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Collection de la Maison de

l'Orient méditerranéen ancien.


Série littéraire et philosophique

CYCLOPODIE
Édition critique et commentée de l’Idylle VI de Théocrite

Citer ce document / Cite this document :

CYCLOPODIE. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2011. pp. 5-222. (Collection de la Maison
de l'Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique, 46);

https://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_2011_mon_46_1

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CYCLOPODIE
maison de l’orient et de la méditerranée – jean pouilloux
(Université Lumière-Lyon 2 – CNRS)
Publications dirigées par Jean-Baptiste Yon

Dans la même collection, Série littéraire et philosophique

CMO 24, Litt. 6 Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994), 1994, 677 p.
(ISBN 2-903264-16-3)
CMO 29, Litt. 7 B. Pouderon (éd.), Les personnages du roman grec. Actes du colloque de
Tours, 18-20 novembre 1999, 2001, 460 p. (ISBN 2-903264-22-8)
CMO 34, Litt. 8 B. Pouderon (éd.), Lieux, décors et paysages de l’ancien roman des origines à
Byzance, 2005, 400 p. (ISBN 2-903264-27-9)
CMO 35, Litt. 9 P. Brillet-Dubois et É. Parmentier (éds), Φιλολογία. Mélanges offerts à
Michel Casevitz, 2006, 382 p. (ISBN 978-2-903264-28-4)
CMO 36, Litt. 10 B. Pouderon et J. Peigney (éds), Discours et débats dans l’ancien
roman. Actes du colloque de Tours, 21-23 octobre 2004, 2006, 364 p.
(ISBN 978‑2‑903264‑69-7)
CMO 38, Litt. 11 F. Biville, E. Plantade et D. Vallat (éds), « Les vers du plus nul des
poètes… », nouvelles recherches sur les Priapées. Actes de la journée d’études
orga­ni­sée le 7 novembre 2005 à l’Université Lumière-Lyon 2, 2008, 204 p.
(ISBN 978-2-35668-001-3)
CMO 39, Litt. 12 I. Boehm et P. Luccioni (éds), Le médecin initié par l’animal. Animaux et
méde­cine dans l’Antiquité grecque et latine. Actes du colloque international
tenu à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux les 26
et 27 octobre 2006, 2009, 264 p. (ISBN 978-2-35668-002-0)
CMO 40, Litt. 13 R. Delmaire, J. Desmulliez et P.‑L. Gatier (éds), Correspondances.
Documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive. Actes du colloque inter­
national, Lille, 20-22 novembre 2003, 2009, 576 p. (ISBN 978-2-35668-003-7)
CMO 42, Litt. 14 B. Pouderon et C. Bost-Pouderon (éds), Passions, vertus et vices dans
l’ancien roman. Actes du colloque de Tours, 19-21 octobre 2006, 2009, 458 p.
(ISBN 978-2-35668-008-2)

Cyclopodie. édition critique et commentée de l’Idylle VI de Théocrite / Christophe Cusset. –


Lyon : Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 2011. – 222 p. ; 24 cm.
(Collection de la Maison de l’Orient ; 46).
Mots-clés : Poésie alexandrine, Théocrite, poésie bucolique, réécriture, Cyclope, Galatée,
imagination, invention poétique.
ISSN 0151-7015
ISBN 978-2-35668-026-6

© 2011 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 rue Raulin, F-69365 Lyon cedex 07

Secrétariat de rédaction : Elysabeth Hue-Gay

L’édition électronique de cet ouvrage est consultable depuis l’adresse : www.persee.fr.


Les ouvrages de la Collection de la Maison de l’Orient sont en vente :
à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Publications, 7 rue Raulin, 69365 Lyon cedex 07
www.mom.fr/service-des-publications – publications@mom.fr – 04 72 71 58 26
chez De Boccard Éditions-Diffusion, Paris – www.deboccard.com
et au Comptoir des presses d’universités, Paris – www.lcdpu.fr
COLLECTION DE LA MAISON DE L’ORIENT ET DE LA MÉDITERRANÉE 46
SéRIE littéraire et philosophique 15

CYCLOPODIE

édition critique et commentée de l’Idylle VI de Théocrite

Christophe Cusset
Remerciements

Je remercie chaleureusement l’Agence Nationale pour la Recherche dans le cadre


du projet « Culture Antiquaire et Invention de la Modernité » ainsi que l’UMR 5189
Histoire et Sources des Mondes Antiques qui ont permis ce travail de recherche et la
présente publication.
Je tiens aussi à saluer le travail précis et efficace d’Elysabeth Hue-Gay sans laquelle
cet ouvrage n’aurait pu voir le jour.
SOMMAIRE

introduction . ................................................................................................... 9
Le cadre poétique . ............................................................................................ 9
Théocrite et l’alexandrinisme ....................................................................... 9
Qu’est-ce qu’une idylle ? .............................................................................. 14
Le recueil bucolique . .................................................................................... 22
Le substrat mythologique : un Cyclope en évolution ....................................... 29
Du forgeron hésiodique au monstre homérique . .......................................... 29
La dévaluation euripidéenne et comique ...................................................... 32
Un Cyclope amoureux .................................................................................. 35
Les Cyclopes alexandrins : variété ou confusion ? ....................................... 38
Structures et unité de l’Idylle VI ....................................................................... 44
Récit-cadre et poèmes insérés . ..................................................................... 44
Une composition annulaire ........................................................................... 46
La structure métrique .................................................................................... 49
Brèves remarques sur la transmission du texte ................................................. 51
texte et traduction ....................................................................................... 55
commentaire ..................................................................................................... 61
bibliographie .................................................................................................... 193
index .................................................................................................................... 205
Index des noms (personnes et divinités) ........................................................... 205
Index des lieux .................................................................................................. 207
Index thématique . ............................................................................................. 207
Index des passages cités . .................................................................................. 214
Introduction

« Toujours ce souvenir m’attendrit et me touche,


Quand lui-même, appliquant la flûte sur ma bouche,
Riant et m’asseyant sur lui, près de son cœur,
M’appelait son rival et déjà son vainqueur.
Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
À souffler une haleine harmonieuse et pure ;
Et ses savantes mains prenaient mes jeunes doigts,
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
À fermer tour à tour les trous du buis sonore. »
André Chénier, Poésies antiques 1

Le cadre poétique

Théocrite et l’alexandrinisme

La vie de Théocrite est mal connue et l’on ne sait guère de sa biographie que ce que
l’on croit trouver à ce sujet dans ses poèmes, en dehors de maigres données externes
four­nies par les scholies ou le lexicographe de la Souda qui puisent aussi en par­tie
dans l’œuvre même du poète. On peut citer par exemple la Vie de Théocrite qui est
don­née au début des scholies et qui est très révélatrice de cette manière de procéder :
Θεόκριτος ὁ τῶν βουκολικῶν ποιητὴς Συρακούσιος ἦν τὸ γένος, πατρὸς
Σιμίχου, ὡς αὐτός φησι· Σιμιχίδα, πᾷ δὴ τὸ μεσαμέριον πόδας ἕλκεις ;
ἔνιοι δὲ τὸ Σιμιχίδα ἐπώνυμον εἶναι λέγουσι – δοκεῖ γὰρ σιμὸς εἶναι
τὴν πρόσοψιν –, πατέρα δ᾽ ἐσχηκέναι Πραξαγόραν καὶ μητέρα Φιλίναν.
Ἀκουστὴς δὲ γέγονε Φιλητᾶ καὶ Ἀσκληπιάδου, ὧν μνημονεύει. Ἤκμασε
δὲ κατὰ Πτολεμαῖον τὸν ἐπικληθέντα <Φιλάδελφον τὸν Πτολεμαίου τοῦ>
Λάγου. Περὶ δὲ τὴν τῶν βουκολικῶν ποίησιν εὐφυὴς γενόμενος πολλῆς
δόξης ἐπέτυχε.

1. Pour la lecture de ce fragment bucolique d’André Chénier, on se reportera à l’étude magistrale


de J. Starobinski (1974). Cette pièce brève, en écho à l’idylle de Théocrite, éclaire a posteriori
le sens de cette dernière.
10 cyclopodie

Le poète bucolique Théocrite était syracusain de naissance ; il avait pour père


Simichos, comme il le dit lui-même (VII, 21) : « Fils de Simichos, où vas-tu donc
traîner tes pas en plein midi ? » Mais certains disent que Simichidas était un surnom
– car il passe pour avoir un profil camus –, et qu’il avait pour père Praxagoras et pour
mère Philina. Il suivit les leçons de Philètas et d’Asclépiade, qu’il évoque (VII, 40).
Il eut son apogée à l’époque de Ptolémée dit <Philadelphe, le fils de Ptolémée>
fils de Lagos. Comme il avait de bonnes dispositions pour la poésie bucolique, il
rencontra un vif succès.

Il est donc inutile, au risque de sombrer dans une tautologie peu productive, de
chercher à expliquer le texte de Théocrite en faisant appel à des données bio­gra­
phiques qui ont été élaborées à partir de ce texte même. Comme le prouve au moins
la circulation de l’intertexte théocritéen dans les œuvres de Callimaque, Apollonios
de Rhodes ou Aratos, on peut affirmer qu’il est un poète de la première moi­tié du
iiie siècle, contemporain de Ptolémée II Philadelphe 2, vivant donc dans une période
qui connaît un véritable renouveau poétique au sein de la Bibliothèque d’Alexandrie 3.

Pour préciser un peu, on peut dire que Théocrite a dû naître vers 300 av. J.-C. et
mou­rir vers 250. Il est sans doute né à Syracuse, s’il faut en croire ce qu’« il 4 » déclare
dans l’épigramme AP IX, 434 (mais une autre source le dit originaire de Cos) :
Ἄλλος ὁ Χῖος, ἐγὼ δὲ Θεόκριτος ὃς τάδ᾽ ἔγραψα
εἷς ἀπὸ τῶν πολλῶν εἰμὶ Συρακοσίων,
υἱὸς Πραξαγόραο περικλειτᾶς τε Φιλίννας·
Μοῦσαν δ᾽ ὀθνείαν οὔτιν᾽ ἐφελκυσάμαν.
L’homme de Chios 5, c’est un autre. Moi, Théocrite, qui ai écrit ces vers 6,
Je suis l’un des nombreux natifs de Syracuse 7,

2. Ptolémée II Philadelphe a régné de 283 à 246, à la suite de Ptolémée Ier Sôter qui fut souverain
de 304 à 283.
3. Le Musée a été fondé en 290.
4. Mais l’attribution même de cette épigramme à Théocrite pose problème. Il est vraisemblable
que le « je » qui s’exprime dans ces vers représente fictivement la personne du poète et que
l’épigramme a été composée pour servir d’épigraphe à une édition de Théocrite, comme le
laisse penser la fin du vers 1 : voir Gutzwiller 1996, p. 133-137. Les informations généalogiques
cependant, qui ne reposent pas sur le texte, semblent assez dignes de foi.
5. Il s’agit non pas d’Homère, comme le pensait Wilamowitz-Moellendorff (1906, p. 125), mais
de Théocrite de Chios, historien et rhéteur de l’école d’Isocrate, qui fut assassiné à la fin du
iv siècle.
e

6. Il faut comprendre que le démonstratif désigne ici le recueil en tête duquel figure la présente
épigramme. Une autre interprétation, proposée par C. Gallavotti (1986, p. 122-123), qui con­
siste à faire de cette épigramme une inscription pour une statue représentant le poète tenant en
ses mains un rouleau de ses écrits, est moins probable.
7. Ce vers fait écho aux vers XVI, 101-103 de Théocrite.
introduction 11

Fils de Praxagoras et de l’illustre 8 Philinna,


Et de Muse étrangère, je n’en ai attirée aucune à moi.

Cette épigramme 9 semble confirmer la remarque du premier locuteur de l’Idylle XI


évo­quant le Polyphème qui vit au pied de l’Etna comme étant un « Cyclope de chez
nous » (XI, 7), donc vivant en Sicile à l’instar du locuteur en question ; mais la
recons­truction des origines siciliennes du poète (qu’il ne faut pas trop vite identifier
au locuteur de cette idylle) ne repose peut-être que sur cette remarque fugitive et des
échos parfois plus lointains avec d’autres idylles.
Deux pièces du corpus servent en général à fournir quelques données biographiques
plus sûres, dans la mesure où le poète y parle en son nom : les Idylles XVI et XVII. De
leur confrontation on déduit d’ordinaire que Théocrite semble avoir d’abord cherché
à offrir ses services de poète de cour à Hiéron de Syracuse, dont il fait l’éloge dans
l’Idylle XVI, mais le tyran, qui a dû gouverner Syracuse à par­tir de 275, ne lui a sans
doute pas accordé les faveurs qu’il réclamait et le poète éconduit se serait alors tourné
vers Ptolémée Philadelphe (Idylle XVII) et vers Alexandrie. Certaines allusions de
l’Idylle XVII montrent que le poème a été écrit entre la déifi­ca­tion de la reine-mère
défunte (275 au plus tard) et la mort d’Arsinoé, sœur-épouse de Philadelphe (270).
Ce serait donc entre 275 et 270 que Théocrite aurait quitté Syracuse pour Alexandrie.
Mais il faut être prudent en utilisant ces données his­to­riques car, si certaines d’entre
elles peuvent bien être rattachées au contenu de ces idylles, leur portée biographique
est largement sujette à caution, relevant pour l’es­sen­tiel de la fiction biographique
attendue. Rien ne permet d’établir une chro­no­lo­gie rela­tive entre les Idylles XVI
et XVII qui peuvent aussi constituer des recom­posi­tions lit­téraires ultérieures 10.
Le plus important est de se rappeler que Théocrite n’est sans doute pas originaire
d’Alexandrie, mais qu’il vient y travailler comme poète « courtisan », à l’instar
d’autres poètes et savants du monde méditerranéen. Il participe pleinement au renou­
veau poétique alexandrin aux côtés de Callimaque, Apollonios de Rhodes, Lycophron,
ou Alexandre d’Étolie, avec lesquels ses textes montrent qu’il entretient des relations
étroites... Mais, même sur ce point, il convient d’être prudent car, à la dif­férence des
autres poètes alexandrins contemporains, Théocrite n’a pas été intégré offi­ciellement

8. Cet adjectif, en partie déplacé car la mère de Théocrite n’est pas spécialement célèbre, est en
fait la reprise d’une épithète qui qualifie Bérénice Ire dans l’Idylle XVII, 34. Cette reprise est
une indication assez claire pour ne pas attribuer à Théocrite lui-même la composition de cette
épigramme.
9. Cette épigramme est certainement la source de la Vie, donnée en tête des manuscrits et citée
plus haut, pour ce qui concerne la généalogie du poète. Il faut penser, avec Gutzwiller (1996,
p. 135-136), que dans ces conditions cette épigramme n’a pas dû être écrite à une date trop
éloignée de l’existence même de Théocrite, sans quoi l’évocation des parents du poète ne
pouvait trou­ver aucun écho auprès du public. Sur cette épigramme, voir les commentaires de
Rossi 2001, p. 343-347.
10. On se reportera aux travaux en cours de Fanny Levin sur la poésie de cour de Théocrite ; elle
pose en des termes nouveaux la question du poète courtisan.
12 cyclopodie

au cercle des poètes courtisans rattachés à la Bibliothèque du Musée ou à d’autres


cercles culturels des grands royaumes de l’époque : il reste donc toujours dans une
situa­tion à part, comme sa poésie bucolique reste en marge de la production poé­tique
de son temps par son inspiration, son univers et sa spécificité formelle 11. Il est dif­fi­
cile de savoir si cette position d’exclusion est délibérée de la part du poète, ou si elle
est subie malgré lui.
Dans cette « ville nouvelle » qu’est Alexandrie 12, voit le jour la fameuse
Bibliothèque du Musée, au sein de laquelle s’est développée pour l’essen­tiel la poésie
alexandrine. Fondée dans les premières années du iiie siècle par Ptolémée Ier avec
l’aide, semble-t-il, de Démétrios de Phalère, ce disciple d’Aristote qui séjournait à
Alexandrie comme réfugié politique, elle constituait une annexe de ce sanc­tuaire des
Muses qu’était proprement le Musée. Une communauté de philologues, rattachée à
ce sanctuaire et qualifiée par Strabon (XVII, 1, 8) de σύνοδος, disposait d’un inten­
dant pour administrer le trésor commun. Ses membres étaient des pen­sion­naires
exemp­tés d’impôts, nourris et logés aux frais du roi et déchargés des soucis matériels.
Ce sanctuaire faisait surtout partie du périmètre royal : les savants étaient donc en
lien direct avec le pouvoir, à la différence des écoles philosophiques indépendantes,
comme celle d’Aristote, que l’on avait pu connaître auparavant à Athènes.
La fonction essentielle du Musée et de sa Bibliothèque était d’être un centre de
recherche, même s’il a dû s’y adjoindre une activité d’enseignement dont le carac­tère
et l’influence sont mal connus ; il est difficile de dire si une ouverture impor­tante était
faite vers des étudiants de l’extérieur, mais il est clair qu’un enseignement, réservé à
la communauté des pensionnaires du Musée, devait être dis­pensé afin d’assurer une
con­tinuité dans les recherches entreprises. Celles-ci étaient extrê­mement variées et
tou­chaient aussi bien à la géographie et aux mathématiques qu’à la médecine. Le per­
son­nage d’Ératosthène, qui fut lui-même directeur de la Bibliothèque (env. 243‑210)
à la suite de Zénodote (env. 290-275) et d’Apollonios de Rhodes (env. 275-243),
incarne parfaitement cette union nouvelle de l’homme de science, mathé­ma­ti­cien et
géographe, du critique littéraire et du poète 13.
La poésie dite alexandrine est directement influencée par le lieu et l’époque où elle
est produite. L’époque est celle de la disparition de la cité : l’individu se retrouve seul
avec lui-même au milieu de la foule de très grandes villes, il n’est plus intégré à un
corps civique restreint. L’époque est aussi celle où décline la piété tra­ditionnelle qui
est remplacée par de nouvelles croyances. La poésie alexandrine répond aux attentes
des individus. Elle propose notamment, dans le cas de Théocrite, une évasion loin
des conditions oppressantes de la vie quotidienne, un retour à la nature et à la vie
rustique. Elle met en avant, plus que cela n’avait été fait jusque-là, le rôle de l’amour
et la variété de ses manifestations.

11. Voir ci-après la mise au point sur ce qu’est une idylle.


12. Alexandrie est fondée par Alexandre en 331.
13. Sur la figure d’Ératosthène, voir Cusset, Frangoulis (dir.) 2008.
introduction 13

Produite dans le cadre du Musée qui, tout en étant ouvert sur l’immensité du
monde, est un milieu clos, la poésie alexandrine est inévitablement aussi une poésie
savante, écrite par des poètes qui sont en même temps des érudits, pour un public
de happy few qui entretiennent entre eux un esprit de connivence. Quand l’éru­di­tion
n’est pas le sujet exclusif d’un poème, elle n’en est pas moins une pré­oc­cu­pa­tion
cons­­tante et reparaît souvent là où on l’attendait le moins, sous les formes les plus
variées : penchant pour la botanique, intérêt constant pour les réa­li­tés géo­gra­phiques
ou linguistiques (noms propres d’îles, de villes, de fleuves...), appa­ri­tions sur­pre­
nantes de problèmes philologiques. Fréquemment en effet, le texte sert de support
à un débat philologique : confrontés aux textes de l’époque archaïque, les poètes-
lecteurs du iiie siècle se heurtent à des difficultés dues à l’évolution de la langue. Ils
s’in­téressent notam­ment aux hapax de l’épopée homérique, dont l’uni­cité d’em­ploi
pose un vrai pro­blème d’interprétation, dans la mesure où le sens du mot rare manque
de précision du fait du contexte unique où il se trouve ; la tâche des poètes alexandrins
est alors de renou­veler ce contexte, soit en le modifiant tota­le­ment pour montrer dans
quel sens l’hapax doit être interprété, soit simplement en pré­cisant le texte homérique
originel. On rencontre aussi un goût prononcé pour toutes les versions locales des
mythes : il s’agit de faire du neuf avec du vieux et de surprendre le lecteur par une
pré­sen­tation inat­tendue de grandes figures mythologiques. Le Cyclope Polyphème
est ainsi révélé sous un nouveau jour par Théocrite dans les Idylles VI et XI : ce
n’est plus l’ogre mons­trueux de l’Odyssée, mais un amoureux balourd qui se pique de
poésie 14.
L’érudition est donc partout présente dans la poésie alexandrine, même dans
une poésie aussi « légère » que celle de Théocrite, mais il ne faut pas s’y tromper :
l’érudition ne doit pas apparaître comme un pesant fardeau. La science ne fournit pas
sim­plement des thématiques pour pallier le manque d’inspiration, ou des procédés
d’ex­pression qui n’ont de facile que ce qu’ils auraient en fait de stéréotypé ou
d’obsolète. Non, la matière érudite, tout en étant parfaitement maîtrisée, est volon­
tiers traitée sur le mode ironique. Elle n’est jamais tout à fait prise au sérieux et sert
à mettre à distance certains procédés poétiques qui risqueraient de tuer la poésie elle-
même s’ils n’étaient mis en évidence par ceux qui les pratiquent. L’expression poé­
tique est elle aussi en perpétuelle recherche de variations et de différenciations par
rap­port au modèle connu et reconnu. C’est donc à tort que l’on a catalogué cette
poé­sie comme pédante et érudite. Certes, les poètes sont de vrais savants. Mais leur
science n’étouffe pas la poésie, car elle est toujours utilisée avec distanciation et
parfois dérision. La dimension ludique est intimement mêlée à l’aspect scientifique
et érudit : ce sont les deux moteurs principaux qui s’équilibrent et se compensent au
point que l’on ne peut qualifier cette poésie ni de frivole ni de desséchée 15.

14. Voir ci-après p. 29-44 la mise au point sur le substrat mythologique dans l’Idylle VI.
15. Sur les rapports entre science et poésie, voir Netz 2009, notamment p. 218-222 sur Théocrite.
14 cyclopodie

Qu’est-ce qu’une idylle ?

La tradition manuscrite nous transmet un ensemble de trente poèmes attribués à


Théocrite que l’on désigne du nom d’« idylles » 16. Mais ce terme est trompeur par
sa simplicité même et le « recueil » de Théocrite livré par les manuscrits qu’il sert à
dési­gner ne se limite pas à un ensemble de poèmes bucoliques. La description que le
terme d’« idylle » donne des poèmes théocritéens est en fait assez sommaire. C’est
le décalque du grec εἰδύλλιον, diminutif du mot εἶδος 17. Ce diminutif εἰδύλλιον,
employé uniquement dans les scholies de Théocrite, désigne un seul objet : les
poèmes de Théocrite. Cette appellation spécifique montre que le scholiaste s’est vu
obligé de forger un terme neuf pour désigner cette poésie précisément parce qu’elle
ne correspond à rien de semblable. Les poèmes de Théocrite ne ressemblent à rien
d’autre qu’à eux-mêmes. Ils relèvent de l’inclassable. La création du terme εἰδύλλιον
cache à peine cette particularité radicale de l’idylle théocritéenne.
Si le néologisme εἰδύλλιον isole au sein de la littérature les poèmes de Théocrite,
il porte aussi trace de l’embarras du théoricien qui lit ces poèmes. Le caractère
inclas­sable des idylles ne tient pas seulement à ce qui les distingue du reste de la
production littéraire : il s’explique d’abord par la grande diver­sité des différents
poèmes qui empêche de trouver un critère générique pour l’ensemble. Le terme
εἰδύλλιον reste en effet très vague : le mot εἶδος, qui s’ap­plique à l’aspect extérieur
des choses ou des êtres, a en matière de poésie le sens plus pré­cis de « forme » ou de
« forme poétique », sans faire référence à une forme poé­tique spécifique. Le diminutif
εἰδύλλιον peut dési­gner une « forme mineure » ou une « forme brève » de poésie et
en reste donc à une description très extérieure du poème qui ne prend en compte que
l’aspect quan­titatif du nombre de vers, ou le ton général de ces poèmes « mineurs »
qui ne méritent a priori que peu d’at­tention par le refus du sérieux ou de la profondeur
qu’on leur prête. Il ne s’agit pas de définir plus spécifiquement la forme poétique
par son mètre ou sa tonalité, ni de faire référence au contenu ou à la thématique
des poèmes considérés. Au contraire, le lecteur est renvoyé à une hétérogénéité
radicale, inhérente à ce « genre » qui ne semble pas en être un, très alexandrin par
cette hétérogénéité même et cette porosité formelle à une époque où l’on voit se mul­
tiplier les productions qui posent la ques­tion du cloisonnement générique ou de la

16. Nous reprenons partiellement ici les propos d’une conférence présentée le 15 novembre 1997
devant la Société lyonnaise d’études anciennes et publiée ensuite dans la revue Connaissance
hellénique (Cusset 1998).
17. P. Monteil (1968, p. 7, n. 1) établit fort justement l’analogie entre εἰδύλλιον - εἶδος et
ἐπύλλιον - ἔπος. Mais si, pour ἐπύλλιον, il est fait référence à un genre plus défini, l’épopée,
ce n’est pas le cas avec εἰδύλλιον. Pour d’autres considérations sur le sens et la valeur du
terme εἰδύλλιον comme révélateur de la diversité poétique de Théocrite, voir Gutzwiller 1996,
p. 129-133.
introduction 15

circulation des formes à travers les genres 18. Il faut dès lors essayer d’apprécier la
dis­parité des diverses pièces du corpus théocritéen.
Un premier point, qui remet partiellement en cause la désignation globale des
poèmes par εἰδύλλιον, concerne la longueur des pièces. Certes, par rapport à une
épopée de plusieurs milliers de vers, les idylles sont toujours des « formes poétiques
brèves ». Mais il y a plusieurs degrés dans cette brièveté. On peut arbitrairement éta­
blir six groupes d’idylles en fonction de leur longueur :
1 - idylle de moins de 10 vers : Le Voleur de miel (8 v.) ;
2 - idylles de 11 à 40 vers : La Quenouille (25 v.), L’Enfant aimé 2 (32 v.),
Les Chanteurs bucoliques - Idylle IX (36 v.), Le Bien aimé (37 v.), Les
Bacchantes (38 v.), L’enfant aimé 1 (40 v.) ;
3 - idylles de 41 à 70 vers : Le Jeune Bouvier (45 v.), Les Chanteurs bucoliques -
Idylle VI (46 v.), La Visite galante (54 v.), Les Moissonneurs (58 v.),
L’épithalame d’Hélène (58 v.), Les Pâtres (63 v.), L’Amant (63 v.), Les
Pêcheurs (67 v.), L’Amour de Kynisca (70 v.) ;
4 - idylles de 71 à 100 vers : L’Oaristis (73 v.) 19, Hylas (75 v.), Le Cyclope
(81 v.), Les Chanteurs bucoliques - Idylle VIII (93 v.) ;
5 - idylles de 101 à 200 vers : Les Charites (108 v.), L’éloge de Ptolémée
(137 v.), Héraclès enfant (140 v.) 20, Les Syracusaines (149 v.), Chevrier et
Berger (150 v.), Thyrsis (152 v.), Les Thalysies (157 v.), Les Magiciennes
(166 v.) ;
6 - idylles de plus de 200 vers : Les Dioscures (223 v.), Héraclès tueur de lion
(281 v.) 21.
Cette répartition montre que la brièveté de l’idylle est toute relative : s’il est vrai
qu’une majorité de poèmes compte entre 40 et 100 vers, rien n’empêche une idylle
d’être beaucoup plus courte ou beaucoup plus longue. La présente Idylle VI se trouve
dans le groupe moyen et, à cet égard, est pleinement représentative de la brièveté for­
melle attribuée au genre, en dépit de la difficulté à établir des limites à cette dernière.
L’organisation thématique du recueil n’est guère plus aisée, ni plus convaincante.
On a traditionnellement tenté des regroupements entre divers poèmes du corpus, qui
ne sont pas très fonctionnels. On parle ainsi d’ordinaire de pièces plus spécifiquement
buco­liques à partir du « recueil » sans doute initialement composé par le poète 22

18. C’est ainsi que l’Alexandra de Lycophron est un poème intermédiaire entre l’épopée et la
tragédie, que l’épopée d’Apollonios de Rhodes mobilise bien plus que la matière et la forme
épiques au sens strict, mais relève aussi d’un certain lyrisme ou d’une certaine composition
tragique.
19. La pièce est incomplète au début.
20. Cette idylle est en fait lacunaire à la fin et compte une trentaine de vers supplémentaires dans le
papyrus d’Antinoé.
21. L’Idylle XXV ne doit pas être rejetée nécessairement comme apocryphe. Des études récentes
ont montré toute la valeur poétique de cette pièce : voir Chryssafis 1981 et Kurz 1982.
22. Voir sur cette question le développement ci-après « Le recueil bucolique », p. 22-29.
16 cyclopodie

(Idylles I, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI), de mimes (Idylles II, XIV, XV), de
pièces amoureuses (Idylles II, XI, XII, XIII, XXIX, XXX), de poèmes épiques ou
mytho­logiques (Idylles VI, XI, XIII, XVIII, XXII, XXIV, XXV, XXVI), d’hymnes
(Idylles XVI, XVII, XXVI), d’épithalame (Idylle XVIII)... On mon­tre­rait facilement
que ces regroupements, s’ils ne sont pas sans fondement et reposent effec­tivement sur
cer­taines tonalités plus marquées de certaines idylles, restent le plus souvent impar­
faits et ne rendent pas compte de la vraie richesse des idylles : l’exemple précisément
de l’Idylle VI, qui relève à la fois de la poésie buco­lique et de la veine mythologique,
montre assez qu’un même poème peut être classé dans plu­sieurs de ces ensembles.
En outre, certaines de ces catégories (comme celles de l’hymne ou de l’épithalame)
reposent sur des formes littéraires qui existent en dehors du cadre de l’idylle, d’autres
sur la simple orientation thématique du poème : une telle classification reconnaît
cer­tains points communs entre l’idylle et d’autres formes littéraires, qu’il s’agisse
de l’art dramatique, de l’épopée ou d’autres types de poèmes comme l’hymne ou
l’épithalame, mais ne permet pas de définir ce qu’est typiquement l’idylle.
Si les critères de la longueur et de la thématique ne sont pas très opérationnels, celui
d’une structure récurrente des poèmes, à l’instar de ce que l’on peut observer pour
l’hymne ou l’ode pindarique, mérite d’être posé dans le cas du corpus théocritéen.
Plusieurs idylles sont en effet constituées par des récits, souvent à carac­tère mytho­
logique, qui sont écrits à la troisième personne. Ceux-ci sont par­fois adres­sés par
le narrateur à une personne précise : c’est le cas du Cyclope (Idylle XI) et d’Hylas
(Idylle XIII) qui reprennent des thèmes mythologiques afin de rendre sensible au des­
ti­nataire qu’est le poète-médecin Nicias la profondeur de la peine amoureuse. Le nar­
ra­teur de cette idylle peut être sans doute confondu avec l’au­teur lui-même, dans la
mesure où le médecin Nicias faisait apparemment partie des amis de Théocrite et
où l’on dispose dans les scholies de sa réponse à l’Idylle XI 23. La situation est déjà
plus délicate pour ce qui est de l’Idylle VI dont le destinataire n’est pas clairement
identifié 24. Cette assimilation du narrateur et de l’auteur n’est donc pas toujours pos­
sible ni souhaitable lorsque le poème n’offre pas de dédi­cataire nommément désigné.
L’Idylle XXIV est ainsi un récit mythologique sans adresse des exploits d’Héraclès
enfant exposé à la troisième personne : le narrateur n’est pas identifiable. Théocrite
joue parfois de ce statut du narrateur : Les Bacchantes s’ouvrent appa­rem­ment sur
un récit à la troisième personne des mésa­ven­tures de Penthée ; or brusquement, au
vers 27, un « je » intervient pour porter un jugement sur ce récit mythologique (ou sur
les événements qu’il rapporte). Le trouble s’installe ainsi dans l’esprit du lecteur qui
ne sait pas de qui émane le récit précédent : y a-t-il deux focalisations dans l’idylle ?
le récit initial est-il le fait du « je » qui ne se dévoile qu’à la fin du poème ? le récit

23. ἦν ἄρ᾽ ἀληθὲς τοῦτο, Θεόκριτε· οἱ γὰρ Ἔρωτες


ποιητὰς πολλοὺς ἐδίδαξαν τὸ πρὶν ἀμούσους.
« C’était donc vrai, ô Théocrite : les Amours ont enseigné à bien des hommes qui auparavant
igno­raient les Muses à être poètes. »
24. Voir infra commentaire au vers 2, p. 65-70.
introduction 17

mythologique est-il autonome ou le « je » rapporte-t-il, à sa manière, la représentation


d’une tragédie comme celle d’Euripide 25 ?
Le récit peut relever d’une focalisation interne sur l’un des personnages. Les
Magiciennes en sont un bon exemple. Le poème, tout entier prononcé par la jeune
Simaïtha, a une structure répétitive faisant se succéder couplets et refrains 26 : après la
mise en place du dispositif magique (v. 1-16), un premier refrain intervient au vers 17,
qui est repris dix fois et qui alterne avec des strophes de quatre vers ; cette alternance
est parfaitement adaptée au rituel d’incantation mené par la jeune Simaïtha. Une
deuxième partie, dans laquelle la jeune femme rappelle l’histoire de son amour,
s’ouvre au vers 64 : un nouveau refrain apparaît au vers 69, qui est repris douze
fois avec des strophes de cinq vers. Dans la dernière partie, qui opère un retour à la
dure réalité, l’alternance couplets-refrains est abandonnée. Le poème s’achève sur un
envoi de quatre vers dans lequel Simaïtha s’adresse une der­nière fois aux divi­nités
invoquées.
Le point de vue adopté dans Les Magiciennes – Simaïtha s’exprime à la première
personne – se retrouve dans d’autres idylles. Dans Le Bien Aimé, ce n’est plus une
amou­reuse qui parle, mais un amoureux : il souhaite conserver éternellement le sou­
ve­nir de son bonheur. On a ici un simple monologue dans lequel le locuteur ne paraît
s’adres­ser qu’à lui-même, alors que Simaïtha prend la parole au moins en présence de
sa servante Thestylis à laquelle elle donne un ordre dès le premier vers 27.
Ces longs monologues, qui rappellent parfois ceux que l’on trouve au théâtre,
présentent donc une focalisation sur un personnage qui rapporte de son point de vue
une aventure passée. Mais la faible longueur des Idylles XXIX et XXX et la présence
du refrain dans Les Magiciennes (Idylle II) introduisent une sorte de malaise au sein
du récit. On ne sait quel statut donner précisément au texte. S’agit-il d’un récit à part
entière ou n’aurait-on pas un morceau découpé dans un texte non plus narratif, mais
dramatique ? La présence muette de Thestylis au début des Magiciennes permet bien
de lire le poème comme un faux dialogue entre la maîtresse et sa servante. De même,
on attend une réponse aux injonctions lancées dans les monologues des Idylles XXIX
et XXX. La forme dialoguée interne, qui reste ici virtuelle, implique un dia­logue
externe avec le lecteur qui se pose comme le véritable interlocuteur du nar­ra­teur.
Mais la forme dialoguée effective se retrouve dans de nombreux autres poèmes. Il
peut s’agir d’un dialogue entre des personnages typiques du monde bucolique, à savoir
bouviers, chevriers ou bergers. Thyrsis (Idylle I) s’ouvre ainsi sur une conversation
entre un chevrier anonyme et le berger Thyrsis, mais l’échange verbal est assez vite
oublié : le chevrier monopolise d’abord la parole dans une longue tirade descriptive,

25. Voir Cusset 2001, p. 109-110.


26. Une structure identique est donnée dans le chant inséré dans Thyrsis (Idylle I), mais les strophes
déli­mi­tées par les deux refrains successifs sont de longueurs variables.
27. La même situation d’énonciation se retrouve dans les Idylles XXIX et XXX intitulées sem­bla­
ble­ment L’enfant aimé.
18 cyclopodie

pour la laisser ensuite au berger qui se met à chanter. La forme dialoguée ne semble
être ici qu’un prétexte commode pour élaborer d’une part une ecphrasis pleine d’art
et insé­rer d’autre part un poème dans le poème. La pièce des Moissonneurs (Idylle X)
est cons­truite selon le même principe du chant inséré à partir d’un dialogue entre dif­
fé­rents personnages. Un effet similaire se retrouve dans Chevrier et Berger (Idylle V)
où le dialogue animé entre Comatas et Lacon est remplacé par un concours poétique
impro­visé entre les deux adversaires face à un bûcheron pris pour arbitre : mais le
jeu poé­tique se fait ici selon des couplets amœbées qui reprennent artificiellement
l’al­ter­nance des voix caractéristique du dialogue. Il arrive que celui-ci se poursuive
tout au long de l’idylle : c’est le cas des Pâtres (Idylle IV) qui, selon l’expression
de P. Legrand, offrent « une “tranche de vie”, découpée à l’emporte-pièce dans une
jour­née de deux rustres 28 ». L’idylle en effet s’interrompt brusquement, sans que la
con­versation entre les deux hommes semble terminée. On a l’impression de n’avoir
qu’un extrait ou l’ouverture d’une pièce de théâtre inachevée. Le poète offre à son
lec­teur une sorte d’essai, un poème encore en devenir que l’on peut lire simplement
comme il se présente, mais qui suscite aussi l’imagination par son inachèvement : là
encore la parole du lecteur peut se substituer à celle des personnages.
L’aspect théâtral de certaines idylles est accentué. L’Oaristys (Idylle XXVII), dont
le titre indique bien la forme dialoguée même s’il n’est pas de l’auteur 29, est un bon
exemple de la dimension que peut prendre une conversation rapportée. Les répliques
sont en effet construites sur le modèle de la stichomythie 30 qui est employée par les
dra­maturges aux moments d’intense opposition ou de lutte entre deux personnages
dans le cadre de l’agôn.
Les Syracusaines (Idylle XV) offrent un exemple encore plus net de caractère
dramatique. Cette idylle est en effet composée d’une série de scènes prises sur le
vif qui se déroulent dans des décors changeants, tantôt humbles tantôt grandioses,
tantôt extérieurs tantôt intérieurs. Par sa disposition scénique, par sa thé­matique et
par ses personnages – Praxinoa et Gorgô sont deux commères de Syracuse émigrées
à Alexandrie –, la pièce de Théocrite se rapproche fortement du genre du mime 31.
Mais l’adéquation entre l’idylle de Théocrite et le mime n’est pas parfaite : le poète
syra­cusain prend bien des libertés avec le genre. On soulignera notamment que le
chant de l’artiste (v. 100-144) fait oublier pendant près d’un tiers de la pièce les aven­
tures des deux femmes : Théocrite reprend ici la technique, éprouvée dans d’autres
poèmes, du chant inséré. Mais l’interruption du dialogue fait place à une nou­velle

28. Cf. Legrand 1925-1927, I, p. 37.


29. Cette transcription du grec devrait être traduite par « La conversation intime ».
30. Les autres dialogues des idylles présentent généralement des répliques de longueurs variables.
L’Oaristys est le seul exemple de stichomythie prolongée : celle qui se trouve à l’ou­ver­ture des
Pâtres ne dure que quatorze vers.
31. On peut établir des rapprochements soit avec des mimes perdus de Sophron, soit avec
certains pas­sages des mimiambes d’Hérondas contemporains des idylles théocritéennes. Cf.
Monteil (éd.) 1968, p. 141-142.
introduction 19

voix, absente jusque-là du poème, alors que d’ordinaire le chant est entonné par l’un
des personnages déjà en place. Cette variation met l’accent sur le caractère par­ti­cu­liè­
re­ment artificiel de cette technique poétique, qui ne fait que redoubler l’ar­ti­fice dont
le poème se fait lui-même l’écho. En dehors de cette enclave chantée, le dia­logue du
reste de l’idylle recherche la plus grande justesse mimétique possible dans la peinture
des caractères et du milieu des deux jeunes femmes émigrées. Pourtant, la pièce
n’était sans doute pas destinée à la représentation. Cette faiblesse ne lui retire en rien
son caractère vivant, visuel et animé, qui est le propre du théâtre. Contrairement aux
autres exemples cités, cette idylle comporte une véritable unité dramatique : la pièce
s’ouvre sur la visite de Gorgô chez Praxinoa au moment où elle se présente à la porte
de son amie ; elle s’achève au cœur des fêtes d’Adonis qui donnaient l’occasion aux
deux commères de quitter leur univers quotidien pour se rendre au palais royal.
Le cas de l’Idylle VI se trouve une nouvelle fois dans une position intermédiaire :
la mise en récit par la voix du narrateur débouche en réalité sur une sorte de dialogue ;
l’essentiel du récit est constitué par la prise de parole des deux personnages, Daphnis
et Damoitas ; mais le dialogue est lui-même biaisé car, au lieu d’un échange véritable,
il ne s’agit que de la succession de deux chants qui, se répondant l’un à l’autre, sont
for­tement structurés par les règles du concours poétique. Il n’y a donc pas beaucoup
plus de dialogue qu’il n’y a de récit : c’est la parole poétique qui occupe tout le corps
de l’idylle.
En définitive, chaque idylle apparaît presque comme une approche nouvelle de la
voix poétique. Le poète est tantôt présent, tantôt absent dans ses pièces : il joue le
plus souvent de l’ambiguïté de sa position. Ce mélange des voix donne à l’idylle une
grande ouverture de formes. Le statut de la voix poétique est toujours à conquérir :
il peut être donné d’emblée à un poète-narrateur plus ou moins bien identifié, mais
peut aussi être confié à un personnage dans un concours poétique improvisé. La
mul­ti­pli­cation des poèmes insérés brouille jusqu’à la délimitation exacte du poème
théocritéen qui se perd à la fois dans les multiples strates discursives qui le composent
et dans les images qu’il donne de lui-même.
L’idylle ne semble pas pouvoir se définir en tant que genre selon les principes qui
servent à fixer les autres genres littéraires : la notion de genre est sans doute ana­
chro­nique et ne correspond pas à l’esprit explorateur qui caractérise la production
alexandrine. L’idylle apparaît en effet, par rapport à la tradition littéraire, comme une
forme absorbante et susceptible de s’adapter à toutes les règles de composition. Ainsi,
lorsque Théocrite écrit un poème en suivant (apparemment) les règles de l’hymne, il
n’écrit pas vraiment un hymne ; quand il écrit à la manière de l’épopée, il n’écrit
pas véritablement une épopée. C’est toujours une idylle qu’il compose à partir des
genres existants. On tiendrait bien là une sorte de définition du genre de l’idylle :
l’idylle serait un « genre » dépendant des autres genres existants ; elle serait une sorte
de genre-miroir reflétant, dans un espace plus ou moins restreint, les lois, les langues,
les thèmes développés ou utilisés dans les autres genres. Ce serait le moyen trouvé
par Théocrite pour à la fois rester dans le domaine du littéraire (la ressemblance avec
les textes littéraires antérieurs donne à ses propres œuvres leurs lettres de noblesse)
20 cyclopodie

et échapper au carcan du littéraire dans la mesure où il faut nécessairement lui être


exté­­rieur pour pouvoir le refléter, le mimer. Mais, dans cette reformulation sys­té­ma­
tique des anciennes formes littéraires, il suit lui-même une nouvelle règle, celle de la
dissonance.
Cette poétique de la dissonance généralisée est sensible à différents niveaux de
l’écri­ture, aussi bien de manière interne au texte que dans le rapport que le texte
entre­­tient avec divers référents extérieurs. La dissonance n’est pas affichée comme
un principe poétique ; elle n’est pas théorisée par le poète dans son œuvre. Elle est
donc toujours plus ou moins fuyante à la lecture, d’autant qu’elle n’apparaît sou­vent
dans le texte que de façon détournée ou discrète. L’art de la dissonance est de poindre
à peine dans le texte ; elle ne doit pas rompre brutalement une lecture lisse du texte,
mais doit néanmoins être ressentie. Pour atteindre cette discrétion, la dissonance
prend des formes variées qui sont autant de masques textuels de son expression.
Cette dissonance peut être présente dans la fiction elle-même. Ainsi, dans
l’Idylle XI, l’amour fait-il perdre la tête au personnage du Cyclope qui se propose
d’ap­por­ter à sa chère Galatée un bouquet de lys et de pavots, mais se rend compte
aus­si­tôt que les deux fleurs poussent à des époques différentes et qu’il ne pourra
les réu­nir dans un seul bouquet 32. De même, le chevrier des Thalysies (Idylle VII)
apparaît comme un personnage assez grossier, vêtu d’une peau de bouc 33 : son allure
rus­­tique ne l’em­pêche pourtant pas de faire de la poésie ni d’en parler. D’une manière
générale, on observe la recherche d’une distanciation dans les situations : ainsi cette
même Idylle VII présente-t-elle une scène, transposée d’Hésiode, où des cadeaux sont
échan­gés à l’issue du con­cours poétique, mais, alors que les Muses remettaient au
poète d’Ascra un sceptre sym­bolisant le don de la poésie, le jeune pâtre ne remporte
ici qu’un vulgaire gourdin.
Le décalage est ainsi souvent le fait d’un traitement particulier que l’idylle fait subir
à un thème traditionnel. Du personnage d’Héraclès par exemple, Théocrite ne choisit
pas seulement de rapporter les grands travaux : s’il évoque un exploit, il le situe dans
la période enfantine du héros légendaire dans Héraclès enfant (Idylle XXIV) ; s’il
songe à l’Héraclès de la maturité, il le met dans une situation peu avantageuse dans
Hylas (Idylle XIII) où il ne peut que se plaindre, impuissant, de la disparition de son
jeune ami, tout en se débattant « au milieu d’épines impraticables », symboles de sa
douleur. La pré­sentation du Cyclope est aussi faite pour étonner le lecteur d’Homère,
même si depuis Euripide la brutalité monstrueuse de l’adversaire d’Ulysse avait été
for­­tement édulcorée. Il n’en reste pas moins que la situation amoureuse introduit une
forte dis­so­nance par rapport au modèle épique qui sert toujours de référence.
Ces éléments structuraux suffisent-ils pour faire de l’idylle un « genre littéraire » ?
Le genre littéraire est une classe de textes, qui est elle-même défi­nie par la présence
de propriétés communes entre au moins deux textes. La dif­fi­culté des idylles à être

32. Le Cyclope (Idylle XI), v. 56-59.


33. Les Thalysies (Idylle VII), v. 15-19.
introduction 21

comprises comme une « classe de textes » tient à leur nombre et à la diversité que nous
avons mise en évidence. Si deux (ou quelques) idylles peuvent bien être regroupées
en une classe, on a du mal à trouver une propriété commune à l’ensemble de ces
idylles et donc à placer l’ensemble du corpus dans une même classe qui permettrait
de définir l’idylle comme un genre.
Pourtant, les pièces ont été précisément conservées sous forme de recueil,
c’est-à‑dire que la tradition a considéré qu’il existait entre ces textes des liens qui
permettaient de les regrouper ainsi. On s’empressera de préciser que ce n’est pas le
nom d’au­teur qui a autorisé cette réunion, car certaines idylles n’ont pas d’auteur
attribué. Il y a donc bien là la trace de la naissance d’un genre de l’idylle, même
si ce « genre » n’est identifié comme tel qu’a posteriori. Si les idylles ont ainsi été
réunies sous un terme qui se veut générique, il faut nécessairement que certaines pro­
priétés discursives aient été reconnues à l’ensemble de ces textes : c’est sans doute la
recherche du décalage et de la distance. De ce point de vue, en effet, les dif­férentes
pièces du corpus se com­portent comme un genre défini par une certaine société à une
époque donnée : le genre s’invente par l’utilisation de règles nouvelles qui viennent
s’ajouter (sans les nier ni les annuler) à des règles préexistantes qui servaient à la
défi­­nition d’autres genres ou formes littéraires. On a là tout le travail poétique de
Théocrite qui s’inscrit dans la littérature en reprenant les règles de genres du passé
(l’épopée, la poésie lyrique...) auxquelles il rajoute des règles nouvelles cor­respondant
mieux à l’esprit de son époque 34 et à l’idéologie ambiante. Il crée ainsi une manière
nou­­velle d’écrire qui repose sur l’ensemble du passé littéraire. On retrouve ici le
principe énoncé par Tzvetan Todorov : « un genre nouveau est la trans­formation d’un
ou plu­­sieurs genres anciens : par inversion, par déplacement, par combinaison 35 ».
Il ne semble pas cependant que la conscience de créer un genre nouveau soit le fait
de Théocrite. Celui-ci apparaît plutôt comme un essayiste de la littérature. Il fait des
expé­­riences d’écriture poétique. Ce n’est pas pour autant une révolution poétique :
l’adjectif νέος semble perdre alors les connotations négatives qu’il avait à l’époque
classique. Théocrite ne fait pas du nouveau pour supprimer l’ancien, mais pour créer
quelque chose qui lui soit propre et qui soit de son temps. Il s’intéresse à différents
genres (l’épopée, l’épithalame, l’hymne, etc.) auxquels il s’efforce de donner un goût
nouveau.
Le nom de l’idylle convient en fait parfaitement bien au genre qu’il désigne
a posteriori : la première partie du nom (εἰδ-) reste nécessairement vague, dans la
mesure où l’idylle peut traiter toute forme poétique. La deuxième partie du mot (le
suf­fixe de diminutif) révèle toute la spécificité générique de l’idylle : la minia­tu­ri­
sation, le mode mineur, donc forcément distancié, la poésie de la tangente qui frôle
les genres poétiques sans se soumettre définitivement à aucun. Le diminutif ne porte
pas sur la longueur du texte, mais sur le ton, l’atmosphère ludique du poème, lieu

34. L’esprit de la miniature et de la légèreté qui est notamment prôné à l’époque par Callimaque.
35. Todorov 1987, p. 30.
22 cyclopodie

d’une expérience poétique toujours renouvelée. Ce diminutif rend compte de la déva­


lo­­risation de toutes les normes ou plutôt de l’adjonction d’un cadre réducteur aux
normes préexistantes : l’idylle est une œuvre miniature dans laquelle se produit une
expé­­rience poétique qui consiste à prendre un extrait de matière poétique et voir les
effets produits par telle ou telle transformation. Cet espace poétique restreint, ce texte
de laboratoire, est un terrain choisi pour tester la poésie et le travail du poète. Or la
richesse de la poésie nécessite une multiplicité d’expériences qui rendent impos­sible
une composition de longue haleine. La relative brièveté des pièces de Théocrite peut
donc apparaître comme une nécessité, comme une conséquence du projet poétique.
Ce projet complexe, qui met la littérature à distance dans le temps même où elle
est intégrée à un texte nouveau, empêche de concevoir l’idylle comme un genre
con­stitué par Théocrite. L’idylle est pourtant bien un genre, mais c’est un genre en
devenir : elle attend de devenir à son tour une règle, un modèle pour d’autres poètes
qui l’inscrivent ainsi de fait – et peut-être au grand dam de Théocrite – dans le car­can
iné­­vitable des genres littéraires 36.

Le recueil bucolique

L’Idylle VI fait partie de ce qu’il convient donc d’appeler les idylles bucoliques
de Théocrite. Dans le corpus en notre possession, ces idylles qui mettent en scène
des pâtres chanteurs, qu’ils soient bouviers, chevriers ou bergers, sont au nombre
de dix et correspondent assurément à ce que la Souda désigne par τὰ καλούμενα
βουκολικὰ ἔπη. Ces dix poèmes présentent une cohérence thématique suffisamment
forte pour qu’on se demande s’ils ont pu être dès l’origine composés en vue de former
un recueil bucolique.
Un certain nombre d’indices, assez extérieurs, font signe en ce sens. Il faut en effet
tout d’abord rappeler que l’existence de recueils poétiques n’est nul­le­ment une illu­sion
rétro­­spective : même s’il est difficile d’établir une chronologie pré­cise du phénomène,
on sait que les Alexandrins ont pratiqué le recueil ; on en a des exemples cer­tains avec
les Iambes et les Aitia de Callimaque qui furent com­po­sés sépa­ré­ment avant d’être
réu­nis par le poète en un recueil ; sans doute pour les Hymnes de Callimaque peut-on
obser­ver une pratique identique, s’ins­pi­rant de col­lections déjà exis­tantes pour les
Hymnes homériques. La publi­cation en 2001 d’un nouveau papyrus con­servé à Milan
(P. Mil. Vogl. VIII, 309) nous a livré les frag­ments de plus de cent dix épigrammes
inédites, que les édi­teurs ont attribuées, avec d’excellents arguments, à Posidippe
de Pella, l’un des prin­ci­paux poètes de l’Alexandrie du iiie siècle av. J.‑C. 37. Posidippe
semble avoir été essentiellement actif pen­dant le deuxième quart de ce siècle, où il
tra­­vailla à la cour d’Alexandrie, sous le patronage de Ptolémée II Philadelphe, puis de

36. Cf. Todorov 1987, p. 31 : « il n’y a pas de littérature sans genre, c’est un système en con­ti­nuelle
transformation ».
37. Cf. Bastianini, Gallazzi (éds) 2001.
introduction 23

Ptolémée III Évergète. Les nou­velles épigrammes sont réparties, au sein du papyrus,
en cycles thé­matiques pré­cédés d’un titre indiquant leur sujet. Dans son état actuel, le
papy­rus comporte neuf sections thématiques intitulées [lithi]ka (épigrammes sur les
intailles et les minéraux), oiônoskopika (épigrammes sur les présages), anathematika
(épi­grammes dédicatoires), epitymbia (épigrammes funéraires), andriantopoiika
(épi­grammes sur les bronziers), hippika (épigrammes sur les concours hippiques),
nauagika (épigrammes sur les naufrages), iamatika (épigrammes sur les cures et les
guérisons), tropoi (épigrammes sur les caractères [des défunts]). Les vestiges d’une
dixième section permettent de deviner que la série suivante traitait des phénomènes
atmo­­sphériques. Cette organisation met en évidence le souci d’une présentation
raison­née de la production foisonnante des épigrammes d’un même poète, à une date
rela­­tivement haute, qui est sans doute au fondement même du projet de Méléagre
dans la constitution de sa Couronne.
On ignore assurément si une telle entreprise a pu être également engagée par
Théocrite pour sa production bucolique. Cependant, quand Virgile compose ses
propres Bucoliques sur le modèle de Théocrite, il organise à son tour un recueil
de dix poèmes et ce nombre semble bien être une indication du nombre d’idylles
buco­­liques chez son devancier, surtout si l’on se fie à l’affirmation de Servius selon
laquelle, si seu­le­ment sept des églogues de Virgile sont des merae rusticae, il y avait
en revanche dix poèmes bucoliques chez Théocrite 38. Toutefois, ce rapprochement
n’a qu’un poids assez faible, car il est évident que Virgile n’imite pas uniquement les
idylles bucoliques : il se souvient aussi très clairement de l’idylle des Magiciennes
(Idylle II) qui ne relève pas de la tonalité bucolique. Aussi les dix poèmes sur les­
quels Virgile prend modèle n’appartenaient sans doute pas à un recueil composé
par Théocrite lui-même, mais à une compilation de ses pièces les plus fameuses. Il
est difficile de savoir sous quelle forme Virgile lisait l’œuvre de Théocrite : selon
Vaughn 39, le recueil imité par Virgile aurait obéi à une organisation assez proche de
celle du papyrus Oxy. 2064 du iie siècle ap. J.‑C. 40. Vaughn souligne que cet ordre
était le fait de Théocrite lui-même alléguant qu’il mettrait en évidence les Idylles I
et XI aux extré­mi­tés et VII et III au centre, mais il semble bien plutôt que, dans
sa trans­mission jusqu’à l’époque de Virgile, l’œuvre de Théocrite avait déjà subi de
profondes transformations.
L’une de ces transformations est sans doute à attribuer au grammairien du ier siècle
av. J.‑C. Artémidore, qui réunit l’ensemble des œuvres relevant du genre bucolique
désor­mais constitué comme tel. Cette collection devait comprendre à la fois les

38. Servius, Comm. In Verg. Buc. Prooem., p. 3, 20-1 Thilo. Mais le témoignage de Servius n’est
pas assuré sur des preuves tangibles. Servius ne dit pas que le recueil ne comportait que dix
idylles bucoliques, mais que, dans le corpus de Théocrite, dix idylles sont bucoliques.
39. Vaughn 1981, p. 47-68.
40. L’ordre serait alors le suivant : Idylles I, VI, IV, V, VII, III, VIII, IX, X, XI (dans la numérotation
tradition­nelle).
24 cyclopodie

poèmes de Théocrite, ceux de Moschos, de Bion et d’autres poètes bucoliques, et cet


assem­blage de sources diverses dut vraisemblablement avoir des effets sur le corpus
théo­critéen lui-même. Mais on ne suivra pas l’avis de Wilamowitz 41 pour lequel
Artémidore servirait de base à toutes les éditions postérieures : en se fondant sur
le mode de transmission de la poésie lyrique archaïque, Wilamowitz considère en
effet que les idylles auraient circulé séparément jusqu’à l’époque de la Souda avant
qu’Artémidore ne les incorpore dans une édition complète des poèmes bucoliques.
Mais les papyri ont montré que Wilamowitz avait surestimé l’influence d’Artémidore
sur la tradition manuscrite.
La tradition manuscrite peut aussi être d’un certain secours sur la question d’un
recueil bucolique. Un fait apparaît nettement : les manuscrits donnent sys­té­ma­ti­que­
ment les dix idylles bucoliques et cet ensemble est situé en tête de la collection dans
les familles ambrosienne et laurentienne. Cette récurrence du choix et cette place
limi­naire invitent à penser qu’il y aurait bien à l’origine des différentes tra­ditions
manu­sc­ rites un recueil de la poésie bucolique de Théocrite, que le poète l’ait cons­
titué lui-même ou non. Voici comment sont présentées les idylles bucoliques dans les
diffé­rentes familles de manuscrits :
Famille vaticane I II III IV V VI VII VIII IX X XI
Famille ambrosienne I VII III IV V VI VIII IX X XI
Famille laurentienne I V VI IV VII III VIII IX X XI

Il est frappant de constater que, si l’ordre varie grandement (à la différence de ce qui


se passe pour le recueil virgilien), certaines constantes apparaissent : le nombre des
idylles bucoliques est toujours le même et le recueil est constitué des mêmes idylles ;
l’Idylle I est toujours située en tête et la fin de la série est invariablement composée
des Idylles VIII, IX, X et XI toujours dans le même ordre. On notera au passage que
les Idylles VIII et IX, généralement soupçonnées d’être apocryphes et tardives, sont
tou­jours présentes dans les manuscrits de Théocrite. On remarque aussi que l’ordre
de la famille vaticane diffère de celui de la famille ambrosienne essentiellement par
la place de l’idylle VII rapprochée du début du recueil dans cette seconde famille.
La place « anormale » de l’idylle II (pièce « urbaine ») au début du groupe bucolique
dans la seule famille vaticane s’explique par la célébrité de ce poème, imité aussi par
Virgile : or, c’est cet ordre même qui prédomine dans la tradition occidentale ulté­
rieure à la suite de l’édition princeps de Bonus Accursius qui a pris pour modèle un
manu­scrit de cette famille. L’ordre de la famille vaticane, même s’il s’est imposé,
n’est sûrement pas le plus ancien ni le plus logique : il est minoritaire dans la tradition
et révèle un effet de la popularité de certains poèmes que le lecteur veut trou­ver rapi­
de­ment au début de son uolumen.

41. Wilamowitz-Moellendorff 1906, p. 112-129.


introduction 25

K. Gutzwiller 42 a attiré à juste titre l’attention sur une remarque de C. Gallavotti 43


à propos de l’ordre de la famille laurentienne, que celui-ci tenait d’ailleurs pour non
signifiant. Cette remarque consiste à relever que l’ordre dans cette famille est de type
alpha­bétique en fonction du premier mot de chaque idylle : cette manière de désigner
une œuvre par son incipit est ancienne, ce qui permet de rappeler que les titres des
idylles, souvent instables, ont été introduits tardivement et ne sont pas le fait du
poète. On obtient ainsi l’ordre des idylles I, V, VI, IV, VII, III d’après la succession
alpha­bétique des termes initiaux que sont respectivement ἁδύ, αἶγες, Δαμοίτας,
εἰπέ, ἦς, κωμάσδω. Les idylles VIII-XI n’entrent pas dans cette orga­ni­sation
alphabétique, ce qui serait selon K. Gutzwiller le signe du caractère tar­dif et apo­
cryphe des idylles VIII et IX : mais cet argument, qui ne vaut pas pour les idylles X
et XI, ne tient pas. Toujours selon K. Gutzwiller, ce classement alphabétique mon­
tre­rait l’ancienneté de la famille laurentienne qui aurait ensuite servi de modèle aux
autres classements, les déplacements de telle ou telle idylle étant alors le fruit de la
volonté de mettre telle ou telle relation en évidence. Pour ce qui est de l’ancienneté,
le fait est établi : on sait en effet que les poèmes de Sappho étaient rangés par ordre
alpha­bétique dans les différents livres de son œuvre ; on trouve aussi certaines séries
alpha­bétiques dans l’Anthologie. Mais il ne faut pas se tromper sur la nature et la
fonc­tion de ce classement qui, pour être ancien, n’est pas nécessairement le fait du
poète lui-même. L’ordre alphabétique est essentiellement pratique ; il est établi par le
com­pilateur ou le bibliothécaire qui doit ranger dans un ordre de manière à pouvoir
retrou­ver ensuite. Il ne s’agit donc pas d’une construction poétique. Si ce classement
resur­git dans la famille laurentienne, c’est sans doute 44 que celle-ci garde les traces,
au moins partielles, d’un ancien agencement, mais qui ne concernait peut-être qu’un
tri d’idylles de Théocrite ; ce qui n’a pas de conséquences directes sur l’organisation
éven­tuellement voulue par le poète. Il n’y a là, selon nous, qu’un accident dans
l’histoire de la transmission du texte et cette organisation est trop artificielle et
technique pour être pleinement signifiante. De ce point de vue, la famille laurentienne
n’a pas à être privilégiée par rapport aux deux autres familles, en dépit de la possible
antériorité (d’une partie) de son classement.
Toutes ces données externes ne permettent pas de tirer de conclusions définitives,
mais elles viennent successivement conforter l’idée d’un recueil de poésie bucolique.
Si ce recueil existe, on peut supposer que son organisation n’est pas sans effet sur
l’écri­ture des idylles qui le constituent et il convient donc de chercher si des critères
internes aux poèmes eux-mêmes viennent appuyer cette hypothèse. Or, une série de
tra­vaux initiés par J. Irigoin à partir des recherches menées sur le recueil virgilien

42. Gutzwiller 1996, p. 126-127.


43. Gallavotti 1955, p. xvii, n. 2.
44. Mais rien n’empêche de penser que ce classement alphabétique a pu être réintroduit ulté­rieu­
rement dans la tradition.
26 cyclopodie

des Bucoliques ont apporté en ce domaine des preuves solides 45. Si l’on commence
par ne pas d’abord remettre en cause l’authenticité du corpus transmis, il apparaît
en effet de manière évidente que les dix idylles bucoliques attribuées à Théocrite
sont organisées en fonction du chiffre neuf, qui n’est pas un chiffre anodin en poésie
puisqu’il correspond au nombre des Muses. Plusieurs faits viennent soutenir ce
principe. Les dix idylles constituent un ensemble de 890 vers, ce qui est à une unité
près l’équivalent du produit 99 × 9 (= 891). Parmi les idylles conservées, quatre pré­
sentent un nombre de vers qui est un multiple de 9 : Idylle III (54 v.), Idylle IV (63 v.),
Idylle IX (36 v.) et Idylle XI (81 v.) ; et dans ce groupe de quatre idylles, la somme
du nombre de vers des deux premières est égale à la somme du nombre de vers des
deux dernières, à savoir 117. D’autres regroupements sont encore significatifs : on
cons­tate que les trois plus longues idylles (I, V et VII) ont un nombre de vers proche
(respectivement 152, 150 et 157 vers), dont la somme est aussi un mul­tiple de 9 (459
= 51 × 9). La somme des vers des trois idylles restantes (VI, VIII, X), apparemment
étran­gère à l’organisation par 9, donne à une unité près un multiple de 9 (22 × 9 = 198
– 1 = 197 = 46 + 93 + 58) et chacune de ces trois dernières idylles asso­ciée à l’une
des trois longues idylles donne une somme de vers divisible par 9 : Idylles I et VI
(152 + 46 = 198), Idylles V et VIII (150 + 93 = 243), Idylles VII et X (157 + 58 = 215
à une unité près : 215 + 1 = 216).
Si l’on met à part l’Idylle III qui semble avoir un contenu métapoétique propre à lui
accorder une valeur préfacielle, on constate que les idylles peuvent être regroupées
en triades dont la somme des vers est divisible par 9 : soit en groupant I, V, VII ; XI,
IX, IV et VI, VIII, X (à une unité près), soit en groupant I, XI, VI ; V, IX, VIII et VII,
IV, X, ce qui donne des triades équilibrées d’une somme de vers de 279 (278 pour la
dernière triade) 46. Un tel équilibre se retrouve aussi dans d’autres combinaisons : on
peut en effet répartir les idylles en deux groupes identiques pour ce qui est du nombre
de vers. Une première possibilité est d’avoir deux groupes à 445 vers en répar­tissant
les idylles ainsi : I, III, VI, VII, IX et IV, V, VIII, X, XI. Un autre ensemble équilibré
de 400 vers apparaît si l’on met de côté les Idylles III et IX comme formant un cadre
au dire poétique (annonce poétique et adieu aux Muses) : d’une part les Idylles I, IV,
VI, X, XI et d’autre part les Idylles V, VII, VIII. Ces différentes organisations ne sont
nul­lement contradictoires, mais manifestent la pleine com­plé­men­tarité des idylles en
fonc­tion de leur distribution.

45. Voir Irigoin 1975 ; Ancher 1981 ; Meillier 1981, 1985, 1989a et 1989b ; Balavoine 1987a et
1987b ; Blanchard 2008a et 2008b. Nous laissons de côté dans ce qui suit la tentative séduisante
de C. Balavoine qui essaie de trouver dans la Syrinx une figuration du recueil buco­lique en
raison du nombre peu habituel de tuyaux de cette syrinx poétique qui éga­le le nombre des dix
idylles bucoliques ; mais l’organisation du recueil en fonction de ce poème figuré contraint à
des inter­ven­tions trop importantes sur le texte des idylles pour être vrai­ment pertinente.
46. Si l’on associe l’une de ces triades à l’Idylle III mise à l’écart, on obtient un total de 333 vers,
ce qui est un nombre à puissante valeur symbolique.
introduction 27

à ces regroupements s’ajoutent des relations privilégiées entre certaines idylles


sur la base notamment de suites géométriques de raison 3/2, comme l’a bien montré
G. Ancher 47. Ainsi les Idylles III, IX et XI :

81 54 3
= =
54 36 2

Or ce type de rapport pourrait sembler artificiel, voire purement aléatoire, s’il ne


se retrouvait dans la composition interne de certaines idylles : dans l’idylle VI par
exemple, le rapport des chants de Damoitas (21 v.) et de Daphnis (14 v.) est dans le
même rapport de 3/2 48. C’est dire assez clairement que la composition interne des
idylles repose sur les mêmes principes que l’organisation du recueil ou, pour le dire
autrement, l’organisation du recueil se reflète dans la composition de ses éléments et
n’est donc que la conséquence d’une organisation en puissance dans les idylles elles-
mêmes.
Il faut ajouter un dernier élément pour éclairer cet ordonnancement du recueil qui
fait encore apparaître le lien étroit entre le tout et les éléments qui le composent :
il s’agit de la présence des acrostiches numériques mis en évidence par C. Meillier
d’une part dans les neuf derniers vers de l’idylle IX :

Α Τ Μ Τ Ι Τ Ο Α Γ
2 + 19 + 12 19 + 9 + 19 + 15 + 1 + 3
+
= 33 66 49 = 99

d’autre part, et de manière exceptionnelle, dans l’idylle XI, qui compte 81 vers
(soit 92) et que l’on peut représenter en un carré de 9 × 9 lettres, composé lui-même
de 9 carrés de 9 lettres :

47. Ancher 1981, notamment p. 301.


48. Ibid., p. 311.
49. Or il se trouve que 66 est la somme des lettres du nom de Daphnis, symbole de la poésie
bucolique.
28 cyclopodie

O Ν Η Γ Γ K O Ω A
H Α Π Χ A E K A Υ
Ω A M Φ O Φ H H E
Π E Γ O E E A K T
O Σ T Π Π A T A E
E E Λ T A E K K Ω
Ω A H A Ω N A Ω E
Ω Π K A O Z Φ Σ Ω
A T T E Π K Δ O M

Les sommes de ces différents carrés donnent le résultat suivant :


106 101 90
97 83 99
121 95 124

Or, aussi bien la somme de la colonne médiane que celle de la ligne médiane est
de 279 : ce total était déjà présent dans l’organisation du recueil en triades. Le total
du carré d’ensemble est de 916 et l’on obtient un total de 999 en redoublant le sous-
carré central, comme y invite le croisement égal des branches médianes, de même
que le redoublement de la lettre centrale (π) du carré central permet d’obtenir un total
de 99 pour ce carré. Ces acrostiches numériques mettent en évidence que les mêmes
prin­­cipes organisateurs sont à l’œuvre dans la composition de certaines idylles et
dans celle du recueil bucolique. On rappellera d’ailleurs utilement qu’il n’y a aucune
incom­patibilité entre la recherche numérique et la composition poétique, dans la
mesure où la compréhension des rapports numériques est menée par les Anciens
dans le cadre d’une quête de l’harmonie, notamment dans le domaine musical. Or,
il est presque impossible d’observer une régularité numérique si le poète ne l’a pas
sciemment établie. Aussi, la régularité numérique indubitable qui apparaît dans les
idylles elles-mêmes et qui entre en étroite correspondance avec ce que l’on peut con­
stater dans l’organisation du groupe des dix idylles bucoliques invite à penser qu’il y
a bien là une organisation délibérée de la part du poète.
L’ordre effectif dans lequel Théocrite a pu présenter ces dix idylles bucoliques
reste hypothétique. Différentes propositions ont été faites par J. Irigoin et G. Ancher,
mais c’est peut-être à celle d’A. Blanchard qu’il faut s’arrêter, dans la mesure où elle
entre en résonance avec un principe d’organisation numérique que ce chercheur a pu
éta­blir dans d’assez nombreux exemples de production poétique 50 ; nous nous con­
ten­tons ici de donner à titre indicatif l’ordre qu’il avance sans entrer dans le détail de
sa démonstration :
III I V VII XI X VIII VI IV IX

50. Voir Blanchard 2008a et 2008b.


introduction 29

On notera simplement avec A. Blanchard 51 que, dans cet ordre, les cinq premières
idylles forment un total de 594 vers (soit 66 × 9) et les cinq dernières un total de
*297 vers (soit 33 × 9) à une unité près 52, c’est-à-dire un rapport de 2/3 qui inverse le
rapport de 3/2 rencontré ailleurs.
S’il faut revenir brièvement pour finir sur la place de l’Idylle VI dans l’organisation
de ce recueil, on trouvera que cette pièce entre en relation notamment avec les
Idylles I et XI au sein d’une triade de 279 vers : c’est Daphnis (dont le nom a pour
équi­va­lence numérique 66) qui fait le lien entre l’Idylle I, où il est l’objet du chant
de Thyrsis, et l’Idylle VI, où il est la voix narrative du premier chant inséré, tandis
que ce sont Polyphème et Galatée qui assurent la liaison entre les Idylles VI et XI.
L’orga­nisation du recueil trouve un écho dans la construction des thèmes et des voix
dis­cursives des idylles.

Le substrat mythologique : un cyclope en évolution

La présence du Cyclope dans le recueil bucolique de Théocrite cherche à sur­


prendre. Et elle y parvient réellement au point que l’on en reste souvent à cette
surprise qui fait aisément partie de l’univers de réception d’une poésie alexandrine
con­si­dérée comme pédante, mièvre et maniérée. L’atmosphère de la poésie bucolique
est en effet celle d’une nature paisible, plongée dans une espèce de somnolence
propre à la rêverie, celle des amours faciles ou légères, celle de l’absence de peine,
de fatigue : les pâtres sont installés dans un décor immuable, dont la stabilité même
garan­tit la paix ; il est fait d’herbe tendre, de l’ombre protectrice de quelques arbres,
de la fraî­cheur d’une source dont le murmure se marie tout en douceur au bruissement
des feuillages agités d’une légère brise ainsi qu’au murmure poétique. Ce cadre
bucolique, avec son calme, son oisiveté, son bien-être, est donc a priori bien éloigné
du monde dans lequel vit le cyclope Polyphème tel qu’il a été brossé dans la poésie
homérique.

Du forgeron hésiodique au monstre homérique

Il faut tout d’abord rappeler que la nature des cyclopes est fortement dissemblable
dans le monde homérique et dans la Théogonie d’Hésiode, au point que l’on peut
sup­poser qu’il s’agit de deux types de cyclopes étrangers l’un à l’autre 53. En effet,
dans la Théogonie, même s’ils sont taxés d’un ὑπέρβιον ἦτορ (v. 139), les cyclopes

51. Blanchard 2008a, p. 113.


52. Dans tous les cas où il manque une unité, on observe que c’est l’idylle X qui est mise en cause.
On a souvent voulu supprimer dans l’idylle VI le vers 41 sous prétexte qu’il reproduisait le
vers X, 16 ; c’est peut-être en fait l’idylle X qui pourrait apporter une solution à ce problème.
53. Ce problème est posé clairement par Mondi 1983, p. 17-38.
30 cyclopodie

apportent leur aide à Zeus dans sa lutte contre les Titans et leurs actions sont louées
par le poète qui voit en elles « vigueur, force et adresse » (v. 146), mais jamais ils ne
sont pré­sentés comme des êtres monstrueux et voraces. Ils ont d’une certaine façon
une fonc­tion de civilisateurs en tant qu’ils construisent des remparts aussi bien à
Argos qu’à Tyrinthe ou Mycènes ; ils n’accomplissent rien de violent ni d’impie. Leur
nombre est limité à trois : Brontès, Stéropès et Arghès, et leurs noms indiquent qu’ils
sont des personnifications des éléments liés à la tempête. Ils sont désignés comme
étant les fils d’Ouranos et de Gaia, à l’instar des Titans ou des Hecatoncheires. Leur
des­cription dans le texte hésiodique est limitée, mais Hésiode dit explicitement qu’ils
n’ont qu’un seul œil au milieu du front (v. 143), alors qu’Homère ne fait jamais
mention de cette particularité physique.
Contrairement à l’image qui en est donnée dans la Théogonie d’Hésiode, le
Cyclope homé­rique est d’abord un être monstrueux. On sait en effet que « les
Cyclopes du chant IX de l’Odyssée sont aux antipodes de la civilisation, voire de
l’humanité 54 » : ils ne connaissent aucune des règles ou des lois qui régissent la vie
sociale et politique, mais vivent de manière isolée hors de toute société, dans de
hautes montagnes, dans des grottes qui leur servent de maisons (Od., IX, 112‑115) :
τοῖσιν δ᾽ οὔτ᾽ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε θέμιστες,
ἀλλ᾽οἵ γ᾽ ὑψηλῶν ὀρέων ναίουσι κάρηνα
ἐν σπέεσι γλαφυροῖσι, θεμιστεύει δὲ ἕκαστος
παίδων ἠδ᾽ ἀλόχων, οὐδ᾽ ἀλλήλων ἀλέγουσι.
Ils n’ont ni assemblées décisionnelles ni lois, mais ils habitent les sommets des
hautes montagnes dans des cavernes creuses et chacun impose sa loi à ses enfants et
ses épouses et ils ne se soucient pas les uns des autres.

Ils y vivent même d’une manière frustre, ne connaissant ni l’agriculture, ni l’art de


navi­guer et donc de faire du commerce. Il faut dire que, chez Homère, les Cyclopes
habitent une contrée merveilleuse dans laquelle la nature produit d’elle-même ce
dont les habitants ont besoin (Od., IX, 106-111) :
Κυκλώπων δ᾽ ἐς γαῖαν ὑπερφιάλων ἀθεμίστων
ἱκόμεθ᾽, οἵ ῥα θεοῖσι πεποιθότες ἀθανάτοισιν
οὔτε φυτεύουσιν χερσὶν φυτὸν οὔτ᾽ ἀρόωσιν,
ἀλλὰ τά γ᾽ ἄσπαρτα καὶ ἀνήροτα πάντα φύονται,
πυροὶ καὶ κριθαὶ ἠδ᾽ ἄμπελοι, αἵ τε φέρουσιν
οἶνον ἐριστάφυλον, καί σφιν Διὸς ὄμβρος ἀέξει.
Nous arrivâmes à la terre des Cyclopes arrogants et sans loi qui, se fiant aux
dieux immortels, ne font aucune plantation de leurs mains ni aucun labour ; mais
tout pousse sans qu’il y ait eu semence ou labour : le froment, l’orge, la vigne qui
produit le vin des lourdes grappes que gonfle pour eux la pluie de Zeus.

54. Saïd 1998, p. 156.


introduction 31

Le pays des Cyclopes est une terre montagneuse de sauvagerie 55, située en partie
hors du temps et de manière incertaine dans l’espace. Dans le récit qu’Ulysse fait
aux Phéaciens, on apprend en effet que le roi d’Ithaque est allé d’Ilion au pays des
Cicones, puis qu’il dérive pendant neuf jours, au moment de franchir le cap Malée,
et atteint après cette errance sans repère le pays des Lotophages qui n’est nullement
situé avec précision, puis la terre des Cyclopes, après un temps de navigation qui
n’est pas indiqué. Il n’y a pas, à proprement parler, de géographie homérique, de
vérité objective dans la description des lieux visités par Ulysse 56. Dans cet univers à
part, les Cyclopes vivent en accord avec la nature qui leur fournit tout d’elle-même et
ils sont respectueux des dieux dont ils sont assez proches 57 ; le monde des Cyclopes
res­semble de près à celui de l’âge d’or dans lequel les lois sont absentes.
Il convient de noter que la figure même de Polyphème est placée à part parmi les
Cyclopes. Sa monstruosité propre consiste principalement en ceci qu’il se plaît, tel un
ogre, à manger de la chair humaine. Cette pratique hors norme est l’ex­pression la plus
claire du fait que le Cyclope Polyphème renverse totalement les lois de l’hospitalité :
en dépit de son nom bien grec, Polyphème est le moins humain des êtres qui
peuplent le bassin méditerranéen ; c’est l’anti-Phéacien le plus extrême, alors même
que les Phéaciens furent originellement les voisins des Cyclopes 58 ; contrairement
à ces derniers, il ne sait pas naviguer 59 et ne connaît pas l’organisation sociale en
cité. À cela s’ajoute que Polyphème est présenté comme étant le fils de Poséidon
(que les Cyclopes vénèrent tout particulièrement 60) et de la nymphe Thoosa qui est
elle-même la fille de Phorcys, autre divinité marine : cette ascendance explique en
partie le caractère monstrueux du personnage. De Phorcys en effet est issue toute
une lignée de monstres : Scylla, les Grées, Echidna et encore, nées de cette dernière,
la Chimère, la Sphinge ou l’Hydre de Lerne. Polyphème traduit en une monstruosité
com­portementale ce que les Cyclopes chez Hésiode exprimaient dans leur difformité
physique.
Outre sa monstruosité, Polyphème se caractérise aussi par son travail de pasteur :
il n’est nullement forgeron ni assistant d’Héphaïstos, comme ce sera le cas dans

55. Ces montagnes élevées sont, pour l’imaginaire antique, le lieu privilégié de la sauvagerie et
cor­respondent bien à la brutalité de Polyphème. Sur la symbolique de la montagne dans la
mytho­logie grecque, voir Buxton 1996, p. 100 sq., notamment p. 108-109.
56. Parmi de nombreuses références, on renverra simplement à la mise au point de Saïd 1998,
p. 152-153.
57. Voir Od., VII, 206.
58. Od., VI, 2-6.
59. Od., IX, 125-130.
60. Od., IX, 526. Il ne faut pas nécessairement en tirer la conclusion hâtive que les Cyclopes
seraient la caricature des Corinthiens qui vénèrent la même divinité, comme le fait Dion 1969,
p. 38.
32 cyclopodie

certaines traditions ultérieures, sous l’influence de la version hésiodique 61. Il ne


semble pas que les autres Cyclopes évoqués par Homère s’adonnent aux activités
pastorales. Cette particularité justifiera la reprise du personnage dans la poésie de
Théocrite. En tro­quant ainsi l’univers de la métallurgie et de la forge pour le cadre
cham­pêtre et pastoral, Homère cherche sans doute à gommer ce qui faisait des
Cyclopes des êtres qua­siment divins, puissances originelles participant de la sacra­
lité même de la Terre-Mère qui collaboraient étroitement à l’œuvre de la Nature
productrice 62 ; l’activité pastorale, qui permet de maintenir le lien avec la Nature tout
en le transformant radica­lement, rapproche les Cyclopes des hommes qu’ils peuvent
donc rencontrer plus facilement.

La dévaluation euripidéenne et comique

En reprenant dans le drame satyrique du Cyclope ce même épisode homérique de


la rencontre entre Ulysse et Polyphème 63, Euripide en modifie, de manière notable,
le cadre géographique. Alors que, chez Homère, le pays des Cyclopes ne rece­vait
en effet aucune localisation géographique précise, Euripide est l’un des pre­miers
témoins lit­téraires à identifier cette terre traditionnellement inhospitalière (mais
anonyme) à l’Etna en Sicile 64. Le volcan a dans la pièce un double statut : il vaut pour
lui-même, comme réalité géographique, mais il est aussi un double du Cyclope qui
se révèle d’ailleurs, sous certains aspects, plus « volcanique » que l’Etna lui‑même.
L’Etna, sans être l’ob­jet d’une description en bonne et due forme 65, est pré­sent
dans le texte d’Euripide comme une réalité géographique imposante, comme une
curio­sité terrestre emblé­ma­tique de la Sicile. L’Etna se distingue d’abord en effet
par son altitude prodigieuse (Αἰτναῖον πάγον, v. 95 ; Αἰτναῖος ὄχθος Σικελίας
ὑπέρτατος, v. 114). Tout en étant essentiellement rocheux, l’Etna conserve ici les
carac­téristiques habituelles de la montagne dans l’imaginaire des Grecs 66 : c’est un
espace pour le pâtu­rage et pour la chasse 67. L’Etna rocheux n’est pas un espace aride :

61. Voir par exemple Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 510 et 730 ; Callimaque, Hymne à
Artémis, 46-97.
62. Sur cette dimension des héros métallurgistes, voir Eliade 1977, notamment p. 35-53, 72-91.
63. Nous reprenons ici quelques considérations parues dans Cusset 2004b.
64. Voir aussi Thucydide, VI, 2 et notamment plus tard, à l’époque alexandrine, Théocrite,
Idylles VI et XI. Cf. à ce sujet Cusset 2004a.
65. Le volcan est en général « plutôt imaginé que décrit. C’est souvent le cas dans la littérature »,
dit G. Bachelard (1949, p. 35), justement à propos de l’Etna.
66. Sur ces caractéristiques, voir Buxton 1996, p. 101-116.
67. Les Cyclopes, peuple nomade (νομάδες, v. 120, si l’on garde le texte du manuscrit), sont des
bergers (v. 26-28 ; v. 660 : « le pâtre de l’Etna », τὸν Αἴτνας μηλονόμον, avec l’emploi d’un
terme rare qui singularise l’activité pastorale de Polyphème, cf. par exemple Ussher [éd.] 1978,
p. 162 ad loc.) et des chasseurs (v. 130 : « il est parti au dehors [φροῦδος], sur l’Etna, chasser
avec ses chiens »).
introduction 33

c’est une terre giboyeuse, une terre d’abondance. Le Cyclope en effet se représente
l’Etna comme un espace paisible, protecteur, euphorique, fécondant et bienfaisant
(v. 323-341). L’Etna à la fois protège le Cyclope contre les intempéries dans ses
débor­de­ments gastronomiques, ses relâchements masturbatoires 68 et scatologiques, et
lui fournit en abon­dance de quoi se repaître 69. Le volcan n’est pas ainsi a priori une
terre ingrate, mais un lieu du plaisir sans frein où les lois de la cité et de la civilisation
n’ont en tout cas pas de place.
Toutefois, conformément aux représentations de la montagne dans l’imaginaire
des Grecs, le volcan est aussi un lieu d’inversions et, en tant que tel, c’est un espace
plus inquiétant. L’Etna est avant tout une contre-cité : c’est essentiellement un lieu de
l’extérieur. Il n’est pas peuplé par des hommes, mais par des Cyclopes et des bêtes
sau­vages dont ceux-ci ne se distinguent d’ailleurs pas forcément 70 ; il n’abrite aucune
cons­truction politique, n’autorise aucune organisation sociale, aucune relation d’hos­
pi­talité envers les étrangers. C’est un espace de solitude 71 : les Cyclopes vivent de
manière isolée, sans obéir à personne, et ne connaissent que des plaisirs solitaires. Ils
sont coupés de l’humanité au point que les hommes, au lieu d’être leurs semblables,
ne leur sont qu’une nourriture exquise 72. Cette anthropophagie cyclopéenne est
l’indice le plus clair de la sauvagerie qu’abrite et génère la montagne volcanique,
le signe inquiétant d’une régression dans le temps. Ce manque de civilisation, rendu
éga­lement sensible par l’absence de toute culture du blé et de la vigne (v. 121-124),
est sans doute symbolisé par le caractère rocheux de l’Etna, déjà signalé. Il y a donc
une ambi­guïté fondamentale de l’Etna – et des volcans en général – dans l’ima­ginaire
grec : en tant que montagne, il est un lieu bénéfique qui fournit à ceux qui l’occupent
les bienfaits d’une nature généreuse ; mais comme roche – ou plus lar­gement comme
pro­ducteur de lave, de roche en fusion –, c’est un lieu hostile, propice à toute forme
de brutalité.
En dehors d’Euripide, c’est aussi dans la comédie qu’il convient de suivre l’évo­
lu­tion de la figure du Cyclope. Dès 438, Cratinos donnait une parodie du chant IX
de l’Odyssée dans sa comédie intitulée les Ulysses qui reprenait les personnages de
l’épopée. On trouve aussi en 422, à une date antérieure vraisemblablement au drame
saty­rique d’Euripide, dans les Guêpes d’Aristophane, une parodie fameuse de l’épi­
sode de la grotte du Cyclope (v. 179-198). Dans la deuxième partie du prologue,
l’esclave Xanthias raconte comment Philocléon, en dépit de tous les efforts de son
fils, ne cesse de s’enfuir de chez lui pour aller au tribunal. Trois tentatives d’évasion

68. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le vers 326.


69. Voir à ce sujet Quantin 2001, p. 41-45.
70. Cf. v. 117 et 442.
71. Cf. v. 115-120.
72. V. 126-128 : « Silène : La chair la plus exquise, disent-ils, est celle des étrangers. — Ulysse :
Que dis-tu ? Ils se délectent de la chair des hommes qu’ils ont tués ? — Silène : Nul n’est venu
ici sans se faire égorger. » Voir aussi les vers 247-249.
34 cyclopodie

sont mises en œuvre par le vieil héliaste. C’est la seconde de ces tentatives qui parodie
la ruse employée par Ulysse pour s’échapper de l’antre du Cyclope ; Aristophane
mul­tiplie bien sûr les écarts avec le modèle homérique pour accentuer le carac­tère
comique de la scène. La modification la plus évidente est qu’Aristophane ne reprend
pas les personnages homériques, mais opère par analogie entre les deux situations.
Le rôle d’Ulysse est ainsi tenu par un petit vieillard de comé­die dont l’ap­pa­rence
phy­sique n’a rien à voir avec celle d’un héros épique ; sa situa­tion même est assez
différente, car il est seul face à ses « ennemis » ; ce n’est que la ruse qui le rapproche
du fils de Laerte. Polyphème est, quant à lui, joué par un per­sonnage beau­coup plus
ordinaire, qui n’est ni un ogre monstrueux, ni un berger stupide, mais simplement le
fils du père enfermé ; contrairement à ce qui se passe chez Homère, ce faux Cyclope
n’est pas seul, mais il est aidé par les compagnons efficaces que sont ses esclaves.
Cependant, le thème odysséen de l’anthropophagie n’est pas totalement laissé de
côté, et il prend, dans le contexte parodique, une tonalité comique par suite du déca­
lage des situations et par les jeux de mots qu’il permet sur la double acception des
termes πονηρός (v. 192-193) et ἄριστον (v. 194). Mais, dans la comédie, le con­
texte est bien différent de ce qu’il était dans l’Odyssée : au monde sauvage des pâtres
fait place désormais une maison en plein cœur d’Athènes. Aussi bien les moutons de
Polyphème n’ont-ils plus lieu d’être dans un tel environnement et un âne qui pleure
et qui gémit est-il substitué au bélier homérique (v. 179-180). La sortie héroïque
d’Ulysse se trans­forme ici en acrobatie burlesque sous le bât de l’âne (v. 170) sans
doute figuré par des personnages muets costumés pour la circonstance. Soumise à une
telle défor­mation, la ruse ne peut d’ailleurs qu’échouer : le modèle héroïque ne peut
être appliqué sans perte au personnage comique. Mais il n’en demeure pas moins que
cette parodie montre que la figure du Cyclope peut être transformée, déplacée, ridi­cu­
lisée pour les besoins de l’invention dramaturgique. C’est une première voie offerte à
l’évo­lution de cette figure mythologique qui n’a plus rien ici d’effrayant.
Dans la Comédie Moyenne, l’évolution sera poursuivie, sans doute sous l’influence
paral­lèle du dithyrambe de Philoxène 73 : le poète Nicochares 74 montre dans sa
Galatée les relations de Polyphème avec la nymphe à laquelle le Cyclope offre une
boîte d’épices (fr. 3 K.-A.) ; le Cyclope d’Antiphane 75 ainsi que la Galatée d’Alexis 76
déve­loppent tous deux le thème du festin : la goinfrerie du Cyclope est sans doute une
déva­lua­tion comique attendue de son anthropophagie. Ces traitements de la Comédie
Moyenne ne semblent pas accorder de place à la figure d’Ulysse, contrairement à ce
qu’avait retenu la tradition épico-tragique d’une part et ce que reprendra sans doute

73. Voir ci-après « Un Cyclope amoureux », p. 35-38.


74. Fragments 3-6 K.-A.
75. Fragments 129-131 K.-A.
76. Fragments 37-40 K.-A. Le fragment 39 K.-A. livre le terme εὐοψία : voir le commentaire
d’Arnott 1996, p. 148-149.
introduction 35

Philoxène d’autre part. Deux de ces comédies ont d’ailleurs pour titre Galatée, ce qui
est l’indication d’un déplacement du point de vue mythologique 77.

Un Cyclope amoureux

Dans la construction de l’image d’un Cyclope amoureux, l’œuvre de Philoxène


de Cythère (ve-ive s.) 78, intitulée selon toute vraisemblance Le Cyclope, occupe sans
doute une place importante, mais il est difficile d’établir avec certitude le contenu de
ce poème dithyrambique, notamment en ce qui concerne le rôle qu’y tenait la figure
de Galatée. Nous disposons de quelques fragments et de plusieurs témoignages 79,
parfois contradictoires, qu’il faut ici solliciter pour mesurer l’originalité propre de
Théocrite dans le contexte alexandrin. Le plus ancien témoignage sur le dithyrambe
de Philoxène nous est fourni par Athénée qui doit paraphraser le péripatéticien
Phénias 80 :
Συνεμέθυε δὲ τῷ Φιλοξένῳ ἡδέως ὁ Διονύσιος. Ἐπεὶ δὲ τὴν ἐρωμένην
Γαλάτειαν ἐφωράθη διαφθείρων, εἰς τὰς λατομίας ἐνεβλήθη· ἐν αἷς
ποιῶν τὸν Κύκλωπα συνέθηκε τὸν μῦθον εἰς τὸ περὶ αὑτὸν γενόμενον
πάθος, τὸν μὲν Διονύσιον Κύκλωπα ὑποστησάμενος, τὴν δ᾽ αὐλητρίδα
Γαλάτειαν, ἑαυτὸν δ᾽ Ὀδυσσέα.
Denys d’ailleurs prenait plaisir à s’adonner à l’ivresse en compagnie de Philoxène.
Mais, quand celui-ci fut pris à séduire sa maîtresse Galatée, il fut jeté aux Latomies ;
c’est là qu’il composa son Cyclope en en arrangeant l’intrigue à partir de l’aventure
qu’il avait endurée, en représentant Denys sous les traits du Cyclope, la flûtiste sous
ceux de Galatée, et lui-même sous ceux d’Ulysse.

Ce témoignage se singularise d’abord par le fait qu’il donne une explication d’ordre
éro­tique à l’emprisonnement de Philoxène alors que la version la plus courante y voit
le châtiment provoqué par une critique trop vive des dons poétiques du tyran 81, ensuite
parce que c’est le seul à établir un lien entre l’emprisonnement et la composition du
dithy­rambe du Cyclope.
On trouve également dans le témoignage de Jean Tzétzès, commentant l’allusion
d’Aristophane au Cyclope de Philoxène dans Ploutos (v. 290-291), des éléments qui
viennent corroborer cette première mise en contexte 82 :
Φιλόξενον τὸν διθυραμβοποιὸν ἢ τραγῳδοδιδάσκαλον διασύρει, ὅστις ἐν
Σικελίᾳ ἦν παρὰ Δωριεῦσι· λέγεται δὲ ὅτι ποτὲ Γαλατείᾳ τινὶ παλλακίδι
Διονυσίου προσέβαλε, καὶ μαθὼν Διονύσιος ἐξώρισεν αὐτὸν εἰς λατομίαν.

77. Sur cette tradition comique, voir Webster 1970, p. 20-21.


78. On se reportera notamment à Hordern 1999, p. 445-455.
79. L’ensemble est réuni par Campbell 1993, p. 154-165, sous les fragments 815-824.
80. Athénée, Deipnosophistes, I, 6f-7a (= fr. 816 Campbell).
81. Diodore, 15, 6, 3.
82. Massa Positano (éd.) 1960-1964, I, p. 83 (cf. fr. 819 Campbell).
36 cyclopodie

Φεύγων δ᾽ ἐκεῖθεν εἰς τὰ μέρη τῶν Κυθήρων ἦλθε καὶ ἐκεῖ δρᾶμα τὴν
Γαλάτειαν ἐποίησεν ἐν ᾧ εἰσήγαγε τὸν Κύκλωπα ἐρῶντα τῆς Γαλατείας.
Τοῦτο δὲ αἰνιττόμενος εἰς Διονύσιον ἀπείκασεν αὐτὸν τῷ Κύκλωπι. Ἐπεὶ
καὶ αὐτὸς ὁ Διονύσιος οὐκ ὠξυδόρκει.
Il se moque de Philoxène, le poète de dithyrambes ou tragédien, qui vivait en Sicile
parmi les Doriens ; on dit qu’un jour il jeta son dévolu sur une certaine Galatée, une
concubine de Denys, et que Denys, l’ayant appris, l’envoya aux Latomies. Il s’en
échappa et gagna la région de Cythère et c’est là qu’il composa sa pièce Galatée,
dans laquelle il mit en scène le Cyclope amoureux de Galatée. Il faisait en cela une
allusion masquée à Denys qu’il représenta sous les traits du Cyclope. Car Denys lui
non plus n’avait pas une vue perçante.

Il convient d’abord de noter que la nature de l’œuvre pose ici une difficulté, car
elle est rapportée par le scholiaste au genre dramatique : la présence de dialogues
ou d’adresses à des personnages dans les fragments conservés a pu entraîner ce glis­
se­ment dans l’appréciation générique qui est sans doute une erreur de jugement.
La forme du dithyrambe employée par Philoxène, qui se rapproche de la forme
dramatique, ne doit pas être confondue avec elle 83, pas plus que ne doit l’être le mime
théo­cri­téen par exemple.

C’est sans doute l’accent mis par le scholiaste sur la figure de Galatée qui entraîne
paral­lèlement une modification du titre du dithyrambe qui doit bien représenter la
même œuvre que celle intitulée partout ailleurs Le Cyclope. Ce changement de titre est
révé­la­teur de l’importance (peut-être trompeuse) que le scholiaste accorde à Galatée
dans le poème : d’après la présentation qui en est faite, on a la nette impression que
les amours du Cyclope et de Galatée sont le sujet même du dithyrambe. On pourra
tou­te­fois faire remarquer que, si tel est bien le cas, il y a une légère incohérence entre
l’in­trigue de la fiction poétique et le contexte historique que le scholiaste prétend lui
faire illustrer. En effet, dans l’anecdote concernant Philoxène, l’objet du débat n’est
pas l’amour que partagent (ou non) Denys et Galatée, mais la rivalité entre Denys
et Philoxène. Dans la fiction telle qu’elle est ici résumée, d’une part la figure de
Philoxène n’a pas de place, car le scholiaste, contrairement à Athénée, ne mentionne
pas la présence d’Ulysse ; d’autre part ce sont les amours du Cyclope et de Galatée
qui semblent être l’objet principal de la narration, à l’instar de ce qu’on trouve chez
Théocrite. Ce dernier rapprochement explique peut-être l’orientation de la lecture
que le scholiaste fait de Philoxène. On constate donc que l’importance accordée aux
amours de Galatée est, au moins partiellement, contradictoire avec la lecture sym­bo­
lique de la triade fictionnelle Cyclope-Galatée-Ulysse comme analogique de la triade
« historique » Denys-Galatée-Philoxène. Jacqueline Duchemin 84 considère d’ailleurs
que Philoxène de Cythère ne peut pas être l’auteur du dithyrambe ridi­culisant Denys
de Syracuse sous les traits d’un Polyphème amoureux éconduit par Galatée dont

83. Zimmermann 1992, p. 127-128.


84. Duchemin 1960, p. 47-49.
introduction 37

s’inspire directement Théocrite. Selon elle, Philoxène de Cythère n’aurait composé


qu’une pièce dans laquelle il montrait le Cyclope jouant de la lyre. C’est un autre
Philoxène qui aurait peint le Cyclope amoureux ; mais cette prudence est sans doute
exces­sive et l’on peut identifier comme un seul et même Philoxène l’au­teur de ces
diverses évocations du Cyclope 85.
C’est peut-être aussi cette incohérence qui, sinon justifie, du moins explique une
tout autre version des conditions dans lesquelles Philoxène aurait produit son dithy­
rambe, version que transmettent les scholies à l’idylle VI de Théocrite 86 :
Δοῦρίς 87 φησι διὰ τὴν εὐβοσίαν τῶν θρεμμάτων καὶ τοῦ γάλακτος
πολυπλήθειαν τὸν Πολύφημον ἱδρύσσασθαι ἱερὸν παρὰ τῇ Αἴτνῃ
Γαλατείας· Φιλόξενον δὲ τὸν Κυθήριον ἐπιδημήσαντα καὶ μὴ δυνάμενον
ἐπινοῆσαι τὴν αἰτίαν ἀναπλάσαι, ὡς ὅτι Πολύφημος ἤρα τῆς Γαλατείας.
Douris 88 dit que Polyphème fit élever un sanctuaire à Galatée auprès de l’Etna en
rai­son de la richesse des pâturages et de la surabondance du lait qu’il produisait ;
or, comme, à l’occasion de sa visite, il n’en pouvait donner raison, Philoxène
de Cythère inventa l’histoire selon laquelle Polyphème était amoureux de Galatée.

Est-ce ici la position de tyran de Samos qui fait supprimer à Douris toute référence
au tyran Denys ? Ou bien faut-il voir dans ce fragment une évolution radicale du
motif des amours de Polyphème et Galatée ? Le scholiaste de Théocrite qui rapporte
ces éléments est peut-être aussi influencé par l’univers théocritéen, car les détails
pré­li­minaires (abondance du lait, richesse des pâturages, mention de l’Etna, rappro­
chement étymologique entre Galatée et le lait, γάλα) semblent tous renvoyer assez
clai­rement en même temps à l’Idylle XI ; mais, si l’on peut faire confiance à l’ob­jec­
ti­vité du scholiaste, force est de constater combien l’on est proche ici de l’uni­vers de
Théocrite. Même si la perspective étiologique dont Philoxène est cré­dité est diffé­
rente des intentions de Théocrite, on doit reconnaître qu’elle correspond à un état
d’es­prit très ancré dans les préoccupations des poètes alexandrins et cette inven­tion
poétique, détachée de toute vengeance personnelle, semble marquer une étape impor­
tante dans l’évolution du motif.

Toutefois, il n’est pas certain que l’on puisse faire pleinement confiance au scho­
liaste de Théocrite, sans doute trop tributaire de son corpus. Car, ainsi que l’a bien
mon­tré J.H. Hordern 89, la place de Galatée est probablement surévaluée dans toute
cette tradition indirecte qui évoque le poème de Philoxène. C’est en effet ce qu’invite

85. Il y a accord sur ce point d’au moins P.-E. Legrand, A.S.F. Gow et R.L. Hunter.
86. Wendel (éd.) 1914, p. 189 (= fr. 817 Campbell).
87. FGH 76 F 58.
88. Douris de Samos (env. 340-260 av. J.-C.), élève de Théophraste, est l’auteur d’une œuvre
historique.
89. Hordern 1999, p. 450-451.
38 cyclopodie

à croire la lettre 121 de Synésios 90 qui évoque le dialogue entre Polyphème et Ulysse
enfermé dans la caverne du Cyclope : Ulysse y emploie la figure de Galatée comme
une ruse rhétorique pour convaincre Polyphème. On peut penser que ce n’est que
dans le cadre d’un tel dialogue que la figure de Galatée aurait pu être utilisée aussi
dans le dithyrambe de Philoxène, car les fragments 823 et 824 Campbell font bien
d’Ulysse un interlocuteur dans le poème, alors qu’aucun des fragments conservés
ne permet d’assurer que Galatée y prenait la parole ou était la destinataire directe et
pré­sente d’un discours. Tout en étant un élément central du dispositif argumentatif
d’Ulysse, l’amour de Galatée pourrait bien n’être qu’un objet de discours secondaire
et non l’objet principal du récit dans le poème de Philoxène. C’est d’ailleurs peut-être
ce statut ambigu de la figure féminine que l’on retrouve dans les Idylles VI et XI de
Théocrite où Galatée ne prend jamais la parole. Certes, dans l’idylle XI, elle est bien
la destinataire du chant de Polyphème mais, étant absente, elle ne l’entend pas. Dans
l’idylle VI, le dialogue a lieu entre Polyphème et un locuteur indéfini, et Galatée n’est
pré­sente qu’au titre de ce dont on parle. L’œuvre de Philoxène n’a sans doute pas été
sans influence sur le traitement de la figure du Cyclope chez Théocrite, et plus lar­ge­
ment à Alexandrie.

Les Cyclopes alexandrins : variété ou confusion ?

C’est à Philoxène que fait justement allusion Hermésianax dans le long fragment
de la Leontion qui énumère les poètes amoureux (2, 69-74) 91 :
Ἄνδρα δὲ τὸν Κυθέρηθεν, ὃν ἐθρέψαντο τιθῆναι
Βάκχου καὶ λωτοῦ πιστότατον ταμίην
Μοῦσαι παιδεύσαντο, Φιλόξενον, οἷα τιναχθείς
Ὀρτυγίῃ ταύτης ἦλθε διὰ πτόλεως,
γινώσκεις ἀίουσα μέγαν πόθον, ὃν Γαλατείης
αὐτοῖς μηλείοις θήκαθ᾽ ὑπὸ προγόνοις 92.
Et l’homme de Cythère, qu’allaitèrent les nourrices de Bacchos, et que les Muses
élevèrent comme le plus fidèle serviteur de la flûte, Philoxène, tu sais après quelles
épreuves subies à Ortygie il passa par notre cité, à entendre parler du vif regret de sa
Galatée qu’il faisait partager aux jeunes agneaux eux-mêmes.

Cette tradition du Cyclope amoureux, qui semble prendre un nouvel essor à l’époque
alexandrine 93, était une belle occasion d’intégrer Polyphème à la galerie bucolique
des amours malheureuses. Cette intégration était d’ailleurs grandement facilitée par

90. Fr. 818 Campbell.


91. Philoxène, fr. 815 Campbell.
92. Defradas 1962.
93. Après Hermésianax, on trouve ce thème évoqué, outre chez Théocrite et Callimaque, chez les
con­tinuateurs de Théocrite que sont Bion (fr. XVI et peut-être III Reed) et [Moschos], Chant
funèbre en l’honneur de Bion, v. 57-63.
introduction 39

une caractéristique transgénérique du Cyclope que la version homérique a imposée


à l’imagerie cyclopéenne : son état pastoral. La vie de Polyphème est en effet réglée
par les travaux pastoraux, les soins à porter au troupeau, la traite et la pré­paration
du fromage. Ce double aspect de pâtre et d’amoureux est suffisant pour com­penser
ou édulcorer les aspects terrifiants et inhumains du personnage, au point même qu’il
devient possible de maintenir ensemble ses diverses facettes.
Quand il reprend à son tour la figure du Cyclope, Callimaque en retrouve toute la
diver­sité cultivée par la tradition mythologique, à laquelle il apporte sans doute sa
marque d’inventivité. Dans son Hymne à Artémis, il choisit de montrer des Cyclopes
forgerons, lorsque la jeune déesse Artémis va leur demander de lui confectionner
des armes ; il n’est pas inutile de donner l’ensemble du passage, même s’il est un
peu long, car il rend bien compte du travail accompli par Callimaque à l’égard de la
tradition (v. 46-86) :
Αὖθι δὲ Κύκλωπας μετεκίαθε· τοὺς μὲν ἔτετμε
νήσῳ ἐνὶ Λιπάρῃ (Λιπάρη νέον, ἀλλὰ τότ᾽ ἔσκεν
οὔνομα οἱ Μελιγουνίς) ἐπ᾽ ἄκμοσιν Ἡφαίστοιο
ἑσταότας περὶ μύδρον· ἐπείγετο γὰρ μέγα ἔργον·
ἱππείην τετύκοντο Ποσειδάωνι ποτίστρην. 50
Αἱ νύμφαι δ᾽ ἔδδεισαν, ὅπως ἴδον αἰνὰ πέλωρα
πρηόσιν Ὀσσαίοισιν ἐοικότα (πᾶσι δ᾽ ὑπ᾽ ὀφρύν
φάεα μουνόγληνα σάκει ἴσα τετραβοείῳ
δεινὸν ὑπογλαύσσοντα) καὶ ὁππότε δοῦπον ἄκουσαν
ἄκμονος ἠχήσαντος ἐπὶ μέγα, πουλύ τ᾽ ἄημα 55
φυσάων αὐτῶν τε βαρὺν στόνον· αὖε γὰρ Αἴτνη,
αὖε δὲ Τρινακρίη Σικανῶν ἕδος, αὖε δὲ γείτων
Ἰταλίη, μεγάλην δὲ βοὴν ἐπὶ Κύρνος ἀΰτει,
εὖθ᾽ οἵ γε ῥαιστῆρας ἀειράμενοι ὑπὲρ ὤμων
ἢ χαλκὸν ζείοντα καμινόθεν ἠὲ σίδηρον 60
ἀμβολαδὶς τετύποντες ἐπὶ μέγα μοχθήσειαν.
Τῷ σφέας οὐκ ἐτάλασσαν ἀκηδέες Ὠκεανῖναι
οὔτ᾽ ἄντην ἰδέειν οὔτε κτύπον οὔασι δέχθαι.
Οὐ νέμεσις· κείνους γε καὶ αἱ μάλα μηκέτι τυτθαί
οὐδέποτ᾽ ἀφρικτὶ μακάρων ὁρόωσι θύγατρες. 65
Ἀλλ᾽ ὅτε κουράων τις ἀπειθέα μητέρι τεύχοι,
μήτηρ μὲν Κύκλωπας ἑῇ ἐπὶ παιδὶ καλιστρεῖ,
Ἄργην ἢ Στερόπην· ὁ δὲ δώματος ἐκ μυχάτοιο
ἔρχεται Ἑρμείης, σποδιῇ κεχριμένος αἰθῇ·
αὐτίκα τὴν κούρην μορμύσσεται, ἡ δὲ τεκούσης 70
δύνει ἔσω κόλπους θεμένη ἐπὶ φάεσι χεῖρας.
Κοῦρα, σὺ δὲ προτέρω περ, ἔτι τριέτηρος ἐοῦσα,
εὖτ᾽ ἔμολεν Λητώ σε μετ᾽ ἀγκαλίδεσσι φέρουσα,
Ἡφαίστου καλέοντος ὅπως ὀπτήρια δοίη,
Βρόντεώ σε στιβαροῖσιν ἐφεσσαμένου γονάτεσσι 75
στήθεος ἐκ μεγάλου λασίης ἐδράξαο χαίτης,
ὤλοψας δὲ βίηφι· τὸ δ᾽ ἄτριχον εἰσέτι καὶ νῦν
μεσσάτιον στέρνοιο μένει μέρος, ὡς ὅτε κόρσῃ
40 cyclopodie

φωτὸς ἐνιδρυθεῖσα κόμην ἐπενείματ᾽ ἀλώπηξ.


Τῷ μάλα θαρσαλέη σφε τάδε προσελέξαο τῆμος· 80
« Κύκλωπες, κἠμοί τι Κυδώνιον εἰ δ᾽ ἄγε τόξον
ἠδ᾽ ἰοὺς κοίλην τε κατακληῖδα βελέμνων
τεύξατε· καὶ γὰρ ἐγὼ Λητωιὰς ὥσπερ Ἀπόλλων·
αἰ δέ κ᾽ ἐγὼ τόξοις μονιὸν δάκος ἤ τι πέλωρον
θηρίον ἀγρεύσω, τὸ δέ κεν Κύκλωπες ἔδοιεν. » 85
Ἔννεπες· οἱ δ᾽ ἐτέλεσσαν· ἄφαρ δ᾽ ὡπλίσσαο, δαῖμον.
Alors elle se rendit auprès des Cyclopes ; elle les trouva dans l’île de Lipara
– Lipara est son nom récent, mais alors elle s’appelait Meligouris –, dans la forge
d’Héphaïstos, debout près des masses incandescantes ; on se pressait pour un
important ouvrage : ils fabri­quaient un abreuvoir à chevaux pour Poséidon. Les
nymphes furent effrayées quand elles virent les monstres terrifiants, semblables aux
pics de l’Ossa, avec un œil unique sous leur sourcil, tel un bouclier fait de quatre
peaux de bœufs, qui lançait par en-dessous un terrible regard, et aussi quand elles
entendirent le bruit sourd de l’en­clume qui résonnait au loin, le souffle puissant des
soufflets et le râle pesant des Cyclopes ; car l’Etna résonnait, la Trinacrie, demeure
des Sicanes, résonnait, et l’Italie voisine résonnait, tandis que Cyrnos faisait
entendre une grande clameur lorsque les forgerons, tenant en l’air leur marteau par-
dessus leur épaule et frappant au sortir du four le bronze ou le fer bouillant à tour
de rôle, peinaient à grand effort. C’est pourquoi les Océanides ne pouvaient sans
trembler ni les regarder en face ni accueillir leur vacarme dans leurs oreilles. Il ne
faut pas s’en indigner. Ceux-là, même déjà grandes, les filles des bienheureux ne les
voient jamais qu’avec peur. Mais quand l’une de ces filles cherche à désobéir à sa
mère, sa mère appelle pour punir son enfant les Cyclopes, Argès ou Stéropès ; et du
fond de la maison arrive Hermès, tout barbouillé de cendre noire ; alors il épouvante
la fille qui va se cacher dans le sein de sa mère en portant ses mains devant ses
yeux. Mais toi, ô Fille, pourtant plus jeune – tu n’avais que trois ans –, quand
Lèto, te portant dans ses bras, t’emmena chez Héphaïstos qui l’avait invitée pour
lui offrir ses premiers présents, comme Brontès t’avait installée sur ses genoux,
tu lui enlevas des poils touffus de son large poitrail et tu les arrachas de toutes
tes forces ; et aujourd’hui encore tout le milieu de sa poitrine est resté sans poil,
comme lorsque l’alopécie, dévastatrice de la chevelure, s’est installée aux tempes
d’un homme. Aussi est-ce vraiment sans crainte que tu leur adressas ces paroles :
« Cyclopes, pour moi aussi, allons, forgez un arc cydonien, des flèches et la cavité
d’un carquois pour mes traits ; car moi aussi, je suis née de Lèto, comme Apollon ;
et si de mes flèches je tue à la chasse un fauve solitaire ou une bête monstrueuse,
alors les Cyclopes pourraient bien en faire leur repas. » Tu parlas et ils se mirent à
l’ouvrage ; et aussitôt tu fus armée, ô déesse.

Plusieurs éléments doivent être retenus de cette évocation des Cyclopes. Il y a


d’une part l’influence manifeste d’Hésiode. Les Cyclopes sont, comme chez le
poète archaïque, au nombre de trois et portent les mêmes noms ; comme dans la
Théogonie, mais sur une autre modalité, les Cyclopes apportent leur aide aux dieux
olympiens. Mais la collaboration directe des Cyclopes et d’Héphaïstos est plus
introduction 41

tardive : Hellanicos ne la connaît pas encore 94 et c’est chez Euripide qu’on en trouve
les premières indications puisqu’Héphaïstos y est un voisin (v. 599) du Cyclope qui
habite alors l’Etna. Mais Callimaque ici va plus loin et montre pour la première fois
les Cyclopes en train de travailler dans la forge même d’Héphaïstos. L’aspect mons­
trueux et terrifiant des Cyclopes est fortement souligné, et cette insistance est jus­
tifiée par la nature féminine du regard qui les rencontre : le contraste entre l’objet
vu et le sujet regardant est maximal. La monstruosité des Cyclopes, désignés par le
terme πέλωρον qu’Homère employait pour Polyphème (Od., IX, 257), est d’abord
thé­matisée à travers une comparaison avec un roc montagneux qui rappelle à coup
sûr une comparaison homérique similaire qui permettait de décrire Polyphème dans
l’Odyssée (IX, 190-192) :
Καὶ γὰρ θαῦμ᾽ ἐτέτυκτο πελώριον, οὐ δὲ ἐῴκει
ἀνδρί γε σιτοφάγῳ ἀλλὰ ῥίῳ ὑλήεντι
ὑψηλῶν ὀρέων, ὅ τε φαίνεται οἶον ἀπ᾽ ἄλλων.
C’était un monstre effrayant ; il ne ressemblait pas à un mangeur de pain, mais à un
sommet boisé de haute montagne qui d’ordinaire apparaît à l’écart des autres.

Callimaque cependant renouvelle l’image homérique en précisant le nom géo­gra­


phique de la montagne et recourt pour la désigner au terme πρηών qui appartient
d’abord au lexique hésiodique 95. Restant dans la lignée d’Hésiode, Callimaque rat­
tache à cette monstruosité générale la difformité particulière constituée par l’œil
unique des Cyclopes, mais cette association est nouvelle par son caractère explicite et
par l’effet qu’elle produit immédiatement sur les jeunes filles. Cette nouveauté est la
touche originale de Callimaque qui emploie d’ailleurs ici un adjectif composé pro­pre­
ment hellénistique pour désigner l’œil unique 96. On voit que le traitement réservé aux
Cyclopes par Callimaque est particulièrement représentatif de la nouvelle poé­tique
alexandrine : profitant des contradictions des sources archaïques et clas­siques sur la
question, le poète nouveau réunit ces divers éléments pour former une description
dont la nature composite permet de supprimer les incohérences initiales. Les Cyclopes
sont véritablement renouvelés par la pratique intertextuelle de Callimaque qui, d’une
part, mêle scrupuleusement tous les substrats de la tradition mytho­graphique à leur
sujet et, d’autre part, apporte sa propre contribution innovante. Celle-ci est visible dès
l’abord dans la localisation choisie pour le séjour des Cyclopes : l’île de Lipara. En
effet, si la situation de la forge d’Héphaïstos dans les îles éoliennes se trouve déjà chez
Thucydide (III, 88, 3), la mention de l’île de Lipara est proprement alexandrine 97,

94. Hellanicos, FGH 4 F 88.


95. [Hésiode], Bouclier, 437. Le terme n’est repris ensuite qu’à l’époque hellénistique : voir
Bornmann (éd.) 1968, p. 30.
96. Le composé μουνόγληνος est repris par Lycophron, 659 et Antipater de Sidon, AP, VII, 748 :
chaque fois, il s’agit bien sûr de désigner le Cyclope. La diffusion de ce qualificatif montre
l’im­portance de l’influence de Callimaque dans le renouvellement de l’image du Cyclope.
97. Cf. Bornmann (éd.) 1968, p. 27.
42 cyclopodie

comme l’atteste d’ailleurs ici le souci connexe concernant le changement du topo­


nyme qui est caractéristique des poètes alexandrins.
Le caractère alexandrin du passage apparaît aussi dans la scène en décalage qui
montre la jeune Artémis arrachant des poils de la poitrine velue du Cyclope mons­
trueux transformé pour l’occasion en nourrice bienveillante. Le contraste entre la
jeune déesse et l’être repoussant, l’inversion de leurs rôles, la dimension triviale de
cette scène intimiste dans un lieu consacré aux travaux de force, les effets dévastateurs
et durables de l’action initiale d’Artémis soulignés par la comparaison technique, tout
dans cette fin d’épisode signale la volonté du poète d’installer les Cyclopes dans un
con­texte nouveau, de renouveler le traitement de leur monstruosité physique. Aussi,
à cette fin, l’humour y côtoie-t-il l’érudition littéraire et le savoir médical. La figure
du Cyclope n’apparaît plus comme une brute épaisse et sanguinaire, mais comme la
vic­time d’une tendre puissance féminine. On trouve ici, avec d’autres moda­lités, une
approche qui n’est pas totalement étrangère au traitement des amours de Polyphème
et Galatée chez Théocrite.
Ce dernier motif n’est d’ailleurs pas inconnu de Callimaque qui l’évoque,
brièvement, dans son épigramme 46 Pf. (= AP, XII, 150) :
Ὡς ἀγαθὰν Πολύφαμος ἀνεύρατο τὰν ἐπαοιδάν
τὠραμένῳ· ναὶ Γᾶν, οὐκ ἀμαθὴς ὁ Κύκλωψ·
αἱ Μοῖσαι τὸν ἔρωτα κατισχναίνοντι, Φίλιππε·
ἦ πανακὲς πάντων φάρμακον ἁ σοφία.
Τοῦτο, δοκέω, χἀ λιμὸς ἔχει μόνον ἐς τὰ πονηρά
τὠγαθόν· ἐκκόπτει τὰν φιλόπαιδα νόσον.
Ἔσθ᾽ ἁμὶν χἀκεστὺς 98 ἀφειδέα ποττὸν Ἔρωτα
τοῦτ᾽ εἶπαι· « κείρευ τὰ πτερά, παιδάριον,
οὐδ᾽ ὅσον ἀττάραγόν τυ δεδοίκαμες· αἱ γὰρ ἐπῳδαί
οἴκοι τῶ χαλεπῶ τραύματος ἀμφότεραι. »
Quel excellent charme Polyphème a trouvé pour qui est aimé ! Par la Terre, il n’est
pas sot ce Cyclope ! Les Muses, ô Philippe, amaigrissent l’amour et, assurément,
leur étude est un remède universel. à mon sens, la faim aussi a contre nos misères
cet unique et heureux effet : elle coupe court à la maladie d’amour des garçons.
Nous aussi, nous avons un remède contre cet Éros impitoyable, c’est de dire :
« Coupe tes ailes, enfançon ; nous ne te craignons mie ; car les charmes contre ta
méchante blessure nous les avons tous les deux chez nous. »

Même si nous donnons le texte de Callimaque, il est en fait très vraisemblable que
cette épigramme est postérieure au moins à l’Idylle XI de Théocrite à laquelle elle
semble bien faire allusion et, de même que Théocrite s’y adresse au médecin Nicias,
de même ici Callimaque s’adresse, dans le contexte des amours pédérastiques, à un
cer­tain Philippe dont l’état de médecin justifie la reprise de la métaphore médicale.
Si le cas de Polyphème n’est chez Callimaque qu’un prétexte pour traiter de la muse

98. Nous suivons ici le texte de l’édition de l’Anthologie due à R. Aubreton (Paris, 1994) qui
reprend la correction de Rhunken.
introduction 43

garçonnière, on le voit présenté comme l’exacte antithèse de la brute homérique.


L’influence de Philoxène de Cythère dans la transformation de l’image du Cyclope
a sans doute été décisive. Ce qui n’est chez Callimaque qu’une évo­cation rapide et
amu­sée fait l’objet d’un véritable traitement autonome chez Théocrite.
Le Cyclope de Théocrite est lui aussi rattaché à cette multiple tradition archaïque,
théâtrale et dithyrambique : il est qualifié de ὡρχαῖος Πολύφαμος (XI, 8), c’est-
à‑dire de « Polyphème de l’ancien temps » ; c’est bien le Cyclope emprunté à la
mytho­logie, et à la tradition littéraire qui le précède. On constate également que
Théocrite reprend la localisation sicilienne à Euripide : le Cyclope en effet vit dans
une île (VI, 33) ; cette île doit être identifiée comme la Sicile dans la mesure où le
poète, ou du moins le locuteur premier de l’idylle, parle du « Cyclope de chez nous »
(XI, 7 : à cet endroit du texte, rien ne permet de dire à quoi correspond le « chez
nous » en question), et où ce Cyclope vante explicitement les bienfaits que lui pro­
digue l’Etna (XI, 45-48).
Le lien avec le poème homérique est assurément le plus fort et le plus visible, ce
qui n’a pas lieu d’étonner dans le cadre d’une poésie dactylique. En mentionnant
la pré­dic­tion funeste du devin Tèlémos, Théocrite, sans doute possible, renvoie le
lecteur à la rencontre malheureuse avec Ulysse dans l’Odyssée (VI, 23-24) 99. Il en
va de même pour d’autres indices du texte comme l’emploi homérique du terme
σκοπός en VI, 10 au sens d’ἐπίσκοπος, l’emploi d’hapax homériques comme
l’ad­jectif φυκιοέσσας en XI, 14 100, l’emploi de termes techniques comme ταρσός
(XI, 37) qui viennent direc­tement de l’épisode odysséen (Od., IX, 219) ou de diverses
expressions empruntées à Homère comme γλαυκὰν θάλασσαν (XI, 43 : cf. Il.,
XVI, 34), l’image typique de la poésie épique qui compare la féminité aux aigrettes
des char­dons qui volent en été (VI, 15-16) sans doute inspirée d’Od., V, 328 sq. 101, la
varia­tion en XI, 6 (ταῖς ἐννέα δὴ πεφιλημένον ἔξοχα Μοίσαις) sur la désignation
de Démodocos dans l’Odyssée comme τὸν πέρι Μοῦσ᾽ ἐφίλησε (VIII, 63), la
répétition aux vers XI, 22-23 de l’expression homérique γλυκὺς ὕπνος 102. On

99. Ce devin a prédit à Polyphème qu’il serait aveuglé par Ulysse (Od., IX, 507-512) :
ὢ πόποι, ἦ μάλα δή με παλαίφατα θέσφαθ᾽ ἱκάνει.
ἔσκε τις ἐνθάδε μάντις ἀνὴρ ἠΰς τε μέγας τε,
Τήλεμος Εὐρυμίδης, ὃς μαντοσύνῃ ἐκέκαστο
καὶ μαντευόμενος κατεγήρα Κυκλώπεσσιν·
ὅς μοι ἔφη τάδε πάντα τελευτήσεσθαι ὀπίσσω,
χειρῶν ἐξ Ὀδυσῆος ἁμαρτήσεσθαι ὀπωπῆς.
« Ah malheur ! je vois s’accomplir les anciens oracles ! Il y avait dans ce pays un noble et
grand devin, Tèlémos, le fils d’Eurymos, expert en prophéties, et qui nous servit de prophète
jusqu’en ses vieux jours. Il m’avait bien prédit tout ce qui vient de m’arriver, à savoir que
des mains d’Ulysse je perdrais la vue… »
100. Voir Il., XXIII, 693.
101. Voir Cusset 1999a, p. 179.
102. Cf. Od., VII, 289 ; IX, 333 (à propos de Polyphème) ; Il., I, 160, etc.
44 cyclopodie

retrou­vera au fil du commentaire l’ensemble des réécritures homériques qu’il n’est


pas possible de reprendre ici. Mais il faut souligner l’importance de cet hypotexte
homé­rique non seu­lement dans l’écriture de l’idylle, mais aussi dans l’élaboration du
sens.

Structures et unité de l’Idylle VI

Récit-cadre et poèmes insérés

L’Idylle VI semble offrir sa composition en pleine lumière. Il y a, à un premier


niveau, un récit-cadre situé dans l’univers bucolique constitué, d’une part, d’une intro­
duc­tion de cinq vers (v. 1-5), qui met en place le cadre bucolique, les personnages et
le contexte de la déclamation poétique, et d’une conclusion, de cinq vers également,
dans laquelle est résolu le différend entre Daphnis et Damoitas qui échangent un
baiser et leurs instruments de musique, sans qu’il y ait ni vainqueur ni vaincu dans
le con­cours poétique qui les a opposés ; d’autre part, d’un vers de transition entre les
deux chants poétiques (v. 20). À un second niveau, il y a les deux chants poé­tiques
insérés, prononcés par les deux chanteurs bucoliques Daphnis (v. 6-19) et Damoitas
(v. 21-41) : ces chants, respectivement de 14 et 21 vers, traitent d’une matière mytho­
lo­gique, à savoir les amours du Cyclope Polyphème et de la nymphe Galatée.
Ces deux niveaux, bucolique et mythologique, ne sont pas simplement juxtaposés
l’un à côté de l’autre, ni même seulement imbriqués l’un dans l’autre ; ils doivent être
pris en interaction l’un par rapport à l’autre 103, dans la mesure même où l’idylle est
en fait constituée par un troisième niveau de discours : l’adresse du narrateur-poète
à Aratos (v. 2) montre une volonté de démonstration et de consolation 104 ; même si
le dessein du narrateur-poète n’est pas ici dévoilé comme dans les idylles XI et XIII
écrites à l’intention de Nicias, l’adresse incluse du destinataire montre qu’il faut lire
l’idylle comme étant porteuse d’une signification que le destinataire pourra com­
prendre, quand bien même la portée de l’idylle ne se réduirait pas à cette simple
apos­trophe amicale. Or, quelle que soit la signification de l’idylle, on ne peut penser
qu’elle puisse se limiter à ce qui se passe dans le cadre bucolique, qui ne représente
que 11 vers sur 46 ; ce qui se déroule dans ce plan (à savoir la mise en place d’un
con­cours poétique lors d’une pâture commune, le baiser et l’échange d’instruments
de musique) n’a de con­sistance que rapporté aux événements plus nombreux et plus
lon­guement évoqués des chants insérés. Cette relation complexe est soutenue par un
principe d’analogie entre les deux niveaux discursifs 105, ainsi que par des éléments
com­muns d’un niveau à l’autre. Ce type d’organisation de la matière poétique

103. Cf. Bowie 1996.


104. Cf. Webster 1964, p. 81.
105. Ce principe d’analogie a été mis en évidence par Gutzwiller 1991, p. 123-133.
introduction 45

n’est d’ail­leurs pas spé­cifique de l’idylle VI, mais se retrouve notamment dans
l’idylle VII 106 : ce point com­mun renforce l’hypothèse d’une telle lecture.
Parmi les éléments communs aux deux niveaux discursifs, il convient de signaler
d’abord le nombre des personnages : au couple formé par Polyphème et Galatée cor­
res­pond en effet la paire de boucoliastes. Ces derniers s’adonnent au jeu de la flûte,
l’un sur la syrinx, l’autre sur l’aulos ; or ces instruments de musique sont également
pré­sents dans la partie mythologique puisque le Cyclope joue de la syrinx (v. 9) et
la vieille Cotyttaris de l’aulos (v. 41) 107. Enfin, les activités pastorales se retrouvent
dans les deux univers : aux bouviers du cadre bucolique (v. 1-2) répond le berger
Polyphème qui se fait traiter de chevrier par Galatée (v. 6-7).
Mais la correspondance entre les deux niveaux discursifs ne se réduit pas à la
simple reprise d’éléments communs. Il y a surtout un fonctionnement parallèle du
récit de part et d’autre, de sorte que le récit mythologique, plus développé, sert à
com­prendre le récit bucolique, plus elliptique. Au cœur de cette analogie se trouve
la relation érotique qui a été l’objet de vives discussions en ce qui concerne Daphnis
et Damoitas. Pour ce qui est du groupe formé par Polyphème et Galatée, la question
amou­reuse est bien au centre de leur relation : Polyphème déclare lui-même avoir
été amoureux (v. 29) ; il est disqualifié par Galatée dans son aptitude à aimer (v. 7) ;
sa monstruosité même est susceptible d’être annihilée par une vision amoureuse
(v. 18‑19) ; quant à Galatée, elle multiplie les gestes symboliques de l’amour en
envoyant des pommes au troupeau et à la chienne de Polyphème (v. 6 et 9) et n’a
de com­por­tement qu’en fonction de l’amour (v. 17). Pourtant, la relation entre les
deux per­sonnages n’est pas simple : Galatée agit en véritable amant qui poursuit de
son assiduité l’être aimé qu’est pour elle Polyphème 108 ; mais celui-ci feint de ne
pas remarquer son manège amoureux et ne joue le rôle de l’aimé dédaigneux que
pour mieux peut-être attirer à lui Galatée et reprendre son rôle d’amant actif. Mais,
simultanément, Polyphème souffre d’un excès de narcissisme qui l’empêche d’aimer
véri­ta­blement un autre que lui-même 109. On peut supposer que Polyphème a des
chances d’arriver à ses fins, mais la conclusion de son stratagème reste en position
externe par rapport à l’idylle. Dans les récits mythologiques insérés, la situation
reste celle d’une crise cristallisée autour de la nature des deux personnages et de leur
caractère.
C’est dans l’anticipation de la conclusion heureuse de leurs tribulations amoureuses
que l’on peut passer des chants insérés au récit-cadre qui nous offre pré­ci­sément la
« réconciliation » des deux pâtres, après une situation de tension (v. 5 : ἔρισδεν)

106. Voir Cairns 1972, p. 194-195 ; Gutzwiller 1991, p. 124 et Bowie 1996, p. 95-99.
107. Cette présence de l’aulos dans le chant de Damoitas est importante pour le maintien de l’équi­
libre et des correspondances : il y a là une raison supplémentaire de conserver le vers 41, en
dépit de son caractère problématique (voir commentaire ad loc., p. 178-181).
108. Cf. Cairns 1972, p. 195.
109. Cf. Zimmerman 1994, p. 70-71.
46 cyclopodie

thématisée ici sur le mode de la rivalité poétique. Le concours des deux boucoliastes
se termine par l’échange d’un baiser (v. 42) qui a fait couler beaucoup d’encre 110,
et par l’échange d’instruments de musique qui n’a peut-être pas été suffisamment
commenté (v. 43-44). Daphnis et Damoitas accompliraient ainsi sur le plan poétique
et homosexuel ce que Polyphème et Galatée ne sont pas arrivés à construire au plan
mytho­logique et hétérosexuel. L’idylle bucolique vient donc parachever ce que la tra­
di­tion mythologique a laissé en suspens, tout en apportant sa propre perception des
choses et en déplaçant les motifs traditionnels dans de nouveaux contextes.

Une composition annulaire

La structure même d’enchâssement des poèmes dans le récit bucolique invite à


cher­cher dans l’idylle une composition d’emboîtement, assez typique de la création
poé­tique alexandrine et bucolique : la composition annulaire. Cette technique pro­
pre­ment épique est déjà fréquente dans la poésie homérique où elle permet, dans
un récit ou un discours, de mettre en évidence l’élément le plus important au centre
et de faire rayonner autour toutes les données contextuelles qui sont focalisées sur
ce point essentiel ; et c’est parce qu’il s’agit d’un mode de composition savant et
réfléchi que les poètes alexandrins le reprennent à leur compte. On a pu ainsi trouver
ce type d’architecture dans diverses idylles de Théocrite 111, ou encore dans l’Europé
de Moschos 112.
La structure d’enchâssement analysée plus haut est déjà une forme élémentaire de
struc­ture annulaire mais qui, prise en ce sens, met curieusement en évidence le vers
qui semble le moins important de l’idylle, à savoir le vers de transition entre les deux
chants insé­rés de Daphnis et Damoitas (v. 20). On aurait ainsi une sorte de cons­
truc­tion en trompe-l’œil qui attirerait l’attention sur l’élément le plus formel, le plus
creux du point de vue du sens, et aussi le plus formulaire d’apparence. Il faut penser :
– soit que Théocrite s’amuse à placer au centre de son idylle non ce qui en constitue
le cœur, mais ce qui n’en est que la charpente, afin de perturber le lecteur et de décaler
la lecture par rapport aux attentes génériques traditionnelles ;
– soit que Théocrite indique bel et bien qu’il s’agit là du centre de son idylle qui
est tout entière concentrée dans l’échange même de la parole poétique et le relais de
la voix chantante.
Mais en-deçà de cette organisation d’ensemble en partie déceptive, en partie ludique,
de la matière poétique, on peut retrouver le principe alexandrin de composition annu­
laire dans les chants insérés des deux boucoliastes.

110. Voir le commentaire ad loc., p. 181-184.


111. F. Cairns a établi une composition annulaire pour les Idylles XVIII et XXVIII (1979, p. 202-
203), ainsi que pour l’Idylle XXVI (1992, p. 1-2).
112. Cf. Schmiel 1981, p. 261-266.
introduction 47

Le chant de Daphnis pourrait être organisé de la manière suivante en fonction des


échos thématiques et verbaux que l’on peut y repérer :
A Βάλλει τοι, Πολύφαμε, τὸ ποίμνιον ἁ Γαλάτεια
μάλοισιν, δυσέρωτα τὸν αἰπόλον ἄνδρα καλεῦσα·
B καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα, τάλαν τάλαν, ἀλλὰ κάθησαι
ἁδέα συρίσδων.
C Πάλιν ἅδ᾽, ἴδε, τὰν κύνα βάλλει,
ἅ τοι τᾶν ὀίων ἕπεται σκοπός· ἃ δὲ βαΰσδει
εἰς ἅλα δερκομένα,
D τὰ δέ νιν καλὰ κύματα φαίνει
ἅσυχα καχλάζοντος ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο θέοισαν.
C’ Φράζεο μὴ τᾶς παιδὸς ἐπὶ κνάμαισιν ὀρούσῃ
ἐξ ἁλὸς ἐρχομένας, κατὰ δὲ χρόα καλὸν ἀμύξῃ.
B’ Ἃ δὲ καὶ αὐτόθε τοι διαθρύπτεται· ὡς ἀπ᾽ ἀκάνθας
ταὶ καπυραὶ χαῖται, τὸ καλὸν θέρος ἁνίκα φρύγει,
καὶ φεύγει φιλέοντα καὶ οὐ φιλέοντα διώκει,
καὶ τὸν ἀπὸ γραμμᾶς κινεῖ λίθον·
A’ ἦ γὰρ ἔρωτι
πολλάκις, ὦ Πολύφαμε, τὰ μὴ καλὰ καλὰ πέφανται.

La composition annulaire est d’emblée mise en évidence par la reprise du vocatif


Πολύφαμε à l’ouverture A et à la clôture A’ du chant. Du premier au dernier vers,
l’organisation enchâssée du système des sonorités (βαλ // πολ / ποι // γαλ) se change
en une organisation parallèle (πολ / πολ // καλ / καλ) : cette transformation de la
dis­po­si­tion de la matière sonore est sans doute à l’image de ce qui se produit dans
la fiction mytho­logique elle-même et peut-être aussi dans le con­cours bucolique ;
on passe d’une structure d’imbrication et d’enfermement, qui oppose un élément
englobant, fort et actif, à un élément englobé, faible et passif, à une structure de jux­
ta­po­sition qui place davantage les deux éléments dans un équilibre et une harmonie
retrouvés. Dans ces deux sections A et A’ figurent également les deux seules occur­
rences de termes de la famille d’ἔρως, terme qui renvoie à la véri­table thé­ma­tique
du chant, du con­cours et de l’idylle elle-même : on constate que l’on évolue d’un
composé négatif et particulier (δυσέρωτα) à l’expression positive et géné­rale du
senti­ment amoureux qui retrouve la place qui est la sienne.
Les sections B et B’ se répondent selon des oppositions assez systématiques : au
regard inquisiteur de Galatée s’oppose le refus de regarder du Cyclope ; l’immobilité
de ce dernier, assis pour jouer de la syrinx, est l’antithèse même du mouvement per­
ma­nent de la jeune nymphe, dans le cadre soit de la métaphore, soit de l’expression
ima­gée du vers 18. Sur le plan formel, la double apostrophe du vers 8 annonce la
répé­tition du participe masculin φιλέοντα du vers 17. Il faut aussi sans doute voir
dans le développement de la métaphore poétique un pendant des « doux airs » joués
par Polyphème, mais seulement évoqués et non livrés directement.
Les sections C, D et C’ sont focalisées sur la présence de la chienne de Polyphème.
Dans la section C, c’est la chienne qui est « agressée » par Galatée tandis que, dans
48 cyclopodie

la section C’ correspondante, c’est au contraire Galatée qui risque d’être mise à mal
par l’animal. Les deux sections se distinguent par l’écho des deux expressions εἰς
ἅλα δερκομένα et ἐξ ἁλὸς ἐρχομένας 113. Les deux impératifs, les seuls du chant
de Daphnis, attirent l’attention du Cyclope sur ce qui est en train de se passer ou
sur ce qui pourrait arriver. La section centrale D, qui conserve la même focalisation
sur la chienne, a ceci de particulier qu’elle évoque le principe de réfléchissement, de
miroitement, qui, de manière métapoétique, renvoie à la construction en miroir elle-
même : c’est donc bien, à tous les sens du terme, le point focal de cette construction.
On notera que, parallèlement à cette démarcation de structure, cette section en thé­
ma­tise une autre, celle de la ligne du rivage qui oppose l’univers marin de Galatée et
celui, terrestre, de Polyphème.
Selon le principe même du concours poétique, l’organisation du chant de Damoitas
doit normalement correspondre à celle du chant de Daphnis auquel il répond. C’est
en effet ce que l’on peut observer :
α Εἶδον, ναὶ τὸν Πᾶνα, τὸ ποίμνιον ἁνίκ᾽ ἔβαλλε,
β κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽, οὐ τὸν ἐμὸν τὸν ἕνα γλυκύν, ᾧ ποθόρημαι
ἐς τέλος (αὐτὰρ ὁ μάντις ὁ Τήλεμος ἔχθρ᾽ ἀγορεύων
ἐχθρα φέροι ποτὶ οἶκον, ὅπως τεκέεσσι φυλάσσοι)·
ἀλλὰ καὶ αὐτὸς ἐγὼ κνίζων πάλιν οὐ ποθόρημι,
γ ἀλλ᾽ἄλλαν τινὰ φαμὶ γυναῖκ᾽ ἔχεν· ἃ δ᾽ ἀίοισα
ζαλοῖ μ᾽, ὦ Παιάν, καὶ τάκεται, ἐκ δὲ θαλάσσας
οἰστρεῖ παπταίνοισα ποτ᾽ ἄντρα τε καὶ ποτὶ ποίμνας.
δ Σίξα δ᾽ὑλακτεῖν νιν καὶ τᾷ κυνί· καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων,
αὐτᾶς ἐκνυζεῖτο ποτ᾽ ἰσχία ῥύγχος ἔχοισα.
γ᾽ Ταῦτα δ᾽ ἴσως ἐσορεῦσα ποεῦντά με πολλάκι πεμψεῖ
ἄγγελον. Αὐτὰρ ἐγὼ κλᾳξῶ θύρας, ἔστε κ᾽ ὀμόσσῃ
αὐτά μοι στορεσεῖν καλὰ δέμνια τᾶσδ᾽ ἐπὶ νάσω·
καὶ γάρ θην οὐδ᾽ εἶδος ἔχω κακὸν ὥς με λέγοντι.
β᾽ Ἦ γὰρ πρᾶν ἐς πόντον ἐσέβλεπον, ἦς δὲ γαλάνα,
καὶ καλὰ μὲν τὰ γένεια, καλὰ δέ μοι ἁ μία κώρα,
ὡς παρ᾽ ἐμὶν κέκριται, κατεφαίνετο, τῶν δέ τ᾽ ὀδόντων
λευκοτέραν αὐγὰν Παρίας ὑπέφαινε λίθοιο.
Ὡς μὴ βασκανθῶ δέ, τρὶς εἰς ἐμὸν ἔπτυσα κόλπον·
α᾽ ταῦτα γὰρ ἁ γραία με Κοτυτταρὶς ἐξεδίδαξε
ἃ πρᾶν ἀμάντεσσι παρ᾽ Ἱπποκίωνι ποταύλει.

Les sections α et α᾽ qui encadrent le chant font apparaître nettement le couple


formé par Pan et Cotyttaris, « divinités » tutélaires qui veillent à la fois sur les deux
dimen­sions des travaux de la campagne : l’activité pastorale et l’agriculture. Ces
figures font directement écho à la répétition du nom de Polyphème dans le chant de
Daphnis : devenu ici locuteur, Polyphème sollicite des entités qui sont extérieures à
ce qu’il est et qui toutes deux participent de sa formation pastorale.

113. Voir le commentaire ad loc. p. 103-104.


introduction 49

Les sections β et β᾽ reprennent aux sections correspondantes dans le chant de


Daphnis le thème du regard (avec notamment la répétition du verbe ποθόρησθα,
ποθόρημαι), mais lui apportent un traitement nouveau : c’est ici sur l’œil même
du Cyclope qu’est focalisé le discours. On retrouve, mais de manière moins visible,
les effets de répétition observés dans le chant de Daphnis. Le thème du mouvement
a disparu ; mais une corrélation peut être établie entre l’incantation lancée contre le
devin Tèlémos en β et le crachat apotropaïque en β᾽ ; ce sont là deux modalités de la
croyance populaire par lesquelles le naïf Polyphème escompte influer sur le cours des
événements.
Les sections γ et γ᾽ d’une part insistent sur les discours – ceux que le Cyclope
invente pour faire enrager Galatée ; ceux que l’on colporte, de manière apparemment
indue, sur le Cyclope lui-même –, d’autre part mettent en évidence l’opposition des
deux mondes marin et terrestre, et l’expression ἐκ δὲ θαλάσσας fait écho à ἐξ ἁλὸς
dans le premier chant.
Enfin, au centre de la construction, on retrouve comme dans le chant précédent la
chienne de Polyphème : mais au lieu d’être projetée potentiellement vers l’avenir, elle
est présentée ici comme le témoin du passé amoureux de Polyphème : dans tout ce
chant, il n’y a plus que l’animal qui soit encore réactif à l’amour !

La structure métrique

Le tableau ci-dessous présente la composition métrique de l’idylle vers après vers,


ainsi que le système des coupes dans la diction du vers. Pour la lecture du tableau,
on utilisera les équivalences suivantes : d = dactyle ; s = spondée ; 3 = coupe trihé­
mimère ; 5 = coupe penthémimère ; T = coupe penthémimère trochaïque ; 7 = coupe
hephthé­mimère ; B = pause bucolique. Le type concerne le schéma métrique indé­pen­
dam­ment des coupes. Les types sont numérotés en fonction de la pro­gression de la
pré­sence du spondée dans le vers et de leur apparition dans l’idylle.
type 1 : ddddd ; type 2 : sdddd ; type 3 : ssddd ; type 4 : sssdd ; type 5 : dsddd ;
type 6 : ddsdd ; type 7 : dddsd ; type 8 : dssdd ; type 9 : sddsd ; type 10 : dsdsd ;
type 11 : ssdsd ; type 12 : sdsdd.

vers schéma métrique coupes type


1 ssddd 3TB 3
2 ddddd TB 1
3 dddsd T 7
4 ddddd 35B 1
5 sddsd T 9
6 sdddd 3TB 2
7 sdddd 3TB 2
8 ddddd TB 1
9 dsddd 5B 5
10 sdddd 57B 2
11 ddddd 5 1
50 cyclopodie

12 dsddd T 5
13 dsdsd T 10
14 ddddd 5 1
15 ddddd 5B 1
16 dsddd 5B 5
17 sdddd 3T 2
18 dssdd 5B 8
19 ddddd TB 1
20 dsddd 5B 5
21 ssddd TB 3
22 ddddd 57B 1
23 ddddd TB 1
24 ddddd 3T 1
25 ddsdd 57B 6
26 sdddd TB 2
27 sssdd 5B 4
28 ssddd T 3
29 dssdd 5B 8
30 ssddd TB 3
31 ddddd 3TB 1
32 ddddd 5B 1
33 sdddd 35B 2
34 ssddd 3TB 3
35 ssddd 3TB 3
36 ddddd 3TB 1
37 ddddd 35B 1
38 dsddd 57 5
39 ssddd T 3
40 dsddd 5B 5
41 ssddd T 3
42 ssdsd 3T 11
43 ssddd 357 3
44 sssdd 5B 4
45 sdsdd 5B 12
46 ssdsd 3T 11

La métrique de la pièce se caractérise tout d’abord par l’emploi important du vers


holo­dac­tylique (type 1), dès l’introduction de la pièce. Si l’on prend en compte la voix
locutrice, on peut constater que les deux chanteurs bucoliques ne se distinguent pas
fon­cièrement l’un de l’autre en ce qu’ils ont en commun un grand nombre de types
métriques, si ce n’est que Damoitas fait un usage assez prononcé du spondée en début
de vers (types 3 et 4), ce qu’évite davantage Daphnis. De manière plus marquante,
la voix narrative du récit-cadre recourt assez fréquemment à des sché­mas métriques
qu’elle est seule à employer, notamment dans la conclusion de la pièce (types 7 et 9
introduction 51

dans l’introduction ; types 11 et 12 dans la conclusion), dont l’at­mosphère particulière


est ainsi soulignée. Mais les deux chants insérés comportent éga­le­ment chacun un
type propre (type 10 dans le chant de Daphnis ; type 6 dans le chant de Damoitas), ce
qui permet d’individualiser un peu chacune des voix du poème, l’ensemble étant lié
par le retour de types plus fréquents.
La comparaison que l’on peut mener de l’œuvre de Théocrite avec la poésie homé­
rique d’une part, avec la poésie alexandrine d’autre part, fait apparaître une évolution
assez sen­sible de l’utilisation du dactyle et du spondée qui est désormais bien connue.
On cons­tate que l’usage du dactyle au deuxième pied à l’époque alexandrine est limité
et Théocrite se dis­tingue même, en général et en particulier dans l’Idylle VI, par un
emploi important du spondée sur les deux premiers pieds, par opposition aux trois
sui­vants, ce qui impose un rythme particulier au vers qui, après un début plus pesant,
s’oriente toujours vers la légèreté du dactyle : dans la conclusion, tous les hexamètres
com­mencent par au moins un spondée et le vers qui dit la nouvelle expérience musi­
cale des deux pâtres comporte même trois spondées à l’ouverture. Dans l’Idylle VI
en revanche, on ne rencontre aucun hexamètre spondaïque dont Théocrite fait, de
manière ordinaire, un usage très modéré : il s’en dégage donc une impression de
grande régularité ryth­mique et de légèreté qui est en accord parfait avec l’harmonie et
la tranquillité du monde pastoral.
Pied Iliade Odyssée Callimaque Ap. Rh. Théocrite Idylle VI
1 62,1 62,2 74 71,5 53 54,3
2 62,5 57 51,3 57,8 50,2 52,1
3 85,5 84,4 91,3 86,1 77,4 84,7
4 70,1 69,9 80,9 80,5 82,5 89,1
5 95,4 95,4 92,9 92 98,2 100

Emploi en pourcentage du dactyle aux différents pieds de l’hexamètre dactylique.

Brèves remarques sur la transmission du texte

L’histoire du texte de Théocrite a été étudiée, de manière approfondie, et par


U. von Wilamowitz-Moellendorff 114 et par A.S.F. Gow dans l’introduction de sa
magis­trale édition 115. Nous nous contenterons donc ici de quelques brèves remarques
pour ce qui concerne l’idylle VI.
Avec les seules idylles V, VII et VIII, l’idylle VI a la particularité de figurer dans
l’en­semble des manuscrits de Théocrite 116, même si les idylles I à XVIII dans la

114. Wilamowitz-Moellendorff 1906.


115. Gow (éd.) 1952, I, p. XXX-LXXXIV.
116. Voir le tableau récapitulatif de Gow (éd.) 1952, I, p. LII.
52 cyclopodie

numé­rotation traditionnelle sont les plus présentes dans les témoins conservés. Elle
se trouve également, de manière très fragmentaire (pour les vers 28 sq. et 34-40),
dans le papyrus Oxy. 2064 qui date du iie siècle. Cette position particulière n’est pas
due à la séquence continue de ces quatre idylles qui, dans les différentes familles, ne
sont pas toujours dans cet ordre. On peut penser que ces quatre pièces se dis­tinguent
notam­ment parce qu’elles proposent toutes, de manière exemplaire, des moda­lités
du dire poétique caractéristiques de la poésie bucolique et qu’à ce titre elles méritent
d’être présentes dans tout corpus bucolique.
Comme cela a été déjà signalé plus haut 117, il y a trois familles de manuscrits,
distinguées d’abord par C. Wendel en 1914 pour sa publication des scholies 118, puis
par C. Gallavotti (1955) pour le texte des idylles lui-même : la famille vaticane,
dont nos édi­tions modernes reproduisent l’ordre de présentation des idylles, la
famille lau­ren­tienne et la « famille » ambrosienne qui se réduit au manuscrit K
(Ambrosianus 886 [C 222 inf.]), daté du xiiie siècle, qui n’a pas de parents immé­diats
dans la tradition manu­scrite et, de ce fait même, a une grande valeur pour l’éta­blis­
se­ment du texte. Pour la famille laurentienne, on peut retenir les trois manuscrits P
(Laurentianus xxxii. 37), daté des xiiie-xive siècles, Q (Parisinus Graecus 2884),
daté de 1299, et W (Laurentianus Conv. Soppr. 15), daté du xive siècle. Quant à
la famille vaticane, elle est représentée par les manuscrits A (Ambrosianus 390
[G 32 Sup.]) et G (Laurentianus xxxii. 52), qui sont tous deux de la fin du
xiiie siècle, ainsi que L (Parisinus Graecus 2831), daté des xiiie-xive siècles, et U
(Vaticanus Graecus 1825), daté du xive siècle, qui donne uniquement les 38 premiers
vers de l’idylle VI. Il con­vient d’ajouter à ces trois familles principales au moins le
manuscrit O (Vaticanus Graecus 40) qui, en remontant à la fin du xiie siècle, se trouve
être le plus ancien des manu­scrits de Théocrite : il ne comporte que quelques idylles
dans un texte souvent fautif ; il relève de la recension de Moschopoulos.
Il faut revenir enfin sur le manuscrit perdu Patavinus, qui reste représenté par les
édi­tions du xive siècle de P. Giunta (Florence, 1516) et Z. Callierges (Rome, 1516).
L’existence de ce document 119 n’a plus besoin d’être prouvée 120, mais il est dif­fi­cile
d’en apprécier la valeur. Ahrens considérait qu’il était appa­renté à K, avec un con­
tenu plus développé, et que Mousouros y avait copié les idylles du groupe Π et lui
avait emprunté des variantes qu’il avait intro­duites dans sa copie de l’Aldine, dont
seraient issues les nouvelles leçons que donnent les éditions de Giunta et Callierges.
Mais Gallavotti pense que Mousouros n’avait à sa dis­po­sition que K et D (Parisinus
Graecus 2726) et que les leçons qui ne se trouvent ni dans K ni dans D sont des
émen­dations de Mousouros lui-même. Cependant, il ne semble pas que le manuscrit

117. Voir ci-dessus « Le recueil poétique », p. 24.


118. Wendel (éd.) 1914, p. LXXX.
119. Il disparut dans l’incendie de la villa de son propriétaire de la Renaissance, le Padouan
Paolo Capodivacca.
120. Voir Gow (éd.) 1952, II, p. 538-539.
introduction 53

Patavinus dérive simplement de D, car les deux éditions de la Renaissance ne con­


tiennent pas les vers 26-40 de l’idylle XXIX, qui sont présents aussi bien dans K que
dans D. Du fait de l’existence effective du manus­crit Patavinus, il y a lieu de croire
que les variantes données par Giunta et Callierges remontent poten­tiel­lement à ce
manus­crit perdu.
Texte et traduction

Conspectus siglorum

A cod. Ambronianus 390 (G 32 sup.) xiiie s.


D cod. Parisinus Graecus 2726 xv s.
e

G cod. Laurentianus XXXII 52 xiiie s.


K cod. Ambrosianus 886 (C 222 inf.) xiiie s.
L cod. Parisinus Graecus 2831 xiiie-xive s.
M cod. Vaticanus Graecus 915 xiiie s.
O cod. Vaticanus Graecus 40 xiie s.
P cod. Laurentianus XXXII 37 xiiie-xive s.
Q cod. Parisinus Graecus 2884 a. 1299
S cod. Laurentianus XXXII 16 a. 1280
Tr cod. Parisinus Graecus 2832 xve s.
U cod. Vaticanus Graecus 1825 xive s.
W cod. Laurentianus Conv. Soppr. 15 xive s.
Mosch. codex Moschopulei xiv-xve s.
Ald. edit. Veneta Aldi Manutii a. 1495
Iunt. edit. Florentina Philippi Iuntae a. 1516
Call. edit. Romana Zachariae Calliergis a. 1516

Ω plurimi codices
Σ scholia
v. l. varia lectio
codd. codices
cett. ceteri codices
56 cyclopodie

ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ ΒΟΥΚΟΛΙΑΣΤΑΙ
ΔΑΜΟΙΤΑΣ ΚΑΙ ΔΑΦΝΙΣ

Δαμοίτας χὠ Δάφνις ὁ βουκόλος εἰς ἕνα χῶρον


τὰν ἀγέλαν ποκ᾽, Ἄρατε, συνάγαγον· ἦς δ᾽ ὃ μὲν αὐτῶν
πυρρός, ὃ δ᾽ ἡμιγένειος· ἐπὶ κράναν δέ τιν᾽ ἄμφω
ἑσδόμενοι θέρεος μέσῳ ἄματι τοιάδ᾽ ἄειδον.
Πρᾶτος δ᾽ ἄρξατο Δάφνις, ἐπεὶ καὶ πρᾶτος ἔρισδεν. 5

Βάλλει τοι, Πολύφαμε, τὸ ποίμνιον ἁ Γαλάτεια


μάλοισιν, δυσέρωτα τὸν αἰπόλον ἄνδρα καλεῦσα·
καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα, τάλαν τάλαν, ἀλλὰ κάθησαι
ἁδέα συρίσδων. Πάλιν ἅδ᾽, ἴδε, τὰν κύνα βάλλει,
ἅ τοι τᾶν ὀίων ἕπεται σκοπός· ἃ δὲ βαΰσδει 10
εἰς ἅλα δερκομένα, τὰ δέ νιν καλὰ κύματα φαίνει
ἅσυχα καχλάζοντος ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο θέοισαν.
Φράζεο μὴ τᾶς παιδὸς ἐπὶ κνάμαισιν ὀρούσῃ
ἐξ ἁλὸς ἐρχομένας, κατὰ δὲ χρόα καλὸν ἀμύξῃ.
Ἃ δὲ καὶ αὐτόθε τοι διαθρύπτεται· ὡς ἀπ᾽ ἀκάνθας 15
ταὶ καπυραὶ χαῖται, τὸ καλὸν θέρος ἁνίκα φρύγει,
καὶ φεύγει φιλέοντα καὶ οὐ φιλέοντα διώκει,
καὶ τὸν ἀπὸ γραμμᾶς κινεῖ λίθον· ἦ γὰρ ἔρωτι
πολλάκις, ὦ Πολύφαμε, τὰ μὴ καλὰ καλὰ πέφανται.

Τῷ δ᾽ ἔπι Δαμοίτας ἀνεβάλλετο καὶ τάδ᾽ ἄειδεν. 20

Εἶδον, ναὶ τὸν Πᾶνα, τὸ ποίμνιον ἁνίκ᾽ ἔβαλλε,


κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽, οὐ τὸν ἐμὸν τὸν ἕνα γλυκύν, ᾧ ποθόρημαι
ἐς τέλος (αὐτὰρ ὁ μάντις ὁ Τήλεμος ἔχθρ᾽ ἀγορεύων
ἐχθρὰ φέροι ποτὶ οἶκον, ὅπως τεκέεσσι φυλάσσοι)·
ἀλλὰ καὶ αὐτὸς ἐγὼ κνίζων πάλιν οὐ ποθόρημι, 25
ἀλλ᾽ ἄλλαν τινὰ φαμὶ γυναῖκ᾽ ἔχεν· ἃ δ᾽ ἀίοισα
ζαλοῖ μ᾽, ὦ Παιάν, καὶ τάκεται, ἐκ δὲ θαλάσσας
οἰστρεῖ παπταίνοισα ποτ᾽ ἄντρα τε καὶ ποτὶ ποίμνας.
Σίξα δ᾽ ὑλακτεῖν νιν καὶ τᾷ κυνί· καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων,
αὐτᾶς ἐκνυζεῖτο ποτ᾽ ἰσχία ῥύγχος ἔχοισα. 30
Ταῦτα δ᾽ ἴσως ἐσορεῦσα ποεῦντά με πολλάκι πεμψεῖ
ἄγγελον. Αὐτὰρ ἐγὼ κλᾳξῶ θύρας, ἔστε κ᾽ ὀμόσσῃ
αὐτά μοι στορεσεῖν καλὰ δέμνια τᾶσδ᾽ ἐπὶ νάσω·
καὶ γάρ θην οὐδ᾽ εἶδος ἔχω κακὸν ὥς με λέγοντι.
Ἦ γὰρ πρᾶν ἐς πόντον ἐσέβλεπον, ἦς δὲ γαλάνα, 35
καὶ καλὰ μὲν τὰ γένεια, καλὰ δέ μοι ἁ μία κώρα,
texte et traduction 57

ὡς παρ᾽ ἐμὶν κέκριται, κατεφαίνετο, τῶν δέ τ᾽ ὀδόντων


λευκοτέραν αὐγὰν Παρίας ὑπέφαινε λίθοιο.
Ὡς μὴ βασκανθῶ δέ, τρὶς εἰς ἐμὸν ἔπτυσα κόλπον·
ταῦτα γὰρ ἁ γραία με Κοτυτταρὶς ἐξεδίδαξε 40
ἃ πρᾶν ἀμάντεσσι παρ᾽ Ἱπποκίωνι ποταύλει.

Τόσσ᾽ εἰπὼν τὸν Δάφνιν ὁ Δαμοίτας ἐφίλησε·


χὢ μὲν τῷ σύριγγ᾽, ὃ δὲ τῷ καλὸν αὐλὸν ἔδωκεν.
Αὔλει Δαμοίτας, σύρισδε δὲ Δάφνις ὁ βούτας·
ὠρχεῦντ᾽ ἐν μαλακᾷ ταὶ πόρτιες αὐτίκα ποίᾳ. 45
Νίκη μὲν οὐδάλλος, ἀνήσσατοι δ᾽ ἐγένοντο.

Apparat critique

1 χὠ KWGL : καὶ PQAU || 4 ἑσδόμενοι Ω : ἑζόμενοι P || μέσῳ Ω : μέσω PΣv.l. ||


5 ἔρισδε(ν) codd. : ἐρίσδεν Ald. Call. || 7 τὸν codd. : καὶ Meineke || 9 ἅδ᾽, ἴδε,
τὰν Ω : ἁδὶ τὰν PΣv.l. || 10 τᾶν PQW : τῶν cett. || 11 νιν Ω : μιν PQW || φαίνει Ω :
ῥαίνει Σv.l. || 12 καχλάζοντος SΣ Iunt. : καχλάζοντα codd. || 15 αὐτόθε PHSTr :
αὐτόθι cett. Ald. Iunt. Call. || 16 φρύγει S : φρυγῆ KWALU φρυξῇ PG φλέγει Q
φρύττει Ald. Iunt. Call.|| 20 καὶ τάδ᾽ ἄειδεν KAGLU : καλὸν ἀείδε(ι)ν
PQWΣv.l. || 22 κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽ Ω : κοὔτ᾽ ἔλαθ᾽ K κοὔτι λάθ᾽ Ahrens || τὸν ἕνα Ω :
ἕνα KL || ποθόρημαι Ω : ποθορῶμαι US ποθορῷμι Heinsius || 24 φέροι ποτὶ
A2L2U Mosch. : φέρει ποτὶ KAL (φέρῃ L1) φέροιτο ποτ᾽ PQWG || φυλάσσοι
KQWG : φυλασσῇ P φυλαξῇ ALU || 25 ποθόρημι AEO Mosch. Ald. Iunt. Call. :
ποθορῶμαι UHSTrD ποθόρημαι cett. || 29 σίξα Ruhnken : σίγα HAE σιγᾷ
K1MPD σῖγα cett. || ὑλακτεῖν νιν AGLU : ὑλακτεῖ νιν K1Σv.l. ὑλακτεῖν KPQW ||
30 ἐκνυζεῖτο K2P : ἐκνυζᾶτο Ω ἐκνυζοῖτο ΣK lemma ἐκνυζῆτο S Greg. Cor. 79 ||
ποτ᾽ KAGLU : παρ᾽ PQW μετ᾽ Ahrens e schol. E || 31 ἐσορεῦσα KMALTr :
ἐσορεῖσα Q ἐσοροῖσα P ἐσορῶσα cett. || ποεῦντα KQ2 : ποιεῦντα cett. ||
32 κλᾳξῶ KPQSA Iunt. : κλᾳσῶ OD Ald. Call. || 33 στορεσεῖν Ziegler : στορέσειν
codd. || 34 οὐδ᾽ Ω : οὔτ᾽ PQW || 35 πρᾶν Ahrens : πρὰν codd. || γαλάνα Ω :
γαλήνα K || 36 δέ μοι KPQW : δ᾽ ἐμὶν AGLU δέ μευ Ahrens || 37 τῶν δέ τ᾽
ὀδόντων Ω : τοῖς δέ τ᾽ ὀδοῦσο Σv.l. || 38 λευκοτέραν αὐγὰν codd. : λευκοτέρα
αὐγὰ Meineke || ὑπέφαινε Ω : ὑπέχαινε E || 41 om. K (= 10.16) post 42 in M
legitur || πρᾶν Ahrens : πρὰν S Mosch. πρὶν codd. || Ἱπποκίωνι M1 Mosch. :
Ἱπποκίωνα PQW Ἱπποκόωντι AGL || 42 ἐφίλησε PH : ἐφίλασε cett. || 45 om. M ||
46 μὲν KPQW : μὰν AGL || ἀνήσσατοι K : ἀνάσσατοι cett.
58 cyclopodie

Théocrite
Les Boucoliastes ou Damoitas et Daphnis

Damoitas et le bouvier Daphnis avaient réuni un jour leurs troupeaux, ô Aratos,


en un seul et même lieu. L’un d’eux était couvert d’un jeune duvet aux reflets roux,
l’autre avait une barbe naissante ; assis tous les deux près d’une source, au beau
milieu d’un jour d’été, voici ce qu’ils chantaient. C’est Daphnis qui commença le
premier, puisque c’était lui qui avait le premier porté le défi.

DAPHNIS

Ô Polyphème, ta Galatée accable de pommes ton troupeau, en te traitant de


funeste amoureux et de simple gardien de chèvres ; et toi, pauvre, pauvre
malheureux, tu n’as pas un regard pour elle, mais tu restes assis à jouer de
doux airs sur ta syrinx. La revoici, regarde, elle en accable la chienne qui
te suit et garde un œil sur tes brebis ; et la voilà qui gronde en regardant
vers la mer, et les belles vagues la reflètent tandis qu’elle court sur le rivage
qui retentit doucement. Prends garde à ce qu’elle ne se jette aux mollets
de la jeune fille si elle sort de la mer, et qu’elle ne déchire sa belle peau !
Mais elle, même de l’endroit où elle est, elle te fait des mines ; comme les
aigrettes sèches qui se détachent de l’acanthe lorsque brûle le bel été, elle te
fuit quand tu l’aimes aussi bien qu’elle te poursuit quand tu ne l’aimes pas ;
elle joue son dernier pion. C’est que souvent en effet en amour, Polyphème,
ce qui n’est pas beau semble beau.

À sa suite, Damoitas se mit à jouer un prélude et chanta ainsi :

DAMOITAS

J’ai bien vu, par Pan, quand elle accablait mon troupeau et elle ne m’a
pas échappé, non, par mon œil, mon doux œil unique. Avec lui, je vois à
la perfection et puisse le devin Tèlémos, prophète de malheur, porter chez
lui le malheur qu’il prédit et le réserver à ses enfants ! Mais, moi aussi, à
mon tour, pour la piquer, je ne la regarde pas et je prétends que j’ai une
autre femme ; et elle, elle l’entend, elle est jalouse de moi, ô Paian, et se
consume ; puis hors de la mer, elle sort furieuse et jette des coups d’œil
vers mon antre et mes troupeaux. J’ai aussi excité en sifflant ma chienne
à aboyer contre elle. Et en effet, quand j’étais amoureux, elle poussait
de légers jappements en avançant son museau vers ses hanches. En me
voyant agir souvent ainsi, elle m’enverra peut-être un messager ; mais moi,
je fermerai ma porte jusqu’à ce qu’elle jure de me dresser elle-même un
beau lit sur cette île. Après tout, je n’ai pas une aussi laide figure qu’on le
raconte. Tiens, dernièrement, je regardais dans la mer – le temps était au
texte et traduction 59

calme – et ma barbe m’a paru belle et belle aussi mon unique pupille, à mon
jugement ; quant à mes dents, [l’eau] en donnait un reflet plus blanc que le
marbre de Paros. Pour ne pas être ensorcelé, par trois fois je crachais dans
mon sein, comme me l’a enseigné la vieille Cotyttaris qui dernièrement
jouait de la flûte aux moissonneurs chez Hippokion.

Ayant parlé ainsi, Damoitas embrassa Daphnis. L’un donna à son camarade une
syrinx et reçut de lui une belle flûte. Damoitas se mit à jouer de la flûte et le bouvier
Daphnis de la syrinx ; et les génisses aussitôt se mirent à danser sur l’herbe tendre.
Aucun des deux ne fut donc vainqueur et ils s’en furent sans être vaincus.
Commentaire

Titre : ΒΟΥΚΟΛΙΑΣΤΑΙ ΔΑΜΟΙΤΑΣ ΚΑΙ ΔΑΦΝΙΣ

Dans son apparat critique, Legrand affirme : « De titulo non ambigitur ». C’est sans
doute aller un peu vite, ne serait-ce qu’au regard des choix effectués par les édi­teurs
modernes qui tantôt ne retiennent que la mention générique (comme Legrand lui-
même), tantôt ne gardent que les deux noms propres, tantôt suivent les manu­scrits en
con­servant l’ensemble de la formulation. On sait la grande incer­ti­tude qui pèse d’une
manière générale sur l’authenticité des titres des Idylles. L’accord se fait d’or­dinaire
pour les considérer comme apocryphes, ce qui explique leur instabilité dans les
manu­scrits médiévaux. Ici le choix est limité à une for­mu­lation générique qui donne
les personnages en lice comme des figures du monde bucolique ; cette qualification,
reprise d’ailleurs pour l’Idylle IX du corpus théocritéen, inscrit donc les per­sonnages
dans un certain type de discours littéraire. C’est en apparence beau­coup moins vrai
pour la partie du titre qui donne le nom propre des deux protagonistes : Damoitas et
Daphnis. Cela vaut surtout si l’on con­sidère l’ordre de présentation, qui correspond
à la fois à l’ordre alphabétique et à l’ordre d’entrée dans le texte (voir ci-après les
remarques au vers 1) : le nom de Damoitas est rela­ti­ve­ment neutre, ce qui n’est pas
le cas pour celui de Daphnis ; le titre de l’Idylle IX, qui donne aussi comme variante
les noms des pro­tagonistes, nomme en pre­mier Daphnis, génériquement plus connoté
que son com­parse Ménalcas. La pré­sence de Daphnis est en effet liée de manière très
spé­ci­fique au monde bucolique 121 : elle est donc équi­va­lente de ce point de vue au
terme « boucoliaste », en connotant assez clairement ce que le terme générique, lui,
dénote simplement.
Quelle que soit la formulation retenue, le titre se contente ici de désigner les per­
son­nages du récit-cadre sans faire la moindre référence au contenu mythologique de
l’idylle, contrairement à ce qui se passe pour l’Idylle XI du Cyclope. Cette igno­
rance volon­taire est déjà une orientation de lecture : ces pâtres, dont l’importance
en nombre de vers semble secondaire par rapport à la place occupée par le couple
formé par Polyphème et Galatée, ont peut-être un rôle plus grand qu’on ne pourrait
le penser ; ils ne sont peut-être pas seulement l’occasion de la reprise d’un thème
mythologique, mais leur présence influe de manière prioritaire sur le sens du poème.

121. Cf. Helm 1899 ; Wojaczek 1969.


62 cyclopodie

1. Δαμοίτας χὠ Δάφνις ὁ βουκόλος εἰς ἕνα χῶρον

Ce vers inaugural donne aussitôt la tonalité bucolique de la pièce par une métrique
adaptée. La coupe penthémimère trochaïque théoriquement possible doit être rejetée,
car elle séparerait d’une manière malhabile le nom Δάφνις et son apposition. Il faut
lui préférer une organisation tripartie du vers avec une coupe trihémimère et une
pause dite (à juste titre) bucolique. Ainsi les deux personnages occupent chacun un
des deux premiers côla, tandis que le troisième invite à leur réunion.
Ce vers initial a été imité (et délogé de sa position liminaire) par Virgile dans
la VIIe Bucolique (v. 2) :
compulerantque greges Corydon et Thyrsis in unum 122…

Δαμοίτας χὠ Δάφνις. L’entrée dans l’idylle se fait par ces deux noms propres
– qui servent traditionnellement de sous-titre à la pièce. Cette paire initiale est impor­
tante dans le dispositif analogique de la composition 123. Le lecteur est aussi­tôt amené
à supposer qu’il s’agit des acteurs principaux du poème. La série des occurrences
de ces noms propres, savamment organisée, vient d’ailleurs confirmer que le poème
se construit bien autour de ces noms propres initiaux. On observe en effet la série
suivante : Δαμοίτας χὠ Δάφνις (v. 1), Δάφνις (v. 5), Δαμοίτας (v. 20), puis τὸν
Δάφνιν ὁ Δαμοίτας (v. 42), Δαμοίτας ... Δάφνις (v. 44). On voit que la succession
cons­truit successivement deux groupes chias­matiques identiques (ABBA - ABBA)
qui renforcent le rapprochement et l’harmonie des deux personnages ; mais le trai­
te­ment de l’éloignement ou de la proximité des noms varie, ceux-ci étant tan­tôt l’un
à côté de l’autre, d’abord dans l’ordre AB (v. 1) puis BA (v. 42), tantôt éloignés
fortement (v. 5 et 20) ou modérément (v. 44), là encore selon les deux successions
pos­sibles BA puis AB. Leur rapprochement à l’in­cipit peut à bon droit laisser attendre
une joute poétique, selon l’habitude de la poé­sie bucolique. Ce rap­pro­chement est
ren­forcé par l’effet de paronomase produit par la première syllabe Δα-, commune
aux anthroponymes, qui compte dans les deux cas pour une syllabe longue. Notons
cependant que, si l’alpha est long par nature dans Δαμοίτας, il ne compte pour une
longue que par position pour Δάφνις, ainsi que l’in­dique l’accentuation : la ressem­
blance n’est pas parfaite entre les deux syllabes ini­tiales et c’est déjà toute l’ambiguïté
de la relation entre Daphnis et Damoitas qui est ainsi suggérée ; les deux pâtres sont
équi­valents, de même force et de même talent, sans être toutefois semblables. À
l’intérieur du corpus théocritéen, les deux noms ont d’ailleurs un sta­tut très différent :
si Δαμοίτας n’apparaît que dans cette seule Idylle VI, Δάφνις en revanche se trouve
aussi dans les idylles I, V, VII, VIII, IX, XXVII et dans les épigrammes II, III, IV
et V (voir la remarque suivante sur Δάφνις ὁ βουκόλος). Par rap­port au reste de

122. Sur ces imitations virgiliennes, on se reportera à Garson 1971, passim et p. 198 pour le présent
passage.
123. Cf. Gutzwiller 1991, p. 125-126 et 131-132.
commentaire 63

la tradition littéraire, le statut des deux noms est aussi différent : Daphnis est assez
régu­liè­rement associé à l’amour depuis Stésichore au moins (fr. 279 PMG), alors
que le nom de Damoitas nous paraît plus opaque ; il serait cependant assez fortement
rattaché à l’univers thessalien et il est pos­sible, comme le suggère E. Bowie, qu’il
puisse renvoyer à la poésie de Simonide 124.
Pour le choix de χὠ (donné par K et d’autres manuscrits) de préférence à καί, à la
suite notamment d’Ahrens, Edmonds et Hunter (mais contre Gow), plusieurs raisons
peuvent être avancées. Paléographiques d’abord : il est fort probable que le titre
donné à l’idylle dans les manuscrits a pu influencer par sa formulation Δαμοίτας
καὶ Δάφνις l’ouverture même du poème à valeur également titulaire. Même si le
titre est issu de l’ouverture de l’idylle, on s’attend assez naturellement à une sim­
pli­fication et à une homogénéisation de l’expression qui n’a plus lieu de don­ner un
article défini à l’un des personnages sans le donner à l’autre, comme ce peut être
le cas dans la phrase com­plète initiale. On préférera donc la formulation Δαμοίτας
χὠ Δάφνις comme lectio difficilior en raison de l’influence exercée par le titre
secondaire. Raisons stylistiques et syntaxiques ensuite : il arrive fréquemment – et
c’est presque systématique chez Théocrite – que, dans une série de noms propres, le
der­nier qui reçoit le plus sou­vent un qua­li­ficatif soit précédé de l’article. On en trouve
des exemples en VII, 131‑132 ; XXVI, 1 ; XXII, 34 et 140 125. Théocrite suit peut-
être en cela une tour­nure archaïque d’Homère (Il., X, 363, 536, etc.) 126. En dehors
des séries de noms propres, la formulation serait aussi con­firmée par les expressions
ὁ μάντις ὁ Τήλεμος (dans cette même idylle, au vers 23) et ὁ βουκόλος ὧδ᾽ ὁ
Λυκώπας (V, 62 selon la leçon donnée par K). Il est vrai toutefois que l’on retrouve
à la fin de l’idylle l’expression Δάφνις ὁ βούτας sans article devant l’anthroponyme
(v. 44) : la variation βουκόλος / βούτας laisse pen­ser que le poète cherche avant tout
à ne pas repro­duire la formulation initiale. Raisons euphoniques enfin : la couleur
voca­lique du pre­mier vers appelle χὠ plutôt que καί : la crase entre en effet en écho
avec χῶρον en fin d’hexamètre ; une alternance χω - κο - χω se met ainsi en place aux
pieds pairs, qui structure tout le vers dans ses sonorités.

Δαμοίτας. Les commentateurs – Gow et Hunter 127 – rap­pellent la couleur plu­


tôt thes­salienne de cet anthroponyme. Hunter signale, à la suite de Bowie 128, que
Théocrite aurait pu emprun­ter ce terme à la poésie érotique de Simonide qui com­
po­sait pour des com­man­ditaires thessaliens. Si la couleur thes­sa­lienne du nom
Δαμοίτας est avérée, le vers 1 prend un relief particulier, car le nom Δάφνις est,
quant à lui, attaché au sol sicilien (cf. Idylle I) : la réunion en un seul lieu (εἰς ἕνα

124. Bowie 1996, p. 93-94.


125. Voir ici les remarques de Sens (éd.) 1997, p. 171.
126. Voir Chantraine 1965, p. 161.
127. Gow (éd.) 1952, II, p. 120 ; Hunter (éd.) 1999, p. 248.
128. Bowie 1996, p. 93-94.
64 cyclopodie

χῶρον) des troupeaux de Damoitas et de Daphnis serait la rencontre géo­graphique de


dif­férentes parties de la Grèce, ou de deux mondes littéraires qui se sont illustrés par­
ti­culièrement dans ces régions.

(ὁ) Δάφνις ὁ βουκόλος. L’apposition avec son article défini impose d’emblée
ce personnage comme la figure mythique de Daphnis, ce bouvier légendaire qui est
à l’origine de la poésie pastorale et dont Thyrsis chante les malheurs dans l’Idylle I,
texte avec lequel l’Idylle VI entretient de nombreuses relations 129 : mais même si
l’ap­position cherche à renvoyer le lecteur à la figure de Daphnis de l’Idylle I, cela ne
signi­fie pas nécessairement que Daphnis soit le même dans les deux poèmes, car le
poète aime à jouer de l’ironie et de l’écart 130. Cette position par­ticulière instaure un
déca­lage entre les deux pâtres nommés dans le vers 1 : le pre­mier n’est qu’un simple
bou­vier inventé pour l’oc­casion alors que le second appartient au mythe, à la tradition
pastorale. Cette différence de statut cor­res­pond d’ailleurs à leur différence de position
dans le discours : Damoitas s’efface com­plètement et laisse Polyphème prendre la
parole alors que Daphnis joue de l’am­bi­guïté du discours à la première per­sonne qui
pour­rait être pris comme un discours qu’il adresse lui-même au Cyclope (n’est-il pas
d’ail­leurs comme le Cyclope un per­son­nage mythologique ?).
En outre, la dénomination (ὁ) Δάφνις ὁ βουκόλος entre en écho avec celle du
devin Tèlémos au vers 23, ὁ μάντις ὁ Τήλεμος, d’une assez curieuse façon. Nous
avons déjà signalé ci-dessus le rapprochement des deux expressions à propos de
l’em­ploi de l’article avec le nom propre, mais il y a plus. Il faut en effet remarquer
que la séquence vocalique est proche dans les deux cas : [o], α, ι, o, x, x, o, et que les
deux expressions sont homotaxiques dans le vers. Ces correspondances établissent un
réseau sonore vertical au sein de l’idylle 131, qui ren­force les liens entre le récit-cadre
et les chants insérés de manière assez inattendue. Cette rela­tion est nouée encore plus
soli­dement par le chiasme entre l’anthroponyme et l’ap­position qui spécifie la pro­
fes­sion des personnages. En effet, si Δάφνις a les sono­rités de μάντις, il doit être
croisé avec le nom du devin Τήλεμος. Cette asso­cia­tion entre le bouvier-poète et le
devin, tous deux des êtres inspirés et porteurs d’une parole divine, n’est sans doute
pas anodine. Dans le cadre de l’Idylle VI, Daphnis et Tèlémos sont les seuls à parler
à Polyphème et à être entendus par lui : le devin dans un ancien oracle, le bouvier
(indirectement) dans le chant qu’il lui adresse à la pre­mière personne.

εἰς ἕνα χῶρον. Cette clausule, isolée par une pause bucolique légèrement
appuyée (cf. ci-dessus p. 62), se retrouve dans la Batrachomyomachie, v. 198 (et
au vers 133 avec une légère modification), ainsi que chez Quintus de Smyrne, Suite

129. Voir notamment Bernsdorff 1994, p. 44-48.


130. Cf. Payne 2007, p. 97.
131. Sur cette pratique courante chez Théocrite, voir les exemples mis en évidence par Donnet 1988,
1990, 1995a et 1995b.
commentaire 65

d’Homère, III, 19. On trouve chez Homère, à une autre place dans le vers, l’expression
ἐς χῶρον ἕνα (Il., IV, 446). On se reportera aussi à Théocrite, Idylle XXV, 8 (οὐδ᾽
ἕνα χῶρον/). Il n’y a qu’un seul exemple de cette place pour l’accusatif χῶρον chez
Homère : Od., XI, 94.
Si Damoitas et Daphnis se distinguent par leurs appartenances géographiques,
ils se rejoignent au moins dans le cadre bucolique. Cette réunion des deux pâtres
s’oppose aux conditions de la rencontre de Lacon et Comatas 132.
Le lieu qui sert de cadre à la déclamation bucolique reste anonyme, sans description,
il n’est pas objet de négociation entre les deux pâtres contrairement à ce que l’on voit
dans d’autres idylles 133. C’est donc un espace qui demeure indéfini, susceptible de
s’ou­vrir à tous les possibles : tout en feignant de don­ner un cadre initial à la décla­
ma­tion poétique, Théocrite laisse ce décor dans la plus grande indétermination. Cet
endroit ne vaut pas pour ce qu’il est, mais seulement parce qu’il permet de saisir
d’em­blée de manière plus sensible la proximité, l’union des deux pâtres. Ce « lieu
unique » de leur réunion n’est pas seulement l’espace qui accueille leurs troupeaux
dans la fiction bucolique, mais c’est aussi l’espace textuel de l’idylle. Il a pour unique
carac­téristique d’être commun dans la ren­contre des deux pâtres, d’être la première
expres­sion de leur harmonie : il est donc avant tout à l’origine même du chant 134.

2. τὰν ἀγέλαν ποκ᾽, Ἄρατε, συνάγαγον· ἦς δ᾽ ὃ μὲν αὐτῶν

Cet hexamètre est, dans sa première partie, dominé par la sonorité des [a], soit
longs soit brefs, le plus souvent associés par paire. C’est sans doute le nom Ἄρατος
qui impose cette couleur au vers. On voit que la pause bucolique, bien marquée avec
le contre-rejet, correspond à un changement de tonalité vocalique, puisque le [a]
n’ap­pa­raît plus qu’une fois dans une diphtongue.

τὰν ἀγέλαν. On retrouve ce groupe en III, 43 avec la même position métrique.


Le singulier, pris en un sens distributif, représente une difficulté grammaticale.
Si Damoitas et Daphnis ont bien chacun un troupeau en charge, le poète devrait
employer ici le pluriel qui ne pose­rait aucun problème métrique. Mais le singulier
offre un intérêt certain dans la cons­truction du sens du texte : il indique déjà l’union,
l’égalité finale entre les deux pâtres, qui est d’ailleurs accompagnée par la danse
joyeuse des vaches du troupeau en ques­tion au vers 45. On pourrait penser que le
sin­gulier doit être pris pour ce qu’il est vrai­ment et donc que Damoitas et Daphnis
ne s’occupent à deux que d’un seul trou­peau qui s’était égaré dans la campagne et

132. Cf. Brooke 1969, p. 59-60.


133. Cf. Bernsdorff 1994, p. 41.
134. Cf. Voelke 1992, p. 8, qui précise : « non pas qu’il faille pour autant nécessairement voir dans
cet espace un principe générateur, doté de propriétés actives, mais peut-être s’agit-il d’abord
d’un lieu de liberté dont les éléments […] offrent la possibilité au chant et à la danse de se
réaliser sans entrave ».
66 cyclopodie

qu’ils viennent de réunir 135 : cette unité préétablie du troupeau est cependant peut-
être moins intéressante pour l’économie de l’idylle. Gow 136 remarque éga­lement que
si dans les Idylles V, VII et VIII les trou­peaux réu­nis appartiennent à des espèces
différentes, ici au contraire ce sont deux trou­peaux de bovins : telle est en effet la con­
clusion qu’il faut tirer de l’absence d’in­di­cation à pro­pos de Damoitas ; au vers 45, il
n’est question que de πόρτιες.

ποκ(ά). Cet adverbe de temps installe l’idylle dans l’intemporalité de la fable


mytho­logique. Le récit n’est pas plus situé dans le temps qu’il ne l’est dans l’espace.
On retrouve plusieurs fois ce même adverbe au début de récits mythologiques chez
Théocrite (VII, 73 ; XVIII, 1 137 ; XXIV, 1 138), Moschos (Europé, 1 139), ou encore
Callimaque (Hécalè, v. 1). Cette inscription de la fiction bucolique dans un cadre de
type mythologique permet d’éta­blir plus aisément des relations entre le récit-cadre
buco­lique et les chants insérés mythologiques.

Ἄρατε. Voir Wilamowitz 140, Gow 141 et Hunter 142. Aratos 143 est le destinataire de
l’idylle : la pré­sence de ce dédicataire rappelle la situation discursive à l’ouverture
des Idylles XI et XIII adressées à un ami médecin Nicias ; mais alors que, dans ces
deux autres idylles, le poète dit expli­citement pourquoi il fait cette dédicace, il reste
ici totalement muet sur le sens de son geste ; on ne sait pas en quoi le poème doit
répondre à un comportement du dédi­cataire du monde réel, ni même s’il le doit 144.
L’identification de ce dédicataire pose en outre quelques problèmes : on pourrait voir
en lui le même jeune homme que l’Aratos des Thalysies (VII, 98, 102 et 122), ami
du narrateur Simichidas. Toutefois Aratos n’apparaît pas ici dans un chant inséré
comme dans les Thalysies, mais dans le cadre du poème ; on sort donc de la fiction
poétique, et c’est plus légitimement le poète Théocrite (ou du moins un narrateur
hété­rodiégétique que l’on est tenté d’assimiler au poète lui-même) qui s’adresse
pré­sentement à Aratos. Par conséquent, l’assimilation (faite par les scholies avec

135. Bernsdorff 1994, p. 41 ; Hunter (éd.) 1999, p. 248.


136. Gow (éd.) 1952, II, p. 120.
137. Cf. commentaire de Gow (éd.) 1952, II, p. 349.
138. Cf. note de White 1979, p. 7.
139. Cf. Bühler (éd.) 1960, p. 47.
140. Wilamowitz-Moellendorff 1971, II, p. 74-85.
141. Gow (éd.) 1952, II, p. 118-119.
142. Hunter (éd.) 1999, p. 243.
143. Nous nous permettons de ren­voyer pour un plus ample développement à Cusset 2005a : nous
nous contentons de reprendre ici les grandes lignes de cet article.
144. Cf. Payne 2007, p. 94-95.
commentaire 67

prudence) de cet Aratos à l’auteur des Phénomènes n’est pas tota­lement aberrante,
même si elle a été récusée par Wilamowitz 145, sans doute à juste titre.
En outre, cette adresse prend une forme particulière dans le corpus théocritéen.
Ailleurs, soit l’adresse est réduite à un simple vocatif et le poème est bien écrit à l’in­
ten­­tion du destinataire (un bel adolescent) qui est en même temps l’objet du poème
(ὦ φίλε κοῦρε, XII, 1 ; ὦ φίλε παῖ, XXIX, 1), soit le destinataire y est presque
réduit à cette fonction et ne constitue pas directement l’objet du discours poétique ; le
voca­tif de l’apostrophe n’y est plus isolé, mais se trouve inscrit dans une intro­duction
qui explique et justifie l’adresse en question (Idylles XI, XIII et XXI). L’Idylle VI
emprunte à l’une et l’autre de ces deux formes : le vocatif est isolé et aucune jus­
ti­fication n’est donnée à cette adresse, si bien qu’aucune leçon morale ne semble
devoir être tirée de ce qui suit 146.
D’ailleurs, la nudité même de l’apostrophe rend celle-ci opaque. Qui parle ? Qui
s’adresse à cet Aratos ? Le texte de l’idylle ne comporte aucune marque qui permette
d’iden­tifier ce locuteur. C’est le rapprochement avec les Thalysies qui fait conclure
qu’il s’agit du poète lui-même, mais cette conclusion repose sur de nombreuses
don­nées incertaines ou invérifiables. Le rapprochement avec les Thalysies invite
même à proposer une autre possibilité : ne peut-on pas comprendre plus directement
que le narrateur anonyme de l’idylle s’adresse ici à un Aratos pris comme témoin
de ce débat poétique entre Daphnis et Damoitas ? Cet Aratos n’a en effet qu’une
con­sistance littéraire du même ordre que celle des deux boucoliastes. La mention
d’Aratos servirait à combler l’absence d’arbitre dans le débat poétique : la prosodie
met bien en rapport, à la coupe penthémimère trochaïque, le nom Ἄρατος et les deux
occur­rences de Δάφνις qui l’encadrent ; et, de même que les deux pâtres réunissent
leurs troupeaux en un seul lieu, de même le poète réunit dans un même espace,
celui de l’idylle, trois personnages qu’il nous invite ainsi à mettre en relation. Il est
aussi pos­sible qu’au vers 5 le poète tente une anagrammatisation du nom Ἄρατος à
travers la répétition de πρᾶτος et le verbe ἄρξατο. Ce jeu anagrammatique mettrait
alors Aratos au cœur de l’agôn entre Damoitas et Daphnis. On se reportera aussi
à K.J. Gutzwiller 147, qui a souligné l’importance de ce vocatif dans la construction
de cette idylle dont le sujet véritable serait, dans la perspective de lecture qui est
la sienne, l’ana­lo­gie elle-même : ce vocatif signalerait essentiellement une relation
entre Aratos et le locuteur de l’apostrophe (qu’elle assimile au poète Théocrite),
relation qui aurait pour rôle de pro­longer la relation analogique entre les personnages
du récit-cadre et ceux des chants insérés.
En effet, le vocatif Ἄρατε doit être mis en parallèle avec Πολύφαμε (v. 6).
Les liens entre les deux anthroponymes sont multiples : ce sont les seuls vocatifs
de l’idylle ; la position métrique avant la coupe trochaïque est occupée par ces deux

145. Wilamowitz-Moellendorff 1971, II, p. 74-85.


146. Cf. Walker 1980, p. 61.
147. Gutzwiller 1991, p. 130.
68 cyclopodie

apostrophes. C’est surtout le schéma de la relation apostrophé-apostropheur qui


impose le rapprochement. Dans le chant qu’il prononce en effet, Daphnis, figure
légen­daire du poète bucolique, donne sa voix à un personnage anonyme qui s’adresse
direc­tement à Polyphème pour lui parler d’une Galatée qu’il refuse de regarder ; de
la même façon, on peut voir, au niveau de l’idylle, que Théocrite donne sa voix à un
narra­teur anonyme qui s’adresse à Aratos pour lui parler de deux boucoliastes, dont
l’un au moins, Daphnis, est un personnage mythologique au même titre que Galatée.
Enfin, il est pos­sible que les deux vocatifs soient unis par le biais d’un jeu de mots, en
rapport direct avec la présence / absence de ces personnages.
Il convient de faire ici un détour par le poète des Phénomènes : Aratos de Soles,
à l’incipit de son grand poème astronomique, fait sans doute un jeu de mots sur son
propre nom, pratiquant en cela une sorte de signature discrète de son œuvre. Le poète
y invoque en effet l’influence de Zeus qui n’est jamais « innommé » (ἄρρητον, v. 2).
Ce qualificatif permet habilement non seulement de qualifier la divinité, mais aussi
de donner le nom du poète, tout en le laissant « innommé » 148. Le nom « Aratos »
se trouve donc, par approximation verbale, en lien avec le non-nommé, ce qui ren­
force dans notre idylle, par antithèse, les relations avec le Polyphème des chants
insérés : si Aratos relève du non-dit, Polyphème est au con­traire « celui qui a une
grande renommée » (Polu-phamos 149), celui dont on parle beaucoup (cf. l’expression
ὥς με λέγοντι, v. 34), et l’idylle elle-même en apporte la vérification puisqu’elle ne
dit rien de cet Aratos, alors qu’elle chante par deux fois Polyphème comme un per­
son­nage légen­daire digne de ce nom. Un argument supplémentaire peut être fourni
par l’allusion au jeu de mots aratéen que l’on trouve dans l’une des Bucoliques de
Virgile 150.
Il faudrait enfin se demander s’il n’y a pas une certaine parenté sonore entre le
nom de Galatée et celui d’Aratos : ils présentent en effet la structure liquide / dentale
sourde combinée avec le son [a] ; toutefois les longueurs différentes des alphas ne
per­mettent pas d’aller trop loin dans l’assimilation des deux noms. Mais il y a lieu
de se deman­der si Aratos ne tient pas aussi le rôle de Galatée et si Aratos, dans une
certaine mesure, n’est pas le double du poète dans la situation idyllique, comme
Galatée est celui de Polyphème (cf. plus loin) dans la situation mythologique.

συνάγαγον. Ce verbe, dont on a ici l’unique emploi transitif chez Théocrite,


est le terme important de ce deuxième vers : il est mis en relief de diverses façons.
Il est tout d’abord isolé au centre du vers par la coupe penthémimère trochaïque et
la pause buco­­lique (que Théocrite utilise avec insistance dans cette ouverture pour
bien camper la tonalité du poème). Il entretient également un rapport étroit avec

148. Sur ce jeu de mots, voir Cusset 2002.


149. Cf. Bader 2002.
150. Cf. Prioux 2007.
commentaire 69

son complé­ment d’objet τὰν ἀγέλαν, formant avec lui la figura etymologica 151 qui
impose une assonance en -αγ- et un inventaire syllabique γε-γα-γο ; ces jeux pho­
niques pour­raient bien être l’amorce (inversée) du nom Galatée, et cette inversion
pour­rait ici sug­gérer une moda­lité du rap­­port analogique entre le récit-cadre et les
chants insérés. L’importance de ce verbe s’ex­plique par le fait qu’il porte en lui les
marques de l’am­bi­valence de la rela­tion entre Damoitas et Daphnis : la désinence
du pluriel dit la dua­lité du couple pastoral, tandis que le préverbe συν- insiste sur la
(ré)union qui n’est pas seulement celle des troupeaux, mais aussi celle des pâtres eux-
mêmes. Cette réu­nion est, semble-t‑il, constitutive des deux pâtres au point que l’on
peut considérer, avec Voelke 152, que nous nous trouvons ici face à un déplacement
méto­ny­mique qui résulte, en cette intro­duction diégétique, de la substitution du narra­
tif au descriptif : c’est moins l’ac­tion ponctuelle des deux bouviers qui compte que
leur nature intrin­sèque qui les porte à l’union et à l’harmonie.

ἦς δ᾽ ὃ μὲν αὐτῶν. La pause bucolique s’affirme à mesure que l’on entre dans le
poème et que le cadre pastoral se précise. La clausule ainsi découpée est d’autant plus
remar­quable qu’elle est peu porteuse de sens en apparence, formée du verbe « être »
et de pronoms de rappel. Mais la platitude de l’expression est trompeuse ; cette fausse
che­ville prosodique est en fait problématique : qui désigne le pronom ὃ μέν ? La
posi­tion emphatique accentue bien l’ambiguïté de l’expression qui conti­nue à jouer
de l’équivalence entre les deux personnages, tout en soulignant leur oppo­sition par le
balan­cement ὃ μὲν … ὃ δέ. Ce balancement se retrouve à la fin de l’idylle (v. 43),
à propos des mêmes personnages : dans cette seconde occurrence (voir ci-après
ad loc. p. 184-185), la distribution des pronoms est claire du fait de l’échange des
cadeaux. Mais que faut-il penser ici ? La répartition obéit-elle à la même logique,
selon laquelle ὃ μέν renvoie au dernier personnage cité, tandis que ὃ δέ correspond
au pre­mier personnage cité ? C’est possible, mais cette permanence ne lève pas toute
ambiguïté 153, car dans ce cas la première occurrence de ὃ μέν ren­voie à Daphnis,
et la seconde (v. 43) à Damoitas. Hunter 154 a bien mis en évi­dence cette difficulté,
rap­pelant à partir de Denniston 155 que ὃ μέν peut désigner dans une oppo­sition
aussi bien le premier élément cité (c’est le cas chez Théocrite en V, 94 et XI, 58)
que le second. Il est donc impossible à la fin de ce vers de déci­der si ὃ μέν désigne
Daphnis ou Damoitas. Si ὃ μέν représente Daphnis – comme semble le con­firmer
à notre avis la suite du texte 156 –, un nou­veau chiasme se met en place par rap­port
aux noms du premier vers, qui se super­pose aux chiasmes déjà signalés : cette figure

151. Voir de même l’Idylle III, 43 et Hunter (éd.) 1999, p. 124, ad loc.
152. Voelke 1992, p. 8.
153. Cf. Bowie 1996, p. 93.
154. Hunter (éd.) 1999, p. 249.
155. Denniston 1954, p. 370-371.
156. Voir aussi Cairns 1972, p. 195 ; Bowie 1996, p. 93.
70 cyclopodie

est l’expression parfaite de l’entente entre les deux pâtres. Le génitif pluriel αὐτῶν
dit aussi, d’une certaine manière, l’égalité des deux per­son­nages en les unissant au
moment même où le balan­cement ὃ μὲν … ὃ δέ les oppose. La même ambiguïté se
retrouve à propos des pronoms féminins dans le chant de Daphnis (cf. v. 10 et 15).
Il convient de signaler, en dépit de notre désaccord, que certains lecteurs considèrent
que ὃ μέν renvoie en fait à Damoitas, ce qui renverse com­plètement la lecture du
texte et permet surtout d’éva­cuer la dimension éro­tique du plan pastoral 157.

3. πυρρός, ὃ δ᾽ ἡμιγένειος· ἐπὶ κράναν δέ τιν᾽ ἄμφω

πυρρός. Cet adjectif, qui reparaît aussi chez Théocrite en XXV, 244 et XV, 53
mais seulement en XV, 130 à propos de la barbe naissante, désigne une couleur
jaune-rougeâtre, rousse, proche sans doute de celle indiquée par l’adjectif ξανθός
(mais peut-être en plus soutenue ou plus foncée), et qualifie le plus souvent une
pilosité (poils ou cheveux). Théocrite emploie ici la forme attique πυρρός, attes­tée
par exemple chez Platon (Timée, 68c), et non la forme dorienne πυρσός que l’on
trouve notam­ment chez les Tragiques (Eschyle, Perses, 316 ; Euripide, Phéniciennes,
32, etc.) ; d’autres parallèles, hors du corpus théocritéen, sont cités par Gow 158. Le
rap­pro­chement étymologique avec le groupe πῦρ est évident 159, même s’il pose des
pro­blèmes de dérivations (cf. en XIII, 50, où l’adjectif qualifie un astre flamboyant).
Mais au-delà de l’éty­mologie, il est très vraisemblable que cet adjectif, qui sert tout
d’abord à indiquer le jeune âge de l’un des deux pâtres, sans doute Daphnis (le scho­
liaste glose l’adjectif par ὁ ἀρτίχνους, « celui qui est couvert de son pre­mier duvet »),
a aussi une connotation érotique 160 que suggère le rapprochement impli­cite avec le
nom mas­culin πυρσός qui désigne le « flambeau » et souvent, par métaphore, les
« feux de l’amour » (cf. [Théocrite], XXIII, 7). Un tel glissement de sens pour l’ad­
jec­tif πυρσός s’observe également chez Moschos, Europé, 70 161. On rap­­pellera que,
dans l’Idylle XI, le Cyclope vante le feu (πῦρ) qui couve dans son antre, signe du
bouil­lon­ne­ment de son propre désir (v. 51). Ainsi, la couleur fauve qui appa­raît sur les
joues du jeune pâtre est le signe d’un amour naissant dont le bai­ser final est sans doute
la première expression concrète ; l’adjectif πυρρός, qua­li­fiant une barbe naissante,
indique un âge plus tendre que l’adjectif suivant. Nous ne pou­vons ici partager
l’ana­lyse de Bernsdorff 162 qui considère les deux adjectifs comme équivalents pour
souligner les ressemblances entre les deux pâtres. Au contraire, celui qui est πυρρός
a une matu­rité pubertaire moins avancée que celui qui est ἠμιγένειος ; il est donc en

157. Cf. par exemple Voelke 1992, p. 9 ; Bernsdorff 1994.


158. Gow (éd.) 1952, II, p. 120‑121.
159. Chantraine 1999, p. 960, s.v. « πυρρός ».
160. Cf. Bowie 1996, p. 93.
161. Cf. Campbell (éd.) 1991, p. 76.
162. Bernsdorff 1994, p. 41 et 44, à la suite notamment de Hutchinson 1988, p. 184.
commentaire 71

position potentielle d’éromènos dans la relation homosexuelle probable qui unit les
jeunes pâtres 163. Cette relation n’est certes pas déve­lop­pée et se trouve limitée par le
fait que le texte insiste beaucoup sur l’harmonie et la réciprocité entre les deux pâtres,
ce qui est en principe exclu d’une telle relation. Néanmoins, à défaut d’être mise
en œuvre, cette relation homosexuelle semble bien être sug­gérée et doit être lue par
rapport à la relation hétérosexuelle conflictuelle entre Polyphème et Galatée. Dans
le con­texte d’une harmonie renforcée entre les per­sonnages de même sexe, la diffé­
rence d’âge semble donc devoir être maintenue : ainsi l’ad­jectif πυρρός dési­gnerait
Daphnis qui reçoit le baiser de Damoitas au vers 42, c’est l’interprétation retenue en
géné­ral par les commentateurs.
On se reportera aussi à l’imitation probable de ce passage de l’Idylle VI proposée
par l’auteur de l’Idylle VIII au vers 3 (mais où la couleur fauve concerne les cheveux,
non la barbe).

ἡμιγένειος. Ce composé est un hapax de Théocrite 164 et c’est le texte fourni par
les manuscrits. Cependant, le scholiaste, selon Ahrens 165, lirait ici plutôt ἡνιγένειος,
« barbu depuis un an », autre composé (formé à partir de l’adjectif) qui n’est pas
mieux attesté ; c’est la leçon encore retenue par Fritzsche 166. Mais celle-ci ne s’impose
nullement. Le scho­liaste glose en fait cet hapax par ὁ ἤδη πωγωνίτης (« le garçon
déjà barbu ») : l’ex­pression indique seulement que la barbe est plus développée chez
ce second pâtre par rapport au premier duvet du précédent ; la première partie du
com­posé (ἡμι-) signifie que la barbe n’a pas encore atteint sa matu­rité et maintient
donc ce second pâtre dans une certaine jeunesse. Ce personnage tient le juste milieu
entre la barbe naissante du tout jeune Daphnis et la barbe ache­vée de Polyphème (voir
infra p. 162, com­mentaire au vers 36). Ce détail physique assure ainsi une discrète
liaison entre le récit-cadre et les chants insérés.

ἐπί. Cette préposition peut être employée avec l’accusatif sans que soit présente
l’idée de mouvement 167. Elle indique ici la proximité : les deux pâtres se trouvent au
bord de la source. Gow 168 rapproche cet usage d’un emploi homérique (Od., VI, 212)
qui n’est pas absolument nécessaire.

ἐπὶ κράναν δέ τιν(α). Ce nouveau complément de lieu fait écho à celui du


pre­mier vers (εἰς ἕνα χῶρον) qu’il fait mine de préciser. Mais quel renseignement

163. Cf. Lawall 1967, p. 73 ; Dover 1978, p. 86-87, pour des exemples paral­lèles à l’époque
archaïque et classique ; Gutzwiller 1991, p. 126 ; Bowie 1996, p. 93.
164. Cf. Beckby (éd.) 1975, ad loc.
165. Ahrens (éd.) 1855-1859.
166. Fritzsche (éd.) 1870.
167. Chantraine 1953, p. 111.
168. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
72 cyclopodie

apporte-t-il vraiment ? Une information est certes fournie quant à la nature du lieu
en question, mais cela est presque inutile : elle n’ajoute aucune précision géo­gra­
phique et la source ne reçoit d’autre qualification que son caractère indéfini (τινα).
La source fait en effet partie des données ordinaires du paysage bucolique : ainsi dans
les Idylles I (v. 2, 83), III (v. 4), V (v. 3, 47, 126), VII (v. 6), XIII (v. 39), etc., où elle
joue parfois un rôle central 169 ; elle est un point de rencontre attendu pour les pâtres
qui y mènent boire leurs bêtes ; on retrouvera le rôle important de la source dans les
Pastorales de Longus 170. Cette notation par­ticipe sim­plement de la re-construction
de l’univers bucolique et de l’installation du cadre néces­saire à la décla­mation
poétique 171. La source est en effet déjà, par son mur­mure discret, une invi­tation à la
musi­calité légère de la poésie. Ce murmure qui s’in­sinue cor­respond dans l’ouverture
du texte à un retour des sonorités en [a] qui forment un chiasme sonore par rapport au
vers précédent : l’alpha est ici can­tonné au deuxième hémistiche.
Cette source gagne toutefois en valeur par rapport au simple stéréotype bucolique.
De fait, cette eau douce et fraîche, qui est un lieu de paix et de tranquillité (on vient
s’asseoir près d’elle), un lieu de calme et de fraîcheur pendant la chaleur acca­blante
de midi (v. 4), un lieu de rencontre dans le cadre bucolique, s’oppose à l’eau de la
mer des deux chants insérés, qui est d’une nature toute contraire : la mer est le plus
souvent agitée, les vagues viennent résonner et se briser sur le rivage ; cette eau
marine est, pour Polyphème et Galatée, un élément de dis­corde et de séparation 172.

ἄμφω. La place finale pour ce pronom au nominatif est fréquente chez Homère
(20 occurrences sur 36) : Od., VIII, 316 ; XIII, 296, etc. ; Il., I, 363 ; II, 124 ; III, 148,
etc. Ce pronom, qui désigne les deux pâtres d’un seul mouvement, par oppo­si­tion au
balan­cement ὃ μὲν … ὃ δέ qui précède, souligne une nouvelle fois leur proximité,
leur complémentarité, leur union. Il fait écho au pronom αὐτῶν à la fin du vers 2
et pro­longe l’idée exprimée dans le préverbe συν- au même vers 2. La dualité des
pâtres s’oppose à l’unicité du lieu (ἕνα, v. 1), à celle de la source, mais la magie de
cet espace enchanteur permet de résoudre cette dualité en une communion pro­fonde
dont le poème dit en fait la constitution. Cette résolution est possible parce que les
deux pâtres ne sont pas loin de se ressembler 173. On notera que le pronom est ici
associé au vers suivant au pluriel et non au duel, alors même que le duel pour le par­
ti­cipe ne poserait pas de problème métrique. Mais le duel est réservé par Théocrite
aux epyllia 174.

169. Segal 1974.


170. Cf. Cusset 2005b, p. 173-176 ; Alaux, Létoublon 2005, passim.
171. Cf. Cusset 1999c, p. 148-150.
172. Sur cette opposition entre la source et la mer, cf. Kossaifi 1998, p. 167-168.
173. Cf. Gutzwiller 1991, p. 125.
174. Cf. Hatzikosta 1981, p. 78.
commentaire 73

4. ἑσδόμενοι θέρεος μέσῳ ἄματι τοιάδ᾽ ἄειδον.

Cet hexamètre est assez fortement marqué par les dentales qui sont principalement
pré­sentes dans les temps faibles de chaque pied. Les différentes césures (coupe pen­
thé­mimère principale et coupes secondaires trihémimère et bucolique) ralentissent le
rythme du vers et imposent le repos bucolique à la lecture elle-même.

ἑσδόμενοι. Ce participe de couleur éolienne 175 dénote une position typique


du chan­teur bucolique que l’on retrouve notamment en I, 21. Il est possible que
la graphie lit­téraire de ce participe, qui n’est pas fixée dans les manuscrits, serve
aussi à con­noter le caractère artificiel de la pose poétique des deux pâtres. Comme
en II, 113, le participe présent paraît décrire une « position durablement acquise
(« une fois assis ») » et non l’action en train de se dérouler (« en s’asseyant ») 176 : ce
par­ti­cipe entre en relation avec l’imparfait duratif ἄειδον qui clôt l’hexamètre, et
l’on passe ainsi du repos au chant, sans souffrir de la chaleur écra­sante de la mi-
journée. Théocrite enfin combine ici deux données homériques : le par­ticipe masculin
pluriel existe dans l’épopée homérique, mais occupe le plus sou­vent le deuxième pied
(sauf Od., X, 567 et XII, 172) ; en revanche, le masculin sin­gu­lier est toujours placé
à l’ou­verture absolue du vers (Od., VI, 118 ; IX, 244 = 341 [à pro­pos du Cyclope qui
s’assoit pour traire ses brebis et ses chèvres] ; XII, 425, 444 ; Il., XIII, 653 ; XIV, 437 ;
XVIII, 601).

θέρεος μέσῳ ἄματι. Les scholies (μεσούσης ἡμέρας ἢ ἐν μεσαιτάτῳ τοῦ


θέρους en K et ἀντὶ τοῦ κατὰ τὸ μέσον τοῦ θέρους, ὅτε τὰ κυνοκαύματα
en GLUEAT), ainsi que plusieurs traducteurs 177, semblent vouloir considérer que
l’on n’a ici qu’un seul groupe temporel. Il semble bien qu’il s’agisse en fait de deux
men­tions différentes : l’une de saison, l’autre d’heure du jour. La coupe principale
pen­thé­mimère sépare en effet les deux compléments (voir ci-après). Cela étant, les
deux expres­sions temporelles se complètent dans la précision qu’elles apportent par
rap­port à l’adverbe ποκά du vers 2. Ces deux précisions temporelles fonctionnent
donc de la même manière que le groupe cir­constanciel ἐπὶ κράναν au vers précédent
par rap­port à la première men­tion spa­tiale du vers 1 : on voit ainsi se construire le
cadre buco­lique par touches suc­ces­sives, d’une manière presque « impressionniste »,
chaque vers apportant sa pierre à l’édifice. On constate aussi que ces précisions
spatio-temporelles sont fournies chaque fois en relation avec les personnages qui sont
les élé­ments les plus importants de cet univers, parce qu’ils sont porteurs de la parole

175. Sur la graphie littéraire de σδ pour ζ, voir Monteil (éd.) 1968, p. 36-37 ; Fritz (éd.) 1970,
p. 245-247.
176. Cf. Monteil (éd.) 1968, p. 68 ad. loc.
177. Par ex., Edmonds : « at noon of summer’s day » ; Legrand : « au milieu d’une journée d’été » ;
Chappaz-Genevay : « dans le midi de cette journée d’été ».
74 cyclopodie

poétique. Il semble que le cadre spatio-temporel ne serve qu’à donner une couleur
par­ticulière à cette poésie.

θέρεος. Ce génitif, isolé par les deux coupes trihémimère et penthémimère,


n’est pas un complément du nom, mais bien un génitif de temps autonome comme
en VIII, 78 ; XI, 58 ; XXI, 23. On ne trouve de ce génitif qu’une seule occurrence
chez Homère (θέρευς, Od., VII, 118), mais Hésiode fournit un parallèle exact homo­
taxique en Travaux, 462 ; les autres occurrences hésiodiques correspondent à des
cons­tructions différentes (Travaux, 502, 584, 664). L’été n’est pas seulement men­
tionné ici à l’ouverture, mais également au vers 16 dans la comparaison de Galatée
avec les aigrettes du chardon qui volent « lorsque brûle le bel été » (τὸ καλὸν θέρος
ἁνίκα φρύγει) : la fiction mythologique se trouve donc encadrée par deux mentions
de l’été avec lesquelles elle entretient une égale distance. La présence de l’été du
cadre buco­lique dans une comparaison de type champêtre n’est sans doute pas sans
inci­dence sur le statut du chant inséré : la mention de l’été brûlant dans ces deux
niveaux poé­tiques différents (récit-cadre et métaphore) met en place une dimension
tem­porelle qui semble absente du niveau mythologique, même si celle-ci est de pure
convention.

μέσῳ ἄματι. Le milieu du jour est évoqué à plusieurs reprises, sous diverses
formulations, dans les idylles de Théocrite, qu’elles soient bucoliques (I, 15 ; VII,
21 ; X, 5, 48) ou mythologiques (XIII, 10 ; XXV, 216) : il l’est ici au milieu du vers,
entre le repos et le chant, à une place métrique qui n’est sans doute pas anodine. Cette
heure critique, qui est la plus accablante de la journée en été et qui explique le repos
des pâtres au moment où l’ensemble de la nature s’immobilise 178, peut être une heure
dangereuse, car Pan lui-même se repose et ne veut pas être dérangé, comme l’affirme
le chevrier de l’Idylle I : il ne faut pas alors jouer de la syrinx (on voit ici que le
concert des flûtes est reporté à la fin du texte, après le chant, en un moment peut-être
plus décent) ; toutefois, c’est également une heure propice à la rencontre des dieux, et
des Muses s’il faut en croire Asclépiade qui place à midi leur rencontre fameuse avec
Hésiode (Anth. Pal., IX, 64) ; c’est une heure de recueillement et d’inspiration 179.
Notre idylle s’inscrit dans ce contexte : c’est bien le moment qui incite Daphnis
et Damoitas à chanter pour régler leur querelle ; ce dernier ne craint pas d’ailleurs
d’invo­quer Pan de manière indirecte dans les propos de Polyphème alors même qu’il
joue de la musique avec son compagnon ; c’est sans doute que le dieu champêtre
est justement rejeté dans le cadre mythologique et n’a pas à intervenir dans le cadre
bucolique. La ren­contre avec Daphnis, ce Daphnis de la légende bucolique, peut à
sa manière rele­ver de l’épiphanie divine. En tout état de cause, cette heure critique
voit se résoudre le dif­fé­rend des deux jeunes hommes en une heureuse harmonie et

178. Cf. Rosenmeyer 1969, p. 88-89, 186-187.


179. Cf. Bulloch (éd.) 1985a, p. 179-180, note au vers 72.
commentaire 75

aimable égalité. La « menace » de la dispute disparaît : les esprits ne s’échauffent pas,


mais tout est dans la joie et le repos grâce au chant bucolique.

τοιάδ᾽ ἄειδον. Le verbe ἀείδω est employé à deux reprises dans cette idylle en
même position finale (cf. v. 20), mais avec une variation pluriel-singulier. Cette place
limi­nale n’est pas rare dans la poésie hexamétrique : Od., I, 326 ; Hymne homé­rique à
Apollon, 517 ; Apollonios de Rhodes, II, 161 ; IV, 1160 ; Théocrite, III, 52 ; VII, 100 ;
XXIV, 64, etc. Hunter 180 a très bien remarqué que cette expres­sion pré­cède d’or­di­
naire le chant qu’elle annonce et que ce n’est pas le cas ici (voir, de manière inverse
et à titre de confirmation, la clausule du vers 20, τάδ᾽ ἄειδεν, qui annonce immé­dia­
te­ment le chant de Damoitas qui suit : cf. infra p. 121). Certes, l’écart se jus­tifie ici
par la nécessité de préciser qui chante le premier et de passer du plu­riel au singulier.
Mais il est curieux de constater que le vers qui suit annonce tardi­vement, comme
s’il y avait un remords du narrateur, le différend qui explique la joute poétique. Il
semble donc plus important de dire le chant que la querelle, car le chant l’em­porte
sur la querelle bien vite oubliée. Une fois que les pâtres sont installés dans leur décor
bucolique, ils ne peuvent que chanter, même si l’on ne sait pas encore pour­quoi ils
chantent. Et leurs chants, quoique distincts dans l’exécution qui suit, semblent relever
d’une seule et même voix 181.
La situation des deux chanteurs n’est pas sans évoquer celle du Cyclope dans
l’Idylle XI 182, qui est installé sur son rocher pour se mettre à chanter (v. 17-18 :
καθεζόμενος δ᾽ἐπὶ πέτρας / … ἄειδε τοιαῦτα) : on peut voir en effet dans
ce rap­pro­chement un lien supplémentaire dans l’analogie qui permet de réunir les
chanteurs bucoliques du sujet même de leur chant dans le cadre du cor­pus pastoral de
Théocrite.

5. Πρᾶτος δ᾽ ἄρξατο Δάφνις, ἐπεὶ καὶ πρᾶτος ἔρισδεν.

Comme le vers 2 marqué lui aussi par plusieurs dorismes, ce vers est caractérisé
par une accumulation d’alphas, longs pour la plupart, par nature ou par position : on
est dans la continuité du nom d’Aratos (voir ci-après p. 76). C’est le premier vers
du poème cons­titué par deux hémistiches équivalents, séparés par une seule coupe
pen­thé­mi­mère trochaïque : cet équilibre est renforcé par la répétition de l’ordinal
πρᾶτος, la répar­tition des dentales sourdes puis sonores au fil de chaque hémistiche et
la reprise de la séquence -ισ- à la fin de chaque hémistiche, qui forme une assonance
interne (Δάφνις / ἔρισδεν). Ce vers trouve sans doute un écho en VIII, 5 183.

180. Hunter (éd.) 1999, p. 249.


181. Voelke 1992, p. 8.
182. Cf. Brooke 1969, p. 60.
183. Cf. Beckby (éd.) 1975, ad loc.
76 cyclopodie

Il faut peut-être s’interroger sur le statut de ce vers dans le récit et déterminer s’il
se rattache plutôt à l’introduction qui précède, de sorte que l’ouverture, composée de
cinq vers, soit le pendant exact de la conclusion elle aussi composée de cinq vers, ou
si ce vers ne doit pas plutôt être détaché du reste de l’introduction (ce qui expliquerait
aussi la disjonction entre τοιάδ᾽ ἄειδον et les chants insérés) et être mis en parallèle
avec le vers 20 qui annonce le second chant. Il nous semble que ce vers participe en
fait de ces deux fonctions : du point de vue du récit, il est bien le pendant du vers 20
mais, du point de vue de l’organisation matérielle du texte, il assure l’équilibre de
l’in­tro­duction avec la conclusion.

πρᾶτος δ᾽ ἄρξατο. Ce début de vers propose un développement paronomastique


du nom d’Aratos apostrophé au vers 2. On doit aussi relever une correspondance
sonore à l’ouverture du vers avec πυρρός (v. 3) qui fait en quelque sorte la transition
entre Ἄρατε et πρᾶτος : une chaîne sonore s’établit ainsi au fil des vers de cette
intro­duction, qui permet de mieux relier différents niveaux de discours. Le discours
adressé à Aratos par le poète absent du texte n’est pas sans lien avec le discours
inséré que Daphnis adresse à Damoitas. Mais si l’expression anagrammatise le nom
d’Aratos, il faut peut-être considérer qu’Aratos a commencé l’échange poétique avec
Théocrite et que celui-ci lui répond : il ne peut y avoir à ce sujet que des hypothèses.
L’évocation cryptée d’Aratos n’est peut-être qu’une invitation pour celui-ci à être
l’ar­bitre absent de la joute poétique dont il est le destinataire privilégié 184.
On notera aussi, à propos de πρᾶτος, une coïncidence entre la place et le sens du
mot : si « premier » est le premier mot du vers, on est conduit à l’idée que le texte se
com­mente partiellement lui-même, dans la mesure où il est en train de dire justement
son propre « commencement ». Ce phénomène auto-réflexif n’est pas étranger à la
poé­sie de Théocrite : on le retrouve par exemple, avec le même verbe ἄρχομαι, à
l’ou­verture fameuse de l’Idylle XVII, qui est précisément la reprise fidèle de l’ouver­
ture des Phénomènes d’Aratos (ἐκ Διὸς ἀρχώμεσθα), même si l’expression peut
sembler assez banale pour avoir été utilisée deux fois de façon indépendante selon
l’avis de Legrand 185 et de Gow 186. Mais à la différence de l’Idylle XVII où la première
per­sonne du pluriel permet d’associer dans une certaine communion le poète et son
lecteur, ici c’est la troisième personne qui est employée : une distance est aus­si­tôt
mise en place entre la poésie bucolique représentée par Daphnis et le cadre d’énon­
cia­tion constitué par le poète s’adressant à Aratos et, au-delà, à tout lecteur.

Δάφνις. C’est la première reprise de ce nom propre après l’occurrence du premier


vers : la reprise est homotaxique (comme celle du vers 42) et l’on peut remarquer
que le nom de Daphnis ne bouge pas à l’intérieur de l’hexamètre jusqu’au vers 44

184. Cf. ci-dessus p. 66-68 à propos du vers 2 et Cusset 2005a.


185. Legrand 1925-1927, I, p. 145.
186. Gow (éd.) 1952, II, p. 327. Voir Fantuzzi 1980 ; Rossi 1989, p. 8-12 ; Hunter (éd.) 2003, p. 96-99.
commentaire 77

où se produit un retournement de situation quand les deux pâtres échangent leurs


ins­truments respectifs ; cette fixité dans le vers souligne la personnalité immuable de
Daphnis dans l’univers bucolique. Par opposition, on voit que le nom de Damoitas
« progresse » dans le vers au fil du texte (v. 1, 20, 42) jusqu’à ce qu’il passe après
le nom de Daphnis, avant de reprendre sa première place au vers 44 dans l’ordre
des deux noms (mais non dans l’hexamètre : cf. ci-dessous p. 187-188 à propos du
vers 44). L’absence d’article devant le nom propre déjà cité est tout à fait normale
(mais ces articles réapparaissent au vers 42) : ce peut être toutefois le signe que l’on
est entré résolument dans la poésie bucolique.

ἐπεὶ καὶ πρᾶτος ἔρισδεν. La relation causale qui explique la place de choix
obte­nue par Daphnis dans son échange poétique avec Damoitas est soulignée d’une
triple manière, par la conjonction de subordination, l’adverbe καί et l’anaphore de
l’ad­jectif πρᾶτος. Dans un tel échange, on a tout intérêt à ouvrir la joute, car on est
libre de son sujet et de la manière de le traiter, alors que le second poème qui répond
au premier doit lui emprunter sa thématique et ses arguments. L’ordre de déclamation
cor­respond en outre à l’âge des deux pâtres : l’aîné laisse s’exprimer d’abord le plus
jeune. Mais cette place est aussi le reflet de l’impétuosité de la jeunesse : Daphnis est
celui qui a lancé un défi à son aîné Damoitas.
Deux des trois occurrences homériques (Od., VIII, 371 et Il., VI, 131 à côté d’Il.,
II, 555) donnent la même place finale à cet imparfait, qui doit avoir une valeur
conative 187.
L’introduction se termine donc sur le verbe ἔρισδεν. On pourrait en conclure rapi­
de­ment à l’importance de ce défi poétique. La lecture des autres idylles du recueil
théo­critéen nous enseigne en effet que ce genre de joute littéraire se trouve d’ordinaire
au fondement de tels échanges : c’est le cas des Idylles V, VII ou VIII. Toutefois la
men­tion de cet affrontement peut apparaître aussi comme résultant du souci de se
con­former à la « norme » bucolique, alors même qu’il est sans grande importance
(comme le prouvent les différentes marques de l’égalité entre les concurrents). Ce
défi est en effet mentionné in extremis, comme s’il s’agissait d’un oubli, alors que
l’an­nonce du chant a déjà été faite au vers précédent. En outre, l’objet de la dispute
entre les deux pâtres n’est pas précisé, comme s’il était lui aussi sans importance.
On peut seulement sup­poser qu’il faut savoir lequel des deux pâtres est le meilleur
poète bucolique, mais rien ne permet d’établir ce contenu. C’est presque un défi sans
querelle que lance Daphnis, un conflit sans différend qui oppose Daphnis et Damoitas,
deux pâtres dont le début de l’idylle a multiplié les marques d’harmonie 188 : le con­
cours qui oppose Daphnis et Damoitas est donc très particulier par rap­port aux
situations similaires des autres idylles 189, au point que l’on peut se demander si ce

187. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.


188. Cf. Bernsdorff 1994, p. 40-41.
189. Cf. Brooke 1969, p. 59 sq.
78 cyclopodie

verbe n’est pas utilisé par le poète pour faire écho musicalement au verbe συρίσδω
avec lequel il est assonancé et qui sera employé deux fois dans l’idylle, d’une part au
vers 9 à propos du Cyclope, d’autre part au vers 44 à propos de Daphnis dans la scène
con­clusive (voir infra p. 90 et 187).

6. Βάλλει τοι, Πολύφαμε, τὸ ποίμνιον ἁ Γαλάτεια

Ce vers a été imité, ainsi que le suivant, par Virgile dans ses Bucoliques (III, 64)
et, dans la Maison de Properce à Assise, par l’inscription du tableau de Polyphème
et Galatée 190. C’est le vers inaugural du chant de Daphnis : il se distingue de ce qui
pré­cède par le rythme nouveau qu’il introduit dans l’idylle (un spondée suivi de
quatre dactyles), qui est aussitôt reproduit au vers suivant pour mieux l’imposer. Ce
vers met en place une nouvelle situation de discours. Le pâtre-poète donne sa voix
à un personnage qui n’est sûrement pas Théocrite malgré le scholiaste (ὁ ποιητὴς
<ἐκ> προσώπου τοῦ Δάφνιδος), mais que l’on peut soit 191 supposer être un ami
de Polyphème, un autre Cyclope, un praeceptor amoris192 qui reste anonyme mais se
sou­cie de ce qui arrive à Polyphème qu’il connaît apparemment bien (un scholiaste,
avec un certain embarras, indique déjà, pour rétablir la distance entre le narrateur et
le per­sonnage, que « Daphnis joue le rôle d’une figure indéterminée qui dialogue avec
lui au sujet de Galatée », ὁ μὲν Δάφνις μιμεῖταί τινα διαλεγόμενον πρὸς αὐτὸν
περὶ τῆς Γαλατείας), soit plutôt considérer comme étant la voix même de Daphnis,
sujet de l’énonciation, s’adressant au personnage qu’il chante : on aurait alors un
phé­no­mène de métalepse que Genette 193 définit comme une « intrusion du narrateur
ou du narra­taire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de per­son­nages dié­
gé­tiques dans l’univers métadiégétique) ou inversement ». Cette transgression
discursive a un effet curieux qui semble abolir la distance entre monde réel et monde
fictionnel ; ce phénomène est ici favorisé par le fait que la voix du narrateur a été
rapportée à l’univers du mythe (cf. v. 1) auquel appartient pré­ci­sément le per­sonnage
dié­gétique auquel il s’adresse : cette intrusion de la voix nar­ra­tive dans le récit
produit un rappro­chement immédiat et curieux entre le monde buco­lique et l’univers
mytho­lo­gique et laisse présager un troisième rapprochement pos­sible avec le monde
(réel ?) du poète lui-même. Dès ce premier vers, comme il arrive fréquemment
aussi bien dans le dialogue théâtral que dans le récit, sont donnés les noms des deux
person­nages principaux qui sont mis en relation par la structure ryth­mique du vers
(coupe trochaïque / clausule métrique), même s’il n’y a pas vraiment d’autre manière
d’insérer ces noms propres dans l’hexamètre, tout en les opposant du point de vue des
sonorités (cf. ci-dessous s.v.).

190. Cf. Prioux 2008, p. 79-83.


191. à l’instar de Legrand 1925-1927, I, p. 56.
192. Bowie 1996, p. 91.
193. Genette 1972, p. 244.
commentaire 79

βάλλει τοι. L’ouverture est abrupte et faite pour surprendre le lecteur par sa
vivacité. Le spondée initial, le seul de l’hexamètre, avec l’attaque sur la labiale et
la position inhabituelle du verbe en tête de proposition, heurte à l’ouverture du vers
et plonge aussitôt le lecteur dans l’atmosphère de la scène évoquée. Ce verbe sera
repris dans la suite de l’idylle, mais délaissera cette place initiale pour la clausule du
vers (9 et 21). Cet accent particulier sur le verbe sert à mettre en place l’organisation
sonore de ce vers (ainsi que du suivant, voir ci-après), selon un balancement labiales /
gutturales entre le début et la fin de l’hexamètre 194, entre βάλλει et Γαλάτεια, de
sorte que le verbe annonce immédiatement le nom de Galatée.
Il y a une légère incertitude sur la nature de τοι : s’agit-il de la particule affirmative
qui permettrait de souligner la vivacité de l’ouverture 195 ou bien du pronom personnel
de deuxième personne au datif, quelque peu redondant par rapport au vocatif qui suit,
mais indiquant clairement envers qui Galatée agit ainsi, tout en précisant le pro­prié­
taire du troupeau ? Dans la reprise de Damoitas, aucun pronom n’apparaît, mais la
pré­sence de τοι au vers 10, clairement pro­nom personnel, invite à comprendre celui-
ci comme le pronom personnel ; l’opposition entre Polyphème et Galatée s’en trouve
renforcée, avant la tentative de rap­prochement des pronoms au vers 8.

Πολύφαμε. Ce vocatif (qu’il faut mettre en relation avec celui d’Aratos au vers 2,
cf. supra p. 66-67) est déterminant à un double point de vue : pour la composition
du chant de Daphnis et pour la structure sonore de l’idylle. En effet, d’une part, ce
vocatif est répété en homotaxie au dernier vers du chant (19) de sorte qu’une struc­ture
cir­cu­laire se met en place, qui est censée donner au poème une tour­nure plus achevée,
sinon parfaite. D’autre part, ce nom propre contamine par ses sono­rités les élé­ments
du récit qui sont en rapport étroit avec lui : non seulement son trou­peau et son activité
pas­to­rale avec τὸ ποίμνιον (6, 21), ποτὶ ποίμνας (28) et αἰπόλον (7) 196, mais
aussi sa caractéristique principale, à savoir son œil unique, qui détermine un regard
particulier, avec ποθόρησθα (8), ποθόρημαι (22), ποθόρημι (25) ; σκοπός (10 ;
voir infra s.v. p. 95-96) ; ἐσέβλεπον (35) ; or, ce regard est pré­ci­sé­ment capable de
trans­for­mer la mer qui est appelée πόντον (35) quand Polyphème y mire son visage.
Ce thème de la vue va être renforcé par l’allusion au mythe de Narcisse, certainement
pré­senté déjà chez Théocrite, avant même qu’Ovide ne tisse des liens expli­cites entre
les deux personnages 197. On rat­tachera encore à cet ensemble sonore le κόλπον où
crache le Cyclope (39) et le thème de la répétition d’une même action πολλάκις (19,
en anaphore directe avec Πολύφαμε), ποεῦντά με πολλάκι (31). On se reportera
aussi aux remarques sur le vers 45 à la page 189.

194. Cf. Gutzwiller 1991, p. 127.


195. C’est notamment l’in­ter­prétation d’Edmonds 1928, p. 85 : « See Cyclops! Galatea’s at thy flock
with apples, see! »
196. Cf. Gutzwiller 1991, p. 127.
197. Cf. Zimmerman 1994, passim.
80 cyclopodie

L’emploi de Théocrite est homotaxique de l’unique vocatif de ce nom dans la


poésie homérique (Od., IX, 403), dans la bouche des autres Cyclopes qui l’in­ter­
pellent après être accourus en pleine nuit, alertés par ses cris à la suite de la ruse
d’Ulysse (pour la place du nom propre, voir aussi Od., I, 70, à l’accusatif). Le point
de vue adopté par Daphnis est donc dans le prolongement exact du texte homérique,
puisque l’on peut supposer que c’est l’un des proches de Polyphème qui lui parle
ainsi. Le terme Πολύφᾱμος est au demeurant peu employé par Homère (quatre
occur­rences dans l’Odyssée, une dans l’Iliade).
Le nom Polyphème est utilisé sans aucune référence explicite à la race des
Cyclopes. Certes le personnage est aisément identifiable ; mais l’absence de toute
situa­tion géographique précise et de toute référence à la sauvagerie sanguinaire
ferait presque penser qu’il s’agit d’une figure assez ordinaire, victime des tourments
amoureux d’une Galatée dont il ne veut pas entendre parler. Le nom dit d’ailleurs
lui-même la célébrité du personnage : Πολύφᾱμος, c’est en effet celui qui est « à
la grande réputation », ayant comme second membre du composé une racine *bha-
« briller » qui est employée pour désigner l’acte de parole (cf. φαμί, v. 26) et qui nous
ramène au thème de la vue, inséparable du Cyclope 198.
Il faut enfin noter que ce vocatif impose à Damoitas le point de vue qu’il doit
adopter pour répondre à Daphnis : il ne pourra que prendre la place (peut-être peu
con­for­table) du Cyclope.

τὸ ποίμνιον. Le terme est appelé par la paronomase avec Πολύφαμε (cf. supra
p. 79) et installe le personnage sus-nommé dans le cadre pastoral du gardien de
troupeaux. Le terme sert d’ordinaire à désigner le petit bétail, le plus souvent les
moutons ; il est en accord avec la description homérique des activités du Cyclope
« qui faisait paître ses brebis tout seul » (ὅς ῥα τὰ μῆλα / οἶος ποιμαίνεσκεν
ἀπόπροθεν, Od., IX, 187-188), même si le terme lui-même n’est pas homérique.
La désinence de diminutif -ιον introduit d’emblée une note de douceur qui n’est pas
étran­gère à la transformation du personnage en figure d’amoureux. Le terme s’oppose
en outre à τὰν ἀγέλαν (v. 2) qui désignait un troupeau de bovins (cf. ὁ βουκόλος,
v. 1) et ins­talle ainsi le Cyclope à un degré inférieur de « l’échelle sociale » du monde
pas­toral par rapport aux bouviers du récit-cadre (voir aussi sous αἰπόλον, v. 7) : la
mise en per­spective du récit mythologique et du récit-cadre transforme immé­dia­te­
ment le sta­tut du Cyclope par rapport au modèle homérique.

ἁ Γαλάτεια. Le nom de Galatée est aussi important que celui de Polyphème


qu’il contrebalance en fin d’hexamètre, tout en répondant au verbe initial par une
alter­nance labiale / gutturale. Ce nom féminin a une forte productivité dans le texte,
dans la mesure où un ensemble de termes lui sont apparentés phoniquement. Une

198. Sur cette ques­tion et le parallélisme des étymologies de Πολύφαμος et Κύκλωψ, voir Bader
2002, p. 155-156.
commentaire 81

sorte d’inventaire phonologique se met en place autour du groupe occlusive + αλ-,


qui concerne essentiellement les actions de Galatée et le domaine marin auquel
elle appartient : on trouve dans le chant de Daphnis βάλλει … μάλοισιν (6‑7),
καλεῦσα (7), πάλιν … βάλλει (9), εἰς ἅλα (11), καλὰ κύματα (11), ἅσυχα
καχλάζοντος ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο (12), ἐξ ἁλὸς (14), ἀπ᾽ ἀκάνθας (15, avec variation
dans la comparaison) ; et dans le chant de Damoitas ἔβαλλε (21), ζαλοῖ (27), ἐκ δὲ
θαλάσσας (27), ἄγγελον (32, avec métathèse), καλὰ δέμνια (33), γαλάνα (35),
αὐγὰν (38, avec variation pour le reflet). Des deux noms propres, c’est assurément
le plus productif : c’est le signe d’une sorte de domination de Galatée. Toutefois, si le
nom est productif, on voit qu’il n’a qu’une seule occurrence dans le texte, comme s’il
dis­pa­raissait aussitôt après avoir été nommé, tout en se répétant peu à peu à travers
les noms qui lui font écho.
La place finale dans l’hexamètre n’est pas choisie au hasard par Théocrite. Sa
reprise est en effet homotaxique des deux emplois uniques que l’on trouve chez
Homère (Il., XVIII, 45) et Hésiode (Théogonie, 250, qui reproduit le vers homérique
en modifiant l’adjectif qualifiant Galatée) ; on comparera aussi, pour la place
métrique, Hermésianax, fr. 7, 73 Powel ; Nonnos choisit une autre position métrique
pour ce nom (cf. I, 58 ; VI, 301, 302, 318, etc.). La fidélité au modèle archaïque
s’affirme donc dans cette reprise par la place choisie et par l’unicité d’emploi dans
le texte. Notons que les deux occurrences archaïques se trouvent chacune dans une
énu­mé­ration des Néréides (Il., XVIII, 39-48 et Théogonie, 243-262), ce qui tendrait à
asso­cier le terme Γαλάτεια au principe de productivité paradigmatique que reprend
Théocrite sous une autre modalité dans son idylle. Dans la liste homérique, Galatée
est la seule à rece­voir un adjectif qualificatif distinctif – seules deux autres Néréides
sont qualifiées, et ce par une épithète ornementale : ἀγακλειτή (« célèbre »). Cette
qua­lification est une invitation à développer l’histoire de Galatée ; chez Hésiode,
cette épi­thète est rem­placée par l’adjectif composé εὐειδής, « belle à voir », qui,
s’inscrivant dans le thème de la vue et du reflet, oriente déjà le traitement théo­critéen
de l’épisode.
On remarquera enfin avec Hunter 199 que le nom propre est ici accom­pagné de
l’article : il s’agit d’une Galatée bien connue, non d’un point de vue général, mais
pour Polyphème en particulier ; il s’agit de cette Galatée qui occupe ses pensées et lui
cause du chagrin.

7. μάλοισιν, δυσέρωτα τὸν αἰπόλον ἄνδρα καλεῦσα·

À ce vers (et/ou aux vers 6-7 de l’Idylle VI) Virgile a fait écho dans ses Bucoliques
(III, 64).

199. Hunter (éd.) 1999, p. 250.


82 cyclopodie

μάλοισιν. Ce datif instrumental est fortement mis en valeur par le contre-rejet


sou­ligné par la coupe trihémimère. Le mot correspond à trois longues à l’incipit du
vers, qui donnent tout leur poids à ces curieuses armes de jet au statut incertain. Dans
le code érotique de la poésie galante (mais aussi plus largement : voir par exemple
le fameux épisode des Pastorales de Longus, où Daphnis va cueillir au sommet d’un
arbre une pomme oubliée pour l’offrir à Chloé, III, 33-34), les pommes sont des
gages d’amour, des présents que d’ordinaire l’amoureux offre à sa bien-aimée, mais
il peut aussi arriver que ce soit la jeune fille (comme ici ou en V, 88, cité ci-après
– on notera cependant qu’il est rare en poésie, mais fréquent dans l’iconographie, de
trou­ver Galatée avec un comportement d’amoureuse à l’égard de Polyphème, même
si c’est peut-être de sa part une ruse cruelle vis-à-vis du Cyclope, et non un geste de
séduction) qui les adresse au jeune homme pour l’inviter à la séduire sans pro­non­cer
elle-même de parole engageante 200. On retrouve cette pratique évoquée plusieurs fois
dans le recueil des Idylles : en II, 120 ; III, 10 et surtout en V, 88, où l’expression et la
situa­tion sont très proches de ce que nous avons ici :
Βάλλει καὶ μάλοισι τὸν αἰπόλον ἁ Κλεαρίστα…
Elle jette aussi des pommes au chevrier, Cléarista…

On retrouve en effet un même sujet féminin placé en fin de vers, le même verbe
βάλλει en position homotaxique à l’ouverture de l’hexamètre, le même datif ins­tru­
men­tal μάλοισι(ν) en hétérotaxie et, de manière indirecte, le même objet puisque
le Cyclope, touché indirectement à travers son troupeau, est qualifié d’αἰπόλον par
Galatée.
La présence des pommes est d’ailleurs récurrente dans les aventures amoureuses
du Cyclope. Dans l’Idylle XI en effet, une autre mention en est faite par la négative,
puisque le Cyclope est présenté comme un amoureux peu ordinaire qui « n’aimait
pas en offrant des pommes, des roses ou des boucles de cheveux, mais par de véri­
tables transports de folie » (ἤρατο δ᾽ οὐ μάλοις οὐδὲ ῥόδῳ οὐδὲ κικίννοις, /
ἀλλ᾽ ὀρθαῖς μανίαις, XI, 10-11) : l’utilisation des pommes tend donc à opposer
Polyphème et Galatée dans les deux idylles ; le Cyclope, quand il est amoureux,
refuse de recourir aux symboles ordinaires de l’amour dans la communication
codifiée des amoureux, ou les ignore simplement ; Galatée, au contraire, les
connaît et les utilise. Toutefois, il faut remarquer que cette utilisation est quelque
peu surprenante : les pommes ne sont pas ici des présents offerts à Polyphème lui-
même, mais sont lancées soit à son troupeau (6 et 21), soit à son chien (9). Faut-il
voir avec Gow 201 une marque de délicatesse dans ce déplacement ? Ne serait-ce pas
plu­tôt un indice iro­nique ou un trait de sarcasme de Galatée qui, constatant la mala­
dresse amou­reuse du Cyclope, feint d’adresser ses présents amoureux aux animaux

200. Cf. Dover (éd.) 1971, p. 136, qui signale le paral­lèle fourni par Aristophane, Nuées, v. 997 :
μήλῳ βληθεὶς ὑπὸ πορνιδίου.
201. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
commentaire 83

qui l’accompagnent, comme s’ils étaient plus aptes à comprendre ses sentiments que
l’in­téressé lui-même ? Les pommes ont, en tout état de cause, un statut sans doute
ambigu ou équivoque. Comme le fait remarquer d’ailleurs Hunter 202, cette ambiguïté
se retrouve dans le style de Daphnis, adapté en cela aux com­por­te­ments décrits, car
il faut sans doute voir un jeu de mots – qui traduirait alors l’in­com­préhension par
Polyphème des codes amoureux – sur le datif qui peut ren­voyer aussi bien à μῆλον,
« la pomme », qu’à μῆλον, « le mouton » (donné sous la forme μᾶλον par suite d’un
hyper­dorisme comme en I, 109-110) ; le jeu de mots se justifie par le rapprochement
avec le neutre τὸ ποίμνιον et le contexte pastoral général (cf. la citation homérique
d’Od., IX, 187‑188, supra sub τὸ ποίμνιον ; notons qu’Homère n’utilise pas τὸ
μᾶλον, « la pomme », mais seulement τὸ μῆλον, « le mouton » ; le datif μήλοισι est
employé de manière hétérotaxique par rapport à VI, 7 en Il., X, 485 ; Od., IV, 640 ; X,
525 ; XI, 33).

δυσέρωτα. L’adjectif est usité deux fois par Théocrite : ici et en I, 85. Les
deux occurrences offrent plusieurs points d’ancrage au rapprochement : la position
métrique est la même ; en I, 85, l’adjectif est employé par Priape, dans un discours
direct rapporté, pour qualifier Daphnis sur un ton moqueur tandis qu’en VI, 7 il se
trouve dans le chant de Daphnis pour qualifier le Cyclope en reprenant de manière
indi­recte des propos tenus par Galatée ; Daphnis est comparé à un chevrier en I, 86‑88,
tan­dis que Polyphème est aussi traité de chevrier par Galatée. Si les dictionnaires, les
tra­ducteurs et les commentateurs s’accordent en général (voir cependant les deux tra­
duc­tions très différentes proposées par exemple par Chappaz et Genevay 203 : « ton
amour t’emmène trop loin » en I, 85 et « idiot en amour » en VI, 7) pour considérer
que le terme a bien la même signification dans ces deux occurrences, ils sont loin de
tom­ber d’ac­cord sur le sens à donner. Les dictionnaires donnent deux valeurs dis­
tinctes à l’adjectif : « qui aime follement ou funestement » et « qui est maladroit en
amour, qui ne sait pas aimer » ; le premier sens, qui se rapporte à un amour qui va trop
loin, à un amour excessif au point d’être funeste, serait le plus ordinaire (Thucydide,
VI, 13 ; Xénophon, Économique, 12, 13 ; Lysias, 4, 8 ; Euripide, Hippolyte, 193 ;
Callimaque, Ép. 42, 6 ; Lucien, Timon, 26, etc.) ; le deuxième sens, en revanche,
serait particulier à Théocrite (cf. LSJ : « laggard in love » ; Bailly donne cepen­dant
ici aussi la référence à Callimaque, Ép. 42, 6, mais de manière assurément erronée),
d’où les traductions de Legrand (« tu ne sais pas aimer », I, 85 ; « homme qui ne sait
pas aimer », VI, 7), Chambry (« piètre amoureux », VI, 7), Edmonds (« a fool-in-
love » dans les deux occurrences), Beckby (« ein dummer Liebhaber », I, 85), etc. Cet
emploi spécifique à Théocrite ne laisse pas d’être curieux. C’est peut-être une lecture
trop rapide ou trop facile qui a conduit à une telle compréhension que ne partage

202. Hunter (éd.) 1999, p. 250.


203. Chappaz, Genevay (éds) 1991.
84 cyclopodie

d’ail­leurs pas Rumpel dans son Lexicon Theocriteum 204. Il faut à l’évi­dence renon­cer
à cette interprétation et donner aux occurrences de Théocrite un sens en accord avec
le sens ordinaire du mot : ni Daphnis dans l’Idylle I, ni le Cyclope de l’Idylle VI ne
sont de piètres amoureux ; leur psychologie est plus complexe. Galatée adresse ici
ce qualificatif à Polyphème non pas parce qu’il ne sait pas aimer, mais parce qu’il
ne saisit pas une occasion facile qui lui est offerte et dédaigne osten­siblement celle
qui lui fait des avances. Polyphème n’est pas inexpérimenté en amour, ou du moins
ce n’est pas le défaut qui est souligné ici ; dans l’Idylle XI, il est d’ail­leurs précisé
qu’il aime « par de véritables transports de folie » (XI, 11), ce qui cor­res­pond bien au
sens ordinaire de δυσέρως. La situation est sans doute dif­fé­rente dans l’Idylle VI,
mais on est en droit de penser que le terme δυσέρως a la même signi­fi­ca­tion que
dans l’Idylle I à propos de Daphnis. Or la confrontation des deux situa­tions conduit
à penser que Daphnis dans l’Idylle I n’est pas maladroit en amour, mais qu’il a un
amour perverti 205, précisément parce qu’il ne saisit pas une occasion qui se présente.
L’explication à donner à cette passivité a été bien vue par Zimmerman 206, à partir
des ana­lyses de Williams 207 : c’est parce que Daphnis aime un objet qu’il ne peut
atteindre – à savoir lui-même – qu’il ne s’intéresse pas aux avances de cette jeune
fille. De la même façon, Polyphème ne prête pas attention à cette Galatée, parce qu’il
n’aime que la seule Galatée qui est l’émanation, le reflet de lui-même (voir infra
p. 157-168 passim, commentaire aux vers 35 sq.). Polyphème, en ce qu’il refuse de
regar­der vers Galatée (v. 8, 25), reste refermé sur lui-même et sur son monde (son
troupeau, son île), il mani­feste bien une per­version érotique, non une simple lenteur,
gau­cherie ou maladresse, contrairement à l’interprétation de Gow 208.

δυσέρωτα τὸν αἰπόλον ἄνδρα καλεῦσα. Les éditeurs modernes suivent en


géné­ral ici la correction δυσέρωτα καὶ αἰπόλον ἄνδρα καλεῦσα proposée par
Meineke, quand bien même ils reconnaissent que le texte fourni par les manuscrits est
tout à fait admissible. On peut être tenté en effet d’adopter cette correction qui facilite
un peu le texte en mettant sur le même plan les deux qualifications déva­lo­risantes de
Polyphème : Gow 209 considère les deux termes comme « approximativement syno­
nymes » et préfère leur donner le même statut. Toutefois, on pourrait être un peu
gêné par la coordination d’un adjectif et d’un nom. En fait, Dover 210, approuvé par

204. Rumpel (éd.) 1961, p. 77, s.v. « male perditus amator, furens in libidinem, homo Venerius ».
205. Hunter (éd.) 1999, p. 92.
206. Zimmerman 1994, p. 50-51.
207. Williams 1969, p. 122‑123.
208. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
209. Loc. cit.
210. Dover (éd.) 1971, p. 142.
commentaire 85

Hunter 211 qui préfère toutefois con­server la correction de Meineke en supposant une
influence du vers V, 88 sur notre passage, nous semble avoir bien vu que l’expression
des manuscrits doit être conservée, car elle reproduit sur un mode indirect les propos
tenus par Galatée soit à l’adresse directe du Cyclope (αἰπόλε, δυσέρως εἶ), soit en
par­lant de lui à une tierce personne (δυσέρως ὁ αἰπόλος). On sait que l’attribut
con­serve ordinairement l’ar­ticle avec les verbes de dénomination, dès lors qu’il y a
iden­tité absolue entre le sujet et son attribut (Dover 212 fournit la tournure parallèle
d’Eschine, III, 167 : καὶ τὸν καλὸν στρατιώτην ἐμὲ ὠνόμαζεν). La coupe
trochaïque nous semble mieux s’accommoder de la leçon des manuscrits que de la
cor­rec­tion de Meineke dans la mesure où elle sépare δυσέρωτα et τὸν αἰπόλον, qui
ne seraient donc peut-être pas sur le même plan syntaxique. La présence de l’article
serait ainsi un indice du dis­cours rapporté et rendrait plus sensible l’ajout d’un niveau
dis­cursif sup­plé­men­taire dans la construction de cette idylle : c’est le seul moment
où l’on a des paroles de Galatée, mais elles sont au discours indirect qui correspond
mieux à l’éloi­gne­ment et à l’évanescence de Galatée dans le poème 213.

τὸν αἰπόλον ἄνδρα. Si l’on en croit Gow 214, αἰπόλον est une sorte de syno­
nyme de δυσέρωτα. C’est une manière non pas fausse, mais un peu rapide de voir
les choses. Il y a en réalité une nette opposition entre les deux termes, même s’ils
relèvent tous deux de la même intention. En effet, l’adjectif δυσέρωτα dénote assez
clai­rement l’idée d’un amour excessif et perverti, alors que le nom αἰπόλος ne fait
que connoter cette même idée. Cette opposition dénotation vs connotation jus­ti­fie que
les deux termes ne soient pas sur le même plan. Il reste cependant à dire comment se
met en œuvre cette connotation qui fait appel à plusieurs données qu’il con­vient de
préciser.
Il faut d’abord rappeler que le terme αἰπόλος ne correspond pas au travail
de Polyphème. Certes le scholiaste prétend que l’emploi est ici une cata­chrèse
pour désigner de manière plus large l’activité pastorale et vaut donc pour ποιμήν
(τὸν αἰπόλον ἄνδρα καλοῖσα· τὸν ποιμένα. ἀντὶ γὰρ τοῦ εἰπεῖν ποιμένα
καταχρηστικῶς εἶπεν αἰπόλον, ἐπεὶ [καὶ] ὁ Κύκλωψ ποιμὴν ἦν, ἢ ἐπεὶ καὶ
αἶγας ἔνεμεν ὁ Κύκλωψ). L’explication de l’abus de langage est expli­quée par la
tra­dition homérique. Mais s’il est vrai que chez Homère – et, à l’époque romaine,
dans les arts figuratifs – on trouve que le Cyclope s’occupe à la fois de moutons et
de chèvres (Od., IX, 184 : μῆλ᾽, ὄϊές τε καὶ αἶγες), cette pré­cision n’apparaît nulle
part chez Théocrite. En outre, dans l’univers pastoral, les trois types de pâtres sont
tou­jours soigneusement distingués ; il suffit de citer le vers I, 80 pour s’en rendre
compte :

211. Hunter (éd.) 1999, p. 250.


212. Dover (éd.) 1971, p. 142.
213. Cf. Gutzwiller 1991, p. 130.
214. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
86 cyclopodie

ἦνθον τοὶ βοῦται, τοὶ ποιμένες, ὡιπόλοι ἦνθον.


Vinrent les bouviers, les bergers ; les chevriers vinrent.

Ces trois types sont d’ailleurs présents dans l’Idylle VI : Daphnis est qualifié
de βουκόλος (1) [et de βούτας (44)] ; Polyphème s’occupe explicitement d’un
ποίμνιον (6), ce qui fait de lui un ποιμήν ; Galatée le traite ici d’αἰπόλον (7) ; on
notera que les trois termes sont employés en même position métrique avant la pause
bucolique. Bien loin d’être confondues, ces trois formes pastorales représentent trois
degrés bien dis­tincts dans ce que l’on pourrait appeler la hiérarchie de la société
pastorale : il y a, par ordre décroissant, les bouviers, les bergers et les chevriers. Il
est donc clair que l’ap­pellation de « chevrier », pour quelqu’un qui ne l’est pas, est
déva­lo­risante et relève de l’insulte. Toutefois, celle-ci semble bien appropriée pour
Polyphème puisque le terme αἰπόλος rappelle par assonance le nom du Cyclope
(cf. v. 6).
Cette injure n’est pas qu’une dévalorisation dans l’ordre social. Elle s’accompagne
d’une association du chevrier avec le bouc, animal puant et lubrique. La comparaison
qu’établit Priape entre Daphnis et un chevrier est très claire sur ce point (I, 87-88) :
ᾡπόλος, ὅκκ᾽ ἐσορῇ τὰς μηκάδας οἷα βατεῦνται,
τάκεται ὀφθαλμὼς ὅτι οὐ τράγος αὐτὸς ἔγεντο.
Quand le chevrier voit comment ses chèvres sont saillies, son œil se dessèche parce
qu’il n’est pas lui-même bouc de naissance.

καλεῦσα. Nous conservons ici le texte des manuscrits bien que nous soyons
tenté – mais pour de simples raisons d’harmonie qui sont insuffisantes – de corriger
cette forme dorienne en καλοῖσα (cf. le scholiaste qui écrit : τὸν αἰπόλον ἄνδρα
καλοῖσα). Le rapprochement avec μάλοισιν en début de vers serait plus fort et
l’homo­généité avec les autres participes féminins du texte (certes non contractes)
plus grande : cf. θέοισαν 12, ἀίοισα 26, παπταίνοισα 28, ἔχοισα 30. Homère
emploie natu­rellement la forme καλέουσα (Od., XIII, 413). Alors qu’il y a souvent
hési­tation des manuscrits à stabiliser ces formes, ici l’accord est sans appel.

8. καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα, τάλαν τάλαν, ἀλλὰ κάθησαι

Cet hexamètre est d’une part caractérisé par une forte allitération en dentales : trois
occur­rences de la dentale sourde, trois occurrences de la dentale aspirée, quatre occur­
rences de la dentale nasale. Ces allitérations sont réparties de manière équilibrée entre
les deux hémistiches : égalité (2-2) pour la nasale, et rapport inverse (1-2 puis 2-1)
pour la sourde et l’aspirée. Le vocalisme est d’autre part tout à fait étonnant puisque
le vers présente une succession de huit alphas (rappelons que c’est le vocalisme pré­
do­mi­nant dans le nom de Galatée) alternant régulièrement selon l’opposition bref /
long en fonction de la position métrique :
καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα, τάλαν τάλαν, ἀλλὰ κάθησαι
ᾰ ᾰ ᾱ ᾰ ᾰ ᾱ ᾰ ᾰ
commentaire 87

La scansion de ce vers entièrement dactylique permet de souligner l’apostrophe


lancée par le locuteur à Polyphème, détachée par la coupe penthémimère et la pause
bucolique.

τύ νιν. Au moment même où il constate le désintérêt de Polyphème pour Galatée


et l’éloignement qui en résulte, le locuteur tente, au moins sur le plan stylistique,
par ce rapprochement des deux pronoms, d’établir entre les deux personnages une
sorte de proximité que la négation vient aussitôt remettre en question. On retrouve le
même phénomène stylistique dans le récit-cadre au vers 43.

οὐ ποθόρησθα. Cette forme athématique du verbe ποθόρημι, concurrente du


verbe contracte ordinaire – suivant un phénomène fréquent en éolien et en arcado-
cypriote que l’on rencontre déjà chez Homère 215 et qui doit refléter une influence
des poètes éoliens sur Théocrite 216 –, introduit dans le poème la première men­tion
d’une isotopie dominante dans les deux chants insérés : la vue 217. Il n’est pas sûr que
l’on puisse suivre ici Hunter 218 qui pro­pose que le verbe ait le même sens de « voir »
qu’au vers 22, et non celui de « regarder vers » comme au vers 25. La raison prin­
ci­pale semble en être que le vers 25 répond, dans le cadre du con­cours poétique, à
ce vers 8 ; en outre, le sens de « voir » au vers 22 paraît très contestable – ainsi que
l’éta­blissement du texte – et le vers mérite un réexamen (cf. infra p. 128). En outre, le
coup d’œil adressé à la jeune fille serait la réponse atten­due à ses agaceries, de sorte
que le préverbe a ici tout son sens en ce qu’il sou­ligne bien, associé à la négation, le
refus du Cyclope de sortir de lui-même, de son « narcissisme ».
On peut enfin signaler une variante donnée par les scholies : καὶ τύ νιν οὔποθ᾽
ὁρῆσθα, glosée par l’expression καὶ σὺ αὐτὴν οὐ βλέπεις (qui fait disparaître la
valeur temporelle de la négation). Mais on lui préférera la leçon ποθόρησθα glosée
dans la scholie par προσβλέπεις.

τάλαν τάλαν. L’adjectif τάλας, employé ici au vocatif (en écho aux vocatifs des
vers 6 et 19 : on a la même répétition), exprime une compassion, peut-être amusée
et feinte, du locuteur. On retrouve le même type d’emploi chez Théocrite dans des
pas­sages qui offrent d’autres points communs avec l’Idylle VI : I, 82 (dans la même
réplique de Priape adressée à Daphnis) ; IV, 26 ; V, 137 et sur­tout V, 85 (dans un
passage qui précède l’évocation des pommes, cf. supra p. 82 s.v. « μάλοισιν »), qu’il
faut citer :

215. Cf. Chantraine 1942, p. 305-306.


216. Voir aussi Monteil (éd.) 1968, p. 45.
217. Cf. Segal 1978, p. 129.
218. Hunter (éd.) 1999, p. 250.
88 cyclopodie

καί μ᾽ ἁ παῖς ποθορεῦσα· Τάλαν, λέγει, αὐτὸς ἀμέλγει ;


Et la fille me jette une œillade et dit : « Mon pauvre, tu trais tout seul ? »

On voit que le contexte se rapproche fortement de celui de l’Idylle VI, même si c’est
par suite d’un renversement de situation : dans l’Idylle V, une jeune fille regarde
(ποθορεῦσα) un jeune homme et lui adresse, à des fins ludiques et amoureuses, une
pique verbale qui souligne sa solitude ; de même dans l’Idylle VI, Polyphème refuse
de regarder (οὐ ποθόρησθα) celle qui cherche à attirer son attention, et pré­fère une
soli­tude dont le locuteur, sans doute un de ses amis, lui fait le reproche. La mul­ti­
pli­cation des points communs avec les autres idylles dans ces quelques vers met en
évi­dence que Théocrite travaille ici sur un ensemble de lieux communs de la poé­sie
amoureuse.
La répétition de l’adjectif τάλας s’inscrit elle-même à la fois dans une tradition qui
remonte à Homère (cf. le modèle fourni par Ἆρες, Ἄρες dans Il., V, 31, 455 219 ; voir
d’autres références dans la note de Headlam-Knox à Hérondas, IV, 61 220), et dans une
mode hellénistique qui fournit de nombreux exemples : voir [Théocrite], VIII, 73 ;
Callimaque, Hymnes, 2, 2 ; 4, 204 ; 6, 63 ; ép. 28, 5 Pf. [= AP, XII, 43, 5] ; 30, 1 Pf.
[= AP, XII, 71, 1 : Θεσσαλικὲ Κλεόνικε, τάλαν τάλαν, οὐ μὰ τὸν ὀξὺν / ἥλιον,
οὐκ ἔγνων…] ; fr. 75, 4 Pf. ; Catulle, 61, 135, etc. ; voir aussi la répétition τάλαν
τάλαν chez Machon, XVI, 288 Gow dans un autre cadre métrique. Hopkinson 221
note bien que ce phénomène de répétition est en général homo­taxique dans la poésie
hel­lénistique, situé donc avant la pause bucolique. Le phé­nomène de répétition n’est
pas isolé dans l’Idylle VI, mais se reproduit (en hété­ro­taxie cependant) au vers 19 (cf.
infra). La scan­sion dif­férente des deux occur­rences du même mot s’explique ici sim­
ple­ment par position, ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.

ἀλλὰ κάθησαι. Le contre-rejet, à la fois symbolique du retrait volontaire de


Polyphème et sans doute mimétique de la position du musicien, doit être mis en
relation avec la phrase finale de l’introduction de l’Idylle XI (v. 17-18), elle-même
rémi­nis­cence d’un passage de l’Odyssée (V, 156-157) décrivant l’attitude d’Ulysse
retenu par Calypso :
Καθεζόμενος δ᾽ ἐπὶ πέτρας
ὑψηλᾶς ἐς πόντον ὁρῶν ἄειδε τοιαῦτα.
mais assis sur un rocher élevé, regardant vers le large, il chantait ainsi.

Le rapprochement est d’autant plus saisissant que les deux attitudes du Cyclope sont
assez nettement opposées : dans l’Idylle XI, le Cyclope chante en regardant la mer
pour essayer de séduire Galatée et la faire venir à lui, alors qu’ici, par contraste, il
ne chante pas, mais joue simplement sur sa syrinx pour lui tout seul. Son attitude

219. Voir Chantraine 1942, p. 103 et 229.


220. Headlam, Knox (éds) 1922, p. 201-202.
221. Hopkinson (éd.) 1984, p. 134.
commentaire 89

ne consiste plus à se tourner vers Galatée et le monde marin, mais au contraire à se


détour­ner d’elle et à se replier sur lui-même 222. On voit aussi que, par souci de la
variation, Théocrite ne reprend pas ici le composé καθέζομαι (après avoir employé
le simple correspondant ἑσδόμενοι en VI, 4), mais pré­fère κάθημαι qu’il utilise
aussi en XI, 64 (καθήμενος, pour décrire la même attitude, mais cette fois dans la
bouche du Cyclope) ; les emplois de κάθημαι sont généralement (sauf pour XI, 64)
homo­taxiques en fin d’hexamètre chez Théocrite : I, 18 ; II, 98 ; VI, 8.

9. ἁδέα συρίσδων. Πάλιν ἅδ᾽, ἴδε, τὰν κύνα βάλλει,

La structure du vers est assez perturbée et correspond à la forte opposition des


deux comportements antagonistes de Polyphème et de Galatée : l’un se laisse aller
à jouer de la musique et cette musique déborde paisiblement d’un vers sur l’autre
au moyen de l’enjambement, en toute liberté ; l’autre, au contraire, est agressive et
inter­vient de manière impromptue au milieu du vers. Cependant cette agressivité
est dirigée contre le chien de berger du Cyclope, dont le nom est introduit, pour
mieux rappeler l’univers pastoral où l’on évolue, juste après la pause bucolique bien
nommée : tout se passe comme si le vers retrouvait son rythme bucolique normal, en
dépit des attaques de Galatée.

ἁδέα. La place emphatique de cet adjectif (employé ici adverbialement plutôt que
comme complément d’objet du participe qui suit, car les autres usages de συρίσδω
chez Théocrite sont intransitifs ; toutefois, c’est d’ordinaire plutôt le sin­gu­lier qui est
usité adverbialement chez Théocrite) permet de souligner que la douceur (τὸ ἁδύ)
est une qualité emblématique de la poésie bucolique de Théocrite 223 et de son univers.
L’adjectif sert souvent à qua­lifier un bruit, une musique, une chanson : I, 1 (murmure
du vent) ; I, 3-4 (son de la flûte : ἁδὺ δὲ καὶ τύ / συρίσδες) ; I, 65 ; VIII, 76 (voix) ;
VIII, 82 (bouche) ; I, 7 ; XX, 28 (chant), etc. Il faudrait peut-être ici rapprocher,
comme le suggère Voelke 224, les sonorités de ce neutre adverbial des deux formes
du verbe ἀείδω (ἄειδον 4, ἄειδεν 20) qui se réfèrent au chant des bouviers, afin
d’établir un lien sup­plé­men­taire entre l’espace buco­lique et l’espace mythologique.
La légère ambiguïté syntaxique relevée plus haut permet de donner à ἁδέα une
double valeur : la douceur qualifie le son de la syrinx, la manière dont en joue le
Cyclope et le plaisir qu’il se procure à lui-même en dehors de tout autre auditeur
véritable 225. Cette douceur des sons (marquée ici par l’abon­dance des dentales
sonores) est à mettre en relation avec la douceur tactile du gazon au vers 45 (μαλακᾷ)

222. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 250-251.


223. Cf. Kossaifi 1998, p. 76-77.
224. Voelke 1992, p. 13.
225. Voir les remarques similaires sur cet adjectif et sa valeur métalittéraire dans l’Idylle I chez
Hunter (éd.) 1999, p. 70-71.
90 cyclopodie

et celle, plus générale, qui est connotée par le cadre buco­lique à l’ouverture ; en
revanche, elle s’oppose à l’amertume liée au monde marin (cf. v. 11 et 13), même
si la mer est elle-même gagnée par la douceur suggérée par le cla­po­tis des vagues
(v. 12 : ἅσυχα en tête de vers).

συρίσδων. Le Cyclope joue aussi de la syrinx en XI, 38 ; Théocrite n’invente pas


tout à fait ce détail, mais le reprend à une tradition non homérique. En effet, Homère
ne dit pas explicitement que les Cyclopes pratiquent cet instrument : si Homère dans
l’Iliade n’ignore pas que les bergers sont aussi des amateurs de flûte (XVIII, 525‑526),
le poète de l’Odyssée qui montre les Cyclopes dans leurs activités pastorales ne signale
pas qu’ils jouent de la syrinx – ce qui ne signifie pas forcément qu’ils n’en jouent pas,
mais peut relever d’une simple omission de détail 226 ; on ne trouve dans l’Odyssée
que la mention d’un ῥοῖζος avec lequel le Cyclope conduit ses animaux (IX, 315) et
dont l’interprétation est problématique : s’agit-il de simples sifflements ou faut-il y
voir le son émis par un instrument comme la syrinx (voir ici l’expression de Nonnos,
Dionysiaques, VI, 191 : ῥοιζήεντα … συριγμόν qui permettrait d’aller dans le sens
de la seconde interprétation, même s’il est ici question du sifflement pro­duit par un
dragon) ? Mais, à côté de la tradition homérique, on trouve des témoins cer­tains de
l’ac­tivité musicale des Cyclopes : voir notamment Aristophane, Ploutos, v. 290 sq.,
et les scholies à propos de l’onomatopée θρεττανελό qui imiterait le son de la lyre.
Théocrite s’inscrit dans cette tradition tout en opérant un choix d’instrument dif­fé­rent
pour mieux ancrer Polyphème dans le cadre bucolique : la syrinx est un signe typique
du pâtre et de son caractère civilisé 227. Sur l’association entre ber­ger et syrinx, on se
repor­tera à Euripide, Alceste, 575 ; Hélène, 1483 ; Longus, II, 32, etc.
Ce verbe συρίσδω revêt une autre dimension importante : c’est en effet un élé­ment
sup­plémentaire pour construire une analogie entre le récit mythologique et le cadre
bucolique. Il y a une autre occurrence du verbe au vers 44 où c’est Daphnis qui joue
de la syrinx après avoir reçu l’instrument de Damoitas en échange de sa flûte simple.
Le Cyclope a donc la même activité que les pâtres qui le chantent, mais une nette
oppo­sition est établie entre le jeu solitaire de Polyphème et la communauté musi­cale
for­mée par Damoitas, Daphnis et leurs troupeaux. Un premier écho musical s’instaure
donc entre le récit-cadre et le premier chant inséré (voir ensuite les remarques sur
le vers 41 p. 179-180) à travers les deux syrinx : l’échange d’instruments à la fin
de l’idylle peut être l’expression matérielle de l’échange musical entre les deux
niveaux du texte et l’on se plaira à imaginer que Daphnis, après avoir récupéré une
syrinx, exécute les douces notes que le Cyclope produisait dans son propre chant.
Car c’est peut-être là que réside le défi de Daphnis : jouer indirectement de la syrinx,
par l’intermédiaire d’un personnage fictif, alors qu’il n’est lui-même qu’un joueur
d’aulos.

226. Sur le rapport entre syrinx et activité pastorale, voir Duchemin 1960, p. 47-56.
227. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 234.
commentaire 91

πάλιν ἅδ᾽, ἴδε, … βάλλει. Le récit connaît ici un rebondissement : face à l’in­
dif­férence de Polyphème, Galatée reprend son jeu de taquineries et d’une certaine
manière se rapproche de Polyphème puisque, après avoir bombardé les moutons,
c’est sa chienne, plus proche de lui, qu’elle vise. L’adverbe initial πάλιν souligne
bien cette reprise du jeu de Galatée et permet en même temps de renouveler le jeu
pho­nétique en ajoutant cette fois la sourde π- à l’inventaire βαλ-, μαλ- ; dans la
pré­sen­tation de cet inventaire, l’opposition entre labiales et gutturales des vers 6-7
n’est plus ici effective. Mais l’adverbe πάλιν n’est pas seulement en relation avec les
évé­nements rapportés ; il semble qu’il ait aussi une valeur descriptive de la répé­ti­tion
sonore mise en œuvre dans l’hexamètre, ainsi que du schéma chiasmatique déve­
loppé par le poète : πάλιν souligne en effet d’une part la reprise immédiate des deux
groupes du premier hémistiche ἁδ- -ισδ- dans ἅδ᾽, ἴδε, d’autre part le chiasme que
pro­duit la construction de cette phrase par rapport à la première phrase du chant de
Daphnis (βάλλει … τὸ ποίμνιον ἁ Γαλάτεια est repris ici par ἅδ᾽ … τὰν κύνα
βάλλει, selon un ordre inverse).
Il convient – et pas uniquement pour des raisons de jeu sonore – de conserver le
texte donné par la plupart des manuscrits et de ne suivre ni les corrections suggérées
par Briggs (Cambridge, 1821 : πάλιν ἠνίδε) ou Wordsworth (Cambridge, 1844 :
*πάλιν ἀνίδε) qui font dangereusement disparaître le pronom sujet, sans doute
parce qu’ils sont gênés par l’incise à l’impératif (pourtant garantie par l’Idylle IV, 48 :
ἴδ᾽ αὖ πάλιν ἅδε ποθέρπει 228), ni la varia lectio ἁδὶ que pro­pose une scholie de P
(τινὲς χωρὶς τοῦδε, ἐκτείνουσι δὲ τὸ ι, ἵνα ἀντωνυμία τυγχάνῃ δεικτική) ;
la valeur du pronom est suffisamment démonstrative, sans qu’il soit nécessaire ici de
trop la ren­forcer. La suite du texte, en multipliant les pronoms féminins, semble jouer
d’une ambiguïté dans le récit qu’il convient de préparer dès ce passage. En outre, le
main­tien de l’impératif permet de conserver dans le vers, entre Galatée et la chienne,
l’écran de la deuxième personne du Cyclope.
L’impératif ἴδε est en fait plus important qu’il ne paraît au premier abord. Certes
il s’agit d’une injonction courante plus forte qu’une simple particule pour attirer
l’attention (comme en IV, 48 cité ci-dessus) : par ce moyen expressif, le locuteur
intro­duit ici de manière très efficace du point de vue dramatique le second objet
visé par Galatée. Mais ce verbe permet de faire écho immédiatement au composé
ποθόρησθα du vers précédent et vaut donc comme une véritable invitation non
seu­le­ment à regarder, mais aussi à changer d’attitude générale. Cette réintroduction
discrète du motif du regard est en réalité assez pernicieuse et fort pertinente pour
toucher le Cyclope : d’ailleurs le premier mot (εἶδον, v. 21) de la réponse de
Polyphème dans le chant de Damoitas fera écho directement à cet impératif, car ce
sont les deux seules occurrences de ce thème d’aoriste dans le texte. Comme l’a bien
vu Voelke 229, cet impératif qui relève du domaine du voir, en s’opposant dans le vers

228. Cf. Fritzsche (éd.) 1870, p. 185.


229. Voelke 1992, p. 12.
92 cyclopodie

au participe συρίσδων, prolonge une antithèse structurelle dans l’idylle entre le voir
et l’entendre, autour de laquelle se construisent l’amour et ce qui le remplace ou le
chasse. L’amour de soi ou de l’autre est d’abord associé à la vue (directe ou reflétée),
tandis que le son (d’une parole prononcée ou d’une musique) est lié à la disparition
de la vue, et donc de l’amour.

τὰν κύνα. La présence de cette chienne dans l’univers de Polyphème constitue


l’une des caractéristiques originales de cette idylle et de ce traitement de l’histoire
du Cyclope puisque même dans l’Idylle XI aucun chien n’apparaît. L’importance
de la pré­sence de cet animal a été bien vue et commentée par Kolde 230 : nous nous
appuyons ici en partie sur ses conclusions. Il faut tout d’abord sou­ligner l’importance
de l’article féminin τὰν qui ne renvoie pas seulement à l’es­pèce canine, mais fait
bien de cet animal une « chienne ». Si, comme l’a montré Kolde 231, de nombreux
tra­ducteurs négligent cette caractéristique, il con­vient pourtant d’opter de préférence
pour le sens féminin : Théocrite ne mentionne jamais au hasard le sexe des chiennes
et cette mention participe ici d’une ambiguïté volon­taire du texte qui culmine un
peu plus loin dans l’expression νιν … θέοισαν (v. 11-12), pour laquelle on peut se
demander si elle se rapporte à la chienne ou à Galatée, comme l’a signalé Lang depuis
longtemps 232. D’autre part, l’importance du féminin est à prendre en compte dans le
phé­no­mène des doubles (voir plus loin sur cette question) que Polyphème produit de
lui-même : ces doubles, qu’il s’agisse de Galatée ou de sa chienne, sont donc sys­té­
ma­tiquement féminins. Le phénomène de redoublement de Polyphème par son chien
tient à la fois au statut d’auxi­liaire de l’animal, à son comportement à l’égard de
la personne aimée (qui rap­pelle surtout le comportement [antérieur ?] de Polyphème
dans l’Idylle XI), et au lien peut-être paronomastique entre κύνα et Κύκλωψ.
Si le chiasme déjà mentionné (voir remarque précédente) invite à établir un
paral­lèle entre le troupeau et la chienne qui sont les deux victimes successives des
jets de pommes de Galatée, il faut bien se garder de les associer. Certes, comme
les moutons, la chienne appartient au monde animal, mais elle s’en distingue de
plusieurs manières : d’abord, elle ne peut se confondre avec les bêtes qu’elle a la
charge de surveiller ; ensuite, contrairement aux moutons qui restent insensibles aux
attaques de Galatée, la chienne, elle, réagit (v. 10 sq.) ; elle est même la seule à se
mani­fes­ter puisque Polyphème joue de son côté l’indifférence. Par sa réaction et sa
fonction d’auxiliaire du berger, cette chienne occupe une place intermédiaire tout à
fait stratégique : elle sert de lien d’une part entre le monde animal muet et le monde
humain, d’autre part entre le monde marin de la nymphe et le monde terrestre du
Cyclope. C’est un être essen­tiellement intermédiaire entre deux univers, entre deux

230. Kolde 2005, notamment p. 98-108.


231. Ibid., p. 102-104.
232. Lang 1880, p. 34.
commentaire 93

espaces (cf. remarques aux vers 11-12), comme le Cyclope et Galatée le sont aussi à
leur façon. La chienne a donc une importance majeure dans cette idylle.
Cette importance est d’autant plus forte que la présence d’un tel animal implique
une modification profonde dans la représentation du Cyclope. En effet, chez Homère,
Polyphème n’a pas de chien et garde ses troupeaux tout seul. Cette absence souligne
le caractère sauvage du Cyclope homérique 233. Dans la poésie homérique, le chien
repré­sente en effet une marque de civilisation puisqu’il accompagne l’homme dans
ses acti­vités de chasseur ou de berger. Pourtant, chez Homère, le chien est surtout
valorisé comme chien de chasse par ses qualités d’auxiliaire, par sa fidélité et sa
vaillance presque aristocratique. Au contraire, comme chien de berger, il fait sim­
ple­ment partie du « décor pastoral » et ne jouit d’aucune valo­risation particulière ;
en effet, le chien est souvent disqualifié comme charognard, au point qu’il sert faci­
le­ment dans les insultes 234. Théocrite se démarque donc ici doublement d’Homère
en donnant un chien au Cyclope – mais pas un chien de chasse comme l’avait fait
Euripide avant lui (Cyclope, 130) – et en valorisant fortement ce chien de berger
qui prend ainsi cer­taines des caractéristiques du chien de chasse homérique (voir
les remarques suivantes). Si en effet dans l’Odyssée c’est Ulysse qui avait un chien
nommé Argos, désormais c’est le Cyclope qui n’a plus besoin d’être domestiqué et
ce chien est le signe que Polyphème appartient pleinement au monde civilisé, en tout
cas au monde pas­toral dont il reproduit parfaitement les usages 235 : on a là un premier
signal du fait que Polyphème a, d’une certaine manière, pris la place d’Ulysse.
Il faut néanmoins considérer avec quelque précaution le rôle du chien tel que
Théocrite le met en scène dans cette idylle, au risque d’encourir les sarcasmes que
Philippe, au ier siècle ap. J.-C., adressait à ceux qui, en critiques trop pointilleux, se
foca­lisaient sur cette question précise (AP, XI, 321) :
Γραμματικοί, Μώμου στυγίου τέκνα, σῆτες ἀκανθῶν,
τελχῖνες βίβλων, Ζηνοδότου σκύλακες,
Καλλιμάχου στρατιώται, ὃν ὡς ὅπλον ἐκτανύσαντες,
οὐδ᾽ αὐτοῦ κείνου γλῶσσαν ἀποστρέφετε,
συνδέσμων λυγρῶν θηρήτορες, οἷς τὸ μὶν ἢ σφὶν
εὔαδε, καὶ ζητεῖν εἰ κύνας εἶχε Κύκλωψ,
τρίβοισθ᾽ εἰς αἰῶνα κατατρύζοντες ἀλιτροὶ
ἄλλων· ἐς δ᾽ ἡμᾶς ἰὸν ἀποσβέσατε.
Grammairiens, enfants de l’odieux Mômos, teignes à arguties, chicaneurs ès livres,
roquets de Zénodote, mercenaires de ce Callimaque que vous brandissez comme
une arme, mais que vos langues n’épargnent même pas, chasseurs de misérables
conjonctions, qui raffolez du σφιν et du μιν, et de rechercher si le Cyclope avait des
chiens, puissiez-vous sempiternellement, coquins, continuer à agacer les autres de

233. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 251.


234. Cf. Schnapp-Gourbeillon 1981, p. 162-166.
235. Cf. Daude 1994, p. 176‑177.
94 cyclopodie

vos fadaises. Mais, contre nous, que perde sa force votre venin ! (trad. R. Aubreton,
Paris, 1972)

Philippe, on le voit, considère la question du chien du Cyclope comme une recherche


vaine typique des grammairiens stupides ; faut-il ranger Théocrite lui-même dans
cette catégorie ? Ne vaut-il pas mieux penser que Théocrite se joue ici, avec un
humour tout alexandrin (cf. πάλιν), des chicaneries stériles qui pouvaient certes
agi­ter les érudits (cf. Σ Od., IX, 221 ; Eustathe, Hom., 1622, 12-30). En effet, la
place ambiguë du chien, entre sauvagerie et civilisation, entre reflet et réalité, entre
mas­culin et féminin, montre bien que l’animal est déjà appréhendé à l’époque de
Théocrite comme un « problème d’école » avec lequel le poète bucolique prend ici un
malin plai­sir à jouer (cf. les remarques sur le vers 11). C’est le traitement bien par­ti­
cu­lier du chien qui fait échapper Théocrite à de telles critiques.

10. ἅ τοι τᾶν ὀίων ἕπεται σκοπός· ἃ δὲ βαΰσδει

Les vers 9 et 10 sont fortement liés l’un à l’autre, non seulement d’un point de
vue syn­taxique avec l’enjambement qui relie rythmiquement la relative du vers 10 à
son antécédent, mais aussi d’un point de vue prosodique puisqu’on peut remarquer
un effet de « rimes » en fin d’hexamètre (βάλλει - βαΰσδει), d’autant plus sai­
sissant qu’il est annoncé par un premier effet de « rime intérieure » à l’hémistiche
(συρίσδων - ὀίων).

ἅ τοι τᾶν ὀίων ἕπεται σκοπός. La proposition relative donne immédiatement


une définition restrictive et explicite du chien comme chien de berger ; contrairement
au Cyclope d’Euripide, notre Polyphème n’a donc pas de chien de chasse. Il n’est
pas sûr qu’il faille voir dans cette évolution l’indice d’un changement de rapport du
Cyclope à l’amour, même s’il est clair que dans cette Idylle VI Polyphème ne s’adonne
plus à une recherche compulsive et maladive de l’amour comme dans l’Idylle XI 236.
On trouve d’ailleurs réunis dans le premier hémistiche les trois actants de cette acti­
vité pastorale : le pronom rela­tif qui représente le chien est suivi immédiatement du
pro­nom personnel de deuxième personne (τοι) qui représente Polyphème, puis arrive
le groupe pluriel des brebis. Le rap­pro­che­ment des deux pronoms à l’ouverture du
vers indique bien le lien étroit qui unit le chien et son maître : par là, le lecteur a
l’in­tuition que ce chien est peut-être plus que ce que laisse entendre la proposition
relative, qu’il n’est pas qu’un simple chien de berger. L’ordre des mots en effet dit iro­
ni­quement le contraire de ce que dit le texte : le chien précède bien Polyphème dans
le vers (ἅ τοι) et ne le suit pas (ἕπεται) ! De la même manière, le chien s’empresse
auprès de Galatée, alors que Polyphème reste indifférent.

236. Sur les liens entre chasse et érotisme, voir Schnapp-Gourbeillon 1997, passim.
commentaire 95

τᾶν ὀίων. Ce génitif pluriel (en légère disjonction, complément du nom σκοπός)
est doublement mis en valeur par la coupe penthémimère et par la diérèse initiale qui
est régulière dans la poésie homérique ; cette diérèse est en quelque sorte redoublée
par celle qui affecte le verbe βαΰσδει en fin d’hexamètre : ce double métaplasme
a sans doute une valeur mimétique des gémissements produits par la chienne de
Polyphème. Le terme ὄις est concurrencé dans les deux chants mythologiques insérés
par le collectif τὸ ποίμνιον (v. 6 et 21) qui ne précise pas l’espèce de l’animal,
même si l’usage pousse à comprendre qu’il s’agit d’un « troupeau de moutons » :
on voit le même rapport, dans le cadre idyllique, entre τὰν ἀγέλαν (v. 2) et ταὶ
πόρτιες (v. 45). La précision de l’espèce domestique n’est donnée qu’au moment
où il s’agit de distinguer les animaux passifs du troupeau des êtres (qui ne sont pas
néces­sairement humains) ou des animaux qui les gardent. On se reportera ici aux
remarques faites sur le terme αἰπόλος (v. 7) pour souligner que la mention explicite
des moutons (ou brebis) n’est ni anodine ni gratuite dans les relations entre Galatée
et Polyphème.

σκοπός. Ce terme est important dans la construction des rapports entre les per­
son­nages et il est justement souligné par la pause bucolique, avant l’enjambement.
Dover 237 rappelle avec raison les deux sens de ce terme qui s’emploie cou­ramment
au sens de « to look for » (= « chercher, espérer »), mais aussi au sens plus rare et
poé­tique de « to look after » (= « porter attention à, s’occuper de, garder » : cf. la
scholie τὸ δὲ σκοπὸς ἀντὶ τοῦ φυλάκισσα, le mot skopos est mis pour phulakissa
[= « gardienne »]). En ce dernier sens, c’est d’ordinaire le composé ἐπίσκοπος qui
est uti­lisé 238 ; toutefois, on trouve le simple σκοπός déjà employé en ce sens chez
Homère pour qualifier Euryclée comme intendante, c’est-à-dire « celle qui a un œil
sur » les esclaves de la maison (Od., XXII, 394-397) :
κινήσας δὲ θύρην προσέφη τροφὸν Εὐρύκλειαν·
δεῦρο δὴ ὄρσο, γρηὺ παλαιγενές, ἥ τε γυναικῶν
δμῳάων σκοπός ἐσσι κατὰ μέγαρ᾽ ἡμετεράων,
ἔρχεο· κικλήσκει σε πατὴρ ἐμός, ὄφρα τι εἴπῃ.
Il (= Télémaque) poussa la porte et appela la nourrice Euryclée : « Allons, debout !
viens ici, vieille des anciens jours, toi qui dans le palais as un œil sur nos servantes ;
viens : mon père t’appelle pour te dire un mot. »

Il est vraisemblable que Théocrite fasse ici allusion à un tel emploi poétique, même
s’il ne renvoie pas clairement au texte homérique, notamment par une reprise homo­
taxique. La situation entre les univers n’est toutefois pas sans lien : on peut en effet
aisé­ment substituer au rapport des personnages de l’idylle celui des per­son­nages de
l’épopée archaïque :

237. Dover (éd.) 1971, p. 142.


238. Cf. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
96 cyclopodie

Polyphème (masculin) :: la chienne comme σκοπός (féminin)


// les brebis (groupe féminin)
Ulysse (masculin) :: Euryclée comme σκοπός (féminin)
// les servantes (groupe féminin)

Mais le parallélisme ne peut être poussé trop loin : car si Euryclée (« celle qui a une
large renommée ») n’est pas elle-même sans lien avec Polyphème (« celui qui a une
grande renommée »), le destin des servantes (parmi lesquelles se trouvent les infidèles
qui doivent être dénoncées par Euryclée) est, lui, sans commune mesure avec celui
des brebis, qui n’intéresse nullement le poète. On ne trouvera pas beaucoup plus
d’ac­coin­tances entre notre texte et les autres emplois homériques du terme σκοπός
(parmi les différents exemples, citons ceux qui sont homotaxiques : Il., X, 526 à
propos de l’espion Dolon ; XVIII, 523 ; XXIV, 799 ; Od., IV, 524 à propos du guetteur
ins­tallé par Égisthe pour attendre le retour d’Agamemnon ; XI, 344 ; XXII, 156).
Théocrite ne donne qu’un seul autre emploi de ce terme, mais avec un sens différent,
en XXIV, 105 (avec la varia lectio ἐπίσκοπος).
Ce qui importe ici surtout dans l’emploi du terme σκοπός, c’est qu’il exprime le
lien entre la chienne et le Cyclope et que ce lien est justement fondé sur la capacité
à voir, comme le suggère habilement l’emploi ambigu du terme simple σκοπός. Ce
terme est en outre choisi à cause de ses sonorités qui sont en harmonie avec celles
du Cyclope (cf. v. 6) : la chienne est vraiment l’œil (manquant) du Cyclope. Dans
sa capa­cité à surveiller, à porter un regard efficace et observateur, la chienne assume
entiè­rement les pouvoirs de la vue auxquels son maître renonce en ne prêtant pas
atten­tion à Galatée 239.

ἃ δὲ βαΰσδει. L’article est employé de manière pronominale ; associé à la par­


ti­cule adversative δέ, il indique un changement de sujet par rapport à la phrase
précédente ; on passe donc de Galatée à la chienne. Cependant, la multiplication des
pro­noms féminins ainsi que leur homophonie (ἅδε / ἃ δέ), sans rendre l’identification
difficile, produit une ambiguïté volontaire dans laquelle baignent tous les « êtres »
fémi­nins qui entourent ici Polyphème. L’ambiguïté est renforcée par la reprise au
vers 15 du groupe ἃ δέ pour désigner cette fois Galatée, par suite d’un nouveau
chan­gement de sujet ; elle se retrouve avec plus de force à propos du pronom νιν
(cf. v. 11).
Quant au verbe βαΰσδει qui repose sur l’onomatopée βαυ βαυ (attestée par un
Com. Adesp.), il ne présente qu’un unique emploi chez Théocrite. À en croire le
scholiaste, βαΰσδει (traitement dorien de βαΰζει) a ici le sens d’ὑλακτεῖ : l’emploi
de ce même verbe ὑλακτεῖν au vers 29 dans la réponse de Damoitas semble être une
varia­tion qui confirme cette équivalence. Mais pour Chantraine, si les deux verbes
sont bien à peu près équivalents, leur sens précis, bien que difficile à saisir, est un peu

239. Cf. Brooke 1969, p. 62.


commentaire 97

dif­férent et βαΰζω semble signifier plutôt « gronder » que « japper, aboyer ». En outre,
la plupart des emplois de ce verbe sont figurés (cf. notamment Eschyle, Perses, 13 ;
Agamemnon, 449) et il n’est pas impossible que Théocrite joue aussi d’un double
sens du verbe pour renforcer l’ambiguïté. La chienne n’a ici pas de raison de japper :
elle se tourne vers la mer à cause de la présence de Galatée qui reste encore dans son
élé­ment et ne représente pas une menace directe ; la chienne gronde parce qu’elle est
aga­cée par les jets de pommes de Galatée.

11. εἰς ἅλα δερκομένα, τὰ δέ νιν καλὰ κύματα φαίνει

εἰς ἅλα δερκομένα. Théocrite désigne ici la mer par le terme ἅλς qu’il emploie
au vers 14 en homotaxie ; ce terme en revanche ne sera pas repris dans la réponse
de Polyphème prononcée par Damoitas qui préfère γαλήνη et πόντος. Le choix du
terme ἅλς (ἅλα) est motivé par la paronomase avec le nom Γαλάτεια (cf. v. 6), car la
parenté sonore fait mieux sentir combien la mer est l’univers propre de Galatée ; dans
le cadre du vers 11, le terme s’oppose au neutre pluriel κύματα qui désigne aussi le
flot marin, mais qui semble renvoyer plutôt au Cyclope (cf. ci‑après) ; la répar­tition
des deux termes se fait selon les deux hémistiches. Le groupe pré­po­sitionnel εἰς ἅλα
se trouve fréquemment chez Homère, mais en général à une autre place métrique (le
plus souvent au dactyle 5e avec six occurrences dans l’Odyssée et huit dans l’Iliade ;
mais aussi au dactyle 4e (Il., I, 314 et VII, 461) ou encore au dactyle 2e (Il., XV, 223).
En revanche, on ne le trouve qu’une seule fois à l’ou­ver­ture du vers en Il., I, 532 (on
peut laisser de côté Il., XVI, 391, qui donne ἐς δ᾽ ἅλα), qu’il n’est pas inutile de citer
ici (Il., I, 531-533) :
Τώ γ᾽ ὣς βουλεύσαντε διέτμαγεν· ἣ μὲν ἔπειτα
εἰς ἅλα ἆλτο βαθεῖαν ἀπ᾽ αἰγλήεντος Ὀλύμπου,
Ζεὺς δὲ ἑὸν πρὸς δῶμα·
Après avoir tous deux délibéré ainsi, ils se séparèrent : elle, alors, plongea dans la
mer profonde depuis l’Olympe étincelant, tandis que Zeus regagnait son palais.

Ce passage de l’Iliade met en scène Zeus et la déesse Thétis qui vient intercéder
pour son fils Achille : la présence de cette divinité marine invite à penser qu’il a pu y
avoir une influence de la célèbre scène homérique sur l’idylle bucolique, même si la
situa­tion est différente. Chez Homère, il s’agit de la séparation des deux personnages,
alors qu’il n’y a même pas encore de relation chez Théocrite. Mais Polyphème, dans
son particulier, n’est-il pas en train de tramer de sombres projets à l’ins­tar du Cronide
homérique ?
Le participe δερκομένα introduit une nouvelle variation sur le thème central
de la vue. Pour la place dans le vers d’une telle forme de participe, on peut citer
Homère, Il., III, 342 ; XI, 37 (unique féminin) et XXIII, 815. Selon Chantraine, « le
verbe exprime l’idée de ‘voir’ en soulignant l’intensité ou la qualité du regard 240 » :

240. Chantraine 1999, p. 264.


98 cyclopodie

il s’oppose en cela au verbe ordinaire ποθόρησθα (v. 8) qui désigne le regard indif­
fé­rent de Polyphème. Au contraire, le regard de la chienne est à la fois inquiet et
inquisiteur ; c’est le regard de la chienne de berger, du σκοπός qui surveille. On est
donc amené à distinguer nettement le regard handicapé et inadapté du Cyclope et
l’hy­per­com­pétence du chien en matière de vision. Toutefois, il faut bien constater
le changement de l’objet observé, à la faveur de l’enjambement qui est la figure
même de ce détournement : ce n’est plus le troupeau de moutons, mais la mer qui
est regardée ; ce ne sont plus des individus en groupe, mais un espace indistinct ; ne
faut‑il pas se demander alors ce que, dans ce nouvel espace visuel, la chienne est à
même de voir ? Est-elle capable d’y voir la nymphe Galatée ? Rien n’est moins sûr, car
le texte n’envisage d’abord que l’espace maritime sous ses différents aspects (ἅλα,
κύματα, ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο), mais sans aucune mention d’un personnage qui l’occupe.
La chienne et la nymphe semblent bien appartenir à des mondes hétérogènes, alors
même qu’elles ne sont pas sans points communs (voir la reprise des sonorités au
vers 14). Mais on peut aussi considérer que la mer est ici employée par métonymie
pour éviter de nommer le personnage dérangeant qu’est Galatée, nymphe marine qui
per­son­nifie la mer et dont la présence, comme telle, est perturbante 241.

τὰ δέ νιν καλὰ κύματα. Un nouveau changement de sujet intervient après la


coupe penthémimère et ce sont les flots eux-mêmes (et non plus Galatée qui devrait
les occuper) qui deviennent de nouveaux acteurs dans cette scène assez mobile et
fuyante pour déstabiliser le lecteur. Tout un système de reflets et de contre-reflets se
met en effet en place, qui produit un trouble certain dans la perception de la scène.
La première manifestation de ce trouble concerne l’identification du pronom
νιν. Les scholies pensaient qu’il renvoyait à la nymphe (τὰ δέ νιν καλὰ κύματα
φαίνει· τὴν Γαλάτειαν) en considérant qu’elle court sur le rivage pour aller
con­templer – signe sans doute d’une galante coquetterie toute féminine – son
visage que la mer fait apparaître dans les flots comme dans un miroir (αὐτὴν τὴν
Γαλάτειάν φησιν ἐπιτρέχουσαν ἡσύχως κινουμένου τοῦ αἰγιαλοῦ [εἰς] τὴν
θάλασσαν ἐμφανίζειν· ἢ ὥσπερ ἐν κατόπτρῳ δεικνύει αὐτῆς τὴν μορφὴν
ἡ θάλασσα). Cette interprétation, reprise par certains commentateurs anciens tels
que Wordsworth 242, a été contestée notamment par Ameis 243 qui a été suivi par
Fritzsche 244 et la plupart des éditeurs modernes. On peut en effet se deman­der avec
Planche 245 « quelle raison peut avoir eue le scholiaste pour rap­porter ce vers à Galatée,
et non pas au chien, contre l’ordre de la construction et le sens naturel de la phrase »,

241. Cf. Brooke 1969, p. 62-63.


242. Wordsworth 1844.
243. Ameis (éd.) 1851, p. 36.
244. Fritzsche (éd.) 1870, p. 186.
245. Planche (éd.) 1823, p. 113.
commentaire 99

mais Gow gar­dait une certaine prudence 246 en pré­férant rapporter le pronom au chien
« plutôt qu’à Galatée », sans toutefois exclure caté­goriquement cette dernière. Car,
s’il est vrai que le sens naturel (le dernier pro­nom féminin renvoie à la chienne) invite
à conclure ainsi, il n’en reste pas moins que la multiplicité des pronoms crée une
ambi­guïté relative (mais volontaire) qui favo­rise échanges et ressemblances entre la
chienne et Galatée. D’ailleurs, les flots sont le domaine de Galatée et non celui de
la chienne, mais, après le regard lancé vers la mer au début de l’hémistiche, il n’est
pas étonnant de voir la chienne courir dans les vagues sur le rivage. C’est donc bien
la prudence qu’il faut observer, mais selon une modalité un peu différente de Gow :
le sens impose en effet de voir la chienne derrière le pronom νίν, mais il y a lieu
de croire aussi que Théocrite multiplie à dessein les pronoms pour que ni le nom
de Galatée ni le terme κύων ne soient utilisés afin de mieux pouvoir rap­procher les
deux personnages, au moment précisément où la chienne pénètre dans le domaine de
Galatée et lui prend ainsi quelques-uns de ses attributs.
Car une complicité s’installe aussitôt entre le monde marin et la chienne de berger,
favo­risée peut-être par la paronomase entre les noms κύνα et κύματα, tous deux
en pénul­tième position respectivement dans les vers 9 et 11. C’est du moins ce que
suggère l’ordre des mots : par suite d’une singulière hyperbate, le pronom νίν est
éloi­gné le plus possible du participe θέοισαν et placé curieusement au sein même
du groupe nomi­nal sujet τὰ καλὰ κύματα, de sorte que le pronom est entouré du
groupe nomi­nal comme la chienne par les flots. Pour cette place du complément
d’ob­jet au sein du groupe sujet, on peut se reporter à l’Idylle I, 82 (ἁ δέ τυ κώρα),
dans un pas­sage qui a plusieurs points communs avec notre Idylle VI, ainsi qu’aux
remarques de Zimmerman 247. La disposition syntaxique ne peut pas mieux suggérer
l’ef­fet du miroi­tement que par cette imbrication : en pénétrant dans le groupe sujet,
le pronom vient se fondre en lui pour mieux en ressortir par sa sonorité fermée en [i]
unique dans l’hexamètre. On peut d’ailleurs penser qu’une légère coupe heph­thé­
mi­mère vient souli­gner ce pronom. Par sa présence inattendue, la chienne (κύνα)
déteint par ses sono­ri­tés sur la mer qui désormais hésite entre plu­sieurs appartenances
sonores : doit-elle tou­jours être rattachée au nom de Galatée avec la première appa­ri­
tion de l’adjectif cru­cial καλά (voir ensuite les vers 14, 16, 192, 33, 362, 43) qui vient
subi­tement la qua­lifier et qui reprend en écho les sonorités du terme ἅλα du premier
hémistiche, ou au contraire être rapprochée du nom de cette chienne anonyme
(κύνα) ? Il semble bien que la mer change de dénomination (voir les vers 11, 26, 35)
en fonction de ce qui s’y reflète : elle est un élément variable et plastique qui, comme
un miroir, s’adapte au sujet agissant. L’adjectif καλά vient donc subitement donner à
l’étendue marine une qualification positive, quelque peu inattendue dans un contexte
pastoral : c’est que la mer est belle par hypallage à cause de ce qui s’y reflète, à moins
que ce ne soit le reflet lui-même qui devienne beau à cause de la mer ; l’objet reflété et

246. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.


247. Zimmerman 1994, p. 49-50.
100 cyclopodie

son support réfléchissant se métamorphosent mutuellement. Ce jeu de miroitements


et de trans­formations semble bien mettre en scène la réflexivité du texte.
L’imbrication même des termes désignant la chienne et les flots semble enfin
exclure toute autre présence : le reflet de la chienne a chassé l’image de cette
Galatée 248, dont il ne reste que de vagues échos sonores en partie cou­verts par le bruit
de la chienne qui court dans les vagues. L’anaphore en kappa est déjà l’amorce de
l’al­li­tération en gutturales au vers suivant.

φαίνει. Comme le laissent comprendre les échos internes du vers 19 (καλὰ


πέφανται) et des vers 35-38 (cf. πόντον, γαλάνα, καλά, καλά, κατεφαίνετο),
c’est bien le verbe φαίνει qu’il faut lire à la fin de cet hexamètre ; il exprime l’idée
du reflet qui est au cœur de la construction de Théocrite. On s’en convaincra avec le
paral­lèle fourni par une épigramme de Paul le Silentiaire qui évoque un reflet sem­
blable de l’Amour qui a dû mordre le locuteur (AP, V, 266, 5-6) :
Σὴν γὰρ ἐμοὶ καὶ πόντος ἐπήρατον εἰκόνα φαίνει
καὶ ποταμῶν δῖναι καὶ δέπας οἰνοχόον.
Car c’est ton image adorable que me présentent et la mer et les tourbillons des
rivières et la coupe qui me verse le vin (trad. J. Guillon).

Le sens de φαίνει est bien le même dans les deux cas : le verbe indique un « reflet » 249 ;
mais, comme le signale Gow 250, c’est ordinairement le composé ἐμφαίνειν (« faire
appa­raître [dans un miroir] »), ἐμφαίνεσθαι (« se réfléchir ») qui a ce sens (cf. Platon,
Timée, 71b ; République, 402b). Si le verbe avait Galatée pour objet, il signifierait,
selon Gow, que les flots « font apparaître » la nymphe, la font émer­ger, dans la mesure
où Galatée relève du domaine marin ; mais, comme le montre la deuxième partie de
l’idylle, cette interprétation est en partie erronée parce que Galatée naît justement
d’un reflet du Cyclope et n’appartient au monde marin qu’en tant que reflet aquatique.
Les scholies donnent ici la variante ῥαίνει (« aspergent ») qui serait plus adaptée si
le pronom désignait bien le chien : cette relation n’a pas lieu d’être et le verbe trans­
mis par les manuscrits doit être maintenu. La leçon ῥαίνει, beaucoup plus pauvre
pour le sens, s’explique aussi sans doute par une faute d’onciale entre Φ et Ρ.

12. ἅσυχα καχλάζοντος ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο θέοισαν.

La structure de ce vers est particulièrement suggestive : la disjonction maximale


dans la phrase entre νίν et θέοισαν introduit en effet un mouvement dans le vers,
qu’on retrouve dans un chiasme entre d’une part νίν et θέοισαν, d’autre part
καχλάζοντος ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο, expression qui est imbriquée dans le couple précédent.

248. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 251.


249. Sur ce reflet, voir Zanker 2003, p. 60.
250. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
commentaire 101

En outre, la scansion en est un peu particulière puisque la coupe médiane habituelle


n’est pas présente : on hésite en effet à séparer καχλάζοντος ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο et à
intro­duire après le participe une coupe penthémimère trochaïque qui, même si elle
doit bien exister, est nécessairement édulcorée ; la coupe la plus marquante est assu­
ré­ment (voir ci-après) après le premier pied.

ἅσυχα. Cet adjectif neutre employé adverbialement est souligné par sa posi­tion
ini­tiale dans le vers et par la coupe qu’il convient de placer après le premier pied.
Cette insistance invite à établir sans ambages une relation avec l’emploi équivalent
du neutre ἁδέα à l’ouverture du vers 9 : ces deux termes mettent en valeur les
deux carac­téristiques essentielles de l’univers bucolique que sont la douceur et la
tranquillité 251. Dans le même temps, la nature pai­sible est en communion avec la
douceur musi­cale dont se berce Polyphème.

ἅσυχα καχλάζοντος. Comme le signale Beckby 252, l’expres­sion de Théocrite


trouve sans doute un écho chez Denys le Périégète qui écrit à propos du fleuve
Caÿstre (v. 838) :
ἅσυχα παφλάζοντος ἐπιρρέει ἀγλαὸν ὕδωρ.
L’eau brillante du Caÿstre qui murmure doucement s’écoule.

Le scholiaste de Théocrite indique pourtant que le verbe καχλάζω s’emploie pour le


cla­potis de l’eau, alors que le verbe παφλάζω est utilisé pour le crépitement du feu.
Les scholies insistent aussi pour mettre en relation le verbe avec les galets que l’on
trouve au bord de l’eau et que désigne en grec le terme κάχληξ (Galien, Strabon) :
le verbe, avec son redoublement intensif et expressif, renvoie à une onomatopée
imi­ta­tive du clapotis aquatique, qui explique sans doute à son tour l’étymologie du
terme κάχληξ 253. On pourrait dès lors se demander pourquoi Galatée utilise comme
arme de jet des pommes, inattendues dans le cadre marin, et non les galets qui sont
à ses pieds… C’est bien en tout cas sur l’onomatopée que joue ici Théocrite (cf. le
scholiaste : ὁ τρόπος ὀνοματοποιΐα) en en renforçant l’effet avec le neutre ἅσυχα :
la succession des trois gutturales, avec l’alternance aspirée / sourde (par opposition au
nom de Galatée qui comporte la sonore), produit une caco­pho­nie recherchée. Pour
Hunter 254, ce bruit est celui du rivage lui-même (qui résonne à cause de la course de
la chienne ? ou à cause des vagues ?) et non celui des vagues ; le participe vient en
effet qualifier le terme αἰγιαλοῖο si l’on adopte ce texte ; néanmoins c’est la forme
de nominatif neutre pluriel καχλάζοντα, se rapportant donc au terme κύματα du
vers précédent, qui est la mieux attestée dans les manuscrits ; mais cette lecture

251. Cf. Kossaifi 1998, p. 76-77, 290-295.


252. Beckby (éd.) 1975, p. 411-412.
253. Chantraine 1999, p. 507.
254. Hunter (éd.) 1999, p. 251.
102 cyclopodie

produit à la césure un hiatus dont la poésie buco­lique ne donne que peu d’exemples
(cf. Idylle VII, 8) ; l’hiatus pourrait lui aussi par­ticiper de l’harmonie imitative du
vers et mériterait à ce titre d’être conservé. Toutefois, le génitif semble ici plus sûr et
doit renforcer la cohésion du vers, mais rien n’empêche de considérer que le rivage
résonne sous l’effet du clapotis de l’eau : les éléments naturels ont leur musique
propre qui ne doit être troublée ni par les aventures galantes du Cyclope et de Galatée,
ni par la course de la chienne.

ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο θέοισαν. On se reportera aux remarques du vers précédent à


propos du pronom ; c’est apparemment la chienne qui court, et non Galatée, même
si une certaine ambiguïté doit être retenue. On notera ici que Galatée doit être située
davan­tage dans la mer (cf. v. 14) que sur le rivage, là où les vagues viennent mourir.
Galatée serait dès lors plutôt « près du rivage » que « sur le rivage », mais l’ex­pression
ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο ne peut être entendue que pour ce dernier sens 255. L’opposition
mor­pho­logique καλεῦσα / θέοισαν (v. 7/12) peut recou­vrir la répartition entre les
différents acteurs de la scène.
Si le terme αἰγιαλός est homérique, l’expression ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο ne se rencontre
pas chez Homère qui n’emploie pas le génitif, mais on peut néanmoins la rapprocher
de ἐν αἰγιαλῷ πολυηχέι (Il., IV, 422). Apollonios de Rhodes recourt presque systé­
ma­tiquement (sauf en IV, 948) au génitif αἰγιαλοῖο à la clausule de l’hexamètre
(cf. I, 178, 454, etc.).

13. Φράζεο μὴ τᾶς παιδὸς ἐπὶ κνάμαισιν ὀρούσῃ

φράζεο. Cet impératif moyen se retrouve en même position initiale dans le refrain
d’in­can­tation de l’Idylle II (v. 69, 75, 81, 87, 93, 99, etc.). La graphie éolienne du
verbe (φράσδεο) n’est pas retenue ici (ni dans l’Idylle II ; voir cependant I, 102 ;
XX, 7), pas plus que pour καχλάζοντος au vers précédent. Le verbe φράζομαι
est construit comme un verbe d’effort avec une complétive au subjonctif introduite
par μή.

τᾶς παιδὸς. L’ambiguïté est enfin levée entre les deux « personnages » féminins ;
il s’agit bien de Galatée, désignée par le terme παῖς employé au féminin comme pour
Hélène en XVIII, 13. Il faut noter que ce terme est souvent utilisé pour désigner la
per­sonne aimée, au masculin (cf. XIII, 6 ; XX, 39 ; XXIX, 1, etc.) ou au féminin (cf.
V, 105 ; X, 15, 25) : l’emploi est peut-être ironique de la part du locuteur qui s’adresse
à Polyphème.

ἐπὶ κνάμαισιν ὀρούσῃ. Théocrite détourne sans doute ici le datif pluriel homé­
rique κνήμῃσιν qui est employé uniquement dans un vers formulaire de la scène

255. Fritzsche (éd.) 1870, p. 186.


commentaire 103

typique d’armement (cf. περὶ δὲ κνήμῃσιν ἔθηκε, Il., III, 330 ; XI, 17 ; XVI, 131 ;
XIX, 369). En donnant une couleur dorienne à la forme homérique, Théocrite la
change de contexte et, au lieu d’envisager la protection des jambes du sol­dat par une
pièce de cuirasse adaptée, c’est la protection des jambes d’une jeune fille dont il faut
se soucier. Les emplois parallèles d’Homère cités ci-dessus laissent pen­ser que nous
avons ici une tmèse avec ἐπὶ … ὀρούσῃ. On rapprochera cette fin d’hexamètre de
la clausule épique ἐπ᾽ ἀλλήλοισιν ὄρουσαν (Il., XIV, 401 ; XVI, 430 ; Hésiode,
Bouclier, 412, 436) qui est reprise par Théocrite en XXII, 142 256.

14. ἐξ ἁλὸς ἐρχομένας, κατὰ δὲ χρόα καλὸν ἀμύξῃ.

Les sonorités de cet hexamètre sont très recherchées et équilibrées tant au niveau
du consonantisme que du vocalisme. Dans la suite du vers 12, le poète travaille tou­
jours les gutturales qui sont ici représentées par deux occurrences et réparties tout au
long du vers avec harmonie de sorte que les deux ksis encadrent l’hexamètre tandis
qu’al­ternent régulièrement l’aspirée et la sourde. Pour ce qui est du vocalisme, on
note que l’hexamètre est entièrement construit à l’aide des trois sonorités a / e / o,
jusqu’au der­nier verbe qui se détache de cette harmonie pour mieux exprimer le
déchi­rement qu’il évoque. L’équilibre se retrouve encore dans l’écho intéressant qui
se produit entre les deux trochées des deuxième (ἐρχο-) et quatrième (δὲ χρό-) pieds
où la méta­thèse des consonnes provoque une variation sonore qui ne perturbe pas
tout à fait l’écho interne.

ἐξ ἁλὸς ἐρχομένας. Ce premier hémistiche reprend par la plupart de ses sonorités


le premier hémistiche du vers 11 (voir ci-dessus p. 97). Mais en dépit de cette parenté
sonore, les changements sont grands : ce n’est plus la chienne qui regarde vers la mer,
mais Galatée qui pourrait en sortir. La description réaliste du regard mena­çant de la
chienne en direction des flots s’oppose à la valeur hypothétique de l’expression du
vers 14 qui ne correspond encore à aucune initiative réelle de la part de Galatée. Les
deux directions du regard et du mouvement se croisent et pour ainsi dire s’annulent,
dans une sorte de va-et-vient qui n’est pas sans évoquer le flux et le reflux des vagues
sur le rivage. Ce croisement permet de signaler le rapport complémentaire que ces
deux personnages, la chienne et Galatée, entretiennent à l’égard du Cyclope : les
deux hémi­stiches parallèles soulignent clairement que l’activité de la chienne, sorte
de second œil du Cyclope (voir ci-dessus le commentaire au vers 10 p. 95-96), est
con­centrée dans la vue tandis que le statut de Galatée est d’être une émanation de la
mer (cf. plus loin le commentaire aux vers 35-36 p. 157 sq.). La répétition (essen­
tiel­lement sonore) entre les deux vers suggère à nouveau la même ambiguïté dans
la perception des deux personnages fémi­nins et l’incertitude des motifs de l’attaque

256. Cf. Sens (éd.) 1997, ad loc., p. 172.


104 cyclopodie

de la chienne qui peuvent ressortir aussi bien de la peur que d’une certaine forme
d’attirance 257.

χρόα καλὸν. Ce syntagme se retrouve à l’identique et en homotaxie dans le dia­


logue érotique de l’Idylle XXVII, 31 258, qui présente le flétrissement du teint comme
une conséquence de la grossesse. On est loin de telles préoccupations dans l’Idylle VI
où le danger appa­raît de manière à la fois plus immédiate et plus extérieure. On notera
un autre emploi hétérotaxique, avec inversion de l’ordre des mots, dans l’Idylle II
(v. 110) quand Simaïtha évoque l’ef­fet dévastateur produit par la passion sur son
propre corps : Galatée n’est pas suscep­tible de subir pareil « coup de foudre » étant
don­née l’igno­rance où la tient ici Polyphème. Mais l’expression est déjà homérique
et se trouve employée notamment pour évoquer les blessures des dieux (cf. Il., V, 354
à propos de la blessure d’Iris ; XXI, 398, en homotaxie, à propos d’une blessure
d’Arès) : l’écart est encore plus grand par rapport à ces exemples homé­riques, car la
gra­vité poten­tielle de la blessure de Galatée ne peut éga­ler les plaies causées par des
lances guerrières.
Comme le signale Hunter 259, l’alpha de καλόν est long, par opposition à la scan­
sion brève de l’adjectif aux vers 11, 16, 33 et 36 : cette variation annonce déjà la
double scan­sion du vers 19 (voir ad loc. p. 118-119).

κατὰ … ἀμύξῃ. Comme au vers précédent, le second hémistiche est encadré par
une tmèse, qui a ici en outre une valeur figurative de l’action verbale ainsi désignée :
de même que la peau de Galatée risque d’être déchirée par les morsures de la chienne,
de même le verbe est scindé par l’interposition de son complément d’objet. Théocrite
n’em­ploie pas ailleurs ce composé verbal, mais il utilise le verbe simple au sens
propre (XXVII, 18) ou figuré (XIII, 71).

15. Ἃ δὲ καὶ αὐτόθε τοι διαθρύπτεται· ὡς ἀπ᾽ ἀκάνθας

L’hexamètre présente un rythme proprement bucolique avec le recours à la dié­


rèse avant le cinquième pied : cette prosodie, qui n’a pas été employée depuis
plusieurs vers par Théocrite (cf. v. 10), réapparaît ici curieusement au moment où le
texte prend un tour épique avec l’insertion d’une comparaison de type homérique. Il
semble donc que la scansion permette au poète de s’approprier la matière épique et
de l’accommoder à l’écriture idyllique. Cette scansion impose en outre, du point de
vue rythmique, un équilibre des masses sonores puisque l’on a un premier groupe de
sept syllabes délimité par la coupe penthémimère, puis deux groupes de cinq syllabes
cha­cun de part et d’autre de la pause bucolique. Cette organisation permet d’assurer

257. Cf. Brooke 1969, p. 63.


258. Cf. Fritzsche (éd.) 1870, p. 186 ; Beckby (éd.) 1975, p. 412.
259. Hunter (éd.) 1999, p. 251.
commentaire 105

une dis­tribution équilibrée des sonorités : le poète travaille ici plus particulièrement
sur les dentales dont il offre successivement deux inventaires équivalents, formés de
la sonore, de l’aspirée et de deux sourdes ; on a en effet la succession δ τ θ τ dans
le pre­mier hémistiche, reprise dans un ordre légèrement différent au centre du vers
dans le verbe διαθρύπτεται (δ θ τ τ) ; la clausule du vers ne comporte, quant à elle,
qu’un unique θ, objet du déplacement dans les deux séries précédentes.
On doit enfin souligner que ce vers est le seul de la chanson de Daphnis à comporter
une phrase complète, mais qui ne parvient pas à remplir la totalité de l’hexamètre.
Toutes les autres propositions du chant débordent en effet de l’unité hexamétrique et
jouent de multiples enjambements. La brièveté de la proposition donne à celle-ci une
place à part dans le chant, qui est peut-être l’indication d’une valeur spéciale dans
la construction globale du sens ; cette brièveté permet aussi de mettre en valeur le
recours à l’image homérique qui suit, et donc le caractère éminemment littéraire de
l’écriture.

ἃ δέ. L’article est employé en fonction de pronom déictique (cf. la glose du


scholiaste : ἰδού, ἔφη, καὶ αὐτὴ ἡ Γαλάτεια…), dont la vigueur à l’ouverture du
vers doit attirer l’attention de Polyphème 260, comme au vers 10 (ce qui renforce l’écho
ryth­mique signalé ci-dessus), mais l’antécédent a changé : la chienne est remplacée
par Galatée. La particule adversative signale que l’on passe à un autre personnage,
mais l’ano­nymat maintient l’ambiguïté d’une telle désignation : on retrouve donc
dans le discours mythologique une difficulté de sens com­parable à celle qui concerne
les pronoms masculins du récit-cadre. On est dès lors tenté de rapprocher ces deux
effets similaires et d’en faire une lecture parallèle : dans la mesure où l’incertitude
des pronoms masculins débouche clairement dans le récit-cadre sur une égalité des
concurrents, ne faut-il pas considérer que l’hostilité démons­tra­tive de la chienne à
l’égard de Galatée va se résoudre en une soumission ou bien en un accord entre ces
deux figures féminines qui ont un rôle complémentaire par rap­port à la figure du
Cyclope ?

καὶ αὐτόθε. Contrairement à ce qu’indiquent les scholies, l’expression a un sens


bien concret et renvoie à la situation dans laquelle se trouve Galatée au moment où
parle le locuteur anonyme : le sens est donc « même depuis l’endroit où elle est »,
c’est-à-dire « même depuis la mer » (Ameis 261 traduit par sua sponte, mais ce n’est
pas le sens) ; en effet, la sortie de la mer de Galatée n’a été évoquée au vers 14 que
comme une simple hypothèse et la situation n’a pas évolué ; Galatée est encore dans
son milieu marin naturel et n’a pas atteint le rivage. Le sens de l’adverbe de lieu est
iden­tique dans l’Idylle V, 60 et reprend une expression homérique (Il., XIX, 77) ; on
se reportera aussi à l’Idylle XXV, 170. Le sens et le contexte imposent clairement

260. Ibid., p. 252.


261. Ameis (éd.) 1851, p. 14.
106 cyclopodie

la leçon αὐτόθε donnée par le manuscrit P contre la leçon αὐτόθι des autres
manuscrits. Dans la struc­turation de la relation entre les deux personnages, le là-bas
de la mer s’op­pose à l’ici de la terre ferme du point du vue dominant du Cyclope 262.
On notera aussi 263 que cet adverbe, qui est une rela­tive rareté homérique (deux occur­
rences seule­ment dans l’Iliade, XIX, 77 et XX, 120, et deux dans l’Odyssée, XIII, 56
et XXI, 420), prépare déjà l’in­tro­duc­tion de deux raretés homé­riques dans la suite du
vers.

τοί. Comme aux vers 6 et 10, il faut comprendre qu’il s’agit du pronom personnel
de deuxième personne, indiquant le destinataire des minauderies.

διαθρύπτεται. Ce verbe est détaché au centre du vers par la coupe penthémimère


et la pause bucolique et cette emphase signale l’importance du mot dont le sens n’est
pour­tant pas aisé à déterminer. On peut reprendre l’analyse que mène Monteil 264
à propos d’une autre occurrence de ce même verbe en XV, 99 : « le sens pre­mier
est “se briser en morceaux” (Γ 363) ; mais on connaît aussi les sens “avoir l’es­­prit
en pièces”, d’où “être dérangé” ; par suite, “être transporté d’orgueil”, et enfin “se
don­ner de grands airs, faire des grâces” (ainsi VI, 15), sens acceptable ici ». Mais
quel est le sens de ces airs, de ces minauderies de Galatée ? Faut-il y voir de simples
taqui­neries visant à agacer le Cyclope ? C’est sans doute le cas, mais on doit dire
que, si telles sont bien les intentions de Galatée, il n’est pas cer­tain qu’elles soient
cor­rec­tement comprises par le Cyclope qui les prend peut-être davan­tage pour des
avances sexuelles. Gow 265 indique lui aussi que cette atti­tude relève sûrement plus
de la provocation que de la coquetterie, à l’inverse de ce que dénote le composé
(ἐνδιαθρύπτῃ) en III, 36. Le locuteur est censé, quant à lui, lire correctement cette
ges­tuelle muette et attire donc l’at­tention du Cyclope, comme il le faisait au vers 9,
à des fins préventives : sa mise en garde se pour­suit d’ail­leurs dans toute la fin de la
chanson.
Il n’est toutefois pas impossible que le verbe soit chargé d’une signification supplé­
men­taire, notamment si on le rapporte à la réponse de Damoitas. En effet, à par­tir du
sens premier de « mettre en pièces » (hapax homérique auquel Théocrite fait peut-être
indi­rectement allusion) se développe l’idée de « briser par une vie molle, bri­ser en
énervant, d’où énerver, efféminer ». Ce sens se trouve chez Xénophon (République
des Lacédémoniens, II, 1) ou encore chez Platon (Lysis, 210e) ; d’où, au passif,
les sens d’« être efféminé » chez Eschyle (Prométhée enchaîné, 891) et Plutarque
(Pompée, 18), ou de « mener une vie déréglée » chez Élien (VH, XIII, 8). En ce sens,
et par rapport à la lecture que l’on peut faire des vers 35 sq. (voir infra p. 157 sq.),

262. Cf. Voelke 1992, p. 10.


263. Cf. Sokolov 2005, p. 50-51.
264. Monteil (éd.) 1968, p. 161.
265. Gow (éd.) 1952, II, p. 122.
commentaire 107

le verbe pour­rait bien dire ou annoncer dans sa forme passive la transformation du


Cyclope en un personnage féminin dont il voit le reflet incertain dans l’eau.
C’est en tout cas dans la sphère du féminin, réel ou imaginaire, qu’il faut rechercher
la signification de ce verbe, sans doute éclairée par l’image qui suit.

ὡς ἀπ᾽ ἀκάνθας. La pause bucolique détache de manière très visible l’in­tro­


duc­tion de ce comparant à l’ouverture de la première comparaison développée
de notre poème, à propos d’un trait de féminité de Galatée : il n’y a dans l’idylle
qu’une seule autre com­pa­raison qui se trouve en réponse dans le chant de Damoitas
à propos d’un trait de masculinité du Cyclope (v. 36-37). La place de ce comparant
est heureusement choi­sie ici en contre-rejet : outre qu’il sert la mise en valeur du mot
– reprise d’un hapax homérique employé en homotaxie (voir ci-après ; voir aussi en I,
132 au nominatif pluriel ou XIII, 64 au datif pluriel) – et qu’il imprime une marque
buco­lique à la comparaison épique, le détachement en fin de vers est mimé­tique du
vol capricieux du chardon aux aigrettes desséchées.
Il y a lieu de se demander si le terme désigne le chardon ou le cardon (ou toute
autre composée), comme le suggère l’équivalence proposée par les scholies avec
κινάρα (χαῖται γὰρ οἱ πάπποι τῆς κινάρας) : cf. Dioscoride, 3, 8 (vol. II, p. 15,
l. 2 Wellmann), qui ne cite la plante qu’en passant 266. Le terme ἄκανθα en effet
peut dési­gner n’importe quelle plante épineuse, donc notamment les chardons, les
cirses, le chardon-béni, le chardon-marie, les onopordons, les centaurées épineuses,
etc. : beaucoup de composées ont des feuilles ou des involucres épineux. Dans
notre passage, il est fait allusion aux graines de cette ἄκανθα qui sont munies d’un
« pappus » de soies, comme disent les botanistes modernes ; la plupart de ces com­
posées épineuses en sont munies, le cardon et l’artichaut également. On peut penser
cepen­dant que derrière le terme ἄκανθα de Théocrite se cache une composée cul­
tivée qui serait plus naturellement présente à la mémoire du paysan chanteur, comme
le cardon, ou peut-être n’importe quel autre « chardon » au sens large. En français, le
mot « chardon » s’entend de plusieurs genres de composées épineuses (le plus souvent
Carduus et Cirsium), mais non du genre voisin Cynara, à qui l’on donne toujours un
nom distinct. En tout cas, l’allusion de Théocrite concerne les fruits de la plante, non
les feuilles. Il faut donc comprendre ou gloser le scholion de la facon suivante : « il
veut par­ler des bractées / feuilles épineuses (du réceptacle) du cardon, que l’on dit [...]
ou bien des soies (du fruit) du cardon » (λέγει [δὲ] τῆς κινάρας τὰ φύλλα, ἅ
φασιν <… ἢ> οἱ πάπποι τῆς κινάρας) ; mais, si la première demi-phrase explique
ἄκανθα, la deuxième porte en fait sur χαίτη.
L’emploi de cet hapax homérique, qui n’est pas étranger au registre phonétique de
Galatée (voir supra v. 6), est bien sûr l’indice d’une réécriture comme c’est souvent

266. Plus de renseignements sur les car­dons antiques (mangés en « artichauts ») sont fournis par
S. Amigues (éd.), Théophraste. Recherches sur les Plantes. III, Livres V et VI, Coll. des
universités de France. Série grecque 359, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 176, note 26.
108 cyclopodie

le cas chez les poètes alexandrins 267 : ainsi que l’ont remarqué divers critiques 268, la
com­paraison déve­loppée ici par Théocrite se souvient très probablement d’une image
de l’Odyssée (V, 328-330) :
ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ὀπωρινὸς Βορέης φορέῃσιν ἀκάνθας
ἂμ πεδίον, πυκιναὶ δὲ πρὸς ἀλλήλῃσιν ἔχονται,
ὣς τὴν ἂμ πέλαγος ἄνεμοι φέρον ἔνθα καὶ ἔνθα·
Comme lorsque le Borée à la fin de l’été emporte des chardons à travers la plaine
– et ceux-ci se trouvent abondamment mêlés les uns aux autres –, ainsi à travers la
mer les vents emportaient le radeau ici et là.

Le contexte marin de l’Idylle VI a pu favoriser cet emprunt : Polyphème, en effet, en


regar­dant sans cesse vers la mer où se situe Galatée, est ballotté par les agaceries de
celle-ci, tout comme Ulysse l’est sur son radeau ; mais les deux personnages mas­culins
sont néanmoins dans des situations psychologiques bien différentes. De la situa­tion
péril­leuse d’Ulysse, on passe à l’instabilité de la passion féminine qui tourmente
Polyphème. Toutefois, le lien qu’établit indirectement la comparaison entre Ulysse
et Polyphème est à verser au compte des nombreux rapprochements de ce type sur
les­quels joue Théocrite, notamment dans l’Idylle XI. Mais si les comparés sont assez
distincts, les données des deux comparants sont assez proches dans les deux images.
Théocrite reprend sans doute à Homère la saison au cours de laquelle se produisent
ces voltiges végétales puisque l’évocation du bel été brûlant dans la subor­donnée
tem­porelle du vers 16 est comme une glose de l’adjectif homérique ὀπωρινός. Un
élé­ment important de l’image homérique est pourtant absent chez Théocrite : il s’agit
du vent, le Borée, qui agite à la fois Ulysse et les chardons. Cette omission toute
volon­taire, puisque le vent est aussi nécessaire à la voltige des chardons, s’explique
par le fait que l’image décrit désormais un balancement intérieur, sans rapport avec
les conditions climatiques extérieures. Le décalage entre le comparant et le comparé
est donc, d’un point de vue physique, plus important dans l’hy­pertexte théocritéen. Il
con­vient en effet de souligner le caractère paradoxal de cette comparaison qui renvoie
à la sécheresse pour dire le caractère d’une nymphe marine attachée à l’élément
liquide 269 : ce para­doxe semble suggérer qu’en fait Galatée tend, dans le discours que
l’on tient sur elle, à être assimilée au monde ter­restre du Cyclope, qu’elle est comme
con­taminée par l’univers terrestre auquel elle s’op­pose, mais auquel elle aspire par
l’in­ter­médiaire de l’amour du Cyclope (voir aussi les remarques aux vers 27 et 28) 270.
Comme le suggère encore Betts 271, la comparaison sert exactement à illustrer de

267. Voir Cusset 1999a, p. 179.


268. Par ex. Dover (éd.) 1971, p. 143 ; Beckby (éd.) 1975, p. 412.
269. Cf. Segal 1978, p. 129 ; Voelke 1992, p. 10.
270. Sur cette image, voir Rosenmeyer 1969, p. 256-257 ; Gutzwiller 1991, p. 130-131.
271. Betts 1971, p. 253.
commentaire 109

manière con­crète le comportement à la fois provocateur et prévisible de Galatée, qui


sera exposé au vers 17.

16. ταὶ καπυραὶ χαῖται, τὸ καλὸν θέρος ἁνίκα φρύγει,

Cet hexamètre comporte l’essentiel du développement de la comparaison qui,


il n’y a là rien d’étonnant, ne prend pas la dimension d’une véritable comparaison
homérique. L’ordre des mots est organisé pour surprendre : la coupe penthémimère et
la pause bucolique (bien réelle, même si elle n’est pas marquée par une ponctuation)
isolent deux nominatifs successifs qui semblent juxtaposés, mais ne sont pas en
réa­lité sur le même plan puisque le second est le sujet antéposé de la temporelle.
L’organisation phonique du vers est aussi soignée : d’une part, le vers pro­lon­ge
pho­ni­que­ment le contre-rejet du vers 15 avec la triple et régulière répé­tition de la
syllabe κᾰ- toutes les six syllabes ; d’autre part, la répartition des con­sonnes aspirées
est régie par la coupe principale qui sépare gutturale d’un côté, dentale et labiale de
l’autre. Aux deux extrémités du vers, les groupes (κα)πῠρ- / (κα) φρῡ- se répondent
selon des oppositions voyelle brève / voyelle longue, sourde / aspirée avec le jeu de la
méta­thèse du ρ.

καπυραί. L’adjectif καπυρός est à prendre dans un sens propre au moins dans
un premier temps et désigne le caractère desséché de la plante, résultant de l’action
du soleil estival évoqué dans la subordonnée qui suit. Théocrite cependant semble
employer plus volontiers des sens détournés, soit en donnant, de manière excep­tion­
nelle, une valeur active (et non passive) à l’adjectif comme en II, 85, où καπυρός
qua­lifie l’amour comme maladie « desséchante », soit en recourant au sens figuré
de « mélodieux » (VII, 37). Cette tendance à éviter le sens propre de l’ad­jec­tif peut
être une invitation à rechercher ici un double sens possible : car, tout en qualifiant la
plante présente dans le comparant, l’adjectif en vient indirectement à qua­lifier aussi
la jeune fille du comparé ; or, l’adjectif καπυρός semble s’être spécialisé dans le sens
de « joyeux », voire « licencieux », comme en témoignent les dérivés καπυρίζω ou
καπυριστής que l’on trouve chez Strabon 272. Théocrite ne voudrait-il pas suggérer
par cet adjectif que Galatée se moque de Polyphème ou qu’elle lui fait bel et bien des
avances sexuelles ? Un tel glissement est en tout cas facilité par la présence du nom
χαῖται dans le groupe nominal.

ταὶ καπυραὶ χαῖται. Le terme χαίτη, qui désigne proprement la chevelure


(chez Théocrite en XX, 8 et 23), est employé par analogie pour le feuillage d’une
plante à plusieurs reprises chez les Alexandrins : cf. Nicandre, Alexipharmaca, 126,
260 ; Callimaque, Hymne à Délos, 81 relève d’un emploi assez différent 273. C’est la

272. Respectivement, Strabon, XVII, 1, 16 et XIV, 2, 26.


273. Malgré Gow (éd.) 1952, II, p. 122 ; contra, cf. Mineur (éd.) 1984, p. 117.
110 cyclopodie

seule occur­rence en ce sens chez Théocrite. Les scholiastes indiquent que le mot cor­
res­pond précisément au terme tech­nique πάππος, « aigrette duveteuse » du chardon
en particulier : χαίτη γὰρ τῆς ἀκάνθης ὁ πάππος. La notion de che­ve­lure se
retrouve assez sys­té­ma­ti­que­ment pour ces éléments végétaux (cf. par ex. ὑψικόμων
δονάκων dans AP, VI, 168).
Le groupe nominal est surtout remarquable pour ses sonorités avec le quadruple
emploi de la diphtongue [ai] et la structure symétrique dentale - gutturale / gutturale -
dentale qui finit par isoler au centre du groupe la séquence -πυρ- qui semble indiquer
que le « feu » (ὁ πῦρ) du soleil a été absorbé par le chardon (voir remarques ci-après
sous φρύγει). On mettra cette séquence « syllabique » en rapport avec la couleur de
poil de Daphnis au vers 3 de l’idylle (πυρρός) : n’y aurait-il pas une relation à établir
entre le duvet desséché de ce chardon et le poil roux de Daphnis ?

τὸ καλὸν θέρος. Ce groupe nominal est fortement mis en valeur par le système
des coupes dans la partie médiane du vers : on le retrouve dans la même position
métrique en XXI, 26. Cette insistance s’explique sans doute par le fait que la saison
en question, l’été, permet de faire le lien entre le récit-cadre (puisque le terme est déjà
employé au vers 4 : cf. remarques ad loc., p. 74) et les chants insérés.
Nous avons ici la troisième occurrence de l’adjectif καλός : la qualification peut
sem­bler pauvre et topique à première vue, dans la mesure où l’été est toujours une
belle saison. Toutefois, le topos est renouvelé de plusieurs manières : tout d’abord,
par comparaison avec le récit-cadre, il apparaît que l’été peut aussi être une saison de
ten­sion et de rivalité ; si l’été est qualifié de « beau », c’est justement par opposition
avec cette rivalité initiale que l’on semble devoir retrouver dans l’opposition entre
Polyphème et Galatée ; or, ici, nous avons en réalité une métaphore atemporelle, qui
échappe de ce fait à l’imperfection du monde réel. On peut donc dire que l’adjectif
καλός renvoie précisément et volontairement à l’image topique du bel été, mais
d’une manière distanciée, en désignant le topos comme tel au lieu de le reproduire
platement. En outre, la scansion brève de l’adjectif κᾰλός, semblable à celle de
l’occur­rence du vers 11 où l’adjectif qualifiait la mer (κᾰλά, voir ad loc.), s’oppose à
la scansion longue du vers 14 (κᾱλόν) où l’adjectif se rapporte à la peau de Galatée :
on voit que les différentes reprises de l’adjectif servent à créer un réseau signi­fiant
réparti entre d’une part le κᾰλός de la beauté naturelle (celle des flots, de l’été) et
d’autre part le κᾱλός de la beauté féminine (et peut-être artificielle ?) de Galatée :
cette opposition prépare bien sûr la formule finale du chant de Daphnis au vers 19
(voir infra ad loc. p. 118-119).

φρύγει. Il n’y a pas lieu de retenir la leçon φλέγει du manuscrit Q qui semble
bien devoir être une glose du verbe φρύγει par une forme plus ordinaire. Par son
aspi­rée initiale, ce verbe dissyllabique en position finale annonce la série verbale du
vers suivant (voir v. 17). On le retrouve en position homotaxique au futur en VII, 66,
dans un contexte où le feu est omniprésent du fait de l’anaphore très bucolique
commentaire 111

du datif πυρί 274 : le rapprochement de ces deux pas­sages renforce sans doute ici
le lien faus­sement étymologique entre καπυραὶ et φρύγει. Théocrite emploie ce
verbe éga­lement en XII, 9 (dans un lien explicite avec le soleil), et en [IX], 12 où le
géni­tif absolu τῶ δὲ θέρευς φρύγοντος semble être le simple décalque de la pré­
sente subor­donnée temporelle. La position terminale de ce verbe dans la première
partie de la com­paraison souligne que celle-ci met fortement en évidence le motif
de la cha­leur brû­lante qui est symbolique de l’action de la passion : il y a donc une
sorte de dépla­ce­ment du rapport analogique. Alors que l’image initiale semble en
effet devoir insister sur la versatilité et l’instabilité féminines, elle accorde de fait
une place non négli­geable au feu métaphorique de la passion (qui prend plus de relief
dans l’Idylle XI) : c’est sans doute que celui-ci est ici une explication à l’in­constance
des femmes.

17. καὶ φεύγει φιλέοντα καὶ οὐ φιλέοντα διώκει,

Ce vers bien équilibré reproduit à l’évidence une expression proverbiale dont la


tona­lité transparaît dans la lettre même de l’hexamètre, avec l’insistance de l’as­so­
nance initiale en phi, la symétrie de la construction soulignée par la répétition de la
con­jonction καί et du participe φιλέοντα, la présentation chiasmatique (indicatif -
participe - participe - indicatif ; comparer avec le vers XIV, 62 où le même participe
est pris dans un chiasme similaire : εἰδὼς τὸν φιλέοντα, τὸν οὐ φιλέοντ᾽ ἔτι
μᾶλλον), le caractère général de l’expression imprimé par l’usage du présent et par
l’ab­sence d’article. La tonalité proverbiale sera confirmée par l’expression du vers
suivant (voir v. 18). La structure du vers et ses oppositions représentent en fait le
point commun avec l’image des aigrettes du chardon voletant au hasard, sans but
précis.
Mais le vers ne se limite pas à reproduire un proverbe ; le tour proverbial est peut-
être même trouvé par Théocrite lui-même car, si l’on rencontre des idées similaires
chez d’autres auteurs, ces occurrences sont toutes postérieures à Théocrite. Seule
Sappho (fr. 1, 21 LP) pro­pose une formulation semblable (même si elle est réduite
aux verbes principaux), mais il ne s’agit nullement d’une formulation proverbiale
dans ce cas 275 :
καὶ γὰρ αἰ φεύγει, ταχέως διώξει·
Car si elle fuit, bientôt elle poursuivra.

Mais le verbe se retrouve deux vers plus loin dans le même fragment de Sappho pris
dans une opposition similaire (fr. 1, 23-24 LP) :
αἰ δὲ μὴ φίλει, ταχέως φιλήσει
κωὐκ ἐθέλοισα.

274. Voir Hatzikosta 1982, p. 112-113.


275. Voir Betts 1971, p. 253.
112 cyclopodie

Et si elle n’est pas amoureuse, bientôt elle sera amoureuse


même malgré elle.

Une telle formulation, que l’on retrouve par exemple jusque dans la fameuse Habanera
de Carmen de Bizet, est en effet simplement caractéristique des erre­ments initiaux
de l’amour qui se cherche ou qui louvoie. Callimaque, dans son Épigramme 31
(= AP, XII, 102), évoque lui aussi une semblable ambivalence de l’amoureux, tantôt
poursuivant, tantôt ignorant un être qui manifeste une attitude con­traire à la sienne
(v. 5-6) :
χοὐμὸς ἔρως τοιόσδε· τὰ μὲν φεύγοντα διώκειν
οἶδε, τὰ δ᾽ ἐν μέσσῳ κείμενα παρπέτεται.
Ainsi va mon amour : ce qui le fuit, il sait courir après ; ce qui est là à sa portée, il
passe à côté.

On retrouve surtout une citation de notre hexamètre dans une épigramme de


Macédonios (AP, V, 247), où la seconde personne s’est substituée à la troisième :
Παρμενὶς οὐκ ἔργῳ· τὸ μὲν οὔνομα καλὸν ἀκούσας
ὠισάμην, σὺ δέ μοι πικροτέρη θανάτου.
Καὶ φεύγεις φιλέοντα, καὶ οὐ φιλέοντα διώκεις,
ὄφρα πάλιν κεῖνον καὶ φιλέοντα φύγῃς.
Κεντρομανὲς δ᾽ ἄγκιστρον ἔφυ στόμα καί με δακόντα
εὐθὺς ἔχει ῥοδέου χείλεος ἐκκρεμέα.
Constance, tu ne l’es point en fait ; à entendre ce joli nom, je l’avais cru, mais tu
m’es plus cruelle que la mort. Tu fuis celui qui t’aime, et celui qui ne t’aime pas, tu
le poursuis, pour le fuir à son tour quand, lui aussi, il t’aime. Un hameçon dont la
piqûre rend fou, voilà ce que de ta bouche a fait la nature ; j’y ai mordu et aussitôt
me voilà suspendu à ta lèvre de rose (trad. P. Waltz).

Le sens de ce vers, en ce qu’il illustre l’image du chardon, est clair : il s’agit de


dénon­cer les inconstances de l’amour, qui n’obéit jamais à la raison. C’est bien ce
que nous comprenons et ce que comprenait déjà Macédonios qui, en ajoutant un
troi­sième temps sur le revirement amoureux, souligne davantage encore le parcours
aléa­toire de l’amour. Toutefois, en ce qui concerne la situation présente du Cyclope,
plu­sieurs remarques s’imposent. Tout d’abord, il faut bien reconnaître, avec Gow 276,
que la double déclaration de Daphnis sur l’amour ne correspond pas entièrement
en fait à la situation actuelle de Polyphème, sauf à vouloir mettre notre idylle en
paral­lèle avec l’Idylle XI dans laquelle la situation est inversée : le comportement de
Polyphème indifférent et de Galatée amoureuse dans l’Idylle VI ne correspond qu’au
second hémistiche. Ensuite 277, il n’est pas du tout certain que la for­mule rhétorique
de Daphnis soit correctement entendue par le Cyclope : celui-ci en effet, étant donné
le caractère inadéquat du premier hémistiche à sa situation, risque de ne retenir de la

276. Gow (éd.) 1952, II, p. 122.


277. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 252.
commentaire 113

pro­position que ce qui le concerne directement, à savoir le second hémistiche. Alors


qu’il joue les indifférents, Galatée le poursuit de ses assiduités, ce qui signifie qu’elle
est fortement amoureuse de lui. Mais sans doute Polyphème ne verra-t-il pas que
Galatée se joue de lui si l’on considère l’ambivalence du vers 17 comme l’ex­pan­sion
du verbe διαθρύπτεται (v. 15).

καί. La conjonction est répétée trois fois dans ce vers et le suivant, toujours à des
places emphatiques ; il y a anaphore dans ces deux vers successifs, ce qui prolonge
par­tiel­le­ment les sonorités du premier hémistiche du vers 16. L’insistance de la coor­
di­na­tion est ici le signe même de l’inconstance de l’amour et de son caractère impré­
vi­sible qui peut prendre à la fois une attitude et son contraire.

φεύγει φιλέοντα. L’anaphore de l’aspirée initiale de ces deux formes verbales


s’in­s­crit à la suite de la clausule du vers précédent (φρύγει) dont le premier verbe
ne se distingue que par une lettre ; il se produit cependant un glissement de la place
de cette aspirée dans le mètre au temps faible, glissement qui est maintenu pour tout
le vers. Aucun sujet n’est explicitement exprimé pour ce verbe personnel (ni pour
le suivant d’ailleurs) ; après l’intervalle comparatif, il faut comprendre que c’est
toujours le même sujet depuis le début du vers 15, c’est-à-dire Galatée, en dépit
des hési­ta­tions d’un scholiaste. Il est construit avec l’accusatif comme en V, 2 ou
en XI, 75. L’absence d’ar­ticle avec le participe (de même pour le suivant) oblige ici à
sous-entendre σε comme complément d’objet direct auquel le participe est apposé :
il résulte malgré tout de cette absence une certaine ambiguïté, car l’expression tend
à prendre un tour géné­ral ou à le feindre – ce qui peut expliquer aussi la méprise de
Polyphème qui ne com­prend pas forcément d’emblée qu’il s’agit de lui. Il ne faut
surtout pas ici tra­duire comme le fait Legrand 278 le présent φεύγει par un imparfait :
rien n’in­dique expli­ci­te­ment que Daphnis fasse référence à une autre aven­ture effec­
tive du Cyclope avec Galatée, ni a fortiori que cette aventure soit celle qui se trouve
dans l’Idylle XI dont aucun élément ne prouve qu’elle soit antérieure à notre Idylle VI.
L’influence de cette expres­sion se retrouve sans doute au vers 60 du Chant funèbre en
l’hon­neur de Bion de Moschos, ou encore chez Virgile (Bucoliques, III, 65) ou Ovide
(Amours, II, 19, 36).

οὐ φιλέοντα. Ce participe, à l’instar du précédent, n’a pas une valeur générale,


comme l’indique bien ici la négation οὐ. La répétition d’un même terme dans le vers
avec adjonction de la négation annonce la formule finale du chant de Daphnis (v. 19).
Ce verbe sera repris au vers 42 dans un sens plus concret : mais il convient de noter
qu’avec le verbe συρίζω il est le seul à être présent dans les deux niveaux dis­cursifs
du poème. Ce lien redoublé de la musique et de l’amour (sous forme d’abstraction ou

278. Legrand 1925-1927, I, p. 59.


114 cyclopodie

dans la réalisation concrète d’un baiser) manifeste le rapport inter­pré­tatif qui s’établit
entre le cadre bucolique et le dialogue mythologique.

διώκει. Ce verbe occupe en général la place finale de l’hexamètre chez Théocrite :


voir VII, 53 ; XXVII, 35 ; X, 30, et surtout XI, 75 (τί τὸν φεύγοντα διώκεις) ; de
même chez Callimaque (Ép. 31, 5) ou Nonnos (Dion., XVI, 297) pour ne citer que
des passages proches du nôtre.

18. καὶ τὸν ἀπὸ γραμμᾶς κινεῖ λίθον· ἦ γὰρ ἔρωτι

τὸν ἀπὸ γραμμᾶς κινεῖ λίθον. L’expression de Théocrite est proverbiale (cf.
Plutarque ci-dessous) et fait référence au jeu de la πεσσεία, proche de nos échecs,
dans lequel les pions (λίθος) étaient dis­posés sur cinq lignes (γραμμαί) ; la ligne
cen­trale était appelée « ligne sacrée » (ἱερὰ γραμμή ou simplement ἱερά), et il faut
com­prendre que Théocrite la désigne ici de manière apparemment inhabituelle par le
seul terme γραμμή ; le pion représentant le roi (βασιλεύς), qui était situé sur cette
ligne sacrée, n’était déplacé par le joueur qu’en der­nière extrémité. On trouvera dans
le commentaire de Gow 279 tous les textes paral­lèles qui permettent d’éclairer notre
passage : Pollux, 9, 97 qui donne les frag­ments de Sophocle (fr. 429 Radt), Sophron
(fr. 127 K.), Alcée (fr. 82 Bergk = 351 Voigt), ainsi que les allusions chez Platon
(Lois, 739a) et Plutarque (Mor. 783b, 975a, 1116e). Beckby 280 signale aussi Nicarque,
AP V, 40, 5 ; on y ajoutera encore épicharme, fr. 225 Kaibel. L’expression désigne
donc méta­pho­ri­quement une ten­ta­tive désespérée ou marque l’an­nonce prochaine
de la défaite : dans notre contexte, le locu­teur veut faire entendre au Cyclope que
Galatée va tout faire pour essayer de le séduire ; dans ce cas, la ligne pour­rait aussi
repré­senter la séparation entre la mer et la terre ferme, à savoir la ligne que constitue
le rivage et la pierre, dès lors, pour­rait figu­rer l’écueil marin que représente Galatée ;
bou­ger la pierre depuis la ligne du rivage pour­rait alors signifier que Galatée pourrait
aller jusqu’à quit­ter son milieu marin pour rejoindre le Cyclope (voir ci-après les
remarques sur le terme λίθος). Hunter signale fort judicieusement 281 que c’est
Palamède, l’ennemi d’Ulysse, qui passe pour avoir inventé le jeu de πεσσεία : dans
ces conditions, l’ex­pression pour­rait être particulièrement bien choisie soit que l’on
con­sidère que Polyphème, par certains aspects, se rapproche d’Ulysse, soit que l’on
sous­crive à l’hy­po­thèse de Hunter 282 selon laquelle le locuteur anonyme du chant de
Daphnis ne serait autre qu’Ulysse lui-même.
Il faut enfin noter la valeur descriptive de l’expression ici : en effet, au moment où
le locuteur évoque le fait de « déplacer la pierre », le vers mime ce déplacement par

279. Gow (éd.) 1952, II, p. 122-123.


280. Beckby (éd.) 1975, ad loc.
281. Hunter (éd.) 1999, p. 252.
282. Ibid., p. 246.
commentaire 115

la disjonction qui affecte le terme λίθον séparé de son article et rejeté au-delà d’une
coupe hephthémimère secondaire.

λίθον. Parmi les cinq occurrences que le Corpus Theocriteum contient du terme
λίθος, deux figurent dans notre idylle ; le terme en effet sera repris au vers 38 où il est
associé, dans une comparaison, à la blancheur des dents du Cyclope (cf. infra p. 168).
Or la blancheur est aussi une caractéristique de Galatée dont le nom évoque le lait ; il
ne serait pas étonnant de découvrir un réseau de significations qui, partant du jeton de
la dernière chance déplacé par Galatée, nous conduirait jusqu’au Cyclope lui-même.
La comparaison ultérieure de ce dernier avec la pierre de Paros est peut-être suggérée
dans le cadre de la responsio bucolique par l’expression populaire employée ici par
le locuteur anonyme.

ἦ γὰρ ἔρωτι. Le groupe est en contre-rejet, souligné par la pause bucolique.


C’est la première fois que la notion d’eros apparaît dans cette idylle (au vers 7 seule
la ver­sion négative de cet eros est alléguée) ; elle fait directement écho à la répétition
du verbe φιλῶ au vers précédent tout en apportant une gradation d’importance : on
passe de la simple relation vécue sur le mode de la philia à un sen­timent fort d’amour
et de désir. Cette notion d’eros reparaîtra dans le chant de Damoitas, avec l’emploi du
verbe en même position de contre-rejet après la pause buco­lique au vers 29 (cf. infra
p. 146). On notera que son apparition est bien tardive dans cette idylle qui lui est
pour­tant consacrée : dans l’Idylle XI au contraire (ou dans l’Idylle XIII), l’eros est
intro­duit dès l’ou­verture du poème et posé comme thème prin­cipal de celui-ci. Qu’en
est-il donc ici ? L’amour n’est-il qu’un thème secondaire ou n’est-ce pas plutôt son
impor­tance que le poète cherche à retarder et à masquer, suscitant ainsi chez son
lec­teur des titil­la­tions identiques à celles que Galatée pro­voque chez le Cyclope ?
L’adoption de ce point de vue de l’amour pour juger de la beauté rappelle une
remarque d’Euripide dans Andromède (fr. 136 Kn. = 21 JvL) :
σὺ δ᾽ ὦ τύραννε θεῶν τε κἀνθρώπων Ἔρως,
ἢ μὴ δίδασκε τὰ καλὰ φαίνεσθαι καλά,
ἢ τοῖς ἐρῶσιν ὧν σὺ δημιουργὸς εἶ
μοχθοῦσι μόχθους εὐτυχῶς συνεκπόνει…
quant à toi, éros, tyran des dieux et des hommes, ne va pas enseigner à reconnaître
que les beaux objets sont beaux, ou bien aux amants qui souffrent des souffrances
dont tu es toi l’artisan accorde ton aide heureuse…

ἦ γάρ. Ce couple de particules est fréquent chez Théocrite, qui le reprend même
dans cette idylle en tête du vers 35 (cf. aussi I, 16, 130 ; II, 155 ; VII, 31, 96 ; XXII,
207 ; XXV, 205). Il se trouve déjà chez Homère avec un sens affirmatif (cf. Il., I,
78, etc. ; Od., XVI, 199, etc. ; Sophocle, Ajax, 1330, etc.) 283. Lorsqu’il n’est pas placé

283. Voir Denniston 1954, p. 284.


116 cyclopodie

en tête de vers ou de phrase, ce groupe suit d’ordinaire une pause impor­tante comme
le sou­ligne ici la pause buco­lique. D’autres exemples sont cités par Hatzikosta 284.

ἔρωτι. Ce datif pourrait être compris comme un complément de cause, proche


du complément d’agent, rattaché au verbe au sens de « grâce à l’amour, du fait de
l’amour » : c’est en effet l’amour qui transforme et altère les perceptions que nous
avons de la réalité. En ce sens, le locuteur s’efforce de rassurer Polyphème en lui
laissant comprendre que, si Galatée l’aime, elle ne s’arrêtera pas à son aspect exté­
rieur qui ne répond pas aux canons de la beauté, mais saura lui trouver un autre genre
de beauté (cf. scholies ad loc.). Toutefois l’emploi propre du datif d’attribution (« pour
l’amour ») semble ici plus intéressant : le terme abstrait et généralisant est pris par
méto­nymie à la place de « celui qui aime » (τῷ ἐρῶντι). Gow 285 et Hunter 286 donnent
cha­cun différents exemples parallèles pour ce type d’emploi. Le recours à cet abstrait
permet, tout en l’incluant dans le groupe ainsi désigné, de ne pas impliquer direc­te­
ment Galatée comme « celle qui aime » : le complément d’attribution reste donc dans
une grande indécision, qui autorisera justement Damoitas dans sa réponse à laisser
entendre que « celui qui aime » est peut-être le Cyclope lui-même. La tra­duction qui a
été adoptée a semblé être la plus économe.

19. πολλάκις, ὦ Πολύφαμε, τὰ μὴ καλὰ καλὰ πέφανται.

Ce vers totalement dactylique à la clôture du chant de Daphnis se caractérise par


un rythme fortement haché et par des reprises ou échos sonores importants. Les deux
hémi­stiches sont ordinairement séparés par une coupe penthémimère trochaïque qui
sou­ligne le vocatif ; chacun des hémistiches comporte une coupe secondaire, l’une se
trouve après le premier pied, l’autre est la pause bucolique. On obtient ainsi la par­
ti­tion de syllabes suivante : 3 – 5 – 4 – 5 ; chaque deuxième partie d’hémistiche se
trouve donc équivalente de la séquence parallèle de l’autre côté de la coupe centrale.
Le premier hémistiche est caractérisé par la répétition de la séquence πολ- selon une
oppo­sition de quantité longue / brève, tandis que le second hémistiche comporte la
reprise de la séquence καλ- selon l’opposition inverse de quantité brève / longue.
Certaines répétitions de séquences sonores permettent également d’assurer la
cohésion de l’ensemble du vers par-delà la coupe médiane : il s’agit de la séquence
λα (πολλάκις … καλὰ καλὰ) toujours brève ; de l’opposition quantitative με / μη ;
de la reprise du groupe φα + nasale en fin d’hémistiche (Πολύφαμε / πέφανται).
Tout ce travail rhétorique sur les sonorités confère au vers une harmonie qui ne peut
que rendre la sentence conclusive plus incisive et en renforcer la portée.

284. Hatzikosta 1982, p. 74.


285. Gow (éd.) 1952, II, p. 123.
286. Hunter (éd.) 1999, p. 252.
commentaire 117

πολλάκις. Cet adverbe temporel, qui introduit dans la formule finale l’idée d’une
répé­tition fréquente du comportement décrit, semble devoir s’opposer à l’adverbe
πρᾶν du vers 35, qui suit lui aussi le couple de particules ἦ γάρ : dans cette dernière
occurrence, l’expérience du Cyclope n’est pas répétitive ; elle est tout à fait singulière.
Ce passage du comportement commun à l’événement unique révèle en partie la clé
de la réponse de Damoitas à Daphnis. L’attitude du Cyclope dans le chant de Daphnis
est assez surprenante (notamment parce qu’elle s’oppose radicalement à celle que
nous lui connaissons dans l’Idylle XI) : lui qui n’est pas beau et qui ne doit avoir
en principe aucun succès auprès des jeunes filles se trouve être l’objet des avances
et taquineries amoureuses répétées de Galatée ; pourtant, il joue les indifférents et
n’y répond pas. Le locuteur se fait donc un devoir de lui rappeler que l’amour est un
sen­timent versatile et qu’il devrait saisir cette occasion qui ne se représentera peut-
être pas : car c’est une loi assez généralement observée selon laquelle l’amour et la
beauté ont partie liée et ont une influence réciproque. Donc si, grâce à l’amour, ce
qui n’est pas beau peut souvent paraître beau, le Cyclope doit y trouver l’occasion de
cette métamorphose, toute subjective et temporaire qu’elle soit. C’est en fait contre
ce caractère éphémère que Damoitas va faire s’exprimer le Cyclope qui, à partir
d’un évé­nement singulier, va émettre un jugement définitif sur sa personne dont il va
commen­cer à construire le mythe (voir infra).

ὦ Πολύφαμε. La répétition de ce vocatif, déjà présent à l’ouverture du chant


de Daphnis (v. 6 : cf. remarques supra ad loc. p. 79-80), indique au lecteur que le
poème inséré touche à sa fin : on retrouve les mêmes effets en II, 19-59 ; III, 6-22 287 ;
VII, 83‑89 ; X, 26-36. Si la première occurrence du voca­tif avait quelque chose de
solennel ou d’emphatique dans l’avertissement ponc­tuel initial, cette seconde occur­
rence employée avec la particule ὦ revient à la for­mu­la­tion ordinaire comme si, dans
l’in­ter­valle du chant, le personnage du Cyclope nous était devenu (plus) familier,
alors même que l’avis qui est donné ici n’est plus aussi pres­sant qu’à l’ouverture du
chant. C’est que Polyphème, en cette fin de chant, commence à devenir une figure
pro­pre­ment mythique : phonétiquement, le nom de Polyphème est associé à l’adverbe
πολλάκις et au parfait πέφανται ; c’est dire que le Cyclope représente l’état présent
et achevé d’une histoire passée qui a été beau­coup répétée. Le Cyclope commence
donc à incarner celui que son nom désigne comme l’ob­jet d’abondantes narrations
(Πολύ-φαμος).
On notera enfin que la présence de ce vocatif semble intégrer le mannequin pho­
né­tique de l’anagrammatisation dans le vers. L’adverbe temporel initial lance
l’anagram­ma brouillé, qui joue principalement sur les oppositions de quantité avant
de se résoudre dans la forme verbale finale : Polyphème serait le résultat mythique
de la non-beauté transformée en son contraire par les multiples (πολλάκις) versions
litté­raires de ce personnage depuis son traitement chez Homère. C’est d’abord par la

287. Cf. Gow (éd.) 1952, II, p. 69, note au vers 24.
118 cyclopodie

littérature que le monstre sanguinaire a été transformé en quelque chose de beau, car
il n’est pas de monstre odieux qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.

τὰ μὴ καλὰ. La négation μή indique bien ici le tour général de l’expression qui


dépasse largement le seul cas de Polyphème. C’est presque un mot d’ordre poétique :
la poésie bucolique étant surtout une poésie qui chante l’amour, elle peut, grâce à
cette thé­matique, mettre en scène même des êtres monstrueux comme le Cyclope
puisqu’ils sont métamorphosés par l’amour et par la poésie. Il convient de noter que
la forme de neutre pluriel a été employée en même position métrique dans cette idylle
au vers 11, et déjà associée avec le verbe φαίνω employé à l’actif : les beaux flots
marins reflétaient la chienne, double de Polyphème, cou­rant sur le rivage ; ici, nous
pas­sons de la rive marine à la page poétique et c’est au tour de Polyphème lui-même,
repré­sen­tant de toute monstruosité, de subir, grâce à l’amour, un reflet qui le trans­
forme en un bel objet poétique. La même expres­sion est employée en homotaxie
en VII, 127 288, dans un contexte amoureux qu’il convient peut-être de rapprocher de
celui du Cyclope qui s’enferme en lui-même et impose à Galatée une forme nouvelle
de paraclausithuron (voir aussi infra, note au vers 39, p. 168 sq.).

τὰ μὴ καλὰ καλὰ. L’adjectif καλός, qui a déjà été employé trois fois dans le
chant de Daphnis, connaît deux nouvelles occurrences dans le dernier hémistiche de
ce même chant. Il ne sera repris que trois fois dans la suite de l’idylle, avec deux
occur­rences au seul vers 36 dans le chant de Damoitas (voir ci-dessous ad loc. p. 161-
162). Cette double occurrence finale se caractérise, comme l’ont bien remarqué les
commen­tateurs, par la différence de quantité de la syllabe initiale de l’adjectif : la
première occur­rence comporte une brève, la seconde une longue pour le temps mar­qué
du dac­tyle cinquième. De telles différences de quantité pour un même mot employé
dans le même vers ne sont pas rares dans la poésie grecque, notamment en ce qui con­
cerne cet adjectif καλός dont la scansion posait quelques problèmes puisque l’alpha
long régu­lier de la poésie épique archaïque était concurrencé par certains emplois
plus excep­tion­nels avec un alpha bref (Hymne homérique à Aphrodite, 29 ; Hésiode,
Théogonie, 585 ; Travaux, 63). C’est sans doute cette ambi­va­lence qui a pu con­duire
les poètes alexandrins à combiner les deux scansions au sein d’un même vers : cf.
Callimaque, Hymne à Zeus, 55 289 ; Ép. 29, 3 ; Hérondas, VII, 115 ; Rhianos, fr. 68
Powel ; Léonidas de Tarente, AP VII, 726, 10, etc. De telles combi­nai­sons ne sont pas
rares non plus dans le corpus de Théocrite puisqu’on trouve la double scansion pour
ἴσον … ἶσον en VIII, 19 et pour Κύπρις en XVIII, 51 ; toutefois, Théocrite pré­fère
le plus sou­vent le maintien de la même quantité comme le prouvent ici les exemples
des vers 8 (τάλαν τάλαν) et 36 (καλὰ … καλὰ). Si, au vers 36 de notre idylle, le
poète prend bien soin de garder la même scansion brève pour cet adjectif καλός

288. Voir Hatzikosta 1982, p. 186.


289. Voir MacLennan (éd.) 1977, p. 90-91.
commentaire 119

(pour quali­fier la barbe et la pupille unique du Cyclope), on peut toutefois con­stater


que les occur­rences précédentes n’offraient pas cette stabilité : la scansion longue ne
se trou­vait qu’au vers 14 (à propos de la peau de Galatée), alors que les vers 11 et 16
donnaient une brève pour des occurrences rela­tives à l’environnement spatio-temporel
(les flots et l’été). L’insistance que mani­feste la répétition de l’adjectif dans le chant
de Daphnis, et tout particulièrement dans son dernier vers, laisse bien entendre
que la variation sur la quantité n’est pas ici anodine : elle est au contraire lourde
de signification. Elle indique en effet clairement que l’opposition entre apparence et
essence ne peut être surmontée : le Cyclope est par essence « ce qui n’est pas beau » ;
certes, il peut dans cer­taines conditions (par exemple sous l’effet de l’amour) paraître
« beau », mais cela reste une simple apparence ; la variation de quantité souligne que
l’on n’entend pas la beauté de la même façon dans les deux cas ; ce qui n’est pas beau
peut paraître beau, mais ce jeu de l’apparence, cette transformation tout extérieure, ne
peut avoir d’effet sur son essence même.
Cette résistance de l’essence contre l’apparence qui se fait jour dans la différence
des quantités ne doit pas être cependant source de désespérance. En effet, dans ce
chan­ge­ment d’apparence, le Cyclope se rapproche de manière inattendue de la beauté
de Galatée : de fait, c’est bien la forme κᾱλόν qui qualifie la beauté du corps de
Galatée au vers 14. Sans le vouloir, ou peut-être sans le savoir, le Cyclope entre ainsi
grâce à l’amour dans la sphère de la beauté de Galatée : c’est là tout l’effet de la
magie de l’art. Et c’est sur ce rapprochement que joue toute la réponse de Damoitas
(voir infra remarques sur les vers 35 sq. p. 157 sq.).

πέφανται. Si l’on a normalement avec un sujet au pluriel neutre (τὰ μὴ καλά),


qui représente un ancien collectif, un verbe accordé au singulier, cette règle souffre
des excep­tions dès la poésie homérique. Comme le remarque Chantraine 290, « les
formes de troisième personne du pluriel fournissaient des fins de vers com­modes et
l’on y trouve souvent un verbe au pluriel avec un sujet au pluriel neutre. Il existe, en
particulier, de nombreux exemples de πέλονται ». On peut citer pour Homère : Il.,
II, 135 (avec une forme de parfait également) ; VIII, 130 ; Od., VIII, 160, etc. Il est
vrai­sem­blable que Théocrite cède ici à ce type de facilité métrique ; il n’y a pas de
véri­table rai­son sémantique qui puisse justifier cet écart syntaxique pour l’ac­cord de
ce neutre plu­riel qui a bien sa valeur primitive de collectif.
Ce verbe fait écho dans le chant à l’emploi de φαίνει au vers 11 : on peut déduire
de cette reprise que l’amour a quelque chose de commun avec la mer 291 : comme
elle, il peut être trompeur et source d’illusion. Cette métaphore de la mer d’amour
largement exploitée par les épigrammatistes hellénistiques comme Méléagre est pro­
ba­blement popularisée très tôt à l’époque hellénistique par les arts figurés (cf. par ex.
sur les sceaux déliens). Mais contrairement à la mer qui ne fait que sus­citer des

290. Chantraine 1953, p. 18.


291. Cf. Brooke 1969, p. 64.
120 cyclopodie

rappro­chements entre les êtres, l’amour est capable de maintenir et de ren­forcer ces
liens.

20. Τῷ δ᾽ ἔπι Δαμοίτας ἀνεβάλλετο καὶ τάδ᾽ ἄειδεν.

Dans ce vers, le narrateur initial reprend la parole pour ménager une transition
entre les deux chants insérés et introduire la nouvelle voix de Damoitas. On trouve le
même type de transition par exemple en IX, 14 (οὕτω Δάφνις ἄεισεν ἐμίν, οὕτω
δὲ Μενάλκας). L’intervention du narrateur est favorisée si l’on considère qu’un
léger interlude musical vient interrompre le flux de parole des deux concurrents (voir
la construction et le sens de ἀνεβάλλετο ci-après : la voix du narrateur peut se loger
dans ce silence de la fiction narrative). Le récit-cadre reste cependant discret en ne se
pro­longeant pas au-delà d’un vers.

Τῷ δ᾽ ἔπι. La préposition, qui exprime ici la succession dans le temps comme


l’in­dique la glose du scholiaste (μετὰ τὸν Δάφνιν, « après Daphnis »), est employée
en anastrophe. Une telle postposition n’est pas très fréquente chez Théocrite, mais
elle n’est pas sans exemple : on peut au moins citer II, 48 (τῷ δ᾽ ἔπι) situé après
la pause bucolique, XXIV, 51 (μύλαις ἔπι) et une occurrence avec l’accusatif à
l’ouver­ture du vers VII, 25 (/ λανὸν ἔπι). Le parallèle de II, 48 nous invite, à la suite
de Legrand 292, à marquer l’anastrophe par le recul de l’accent. Aucun autre éditeur
ne suit ici cette convention orthographique, même si tous construisent bien la pré­po­
sition avec le datif qui précède.

Δαμοίτας. C’est la deuxième occurrence de ce nom propre dans cette idylle (voir
supra les remarques au vers 1 p. 62-64). On note que la place du nom dans le vers
pro­gresse du premier au deuxième pied. Ce nom est le seul à correspondre dans le
vers à un spondée : il prend ainsi de l’importance. La mention de Damoitas renvoie à
celle de Daphnis au vers 5, qui introduisait le chant précédent.

ἀνεβάλλετο. Le verbe ἀναβάλλω s’emploie au moyen au sens de « se lancer


dans, s’engager dans », particulièrement en parlant de chants ou de prestations
musicales ; il est souvent construit avec l’infinitif (notamment chez Homère qui
fournit des parallèles intéressants pour notre vers, voir ci-après : cf. Od., I, 155
[chant de Phémios] : ἦ τοι ὁ φορμίζων ἀνεβάλλετο καλὸν ἀείδειν ; VIII, 266
[ouverture du chant de Démodocos sur les amours d’Arès et Aphrodite] : αὐτὰρ ὁ
φορμίζων ἀνεβάλλετο καλὸν ἀείδειν ; XVII, 262 : ἀνὰ γάρ σφισι βάλλετ᾽
ἀείδειν), mais la cons­truction absolue n’est pas sans exemple (cf. Aristophane, Paix,
1269 : πρότερον ἀναβαλοῦ ᾽νθαδί). C’est cette dernière qu’il faut retrouver dans
notre pas­sage avec le sens de « préluder » (sur la syrinx – le pâtre ne peut à la fois

292. Legrand 1925-1927, I.


commentaire 121

chanter et jouer de la musique), même si, dans l’Idylle VIII (autre idylle mettant en
scène des chan­teurs buco­liques au nombre desquels figure à nouveau Daphnis), c’est
bien la cons­truction avec l’in­fi­ni­tif qui est retenue (VIII, 71) :
Δεύτερος αὖ Δάφνις λιγυρῶς ἀνεβάλλετ᾽ ἀείδειν·
À son tour, en deuxième position, Daphnis se lança dans un chant harmonieux.

L’expression se rapproche alors davantage d’Homère tout en s’en démarquant par


le dépla­cement des termes et par l’emploi de l’adverbe λιγυρῶς non homérique au
lieu du simple καλόν. Dans notre vers de l’Idylle VI, les verbes sont en homotaxie
par rapport au vers formulaire homérique, mais c’est la syntaxe qui est, cette fois,
modifiée pour ne pas suivre servilement le modèle archaïque (sur la variante donnée
par PQW, voir la remarque suivante).

καὶ τάδ᾽ ἄειδεν. Il convient de ne pas reproduire la variante καλὸν ἀείδε(ι)ν


donnée par PQW et certaines scholies pour cette clausule, détachée par une légère
pause bucolique ; il y a deux types de raisons à cela. Le premier est d’ordre paléo­
gra­phique et intertextuel : le vers formulaire homérique (voir note précédente) a
pu en effet être à l’esprit de tel ou tel copiste qui, après la répétition de l’adjectif
καλός au vers précédent, a dû laisser influencer sa lecture par son souvenir érudit ; la
forme ΑΕΙΔΕΝ peut en outre, moyennant un simple déplacement d’accent, être soit
un infinitif (ἀείδεν), soit un imparfait (ἄειδεν), et cette confusion a pu faciliter la
mélec­ture du copiste peu scrupuleux, plus enclin à retrouver un texte connu qu’à lire
cor­rectement celui qui lui était proposé. Il est aussi possible qu’une glose extérieure
don­nant le texte homérique à titre de rapprochement se soit finalement substituée
au texte lui-même afin de lui accorder de plus belles marques de noblesse littéraire.
Un autre type de raison tient à la logique interne du texte de Théocrite : Damoitas
et Daphnis sont en train de rivaliser d’adresse et d’inventivité dans un concours
poétique ; il serait bien mal venu que le narrateur portât ici un jugement de valeur
a priori sur le chant de Damoitas non encore proféré, alors qu’il avait été d’une très
grande neutralité pour introduire le chant précédent de Daphnis (voir les remarques
sur les vers 4-5 ; la présente expression renvoie de manière interne à la clausule du
vers 4, cf. supra p. 75). L’adjectif καλόν ne se trouve donc pas à sa place, même s’il
est bien dans la tonalité du chant de Daphnis ; il faut croire que le poète se satisfait de
l’écho homotaxique des deux formes verbales pour renvoyer au modèle homérique
et qu’il entend imprimer sa marque propre à ce vers de transition qui est en fait bien
plus qu’un simple vers formulaire. L’état assuré du texte suffit à justifier que l’on
écarte tout de bon les corrections proposées par Ahrens (καὶ τόσ᾽ ἄειδεν) ou par
Warton (καλὰ δ᾽ ἄειδεν) 293.

293. Ces corrections sont signalées par Fritzsche (éd.) 1870, p. 188.
122 cyclopodie

21. Εἶδον, ναὶ τὸν Πᾶνα, τὸ ποίμνιον ἁνίκ᾽ ἔβαλλε,

La scansion de cet hexamètre initial du chant de Damoitas révèle un rythme très


haché : outre la coupe penthémimère trochaïque, il faut en effet relever une pause
buco­lique ainsi qu’une coupe secondaire après le premier pied. Une cadence majeure
appa­raît ainsi avec des groupes de 2, 4, 4 et 5 syllabes. Ce rythme est-il la mani­fes­ta­
tion d’une émotion du Cyclope prenant ici la parole pour se défendre et s’expliquer ?
Ou bien ce halètement est-il la conséquence du prélude joué à la flûte de Pan par
Damoitas au vers précédent ? Il est difficile d’en juger. À cela s’ajoute une certaine
lour­deur initiale puisque les deux seuls spondées du vers y occupent les deux premiers
pieds. En outre, le vers se partage en deux parties en fonction de leur contenu : si le
deuxième hémistiche ne comprend que des éléments déjà connus avec la répétition
de termes du vers 6 qui manifeste clairement que Damoitas compose son poème en
réponse à celui de Daphnis, le premier hémistiche au contraire apporte des éléments
inattendus : le verbe initial vient contredire par son tour affirmatif les allégations du
chant précédent tandis que la mention de Pan donne une image nou­velle du Cyclope
par rapport à la tradition littéraire (cf. infra). Cette répartition affiche clairement
l’enjeu de la réponse de Damoitas : il travaille à partir du chant de Daphnis comme
l’im­posent les règles de ce genre de concours poétique, mais apporte en priorité des
données personnelles au traitement de ce sujet mythologique et amoureux.

εἶδον. Ce verbe, qui forme un spondée initial répondant à celui représenté par le
verbe βάλλει au vers 6, éclate en tête de la réponse du Cyclope qui affirme à la fois
sa personne agissante et sa capacité à voir, en dépit de son infirmité monoculaire.
En posant ainsi le personnage, il répond avec sim­plicité et efficacité au reproche du
vers 8 dans le chant de Daphnis (καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα). La première per­
sonne adoptée ici par le locuteur vient logiquement à la suite de l’interpellation à
la deuxième personne du chant précédent : Daphnis, qui avait adopté un point de
vue extérieur, a obligé, par sa stratégie d’énonciation, Damoitas à prendre celui de
Polyphème – ce qui, eu égard à la tradition littéraire, était sans doute plus difficile.
Le choix de ce verbe de perception εἶδον éclate en outre comme un défi par rapport
à cette même tradition épique : Polyphème est avant tout la victime aveuglée par
Ulysse ; il s’affranchit donc de cette image pour se poser comme un voyant et c’est ce
thème de la vue qui sera le plus important dans le chant de Damoitas : cf. la suite des
vers 22-25 et les vers 35-38 294.
Il convient de noter que ce verbe n’a pas de complément d’objet exprimé expli­
ci­tement : le contenu de la vision du Cyclope est donc à reconstruire par le lecteur.
Cette absence de précision peut laisser entendre que ce contenu est vide ou qu’il n’est
pas possible au Cyclope de l’exprimer. Ce complément impli­cite est natu­rellement

294. Bernsdorff 1994, p. 47.


commentaire 123

Galatée elle-même qui reparaît comme sujet du verbe subor­donné en fin de vers : il
n’est pas anodin que Polyphème ne prononce pas ici le nom de la nymphe.

ναὶ τὸν Πᾶνα. D’emblée Damoitas revendique sa propre originalité et son


inven­ti­vité en prêtant au Cyclope de jurer par Pan. Comme le signale Hunter 295,
cette invocation à Pan, au dieu des bergers, est la marque très nette de l’in­té­gration
de Polyphème dans le monde bucolique. Il reprend le même jurement que Corydon
en IV, 47 (en homotaxie après un spondée initial) ou le berger Lacon en V, 14 et 141
(en homotaxie après un spondée initial). Ce juron fait concurrence à la pré­sence du
chien dans le chant de Daphnis : en effet, le dieu Pan est inconnu de la poésie homé­
rique et donc du Cyclope odysséen qui n’avait d’ailleurs pas un grand respect des
dieux (cf. Od., IX, 275-276) et de Zeus en particulier (voir aussi Euripide, Cyclope,
320-321). Si l’Idylle XI se contente de corriger l’image irres­pec­tueuse du Polyphème
de la tradition littéraire en mettant dans ses propos une invo­cation à Zeus (XI, 29),
l’Idylle VI va plus loin en le faisant participer à la reli­gio­sité propre au monde
pastoral.
Si l’on peut noter avec Hunter 296 qu’il y a un certain ana­chro­nisme à voir Pan ainsi
invo­qué par le Cyclope de la mythologie archaïque dans la mesure où cette divi­nité
ne connaît qu’une diffusion tardive et rapide de son culte à par­tir du ve siècle 297, on
peut peut-être surtout se demander si Théocrite ne joue pas ici une fois de plus sur
l’am­bi­guïté des rapports entre Ulysse et Polyphème, augmentant encore davantage
le trouble de la chronologie. En effet, selon différentes traditions mythologiques
(voir notamment le carmen figuratum de la Syrinx de Théocrite), Pan serait le fils de
Pénélope 298, soit que celle-ci ait été infidèle à Ulysse pendant sa longue absence avec
tous les prétendants (cf. Lycophron, Alex., 772) de sorte que le fruit de ces amours
mul­tiples et adultères ait été Pan (par suite d’un jeu de mots faus­se­ment étymologique
entre πᾶν et Πάν), soit que, chassée par Ulysse à son retour à cause d’une infidélité,
Pénélope se soit ensuite unie au dieu Hermès et ait donné nais­sance à cette divinité
nouvelle. Pour Euphorion, c’est encore une autre situation puisque Pan est selon lui
le fils d’Ulysse et de Pénélope. Quoi qu’il en soit du détail de ces traditions, Pan y
appa­raît donc à l’issue de la guerre de Troie et à l’occasion des errances d’Ulysse. De
ce point de vue, il y aurait bien un anachronisme qui est pro­bablement volontaire :
ce serait un moyen de rappeler que le Cyclope de Théocrite est bien pos­té­rieur au
Cyclope homérique, même s’il est fictivement à une époque de sa vie où il n’a pas
encore connu de déboires à cause d’Ulysse ; son invo­cation à Pan aurait donc une
cou­leur de vengeance a priori, d’avertissement à l’égard d’Ulysse.

295. Hunter (éd.) 1999, p. 253.


296. Loc. cit.
297. Cf. Borgeaud 1979, p. 84.
298. Cf. Roscher 1894 ; Mactoux 1975, p. 222-230.
124 cyclopodie

Cette filiation de Pan paraît en outre installer la divinité dans une atmosphère éro­
tique singulière qui semble particulièrement adaptée au cas du Cyclope – qui n’est
pas sans lien de ce fait avec le personnage d’Hylas de l’Idylle XIII 299 : pour reprendre
des analyses de Borgeaud, on ne peut en effet man­quer de rappeler que « peur et désir,
rapportés à Pan, apparaissent placés sous le signe de l’inconsistance et de l’illusion.
Ce désir vain est à cette peur vaine ce que la pour­suite d’une voix sans corps, ou
d’un corps fantasmagorique, est au mou­ve­ment créé par l’approche d’un ennemi
illusoire. […] Répulsion et attrait ont ceci de com­mun que l’objet leur échappe.
Confrontée à ce manque, la victime de Pan devient un fabri­cant d’images : délire,
rêves et visions comblent un vide, et correspondent par là à la musique du dieu, cette
syrinx emplie du souffle d’un amour déçu 300 ». Toute cette analyse semble pouvoir
s’ap­pliquer à la lettre à la figure de Polyphème. Si le Cyclope est bien en proie à une
folie panique comme pour­rait le révéler cette invocation initiale et comme l’indique
clai­rement dans l’Idylle XI l’ex­pression ἤρατο … ὀρθαῖς μανίαις (v. 10-11), il
n’y a pas lieu de s’étonner du chan­gement d’attitude de Polyphème d’une idylle à
l’autre : son mouvement de répulsion ici n’est que le pendant négatif de son atti­rance
pour Galatée dans l’Idylle XI. Or, comme nous le verrons plus loin, c’est bien d’une
Galatée imaginaire et sans corps, fruit des visions de Polyphème (d’où l’im­portance
du verbe εἶδον), sorte de double maritime de la nymphe Écho pour­sui­vie par Pan,
dont parle notre idylle (voir infra les remarques aux vers 35 sq.).
Enfin, d’un point de vue interne à l’idylle, il faut noter que l’invocation à Pan
à l’ouverture du chant de Damoitas se substitue au vocatif de l’apostrophe (ὦ)
Πολύφαμε (v. 6 et 19, cf. notes ad loc.) dans le chant de Daphnis. Le choix énon­
cia­tif de Daphnis était en effet assez contraignant : le locuteur restait anonyme et
s’adres­sait directement et explicitement à Polyphème. Dans sa réponse, Damoitas est
con­traint de choisir le point de vue de ce dernier tout en se tournant vers un inter­lo­
cuteur dont il ignore le nom : il ne peut donc l’apostropher. On peut penser que cette
situa­tion embarrassante a poussé Damoitas à remplacer l’apostrophe impossible ou
impro­bable (le Cyclope est essentiellement solitaire et on ne lui connaît pas d’ami)
par cette adresse à Pan. Dans ces conditions, la répétition du vocatif Πολύφαμε dans
le chant de Daphnis doit trouver ici son correspondant : il peut être reconnu dans la
men­tion d’un second personnage extérieur à notre histoire, la vieille Cotyttaris au
vers 40 à la clôture du chant (cf. note ad loc. p. 176-178).

τὸ ποίμνιον. Ce terme est la première reprise homotaxique du chant de Damoitas


et renvoie au vers 6 (voir remarques ad loc.). Le troupeau reste ce qui appartient en
propre au Cyclope (l’article a ici valeur de possessif ) : celui-ci n’est qu’un gardien de
troupeau.

299. Cf. Borgeaud 1979, p. 178-180.


300. Ibid., p. 181-182.
commentaire 125

ἁνίκ᾽ ἔβαλλε. C’est le second renvoi au vers 6 dans le même vers, mais il faut
ici noter le renversement de place à l’intérieur de l’hexamètre et le changement de
temps : l’imparfait à la clausule du vers (soulignée par la pause bucolique) remplace
le pré­sent de l’incipit. L’imparfait (avec sa valeur de répétition et de durée) signale
a posteriori que le Cyclope a bel et bien observé durablement le manège de Galatée.
Ce verbe est employé sans sujet explicite : le nom de Galatée disparaît dans le propos
du Cyclope. Ce double phénomène (renversement hétérotaxique et évic­tion du sujet)
tend à mettre le Cyclope au premier rang : cet être solitaire a du mal à se décentrer ; il
n’en­visage le monde et les autres qu’à partir de sa propre existence. Sur cette ellipse,
on se reportera aussi au vers suivant.

22. κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽, οὐ τὸν ἐμὸν τὸν ἕνα γλυκύν, ᾧ ποθόρημαι

Dans ce vers entièrement dactylique, la scansion offre un exemple intéressant (et


expressif) de coupe principale « secondarisée » : les deux coupes a priori secondaires
ne posent pas de problèmes et correspondent à la ponctuation ; il s’agit d’une part
d’une coupe située après le premier pied, d’autre part de la pause bucolique avant
le cinquième pied au contre-rejet. Ces deux coupes secondaires viennent épauler la
coupe principale qui est penthémimère. Cependant celle-ci a pour effet de scinder en
deux le groupe à l’accusatif qui désigne l’œil du Cyclope, mettant à part l’ex­pression
de la possession. On comprend dès lors que cette coupe principale doit être atténuée
pour qu’on ne perde pas l’unité du groupe syntaxique, mais en même temps sa place
per­met de mettre en évidence l’adjectif possessif et de souligner l’at­ta­chement du
Cyclope à ce qu’il a de plus précieux, attachement qui s’exprime ici avec une émotion
dont la coupe penthémimère est le meilleur témoin.

κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽. L’expression forme un pléonasme par rapport au verbe εἶδον qui
occu­pait la même position initiale au vers précédent ; après une première expression
posi­tive de l’acte de voir, c’est la même idée qui est reprise ici sous forme négative.
Toutefois ce pléonasme est atténué par le changement de point de vue qui est opéré :
le Cyclope passe de sujet à la fonction d’objet et c’est ici Galatée qui est devenue le
sujet du verbe. Pourtant on observera que, de même que l’objet du verbe était sous-
entendu, de même ici, en dépit du changement de sujet, la figure de Galatée n’est pas
gram­ma­ticalement présente dans la phrase ; on devrait avoir le par­ticipe βάλλουσα,
qui est soigneusement évité. L’objet de la vision du Cyclope est donc évacué, quelle
que soit sa position grammaticale : cette ellipse n’est pas la seule de ce vers (voir la
remarque suivante).

οὐ τὸν ἐμὸν τὸν ἕνα γλυκύν. Dans cette expression bien délimitée par la coupe
située après le premier pied et la pause bucolique (sur la coupe principale pen­thé­mi­
mère, voir ci-dessus) figure une nouvelle ellipse : celle du terme ὀφθαλμόν. Celle-ci
per­met d’édulcorer l’aspect monstrueux du Cyclope qui ne dit pas explicitement ce
qu’il a de doux et d’unique. Pour qui ne connaîtrait pas le Cyclope, en dépit de la
126 cyclopodie

tra­dition littéraire, les propos de Polyphème sont très ambigus. En outre, l’ellipse
ins­taure d’ores et déjà un parallèle entre Galatée et l’œil du Cyclope : Polyphème
éprouve le même sentiment de pudeur à l’égard de l’une comme de l’autre et ne
parvient pas plus à les nommer l’une que l’autre : on se reportera pour cette cor­res­
pon­dance aux vers 35 et suivants.
L’expression en revanche trouve en quelque sorte son équivalent complet au
vers XI, 53 prononcé par le même Polyphème prêt à tout pour obtenir l’amour de
Galatée, même s’il doit y laisser la vie et son œil unique :
καὶ τὸν ἕν᾽ ὀφθαλμόν, τῶ μοι γλυκερώτερον οὐδέν.
Et mon œil unique qui est mon bien le plus doux.

L’accusatif peut se comprendre soit comme dépendant du verbe λανθάνω (c’était


la cons­truction préconisée par Fritzsche 301), soit plutôt (nous suivons ici l’avis de
Gow 302) comme une invocation, même si la particule μά n’est pas exprimée. En effet,
une telle omis­sion est régulière en dorien : comme le remarque Headlam 303 dans son
com­men­taire à Hérondas, V, 77, l’accusatif, employé dans les jurements et en géné­ral
expli­qué par l’ellipse d’un verbe comme ὄμνυμι, « je jure par… », est dans les textes
en « dorien » accompagné de οὐ ou de ναί, mais pas de la particule μά ; on peut avec
lui donner comme exemples de la simple négation : Aristophane, Lysistrata, 986,
990, 1171 ; Xénophon, Anabase, VII, 6, 39 ; Agésilas, 5, 5 ; ou encore dans les par­ties
lyriques de la tragédie : Euripide, Ion, 878 ; Rhésos, 820 ; Sophocle, Électre, 1063,
1238 ; Œdipe Roi, 660, 1088 ; enfin chez Théocrite : IV, 17 304 et 29 ; V, 14 et 17 ainsi
que ce vers VI, 22 ; les exemples sont aussi courants dans les poèmes à forte cou­leur
dorienne de Callimaque et Méléagre. Toutefois, Headlam a tort de dire que le seul
exemple de μά chez Théocrite est XI, 29 où le Cyclope jure par Zeus : il faut, avec
Rumpel 305, signaler aussi son emploi en crase en V, 14 (= XXVII, 36).
De tels jurements proférés sur ses yeux par le locuteur ne sont pas rares dans la
poé­sie hellénistique. On citera notamment Hérondas, VI, 23 :
Μὰ τούτους τοὺς γλυκέας, φίλη Μητροῖ
ἐκ τοῦ Κοριττοῦς στόματος οὐδεὶς μὴ ἀκούσῃ
ὅσ᾽ ἂν σὺ λέξῃς.
Par les prunelles de mes yeux, chère Mètrô, de la bouche de Koritto, personne
n’apprendra ce que tu vas me dire.

301. Fritzsche (éd.) 1870, p. 188.


302. Gow (éd.) 1952, II, p. 123.
303. Headlam, Knox (éds) 1966, p. 263.
304. Cf. Gow (éd.) 1952, II, p. 80 ad loc.
305. Rumpel (éd.) 1879, p. 169.
commentaire 127

Headlam 306 cite de nombreux parallèles à ce vers, donnant des invo­ca­tions aux yeux 307.
Le commentateur jus­tifie l’ellipse (similaire à celle de notre passage théocritéen) du
nom commun ὀφθαλμούς par la mise en scène : la locutrice (Koritto) fait un geste et
touche ses yeux au moment où elle prononce la formule par laquelle elle jure. Dans
le texte d’Hérondas, ce geste est en effet souligné par un démon­stratif : on attendrait
certes plutôt τούσδε pour la première personne, mais de façon exception­nelle οὗτος
peut également dési­gner la première personne, comme l’in­dique Humbert 308. Chez
Théocrite, on retrouve un jurement similaire, mais non elliptique, en XXIV, 75,
lorsque Tirésias donne à Alcmène des explications sur l’événe­ment noc­turne qui a vu
le jeune Héraclès triompher des serpents envoyés par Héra :
ναὶ γὰρ ἐμὸν γλυκὺ φέγγος ἀποιχόμενον πάλαι ὄσσων…
Oui, par la douce lumière partie depuis longtemps de mes yeux…

On notera que cet appel aux yeux a quelque chose d’inattendu chez Théocrite : dans
un cas c’est un aveugle qui parle, dans l’autre c’est un être monstrueux à l’œil unique.
Il faut donc une sorte de déficience oculaire pour que l’invocation puisse se faire,
comme si celle-ci devait compenser celle-là. Le Cyclope d’ailleurs en profite pour
sou­ligner la valeur de sa vue.

τὸν ἐμὸν. Dans le groupe à l’accusatif qui indique l’objet du jurement de


Polyphème, ce terme est mis en évidence par la coupe penthémimère qui n’a sans
doute pas la primauté qu’on lui accorde en général ; cet adjectif exprime de manière
empha­tique l’idée de possession : l’œil est le bien le plus cher et le plus carac­té­
ris­tique du Cyclope – et ce n’est pas pour rien qu’Ulysse s’en prend à cet objet
dont le Cyclope s’enorgueillit. L’importance de cette possession apparaît plus loin.
Plus qu’une possession, c’est presque d’ailleurs une identification que le Cyclope
recherche avec cet organe. Cet œil unique est tellement au Cyclope qu’il finit presque
par être totalement le Cyclope. Si les Anciens, à partir d’Hésiode principalement
(Théogonie, 144), voyaient dans le nom de « Cyclope » (« Œil Rond ») l’association du
cercle (κύκλος) et de la vue (racine *op-, cf. ὄψομαι), cette étymologie malgré tout
vrai­sem­blable 309 a été remise en question par Bader 310 qui considère que « Cyclope »
comme « Polyphème » renvoient plutôt à l’idée d’un « Œil Brillant ». Quoi qu’il en
soit, on voit que l’œil reste toujours la carac­té­ris­tique principale du Cyclope, inscrite
dans son nom même : cela justifie largement l’at­ta­chement de Polyphème à ce bien
qui lui est vraiment propre 311.

306. Headlam, Knox (éds) 1966, p. 290.


307. Voir aussi Gow (éd.) 1952, II, p. 123, note à VI, 22.
308. Humbert 1960, p. 31, § 35 : ex. Pindare, Ol., 4, 28.
309. Cf. Chantraine 1999, p. 598.
310. Bader 2002.
311. Cf. Cusset 2004a, p. 50-51.
128 cyclopodie

τὸν ἕνα. Nous avons ici la première mention dans le poème de l’unicité de
l’œil du Cyclope : on se reportera au vers 36. L’Idylle XI est encore plus explicite
puisque le terme ὀφθαλμός est employé non seulement au vers 53 déjà cité, mais
aussi au vers 33 (εἷς δ᾽ ὀφθαλμὸς ὕπεστι) qui complète le portrait que Polyphème
fait de lui-même en s’attardant longuement sur son unique sourcil (v. 31-32). Dans
l’Odyssée, si le singulier est récurrent (IX, 333, 383, 387, 394, 397, 453, 503) à
pro­pos de l’œil du Cyclope qu’Ulysse forme le projet de crever à l’aide d’un pieu,
aucune description précise n’est donnée de la face de Polyphème et le texte n’insiste
jamais sur le caractère unique de cet œil comme le fait ici Théocrite.

γλυκύν. Le masculin de cet adjectif est toujours situé avant la pause bucolique
(cf. par ex. XI, 22-23). Si dans l’Idylle XI Théocrite conserve l’expression homérique
de « doux sommeil », ici l’adjectif γλυκύς glisse par métonymie de l’agent extérieur
à l’ob­jet qui subit l’action du sommeil. Mais la qualification de γλυκύς est peut-être
plus large encore ici : l’œil est doux au Cyclope à cause de ce qu’il lui permet de
voir ; en l’occurrence, il s’agit de Galatée.

ᾧ ποθόρημαι. Les manuscrits portent le texte ᾧ ποθόρημαι ou -ῶμαι qui


semble pouvoir être conservé ; la plupart des éditeurs modernes adoptent la forme
d’op­tatif ποθορῷμι 312 restaurée par Heinsius 313, qui paraît préférable au pré­sent de
l’in­di­catif pour le sens, parce que l’on considère que la relative fait partie de l’in­
vo­cation et que le Cyclope énonce ici un vœu. Le sens de la relative dépend très
largement du groupe en rejet compris en général au sens de « jusqu’au bout de ma
vie » ; mais ce sens ne correspond pas à celui que Théocrite donne à l’ex­pres­sion en
une telle position métrique (cf. ci-après) ; il semble que c’est le sens de « à la per­
fection » qu’il faut lui donner ; partant, le verbe qui précède n’a aucune rai­son d’être
à l’optatif de souhait et l’indicatif peut se justifier : le Cyclope exprime un état de fait
et affirme sa bonne acuité visuelle pour justifier qu’il a bel et bien vu le manège de
Galatée. On peut aussi considérer avec Bernsdorff 314 que le Cyclope, tout en ayant
con­nais­sance de l’oracle de Tèlémos, n’y ajoute pas foi et affirme sa confiance en
l’avenir. Toutefois, selon Fritzsche 315, le texte des manuscrits ποθόρημαι ne peut
pas vraiment être conservé, car ce verbe com­posé signifie « regarder vers » – le sens
d’ail­leurs ne conviendrait pas mieux avec l’optatif – alors qu’ici c’est le simple fait
de « voir » qui importe ; la fin de vers aurait très vraisemblablement été influen­cée par
l’em­ploi du composé ποθόρησθα au vers 8 et surtout par la clausule du vers 25 où
la forme ποθόρημι achève le vers. Si l’on accorde que le sens de « voir » s’impose
et ne peut être retenu pour le verbe ποθόρημαι, on doit inter­venir sur le texte : c’est

312. Sur ce type de forme, voir la remarque de Jebb (éd.) 1932, p. 145 à Philoctète, 895.
313. Heinsius 1604, p. 332.
314. Bernsdorff 1994, p. 47.
315. Fritzsche (éd.) 1870, p. 189.
commentaire 129

ce que fait Fritzsche. On peut penser qu’une confusion est possible entre ποθ et περ
si l’ouverture du thêta est suffisamment importante. Toutefois, l’opinion de Fritzsche
vaut surtout de manière absolue, hors contexte. Il est vraiment permis d’envisager
que le Cyclope fasse ici référence à l’emploi du vers 8 : il ne parle pas de son acuité
visuelle de façon générale, mais renvoie à la situa­tion présente qu’on lui a reproché
de ne pas « regarder ». Il convient d’uti­liser à bon escient les remarques de Fritzsche
dont Gow lui-même, qui se range pour­tant à la correction d’Heinsius, dit qu’elles
méritent attention. Fritzsche a raison de défendre l’indicatif, mais il faut, pour le
sens et l’emploi du composé qui est en effet peu attendu en dehors du contexte,
renvoyer aux critiques qui ont été faites au Cyclope et auxquelles celui-ci s’ef­force de
répondre 316. L’usage du moyen (qui n’est pas inconnu d’Homère, cf. Od., XVI, 107)
n’a rien ici de surprenant : le Cyclope envi­sage l’action de regarder pour lui-même
et par rapport à lui-même puisqu’il ne donne aucun contenu à ce regard. Ce qui le
contente, ce n’est pas ce qu’il regarde, mais le fait qu’il puisse regar­der en dépit de
son infirmité.

23. ἐς τέλος (αὐτὰρ ὁ μάντις ὁ Τήλεμος ἔχθρ᾽ ἀγορεύων

ἐς τέλος. L’expression est une rareté homérique qui ne figure que dans l’Hymne
homé­­rique à Hermès, v. 462 :
δώσω τ᾽ ἀγλαὰ δῶρα καὶ ἐς τέλος οὐκ ἀπατήσω.
Je te donnerai de superbes présents et ne te tromperai pas pour finir.

L’expression se retrouve en homotaxie chez Hésiode (Travaux, 218, 664) et Quintus


de Smyrne (IV, 427 ; VII, 84). Chez les Alexandrins, l’expression est employée aussi
par Apollonios de Rhodes (II, 221, 314). Chez Théocrite, on note plu­sieurs autres
occur­rences : avec le sens de « jusqu’au bout » en I, 93 (καὶ ἐς τέλος ἄνυε μοίρας,
« et il l’accomplit jusqu’au bout de son destin ») ou en II, 14 (καὶ ἐς τέλος ἄμμιν
ὀπάδει, « assiste-moi jusqu’au bout »), avec le sens adverbial de « pour finir », « à la
fin » en II, 152 (καὶ ἐς τέλος ᾤχετο φεύγων, « et pour finir il était parti en toute
hâte »). On peut ajouter à cette série l’occurrence de XXII, 165-166 qui recourt à
une autre préposition 317 : τοῦτον μὲν ἐάσατε πρὸς τέλος ἐλθεῖν / ἄμμι γάμον,
« laissez ce mariage arriver pour nous à sa fin (c’est-à-dire : à son accomplissement) ».
Toutefois, seule une occurrence est homo­taxique de notre passage dans le corpus de
Théocrite : c’est celle de XXV, 120‑121 où le sens est différent 318 :
καί ῥά οἱ αὐτὸς ὄφελλε διαμπερέως βοτὰ πάντα
ἐς τέλος·
Et lui-même laissait continuellement prospérer les bêtes jusqu’à la perfection.

316. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 254.


317. Sur cette occurrence, voir Sens (éd.) 1997, p. 186.
318. Voir Chryssafis 1981, p. 143.
130 cyclopodie

Il y a donc manifestement chez Théocrite la volonté d’attacher un sens particulier à


l’ex­pression lorsqu’elle est employée à l’ouverture du vers. Le lexique de Rumpel 319
donne de même pour cette dernière occurrence le sens de « absolute, summe » ;
pourtant, il ne la rapproche pas pour le sens de celle de notre passage ; bien au
contraire, il se voit obligé d’indiquer qu’il faut ici sous-entendre vitae et com­prendre
« jusqu’au bout de ma vie », comme l’entendent d’ailleurs tous les traducteurs.
Pourtant, on voit qu’avec l’occurrence de I, 93, Théocrite ne sous-entend pas le
génitif μοῖρας dans une situation équivalente. Il semble donc qu’une pre­mière cor­
rec­tion au vers 22 entraîne un sens forcé pour l’expression ἐς τέλος. Au contraire,
si l’on con­serve le texte des manuscrits, un sens satisfaisant peut être donné et entre
dans la logique de l’affirmation redondante du Cyclope : Polyphème affirme en effet
par tous les moyens qu’il a bien vu ce que son interlocuteur lui reprochait d’igno­rer
et il en fait même ici le serment par son œil unique dont il tient à préciser qu’il a une
par­faite acuité visuelle. Non seulement il a vu le manège de Galatée, mais il l’a bien
vu. Le sens de l’expression, comme en XXV, 121, doit être « au plus haut degré », « à
la perfection » ; ce sens est sans doute celui qu’il faut retenir pour les exemples homo­
taxiques d’Hésiode donnés ci-dessus.

αὐτὰρ. Cette particule (fortement adversative comme le rappelle Gow 320) souligne
l’op­po­sition entre le point de vue que le Cyclope adopte sur lui-même et ce qu’on lui
a annoncé concernant son avenir ; Polyphème ignore simplement que cet avenir n’est
pas encore advenu, alors que le lecteur d’Homère sait déjà ce qu’il en est. Comme il
arrive fréquemment, la particule est suivie par le sujet (ὁ μάντις ὁ Τήλεμος) avec
lequel Polyphème est ici en opposition. Il y a une autre occurrence homo­taxique au
vers 32.

ὁ μάντις ὁ Τήλεμος. On a signalé plus haut (cf. supra les remarques au vers 1
p. 64) le rapport étroit qui s’établit d’un point de vue stylistique et euphonique
avec l’expres­sion du vers 1 (ὁ) Δάφνις ὁ βουκόλος. Il convient ici d’ajouter deux
choses : d’une part l’évo­cation de ce devin homérique permet, à l’instar de la présence
du bouvier légen­daire qu’est Daphnis, de renvoyer le lecteur à un monde mythique
ancien (et peut-être révolu) ; d’autre part ce personnage de parole introduit une voix
sup­plé­men­taire dans le récit, un niveau discursif de plus à nouveau inséré dans le
schéma déjà complexe de la multiplicité des locuteurs dans le poème. À cet égard,
le devin fait pendant au messager (autre voix discursive supplémentaire) invoqué
plus loin par le Cyclope, mais de manière inverse : le devin comme le messager sont
des voix exclues du récit d’un point de vue temporel, mais alors que le devin est
rejeté comme ne devant plus advenir, le messager est au contraire espéré comme un
heureux évé­ne­ment dans l’avenir.

319. Rumpel (éd.) 1879, p. 275.


320. Gow (éd.) 1952, II, p. 123.
commentaire 131

Ce devin Tèlémos provient directement d’une évocation rapide que fait Polyphème
dans l’Odyssée, IX, 507-512 :
ὢ πόποι, ἦ μάλα δή με παλαίφατα θέσφαθ᾽ ἱκάνει.
ἔσκε τις ἐνθάδε μάντις ἀνὴρ ἠΰς τε μέγας τε,
Τήλεμος Εὐρυμίδης, ὃς μαντοσύνῃ ἐκέκαστο
καὶ μαντευόμενος κατεγήρα Κυκλώπεσσιν·
ὅς μοι ἔφη τάδε πάντα τελευτήσεσθαι ὀπίσσω,
χειρῶν ἐξ Ὀδυσῆος ἁμαρτήσεσθαι ὀπωπῆς.
Ah ! malheur ! oui vraiment, je le vois bien, les anciens oracles s’accomplissent. Il y
avait en ce pays un devin, noble et grand, Tèlémos, fils d’Eurymos, qui était expert
en l’art prophétique et qui servit jusqu’en sa vieillesse de devin aux Cyclopes. C’est
lui qui m’avait dit tout ce qui devait m’arriver aujourd’hui, à savoir que des mains
d’Ulysse je perdrais la vue.

C’est en effet le même terme μάντις qui désigne le personnage dans les deux passages.
La place initiale du nom propre n’est pourtant pas reproduite par Théocrite : c’est une
indi­cation de la relégation du devin dont l’existence n’est pas plus valorisée que dans
le texte homérique ; le personnage secondaire n’est ici convoqué que pour être mis
de côté. On constate que, dans le texte homérique, Tèlémos atteint la vieillesse chez
les Cyclopes : Théocrite semble contester cette version des faits, mais le sème de la
vieillesse est conservé en étant transféré à un autre personnage œuvrant à la formation
de Polyphème : la vieille Cotyttaris du vers 40. Euripide n’évoque, quant à lui, que le
con­tenu de l’oracle, sans faire allusion au devin Tèlémos (Cyclope, 696-700). Mais
c’est Ovide qui, à son tour, dans ses Métamorphoses, reprendra fugitivement la figure
de Tèlémos quand il traitera des amours de Polyphème et Galatée (XIII, 770-776) :
Telemus interea Siculam delatus ad Ætnen,
Telemus Eurymides, quem nulla fefellerat ales,
Terribilem Polyphemon adit ; « lumen » que « quod unum
Fronte geris media, rapiet tibi » dixit « Ulixes. »
Risit et : « O uatum stolidissime, falleris ; » inquit
« Altera iam rapuit. » Sic frustra uera monentem
Spernit…
Cependant Tèlémos, débarqué sur la côte sicilienne au pied de l’Etna, Tèlémos, fils
d’Eurymos, qui jamais ne s’était trompé sur le vol d’un oiseau, aborde le terrible
Polyphème et lui dit : « Cet œil unique que tu as au milieu du front, Ulysse te le
ravira. » Le Cyclope se mit à rire : « Stupide devin, tu te trompes », dit-il, « une autre
me l’a déjà ravi. » C’est ainsi qu’il se moque d’une prophétie qui sera vaine, en
dépit de son caractère véritable…

Chez Ovide, Polyphème est dans l’attitude de son homologue de l’Idylle XI et son œil
est tout empli de l’image de Galatée dont il se délecte. Dans notre idylle, la situation
est bien différente, puisque le Cyclope s’ingénie à ne pas se soucier de la nymphe. On
verra néanmoins que son œil ici est peut-être tout autant plein de l’image de Galatée,
même si c’est selon d’autres modalités.
132 cyclopodie

ἔχθρ᾽ ἀγορεύων. Théocrite reprend la place finale systématique du participe


ἀγορεύων chez Homère (cf. Il., IV, 6 ; V, 832 ; VIII, 148 ; XII, 173 ; XIV, 45 ; Od.,
XVII, 517) ; mais son association avec le neutre ἔχθρα est une nouveauté. Sur six
occur­rences dans le corpus, le verbe ἀγορεύω est employé quatre fois en fin d’hexa­
mètre par Théocrite (outre la présente occurrence, cf. V, 76 ; VIII, 81 ; XXV, 175).

24. ἐχθρα φέροι ποτὶ οἶκον, ὅπως τεκέεσσι φυλάσσοι)·

Dans le drame satyrique d’Euripide, lorsque le Cyclope rentre chez lui et surprend
Silène en compagnie d’Ulysse, ce dernier prétend avoir mené avec le serviteur de
Polyphème des tractations d’échange. Silène s’en défend et jure de sa bonne foi sur la
tête des satyres qui composent le chœur (v. 268-269) :
ἢ κακῶς οὗτοι κακοί
οἱ παῖδες ἀπόλοινθ᾽, οὓς μάλιστ᾽ ἐγὼ φιλῶ.
Sinon, que périssent de malemort ces enfants que je chéris tant !

On retrouve, dans ces propos de Silène, les enfants comme cible de la malédiction,
avec la présence insistante de la répétition d’un terme péjoratif. On touche donc là
non à un écho du texte d’Euripide, mais plutôt à une pratique ordi­naire qui consiste
à faire porter une malédiction sur des êtres chers et faibles à la fois, qui ne sont nul­
le­ment responsables des maux dont on les accable : il y a la même situation par
exemple entre Œdipe et ses fils dans les Phéniciennes d’Euripide (v. 66-68, etc.).
Le vers se caractérise aussi par la distribution insistante de son consonantisme :
dans ce vers entièrement dactylique, la sifflante est maintenue – signe de perfidie –
dans le deuxième hémistiche ; le grondement de la liquide ρ est contingenté à
l’ouverture du vers, avant la trihémimère ; l’association gutturale - dentale - labiale
(avec aspi­ration dans sa première occurrence), répétée trois fois dans le vers, exprime
une menace :
ἐχθρὰ φέροι ποτὶ οἶκον, ὅπως τεκέεσσι φυλάσσοι.

ἐχθρά. L’anaphore sur deux vers consécutifs est d’autant plus signi­fi­cative
que l’ad­jec­tif est rare chez Théocrite où l’on ne le rencontre qu’en deux autres
occurrences (XVI, 85 et XI, 15 au superlatif). Le poète met le terme en valeur en
repro­duisant, pour cette seule occurrence, à la place ini­tiale la position homérique du
mot (cf. Il., IX, 378). La répétition est le moyen le plus sûr pour renvoyer au devin,
en ses propres termes, ses malédictions ; tou­tefois la reprise d’ἐχθρά est celle non
d’un terme employé par le devin, mais du qualificatif dont Polyphème affuble les
pro­pos de celui-ci ; ce rac­courci com­mode assure la concision du propos.

φέροι. Il ne faut pas suivre ici les manuscrits KAL qui donnent l’indicatif φέρει ;
la forme moyenne d’optatif transmise par PQWG oblige à élider la préposition qui
suit, comme s’il y avait un hiatus qui en réalité n’existe pas du fait du digamma (voir
ci-après). C’est bien la correction à l’optatif de la deuxième main des manuscrits AL
commentaire 133

qu’il convient d’éditer : le Cyclope, conscient du contenu de la prophétie de Tèlémos,


essaie ici, par le biais de l’optatif, de détourner de lui-même cette parole funeste, mais
il n’a pas la force visionnaire du devin et ne peut qu’espérer fortement y parvenir,
sans en avoir la certitude. L’emploi de cet optatif, associé au précédent, souligne le
carac­tère pathétique du destin de Polyphème pour un lecteur averti qui sait par­fai­te­
ment comment les événements vont en fait tourner.

ποτὶ οἶκον. Les critiques modernes ont tendance à considérer que cette expression
forme un hiatus (voir de la même manière ἀνὰ οἶκον en XXIV, 22) 321, parce que les
poètes alexandrins n’auraient plus senti à leur époque la présence d’un digamma à
l’ini­tiale de certains mots comme οἶκος, οἶνος, ἔλπομαι, etc. 322 ; ils se seraient con­
ten­tés de repro­duire des expressions toutes faites empruntées à la poésie archaïque (cf.
pour cette expression Od., IV, 717 ; XXIV, 358 ; Hésiode, Travaux, 695). Toutefois,
si ce type d’hiatus se rencontre souvent à la césure bucolique, force est de constater
que tel n’est pas le cas ici. Il y aurait peut-être lieu de reconsidérer la sen­sibilité des
Alexandrins à la présence du digamma 323.

ἐχθρὰ φέροι ποτὶ οἶκον. On pourra rapprocher le souhait de Polyphème des


pro­pos qu’Eurymachos adresse au devin Halithersès dans l’Odyssée, II, 178-179 324 :
ὦ γέρον, εἰ δ᾽ ἄγε δὴ μαντεύεο σοῖσι τέκεσσιν
οἴκαδ᾽ ἰών, μή πού τι κακὸν πάσχωσιν ὀπίσσω·
Vieillard, allons, rentre chez toi et va prédire l’avenir à tes enfants, de peur qu’un
malheur ne les frappe en retour d’une quelconque manière.

Toutefois, la situation est légèrement différente : dans l’Odyssée, à la suite d’un vol
d’aigles envoyés par Zeus, Halithersès se détache des témoins de l’événement pour
en proposer une interprétation que tous peuvent contrôler ; il annonce aux prétendants
qu’Ulysse va bientôt rentrer à Ithaque, mais Eurymachos refuse l’interprétation
des signes divins et ne voit dans les paroles du devin qu’un encouragement lancé à
Télémaque à s’opposer aux prétendants. La réfutation de la prophétie et la menace
adres­sée au devin ont donc lieu en présence même du devin qu’il s’agit de faire taire
et de remettre à sa place. Chez Théocrite, la malédiction est lancée contre le devin
en l’absence de celui-ci et n’est pas associée à un présage qui vient de se produire.
Toutefois, malgré ces différences, force est de constater que, dans les deux cas, c’est
la venue d’Ulysse qui est annoncée par le devin et que cette arrivée n’est pas prise au
sérieux, soit par souci stratégique chez Homère, soit par insouciante et stupide incré­
du­lité chez Théocrite : aussi faut-il bien comprendre que la mort d’Eurymachos qui

321. Cf. Gow (éd.) 1952, II, p. 124 ; White 1979, p. 28.
322. Cf. Mooney (éd.) 1912, p. 416.
323. Voir par ex. Casevitz 1991.
324. Cf. Dover (éd.) 1971, p. 143-144.
134 cyclopodie

sera tué par Ulysse (Od., XXII, 79-88) est, d’une certaine manière, le signe inter­tex­
tuel du sort funeste qui attend Polyphème du fait du même Ulysse : ni l’une ni l’autre
de ses futures victimes ne prend au sérieux le présage malheureux qui la concerne.
Différente également est la situation propre du Cyclope chez Homère et chez
Théocrite par rapport à cette prophétie de Tèlémos 325 : contrairement à ce qui se
passe dans l’épopée archaïque, notre Cyclope a en effet une pleine connaissance du
con­tenu de la prophétie et sait donc bien, même s’il se réfugie dans la dénégation,
que son œil précieux sera anéanti par Ulysse.

φυλάσσοι. On rapprochera cet optatif d’attraction modale d’exemples pré­cédents


four­nis par Eschyle, Euménides, 297-298 ; Sophocle, Ajax, 1222 et déjà aussi Il., I,
344.

25. ἀλλὰ καὶ αὐτὸς ἐγὼ κνίζων πάλιν οὐ ποθόρημι,

ἀλλὰ καὶ αὐτὸς ἐγώ. Après la parenthèse d’imprécation contre Tèlémos,


Polyphème revient à son propos et oppose deux types de regard, le regard de pure
obser­vation du vers 21 et celui, plus séducteur, qu’il refuse ici de porter. Il repousse
très clai­rement l’idée d’entrer dans le jeu amoureux de Galatée. On voit avec quelle
insis­tance il entend distinguer son attitude de celle de la nymphe : cette ouverture
d’hexa­mètre souligne par trois moyens différents (l’adverbe καί, l’emploi de ἐγώ et
du pronom presque redondant αὐτός) la position propre du Cyclope. On pourra peut-
être rapprocher cette affirmation de soi de Polyphème d’une formulation voisine au
vers XI, 79 (κἠγών).

κνίζων. Ce participe présent, souligné et isolé au centre du vers à la fois par


les coupes penthémimère et hephthémimère et par la scansion puisque la première
syl­labe du mot forme l’unique spondée (expressif) du vers, porte tout le sens de
l’action de Polyphème. Employé ici absolument, alors même que l’on attendrait un
pronom complé­ment rappelant que c’est Galatée qui est visée par le comportement
du Cyclope, il dit bien ce qu’ont d’enfantin et d’immature ces agissements ; d’une
certaine manière, l’ac­tion de Polyphème est gratuite et n’est qu’un jeu avec lui-
même ; en même temps, cette absence de complément d’objet correspond à la volonté
d’ignorer, et donc d’anni­hiler Galatée ou, pour dire la même chose selon un autre
point de vue, à l’évanes­cence essentielle de Galatée.
Le sens de ce verbe n’est pas toujours très aisé à saisir. Le verbe, qui renvoie peut-
être étymologiquement à l’ortie (κνῑδαι, d’où le sens d’« irriter comme avec des
orties ») ainsi que le rappelle Monteil 326 malgré l’iota long, signifie ordinairement
« gratter, chatouiller » (DELG), mais est volontiers employé métaphoriquement à

325. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 254.


326. Monteil (éd.) 1968, p. 95.
commentaire 135

propos de certaines émotions comme l’amour ou la crainte (cf. Pindare, Néméennes,


V, 32 ; Pythiques, 8, 32 ; 11, 23). Théocrite le reprend également en V, 122, où le sens
est empreint de plus de violence, et en IV, 59, où l’occurrence est plus proche de
notre pré­sent contexte et renvoie à des agaceries amoureuses. Toutefois, par ses sono­
rités, le verbe annonce ἐκνυζεῖτο au vers 30, qui exprime l’attitude beaucoup plus
agres­sive de la chienne.

πάλιν. L’adverbe introduit à dessein une certaine redondance par rapport à la for­
mule καὶ αὐτὸς ἐγώ du premier hémistiche, suggérant ainsi le comportement naïf
du Cyclope. Mais l’adverbe dit plus que cela : il renvoie aussi de manière explicite
au vers 8 où le même verbe était employé pour signifier la permanence de l’attitude
du Cyclope qui refuse, quelle que soit la circonstance, de retourner son coup d’œil à
Galatée.

οὐ ποθόρημι. Plusieurs manuscrits donnent ici une forme moyenne (ποθόρημαι)


dont Gow 327 prétend qu’elle est potentiellement la bonne. Cependant, la deuxième
per­sonne athématique du vers 8 (ποθόρησθα) invite à conserver avec les manus­
crits AEO et les premiers éditeurs de Théocrite cette forme ποθόρημι qui est une
trace possible de l’influence de la poésie éolienne sur Théocrite : on consultera les
remarques au vers 8 supra. Le maintien de la forme athématique renforce l’effet de
per­ma­nence du comportement du Cyclope, installé de ce fait même dans un repli sur
soi qui peut être le propre d’un îlien, et en même temps dans un certain archaïsme lit­
té­raire figé dans ses structures.

26. ἀλλ᾽ ἄλλαν τινὰ φαμὶ γυναῖκ᾽ ἔχεν· ἃ δ᾽ ἀίοισα

Le traitement des sonorités du vers fait apparaître l’importance des [a] dont l’ou­
ver­ture à répétition indique quelque chose de la jactance du Cyclope. L’effet est
renou­velé au vers suivant (voir infra). Cette présence de la sonorité [a] est en outre
une connotation possible du féminin et l’on est en droit de se demander si les propos
du Cyclope ne correspondent pas à une tentative pour masquer par un bredouillement
(suggéré par la cacophonie initiale : cf. Od., XXII, 51 : ἀλλ᾽ ἄλλα φρονέων) le
nom de Galatée qu’il s’obstine à ne pas vouloir prononcer. Tout le vers est proche en
effet par ses sonorités du vers 6 où se trouve l’unique occurrence du nom Γαλάτεια,
et il n’est pas impossible que l’on ait ici à l’œuvre une sorte d’anagrammatisation
brouillée de ce même nom propre (ἀλλ᾽ ἄλλαν τινὰ φαμὶ γυναῖκ᾽ ἔχεν) que le
Cyclope brûle de prononcer tout en se retenant de le faire pour mieux faire enrager la
nymphe.

327. Gow (éd.) 1952, II, p. 124.


136 cyclopodie

ἀλλ᾽. Cette conjonction à l’ouverture du vers est en anaphore avec le vers


précédent. Le Cyclope cherche manifestement à contrarier la belle Galatée ; mais ici,
la con­­jonc­tion a une valeur moins adversative qu’additive (« et » plutôt que « mais »,
en dépit de la traduction proposée par Dover ou par Gow) après la négation du
vers 25 : il faut comprendre qu’au lieu de la regarder, le Cyclope préfère lancer des
allégations. On retrouve bien là les caractéristiques du Cyclope qui, du fait de son œil
unique, souffre d’un handicap visuel alors que, comme son nom l’indique, il est un
vir­tuose de la parole. Ses affabulations lui permettent de compenser ou de rectifier
son mauvais usage de la vue.

ἄλλαν τινὰ … γυναῖκ᾽. Le terme γύνη (il est inutile de suivre Fritzsche 328 qui
vou­lait écrire γυνάν à la place de γυναῖκα) n’apparaît nulle part ailleurs dans cette
idylle : Galatée en effet n’a pas ce statut puisqu’elle est qualifiée de πάις au vers 13.
L’emploi de ce terme à l’attention de la jeune nymphe est forcément polémique : il
est à prendre comme une pique à l’égard de Galatée en réponse à la remarque peu
obli­geante du vers 7 qui qualifiait certes Polyphème d’ἄνδρα, mais le disqualifiait
aus­si­tôt comme homme ou époux dans le domaine sexuel (δυσέρως). Ici, en retour,
c’est le statut de la femme qui est remis en cause et dévalué puisque l’on peut en
changer.
Toutefois le sens précis de l’expression reste problématique. Dans l’Idylle XI, le
Cyclope essaie de se consoler en se disant à lui-même, sans y croire tout à fait, qu’il
trou­vera bien une autre Galatée (XI, 76 : εὑρήσεις Γαλάτειαν ἴσως καὶ καλλίον᾽
ἄλλαν). Ce qui est là consolation devient ici une arme psychologique contre Galatée :
en étant délaissé, le Cyclope amoureux reste à l’image du Polyphème d’Homère qui
ne se marie pas, alors que les autres Cyclopes avaient des épouses et des familles
(cf. Od., IX, 115). Mais il faut savoir pré­ci­sé­ment de quelle manière Polyphème veut
ici faire enrager Galatée. Deux cons­truc­tions sont en effet possibles du fait de la dis­
jonc­tion dans le vers entre le nom et l’adjectif : soit on maintient la disjonction dans
une construction attri­butive (conseillée par Dover 329 ; cette construction attributive
n’est pas sans exemple : cf. Euripide, Hippolyte, 953 : Ὀρφέα τ᾽ ἄνακτ᾽ ἔχων) – le
Cyclope indique qu’il a déjà fait son choix et qu’il n’a pas besoin de Galatée comme
femme – ; soit on préfère réunir l’ensemble des accusatifs dans un seul groupe
nominal com­plément d’objet – en ce cas, le Cyclope fait savoir à Galatée qu’elle
arrive trop tard et qu’il a déjà une femme, mais alors on se heurte à une difficulté
supplémentaire car, tout en ayant une femme, Polyphème envisagerait d’en avoir une
autre. En effet, comme l’a montré Hunter 330, si le vers 33 signifie que Polyphème
demande à Galatée d’être sa femme (voir ad loc.), alors soit γύνη au vers 26 ne peut
pas être pris au sens d’« épouse », mais désigne sim­plement un « être féminin » qui est

328. Fritzsche (éd.) 1870, p. 189.


329. Dover (éd.) 1971, p. 144.
330. Hunter (éd.) 1999, p. 254-255.
commentaire 137

une relation amoureuse passagère du Cyclope, soit Polyphème exploite une tradition
qui faisait des Cyclopes des polygames : il y aurait alors un jeu interprétatif sur les
vers IX, 113‑115 de l’Odyssée :
ἀλλ᾽ οἵ γ᾽ ὑψηλῶν ὀρέων ναίουσι κάρηνα
ἐν σπέεσι γλαφυροῖσι, θεμιστεύει δὲ ἕκαστος
παίδων ἠδ᾽ ἀλόχων, οὐδ᾽ ἀλλήλων ἀλέγουσι.
mais ils sont établis au sommet de hautes montagnes dans des grottes profondes,
et chacun exerce sa loi sur ses enfants et ses épouses / son épouse sans se soucier
d’autrui.

Le pluriel ἀλόχων, qui permet d’éviter la succession peu harmonieuse de deux diph­
tongues ου dans le vers, est en fait ambigu du point de vue du sens : il faut soit
le com­prendre comme un vrai pluriel (chaque cyclope a plusieurs épouses), soit
l’in­ter­préter de manière distributive (chaque cyclope a une épouse). Il y avait sans
doute bien là une difficulté pour les Grecs eux-mêmes puisqu’on voit qu’Aristote,
en évoquant assez librement ce passage dans l’Éthique à Nicomaque, 1180a 28-29,
a rétabli le singulier ἀλόχου. Un comportement polygame correspondrait bien au
carac­tère primitif des Cyclopes, mais il n’est peut-être pas le bienvenu dans l’univers
des idylles de Théocrite où le Cyclope apparaît beaucoup plus civilisé qu’il ne l’était
chez Homère. Il semble donc plus cohérent de choisir ici la construction attributive
qui ren­force la valeur de la disposition des mots dans le vers et qui n’entraîne pas
d’écart dans la représentation du Cyclope.

φαμί. On est invité, par la position métrique identique, à rapprocher ce verbe


du nom de Polyphème (cf. Πολύ-φαμε, v. 6 et 19 ; voir les remarques au vers 6
supra p. 79-80) : Polyphème n’est pas seulement un héros de légende, c’est aussi
un per­son­nage affabulateur, un être qui invente et raconte des histoires pour donner
une consistance à sa propre existence. Il l’avoue ici lui-même dans le cadre d’un
jeu visant à irri­ter Galatée et à exciter sa jalousie. Il n’est pas impossible qu’en ce
qui concerne le per­sonnage même de Galatée il ne joue pas aux lecteurs que nous
sommes un tour sem­blable : le mensonge que Polyphème dévoile à demi-mot remet
en question la vérité des propos qu’il tient ici par la bouche de Damoitas.

ἔχεν. Cette forme est celle d’un infinitif que l’on trouve en ar­ca­dien et en dorien
(notam­ment à Cos) et qui correspond probablement à une forme réduite -ν de la
dési­nence régulière d’infinitif (-εν) accompagnée d’une voyelle thématique (ε) qui
s’insère entre cette désinence et le radical 331. C’est, dans cette idylle, la seule forme
d’in­fi­nitif présent non contracte ; la voyelle brève de la voyelle thé­matique est ici
exi­gée par la scansion (comme pour les occurrences de V, 7 et 36). On trouve dans
le corpus des formes concurrentes, et la généralisation de la forme en -ειν pratiquée
depuis Wilamowitz ne s’impose pas nécessairement.

331. Voir Monteil (éd.) 1968, p. 42-43.


138 cyclopodie

Le verbe ἔχειν s’emploie assez normalement dans un contexte de mariage. Il peut


être utilisé de manière absolue au sens d’« avoir pour femme » (Od., IV, 569 : ἔχεις
Ἑλένην ; Hérodote, III, 31 : Τότε μὲν δὴ ὁ Καμβύσης ἔγημε τὴν ἐρωμένην,
μετὰ μέντοι οὐ πολλὸν χρόνον ἔσχε καὶ ἄλλην ἀδελφεήν) ou, de manière tran­
si­tive, au sens d’« avoir une femme » (Xénophon, Cyropédie, VII, 2, 26 : ἀποδίδωμι
ἤδη γυναῖκα τε ἔχειν ἣν εἶχες).

ἃ δ᾽ ἀίοισα. Les affabulations du Cyclope ont un effet immédiat, car Galatée est
aux aguets et écoute celui qui fait mine de l’ignorer : la posture de Galatée est for­
tement suggérée par le contre-rejet détaché par la pause bucolique, cependant que la
dié­rèse souligne la mimique de celle qui tend l’oreille pour mieux entendre. Galatée
est enfin à nouveau désignée (alors qu’elle ne l’avait pas été depuis le début du chant
de Damoitas), mais cette désignation est à la fois minimale et sournoise : Polyphème
ne donne toujours pas le nom de la Nymphe et se contente d’un pronom qui peut
d’au­tant plus prêter à confusion que la clausule semble par­tiel­le­ment répondre à
celle du vers 10 (ἃ δὲ βαΰσδει) où le même pronom dési­gnait non Galatée, mais
le chien de Polyphème ! Pour la forme du participe, on comparera à θέοισαν 12,
παπταίνοισα 28, ἔχοισα 30. Ce verbe est peu employé par Théocrite : on trouve
une autre occurrence avec un sens plus élargi en XXIV, 37 332.

27. ζαλοῖ μ᾽, ὦ Παιάν, καὶ τάκεται, ἐκ δὲ θαλάσσας

Comme au vers précédent, on voit ici se multiplier les sonorités en [a], qui sont
essen­tiel­le­ment longs : plus que la féminité de Galatée, c’est la jubilation du Cyclope
qui éclate à gorge déployée dans un vers fortement alourdi par les spondées expressifs
dans tout le premier hémistiche.

ζαλοῖ μ᾽. Ce verbe est peu employé par Théocrite qui n’offre qu’une autre occur­
rence en III, 50 mais dans le sens un peu différent d’« envier, estimer quelqu’un heu­
reux de quelque chose ». Ici il s’agit plus précisément d’« éprouver de la jalousie ».
Galatée éprouve de la jalousie à l’égard de Polyphème ou de son désir com­blé par
une autre 333. En ce sens, les verbes ζηλοτυπεῖν ou φθονεῖν sont plus attendus (cf.
scholie P : ζηλοῖ μ᾽, ὦ Παιάν· ἀντὶ τοῦ ζηλοτυπεῖ με). Toutefois, ce sens de
« jalouser » n’est pas sans exemple pour ζηλοῦν : on peut, avec Gow 334, signaler
l’exemple d’Hésiode, Travaux, 195, mais aussi ceux de l’Hymne homérique à
Déméter, 168, 223. Le sen­ti­ment qui anime ici Galatée est une jalousie char­gée de
colère et de regret 335. La posi­tion du verbe à l’initiale du vers (par suite du contre-rejet

332. Cf. White 1979, p. 41-42 ad loc.


333. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 255.
334. Gow (éd.) 1952, II, p. 124.
335. Voir Zimmerman 1994, p. 44-46.
commentaire 139

du vers précédent) souligne ce sen­ti­ment violent qui doit être mis en paral­lèle avec
l’ou­verture du chant de Daphnis au vers 6 (βάλλει τοι) : aux agaceries de Galatée à
l’égard de Polyphème répond ici la jalousie de la même Galatée à l’égard du même
Polyphème. C’est un habile ren­ver­sement de situation ! Ce verbe ζαλοῖ entre dans le
vers en relation avec le dernier mot θαλάσσας, dans une paire sonore jouant sur les
modi­fications de la den­tale initiale ζᾱλ- / θᾰλ- et sur un balancement des quantités.

ὦ Παιάν. Παιάν est à la fois le nom d’un dieu médecin (on le voit par exemple
soi­gner Hadès en Il., V, 401 et Arès en Il., V, 900) et le cri par lequel on l’acclame. La
forme originelle du mot, d’après les témoignages mycéniens, est Παιάϝων qui, sous
la forme Παιάν, est identifié comme l’une des manifestations particulières d’Apollon
auquel son nom finit par servir d’épithète (cf. Sophocle, Œdipe Roi, 154 ; Euripide,
Alceste, 92) ; il n’est pas impossible qu’un rapprochement avec le dieu Pan puisse
être esquissé au moins sur le plan étymologique puisque la forme Πάν est sûrement
une contraction, comme l’indique la forme de datif Πάονι 336. De ce point de vue,
l’inter­jection lan­cée ici par le Cyclope doit être rapportée au juron qu’il lançait au
vers 21 (voir remarques supra p. 123-124) tandis que, par ses sonorités, elle annonce
le verbe παπταίνω au vers suivant (voir remarques ad loc.).
Mais, au-delà de l’identification et de l’explication de la forme, il y a lieu de se
deman­der quelle est précisément sa signification dans la bouche de Polyphème. Si
l’on suit Hunter 337, il faudrait y voir probablement un cri de triomphe (cf. Sophocle,
Trachiniennes, 221, pour marquer l’entrée du cortège victorieux mené par Lichas)
qui peut s’expliquer par le chagrin que le Cyclope parvient à infliger à celle qui lui en
avait fait subir autrefois autant 338 ; il n’y a pas lieu de retenir l’idée que le Cyclope, à
l’ins­tar de Lacon (V, 79 : l’interjection y est en homotaxie), pourrait lancer un appel
à la protection de Paian contre les effets phy­siques de l’humeur de Galatée : il en est
ici simplement à goûter son triomphe sur celle qui le tourmente. La place de cette
inter­jection dans ce vers et au vers V, 79 sug­gère une certaine rusticité de cet appel à
Paian 339 : à peine Galatée manifeste-t-elle son désappointement et sa jalousie que le
Cyclope ne peut s’empêcher d’exulter.

καὶ τάκεται. Les insinuations de Polyphème provoquent chez Galatée une réac­
tion d’ordre physique, comme chez Lacon en V, 12-13 : il s’agit d’une con­somp­tion
intérieure. De telles manifestations physiques de la jalou­sie érotique sont fréquentes :
dans l’Idylle XI, c’est le Cyclope qui semblablement se consume (v. 14). Mais ici,
il y a une certaine incongruité à retrouver cette métaphore lexicalisée dans le cas

336. Voir Chantraine 1998, p. 847 et 855 s.v. « παιάν » et « Πάν ».


337. Hunter (éd.) 1999, p. 255.
338. Cf. Hutchinson 1988, p. 185.
339. Hunter (éd.) 1999, p. 255.
140 cyclopodie

de Galatée 340 : pour une nymphe marine, il est en effet surprenant de dire qu’elle
se liquéfie sous l’effet de la jalousie ; mais cette incongruité n’est qu’apparente,
car Galatée, de fait, tend à être assimilée au monde terrestre (cf. supra p. 108 les
remarques au vers 15) et c’est en tant que pseudo-terrienne (ou nymphe marine con­si­
dérée d’un point de vue terrestre) qu’elle peut être affectée d’une telle trans­formation
physique (voir aussi les remarques concernant οἰστρεῖ au vers 28).

ἐκ δὲ θαλάσσας. La mer était bien sûr présente dans le chant de Daphnis, mais
elle n’était pas désignée par ce terme qui est nouveau dans cette idylle. Daphnis
en effet avait choisi le terme poétique qui dénote la mer comme étendue salée
(cf. v. 12, εἰς ἅλα ; v. 14, ἐξ ἁλός) ; Damoitas lui répond en employant d’abord le
terme le plus général et le plus usuel (cf. aussi chez Théocrite, VII, 57, en homotaxie ;
XI, 43, etc.). La posi­tion du groupe prépositionnel en contre-rejet, bien délimité par
la pause buco­lique, et la particule adversative δέ semblent indiquer un revirement
dans l’atti­tude de Galatée : après une phase d’abattement (τάκεται), elle passe à
une action plus vive, qui l’amène à sortir de son élément : on sait pourtant que, dans
l’Idylle XI, c’était l’im­possibilité pour Galatée de vivre hors de son élément qui inter­
disait toute rela­tion avec le Cyclope.

28. οἰστρεῖ παπταίνοισα ποτ᾽ ἄντρα τε καὶ ποτὶ ποίμνας.

Le travail sur les sonorités met ici en évidence d’une part la labiale sourde à l’ini­
tiale de quatre mots du vers, d’autre part la dentale systématiquement présente aux
temps faibles de chaque pied du vers. Le crépitement produit par cette inflation
d’occlu­sives expressives sert à soutenir l’expression de la fureur de Galatée.

οἰστρεῖ. Ce verbe, absent du lexique homérique, apparaît fréquemment dans la


langue des Tragiques : Eschyle, Prométhée enchaîné, 835 ; Euripide, Iphigénie à
Aulis, 77 ; Bacchantes, 119 ; Sophocle, Trachiniennes, 655. Son emploi est toujours
imagé et décrit le comportement d’un être furieux comme un animal piqué par un
taon ; le scholiaste explique très clairement cela : οἶστροι δέ εἰσι πολέμιοι τοῖς
βουσίν· ὅταν γὰρ δάκνωσιν αὐτούς, οἰστρᾶν ποιοῦσι καὶ τρέχειν πολλὴν
ὁδὸν ἐν τοῖς πεδίοις καταλιπόντας τὸν νομόν. Μεταφορικῶς οὖν φησι
καὶ τὴν Γαλάτειαν οἰστρᾶν καὶ δρομαίαν ἔρχεσθαι πρὸς τὰ ἄντρα καὶ τὰς
ποίμνας τοῦ Κύκλωπος. Le verbe indique donc un transport de fureur, un com­por­
te­ment frénétique souvent sous l’effet de la passion amoureuse (cf. Ménandre, fr. 258,
3 K.-T. οἰστρῶντι πόθῳ ; Lycophron, Alex., 612 ; Anthologie de Planude, 80, 4 :
ὑπ᾽ ἔρωτος / οἰστρηθείς). Ici c’est sans doute la jalousie exprimée à l’ouverture
du vers pré­cédent qui attise la fureur de Galatée. La forme οἰστρεῖ rete­nue par
Théocrite, qui n’offre que cette unique occurrence du verbe, est la variante dorienne

340. Cf. Voelke 1992, p. 11.


commentaire 141

du verbe οἰστράω. Il est à noter que l’emploi de ce verbe métaphorique renvoie


Galatée au monde des animaux domestiques, et plus largement au monde pastoral du
Cyclope 341 : aiguil­lonnée par la jalousie, elle se comporte, telle Iô, à l’égal des bes­
tiaux piqués par un taon et il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que ce sentiment
excessif la fasse sortir de son élément naturel (la mer) pour rejoindre l’espace pastoral
du Cyclope ; le verbe doit peut-être dès lors être mis en relation avec le terme qui clôt
le vers : ποίμνας.

παπταίνοισα. La scholie P indique bien le sens de ce verbe : τὸ δὲ


παπταίνουσα ἀντὶ τοῦ περιβλέπουσα. Il s’agit en effet de « chercher du regard »,
de « balayer tout l’espace alentour du regard ». Malgré certaines hypothèses, il ne
semble pas qu’il faille établir un rapprochement étymologique entre ce verbe et le
nom de Pan 342 : dans notre idylle cependant, l’écho est fort du point de vue des sono­
ri­tés entre ce verbe et le nom de Pan ou l’exclamation Παιάν au vers précédent.
La recherche que mène ici des yeux Galatée est le contrepoint du vers 11 où la
chienne de Polyphème tourne les yeux vers la mer (εἰς ἅλα δερκομένα) : au regard
mena­çant de l’animal fait place celui, inquisiteur, de la nymphe jalouse. Si le verbe
est fré­quent chez Homère (Il., IV, 200, 497 ; VIII, 269 ; XII, 333 ; XIII, 551, 649 ; XIV,
101, 507 ; XVI, 283 ; XVII, 84, 115, 674 [πάντοσε παπταίνων ὣς τ᾽ αἰετός], etc. ;
Od., XI, 608 ; XII, 233 ; XXII, 24, 380 ; XXIV, 179, etc.), il n’est employé que deux
fois par Théocrite : l’autre occurrence se trouve dans une comparaison en XVII, 10,
qui montre un bûcheron scrutant une forêt pour savoir par quel arbre il va com­mencer
sa besogne. En dehors d’Homère, le verbe figure aussi chez Hésiode (Travaux,
444) et assez fréquemment dans la poésie alexandrine (Aratos, Phén., 128, 1046 ;
Moschos, II, 134 ; IV, 109 et V, 6), notamment chez Apollonios de Rhodes (Arg., I,
341, 631, 1171 ; II, 35 ; III, 634, 924, 953, etc.). Chez Homère, le verbe παπταίνω
est presque toujours employé dans un contexte guerrier, soit que le sujet cherche des
yeux l’action la plus avantageuse à mener, soit qu’il s’efforce de lancer un regard
mena­çant sur l’ennemi 343. Le participe présent fémi­nin semble propre à Théocrite :
il indique tous les efforts accomplis par Galatée dans sa recherche inquiète ; Galatée
cherche à confirmer de visu les propos qu’elle a entendu (ἀίοισα) tenir à Polyphème.

ἄντρα. Le pluriel vaut sans doute pour le singulier plus régulièrement employé
par Théocrite (cf. XI, 44), à moins qu’il ne serve à dire ici tous les recoins de l’antre
scru­tés par Galatée. Comme dans l’Odyssée, le Cyclope vit dans une grotte. Dans
l’Idylle XI, il vante à Galatée les nombreux avantages de son domicile. Ici au
contraire, il reste très allusif.

341. Cf. Voelke 1992, p. 11.


342. Voir Borgeaud 1979, p. 283-284.
343. Cf. Foster 2002, p. 54.
142 cyclopodie

ποτ᾽ ἄντρα τε καὶ ποτὶ ποίμνας. Un hémistiche entier est consacré aux lieux
qu’ins­pecte Galatée du regard. L’expression y est discrètement emphatique à la fois
par la répétition de la préposition qui est en principe ici superflue et par la dis­po­
si­tion des mots qui produit un déplacement anormal de la particule τέ. L’effet de
ces deux légers écarts par rapport à la norme est de mettre en évidence chacune des
direc­tions obser­vées qui sans doute se répartissent selon une série d’oppositions :
intérieur / extérieur, non animé / animé, fixe / mouvant. On constate d’autre part un
petit déséquilibre dans l’expression des deux directions : d’un côté un nom de lieu, de
l’autre un groupe d’animaux. La grotte et le troupeau sont les deux éléments les plus
carac­té­ristiques de la vie du Cyclope : il a une vie sauvage et pastorale.
Du point de vue des sonorités, cet hémistiche semble reprendre et développer les
sono­rités du participe παπταίνοισα comme si Galatée laissait sa marque imprimée
sur tout ce qu’elle regarde : cela justifie-t-il l’emploi du nom féminin ποίμνα (voir
ci-après) ?

ποίμνας. Depuis le début de l’idylle, les deux chanteurs ont utilisé le diminutif
neutre ποίμνιον (v. 6 et 21). Le présent nom féminin ποίμνα est plus souvent
employé par Théocrite (cf. V, 72 ; X, 4 ; XXV, 7) et c’est le seul utilisé par Homère
(Od., IX, 122 : ποίμνῃσιν) : en reprenant cet hapax de l’Odyssée, Théocrite fait un
clin d’œil dis­cret à son lecteur. En effet le terme est employé par Homère dans la des­
crip­tion de l’île qui se trouve en face de la terre des Cyclopes (Od., IX, 116‑124) :
νῆσος ἔπειτα λάχεια παρὲκ λιμένος τετάνυσται,
γαίης Κυκλώπων οὔτε σχεδὸν οὔτ᾽ ἀποτηλοῦ,
ὑλήεσσ᾽· ἐν δ᾽ αἶγες ἀπειρέσιαι γεγάασιν
ἄγριαι· οὐ μὲν γὰρ πάτος ἀνθρώπων ἀπερύκει,
οὐδέ μιν εἰσοιχνεῦσι κυνηγέται, οἵ τε καθ᾽ ὕλην
ἄλγεα πάσχουσιν κορυφὰς ὀρέων ἐφέποντες.
Οὔτ᾽ ἄρα ποίμνῃσιν καταΐσχεται οὔτ᾽ ἀρότοισιν,
ἀλλ᾽ ἥ γ᾽ ἄσπαρτος καὶ ἀνήροτος ἤματα πάντα
ἀνδρῶν χηρεύει, βόσκει δέ τε μηκάδας αἶγας.
Une île assez petite s’étend en face de leur port, ni trop près ni trop loin de la terre
des Cyclopes ; elle est boisée ; les chèvres sauvages y pullulent en grand nombre ; le
pas des hommes ne vient pas les troubler et on n’y rencontre pas les chasseurs qui
d’ordinaire peinent terriblement à parcourir sous la futaie les cimes des montagnes.
Cette île n’est donc occupée ni par les troupeaux ni par les charrues, mais, sans
semences et sans labours, elle est continuellement vide d’hommes et ne nourrit que
des chèvres bêlantes.

L’emploi de cet hapax invite donc le lecteur à sortir de l’univers du Cyclope. S’il n’y
a pas de communication chez Homère entre la terre des Cyclopes et l’île qui est en
face, du fait de l’ignorance de la navigation, la nymphe marine Galatée est bien la
mieux placée pour assurer une telle transition. Certes, chez Homère, l’île en question
est sans troupeaux (ποίμνα) ; mais en employant ici pour l’univers du Cyclope un
terme qui renvoie à celui d’en face, Théocrite suggère qu’à travers le regard scru­
ta­teur et panoramique de Galatée c’est bien le monde tout entier du Cyclope qui a
commentaire 143

changé de face et qui commence à subir l’influence (au moins sur le plan lexical) de
l’extérieur. Par son regard, Galatée introduit une dimension féminine dans l’uni­vers
du Cyclope et c’est le terme ποίμνα qui imprime la trace de cette fémi­nité dans cet
espace sauvage.
On retrouve le même changement de nom sans qu’il y ait de glissement de sens à
quelques vers d’intervalle dans l’Idylle V (v. 72 : ποίμνα, et 75 : ποίμνιον). L’emploi
du pluriel peut aussi se justifier ici par les nombreux éléments qui constituent le
troupeau.

29. Σίξα δ᾽ὑλακτεῖν νιν καὶ τᾷ κυνί· καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων,

L’ensemble du premier hémistiche souffre d’une assez mauvaise tradition manus­


crite, les erreurs s’entraînant sans doute les unes les autres. Le texte peut cepen­dant
être res­titué avec une très grande vraisemblance en raison du sens et de la cor­respon­
dance néces­saire avec le chant de Daphnis. Ce vers souligne que le manège de la
chienne décrit par Daphnis aux vers 10-14 a été mis en œuvre par Polyphème lui-
même, qui était donc bien loin de redouter que sa chienne ne fît du mal à la jeune
nymphe 344.

σίξα. Les tentatives pour maintenir le texte des manuscrits (qui donnent σίγα
HAE, σιγᾶ K1MPD et σῖγα pour les autres) aboutissent toutes à des échecs, comme
le montre la confusion des scholies, et il faut bien se résoudre à l’idée que le texte
trans­mis n’a pas de sens 345. Les éditeurs reprennent de manière unanime la cor­rection
assez économique proposée par Ruhnken 346 : elle est quasiment certaine (la seule
réelle dif­ficulté est que le verbe ne se retrouve pas ailleurs chez Théocrite, mais cette
rareté d’em­ploi tient au sens même du terme) et, en outre, s’impose pour le sens. Cet
aoriste du verbe σίζω va de pair avec l’aoriste εἶδον à l’ouverture du chant (v. 21) de
sorte que les deux verbes répondent aux vers 8 et 10 du chant de Daphnis : le rap­pro­
che­ment de ces deux aoristes dans une lecture verticale permet en outre de faire une
sorte de résumé de la vie du Cyclope : « j’ai vu et j’ai sifflé », comme le sug­gère le jeu
inter­textuel suivant.
Si σίζω est bien le verbe qu’il faut ici rétablir, son emploi est aussi habile, car
il représenterait un nouveau clin d’œil au lecteur d’Homère et, une nouvelle fois, à
l’épi­sode du Cyclope dans l’Odyssée. Ce verbe est en effet un hapax homérique uti­
lisé pour dire le bruit produit par l’œil unique du Cyclope au contact du pieu enfoncé
par Ulysse et ses hommes (IX, 391-394) :
ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἀνὴρ χαλκεὺς πέλεκυν μέγαν ἠὲ σκέπαρνον
εἰν ὕδατι ψυχρῷ βάπτῃ μεγάλα ἰάχοντα

344. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 255.


345. Cf. White 1976, p. 35 ; 1977, p. 3.
346. Fritzsche (éd.) 1870, p. 190.
144 cyclopodie

φαρμάσσων· τὸ γὰρ αὖτε σιδήρου γε κράτος ἐστίν·


ὣς τοῦ σίζ᾽ ὀφθαλμὸς ἐλαϊνέῳ περὶ μοχλῷ.
Quand un forgeron trempe une grande hache ou une cognée dans l’eau froide pour
la durcir, le métal gémit fortement, mais c’est de là que vient ensuite la résistance
du fer ; ainsi sifflait son œil autour du pieu d’olivier.

Ainsi le Cyclope produit par avance à l’égard de Galatée (par l’intermédiaire de sa


chienne) le bruit qu’Ulysse fera résonner dans son œil unique : à partir de là, on
com­prend peut-être mieux le rapport qu’il faut établir entre l’œil de Polyphème et la
figure de Galatée (voir infra les remarques aux vers 35 sq. p. 157 sq.).

ὑλακτεῖν νιν. Le verbe ὑλακτεῖν n’est pas très fréquent. On ne le trouve dans le
Corpus Theocriteum que dans l’Idylle VIII (v. 27) dont l’authenticité est douteuse. Le
sens premier du mot est « aboyer », mais il n’est guère usité (cf. aussi Xénophon, De
la chasse, 3, 5 ; 9, 2) et, comme l’indique Delebecque 347, le verbe est même employé
tech­niquement par Xénophon dans le sens encore plus res­treint de « clabauder (c’est-
à-dire aboyer mal à propos, généralement en dehors de la voie) » ; cela signifie que,
dans ce sens technique, le verbe ne conviendrait pas à la situa­tion ou que, dans
ces conditions, il y aurait une touche ironique de Théocrite qui ferait employer au
Cyclope un terme inadéquat montrant que son dressage est mau­vais alors même qu’il
pré­tend le contraire.
Ce verbe se distingue par son occurrence unique dans l’Iliade au chant XVIII dans
la description d’une des scènes du bouclier (XVIII, 582-586) :
τὼ μὲν ἀναρρήξαντε βοὸς μεγάλοιο βοείην
ἔγκατα καὶ μέλαν αἷμα λαφύσσετον· οἳ δὲ νομῆες
αὔτως ἐνδίεσαν ταχέας κύνας ὀτρύνοντες.
Οἳ δ᾽ ἤτοι δακέειν μὲν ἀπετρωπῶντο λεόντων,
ἱστάμενοι δὲ μάλ᾽ ἐγγὺς ὑλάκτεον ἔκ τ᾽ ἀλέοντο.
Mais ayant déchiré la peau du grand bovin, les deux lions lui lapaient les entrailles
et le sang noir. Les bergers en vain les pourchassaient en excitant leurs chiens
rapides : ceux-ci se détournaient de mordre les lions, mais se tenant tout près ils
aboyaient et tâchaient de les éviter.

Dans cette scène iliadique, les chiens ne sont pas plus efficaces que les maîtres qui
ne parviennent pas à se rendre maîtres des agresseurs. Les aboiements sont aussi bien
l’ex­pres­sion de cette inefficacité que la marque d’une certaine couardise : incapables
de rivaliser, les chiens se contentent d’occuper l’espace sonore. Ces aboiements
sont bien, comme dans le traité technique de Xénophon, des clabaudements hors de
propos en ceci qu’ils sont vains. Dans ces conditions, comment cette scène pourrait-
elle servir de modèle aux propos du Cyclope ? Ou alors celui-ci comprend bien mal
le texte homérique au point de produire un hypotexte qui le ridiculise. Même si cette
hypo­thèse d’une lecture humoristique n’est pas à négliger de la part de Théocrite, il

347. Delebecque (éd.) 1970, p. 150.


commentaire 145

con­vient au moins de la contrebalancer par une seconde intertextualité homérique qui


offre une autre dimension possible à l’emploi de ce verbe rare.
Le verbe ὑλακτεῖν se trouve en effet aussi au chant XX de l’Odyssée qui con­tient
les deux seules occurrences de ce second poème homérique à quelques vers d’in­ter­
valle lorsqu’Ulysse brûle de s’élancer contre les prétendants (XX, 13-16) :
πολλὰ δὲ μερμήριζε κατὰ φρένα καὶ κατὰ θυμόν,
ἠὲ μεταΐξας θάνατον τεύξειεν ἑκάστῃ,
ἦ ἔτ᾽ ἐῷ μνηστῆρσιν ὑπερφιάλοισι μιγῆναι
ὕστατα καὶ πύματα· κραδίη δέ οἱ ἔνδον ὑλάκτει.
Ὡς δὲ κύων ἀμαλῇσι περὶ σκυλάκεσσι βεβῶσα
ἄνδρ᾽ ἀγνοιήσασ᾽ ὑλάει μέμονέν τε μάχεσθαι,
ὥς ῥα τοῦ ἔνδον ὑλάκτει ἀγαιομένου κακὰ ἔργα.
Il se demandait avec une grande perplexité en son esprit et en son cœur s’il devait
s’élancer pour mettre à mort chacune d’elles ou les laisser s’unir aux orgueilleux
prétendants pour une ultime fois ; tout son cœur en lui-même grondait. Tout comme
une chienne, tournant autour de ses tendres chiots, aboie contre un homme qu’elle
n’a pas reconnu et s’apprête à livrer bataille, ainsi grondait le cœur de cet homme
indigné de ces vilainies.

On constate que, déjà dans l’Odyssée, le sens du verbe est métaphorique, comme
il le sera souvent par la suite, dans la tragédie notamment (cf. Euripide, Alceste,
760 ; Sophocle, électre, 299). L’hypothèse que l’on peut formuler pour la lecture de
Théocrite est que le poète alexandrin se souvient plus spécialement de cette com­
pa­raison odysséenne (on voit que dans les deux textes il s’agit d’une chienne ; chez
Homère la chienne ne reconnaît pas un nouveau venu, tandis que chez Théocrite
Polyphème feint d’ignorer Galatée) ; en reprenant le verbe ὑλακτεῖν au sens propre,
Théocrite voudrait exprimer que, comme l’indique dans la comparaison homérique
le rapprochement entre ὑλάκτει et ὑλάει, le verbe signifie bel et bien « aboyer » et
qu’il doit être employé dans ce sens. Théocrite en profiterait donc pour se livrer à une
inter­prétation d’Homère en recourant, dans un contexte clair, à un verbe au sens peut-
être controversé du fait de l’évolution même de ses usages.

καὶ τᾷ κυνί. Ce datif d’intérêt est à rattacher à l’aoriste initial σίξα. Le Cyclope
mani­feste par là qu’il a une réelle autorité sur certains êtres : il fait obéir sa chienne
dont le comportement vient s’ajouter aux tracasseries de Polyphème lui-même.
L’adverbe καί a ici une valeur additive (« aussi »), plutôt qu’il n’indique une gradation
ascend­ante (« même ») qui ne peut être retenue (au moins de manière secondaire) que
dans le cas d’une lecture ironique du vers (voir ci-avant).

καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων. La pause bucolique et le contre-rejet mettent en valeur cette
brève subordonnée temporelle dans laquelle Polyphème revient fugitivement et avec
nos­tal­gie sur son passé d’amoureux. Cette scansion semble imposer de couper la
phrase après le verbe ἤρων.
146 cyclopodie

γάρ. La raison pour laquelle Polyphème a excité sa chienne contre Galatée est de
marquer, d’un point de vue sonore, sa propre évolution sentimentale ; le changement
de circonstances entre un avant amoureux et un présent indifférent est ainsi traduit
par le passage de petits jappements que l’on imagine affectueux à de vifs aboiements
net­tement plus agressifs : on retrouve ici comme ailleurs la dialectique du voir et
de l’entendre dans la construction du sentiment amoureux ; le bruit des jappements
éloigne de la vue, donc de l’amour. Comme il était déjà apparu au vers 10, la chienne
est donc bien une sorte de double de Polyphème : elle est non seu­le­ment l’œil supplé­
men­taire qui lui manque, mais elle lui sert ici de médium sonore pour exprimer ses
sen­timents à l’égard de Galatée dans un dialogue qui n’arrive déci­dé­ment pas à se
nouer.

ἤρων. Ce verbe fait écho, de manière interne, au vers 18 où apparaît déjà le nom
ἔρως. Mais alors que, dans la première occurrence, la référence à l’eros était générale
et impersonnelle, ici c’est Polyphème qui est impliqué par ce sentiment qu’il déclare
par lui-même et pour lui-même. L’emploi de l’imparfait renvoie à la fois à une
époque passée (sans doute illustrée par les événements rapportés dans l’Idylle XI) et
à une expérience qui a duré. Il n’est pas impossible cependant que Polyphème con­
tinue d’éprouver ce sentiment : comme Gow l’indique très justement 348, même s’il
est présentement toujours amoureux, Polyphème maîtrise assez sa passion désor­mais
pour pouvoir la dissimuler et faire ainsi enrager Galatée.
On notera cependant que ce verbe ἤρων est employé sans doute sans complément,
à l’image du verbe εἶδον au début du chant de Damoitas (v. 21) : Polyphème ne donne
pas plus d’objet extérieur à son amour qu’il n’en donne à son regard. Il n’entretient
de relations sentimentales qu’avec lui-même, soit que l’objet de ses désirs ne réponde
pas à ses attentes, soit qu’il s’amuse comme ici à repousser lui-même les avances de
Galatée : la question se pose de savoir si Polyphème peut véritablement entre­tenir
une relation avec autrui.
Toutefois, une autre construction est envisageable si l’on déplace la virgule après
αὐτᾶς au vers suivant : Hunter 349 choisit cette version à la suite de différents éditeurs
(Richardson, Valckener, Fritzsche, Ahrens, Edmonds, etc.) ; Gow 350 et Legrand 351
con­servent la construction absolue du verbe. Le déplacement de la virgule a des con­
sé­quences impor­tantes sur le sens du vers 30 (voir ci-après), mais ne nous semble
pas devoir être conservé ici, car l’absence d’objet explicite à l’amour du Cyclope
convient mieux sans doute à sa psychologie.

348. Gow (éd.) 1952, II, p. 124.


349. Hunter (éd.) 1999.
350. Gow (éd.) 1952.
351. Legrand 1925-1927, I.
commentaire 147

30. αὐτᾶς ἐκνυζεῖτο ποτ᾽ ἰσχία ῥύγχος ἔχοισα.

On se reportera à Hunter 352 qui expose parfaitement les deux inter­prétations pos­
sibles du texte :
1) Soit on place la virgule après αὐτᾶς que l’on construit comme complément du
verbe ἤρων et le texte signifie alors : « Quand j’étais amoureux d’elle, ma chienne
gémis­sait en posant son museau contre ses propres flancs ». On aurait donc une pré­
sen­tation réaliste du comportement du chien qui se repose ; voir les scholies ad loc.
qui comprennent le texte en ce sens. La chienne restait donc près de Polyphème
quand celui-ci chantait son amour, en ronronnant. Aujourd’hui tout a changé, du fait
du nouveau comportement du Cyclope.
2) Soit on place la virgule avant αὐτᾶς que l’on construit avec ἰσχία comme
com­plé­ment exprimant la possession ; le sens est alors : « Quand j’étais amoureux,
ma chienne gémissait et plaçait son museau dans son giron à elle (Galatée) ».
Hunter 353, qui ne retient pas cette seconde interprétation, invoque le fait que Galatée
n’était pas présente dans l’Idylle XI qui porte sur les amours malheureuses de
Polyphème. Toutefois, on peut, contre cette opinion, indiquer que l’Idylle XI n’est
pas nécessairement la situation évoquée dans l’Idylle VI et que, en revanche, si ni la
chienne ni Galatée ne sont physiquement présentes dans l’Idylle XI, rien n’empêche
de supposer qu’elles sont réunies ; bien plutôt, il est vraisemblable que l’expression
« quand j’étais amoureux » renvoie non pas aux amours malheureuses de Polyphème,
mais à une situation possible d’amour partagé et que, dans ces conditions, la chienne
expri­mait auprès de Galatée, par ses grognements, une tendresse dont le Cyclope
n’était sans doute pas capable puisqu’il ne donne aucun objet à l’expression de ses
amours passées.
Comme l’indique Köhnken 354, la chienne est rétrospectivement placée dans une
situa­tion amoureuse passée (mais, contre Köhnken, nous ne considérons pas qu’il
s’agisse nécessairement de la scène de l’Idylle XI), parce que c’est seulement dans les
cir­constances de l’Idylle VI qu’elle peut avoir une part active à la stra­té­gie nouvelle
du Cyclope.
Quoi qu’il en soit de la situation, on notera que la multiplication dans le second
hémi­stiche du khi associé à la sifflante a l’effet d’une harmonie imitative qui évoque
la respiration de la chienne.

αὐτᾶς. Le pronom de rappel renvoie sans ambiguïté à Galatée, quelle que soit la
cons­truc­tion admise (voir supra).

352. Hunter (éd.) 1999, p. 255-256.


353. Ibid., p. 256.
354. Köhnken 1996, p. 181.
148 cyclopodie

ἐκνυζεῖτο. La forme de ce verbe n’est pas définitivement arrêtée car, si les


manu­scrits K2 et P donnent bien la forme en -e- ici retenue (ἐκνυζεῖτο), les autres
manuscrits transmettent une forme concurrente en -a- (ἐκνυζᾶτο) dont l’existence est
légiti­mée par l’analogie avec des verbes similaires du cri animal comme βληχάομαι,
μηκάομαι. On a déjà trouvé une incertitude semblable au vers 28 à pro­pos de
οἰστρεῖ (voir supra p. 140-141). Deux arguments plaident cependant en faveur du
voca­lisme en -e- : premièrement, de manière externe au corpus théocritéen, c’est bien
la forme κνυζεῖσθαι qui est la leçon systématique des manuscrits au vers 1571 de
l’Œdipe à Colone de Sophocle ; deuxièmement, de manière interne au corpus, la
forme κνυζεῦνται est désormais donnée par le papyrus P3 en II, 109. Même si l’on
peut objecter qu’il n’y a peut-être pas de forme stable dans l’ensemble des poèmes,
le choix de ἐκνυζεῖτο est cohérent avec la forme du vers 28 et relève de la lectio
difficilior qu’il faut préférer.
Si l’occurrence déjà citée du vers II, 109 concerne un enfant, le verbe s’emploie
sur­tout pour les jappements du chien, comme l’indique Monteil 355 : on se reportera
à Aristophane, Guêpes, 977 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 1571. Le κνυζηθμός n’est
pas un aboiement (qui est ici exprimé par le verbe ὑλακτεῖν). Le scholiaste dit très
bien que « l’on appelle κνυζηθμός l’aboiement indistinct des chiens » (κνυζηθμός
λέγεται ἡ τῶν κυνῶν ἄσημος ὑλακή). Il s’agit donc d’un jappement plus proche
du gro­gne­ment ou du grondement que de l’aboiement. Cette dis­tinction est rendue très
claire par un passage fameux de l’Odyssée où Athéna appa­raît à Ulysse et aux chiens
d’Eumée, sans être aperçue par les autres personnes présentes (XVI, 162‑163) :
ἀλλ᾽ Ὀδυσεύς τε κύνες τε ἴδον, καί ῥ᾽ οὐχ ὑλάοντο,
κνυζηθμῷ δ᾽ ἑτέρωσε διὰ σταθμοῖο φόβηθεν.
mais Ulysse et les chiens la virent ; et ils n’aboyèrent pas, mais avec un grognement
allèrent se réfugier de l’autre côté de l’étable.

On retrouve la même distinction dans ces vers de Théocrite, doublée d’une opposition
passé / présent : alors que la chienne produisait autrefois des grognements affectueux
à l’égard de Galatée, elle manifeste aujourd’hui son agressivité par des aboiements
hostiles.

ποτ᾽ ἰσχία. Le terme ἰσχίον, dont on a ici l’unique emploi chez Théocrite, est au
départ un terme technique qui dénote l’os du bassin où s’emboîte le fémur ; puis il
désigne plus largement cette partie du corps, c’est-à-dire les hanches. Les choix de
cons­truction (voir supra) ont pour conséquence que le pluriel signifie ici soit les flancs
de la chienne qui se tient repliée sur elle-même pour sommeiller, soit les hanches
de Galatée dont la chienne s’approche pour signifier son attachement et peut-être se
faire flatter. Dans la première hypothèse, l’emploi locatif de la préposition ποτί reste,

355. Monteil (éd.) 1968, p. 67.


commentaire 149

malgré Gow 356 (remarque à I, 29), quelque peu anormal et difficile ; dans la seconde
hypo­thèse, l’emploi est mieux justifié, car la chienne vient porter son museau aux
hanches de Galatée.

ῥύγχος. Le terme désigne proprement le groin des porcs (contrairement à certaines


scho­lies de Théocrite qui l’appliquent au bec des oiseaux au sens propre ; voir au
con­traire les scholies à Aristophane, Acharniens, 744 ; Athénée, 95a-d cite aussi des
exemples de la comédie attique comme Alexis, fr. 110) ; mais comme le montrent
les exemples de Stésichore, fr. 14 B (= 91 Page) et de Théophraste, Caractères, IV,
10, le terme s’emploie aussi pour le museau d’un chien et est même appliqué au bec
des oiseaux, pour lequel τὸ ῥάμφος est normalement plus approprié 357. Il faut aussi
noter que le terme peut être utilisé par jeu pour désigner le visage (cf. Athénée, 95d
qui cite Archippos) ; l’article de la Souda donne ῥύγχος· τὸ πρόσωπον. Cette équi­
va­lence n’est pas ici sans intérêt si l’on pense que la chienne, comme on l’a déjà vu,
repré­sente une sorte de double du Cyclope. Il y aurait une équivalence entre le visage
dif­forme de Polyphème et le museau polysémique de la chienne.

31. Ταῦτα δ᾽ ἴσως ἐσορεῦσα ποεῦντά με πολλάκι πεμψεῖ

Les deux hémistiches se distinguent par leur consonantisme : la sifflante est pré­
do­mi­nante dans le premier hémistiche (quatre occurrences) ; la labiale sourde
(trois occurrences), associée à la labiale nasale (deux occurrences) et à la consonne
double ψ, est plus prégnante dans le second hémistiche ; chacune des consonnes mar­
quantes est absente dans l’autre hémistiche. Le vocalisme est plus équilibré : de part
et d’autre de la coupe trochaïque, on voit se répéter d’abord la même succession [o -
œ - a], puis deux autres ensembles se répondent de façon quasiment inversée [a - i - o
long - e / e - o (allongé par position) - a - i].

ταῦτα. Le pronom démonstratif (sans doute légèrement péjoratif ici) est mis à une
place d’autant plus emphatique à l’ouverture du vers que cette position métrique se
com­bine à une disjonction du complément d’objet direct et du verbe. Par ces effets
stylis­tiques, Polyphème souligne le caractère provocateur de sa conduite.

ἐσορεῦσα. Pour la formation dorienne du participe, on consultera les remarques


du vers 7. Ce composé est fréquent chez Théocrite (douze occurrences) et ne devrait
pas sus­ci­ter de commentaire particulier. Toutefois, ce verbe ordinaire qui relève
du champ séman­tique de la vue indique bien, après l’emploi plus spécifique de
παπταίνοισα au vers 28, que l’activité essentielle de Galatée est son regard, activité
pour laquelle Polyphème est justement en partie défaillant. Le préverbe ἐσ- (voir

356. Gow (éd.) 1952, II, p. 6-7.


357. Voir notamment le com­mentaire à Hérondas, V, 41 de Headlam, Knox (éds) 1966, p. 248.
150 cyclopodie

aussi v. 35, à pro­pos de Polyphème) souligne encore qu’il s’agit d’un regard inqui­
siteur, ou tout au moins d’un regard porté de loin sur son objet, d’une obser­va­tion qui
s’immisce. Ce verbe de perception est régulièrement construit avec une participiale
(ποεῦντα). Comme l’indique justement Foster 358, il implique le plus sou­vent le
regard déférent d’un personnage inférieur en direction d’un personnage supérieur :
c’est ainsi que les Phéaciens considèrent Arétè comme s’il s’agissait d’une divinité
(cf. Od., VII, 71) : son emploi révèle les intentions ironiques de Polyphème qui se
pro­jette dans l’ave­nir et ima­gine déjà Galatée à ses ordres ; mais il y a lieu de se
deman­der dans quelle mesure le Cyclope est en cela la proie d’une illusion, le jouet
de son propre discours. Il espère que le regard inquisiteur de Galatée sera trans­formé
en un regard respectueux.

ποεῦντά με πολλάκι. Dans cette participiale, on note une anaphore en πο- qui
sou­ligne que ce comportement est véritablement le fait de Po-lyphème. La répétition
même de ces agissements (πολλάκι : cf. v. 19 supra) laisse penser que le Cyclope
ne peut pas ou ne sait pas se conduire autrement. La question peut se poser de savoir
si les propos de Polyphème sanctionnent une manière d’être déjà établie et régu­lière
ou s’ils inaugurent une nouvelle tactique que le Cyclope met à l’épreuve. C’est sans
doute la seconde hypothèse qui est la mieux adaptée à la situation.

πεμψεῖ. Le destinataire de ce futur envoi reste grammaticalement sous-entendu ;


on comprend certes à partir du participe qui précède qu’il s’agit du Cyclope, mais
force est de constater que la relation entre destinateur et destinataire reste implicite.
Ce silence est tout à fait symptomatique des rapports qu’entretiennent Polyphème
et Galatée : chaque fois que l’un est l’objet d’une action accomplie par l’autre, il
est passé sous silence, mis à l’écart du texte. L’objet est ici exprimé, en rejet au vers
suivant.

32. ἄγγελον. Αὐτὰρ ἐγὼ κλᾳξῶ θύρας, ἔστε κ᾽ ὀμόσσῃ

Ce vers est rythmiquement très bien structuré : le rejet porteur d’espoir est souligné
par une coupe placée après le premier pied de manière anticipée par rapport à la
coupe trihémimère plus régulière : c’est que le Cyclope entend couper court de façon
ferme aux vains espoirs de Galatée et réagit par une mesure pleine de fermeté. Le
pro­nom personnel par lequel Polyphème affirme son autorité et entend prendre le pas
sur la nymphe est souligné par la coupe principale penthémimère. La pause bucolique
intro­duit enfin une condition sournoise.

ἄγγελον. Voilà déjà plusieurs vers qu’il n’y avait pas eu de rejet. Celui-ci n’en
est donc que plus expressif, car le terme employé, s’il n’a rien de rare, ne con­naît

358. Foster 2002, p. 54.


commentaire 151

pour­tant pas d’autre occurrence dans le corpus de Théocrite. La surprise est d’au­tant
plus marquée que Galatée s’est jusqu’ici chargée elle-même d’envoyer à Polyphème
ce qu’elle avait à lui envoyer. Il est étrange qu’un intermédiaire soit envi­sagé entre
les deux personnages. Sans doute le Cyclope en a-t-il assez d’être bom­bardé de
pommes et préférerait-il des formes de dialogue plus communes. La supposition de la
venue de ce messager révèle les sentiments profonds de Polyphème. Son indifférence
doit être perçue comme une déclaration de guerre amou­reuse dans laquelle les
forces en présence ne peuvent pas entrer en contact si ce n’est par l’intermédiaire
d’un messager. Celui-ci permettra en effet une forme de dialogue, mais ce ne sera
qu’un dialogue indirect : il n’existe apparemment pas d’autre échange pos­sible entre
Galatée et Polyphème qui ne communiquent que par des inter­médiaires, animés
(chien, messager) ou non (pommes).
Ce messager apparaît surtout comme une nouvelle voix, un nouveau locuteur dans
cette idylle qui se caractérise par l’imbrication de différents niveaux de discours.
Alors que jusqu’à présent la communication entre Polyphème et Galatée restait non
verbale – soit par l’absence de parole, soit par la présence de média non verbaux –,
elle est ici envisagée, dans un futur qui semble devoir avoir quelque consistance
pour le Cyclope (d’où l’emploi de l’indicatif), sur un possible mode verbal. Comme
nous l’avons signalé ailleurs 359, l’existence de ce messager per­met de reproduire une
nou­velle fois une situation discursive présente à différents niveaux dans l’idylle : en
donnant ainsi sa voix à un messager qui reste anonyme et qui vien­drait à la porte de
Polyphème pour lui parler d’amour en son propre nom, Galatée ne fait que repro­
duire d’une part la situation initiale du poète Théocrite qui con­fie son auto­rité à un
nar­ra­teur anonyme qui s’adresse à Aratos en lui rap­portant le différend entre Daphnis
et Damoitas, d’autre part la position dis­cursive de Daphnis qui de la même manière
délègue à un locuteur anonyme les pro­pos qu’il adresse à Polyphème. Dans la
réponse de Damoitas, c’est Polyphème lui-même qui parle, mais il donne à Galatée
la possibilité de déléguer sa parole pour un message dont nous ne con­naissons pas la
teneur. Dans la perspective d’une clôture com­mu­ni­ca­tion­nelle du poème, on pour­rait
fort bien envisager que ce messager n’est autre que le nar­ra­teur qui parle au nom de
Théocrite et que le contenu du message représente donc l’idylle, dans un effet ver­
ti­gineux de mise en abyme du texte en lui-même. Ou bien faut-il être amené à com­
prendre que, dans ce futur pré­senté comme réel par Polyphème, ce message d’amour
con­stitue celui que le poète Théocrite voudrait faire entendre à la personne qu’il aime
et qui pourrait bien être le des­tinataire Aratos ? Les deux solutions sont possibles et
même compatibles puisque, si le destinataire de l’idylle n’est pas fictif, le narrateur
vient se confondre ici avec le poète et le message d’amour avec l’idylle.
L’existence de ce messager provient peut-être du dithyrambe de Philoxène, où il
est question d’un « messager » envoyé cette fois par Polyphème à Galatée (fr. 822
Campbell) : Polyphème renverserait ici un motif de la tradition où il demandait

359. Cusset 2005a, p. 83-84.


152 cyclopodie

aux dau­phins d’aller raconter à Galatée qu’il soignait sa maladie d’amour avec la
poésie 360.

αὐτὰρ ἐγώ. Contre l’hypothèse vraisemblable qu’il a lui-même forgée (et dont il
sou­haite peut-être la réalisation en dépit de ses déclarations), le Cyclope oppose une
fin de non-recevoir exprimée ici de façon claire par cette conjonction qui marque à la
fois le changement de point de vue et la vive opposition. Ce refus du dialogue est plus
lar­gement un refus de la parole reçue de la part de Polyphème : on trouve en effet la
même conjonction au vers 23 à propos du devin Tèlémos ; Polyphème ne veut pas
qu’on s’adresse à lui pour lui tenir des propos qui le concernent soit dans son ave­nir
et sa personne, soit dans son avenir et les sentiments que l’on pourrait éprouver à son
endroit. Nous avons là une manifestation de l’enfermement du Cyclope sur lui-même.

κλᾳξῶ. Comme l’indique la scholie, cette forme de futur dorien équivaut à


l’attique κλείσω ; la forme donnée ici par Théocrite repose sur un thème en gutturale
(présent : κλαΐζω) que l’on retrouve dans la réfection dorienne du nom de la clé
κλᾴξ (cf. XV, 33). Si cette évolution morphologique est conforme aux habitudes dia­
lec­tales, elle intéresse ici fortement Théocrite aussi pour des raisons de mimétisme
sonore : les gut­turales du verbe évoquent le claquement de la porte, tout en rappelant
de manière amu­sée le spectre sonore du nom de « Galatée » pour laquelle ce refus est
le plus cruel. La porte fermée à clé indique très clairement l’absence de com­mu­ni­
cation, tout en évoquant sur un mode symbolique une relation sexuelle qui ne peut
avoir lieu : l’ob­jet phallique que représente la clé n’est employé que dans le cadre
d’une auto-satisfaction du Cyclope.

κλᾳξῶ θύρας. La présence de cette porte a de quoi surprendre le lecteur


d’Homère ; certes, le terme peut être employé dans un sens assez large d’entrée
dans un lieu et se trouve utilisé pour la grotte même de Polyphème (cf. Od., IX, 238
et 243) ; toutefois, on sait que l’un des éléments marquants de l’épisode odysséen
est la pré­sence de l’énorme bloc de rocher qui sert à obturer cette ouverture en la
rendant infran­chissable à de simples mortels. Ici le rocher est remplacé par une porte
que l’on ferme à clé : depuis l’époque homérique, le Cyclope a gagné du confort et
s’est civilisé, comme l’indiquent d’autres éléments de l’idylle (voir v. 9, 33), qui sont
autant d’adresses amusées de Théocrite au lecteur.
Toutefois, l’évolution du Cyclope hors de la barbarie n’est pas la seule dimension
de ce détail et de la situation. Deux renversements en effet sont ici conjointement
à l’œuvre : dans la lignée de la réécriture homérique, Théocrite transforme ici les
pratiques de Polyphème dans l’Odyssée 361, qui n’en­ferme plus ses hôtes à l’intérieur
de son antre, mais retient à l’ex­té­rieur de chez lui ceux qui viennent le trouver. Le

360. Cf. Vox (éd.) 1997, p. 165, n. 12.


361. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 256.
commentaire 153

caractère asocial du Cyclope ne passe plus par une attitude barbare de séquestration et
d’an­thro­pophagie ogresque, mais par le refus de toute communication. Cet enfer­me­
ment du Cyclope, qui s’oppose pour­tant à l’évolution de ses mœurs, est au fondement
même de l’évolution future du personnage en barbare dans l’Odyssée. Sa bar­barie
s’en tient au domaine des sen­timents amoureux, selon un motif topique du dis­cours
amou­reux qui tient pour tel celui qui ne répond pas aux avances amoureuses. Mais ce
ren­ver­sement est com­biné à celui du topos du paraclausithuron dans la mesure où,
en général, c’est l’amou­reux mâle qui est laissé devant la porte de sa bien-aimée. Ici
l’amoureux (qui refuse peut-être de l’être d’ailleurs tout à fait) reste chez lui et c’est
la jeune femme qui vient le supplier de répondre à ses avances. L’ensemble de ces
dépla­cements et ren­ver­sements donne un tour grotesque à la décla­ra­tion du Cyclope
qui se comporte de manière enfantine et n’envisage que des solutions physiques aux
dif­fi­cultés psy­cho­logiques qu’il traverse : le Cyclope exprime de manière matérielle
et spatiale, en refusant la communication entre son espace intime et imperméable
d’une part, et l’es­pace extérieur et ouvert de Galatée d’autre part, l’impossibilité pré­
sente de toute forme d’amour entre eux.

ἔστε κ᾽ ὀμόσσῃ. L’exigence du Cyclope a de quoi surprendre ; pour l’instant, la


com­mu­nication avec Galatée est impossible ; pourtant, il exige d’elle une forme de
parole particulièrement forte : un serment. Alors même qu’il ne semble pouvoir évo­
luer que dans un univers matériel, Polyphème réclame à celle qui l’aime une parole
donnée. Galatée ne peut pas parler de son amour à Polyphème, mais il faut qu’elle
jure d’être à son service. Le contre-rejet et la pause bucolique mettent en évi­dence
cette condition imposée par Polyphème à leur relation amoureuse, en même temps
que son caractère paradoxal ou irréalisable : car, si aucune parole ne peut être adressée
à Polyphème, Galatée aura du mal à prêter le serment que l’on exige d’elle. Mais,
si Polyphème veut imposer un tel serment à Galatée, c’est qu’il redoute sans doute
au fond de lui, même s’il ne se l’avoue pas vraiment, que Galatée n’aille jusqu’au
bout de leur relation, qu’elle risque de renoncer à ses projets amoureux quand elle le
côtoiera plus longuement ou le verra de plus près.

33. αὐτά μοι στορεσεῖν καλὰ δέμνια τᾶσδ᾽ ἐπὶ νάσω·

αὐτά μοι. Le rapprochement des pronoms au début du vers traduit a contrario


cette crainte de ne pas pouvoir concrétiser sa relation avec Galatée. Celle-ci lui
échappe sans cesse, sa frivolité et son inconstance (cf. v. 16) sont pour lui un mystère
et une angoisse quand il envisage l’avenir. Il a fait en sorte de nier ou de rejeter
l’exis­tence de la nymphe, mais celle-ci le taraude malgré tout et reparaît ici au détour
du vers, désignée par un pronom d’insistance. Toutefois c’est encore un pronom de
troi­sième personne et la relation avec le moi est bien lointaine.

στορεσεῖν καλὰ δέμνια. La demande du Cyclope peut avoir elle aussi (voir
remarques au vers précédent) de quoi surprendre et amuser : on retrouve dans ses
154 cyclopodie

pro­pos sa pensée concrète qui ne s’exprime que par des réalités matérielles ; son
refus de parler se traduisait par la porte fermée au vers 32, son amour se manifeste
ici par un lit pré­paré à son intention. L’expression, dans la bouche du Cyclope, ôte
à la rela­tion amou­reuse tout son romanesque et semble l’installer dans un simple
confort matériel. Théocrite en effet joue ici avec une formulation assez ordinaire de la
relation conjugale : on trouve par exemple des expressions similaires dans l’Odyssée
(III, 403) ou l’Hymne homé­rique à Déméter (v. 143) ou encore chez Euripide
(Hélène, 58 ; Suppliantes, 54) et, à l’époque hellénistique, dans les Argonautiques
d’Apollonios de Rhodes (III, 1128‑1129). Mais l’intérêt de cette expression tient à
ce que, dans les pro­pos de Polyphème, on ne sait pas vraiment quel sens il faut lui
donner, en fonc­tion des inten­tions variées que l’on peut prêter au locuteur – et l’on a
vu plus haut quelles impli­ca­tions cette ambiguïté recherchée pouvait avoir sur l’inter­
pré­tation du vers 26 : on peut en rester d’abord à un sens tout à fait obvie (c’est par
exemple le sens de l’Hymne homérique cité supra) et considérer que Polyphème veut
faire de Galatée la servante qui fera son lit, telle Iris préparant la couche de Zeus et
d’Héra dans l’Idylle XVII (v. 133-134) ; la demande de Polyphème, en dépit de son
carac­tère déplacé, pourrait se justifier à la fois par le caractère très terre à terre du
Cyclope (cf. sa remarque en XI, 58-59) et par le fait que le confort d’un lit est une
chose toute nou­velle pour lui dans la mesure où le Cyclope homérique dor­mait à
même le sol (cf. Od., IX, 298). Mais on peut passer assez rapidement à un sens plus
sym­bo­lique de l’ex­pression qui se justifie par le but dans lequel le lit en ques­tion est
préparé : Galatée pour­rait bien être à son service, mais moins pour faire son ménage
que pour assou­vir son désir sexuel ; l’aspect trivial de la formulation serait alors un
moyen d’évi­ter de dire à quel état d’abaissement il entend réduire Galatée. Ainsi
Polyphème n’accep­te­rait d’en pas­ser par les minauderies amoureuses de la nymphe
que pour pouvoir satisfaire ses pen­chants brutaux et bestiaux. Enfin, l’expression
peut avoir aussi un sens plus noble que l’on trouve notamment dans l’épopée (voir
exemples cités supra) : le sens en est alors « devenir la femme de quelqu’un ». Mais
la formulation de la pro­messe de mariage de Polyphème se fait assez sournoise : pour
con­tre­car­rer les manœuvres érotiques de Galatée, Polyphème assure qu’il rassasiera
son désir grâce à un mariage bien établi 362 ; alors que Galatée est un être fuyant,
volage, instable comme l’ont mon­tré les images du chant de Daphnis notamment,
Polyphème offre au con­traire la perspective d’une vie stable et sans surprise.
Le sel de l’expression est sans doute renforcé par un jeu de mots que Brooke 363 a
bien mis en lumière : l’emploi du verbe στορεσεῖν serait suggéré ici par le fait que
le terme est assez souvent associé au calme des flots (cf. Idylle VII, 57) : Polyphème
deman­derait ainsi que les dangers présents dans l’élément marin asso­cié à la beauté
soient amoindris en étant déplacés sur le sol ferme de son île.

362. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 256-257.


363. Brooke 1969, p. 66.
commentaire 155

καλὰ δέμνια. Le choix du terme δέμνια pour désigner le lit (nuptial) est habile,
car il se rattache au verbe δέμω qui signifie « bâtir, construire » ; il est à l’exact
opposé de la fluide et évanescente Galatée. Ce terme relie donc l’univers du Cyclope
à un monde figé dans sa construction définitive. C’est en outre la première fois que
l’ad­jec­tif καλός est employé dans le chant de Damoitas, alors que Daphnis en avait
fait un usage abondant (cf. v. 11, 14, 16, 19) : il vient ici qualifier non plus un objet
fragile, chan­geant et mouvant, mais le lit en tant que construction bien établie. Il y a
dans la pro­position de Polyphème de quoi refroidir les ardeurs de la belle.

τᾶσδ᾽ ἐπὶ νάσω. Cette île est la Sicile qui n’est pas autrement évoquée dans
cette idylle (cf. au contraire XI, 7 et 47) : Polyphème est avant tout un terrien (cf.
v. 38), attaché à son île qu’il désigne ici par le démonstratif de première personne ; ce
démon­stratif de proximité s’oppose à la mer qui est le domaine de Galatée.
On a souvent voulu voir dans l’emploi de ce démonstratif de première personne
un argu­ment en faveur de la biographie du poète Théocrite qui désignerait ainsi aussi
son île à lui. C’est aller un peu vite en besogne et oublier que le démonstratif vaut
d’abord et avant tout par rapport au locuteur. Or le poète n’est nullement locuteur et
sup­po­ser ici que le démonstratif renvoie aussi à Théocrite reviendrait à supposer une
équi­va­lence entre Polyphème et Théocrite, qui n’est guère flatteuse pour le poète…
On a vu cependant comment l’on peut indirectement remonter peut-être à Théocrite
par une série d’analogies entre les différents niveaux du discours poétique. D’une
façon générale, il convient de rappeler plutôt que le poète bucolique ne se livre pas
dans ses poèmes et que les tentatives pour l’y retrouver sont toutes le fruit d’une
inatten­tion à la situation d’énonciation dans les idylles 364.

34. καὶ γάρ θην οὐδ᾽ εἶδος ἔχω κακὸν ὥς με λέγοντι.

Dans ce dernier mouvement, Polyphème-Damoitas s’efforce de répondre à l’al­lé­


ga­tion finale du chant de Daphnis qui le plaçait dans la catégorie de ce qui n’est pas
beau (v. 19).

καὶ γάρ θην. Comme le signalent Gow 365 et Beckby 366, cette série de particules
se retrouve d’une manière unique à l’incipit d’un vers de l’Iliade (XXI, 568) :
καὶ γάρ θην τούτῳ τρωτὸς χρὼς ὀξέι χαλκῷ.
Après tout, sa chair est vulnérable aux coups du bronze acéré.

364. Sur cette question de la voix du poète dans le corpus de Théocrite, on se reportera à Cusset,
Levin, à paraître.
365. Gow (éd.) 1952, II, p. 125.
366. Beckby (éd.) 1975, p. 412.
156 cyclopodie

Le vers est situé dans des propos qu’Agénor adresse à son cœur magnanime avant
d’al­ler combattre Achille, avant qu’Apollon ne se substitue à lui dans le combat au
grand dam du Péléide. Il n’est pas sûr que les deux situations doivent être ici rap­pro­
chées par cette simple séquence de particules ; néanmoins, quelques liens peuvent
être établis : tout d’abord, dans les deux cas, un personnage se parle à lui-même pour
se rassurer, mais il s’agit dans le premier d’aller combattre le meilleur des Achéens,
dans l’autre de faire bonne figure devant une belle jeune fille ; ensuite, le per­sonnage
locu­teur va être prochainement dans le récit l’objet d’un phénomène d’illu­sion car, de
même qu’Apollon va envelopper Agénor d’une nuée et se substituer à lui, de même
Polyphème va dire comment son image, troublée dans le reflet marin, lui a semblé
belle ; enfin, faut-il penser que la blessure qu’Agénor rêve d’infliger à Achille est
paral­lèle et symbolique de la défloration que Polyphème imagine d’im­poser à Galatée,
ou faut-il voir plutôt dans les paroles d’Agénor, par suite d’un renversement ironique,
une allusion lointaine au destin qui attend Polyphème lui-même du fait d’Ulysse ? Ce
der­nier point est plus incertain. Ce qui est sûr en tout cas, quelle que soit la lecture
rete­nue de cette réécriture somme toute très formelle, c’est que la particule θήν y a
sur­tout une valeur ironique de la part du poète qui se moque de son personnage bien
faci­le­ment satisfait de lui-même. Cet usage ironique se retrouve en I, 97 et V, 111.

οὐδ᾽ εἶδος … κακὸν. Comme l’a remarqué Hunter 367, l’adverbe οὐδέ implique
un contraste entre la beauté (ou l’absence de laideur) que le Cyclope revendique et la
richesse qui peut permettre d’expliquer que l’on éprouve un attrait à son endroit. La
ques­tion de la richesse est en effet largement développée par Polyphème lui-même
en XI, 30 sq. pour essayer d’attirer à lui Galatée. Et, alors que dans l’Idylle XI c’est la
richesse qui prend le pas sur l’apparence, Polyphème entend mettre l’accent sur son
aspect extérieur sans se soucier de ses autres atouts : c’est donc la personne même du
Cyclope qui est ici en jeu.
La formulation négative retenue par Polyphème est habile : alors que le locuteur
ano­nyme du chant de Daphnis prenait le point de vue inverse en considérant que
« ce qui n’est pas beau » (τὰ μὴ καλά) peut sembler beau quand l’amour s’en mêle,
Polyphème renverse la perspective en refusant de s’inclure a priori dans la caté­go­rie
ouverte de « ce qui n’est pas beau ». Il commence par sortir de la formulation géné­
rale pour n’envisager que son cas particulier (ἔχω) et choisit l’adjectif κακόν qui
cor­respond en apparence à la formulation « non καλός » pour le rejeter comme non
pertinent ; en passant d’une formulation à l’autre, Polyphème évite de poser à son
sujet la question du beau : il ne fait qu’envisager la question du laid, ce qui n’est pas
tout à fait pareil car, dans une certaine mesure, nul ne peut être laid absolument. La
légère disjonction de cet adjectif par rapport au nom produit un petit décalage dans
le jugement esthétique en ce qu’elle attribue essentiellement aux autres (ceux de la
clau­sule du vers) un jugement que Polyphème ne partage pas. La coupe secondaire

367. Hunter (éd.) 1999, p. 257, à la suite de Gow ; contra, De Vries 1967, p. 436.
commentaire 157

hephthé­mimère a une valeur ironique : on attend qu’avec lucidité le Cyclope dise


qu’il n’a pas une belle apparence mais, en changeant seulement une lettre, il renverse
le juge­ment esthétique. Ce renversement montre que le point de vue ici est essentiel :
ce que les autres trouvent beau ou laid n’est pas nécessairement beau ou laid dans
l’absolu et, du point de vue de celui qui passe pour laid, la laideur n’est pas aussi évi­
dente que cela.
On terminera cette analyse en se demandant s’il ne faut pas accorder aussi à l’ex­
pres­­sion une valeur métapoétique. Polyphème en effet, en tant que personnage trans­
posé de l’épopée homérique dans un autre cadre littéraire, pourrait bien dans une
cer­taine mesure incarner toute la poétique de l’idylle théocritéenne. Or, même si le
terme appartient aux grammairiens tardifs, il convient de rappeler que εἰδύλλιον
est un diminutif de εἶδος employé ici par Polyphème à son sujet. Le terme εἶδος
permet d’éviter celui, non pertinent, de κάλλος, mais possède un sens plus large. La
remarque de Polyphème pourrait donc non seulement valoir pour sa propre personne,
mais aussi pour la forme littéraire nouvelle dans laquelle il apparaît et à laquelle
s’essaie Théocrite. Le poète alexandrin répondrait ainsi par avance aux détracteurs de
la poé­sie nouvelle et de la transposition en miniature des figures épiques.

ὥς με λέγοντι. Le second membre de la comparaison est elliptique et il faut


sous-entendre l’infinitif ἔχειν dépendant du verbe de déclaration. La troisième per­
sonne du plu­riel du verbe λέγοντι correspond moins, semble-t-il, à l’ensemble des
Cyclopes ou des habitants de l’île qu’à un sujet indéterminé : Polyphème (voir les
impli­ca­tions pos­sibles de son nom évoquées au vers 6) est déjà matière, sinon de
légende, du moins de racontars qui sont appelés à se développer en légende. La pause
buco­lique met en évi­dence l’opposition qui existe, selon le point de vue du Cyclope,
entre la réalité telle qu’il la perçoit lui-même et ce que dit la rumeur à son propos.

35. Ἦ γὰρ πρᾶν ἐς πόντον ἐσέβλεπον, ἦς δὲ γαλάνα,

ἦ γάρ. Sur ce groupe de particules à valeur affirmative, on consultera les remarques


au vers 18 (cf. supra, p. 115). La reprise de cette liaison met en évidence qu’à cet
ins­tant de son déve­lop­pe­ment Polyphème répond explicitement aux allégations du
locu­teur anonyme dans le chant de Daphnis, qui prétendait que le laid semble beau
aux yeux de l’amour. Ici Polyphème développe un exemple précis et concret qui
le concerne directement et dans lequel cette apparition du beau a lieu, moyennant
quelques circonstances particulières. Aux propos généraux et théoriques sur la beauté
dans le chant de Daphnis, Polyphème oppose le récit d’une histoire vécue.

πρᾶν. Cet adverbe temporel – on trouve aussi concurremment la forme non con­
trac­tée πρόαν en V, 4, etc. obtenue par abrègement en hiatus de *πρώϝ-αν > πρώαν,
l’ac­cent grave donné par les manuscrits ici étant donc fautif – qui renvoie de manière
vague à un passé récent (« récemment », « l’autre jour ») est employé plu­sieurs fois par
Théocrite (voir infra au vers 41), mais seulement une fois (VII, 51) en même posi­tion
158 cyclopodie

métrique que dans cette occurrence 368. à l’ouverture de son récit, Polyphème met en
place le cadre spatio-temporel de manière très ordonnée : il commence par le cadre
temporel. Ce dernier peut certes sembler indéterminé, mais il ne l’est ni plus ni moins
que celui de l’idylle elle-même placée sous le signe du ποκά initial (v. 2 : cf. supra,
p. 66). Au moins cet adverbe installe-t-il le Cyclope dans un dérou­lement chro­no­lo­
gique clair : après les futurs des vers 31-33, il envi­sage un passé récent qui montre
qu’il ne vit pas, comme les bêtes, dans l’ins­tant présent, mais parvient à se pro­jeter
dans d’autres périodes de son existence.

ἐς πόντον. Le deuxième élément du cadre de son récit est le lieu : or, celui-ci a de
quoi surprendre, car il s’agit d’un lieu… marin, de l’espace même dévolu à Galatée
dans lequel le terrestre Cyclope se plaint de ne pouvoir évoluer dans l’Idylle XI
(v. 54‑55) et dont il reste a priori exclu puisqu’il ne sait pas nager (XI, 60). Comme
on a pu déjà le constater plus haut, Théocrite recourt à une grande variété de noms
pour dési­gner la mer dans cette idylle : après le terme poétique ἅλς dans le premier
chant (XI, 14) qui présentait la mer comme un espace hostile parce que salé et
impropre aussi bien à la boisson qu’à la culture, Théocrite avait usité d’abord dans la
réponse de Damoitas le terme générique le plus neutre en grec pour déno­ter la mer,
à savoir θάλασσα (v. 27). Pour ces trois emplois, la mer était envisagée du point de
vue de Galatée, comme l’espace dont elle sort (cf. v. 14 et 27) : il n’est pas étonnant
de con­sta­ter alors que ces noms de la mer étaient aussi asso­ciés euphoniquement
au nom de Galatée, dont ils reprennent le vocalisme en [a] ainsi que la séquence
carac­té­ristique (cf. supra p. 80-81 notes au vers 6). Ici, la per­spec­tive est différente
et, pour la pre­mière fois dans le texte, Polyphème semble en con­tact direct avec la
mer : c’est alors un nom tout autre auquel recourt le poète, un nom qui com­mence
comme celui de Polyphème lui-même (cf. les deux premières lettres). Ce n’est sans
doute pas tout à fait la même mer que Galatée : contrairement à ce que dit Rumpel
dans son lexique 369, il ne faut pas entendre ici ce terme dans un sens particulier,
mais c’est bel et bien le sens ordinaire de « mer », avec souvent l’idée qu’il s’agit
du « large », de la « haute mer » ; cependant, à la différence de πέλαγος qui ne com­
porte pas ce sème, c’est toujours 370 une mer qui est une voie de passage, une mer qui
est un chemin. Ce sens est clai­rement attesté chez Théocrite dans les occurrences
suivantes : XI, 18 ; XVII, 91 371 ; XXII, 133. Le passage que per­met ici cette mer est
celui qui va de Polyphème à Galatée, c’est-à-dire celui qui per­met d’entrer dans le
mys­tère du personnage du Cyclope qui, en évoquant un épi­sode de sa vie intime,
nous donne fugitivement le moyen de le comprendre : cette mer est le miroir dans
lequel Polyphème découvre sa propre vérité et nous la donne à voir. C’est donc par

368. Cf. Hatzikosta 1982, p. 93.


369. Rumpel (éd.) 1961, p. 243.
370. Cf. DELG s.v.
371. Cf. Rossi 1989, p. 141-142, avec d’autres occurrences chez les Alexandrins.
commentaire 159

l’élé­ment liquide, par la surface marine ondoyante et fortement con­notée de manière


féminine, que le trop masculin et brutal Polyphème dévoile le fonctionnement de
son psychisme contrarié. En effet, comme l’a dit Hunter 372 à la suite notamment de
Gutzwiller 373 et Zimmerman 374, alors que, dans l’Idylle XI, Polyphème tourne les
yeux vers la mer (ἐς πόντον ὁρῶν, XI, 18) dans l’espoir d’y voir Galatée qui l’évite,
dans l’Idylle VI au contraire, quand il regarde dans la mer (ἐς πόντον ἐσέβλεπον),
c’est sa propre image aimée qu’il voit, et non celle de Galatée, ou plus exactement,
voyant sa propre image, c’est celle, fantasmatique, de Galatée qu’il fait surgir à son
esprit. Ce déplacement, cette trans­formation produite dans le regard se lit dans la dis­
po­sition même des mots dans le vers.

ἐσέβλεπον. Ce verbe composé, plutôt prosaïque (on le trouve notamment chez


Hérodote et Xénophon, mais aussi chez Euripide), apporte une nouvelle variation à
l’ex­pression de la vue qui est particulièrement recherchée dans les propos du Cyclope
(cf. v. 21, 22, 25, 28, 31) – ce qui est paradoxal de la part d’un être souffrant d’une
vision monoculaire ! Théocrite ne l’emploie pas ailleurs et il y a tout lieu de penser
que les sono­rités sont ici encore pour beaucoup dans le choix du terme : les groupes
syl­la­biques extrêmes produisent un effet allitérant (ἐσέβλεπον) avec le groupe pré­
po­si­tion­nel qui précède (ἐς πόντον) et, plus largement, avec le nom de Polyphème ;
la mer comme le regard du Cyclope sont ainsi marqués, imprégnés de la personnalité
du Cyclope. Ces raisons euphoniques, supportées par la tradition manuscrite, invitent
à rejeter avec la majorité des éditeurs modernes le texte retenu par l’editio Philippi
Iuntae qui propose un autre composé (ἐσέδρακον) qui n’est pas davantage employé
par Théocrite et n’entre pas dans le système de production qui rayonne autour du nom
de Polyphème. Il y a lieu de se demander en quel sens se produit le transfert dans ce
miroi­tement surprenant : est-ce la mer (πόντος) qui, en se réfléchissant, imprègne
l’œil du Cyclope et entre en communication avec tout son être, ou est-ce Polyphème
qui transforme la mer en une partie de lui-même en jetant sur elle son regard ? Si l’on
s’en tient aux théories antiques de la vision, c’est le second fonctionnement qu’il
faut retenir. Il convient de citer l’analyse que donne Platon dans le Phèdre (255d5‑9)
de l’amour induit, de l’amour qui est issu de la réflexion d’un autre amour lorsque
l’amant se contemple lui-même dans son aimé comme dans un miroir :
ἐρᾷ μὲν οὖν, ὅτου δὲ ἀπορεῖ· καὶ οὔθ᾽ ὅτι πέπονθεν οἶδεν οὐδ᾽ ἔχει
φράσαι, ἀλλ᾽ οἷον ἀπ᾽ ἄλλου ὀφθαλμίας ἀπολελαυκὼς πρόφασιν εἰπεῖν
οὐκ ἔχει, ὥσπερ δὲ ἐν κατόπτρῳ ἐν τῷ ἐρῶντι ἑαυτὸν ὁρῶν λέληθεν. Καὶ
ὅταν μὲν ἐκεῖνος παρῇ, λήγει κατὰ ταὐτὰ ἐκείνῳ τῆς ὀδύνης, ὅταν δὲ
ἀπῇ, κατὰ ταὐτὰ αὖ ποθεῖ καὶ ποθεῖται, εἴδωλον ἔρωτος ἀντέρωτα ἔχων.

372. Hunter (éd.) 1999, p. 257-258.


373. Gutzwiller 1991, p. 128-129.
374. Zimmerman 1994, p. 71.
160 cyclopodie

Ainsi le voilà qui aime ; mais quoi ? il en est bien en peine : il ne sait même pas ce
qu’il éprouve, il n’est pas davantage à même d’en rendre raison. C’est bien plutôt
comme s’il avait d’un autre attrapé une ophtalmie : il n’est pas à même de rien
alléguer qui l’explique ; il ne se rend pas compte que dans son amant, ainsi qu’en un
miroir, c’est lui-même qu’il voit : quand celui-ci est présent, identiquement à ce qui
a lieu pour ce dernier, sa souffrance prend fin, et, lorsqu’il est absent, c’est encore
identiquement qu’il regrette et qu’il est regretté, ayant ainsi un contre-amour qui est
une image réfléchie d’amour (texte et trad. L. Robin).

Cette forme d’amour réfléchi n’apparaît pas en réalité pour ce qu’il est à celui qui
l’éprouve en lui-même et qui est incapable de l’expliquer : c’est exactement le
cas du Cyclope dans notre idylle. Dans cette perspective platonicienne, si l’amour
se trans­met par le simple regard à l’instar de la maladie ophtalmique, il n’est pas
étonnant de voir le Cyclope tomber amoureux de sa propre image ; mais la difficulté
du Cyclope est sans doute qu’il s’enferme dans ce miroitement, incapable de toute
autre réflexion. Ce qu’aime le Cyclope, c’est l’image de lui-même que lui renvoie
la mer. Bien plus encore que dans l’amour tel que le définit Platon pour qui l’aimé
aime l’image de lui-même que son amant lui renvoie, le Cyclope est enfermé dans un
amour narcissique : l’amour de soi se substitue à l’amour de l’autre rendu impossible
parce qu’il ne peut être que le reflet du même 375. Le Cyclope est incapable d’aller au-
delà de la simple déformation amoureuse de lui-même et finit par confondre l’objet
du miroitement et le support matériel de ce miroitement. Polyphème regarde dans la
mer pour s’y retrouver en propre, mais cette image défor­mée de sa personne prend,
en étant détachée de lui-même, une forme d’autonomie qui per­met l’avènement de
Galatée à une certaine forme d’existence en ce qu’elle est l’in­carnation de la mer.
Pour ces phénomènes de transfert et d’identification dans le rap­port amoureux, on se
repor­tera à Vernant 376.

ἦς δὲ γαλάνα. Cette phrase brève, qui remplit admirablement la pause bucolique,


peut paraître anodine ; elle est en fait lourde de sens et, en dépit de sa simplicité,
constitue le véritable pivot de toute l’idylle. Il convient d’abord de s’in­ter­ro­ger sur
son véri­table statut qui est ambigu : s’agit-il en effet d’une explication sur les con­
ditions qui permettent au Cyclope de se regarder dans la mer ? S’agit-il plu­tôt du
résul­tat de l’action précédente et du contenu de la vision, comme invite à le pen­ser le
contre-rejet et la coordination avec le vers suivant ? Sans doute n’est-il pas pos­sible
de répondre clairement à ces questions, car la proposition relève des deux inter­pré­
ta­tions à la fois et c’est en cela qu’elle forme un pivot. On est ici à la charnière entre
le récit (non) objectif de ses aventures par le Cyclope et l’interprétation suggérée
par le poète de ces mêmes aventures. En effet, c’est bien parce que le calme plat
règne sur les eaux marines que le Cyclope peut les utiliser comme un miroir pour

375. Cf. Voelke 1992, p. 11-12.


376. Vernant 1989, p. 153-171.
commentaire 161

s’y contempler ; mais, conjointement, au lieu de faire cette lecture rétrospective, si


l’on respecte la linéa­rité du récit du Cyclope, il apparaît que la mer en quelque sorte
se transforme en pas­sant de ἐς πόντον à ἦς δὲ γαλάνα dans le même vers, sous
le regard du Cyclope. C’est parce que le Cyclope se regarde dans la mer que celle-
ci se présente à lui sous forme de γαλάνα. Il ne voit pas la mer comme un espace
de navigation, mais comme un refuge, un univers de repos et de tranquillité. En se
mirant dans la mer, ce n’est pas d’abord lui qu’il voit, mais la mer elle-même qui lui
appa­raît sous forme de γαλάνα ; or, ce terme résonne explicitement avec le nom de
Galatée, du fait de la position identique des deux mots en fin des vers 6 et 35. Par là,
le poète sug­gère une étymologie possible du nom de Galatée qui, comme nymphe
marine, est l’in­car­nation même de la γαλάνα 377. Le calme de la mer est la condition
néces­saire à l’existence de Galatée, à son reflet dans le regard du Cyclope : il n’est
donc pas étrange de retrouver ici une telle explication. Ce jeu sur le sens de γαλάνα
doit être mis en relation avec un autre jeu similaire et symétrique au vers suivant
(voir ci-après sous ἁ μία κώρα).
Il faut bien aussi constater que le Cyclope, tout en prononçant lui-même cette
étymo­logie, semble passer complètement à côté du phénomène de transposition qui
se joue dans son propre regard. Il se contente de raconter une « histoire simple » dont
il donne les détails avec la plus grande précision.

36. καὶ καλὰ μὲν τὰ γένεια, καλὰ δέ μοι ἁ μία κώρα,

Cet hexamètre entièrement dactylique est remarquable par l’équilibre des sonorités
entre les deux hémistiches. Pour ce qui est des consonnes, la gutturale sourde apparaît
quatre fois avec une répartition égale entre les deux parties du vers, tandis que
l’unique gutturale sonore est présente au premier hémistiche. Les deux dentales sont
dis­tri­buées entre les hémistiches selon l’opposition sourde / sonore ; l’ensemble des
liquides et nasales est également réparti en deux groupes de quatre occurrences entre
les deux hémistiches, avec chaque fois doublement d’une nasale (dentale au premier
hémi­stiche, labiale au second). Pour les voyelles, l’omniprésence du timbre [a] est
évi­dente avec dix occurrences ; les formes longues sont réservées au second hémi­
stiche : cette omniprésence du [a] est en écho direct d’une part avec la clau­sule du vers
précédent qui avait amorcé ce spectre sonore, d’autre part avec le nom de Galatée.
L’équilibre de la structure sonore renforce l’aspect lancinant de la décla­ration que
le Cyclope, en proie à une véritable fascination, fait sur lui-même et qui lui per­met
justement d’échapper à une réalité beaucoup moins belle qu’il ne le dit.

καὶ καλὰ μὲν…, καλὰ δέ. C’est la seconde fois dans le poème que l’adjectif
καλός est répété au sein d’un même vers (voir v. 19 supra p. 118-119) ; mais si, dans
la pre­mière occurrence, la différence de scansion exceptionnelle attirait l’attention

377. Voir Gutzwiller 1991, p. 129.


162 cyclopodie

sur l’op­po­sition entre rêve et réalité, ici le maintien de la même scansion brève pour
les deux occur­rences souligne au contraire l’illusion dans laquelle baigne le Cyclope.
L’image ren­voyée par le miroir marin a définitivement transformé les traits de
Polyphème qui, vic­time de l’illusion du reflet et de ses propres sens, est incapable
d’ap­pré­hender la réa­lité du monde ou sa propre nature. C’est dans la répétition du
qua­li­ficatif que le Cyclope parvient à se persuader de la véracité de cette affirmation ;
c’est par la magie du discours que Polyphème (qui raconte beaucoup d’histoires,
cf. supra) se per­suade lui-même de ce qu’il n’est pas et qu’il peut donner naissance
à une figure fémi­nine qui lui soit accordée. Comme le remarque en effet Hunter 378,
cette reprise suggère l’origine chimérique de Galatée, dont le nom est issu de la
légère défor­mation phonétique (de la gutturale sourde à la sonore correspondante) de
l’ad­jec­tif καλός ; cette transformation phonétique est parallèle et complémentaire de
la méta­morphose du Cyclope dans cette contemplation de soi.

τὰ γένεια. Comme l’indique Gow 379, le pluriel apparaît dans Callimaque,


Hymne V, 75 380, et n’est pas rare dans la poésie qui suit ; Eustathe explique que le
sin­gu­lier s’emploie pour la partie du visage concernée, et le pluriel pour la pilosité
qui s’y développe. La barbe qui couvre ici le visage de Polyphème (et l’image du
Cyclope barbu s’impose dans la suite de la tradition) indique qu’il a atteint un âge
adulte, et la pleine maturité de sa virilité. Car cela n’a pas toujours été le cas. En
effet, si l’on se reporte à l’Idylle XI, il apparaît que Polyphème est alors, à l’époque
de ses amours et déboires avec Galatée, dans cet âge tendre où « une barbe juste
nais­sante recouvrait sa bouche et ses tempes » (ἄρτι γενειάσδων περὶ τὸ στόμα
τὼς κροτάφως τε, XI, 9), comme le Daphnis de la présente idylle : ce changement
de pilo­sité per­met de dater relativement les deux aventures de manière claire : le
temps a passé depuis qu’il était malade d’amour pour Galatée en XI, 9. En outre,
c’est un point com­mun important, même s’il reste implicite, entre le cadre bucolique
et la situation mythologique ; on peut, à partir de ce détail, établir une analogie entre
le récit-cadre et les aventures mythologiques. Dans le récit-cadre, deux personnages
mas­culins échangent des propos ; l’un est encore imberbe, l’autre est déjà barbu,
même si sa pilo­sité n’est pas encore pleinement développée ; ces indications montrent
qu’ils sont encore en deçà de l’âge adulte et qu’ils sont assez proches malgré tout
dans leur développement. Cette proximité explique (ou du moins va de pair avec)
le fait qu’ils par­viennent à régler leur diffé­rend et sortent à égalité de leur épreuve
poétique (voir v. 42-45). Dans le récit inséré, l’échange de propos est remplacé par
l’ab­sence de com­munication verbale directe entre un personnage masculin et un
per­sonnage fémi­nin qui, au lieu de résoudre un désaccord, ne font qu’exacerber les
causes de leur conflit ; le personnage masculin porte une barbe d’adulte et, s’il ne

378. Hunter (éd.) 1999, p. 258.


379. Gow (éd.) 1952, II, p. 125.
380. Cf. Bulloch (éd.) 1985a, p. 183-184.
commentaire 163

com­munique pas avec la jeune Galatée, il entretient en revanche de bonnes relations


avec la vieille Cotyttaris.

μοί. La plupart des éditeurs choisissent la correction d’Ahrens μευ alors que
les manus­crits présentent tous un datif, soit sous la forme μοι (KPQW), soit sous
la forme ἐμίν (AGLU) ; Gow 381 indique qu’il faut préférer la correction d’Ahrens,
car le datif ren­drait tautologique l’expression qui ouvre le vers suivant ; on peut
citer pourtant l’exemple du vers VII, 30, où l’on trouve semblable redondance. Il ne
semble pas néces­saire de modifier la tradition manuscrite et le datif n’est pas for­cé­
ment redondant avec le début du vers suivant qui peut revêtir une valeur restrictive :
le datif indique ici à qui paraissent belles la barbe et la pupille en prenant comme
point de vue le miroitement lui-même, puis le vers 37 produit un déplacement et une
légère correction par un changement de point de vue qui fait passer du côté de celui
qui ressent et qui émet le jugement esthétique. La beauté est donc ici explicitement
présente à la fois dans l’objet représenté et dans le sujet qui l’éprouve. Ce datif répond
donc très clai­re­ment à la remarque finale du premier chant (v. 18-19) qui établissait
un constat dif­fé­rent en affirmant que ce qui n’est pas beau peut paraître beau à celui
qui est amoureux.

ἁ μία κώρα. Cette clausule bien délimitée par la pause bucolique dans laquelle se
con­centre toute la monstruosité du Cyclope, en même temps que sa touchante naïveté
et sa fantasmagorie délirante, paraît faire écho à la première clausule de l’idylle, εἰς
ἕνα χῶρον (v. 1) : outre l’homotaxie, ces deux clausules partagent aussi l’emploi
empha­tique de l’adjectif numéral et suggèrent la parenté euphonique de χῶρον et
κώρα. Dans le cadre de l’analogie entre les deux plans du texte, on est conduit à
poser le raisonnement suivant : de même que Daphnis et Damoitas, tout en ayant une
rivalité, commencent par construire dans leur action initiale et dans leur occupation
de l’espace (εἰς ἕνα χῶρον) l’unité qu’ils retrouvent à la fin de l’idylle, de même
c’est dans l’unique pupille du Cyclope que le différend entre Polyphème et Galatée
trouve sa résolution dans la mesure où cette pupille est le terrain de la naissance, de la
con­fron­tation et de la réunification des deux personnages.
La forme du mot varie dans le corpus de Théocrite (κόρα, κούρα, κώρα) en fonc­
tion notamment de la position dans le vers ; la forme dorienne en o long se trouve le
plus souvent en fin de vers. Le mot κώρα n’est employé qu’ici chez Théocrite avec le
sens de « pupille » 382, si l’on considère que l’Idylle XXIII n’est pas de Théocrite (voir
XXIII, 12) ; partout ailleurs il désigne une jeune fille, mais si l’on estime qu’en VIII,
72 il doit y avoir un jeu sur le double sens du mot (puisque la κόρα y est qua­li­fiée
de σύνοφρυς et que son activité est celle de voir, ἰδοῖσα – ce jeu se trouve dans
un chant attribué là aussi à un dénommé Daphnis), ainsi que le rapprochement qu’il

381. Gow (éd.) 1952, II, p. 125.


382. Hunter (éd.) 1999, p. 258.
164 cyclopodie

convient de faire avec les vers I, 83-85 des souffrances de Daphnis (voir supra p. 83-
84 remarques au vers 7), on est invité encore plus fortement à considérer que le terme
a ici aussi un double sens. En regardant son œil dans le reflet à la surface de l’eau,
le Cyclope y voit une image inver­sée et insérée de lui-même qu’il prend pour celle
d’une jeune fille, celle qu’il nomme Galatée : il est ainsi victime du même nar­cis­
sisme qui semble être fatal à Daphnis dans l’Idylle I 383.
Il apparaît à travers cet hexamètre que Polyphème entretient avec son corps un
rapport fan­tasmatique qui lui donne une illusion de lui-même ; alors qu’il repré­sente
dans la tradition un être monstrueux, cette monstruosité disparaît ici dans la perception
du détail. Le Cyclope ne se voit pas en effet dans sa totalité, mais n’en­vi­sage que
certaines parties très limitées de sa personne qui lui apparaissent belles. Il entretient
avec son propre corps une relation qui tient du fétichisme 384 : en scrutant ainsi son
corps qui devient comme étran­ger à lui-même, en le fouil­lant et le décom­posant avec
calme et attention, voire avec une certaine forme de lucidité, en le divisant en des
parties plus adaptées à son observation, Polyphème porte sur lui-même (ou sur cet
autre lui-même) un regard de désir, et fétichise ce corps beau qui ne semble plus être
le sien. Ce faisant, il donne naissance à l’être de son propre désir.

37. ὡς παρ᾽ ἐμὶν κέκριται, κατεφαίνετο, τῶν δέ τ᾽ ὀδόντων

ὡς παρ᾽ ἐμὶν κέκριται. Il n’y a pas lieu de considérer (comme le fait Gow 385)
que la préposition est ici superflue, car le complément au datif est plus précis qu’un
simple com­plément d’agent du verbe passif ; il indique en effet aux yeux de qui
est prononcé le jugement. Les exemples parallèles fournis par les commentateurs
(Sophocle, Trachiniennes, 589 : δοκεῖς παρ᾽ ἡμῖν οὐ βεβουλεῦσθαι κακῶς ;
Euripide, Médée, 763 : παρ᾽ ἐμοὶ δεδόκησαι ; électre, 1015 : ὡς παρ᾽ ἡμῖν ;
Hérodote, III, 160, 1 : παρὰ Δαρείῳ κριτῇ) montrent bien que la préposition a le
sens de « selon l’opinion de, selon le jugement de » et qu’elle indique pro­pre­ment
devant qui, aux yeux de qui vaut le jugement en question. Polyphème signale donc de
manière très précise que le juge­ment esthétique qu’il émet à son propre sujet émane
pré­ci­sément de lui-même : c’est parce qu’il est à la fois objet et sujet de ce juge­
ment qu’il faut bien préciser ici le point de vue adopté et il convient de sou­li­gner
que cette précision est apportée par le Cyclope au moment où il évoque la beauté de
son œil qui est l’organe même de la per­ception de cette beauté ; en ajoutant ce détail,
Polyphème établit donc une sépa­ra­tion nette entre la simple perception des sens et
l’in­ter­prétation qu’il en donne dans un second temps ; ce jugement est arrêté une fois
pour toutes comme le suggère la valeur aspectuelle du parfait.

383. Cf. Zimmerman 1994, p. 49 et 71-72.


384. Barthes 1977, p. 85-86.
385. Gow (éd.) 1952, II, p. 125.
commentaire 165

Notons enfin pour cette expression que, si le Cyclope se pose clairement comme son
propre juge, dans le récit-cadre où se produit la même curiosité – puisque Damoitas
se déclare implicitement lui-même vainqueur, ou du moins met fin de son propre
chef à l’agôn (voir infra p. 180 les remarques au vers 42) –, cette « irrégularité » de la
position du juge n’est absolument pas exprimée.

κατεφαίνετο. On retrouve la même forme en homotaxie en VII, 11 386 ; en III, 8,


Théocrite emploie, toujours en homotaxie, un présent de l’indicatif : il y a en tout
trois occur­rences de ce verbe dans le corpus théocritéen et chaque fois le même
sens est requis. Cette forme κατεφαίνετο semble être prisée par Théocrite pour la
raison qu’il s’agit d’un hapax homérique employé en même position métrique dans
l’Hymne homérique à Apollon, 431 387 : καὶ δὴ ἐπὶ Κρίσης κατεφαίνετο κόλπος
ἀπείρων ; Apollonios de Rhodes l’emploie, quant à lui, en position dif­fé­rente en IV,
1231. Ce verbe a une grande importance dans la cons­truction fan­tas­ma­tique du
poème – la métrique le souligne par les coupes pen­thé­mimère et bucolique – et entre
en rela­tion avec les formes simples ou com­posées de la même famille que l’on trouve
aux vers 10, 19 et 38. Ce verbe exprime ici le reflet trans­formé du modèle 388.

τῶν δέ τ᾽ ὀδόντων. Après la barbe hirsute de la sauvagerie et l’œil unique de


la monstruosité, tous deux transformés par le regard complice du Cyclope, ce sont
ici les dents cruelles de l’ogre anthropophage qui sont évoquées à l’occasion d’un
contre-rejet qui laisse momentanément en suspens le traitement qui leur sera réservé.
L’allitération marquée en dentales dans cette clausule bucolique est mimétique du cla­
que­ment des dents dans la manducation (chez Homère, le bruit des dents est d’ailleurs
souvent signalé : cf. Il., XII, 149 ; XIII, 283, etc.) : tous ces effets sty­lis­tiques empha­
tiques renvoient sans doute le lecteur de manière humoristique à l’épi­sode odys­séen
et à l’usage terrifiant que fait Polyphème de ses dents (même si celles‑ci ne sont pas
expli­citement désignées chez Homère) pour mieux s’en éloigner 389. Chez Homère, le
géni­tif pluriel occupe toujours la place dernière dans l’hexa­mètre (à l’excep­tion d’Il.,
XIX, 365) : Théocrite se montre fidèle à cet usage majoritaire, même s’il ne reproduit
pas les formules homériques associées.
Les scholies signalent enfin ici la varia lectio τοῖς δέ τ᾽ ὀδοῦσι, arguant que le
datif est employé à la place du génitif à l’instar de l’exemple homérique fourni par Il.,
III, 16 (Τρωσὶ μὲν προμάχιζεν) où le datif Τρωσί est mis pour le génitif Τρώων.

386. Sur la jus­ti­fi­cation du texte dans ce vers par refus des variae lectiones, voir Hatzikosta 1982,
p. 40.
387. Les parallèles alexandrins, et ceux que l’on trouve chez Lucien, sont signalés par Allen et al.
(éds) 1936, p. 260.
388. Sur la valeur de ce miroitement déformant, voir Zanker 2003, p. 60.
389. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 258.
166 cyclopodie

Ce tour serait caractéristique du dorien. Mais aucun manu­scrit en notre pos­ses­sion ne


le conserve dans le texte de Théocrite.

38. λευκοτέραν αὐγὰν Παρίας ὑπέφαινε λίθοιο.

Ce vers contient la seconde comparaison de l’idylle qui répond à celle des vers 15-
16 à propos de Galatée 390. Alors que la comparaison concernant la nymphe permettait
de mettre en valeur le caractère léger et fuyant de la féminité, ici au contraire ce sont
les sèmes de résistance, de force, de sta­bilité et de permanence qui sont principalement
véhi­culés par l’image. Cependant, l’opposition est corrigée par les sèmes de
blancheur et de beauté qui sont partagés par Galatée et Polyphème (ou du moins
les dents de Polyphème). On voit ainsi se mettre en place une opposition à la fois
bien charpentée, mais aussi subtilement équilibrée, entre le féminin et le masculin.
Pour ce qui est de la construction propre de l’image du Cyclope, indépendamment
de l’anti­thèse avec Galatée, il convient de souligner, à la suite de Gutzwiller, l’aspect
drôlatique de la comparaison : en sollicitant le référent minéral, l’image suggère que
le Cyclope ne fait qu’un avec le paysage montagneux de l’Etna qui est le sien. C’est
là, sur un mode plaisant, suggérer combien l’homme est proche de la nature, mais
dans le cas de Polyphème cette proximité prend des pro­portions inquiétantes car, si
l’on prend le comparatif au pied de la lettre, l’homme pos­sède au plus haut point les
carac­té­ristiques mêmes de la nature ; il est en effet ten­tant d’étendre ce qui est dit de
la blancheur aux autres caractéristiques du marbre.

λευκοτέραν. Parmi les occurrences assez nombreuses de l’adjectif λευκός


dans le corpus de Théocrite, on se reportera notamment dans l’Idylle XI à ce que dit
Polyphème à propos de Galatée (v. 19-20) :
Ὦ λευκὰ Γαλάτεια, τί τὸν φιλέοντ᾽ ἀποβάλλῃ,
λευκοτέρα πακτᾶς ποτιδεῖν…
Blanche Galatée, pourquoi repousses-tu celui qui t’aime, toi plus blanche à voir que
le lait caillé…

Ces deux passages fournissent en effet les deux seules occurrences du comparatif
dans le corpus et elles se trouvent en homotaxie à l’ouverture du vers. Ce rap­pro­che­
ment est une raison supplémentaire de voir en Galatée la manifestation des caractères
mêmes du Cyclope, l’incarnation de ce que le Cyclope porte de beau en lui, ou plutôt
de voir un rapprochement entre la représentation que le Cyclope a de lui-même et
celle, communément répandue, de Galatée, avec une composante nar­cissique dans
cette métamorphose du Cyclope. Il n’y a aucun autre comparatif dans l’ensemble
de l’Idylle VI, ce qui rehausse encore l’éclat ainsi noté. L’adjectif, appa­renté éty­
mo­lo­giquement à la grande famille de mots qui disent la lumière (cf. latin lux, grec

390. Voir supra ad loc. et Gutzwiller 1991, p. 130-131.


commentaire 167

λεύσσω, λύχνος), est particulièrement bien adapté pour évoquer l’éclat (αὐγάν)
brillant des dents.

λευκοτέραν αὐγὰν. Il convient de maintenir ici la leçon des manuscrits.


Gênés par la construction du verbe ὑπέφαινε (voir ci-après), plusieurs éditeurs
avaient proposé des corrections supposant un nominatif λευκοτέρα αὐγά ; mais
l’hiatus occa­sionné rend la solution caduque. Il n’est pas plus raisonnable de suivre
Fritzsche 391 qui, pour éviter l’hiatus, inversait l’ordre des mots : αὐγὰ λευκοτέρα.
Le texte des manus­crits, qui n’offre pas de difficulté syntaxique réelle, doit être
conservé. C’est là l’unique emploi du nom αὐγά dans le corpus de Théocrite : par
ses sonorités, ce terme est en relation avec le nom de Galatée dont il reproduit la
première syllabe.

Παρίας … λίθοιο. L’île de Paros, dans la mer Égée, est l’une des principales îles
des Cyclades, située à l’ouest de Naxos. Elle a été rendue célèbre pour son marbre
d’une blancheur de neige (cf. Virgile, Énéide, III, 126 : niueamque Parum), ainsi
que le signale déjà Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, IV, 22-23 : Paros cum oppido,
ab Delo XXXVIII, marmore nobilis, quam primo Platean, postea Minoida uocarunt,
« Paros avec sa ville, à 38 000 pas de Délos, célèbre par son marbre, appelée d’abord
Platéa, puis Minoïs 392 ». Cette célébrité même du marbre de Paros justifie qu’il serve
de référence topique dans des comparaisons puisque, avant Théocrite, on peut déjà
lire chez Pindare, Néméennes, IV, 81 : στάλαν θέμεν Παρίου λίθου λευκοτέραν,
« dresser une stèle plus blanche que la pierre de Paros ». On voit que le poète alexan­
drin reproduit le même for­mu­laire que Pindare : plus qu’une reprise inter­tex­tuelle
pré­cise qui ne trouve pas d’an­crage contextuel, il y a lieu de penser que l’ex­pres­sion
relève de l’imagerie ordinaire des Grecs et Théocrite joue ici du con­traste pro­duit par
l’ex­pression et le Cyclope hors du commun. Il y a un autre con­traste assez amu­sant
dans la dis­so­nance créée entre le caractère rela­ti­vement élevé de cette image (qui,
mal­gré tout, peut aussi avoir quelques résonances pindariques) et la rus­ti­cité du per­
son­nage qui s’est déjà manifestée dans les vers qui précèdent et que l’on retrouve au
vers suivant dans un geste très primaire de protection.
En outre, alors même que l’île de Paros est prospère dès le viiie siècle du fait de
l’ex­ploitation du marbre, elle n’est pas mentionnée par Homère. Aussi l’uti­li­sa­tion
du marbre de Paros comme complément du comparatif est-elle une marque supplé­
men­taire (à côté du chien, v. 9 ; de l’invocation à Pan, v. 21 ; de la porte, v. 32 ; du lit,
v. 33, etc.) de la modernité relative du Cyclope par rapport à son modèle homérique.
Polyphème construit de lui-même une image qui le fait sortir de l’achro­nie mytho­lo­
gique pour l’inscrire dans un monde plus proche de son lecteur.

391. Fritzsche (éd.) 1870, p. 192.


392. Sur le marbre de Paros, voir RE, XVIII, col. 1791-1795.
168 cyclopodie

Comme il a été noté plus haut, la mention du marbre (λίθος) de Paros fait peut-être
écho dans la construction de l’idylle à la pierre qui sert de jeton dans une expression
(éga­lement imagée) employée dans le chant de Daphnis (v. 18). De même que la
Galatée du premier chant joue son dernier pion en tentant par ses jets de pommes
d’atti­rer l’attention du Cyclope pour ne plus être seule, de la même façon ici
Polyphème place peut-être dans son propre reflet l’unique espoir qu’il a de ne plus
être seul en s’in­ventant de manière fantasmatique un alter ego qui lui ressemble et
qui émane de son propre reflet magnifié.

ὑπέφαινε. La présence au vers précédent du composé κατεφαίνετο (qui a pu en


effet altérer le texte) a entraîné beaucoup de suspicion sur la leçon qu’il fallait rete­nir
ici. Mais, comme aucune des corrections proposées n’est satisfaisante, il vaut mieux
conserver le texte des manuscrits. Le passage du passif à l’actif peut en effet s’ex­
pliquer assez facilement : alors même que le parallélisme de construction du vers 36
n’a pas été repris, il est assez aisé de considérer que la construction change et de
supposer que le sujet du verbe ὑπέφαινε est la mer (πόντος, v. 35 ; mais voir ci-
après) ; le sens du verbe est alors celui de « refléter, faire appa­raître par en-dessous ».
Mais il y a deux arguments qui plaident en faveur du main­tien du texte transmis :
– d’une part, c’est le parallèle très proche fourni par la seule autre occurrence
du verbe dans le corpus de Théocrite en XXV, 234 393. Dans ce passage, Héraclès
affronte le lion de Némée qui n’est pas inquiété par les flèches que lui lance l’Alcide :
λαμπροὺς δὲ χανὼν ὑπ᾽ ὀδόντας ἔφαινε [ἔφαινε WXTr : ἔφηνε M], « ayant
ouvert sa gueule, il faisait voir ses dents étincelantes ». Il est en effet notable que
dans les deux cas le même verbe serve à dire l’éclat des dents qui appa­raît dans des
cir­cons­tances particulières ; les crocs du lion sont aussi terrifiants, en principe, que
les dents du Cyclope et leur commun éclat désamorce en fait l’aspect mons­trueux
du Cyclope, en le mettant à distance. La construction est la même dans les deux
passages : il ne faut pas suivre ici Rumpel 394 qui envisage deux constructions, en se
fon­dant sur un texte cor­rigé à tort ;
– d’autre part, le verbe est un hapax homérique qui, même s’il apparaît dans un con­
texte différent chez Homère (Od., XVII, 409), peut devoir à sa rareté même d’avoir
été retenu par le poète alexandrin 395. Le verbe ne se ren­contre pas fréquemment dans
la poésie épique : cf. Aratos, Phénomènes, 327 (en tmèse comme en XXV, 234) ;
Callimaque, fr. 238, 17 Pf. ; Oppien, Halieutiques, I, 795 ; Argonautiques Orphiques,
985.
En outre, la construction qui fait ici l’ellipse du sujet du verbe n’est pas sans intérêt
par rapport à la situation psychologique dans laquelle se trouve Polyphème. Si le
sujet n’est pas explicité, c’est que le phénomène syntaxique tra­duit le trouble à la fois

393. Voir Chryssafis 1981, p. 228-229.


394. Rumpel (éd.) 1879, p. 293.
395. Voir Sokolov 2005, p. 52.
commentaire 169

senso­riel et interprétatif du Cyclope. Alors qu’au vers 35 la structure passive avait


pour effet que la barbe et la pupille, en dépit de leur reflet métamorphosé, restaient des
par­ties du corps du Cyclope dont une image trompeuse était donnée, ici au contraire
le rattachement des dents au Cyclope n’est qu’indirect (même s’il semble évident),
puisque le groupe τῶν δέ τ᾽ ὀδόντων dépend d’abord du complément d’objet αὐγάν
qui désigne le reflet : les dents semblent ainsi, du point de vue syntaxique, exister
dans le reflet avant d’appartenir au Cyclope ; et ce qui vient précisément renforcer
cet effet est l’absence de sujet du verbe ὑπέφαινε : car, si le contexte laisse penser
qu’il s’agit de la mer, la confusion des sentiments du Cyclope peut aussi laisser croire
qu’il s’agit de la κώρα qui est reflétée dans la mer et dont le sens est ambigu. Dans
la mesure où la blancheur est partagée par les dents et par Galatée, on peut supposer
une sorte de glissement métonymique d’un reflet à l’autre. L’incertitude des contours
du reflet marin suggère comment, dans l’esprit du Cyclope, la figure de Galatée prend
peu à peu corps à partir de son propre reflet.

39. Ὡς μὴ βασκανθῶ δέ, τρὶς εἰς ἐμὸν ἔπτυσα κόλπον·

Ce geste de préservation ou de protection semble relever d’une croyance populaire


et rustique qui s’oppose à l’élan quasiment lyrique du vers précédent. Le sens de la
pra­tique de Polyphème toutefois n’est pas aussi clair qu’il paraît. Plusieurs inter­pré­
ta­tions peuvent en être données, qui ne sont pas d’ailleurs forcément antithétiques. La
pre­mière est de considérer qu’après avoir fait de lui un portrait aussi enjolivé et aussi
éloi­gné de ce qu’il sait être la réalité, le Cyclope ne peut que cher­cher à détourner
de lui le châtiment divin potentiel qui est dû à un tel excès de langage. On peut, à
la suite de Hunter 396, fournir à l’appui de cette interprétation l’exemple proche de
Moschion qui, dans la Perikeiromenè de Ménandre, en attendant le retour de Daos,
fait le point sur lui-même et sur les sentiments qu’il semble avoir déce­lés chez sa
bien-aimée (v. 302-304) :
οὐκ ἀηδὴς ὡς ἔοικεν εἴμ᾽ ἰδεῖν οὐδ᾽ ἐν[τυχεῖν
οἴομαι, μὰ τὴν Ἀθηνᾶν, ἀλλ᾽ ἑταίρ[αις προσφιλής
τὴν δ᾽ Ἀδράστειαν μάλιστα νῦν ἀρ[…προσκυν]ῷ.
Aucun désagrément, semble-t-il, à me voir et à me rencontrer,
Je le pense, par Athéna. Chez les filles, [on m’aime bien]
— Qu’Adrastée en l’occurrence reçoive mes hommages.

En invoquant Adrastée qui est une divinité proche de Némésis, il faut penser que
le personnage crache dans son sein pour détourner le châtiment que risquent de lui
valoir ses propos excessifs. La formule s’éclaire notamment par le vers 675 de la
Samienne du même Ménandre :
εἰς κόλπον δέ φασι τὴν Ἀδ[ράστειαν ˘ ¯
mais je crache dans mon sein, comme on dit, en l’honneur d’Adrastée !

396. Hunter (éd.) 1999, p. 259.


170 cyclopodie

En reprenant cette pratique, le Cyclope chercherait donc à éviter une punition qui
pour­rait venir le toucher dans ce qu’il a de plus cher : il n’est pas sûr que la pratique
soit efficace si l’on songe au sort que lui fera subir Ulysse lors de sa venue.
Une seconde interprétation 397 consiste à considérer que le crachat au pouvoir
magique lui offre une garantie à propos de la beauté qu’il a découverte dans son
propre reflet. Il voudrait dès lors éviter que ce qu’il trouve beau ne soit déformé par
les opinions négatives d’autrui : le crachat lui permettrait ainsi de donner de la force
à ce qui n’est qu’un reflet et une vision qu’il a en lui-même, de faire en sorte que ce
qui est pour l’instant de l’ordre de la représentation et de l’ima­gination prenne corps.
Dans cette perspective, on peut considérer que l’existence de Galatée peut être, d’une
cer­taine façon, une réponse à cette tentative : le Cyclope ne peut pas être autrement
qu’il n’est, à savoir monstrueux, mais en Galatée cette image d’une blanche beauté
née des flots trouve à se réaliser.
Une troisième interprétation est de considérer que le Cyclope cherche ainsi à se
pro­téger lui-même des effets de la fascination que sa propre image exerce sur lui,
des effets funestes que le mauvais œil de l’auto-admiration pourrait engendrer. Cette
signi­fication du geste apotropaïque est notamment en accord avec les parallèles
établis entre Polyphème et Narcisse 398.

ὡς μὴ βασκανθῶ. Le verbe dénominatif βασκαίνω ne connaît que deux occur­


rences chez Théocrite ; il est employé ici dans son sens étymologique qui est, à
l’actif, « jeter un sort » (le βάσκανος est proprement celui qui jette un sort 399) ; par
déri­vation le verbe en vient à signifier « vouloir du mal, calomnier, porter envie à »,
qui est le sens retenu en V, 12 : mais les deux sens ne sont pas si éloignés et l’envie
n’est pas tota­lement étrangère à la psychologie complexe du Cyclope. Monteil 400
souligne que la correspondance avec le latin fascinare invite à poser un emprunt à une
troisième langue qui est sans doute indo-européenne : en effet, la glose d’Hesychius
βάσκειν· λέγειν suggérerait volontiers une racine *bh(e)ə2- que l’on trouve dans
φημί, φάσκω et ici bien sûr dans Πολύ-φαμος (cf. supra v. 6). Ce lien éty­mo­lo­
gique incertain (mais qui a peut-être une valeur pour une approche populaire du sens
des mots) montrerait ainsi jusqu’où va la fascination du Cyclope qui se méfie de sa
nature même d’affabulateur.
Pour bien comprendre ce qu’est le principe de la fascination, il convient de citer
dans toute son intégralité un passage des Propos de table (V, 7, 3-5, 681b-682e) de
Plutarque qui traite précisément de cette question et de ses tenants et aboutissants sur
le plan psychique :

397. Gershenson 1969.


398. Zimmerman 1994, p. 39-46.
399. Cf. Chantraine 1999, p. 167.
400. Monteil (éd.) 1968, p. 82.
commentaire 171

« Tu as parfaitement raison, dit Patrocléas, pour ce qui concerne le domaine


physique ; mais quand il s’agit de phénomènes psychiques, comme c’est le cas
pour la fascination (τὸ βασκαίνειν), de quelle manière et comment le dommage
en question peut-il être provoqué par la vue chez ceux sur lesquels elle s’attache
(διὰ τῆς ὄψεως τὴν βλάβην εἰς τοὺς ὁρωμένους διαδίδωσιν) ? » — « Ne
sais-tu pas, répondis-je, que les passions de l’âme affectent aussi le corps ? Les
pensées voluptueuses (ἐπίνοιαι … ἀφροδισίων) excitent (ἐγείρουσιν) les
parties sexuelles, la fureur (θυμοί) des chiens aux prises avec les bêtes sauvages
trouble souvent leur vue (τὰς ὁράσεις) et les rend aveugles, le chagrin, l’avarice
et la jalou­sie altèrent le teint (τὰ χρώματα τρέπουσιν) et usent la santé
(καταξαίνουσιν τὰς ἕξεις) ; quant à l’envie (ὁ φθόνος), qui ne s’introduit pas
moins volontiers dans l’âme qu’aucune de ces affections-là, elle contamine aussi le
corps et lui donne cet air de méchanceté que les peintres s’efforcent justement de
rendre, quand ils veulent représenter le visage de l’envie. Par conséquent, lorsque
ceux qui sont ainsi possédés par l’envie fixent sur quelqu’un leurs regards (ὑπὸ
τοῦ φθονεῖν διατεθέντες ἀπερείδωσι τὰς ὄψεις), et que ces derniers, tirant
de l’âme, dont leur siège est si proche, le mal qui s’y trouve, frappent comme des
traits empoisonnés (ὥσπερ πεφαρμαγμένα βέλη προσπίπτωσιν), il n’y a
rien d’étrange ni d’incroyable, je pense, à ce que la personne en subisse un effet :
de même, la fureur des chiens rend leur morsure plus dangereuse, et les spermes
humains accrochent davantage, dit-on, si l’amour préside à la copulation ; bref,
les mouvements de l’âme (τὰ πάθη τὰ τῆς ψυχῆς) renforcent et rendent plus
efficaces les facultés du corps (τὰς τοῦ σώματος δυνάμεις). C’est bien la
raison pour laquelle les diverses amulettes, comme on les appelle, passent pour
servir de protection contre cette sorte de malveillance (πρὸς τὸν φθόνον) : leur
aspect étrange attire le regard du fascinateur et l’empêche ainsi de se fixer sur
sa victime. Voilà, mon cher Florus, dis-je : c’est la contribution que j’apporte au
paiement pour ton régal. » — « À condition, répliqua Soclaros, que nous contrôlions
auparavant la valeur de ta monnaie ; car il y a un point de ton argumentation qui
est manifestement faux. Admettons comme exact ce que beaucoup disent au sujet
des victimes du maléfice : mais tu n’ignores pas, sans doute, qu’ils croient aussi
que même des amis et des familiers, pour certains, même des pères, peuvent avoir
l’œil maléfique (ἔχειν ὀφθαλμὸν βάσκανον), au point que les épouses de ceux-ci
ne leur montrent pas leurs enfants ni ne permettent en pareil cas que ces derniers
restent longtemps exposés à leurs regards. Quelle apparence y a-t-il encore, dans
ces conditions, qu’il s’agisse d’un effet de malveillance ? Mieux : que diras-tu, par
Zeus, de ceux dont on rapporte qu’ils se jettent un sort à eux-mêmes (περὶ τῶν
ἑαυτοὺς καταβασκαίνειν λεγομένων) ? Tu as bien dû entendre dire cela aussi ;
ou sinon, tu as lu en tout cas ces vers :
καλαὶ μέν ποτ᾽ ἔσαν, καλαὶ φόβαι Εὐτελίδαο·
ἀλλ᾽ αὑτὸν βασκαίνειν ἰδὼν ὀλοφώιος ἀνὴρ
δίνῃ ἐν ποταμοῦ· τὸν δ᾽ αὐτίκα νοῦσος ἀεικής -
“Elles étaient belles naguère, elles étaient belles, les boucles d’Eutélidas ; mais
c’est un mauvais sort qu’il se jeta à lui-même, en se voyant, le malheureux,
dans le tourbillon du fleuve ; aussitôt une étrange maladie…” ;
on rapporte en effet qu’Eutélidas, charmé de sa beauté (καλὸς ἑαυτῷ φανείς), fut
frappé, en regardant son image, d’un choc dont il tomba malade et perdit la santé en
172 cyclopodie

même temps que sa grâce. Eh bien ? Vois comment tu vas trouver à expliquer des
effets aussi étranges. »
« En d’autres circonstances, répondis-je, je serais bien embarrassé ; mais buvant,
comme tu vois, à cette coupe imposante, j’aurai la hardiesse de prétendre que toutes
les affections, lorsqu’elles se maintiennent longtemps dans l’âme, y provoquent
des dispositions pernicieuses (ἕξεις ἐνεργάζεται πονηράς) : une fois devenues
comme une seconde nature (ὅταν ἰσχὺν φύσεως λάβωσιν), celles-ci se réveillent
au moindre prétexte et suscitent fréquemment, fût-ce malgré soi, les manifestations
de l’affection habituelle. Regarde les poltrons, comme ils s’effraient même de ce
qui les sauve, les coléreux, comme ils s’irritent envers les êtres les plus chers, les
luxu­rieux et les débauchés, comme ils finissent par ne plus pouvoir respecter les
per­sonnes les plus sacrées. Car la force de l’habitude porte toujours le tempérament
à se manifester, et l’homme qui a tendance à tomber trébuche forcément sur tous
les obstacles qu’il rencontre. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si ceux qui ont
formé leur caractère à l’envie et à la malfaisance réagissent même à l’égard de ce
qui les touche de plus près d’une manière conforme à la nature de leur passion ; en
réagissant ainsi, ils obéissent à leur penchant, et non à leur volonté (κινούμενοι δ᾽
οὕτως ὃ πεφύκασιν, οὐχ ὃ βούλονται, ποιοῦσιν). De même que la sphère ne
peut se mouvoir qu’en sphère et le cylindre, qu’en cylindre, l’un et l’autre selon
leur forme respective, de même le méchant réagit en méchant devant toute chose
sous l’impulsion de son tempérament. Mais il est bien naturel aussi qu’ils regardent
davantage les êtres qui les touchent de près et qui leur sont chers ; c’est pourquoi ils
leur nuisent davantage. Quant à l’excellent Eutélidas, et à tous ceux dont on rapporte
qu’ils se jettent un sort sur eux-mêmes, leur aventure ne me paraît nullement
inexplicable. La santé trop parfaite représente un état instable (σφαλερὸν γὰρ ἡ
ἐπ᾽ ἄκρον εὐεξία), selon Hippocrate, et lorsque le corps a atteint ce degré suprême
de vigueur (μέχρι τῆς ἄκρας ἀκμῆς), il ne peut s’y maintenir, mais il penche
bientôt et s’incline dans le sens contraire ; donc, lorsque ces personnes arrivent à la
plénitude de l’épanouissement (ἐπίδοσιν ἀθρόαν) et qu’elles se trouvent mieux
portantes qu’elles ne devaient l’espérer, au point d’admirer leur corps et de le
contempler avec complaisance (ὥστε θαυμάζειν καὶ κατασκοπεῖν τὸ σῶμα),
elles sont en réalité tout près du changement (τῆς μεταβολῆς) et, lorsqu’ensuite
leur état se détériore, elles paraissent alors s’ensorceler elles-mêmes » (texte et trad.
F. Fuhrmann, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1978).

δέ. La place anormale de la particule adversative en quatrième position dans la


phrase ne connaît pas d’autre exemple chez Théocrite. Il ne s’agit pas seulement
d’une facilité métrique, mais assurément d’un déplacement expressif 401. Les
Tragiques fournissent notamment un certain nombre de situations parallèles :
Eschyle, Prométhée enchaîné, 321 ; Sophocle, Œdipe Roi, 486 ; Philoctète, 618 ;
Euripide, Bacchantes, 269. En dépit de ces exemples tragiques, cette place anor­
male doit relever plutôt du langage familier de Polyphème. Cette dys­taxie n’est pas
en effet propre à la tragédie, mais est aussi courante dans la Comédie Nouvelle :
Ménandre, fr. 380, 3 K.-T. ; Dyscolos, 109. À propos de cette dernière occurrence,

401. Voir Denniston 1954, p. 185-189.


commentaire 173

Handley 402 indique que Cnémon met d’abord en avant ce qui le concerne le plus.
C’est sans doute le même effet qui est ici recherché par Polyphème : ce qui importe
de manière urgente, c’est de repousser la βασκανία et, dans le cadre magique où les
paroles sont toutes-puissantes, de dire qu’on la repousse. La particule adver­sative ne
sert qu’à con­firmer sur le plan syntaxique le poids des mots. On peut aussi con­si­dérer
que le dépla­cement tra­duit le trouble du Cyclope qui prend subitement conscience de
l’excès de ses pro­pos précédents.

τρίς. Le chiffre trois a une valeur magique bien connue : on voit de la même façon
en II, 43 Simaïtha effectuer des libations par séries de trois jets selon une pratique
habituelle (cf. Od., XI, 26-28 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 479, etc.) ; le triple appel
lancé à Hylas est aussi censé avoir une valeur apotropaïque (XIII, 58) et la triple for­
mu­lation du vers XXIII, 44 doit, de la même manière, apporter à l’amoureux dans
la mort la paix dont il ne jouit pas en sa vie. Mais c’est dans l’Idylle XX que l’on
trouve le paral­lèle le plus proche de notre passage dans un vers qui en est sans doute
la simple adaptation (XX, 11) :
Τοιάδε μυθίζοισα τρὶς εἰς ἑὸν ἔπτυσε κόλπον.
Ce disant, par trois fois elle cracha dans son sein.

Cracher par trois fois dans son manteau éloigne toute sorte de danger, de souillure ou
de menace (voir supra). C’est le fait du superstitieux par excellence : cf. Théophraste,
Caractères, XVI, 15 (μαινόμενον δὲ ἰδὼν ἢ ἐπίληπτον φρίξας εἰς κόλπον
πτύσαι, « à la vue d’un fou ou d’un épileptique, il est pris de frisson et crache dans le
pli de son vêtement ») et le commentaire ad loc. de Diggle 403. C’est d’ailleurs moins
par ce qu’il dit présentement que par ce qu’il a vu dans la mer en cet autre jour que
le Cyclope est trou­blé et cherche ainsi à se protéger. La menace que sent peser sur lui
Polyphème est plus visuelle que verbale et concerne principalement la belle image
qu’il a tenté de for­ger de lui-même en alléguant l’intermédiaire commode du reflet
maritime. Il risque dès lors de s’attirer des représailles de la part de Némésis qui, par
jalousie, pourrait être irritée et provoquée par la prétention du Cyclope. La situa­tion
de Polyphème qui reven­dique une beauté excessive au regard de ce qu’il est réel­le­
ment doit être rap­pro­chée de celle du destinataire de Straton dans l’épigramme AP,
XII, 229 :
Ὡς ἀγαθὴ θεός ἐστι δι᾽ ἣν ὑπὸ κόλπον, Ἄλεξι,
πτύομεν, ὑστερόπουν ἁζόμενοι Νέμεσιν.
Ἣν σὺ μετερχομένην οὐκ ἔβλεπες, ἀλλ᾽ ἐνόμιζες
ἕξειν τὸ φθονερὸν κάλλος ἀειχρόνιον.
Νῦν δὲ τὸ μὲν διόλωλεν· ἐλήλυθε δ᾽ ἡ τριχάλεπτος
δαίμων· χοἰ θέραπες νῦν σε παρερχόμεθα.

402. Handley (éd.) 1965, p. 151.


403. Diggle (éd.) 2004, p. 375.
174 cyclopodie

Ah ! la bonne déesse qu’on invoque, Alexis, en crachant dans son sein, Némésis
au pied lent. Tu ne la voyais pas venir, tu croyais garder à tout jamais cette beauté
farouche ! Abolie maintenant, ta beauté : elle est là, l’irascible déesse, et nous, tes
adorateurs, à cette heure nous faisons fi de toi (trad. R. Aubreton).

Le destinateur de l’épigramme évoque en effet la même pratique apotropaïque qui


vise à protéger du mauvais œil de Némésis. Alexis ne s’est pas méfié : sa beauté s’est
flétrie. Le Cyclope au contraire a pris garde de se prémunir ; le triple crachat fait éga­
le­ment écho au caractère triplement redoutable (τριχάλεπτος) de Némésis.
Le chiffre trois a en outre ici une légitimité due au contexte puisque Polyphème s’est
vanté par trois fois de détenir une certaine beauté à propos de sa barbe, sa pupille et
ses dents (v. 36-38). Le rituel magique est donc particulièrement adapté à sa situation
pré­sente et le chiffre trois se trouve ainsi remotivé par les propos mêmes du Cyclope.

εἰς ἐμὸν … κόλπον. Les remarques précédentes éclairent déjà le sens de l’ex­
pres­sion qui renvoie au pli formé par le vêtement. Mais il n’est sans doute pas inu­
tile d’envisager la possibilité d’un double sens du mot κόλπος : dans le corpus de
Théocrite, le terme est employé soit au sens physique de « sein maternel » (XIV, 33 ;
XXIV, 60), soit, comme ici, au sens de « pli du vêtement » (II, 120 ; XV, 134, etc.) ;
en revanche, les sens géographiques que l’on trouve notamment dans la poésie homé­
rique et tragique de « pli de la mer entre deux vagues » ou de « pli de la terre », ou
encore de « golfe, sinuosité du littoral », ne sont jamais retenus par Théocrite. Cette
absence peut paraître quelque peu surprenante. Mais, précisément, au moment où le
Cyclope com­pare ses dents aux rochers de Paros, et plus généralement dans le cadre
de l’as­si­milation du Cyclope au volcan de l’Etna et de son attachement viscéral à son
île sicilienne, n’est-il pas envisageable que le poète joue ici sur les mots et suggère
que le Cyclope se change presque en élément de géographie marine (voir aussi les
remarques suivantes sur ἔπτυσα) ? En tout état de cause, même si ce jeu de mots,
proche du calembour, peut être jugé abusif, il est beaucoup plus évident que le terme
κόλπος, à la suite par exemple de σκοπός (v. 10), entre parfaitement dans la lignée
sonore du nom de Pol-yphème : cette « partie » de lui-même est très repré­sen­ta­tive de
ce qu’il est.

ἔπτυσα. Le verbe expressif πτύω signifie proprement « cracher » et est employé


ici dans son sens propre. Ce n’est pas le cas en XV, 133 où il a une valeur méta­pho­
rique­à propos des vagues qui écument sur le rivage : cette métaphore n’est cepen­dant
pas tout à fait sans incidence pour notre passage car, même si le Cyclope crache bel et
bien dans son sein, cette excrétion de salive présente un lien thématique avec l’univers
marin où il situe la découverte de lui-même, si bien qu’en crachant il s’identifie aussi
à l’écume marine à travers laquelle il a perçu son reflet embelli. Toutefois, c’est bien
le sens propre qui est ici le plus prégnant (comme en XX, 11, inspiré sans doute de ce
même passage, ou encore chez Théophraste, Caractères, XVI, 15).
Même si les termes sont différents, il convient d’établir un rapprochement avec
l’Idylle VII, 127 qui dit la même précaution (à propos d’une vieille femme) :
commentaire 175

ἅτις ἐπιφθύζοισα τὰ μὴ καλὰ νόσφιν ἐρύκοι.


[Une vieille] qui, en crachant, éloigne de nous les ennuis.

La vieille est censée venir apporter sa protection à Simichidas qui se lasse d’attendre
devant la porte fermée. La situation amoureuse topique du paraclausithuron n’est pas
tota­lement étrangère au contexte de notre idylle (voir supra p. 118 note au vers 19).
Selon les scholies, l’acte de cracher pour se préserver serait surtout le fait des
femmes (ποιοῦσι τοῦτο καὶ μάλιστα αἱ γυναῖκες). Un fragment de Callimaque
(fr. 687 Pf. = Hécalè, fr. 176 D’Alessio : δαίμων, τῇ κόλποισιν ἐπτύουσι
γυναῖκες) est cité à l’appui de cette affirmation qui ne se vérifie pas nécessairement
dans les autres exemples parallèles compulsés. L’emploi de cet hapax homérique (Il.,
XXIII, 697) permettrait d’établir un vif contraste entre le comportement grossier et
pri­maire du Cyclope bucolique et la dimension épique du même per­son­nage selon un
autre point de vue, suggéré par l’emploi d’un autre hapax au vers précédent 404.

40. ταῦτα γὰρ ἁ γραία με Κοτυτταρὶς ἐξεδίδαξε

Ce vers est tout d’abord remarquable par la disposition de ses sonorités. Dans
chacun des hémistiches, on peut en effet observer des redoublements subtils de
consonnes. Dans le premier hémistiche, on trouve ainsi le doublet τ τ (ταῦτα) suivi
par la répétition croisée γ ρ γ ρ (γὰρ ἁ γραία) ; dans ce même hémistiche, c’est la
voyelle [a] qui est le mieux représentée, connotant plutôt le féminin de Galatée. Dans
le second hémistiche, après le même doublet τ ττ (Κοτυτταρὶς), c’est une dis­po­
sition embrassée qu’on a pour ξ δ δ ξ (ἐξεδίδαξε) ; on retrouve curieusement dans
le nom de Κοτυτταρίς les voyelles essentielles (indépendamment de la marque du
genre à la désinence) du nom de Πολύφαμος ; cet écho vocalique vien­drait à l’appui
de la correspondance structurale que nous avons suggérée entre les deux voca­tifs
Πολύφαμε dans le chant de Daphnis et les deux noms propres qui encadrent le chant
de Damoitas, Pan et Cotyttaris.

ταῦτα γὰρ ἁ γραία. Cette ouverture du vers se situe pleinement dans le champ
sonore du nom de Galatée, alors même que la nymphe est exclue du paysage mental
de Polyphème à ce moment du récit. Mais la résurgence sournoise de l’obsession
pro­duite par le nom de la nymphe est sans doute significative du mal qui ronge le
Cyclope. Le démonstratif occupe la même position liminaire dans le vers, plus haut,
au vers 31, où c’est Galatée qui est censée voir les agissements du Cyclope ; ici au
contraire, c’est le Cyclope qui exécute ce que lui a dit Cotyttaris.

ἁ γραία. Le terme est employé à quatre autres reprises dans le corpus de Théocrite
(II, 91* ; VII, 126 ; III, 31* ; XV, 19), deux fois en homotaxie par rapport à notre
passage (*). La scholie à VII, 126 indique qu’il s’agit d’une forme spondaïque en

404. Voir supra sous ὑπέφαινε et les remarques en ce sens de Sokolov 2005, p. 52-53.
176 cyclopodie

dorien avec α final long : telle est bien la scansion qui est ici employée par le poète.
L’apparition inattendue de ce personnage féminin mérite d’être soulignée : c’est, avec
Galatée, la seule autre figure féminine nommée dans une idylle fortement occu­pée
par la présence masculine ; d’autre part, c’est le seul personnage ancré dans l’âge
de la vieillesse, alors que tous les autres relèvent de l’adolescence ou de la jeunesse.
Par sa vieillesse, Cotyttaris s’oppose, implicitement mais fortement, à la beauté bien
réelle de Galatée que notait le vers 14 (χρόα καλὸν). La vieille femme a donc ici
un statut tout à fait à part qui justifie notamment l’influence qu’elle a pu avoir sur le
Cyclope en matière de rite magique. Le relation entre le Cyclope et la vieille femme
rap­pelle ce que l’on trouve dans un fragment de Bion (fr. XIII, 7-9 Reed), dans lequel
un jeune oiseleur essaie en vain de capturer Éros par ses pièges :
χὠ παῖς, ἀσχαλάων ὅκα οἱ τέλος οὐδὲν ἀπάντη,
τὼς καλάμως ῥίψας ποτ᾽ ἀροτρέα πρέσβυν ἵκανεν
ὅς νιν τάνδε τέχναν ἐδιδάξατο…
Et le jeune garçon, irrité parce qu’il ne parvenait à rien, jeta ses pièges et alla
trouver un vieux laboureur qui lui avait enseigné cette technique…

Dans le fragment de Bion 405, comme dans l’idylle théocritéenne, la figure du vieillard
ren­voie à un univers humble. Dans le même temps, le vieillard est volontiers
un per­son­nage que l’on consulte, notamment dans l’univers bucolique (voir la
figure du vieux Philétas dans les Pastorales de Longus) pour en obtenir un certain
enseignement. Mais si, chez Longus, Daphnis et Chloé apprennent de Philètas de pré­
cieuses infor­mations sur l’amour, si le jeune oiseleur de Bion lui doit une tech­nique
de chasse, dans le cas du Cyclope c’est une simple pratique superstitieuse de bonne
femme qu’il retire de sa fréquentation. Il ne s’agit d’un enseignement ni moral ni
technique.

μέ. Après la longue contemplation fascinée du Cyclope par lui-même aux


vers 36‑38, la désignation du personnage par ce simple pronom personnel atone
offre un saisissant contraste : occupant une place minimale dans le vers, il est pris en
tenailles, au passage à l’hémistiche, entre les deux parties du groupe nominal sujet
qui désigne la vieille Cotyttaris. Sa nature d’enclitique le rend même totalement
dépen­dant de la vieille femme qui, outre la manière de se protéger d’un mauvais
sort, lui donne un appui accentuel dans le vers. L’attitude du Cyclope à l’égard de
la vieille femme semble relever de l’humble modestie, voire d’une certaine crainte
respectueuse, qui contraste aussi vivement avec son attitude farouche vis-à-vis de
Galatée : la résonance du pronom personnel était ainsi toute différente au vers 32.

Κοτυτταρίς. Cotyttaris, au-delà de l’image de vieille sorcière transmettant des


pra­tiques apotropaïques au jeune Polyphème, pourrait bien aussi apparaître comme
un pendant du dieu Pan, en tant que figure érotique. En effet, comme l’indiquent les

405. Cf. Reed 1997, p. 183.


commentaire 177

scholies (par ex. : ἀπὸ τῆς παρὰ Δωριεῦσι τιμωμένης Κοτυτοῦς ὠνόμασται
Κοτυταρίς ; ou encore : ἔστι Κοτυτὼ Δωρικὴ θεός, παρ᾽ ἣν ὠνόμασται καὶ
αὕτη), le nom de ce personnage féminin doit renvoyer à Kotyt(t)o ou Kotys, déesse
de l’impudicité originaire de Thrace honorée notamment à Corinthe et en Sicile, ce
qui n’est pas anodin dans le cas du Cyclope.
Bassos de Smyrne met en scène dans une épigramme (AP, XI, 72) une vieille
femme volubile qui semble être croquée d’après le souvenir de Théocrite :
Ἡ πολιὴ κροτάφοισι Κυτώταρις, ἡ πολύμυθος
γραῖα, δι᾽ ἣν Νέστωρ οὐκέτι πρεσβύτατος,
ἡ φάος ἀθρήσασ᾽ ἐλάφου πλέον, ἡ χερὶ λαιῇ
γῆρας ἀριθμεῖσθαι δεύτερον ἀρξαμένη,
ζώει καὶ λεύσσουσα καὶ ἀρτίπος οἷά τε νύμφη,
ὥστε με διστάζειν, μή τι πέπονθ᾽ Ἀίδης.
Kytotaris aux tempes blanchies, la vieille aux maintes histoires, à cause de laquelle
Nestor n’a plus le record de longévité, a vu la lumière du jour davantage que le
cerf : sur sa main gauche, elle a commencé pour la deuxième fois à faire le compte
de sa vieillesse. Elle vit bon pied bon œil à l’instar d’une jeune épouse. Aussi, je me
demande s’il n’est pas arrivé quelque chose à Hadès.

On voit en effet que les noms des deux vieilles femmes sont proches moyennant
une méta­thèse vocalique ; la vieille de Bassos qui est πολύμυθος rappelle la figure
de Polyphème au sujet duquel on rapporte beaucoup d’histoires et qui en raconte
aussi beaucoup sur lui-même. La vieille femme a même dû bénéficier de pratiques
magiques, car son âge dépasse toute mesure puisque les doigts de la main gauche
servent à comp­ter la première centaine, ceux de la main droite de la deuxième à la
dixième centaine, et que, lorsqu’on revient pour la deuxième fois à la main gauche,
c’est qu’on est au-delà de 1 000 : dans le cadre de l’exagération propre à l’épigramme,
elle semble avoir éloigné d’elle la mort et appartenir à un temps presque anhistorique,
mythique, à l’égal du Cyclope Polyphème.
Il se trouve en outre que, dans les mystères de Kotyto et du Dionysos thrace, on
fai­sait usage d’une flûte aux vibrations graves appelée bombyx dont Eschyle (fr. 71
Mette) nous dit qu’elle incite à la mania : or notre personnage Cotyttaris joue éga­
lement ici de la flûte (cf. ποταύλει, v. 41) et il n’est pas absurde de penser que son
jeu sourd a eu une influence funeste sur l’état mental de Polyphème – on se rappelle
qu’il est taxé de folie dans l’Idylle XI (v. 11).
Plusieurs scholies donnent une autre interprétation (qui reste improbable) à l’éty­
mo­lo­gie du nom Κοτυτταρίς en faisant dériver ce dernier (parfois avec prudence)
du terme κότος qui désigne « le ressentiment, la rancune », en vertu d’une explication
d’ordre psychologique : les vieillards, qui sont d’humeur difficile (δύσκολοι),
sont natu­rel­lement portés au ressentiment (cf. sch. : ἕτοιμοι γὰρ εἰς κότον οἱ
γέροντες). Or cette explication psychologisante ne trouve en apparence aucun fon­
de­ment dans la pré­sence fugitive de Cotyttaris dans l’idylle : celle-ci est au con­traire
plutôt bienveillante à l’égard de Polyphème. Une telle perspective pourrait se justifier
tout d’abord si l’on en venait à considérer la vieille femme comme représen­tant le
178 cyclopodie

devenir pro­mis à Galatée : elle figurerait le ressentiment futur de la jeune femme


aujourd’hui délaissée. Mais si, structuralement, ce rapprochement trouve quelque
justi­fi­cation, il n’est pas vraiment étayé par le texte : les deux per­sonnages fémi­nins
n’ont aucun lien autre que leur féminité. En revanche, on peut aussi considérer que
Cotyttaris incarne le ressentiment ou l’animosité qui se dégage de la relation amou­
reuse impossible entre Polyphème et Galatée 406.

ἐξεδίδαξε. Nous avons ici l’unique exemple de ce composé chez Théocrite ; il


est construit avec deux accusatifs placés aux deux extrémités du premier hémistiche ;
comme dans l’exemple parallèle fourni par Bion, fr. X, 9 Reed 407 (ταῦτά νιν
ἐξεδίδαξον), le préverbe ἐξ- dénote la minutie et l’achèvement de l’enseignement
délivré 408 ; mais ici cette précision relève de la touche ironique : il n’a sans doute
pas fallu beaucoup de leçons ni beaucoup d’expli­cations à la vieille femme pour lui
apprendre cette pratique populaire de pré­ser­va­tion élémentaire ! Mais Polyphème
semble être fier d’avoir bénéficié d’un tel enseignement : serait-ce par hasard le seul
qu’il ait vraiment reçu ? Le caractère iro­nique du verbe transparaît aussi dans le fait
que la majorité de ses emplois en poésie se trouvent chez les Tragiques : Eschyle,
Prométhée, 981, 698 ; Sophocle, Philoctète, 436 ; Électre, 395, 621 ; Œdipe Roi, 38,
1370 ; Trachiniennes, 934.
Ce verbe forme à lui seul la clausule bucolique du vers : c’est l’unique exemple
dans l’Idylle VI. Cette particularité prosodique met le verbe en valeur, ainsi que
l’idée qu’il porte : la relation didactique qui unit Polyphème et Cotyttaris se révèle en
effet être d’une efficacité assez rare qui, par contrepoint, souligne l’échec de l’autre
relation, amoureuse cette fois, que le même Polyphème a eu avec l’autre personnage
fémi­nin de l’idylle, Galatée. Mais l’enseignement de Cotyttaris va peut-être au-delà
de ce qu’en a retenu le Cyclope dans sa naïveté. Le nom de la vieille femme invite
à en faire une initiatrice sur les questions sexuelles : elle est peut-être aussi le signe
d’une issue au narcissisme maladif de Polyphème et la présence en fin de chant de
l’en­sei­gnement qu’elle dispense est porteuse d’une vive espérance et d’un possible
écho dans les autres niveaux discursifs de l’idylle.

41. ἃ πρᾶν ἀμάντεσσι παρ᾽ Ἱπποκίωνι ποταύλει.

Ce vers pose une difficulté particulière liée à la fois à la tradition manuscrite et


à l’hypothèse de l’existence d’un recueil organisé. Pour ce qui est de la tradition
manu­scrite, ce vers, qui est omis dans le manuscrit K (Ambrosianus 222), est le plus
souvent, du fait même de ce traitement, considéré comme une interpolation : c’est le

406. Cf. Voelke 1992, p. 12.


407. Beckby (éd.) 1975, p. 412.
408. Reed 1997, p. 168.
commentaire 179

rai­sonnement conduit par Gow 409 à la suite de la plupart des éditeurs de Théocrite.
Il faut cependant signaler avec Gow, à la suite de Ahrens, que le manuscrit M
(Vaticanus 915) donne ce même vers après le vers 42 : ce flottement pourrait bien être
le signe d’une dif­ficulté de la tradition à son sujet ; le vers n’est pas à sa place après
le vers 42 et cette impossibilité pourrait justifier l’omission dans une autre tradition.
Mais ce qui a sans doute contribué à l’évacuation de ce vers de l’Idylle VI est qu’on
le retrouve à l’iden­tique en X, 16, où il semble mieux à sa place que dans l’Idylle VI
(voir ci-après sous ἀμάντεσσι).
Pourtant, les travaux menés notamment par Ancher 410, Irigoin 411 et Blanchard 412,
qui essaient d’envisager la composition d’un recueil bucolique selon des principes
numé­riques, ont pu montrer que les équilibres numériques donnés tant par des
groupes de cinq idylles (2 groupes de 445 vers chacun formés par les Idylles I, III, VI,
VII, IX d’une part, et les Idylles IV, V, VIII, X, XI d’autre part), ou par trois triades (I,
XI, VI ; V, IX, VIII ; VII, IV, X), ou encore d’autres organisations chif­frées reposant
sur des multiples de 6 ou de 9, réclamaient systématiquement que l’Idylle VI comptât
46 vers et que le vers 41 fût pris en considération.
Si l’on peut se fonder sur ces dernières analyses, on est donc conduit à reconsidérer
le statut du vers 41, sans accorder un poids excessif à la tradition manuscrite. Or il
faut peut-être ici faire crédit à Legrand pour une remarque formulée dans son apparat
cri­tique au sujet du vers 41. En effet, tout en rejetant ce vers (qu’il ne tra­duit pas),
Legrand signale que son état présent pourrait correspondre à une tentative pour
remédier à la corruption d’un vers antérieur qui, à l’instar du vers III, 32, pouvait
com­men­cer de la même manière que le vers X, 16. Faute de pouvoir retrou­ver la
forme ini­tiale du vers, un copiste aurait transposé le vers de l’Idylle X afin de combler
la lacune occasionnée.
Nous choisissons donc de maintenir le vers 41 qui est nécessaire à la structure
d’en­semble du recueil, même si nous sommes bien conscient que ce vers est sans
doute une substitution qui essaie de remplacer un vers perdu. Il con­vient encore
d’ajou­ter que la présence de ce vers semble aussi indispensable à l’équi­libre de la
struc­ture de l’Idylle VI elle-même : en effet le cadre est parfaitement équi­libré par la
pré­sence de deux strophes de cinq vers au début et à la fin de l’idylle ; on s’attend à
décou­vrir un rapport de proportion entre les chants de Daphnis et de Damoitas : or,
dans la mesure où le chant de Daphnis compte 14 (2 × 7) vers, on peut escompter
trou­ver un multiple de 7 dans le nombre de vers de la chanson de Damoitas et c’est
pré­ci­sé­ment le produit de 3 × 7 vers qui est obtenu si l’on maintient le vers 41. Même
s’il n’est pas décisif, l’argument mérite néanmoins d’être signalé.

409. Gow (éd.) 1952, II, p. 126.


410. Ancher 1981.
411. Irigoin 1975.
412. Blanchard 2008a et 2008b.
180 cyclopodie

πρᾶν. L’adverbe temporel est suffisamment vague pour être plausible ; il entre
en relation avec la temporalité de l’épisode du reflet que le Cyclope vient d’évo­quer
et qui se trouve situé dans la même imprécision temporelle ; cet adverbe est en effet
employé au vers 35 ; l’épisode du reflet serait ainsi compris entre ces deux mar­queurs
tem­porels qui se répondraient à la fin du chant de Damoitas.
Il convient de noter que la leçon πρᾶν n’est donnée que par deux des manuscrits
qui fournissent le vers 41 ; les autres manuscrits transmettent ici l’adverbe πρίν.
Cette incer­titude pourrait refléter un état antérieur du texte.

ἀμάντεσσι. Comme le signale Hunter 413 qui rejette le vers, c’est notam­ment
la référence aux moissonneurs qui n’est pas justifiée dans l’Idylle VI par rapport
à l’univers du Cyclope et qui laisse donc penser que ce vers n’est pas à sa place.
L’incertitude affectant le mot précédent pourrait suggérer, au lieu de ce terme
inadéquat, le pronom personnel (ἐμίν, ἁμίν ?), qui ferait de Polyphème le destinataire
pri­vilégié de l’air de flûte interprété par la vieille femme.

παρ᾽ Ἱπποκίωνι. Le nom Ἱπποκίων n’est pas connu en dehors des deux occur­
rences redondantes chez Théocrite, même si les noms propres composés en Ἱππο-
sont fréquents. La forme nominale pourrait être un hypocoristique par exemple pour
Hippoclès, ce qui pourrait laisser entendre que le Cyclope a des relations amicales
dans son entourage. Mais le groupe peut aussi être totalement parasitaire ici et n’est
sans doute que le fruit pur et simple de l’importation du vers X, 16.

ποταύλει. La présence de ce verbe (qu’on ne retrouve pas ailleurs dans les Idylles
en dehors de X, 16) dans le vers primitif semble beaucoup moins sujette à cau­tion
pour deux raisons bien distinctes. La première est fournie par le personnage de
Cotyttaris qui a pu utiliser, comme la déesse dont elle est ici le substitut, le son de la
flûte pour troubler l’esprit faible du Cyclope (voir supra remarques au vers 40). La
seconde raison tient à la structure même de l’Idylle VI : si l’on maintient un jeu de
flûte au vers 41, on constate que l’idylle comprend en tout quatre musiciens : deux
joueurs d’aulos, deux joueurs de syrinx. En effet, dans le chant-cadre, c’est ini­tia­
lement Daphnis qui joue de l’aulos et Damoitas de la syrinx avant qu’ils n’échangent
leurs instruments et leurs pratiques musicales au vers 44 ; dans les chants insérés,
Polyphème joue de la syrinx sans se soucier de Galatée au vers 9 (voir supra
ad loc. p. 90) ; sans la présence du jeu de Cotyttaris dans le second chant inséré, on
ne retrouve pas l’équilibre – ô combien important dans l’univers pastoral – dans la
répar­ti­tion des instruments.
L’accompagnement des travaux agricoles à la flûte n’a rien de surprenant, au
moins dans l’univers bucolique de Théocrite : c’est un trait de culture qui est évoqué
à plusieurs reprises dans les idylles pastorales ; les deux chants que comprend

413. Hunter (éd.) 1999, p. 260.


commentaire 181

l’Idylle X accompagnent ainsi les moissonneurs et la renommée musicale de Lykidas


dans l’Idylle VII se fait d’abord parmi les travailleurs agricoles dont il doit soutenir
l’ef­fort par sa musique (voir les remarques au vers 29 de Gow 414).

42. Τόσσ᾽ εἰπὼν τὸν Δάφνιν ὁ Δαμοίτας ἐφίλησε·

Ici commence la « conclusion » de l’idylle : après les chants des deux concurrents,
le discours revient au récit-cadre pour l’espace de cinq vers qui répondent aux cinq
vers initiaux de mise en place du récit. L’écho entre l’ouverture et la fin de l’idylle
appa­raît très nettement dans le jeu sur les noms propres des deux chanteurs qui se
retrouvent à nouveau réunis comme au premier vers, mais dans un ordre inversé ; en
outre, alors qu’au premier vers les deux noms propres étaient syntaxiquement mis à
éga­lité par la coordination et le partage de la fonction sujet (mais avec un avantage
séman­tique du côté de Daphnis), ici c’est Damoitas qui semble l’emporter en restant
seul dans la fonction sujet tandis que Daphnis devient objet de la relation syntaxique ;
de la même façon, le balancement qui organisait les vers 2-3 est ici repris au vers 43
(voir infra). Un autre changement dans la répartition des deux personnages intervient,
qui concerne leur place dans le vers. Dans cette fin d’idylle, chaque personnage est
con­finé à un hémistiche de manière très rigoureuse (surtout v. 43-44) alors que, dans
l’in­troduction, c’était tout le contraire (notamment v. 1 et 3) : cette modi­fication doit
sans doute correspondre à un changement du rapport entre les deux chanteurs ; de
l’in­dis­tinc­tion initiale, ils passent ici à un rapport plus hiérarchisé, même si cette
hié­rarchie dans l’ordre poétique est posée pour être aussitôt corrigée par un rappro­
chement plus fort sur le plan psycho-émotionnel.

τόσσ᾽ εἰπών. L’expression, à l’image des formules proches, mais tou­jours diffé­
rentes, de l’épopée homérique (on a régulièrement dans l’Iliade ὣς εἰπών en I, 326,
446, etc.), met fin au discours direct de la déclamation poétique. Le pronom τόσσα,
qui répond au pronom τοιάδε (v. 4) de l’introduction nar­rative et au démonstratif
τάδε du vers 20, mais qui porte sur la quantité des paroles prononcées, laisse
supposer que Damoitas arrête de chanter parce qu’il a « répondu » point par point au
chant de Daphnis ; il paraît l’emporter parce qu’il a fait mieux que son con­cur­rent en
res­pec­tant parfaitement l’équilibre que celui-ci avait mis en place (voir l’in­troduction
sur la composition des deux chants) : il a augmenté d’un tiers exac­te­ment le chant de
Daphnis.
Le terme qui désignait jusqu’ici les chants insérés était toujours le verbe « chanter »
(ἀείδω, v. 4 et 20) ; or, le chant laisse la place à la simple parole. Ce chan­gement
est-il vraiment significatif ? Au moment où le chant cesse, il n’est plus désigné
par ἀείδειν, mais par un verbe de parole : c’est dire que l’on sort du cadre du
concours poétique chanté pour revenir à un échange de paroles plus ordinaire et non

414. Gow (éd.) 1952, II, p. 139.


182 cyclopodie

agonistique. Le chant relève donc de l’univers du conflit, de la concurrence, de la


com­pé­tition : il n’est plus de mise dès lors que l’harmonie et l’égalité sont rétablies
entre les hommes. Par rapport à l’idylle elle-même, ce changement indique peut-être
aussi que l’on se prépare à quitter la parole poétique de l’idylle et que le des­tinataire
du poème (Aratos) va pouvoir renouer un discours ordinaire avec le des­ti­nateur.

τὸν Δάφνιν. Placé entre la coupe principale trochaïque et la coupe secondaire


tri­hé­mi­mère, le nom de Daphnis est ici moins mis en valeur qu’il ne se trouve pris en
« tenaille » entre les deux mentions de Damoitas présentes dans les deux verbes des
deux hémistiches (εἰπών, ἐφίλησε) ; c’est en outre, dans l’idylle, la première (et la
seule) mention de Daphnis à l’accusatif ; le passage à l’accusatif a pour conséquence
que l’équivalence numérique du nom propre 415 est affaiblie en passant de 66 (Δάφνις),
soit 3 × 22, à 57 (Δάφνιν), soit 3 × 19, tandis que Damoitas est maintenu tout au long
de l’idylle à 79. Cette chute numé­rique signale que Daphnis avait initia­le­ment un
nom valant plus que le nombre de vers que Damoitas devait chanter pour l’em­porter
sur son concurrent (en passant de 2 × 7 à 3 × 7), mais qu’après la décla­ma­tion de ce
même chant Daphnis est placé à un rang inférieur. Cette infériorité cor­respond au fait
que Daphnis, après avoir été à l’origine du différend et de la compétition poétique (cf.
la répétition de πρᾶτος au vers 5), devient ici l’objet même de l’ac­tion de Damoitas
qui l’embrasse.

ὁ Δαμοίτας. Les deux noms propres s’opposent de part et d’autre de la coupe


trochaïque ; le nom de Damoitas est fortement encadré par la scansion de la coupe
hephthé­mimère ; le second hémistiche se trouve ainsi bien équilibré en deux groupes
de quatre syllabes, d’une part le sujet, d’autre part le verbe. Surtout, c’est l’unique
fois de l’idylle où le personnage est nommé avec l’article : cette définition du déter­
mi­nant souligne la position particulière de Damoitas qui, par son simple chant, en
vient à concurrencer la figure de Daphnis qui avait l’avantage d’être inscrit dans
une tra­dition mytho-poétique. Damoitas n’a plus seulement le bénéfice de l’âge par
rapport à Daphnis, mais il a aussi désormais la préséance poétique.

ἐφίλησε. Comme le rappelle Hunter 416, il y a eu de nombreuses dis­cus­sions pour


savoir si ce baiser est érotique ou s’il n’est qu’une marque d’amitié par laquelle le
vainqueur, à la fin du concours poétique, témoigne à son adversaire que leur relation
n’est pas modifiée par le résultat. Curieusement, ni Gow ni Dover ne donnent de
com­mentaire sur ce verbe. Les arguments avancés notam­ment par Bernsdorff 417
en faveur d’une relation non érotique dans ce passage ne sont pas probants : les
parallèles qu’il fournit ont l’inconvénient majeur de relever de la poésie latine et

415. Cf. Meillier 1989a, p. 6-7 et 1989b, p. 332.


416. Hunter (éd.) 1999, p. 260.
417. Bernsdorff 1994, p. 41-42.
commentaire 183

d’un univers extérieur au monde pastoral. Il en va de même des arguments avancés


par Hutchinson 418 qui n’offre aucun parallèle d’un baiser non érotique dans le
cadre pastoral, comme l’a bien montré Bowie 419. Si l’on ne prend au contraire en
con­si­dération que le corpus de Théocrite, il faut rappeler que le fait d’y embrasser
quelqu’un a toujours une valeur érotique 420 et se situe parfois dans un contexte
d’homo­sexualité (cf. V, 135 ; XII, 27-37) ; on voit mal pourquoi il en serait autrement
ici. D’ailleurs le baiser est soutenu dans sa valeur érotique par l’échange symbolique
des flûtes au vers suivant, dont le sens ne laisse guère de doute (cf. infra ad loc.).
En outre, l’objet même des chansons interprétées par les deux pâtres met au centre
de l’idylle la thématique amoureuse que l’on est en droit également de supposer
comme valide à propos du destinataire Aratos et du destinateur (anonyme) du poème.
Comme l’a montré Brooke 421, il ne faut pas sectionner la lecture de l’idylle : le récit-
cadre et les chants insérés forment un tout et le baiser de Damoitas à Daphnis vient
com­pléter l’action qui n’a pas pu se jouer dans les chants insérés ; il est, à la fin
du dif­férend entre les deux personnages, l’acte érotique que Polyphème a rejeté. Ce
lien est d’autant plus clair que Damoitas assume la parole de Polyphème dans son
chant. Il s’éta­blit en effet un raccourci assez surprenant entre la fin de la décla­mation
poétique et l’action exprimée ici par le verbe ἐφίλησε : tout se passe comme si le
baiser était la conséquence immédiate du récit, non seulement sur le plan de l’énon­
cia­tion, mais aussi sur le plan de l’énoncé. Si Damoitas prend l’initiative de donner
un baiser à Daphnis, c’est bien qu’il considère qu’il a remporté le défi ; toutefois les
con­ditions mêmes dans lesquelles se réalise le concours sont un peu par­ti­­culières
puisque, contrairement aux autres joutes poétiques engagées dans les Idylles (cf.
Idylle V), il n’y a pas d’arbitre et les parties opposées sont en même temps juges de
leur propre prestation. Il n’y a pas d’ailleurs de formulation explicite de la vic­toire
de Damoitas et c’est le baiser donné qui laisse entendre qu’il se con­si­dère comme
victorieux. Mais le bai­ser peut précisément être porteur d’une autre signi­fi­ca­tion que
la victoire poétique. Dans la mesure où Damoitas vient de prendre en charge la voix
de Polyphème dans sa propre déclamation pour répondre au chant de Daphnis, on
est conduit à penser qu’une certaine forme de superposition se met en place entre
les deux personnages appar­tenant à des niveaux discursifs différents : dès lors la
querelle amoureuse entre Galatée et Polyphème n’est que la réduplication, sur le plan
érotique et mythologique, de la querelle bucolique entre Daphnis et Damoitas dont
l’objet n’est pas clairement défini ; rien n’empêche de considérer qu’il y a dans le
différend entre les deux pâtres un problème amoureux que justifieraient notamment
les remarques concernant l’âge res­pectif des deux jeunes garçons d’une part, le choix

418. Hutchinson 1988, p. 184.


419. Bowie 1996, p. 91-92.
420. Cf. loc. cit., qui donne les exemples parallèles : II, 126 ; III, 19-20 ; V, 132 ; XI, 55-56 ; XX, 1-4,
31-32, 36, 38, 42, 45 ; XXIII, 40, 42 ; XXVII, 2, 6-7.
421. Brooke 1969, p. 67.
184 cyclopodie

de l’histoire de Polyphème et Galatée comme sujet poétique d’autre part. L’analogie


qui est au principe même de la composition de l’idylle 422 légitime suffisamment cette
inter­pré­ta­tion du baiser de Damoitas à Daphnis comme le reflet et la résolution du
con­flit des per­sonnages mythologiques : la beauté que le Cyclope se reconnaît à lui-
même jus­ti­fie de son point de vue que Galatée accepte les termes du contrat qu’il lui
pro­pose aux vers 32‑33 et donc qu’ils se réconcilient en s’embrassant.

43. χὢ μὲν τῷ σύριγγ᾽, ὃ δὲ τῷ καλὸν αὐλὸν ἔδωκεν.

Ce vers présente, en dépit de son apparence très ordinaire et répétitive, une structure
assez complexe dès lors que l’on fait abstraction de la trop simple élaboration syn­
taxique. D’un point de vue métrique, on observe tout d’abord une forte opposition
entre les deux hémistiches, le premier étant affecté par la lourdeur des cinq longues
qui le constituent, le second étant entièrement dactylique et multipliant de ce fait les
brèves : à la pesanteur solennelle du premier don s’oppose ainsi la légèreté spontanée
du second. Mais il ne faut pas lire simplement ce vers en fonction d’une opposition
des hémistiches. À l’échange des cadeaux se superposent d’autres formes d’échange
sur le plan des sonorités : par exemple la séquence vocalique de l’ouverture ω ε ω se
retrouve sous forme inversée dans le dernier mot du vers (ἔδωκεν : ε ω ε). Cet effet
d’in­version est présent, de manière structurale, dans la figure du chiasme qui organise
la distribution des pronoms et, plus largement sur l’ensemble de l’idylle, la mention
des deux personnages Daphnis et Damoitas.

χὢ μὲν τῷ … ὃ δὲ τῷ… Dans la mesure où, au vers 44, c’est Damoitas qui joue
de l’aulos et Daphnis de la syrinx, il faut en déduire que celui qui donne la syrinx au
vers 43 est Damoitas (χὢ μέν) et celui qui offre son aulos est Daphnis (ὃ δέ) : de sorte
que la reprise en chiasme des pronoms, du fait même de l’in­version de la place des
noms propres au vers précédent (cf. supra au vers 42), s’ac­compagne d’une inversion
des personnes représentées. Après l’ordre Daphnis - Damoitas au vers 42, on a ici la
suc­cession suivante : Damoitas - Daphnis / Daphnis - Damoitas. Cette succession de
pro­noms fait directement écho à celle des vers 2-3 de l’introduction pour laquelle
nous avons pu montrer que ὃ μέν représentait Daphnis et ὃ δέ Damoitas ; il y a
donc entre ces deux moments une inversion dans le balan­ce­ment pronominal. La
réfé­ren­tialité du pronom se trouve perturbée, dans une per­spective qui rappelle le
trouble à propos des pronoms féminins dans le chant inséré de Daphnis (cf. supra
p. 96-97 au vers 10). Cette confusion volontaire a pour effet de sug­gérer l’idée d’une
« égalité absolue » entre les deux pâtres, pour reprendre une expres­sion de Lawall 423.
Dans ces conditions, il commence à devenir clair que ce qui pou­vait passer pour

422. Cf., avec des lectures dif­fé­rentes de cette analogie, Lawall 1967, p. 66-73 ; Goldhill 1991,
p. 261 ; Gutzwiller 1991, p. 123-133 ; Bernsdorff 1994, p. 39-40.
423. Lawall 1967, p. 68-69 ; voir aussi Bernsdorff 1994, p. 42.
commentaire 185

une victoire de Damoitas n’en était pas vraiment une. L’absence d’ar­bitre dans le
con­­cours poétique de même que l’absence de sujet explicite de désac­cord entre les
deux jeunes hommes ont pour conséquence immédiate qu’il n’y aura ni vainqueur
ni vaincu dans l’agôn. L’échange de cadeaux rétablit ici l’équilibre entre les deux
partenaires – rendu grammaticalement sensible dans le jeu des pronoms –, même si
celui-ci est partiellement faussé par l’inégalité des cadeaux échangés.

σύριγγ᾽. La syrinx est l’instrument de Pan, et donc par excellence celui des pâtres.
Longus notamment (II, 34), dans un mythe inséré de ses Pastorales, raconte l’his­toire
de la naissance de cette flûte : la nymphe Syrinx, poursuivie par Pan, se trans­forme en
roseau pour échapper aux violences du dieu lubrique. Dans sa fureur, Pan, qui entend
le vent gémir dans les roseaux, coupe des tiges de lon­gueurs inégales qu’il réunit par
de la cire pour en faire l’instrument de musique.
Cette syrinx appartient initialement à Damoitas qui a dû s’en servir pour préluder
à son propre chant au vers 20, même si le verbe συρίσδειν n’y est pas employé.
Damoitas partage donc au départ avec le Cyclope (cf. v. 9) le privilège de jouer de cet
instrument : il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que Damoitas ait adopté dans
son chant le point de vue de Polyphème qui invoque lui-même le dieu Pan (v. 21).
Pourtant, c’est Daphnis, et non Damoitas, qui mentionne dans son chant l’aptitude
musi­cale de Polyphème ; il en va de manière inverse pour l’aulos (voir ci-après), de
sorte que l’échange des instruments se double d’une inversion dans les chants entre
men­tion d’un instrument et aptitude du locuteur à jouer d’un autre instrument ; cette
inver­sion mimerait par avance l’échange des instruments ici.

καλὸν αὐλὸν. Le terme αὐλός peut être employé pour plusieurs instruments ;
il y a l’αὐλός propre à double tuyau qui est proche de notre hautbois ou de notre
cla­ri­nette ; mais ici (comme en V, 7 424) il s’agit plu­tôt de la flûte monocalamos (cf.
Athénée, IV, 184a) qui est un simple tuyau sans embouchure.
Cet instrument donne lieu à une qualification (ce qui est assez rare dans le récit-
cadre) avec l’adjectif καλόν : cette précision méliorative peut servir à réta­blir un
équi­libre avec la syrinx qui est a priori un instrument plus sophistiqué ; mais ce peut
être aussi un moyen d’attirer l’attention sur l’instrument lui-même dans la mesure où
l’ad­jectif καλός permet d’établir un lien avec l’univers de Galatée (cf. ses emplois
aux vers 11, 14 et 16 ; on a vu que les emplois au vers 36 étaient le fait d’une illusion
de la part du Cyclope) : Daphnis offrirait ainsi à Damoitas un objet qui partagerait la
qua­lité de beauté avec la figure de Galatée. Un tel rapprochement n’a rien d’étonnant
dans la mesure où Damoitas a en commun avec Polyphème un certain nombre
d’attributs (la barbe, la syrinx). On voit donc que l’analogie entre récit-cadre et récit
inséré tend à se compléter et invite à lire la relation entre Daphnis et Damoitas sur
le mode (inversé) de celle qui unit Polyphème et Galatée. La dimension érotique de

424. Voir Gow (éd.) 1952, II, p. 96, ad loc.


186 cyclopodie

cette relation se trouve ainsi renforcée et il n’est sans doute pas excessif d’interpréter
alors l’αὐλός comme un symbole phallique : l’échange des instruments serait une
manière imagée de dire l’union homosexuelle des deux garçons, union qui aurait
une configuration assez inouïe par rapport à la repré­sentation érotique traditionnelle
puisqu’elle supposerait une certaine réciprocité, un certain équilibre entre les deux
par­te­naires qui offrent chacun leur instrument à l’autre. La syrinx, par le nombre de
ses tuyaux, signifierait alors la plus grande matu­rité sexuelle de Damoitas par rapport
à Daphnis. Il se trouve que Griffiths a fait la même suggestion à Bowie 425, signalant
que l’échange d’instrument peut être con­si­déré comme une allusion aux pratiques
homo­sexuelles connues sous la forme δός λάβε 426.

44. Αὔλει Δαμοίτας, σύρισδε δὲ Δάφνις ὁ βούτας·

Ce vers s’ouvre sur une asyndète expressive : à l’échange des présents succède
immé­dia­tement l’exécution musicale. Cette asyndète est une marque grammaticale
et syn­taxique de l’harmonie qui règne dans l’univers pastoral en cette fin d’idylle
(voir aussi le vers suivant). Cette harmonie s’exprime aussi sur le plan sty­lis­tique
par la nou­velle reprise d’un chiasme qui concerne cette fois la place des ins­tru­ments
men­tion­nés dans ce vers et le précédent : syrinx - aulos - aulos - syrinx. Ce chiasme
se super­pose à ceux qui concernent les personnages (voir aussi un autre chiasme
struc­turel ci-après). L’ordre de présentation des noms propres est ici le même qu’au
premier vers de l’idylle : on revient (au moins partiellement) à la situation initiale,
sans que le dif­fé­rend poétique n’ait eu de conséquence sur la relation des deux pâtres.

αὔλει. C’est la musique qui occupe la première place dans le vers avec l’emploi
de ce verbe peu représenté dans les Idylles (trois occurrences au total) ; la musique est
donc le véritable vainqueur dans l’agôn, non l’un des pâtres. La musique de l’aulos,
a priori plus simple que celle de la syrinx, est mise en évidence de sorte que, si
les paroles de Damoitas ont pu l’emporter, c’est bien ici la musique de l’au­los de
Daphnis qui compense la défaite poétique. On en vient donc à un équilibre des pra­
tiques respectives des deux pâtres.
Dans le cadre de l’idylle, ce jeu sur l’aulos dans la partie narrative fait écho au jeu
de Cotyttaris mentionné au vers 41 par le verbe ποταύλει situé en position finale
dans l’hexamètre, donc en position métriquement inversée par rapport à l’occurrence
de la forme simple : cet écho musical entre récit-cadre et chant inséré renforce la
struc­ture analogique entre les deux niveaux discursifs et il y a là un argument pour
con­server au moins le verbe ποταύλει du vers 41.

425. Bowie 1996, p. 92, n. 4.


426. Cf. Griffiths 1970, p. 36.
commentaire 187

Δαμοίτας. Après avoir bénéficié d’un article au vers 42 à l’égal de Daphnis, les
deux personnages sont ici nommés sans article défini : ils sont ainsi maintenus dans
une égalité syntaxique, ce qui n’était pas le cas au vers 1. Le nom Δαμοίτας occupe
une position éminente à l’hémistiche (cf. v. 20), qui se trouve renforcée par l’homéo­
té­leute formé avec ὁ βούτας en fin d’hexamètre : cette rime intérieure assure une
équi­va­lence nouvelle (d’ordre musical) entre Daphnis et Damoitas, qui n’avait pas
encore trouvé l’occasion de son expression.

σύρισδε. Dans le cadre de l’idylle, ce jeu sur la syrinx fait écho au jeu de
Polyphème (v. 9) – d’une façon d’autant plus tangible que le verbe est curieusement
assez peu employé par Théocrite dans l’ensemble des idylles avec seulement sept
occur­rences au total, alors même que l’instrument est très représentatif de la poésie
bucolique –, dans un double parallélisme musical entre récit-cadre et chant inséré :
Polyphème :: Cotyttaris
Daphnis Damoitas
Le rapport entre Polyphème et Daphnis pour ce qui est de la syrinx est identique au
rap­port entre Cotyttaris et Damoitas pour ce qui est de l’aulos. Ce rapport analogique
se construit d’ailleurs selon un chiasme qui est la figure majeure de cette idylle : les
deux mentions du jeu de la syrinx (συρίσδων, v. 9, et σύρισδε, v. 44) encadrent en
effet les deux mentions du jeu de l’aulos (ποταύλει, v. 41, et αὔλει, v. 44). Ce rapport
musi­cal entre Daphnis et Polyphème confirme les différents points de comparai­son
que l’on a pu établir entre les deux personnages 427. La discrète assonance en -ισ-
entre le verbe σύρισδε et le nom de Δάφνις semble suggérer que le jeune pâtre est
plus en har­mo­nie avec l’instrument que son ancien propriétaire.

Δάφνις ὁ βούτας. Parmi les différents éléments qui rapprochent cet hexamètre
du vers 1 comme autant de marques de composition annulaire, la désignation de
Daphnis est la plus manifeste : l’apposition ὁ βούτας répète, moyennant une
variation lexicale, celle du vers 1 (ὁ βουκόλος). Contrairement à ce qui se passait
au vers 1, l’apostrophe n’a pas ici pour conséquence d’instaurer une différence de
statut entre les deux pâtres mais au contraire de restaurer entre eux l’harmonie, la
légère infé­rio­rité poétique de Daphnis étant compensée par une supériorité nominale.
La séquence Δάφνις ὁ βούτας apparaît désormais comme une expansion du nom
simple Δαμοίτας : l’équivalence nominale est l’expression achevée de l’har­mo­nie
des pâtres qui s’exprime conjointement dans le jeu symphonique et prolongé des
instru­ments de musique.
La clausule Δάφνις ὁ βούτας se retrouve à l’identique en VII, 73 dans le chant
de Lycidas :
ὁ δὲ Τίτυρος ἐγγύθεν ᾀσεῖ
ὥς ποκα τᾶς Ξενέας ἠράσσατο Δάφνις ὁ βούτας.

427. Cf. Bernsdorff 1994.


188 cyclopodie

Et Tityre, près de moi, chantera comment un jour de Xénéa s’éprit Daphnis le


bouvier.

Cette répétition donne à l’apposition une valeur de forte détermination ; c’est une
appel­la­tion « contrôlée », pour un personnage unique en son genre. Quant à la quali­
fi­cation de βούτας, elle est indirectement revendiquée par Daphnis en I, 86 dans
les sarcasmes que Priape adresse à Daphnis qu’il vient de qualifier de δύσερώς τις
ἄγαν καὶ ἀμήχανος (cf. supra remarques au vers 7) :
Βούτας μὲν ἐλέγευ, νῦν δ᾽ αἰπόλῳ ἀνδρὶ ἔοικας.
Tu te disais bouvier, mais en réalité tu as tout l’air d’un chevrier.

Cette occurrence trouve un écho direct un peu plus loin en I, 113 (καὶ λέγε « τὸν
βούταν νικῶ Δάφνιν, ἀλλὰ μάχευ μοι »). Ce terme βούτας, dont on ne trouve
qu’une seule autre occurrence chez Théocrite (XX, 34), outre les trois exemples cités,
est beaucoup moins fréquent que l’équivalent βουκόλος qui apparaît une vingtaine
de fois dans le corpus.

45. ὠρχεῦντ᾽ ἐν μαλακᾷ ταὶ πόρτιες αὐτίκα ποίᾳ.

Selon Dover 428, l’asyndète qui caractérise l’ensemble de la conclusion doit être
con­si­dérée comme un indicateur de fin. Alors que Fritzsche 429 prenait argu­ment de
cette asyn­dète pour condamner le présent vers – qui a pourtant plus de quoi sur­prendre
sur le plan de la bienséance que sur celui de la syntaxe –, il convient au contraire
d’en rapporter l’effet stylistique à la construction même du poème. Mais plus qu’une
marque poétique, l’asyndète est l’expression stylistique d’une communion par­faite
entre les hommes et la nature : les animaux ici répondent instinctivement par leur
com­portement immédiat à l’harmonie qui règne entre les deux pâtres. La nature se
prend au jeu de l’insouciance et de la légèreté de la poésie telle qu’elle est incarnée
par Daphnis et Damoitas.

ὠρχεῦντ᾽. Ce verbe, dont c’est l’unique occurrence dans le corpus théocritéen, a


quelque chose de surprenant : alors qu’il désigne une activité artistique proprement
humaine, il est ici appliqué au comportement des animaux. Mais plutôt que d’y voir
un détail grotesque, il convient d’interroger plus précisement l’emploi de ce verbe.
Même si l’étymologie en reste obscure (certains ont voulu y trouver « un intensif-
itératif de ἔρχομαι, ce qui n’est très satisfaisant ni pour le sens ni pour la forme,
ἔρχομαι étant un présent dérivé », comme le note Chantraine 430), le verbe et tous ses
déri­vés portent indubitablement le sème de la danse. Or, la danse est une forme artis­
tique d’expression corporelle qui vient s’ajouter aux formes musicales et poétiques

428. Dover (éd.) 1971, p. 145.


429. Fritzsche (éd.) 1870, p. 194.
430. Chantraine 1999, p. 830, s.v.
commentaire 189

déployées par les pâtres. Ainsi, les génisses adoptent la forme qui convient le mieux
à leur nature pour exprimer leur communion à l’harmonie qui s’installe en cette fin
d’idylle. Ce n’est pas par des mots, mais par leurs mouvements de groupe, qu’elles
mani­festent leur participation à l’équilibre retrouvé. Le spondée initial que con­stitue
cette forme verbale laisse entendre avec un certain amusement ce que le pas des
génisses peut avoir de pesant.

ἐν μαλακᾷ … ποίᾳ. Ce complément locatif fait directement écho au complément


direc­tif du vers 1, εἰς ἕνα χῶρον. Il apporte en fin d’idylle la touche pittoresque qui
fai­sait défaut à la présentation du locus amoenus dont la « description » se limitait
jusqu’ici à la mention de la source au vers 3. Désormais, deux éléments sont ajoutés :
la ver­dure et la douceur. Si ces éléments n’apparaissent qu’en fin de poème, c’est
qu’ils entrent en parfaite adéquation avec l’idée d’harmonie et d’équilibre paisible
qui par­court toute cette conclusion narrative, alors que l’introduction était davantage
par­ta­gée entre union et désaccord. On voit que la disjonction de l’adjectif μαλακᾷ et
du nom ποίᾳ produit un équilibre entre les deux hémistiches que renforce en outre la
rime intérieure (entre coupe penthémimère et clausule de l’hexamètre) de la désinence
de datif féminin de première déclinaison. Cet adjectif μαλακός, caractéristique de
la dou­ceur bucolique, propose une image d’une nature tendre et accueillante qui
s’op­pose au décor maritime de Polyphème et de Galatée, générateur de conflit et de
tension, d’amertume et d’insatisfaction.

ταὶ πόρτιες. Ce terme (qui compte huit occurrences dans le corpus théocritéen)
reprend en écho le groupe τὰν ἀγέλαν (v. 2), de sorte que les bœufs qui créent
l’es­sence même du cadre bucolique sont mentionnés aux deux extrémités du poème.
Mais on notera plusieurs transformations entre les deux mentions de ces bovins. On
passe tout d’abord d’un singulier collectif à un pluriel distributif en même temps
que de la fonction d’objet à celle de sujet : le troupeau gagne ainsi en indi­vi­dua­lité
tout en prenant l’initiative d’une (ré)action dans le cadre buco­lique et en devenant
un véritable acteur au lieu d’en rester au statut de figurant muet. En second lieu,
si le déplacement dans le vers de l’ouverture au second hémistiche n’est pas très
significatif, un glissement de la sphère sonore de Galatée (ἀγ-λα) dans ἀγέλαν à
celle de Polyphème (πο-) dans la présente désignation est beaucoup plus riche
de sens : le troupeau s’avère être potentiellement porteur des caractères (sonores)
des deux personnages mythologiques ; c’est-à-dire que le troupeau, dans l’uni­vers
pastoral, réalise la communion impossible dans le récit mythologique entre Galatée et
Polyphème et cette réunion n’a pas lieu que sur le plan onomastique, car les génisses,
tout en appartenant au monde pastoral du Cyclope, conservent aussi de Galatée la
fémi­nité et l’allure primesautière.

αὐτίκα. Cet adverbe temporel sert à exprimer la spontanéité du comportement


animal en renforcement de l’asyndète initiale : c’est une nouvelle marque de la com­
mu­nion immédiate de la nature à l’harmonie des pâtres. En reprenant deux syllabes
190 cyclopodie

(-τίκα) déjà présentes dans μαλακᾷ et πόρτιες, cet adverbe instaure aussi dans le
vers une monotonie sonore qui vient parfaire l’équilibre retrouvé en cette fin d’idylle.

46. Νίκη μὲν οὐδάλλος, ἀνήσσατοι δ᾽ ἐγένοντο.

Comme l’a bien indiqué Hunter 431, la composition du vers, caractérisée par une
ponc­tuation à la coupe trochaïque, le chiasme entre verbes et adjectifs et la redon­dance
de deux phrases de signification équivalente placées chacune dans un hémistiche,
imite l’harmonie et l’équilibre paisibles des deux chanteurs. Notons qu’une nou­velle
fois l’asyndète est employée à l’ouverture de ce dernier vers.

νίκη. Cet imparfait sans augment avec contraction dorienne régulière à la dési­
nence, placé dans une position emphatique trompeuse, souligne la permanence d’un
état de tranquillité et d’harmonie. C’est justement parce qu’il n’y a pas de victoire que
le verbe est mis en avant pour mieux être rejeté. Ce verbe s’oppose, aussi bien d’un
point de vue sémantique que morphologique, à l’aoriste ἐφίλησε sur lequel s’achève
le vers 42 : la négation présente de la victoire entraîne a posteriori la négation d’un
véri­table conflit antérieur entre les deux pâtres (cf. v. 5).

μέν. Contrairement au choix opéré par Legrand dans son édition, il vaut mieux
con­server la forme du corrélatif μέν, qui se trouve allongée à l’exemple de la
licence poétique homérique ; certes la forme emphatique μάν qui est donnée par
les manuscrits AGL (mais KPQW donnent bien la forme ordinaire μέν) n’est pas
à proprement parler incorrecte ici, mais il vaut bien mieux garder toute sa valeur
à l’opposition paratactique μέν … δέ qui participe pleinement à la restauration
de l’équi­libre entre les deux pâtres. Dans la mesure où il n’y a pas de juge dans le
concours poétique qui a vu s’affronter Daphnis et Damoitas, il est normal que l’éga­
lité soit finalement prononcée entre les concurrents par consentement mutuel : cet
équi­libre s’exprime syntaxiquement ici dans la parataxe et prosodiquement dans
l’équi­libre des hémistiches.

οὐδάλλος. Ce pronom, équivalent d’οὐδέτερος au sens de « ni l’un ni l’autre »,


est une pure création de Théocrite : la forme ne se trouve nulle part ailleurs. La
décision de forger un néologisme est pleinement justifiée par le contexte diégétique :
la situa­tion de Daphnis et Damoitas est tout à fait particulière dans le cadre de l’agôn
buco­lique qui s’achève normalement sur une séparation entre un perdant et un
gagnant. L’indécision inouïe du verdict et l’harmonie retrouvée entre les deux pâtres
jus­tifiaient lar­gement la création d’un pronom qui pût servir de sujet en l’absence de
vain­queur et qui se trouve en outre comporter l’unique syllabe commune aux noms
Δαμοίτας et Δάφνις : -δα-.

431. Hunter (éd.) 1999, p. 260.


commentaire 191

ἀνήσσατοι. Là aussi le terme est rare et ne connaît pas d’autre occurrence chez
Théocrite ; il équivaut aux composés de la prose comme ἀήττητοι, ἀνίκητοι. La
même cause produit les mêmes effets : c’est pour dire le caractère unique et inouï de
la situation de Daphnis et Damoitas que le poète choisit ici un terme rare. L’intérêt de
cet adjectif composé, qui dit sous une forme passive la même chose que le premier
hémi­stiche, est qu’il inscrit dans le caractère même des deux pâtres leur égalité.
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Index

Index des noms (personnes et divinités)

Achéens : 156 Callimaque : 10-11, 21, 38, 41-43, 51, 88, 93,
Achille : 97, 156 126
Adonis : 19 Calypso : 88
Adrastée : 169 Chénier, André : 9
Agamemnon : 96 Chimère : 31
Agénor : 156 Chloé : 176
Alcmène : 127 Cicones : 31
Alexandre : 12 Cnémon : 173
Alexandre d’Étolie : 11 Comatas : 65
Alexandrins : 22, 109, 129, 133, 158 Corinthiens : 31
Alexis : 174 Corydon : 62, 123
Amour : 100 Cotyttaris : 45, 48, 124, 131, 163, 175-178,
Amours : 16 180, 186-187
Aphrodite : 120 Cyclope : 11, 13, 20, 29-39, 41-45, 47-49, 64,
Apollon : 40, 139, 156 70, 73, 75, 78-80, 82-94, 96-98, 100, 102-
103, 105-108, 112-119, 122-147, 149-170,
Apollonios de Rhodes : 10-12, 15, 102
173-178, 180, 184-185, 189.
Aratos : 10, 44, 66-68, 75-76, 79, 151, 182-183
Voir aussi : Polyphème.
Archippos : 149
Cyclopes : 29-33, 38-42, 80, 90, 131, 136-137,
Arès : 104, 120, 139
142, 157
Arétè : 150
Damoitas : 19, 27, 44-46, 48, 50-51, 61-67,
Argès : 40
69-71, 74-77, 79-81, 90-91, 96-97, 106-107,
Arghès : 30
115-124, 137-138, 140, 146, 151, 155, 158,
Argos : 93 163, 165, 175, 179, 180-188, 190-191
Aristophane : 34 Daos : 169
Aristote : 12 Daphnis : 19, 27, 29, 44-51, 61-65, 67-71, 74,
Arsinoé : 11 76-84, 86-87, 90-91, 105, 110, 112-114, 116-
Artémidore : 23-24 124, 130, 139-140, 143, 151, 154-157, 162-
Artémis : 39, 42 164, 168, 175-176, 179-188, 190-191
Asclépiade : 10 Démétrios de Phalère : 12
Athéna : 148, 169 Démodocos : 43, 120
Athénée : 36 Denys de Syracuse : 35-37
Bacchos : 38 Dionysos : 177
Bassos : 177 Dolon : 96
Bérénice Ire : 11 Doriens : 36
Bion : 24, 176 Douris de Samos : 37
Bizet, Georges : 112 Echidna : 31
Borée : 108 Écho : 124
Brontès : 30, 40 Égisthe : 96
206 cyclopodie

Ératosthène : 12 Mètrô : 126


Éros : 42, 115, 176 Mômos : 93
Eumée : 148 Moschion : 169
Euphorion : 123 Moschos : 24
Euripide : 17, 20, 32-33, 41, 43, 94, 159 Muses : 12, 16, 20, 26, 38, 42, 74
Euryclée : 95-96 Narcisse : 79, 170
Eurymachos : 133 Némésis : 169, 173-174
Eurymos : 43, 131 Néréides : 81
Eustathe : 162 Nestor : 177
Eutélidas : 171-172 Nicias : 16, 42, 44, 66
Florus : 171 Océanides : 40
Gaia : 30 Œdipe : 132
Galatée : 20, 29, 35-38, 42, 44-49, 61, 68, 71- Ouranos : 30
72, 74, 78-89, 91-110, 112-119, 123-126, Ovide : 79, 131
128, 130-131, 134-156, 158-164, 166-170, Palamède : 114
175-176, 178, 180, 183-185, 189 Pan : 48, 74, 122-124, 139, 141, 167, 175-176,
Galien : 101 185
Gorgô : 18-19 Patrocléas : 171
Grées : 31 Pénélope : 123
Hadès : 139, 177 Phéacien : 31, 150
Halithersès : 133 Phémios : 120
Hecatoncheires : 30 Phénias : 35
Hélène : 102 Philètas : 10, 176
Hellanicos : 41 Philina : 10, 11
Héphaïstos : 31, 40-41 Philippe : 42, 93-94
Héra : 127, 154 Philocléon : 33
Héraclès : 16, 20, 127, 168 Philoxène de Cythère : 34-38, 43
Hermès : 40, 123 Phorcys : 31
Hermésianax : 38 Platon : 160
Hérodote : 159 Plutarque : 114
Hérondas : 18 Polyphème : 11, 13, 29, 31-32, 34, 36-39, 41-
Hésiode : 20, 30-31, 41, 74, 81, 130 49, 61, 64, 68, 71-72, 74, 78-98, 101-102,
Hiéron de Syracuse : 11 104-105, 108-110, 112-114, 116-118, 122-
Hippoclès : 180 124, 126-128, 130-134, 136-139, 141, 143-
Hippocrate : 172 147, 149-160, 162-170, 172-178, 180, 183-
Homère : 10, 20, 30, 32, 34, 108, 117, 121, 185, 187, 189.
130, 133-134, 137, 140-141, 145, 165, 167 Voir aussi : Cyclope.
Hylas : 124, 173 Poséidon : 31, 40
Iô : 141 Posidippe de Pella : 22
Iris : 104, 154 Praxagoras : 10-11
Isocrate : 10 Praxinoa : 18-19
Koritto : 126-127 Priape : 83, 86-87, 188
Kotyt(t)o ou Kotys : 177 Ptolémée Ier : 10, 12
Lacon : 65, 123 Ptolémée II Philadelphe : 10-11, 22
Laerte : 34 Ptolémée III Évergète : 23
Lagos : 10 Sappho : 25
Lèto : 40 Scylla : 31
Lichas : 139 Sicanes : 40
Lotophages : 31 Silène : 33, 132
Lucien : 165 Simaïtha : 17, 104, 173
Lycidas : 187 Simichidas : 66, 175
Lycophron : 11 Simichos : 10
Méléagre : 119, 126 Simonide : 63
Ménalcas : 61 Soclaros : 171
index 207

Sophocle : 148 Thoosa : 31


Sophron : 18 Thyrsis : 17, 29, 62, 64
Sphinge : 31 Tirésias : 127
Stéropès : 30, 40 Titans : 30
Stésichore : 149 Tityre : 188
Strabon : 101 Ulysse : 20, 31-36, 38, 43, 80, 88, 93, 96, 108,
Straton : 173 114, 122-123, 127-128, 131-134, 143-145,
Syrinx : 185 148, 156, 170
Télémaque : 95, 133 Virgile : 23-24, 68, 78, 113
Tèlémos : 43, 49, 64, 128, 131, 133-134, 152 Xanthias : 33
Théocrite de Chios : 10 Xénéa : 188
Théophraste : 37 Xénophon : 144, 159
Thestylis : 17 Zénodote : 12, 93
Thétis : 97 Zeus : 30, 68, 97, 123, 126, 133, 154, 171

Index des lieux

Alexandrie : 10-12, 18, 22, 38 Lipara (île de) : 40-41


Argos : 30 Meligouris : 40
Ascra : 20 Mer Égée : 167
Athènes : 12 Minoïs : 167
Cap Malée : 31 Mycènes : 30
Caÿstre : 101 Naxos : 167
Corinthe : 177 Némée : 168
Cos : 10, 137 Olympe : 97
Cyclades : 167 Ortygie : 38
Cyrnos : 40 Ossa : 40
Cythère : 36, 38 Paros : 115, 167-168, 174
Délos : 167 Platéa : 167
Etna : 11, 32-33, 37, 40-41, 43, 131, 166, 174 Samos : 37
Îles éoliennes : 41 Sicile : 11, 32, 36, 43, 155, 177
Ilion : 31 Syracuse : 10-11, 18
Italie : 40 Thrace : 177
Ithaque : 133 Trinacrie : 40
Latomies : 36 Tyrinthe : 30

Index thématique

activité pastorale : 32, 45, 48, 79, 85, 90, 94 amour : 12, 17, 20, 29, 36-38, 42, 44-45, 49,
affabulateur : 137, 170 63, 70, 82-84, 92, 94, 108-109, 112-113,
affabulation : 136, 138 115-120, 123-124, 126, 131, 135, 146-147,
agressivité : 89, 135, 146, 148 151-154, 156-157, 159-160, 162, 171, 176
allitération : 86, 100, 159, 165 amour excessif : 83, 85
amour perverti : 84-85
alphabétique : 25, 61
amour réfléchi : 160.
alternance : 17-18, 63, 80, 86, 101, 103 Voir aussi : gages d’amour.
ambiguïté : 19, 33, 38, 62, 64, 69-70, 83, 89, amoureux (adjectif) : 20, 34-38, 45, 47, 49, 80,
91-92, 94, 96-97, 99, 102-103, 105, 113, 82-83, 88, 112-113, 117-118, 122, 134-137,
123, 126, 137, 147, 154, 160, 169 140, 146-147, 151, 153-154, 160, 163, 175,
ambivalence : 69, 112-113, 118 178, 183.
208 cyclopodie

Voir aussi : pièce amoureuse. cacophonie : 101, 135


amoureux (substantif) : 13, 17, 39, 80, 82-84, cadeaux : 20, 69, 184-185
112, 145, 153, 173 cadre
anachronisme : 19, 123 cadre bucolique : 29, 44-45, 65, 72-74, 90,
anagrammatique. Voir : jeu anagrammatique. 114, 162, 189
anagrammatisation : 67, 76, 117, 135 cadre magique : 173
analogie : 14, 34, 44-45, 67, 75, 90, 109, 148, cadre marin : 101
155, 162-163, 184-185 cadre mythologique : 66, 74
analogique : 36, 62, 67, 186. cadre pastoral : 32, 69, 80, 183
Voir aussi : rapport analogique. cadre temporel : 74, 158.
anaphore : 77, 79, 100, 110, 113, 132, 136, 150 Voir aussi : monde ; univers.
anastrophe : 120 calembour : 174
anonymat : 17, 32, 65, 78, 99, 105, 151, 183. cardon : 107
Voir aussi : locuteur anonyme ; narrateur catachrèse : 85
ano­nyme ; personnage anonyme. célébrité : 11, 24, 80-81, 97, 167
anthropophagie : 33-34, 153, 165 chant inséré : 17-18, 29, 44-46, 51, 64, 66-69,
antithèse : 43, 47, 68, 92, 166, 169 71-72, 74, 76, 87, 90, 95, 110, 120, 180-181,
apostrophe : 44, 47, 67-68, 87, 124, 187 183-184, 186-187
apotropaïque : 49, 170, 173-174, 176 chardon : 43, 74, 107-108, 110-112
approximation verbale : 68 chasse : 32, 40, 94, 176.
arbitre : 18, 67, 76, 183, 185 Voir aussi : chien de chasse.
archaïsme : 13, 40-41, 71, 123, 135. chasseur : 32, 93, 142
Voir aussi : épopée archaïque ; modèle châtiment divin : 169
archaïque ; poésie archaïque ; tournure chevrier : 17, 20, 22, 45, 74, 82-83, 86, 188
archaïque ; tradition archaïque. chiasme : 62, 64, 69, 72, 91-92, 100, 111, 184,
assonance : 69, 75, 78, 86, 111, 187 186-187, 190
asyndète : 186, 188-190 chien : 32, 82, 92-94, 98-99
attirance : 104, 124 chien de berger : 89, 93-94
aulos : 45, 90, 180, 184-187. chien de chasse : 93-94
Voir aussi : flûte. chienne : 45, 47-49, 91-93, 95-105, 118, 135,
auto-réflexif : 76 141, 143-149
avances : 84, 117, 146, 153 chienne de berger : 98-99
avances sexuelles : 106, 109 circulation des formes : 15
baiser : 44, 46, 70-71, 114, 182-184 civilisation : 30, 33, 93-94
balancement : 69-70, 72, 79, 108, 139, 181, 184 clapotis : 90, 101-102
barbarie : 152-153 clausule : 64, 69, 75, 79, 102-103, 105, 113,
barbe : 70-71, 119, 162-163, 165, 169, 174, 185 121, 125, 128, 138, 156, 161, 163, 165, 178,
beau : 99, 110, 115, 117-119, 155-157, 163- 187, 189
164, 166, 170 clé : 152
beauté : 110, 115-117, 119, 154, 156-157, 163- clôture : 151
164, 166, 170-171, 173-174, 176, 184-185 comédie : 33-35, 149
berger : 17-18, 22, 32, 34-45, 86, 90, 92-93, communion : 72, 188-189
123, 144. comparaison : 41-42, 74, 81, 107-109, 111,
Voir aussi : chien de berger ; chienne de 115, 141, 166-167
berger. comparaison homérique : 41, 104, 109, 145
blancheur : 115, 166-167, 169-170 compassion : 87
bouc : 20, 86 compétition : 182
boucoliaste : 45-46, 61, 67-68 complicité : 99
bouvier : 17, 22, 45, 64, 69, 80, 86, 89, 130, composition annulaire : 46-47, 187
188 concours : 46-47, 77, 183
brièveté : 15, 22, 65, 86, 104-105, 109-110, concours bucolique : 47
116, 118-119, 137, 145, 160, 162, 184. concours poétique : 18-20, 44, 48, 87, 121-
Voir aussi : forme brève ; pièce brève. 122, 181-182, 185, 190
brutalité : 20, 31, 33, 159 connotation : 21, 70, 85, 135
index 209

contre-rejet : 65, 82, 88, 107, 109, 115, 125, double : 32, 68, 92, 118, 124, 146, 149
138, 140, 145, 153, 160, 165. douceur : 29, 80, 89-90, 101, 189
Voir aussi : enjambement ; rejet. dualité : 69, 72
corps : 104, 119, 124, 148, 164, 169, 171-172 échange : 17, 19, 44, 46, 69, 76-77, 90, 99, 132,
couleur : 70-71, 110 151, 162, 181, 183-186
coupe écho : 47-48, 90, 100, 103, 105, 116, 121, 141,
coupe bucolique : 73, 165 175, 181, 186
coupe hephthémimère : 49, 99, 115, 134, égalité : 65, 70, 75, 77, 86, 105, 162, 181-182,
157, 182 184, 187, 190-191
coupe penthémimère : 49, 73-74, 87, 95, 98, ellipse : 45, 125-127, 157, 168
104, 106, 109, 125, 134, 150, 165, 189 éloignement : 62, 85, 87
coupe penthémimère trochaïque : 49, 62, 67- émotion : 122, 125, 135
68, 75, 78, 85, 101, 116, 122, 149, 182, enchâssement : 46-47
190 enfermement : 47, 152-153
coupe trihémimère : 49, 62, 73-74, 82, 150, enjambement : 89, 94-95, 98, 105.
182 Voir aussi : contre-rejet ; rejet.
crase : 63, 126 énonciation : 17, 76, 78, 122, 155, 183
danse : 65, 188 éolien : 73, 87, 102.
décalage : 20-21, 34, 42, 64, 108, 156 Voir aussi : poésie éolienne.
déclamation : 77, 182-183 épigramme : 10-11, 22-23, 42, 62, 100, 112,
déclamation bucolique : 65 173-174, 177
déclamation poétique : 44, 65, 72, 181, 183 épithalame : 16, 21
décor : 18, 29, 65
épithète ornementale : 81
décor bucolique : 75
épopée : 13-16, 19, 21, 33, 73, 154, 157, 181
décor maritime : 189
épopée archaïque : 95, 134
décor pastoral : 93
équilibre : 26, 45, 47, 75-76, 103-104, 161,
dédicataire : 16, 66
179-181, 185-186, 189-190
défi : 77, 90, 122, 183
éromènos : 71
déformation : 34, 160, 162
eros : 115, 146
délire : 124
érotique : 35, 45, 70, 82, 104, 124, 139, 154,
dents : 115, 165-169, 174
182, 183, 185.
déplacement : 21, 25, 35, 69, 82, 105, 111, 114,
Voir aussi : amour ; amoureux ; figure
121, 142, 146, 153, 159, 163, 172-173, 189
désir : 70, 115, 124, 138, 146, 154, 164 érotique ; homosexuel ; perversion érotique ;
destinataire : 16, 38, 44, 66-67, 76, 106, 150- poésie érotique.
151, 173, 180, 182-183 érotisme : 94
détournement : 98 érudition : 13, 42
dévalorisation : 22, 86 espace : 31-33, 65-67, 72, 93, 98, 141, 143-
devin : 43, 49, 64, 130-133, 152 144, 153, 158, 161, 163
dialogue : 17-19, 36, 38, 78, 104, 114, 146, espace bucolique : 89
151-152 espace maritime : 98
diérèse : 95, 104, 138 espace mythologique : 89
discours rapporté : 83, 85 espace pastoral : 141
disjonction : 76, 95, 100, 115, 136, 149, 156, espace poétique : 22
189 étiologique : 37
disposition des mots : 99, 137, 142, 159 étymologie : 37, 70, 80, 101, 111, 123, 127,
dissonance : 20, 167 134, 139, 141, 161, 166, 170, 177, 188
distance : 21, 74, 76, 78 euphonie : 63, 130, 158
mettre à distance : 13, 22, 168 évanescence : 85, 134, 155
distanciation : 13, 20-21, 110 fantasmagorie : 124, 163
dithyrambe : 34-38, 43, 151 fantasmatique : 159, 164-165, 168
domination : 81 fascination : 161, 170-171
dorien, dorisme : 70, 75, 86, 96, 103, 126, 137, féminin (adjectif ) : 41-42, 80, 82, 86, 92, 96,
140, 149, 152, 163, 166, 176, 190 98, 108, 110-111, 136, 141-143, 159, 189.
210 cyclopodie

Voir aussi : figure fémi­nine ; personnage hétérogénéité : 14, 98


féminin ; pronom féminin. hétérotaxie : 82-83, 88, 104, 125
féminin (substantif) : 92, 94, 97, 102, 107, 135, hiatus : 102, 132-133, 157, 167
166, 175 homéotéleute : 187
féminité : 43, 107, 138, 143, 166, 178, 189 homophonie : 96
femme : 17-19, 111, 136, 138, 153-154, 174- homosexualité : 183
178, 180 homosexuel : 46, 186.
fétichisme : 164 Voir aussi : relation homo­sexuelle ; union
feu : 70, 101, 110-111 homosexuelle.
fiction : 20, 36 homotaxie : 64, 74, 76, 79-82, 88-89, 95-97,
fiction biographique : 11 104, 107, 118, 110, 121, 123-124, 129-130,
fiction bucolique : 65-66 139-140, 163, 165-166, 175
fiction mythologique : 47, 74 humour : 42, 94, 144, 165
fiction narrative : 120 hymne : 16, 19, 21
fiction poétique : 36, 66 hypallage : 99
figura etymologica : 69 hyperbate : 99
figure hyperdorisme : 83
figure épique : 157 identification : 66, 96, 98, 127, 139, 160
figure érotique : 176 idylle : 9, 11-12, 14-29, 43-47, 49, 52, 61-69,
figure féminine : 38, 105, 162, 176 74-75, 77-79, 81-82, 85, 88, 90, 92-93, 95,
figure légendaire : 68 100, 107, 110, 112, 115, 118, 120-121, 124,
figure mythique : 64, 117 131, 136-137, 140-142, 151-152, 155, 157-
figure mythologique : 13, 34 158, 160, 162-163, 166, 168, 175-184, 186-
flûte : 9, 38, 45, 74, 89-90, 122, 177, 180, 183, 187, 189-190
185. idylle bucolique : 22-24, 26, 28, 46, 97
Voir aussi : aulos. île : 13, 40-41, 43, 84, 142, 154-155, 157, 167,
focalisation : 16-17, 48 174
focalisation interne : 17 illusion : 22, 119, 124, 150, 156, 162, 164, 185
folie : 82, 84, 124, 177 impudicité : 177
force : 30, 40, 42, 62, 94, 133, 166, 172 incarnation : 160-161, 166
forgeron : 29, 31, 39-40, 144 indifférence : 91-92, 94, 98, 112-113, 117, 146,
forme : 14-15, 19 151
forme brève : 14-15 innommé : 68
forme dialoguée : 17-18 instabilité : 61, 108, 111, 154, 172
forme dramatique : 36 instrument de musique : 44-46, 77, 90, 180,
forme épique : 15 185-187.
forme littéraire : 16, 20-21, 157 Voir aussi : aulos ; flûte ; syrix.
forme mineure : 14 intemporalité : 66
forme musicale : 188 intermédiaire : 92, 151, 173
forme poétique : 14-15, 21, 188 interpolation : 178
formulaire : 46. inventaire : 91, 105
Voir aussi : vers formulaire. inventaire phonologique : 81
fureur : 140, 171, 185 inventaire syllabique : 69
gages d’amour : 82. inventivité : 39, 121, 123
Voir aussi : cadeaux. inversion : 21, 33, 42, 69, 104, 184-185
genre : 14-15, 18-23, 36 ironie : 13, 82, 64, 94, 102, 144-145, 150, 156-
grotesque : 153, 188 157, 178
grotte : 30, 33, 137, 141-142, 152 isotopie : 87
hapax : 71, 142, 175 jalousie : 137-141, 171, 173
hapax homérique : 13, 43, 106-107, 142- jeu
143, 165, 168, 175 jeu anagrammatique : 67
harmonie : 9, 28, 47, 51, 62, 65, 69, 71, 74, 77, jeu de mots : 68, 83, 123, 154, 174
86, 96, 103, 116, 121, 137, 182, 186-190 jeu intertextuel : 143
harmonie imitative : 102, 147 jeu phonétique : 91
index 211

jeu poétique : 18 mode hellénistique : 88


jeu sonore : 91 modèle
joute poétique : 62, 75-77 modèle archaïque : 81, 121
juge : 165, 183, 190 modèle homérique : 34, 80, 121, 167
lait : 37, 115, 166 monde
langage familier : 172 monde bucolique : 17, 61, 78, 123
lectio difficilior : 63, 148 monde homérique : 29
légèreté : 21, 51, 184, 188 monde marin : 49, 89-90, 92, 99-100
lit : 154-155, 167 monde pastoral : 51, 80, 93, 123, 141, 183,
locus amoenus : 189 189
locuteur : 11, 17, 38, 43, 48, 67, 87-88, 91, 100, monde terrestre : 49, 92, 108, 140.
102, 106, 114, 116-117, 122, 124, 126, 130, Voir aussi : cadre ; univers.
151, 154-156, 185 monologue : 17
locuteur anonyme : 105, 114-115, 151, 156- monotonie : 190
157 monstre, monstruosité : 13, 20, 29-31, 34, 40-
lourdeur : 122, 184 42, 45, 118, 125, 127, 163-165, 168, 170
lumière : 127, 166-177 montagne : 30-33, 41, 137, 142, 166
magique : 17, 173-174, 176-177. musique : 74, 89, 92, 102, 113, 121, 124, 181,
Voir aussi : cadre magique ; pouvoir magique. 186.
malédiction : 132-133 Voir aussi : instrument de musique.
marbre : 166-168 mythe : 13, 64, 78-79, 117, 185
mariage : 129, 138, 154 mythique : 117, 130, 177.
marin Voir aussi : figure mythique.
divinité marine : 31, 97 mythologie : 31, 43, 123
écueil marin : 114 mythologique : 13, 16, 29, 35, 44-46, 61, 66,
écume marine : 174 68, 74, 95, 105, 114, 122, 162, 167, 183.
flot marin : 72, 97, 99, 118, 160 Voir aussi : cadre mytho­logique ; espace
milieu marin : 81, 100, 105, 108, 114, 154, mythologique ; fiction mytho­lo­gique ; figure
158-159, 174 mythologique ; personnage mythologique ;
nymphe marine : 98, 108, 140, 142, 161 récit mytho­logique ; tradition mythologique.
rive marine : 118 naïveté : 163, 178
Voir aussi : cadre marin ; miroir marin ; narcissisme : 45, 87, 160, 164, 166, 178
monde marin ; reflet marin ; univers marin. narrateur : 16-17, 19, 44, 66, 75, 78, 120-121,
masculin (adjectif) : 47, 70, 73, 96, 159, 176. 151
Voir aussi : personnage masculin ; pronom narrateur anonyme : 67-68, 151
masculin. nature : 12, 29-33, 74, 101-102, 105, 110, 141,
masculin (substantif) : 73, 94, 102, 128, 166 166, 188-189
masculinité : 107 néologisme : 14, 190
mauvais. Voir : œil (mauvais). nom propre : 13, 61-64, 76-81, 120, 131, 135,
mensonge : 137 175, 180-182, 184, 186
messager : 130, 151 nostalgie : 145
métalepse : 78 œil : 40, 49, 86, 96, 103, 118, 125-128, 131,
métaphore : 42, 47, 70, 74, 110-111, 114, 119, 134, 141, 144, 146, 157, 159, 164, 171
134, 139, 141, 145, 174 mauvais œil : 170, 174
métaplasme : 95 œil unique : 30, 40-41, 79, 126-127, 130-
métapoétique : 26, 48, 157 131, 136, 143-144, 165
métathèse : 81, 103, 109, 177 ogre : 13, 31, 34, 153, 165
métonymie : 69, 98, 116, 128, 169 onomatopée : 90, 96, 101
mime : 16, 18, 36 opposition : 18, 47, 49, 69, 72, 79, 85-86, 89-
mimétisme : 19, 88, 95, 107, 152, 165 91, 102, 109-111
miniature : 21-22, 157 paraclausithuron : 118, 153, 175
miroir : 48, 98-100, 158-160 paradoxal : 108, 153, 159
miroir marin : 162 parallèle : 70, 74, 82, 92, 100, 120, 126-127,
miroitement : 48, 99-100, 159-160, 163, 165 165, 168, 170, 173, 182
212 cyclopodie

parataxe : 190 poésie épique : 43, 118, 168


parodie : 33-34 poésie hellénistique : 88, 126
paronomase : 62, 76, 80, 92, 97, 99 poésie homérique : 29, 46, 51, 80, 93, 95,
passion : 104, 108, 111, 140, 146, 171-172 119, 123, 174
passivité : 47, 84, 95 poésie latine : 182
pasteur : 31 poésie lyrique : 21, 24
pastoral : 39, 48, 69, 70, 75, 83, 86, 99, 142, poésie pastorale : 64
180. poésie tragique : 174
Voir aussi : activité pastorale ; cadre poète bucolique : 10, 24, 68, 77, 94, 155
pastoral ; décor pastoral; monde pastoral ; polygame : 137
poésie pastorale ; société pas­to­rale ; tra­di­tion pomme : 45, 82-83, 87, 92, 97, 101, 151, 168
pastorale ; univers pastoral. populaire : 49, 115, 169-170, 178
pathétique : 133 portrait : 128, 169
pause bucolique : 49, 62, 64-65, 68-69, 86-89, pouvoir magique : 170
95, 104, 106-107, 109, 115-116, 120-122, productivité : 10, 80-81
125, 128, 138, 140, 145, 150, 153, 157, 160, pronom : 69, 72, 79, 87, 91, 94, 96, 98-100,
163 102, 105-106, 134, 138, 147, 149-150, 153,
paysage bucolique : 72 176, 180-181, 184-185, 190
personnage pronom féminin : 70, 91, 96, 99, 184
personnage anonyme : 68 pronom masculin : 105
personnage diégétique : 78 proportion : 179
personnage féminin : 102-103, 107, 162, proverbial : 111, 114
176-178
proximité : 62, 65, 71-72, 87, 155, 162, 166
personnage homérique : 34
pudeur : 126
personnage légendaire : 68
quantité : 116-119, 139
personnage masculin : 108, 162
querelle : 74-75, 77, 183
personnage mythologique : 64, 68, 184, 189
rapport analogique : 69, 111, 187
personne
rareté : 13, 32, 143, 145, 168, 191
première personne : 17, 64, 76, 122, 127,
rareté homérique : 106, 129
155
réciprocité : 71, 117, 186
deuxième personne : 79, 91, 94, 106, 112,
récit
122, 135
récit bucolique : 45-46
troisième personne : 16, 76, 112, 119, 153,
157 récit inséré : 162, 185
perversion érotique : 84 récit mythologique : 16, 45, 66, 80, 90, 189
peur : 40, 104, 124, 133 récit-cadre : 44-45, 50, 61, 64, 66-67, 69, 71,
phallique : 152, 186 74, 80, 87, 90, 105, 110, 120, 162, 165,
philia : 115 181, 183, 185-187
pièce recueil : 14-15, 21-29, 52, 77, 82, 178-179
pièce amoureuse : 16 redondance : 79, 130, 134-135, 163, 180, 190
pièce brève : 9 redoublement : 28, 92, 101, 175
pièce bucolique : 15 réécriture : 44, 107, 152, 156
pièce urbaine : 24 reflet : 77, 81, 84, 94, 98-100, 107, 118, 160-
pilosité : 70, 162 162, 164-165, 168-170, 173-174, 180, 184
platitude : 69 reflet marin : 156, 169
pléonasme : 125 réflexivité : 100
poésie regard : 40-41, 47, 49, 79, 91, 96-99, 103, 129,
poésie alexandrine : 12-13, 29, 51, 141 134, 141-143, 146, 149-150, 159-161, 164-
poésie amoureuse : 63, 82, 88 165, 171
poésie archaïque : 24, 118, 133 rejet : 128, 150.
poésie bucolique : 10, 12, 16, 24-25, 27, 29, Voir aussi : contre-rejet ; enjambement.
52, 62, 76-77, 89, 102, 118, 187 relation homosexuelle : 71
poésie de cour : 11 rencontre : 32, 43, 64-65, 72, 74
poésie éolienne : 135 renversement : 88, 125, 139, 152-153, 156-157
index 213

répétition : 43, 47-49, 67, 75, 79, 87-88, 91, théâtre : 17-19
103, 109, 111, 113, 115-117, 119, 121-122, thessalien : 63
124-125, 132, 135, 142, 150, 162, 175, 182, titre : 18, 23, 25, 35-36, 61, 63
188 tmèse : 103-104, 168
répulsion : 124 tonalité bucolique : 23, 62
réseau sonore vertical : 64 topos : 110, 153
ressemblance : 19, 62, 70, 99 tournure archaïque : 63
ressentiment : 177-178 tradition : 12, 15, 20-21, 23-25, 32, 37-39, 46,
réunification : 163 52, 62, 90, 123, 137, 151, 162, 164, 179, 186
réunion : 21, 62-63, 65, 69, 189 tradition archaïque : 43
rime intérieure : 94, 187, 189 tradition comique : 35
rivalité : 36, 46, 110, 121, 144, 163 tradition épico-tragique : 34
ruse : 34, 80, 82 tradition épique : 122
ruse rhétorique : 38 tradition homérique : 85, 88, 90
rustique : 20, 139, 167, 169 tradition littéraire : 19, 43, 63, 122-123, 126
vie rustique : 12 tradition manuscrite : 14, 24, 52, 143, 159,
rythme : 51, 73, 78, 89, 104, 116, 122 163, 178-179
sauvage : 33-34, 93, 142-143, 171 tradition mythographique : 41
sauvagerie : 31, 33, 80, 94, 165 tradition mythologique : 39, 46, 123
séparation : 72, 97, 114, 164, 190 tradition mytho-poétique : 182
serment : 130, 153 tradition non homérique : 90
société pastorale : 86
tradition pastorale : 64
solitude : 33, 40, 88, 90, 124-125
tranquillité : 51, 72, 101, 161, 190
sonore : 9, 47, 64, 68, 72, 75-76, 79, 89, 91, 97,
transfert : 159-160
99-101, 103-105, 116, 139, 144, 146, 152,
transformation : 21-23, 43, 47, 80, 100, 107,
161-162, 174-175, 189-190.
119, 140, 159, 162, 189
Voir aussi : jeu sonore.
transition : 44, 46, 76, 120-121, 142
sonorité : 47, 63-65, 72, 78-79, 89, 96, 98-99,
trois : 173-174
103, 105, 110, 113, 116, 135, 138-142, 159,
troupeau : 39, 45, 64-67, 69, 79-80, 82, 84, 90,
161, 167, 175, 184
92-93, 95, 98, 124, 142-143, 189
source : 29, 71-72, 189
sourcil : 40, 128 union : 65, 69, 72, 186, 189
spondée : 49-51, 78-79, 120, 122-123, 134, union homosexuelle : 186
138, 189 unité : 44, 66, 163
stabilité : 29, 119, 166 unité dramatique : 19
stable : 148 univers
vie stable : 154 univers bucolique : 44, 72, 77, 101, 176, 180
stéréotype : 13, 72 univers marin : 48, 174
stichomythie : 18 univers mythologique : 78
structure circulaire : 79 univers pastoral : 85, 89, 180, 186, 189
suite géométrique : 27 Voir aussi : cadre ; monde.
superposition : 183 vengeance : 37, 123
superstitieux : 173, 176 verdure : 189
symbole : 20, 27, 33, 82, 186 vers formulaire : 102, 121
symbolique (adjectif) : 26, 36, 45, 111, 152, versatilité : 111, 117
154, 156, 183 vivacité : 79
symbolique (substantif) : 31, 88 vocatif : 47, 67-68, 79-80, 87, 116-117, 124,
synonyme : 84-85 175
syrinx : 26, 45, 47, 74, 88-90, 120, 124, 180, vœu : 128
184-187 voix poétique : 19
taquinerie : 91, 106, 117 vue : 36, 43, 79-81, 87, 92, 96-97, 103, 122,
théâtral : 18, 43, 78 127, 131, 136, 146, 149, 159, 171, 173
214 cyclopodie

Index des passages cités

Alcée IV, 948 : 102


fr. 82 Bergk = 351 Voigt : 114 IV, 1160 : 75
Alexis IV, 1231 : 165
fr. 110 : 149 Aratos de Soles
Galatée Phénomènes : 67
fr. 37-40 K.-A. : 34 128 : 141
fr. 39 K. : 34 327 : 168
Anthologie de Planude 1046 : 141
80, 4 : 140 Argonautiques Orphiques
Anthologie Palatine 985 : 168
V, 40, 5 : 114 Aristophane : 34
V, 247 : 112 Acharniens
V, 266, 5-6 : 100 744 : 149
VI, 168 : 110 Guêpes
VII, 726, 10 : 118 170 : 34
VII, 748 : 41 179-180 : 34
IX, 64 : 74 179-198 : 33
IX, 434 : 10 192-193 : 34
XI, 72 : 177 194 : 34
XI, 321 : 93 977 : 148
XII, 43, 5 : 88 Lysistrata
XII, 71, 1 : 88 986 : 126
XII, 102 : 112 990 : 126
XII, 150 : 42 1171 : 126
XII, 229 : 173. Nuées
Voir aussi : Antipater de Sidon ; Asclépiade ; 997 : 82
Bassos de Smyrne ; Callimaque ; Léonidas Paix
de Tarente ; Méléagre ; Nicarque ; Paul 1269 : 120
le Silentiaire ; Philippe ; Théocrite. Ploutos
Antipater de Sidon 290-291 (fr. 819 Campbell) : 35
AP, VII, 748 : 41 290 sq. : 90
Antiphane Aristote
Cyclope Éthique à Nicomaque
fr. 129-131 K.-A. : 34 1180a 28-29 : 137
Apollonios de Rhodes Asclépiade
Argonautiques AP, IX, 64 : 74
I, 178 : 102 Athénée
I, 341 : 141 Deipnosophistes
I, 454 : 102 6f-7a (fr. 816 Campbell) : 35
I, 510 : 32 95a-d : 149
I, 631 : 141 95d : 149
I, 730 : 32 184a : 185
I, 1171 : 141 Bassos de Smyrne
II, 35 : 141 AP, XI, 72 : 177
II, 161 : 75 Batrachomyomachie
II, 221 : 129 133 : 64
II, 314 : 129 198 : 64
III, 634 : 141 Bion
III, 924 : 141 fr. III Reed : 38
III, 953 : 141 fr. X, 9 Reed : 178
III, 1128-1129 : 154 fr. XIII, 7-9 Reed : 176
index 215

fr. XVI Reed : 38 Prométhée enchaîné


Callimaque 321 : 172
Aitia : 22 698 : 178
Épigrammes 835 : 140
28, 5 Pf. : 88 891 : 106
29, 3 Pf. : 118 981 : 178
30, 1 Pf. : 88 Euripide
31, 5 Pf. : 114 Alceste
31, 5-6 Pf. (AP, XII, 102) : 112 92 : 139
42, 6 Pf. : 83 575 : 90
46 Pf. (AP, XII, 150) : 42 760 : 145
fr. 75, 4 Pf. : 88 Andromède
fr. 238, 17 Pf. : 168 fr. 136 Kn. : 115
fr. 687 Pf. : 175 Bacchantes
Hécalè 119 : 140
1 : 66 269 : 172
fr. 176 D’Alessio : 175 Cyclope
Hymnes : 22 26-28 : 32
1, 55 : 118 95 : 32
2, 2 : 88 114 : 32
3, 46-86 : 39 115-120 : 33
117 : 33
3, 46-97 : 32
120 : 32
4, 81 : 109
121-124 : 33
4, 204 : 88
126-128 : 33
5, 75 : 162
130 : 32, 93
6, 63 : 88
247-249 : 33
Iambes : 22
268-269 : 132
Catulle
320-321 : 123
61, 135 : 88
323-341 : 33
Cratinos
326 : 33
Ulysses : 33
442 : 33
Denys le Périégète 599 : 41
838 : 101 660 : 32
Diodore 696-700 : 131
15, 6, 3 : 35 électre
Dioscoride 1015 : 164
3, 8 : 107 Hélène
élien 58 : 154
Histoires variées 1483 : 90
XIII, 8 : 106 Hippolyte
épicharme 193 : 83
fr. 225 Kaibel : 114 953 : 136
Eschine Ion
III, 167 : 85 878 : 126
Eschyle Iphigénie à Aulis
Agamemnon 77 : 140
449 : 97 Médée
Euménides 763 : 164
297-298 : 134 Phéniciennes
fr. 71 Mette : 177 32 : 70
Perses 66-68 : 132
13 : 97 Rhésos
316 : 70 820 : 126
216 cyclopodie

Suppliantes Hymne homérique à Hermès


54 : 154 462 : 129
Eustathe Iliade : 80, 97
Hom. I, 78 : 115
1622, 12-30 : 94 I, 160 : 43
Hellanicos I, 314 : 97
FGH 4 F 88 : 41 I, 326 : 181
Hermésianax I, 344 : 134
fr. 7, 73 Powel : 81 I, 363 : 72
Leontion I, 446 : 181
2, 69-74 : 38 I, 531-533 : 97
Hérodote I, 532 : 97
III, 31 : 138 II, 124 : 72
III, 160, 1 : 164 II, 135 : 119
Hérondas II, 555 : 77
IV, 61 : 88 III, 16 : 165
V, 41 : 149 III, 148 : 72
V, 77 : 126 III, 330 : 103
VI, 23 : 126-127 III, 342 : 97
VII, 115 : 118 IV, 6 : 132
Hésiode IV, 200 : 141
IV, 422 : 102
Bouclier
IV, 446 : 65
412 : 103
IV, 497 : 141
436 : 103
V, 31 : 88
437 : 41
V, 354 : 104
Théogonie : 29, 30, 40
V, 401 : 139
139 : 29
V, 455 : 88
143 : 30
V, 832 : 132
144 : 127
V, 900 : 139
146 : 30
VI, 131 : 77
243-262 : 81
VII, 461 : 97
250 : 81 VIII, 130 : 119
585 : 118 VIII, 148 : 132
Travaux VIII, 269 : 141
63 : 118 IX, 378 : 132
195 : 138 X, 363 : 63
218 : 129 X, 485 : 83
444 : 141 X, 526 : 96
462 : 74 X, 536 : 63
502 : 74 XI, 17 : 103
584 : 74 XI, 37 : 97
664 : 74, 129 XII, 149 : 165
695 : 133 XII, 173 : 132
Homère XII, 333 : 141
Hymne homérique à Aphrodite XIII, 283 : 165
29 : 118 XIII, 551 : 141
Hymne homérique à Apollon XIII, 649 : 141
431 : 165 XIII, 653 : 73
517 : 75 XIV, 45 : 132
Hymne homérique à Déméter : 154 XIV, 101 : 141
143 : 154 XIV, 401 : 103
168 : 138 XIV, 437 : 73
223 : 138 XIV, 507 : 141
index 217

XV, 223 : 97 IX, 115 : 136


XVI, 34 : 43 IX, 116-124 : 142
XVI, 131 : 103 IX, 122 : 142
XVI, 283 : 141 IX, 125-130 : 31
XVI, 391 : 97 IX, 184 : 85
XVI, 430 : 103 IX, 187-188 : 80, 83
XVII, 84 : 141 IX, 190-191 : 41
XVII, 115 : 141 IX, 219 : 43
XVII, 674 : 141 IX, 221 : 94
XVIII, 39-48 : 81 IX, 238 : 152
XVIII, 45 : 81 IX, 243 : 152
XVIII, 523 : 96 IX, 244 : 73
XVIII, 582-586 : 144 IX, 257 : 41
XVIII, 601 : 73 IX, 275-276 : 123
XIX, 77 : 105-106 IX, 298 : 154
XIX, 365 : 165 IX, 333 : 43, 128
XIX, 369 : 103 IX, 383 : 128
XX, 120 : 106 IX, 387 : 128
XXI, 398 : 104 IX, 391-394 : 143
XXI, 568 : 155 IX, 394 : 128
XXIII, 693 : 43 IX, 397 : 128
XXIII, 697 : 175 IX, 403 : 80
XXIII, 815 : 97 IX, 453 : 128
XXIV, 799 : 96 IX, 503 : 128
Odyssée : 13, 34, 80, 93, 97, 133, 141, 145, IX, 507-512 : 43, 131
152-153 IX, 526 : 31
I, 70 : 80 X, 525 : 83
I, 155 : 120 X, 567 : 73
I, 326 : 75 XI, 26-28 : 173
II, 178-179 : 133 XI, 33 : 83
III, 403 : 154 XI, 94 : 65
IV, 524 : 96 XI, 344 : 96
IV, 569 : 138 XI, 608 : 141
IV, 640 : 83 XII, 172 : 73
IV, 717 : 133 XII, 233 : 141
V, 156-157 : 88 XII, 425 : 73
V, 328-330 : 108 XII, 444 : 73
V, 328 sq. : 43 XIII, 56 : 106
VI, 2-6 : 31 XIII, 296 : 72
VI, 118 : 73 XIII, 413 : 86
VI, 212 : 71 XVI, 107 : 129
VII, 71 : 150 XVI, 162-163 : 148
VII, 118 : 74 XVI, 199 : 115
VII, 206 : 31 XVII, 262 : 120
VII, 289 : 43 XVII, 409 : 168
VIII, 63 : 43 XVII, 517 : 132
VIII, 160 : 119 XX, 13-16 : 145
VIII, 266 : 120 XXI, 420 : 106
VIII, 316 : 72 XXII, 24 : 141
VIII, 371 : 77 XXII, 51 : 135
IX : 30, 33 XXII, 79-88 : 134
IX, 106-111 : 30 XXII, 156 : 96
IX, 112-115 : 30 XXII, 380 : 141
IX, 113-115 : 137 XXII, 394-397 : 95
218 cyclopodie

XXIV, 179 : 141 Nicochares


XXIV, 358 : 133 Galatée
Lacon fr. 3-6 K.-A. : 34
V, 12-13 : 139 Nonnos
V, 79 : 139 Dionysiaques
Léonidas de Tarente I, 58 : 81
AP, VII, 726, 10 : 118 VI, 191 : 90
Longus VI, 301 : 81
Pastorales : 72, 82, 176 VI, 302 : 81
II, 32 : 90 VI, 318 : 81
II, 34 : 185 XVI, 297 : 114
III, 33-34 : 82 Oppien
Lucien Halieutiques
Timon I, 795 : 168
26 : 83 Ovide
Lycophron Amours
Alexandra : 15 II, 19, 36 : 113
612 : 140 Métamorphoses
659 : 41 XIII, 770-776 : 131
772 : 123 Paul le Silentiaire
Lysias AP, V, 266, 5-6 : 100
Philippe
4, 8 : 83
AP, XI, 321 : 93
Machon
Philoxène de Cythère
XVI, 288 Gow : 88
Le Cyclope : 35-36
Méléagre
fr. 815 Campbell : 38
Couronne : 23
fr. 817 Campbell : 37
Ménandre
fr. 822 Campbell : 151
Dyscolos
fr. 823-824 Campbell : 38
109 : 173
Pindare
fr. 258, 3 K.-T. : 140
Néméennes
fr. 380, 3 K.-T. : 172
4, 81 : 167
Perikeiromenè : 169 5, 32 : 135
302-304 : 169 Olympiques
Samienne 4, 28 : 127
675 : 169 Pythiques
Moschos 8, 32 : 135
Chant funèbre en l’honneur de Bion 11, 23 : 135
57-63 : 38 Platon
60 : 113 Lois
Europé : 46 739a : 114
1 : 66 Lysis
70 : 70 210e : 106
134 : 141 Phèdre
Mégara 255d5-9 : 159
109 : 141 République
fr. I, 6 : 141 402b : 100
Nicandre Timée
Alexipharmaca 68c : 70
126 : 109 71b : 100
260 : 109 Pline l’Ancien
Nicarque Histoire Naturelle
AP, V, 40, 5 : 114 IV, 22-23 : 167

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