelle « l’islamologie appliquée » et qui
doit avoir comme objet l’ensemble des faits islamiques, dans leur diversité, sans en
privilégier ou négliger aucun, et qu’il faut étudier avec les outils et à la lumière des
acquis de toutes les sciences humaines et sociales, dont l’anthropologie, la sociologie,
l’histoire, la psychologie, la linguistique, la philologie, sémiologie, etc.
1 Traduction française parue chez la Découverte en 1992.
2 M. Arkoun, Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve & Larose, 1984, p. 44 (Cf. aussi M.C. Ferjani,
« Les apports de Mohamed Arkoun à l’étude des faits religieux » dans Etudes Maghrébines, n° 13, 2001, p. 14-21).
146 | M.-C. Ferjani
3 C. Geertz, Observer l’islam, changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte, 1992, p. 110.
4 L. Wittgenstein, Tractatus logico-philisophiques suivi d’Investigations philosophiques, Paris, Gallimard, 1961, p.121.
5 C. Geertz, « Le sens commun en tant que système culturel » dans Savoir local, savoir global. Les lieux du Savoir, Paris,
PUF, 1986, p. 98.
6 Ibid., p.117.
7 Ibid., p.95.
8 C. Geertz, Observer l’islam, op.cit., p.109-110.
9 Ibid.
10 Ibid.
148 | M.-C. Ferjani
faire l’objet que d’une « approche sémantique »11, une science interprétative à la
recherche du sens. Autrement dit, la recherche anthropologique ne peut prétendre à
une description explicative et elle ne peut être qu’une analyse compréhensive. Il définit
le travail de l’anthropologue comme une « description dense », procédant d’une
démarche qui consiste à « lire par-dessus l’épaule » de « l’indigène » pour voir le sens
que celui-ci donne à ses actes et « arriver à comprendre ce que diable ils [les indigènes]
pensent être en train de faire »12. Le défi que doit relever l’analyse anthropologique est
double : comment, « produire une interprétation de la façon dont un peuple vit qui ne
soit pas emprisonnée dans leur [sic.] horizon mental, une ethnographie de la
sorcellerie écrite par un sorcier, ni systématiquement sourde aux tonalités distinctes de
leur existence, une ethnographie de la sorcellerie telle que l’écrirait un géomètre »13.
Cela exige une longue fréquentation doublée d’un « aller-retour dialectique continu
entre le plus local des détails locaux et la plus globale des structures globales en sorte
qu’on arrive à les voir simultanément »14. La démarche compréhensive ainsi définie
s’identifie à ce que Dilthey15 appelait le « cercle herméneutique » dont il dit « qu’il est
aussi central pour l’interprétation ethnographique, et donc pour pénétrer des modes
de pensée des autres, qu’il l’est pour l’interprétation littéraire, historique, philologique,
psychanalytique ou biblique, ou pour tout dire pour la critique informelle de
l’expérience quotidienne que nous appelons le sens commun »16. Cette démarche, qu’il
appelle la « description dense », devrait permettre à l’anthropologue de tracer des
esquisses concernant les ensembles dans lesquels il inscrit les objets particuliers qu’il
observe.
Outre cette conception générale de la culture et de la méthode qui sied à son étude,
Geertz inscrit son approche de l’islam dans « un cadre général pour l’analyse comparée
des religions».17 Ce cadre est désigné comme une « macrosociologie historique » qui,
plus d’« un demi siècle après la mort de Max Weber, […] reste pour une bonne partie à
faire »18. Les religions, toutes les religions, sont approchées comme faisant partie de
structures conceptuelles complexes, de systèmes de sens plus ou moins explicites dont
la fonction est de permettre aux individus de mettre de l’ordre dans leur vie. Nous
avons vu plus haut la place qu’occupent les religions parmi les « faubourgs » formant
la « cité » qu’est la culture, selon la métaphore empruntée à Wittgenstein, ainsi que les
« relations dialectiques » qu’elles entretiennent avec d’autres « faubourgs » comme le
sens commun, l’art, la science, la philosophie, le droit, la technologie, l’éthique, etc.
Tout en considérant les religions comme un sous-système symbolique parmi les autres,
11 Geertz dit à ce propos : « cette perspective ne relève ni de la méthode introspective ni du behaviorisme. C’est une
en interaction avec les autres, Geertz insiste sur ce qui fait la spécificité de « la
perspective religieuse » en tant qu’elle « se compose d’une vision du monde, centrée
sur le problème de la croyance, et d’un ethos, centré sur le problème de l’action. Pour
les croyants, […] ce sont là deux domaines non seulement inséparables, mais qui se
font miroir »19. Cette double dimension est en rapport avec les deux fonctions
fondamentales des « modèles religieux » en tant qu’ils sont « des cadres de perceptions,
des écrans symboliques à travers lesquels [on peut] interpréter l’expérience, mais
également des guides pour l’action, des schèmes de conduites »20. Une autre spécificité
de la religion concerne la manière dont les croyances religieuses sont considérées par
leurs adeptes : « La principale caractéristique des croyances religieuses, par opposition
à celles qui relèvent de l’idéologie, de la philosophie, de la science ou du sens commun,
est qu’on ne les considère pas comme résultant de l’expérience – grâce à une
conscience sociale approfondie, une spéculation réfléchie, à une analyse logique, à une
observation empirique suivie de vérifications d’hypothèses, ou à l’épreuve de
difficultés ; on les considère au contraire comme précédant l’expérience. Pour ceux qui
y adhèrent, les croyances religieuses ne découlent pas d’une induction ; elles sont
paradigmatiques. Le monde […] ne fournit pas de preuves de leur vérité mais l’illustre.
C’est une lumière extérieure à l’existence humaine et qui l’éclaire »21. L’adhésion aux
vérités professées par les religions renvoie à la question des ressorts de la « foi », c’est-
à-dire à ce qui fait qu’on puisse y croire. Écartant les réponses théologiques qui font
partie du discours religieux, Geertz considère que « la foi vient de l’action sociale et
psychologique des symboles religieux »22. Cette action ne s’exerce pas toujours ni
partout de la même façon. En effet, à côté des facteurs psychologiques et sociaux qui
incitent les humains à croire, Geertz insiste sur le rôle des facteurs culturels. Parmi
ceux-ci, il attire l’attention sur le « sentiment d’une inadéquation entre les notions de
sens commun et la complexité de l’expérience » ; ce sentiment s’explique par le fait
que « la vie déborde en permanence les catégories de la raison pratique »23. Si, pour
certains, la pratique de la religion peut se passer des rites, il n’en est pas de même pour
la plupart des croyants. Geertz considère, en effet, que le rituel, reste, pour l’immense
majorité des croyants, « le contexte majeur dans lequel les symboles religieux servent à
susciter et à entretenir la croyance ».24 Par ailleurs, il considère que la foi religieuse «
constitue une force de particularisation autant qu’une force de généralisation » y
compris lorsqu’elle « s’alimente à une source commune ». L’universalité que peut
atteindre une tradition religieuse dépend de « sa capacité à capter un large éventail de
conceptions individuelles, voire idiosyncrasiques, de l’existence, en se montrant
capable de soutenir et d’affiner chacune d’elle. Quand elle y réussit, ces visions
personnelles peuvent s’en trouver altérées aussi bien qu’enrichies mais […] une telle
tradition ne peut manquer de prospérer. Si au contraire elle ne parvient pas à trouver
19 Ibid., p. 113.
20 Ibid., p .112.
21 Ibid., p. 113.
22 Ibid., p.114.
23 Ibid., p. 115.
24 Ibid., p. 114-115.
150 | M.-C. Ferjani
prise sur l’individuel, elle se raidira dans la scolastique, s’évaporera dans l’idéalisme ou
pâtira dans l’éclectisme […] Le paradoxe central de l’évolution religieuse est que, ayant
à prendre en compte une expérience spirituelle toujours plus vaste, plus elle progresse
plus elle devient précaire. Ses succès mêmes génèrent ses déboires »25. D’un point de
vue historique, tout en disant tout le mal qu’il pense de l’historicisme, et sans référer
de façon explicite au paradigme de la modernité, il considère que les religions, toutes
les religions, ont subi les effets « des changements survenus depuis un siècle et demi »
dans le monde entier : «Il y a seulement un siècle, les croyances religieuses étaient à
peu près le seul moyen de colmater les fissures dans la digue artisanale du sens
commun. Aujourd’hui, même le plus humble des paysans ou des bergers sait qu’il n’en
est plus ainsi »26. La culture s’est largement sécularisée principalement sous l’effet « de
la croissance explosive d’une autre perspective culturelle qui dépasse le sens commun
tout en en constituant la plus haute expression : la science positive »27. Ces
changements ont généré des tensions entre le « sens commun », ainsi modifié, et la
« vision religieuse du monde ». Dans ce contexte, « les symboles religieux ont en
bonne partie perdu le pouvoir de nourrir une foi purement religieuse »28. Le corollaire
de la sécularisation est l’idéologisation de la religion. Dans cette perspective, les images
à travers lesquelles les croyants « peuvent vivre et concevoir leur expérience » ne
portent « plus en elles leur propre justification », les symboles à travers lesquels elles
s’expriment ne paraissent plus « intrinsèquement contraignants, immédiatement
convaincants, bref rayonnants d’autorité […], là où régnait la foi on trouve maintenant
des raisonnements, et pas très convaincants ; au lieu de proclamations, il y a
aujourd’hui des hypothèses, et plutôt fragiles […] un peu partout se manifeste une
sérieuse désillusion »29. Le rapport à la religion s’en trouve profondément
modifié : « on soutient des idées religieuses au lieu d’être soutenu par elles »30.
À la distinction entre « vision du monde » et « ethos », Geertz ajoute une autre
distinction qui joue un rôle important dans la comparaison entre l’islam marocain et
l’islam indonésien : « la force d’un modèle culturel (pas uniquement la religion, mais
n’importe quel système symbolique auquel les hommes recourent pour construire leur
expérience) et […] sa portée »31, c'est-à-dire « entre l’emprise psychologique d’un
modèle culturel et l’étendue de son application sociale »32 ; la première représente,
selon lui, la « dimension verticale » de la religion, et la seconde sa « dimension
horizontale »33 dont l’importance varie d’un individu à un autre, mais aussi d’une
société à une autre, comme nous le verrons à travers sa description des modèles
indonésiens et marocains.
25 Ibid., p.28.
26 Ibid., p. 117-118.
27 Observer l’islam, op.cit., p. 117.
28 Ibidem.
29 Ibid., p. 31.
30 Ibid., p32.
31 Ibid., p.126.
32 Ibid., p. 127.
33 Ibid.
L’islam au regard de l’anthropologie interprétative | 151
Au cœur de cette approche des religions, nous avons, comme pour la culture en
général, une vision dynamique articulant la perspective comparative avec l’analyse des
changements socio-religieux. C’est pourquoi l’étude comparée des religions prônée par
Geertz tourne le dos à la démarche stérile et sans intérêt, à ses yeux, qui consiste à
accumuler les définitions, les descriptions et les classifications savantes concernant les
différentes traditions. Pour dépasser cette démarche, il propose l’étude comparée du
développement des religions à partir des changements qui affectent ce qui constitue à
ses yeux les « vecteurs de la foi »34. Ces vecteurs sont à chercher du côté « des formes
symboliques » et des « agencements sociaux » : « Ce qui constitue une religion donnée
– son contenu spécifique – s’exprime dans les images et les métaphores que ses
adeptes utilisent pour représenter la réalité. […] Mais la carrière de cette religion – son
devenir historique – prend à son tour appui sur des institutions qui mettent ces images
et ces métaphores à la disposition de ceux qui y recourent »35. Une fois les vecteurs de
la foi propres à chaque religion définis à travers l’identification des « formes
symboliques et des agencements sociaux », l’anthropologue doit identifier les réactions
des croyants dans les situations où « la mécanique de la foi commence à s’user », et
lorsque « les traditions vacillent»36. Il doit chercher à savoir « selon quels processus
sociaux et culturels s’effectuent » ces différentes réactions qui peuvent prendre la
forme d’un « mouvement vers le scepticisme, l’enthousiasme politique, la conversion,
la rénovation, le subjectivisme, la piété sécularisée, la réforme, le dédoublement, ou
quoi que ce soit d’autre » ; et comprendre « dans quelles architectures nouvelles ces
multiples changements de sensibilités viennent-ils s’abriter »37. A ce niveau, une
interrogation s’impose : comment concilier ce souci légitime de prendre en compte le
facteur temps et son impact en termes de changement affectant les différents aspects
des différentes traditions religieuses, avec le rejet affiché du « déterminisme
historique » et des conceptions évolutionnistes d’autant plus qu’il va jusqu’à
pronostiquer l’érosion de l’impact des religions sous l’effet « de la croissance explosive
d’une autre perspective culturelle qui dépasse le sens commun tout en en constituant
la plus haute expression : la science positive »38.
D’un point de vue méthodologique, Geertz préconise une démarche qui passe par le
retour « vers le concret, le particulier, le microscopique », en espérant « trouver au
niveau le plus réduit ce qui nous échappe [au niveau] de l’ensemble, tomber sur des
vérités générales en passant au crible des cas particuliers »39. Tout en admettant que
cette démarche comporte des risques, il considère qu’elle constitue la seule voie qui
permet, selon lui, d’éviter « l’indifférence blafarde du relativisme » et « la misérable
tyrannie du déterminisme historique »40. C’est aussi un moyen d’éviter les pièges de
l’ethnocentrisme. Contre les travers du relativisme et les pièges de l’ethnocentrisme,
34 Ibid., p.16
35 Ibid., p.17
36 Ibid.
37 Ibid., p.18.
38 Observer l’islam, op.cit., p. 117.
39 Ibid., p. 18.
40 Ibid., p.14.
152 | M.-C. Ferjani
Geertz nous invite, dans l’introduction à son Savoir local, savoir global, les lieux du
savoir, à cette règle d’or qui représente à ses yeux la vertu cardinale de l’anthropologie
interprétative : « Nous voir comme les autres nous voient peut ouvrir les yeux. Voir les
autres comme partageant une nature avec nous-mêmes est la moindre des
politesses. »41 Une telle éthique implique une attitude modeste qui consiste à « nous
voir parmi les autres comme un exemple local des formes que la vie humaine a prises
ici et là, un cas parmi les cas, un monde parmi les mondes. »42.
Ce sont ces conceptions, cette démarche et ce « cadre général » que Geertz a cherché à
« appliquer à l’étude du développement d’une confession que l’on prétend unique,
l’islam, dans deux civilisations vivement contrastées, celles de l’Indonésie et du
Maroc »43. Nous verrons, à travers ses travaux concernant les faits islamiques, dans
quelle mesure ces conceptions et cette démarche lui ont permis de tenir les promesses
de son projet.
textuels, alimentant l’orientalisme grand public » et présupposant « que les sociétés se déchiffrent à travers des textes
d’auteurs dont ils postulent qu’ils continuent d’influencer l’homme de la rue au Maroc ou en Égypte ». (L. Addi, Les
mutations de la société algérienne, Paris, La Découverte, 1999, p. 11).
L’islam au regard de l’anthropologie interprétative | 153
islamophobie qui porte le masque d’un discours scientifique, comme dans les travaux
de B. Lewis45, ou qui a un caractère franchement idéologique, comme dans les
pamphlets des prophètes de la « guerre des cultures ». Enfin, l’islam ne semble pas être
perçu et présenté comme une entité monolithique en dehors du temps, de l’espace et
des cultures : c’est en tout cas ce qui est annoncé par Geertz dans son introduction à
l’étude comparée de l’islam indonésien et de l’islam marocain. C’est là une posture qui,
si elle est assumée de façon conséquente, peut aider à rompre avec les conceptions
essentialistes communes aux discours apologétiques de beaucoup de musulmans et à
celui de certains islamologues, ceux-là mêmes qui cultivent l’idée d’une « spécificité
islamique » et qui apportent de l’eau aux moulins des prophètes du « clash des
civilisations ». Par ailleurs, contre une certaine islamologie qui fait de la religion
l’instance décisive expliquant tout ce qui concerne les sociétés musulmanes, Geertz
considère que l’islam, comme n’importe quelle autre religion, ne transcende pas la
culture et les spécificités des groupes qui s’en réclament, mais au contraire : chaque
groupe se l’approprie en fonction de sa culture et de sa stratégie.
45 Les principaux travaux de B. Lewis concernant les faits islamiques ont été réunis dans un volume intitulé Islam
publié chez Gallimard dans la collection QUARTO en 2005. Ce volume réunit la plupart de ses ouvrages traduits en
français dont Le retour de l’Islam, Le langage politique de l’Islam, et son livre publié après les attentats du 11 septembre 2001,
Que s’est-il passé ? l’Islam, l’Occident et la Modernité. Dans l’introduction à ce volume, il dispute à S. Huntington la paternité
de la thèse du « clash des civilisations » en rappelant qu’il en avait parlé en août 1957 lors d’un congrès organisé à
l’Université John Hopkins à Washington et consacré aux « tensions dans le Moyen-Orient ». (B. Lewis, Islam, Paris,
Gallimard, 2005, p. 55) Pour les critiques développées au sujet de ces thèses voir M.C. Ferjani, Le politique et le religieux
dans le champ islamique, Paris, Fayard, 2005, et M.C. Ferjani, Islamisme, laïcité et droits de l’Homme, Paris, l’Harmattan, 1992.
46 Observer l’islam, op.cit., p. 117-118
47 Ibid., p. 77-78.
154 | M.-C. Ferjani
étrangère a introduit « une brutale dissociation entre les symboles de légitimité, les
centres du pouvoir et les instruments d’autorité », et conduit à « deux grandes
conséquences : la création d’un cadre pour une intégration nationale qui n’avait
encore jamais existé ; et un changement des rapports entre gouvernants et gouvernés,
qui n’allaient plus reposer sur des différences de pouvoir, de statut et de situation, mais
sur des différences d’identité culturelle » 48 . Les discriminations entre colons et
colonisés, agents de l’administration coloniale exerçant le pouvoir réel et indigènes
soumis à leur autorité, auraient donné au conflit colonial un caractère plus « spirituel »
« qu’économique et politique (…) : deux idiosyncrasies s’affrontaient. Et à ce niveau,
ce furent les colonisés qui l’emportèrent : non sans difficultés, concessions ni
exceptions, ils parvinrent à demeurer eux-mêmes »49. C’est cette victoire qui a conduit
à la constitution « d'États-nations énergiques ». Dans le conflit ainsi résolu, la religion
a été mobilisée par les deux camps et la « ligne de partage – entre ceux que les
Marocains appelaient « Nazaréens » et croyants, les Indonésiens hommes du Christ et
hommes de l’islam – ne disparut pas : elle devint plus nette »50. Bien plus,
« l’établissement de liens plus étroits avec l’Occident amena les Marocains comme les
Indonésiens à accorder à leur foi religieuse une place beaucoup plus centrale dans la
conception qu’ils se faisaient d’eux-mêmes »51. On assista à l’émergence d’un « islam
d’opposition, cherchant à préserver une identité » à la fois contre « l’Occident
chrétien » imposant sa domination, et contre les traditions religieuses locales jugées
responsables de la « décadence » qui a permis le triomphe de la colonisation. Geertz
remarque que « c’est au plus fort de la période coloniale » que « les discussions
scolastiques » ont ressurgi et atteint « une sorte de frénésie [qui] menaça un instant
non seulement d’écarter les traditions classiques du centre de la scène, mais de les en
chasser purement et simplement »52. C’est ce mouvement que Geertz appelle le
« scripturalisme » décrit comme un mouvement de « retour au Coran, aux hadiths, à la
shari‘a et aux commentaires classiques qu’on en avait fait »53. Ce mouvement serait
l’équivalent musulman du protestantisme et la forme qu’a prise l’idéologisation de
l’islam consécutive aux progrès de la sécularisation, à la diffusion de la « vision
scientifique » du monde, bien que de façon limitée, et aux tensions générées par cette
vision entre le « sens commun » et les conceptions religieuses dont il tirait, jusqu’alors
sa substance. Comme sous d’autres cieux, l’idéologisation de l’islam a transformé le
rapport des musulmans à leur religion. Les croyants « soutiennent des idées
religieuses » au lieu d’être « soutenus par elles ».54 Les discours religieux ne sont plus
des proclamations de foi solennelles mais des constructions pseudo rationnelles
faisant appel à des raisonnements creux destinés à rassurer des consciences ébranlées
par les désillusions et le désenchantement, et à colmater les brèches ouvertes par « le
48 Ibid., p. 79.
49 Observer l’islam, op.cit., p. 80.
50 Ibid.
51 Ibid.
52 Ibid., p. 81.
53 Ibid., p.80
54 Cf. supra.
L’islam au regard de l’anthropologie interprétative | 155
modèles qu’y a pris l’islam, et le rôle et l’impact de ces modèles sur les adaptations aux
effets de la modernité.
Pour le Maroc, il commence par rappeler l’histoire de son islamisation sans rien dire de
ce qu’il y avait avant l’arrivée précoce de l’islam, quelques décennies seulement après
l’avènement, au VIIe siècle, de la religion musulmane. De la longue histoire du Maroc
musulman, il retient quelques faits qu’il présente comme essentiels pour comprendre
l’histoire et le développement politico-religieux du pays. Ces faits concernent le
caractère militaire de l’introduction de l’islam dans ce pays, l’absence d’une civilisation
comparable à celle que l’islam a trouvée, et avec laquelle il a été obligé de composer, en
Indonésie, le rôle des tribus et des chefs tribaux, réunissant force militaire et charisme
religieux puisant sa force soit dans l’origine remontant au prophète soit dans un type
de sainteté maraboutique, ou, le plus souvent, les deux légitimités, le rôle primordial et
dominant des nomades sur les citadins, l’interaction permanente entre ces deux
groupes de populations, l’ absence « d’une solide culture paysanne, qui aurait pu faire
tampon entre citadins et nomades »58. Cette vision est ainsi résumée : « C’est des tribus
qu’ont surgi les poussées formatrices de la civilisation islamique au Maroc, elles y ont
marqué l’empreinte de leur mentalité en dépit de toutes les sophistications hispano-
arabes que certains lettrés religieux des villes, rompant avec les tendances locales,
parvinrent à introduire dans quelques coins privilégiés, durant de brèves et chatoyantes
périodes. L’islam de Berbérie était – et demeure pour une large part – foncièrement
un islam de culte des saints, d’austérité morale, de pouvoir magique et de piété
agressive, et cela tant dans les ruelles de Fèz et de Marrakech que dans les immensités
de l’Atlas et du Sahara »59. C’est dans ce processus qu’il inscrit l’histoire des « dynasties
réformistes, Almoravides, Almohades, Mérinides (…) [qui] pénètrent l’Espagne
musulmane, dont ils absorbent la culture pour en reproduire, face à Gibraltar, une
version simplifiée, marquée par la grande âpreté de leur ethos»60. En rapport avec cette
vision il ajoute : « Le style de vie essentiel […] est à peu près le même partout :
acharné, insaisissable, violent, visionnaire, dévot, sans aucun sentimentalisme, et, par
dessus tout, sûr de soi »61. Généralisant son propos à l’ensemble de la société
marocaine, il dit : « C’est une société où beaucoup de choses tournent autour de la
force de caractère et à peu près tout le reste autour de la réputation spirituelle. Dans
les villes comme en dehors d’elles, ces leitmotiv sont la politique des hommes à poigne
et la piété des saints ; elle trouve sa réalisation, grande ou petite, tribale ou dynastique,
quand ces deux lignées fusionnent momentanément en la personne d’un individu
particulier. Abattant les murailles ou les édifiant, le saint guerrier est la figure
centrale »62. Le modèle type de cette configuration du politique et du religieux est
puisé dans l’hagiographie des saints marocains à travers la figure d’Al-Youssi qui, après
avoir acquis la sainteté auprès de son Maître Al-Nâçir au Sud du pays, défie le Sultan
63 Ibid., p. 24.
64 Ce qui revient à dire que le Maroc, à l’arrivée de l’islam, était « vierge du point de vue de la civilisation ».
65 Observer l’islam, op.cit., p.24.
66 Ibid., p.24
67 Ibid., p. 26.
68 Ibid., p. 26.
69 Ibidem.
158 | M.-C. Ferjani
70 Ibidem.
71 Ibidem.
72 Ibid.
73 Observerver l’islam, op.cit., p. 114.
74 Ibid., p. 127.
L’islam au regard de l’anthropologie interprétative | 159
75 Ibidem.
76 Ibid., p. 89.
77 Ibid., p.90.
78 Ibid., p. 100.
79 Ibid., p. 96-97.
80 Introduction à Obeserver l’islam, op.cit., p. 5.
160 | M.-C. Ferjani
York : tout à fait cultivé, parlant français ; il partait étudier dans une université
américaine, […] il passa tout le voyage à serrer dans une main le Coran et dans l’autre
un verre de whisky. Le second est un brillant étudiant en mathématiques et physique,
qui préparait un diplôme élevé à l’université d’Indonésie – un des rares scientifiques
pleins de promesses du pays, de ceux qui le doteront d’une bombe atomique si
l’occasion se présente ; il m’explique pendant quatre heures un schéma extrêmement
compliqué, presque cabalistique, dans lequel les vérités de la physique, des
mathématiques, de la politique, de l’art, et de la religion se mêlent de façon
indissoluble et, à mes yeux, aberrantes. Il passe tout son temps libre, me dit-il, à
travailler sur ce schéma, auquel il attache une grande importance : car on ne peut
trouver son chemin dans la vie moderne si l’on ne dispose pas, selon son expression,
d’une boussole »81. Décidément, Geertz aime beaucoup les petites histoires qui lui
servent de grille de lecture de l’histoire générale des peuples et de leur culture !
Rachiq, est pleine de figures plus proches de Kalijaga que d’al-Youssi82. Les exemples
illustrant la « schizophrénie » de Mohamed V et le syncrétisme de Sukarno, se
retrouvent dans des pratiques et des discours politiques d’acteurs individuels ou
collectifs de tous les pays du tiers-monde dont des pays musulmans comme le Maroc
et l’Indonésie ; on trouve, en effet, au Maroc beaucoup d’hommes politiques dont la
démarche est plus proche du syncrétisme de Sukarno, et en Indonésie beaucoup de
musulmans aussi, sinon plus, schizophrènes que Mohamed V. De même, les exemples
du jeune marocain tenant le verre de whisky dans une main et le Coran dans l’autre, et
du brillant étudiant indonésien cherchant à concilier vérités scientifiques, politiques et
religieuses, sont loin d’être un exemple illustrant de façon exclusive l’islam de leur
pays ; on en trouve aujourd’hui dans toutes les sociétés musulmanes et non
musulmanes.
Le hasard a fait que durant la dernière décennie j’ai eu la chance d’avoir une
« fréquentation assidue » du Maroc et d’effectuer une visite académique de l’Indonésie.
Cette chance m’a permis de réaliser que le portrait donné par Geertz de l’islam
marocain et de l’islam indonésien repose sur un comparatisme éclectique : il occulte
tout ce qui va à l’encontre de sa vision ou le minimise en décrétant qu’il s’agit de cas
contingents, secondaires, pas ou peu représentatifs, produits d’une greffe ratée à partir
d’une « civilisation » étrangère qui n’a eu que des influences marginales, dans des
« milieux citadins cultivés » ; c’est le cas, par exemple, lorsqu’il se trouve obligé
d’admettre l’existence de quelques aspects du raffinement de la vie citadine du Maroc,
dont il dit qu’elle ne constitue pas le trait essentiel de la culture du pays ; il les
minimise en disant qu’ils relèvent des « sophistications hispano-arabes que certains
lettrés religieux des villes, rompant avec les tendances locales, parvinrent à introduire
dans quelques coins privilégiés, durant de brèves et chatoyantes périodes »83. De même
pour l’Indonésie, les collègues que j’ai rencontrés à Bandung, Solo, Yogyakarta,
Surabaya, Jember et Jakarta lui reprochent d’avoir généralisé à l’ensemble de
l’Indonésie une vision qui pourrait se justifier pour ce qu’était l’islam dans une région
de Java au XVIIIe siècle. Ils lui reprochent également le peu de cas qu’il fait de la
diversité de l’islam javanais et indonésien et des mutations qu’il n’a cessé de subir,
notamment depuis le coup d'État de Suharto dont il minimise les effets notamment au
niveau de la politisation et la radicalisation d’importants courants comparables aux
expressions les plus radicales de l’islam politique du monde arabe ou d’autres régions
du monde musulman84. En outre, sa vision procède d’un mode de généralisation qui
ne permet pas de savoir comment il passe du particulier, au général. Cela peut être
82 H. Rachik donne l’exemple de Bou ‘Azza qui était, comme Kalijaga, « un coupeur de route. Comme lui, sa vie
spirituelle a basculé après avoir été témoin d’un miracle effectué par son maître, le saint Moulay Bou Ch‘ayeb. Comme
lui, il a accédé à la sainteté en restant immobile…» (H. Rachik, « Chose et sens, réflexion sur le débat entre Geertz et
Gellner», dans L. Addi. (dir.), L’anthropologie du Maghreb selon Berque, Bourdieu, Geertz et Gellner, Paris, Awal / Ibis Press,
2003, p. 108).
83 Voir citation complète donnée plus haut.
84 L’approche de Geertz occulte tous les aspects que rappellent, à titre d’exemple, les analyses de l’évolution historique
de l’islam indonésien d’Andrée Feillard (notamment dans Islam et armée dans l’Indonésie comtemporaine, les pionniers de la
tradition, Paris, l’Harmattan, 1995, ou dans La fin de l’innocence, l’islam indonésien face à la tentation radicale de 1967 à nos jours,
livre qu’elle a publié avec Rémy Madinier à Paris chez l’IRSEC – Les Indes Savantes, 2006) ainsi que D. de Noer, The
Modernist Muslim Movement in Indonesia, 1900-1942, Londres-New York-Singapour, Oxford University Press, 1973.
162 | M.-C. Ferjani
illustré par l’exemple des figures érigées en « modèles religieux » déterminant les
spécificités de l’islam au Maroc et en Indonésie ; Hassan Rachik l’a remarqué à propos
des conclusions tirées par Geertz de la petite histoire d’Al-Youssi et de la description
du souk de Séfrou, en disant à juste titre : « …la généralisation se réduit chez Geertz à
une extension brusque des résultats d’une étude locale (souk de Séfrou) ou d’une
expérience particulière (biographie d’un saint, d’un Roi) à une échelle globale
(l’organisation sociale et la culture marocaines). Ce passage du local au global et du
particulier au général n’est pas argumenté. Les questions théoriques qu’implique le
changement d’échelle (…) ne sont guère soulevées. Tout se passe comme si, à travers
les ruelles d’un souk, on pouvait regarder le Maroc »85. Perplexe devant cette manière
de procéder, H. Rachik conclut en s’interrogeant : « On ne saisit pas donc pourquoi le
souk devient le modèle de la société marocaine, ni pourquoi Al-Youssi devient le
modèle de la sainteté au Maroc. Doit-on réduire la complexité et la diversité de la
sainteté d’un pays à un modèle unique ? Pour un auteur qui insiste sur le sens,
l’individu et le point de vue de l’indigène, je ne comprends pas pourquoi les gens de
Séfrou, puis tous les Marocains, sont mis dans un même souk… »86 Un sociologue
indonésien, Nur Syam, lui fait le même reproche dans un travail consacré à l’étude des
côtes de Java où il montre les différences entre cet islam des côtes avec celui que
Geertz a érigé en modèle de l’islam javanais et indonésien.87
Certes, il y a toujours un écart entre les réalités du terrain, que le chercheur essaie
d’analyser et de comprendre, et le modèle théorique construit pour rendre intelligibles
ces réalités. Cependant, l’écart inévitable entre la réalité et le modèle théorique ne
saurait justifier l’essentialisme, les généralisations abusives, les conclusions hâtives et
les autres travers que tout chercheur doit essayer d’éviter pour que ses théories soient
une clef pour mieux comprendre la réalité et non un écran déformant cette réalité et la
réduisant à une image d’Epinal.
En ne sachant pas éviter ces travers, Geertz n’arrive pas à tenir les promesses de son
anthropologie interprétative. On peut légitimement se demander où se trouve, dans
son étude du « développement » de l’islam au Maroc et en Indonésie, la rupture avec
les explications déterministes de la tradition sociologique positiviste et avec la vision
essentialiste de l’islam commune à l’islamologie de Bernard Lewis,88 à l’analyse de
Samuel Huntington89 et aux discours idéologiques de l’islam politique, y compris en
Indonésie et au Maroc. L’occultation de la politisation et de l’instrumentalisation de
l’islam par Suharto dans les massacres perpétrés contre les communistes et les
partisans de Sukarno, avec le soutien direct de la CIA et des Etats-Unis d’Amérique –
85 H. Rachik, op.cit., p. 107.
86 Ibid., p. 107-108.
87 Nur Syam, Islam pesisir (Islam des côtes), PTLKiS Pelangi Aksara, Yogyakarta, 2005.
88 B. Lewis, Islam, op.cit.
89 S. Huntington, Qui sommes-nous ? Identité culturelle et choc des cultures, Paris, Odile Jacob, 2004, Id. Le clash des
civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997, Id. « The Changing Security Environment and American National Intrest »,
Foreign Affairs, n° 3, été 1993, p.22-49. Voir, à propos des thèses développées par S. Huntington, M.C. Ferjani, « Qui a
intérêt à agiter le spectre de la ‘‘guerre des cultures’’ ?», in E. La Parra, T. Fabre (Dirs), Paix et guerre entre les cultures, entre
Europe et Méditerranée, Acte-Sud/MMSH, 2005, et M.C. Ferjani, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Paris,
Fayard, 2005.
L’islam au regard de l’anthropologie interprétative | 163
sous prétexte que « les choses ont beaucoup moins changé qu’on s’y serait attendu»90,
aussi bien au Maroc qu’en Indonésie – serait-elle la cause ou la conséquence de cette
incapacité à dépasser cette vision essentialiste ? La réponse à une telle question mérite
une analyse critique de tout le parcours musulman de Geertz sur la base d’une mise en
perspective de ce genre d’occultations et des généralisations abusives et/ou hâtives
signalées dans cette contribution.
Pour conclure, il est difficile de ne pas faire le constat d’une certaine frustration :
Autant on peut être emballé par la conception théorique générale concernant la
culture, la place et la spécificité de la religion comme l’un de ses « faubourgs », par le
projet qu’il esquisse pour une étude comparée des religions articulée sur une
perspective dynamique prenant en compte les changements socio-religieux,
notamment sous l’effet de la modernité comme il l’a fait pour l’évolution générale de
l’islam durant les deux derniers siècles, autant on est déçu par l’analyse comparative
qu’il fait de l’islam au Maroc et en Indonésie. L’essentialisme et le déterminisme qu’il
dénonce et dont il se défend trouvent leur parfaite illustration dans la théorie qu’il
développe au sujet des spécificités des deux modèles qu’il analyse et les explications
déterministes qu’il donne à l’appui de cette théorie.
Bibliographie
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LE MARABOUTISME CHEZ GEERTZ :
QUELQUES REFLEXIONS
ANTHROPOLOGIQUES
Jillali EL ADNANI
Université Mohammed V, Rabat
Cette étude est une réflexion sur le rapport entre pouvoir politique et religieux, tel
qu’il a été esquissé et analysé par Geertz en privilégiant le phénomène maraboutique.
Mon hypothèse est que l’anthropologie du Maroc contemporain a sous-estimé
l’histoire, bien que cette discipline ait été réintégrée dans les premiers travaux de
Hammoudi1. Ma réflexion s’inscrit dans la démarche d’un historien de formation qui a
recours à d’autres disciplines des sciences sociales, et s’appuie sur un travail de
plusieurs années de recherches sur la confrérie Tijâniyya et sur le religieux en général2.
Mon objectif est de montrer que la notion de maraboutisme comme elle a été utilisée
par C. Geertz ne pourrait rendre compte d’un personnage qui se veut aussi savant. Le
cas étudié par Geertz dans son ouvrage Islam Observed est celui d’al-Hassan al-Youssî
(m. 1691). Etant donné ses multiples pérégrinations et ses appartenances à des
confréries translocales comme la Dilâ’iyya et la Nâsiriyya, al-Youssî ne peut être
qualifié de marabout. De même que l’image du saint utilisée par C. Geertz ne rend pas
compte de la réalité historique du face à face entre lui et le sultan. Cette étude aura
pour objectif de montrer que la personne qui a fait face au sultan n’était pas seulement
un saint mais aussi un savant. Cela dit, le personnage dégagé de la légende, sur laquelle
s’est appuyée Geertz, est un saint qui s’enfonce dans la sainteté alors que le
personnage qui a écrit les lettres destinées au sultan, est un savant qui excelle dans
l’usage de l’orthodoxie. On pourrait se demander si le fait d’opposer les saints aux
sultans était une tradition de la science coloniale héritée de A. Bel et aussi de J. Berque.
Quelques années avant Geertz, Gellner, tout en s’appuyant lui aussi sur la légende, a
opposé le fondateur de la Nasiriyya, qui est le maître d’al-Youssî, au même sultan
1 Une rupture s’est opérée entre les premiers travaux publiés par Hammoudi, et ses travaux récents au niveau de
l’usage de l’histoire. Cette rupture est visible entre les articles traitant de Tamegrout et les réflexions sur la segmentarité
de Gellner et son ouvrage Maître et disciple. Voir A, Hammoudi, « Segmentarité, stratification sociale, pouvoir
politique et sainteté, Réflexions sur les thèses d'E. Gellner », Hespéris-Tamuda, vol. XV, Fasc.unique, 1974, p. 147-80 ; E.
Gellner, « Comment devenir marabout », B.E.S.M, n° 128-129, p. 1-44, traduit de l'anglais en français par Coatalen, P.
Cet article est extrait de son ouvrage, Saints of the Atlas, Chicago, 1969, 317 p.
2 J. El Adnani, La Tijâniyya (1791-1880) : les origines d’une confrérie maghrébine, Rabat, éditions Marsam, 2007, Id., « Les
saints à l’épreuve du pouvoir : histoire d’une sainteté et anthropologie d’une culture », à paraître in Hespéris-Tamuda ; Id.
« Anthropologie religieuse et colonialisme : le dilemme de la modernité (étude et présentation d’un document inédit de
J. Berque) », Critique économique, n° 18, 2006,.
166 | J. El Adnani
3 La question d’équilibre entre religion et politique est fondamentale et le passage de l'un à l’autre n’est pas encore
défini d’une manière claire. Je peux avancer l’idée que les saints font de la politique quand ils fondent leurs confréries
et ils pratiquent la religion lorsqu’ils sont invités à faire de la politique comme le montre les lettres d’al-Youssî. Ce
constat est vrai pour le discours nationaliste et l’écriture de l’histoire. Mokhtar Soussî qui a voulu innocenter son frère
qui a collaboré avec les autorités coloniales l’a décrit dans son ouvrage al-Ma’ssûl, le Mielleux, comme un saint
équitable dans son exercice de pouvoir alors que son père qui était le vrai saint et le fondateur de la zâwiyya est devenu
un homme politique et résistant bien qu’il soit mort en 1910, 23 ans avant l’arrivée des troupes françaises dans le
Souss. Voir M. Soussî, al-Ma’ssûl, Le Mielleux, t. 20. M. Soussî, parle aussi du rapport entre le pouvoir spirituel de son
frère et le pouvoir politique d’un chef tribal qui montre que les saints ne participaient pas directement dans la guerre.
Leur rôle est plutôt limité à l’exhortation. D’autres traditions du Souss montrent que des marabouts soient sollicités
dans des conflits pour apporter leur baraka en vue d’une victoire mais si le but est manqué les saints risquent de
collecter insultes et crachats. Le Mielleux, al-Ma’ssûl, 1960, t. 2, pp. 93-96.
Le maraboutisme chez Geertz | 167
4 Nasiri, Kitâb al-Istiqsâ, t. 7, p. 45. N. Dahbi, az-Zâwiyya al-Fassiyya, Casablanca, Imprimerie nouvelle, 2001, pp. 227-
228.
5 F. Khalil Kabli, Lettres d’al-Youssî (en arabe), Casablanca, Dar Taqâfa, 1981, 2 tomes.
168 | J. El Adnani
La nasîha, conseil, est devenu l’arme et le bouclier dans le champ de bataille qui a
opposé le sultan et le savant al-Youssî. Cela ne résorbe pas la question d’une
opposition entre le sultan et le saint comme elle a été avancée par Geertz. Bien que la
bataille se soit déroulée au niveau de l’orthodoxie, le lecteur averti constatera que les
lettres écrites par le sultan ne cachent pas le caractère guerrier du sultan et aussi la
sainteté d’al-Youssî bien que ce dernier l’ait toujours masqué. C’est à ce niveau qu’il
faudrait constater le passage de la sainteté comme du politique à l’orthodoxie et voir
comment le saint et le sultan se retrouvent dans un même champ et maniant presque
les mêmes armes. Ce qui veut dire que lorsqu’on oppose constamment la posture du
saint au sultan on ne se rend pas compte de tous les fronts et de toutes les facettes de
la concurrence déclarée ou cachée entre les deux personnes. L’histoire politique a
montré que les grands saints ont toujours évité de rencontrer les sultans et qu’ils
envoyaient souvent le frère ou le fils pour les représenter ou accomplir des missions
auprès des sultans et montrer ainsi leurs bonnes intentions6.
Dans les lettres échangées entre les deux personnages, il ne s’agit en aucun cas de
sainteté et de baraka, thème qu’il traite dans les lettres envoyées aux membres de la
famille et aux disciples. Al-Youssî parle au sultan de ses pérégrinations et évite de
s’opposer à lui tout en évitant de le rencontrer. Quant au sultan, il cite la zâwiyya
dila’iyya, à laquelle le saint était attaché pour la qualifier de lieu de débauche. Al-Youssî
ne réplique pas mais affirme au sultan qu’il pourrait la quitter et s’installer à Fès s’il le
lui avait demandait, bien qu’il affirme qu’il ne supportait plus la ville, ses mœurs et ses
intrigues. Le personnage obéit aux ordres du sultan mais n’oublie pas de pratiquer son
devoir qui est la remontrance. En lisant les profils des saints orthodoxes comme c’est
le cas d’al-Youssî et aussi ceux des sultans on se retrouvera devant des modèles qui
présentent des continuités mais aussi des ruptures. On reconnaîtra que le modèle de la
remontrance, comme il a été exprimé par al-Youssî au XVIIe siècle, al-Kattânî au XIXe
siècle et Abdesslem Yassine au XXe siècle, représente une continuité forgée par
l’orthodoxie. De larges extraits des lettres échangées entre al-Youssî et le sultan
montrent que l’accusation du sultan à al-Youssî de suivre les innovations (zawiyya et
révoltés) est toujours suivie par une réplique maniant des textes et des preuves très
orthodoxes. Cela veut dire que, lorsque le sultan le pousse en dehors de la légalité, al-
Youssî « rame » à coup de textes canoniques pour rejoindre le cercle de l’orthodoxie.
C’est aussi le cas de l’origine berbère de ce dernier. Al-Youssî ne nie pas ses origines
berbères mais exprime un doute et surtout tente de parler de son sharaf scientifique.
L’opposition entre le sharaf généalogique et le sharaf scientifique date de cette
époque. C’est le savant Ibn Zikrî qui a rédigé un opuscule, source de polémique sur
cette question7. Cela veut dire que la construction de l’opposition, prédéfinie par A.
Bel et J. Berque, entre le sultan sharif et le saint de la baraka omet de prendre en
considération cette opposition entre le sharaf généalogique et le sharaf scientifique. Il
6 Citons le cas du marabout du Tassaft, Mouley Hachem du Tazarwalt. Voir P. Pascon et M. Ennaji, « Les rapports du
Makhzen avec ses marges au XIXe siècle, le cas de la maison d’Iligh », In Etats, territoires et tiroirs du Maghreb, Paris, éds
P. R. Baduel, CNRS, 1985, pp. 91-110.
7 C’est le cas de la réponse d’un grand savant de Fès qui a soutenu Ibn Zakrî et sa vision du sharifisme. M. Al-
Bannânî, Tahliyyat al-'Âdhân w al-Masâmi' bi nusrat al-shaykh ibn Zikrî al-'Allâma al-jâmi', BGR. Sur la polémique entre le
sharaf généalogique et le sharaf scientifique voir notre ouvrage, La Tijâniyya, op. cit, pp. 10-102.
Le maraboutisme chez Geertz | 169
faut dire aussi que la lecture faite par Geertz ne prend pas en considération la question
de l’espace qui est un vrai dilemme pour les pouvoirs politiques au Maroc. Al-Youssî
par son affiliation à deux grandes confréries, son appartenance tribale constitue un
symbole que le sultan voulait intégrer à la ville de Fès et donc à son noyau de pouvoir.
On pourrait conclure que contrairement à ce qu’a avancé Geertz, al-Youssî n’a pas été
chassé par le sultan mais plutôt c’est son retour qui est sollicité. Geertz qui affirme que
la légende sur laquelle il s’est appuyé pour traiter ce dilemme enrichit les textes écrits.
Or tout montre que la légende contredit les textes et qu’elle reste loin de la réalité
historique. Dans sa réponse à une lettre du sultan où ce dernier lui rappelle ses
origines berbères, al-Youssî affirme : « C’est ce qui apparaît alors que seul Dieu
connaît la vraie origine, l’homme est fait d’argile alors que sa valeur se pèse par sa
piété…8 »
On est donc loin de la prétention sharifienne d’al-Youssî mais plutôt proche du
sharifisme scientifique et mystique. Al-Youssî confirme indirectement ses origines
berbères en s’attaquant à cette supériorité des Arabes, rappelant qu’ils ont trahi leur foi
juste après la mort du Prophète. Ainsi al-Youssî adhère à la thèse d’Ibn Zikrî qui
défend le sharifisme lié au savoir et à la piété.
Ce qui montre que la dichotomie geertzienne entre baraka héréditaire (celle du sultan)
et baraka acquise par des miracles (celle du saint) pose problème pour comprendre le
champ religieux marocain. Le cas des saints d’Ilgh9 (on y reviendra) affirment leurs
origines berbères mais parlent de leur sainteté et de la baraka comme un héritage.
8 Voir F.Khalil Kabli, Lettres d’al-Youssî (en arabe), Casablanca, Dar Taqâfa, 1981, 2 tomes, t. 1, pp. 213-214.
9 A ne pas confondre avec Illîgh étudiée par P. Pascon.
170 | J. El Adnani
Le retard pris par les études historiques et anthropologiques sur les origines religieuses
de la dynastie alaouite, peut s’expliquer par des facteurs que ni l’historien ni
l’anthropologue ne doivent ignorer. La majorité des anthropologues, comme Gellner,
Geertz ou encore Hammoudi, ont trouvé un terrain d’entente sur les origines
maraboutiques de la dynastie des sharifs (parfois on parle même de zâwiyya comme
Geertz et Hammoudi). En l’absence de critères définissant la zâwiyya ou le
maraboutisme, ces anthropologues se sont efforcés d’établir un passage entre pouvoir
religieux et pouvoir politique. Mais aucun écrit contemporain de la dynastie alaouite ne
va dans le sens d’un mouvement politique qui aurait pris naissance au sein de la
zâwiyya. En effet, les sultans alaouites se sont toujours affiliés aux confréries
marocaines connues et on n’a jamais trouvé de document constituant un appel des
sultans à l’adhésion à une « confrérie alaouite ». La baraka des sharifs, considérée
comme élément important du religieux, a facilité cette annexion des sharifs alaouites
au monde du maraboutisme.
On doit rappeler que Geertz adopte la distinction établie par E. Dermenghem entre
baraka généalogique (celle des sharifs) et baraka acquise (celle des saints souvent
d’origine berbères). Il adopte aussi sans le savoir la vision coloniale de A. Bel, G.
Drague (Spillman) et H. Terrasse qui voyaient dans le maraboutisme une force socio-
politique berbère opposée à la domination politique du sultan sharif et donc à celle
des « arabes envahisseurs»10. Cette vision a été étendue dans le temps jusqu’à être
appliquée à des périodes reculées, et elle atteint son apogée chez Geertz qui confond
le pouvoir de la dynastie des Almoravides et celui des marabouts11. La confusion
devient générale lorsque Geertz l’applique à l’opposition entre le sultan Mawlây Isma’îl
et le saint al-Youssî. Or les textes hagiographiques contemporains de l’époque
almoravide et surtout almohade, expriment toutes les tendances en matière de rapport
entre sainteté et pouvoir politique. C’est le cas des livres de Ghazâlî qui ont été brûlés
ou interdits par les Almoravides mais ont été acceptés par les milieux soufis qui en ont
tiré une idéologie. Ce n’est pas un hasard de voir le pouvoir des Almoravides
succomber en Andalousie sous les coups de la révolte des disciples, « al-murîdûn »,
issus des milieux soufis12. Alors que l’hagiographie du Mustafâd montre la relation
10 Cette annexion des sharifs alaouites au maraboutisme est en grande partie héritée de A. Bel, La religion musulmane en
Berbérie, Esquisse d’histoire et de sociologie religieuse, Paris, Geuthner, 1938, G. de Drague, Esquisse d’histoire religieuse du Maroc,
Peyronnet et Cie, 1951, et H. de Terrasse, Histoire du Maroc, des origines à l’établissement du protectorat français, 2 vol.,
Casablanca, Éditions Atlantides, 1949. Ces trois auteurs ne sont pas les seuls à avoir parlé de la domination du religieux
par le maraboutisme. E. Michaux-Bellaire a lui aussi parlé de la zâwiyya comme principauté religieuse et De Foucauld a
été sous l’influence de cette théorie puisqu’il a cherché à nouer des relations avec les saints un peu partout. Il faut dire
que si Bel parlait du maraboutisme comme force politique et sociale et comme seul moteur de l’histoire marocaine,
Drague quant à lui parle de la domination des marabouts et spécifie le rôle de la zâwiyya locale (la zâwiyya d’Ahansala
qui va servir de modèle pour E. Gellner). Quant à Terrasse, il a lui aussi montré combien la domination religieuse et
maraboutique est produite par les tribus berbères contre la domination politique des arabes (des étrangers) et donc
celle du sultan sharif.
11 Le terme marabout, en arabe murâbit, désigne le combattant appliquant la loi coranique comme ce fut le cas de la
dynastie almoravide. Le marabout à partir du XVe siècle, et même avant, désigne le saint en retraite dans son ribat, lieu
de retraite.
12 La révolte connue sous le nom de la révolte des disciples pourrait nous éclairer autour du schème maître et disciple
comme il a été présenté par A. Hammoudi. On pourrait se demander pourquoi ce dernier a traité de la question à
partir du temps d’Ibn Khaldoun lorsque les disciples ont commencé à vénérer les maîtres et non depuis l’époque
almoravide où les disciples ont été derrière le changement politique qui a couronné les Almohades. La perte du livre
Le maraboutisme chez Geertz | 171
paisible entre pouvoir politique et pouvoir spirituel, qu’on imagine d’habitude marquée
par le conflit, le Tashawwuf, annoté par A. Taoufik, reflète le rejet de l’idéologie de
l'État almohade par les saints des régions qui entourent Marrakech13. Cela montre que
le soufisme était d’abord en réaction contre les dynasties berbères qui sont les
Almoravides, les Almohades et les Mérinides. Cependant Geertz reconnaît dans
Observer l’Islam que le maraboutisme est le résultat de l’échec et de la dislocation des
mouvements almoravides et almohades14. Cela montre que l’idée de Bel a été reprise
par Geertz et selon laquelle les confréries ne sont que le pouvoir spirituel qui a
survécu à la débâcle politique des empires berbères. Le point sur le rapport
entre pouvoir politique et force tribale qui a marqué le temps de ses empires a été
discuté et mise en exergue par Ibn Khaldûn de même que la conjonction entre le
sharifisme et le confrérisme à partir du XVIe siècle a été démontré par M. Garcia-
Arénal15.
Geertz établit une opposition entre saint et sultan à partir de cette date et la généralise
pour toute l’histoire marocaine. Que doit-on penser de l’arrivée de la dynastie
saâdienne au pouvoir grâce aux saints au XVIe siècle ? Les sultans alaouites qui sont
arrivés au pouvoir au XVIIe siècle n’ont pas réussi seulement à cause de leurs victoires
militaires comme le pensent Geertz et les historiens, mais parce que les sultans ont
manié la force militaire au moment fondateur pour commencer ensuite à combiner la
force des armées et les menaces spirituelles telles la baraka que leur accordent l’origine
sharifienne et le piétisme qu’ils ont commencé à s’attribuer tout au long de l’histoire.
L’étude du cas d’al-Youssî et de Mawlây Ismâ’il est exemplaire pour mesurer les
limites du cercle du pouvoir politique et religieux chez le sultan et le saint.
Quelles sont donc les origines de cette généralisation du maraboutisme chez Geertz,
qui a submergé les empires, les spécificités et les cultures ? Comment retrouver les
passages souterrains qui mènent à la compréhension de ses idées sur le maraboutisme
dans une œuvre souvent jugée hermétique et insaisissable par les historiens ?
La question de l’espace
L’interrogation sur l’espace de la recherche fournit un moyen de comprendre
pourquoi les grands anthropologues ou sociologues ont presque tous évité une étude
ou un contact direct avec les confréries religieuses qui avaient pignon sur rue telles la
Wazzâniyya16, la Tijâniyya ou encore la Sanûsiyya et la Nâsiriyya. Seuls font exception à
d’Ibn Sâhib as-Salât, « La révolte des disciples » nous laisse sur notre faim quant au contexte et aux conséquences de
cette révolte.
13 Voir M. Kably, Société, pouvoir et religion au Maroc à la fin du moyen âge, Paris, 1986 ; H. Ferhat, H. Triki, « Hagiographie
et religion au Maroc médiéval », Hespéris-Tamuda, vol. XXVI ; A Sebti (dir.), Histoire et hagiographie, Rabat, Publications
de la faculté des lettres, 1989 ; H. Ferhat, Les Siècles de la Foi, Casablanca Éditions Wallada, 1993 ; Tadili, Tachawwuf ilâ
rijâl at-Tasawwuf, annoté par A. Taoufik, Rabat, 1984.
14 C. Geertz, Observer l’Islam, Paris, la découverte, 1992, p. 23.
15M. Garcia-Arénal, « La conjonction du soufisme et du sharifisme au Maroc : le mahdi comme sauveur », Revue du
monde musulman et de la Méditerranée, 55/56, 1990, pp. 232-256.
16 H. El Boudrari, "Quand les saints font la ville, lecture anthropologique de la pratique sociale d'un saint marocain du
cette règle A. Hammoudi qui a mené une recherche sur la zâwiyya de Tamegrout, ou
encore G. Albergonni et E. Evans-Pritchard qui ont eu quelques contacts avec la
Sanûsiyya17. Peut-on considérer les travaux de Geertz comme faisant partie des écrits
permettant une « compréhension intellectuelle de l’espace » et la construction du point
de vue de l'indigène qu'il revendiquait ?
Notre propos n’est pas de restituer le temps colonial mais de tenter d’établir les liens
et la parenté entre les travaux coloniaux et l’œuvre de C. Geertz. Nous voudrions
rectifier la vision qu’on a de ces liens. Car contrairement à ce qu’a avancé Jean-Noël-
Ferrié qui s’est focalisé sur la dépendance de Geertz à l’égard des travaux de E.
Doutté, nous pensons qu’il vaut mieux mettre en lumière l’utilisation de A. Bel dans
son œuvre puisque c’est la théorie de Bel qui est reprise dans les travaux et non celle
de E. Doutté18.
En quoi l’attention à l’espace est-elle importante et constitue-t-elle une clef pour
comprendre les liens entre le travail de Geertz et la littérature coloniale ? Le fait que
Geertz ait observé l’Islam en même temps, ou avant d’étudier le souk de Sefrou,
représente une curiosité scientifique qui peut conduire à s’interroger sur la démarche.
En effet bien qu’il ait commencé son travail de terrain sur le souk de Sefrou en 1967,
l’ouvrage n’a connu sa publication qu’en 1977, alors que son premier travail avait été
publié en 1968, presque cinq ans après son arrivée au Maroc. Cela ne peut s’expliquer
que si on admet qu’Observer l’Islam a bénéficié de l’élan et de la réflexion mûrie en
Indonésie, alors que le Souk de Sefrou devait encore s’imprégner du terrain et surtout
rendre compte des rapports entre culture et économie. Cela veut dire que Geertz a
bénéficié des clefs magiques offertes par A. Bel et J. Berque pour comprendre le
champ religieux au Maroc, et pour théoriser avec la vitesse qu’on constate par rapport
au temps mis pour achever son ouvrage sur le Souk de Sefrou, pour lequel il a du dû
s’appuyer sur le terrain. La généralisation et la globalisation de la culture étudiée dans
un souci comparatiste (le Maroc et l’Indonésie) l’ont emporté sur l’approche
monographique. Tout se passe comme si la nostalgie scientifique indonésienne avait
continué à alimenter la réflexion sur le Maroc. Doit-on penser que Geertz n’aurait pu
écrire sur le Maroc sans faire usage de la culture scientifique acquise au pays de
Sukarno ?
Il est vrai comme l’a remarqué J. Berque, que la personne d’al-Youssî a eu une
renommée étonnante, mais sans accéder au centre du pouvoir. Il a voyagé partout,
mais sans laisser beaucoup de disciples. Le personnage est devenu symbolique et c’est
ce qui a poussé Geertz à l’utiliser comme représentant d’une culture translocale (le
17 A. Hammoudi, « Sainteté, pouvoir et société, Tamgrout aux XVIIe-XVIIIe siècle », Annales, ESC, mai-août, n° 3-4,
1980, pp. 615-641 ; E. Evans-Pritchard, The Sanusi of Cyrenaica 1951, Kinship and Marriage among the Nuer, 1949 ; G.
Albergoni, « Écrire la coutume : une tribu bédouine de Cyrénaïque face à la modernité », Études rurales, 1984, n° 155-
156, et surtout son article « Variations italiennes sur un thème français : la Sanusiya », in Connaissances du Maghreb :
sciences sociales et colonisation, présentation par Jean-Claude Vatin, Paris : CNRS éditions, p. 111-134.
18 J.-N. Ferrié, « De Geertz à Bourdieu : du comparatisme diachronique à l’oubli du présent », Prologues, n° 32, 2005,
pp. 48-55. Il est curieux que Ferrié cite les propos de Geertz sur le maraboutisme mais ne cite en aucun cas Geertz qui
cite Doutté. En lisant Le Souk de Sefrou et Observer l’islam on voit bien qu’il s’appuie sur Bel, Michaux-Bellaire et Le
Tourneau. C’est de A. Bel que Geertz tire la base de sa théorie et son cheval de bataille « l’homme fétiche ». Cf. Observer
l’Islam, p. 137 et A. Bel., op.cit., p. 244 (la citation est de C. Geertz).
Le maraboutisme chez Geertz | 173
19 Cette remarque est aussi valable pour les liens entre les travaux de P. Pascon sur le sud ouest marocain et l’intérêt
accordé par Hammoudi à cette région. Cela constitue un point positif puisque la région a été depuis en partie étudiée
par un grand nombre de chercheurs.
20 Voir M., Hajjî, Al-Zâwiya al-Dilâ'iyya wa dawruhâ al-Dînî w al-'Ilmî w al-Siyyâsî, Rabat, 1964.
21C’est le cas de Bou’azza al-Habrî en 1875 et de Jillali Zerhouni dit Bouhmara qui sera à la tête d’une tentative mais
toutefois en prétendant être le frère du sultan.
22 F.Khalil Kabli, Lettres d’al-Youssî, op. cit., pp. 160-169 et aussi pp. 205-211.
174 | J. El Adnani
Nous avons étudié plusieurs cas de saints, notamment le cas de ‘Ali al-Ilighî, le modèle
de A. Hammoudi dans son ouvrage Maître et disciple23. Notre point de vue est qu’il
n’y a pas de tension ni d’opposition entre le saint et le sultan, mais une harmonie. La
tension est absente dans le cas d’al-Ilighî alors que l’harmonie et la complémentarité
dominent en temps normal et de crises passagères. Notre point de vue est que Geertz
ne s’est pas demandé si le sultan n’était pas à la fois le saint et le sultan et s’il ne
représentait pas la synthèse de la culture politique et religieuse marocaine. La résidence
du saint dans le village qui porte son nom, son départ de la ville et du lieu des
décisions, son retrait spirituel et politique montrent que ce dernier ne peut être le
symbole du saint opposé au sultan. Ni l’entourage ni les écrits laissés par le saint ne
permettent de comprendre les schémas de Geertz inspirés par A. Bel dans les
conditions coloniales que l’on sait. Encore une fois, le lecteur de Observer l’islam sera
confronté à l’interprétation d’al-Youssî par Geertz mais sans pouvoir retrouver la
parole d’al-Youssî.
Geertz a pu par la « transparence des choses »24 (les zâwiyyas) faire ressurgir la
« propreté » et « la saleté » qui provient du rapport entre les zâwiyyas et les métiers des
disciples ou encore des simples clients. Comment cela fut-il possible ?
23 Tout récemment, nous avons connu le cas de Abdessalam Yassin, le leader de la mouvance islamiste Justice et
Bienfaisance et ancien membre de la confrérie Boutchichiyya, qui n’a pas pu se dégager des stratégies et des modes
d’organisations confrériques. C’est en se détachant de son obéissance au maître soufi qu’il a pu adresser sa fameuse
lettre « L'islam ou le déluge », à Hassan II en 1974. Cette lettre n’aurait pas pu être adressée au roi si le leader islamiste
avait toujours été membre de la confrérie. La force religieuse d’Ilgh avait été consolidée par l’attribution des titres de
caïds à des alliés aux saints d’Ilgh lors de l’expédition militaire, harka, du sultan M. El Hassan en 1882 qui survint deux
ans avant la fondation de la zâwiyya darqawie d’Ilgh. C’est ainsi que Ali al-Ilighî (le père de Mokhtar Soussi de la
Darqâwiyya et son cousin Ali ben Abdellah al-Ilighî de la confrérie Tijâniyya, étaient devenus des chefs de la tribu dont
ils défendaient les intérêts. Le sultan Moulay Abdelaziz avait été aussi accueilli dans le Souss lors de son passage en
1897, par les deux cousins. Il est vrai que cette direction devait être davantage le fait d’al-Ilighî al-Tijânî après la mort
de ‘Ali al-Ilighî al-Darqâwî en 1910, qui avait connu son apogée au cours du règne du sultan ‘Abdelaziz (1894-1907).
On voit bien comment les deux saints d’Ilgh, contrairement à al-Hussîn ben Hâchem, le chef d’Illîgh, étudiée par P.
Pascon, qui a toujours évité de rencontrer le sultan, ont profité de la tension entre le Makhzen et Illîgh. Ce qui
représentait en soi une reconnaissance de leur autorité de la part du Makhzen. Et de fait ‘Ali al-Ilighî al-Darqâwî et son
cousin ‘Ali ben Abdellah al-Ilighî al-Tijânî n’ont pas cessé de peser d’un grand poids dans la vie sociale et politique de
la région. Leur nouveau rôle était dû en partie à la médiation des grands caïds notamment al-Goundafi et par la suite al-
Glaoui, qui était un adepte de la Tijâniyya. Voir Soussî, M., Ma’ssûl, t. II, op. cit., p. 107. Voir surtout I. El Adnani,
2008, op. cit.
24C’est par ce terme que Geertz nomme la zâwiyya. C., Geertz, Le Souk de Sefrou. Sur l'économie du bazar, Saint-Denis,
Éd. Bouchene, 2003, p. 98.
25 E., Dermenghem, Le culte des saints dans l’Islam maghrébin, Paris, Gallimard, 1954.
Le maraboutisme chez Geertz | 175
26 Voir J.-C., Garcin, « Les soufis dans la ville mamelouke d’Égypte. Histoire du soufisme et histoire globale », in R.
McGregor, A. Sabra, Le développement du soufisme en Égypte à l’époque mamelouke, Le Caire, IFAO, 2006 p. 11-40. Je
remercie l’auteur qui nous a communiqué ce texte où il discute les thèses de M., Chodkiewicz, Le Sceau des saints,
Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabi, Paris, Gallimard, 1986.
27Ce changement a été marqué par un profond investissement dans le lexique politique propre aux royaumes et aux
empires. Le terme qawm qui désigne les soufis est celui qui désignait les gens au pouvoir dans le régime circassien. En
revanche la khidma, le fait d’honorer le sultan finit par désigner le fait de se mettre au service des maîtres. De même
que le simât, le repas que partagent les émirs avec le sultan est devenu le repas offert par la zâwiyya. Ne s’agit-il pas là
d’un État ésotérique, Dawla bâtiniyya, que représente d’ailleurs l’assemblée des saints, le diwân al-awliyyâ’, qui renvoie
au Diwân sultanien ? Voir Garcin, J.-C. op. cit.
176 | J. El Adnani
discordes spirituelles et même les scissions confrériques ont été suivies par des
alliances matrimoniales. Dans le cas de Mohammed V on ne voit pas de saint
s’opposant à lui, comme al-Youssî au sultan M. Ismâ’îl selon l'optique de Geertz.
L’opposition entre le saint et le sultan a été résorbée dans la personne même du sultan
puisque les saints avaient délégué leurs pouvoirs aux autorités coloniales. Le sultan a
repris à son compte le modèle de la sainteté purifiée de ses pêchés, dont la
collaboration des confréries dénoncée par les nationalistes qui en ont fait une
généralisation abusive pour récupérer les masses. C’est une réactivation de la baraka et
non le retour à un modèle confrérique. Cela veut dire que le sultan porté par le
mouvement politique national ne pouvait asseoir sa fonction sans les soubassements
de la baraka et de l’héritage spirituel. Ce qui signifie que le sultan devait recréer la
symbiose entre le religieux et le spirituel, qui avait été à l’origine du pouvoir des
premiers sultans de la dynastie alaouite. De leur côté, les chefs confrériques qui avaient
participé à la destitution de Mohammed V en 1953, n’avaient fait qu’exécuter un ordre
colonial et politique. Leur correspondance montre leur attachement à la personne
religieuse du roi. Ce schéma peut être appliqué au sultan, aux saints et aux indigènes
qui font la distinction entre les deux pouvoirs, et savent aussi à quel moment et à quel
endroit les deux pouvoirs se heurtent ou cohabitent.
L’ethnologie coloniale28 a considéré la zâwiyya comme une force combattante, alors
que Geertz en a traqué le sens dans la zâwiyya elle-même, qui lui a résisté. Mais
n’arrivant pas à la faire parler, Geertz l’a condamnée au silence, en ayant recours aux
généralités sur le maraboutisme. Geertz a peut-être été victime de la dichotomie entre
maraboutisme berbère et Islam orthodoxe arabe bien qu’il refuse ce genre
d’oppositions. Cette dichotomie est plus visible chez Gellner que chez lui car
l’opposition entre saint et sultan, empruntée à A. Bel, s’articule chez ce dernier comme
résultant d’une confrontation entre le pouvoir politique de l’envahisseur arabe et la
spiritualité du résistant berbère. N’y a-t-il pas là une réponse à la question : pourquoi
al-Youssî ? Le saint vit dans un pays profondément berbère, ce qui permet à Geertz
d’étudier le « maraboutisme authentique ». Il est curieux de voir Geertz exceller en
maraboutisme dans Observer l’islam alors qu’il avait du mal à définir les structures et
le sens des termes techniques soufis29. Ce qui nous incite à nous demander si sa
pensée, du moins en matière de maraboutisme, était mûre dans Observer l’islam qui
est le produit de ses premiers séjours au Maroc alors que dans Le Souk de Sefrou,
pourtant considéré comme une œuvre ingénieuse, sa pensée peine à dégager les
mystères des confréries.
Le bref aperçu que nous avons donné sur la place des lignages dans les zâwiyyas
tijânîs algériennes diffère parfois dans le contexte algérien pour d’autres confréries.
Geertz, a écrit sous l’influence des travaux de l’époque coloniale, notamment ceux de
28 Voir surtout O. Depont, X. Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, Alger, 1897 et L. Rinn, Marabouts et
Pourquoi al-Youssî ?
Le temps des saints, des grands saints n’est pas révolu, du moins jusqu’à la fin du XIXe
siècle. Cependant Geertz étudie le cas d’al-Youssî qui est un affilié de la Nâsiriyya mais
qui n’est pas un fondateur. Dans son interrogation sur les différences entre le Maroc et
l’Indonésie, Geertz mène une étude comparative entre deux personnages éloignés
dans l’espace et dans le temps. Il s’agit de Kalijaga l’indonésien et d’al-Youssî le
marocain. Ce dernier représente-t-il le phénomène maraboutique au Maroc ? Est-il
représentatif du saint d’Afrique du Nord ? Peut-on soulever la question du saint al-
Sanûssî qui est sharif est ses malentendus avec le calife ottoman qui ne l’est pas mais il
incarne la succession de l'institution califale ? Si al-Youssî se débat dans ses lettres
pour montrer au sultan que sa ruralité ne lui permettait pas de s’installer en ville, ce la
montre que ce saint ne représente pas tout l’espace marocain. C’est comme lorsque
Evans-Pritchard a tenté lui aussi de comprendre la Sanûssiyya par une interprétation
structurelle en rattachant le saint à son milieu tribal. Pritchard a oublié que le saint
incarne plutôt un modèle urbanisant dans les zones rurales et désertiques de
Cyrénaïque32.
Du point de vue de l’autochtone, Mawlây Abdelkader al-Jilanî est plus proche d’un
Marocain qu’al-Youssî. Si Jilânî est connu de la majorité des Marocains, al-Youssî n’est
connu de nos jours que par les habitants de sa région d’origine et par nombre de
savants et d’universitaires marocains. Abdelkader al-Jilanî demeure une figure
importante de la sainteté marocaine. Le caractère ambivalent de son œuvre permet de
le replacer également dans toute la tradition soufie. Des grands saints comme lui,
n’ayant ni disciples ni confrérie, échappent beaucoup aux aléas des enjeux socio-
politiques et à l’usure du temps comme c’est le cas d’Ibn ‘Arabi adopté par presque
toute les cultures et les confréries. La personne d’al-Youssî a été valorisée par
J. Berque, et par la suite par C. Geertz, en raison de ses traits correspondant à un
schéma préétabli. La fluidité de ses écrits et la flexibilité de son personnage pouvaient
servir à de multiples usages théoriques. Est-ce le hasard si P. Rabinow s’est intéressé au
village de Sidi Lahcen al-Youssî33 et si Hammoudi a étudié un autre grand saint, le
30 A. Bel, 1938, op. cit. Cette œuvre est à la base de la promotion du concept de maraboutisme alors que l’œuvre de
1975.. P. Rabinow quitte le camp geertzien et revisite ses réflexions et celles du courant de l’anthropologie
interprétative in : Reflections on Fieldwork in Morocco, Berkeley, University of California, 1977.
178 | J. El Adnani
puis agent d’autorité dans la région de Tiznit au temps du Protectorat alors que son
frère, Mokhtar Soussi, a été nommé ministre des Habous dans le premier
gouvernement du Maroc indépendant. Comment expliquer la position du saint al-
Ilighî qui a joué un rôle politique important en faveur des sultans marocains puis en
faveur de l’action de Mâ’ al-‘Aynayn, et ensuite celle de ses deux fils à l’époque de la
colonisation et de l’indépendance ? L’arrivée des Français fut donc au début
considérée comme un effet de la Providence divine. La stratégie adoptée face au
pouvoir colonial ne s’est pas inscrite dans le jihad ou l’émigration, hijra, mais dans la
baraka. La situation nouvelle exigeait l’innovation et l’adaptation. Mais la réponse au
défi français pour ceux qui avaient été nourris de soufisme, de surnaturel et
d’occultisme, était à chercher dans l’affirmation de la baraka. Cependant, les saints et
les confréries qui étaient trop impliqués au côté de l’administration coloniale ont
délaissé le champ religieux pour mener des carrières politiques. Les successeurs ont été
nommés caïds ou gouverneurs. Le sultan Mohammed V s’est investi dans le champ
délaissé, car le chemin était libre et menait vers une population avide de nouveaux
miracles. Le mouchoir du sultan sauvera l’avion d’une chute certaine et l’arrivée du
sultan sera précédée par l’apparition de son visage rayonnant au milieu d’une lune
éclatante. Le charisme était devenu une nouvelle réponse à la puissance coloniale, qui
avait destitué le sultan, et aussi à la force du mouvement national qui s’était coupé
spirituellement des confréries pour se confronter au pouvoir du sultan. Les tribus de
plus en plus abandonnées par les saints qui étaient devenus des hommes politiques,
constituaient un terrain vacant, libre pour une éventuelle occupation par le sultan. Et
ce fut une communion entre le roi et le peuple, facilitée par la reprise des armes
symboliques déposées ou abandonnées par les saints et leurs successeurs. La règle veut
que les saints s’anéantissent quand ils arrivent au pouvoir et qu’ils renoncent à leurs
rôles principaux : arbitrage, défense des faibles et sauveurs en temps de crise.
Conscients du jeu, les sultans savent où se placer dans les multiples rapports entre
sainteté et autorité politique. Il suffit de rappeler le sultan M. Sliman (m. 1822),
politiquement faible, qui a choisi la compagnie des grands saints pour faire face à la
crise politique42. Il avait failli être destitué par une coalition confrérique et tribale en
1820. Le « sultan malgré lui », selon l’heureuse expression de Mohammed El Mansour,
fut remplacé par son neveu, le sultan Mawlây ‘Abderrahmân (1822-1859) qui s’est
confronté au pouvoir des confréries. Ce basculement entre le spirituel et le politique
est un jeu très connu et maîtrisé dans les milieux confrériques43. Avec Mohammed V
c’est la sainteté du sultan qui l’a emporté sur celle des saints (le maraboutisme de
Geertz). La résistance des marabouts d’avant 1934 a manqué au rendez-vous de 1953
et c’est le sultan/marabout qui a donc eu finalement raison des marabouts alliés à
l’administration coloniale.
42 Il faut dire que le saint Ahmed al-Tijânî, se déclarant sharif a fui l’autorité du bey turc pour trouver refuge dans la
ville de Fès auprès du sultan Mawlây Sliman alors en conflit ouvert avec d’autres saints. Al-Tijânî s’alliera à la politique
du sultan et parvient donc à concrétiser ses stratégies religieuses et politiques.
43 M. Mansour, Morocco in the reign of Mawlây Sulaymân, Wisbech, 1990.
182 | J. El Adnani
Conclusion
Nous pourrons dire à quel point une grille prédéfinie et réutilisée par Geertz qui a
opposé le saint au sultan témoigne du poids des travaux fondateurs de l'époque
coloniale dans l’œuvre de Geertz. Enfin, nous avons tenté de montrer que l'opposition
entre sultan et saints est finalement une construction « structurale » commode
démentie par l'enquête historique. Le cas d'al-Yûsî montre que le saint n'ambitionne
pas le pouvoir politique mais reste dans un espace de négociation, de conseil et de
remontrance (qui ne masque pas la fidélité) au pouvoir sultanien) qui évolue au gré des
situations et des rapports de force.
On constate que les saints étudiés par les historiens et les anthropologues ont
collaboré avec les sultans puis avec l’administration coloniale. De nos jours ils sont
tous ralliés au pouvoir pour contrer les mouvements islamistes. Mais les confréries
d’aujourd’hui ont perdu les campagnes et les couches populaires au bénéfice des
islamistes. La crise que traverse actuellement la société marocaine, partagée entre les
mouvances laïque, islamiste, amazighe et autres, joue en faveur de la monarchie. La
personne du roi jouit d’un grand soutien des différents protagonistes, comme si la
fragmentation socio-politique renforçait la monarchie qui elle seule symbolise l’unité
perdue ou recherchée. Les confréries ne sont plus les seules à soutenir la monarchie.
Une bonne partie des islamistes modérés s’allient politiquement à celle-ci. Cela veut
dire que le maraboutisme n’est plus le seul garant de la monarchie et que même les
ennemis pro-wahabites peuvent jouer ce rôle. L’idée de la réactivation du religieux est
une grande source du changement politique et social au Maroc. Depuis la fin de la
‘asabiyya tribale (Ibn Khaldoun), la ‘asabiyya spirituelle domine depuis le XVIe siècle la
scène politique et explique les changements survenus. La lutte entre lignage saint et
lignage spirituel au sein des confréries et les luttes de pouvoir marquées par des
colorations religieuses au sein de la dynastie alaouite sont le haut lieu et le symbole de
cette réactivation religieuse qui ne donne pas forcément sur des impasses ou des
récessions politiques. La réactivation religieuse tend à canaliser le discours politique et
religieux autant vers la consultation juridique, Fatwâ, que vers la sacralité. Le champ
politique de plus en plus envahi par les acteurs étrangers et la sacralité ne suffisent plus
pour comprendre tout ce qui se passe dans la culture du pays.
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OBSERVER L’ISLAM : UNE
DRAMATURGIE SEDUISANTE ET
TROMPEUSE
Jean-Noël FERRIE
CNRS-PACTE (Institut d’Etudes Politiques de Grenoble)
Clifford Geertz a consacré de nombreux textes au Maroc, notamment toute une partie
d’Observer l’Islam, paru en 19681. Ce dernier texte et la partie d’un article consacré à
des « réflexions sur les symboliques du pouvoir »2 abordent la question du charisme
des sultans marocains. Le propos central d’Observer l’islam est de montrer que la
religion musulmane n’est pas un univers culturel en soi mais une série de mondes
approprié à des cultures différentes. Il se pose ensuite la question de la disjonction, à
l’intérieur d’une même société, entre la vie religieuse et la vie quotidienne, c’est-à-dire
de la perte d’autorité des symboles religieux au bénéfice du pluralisme sémantique des
sociétés contemporaines. Il étudie donc à la fois la spécification locale d’une
symbolique religieuse et sa déréliction. Le résultat est synthétiquement fascinant –
comme l’est l’exercice d’un virtuose – mais dénué de portée analytique et, par
conséquent, trompeur. Sans doute, cette disjonction du style et de l’analyse découle-t-
elle d’une conception à la fois vague, protéiforme et probablement aussi convenue du
religieux.
Dans sa description de ce qu’il nomme le « style classique marocain », celui d’avant la
déréliction, Geertz fonde sur le « maraboutisme », c’est-à-dire sur la croyance qu’un
don particulier fait de « prestance personnelle… (de) force de caractère… (de) vigueur
morale »3 distingue certains hommes et que ce don est distribué différemment parmi
ceux qui en bénéficient. C’est ce don que l’on nomme baraka. Ceux qui la possèdent
sont des marabouts. L’état de marabout « pouvait provenir (…) de la réputation de
savoir provoquer des phénomènes inhabituels, soit (d’)une supposée ascendance
prophétique »4. Il note, ensuite, que l’ascension de la dynastie alaouite – l’actuelle
dynastie régnante – marque « la supériorité de la base généalogique de la baraka sur
1 C. Geertz, Observer l’islam. Changements religieux au Maroc et en Indonésie, Paris, La Découverte, 1992, traduction de Islam
Observed. Religious Development in Morocco and Indonesia, New Haven, Yale University Press, 1968.
2 C. Geertz, « Centres, roi et charisme : réflexions sur les symboliques du pouvoir », in C. Geertz, Savoir local, savoir
global. Les lieux du savoir, Paris, PUF, 1986, traduction de « Centers, Kings, and Charisma: Reflections on the Symbolics
of Power », dans Ben-David, J. et Clark, T.N. (dir.), Culture and Its Creators, Chicago University Press, 1977.
3 C. Geertz, 1968, op. cit., p. 59.
4 Ibidem.
186 | J-N. Ferrié
son fondement miraculeux »5. Toutefois, le charisme individuel se fondit alors dans le
charisme comme patrimoine familial plutôt que de disparaître comme principe, de
sorte que les sultans alaouites – si l’on peut ainsi dire – raflèrent la mise6. Il en
découlait que le souverain marocain était un « homme fétiche »7. Ce faisant, il était
« l’objet d’un culte royal : le chef religieux officiel du pays (…) le détenteur de
pouvoirs magiques aussi vastes que mal définis »8. Geertz ajoute : « le fait que (…) son
rôle d’homme à poigne ne pouvait que se heurter à son rôle de saint et, généralement,
prendre la première place, est à la fois indéniable et essentiel pour comprendre la
nature de l'État marocain »9. Ce principe maraboutique, note enfin Geertz, était
commun à des activités diverses – le culte des saints, le soufisme et le chérifisme, c’est-
à-dire le culte des descendants du Prophète – relevant de la variété du pays, éclaté en
de multiples centres, en même temps qu’uni par une « même direction spirituelle »10,
en d’autres termes une même conception générale de l’ordre du monde organisant les
relations des hommes entre eux.
Ce style classique, une fois décrit, est confronté au changement historique marqué par
trois processus conjoints : « l’établissement de la domination occidentale ; l’influence
toujours accrue d’un islam scolastique, formaliste et doctrinaire ; et le surgissement
d'États-nations énergiques » qui « ont ébranlé l’ordre ancien »11. Ce changement
historique entraîne plusieurs modifications elles-mêmes conjointes. La première
modification touche le religieux : au Maroc, « les gens ne se sont pas mis en grand
nombre à douter que Dieu existe ; ils se sont mis (…) à douter d’eux-mêmes »12.
« Victimes (…) de la transformation de leurs sociétés, un nombre croissant (…) de
Marocains se (rend) compte que si les traditions religieuses (…) leur demeurent
accessibles (…) il n’en va pas de même des certitudes que ces traditions produisaient
(…) la réaction à cette consternante découverte a été une transformation des symboles
religieux : de révélations imagées du divin, de preuves fournies par Dieu, elles se sont
transformées en affirmation idéologiques sur l’importance du divin, en symboles de
piété »13. La colonisation accentua cette transformation. Avant, « les gens étaient
musulmans d’une façon contingente ; à partir de ce moment-là et de plus en plus, ils
en firent une politique »14. Le mouvement indépendantiste marocain était un rejeton
direct de ce mouvement scripturaire15. C’est dans ce contexte que Geertz décrit
5 Ibid., p. 60.
6 Ibid., p. 62-63.
7 Ibid., p. 67.
8 Ibid., p. 68.
9 Ibidem.
10 Ibidem.
11 Ibid., p. 77-78.
12 Ibid., p. 76.
13 Ibid., p. 77.
14 Ibid., p. 80.
15Ibid., p. 89. Voir également sur cette continuité le témoignage de A. al-Fâsi, The Independance Movements in Arab North
Africa, Washington, American Council of Learned Societies, 1954, pp. 113 et suivantes.
Observer l’islam | 187
qu’entre les résultats prêtés à une action et l’action censée produire ces résultats, la
place laissée à la déduction, c’est-à-dire au recours à des généralités pour rendre
compte d’un fait spécifique, soit la plus limitée possible. C’est ainsi que, si je dis que
Mohammed V a réussi à s’imposer aux nationalistes parce qu’il était un héros
populaire, je ne décris pas un fait : je me contente de mettre en relation deux faits, la
popularité du roi et la suprématie qu’il a acquise sur le mouvement national. Je n’ai ni
expliqué le principe de transformation de la popularité en suprématie ni montré
comme s’opérait, en situation et en contexte, cette transformation. J’ai procédé à une
déduction qui ne rend pas justice aux phénomènes, tout simplement parce qu’elle ne
les considère pas27. Certes, dans une approche de la vie politique (et, également, dans
l’approche de plusieurs autres activités), il n’est pas toujours possible de suivre les
phénomènes sans recourir à des déductions mais leur pertinence est au moins
fonction de la spécification et de la densification des faits sollicités. Ne pas omettre
des faits, c’est éviter d’imputer des causalités sur la foi d’un schéma fonctionnel
préétabli.
Revenons, maintenant, à la relation entre la popularité du roi et le fait qu’il l’ait
emporté sur le mouvement national. Si je ne considère que cela, c’est-à-dire si je
raréfie les faits en amont de sa victoire pour ne retenir que la « popularité », la
conclusion s’impose du fait même de ma sélection. Or n’est-ce pas une sélection
abusive ? Dans le premier chapitre de l’ouvrage qu’il consacre aux fondements de
l’autoritarisme dans le monde arabe (mais principalement au Maroc), Abdallah
Hammoudi remarque : «… aux toutes premières années de l’indépendance, Mohamed
V, rentrant d’exil, soulevait partout l’enthousiasme des foules. Aux yeux de tous il était
le descendant du Prophète et le héros de l’indépendance. Pour autant, sa popularité ne
peut guère se comprendre par la simple juxtaposition de ces deux traits. En fait c’est le
lien établi entre eux qui le hissa à la sainteté… Sa première action hors du commun fut
d’obtenir le consensus autour de sa personne. Consensus consolidé grâce aux efforts
du mouvement nationaliste qui, en combattant les confréries religieuses mit fin à la
dispersion de la piété populaire pour la focaliser sur la personne du roi »28.
Cette relocalisation de la piété populaire est un mécanisme intéressant, suggérant que
le mouvement national a contribué involontairement à fortifier la monarchie. On
pourrait également remarquer que le patronage que la monarchie avait accordé aux
réformes et aux nationalistes, ainsi que l’acceptation de ce patronage par les
nationalistes du parti de l’Istiqlal29 avait contribué à la focalisation populaire sur la
personne du roi. En témoigne le manifeste du parti de l’Istiqlal de 194430 qui associe le
Trône à l’indépendance. L’épisode de l’exil du sultan et la fusion dramaturgique de la
revendication d’indépendance avec la revendication de son retour furent, bien sûr,
27 Sur cette question, voir L. Quéré, « Pour une sociologie qui “sauve les phénomènes” », Revue du MAUSS, n° 24,
êtres divins39. Pratiquement, du reste, les gens font parfaitement la différence. Les
Marocains pouvaient bien penser que le roi était un saint mais il ne doutait pas non
plus qu’il fût un héros de l’indépendance et ils ne confondaient pas les deux choses.
L’assimilation du roi à la lutte pour l’indépendance – c’est-à-dire son identité d’icône
nationaliste – apparaît très clairement, dans le fait, que pour beaucoup de Marocains et
même après les élections de 1963, quand ce parti siégea dans l’opposition, l’Istiqlal
était le parti du roi. Il n’était pas alors dans un rôle de saint. Comme Nasser ou
Bourguiba n’étaient pas dans un rôle religieux, quand il symbolisait l’un l'Égypte,
l’autre la Tunisie.
Ainsi, si l’on s’intéresse à la construction symbolique de la suprématie de la monarchie
sur le mouvement national, on s’aperçoit qu’une part de cette construction n’implique
pas la religion et ne met pas en scène la sainteté. Elle ne relève, du reste, tout
simplement pas de l’anthropologie religieuse. Mais allons plus loin et intéressons-nous
à l’efficace de cette suprématie symbolique. Très justement, Abdallah Hammoudi
remarque que la prééminence du roi au lendemain de l’indépendance n’est pas
séparable de son infrastructure et, notamment, du transfert de l’appareil administratif
et sécuritaire du Protectorat à la monarchie ainsi que de la création des Forces armées
royales (FAR)40. Ce transfert n’a cependant pas été si aisé que Hammoudi semble le
suggérer. Le contrôle de l’administration a été disputé entre la monarchie et l’Istiqlal41,
qui est parvenu à l’emporter à force d’effort. Au lendemain de l’Indépendance, la
monarchie ne contrôlait pas la police. L’Istiqlal avait ses hommes à la Sûreté nationale
et en usait contre les autres partis politiques42. C’est ainsi la manœuvre politique et non
la popularité qui a permis à Mohammed V de s’imposer face aux nationalistes, une
manœuvre dont le résultat n’était pas acquis d’avance. Cette manœuvre ou plutôt ces
manœuvres durèrent de nombreuses années. La principale consista à éviter que
l’Istiqlal ne puisse être majoritaire dans une assemblée représentative. C’est ainsi que, si
l’indépendance apparaissait inséparable de la démocratie43, la mise en place rapide et
effective d’institutions démocratiques s’avérait plutôt problématique. Au Maroc,
plusieurs raisons semblaient s’y opposer : premièrement, les difficultés techniques de
l’opération ; ensuite, l’incertitude dans laquelle était l’Istiqlal de pouvoir contrôler les
élections à son avantage, la crainte inverse (et fondée) éprouvée par les autres partis
nationalistes d’une victoire sans partage de l’Istiqlal44 ; enfin, la crainte de la monarchie
de voir ce parti bénéficier d’une situation hégémonique à son détriment. C’est ainsi
que Mohammed V nomma une assemblée consultative dans laquelle l’Istiqlal était
sous-représenté. Comme le notait un analyste avisé de la vie politique marocaine, ce
39 Voir, par exemple, M. Spiro, « La religion. Problèmes de définition et d’explication », dans Bradbury, R.E. et al.,
2002, p. 82 et suivantes.
43 M. Camau, op. cit., pp. 1 et suivantes.
44Sur ces trois raisons, voir P. Ebrard, « L’assemblée nationale consultative marocaine », Annuaire de l’Afrique du Nord
1962, Paris, CNRS, p. 36.
192 | J-N. Ferrié
45 Ibid., p. 79.
46 R. Leveau, Le Fellah Marocain, défenseur du trône, Paris, Presse de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976.
47 A. Hammoudi, op. cit., p. 37.
48 C. Geertz, 1977, op. cit., notamment p. 173.
49 Revendiquée par la suite. Voir C. Geertz, Ici et Là-bas. L’anthropologue comme auteur, Paris, Métaillé, 1996,
50 Voir, par exemple, M. Zeghal, Les Islamistes marocain. Le défi à la monarchie, Paris, La Découverte, 2005.
Observer l’islam | 193
L’Islam au quotidien. Enquête sur les valeurs et les pratiques religieuses au Maroc, Casablanca, Editions Prologues, 2007, p. 25.
Voir aussi, H. Rachik, « Pratiques rituelles et croyances religieuses », in M., El Ayadi, op. cit., p. 46.
52 C. Geertz, « La religion comme système culturel », dans R. E., Bradbury et al., Essais d’anthropologie religieuse, op. cit.,
l’alcool, pour ses effets physiques, et la religion, pour ses vertus morales, sont deux
manières complémentaires de lutter contre la peur. Pour y voir une contradiction, il
faut donc quitter son point de vue et référer l’alcool et le Coran à des abstractions
comme la « modernité occidentale » et la « tradition religieuse ». Mais comment peut-
on prétendre rendre compte de ce qui se passe dans la tête des gens, si l’on décide
d’ignorer leur point de vue ?
Il faut donc minimiser le contenu et l’impact du changement religieux, une part de ses
effets dramaturgique résidant dans le parti pris du commentateur plutôt que dans le
vécu des acteurs. De même, l’impact limité de la religion sur le statut politique du roi
et sur ses capacités d’action suggérait un même type de découplage analytique.
Contrairement à la tendance qui a marqué l’approche des phénomènes religieux,
notamment au Maroc, dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix55, peut-être
convient-il de ne pas tenir comme allant de soi l’idée selon laquelle les formes de
religiosité seraient connectées aux rapports d’autorité et que cette connexion serait
heuristique pour comprendre le politique. Ainsi que le montre Hassan Rachik, cette
connexion ne va pas de soi, parce que la religion est complexe et que les références
que l’on y fait varient en fonction des activités considérées56. Il montre, ensuite, en se
fondant sur les résultats d’une enquête conduite en 2006, au Maroc, que la connexion
entre religion et politique n’est pas prépondérante chez les gens, mais que c’est « le
rapport rituel et métaphysique à la religion (…) qui l’emporte »57. Ces attitudes
ordinaires, en outre, n’impliquent pas d’obédience, c’est-à-dire qu’elles ne recèlent pas
en elles des mécanismes de soumissions à des contraintes collectives que l’on pourrait
être tenté d’analyser comme relevant, de manière diffuse ou précise, de rapports
d’autorité politique. En effet, beaucoup de pratiques ou de références à la religion
servent aux acteurs à organiser leur propre existence et rien d’autre58.
En d’autres termes, il n’existe pas de relations causales assurées entre la fresque
religieuse peinte pas Geertz, les relations de pouvoir et l’attitude quotidienne des
Marocains. Non seulement le « sacré » religieux n’est-il pas la source du charisme et de
la réussite politique de Mohammed V, mais encore la religion n’est-elle pas
nécessairement vécue comme un problème de sens ou encore comme une question
politique. En d’autres termes, pour rassembler sous un dénominateur commun les
trois éléments que je viens de citer, il faudrait – c’est, du reste, ce que postule Geertz –
que tous les trois relèvent d’un même monde culturel, d’une même dramaturgie, en un
mot d’un même ordre. Or, cet ordre innervant l’ensemble, cet ordre lui-même innervé
par des « fictions maîtresses »59, n’existe tout simplement pas. Il est une fiction de
l’auteur, une mise en liens de pratiques et de croyances, certes compatibles, mais en
aucune manière cohérentes, car l’ordre est un accomplissement des acteurs et non un
donné précédant et structurant leurs actions ; cet accomplissement est contextuel. Ce
qui fait tenir ensemble les rois du Maroc, la religion de la vie quotidienne, la
schizophrénie culturelle et la baraka, ce ne sont donc pas des relations documentables
mais l’art de l’écriture et la fascination toujours trompeuse qu’exerce la religion.
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