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CYCLOPODIE
Édition critique et commentée de l’Idylle VI de Théocrite
CYCLOPODIE. Lyon : Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 2011. pp. 5-222. (Collection de la Maison
de l'Orient méditerranéen ancien. Série littéraire et philosophique, 46);
https://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_2011_mon_46_1
CMO 24, Litt. 6 Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994), 1994, 677 p.
(ISBN 2-903264-16-3)
CMO 29, Litt. 7 B. Pouderon (éd.), Les personnages du roman grec. Actes du colloque de
Tours, 18-20 novembre 1999, 2001, 460 p. (ISBN 2-903264-22-8)
CMO 34, Litt. 8 B. Pouderon (éd.), Lieux, décors et paysages de l’ancien roman des origines à
Byzance, 2005, 400 p. (ISBN 2-903264-27-9)
CMO 35, Litt. 9 P. Brillet-Dubois et É. Parmentier (éds), Φιλολογία. Mélanges offerts à
Michel Casevitz, 2006, 382 p. (ISBN 978-2-903264-28-4)
CMO 36, Litt. 10 B. Pouderon et J. Peigney (éds), Discours et débats dans l’ancien
roman. Actes du colloque de Tours, 21-23 octobre 2004, 2006, 364 p.
(ISBN 978‑2‑903264‑69-7)
CMO 38, Litt. 11 F. Biville, E. Plantade et D. Vallat (éds), « Les vers du plus nul des
poètes… », nouvelles recherches sur les Priapées. Actes de la journée d’études
organisée le 7 novembre 2005 à l’Université Lumière-Lyon 2, 2008, 204 p.
(ISBN 978-2-35668-001-3)
CMO 39, Litt. 12 I. Boehm et P. Luccioni (éds), Le médecin initié par l’animal. Animaux et
médecine dans l’Antiquité grecque et latine. Actes du colloque international
tenu à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux les 26
et 27 octobre 2006, 2009, 264 p. (ISBN 978-2-35668-002-0)
CMO 40, Litt. 13 R. Delmaire, J. Desmulliez et P.‑L. Gatier (éds), Correspondances.
Documents pour l’histoire de l’Antiquité tardive. Actes du colloque inter
national, Lille, 20-22 novembre 2003, 2009, 576 p. (ISBN 978-2-35668-003-7)
CMO 42, Litt. 14 B. Pouderon et C. Bost-Pouderon (éds), Passions, vertus et vices dans
l’ancien roman. Actes du colloque de Tours, 19-21 octobre 2006, 2009, 458 p.
(ISBN 978-2-35668-008-2)
© 2011 Maison de l’Orient et de la Méditerranée – Jean Pouilloux, 7 rue Raulin, F-69365 Lyon cedex 07
CYCLOPODIE
Christophe Cusset
Remerciements
introduction . ................................................................................................... 9
Le cadre poétique . ............................................................................................ 9
Théocrite et l’alexandrinisme ....................................................................... 9
Qu’est-ce qu’une idylle ? .............................................................................. 14
Le recueil bucolique . .................................................................................... 22
Le substrat mythologique : un Cyclope en évolution ....................................... 29
Du forgeron hésiodique au monstre homérique . .......................................... 29
La dévaluation euripidéenne et comique ...................................................... 32
Un Cyclope amoureux .................................................................................. 35
Les Cyclopes alexandrins : variété ou confusion ? ....................................... 38
Structures et unité de l’Idylle VI ....................................................................... 44
Récit-cadre et poèmes insérés . ..................................................................... 44
Une composition annulaire ........................................................................... 46
La structure métrique .................................................................................... 49
Brèves remarques sur la transmission du texte ................................................. 51
texte et traduction ....................................................................................... 55
commentaire ..................................................................................................... 61
bibliographie .................................................................................................... 193
index .................................................................................................................... 205
Index des noms (personnes et divinités) ........................................................... 205
Index des lieux .................................................................................................. 207
Index thématique . ............................................................................................. 207
Index des passages cités . .................................................................................. 214
Introduction
Le cadre poétique
Théocrite et l’alexandrinisme
La vie de Théocrite est mal connue et l’on ne sait guère de sa biographie que ce que
l’on croit trouver à ce sujet dans ses poèmes, en dehors de maigres données externes
fournies par les scholies ou le lexicographe de la Souda qui puisent aussi en partie
dans l’œuvre même du poète. On peut citer par exemple la Vie de Théocrite qui est
donnée au début des scholies et qui est très révélatrice de cette manière de procéder :
Θεόκριτος ὁ τῶν βουκολικῶν ποιητὴς Συρακούσιος ἦν τὸ γένος, πατρὸς
Σιμίχου, ὡς αὐτός φησι· Σιμιχίδα, πᾷ δὴ τὸ μεσαμέριον πόδας ἕλκεις ;
ἔνιοι δὲ τὸ Σιμιχίδα ἐπώνυμον εἶναι λέγουσι – δοκεῖ γὰρ σιμὸς εἶναι
τὴν πρόσοψιν –, πατέρα δ᾽ ἐσχηκέναι Πραξαγόραν καὶ μητέρα Φιλίναν.
Ἀκουστὴς δὲ γέγονε Φιλητᾶ καὶ Ἀσκληπιάδου, ὧν μνημονεύει. Ἤκμασε
δὲ κατὰ Πτολεμαῖον τὸν ἐπικληθέντα <Φιλάδελφον τὸν Πτολεμαίου τοῦ>
Λάγου. Περὶ δὲ τὴν τῶν βουκολικῶν ποίησιν εὐφυὴς γενόμενος πολλῆς
δόξης ἐπέτυχε.
Il est donc inutile, au risque de sombrer dans une tautologie peu productive, de
chercher à expliquer le texte de Théocrite en faisant appel à des données biogra
phiques qui ont été élaborées à partir de ce texte même. Comme le prouve au moins
la circulation de l’intertexte théocritéen dans les œuvres de Callimaque, Apollonios
de Rhodes ou Aratos, on peut affirmer qu’il est un poète de la première moitié du
iiie siècle, contemporain de Ptolémée II Philadelphe 2, vivant donc dans une période
qui connaît un véritable renouveau poétique au sein de la Bibliothèque d’Alexandrie 3.
Pour préciser un peu, on peut dire que Théocrite a dû naître vers 300 av. J.-C. et
mourir vers 250. Il est sans doute né à Syracuse, s’il faut en croire ce qu’« il 4 » déclare
dans l’épigramme AP IX, 434 (mais une autre source le dit originaire de Cos) :
Ἄλλος ὁ Χῖος, ἐγὼ δὲ Θεόκριτος ὃς τάδ᾽ ἔγραψα
εἷς ἀπὸ τῶν πολλῶν εἰμὶ Συρακοσίων,
υἱὸς Πραξαγόραο περικλειτᾶς τε Φιλίννας·
Μοῦσαν δ᾽ ὀθνείαν οὔτιν᾽ ἐφελκυσάμαν.
L’homme de Chios 5, c’est un autre. Moi, Théocrite, qui ai écrit ces vers 6,
Je suis l’un des nombreux natifs de Syracuse 7,
2. Ptolémée II Philadelphe a régné de 283 à 246, à la suite de Ptolémée Ier Sôter qui fut souverain
de 304 à 283.
3. Le Musée a été fondé en 290.
4. Mais l’attribution même de cette épigramme à Théocrite pose problème. Il est vraisemblable
que le « je » qui s’exprime dans ces vers représente fictivement la personne du poète et que
l’épigramme a été composée pour servir d’épigraphe à une édition de Théocrite, comme le
laisse penser la fin du vers 1 : voir Gutzwiller 1996, p. 133-137. Les informations généalogiques
cependant, qui ne reposent pas sur le texte, semblent assez dignes de foi.
5. Il s’agit non pas d’Homère, comme le pensait Wilamowitz-Moellendorff (1906, p. 125), mais
de Théocrite de Chios, historien et rhéteur de l’école d’Isocrate, qui fut assassiné à la fin du
iv siècle.
e
6. Il faut comprendre que le démonstratif désigne ici le recueil en tête duquel figure la présente
épigramme. Une autre interprétation, proposée par C. Gallavotti (1986, p. 122-123), qui con
siste à faire de cette épigramme une inscription pour une statue représentant le poète tenant en
ses mains un rouleau de ses écrits, est moins probable.
7. Ce vers fait écho aux vers XVI, 101-103 de Théocrite.
introduction 11
8. Cet adjectif, en partie déplacé car la mère de Théocrite n’est pas spécialement célèbre, est en
fait la reprise d’une épithète qui qualifie Bérénice Ire dans l’Idylle XVII, 34. Cette reprise est
une indication assez claire pour ne pas attribuer à Théocrite lui-même la composition de cette
épigramme.
9. Cette épigramme est certainement la source de la Vie, donnée en tête des manuscrits et citée
plus haut, pour ce qui concerne la généalogie du poète. Il faut penser, avec Gutzwiller (1996,
p. 135-136), que dans ces conditions cette épigramme n’a pas dû être écrite à une date trop
éloignée de l’existence même de Théocrite, sans quoi l’évocation des parents du poète ne
pouvait trouver aucun écho auprès du public. Sur cette épigramme, voir les commentaires de
Rossi 2001, p. 343-347.
10. On se reportera aux travaux en cours de Fanny Levin sur la poésie de cour de Théocrite ; elle
pose en des termes nouveaux la question du poète courtisan.
12 cyclopodie
Produite dans le cadre du Musée qui, tout en étant ouvert sur l’immensité du
monde, est un milieu clos, la poésie alexandrine est inévitablement aussi une poésie
savante, écrite par des poètes qui sont en même temps des érudits, pour un public
de happy few qui entretiennent entre eux un esprit de connivence. Quand l’érudition
n’est pas le sujet exclusif d’un poème, elle n’en est pas moins une préoccupation
constante et reparaît souvent là où on l’attendait le moins, sous les formes les plus
variées : penchant pour la botanique, intérêt constant pour les réalités géographiques
ou linguistiques (noms propres d’îles, de villes, de fleuves...), apparitions surpre
nantes de problèmes philologiques. Fréquemment en effet, le texte sert de support
à un débat philologique : confrontés aux textes de l’époque archaïque, les poètes-
lecteurs du iiie siècle se heurtent à des difficultés dues à l’évolution de la langue. Ils
s’intéressent notamment aux hapax de l’épopée homérique, dont l’unicité d’emploi
pose un vrai problème d’interprétation, dans la mesure où le sens du mot rare manque
de précision du fait du contexte unique où il se trouve ; la tâche des poètes alexandrins
est alors de renouveler ce contexte, soit en le modifiant totalement pour montrer dans
quel sens l’hapax doit être interprété, soit simplement en précisant le texte homérique
originel. On rencontre aussi un goût prononcé pour toutes les versions locales des
mythes : il s’agit de faire du neuf avec du vieux et de surprendre le lecteur par une
présentation inattendue de grandes figures mythologiques. Le Cyclope Polyphème
est ainsi révélé sous un nouveau jour par Théocrite dans les Idylles VI et XI : ce
n’est plus l’ogre monstrueux de l’Odyssée, mais un amoureux balourd qui se pique de
poésie 14.
L’érudition est donc partout présente dans la poésie alexandrine, même dans
une poésie aussi « légère » que celle de Théocrite, mais il ne faut pas s’y tromper :
l’érudition ne doit pas apparaître comme un pesant fardeau. La science ne fournit pas
simplement des thématiques pour pallier le manque d’inspiration, ou des procédés
d’expression qui n’ont de facile que ce qu’ils auraient en fait de stéréotypé ou
d’obsolète. Non, la matière érudite, tout en étant parfaitement maîtrisée, est volon
tiers traitée sur le mode ironique. Elle n’est jamais tout à fait prise au sérieux et sert
à mettre à distance certains procédés poétiques qui risqueraient de tuer la poésie elle-
même s’ils n’étaient mis en évidence par ceux qui les pratiquent. L’expression poé
tique est elle aussi en perpétuelle recherche de variations et de différenciations par
rapport au modèle connu et reconnu. C’est donc à tort que l’on a catalogué cette
poésie comme pédante et érudite. Certes, les poètes sont de vrais savants. Mais leur
science n’étouffe pas la poésie, car elle est toujours utilisée avec distanciation et
parfois dérision. La dimension ludique est intimement mêlée à l’aspect scientifique
et érudit : ce sont les deux moteurs principaux qui s’équilibrent et se compensent au
point que l’on ne peut qualifier cette poésie ni de frivole ni de desséchée 15.
14. Voir ci-après p. 29-44 la mise au point sur le substrat mythologique dans l’Idylle VI.
15. Sur les rapports entre science et poésie, voir Netz 2009, notamment p. 218-222 sur Théocrite.
14 cyclopodie
16. Nous reprenons partiellement ici les propos d’une conférence présentée le 15 novembre 1997
devant la Société lyonnaise d’études anciennes et publiée ensuite dans la revue Connaissance
hellénique (Cusset 1998).
17. P. Monteil (1968, p. 7, n. 1) établit fort justement l’analogie entre εἰδύλλιον - εἶδος et
ἐπύλλιον - ἔπος. Mais si, pour ἐπύλλιον, il est fait référence à un genre plus défini, l’épopée,
ce n’est pas le cas avec εἰδύλλιον. Pour d’autres considérations sur le sens et la valeur du
terme εἰδύλλιον comme révélateur de la diversité poétique de Théocrite, voir Gutzwiller 1996,
p. 129-133.
introduction 15
circulation des formes à travers les genres 18. Il faut dès lors essayer d’apprécier la
disparité des diverses pièces du corpus théocritéen.
Un premier point, qui remet partiellement en cause la désignation globale des
poèmes par εἰδύλλιον, concerne la longueur des pièces. Certes, par rapport à une
épopée de plusieurs milliers de vers, les idylles sont toujours des « formes poétiques
brèves ». Mais il y a plusieurs degrés dans cette brièveté. On peut arbitrairement éta
blir six groupes d’idylles en fonction de leur longueur :
1 - idylle de moins de 10 vers : Le Voleur de miel (8 v.) ;
2 - idylles de 11 à 40 vers : La Quenouille (25 v.), L’Enfant aimé 2 (32 v.),
Les Chanteurs bucoliques - Idylle IX (36 v.), Le Bien aimé (37 v.), Les
Bacchantes (38 v.), L’enfant aimé 1 (40 v.) ;
3 - idylles de 41 à 70 vers : Le Jeune Bouvier (45 v.), Les Chanteurs bucoliques -
Idylle VI (46 v.), La Visite galante (54 v.), Les Moissonneurs (58 v.),
L’épithalame d’Hélène (58 v.), Les Pâtres (63 v.), L’Amant (63 v.), Les
Pêcheurs (67 v.), L’Amour de Kynisca (70 v.) ;
4 - idylles de 71 à 100 vers : L’Oaristis (73 v.) 19, Hylas (75 v.), Le Cyclope
(81 v.), Les Chanteurs bucoliques - Idylle VIII (93 v.) ;
5 - idylles de 101 à 200 vers : Les Charites (108 v.), L’éloge de Ptolémée
(137 v.), Héraclès enfant (140 v.) 20, Les Syracusaines (149 v.), Chevrier et
Berger (150 v.), Thyrsis (152 v.), Les Thalysies (157 v.), Les Magiciennes
(166 v.) ;
6 - idylles de plus de 200 vers : Les Dioscures (223 v.), Héraclès tueur de lion
(281 v.) 21.
Cette répartition montre que la brièveté de l’idylle est toute relative : s’il est vrai
qu’une majorité de poèmes compte entre 40 et 100 vers, rien n’empêche une idylle
d’être beaucoup plus courte ou beaucoup plus longue. La présente Idylle VI se trouve
dans le groupe moyen et, à cet égard, est pleinement représentative de la brièveté for
melle attribuée au genre, en dépit de la difficulté à établir des limites à cette dernière.
L’organisation thématique du recueil n’est guère plus aisée, ni plus convaincante.
On a traditionnellement tenté des regroupements entre divers poèmes du corpus, qui
ne sont pas très fonctionnels. On parle ainsi d’ordinaire de pièces plus spécifiquement
bucoliques à partir du « recueil » sans doute initialement composé par le poète 22
18. C’est ainsi que l’Alexandra de Lycophron est un poème intermédiaire entre l’épopée et la
tragédie, que l’épopée d’Apollonios de Rhodes mobilise bien plus que la matière et la forme
épiques au sens strict, mais relève aussi d’un certain lyrisme ou d’une certaine composition
tragique.
19. La pièce est incomplète au début.
20. Cette idylle est en fait lacunaire à la fin et compte une trentaine de vers supplémentaires dans le
papyrus d’Antinoé.
21. L’Idylle XXV ne doit pas être rejetée nécessairement comme apocryphe. Des études récentes
ont montré toute la valeur poétique de cette pièce : voir Chryssafis 1981 et Kurz 1982.
22. Voir sur cette question le développement ci-après « Le recueil bucolique », p. 22-29.
16 cyclopodie
(Idylles I, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI), de mimes (Idylles II, XIV, XV), de
pièces amoureuses (Idylles II, XI, XII, XIII, XXIX, XXX), de poèmes épiques ou
mythologiques (Idylles VI, XI, XIII, XVIII, XXII, XXIV, XXV, XXVI), d’hymnes
(Idylles XVI, XVII, XXVI), d’épithalame (Idylle XVIII)... On montrerait facilement
que ces regroupements, s’ils ne sont pas sans fondement et reposent effectivement sur
certaines tonalités plus marquées de certaines idylles, restent le plus souvent impar
faits et ne rendent pas compte de la vraie richesse des idylles : l’exemple précisément
de l’Idylle VI, qui relève à la fois de la poésie bucolique et de la veine mythologique,
montre assez qu’un même poème peut être classé dans plusieurs de ces ensembles.
En outre, certaines de ces catégories (comme celles de l’hymne ou de l’épithalame)
reposent sur des formes littéraires qui existent en dehors du cadre de l’idylle, d’autres
sur la simple orientation thématique du poème : une telle classification reconnaît
certains points communs entre l’idylle et d’autres formes littéraires, qu’il s’agisse
de l’art dramatique, de l’épopée ou d’autres types de poèmes comme l’hymne ou
l’épithalame, mais ne permet pas de définir ce qu’est typiquement l’idylle.
Si les critères de la longueur et de la thématique ne sont pas très opérationnels, celui
d’une structure récurrente des poèmes, à l’instar de ce que l’on peut observer pour
l’hymne ou l’ode pindarique, mérite d’être posé dans le cas du corpus théocritéen.
Plusieurs idylles sont en effet constituées par des récits, souvent à caractère mytho
logique, qui sont écrits à la troisième personne. Ceux-ci sont parfois adressés par
le narrateur à une personne précise : c’est le cas du Cyclope (Idylle XI) et d’Hylas
(Idylle XIII) qui reprennent des thèmes mythologiques afin de rendre sensible au des
tinataire qu’est le poète-médecin Nicias la profondeur de la peine amoureuse. Le nar
rateur de cette idylle peut être sans doute confondu avec l’auteur lui-même, dans la
mesure où le médecin Nicias faisait apparemment partie des amis de Théocrite et
où l’on dispose dans les scholies de sa réponse à l’Idylle XI 23. La situation est déjà
plus délicate pour ce qui est de l’Idylle VI dont le destinataire n’est pas clairement
identifié 24. Cette assimilation du narrateur et de l’auteur n’est donc pas toujours pos
sible ni souhaitable lorsque le poème n’offre pas de dédicataire nommément désigné.
L’Idylle XXIV est ainsi un récit mythologique sans adresse des exploits d’Héraclès
enfant exposé à la troisième personne : le narrateur n’est pas identifiable. Théocrite
joue parfois de ce statut du narrateur : Les Bacchantes s’ouvrent apparemment sur
un récit à la troisième personne des mésaventures de Penthée ; or brusquement, au
vers 27, un « je » intervient pour porter un jugement sur ce récit mythologique (ou sur
les événements qu’il rapporte). Le trouble s’installe ainsi dans l’esprit du lecteur qui
ne sait pas de qui émane le récit précédent : y a-t-il deux focalisations dans l’idylle ?
le récit initial est-il le fait du « je » qui ne se dévoile qu’à la fin du poème ? le récit
pour la laisser ensuite au berger qui se met à chanter. La forme dialoguée ne semble
être ici qu’un prétexte commode pour élaborer d’une part une ecphrasis pleine d’art
et insérer d’autre part un poème dans le poème. La pièce des Moissonneurs (Idylle X)
est construite selon le même principe du chant inséré à partir d’un dialogue entre dif
férents personnages. Un effet similaire se retrouve dans Chevrier et Berger (Idylle V)
où le dialogue animé entre Comatas et Lacon est remplacé par un concours poétique
improvisé entre les deux adversaires face à un bûcheron pris pour arbitre : mais le
jeu poétique se fait ici selon des couplets amœbées qui reprennent artificiellement
l’alternance des voix caractéristique du dialogue. Il arrive que celui-ci se poursuive
tout au long de l’idylle : c’est le cas des Pâtres (Idylle IV) qui, selon l’expression
de P. Legrand, offrent « une “tranche de vie”, découpée à l’emporte-pièce dans une
journée de deux rustres 28 ». L’idylle en effet s’interrompt brusquement, sans que la
conversation entre les deux hommes semble terminée. On a l’impression de n’avoir
qu’un extrait ou l’ouverture d’une pièce de théâtre inachevée. Le poète offre à son
lecteur une sorte d’essai, un poème encore en devenir que l’on peut lire simplement
comme il se présente, mais qui suscite aussi l’imagination par son inachèvement : là
encore la parole du lecteur peut se substituer à celle des personnages.
L’aspect théâtral de certaines idylles est accentué. L’Oaristys (Idylle XXVII), dont
le titre indique bien la forme dialoguée même s’il n’est pas de l’auteur 29, est un bon
exemple de la dimension que peut prendre une conversation rapportée. Les répliques
sont en effet construites sur le modèle de la stichomythie 30 qui est employée par les
dramaturges aux moments d’intense opposition ou de lutte entre deux personnages
dans le cadre de l’agôn.
Les Syracusaines (Idylle XV) offrent un exemple encore plus net de caractère
dramatique. Cette idylle est en effet composée d’une série de scènes prises sur le
vif qui se déroulent dans des décors changeants, tantôt humbles tantôt grandioses,
tantôt extérieurs tantôt intérieurs. Par sa disposition scénique, par sa thématique et
par ses personnages – Praxinoa et Gorgô sont deux commères de Syracuse émigrées
à Alexandrie –, la pièce de Théocrite se rapproche fortement du genre du mime 31.
Mais l’adéquation entre l’idylle de Théocrite et le mime n’est pas parfaite : le poète
syracusain prend bien des libertés avec le genre. On soulignera notamment que le
chant de l’artiste (v. 100-144) fait oublier pendant près d’un tiers de la pièce les aven
tures des deux femmes : Théocrite reprend ici la technique, éprouvée dans d’autres
poèmes, du chant inséré. Mais l’interruption du dialogue fait place à une nouvelle
voix, absente jusque-là du poème, alors que d’ordinaire le chant est entonné par l’un
des personnages déjà en place. Cette variation met l’accent sur le caractère particuliè
rement artificiel de cette technique poétique, qui ne fait que redoubler l’artifice dont
le poème se fait lui-même l’écho. En dehors de cette enclave chantée, le dialogue du
reste de l’idylle recherche la plus grande justesse mimétique possible dans la peinture
des caractères et du milieu des deux jeunes femmes émigrées. Pourtant, la pièce
n’était sans doute pas destinée à la représentation. Cette faiblesse ne lui retire en rien
son caractère vivant, visuel et animé, qui est le propre du théâtre. Contrairement aux
autres exemples cités, cette idylle comporte une véritable unité dramatique : la pièce
s’ouvre sur la visite de Gorgô chez Praxinoa au moment où elle se présente à la porte
de son amie ; elle s’achève au cœur des fêtes d’Adonis qui donnaient l’occasion aux
deux commères de quitter leur univers quotidien pour se rendre au palais royal.
Le cas de l’Idylle VI se trouve une nouvelle fois dans une position intermédiaire :
la mise en récit par la voix du narrateur débouche en réalité sur une sorte de dialogue ;
l’essentiel du récit est constitué par la prise de parole des deux personnages, Daphnis
et Damoitas ; mais le dialogue est lui-même biaisé car, au lieu d’un échange véritable,
il ne s’agit que de la succession de deux chants qui, se répondant l’un à l’autre, sont
fortement structurés par les règles du concours poétique. Il n’y a donc pas beaucoup
plus de dialogue qu’il n’y a de récit : c’est la parole poétique qui occupe tout le corps
de l’idylle.
En définitive, chaque idylle apparaît presque comme une approche nouvelle de la
voix poétique. Le poète est tantôt présent, tantôt absent dans ses pièces : il joue le
plus souvent de l’ambiguïté de sa position. Ce mélange des voix donne à l’idylle une
grande ouverture de formes. Le statut de la voix poétique est toujours à conquérir :
il peut être donné d’emblée à un poète-narrateur plus ou moins bien identifié, mais
peut aussi être confié à un personnage dans un concours poétique improvisé. La
multiplication des poèmes insérés brouille jusqu’à la délimitation exacte du poème
théocritéen qui se perd à la fois dans les multiples strates discursives qui le composent
et dans les images qu’il donne de lui-même.
L’idylle ne semble pas pouvoir se définir en tant que genre selon les principes qui
servent à fixer les autres genres littéraires : la notion de genre est sans doute ana
chronique et ne correspond pas à l’esprit explorateur qui caractérise la production
alexandrine. L’idylle apparaît en effet, par rapport à la tradition littéraire, comme une
forme absorbante et susceptible de s’adapter à toutes les règles de composition. Ainsi,
lorsque Théocrite écrit un poème en suivant (apparemment) les règles de l’hymne, il
n’écrit pas vraiment un hymne ; quand il écrit à la manière de l’épopée, il n’écrit
pas véritablement une épopée. C’est toujours une idylle qu’il compose à partir des
genres existants. On tiendrait bien là une sorte de définition du genre de l’idylle :
l’idylle serait un « genre » dépendant des autres genres existants ; elle serait une sorte
de genre-miroir reflétant, dans un espace plus ou moins restreint, les lois, les langues,
les thèmes développés ou utilisés dans les autres genres. Ce serait le moyen trouvé
par Théocrite pour à la fois rester dans le domaine du littéraire (la ressemblance avec
les textes littéraires antérieurs donne à ses propres œuvres leurs lettres de noblesse)
20 cyclopodie
comprises comme une « classe de textes » tient à leur nombre et à la diversité que nous
avons mise en évidence. Si deux (ou quelques) idylles peuvent bien être regroupées
en une classe, on a du mal à trouver une propriété commune à l’ensemble de ces
idylles et donc à placer l’ensemble du corpus dans une même classe qui permettrait
de définir l’idylle comme un genre.
Pourtant, les pièces ont été précisément conservées sous forme de recueil,
c’est-à‑dire que la tradition a considéré qu’il existait entre ces textes des liens qui
permettaient de les regrouper ainsi. On s’empressera de préciser que ce n’est pas le
nom d’auteur qui a autorisé cette réunion, car certaines idylles n’ont pas d’auteur
attribué. Il y a donc bien là la trace de la naissance d’un genre de l’idylle, même
si ce « genre » n’est identifié comme tel qu’a posteriori. Si les idylles ont ainsi été
réunies sous un terme qui se veut générique, il faut nécessairement que certaines pro
priétés discursives aient été reconnues à l’ensemble de ces textes : c’est sans doute la
recherche du décalage et de la distance. De ce point de vue, en effet, les différentes
pièces du corpus se comportent comme un genre défini par une certaine société à une
époque donnée : le genre s’invente par l’utilisation de règles nouvelles qui viennent
s’ajouter (sans les nier ni les annuler) à des règles préexistantes qui servaient à la
définition d’autres genres ou formes littéraires. On a là tout le travail poétique de
Théocrite qui s’inscrit dans la littérature en reprenant les règles de genres du passé
(l’épopée, la poésie lyrique...) auxquelles il rajoute des règles nouvelles correspondant
mieux à l’esprit de son époque 34 et à l’idéologie ambiante. Il crée ainsi une manière
nouvelle d’écrire qui repose sur l’ensemble du passé littéraire. On retrouve ici le
principe énoncé par Tzvetan Todorov : « un genre nouveau est la transformation d’un
ou plusieurs genres anciens : par inversion, par déplacement, par combinaison 35 ».
Il ne semble pas cependant que la conscience de créer un genre nouveau soit le fait
de Théocrite. Celui-ci apparaît plutôt comme un essayiste de la littérature. Il fait des
expériences d’écriture poétique. Ce n’est pas pour autant une révolution poétique :
l’adjectif νέος semble perdre alors les connotations négatives qu’il avait à l’époque
classique. Théocrite ne fait pas du nouveau pour supprimer l’ancien, mais pour créer
quelque chose qui lui soit propre et qui soit de son temps. Il s’intéresse à différents
genres (l’épopée, l’épithalame, l’hymne, etc.) auxquels il s’efforce de donner un goût
nouveau.
Le nom de l’idylle convient en fait parfaitement bien au genre qu’il désigne
a posteriori : la première partie du nom (εἰδ-) reste nécessairement vague, dans la
mesure où l’idylle peut traiter toute forme poétique. La deuxième partie du mot (le
suffixe de diminutif) révèle toute la spécificité générique de l’idylle : la miniaturi
sation, le mode mineur, donc forcément distancié, la poésie de la tangente qui frôle
les genres poétiques sans se soumettre définitivement à aucun. Le diminutif ne porte
pas sur la longueur du texte, mais sur le ton, l’atmosphère ludique du poème, lieu
34. L’esprit de la miniature et de la légèreté qui est notamment prôné à l’époque par Callimaque.
35. Todorov 1987, p. 30.
22 cyclopodie
Le recueil bucolique
L’Idylle VI fait partie de ce qu’il convient donc d’appeler les idylles bucoliques
de Théocrite. Dans le corpus en notre possession, ces idylles qui mettent en scène
des pâtres chanteurs, qu’ils soient bouviers, chevriers ou bergers, sont au nombre
de dix et correspondent assurément à ce que la Souda désigne par τὰ καλούμενα
βουκολικὰ ἔπη. Ces dix poèmes présentent une cohérence thématique suffisamment
forte pour qu’on se demande s’ils ont pu être dès l’origine composés en vue de former
un recueil bucolique.
Un certain nombre d’indices, assez extérieurs, font signe en ce sens. Il faut en effet
tout d’abord rappeler que l’existence de recueils poétiques n’est nullement une illusion
rétrospective : même s’il est difficile d’établir une chronologie précise du phénomène,
on sait que les Alexandrins ont pratiqué le recueil ; on en a des exemples certains avec
les Iambes et les Aitia de Callimaque qui furent composés séparément avant d’être
réunis par le poète en un recueil ; sans doute pour les Hymnes de Callimaque peut-on
observer une pratique identique, s’inspirant de collections déjà existantes pour les
Hymnes homériques. La publication en 2001 d’un nouveau papyrus conservé à Milan
(P. Mil. Vogl. VIII, 309) nous a livré les fragments de plus de cent dix épigrammes
inédites, que les éditeurs ont attribuées, avec d’excellents arguments, à Posidippe
de Pella, l’un des principaux poètes de l’Alexandrie du iiie siècle av. J.‑C. 37. Posidippe
semble avoir été essentiellement actif pendant le deuxième quart de ce siècle, où il
travailla à la cour d’Alexandrie, sous le patronage de Ptolémée II Philadelphe, puis de
36. Cf. Todorov 1987, p. 31 : « il n’y a pas de littérature sans genre, c’est un système en continuelle
transformation ».
37. Cf. Bastianini, Gallazzi (éds) 2001.
introduction 23
Ptolémée III Évergète. Les nouvelles épigrammes sont réparties, au sein du papyrus,
en cycles thématiques précédés d’un titre indiquant leur sujet. Dans son état actuel, le
papyrus comporte neuf sections thématiques intitulées [lithi]ka (épigrammes sur les
intailles et les minéraux), oiônoskopika (épigrammes sur les présages), anathematika
(épigrammes dédicatoires), epitymbia (épigrammes funéraires), andriantopoiika
(épigrammes sur les bronziers), hippika (épigrammes sur les concours hippiques),
nauagika (épigrammes sur les naufrages), iamatika (épigrammes sur les cures et les
guérisons), tropoi (épigrammes sur les caractères [des défunts]). Les vestiges d’une
dixième section permettent de deviner que la série suivante traitait des phénomènes
atmosphériques. Cette organisation met en évidence le souci d’une présentation
raisonnée de la production foisonnante des épigrammes d’un même poète, à une date
relativement haute, qui est sans doute au fondement même du projet de Méléagre
dans la constitution de sa Couronne.
On ignore assurément si une telle entreprise a pu être également engagée par
Théocrite pour sa production bucolique. Cependant, quand Virgile compose ses
propres Bucoliques sur le modèle de Théocrite, il organise à son tour un recueil
de dix poèmes et ce nombre semble bien être une indication du nombre d’idylles
bucoliques chez son devancier, surtout si l’on se fie à l’affirmation de Servius selon
laquelle, si seulement sept des églogues de Virgile sont des merae rusticae, il y avait
en revanche dix poèmes bucoliques chez Théocrite 38. Toutefois, ce rapprochement
n’a qu’un poids assez faible, car il est évident que Virgile n’imite pas uniquement les
idylles bucoliques : il se souvient aussi très clairement de l’idylle des Magiciennes
(Idylle II) qui ne relève pas de la tonalité bucolique. Aussi les dix poèmes sur les
quels Virgile prend modèle n’appartenaient sans doute pas à un recueil composé
par Théocrite lui-même, mais à une compilation de ses pièces les plus fameuses. Il
est difficile de savoir sous quelle forme Virgile lisait l’œuvre de Théocrite : selon
Vaughn 39, le recueil imité par Virgile aurait obéi à une organisation assez proche de
celle du papyrus Oxy. 2064 du iie siècle ap. J.‑C. 40. Vaughn souligne que cet ordre
était le fait de Théocrite lui-même alléguant qu’il mettrait en évidence les Idylles I
et XI aux extrémités et VII et III au centre, mais il semble bien plutôt que, dans
sa transmission jusqu’à l’époque de Virgile, l’œuvre de Théocrite avait déjà subi de
profondes transformations.
L’une de ces transformations est sans doute à attribuer au grammairien du ier siècle
av. J.‑C. Artémidore, qui réunit l’ensemble des œuvres relevant du genre bucolique
désormais constitué comme tel. Cette collection devait comprendre à la fois les
38. Servius, Comm. In Verg. Buc. Prooem., p. 3, 20-1 Thilo. Mais le témoignage de Servius n’est
pas assuré sur des preuves tangibles. Servius ne dit pas que le recueil ne comportait que dix
idylles bucoliques, mais que, dans le corpus de Théocrite, dix idylles sont bucoliques.
39. Vaughn 1981, p. 47-68.
40. L’ordre serait alors le suivant : Idylles I, VI, IV, V, VII, III, VIII, IX, X, XI (dans la numérotation
traditionnelle).
24 cyclopodie
des Bucoliques ont apporté en ce domaine des preuves solides 45. Si l’on commence
par ne pas d’abord remettre en cause l’authenticité du corpus transmis, il apparaît
en effet de manière évidente que les dix idylles bucoliques attribuées à Théocrite
sont organisées en fonction du chiffre neuf, qui n’est pas un chiffre anodin en poésie
puisqu’il correspond au nombre des Muses. Plusieurs faits viennent soutenir ce
principe. Les dix idylles constituent un ensemble de 890 vers, ce qui est à une unité
près l’équivalent du produit 99 × 9 (= 891). Parmi les idylles conservées, quatre pré
sentent un nombre de vers qui est un multiple de 9 : Idylle III (54 v.), Idylle IV (63 v.),
Idylle IX (36 v.) et Idylle XI (81 v.) ; et dans ce groupe de quatre idylles, la somme
du nombre de vers des deux premières est égale à la somme du nombre de vers des
deux dernières, à savoir 117. D’autres regroupements sont encore significatifs : on
constate que les trois plus longues idylles (I, V et VII) ont un nombre de vers proche
(respectivement 152, 150 et 157 vers), dont la somme est aussi un multiple de 9 (459
= 51 × 9). La somme des vers des trois idylles restantes (VI, VIII, X), apparemment
étrangère à l’organisation par 9, donne à une unité près un multiple de 9 (22 × 9 = 198
– 1 = 197 = 46 + 93 + 58) et chacune de ces trois dernières idylles associée à l’une
des trois longues idylles donne une somme de vers divisible par 9 : Idylles I et VI
(152 + 46 = 198), Idylles V et VIII (150 + 93 = 243), Idylles VII et X (157 + 58 = 215
à une unité près : 215 + 1 = 216).
Si l’on met à part l’Idylle III qui semble avoir un contenu métapoétique propre à lui
accorder une valeur préfacielle, on constate que les idylles peuvent être regroupées
en triades dont la somme des vers est divisible par 9 : soit en groupant I, V, VII ; XI,
IX, IV et VI, VIII, X (à une unité près), soit en groupant I, XI, VI ; V, IX, VIII et VII,
IV, X, ce qui donne des triades équilibrées d’une somme de vers de 279 (278 pour la
dernière triade) 46. Un tel équilibre se retrouve aussi dans d’autres combinaisons : on
peut en effet répartir les idylles en deux groupes identiques pour ce qui est du nombre
de vers. Une première possibilité est d’avoir deux groupes à 445 vers en répartissant
les idylles ainsi : I, III, VI, VII, IX et IV, V, VIII, X, XI. Un autre ensemble équilibré
de 400 vers apparaît si l’on met de côté les Idylles III et IX comme formant un cadre
au dire poétique (annonce poétique et adieu aux Muses) : d’une part les Idylles I, IV,
VI, X, XI et d’autre part les Idylles V, VII, VIII. Ces différentes organisations ne sont
nullement contradictoires, mais manifestent la pleine complémentarité des idylles en
fonction de leur distribution.
45. Voir Irigoin 1975 ; Ancher 1981 ; Meillier 1981, 1985, 1989a et 1989b ; Balavoine 1987a et
1987b ; Blanchard 2008a et 2008b. Nous laissons de côté dans ce qui suit la tentative séduisante
de C. Balavoine qui essaie de trouver dans la Syrinx une figuration du recueil bucolique en
raison du nombre peu habituel de tuyaux de cette syrinx poétique qui égale le nombre des dix
idylles bucoliques ; mais l’organisation du recueil en fonction de ce poème figuré contraint à
des interventions trop importantes sur le texte des idylles pour être vraiment pertinente.
46. Si l’on associe l’une de ces triades à l’Idylle III mise à l’écart, on obtient un total de 333 vers,
ce qui est un nombre à puissante valeur symbolique.
introduction 27
81 54 3
= =
54 36 2
Α Τ Μ Τ Ι Τ Ο Α Γ
2 + 19 + 12 19 + 9 + 19 + 15 + 1 + 3
+
= 33 66 49 = 99
d’autre part, et de manière exceptionnelle, dans l’idylle XI, qui compte 81 vers
(soit 92) et que l’on peut représenter en un carré de 9 × 9 lettres, composé lui-même
de 9 carrés de 9 lettres :
O Ν Η Γ Γ K O Ω A
H Α Π Χ A E K A Υ
Ω A M Φ O Φ H H E
Π E Γ O E E A K T
O Σ T Π Π A T A E
E E Λ T A E K K Ω
Ω A H A Ω N A Ω E
Ω Π K A O Z Φ Σ Ω
A T T E Π K Δ O M
Or, aussi bien la somme de la colonne médiane que celle de la ligne médiane est
de 279 : ce total était déjà présent dans l’organisation du recueil en triades. Le total
du carré d’ensemble est de 916 et l’on obtient un total de 999 en redoublant le sous-
carré central, comme y invite le croisement égal des branches médianes, de même
que le redoublement de la lettre centrale (π) du carré central permet d’obtenir un total
de 99 pour ce carré. Ces acrostiches numériques mettent en évidence que les mêmes
principes organisateurs sont à l’œuvre dans la composition de certaines idylles et
dans celle du recueil bucolique. On rappellera d’ailleurs utilement qu’il n’y a aucune
incompatibilité entre la recherche numérique et la composition poétique, dans la
mesure où la compréhension des rapports numériques est menée par les Anciens
dans le cadre d’une quête de l’harmonie, notamment dans le domaine musical. Or,
il est presque impossible d’observer une régularité numérique si le poète ne l’a pas
sciemment établie. Aussi, la régularité numérique indubitable qui apparaît dans les
idylles elles-mêmes et qui entre en étroite correspondance avec ce que l’on peut con
stater dans l’organisation du groupe des dix idylles bucoliques invite à penser qu’il y
a bien là une organisation délibérée de la part du poète.
L’ordre effectif dans lequel Théocrite a pu présenter ces dix idylles bucoliques
reste hypothétique. Différentes propositions ont été faites par J. Irigoin et G. Ancher,
mais c’est peut-être à celle d’A. Blanchard qu’il faut s’arrêter, dans la mesure où elle
entre en résonance avec un principe d’organisation numérique que ce chercheur a pu
établir dans d’assez nombreux exemples de production poétique 50 ; nous nous con
tentons ici de donner à titre indicatif l’ordre qu’il avance sans entrer dans le détail de
sa démonstration :
III I V VII XI X VIII VI IV IX
On notera simplement avec A. Blanchard 51 que, dans cet ordre, les cinq premières
idylles forment un total de 594 vers (soit 66 × 9) et les cinq dernières un total de
*297 vers (soit 33 × 9) à une unité près 52, c’est-à-dire un rapport de 2/3 qui inverse le
rapport de 3/2 rencontré ailleurs.
S’il faut revenir brièvement pour finir sur la place de l’Idylle VI dans l’organisation
de ce recueil, on trouvera que cette pièce entre en relation notamment avec les
Idylles I et XI au sein d’une triade de 279 vers : c’est Daphnis (dont le nom a pour
équivalence numérique 66) qui fait le lien entre l’Idylle I, où il est l’objet du chant
de Thyrsis, et l’Idylle VI, où il est la voix narrative du premier chant inséré, tandis
que ce sont Polyphème et Galatée qui assurent la liaison entre les Idylles VI et XI.
L’organisation du recueil trouve un écho dans la construction des thèmes et des voix
discursives des idylles.
Il faut tout d’abord rappeler que la nature des cyclopes est fortement dissemblable
dans le monde homérique et dans la Théogonie d’Hésiode, au point que l’on peut
supposer qu’il s’agit de deux types de cyclopes étrangers l’un à l’autre 53. En effet,
dans la Théogonie, même s’ils sont taxés d’un ὑπέρβιον ἦτορ (v. 139), les cyclopes
apportent leur aide à Zeus dans sa lutte contre les Titans et leurs actions sont louées
par le poète qui voit en elles « vigueur, force et adresse » (v. 146), mais jamais ils ne
sont présentés comme des êtres monstrueux et voraces. Ils ont d’une certaine façon
une fonction de civilisateurs en tant qu’ils construisent des remparts aussi bien à
Argos qu’à Tyrinthe ou Mycènes ; ils n’accomplissent rien de violent ni d’impie. Leur
nombre est limité à trois : Brontès, Stéropès et Arghès, et leurs noms indiquent qu’ils
sont des personnifications des éléments liés à la tempête. Ils sont désignés comme
étant les fils d’Ouranos et de Gaia, à l’instar des Titans ou des Hecatoncheires. Leur
description dans le texte hésiodique est limitée, mais Hésiode dit explicitement qu’ils
n’ont qu’un seul œil au milieu du front (v. 143), alors qu’Homère ne fait jamais
mention de cette particularité physique.
Contrairement à l’image qui en est donnée dans la Théogonie d’Hésiode, le
Cyclope homérique est d’abord un être monstrueux. On sait en effet que « les
Cyclopes du chant IX de l’Odyssée sont aux antipodes de la civilisation, voire de
l’humanité 54 » : ils ne connaissent aucune des règles ou des lois qui régissent la vie
sociale et politique, mais vivent de manière isolée hors de toute société, dans de
hautes montagnes, dans des grottes qui leur servent de maisons (Od., IX, 112‑115) :
τοῖσιν δ᾽ οὔτ᾽ ἀγοραὶ βουληφόροι οὔτε θέμιστες,
ἀλλ᾽οἵ γ᾽ ὑψηλῶν ὀρέων ναίουσι κάρηνα
ἐν σπέεσι γλαφυροῖσι, θεμιστεύει δὲ ἕκαστος
παίδων ἠδ᾽ ἀλόχων, οὐδ᾽ ἀλλήλων ἀλέγουσι.
Ils n’ont ni assemblées décisionnelles ni lois, mais ils habitent les sommets des
hautes montagnes dans des cavernes creuses et chacun impose sa loi à ses enfants et
ses épouses et ils ne se soucient pas les uns des autres.
Le pays des Cyclopes est une terre montagneuse de sauvagerie 55, située en partie
hors du temps et de manière incertaine dans l’espace. Dans le récit qu’Ulysse fait
aux Phéaciens, on apprend en effet que le roi d’Ithaque est allé d’Ilion au pays des
Cicones, puis qu’il dérive pendant neuf jours, au moment de franchir le cap Malée,
et atteint après cette errance sans repère le pays des Lotophages qui n’est nullement
situé avec précision, puis la terre des Cyclopes, après un temps de navigation qui
n’est pas indiqué. Il n’y a pas, à proprement parler, de géographie homérique, de
vérité objective dans la description des lieux visités par Ulysse 56. Dans cet univers à
part, les Cyclopes vivent en accord avec la nature qui leur fournit tout d’elle-même et
ils sont respectueux des dieux dont ils sont assez proches 57 ; le monde des Cyclopes
ressemble de près à celui de l’âge d’or dans lequel les lois sont absentes.
Il convient de noter que la figure même de Polyphème est placée à part parmi les
Cyclopes. Sa monstruosité propre consiste principalement en ceci qu’il se plaît, tel un
ogre, à manger de la chair humaine. Cette pratique hors norme est l’expression la plus
claire du fait que le Cyclope Polyphème renverse totalement les lois de l’hospitalité :
en dépit de son nom bien grec, Polyphème est le moins humain des êtres qui
peuplent le bassin méditerranéen ; c’est l’anti-Phéacien le plus extrême, alors même
que les Phéaciens furent originellement les voisins des Cyclopes 58 ; contrairement
à ces derniers, il ne sait pas naviguer 59 et ne connaît pas l’organisation sociale en
cité. À cela s’ajoute que Polyphème est présenté comme étant le fils de Poséidon
(que les Cyclopes vénèrent tout particulièrement 60) et de la nymphe Thoosa qui est
elle-même la fille de Phorcys, autre divinité marine : cette ascendance explique en
partie le caractère monstrueux du personnage. De Phorcys en effet est issue toute
une lignée de monstres : Scylla, les Grées, Echidna et encore, nées de cette dernière,
la Chimère, la Sphinge ou l’Hydre de Lerne. Polyphème traduit en une monstruosité
comportementale ce que les Cyclopes chez Hésiode exprimaient dans leur difformité
physique.
Outre sa monstruosité, Polyphème se caractérise aussi par son travail de pasteur :
il n’est nullement forgeron ni assistant d’Héphaïstos, comme ce sera le cas dans
55. Ces montagnes élevées sont, pour l’imaginaire antique, le lieu privilégié de la sauvagerie et
correspondent bien à la brutalité de Polyphème. Sur la symbolique de la montagne dans la
mythologie grecque, voir Buxton 1996, p. 100 sq., notamment p. 108-109.
56. Parmi de nombreuses références, on renverra simplement à la mise au point de Saïd 1998,
p. 152-153.
57. Voir Od., VII, 206.
58. Od., VI, 2-6.
59. Od., IX, 125-130.
60. Od., IX, 526. Il ne faut pas nécessairement en tirer la conclusion hâtive que les Cyclopes
seraient la caricature des Corinthiens qui vénèrent la même divinité, comme le fait Dion 1969,
p. 38.
32 cyclopodie
61. Voir par exemple Apollonios de Rhodes, Argonautiques, I, 510 et 730 ; Callimaque, Hymne à
Artémis, 46-97.
62. Sur cette dimension des héros métallurgistes, voir Eliade 1977, notamment p. 35-53, 72-91.
63. Nous reprenons ici quelques considérations parues dans Cusset 2004b.
64. Voir aussi Thucydide, VI, 2 et notamment plus tard, à l’époque alexandrine, Théocrite,
Idylles VI et XI. Cf. à ce sujet Cusset 2004a.
65. Le volcan est en général « plutôt imaginé que décrit. C’est souvent le cas dans la littérature »,
dit G. Bachelard (1949, p. 35), justement à propos de l’Etna.
66. Sur ces caractéristiques, voir Buxton 1996, p. 101-116.
67. Les Cyclopes, peuple nomade (νομάδες, v. 120, si l’on garde le texte du manuscrit), sont des
bergers (v. 26-28 ; v. 660 : « le pâtre de l’Etna », τὸν Αἴτνας μηλονόμον, avec l’emploi d’un
terme rare qui singularise l’activité pastorale de Polyphème, cf. par exemple Ussher [éd.] 1978,
p. 162 ad loc.) et des chasseurs (v. 130 : « il est parti au dehors [φροῦδος], sur l’Etna, chasser
avec ses chiens »).
introduction 33
c’est une terre giboyeuse, une terre d’abondance. Le Cyclope en effet se représente
l’Etna comme un espace paisible, protecteur, euphorique, fécondant et bienfaisant
(v. 323-341). L’Etna à la fois protège le Cyclope contre les intempéries dans ses
débordements gastronomiques, ses relâchements masturbatoires 68 et scatologiques, et
lui fournit en abondance de quoi se repaître 69. Le volcan n’est pas ainsi a priori une
terre ingrate, mais un lieu du plaisir sans frein où les lois de la cité et de la civilisation
n’ont en tout cas pas de place.
Toutefois, conformément aux représentations de la montagne dans l’imaginaire
des Grecs, le volcan est aussi un lieu d’inversions et, en tant que tel, c’est un espace
plus inquiétant. L’Etna est avant tout une contre-cité : c’est essentiellement un lieu de
l’extérieur. Il n’est pas peuplé par des hommes, mais par des Cyclopes et des bêtes
sauvages dont ceux-ci ne se distinguent d’ailleurs pas forcément 70 ; il n’abrite aucune
construction politique, n’autorise aucune organisation sociale, aucune relation d’hos
pitalité envers les étrangers. C’est un espace de solitude 71 : les Cyclopes vivent de
manière isolée, sans obéir à personne, et ne connaissent que des plaisirs solitaires. Ils
sont coupés de l’humanité au point que les hommes, au lieu d’être leurs semblables,
ne leur sont qu’une nourriture exquise 72. Cette anthropophagie cyclopéenne est
l’indice le plus clair de la sauvagerie qu’abrite et génère la montagne volcanique,
le signe inquiétant d’une régression dans le temps. Ce manque de civilisation, rendu
également sensible par l’absence de toute culture du blé et de la vigne (v. 121-124),
est sans doute symbolisé par le caractère rocheux de l’Etna, déjà signalé. Il y a donc
une ambiguïté fondamentale de l’Etna – et des volcans en général – dans l’imaginaire
grec : en tant que montagne, il est un lieu bénéfique qui fournit à ceux qui l’occupent
les bienfaits d’une nature généreuse ; mais comme roche – ou plus largement comme
producteur de lave, de roche en fusion –, c’est un lieu hostile, propice à toute forme
de brutalité.
En dehors d’Euripide, c’est aussi dans la comédie qu’il convient de suivre l’évo
lution de la figure du Cyclope. Dès 438, Cratinos donnait une parodie du chant IX
de l’Odyssée dans sa comédie intitulée les Ulysses qui reprenait les personnages de
l’épopée. On trouve aussi en 422, à une date antérieure vraisemblablement au drame
satyrique d’Euripide, dans les Guêpes d’Aristophane, une parodie fameuse de l’épi
sode de la grotte du Cyclope (v. 179-198). Dans la deuxième partie du prologue,
l’esclave Xanthias raconte comment Philocléon, en dépit de tous les efforts de son
fils, ne cesse de s’enfuir de chez lui pour aller au tribunal. Trois tentatives d’évasion
sont mises en œuvre par le vieil héliaste. C’est la seconde de ces tentatives qui parodie
la ruse employée par Ulysse pour s’échapper de l’antre du Cyclope ; Aristophane
multiplie bien sûr les écarts avec le modèle homérique pour accentuer le caractère
comique de la scène. La modification la plus évidente est qu’Aristophane ne reprend
pas les personnages homériques, mais opère par analogie entre les deux situations.
Le rôle d’Ulysse est ainsi tenu par un petit vieillard de comédie dont l’apparence
physique n’a rien à voir avec celle d’un héros épique ; sa situation même est assez
différente, car il est seul face à ses « ennemis » ; ce n’est que la ruse qui le rapproche
du fils de Laerte. Polyphème est, quant à lui, joué par un personnage beaucoup plus
ordinaire, qui n’est ni un ogre monstrueux, ni un berger stupide, mais simplement le
fils du père enfermé ; contrairement à ce qui se passe chez Homère, ce faux Cyclope
n’est pas seul, mais il est aidé par les compagnons efficaces que sont ses esclaves.
Cependant, le thème odysséen de l’anthropophagie n’est pas totalement laissé de
côté, et il prend, dans le contexte parodique, une tonalité comique par suite du déca
lage des situations et par les jeux de mots qu’il permet sur la double acception des
termes πονηρός (v. 192-193) et ἄριστον (v. 194). Mais, dans la comédie, le con
texte est bien différent de ce qu’il était dans l’Odyssée : au monde sauvage des pâtres
fait place désormais une maison en plein cœur d’Athènes. Aussi bien les moutons de
Polyphème n’ont-ils plus lieu d’être dans un tel environnement et un âne qui pleure
et qui gémit est-il substitué au bélier homérique (v. 179-180). La sortie héroïque
d’Ulysse se transforme ici en acrobatie burlesque sous le bât de l’âne (v. 170) sans
doute figuré par des personnages muets costumés pour la circonstance. Soumise à une
telle déformation, la ruse ne peut d’ailleurs qu’échouer : le modèle héroïque ne peut
être appliqué sans perte au personnage comique. Mais il n’en demeure pas moins que
cette parodie montre que la figure du Cyclope peut être transformée, déplacée, ridicu
lisée pour les besoins de l’invention dramaturgique. C’est une première voie offerte à
l’évolution de cette figure mythologique qui n’a plus rien ici d’effrayant.
Dans la Comédie Moyenne, l’évolution sera poursuivie, sans doute sous l’influence
parallèle du dithyrambe de Philoxène 73 : le poète Nicochares 74 montre dans sa
Galatée les relations de Polyphème avec la nymphe à laquelle le Cyclope offre une
boîte d’épices (fr. 3 K.-A.) ; le Cyclope d’Antiphane 75 ainsi que la Galatée d’Alexis 76
développent tous deux le thème du festin : la goinfrerie du Cyclope est sans doute une
dévaluation comique attendue de son anthropophagie. Ces traitements de la Comédie
Moyenne ne semblent pas accorder de place à la figure d’Ulysse, contrairement à ce
qu’avait retenu la tradition épico-tragique d’une part et ce que reprendra sans doute
Philoxène d’autre part. Deux de ces comédies ont d’ailleurs pour titre Galatée, ce qui
est l’indication d’un déplacement du point de vue mythologique 77.
Un Cyclope amoureux
Ce témoignage se singularise d’abord par le fait qu’il donne une explication d’ordre
érotique à l’emprisonnement de Philoxène alors que la version la plus courante y voit
le châtiment provoqué par une critique trop vive des dons poétiques du tyran 81, ensuite
parce que c’est le seul à établir un lien entre l’emprisonnement et la composition du
dithyrambe du Cyclope.
On trouve également dans le témoignage de Jean Tzétzès, commentant l’allusion
d’Aristophane au Cyclope de Philoxène dans Ploutos (v. 290-291), des éléments qui
viennent corroborer cette première mise en contexte 82 :
Φιλόξενον τὸν διθυραμβοποιὸν ἢ τραγῳδοδιδάσκαλον διασύρει, ὅστις ἐν
Σικελίᾳ ἦν παρὰ Δωριεῦσι· λέγεται δὲ ὅτι ποτὲ Γαλατείᾳ τινὶ παλλακίδι
Διονυσίου προσέβαλε, καὶ μαθὼν Διονύσιος ἐξώρισεν αὐτὸν εἰς λατομίαν.
Φεύγων δ᾽ ἐκεῖθεν εἰς τὰ μέρη τῶν Κυθήρων ἦλθε καὶ ἐκεῖ δρᾶμα τὴν
Γαλάτειαν ἐποίησεν ἐν ᾧ εἰσήγαγε τὸν Κύκλωπα ἐρῶντα τῆς Γαλατείας.
Τοῦτο δὲ αἰνιττόμενος εἰς Διονύσιον ἀπείκασεν αὐτὸν τῷ Κύκλωπι. Ἐπεὶ
καὶ αὐτὸς ὁ Διονύσιος οὐκ ὠξυδόρκει.
Il se moque de Philoxène, le poète de dithyrambes ou tragédien, qui vivait en Sicile
parmi les Doriens ; on dit qu’un jour il jeta son dévolu sur une certaine Galatée, une
concubine de Denys, et que Denys, l’ayant appris, l’envoya aux Latomies. Il s’en
échappa et gagna la région de Cythère et c’est là qu’il composa sa pièce Galatée,
dans laquelle il mit en scène le Cyclope amoureux de Galatée. Il faisait en cela une
allusion masquée à Denys qu’il représenta sous les traits du Cyclope. Car Denys lui
non plus n’avait pas une vue perçante.
Il convient d’abord de noter que la nature de l’œuvre pose ici une difficulté, car
elle est rapportée par le scholiaste au genre dramatique : la présence de dialogues
ou d’adresses à des personnages dans les fragments conservés a pu entraîner ce glis
sement dans l’appréciation générique qui est sans doute une erreur de jugement.
La forme du dithyrambe employée par Philoxène, qui se rapproche de la forme
dramatique, ne doit pas être confondue avec elle 83, pas plus que ne doit l’être le mime
théocritéen par exemple.
C’est sans doute l’accent mis par le scholiaste sur la figure de Galatée qui entraîne
parallèlement une modification du titre du dithyrambe qui doit bien représenter la
même œuvre que celle intitulée partout ailleurs Le Cyclope. Ce changement de titre est
révélateur de l’importance (peut-être trompeuse) que le scholiaste accorde à Galatée
dans le poème : d’après la présentation qui en est faite, on a la nette impression que
les amours du Cyclope et de Galatée sont le sujet même du dithyrambe. On pourra
toutefois faire remarquer que, si tel est bien le cas, il y a une légère incohérence entre
l’intrigue de la fiction poétique et le contexte historique que le scholiaste prétend lui
faire illustrer. En effet, dans l’anecdote concernant Philoxène, l’objet du débat n’est
pas l’amour que partagent (ou non) Denys et Galatée, mais la rivalité entre Denys
et Philoxène. Dans la fiction telle qu’elle est ici résumée, d’une part la figure de
Philoxène n’a pas de place, car le scholiaste, contrairement à Athénée, ne mentionne
pas la présence d’Ulysse ; d’autre part ce sont les amours du Cyclope et de Galatée
qui semblent être l’objet principal de la narration, à l’instar de ce qu’on trouve chez
Théocrite. Ce dernier rapprochement explique peut-être l’orientation de la lecture
que le scholiaste fait de Philoxène. On constate donc que l’importance accordée aux
amours de Galatée est, au moins partiellement, contradictoire avec la lecture symbo
lique de la triade fictionnelle Cyclope-Galatée-Ulysse comme analogique de la triade
« historique » Denys-Galatée-Philoxène. Jacqueline Duchemin 84 considère d’ailleurs
que Philoxène de Cythère ne peut pas être l’auteur du dithyrambe ridiculisant Denys
de Syracuse sous les traits d’un Polyphème amoureux éconduit par Galatée dont
Est-ce ici la position de tyran de Samos qui fait supprimer à Douris toute référence
au tyran Denys ? Ou bien faut-il voir dans ce fragment une évolution radicale du
motif des amours de Polyphème et Galatée ? Le scholiaste de Théocrite qui rapporte
ces éléments est peut-être aussi influencé par l’univers théocritéen, car les détails
préliminaires (abondance du lait, richesse des pâturages, mention de l’Etna, rappro
chement étymologique entre Galatée et le lait, γάλα) semblent tous renvoyer assez
clairement en même temps à l’Idylle XI ; mais, si l’on peut faire confiance à l’objec
tivité du scholiaste, force est de constater combien l’on est proche ici de l’univers de
Théocrite. Même si la perspective étiologique dont Philoxène est crédité est diffé
rente des intentions de Théocrite, on doit reconnaître qu’elle correspond à un état
d’esprit très ancré dans les préoccupations des poètes alexandrins et cette invention
poétique, détachée de toute vengeance personnelle, semble marquer une étape impor
tante dans l’évolution du motif.
Toutefois, il n’est pas certain que l’on puisse faire pleinement confiance au scho
liaste de Théocrite, sans doute trop tributaire de son corpus. Car, ainsi que l’a bien
montré J.H. Hordern 89, la place de Galatée est probablement surévaluée dans toute
cette tradition indirecte qui évoque le poème de Philoxène. C’est en effet ce qu’invite
85. Il y a accord sur ce point d’au moins P.-E. Legrand, A.S.F. Gow et R.L. Hunter.
86. Wendel (éd.) 1914, p. 189 (= fr. 817 Campbell).
87. FGH 76 F 58.
88. Douris de Samos (env. 340-260 av. J.-C.), élève de Théophraste, est l’auteur d’une œuvre
historique.
89. Hordern 1999, p. 450-451.
38 cyclopodie
à croire la lettre 121 de Synésios 90 qui évoque le dialogue entre Polyphème et Ulysse
enfermé dans la caverne du Cyclope : Ulysse y emploie la figure de Galatée comme
une ruse rhétorique pour convaincre Polyphème. On peut penser que ce n’est que
dans le cadre d’un tel dialogue que la figure de Galatée aurait pu être utilisée aussi
dans le dithyrambe de Philoxène, car les fragments 823 et 824 Campbell font bien
d’Ulysse un interlocuteur dans le poème, alors qu’aucun des fragments conservés
ne permet d’assurer que Galatée y prenait la parole ou était la destinataire directe et
présente d’un discours. Tout en étant un élément central du dispositif argumentatif
d’Ulysse, l’amour de Galatée pourrait bien n’être qu’un objet de discours secondaire
et non l’objet principal du récit dans le poème de Philoxène. C’est d’ailleurs peut-être
ce statut ambigu de la figure féminine que l’on retrouve dans les Idylles VI et XI de
Théocrite où Galatée ne prend jamais la parole. Certes, dans l’idylle XI, elle est bien
la destinataire du chant de Polyphème mais, étant absente, elle ne l’entend pas. Dans
l’idylle VI, le dialogue a lieu entre Polyphème et un locuteur indéfini, et Galatée n’est
présente qu’au titre de ce dont on parle. L’œuvre de Philoxène n’a sans doute pas été
sans influence sur le traitement de la figure du Cyclope chez Théocrite, et plus large
ment à Alexandrie.
C’est à Philoxène que fait justement allusion Hermésianax dans le long fragment
de la Leontion qui énumère les poètes amoureux (2, 69-74) 91 :
Ἄνδρα δὲ τὸν Κυθέρηθεν, ὃν ἐθρέψαντο τιθῆναι
Βάκχου καὶ λωτοῦ πιστότατον ταμίην
Μοῦσαι παιδεύσαντο, Φιλόξενον, οἷα τιναχθείς
Ὀρτυγίῃ ταύτης ἦλθε διὰ πτόλεως,
γινώσκεις ἀίουσα μέγαν πόθον, ὃν Γαλατείης
αὐτοῖς μηλείοις θήκαθ᾽ ὑπὸ προγόνοις 92.
Et l’homme de Cythère, qu’allaitèrent les nourrices de Bacchos, et que les Muses
élevèrent comme le plus fidèle serviteur de la flûte, Philoxène, tu sais après quelles
épreuves subies à Ortygie il passa par notre cité, à entendre parler du vif regret de sa
Galatée qu’il faisait partager aux jeunes agneaux eux-mêmes.
Cette tradition du Cyclope amoureux, qui semble prendre un nouvel essor à l’époque
alexandrine 93, était une belle occasion d’intégrer Polyphème à la galerie bucolique
des amours malheureuses. Cette intégration était d’ailleurs grandement facilitée par
tardive : Hellanicos ne la connaît pas encore 94 et c’est chez Euripide qu’on en trouve
les premières indications puisqu’Héphaïstos y est un voisin (v. 599) du Cyclope qui
habite alors l’Etna. Mais Callimaque ici va plus loin et montre pour la première fois
les Cyclopes en train de travailler dans la forge même d’Héphaïstos. L’aspect mons
trueux et terrifiant des Cyclopes est fortement souligné, et cette insistance est jus
tifiée par la nature féminine du regard qui les rencontre : le contraste entre l’objet
vu et le sujet regardant est maximal. La monstruosité des Cyclopes, désignés par le
terme πέλωρον qu’Homère employait pour Polyphème (Od., IX, 257), est d’abord
thématisée à travers une comparaison avec un roc montagneux qui rappelle à coup
sûr une comparaison homérique similaire qui permettait de décrire Polyphème dans
l’Odyssée (IX, 190-192) :
Καὶ γὰρ θαῦμ᾽ ἐτέτυκτο πελώριον, οὐ δὲ ἐῴκει
ἀνδρί γε σιτοφάγῳ ἀλλὰ ῥίῳ ὑλήεντι
ὑψηλῶν ὀρέων, ὅ τε φαίνεται οἶον ἀπ᾽ ἄλλων.
C’était un monstre effrayant ; il ne ressemblait pas à un mangeur de pain, mais à un
sommet boisé de haute montagne qui d’ordinaire apparaît à l’écart des autres.
Même si nous donnons le texte de Callimaque, il est en fait très vraisemblable que
cette épigramme est postérieure au moins à l’Idylle XI de Théocrite à laquelle elle
semble bien faire allusion et, de même que Théocrite s’y adresse au médecin Nicias,
de même ici Callimaque s’adresse, dans le contexte des amours pédérastiques, à un
certain Philippe dont l’état de médecin justifie la reprise de la métaphore médicale.
Si le cas de Polyphème n’est chez Callimaque qu’un prétexte pour traiter de la muse
98. Nous suivons ici le texte de l’édition de l’Anthologie due à R. Aubreton (Paris, 1994) qui
reprend la correction de Rhunken.
introduction 43
99. Ce devin a prédit à Polyphème qu’il serait aveuglé par Ulysse (Od., IX, 507-512) :
ὢ πόποι, ἦ μάλα δή με παλαίφατα θέσφαθ᾽ ἱκάνει.
ἔσκε τις ἐνθάδε μάντις ἀνὴρ ἠΰς τε μέγας τε,
Τήλεμος Εὐρυμίδης, ὃς μαντοσύνῃ ἐκέκαστο
καὶ μαντευόμενος κατεγήρα Κυκλώπεσσιν·
ὅς μοι ἔφη τάδε πάντα τελευτήσεσθαι ὀπίσσω,
χειρῶν ἐξ Ὀδυσῆος ἁμαρτήσεσθαι ὀπωπῆς.
« Ah malheur ! je vois s’accomplir les anciens oracles ! Il y avait dans ce pays un noble et
grand devin, Tèlémos, le fils d’Eurymos, expert en prophéties, et qui nous servit de prophète
jusqu’en ses vieux jours. Il m’avait bien prédit tout ce qui vient de m’arriver, à savoir que
des mains d’Ulysse je perdrais la vue… »
100. Voir Il., XXIII, 693.
101. Voir Cusset 1999a, p. 179.
102. Cf. Od., VII, 289 ; IX, 333 (à propos de Polyphème) ; Il., I, 160, etc.
44 cyclopodie
n’est d’ailleurs pas spécifique de l’idylle VI, mais se retrouve notamment dans
l’idylle VII 106 : ce point commun renforce l’hypothèse d’une telle lecture.
Parmi les éléments communs aux deux niveaux discursifs, il convient de signaler
d’abord le nombre des personnages : au couple formé par Polyphème et Galatée cor
respond en effet la paire de boucoliastes. Ces derniers s’adonnent au jeu de la flûte,
l’un sur la syrinx, l’autre sur l’aulos ; or ces instruments de musique sont également
présents dans la partie mythologique puisque le Cyclope joue de la syrinx (v. 9) et
la vieille Cotyttaris de l’aulos (v. 41) 107. Enfin, les activités pastorales se retrouvent
dans les deux univers : aux bouviers du cadre bucolique (v. 1-2) répond le berger
Polyphème qui se fait traiter de chevrier par Galatée (v. 6-7).
Mais la correspondance entre les deux niveaux discursifs ne se réduit pas à la
simple reprise d’éléments communs. Il y a surtout un fonctionnement parallèle du
récit de part et d’autre, de sorte que le récit mythologique, plus développé, sert à
comprendre le récit bucolique, plus elliptique. Au cœur de cette analogie se trouve
la relation érotique qui a été l’objet de vives discussions en ce qui concerne Daphnis
et Damoitas. Pour ce qui est du groupe formé par Polyphème et Galatée, la question
amoureuse est bien au centre de leur relation : Polyphème déclare lui-même avoir
été amoureux (v. 29) ; il est disqualifié par Galatée dans son aptitude à aimer (v. 7) ;
sa monstruosité même est susceptible d’être annihilée par une vision amoureuse
(v. 18‑19) ; quant à Galatée, elle multiplie les gestes symboliques de l’amour en
envoyant des pommes au troupeau et à la chienne de Polyphème (v. 6 et 9) et n’a
de comportement qu’en fonction de l’amour (v. 17). Pourtant, la relation entre les
deux personnages n’est pas simple : Galatée agit en véritable amant qui poursuit de
son assiduité l’être aimé qu’est pour elle Polyphème 108 ; mais celui-ci feint de ne
pas remarquer son manège amoureux et ne joue le rôle de l’aimé dédaigneux que
pour mieux peut-être attirer à lui Galatée et reprendre son rôle d’amant actif. Mais,
simultanément, Polyphème souffre d’un excès de narcissisme qui l’empêche d’aimer
véritablement un autre que lui-même 109. On peut supposer que Polyphème a des
chances d’arriver à ses fins, mais la conclusion de son stratagème reste en position
externe par rapport à l’idylle. Dans les récits mythologiques insérés, la situation
reste celle d’une crise cristallisée autour de la nature des deux personnages et de leur
caractère.
C’est dans l’anticipation de la conclusion heureuse de leurs tribulations amoureuses
que l’on peut passer des chants insérés au récit-cadre qui nous offre précisément la
« réconciliation » des deux pâtres, après une situation de tension (v. 5 : ἔρισδεν)
106. Voir Cairns 1972, p. 194-195 ; Gutzwiller 1991, p. 124 et Bowie 1996, p. 95-99.
107. Cette présence de l’aulos dans le chant de Damoitas est importante pour le maintien de l’équi
libre et des correspondances : il y a là une raison supplémentaire de conserver le vers 41, en
dépit de son caractère problématique (voir commentaire ad loc., p. 178-181).
108. Cf. Cairns 1972, p. 195.
109. Cf. Zimmerman 1994, p. 70-71.
46 cyclopodie
thématisée ici sur le mode de la rivalité poétique. Le concours des deux boucoliastes
se termine par l’échange d’un baiser (v. 42) qui a fait couler beaucoup d’encre 110,
et par l’échange d’instruments de musique qui n’a peut-être pas été suffisamment
commenté (v. 43-44). Daphnis et Damoitas accompliraient ainsi sur le plan poétique
et homosexuel ce que Polyphème et Galatée ne sont pas arrivés à construire au plan
mythologique et hétérosexuel. L’idylle bucolique vient donc parachever ce que la tra
dition mythologique a laissé en suspens, tout en apportant sa propre perception des
choses et en déplaçant les motifs traditionnels dans de nouveaux contextes.
la section C’ correspondante, c’est au contraire Galatée qui risque d’être mise à mal
par l’animal. Les deux sections se distinguent par l’écho des deux expressions εἰς
ἅλα δερκομένα et ἐξ ἁλὸς ἐρχομένας 113. Les deux impératifs, les seuls du chant
de Daphnis, attirent l’attention du Cyclope sur ce qui est en train de se passer ou
sur ce qui pourrait arriver. La section centrale D, qui conserve la même focalisation
sur la chienne, a ceci de particulier qu’elle évoque le principe de réfléchissement, de
miroitement, qui, de manière métapoétique, renvoie à la construction en miroir elle-
même : c’est donc bien, à tous les sens du terme, le point focal de cette construction.
On notera que, parallèlement à cette démarcation de structure, cette section en thé
matise une autre, celle de la ligne du rivage qui oppose l’univers marin de Galatée et
celui, terrestre, de Polyphème.
Selon le principe même du concours poétique, l’organisation du chant de Damoitas
doit normalement correspondre à celle du chant de Daphnis auquel il répond. C’est
en effet ce que l’on peut observer :
α Εἶδον, ναὶ τὸν Πᾶνα, τὸ ποίμνιον ἁνίκ᾽ ἔβαλλε,
β κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽, οὐ τὸν ἐμὸν τὸν ἕνα γλυκύν, ᾧ ποθόρημαι
ἐς τέλος (αὐτὰρ ὁ μάντις ὁ Τήλεμος ἔχθρ᾽ ἀγορεύων
ἐχθρα φέροι ποτὶ οἶκον, ὅπως τεκέεσσι φυλάσσοι)·
ἀλλὰ καὶ αὐτὸς ἐγὼ κνίζων πάλιν οὐ ποθόρημι,
γ ἀλλ᾽ἄλλαν τινὰ φαμὶ γυναῖκ᾽ ἔχεν· ἃ δ᾽ ἀίοισα
ζαλοῖ μ᾽, ὦ Παιάν, καὶ τάκεται, ἐκ δὲ θαλάσσας
οἰστρεῖ παπταίνοισα ποτ᾽ ἄντρα τε καὶ ποτὶ ποίμνας.
δ Σίξα δ᾽ὑλακτεῖν νιν καὶ τᾷ κυνί· καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων,
αὐτᾶς ἐκνυζεῖτο ποτ᾽ ἰσχία ῥύγχος ἔχοισα.
γ᾽ Ταῦτα δ᾽ ἴσως ἐσορεῦσα ποεῦντά με πολλάκι πεμψεῖ
ἄγγελον. Αὐτὰρ ἐγὼ κλᾳξῶ θύρας, ἔστε κ᾽ ὀμόσσῃ
αὐτά μοι στορεσεῖν καλὰ δέμνια τᾶσδ᾽ ἐπὶ νάσω·
καὶ γάρ θην οὐδ᾽ εἶδος ἔχω κακὸν ὥς με λέγοντι.
β᾽ Ἦ γὰρ πρᾶν ἐς πόντον ἐσέβλεπον, ἦς δὲ γαλάνα,
καὶ καλὰ μὲν τὰ γένεια, καλὰ δέ μοι ἁ μία κώρα,
ὡς παρ᾽ ἐμὶν κέκριται, κατεφαίνετο, τῶν δέ τ᾽ ὀδόντων
λευκοτέραν αὐγὰν Παρίας ὑπέφαινε λίθοιο.
Ὡς μὴ βασκανθῶ δέ, τρὶς εἰς ἐμὸν ἔπτυσα κόλπον·
α᾽ ταῦτα γὰρ ἁ γραία με Κοτυτταρὶς ἐξεδίδαξε
ἃ πρᾶν ἀμάντεσσι παρ᾽ Ἱπποκίωνι ποταύλει.
La structure métrique
12 dsddd T 5
13 dsdsd T 10
14 ddddd 5 1
15 ddddd 5B 1
16 dsddd 5B 5
17 sdddd 3T 2
18 dssdd 5B 8
19 ddddd TB 1
20 dsddd 5B 5
21 ssddd TB 3
22 ddddd 57B 1
23 ddddd TB 1
24 ddddd 3T 1
25 ddsdd 57B 6
26 sdddd TB 2
27 sssdd 5B 4
28 ssddd T 3
29 dssdd 5B 8
30 ssddd TB 3
31 ddddd 3TB 1
32 ddddd 5B 1
33 sdddd 35B 2
34 ssddd 3TB 3
35 ssddd 3TB 3
36 ddddd 3TB 1
37 ddddd 35B 1
38 dsddd 57 5
39 ssddd T 3
40 dsddd 5B 5
41 ssddd T 3
42 ssdsd 3T 11
43 ssddd 357 3
44 sssdd 5B 4
45 sdsdd 5B 12
46 ssdsd 3T 11
numérotation traditionnelle sont les plus présentes dans les témoins conservés. Elle
se trouve également, de manière très fragmentaire (pour les vers 28 sq. et 34-40),
dans le papyrus Oxy. 2064 qui date du iie siècle. Cette position particulière n’est pas
due à la séquence continue de ces quatre idylles qui, dans les différentes familles, ne
sont pas toujours dans cet ordre. On peut penser que ces quatre pièces se distinguent
notamment parce qu’elles proposent toutes, de manière exemplaire, des modalités
du dire poétique caractéristiques de la poésie bucolique et qu’à ce titre elles méritent
d’être présentes dans tout corpus bucolique.
Comme cela a été déjà signalé plus haut 117, il y a trois familles de manuscrits,
distinguées d’abord par C. Wendel en 1914 pour sa publication des scholies 118, puis
par C. Gallavotti (1955) pour le texte des idylles lui-même : la famille vaticane,
dont nos éditions modernes reproduisent l’ordre de présentation des idylles, la
famille laurentienne et la « famille » ambrosienne qui se réduit au manuscrit K
(Ambrosianus 886 [C 222 inf.]), daté du xiiie siècle, qui n’a pas de parents immédiats
dans la tradition manuscrite et, de ce fait même, a une grande valeur pour l’établis
sement du texte. Pour la famille laurentienne, on peut retenir les trois manuscrits P
(Laurentianus xxxii. 37), daté des xiiie-xive siècles, Q (Parisinus Graecus 2884),
daté de 1299, et W (Laurentianus Conv. Soppr. 15), daté du xive siècle. Quant à
la famille vaticane, elle est représentée par les manuscrits A (Ambrosianus 390
[G 32 Sup.]) et G (Laurentianus xxxii. 52), qui sont tous deux de la fin du
xiiie siècle, ainsi que L (Parisinus Graecus 2831), daté des xiiie-xive siècles, et U
(Vaticanus Graecus 1825), daté du xive siècle, qui donne uniquement les 38 premiers
vers de l’idylle VI. Il convient d’ajouter à ces trois familles principales au moins le
manuscrit O (Vaticanus Graecus 40) qui, en remontant à la fin du xiie siècle, se trouve
être le plus ancien des manuscrits de Théocrite : il ne comporte que quelques idylles
dans un texte souvent fautif ; il relève de la recension de Moschopoulos.
Il faut revenir enfin sur le manuscrit perdu Patavinus, qui reste représenté par les
éditions du xive siècle de P. Giunta (Florence, 1516) et Z. Callierges (Rome, 1516).
L’existence de ce document 119 n’a plus besoin d’être prouvée 120, mais il est difficile
d’en apprécier la valeur. Ahrens considérait qu’il était apparenté à K, avec un con
tenu plus développé, et que Mousouros y avait copié les idylles du groupe Π et lui
avait emprunté des variantes qu’il avait introduites dans sa copie de l’Aldine, dont
seraient issues les nouvelles leçons que donnent les éditions de Giunta et Callierges.
Mais Gallavotti pense que Mousouros n’avait à sa disposition que K et D (Parisinus
Graecus 2726) et que les leçons qui ne se trouvent ni dans K ni dans D sont des
émendations de Mousouros lui-même. Cependant, il ne semble pas que le manuscrit
Conspectus siglorum
Ω plurimi codices
Σ scholia
v. l. varia lectio
codd. codices
cett. ceteri codices
56 cyclopodie
ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ ΒΟΥΚΟΛΙΑΣΤΑΙ
ΔΑΜΟΙΤΑΣ ΚΑΙ ΔΑΦΝΙΣ
Apparat critique
Théocrite
Les Boucoliastes ou Damoitas et Daphnis
DAPHNIS
DAMOITAS
J’ai bien vu, par Pan, quand elle accablait mon troupeau et elle ne m’a
pas échappé, non, par mon œil, mon doux œil unique. Avec lui, je vois à
la perfection et puisse le devin Tèlémos, prophète de malheur, porter chez
lui le malheur qu’il prédit et le réserver à ses enfants ! Mais, moi aussi, à
mon tour, pour la piquer, je ne la regarde pas et je prétends que j’ai une
autre femme ; et elle, elle l’entend, elle est jalouse de moi, ô Paian, et se
consume ; puis hors de la mer, elle sort furieuse et jette des coups d’œil
vers mon antre et mes troupeaux. J’ai aussi excité en sifflant ma chienne
à aboyer contre elle. Et en effet, quand j’étais amoureux, elle poussait
de légers jappements en avançant son museau vers ses hanches. En me
voyant agir souvent ainsi, elle m’enverra peut-être un messager ; mais moi,
je fermerai ma porte jusqu’à ce qu’elle jure de me dresser elle-même un
beau lit sur cette île. Après tout, je n’ai pas une aussi laide figure qu’on le
raconte. Tiens, dernièrement, je regardais dans la mer – le temps était au
texte et traduction 59
calme – et ma barbe m’a paru belle et belle aussi mon unique pupille, à mon
jugement ; quant à mes dents, [l’eau] en donnait un reflet plus blanc que le
marbre de Paros. Pour ne pas être ensorcelé, par trois fois je crachais dans
mon sein, comme me l’a enseigné la vieille Cotyttaris qui dernièrement
jouait de la flûte aux moissonneurs chez Hippokion.
Ayant parlé ainsi, Damoitas embrassa Daphnis. L’un donna à son camarade une
syrinx et reçut de lui une belle flûte. Damoitas se mit à jouer de la flûte et le bouvier
Daphnis de la syrinx ; et les génisses aussitôt se mirent à danser sur l’herbe tendre.
Aucun des deux ne fut donc vainqueur et ils s’en furent sans être vaincus.
Commentaire
Dans son apparat critique, Legrand affirme : « De titulo non ambigitur ». C’est sans
doute aller un peu vite, ne serait-ce qu’au regard des choix effectués par les éditeurs
modernes qui tantôt ne retiennent que la mention générique (comme Legrand lui-
même), tantôt ne gardent que les deux noms propres, tantôt suivent les manuscrits en
conservant l’ensemble de la formulation. On sait la grande incertitude qui pèse d’une
manière générale sur l’authenticité des titres des Idylles. L’accord se fait d’ordinaire
pour les considérer comme apocryphes, ce qui explique leur instabilité dans les
manuscrits médiévaux. Ici le choix est limité à une formulation générique qui donne
les personnages en lice comme des figures du monde bucolique ; cette qualification,
reprise d’ailleurs pour l’Idylle IX du corpus théocritéen, inscrit donc les personnages
dans un certain type de discours littéraire. C’est en apparence beaucoup moins vrai
pour la partie du titre qui donne le nom propre des deux protagonistes : Damoitas et
Daphnis. Cela vaut surtout si l’on considère l’ordre de présentation, qui correspond
à la fois à l’ordre alphabétique et à l’ordre d’entrée dans le texte (voir ci-après les
remarques au vers 1) : le nom de Damoitas est relativement neutre, ce qui n’est pas
le cas pour celui de Daphnis ; le titre de l’Idylle IX, qui donne aussi comme variante
les noms des protagonistes, nomme en premier Daphnis, génériquement plus connoté
que son comparse Ménalcas. La présence de Daphnis est en effet liée de manière très
spécifique au monde bucolique 121 : elle est donc équivalente de ce point de vue au
terme « boucoliaste », en connotant assez clairement ce que le terme générique, lui,
dénote simplement.
Quelle que soit la formulation retenue, le titre se contente ici de désigner les per
sonnages du récit-cadre sans faire la moindre référence au contenu mythologique de
l’idylle, contrairement à ce qui se passe pour l’Idylle XI du Cyclope. Cette igno
rance volontaire est déjà une orientation de lecture : ces pâtres, dont l’importance
en nombre de vers semble secondaire par rapport à la place occupée par le couple
formé par Polyphème et Galatée, ont peut-être un rôle plus grand qu’on ne pourrait
le penser ; ils ne sont peut-être pas seulement l’occasion de la reprise d’un thème
mythologique, mais leur présence influe de manière prioritaire sur le sens du poème.
Ce vers inaugural donne aussitôt la tonalité bucolique de la pièce par une métrique
adaptée. La coupe penthémimère trochaïque théoriquement possible doit être rejetée,
car elle séparerait d’une manière malhabile le nom Δάφνις et son apposition. Il faut
lui préférer une organisation tripartie du vers avec une coupe trihémimère et une
pause dite (à juste titre) bucolique. Ainsi les deux personnages occupent chacun un
des deux premiers côla, tandis que le troisième invite à leur réunion.
Ce vers initial a été imité (et délogé de sa position liminaire) par Virgile dans
la VIIe Bucolique (v. 2) :
compulerantque greges Corydon et Thyrsis in unum 122…
Δαμοίτας χὠ Δάφνις. L’entrée dans l’idylle se fait par ces deux noms propres
– qui servent traditionnellement de sous-titre à la pièce. Cette paire initiale est impor
tante dans le dispositif analogique de la composition 123. Le lecteur est aussitôt amené
à supposer qu’il s’agit des acteurs principaux du poème. La série des occurrences
de ces noms propres, savamment organisée, vient d’ailleurs confirmer que le poème
se construit bien autour de ces noms propres initiaux. On observe en effet la série
suivante : Δαμοίτας χὠ Δάφνις (v. 1), Δάφνις (v. 5), Δαμοίτας (v. 20), puis τὸν
Δάφνιν ὁ Δαμοίτας (v. 42), Δαμοίτας ... Δάφνις (v. 44). On voit que la succession
construit successivement deux groupes chiasmatiques identiques (ABBA - ABBA)
qui renforcent le rapprochement et l’harmonie des deux personnages ; mais le trai
tement de l’éloignement ou de la proximité des noms varie, ceux-ci étant tantôt l’un
à côté de l’autre, d’abord dans l’ordre AB (v. 1) puis BA (v. 42), tantôt éloignés
fortement (v. 5 et 20) ou modérément (v. 44), là encore selon les deux successions
possibles BA puis AB. Leur rapprochement à l’incipit peut à bon droit laisser attendre
une joute poétique, selon l’habitude de la poésie bucolique. Ce rapprochement est
renforcé par l’effet de paronomase produit par la première syllabe Δα-, commune
aux anthroponymes, qui compte dans les deux cas pour une syllabe longue. Notons
cependant que, si l’alpha est long par nature dans Δαμοίτας, il ne compte pour une
longue que par position pour Δάφνις, ainsi que l’indique l’accentuation : la ressem
blance n’est pas parfaite entre les deux syllabes initiales et c’est déjà toute l’ambiguïté
de la relation entre Daphnis et Damoitas qui est ainsi suggérée ; les deux pâtres sont
équivalents, de même force et de même talent, sans être toutefois semblables. À
l’intérieur du corpus théocritéen, les deux noms ont d’ailleurs un statut très différent :
si Δαμοίτας n’apparaît que dans cette seule Idylle VI, Δάφνις en revanche se trouve
aussi dans les idylles I, V, VII, VIII, IX, XXVII et dans les épigrammes II, III, IV
et V (voir la remarque suivante sur Δάφνις ὁ βουκόλος). Par rapport au reste de
122. Sur ces imitations virgiliennes, on se reportera à Garson 1971, passim et p. 198 pour le présent
passage.
123. Cf. Gutzwiller 1991, p. 125-126 et 131-132.
commentaire 63
la tradition littéraire, le statut des deux noms est aussi différent : Daphnis est assez
régulièrement associé à l’amour depuis Stésichore au moins (fr. 279 PMG), alors
que le nom de Damoitas nous paraît plus opaque ; il serait cependant assez fortement
rattaché à l’univers thessalien et il est possible, comme le suggère E. Bowie, qu’il
puisse renvoyer à la poésie de Simonide 124.
Pour le choix de χὠ (donné par K et d’autres manuscrits) de préférence à καί, à la
suite notamment d’Ahrens, Edmonds et Hunter (mais contre Gow), plusieurs raisons
peuvent être avancées. Paléographiques d’abord : il est fort probable que le titre
donné à l’idylle dans les manuscrits a pu influencer par sa formulation Δαμοίτας
καὶ Δάφνις l’ouverture même du poème à valeur également titulaire. Même si le
titre est issu de l’ouverture de l’idylle, on s’attend assez naturellement à une sim
plification et à une homogénéisation de l’expression qui n’a plus lieu de donner un
article défini à l’un des personnages sans le donner à l’autre, comme ce peut être
le cas dans la phrase complète initiale. On préférera donc la formulation Δαμοίτας
χὠ Δάφνις comme lectio difficilior en raison de l’influence exercée par le titre
secondaire. Raisons stylistiques et syntaxiques ensuite : il arrive fréquemment – et
c’est presque systématique chez Théocrite – que, dans une série de noms propres, le
dernier qui reçoit le plus souvent un qualificatif soit précédé de l’article. On en trouve
des exemples en VII, 131‑132 ; XXVI, 1 ; XXII, 34 et 140 125. Théocrite suit peut-
être en cela une tournure archaïque d’Homère (Il., X, 363, 536, etc.) 126. En dehors
des séries de noms propres, la formulation serait aussi confirmée par les expressions
ὁ μάντις ὁ Τήλεμος (dans cette même idylle, au vers 23) et ὁ βουκόλος ὧδ᾽ ὁ
Λυκώπας (V, 62 selon la leçon donnée par K). Il est vrai toutefois que l’on retrouve
à la fin de l’idylle l’expression Δάφνις ὁ βούτας sans article devant l’anthroponyme
(v. 44) : la variation βουκόλος / βούτας laisse penser que le poète cherche avant tout
à ne pas reproduire la formulation initiale. Raisons euphoniques enfin : la couleur
vocalique du premier vers appelle χὠ plutôt que καί : la crase entre en effet en écho
avec χῶρον en fin d’hexamètre ; une alternance χω - κο - χω se met ainsi en place aux
pieds pairs, qui structure tout le vers dans ses sonorités.
(ὁ) Δάφνις ὁ βουκόλος. L’apposition avec son article défini impose d’emblée
ce personnage comme la figure mythique de Daphnis, ce bouvier légendaire qui est
à l’origine de la poésie pastorale et dont Thyrsis chante les malheurs dans l’Idylle I,
texte avec lequel l’Idylle VI entretient de nombreuses relations 129 : mais même si
l’apposition cherche à renvoyer le lecteur à la figure de Daphnis de l’Idylle I, cela ne
signifie pas nécessairement que Daphnis soit le même dans les deux poèmes, car le
poète aime à jouer de l’ironie et de l’écart 130. Cette position particulière instaure un
décalage entre les deux pâtres nommés dans le vers 1 : le premier n’est qu’un simple
bouvier inventé pour l’occasion alors que le second appartient au mythe, à la tradition
pastorale. Cette différence de statut correspond d’ailleurs à leur différence de position
dans le discours : Damoitas s’efface complètement et laisse Polyphème prendre la
parole alors que Daphnis joue de l’ambiguïté du discours à la première personne qui
pourrait être pris comme un discours qu’il adresse lui-même au Cyclope (n’est-il pas
d’ailleurs comme le Cyclope un personnage mythologique ?).
En outre, la dénomination (ὁ) Δάφνις ὁ βουκόλος entre en écho avec celle du
devin Tèlémos au vers 23, ὁ μάντις ὁ Τήλεμος, d’une assez curieuse façon. Nous
avons déjà signalé ci-dessus le rapprochement des deux expressions à propos de
l’emploi de l’article avec le nom propre, mais il y a plus. Il faut en effet remarquer
que la séquence vocalique est proche dans les deux cas : [o], α, ι, o, x, x, o, et que les
deux expressions sont homotaxiques dans le vers. Ces correspondances établissent un
réseau sonore vertical au sein de l’idylle 131, qui renforce les liens entre le récit-cadre
et les chants insérés de manière assez inattendue. Cette relation est nouée encore plus
solidement par le chiasme entre l’anthroponyme et l’apposition qui spécifie la pro
fession des personnages. En effet, si Δάφνις a les sonorités de μάντις, il doit être
croisé avec le nom du devin Τήλεμος. Cette association entre le bouvier-poète et le
devin, tous deux des êtres inspirés et porteurs d’une parole divine, n’est sans doute
pas anodine. Dans le cadre de l’Idylle VI, Daphnis et Tèlémos sont les seuls à parler
à Polyphème et à être entendus par lui : le devin dans un ancien oracle, le bouvier
(indirectement) dans le chant qu’il lui adresse à la première personne.
εἰς ἕνα χῶρον. Cette clausule, isolée par une pause bucolique légèrement
appuyée (cf. ci-dessus p. 62), se retrouve dans la Batrachomyomachie, v. 198 (et
au vers 133 avec une légère modification), ainsi que chez Quintus de Smyrne, Suite
d’Homère, III, 19. On trouve chez Homère, à une autre place dans le vers, l’expression
ἐς χῶρον ἕνα (Il., IV, 446). On se reportera aussi à Théocrite, Idylle XXV, 8 (οὐδ᾽
ἕνα χῶρον/). Il n’y a qu’un seul exemple de cette place pour l’accusatif χῶρον chez
Homère : Od., XI, 94.
Si Damoitas et Daphnis se distinguent par leurs appartenances géographiques,
ils se rejoignent au moins dans le cadre bucolique. Cette réunion des deux pâtres
s’oppose aux conditions de la rencontre de Lacon et Comatas 132.
Le lieu qui sert de cadre à la déclamation bucolique reste anonyme, sans description,
il n’est pas objet de négociation entre les deux pâtres contrairement à ce que l’on voit
dans d’autres idylles 133. C’est donc un espace qui demeure indéfini, susceptible de
s’ouvrir à tous les possibles : tout en feignant de donner un cadre initial à la décla
mation poétique, Théocrite laisse ce décor dans la plus grande indétermination. Cet
endroit ne vaut pas pour ce qu’il est, mais seulement parce qu’il permet de saisir
d’emblée de manière plus sensible la proximité, l’union des deux pâtres. Ce « lieu
unique » de leur réunion n’est pas seulement l’espace qui accueille leurs troupeaux
dans la fiction bucolique, mais c’est aussi l’espace textuel de l’idylle. Il a pour unique
caractéristique d’être commun dans la rencontre des deux pâtres, d’être la première
expression de leur harmonie : il est donc avant tout à l’origine même du chant 134.
Cet hexamètre est, dans sa première partie, dominé par la sonorité des [a], soit
longs soit brefs, le plus souvent associés par paire. C’est sans doute le nom Ἄρατος
qui impose cette couleur au vers. On voit que la pause bucolique, bien marquée avec
le contre-rejet, correspond à un changement de tonalité vocalique, puisque le [a]
n’apparaît plus qu’une fois dans une diphtongue.
qu’ils viennent de réunir 135 : cette unité préétablie du troupeau est cependant peut-
être moins intéressante pour l’économie de l’idylle. Gow 136 remarque également que
si dans les Idylles V, VII et VIII les troupeaux réunis appartiennent à des espèces
différentes, ici au contraire ce sont deux troupeaux de bovins : telle est en effet la con
clusion qu’il faut tirer de l’absence d’indication à propos de Damoitas ; au vers 45, il
n’est question que de πόρτιες.
Ἄρατε. Voir Wilamowitz 140, Gow 141 et Hunter 142. Aratos 143 est le destinataire de
l’idylle : la présence de ce dédicataire rappelle la situation discursive à l’ouverture
des Idylles XI et XIII adressées à un ami médecin Nicias ; mais alors que, dans ces
deux autres idylles, le poète dit explicitement pourquoi il fait cette dédicace, il reste
ici totalement muet sur le sens de son geste ; on ne sait pas en quoi le poème doit
répondre à un comportement du dédicataire du monde réel, ni même s’il le doit 144.
L’identification de ce dédicataire pose en outre quelques problèmes : on pourrait voir
en lui le même jeune homme que l’Aratos des Thalysies (VII, 98, 102 et 122), ami
du narrateur Simichidas. Toutefois Aratos n’apparaît pas ici dans un chant inséré
comme dans les Thalysies, mais dans le cadre du poème ; on sort donc de la fiction
poétique, et c’est plus légitimement le poète Théocrite (ou du moins un narrateur
hétérodiégétique que l’on est tenté d’assimiler au poète lui-même) qui s’adresse
présentement à Aratos. Par conséquent, l’assimilation (faite par les scholies avec
prudence) de cet Aratos à l’auteur des Phénomènes n’est pas totalement aberrante,
même si elle a été récusée par Wilamowitz 145, sans doute à juste titre.
En outre, cette adresse prend une forme particulière dans le corpus théocritéen.
Ailleurs, soit l’adresse est réduite à un simple vocatif et le poème est bien écrit à l’in
tention du destinataire (un bel adolescent) qui est en même temps l’objet du poème
(ὦ φίλε κοῦρε, XII, 1 ; ὦ φίλε παῖ, XXIX, 1), soit le destinataire y est presque
réduit à cette fonction et ne constitue pas directement l’objet du discours poétique ; le
vocatif de l’apostrophe n’y est plus isolé, mais se trouve inscrit dans une introduction
qui explique et justifie l’adresse en question (Idylles XI, XIII et XXI). L’Idylle VI
emprunte à l’une et l’autre de ces deux formes : le vocatif est isolé et aucune jus
tification n’est donnée à cette adresse, si bien qu’aucune leçon morale ne semble
devoir être tirée de ce qui suit 146.
D’ailleurs, la nudité même de l’apostrophe rend celle-ci opaque. Qui parle ? Qui
s’adresse à cet Aratos ? Le texte de l’idylle ne comporte aucune marque qui permette
d’identifier ce locuteur. C’est le rapprochement avec les Thalysies qui fait conclure
qu’il s’agit du poète lui-même, mais cette conclusion repose sur de nombreuses
données incertaines ou invérifiables. Le rapprochement avec les Thalysies invite
même à proposer une autre possibilité : ne peut-on pas comprendre plus directement
que le narrateur anonyme de l’idylle s’adresse ici à un Aratos pris comme témoin
de ce débat poétique entre Daphnis et Damoitas ? Cet Aratos n’a en effet qu’une
consistance littéraire du même ordre que celle des deux boucoliastes. La mention
d’Aratos servirait à combler l’absence d’arbitre dans le débat poétique : la prosodie
met bien en rapport, à la coupe penthémimère trochaïque, le nom Ἄρατος et les deux
occurrences de Δάφνις qui l’encadrent ; et, de même que les deux pâtres réunissent
leurs troupeaux en un seul lieu, de même le poète réunit dans un même espace,
celui de l’idylle, trois personnages qu’il nous invite ainsi à mettre en relation. Il est
aussi possible qu’au vers 5 le poète tente une anagrammatisation du nom Ἄρατος à
travers la répétition de πρᾶτος et le verbe ἄρξατο. Ce jeu anagrammatique mettrait
alors Aratos au cœur de l’agôn entre Damoitas et Daphnis. On se reportera aussi
à K.J. Gutzwiller 147, qui a souligné l’importance de ce vocatif dans la construction
de cette idylle dont le sujet véritable serait, dans la perspective de lecture qui est
la sienne, l’analogie elle-même : ce vocatif signalerait essentiellement une relation
entre Aratos et le locuteur de l’apostrophe (qu’elle assimile au poète Théocrite),
relation qui aurait pour rôle de prolonger la relation analogique entre les personnages
du récit-cadre et ceux des chants insérés.
En effet, le vocatif Ἄρατε doit être mis en parallèle avec Πολύφαμε (v. 6).
Les liens entre les deux anthroponymes sont multiples : ce sont les seuls vocatifs
de l’idylle ; la position métrique avant la coupe trochaïque est occupée par ces deux
son complément d’objet τὰν ἀγέλαν, formant avec lui la figura etymologica 151 qui
impose une assonance en -αγ- et un inventaire syllabique γε-γα-γο ; ces jeux pho
niques pourraient bien être l’amorce (inversée) du nom Galatée, et cette inversion
pourrait ici suggérer une modalité du rapport analogique entre le récit-cadre et les
chants insérés. L’importance de ce verbe s’explique par le fait qu’il porte en lui les
marques de l’ambivalence de la relation entre Damoitas et Daphnis : la désinence
du pluriel dit la dualité du couple pastoral, tandis que le préverbe συν- insiste sur la
(ré)union qui n’est pas seulement celle des troupeaux, mais aussi celle des pâtres eux-
mêmes. Cette réunion est, semble-t‑il, constitutive des deux pâtres au point que l’on
peut considérer, avec Voelke 152, que nous nous trouvons ici face à un déplacement
métonymique qui résulte, en cette introduction diégétique, de la substitution du narra
tif au descriptif : c’est moins l’action ponctuelle des deux bouviers qui compte que
leur nature intrinsèque qui les porte à l’union et à l’harmonie.
ἦς δ᾽ ὃ μὲν αὐτῶν. La pause bucolique s’affirme à mesure que l’on entre dans le
poème et que le cadre pastoral se précise. La clausule ainsi découpée est d’autant plus
remarquable qu’elle est peu porteuse de sens en apparence, formée du verbe « être »
et de pronoms de rappel. Mais la platitude de l’expression est trompeuse ; cette fausse
cheville prosodique est en fait problématique : qui désigne le pronom ὃ μέν ? La
position emphatique accentue bien l’ambiguïté de l’expression qui continue à jouer
de l’équivalence entre les deux personnages, tout en soulignant leur opposition par le
balancement ὃ μὲν … ὃ δέ. Ce balancement se retrouve à la fin de l’idylle (v. 43),
à propos des mêmes personnages : dans cette seconde occurrence (voir ci-après
ad loc. p. 184-185), la distribution des pronoms est claire du fait de l’échange des
cadeaux. Mais que faut-il penser ici ? La répartition obéit-elle à la même logique,
selon laquelle ὃ μέν renvoie au dernier personnage cité, tandis que ὃ δέ correspond
au premier personnage cité ? C’est possible, mais cette permanence ne lève pas toute
ambiguïté 153, car dans ce cas la première occurrence de ὃ μέν renvoie à Daphnis,
et la seconde (v. 43) à Damoitas. Hunter 154 a bien mis en évidence cette difficulté,
rappelant à partir de Denniston 155 que ὃ μέν peut désigner dans une opposition
aussi bien le premier élément cité (c’est le cas chez Théocrite en V, 94 et XI, 58)
que le second. Il est donc impossible à la fin de ce vers de décider si ὃ μέν désigne
Daphnis ou Damoitas. Si ὃ μέν représente Daphnis – comme semble le confirmer
à notre avis la suite du texte 156 –, un nouveau chiasme se met en place par rapport
aux noms du premier vers, qui se superpose aux chiasmes déjà signalés : cette figure
151. Voir de même l’Idylle III, 43 et Hunter (éd.) 1999, p. 124, ad loc.
152. Voelke 1992, p. 8.
153. Cf. Bowie 1996, p. 93.
154. Hunter (éd.) 1999, p. 249.
155. Denniston 1954, p. 370-371.
156. Voir aussi Cairns 1972, p. 195 ; Bowie 1996, p. 93.
70 cyclopodie
est l’expression parfaite de l’entente entre les deux pâtres. Le génitif pluriel αὐτῶν
dit aussi, d’une certaine manière, l’égalité des deux personnages en les unissant au
moment même où le balancement ὃ μὲν … ὃ δέ les oppose. La même ambiguïté se
retrouve à propos des pronoms féminins dans le chant de Daphnis (cf. v. 10 et 15).
Il convient de signaler, en dépit de notre désaccord, que certains lecteurs considèrent
que ὃ μέν renvoie en fait à Damoitas, ce qui renverse complètement la lecture du
texte et permet surtout d’évacuer la dimension érotique du plan pastoral 157.
πυρρός. Cet adjectif, qui reparaît aussi chez Théocrite en XXV, 244 et XV, 53
mais seulement en XV, 130 à propos de la barbe naissante, désigne une couleur
jaune-rougeâtre, rousse, proche sans doute de celle indiquée par l’adjectif ξανθός
(mais peut-être en plus soutenue ou plus foncée), et qualifie le plus souvent une
pilosité (poils ou cheveux). Théocrite emploie ici la forme attique πυρρός, attestée
par exemple chez Platon (Timée, 68c), et non la forme dorienne πυρσός que l’on
trouve notamment chez les Tragiques (Eschyle, Perses, 316 ; Euripide, Phéniciennes,
32, etc.) ; d’autres parallèles, hors du corpus théocritéen, sont cités par Gow 158. Le
rapprochement étymologique avec le groupe πῦρ est évident 159, même s’il pose des
problèmes de dérivations (cf. en XIII, 50, où l’adjectif qualifie un astre flamboyant).
Mais au-delà de l’étymologie, il est très vraisemblable que cet adjectif, qui sert tout
d’abord à indiquer le jeune âge de l’un des deux pâtres, sans doute Daphnis (le scho
liaste glose l’adjectif par ὁ ἀρτίχνους, « celui qui est couvert de son premier duvet »),
a aussi une connotation érotique 160 que suggère le rapprochement implicite avec le
nom masculin πυρσός qui désigne le « flambeau » et souvent, par métaphore, les
« feux de l’amour » (cf. [Théocrite], XXIII, 7). Un tel glissement de sens pour l’ad
jectif πυρσός s’observe également chez Moschos, Europé, 70 161. On rappellera que,
dans l’Idylle XI, le Cyclope vante le feu (πῦρ) qui couve dans son antre, signe du
bouillonnement de son propre désir (v. 51). Ainsi, la couleur fauve qui apparaît sur les
joues du jeune pâtre est le signe d’un amour naissant dont le baiser final est sans doute
la première expression concrète ; l’adjectif πυρρός, qualifiant une barbe naissante,
indique un âge plus tendre que l’adjectif suivant. Nous ne pouvons ici partager
l’analyse de Bernsdorff 162 qui considère les deux adjectifs comme équivalents pour
souligner les ressemblances entre les deux pâtres. Au contraire, celui qui est πυρρός
a une maturité pubertaire moins avancée que celui qui est ἠμιγένειος ; il est donc en
position potentielle d’éromènos dans la relation homosexuelle probable qui unit les
jeunes pâtres 163. Cette relation n’est certes pas développée et se trouve limitée par le
fait que le texte insiste beaucoup sur l’harmonie et la réciprocité entre les deux pâtres,
ce qui est en principe exclu d’une telle relation. Néanmoins, à défaut d’être mise
en œuvre, cette relation homosexuelle semble bien être suggérée et doit être lue par
rapport à la relation hétérosexuelle conflictuelle entre Polyphème et Galatée. Dans
le contexte d’une harmonie renforcée entre les personnages de même sexe, la diffé
rence d’âge semble donc devoir être maintenue : ainsi l’adjectif πυρρός désignerait
Daphnis qui reçoit le baiser de Damoitas au vers 42, c’est l’interprétation retenue en
général par les commentateurs.
On se reportera aussi à l’imitation probable de ce passage de l’Idylle VI proposée
par l’auteur de l’Idylle VIII au vers 3 (mais où la couleur fauve concerne les cheveux,
non la barbe).
ἡμιγένειος. Ce composé est un hapax de Théocrite 164 et c’est le texte fourni par
les manuscrits. Cependant, le scholiaste, selon Ahrens 165, lirait ici plutôt ἡνιγένειος,
« barbu depuis un an », autre composé (formé à partir de l’adjectif) qui n’est pas
mieux attesté ; c’est la leçon encore retenue par Fritzsche 166. Mais celle-ci ne s’impose
nullement. Le scholiaste glose en fait cet hapax par ὁ ἤδη πωγωνίτης (« le garçon
déjà barbu ») : l’expression indique seulement que la barbe est plus développée chez
ce second pâtre par rapport au premier duvet du précédent ; la première partie du
composé (ἡμι-) signifie que la barbe n’a pas encore atteint sa maturité et maintient
donc ce second pâtre dans une certaine jeunesse. Ce personnage tient le juste milieu
entre la barbe naissante du tout jeune Daphnis et la barbe achevée de Polyphème (voir
infra p. 162, commentaire au vers 36). Ce détail physique assure ainsi une discrète
liaison entre le récit-cadre et les chants insérés.
ἐπί. Cette préposition peut être employée avec l’accusatif sans que soit présente
l’idée de mouvement 167. Elle indique ici la proximité : les deux pâtres se trouvent au
bord de la source. Gow 168 rapproche cet usage d’un emploi homérique (Od., VI, 212)
qui n’est pas absolument nécessaire.
163. Cf. Lawall 1967, p. 73 ; Dover 1978, p. 86-87, pour des exemples parallèles à l’époque
archaïque et classique ; Gutzwiller 1991, p. 126 ; Bowie 1996, p. 93.
164. Cf. Beckby (éd.) 1975, ad loc.
165. Ahrens (éd.) 1855-1859.
166. Fritzsche (éd.) 1870.
167. Chantraine 1953, p. 111.
168. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
72 cyclopodie
apporte-t-il vraiment ? Une information est certes fournie quant à la nature du lieu
en question, mais cela est presque inutile : elle n’ajoute aucune précision géogra
phique et la source ne reçoit d’autre qualification que son caractère indéfini (τινα).
La source fait en effet partie des données ordinaires du paysage bucolique : ainsi dans
les Idylles I (v. 2, 83), III (v. 4), V (v. 3, 47, 126), VII (v. 6), XIII (v. 39), etc., où elle
joue parfois un rôle central 169 ; elle est un point de rencontre attendu pour les pâtres
qui y mènent boire leurs bêtes ; on retrouvera le rôle important de la source dans les
Pastorales de Longus 170. Cette notation participe simplement de la re-construction
de l’univers bucolique et de l’installation du cadre nécessaire à la déclamation
poétique 171. La source est en effet déjà, par son murmure discret, une invitation à la
musicalité légère de la poésie. Ce murmure qui s’insinue correspond dans l’ouverture
du texte à un retour des sonorités en [a] qui forment un chiasme sonore par rapport au
vers précédent : l’alpha est ici cantonné au deuxième hémistiche.
Cette source gagne toutefois en valeur par rapport au simple stéréotype bucolique.
De fait, cette eau douce et fraîche, qui est un lieu de paix et de tranquillité (on vient
s’asseoir près d’elle), un lieu de calme et de fraîcheur pendant la chaleur accablante
de midi (v. 4), un lieu de rencontre dans le cadre bucolique, s’oppose à l’eau de la
mer des deux chants insérés, qui est d’une nature toute contraire : la mer est le plus
souvent agitée, les vagues viennent résonner et se briser sur le rivage ; cette eau
marine est, pour Polyphème et Galatée, un élément de discorde et de séparation 172.
ἄμφω. La place finale pour ce pronom au nominatif est fréquente chez Homère
(20 occurrences sur 36) : Od., VIII, 316 ; XIII, 296, etc. ; Il., I, 363 ; II, 124 ; III, 148,
etc. Ce pronom, qui désigne les deux pâtres d’un seul mouvement, par opposition au
balancement ὃ μὲν … ὃ δέ qui précède, souligne une nouvelle fois leur proximité,
leur complémentarité, leur union. Il fait écho au pronom αὐτῶν à la fin du vers 2
et prolonge l’idée exprimée dans le préverbe συν- au même vers 2. La dualité des
pâtres s’oppose à l’unicité du lieu (ἕνα, v. 1), à celle de la source, mais la magie de
cet espace enchanteur permet de résoudre cette dualité en une communion profonde
dont le poème dit en fait la constitution. Cette résolution est possible parce que les
deux pâtres ne sont pas loin de se ressembler 173. On notera que le pronom est ici
associé au vers suivant au pluriel et non au duel, alors même que le duel pour le par
ticipe ne poserait pas de problème métrique. Mais le duel est réservé par Théocrite
aux epyllia 174.
Cet hexamètre est assez fortement marqué par les dentales qui sont principalement
présentes dans les temps faibles de chaque pied. Les différentes césures (coupe pen
thémimère principale et coupes secondaires trihémimère et bucolique) ralentissent le
rythme du vers et imposent le repos bucolique à la lecture elle-même.
175. Sur la graphie littéraire de σδ pour ζ, voir Monteil (éd.) 1968, p. 36-37 ; Fritz (éd.) 1970,
p. 245-247.
176. Cf. Monteil (éd.) 1968, p. 68 ad. loc.
177. Par ex., Edmonds : « at noon of summer’s day » ; Legrand : « au milieu d’une journée d’été » ;
Chappaz-Genevay : « dans le midi de cette journée d’été ».
74 cyclopodie
poétique. Il semble que le cadre spatio-temporel ne serve qu’à donner une couleur
particulière à cette poésie.
μέσῳ ἄματι. Le milieu du jour est évoqué à plusieurs reprises, sous diverses
formulations, dans les idylles de Théocrite, qu’elles soient bucoliques (I, 15 ; VII,
21 ; X, 5, 48) ou mythologiques (XIII, 10 ; XXV, 216) : il l’est ici au milieu du vers,
entre le repos et le chant, à une place métrique qui n’est sans doute pas anodine. Cette
heure critique, qui est la plus accablante de la journée en été et qui explique le repos
des pâtres au moment où l’ensemble de la nature s’immobilise 178, peut être une heure
dangereuse, car Pan lui-même se repose et ne veut pas être dérangé, comme l’affirme
le chevrier de l’Idylle I : il ne faut pas alors jouer de la syrinx (on voit ici que le
concert des flûtes est reporté à la fin du texte, après le chant, en un moment peut-être
plus décent) ; toutefois, c’est également une heure propice à la rencontre des dieux, et
des Muses s’il faut en croire Asclépiade qui place à midi leur rencontre fameuse avec
Hésiode (Anth. Pal., IX, 64) ; c’est une heure de recueillement et d’inspiration 179.
Notre idylle s’inscrit dans ce contexte : c’est bien le moment qui incite Daphnis
et Damoitas à chanter pour régler leur querelle ; ce dernier ne craint pas d’ailleurs
d’invoquer Pan de manière indirecte dans les propos de Polyphème alors même qu’il
joue de la musique avec son compagnon ; c’est sans doute que le dieu champêtre
est justement rejeté dans le cadre mythologique et n’a pas à intervenir dans le cadre
bucolique. La rencontre avec Daphnis, ce Daphnis de la légende bucolique, peut à
sa manière relever de l’épiphanie divine. En tout état de cause, cette heure critique
voit se résoudre le différend des deux jeunes hommes en une heureuse harmonie et
τοιάδ᾽ ἄειδον. Le verbe ἀείδω est employé à deux reprises dans cette idylle en
même position finale (cf. v. 20), mais avec une variation pluriel-singulier. Cette place
liminale n’est pas rare dans la poésie hexamétrique : Od., I, 326 ; Hymne homérique à
Apollon, 517 ; Apollonios de Rhodes, II, 161 ; IV, 1160 ; Théocrite, III, 52 ; VII, 100 ;
XXIV, 64, etc. Hunter 180 a très bien remarqué que cette expression précède d’ordi
naire le chant qu’elle annonce et que ce n’est pas le cas ici (voir, de manière inverse
et à titre de confirmation, la clausule du vers 20, τάδ᾽ ἄειδεν, qui annonce immédia
tement le chant de Damoitas qui suit : cf. infra p. 121). Certes, l’écart se justifie ici
par la nécessité de préciser qui chante le premier et de passer du pluriel au singulier.
Mais il est curieux de constater que le vers qui suit annonce tardivement, comme
s’il y avait un remords du narrateur, le différend qui explique la joute poétique. Il
semble donc plus important de dire le chant que la querelle, car le chant l’emporte
sur la querelle bien vite oubliée. Une fois que les pâtres sont installés dans leur décor
bucolique, ils ne peuvent que chanter, même si l’on ne sait pas encore pourquoi ils
chantent. Et leurs chants, quoique distincts dans l’exécution qui suit, semblent relever
d’une seule et même voix 181.
La situation des deux chanteurs n’est pas sans évoquer celle du Cyclope dans
l’Idylle XI 182, qui est installé sur son rocher pour se mettre à chanter (v. 17-18 :
καθεζόμενος δ᾽ἐπὶ πέτρας / … ἄειδε τοιαῦτα) : on peut voir en effet dans
ce rapprochement un lien supplémentaire dans l’analogie qui permet de réunir les
chanteurs bucoliques du sujet même de leur chant dans le cadre du corpus pastoral de
Théocrite.
Comme le vers 2 marqué lui aussi par plusieurs dorismes, ce vers est caractérisé
par une accumulation d’alphas, longs pour la plupart, par nature ou par position : on
est dans la continuité du nom d’Aratos (voir ci-après p. 76). C’est le premier vers
du poème constitué par deux hémistiches équivalents, séparés par une seule coupe
penthémimère trochaïque : cet équilibre est renforcé par la répétition de l’ordinal
πρᾶτος, la répartition des dentales sourdes puis sonores au fil de chaque hémistiche et
la reprise de la séquence -ισ- à la fin de chaque hémistiche, qui forme une assonance
interne (Δάφνις / ἔρισδεν). Ce vers trouve sans doute un écho en VIII, 5 183.
Il faut peut-être s’interroger sur le statut de ce vers dans le récit et déterminer s’il
se rattache plutôt à l’introduction qui précède, de sorte que l’ouverture, composée de
cinq vers, soit le pendant exact de la conclusion elle aussi composée de cinq vers, ou
si ce vers ne doit pas plutôt être détaché du reste de l’introduction (ce qui expliquerait
aussi la disjonction entre τοιάδ᾽ ἄειδον et les chants insérés) et être mis en parallèle
avec le vers 20 qui annonce le second chant. Il nous semble que ce vers participe en
fait de ces deux fonctions : du point de vue du récit, il est bien le pendant du vers 20
mais, du point de vue de l’organisation matérielle du texte, il assure l’équilibre de
l’introduction avec la conclusion.
ἐπεὶ καὶ πρᾶτος ἔρισδεν. La relation causale qui explique la place de choix
obtenue par Daphnis dans son échange poétique avec Damoitas est soulignée d’une
triple manière, par la conjonction de subordination, l’adverbe καί et l’anaphore de
l’adjectif πρᾶτος. Dans un tel échange, on a tout intérêt à ouvrir la joute, car on est
libre de son sujet et de la manière de le traiter, alors que le second poème qui répond
au premier doit lui emprunter sa thématique et ses arguments. L’ordre de déclamation
correspond en outre à l’âge des deux pâtres : l’aîné laisse s’exprimer d’abord le plus
jeune. Mais cette place est aussi le reflet de l’impétuosité de la jeunesse : Daphnis est
celui qui a lancé un défi à son aîné Damoitas.
Deux des trois occurrences homériques (Od., VIII, 371 et Il., VI, 131 à côté d’Il.,
II, 555) donnent la même place finale à cet imparfait, qui doit avoir une valeur
conative 187.
L’introduction se termine donc sur le verbe ἔρισδεν. On pourrait en conclure rapi
dement à l’importance de ce défi poétique. La lecture des autres idylles du recueil
théocritéen nous enseigne en effet que ce genre de joute littéraire se trouve d’ordinaire
au fondement de tels échanges : c’est le cas des Idylles V, VII ou VIII. Toutefois la
mention de cet affrontement peut apparaître aussi comme résultant du souci de se
conformer à la « norme » bucolique, alors même qu’il est sans grande importance
(comme le prouvent les différentes marques de l’égalité entre les concurrents). Ce
défi est en effet mentionné in extremis, comme s’il s’agissait d’un oubli, alors que
l’annonce du chant a déjà été faite au vers précédent. En outre, l’objet de la dispute
entre les deux pâtres n’est pas précisé, comme s’il était lui aussi sans importance.
On peut seulement supposer qu’il faut savoir lequel des deux pâtres est le meilleur
poète bucolique, mais rien ne permet d’établir ce contenu. C’est presque un défi sans
querelle que lance Daphnis, un conflit sans différend qui oppose Daphnis et Damoitas,
deux pâtres dont le début de l’idylle a multiplié les marques d’harmonie 188 : le con
cours qui oppose Daphnis et Damoitas est donc très particulier par rapport aux
situations similaires des autres idylles 189, au point que l’on peut se demander si ce
verbe n’est pas utilisé par le poète pour faire écho musicalement au verbe συρίσδω
avec lequel il est assonancé et qui sera employé deux fois dans l’idylle, d’une part au
vers 9 à propos du Cyclope, d’autre part au vers 44 à propos de Daphnis dans la scène
conclusive (voir infra p. 90 et 187).
Ce vers a été imité, ainsi que le suivant, par Virgile dans ses Bucoliques (III, 64)
et, dans la Maison de Properce à Assise, par l’inscription du tableau de Polyphème
et Galatée 190. C’est le vers inaugural du chant de Daphnis : il se distingue de ce qui
précède par le rythme nouveau qu’il introduit dans l’idylle (un spondée suivi de
quatre dactyles), qui est aussitôt reproduit au vers suivant pour mieux l’imposer. Ce
vers met en place une nouvelle situation de discours. Le pâtre-poète donne sa voix
à un personnage qui n’est sûrement pas Théocrite malgré le scholiaste (ὁ ποιητὴς
<ἐκ> προσώπου τοῦ Δάφνιδος), mais que l’on peut soit 191 supposer être un ami
de Polyphème, un autre Cyclope, un praeceptor amoris192 qui reste anonyme mais se
soucie de ce qui arrive à Polyphème qu’il connaît apparemment bien (un scholiaste,
avec un certain embarras, indique déjà, pour rétablir la distance entre le narrateur et
le personnage, que « Daphnis joue le rôle d’une figure indéterminée qui dialogue avec
lui au sujet de Galatée », ὁ μὲν Δάφνις μιμεῖταί τινα διαλεγόμενον πρὸς αὐτὸν
περὶ τῆς Γαλατείας), soit plutôt considérer comme étant la voix même de Daphnis,
sujet de l’énonciation, s’adressant au personnage qu’il chante : on aurait alors un
phénomène de métalepse que Genette 193 définit comme une « intrusion du narrateur
ou du narrataire extradiégétique dans l’univers diégétique (ou de personnages dié
gétiques dans l’univers métadiégétique) ou inversement ». Cette transgression
discursive a un effet curieux qui semble abolir la distance entre monde réel et monde
fictionnel ; ce phénomène est ici favorisé par le fait que la voix du narrateur a été
rapportée à l’univers du mythe (cf. v. 1) auquel appartient précisément le personnage
diégétique auquel il s’adresse : cette intrusion de la voix narrative dans le récit
produit un rapprochement immédiat et curieux entre le monde bucolique et l’univers
mythologique et laisse présager un troisième rapprochement possible avec le monde
(réel ?) du poète lui-même. Dès ce premier vers, comme il arrive fréquemment
aussi bien dans le dialogue théâtral que dans le récit, sont donnés les noms des deux
personnages principaux qui sont mis en relation par la structure rythmique du vers
(coupe trochaïque / clausule métrique), même s’il n’y a pas vraiment d’autre manière
d’insérer ces noms propres dans l’hexamètre, tout en les opposant du point de vue des
sonorités (cf. ci-dessous s.v.).
βάλλει τοι. L’ouverture est abrupte et faite pour surprendre le lecteur par sa
vivacité. Le spondée initial, le seul de l’hexamètre, avec l’attaque sur la labiale et
la position inhabituelle du verbe en tête de proposition, heurte à l’ouverture du vers
et plonge aussitôt le lecteur dans l’atmosphère de la scène évoquée. Ce verbe sera
repris dans la suite de l’idylle, mais délaissera cette place initiale pour la clausule du
vers (9 et 21). Cet accent particulier sur le verbe sert à mettre en place l’organisation
sonore de ce vers (ainsi que du suivant, voir ci-après), selon un balancement labiales /
gutturales entre le début et la fin de l’hexamètre 194, entre βάλλει et Γαλάτεια, de
sorte que le verbe annonce immédiatement le nom de Galatée.
Il y a une légère incertitude sur la nature de τοι : s’agit-il de la particule affirmative
qui permettrait de souligner la vivacité de l’ouverture 195 ou bien du pronom personnel
de deuxième personne au datif, quelque peu redondant par rapport au vocatif qui suit,
mais indiquant clairement envers qui Galatée agit ainsi, tout en précisant le proprié
taire du troupeau ? Dans la reprise de Damoitas, aucun pronom n’apparaît, mais la
présence de τοι au vers 10, clairement pronom personnel, invite à comprendre celui-
ci comme le pronom personnel ; l’opposition entre Polyphème et Galatée s’en trouve
renforcée, avant la tentative de rapprochement des pronoms au vers 8.
Πολύφαμε. Ce vocatif (qu’il faut mettre en relation avec celui d’Aratos au vers 2,
cf. supra p. 66-67) est déterminant à un double point de vue : pour la composition
du chant de Daphnis et pour la structure sonore de l’idylle. En effet, d’une part, ce
vocatif est répété en homotaxie au dernier vers du chant (19) de sorte qu’une structure
circulaire se met en place, qui est censée donner au poème une tournure plus achevée,
sinon parfaite. D’autre part, ce nom propre contamine par ses sonorités les éléments
du récit qui sont en rapport étroit avec lui : non seulement son troupeau et son activité
pastorale avec τὸ ποίμνιον (6, 21), ποτὶ ποίμνας (28) et αἰπόλον (7) 196, mais
aussi sa caractéristique principale, à savoir son œil unique, qui détermine un regard
particulier, avec ποθόρησθα (8), ποθόρημαι (22), ποθόρημι (25) ; σκοπός (10 ;
voir infra s.v. p. 95-96) ; ἐσέβλεπον (35) ; or, ce regard est précisément capable de
transformer la mer qui est appelée πόντον (35) quand Polyphème y mire son visage.
Ce thème de la vue va être renforcé par l’allusion au mythe de Narcisse, certainement
présenté déjà chez Théocrite, avant même qu’Ovide ne tisse des liens explicites entre
les deux personnages 197. On rattachera encore à cet ensemble sonore le κόλπον où
crache le Cyclope (39) et le thème de la répétition d’une même action πολλάκις (19,
en anaphore directe avec Πολύφαμε), ποεῦντά με πολλάκι (31). On se reportera
aussi aux remarques sur le vers 45 à la page 189.
τὸ ποίμνιον. Le terme est appelé par la paronomase avec Πολύφαμε (cf. supra
p. 79) et installe le personnage sus-nommé dans le cadre pastoral du gardien de
troupeaux. Le terme sert d’ordinaire à désigner le petit bétail, le plus souvent les
moutons ; il est en accord avec la description homérique des activités du Cyclope
« qui faisait paître ses brebis tout seul » (ὅς ῥα τὰ μῆλα / οἶος ποιμαίνεσκεν
ἀπόπροθεν, Od., IX, 187-188), même si le terme lui-même n’est pas homérique.
La désinence de diminutif -ιον introduit d’emblée une note de douceur qui n’est pas
étrangère à la transformation du personnage en figure d’amoureux. Le terme s’oppose
en outre à τὰν ἀγέλαν (v. 2) qui désignait un troupeau de bovins (cf. ὁ βουκόλος,
v. 1) et installe ainsi le Cyclope à un degré inférieur de « l’échelle sociale » du monde
pastoral par rapport aux bouviers du récit-cadre (voir aussi sous αἰπόλον, v. 7) : la
mise en perspective du récit mythologique et du récit-cadre transforme immédiate
ment le statut du Cyclope par rapport au modèle homérique.
198. Sur cette question et le parallélisme des étymologies de Πολύφαμος et Κύκλωψ, voir Bader
2002, p. 155-156.
commentaire 81
À ce vers (et/ou aux vers 6-7 de l’Idylle VI) Virgile a fait écho dans ses Bucoliques
(III, 64).
On retrouve en effet un même sujet féminin placé en fin de vers, le même verbe
βάλλει en position homotaxique à l’ouverture de l’hexamètre, le même datif instru
mental μάλοισι(ν) en hétérotaxie et, de manière indirecte, le même objet puisque
le Cyclope, touché indirectement à travers son troupeau, est qualifié d’αἰπόλον par
Galatée.
La présence des pommes est d’ailleurs récurrente dans les aventures amoureuses
du Cyclope. Dans l’Idylle XI en effet, une autre mention en est faite par la négative,
puisque le Cyclope est présenté comme un amoureux peu ordinaire qui « n’aimait
pas en offrant des pommes, des roses ou des boucles de cheveux, mais par de véri
tables transports de folie » (ἤρατο δ᾽ οὐ μάλοις οὐδὲ ῥόδῳ οὐδὲ κικίννοις, /
ἀλλ᾽ ὀρθαῖς μανίαις, XI, 10-11) : l’utilisation des pommes tend donc à opposer
Polyphème et Galatée dans les deux idylles ; le Cyclope, quand il est amoureux,
refuse de recourir aux symboles ordinaires de l’amour dans la communication
codifiée des amoureux, ou les ignore simplement ; Galatée, au contraire, les
connaît et les utilise. Toutefois, il faut remarquer que cette utilisation est quelque
peu surprenante : les pommes ne sont pas ici des présents offerts à Polyphème lui-
même, mais sont lancées soit à son troupeau (6 et 21), soit à son chien (9). Faut-il
voir avec Gow 201 une marque de délicatesse dans ce déplacement ? Ne serait-ce pas
plutôt un indice ironique ou un trait de sarcasme de Galatée qui, constatant la mala
dresse amoureuse du Cyclope, feint d’adresser ses présents amoureux aux animaux
200. Cf. Dover (éd.) 1971, p. 136, qui signale le parallèle fourni par Aristophane, Nuées, v. 997 :
μήλῳ βληθεὶς ὑπὸ πορνιδίου.
201. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
commentaire 83
qui l’accompagnent, comme s’ils étaient plus aptes à comprendre ses sentiments que
l’intéressé lui-même ? Les pommes ont, en tout état de cause, un statut sans doute
ambigu ou équivoque. Comme le fait remarquer d’ailleurs Hunter 202, cette ambiguïté
se retrouve dans le style de Daphnis, adapté en cela aux comportements décrits, car
il faut sans doute voir un jeu de mots – qui traduirait alors l’incompréhension par
Polyphème des codes amoureux – sur le datif qui peut renvoyer aussi bien à μῆλον,
« la pomme », qu’à μῆλον, « le mouton » (donné sous la forme μᾶλον par suite d’un
hyperdorisme comme en I, 109-110) ; le jeu de mots se justifie par le rapprochement
avec le neutre τὸ ποίμνιον et le contexte pastoral général (cf. la citation homérique
d’Od., IX, 187‑188, supra sub τὸ ποίμνιον ; notons qu’Homère n’utilise pas τὸ
μᾶλον, « la pomme », mais seulement τὸ μῆλον, « le mouton » ; le datif μήλοισι est
employé de manière hétérotaxique par rapport à VI, 7 en Il., X, 485 ; Od., IV, 640 ; X,
525 ; XI, 33).
δυσέρωτα. L’adjectif est usité deux fois par Théocrite : ici et en I, 85. Les
deux occurrences offrent plusieurs points d’ancrage au rapprochement : la position
métrique est la même ; en I, 85, l’adjectif est employé par Priape, dans un discours
direct rapporté, pour qualifier Daphnis sur un ton moqueur tandis qu’en VI, 7 il se
trouve dans le chant de Daphnis pour qualifier le Cyclope en reprenant de manière
indirecte des propos tenus par Galatée ; Daphnis est comparé à un chevrier en I, 86‑88,
tandis que Polyphème est aussi traité de chevrier par Galatée. Si les dictionnaires, les
traducteurs et les commentateurs s’accordent en général (voir cependant les deux tra
ductions très différentes proposées par exemple par Chappaz et Genevay 203 : « ton
amour t’emmène trop loin » en I, 85 et « idiot en amour » en VI, 7) pour considérer
que le terme a bien la même signification dans ces deux occurrences, ils sont loin de
tomber d’accord sur le sens à donner. Les dictionnaires donnent deux valeurs dis
tinctes à l’adjectif : « qui aime follement ou funestement » et « qui est maladroit en
amour, qui ne sait pas aimer » ; le premier sens, qui se rapporte à un amour qui va trop
loin, à un amour excessif au point d’être funeste, serait le plus ordinaire (Thucydide,
VI, 13 ; Xénophon, Économique, 12, 13 ; Lysias, 4, 8 ; Euripide, Hippolyte, 193 ;
Callimaque, Ép. 42, 6 ; Lucien, Timon, 26, etc.) ; le deuxième sens, en revanche,
serait particulier à Théocrite (cf. LSJ : « laggard in love » ; Bailly donne cependant
ici aussi la référence à Callimaque, Ép. 42, 6, mais de manière assurément erronée),
d’où les traductions de Legrand (« tu ne sais pas aimer », I, 85 ; « homme qui ne sait
pas aimer », VI, 7), Chambry (« piètre amoureux », VI, 7), Edmonds (« a fool-in-
love » dans les deux occurrences), Beckby (« ein dummer Liebhaber », I, 85), etc. Cet
emploi spécifique à Théocrite ne laisse pas d’être curieux. C’est peut-être une lecture
trop rapide ou trop facile qui a conduit à une telle compréhension que ne partage
d’ailleurs pas Rumpel dans son Lexicon Theocriteum 204. Il faut à l’évidence renoncer
à cette interprétation et donner aux occurrences de Théocrite un sens en accord avec
le sens ordinaire du mot : ni Daphnis dans l’Idylle I, ni le Cyclope de l’Idylle VI ne
sont de piètres amoureux ; leur psychologie est plus complexe. Galatée adresse ici
ce qualificatif à Polyphème non pas parce qu’il ne sait pas aimer, mais parce qu’il
ne saisit pas une occasion facile qui lui est offerte et dédaigne ostensiblement celle
qui lui fait des avances. Polyphème n’est pas inexpérimenté en amour, ou du moins
ce n’est pas le défaut qui est souligné ici ; dans l’Idylle XI, il est d’ailleurs précisé
qu’il aime « par de véritables transports de folie » (XI, 11), ce qui correspond bien au
sens ordinaire de δυσέρως. La situation est sans doute différente dans l’Idylle VI,
mais on est en droit de penser que le terme δυσέρως a la même signification que
dans l’Idylle I à propos de Daphnis. Or la confrontation des deux situations conduit
à penser que Daphnis dans l’Idylle I n’est pas maladroit en amour, mais qu’il a un
amour perverti 205, précisément parce qu’il ne saisit pas une occasion qui se présente.
L’explication à donner à cette passivité a été bien vue par Zimmerman 206, à partir
des analyses de Williams 207 : c’est parce que Daphnis aime un objet qu’il ne peut
atteindre – à savoir lui-même – qu’il ne s’intéresse pas aux avances de cette jeune
fille. De la même façon, Polyphème ne prête pas attention à cette Galatée, parce qu’il
n’aime que la seule Galatée qui est l’émanation, le reflet de lui-même (voir infra
p. 157-168 passim, commentaire aux vers 35 sq.). Polyphème, en ce qu’il refuse de
regarder vers Galatée (v. 8, 25), reste refermé sur lui-même et sur son monde (son
troupeau, son île), il manifeste bien une perversion érotique, non une simple lenteur,
gaucherie ou maladresse, contrairement à l’interprétation de Gow 208.
204. Rumpel (éd.) 1961, p. 77, s.v. « male perditus amator, furens in libidinem, homo Venerius ».
205. Hunter (éd.) 1999, p. 92.
206. Zimmerman 1994, p. 50-51.
207. Williams 1969, p. 122‑123.
208. Gow (éd.) 1952, II, p. 121.
209. Loc. cit.
210. Dover (éd.) 1971, p. 142.
commentaire 85
Hunter 211 qui préfère toutefois conserver la correction de Meineke en supposant une
influence du vers V, 88 sur notre passage, nous semble avoir bien vu que l’expression
des manuscrits doit être conservée, car elle reproduit sur un mode indirect les propos
tenus par Galatée soit à l’adresse directe du Cyclope (αἰπόλε, δυσέρως εἶ), soit en
parlant de lui à une tierce personne (δυσέρως ὁ αἰπόλος). On sait que l’attribut
conserve ordinairement l’article avec les verbes de dénomination, dès lors qu’il y a
identité absolue entre le sujet et son attribut (Dover 212 fournit la tournure parallèle
d’Eschine, III, 167 : καὶ τὸν καλὸν στρατιώτην ἐμὲ ὠνόμαζεν). La coupe
trochaïque nous semble mieux s’accommoder de la leçon des manuscrits que de la
correction de Meineke dans la mesure où elle sépare δυσέρωτα et τὸν αἰπόλον, qui
ne seraient donc peut-être pas sur le même plan syntaxique. La présence de l’article
serait ainsi un indice du discours rapporté et rendrait plus sensible l’ajout d’un niveau
discursif supplémentaire dans la construction de cette idylle : c’est le seul moment
où l’on a des paroles de Galatée, mais elles sont au discours indirect qui correspond
mieux à l’éloignement et à l’évanescence de Galatée dans le poème 213.
τὸν αἰπόλον ἄνδρα. Si l’on en croit Gow 214, αἰπόλον est une sorte de syno
nyme de δυσέρωτα. C’est une manière non pas fausse, mais un peu rapide de voir
les choses. Il y a en réalité une nette opposition entre les deux termes, même s’ils
relèvent tous deux de la même intention. En effet, l’adjectif δυσέρωτα dénote assez
clairement l’idée d’un amour excessif et perverti, alors que le nom αἰπόλος ne fait
que connoter cette même idée. Cette opposition dénotation vs connotation justifie que
les deux termes ne soient pas sur le même plan. Il reste cependant à dire comment se
met en œuvre cette connotation qui fait appel à plusieurs données qu’il convient de
préciser.
Il faut d’abord rappeler que le terme αἰπόλος ne correspond pas au travail
de Polyphème. Certes le scholiaste prétend que l’emploi est ici une catachrèse
pour désigner de manière plus large l’activité pastorale et vaut donc pour ποιμήν
(τὸν αἰπόλον ἄνδρα καλοῖσα· τὸν ποιμένα. ἀντὶ γὰρ τοῦ εἰπεῖν ποιμένα
καταχρηστικῶς εἶπεν αἰπόλον, ἐπεὶ [καὶ] ὁ Κύκλωψ ποιμὴν ἦν, ἢ ἐπεὶ καὶ
αἶγας ἔνεμεν ὁ Κύκλωψ). L’explication de l’abus de langage est expliquée par la
tradition homérique. Mais s’il est vrai que chez Homère – et, à l’époque romaine,
dans les arts figuratifs – on trouve que le Cyclope s’occupe à la fois de moutons et
de chèvres (Od., IX, 184 : μῆλ᾽, ὄϊές τε καὶ αἶγες), cette précision n’apparaît nulle
part chez Théocrite. En outre, dans l’univers pastoral, les trois types de pâtres sont
toujours soigneusement distingués ; il suffit de citer le vers I, 80 pour s’en rendre
compte :
Ces trois types sont d’ailleurs présents dans l’Idylle VI : Daphnis est qualifié
de βουκόλος (1) [et de βούτας (44)] ; Polyphème s’occupe explicitement d’un
ποίμνιον (6), ce qui fait de lui un ποιμήν ; Galatée le traite ici d’αἰπόλον (7) ; on
notera que les trois termes sont employés en même position métrique avant la pause
bucolique. Bien loin d’être confondues, ces trois formes pastorales représentent trois
degrés bien distincts dans ce que l’on pourrait appeler la hiérarchie de la société
pastorale : il y a, par ordre décroissant, les bouviers, les bergers et les chevriers. Il
est donc clair que l’appellation de « chevrier », pour quelqu’un qui ne l’est pas, est
dévalorisante et relève de l’insulte. Toutefois, celle-ci semble bien appropriée pour
Polyphème puisque le terme αἰπόλος rappelle par assonance le nom du Cyclope
(cf. v. 6).
Cette injure n’est pas qu’une dévalorisation dans l’ordre social. Elle s’accompagne
d’une association du chevrier avec le bouc, animal puant et lubrique. La comparaison
qu’établit Priape entre Daphnis et un chevrier est très claire sur ce point (I, 87-88) :
ᾡπόλος, ὅκκ᾽ ἐσορῇ τὰς μηκάδας οἷα βατεῦνται,
τάκεται ὀφθαλμὼς ὅτι οὐ τράγος αὐτὸς ἔγεντο.
Quand le chevrier voit comment ses chèvres sont saillies, son œil se dessèche parce
qu’il n’est pas lui-même bouc de naissance.
καλεῦσα. Nous conservons ici le texte des manuscrits bien que nous soyons
tenté – mais pour de simples raisons d’harmonie qui sont insuffisantes – de corriger
cette forme dorienne en καλοῖσα (cf. le scholiaste qui écrit : τὸν αἰπόλον ἄνδρα
καλοῖσα). Le rapprochement avec μάλοισιν en début de vers serait plus fort et
l’homogénéité avec les autres participes féminins du texte (certes non contractes)
plus grande : cf. θέοισαν 12, ἀίοισα 26, παπταίνοισα 28, ἔχοισα 30. Homère
emploie naturellement la forme καλέουσα (Od., XIII, 413). Alors qu’il y a souvent
hésitation des manuscrits à stabiliser ces formes, ici l’accord est sans appel.
Cet hexamètre est d’une part caractérisé par une forte allitération en dentales : trois
occurrences de la dentale sourde, trois occurrences de la dentale aspirée, quatre occur
rences de la dentale nasale. Ces allitérations sont réparties de manière équilibrée entre
les deux hémistiches : égalité (2-2) pour la nasale, et rapport inverse (1-2 puis 2-1)
pour la sourde et l’aspirée. Le vocalisme est d’autre part tout à fait étonnant puisque
le vers présente une succession de huit alphas (rappelons que c’est le vocalisme pré
dominant dans le nom de Galatée) alternant régulièrement selon l’opposition bref /
long en fonction de la position métrique :
καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα, τάλαν τάλαν, ἀλλὰ κάθησαι
ᾰ ᾰ ᾱ ᾰ ᾰ ᾱ ᾰ ᾰ
commentaire 87
τάλαν τάλαν. L’adjectif τάλας, employé ici au vocatif (en écho aux vocatifs des
vers 6 et 19 : on a la même répétition), exprime une compassion, peut-être amusée
et feinte, du locuteur. On retrouve le même type d’emploi chez Théocrite dans des
passages qui offrent d’autres points communs avec l’Idylle VI : I, 82 (dans la même
réplique de Priape adressée à Daphnis) ; IV, 26 ; V, 137 et surtout V, 85 (dans un
passage qui précède l’évocation des pommes, cf. supra p. 82 s.v. « μάλοισιν »), qu’il
faut citer :
On voit que le contexte se rapproche fortement de celui de l’Idylle VI, même si c’est
par suite d’un renversement de situation : dans l’Idylle V, une jeune fille regarde
(ποθορεῦσα) un jeune homme et lui adresse, à des fins ludiques et amoureuses, une
pique verbale qui souligne sa solitude ; de même dans l’Idylle VI, Polyphème refuse
de regarder (οὐ ποθόρησθα) celle qui cherche à attirer son attention, et préfère une
solitude dont le locuteur, sans doute un de ses amis, lui fait le reproche. La multi
plication des points communs avec les autres idylles dans ces quelques vers met en
évidence que Théocrite travaille ici sur un ensemble de lieux communs de la poésie
amoureuse.
La répétition de l’adjectif τάλας s’inscrit elle-même à la fois dans une tradition qui
remonte à Homère (cf. le modèle fourni par Ἆρες, Ἄρες dans Il., V, 31, 455 219 ; voir
d’autres références dans la note de Headlam-Knox à Hérondas, IV, 61 220), et dans une
mode hellénistique qui fournit de nombreux exemples : voir [Théocrite], VIII, 73 ;
Callimaque, Hymnes, 2, 2 ; 4, 204 ; 6, 63 ; ép. 28, 5 Pf. [= AP, XII, 43, 5] ; 30, 1 Pf.
[= AP, XII, 71, 1 : Θεσσαλικὲ Κλεόνικε, τάλαν τάλαν, οὐ μὰ τὸν ὀξὺν / ἥλιον,
οὐκ ἔγνων…] ; fr. 75, 4 Pf. ; Catulle, 61, 135, etc. ; voir aussi la répétition τάλαν
τάλαν chez Machon, XVI, 288 Gow dans un autre cadre métrique. Hopkinson 221
note bien que ce phénomène de répétition est en général homotaxique dans la poésie
hellénistique, situé donc avant la pause bucolique. Le phénomène de répétition n’est
pas isolé dans l’Idylle VI, mais se reproduit (en hétérotaxie cependant) au vers 19 (cf.
infra). La scansion différente des deux occurrences du même mot s’explique ici sim
plement par position, ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.
Le rapprochement est d’autant plus saisissant que les deux attitudes du Cyclope sont
assez nettement opposées : dans l’Idylle XI, le Cyclope chante en regardant la mer
pour essayer de séduire Galatée et la faire venir à lui, alors qu’ici, par contraste, il
ne chante pas, mais joue simplement sur sa syrinx pour lui tout seul. Son attitude
ἁδέα. La place emphatique de cet adjectif (employé ici adverbialement plutôt que
comme complément d’objet du participe qui suit, car les autres usages de συρίσδω
chez Théocrite sont intransitifs ; toutefois, c’est d’ordinaire plutôt le singulier qui est
usité adverbialement chez Théocrite) permet de souligner que la douceur (τὸ ἁδύ)
est une qualité emblématique de la poésie bucolique de Théocrite 223 et de son univers.
L’adjectif sert souvent à qualifier un bruit, une musique, une chanson : I, 1 (murmure
du vent) ; I, 3-4 (son de la flûte : ἁδὺ δὲ καὶ τύ / συρίσδες) ; I, 65 ; VIII, 76 (voix) ;
VIII, 82 (bouche) ; I, 7 ; XX, 28 (chant), etc. Il faudrait peut-être ici rapprocher,
comme le suggère Voelke 224, les sonorités de ce neutre adverbial des deux formes
du verbe ἀείδω (ἄειδον 4, ἄειδεν 20) qui se réfèrent au chant des bouviers, afin
d’établir un lien supplémentaire entre l’espace bucolique et l’espace mythologique.
La légère ambiguïté syntaxique relevée plus haut permet de donner à ἁδέα une
double valeur : la douceur qualifie le son de la syrinx, la manière dont en joue le
Cyclope et le plaisir qu’il se procure à lui-même en dehors de tout autre auditeur
véritable 225. Cette douceur des sons (marquée ici par l’abondance des dentales
sonores) est à mettre en relation avec la douceur tactile du gazon au vers 45 (μαλακᾷ)
et celle, plus générale, qui est connotée par le cadre bucolique à l’ouverture ; en
revanche, elle s’oppose à l’amertume liée au monde marin (cf. v. 11 et 13), même
si la mer est elle-même gagnée par la douceur suggérée par le clapotis des vagues
(v. 12 : ἅσυχα en tête de vers).
226. Sur le rapport entre syrinx et activité pastorale, voir Duchemin 1960, p. 47-56.
227. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 234.
commentaire 91
πάλιν ἅδ᾽, ἴδε, … βάλλει. Le récit connaît ici un rebondissement : face à l’in
différence de Polyphème, Galatée reprend son jeu de taquineries et d’une certaine
manière se rapproche de Polyphème puisque, après avoir bombardé les moutons,
c’est sa chienne, plus proche de lui, qu’elle vise. L’adverbe initial πάλιν souligne
bien cette reprise du jeu de Galatée et permet en même temps de renouveler le jeu
phonétique en ajoutant cette fois la sourde π- à l’inventaire βαλ-, μαλ- ; dans la
présentation de cet inventaire, l’opposition entre labiales et gutturales des vers 6-7
n’est plus ici effective. Mais l’adverbe πάλιν n’est pas seulement en relation avec les
événements rapportés ; il semble qu’il ait aussi une valeur descriptive de la répétition
sonore mise en œuvre dans l’hexamètre, ainsi que du schéma chiasmatique déve
loppé par le poète : πάλιν souligne en effet d’une part la reprise immédiate des deux
groupes du premier hémistiche ἁδ- -ισδ- dans ἅδ᾽, ἴδε, d’autre part le chiasme que
produit la construction de cette phrase par rapport à la première phrase du chant de
Daphnis (βάλλει … τὸ ποίμνιον ἁ Γαλάτεια est repris ici par ἅδ᾽ … τὰν κύνα
βάλλει, selon un ordre inverse).
Il convient – et pas uniquement pour des raisons de jeu sonore – de conserver le
texte donné par la plupart des manuscrits et de ne suivre ni les corrections suggérées
par Briggs (Cambridge, 1821 : πάλιν ἠνίδε) ou Wordsworth (Cambridge, 1844 :
*πάλιν ἀνίδε) qui font dangereusement disparaître le pronom sujet, sans doute
parce qu’ils sont gênés par l’incise à l’impératif (pourtant garantie par l’Idylle IV, 48 :
ἴδ᾽ αὖ πάλιν ἅδε ποθέρπει 228), ni la varia lectio ἁδὶ que propose une scholie de P
(τινὲς χωρὶς τοῦδε, ἐκτείνουσι δὲ τὸ ι, ἵνα ἀντωνυμία τυγχάνῃ δεικτική) ;
la valeur du pronom est suffisamment démonstrative, sans qu’il soit nécessaire ici de
trop la renforcer. La suite du texte, en multipliant les pronoms féminins, semble jouer
d’une ambiguïté dans le récit qu’il convient de préparer dès ce passage. En outre, le
maintien de l’impératif permet de conserver dans le vers, entre Galatée et la chienne,
l’écran de la deuxième personne du Cyclope.
L’impératif ἴδε est en fait plus important qu’il ne paraît au premier abord. Certes
il s’agit d’une injonction courante plus forte qu’une simple particule pour attirer
l’attention (comme en IV, 48 cité ci-dessus) : par ce moyen expressif, le locuteur
introduit ici de manière très efficace du point de vue dramatique le second objet
visé par Galatée. Mais ce verbe permet de faire écho immédiatement au composé
ποθόρησθα du vers précédent et vaut donc comme une véritable invitation non
seulement à regarder, mais aussi à changer d’attitude générale. Cette réintroduction
discrète du motif du regard est en réalité assez pernicieuse et fort pertinente pour
toucher le Cyclope : d’ailleurs le premier mot (εἶδον, v. 21) de la réponse de
Polyphème dans le chant de Damoitas fera écho directement à cet impératif, car ce
sont les deux seules occurrences de ce thème d’aoriste dans le texte. Comme l’a bien
vu Voelke 229, cet impératif qui relève du domaine du voir, en s’opposant dans le vers
au participe συρίσδων, prolonge une antithèse structurelle dans l’idylle entre le voir
et l’entendre, autour de laquelle se construisent l’amour et ce qui le remplace ou le
chasse. L’amour de soi ou de l’autre est d’abord associé à la vue (directe ou reflétée),
tandis que le son (d’une parole prononcée ou d’une musique) est lié à la disparition
de la vue, et donc de l’amour.
espaces (cf. remarques aux vers 11-12), comme le Cyclope et Galatée le sont aussi à
leur façon. La chienne a donc une importance majeure dans cette idylle.
Cette importance est d’autant plus forte que la présence d’un tel animal implique
une modification profonde dans la représentation du Cyclope. En effet, chez Homère,
Polyphème n’a pas de chien et garde ses troupeaux tout seul. Cette absence souligne
le caractère sauvage du Cyclope homérique 233. Dans la poésie homérique, le chien
représente en effet une marque de civilisation puisqu’il accompagne l’homme dans
ses activités de chasseur ou de berger. Pourtant, chez Homère, le chien est surtout
valorisé comme chien de chasse par ses qualités d’auxiliaire, par sa fidélité et sa
vaillance presque aristocratique. Au contraire, comme chien de berger, il fait sim
plement partie du « décor pastoral » et ne jouit d’aucune valorisation particulière ;
en effet, le chien est souvent disqualifié comme charognard, au point qu’il sert faci
lement dans les insultes 234. Théocrite se démarque donc ici doublement d’Homère
en donnant un chien au Cyclope – mais pas un chien de chasse comme l’avait fait
Euripide avant lui (Cyclope, 130) – et en valorisant fortement ce chien de berger
qui prend ainsi certaines des caractéristiques du chien de chasse homérique (voir
les remarques suivantes). Si en effet dans l’Odyssée c’est Ulysse qui avait un chien
nommé Argos, désormais c’est le Cyclope qui n’a plus besoin d’être domestiqué et
ce chien est le signe que Polyphème appartient pleinement au monde civilisé, en tout
cas au monde pastoral dont il reproduit parfaitement les usages 235 : on a là un premier
signal du fait que Polyphème a, d’une certaine manière, pris la place d’Ulysse.
Il faut néanmoins considérer avec quelque précaution le rôle du chien tel que
Théocrite le met en scène dans cette idylle, au risque d’encourir les sarcasmes que
Philippe, au ier siècle ap. J.-C., adressait à ceux qui, en critiques trop pointilleux, se
focalisaient sur cette question précise (AP, XI, 321) :
Γραμματικοί, Μώμου στυγίου τέκνα, σῆτες ἀκανθῶν,
τελχῖνες βίβλων, Ζηνοδότου σκύλακες,
Καλλιμάχου στρατιώται, ὃν ὡς ὅπλον ἐκτανύσαντες,
οὐδ᾽ αὐτοῦ κείνου γλῶσσαν ἀποστρέφετε,
συνδέσμων λυγρῶν θηρήτορες, οἷς τὸ μὶν ἢ σφὶν
εὔαδε, καὶ ζητεῖν εἰ κύνας εἶχε Κύκλωψ,
τρίβοισθ᾽ εἰς αἰῶνα κατατρύζοντες ἀλιτροὶ
ἄλλων· ἐς δ᾽ ἡμᾶς ἰὸν ἀποσβέσατε.
Grammairiens, enfants de l’odieux Mômos, teignes à arguties, chicaneurs ès livres,
roquets de Zénodote, mercenaires de ce Callimaque que vous brandissez comme
une arme, mais que vos langues n’épargnent même pas, chasseurs de misérables
conjonctions, qui raffolez du σφιν et du μιν, et de rechercher si le Cyclope avait des
chiens, puissiez-vous sempiternellement, coquins, continuer à agacer les autres de
vos fadaises. Mais, contre nous, que perde sa force votre venin ! (trad. R. Aubreton,
Paris, 1972)
Les vers 9 et 10 sont fortement liés l’un à l’autre, non seulement d’un point de
vue syntaxique avec l’enjambement qui relie rythmiquement la relative du vers 10 à
son antécédent, mais aussi d’un point de vue prosodique puisqu’on peut remarquer
un effet de « rimes » en fin d’hexamètre (βάλλει - βαΰσδει), d’autant plus sai
sissant qu’il est annoncé par un premier effet de « rime intérieure » à l’hémistiche
(συρίσδων - ὀίων).
236. Sur les liens entre chasse et érotisme, voir Schnapp-Gourbeillon 1997, passim.
commentaire 95
τᾶν ὀίων. Ce génitif pluriel (en légère disjonction, complément du nom σκοπός)
est doublement mis en valeur par la coupe penthémimère et par la diérèse initiale qui
est régulière dans la poésie homérique ; cette diérèse est en quelque sorte redoublée
par celle qui affecte le verbe βαΰσδει en fin d’hexamètre : ce double métaplasme
a sans doute une valeur mimétique des gémissements produits par la chienne de
Polyphème. Le terme ὄις est concurrencé dans les deux chants mythologiques insérés
par le collectif τὸ ποίμνιον (v. 6 et 21) qui ne précise pas l’espèce de l’animal,
même si l’usage pousse à comprendre qu’il s’agit d’un « troupeau de moutons » :
on voit le même rapport, dans le cadre idyllique, entre τὰν ἀγέλαν (v. 2) et ταὶ
πόρτιες (v. 45). La précision de l’espèce domestique n’est donnée qu’au moment
où il s’agit de distinguer les animaux passifs du troupeau des êtres (qui ne sont pas
nécessairement humains) ou des animaux qui les gardent. On se reportera ici aux
remarques faites sur le terme αἰπόλος (v. 7) pour souligner que la mention explicite
des moutons (ou brebis) n’est ni anodine ni gratuite dans les relations entre Galatée
et Polyphème.
σκοπός. Ce terme est important dans la construction des rapports entre les per
sonnages et il est justement souligné par la pause bucolique, avant l’enjambement.
Dover 237 rappelle avec raison les deux sens de ce terme qui s’emploie couramment
au sens de « to look for » (= « chercher, espérer »), mais aussi au sens plus rare et
poétique de « to look after » (= « porter attention à, s’occuper de, garder » : cf. la
scholie τὸ δὲ σκοπὸς ἀντὶ τοῦ φυλάκισσα, le mot skopos est mis pour phulakissa
[= « gardienne »]). En ce dernier sens, c’est d’ordinaire le composé ἐπίσκοπος qui
est utilisé 238 ; toutefois, on trouve le simple σκοπός déjà employé en ce sens chez
Homère pour qualifier Euryclée comme intendante, c’est-à-dire « celle qui a un œil
sur » les esclaves de la maison (Od., XXII, 394-397) :
κινήσας δὲ θύρην προσέφη τροφὸν Εὐρύκλειαν·
δεῦρο δὴ ὄρσο, γρηὺ παλαιγενές, ἥ τε γυναικῶν
δμῳάων σκοπός ἐσσι κατὰ μέγαρ᾽ ἡμετεράων,
ἔρχεο· κικλήσκει σε πατὴρ ἐμός, ὄφρα τι εἴπῃ.
Il (= Télémaque) poussa la porte et appela la nourrice Euryclée : « Allons, debout !
viens ici, vieille des anciens jours, toi qui dans le palais as un œil sur nos servantes ;
viens : mon père t’appelle pour te dire un mot. »
Il est vraisemblable que Théocrite fasse ici allusion à un tel emploi poétique, même
s’il ne renvoie pas clairement au texte homérique, notamment par une reprise homo
taxique. La situation entre les univers n’est toutefois pas sans lien : on peut en effet
aisément substituer au rapport des personnages de l’idylle celui des personnages de
l’épopée archaïque :
Mais le parallélisme ne peut être poussé trop loin : car si Euryclée (« celle qui a une
large renommée ») n’est pas elle-même sans lien avec Polyphème (« celui qui a une
grande renommée »), le destin des servantes (parmi lesquelles se trouvent les infidèles
qui doivent être dénoncées par Euryclée) est, lui, sans commune mesure avec celui
des brebis, qui n’intéresse nullement le poète. On ne trouvera pas beaucoup plus
d’accointances entre notre texte et les autres emplois homériques du terme σκοπός
(parmi les différents exemples, citons ceux qui sont homotaxiques : Il., X, 526 à
propos de l’espion Dolon ; XVIII, 523 ; XXIV, 799 ; Od., IV, 524 à propos du guetteur
installé par Égisthe pour attendre le retour d’Agamemnon ; XI, 344 ; XXII, 156).
Théocrite ne donne qu’un seul autre emploi de ce terme, mais avec un sens différent,
en XXIV, 105 (avec la varia lectio ἐπίσκοπος).
Ce qui importe ici surtout dans l’emploi du terme σκοπός, c’est qu’il exprime le
lien entre la chienne et le Cyclope et que ce lien est justement fondé sur la capacité
à voir, comme le suggère habilement l’emploi ambigu du terme simple σκοπός. Ce
terme est en outre choisi à cause de ses sonorités qui sont en harmonie avec celles
du Cyclope (cf. v. 6) : la chienne est vraiment l’œil (manquant) du Cyclope. Dans
sa capacité à surveiller, à porter un regard efficace et observateur, la chienne assume
entièrement les pouvoirs de la vue auxquels son maître renonce en ne prêtant pas
attention à Galatée 239.
différent et βαΰζω semble signifier plutôt « gronder » que « japper, aboyer ». En outre,
la plupart des emplois de ce verbe sont figurés (cf. notamment Eschyle, Perses, 13 ;
Agamemnon, 449) et il n’est pas impossible que Théocrite joue aussi d’un double
sens du verbe pour renforcer l’ambiguïté. La chienne n’a ici pas de raison de japper :
elle se tourne vers la mer à cause de la présence de Galatée qui reste encore dans son
élément et ne représente pas une menace directe ; la chienne gronde parce qu’elle est
agacée par les jets de pommes de Galatée.
εἰς ἅλα δερκομένα. Théocrite désigne ici la mer par le terme ἅλς qu’il emploie
au vers 14 en homotaxie ; ce terme en revanche ne sera pas repris dans la réponse
de Polyphème prononcée par Damoitas qui préfère γαλήνη et πόντος. Le choix du
terme ἅλς (ἅλα) est motivé par la paronomase avec le nom Γαλάτεια (cf. v. 6), car la
parenté sonore fait mieux sentir combien la mer est l’univers propre de Galatée ; dans
le cadre du vers 11, le terme s’oppose au neutre pluriel κύματα qui désigne aussi le
flot marin, mais qui semble renvoyer plutôt au Cyclope (cf. ci‑après) ; la répartition
des deux termes se fait selon les deux hémistiches. Le groupe prépositionnel εἰς ἅλα
se trouve fréquemment chez Homère, mais en général à une autre place métrique (le
plus souvent au dactyle 5e avec six occurrences dans l’Odyssée et huit dans l’Iliade ;
mais aussi au dactyle 4e (Il., I, 314 et VII, 461) ou encore au dactyle 2e (Il., XV, 223).
En revanche, on ne le trouve qu’une seule fois à l’ouverture du vers en Il., I, 532 (on
peut laisser de côté Il., XVI, 391, qui donne ἐς δ᾽ ἅλα), qu’il n’est pas inutile de citer
ici (Il., I, 531-533) :
Τώ γ᾽ ὣς βουλεύσαντε διέτμαγεν· ἣ μὲν ἔπειτα
εἰς ἅλα ἆλτο βαθεῖαν ἀπ᾽ αἰγλήεντος Ὀλύμπου,
Ζεὺς δὲ ἑὸν πρὸς δῶμα·
Après avoir tous deux délibéré ainsi, ils se séparèrent : elle, alors, plongea dans la
mer profonde depuis l’Olympe étincelant, tandis que Zeus regagnait son palais.
Ce passage de l’Iliade met en scène Zeus et la déesse Thétis qui vient intercéder
pour son fils Achille : la présence de cette divinité marine invite à penser qu’il a pu y
avoir une influence de la célèbre scène homérique sur l’idylle bucolique, même si la
situation est différente. Chez Homère, il s’agit de la séparation des deux personnages,
alors qu’il n’y a même pas encore de relation chez Théocrite. Mais Polyphème, dans
son particulier, n’est-il pas en train de tramer de sombres projets à l’instar du Cronide
homérique ?
Le participe δερκομένα introduit une nouvelle variation sur le thème central
de la vue. Pour la place dans le vers d’une telle forme de participe, on peut citer
Homère, Il., III, 342 ; XI, 37 (unique féminin) et XXIII, 815. Selon Chantraine, « le
verbe exprime l’idée de ‘voir’ en soulignant l’intensité ou la qualité du regard 240 » :
il s’oppose en cela au verbe ordinaire ποθόρησθα (v. 8) qui désigne le regard indif
férent de Polyphème. Au contraire, le regard de la chienne est à la fois inquiet et
inquisiteur ; c’est le regard de la chienne de berger, du σκοπός qui surveille. On est
donc amené à distinguer nettement le regard handicapé et inadapté du Cyclope et
l’hypercompétence du chien en matière de vision. Toutefois, il faut bien constater
le changement de l’objet observé, à la faveur de l’enjambement qui est la figure
même de ce détournement : ce n’est plus le troupeau de moutons, mais la mer qui
est regardée ; ce ne sont plus des individus en groupe, mais un espace indistinct ; ne
faut‑il pas se demander alors ce que, dans ce nouvel espace visuel, la chienne est à
même de voir ? Est-elle capable d’y voir la nymphe Galatée ? Rien n’est moins sûr, car
le texte n’envisage d’abord que l’espace maritime sous ses différents aspects (ἅλα,
κύματα, ἐπ᾽ αἰγιαλοῖο), mais sans aucune mention d’un personnage qui l’occupe.
La chienne et la nymphe semblent bien appartenir à des mondes hétérogènes, alors
même qu’elles ne sont pas sans points communs (voir la reprise des sonorités au
vers 14). Mais on peut aussi considérer que la mer est ici employée par métonymie
pour éviter de nommer le personnage dérangeant qu’est Galatée, nymphe marine qui
personnifie la mer et dont la présence, comme telle, est perturbante 241.
mais Gow gardait une certaine prudence 246 en préférant rapporter le pronom au chien
« plutôt qu’à Galatée », sans toutefois exclure catégoriquement cette dernière. Car,
s’il est vrai que le sens naturel (le dernier pronom féminin renvoie à la chienne) invite
à conclure ainsi, il n’en reste pas moins que la multiplicité des pronoms crée une
ambiguïté relative (mais volontaire) qui favorise échanges et ressemblances entre la
chienne et Galatée. D’ailleurs, les flots sont le domaine de Galatée et non celui de
la chienne, mais, après le regard lancé vers la mer au début de l’hémistiche, il n’est
pas étonnant de voir la chienne courir dans les vagues sur le rivage. C’est donc bien
la prudence qu’il faut observer, mais selon une modalité un peu différente de Gow :
le sens impose en effet de voir la chienne derrière le pronom νίν, mais il y a lieu
de croire aussi que Théocrite multiplie à dessein les pronoms pour que ni le nom
de Galatée ni le terme κύων ne soient utilisés afin de mieux pouvoir rapprocher les
deux personnages, au moment précisément où la chienne pénètre dans le domaine de
Galatée et lui prend ainsi quelques-uns de ses attributs.
Car une complicité s’installe aussitôt entre le monde marin et la chienne de berger,
favorisée peut-être par la paronomase entre les noms κύνα et κύματα, tous deux
en pénultième position respectivement dans les vers 9 et 11. C’est du moins ce que
suggère l’ordre des mots : par suite d’une singulière hyperbate, le pronom νίν est
éloigné le plus possible du participe θέοισαν et placé curieusement au sein même
du groupe nominal sujet τὰ καλὰ κύματα, de sorte que le pronom est entouré du
groupe nominal comme la chienne par les flots. Pour cette place du complément
d’objet au sein du groupe sujet, on peut se reporter à l’Idylle I, 82 (ἁ δέ τυ κώρα),
dans un passage qui a plusieurs points communs avec notre Idylle VI, ainsi qu’aux
remarques de Zimmerman 247. La disposition syntaxique ne peut pas mieux suggérer
l’effet du miroitement que par cette imbrication : en pénétrant dans le groupe sujet,
le pronom vient se fondre en lui pour mieux en ressortir par sa sonorité fermée en [i]
unique dans l’hexamètre. On peut d’ailleurs penser qu’une légère coupe hephthé
mimère vient souligner ce pronom. Par sa présence inattendue, la chienne (κύνα)
déteint par ses sonorités sur la mer qui désormais hésite entre plusieurs appartenances
sonores : doit-elle toujours être rattachée au nom de Galatée avec la première appari
tion de l’adjectif crucial καλά (voir ensuite les vers 14, 16, 192, 33, 362, 43) qui vient
subitement la qualifier et qui reprend en écho les sonorités du terme ἅλα du premier
hémistiche, ou au contraire être rapprochée du nom de cette chienne anonyme
(κύνα) ? Il semble bien que la mer change de dénomination (voir les vers 11, 26, 35)
en fonction de ce qui s’y reflète : elle est un élément variable et plastique qui, comme
un miroir, s’adapte au sujet agissant. L’adjectif καλά vient donc subitement donner à
l’étendue marine une qualification positive, quelque peu inattendue dans un contexte
pastoral : c’est que la mer est belle par hypallage à cause de ce qui s’y reflète, à moins
que ce ne soit le reflet lui-même qui devienne beau à cause de la mer ; l’objet reflété et
Le sens de φαίνει est bien le même dans les deux cas : le verbe indique un « reflet » 249 ;
mais, comme le signale Gow 250, c’est ordinairement le composé ἐμφαίνειν (« faire
apparaître [dans un miroir] »), ἐμφαίνεσθαι (« se réfléchir ») qui a ce sens (cf. Platon,
Timée, 71b ; République, 402b). Si le verbe avait Galatée pour objet, il signifierait,
selon Gow, que les flots « font apparaître » la nymphe, la font émerger, dans la mesure
où Galatée relève du domaine marin ; mais, comme le montre la deuxième partie de
l’idylle, cette interprétation est en partie erronée parce que Galatée naît justement
d’un reflet du Cyclope et n’appartient au monde marin qu’en tant que reflet aquatique.
Les scholies donnent ici la variante ῥαίνει (« aspergent ») qui serait plus adaptée si
le pronom désignait bien le chien : cette relation n’a pas lieu d’être et le verbe trans
mis par les manuscrits doit être maintenu. La leçon ῥαίνει, beaucoup plus pauvre
pour le sens, s’explique aussi sans doute par une faute d’onciale entre Φ et Ρ.
ἅσυχα. Cet adjectif neutre employé adverbialement est souligné par sa position
initiale dans le vers et par la coupe qu’il convient de placer après le premier pied.
Cette insistance invite à établir sans ambages une relation avec l’emploi équivalent
du neutre ἁδέα à l’ouverture du vers 9 : ces deux termes mettent en valeur les
deux caractéristiques essentielles de l’univers bucolique que sont la douceur et la
tranquillité 251. Dans le même temps, la nature paisible est en communion avec la
douceur musicale dont se berce Polyphème.
produit à la césure un hiatus dont la poésie bucolique ne donne que peu d’exemples
(cf. Idylle VII, 8) ; l’hiatus pourrait lui aussi participer de l’harmonie imitative du
vers et mériterait à ce titre d’être conservé. Toutefois, le génitif semble ici plus sûr et
doit renforcer la cohésion du vers, mais rien n’empêche de considérer que le rivage
résonne sous l’effet du clapotis de l’eau : les éléments naturels ont leur musique
propre qui ne doit être troublée ni par les aventures galantes du Cyclope et de Galatée,
ni par la course de la chienne.
φράζεο. Cet impératif moyen se retrouve en même position initiale dans le refrain
d’incantation de l’Idylle II (v. 69, 75, 81, 87, 93, 99, etc.). La graphie éolienne du
verbe (φράσδεο) n’est pas retenue ici (ni dans l’Idylle II ; voir cependant I, 102 ;
XX, 7), pas plus que pour καχλάζοντος au vers précédent. Le verbe φράζομαι
est construit comme un verbe d’effort avec une complétive au subjonctif introduite
par μή.
τᾶς παιδὸς. L’ambiguïté est enfin levée entre les deux « personnages » féminins ;
il s’agit bien de Galatée, désignée par le terme παῖς employé au féminin comme pour
Hélène en XVIII, 13. Il faut noter que ce terme est souvent utilisé pour désigner la
personne aimée, au masculin (cf. XIII, 6 ; XX, 39 ; XXIX, 1, etc.) ou au féminin (cf.
V, 105 ; X, 15, 25) : l’emploi est peut-être ironique de la part du locuteur qui s’adresse
à Polyphème.
ἐπὶ κνάμαισιν ὀρούσῃ. Théocrite détourne sans doute ici le datif pluriel homé
rique κνήμῃσιν qui est employé uniquement dans un vers formulaire de la scène
typique d’armement (cf. περὶ δὲ κνήμῃσιν ἔθηκε, Il., III, 330 ; XI, 17 ; XVI, 131 ;
XIX, 369). En donnant une couleur dorienne à la forme homérique, Théocrite la
change de contexte et, au lieu d’envisager la protection des jambes du soldat par une
pièce de cuirasse adaptée, c’est la protection des jambes d’une jeune fille dont il faut
se soucier. Les emplois parallèles d’Homère cités ci-dessus laissent penser que nous
avons ici une tmèse avec ἐπὶ … ὀρούσῃ. On rapprochera cette fin d’hexamètre de
la clausule épique ἐπ᾽ ἀλλήλοισιν ὄρουσαν (Il., XIV, 401 ; XVI, 430 ; Hésiode,
Bouclier, 412, 436) qui est reprise par Théocrite en XXII, 142 256.
Les sonorités de cet hexamètre sont très recherchées et équilibrées tant au niveau
du consonantisme que du vocalisme. Dans la suite du vers 12, le poète travaille tou
jours les gutturales qui sont ici représentées par deux occurrences et réparties tout au
long du vers avec harmonie de sorte que les deux ksis encadrent l’hexamètre tandis
qu’alternent régulièrement l’aspirée et la sourde. Pour ce qui est du vocalisme, on
note que l’hexamètre est entièrement construit à l’aide des trois sonorités a / e / o,
jusqu’au dernier verbe qui se détache de cette harmonie pour mieux exprimer le
déchirement qu’il évoque. L’équilibre se retrouve encore dans l’écho intéressant qui
se produit entre les deux trochées des deuxième (ἐρχο-) et quatrième (δὲ χρό-) pieds
où la métathèse des consonnes provoque une variation sonore qui ne perturbe pas
tout à fait l’écho interne.
de la chienne qui peuvent ressortir aussi bien de la peur que d’une certaine forme
d’attirance 257.
κατὰ … ἀμύξῃ. Comme au vers précédent, le second hémistiche est encadré par
une tmèse, qui a ici en outre une valeur figurative de l’action verbale ainsi désignée :
de même que la peau de Galatée risque d’être déchirée par les morsures de la chienne,
de même le verbe est scindé par l’interposition de son complément d’objet. Théocrite
n’emploie pas ailleurs ce composé verbal, mais il utilise le verbe simple au sens
propre (XXVII, 18) ou figuré (XIII, 71).
une distribution équilibrée des sonorités : le poète travaille ici plus particulièrement
sur les dentales dont il offre successivement deux inventaires équivalents, formés de
la sonore, de l’aspirée et de deux sourdes ; on a en effet la succession δ τ θ τ dans
le premier hémistiche, reprise dans un ordre légèrement différent au centre du vers
dans le verbe διαθρύπτεται (δ θ τ τ) ; la clausule du vers ne comporte, quant à elle,
qu’un unique θ, objet du déplacement dans les deux séries précédentes.
On doit enfin souligner que ce vers est le seul de la chanson de Daphnis à comporter
une phrase complète, mais qui ne parvient pas à remplir la totalité de l’hexamètre.
Toutes les autres propositions du chant débordent en effet de l’unité hexamétrique et
jouent de multiples enjambements. La brièveté de la proposition donne à celle-ci une
place à part dans le chant, qui est peut-être l’indication d’une valeur spéciale dans
la construction globale du sens ; cette brièveté permet aussi de mettre en valeur le
recours à l’image homérique qui suit, et donc le caractère éminemment littéraire de
l’écriture.
la leçon αὐτόθε donnée par le manuscrit P contre la leçon αὐτόθι des autres
manuscrits. Dans la structuration de la relation entre les deux personnages, le là-bas
de la mer s’oppose à l’ici de la terre ferme du point du vue dominant du Cyclope 262.
On notera aussi 263 que cet adverbe, qui est une relative rareté homérique (deux occur
rences seulement dans l’Iliade, XIX, 77 et XX, 120, et deux dans l’Odyssée, XIII, 56
et XXI, 420), prépare déjà l’introduction de deux raretés homériques dans la suite du
vers.
τοί. Comme aux vers 6 et 10, il faut comprendre qu’il s’agit du pronom personnel
de deuxième personne, indiquant le destinataire des minauderies.
266. Plus de renseignements sur les cardons antiques (mangés en « artichauts ») sont fournis par
S. Amigues (éd.), Théophraste. Recherches sur les Plantes. III, Livres V et VI, Coll. des
universités de France. Série grecque 359, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 176, note 26.
108 cyclopodie
le cas chez les poètes alexandrins 267 : ainsi que l’ont remarqué divers critiques 268, la
comparaison développée ici par Théocrite se souvient très probablement d’une image
de l’Odyssée (V, 328-330) :
ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ὀπωρινὸς Βορέης φορέῃσιν ἀκάνθας
ἂμ πεδίον, πυκιναὶ δὲ πρὸς ἀλλήλῃσιν ἔχονται,
ὣς τὴν ἂμ πέλαγος ἄνεμοι φέρον ἔνθα καὶ ἔνθα·
Comme lorsque le Borée à la fin de l’été emporte des chardons à travers la plaine
– et ceux-ci se trouvent abondamment mêlés les uns aux autres –, ainsi à travers la
mer les vents emportaient le radeau ici et là.
καπυραί. L’adjectif καπυρός est à prendre dans un sens propre au moins dans
un premier temps et désigne le caractère desséché de la plante, résultant de l’action
du soleil estival évoqué dans la subordonnée qui suit. Théocrite cependant semble
employer plus volontiers des sens détournés, soit en donnant, de manière exception
nelle, une valeur active (et non passive) à l’adjectif comme en II, 85, où καπυρός
qualifie l’amour comme maladie « desséchante », soit en recourant au sens figuré
de « mélodieux » (VII, 37). Cette tendance à éviter le sens propre de l’adjectif peut
être une invitation à rechercher ici un double sens possible : car, tout en qualifiant la
plante présente dans le comparant, l’adjectif en vient indirectement à qualifier aussi
la jeune fille du comparé ; or, l’adjectif καπυρός semble s’être spécialisé dans le sens
de « joyeux », voire « licencieux », comme en témoignent les dérivés καπυρίζω ou
καπυριστής que l’on trouve chez Strabon 272. Théocrite ne voudrait-il pas suggérer
par cet adjectif que Galatée se moque de Polyphème ou qu’elle lui fait bel et bien des
avances sexuelles ? Un tel glissement est en tout cas facilité par la présence du nom
χαῖται dans le groupe nominal.
seule occurrence en ce sens chez Théocrite. Les scholiastes indiquent que le mot cor
respond précisément au terme technique πάππος, « aigrette duveteuse » du chardon
en particulier : χαίτη γὰρ τῆς ἀκάνθης ὁ πάππος. La notion de chevelure se
retrouve assez systématiquement pour ces éléments végétaux (cf. par ex. ὑψικόμων
δονάκων dans AP, VI, 168).
Le groupe nominal est surtout remarquable pour ses sonorités avec le quadruple
emploi de la diphtongue [ai] et la structure symétrique dentale - gutturale / gutturale -
dentale qui finit par isoler au centre du groupe la séquence -πυρ- qui semble indiquer
que le « feu » (ὁ πῦρ) du soleil a été absorbé par le chardon (voir remarques ci-après
sous φρύγει). On mettra cette séquence « syllabique » en rapport avec la couleur de
poil de Daphnis au vers 3 de l’idylle (πυρρός) : n’y aurait-il pas une relation à établir
entre le duvet desséché de ce chardon et le poil roux de Daphnis ?
τὸ καλὸν θέρος. Ce groupe nominal est fortement mis en valeur par le système
des coupes dans la partie médiane du vers : on le retrouve dans la même position
métrique en XXI, 26. Cette insistance s’explique sans doute par le fait que la saison
en question, l’été, permet de faire le lien entre le récit-cadre (puisque le terme est déjà
employé au vers 4 : cf. remarques ad loc., p. 74) et les chants insérés.
Nous avons ici la troisième occurrence de l’adjectif καλός : la qualification peut
sembler pauvre et topique à première vue, dans la mesure où l’été est toujours une
belle saison. Toutefois, le topos est renouvelé de plusieurs manières : tout d’abord,
par comparaison avec le récit-cadre, il apparaît que l’été peut aussi être une saison de
tension et de rivalité ; si l’été est qualifié de « beau », c’est justement par opposition
avec cette rivalité initiale que l’on semble devoir retrouver dans l’opposition entre
Polyphème et Galatée ; or, ici, nous avons en réalité une métaphore atemporelle, qui
échappe de ce fait à l’imperfection du monde réel. On peut donc dire que l’adjectif
καλός renvoie précisément et volontairement à l’image topique du bel été, mais
d’une manière distanciée, en désignant le topos comme tel au lieu de le reproduire
platement. En outre, la scansion brève de l’adjectif κᾰλός, semblable à celle de
l’occurrence du vers 11 où l’adjectif qualifiait la mer (κᾰλά, voir ad loc.), s’oppose à
la scansion longue du vers 14 (κᾱλόν) où l’adjectif se rapporte à la peau de Galatée :
on voit que les différentes reprises de l’adjectif servent à créer un réseau signifiant
réparti entre d’une part le κᾰλός de la beauté naturelle (celle des flots, de l’été) et
d’autre part le κᾱλός de la beauté féminine (et peut-être artificielle ?) de Galatée :
cette opposition prépare bien sûr la formule finale du chant de Daphnis au vers 19
(voir infra ad loc. p. 118-119).
φρύγει. Il n’y a pas lieu de retenir la leçon φλέγει du manuscrit Q qui semble
bien devoir être une glose du verbe φρύγει par une forme plus ordinaire. Par son
aspirée initiale, ce verbe dissyllabique en position finale annonce la série verbale du
vers suivant (voir v. 17). On le retrouve en position homotaxique au futur en VII, 66,
dans un contexte où le feu est omniprésent du fait de l’anaphore très bucolique
commentaire 111
du datif πυρί 274 : le rapprochement de ces deux passages renforce sans doute ici
le lien faussement étymologique entre καπυραὶ et φρύγει. Théocrite emploie ce
verbe également en XII, 9 (dans un lien explicite avec le soleil), et en [IX], 12 où le
génitif absolu τῶ δὲ θέρευς φρύγοντος semble être le simple décalque de la pré
sente subordonnée temporelle. La position terminale de ce verbe dans la première
partie de la comparaison souligne que celle-ci met fortement en évidence le motif
de la chaleur brûlante qui est symbolique de l’action de la passion : il y a donc une
sorte de déplacement du rapport analogique. Alors que l’image initiale semble en
effet devoir insister sur la versatilité et l’instabilité féminines, elle accorde de fait
une place non négligeable au feu métaphorique de la passion (qui prend plus de relief
dans l’Idylle XI) : c’est sans doute que celui-ci est ici une explication à l’inconstance
des femmes.
Mais le verbe se retrouve deux vers plus loin dans le même fragment de Sappho pris
dans une opposition similaire (fr. 1, 23-24 LP) :
αἰ δὲ μὴ φίλει, ταχέως φιλήσει
κωὐκ ἐθέλοισα.
Une telle formulation, que l’on retrouve par exemple jusque dans la fameuse Habanera
de Carmen de Bizet, est en effet simplement caractéristique des errements initiaux
de l’amour qui se cherche ou qui louvoie. Callimaque, dans son Épigramme 31
(= AP, XII, 102), évoque lui aussi une semblable ambivalence de l’amoureux, tantôt
poursuivant, tantôt ignorant un être qui manifeste une attitude contraire à la sienne
(v. 5-6) :
χοὐμὸς ἔρως τοιόσδε· τὰ μὲν φεύγοντα διώκειν
οἶδε, τὰ δ᾽ ἐν μέσσῳ κείμενα παρπέτεται.
Ainsi va mon amour : ce qui le fuit, il sait courir après ; ce qui est là à sa portée, il
passe à côté.
καί. La conjonction est répétée trois fois dans ce vers et le suivant, toujours à des
places emphatiques ; il y a anaphore dans ces deux vers successifs, ce qui prolonge
partiellement les sonorités du premier hémistiche du vers 16. L’insistance de la coor
dination est ici le signe même de l’inconstance de l’amour et de son caractère impré
visible qui peut prendre à la fois une attitude et son contraire.
dans la réalisation concrète d’un baiser) manifeste le rapport interprétatif qui s’établit
entre le cadre bucolique et le dialogue mythologique.
τὸν ἀπὸ γραμμᾶς κινεῖ λίθον. L’expression de Théocrite est proverbiale (cf.
Plutarque ci-dessous) et fait référence au jeu de la πεσσεία, proche de nos échecs,
dans lequel les pions (λίθος) étaient disposés sur cinq lignes (γραμμαί) ; la ligne
centrale était appelée « ligne sacrée » (ἱερὰ γραμμή ou simplement ἱερά), et il faut
comprendre que Théocrite la désigne ici de manière apparemment inhabituelle par le
seul terme γραμμή ; le pion représentant le roi (βασιλεύς), qui était situé sur cette
ligne sacrée, n’était déplacé par le joueur qu’en dernière extrémité. On trouvera dans
le commentaire de Gow 279 tous les textes parallèles qui permettent d’éclairer notre
passage : Pollux, 9, 97 qui donne les fragments de Sophocle (fr. 429 Radt), Sophron
(fr. 127 K.), Alcée (fr. 82 Bergk = 351 Voigt), ainsi que les allusions chez Platon
(Lois, 739a) et Plutarque (Mor. 783b, 975a, 1116e). Beckby 280 signale aussi Nicarque,
AP V, 40, 5 ; on y ajoutera encore épicharme, fr. 225 Kaibel. L’expression désigne
donc métaphoriquement une tentative désespérée ou marque l’annonce prochaine
de la défaite : dans notre contexte, le locuteur veut faire entendre au Cyclope que
Galatée va tout faire pour essayer de le séduire ; dans ce cas, la ligne pourrait aussi
représenter la séparation entre la mer et la terre ferme, à savoir la ligne que constitue
le rivage et la pierre, dès lors, pourrait figurer l’écueil marin que représente Galatée ;
bouger la pierre depuis la ligne du rivage pourrait alors signifier que Galatée pourrait
aller jusqu’à quitter son milieu marin pour rejoindre le Cyclope (voir ci-après les
remarques sur le terme λίθος). Hunter signale fort judicieusement 281 que c’est
Palamède, l’ennemi d’Ulysse, qui passe pour avoir inventé le jeu de πεσσεία : dans
ces conditions, l’expression pourrait être particulièrement bien choisie soit que l’on
considère que Polyphème, par certains aspects, se rapproche d’Ulysse, soit que l’on
souscrive à l’hypothèse de Hunter 282 selon laquelle le locuteur anonyme du chant de
Daphnis ne serait autre qu’Ulysse lui-même.
Il faut enfin noter la valeur descriptive de l’expression ici : en effet, au moment où
le locuteur évoque le fait de « déplacer la pierre », le vers mime ce déplacement par
la disjonction qui affecte le terme λίθον séparé de son article et rejeté au-delà d’une
coupe hephthémimère secondaire.
λίθον. Parmi les cinq occurrences que le Corpus Theocriteum contient du terme
λίθος, deux figurent dans notre idylle ; le terme en effet sera repris au vers 38 où il est
associé, dans une comparaison, à la blancheur des dents du Cyclope (cf. infra p. 168).
Or la blancheur est aussi une caractéristique de Galatée dont le nom évoque le lait ; il
ne serait pas étonnant de découvrir un réseau de significations qui, partant du jeton de
la dernière chance déplacé par Galatée, nous conduirait jusqu’au Cyclope lui-même.
La comparaison ultérieure de ce dernier avec la pierre de Paros est peut-être suggérée
dans le cadre de la responsio bucolique par l’expression populaire employée ici par
le locuteur anonyme.
ἦ γάρ. Ce couple de particules est fréquent chez Théocrite, qui le reprend même
dans cette idylle en tête du vers 35 (cf. aussi I, 16, 130 ; II, 155 ; VII, 31, 96 ; XXII,
207 ; XXV, 205). Il se trouve déjà chez Homère avec un sens affirmatif (cf. Il., I,
78, etc. ; Od., XVI, 199, etc. ; Sophocle, Ajax, 1330, etc.) 283. Lorsqu’il n’est pas placé
en tête de vers ou de phrase, ce groupe suit d’ordinaire une pause importante comme
le souligne ici la pause bucolique. D’autres exemples sont cités par Hatzikosta 284.
πολλάκις. Cet adverbe temporel, qui introduit dans la formule finale l’idée d’une
répétition fréquente du comportement décrit, semble devoir s’opposer à l’adverbe
πρᾶν du vers 35, qui suit lui aussi le couple de particules ἦ γάρ : dans cette dernière
occurrence, l’expérience du Cyclope n’est pas répétitive ; elle est tout à fait singulière.
Ce passage du comportement commun à l’événement unique révèle en partie la clé
de la réponse de Damoitas à Daphnis. L’attitude du Cyclope dans le chant de Daphnis
est assez surprenante (notamment parce qu’elle s’oppose radicalement à celle que
nous lui connaissons dans l’Idylle XI) : lui qui n’est pas beau et qui ne doit avoir
en principe aucun succès auprès des jeunes filles se trouve être l’objet des avances
et taquineries amoureuses répétées de Galatée ; pourtant, il joue les indifférents et
n’y répond pas. Le locuteur se fait donc un devoir de lui rappeler que l’amour est un
sentiment versatile et qu’il devrait saisir cette occasion qui ne se représentera peut-
être pas : car c’est une loi assez généralement observée selon laquelle l’amour et la
beauté ont partie liée et ont une influence réciproque. Donc si, grâce à l’amour, ce
qui n’est pas beau peut souvent paraître beau, le Cyclope doit y trouver l’occasion de
cette métamorphose, toute subjective et temporaire qu’elle soit. C’est en fait contre
ce caractère éphémère que Damoitas va faire s’exprimer le Cyclope qui, à partir
d’un événement singulier, va émettre un jugement définitif sur sa personne dont il va
commencer à construire le mythe (voir infra).
287. Cf. Gow (éd.) 1952, II, p. 69, note au vers 24.
118 cyclopodie
littérature que le monstre sanguinaire a été transformé en quelque chose de beau, car
il n’est pas de monstre odieux qui, par l’art imité, ne puisse plaire aux yeux.
τὰ μὴ καλὰ καλὰ. L’adjectif καλός, qui a déjà été employé trois fois dans le
chant de Daphnis, connaît deux nouvelles occurrences dans le dernier hémistiche de
ce même chant. Il ne sera repris que trois fois dans la suite de l’idylle, avec deux
occurrences au seul vers 36 dans le chant de Damoitas (voir ci-dessous ad loc. p. 161-
162). Cette double occurrence finale se caractérise, comme l’ont bien remarqué les
commentateurs, par la différence de quantité de la syllabe initiale de l’adjectif : la
première occurrence comporte une brève, la seconde une longue pour le temps marqué
du dactyle cinquième. De telles différences de quantité pour un même mot employé
dans le même vers ne sont pas rares dans la poésie grecque, notamment en ce qui con
cerne cet adjectif καλός dont la scansion posait quelques problèmes puisque l’alpha
long régulier de la poésie épique archaïque était concurrencé par certains emplois
plus exceptionnels avec un alpha bref (Hymne homérique à Aphrodite, 29 ; Hésiode,
Théogonie, 585 ; Travaux, 63). C’est sans doute cette ambivalence qui a pu conduire
les poètes alexandrins à combiner les deux scansions au sein d’un même vers : cf.
Callimaque, Hymne à Zeus, 55 289 ; Ép. 29, 3 ; Hérondas, VII, 115 ; Rhianos, fr. 68
Powel ; Léonidas de Tarente, AP VII, 726, 10, etc. De telles combinaisons ne sont pas
rares non plus dans le corpus de Théocrite puisqu’on trouve la double scansion pour
ἴσον … ἶσον en VIII, 19 et pour Κύπρις en XVIII, 51 ; toutefois, Théocrite préfère
le plus souvent le maintien de la même quantité comme le prouvent ici les exemples
des vers 8 (τάλαν τάλαν) et 36 (καλὰ … καλὰ). Si, au vers 36 de notre idylle, le
poète prend bien soin de garder la même scansion brève pour cet adjectif καλός
rapprochements entre les êtres, l’amour est capable de maintenir et de renforcer ces
liens.
Dans ce vers, le narrateur initial reprend la parole pour ménager une transition
entre les deux chants insérés et introduire la nouvelle voix de Damoitas. On trouve le
même type de transition par exemple en IX, 14 (οὕτω Δάφνις ἄεισεν ἐμίν, οὕτω
δὲ Μενάλκας). L’intervention du narrateur est favorisée si l’on considère qu’un
léger interlude musical vient interrompre le flux de parole des deux concurrents (voir
la construction et le sens de ἀνεβάλλετο ci-après : la voix du narrateur peut se loger
dans ce silence de la fiction narrative). Le récit-cadre reste cependant discret en ne se
prolongeant pas au-delà d’un vers.
Δαμοίτας. C’est la deuxième occurrence de ce nom propre dans cette idylle (voir
supra les remarques au vers 1 p. 62-64). On note que la place du nom dans le vers
progresse du premier au deuxième pied. Ce nom est le seul à correspondre dans le
vers à un spondée : il prend ainsi de l’importance. La mention de Damoitas renvoie à
celle de Daphnis au vers 5, qui introduisait le chant précédent.
chanter et jouer de la musique), même si, dans l’Idylle VIII (autre idylle mettant en
scène des chanteurs bucoliques au nombre desquels figure à nouveau Daphnis), c’est
bien la construction avec l’infinitif qui est retenue (VIII, 71) :
Δεύτερος αὖ Δάφνις λιγυρῶς ἀνεβάλλετ᾽ ἀείδειν·
À son tour, en deuxième position, Daphnis se lança dans un chant harmonieux.
293. Ces corrections sont signalées par Fritzsche (éd.) 1870, p. 188.
122 cyclopodie
εἶδον. Ce verbe, qui forme un spondée initial répondant à celui représenté par le
verbe βάλλει au vers 6, éclate en tête de la réponse du Cyclope qui affirme à la fois
sa personne agissante et sa capacité à voir, en dépit de son infirmité monoculaire.
En posant ainsi le personnage, il répond avec simplicité et efficacité au reproche du
vers 8 dans le chant de Daphnis (καὶ τύ νιν οὐ ποθόρησθα). La première per
sonne adoptée ici par le locuteur vient logiquement à la suite de l’interpellation à
la deuxième personne du chant précédent : Daphnis, qui avait adopté un point de
vue extérieur, a obligé, par sa stratégie d’énonciation, Damoitas à prendre celui de
Polyphème – ce qui, eu égard à la tradition littéraire, était sans doute plus difficile.
Le choix de ce verbe de perception εἶδον éclate en outre comme un défi par rapport
à cette même tradition épique : Polyphème est avant tout la victime aveuglée par
Ulysse ; il s’affranchit donc de cette image pour se poser comme un voyant et c’est ce
thème de la vue qui sera le plus important dans le chant de Damoitas : cf. la suite des
vers 22-25 et les vers 35-38 294.
Il convient de noter que ce verbe n’a pas de complément d’objet exprimé expli
citement : le contenu de la vision du Cyclope est donc à reconstruire par le lecteur.
Cette absence de précision peut laisser entendre que ce contenu est vide ou qu’il n’est
pas possible au Cyclope de l’exprimer. Ce complément implicite est naturellement
Galatée elle-même qui reparaît comme sujet du verbe subordonné en fin de vers : il
n’est pas anodin que Polyphème ne prononce pas ici le nom de la nymphe.
Cette filiation de Pan paraît en outre installer la divinité dans une atmosphère éro
tique singulière qui semble particulièrement adaptée au cas du Cyclope – qui n’est
pas sans lien de ce fait avec le personnage d’Hylas de l’Idylle XIII 299 : pour reprendre
des analyses de Borgeaud, on ne peut en effet manquer de rappeler que « peur et désir,
rapportés à Pan, apparaissent placés sous le signe de l’inconsistance et de l’illusion.
Ce désir vain est à cette peur vaine ce que la poursuite d’une voix sans corps, ou
d’un corps fantasmagorique, est au mouvement créé par l’approche d’un ennemi
illusoire. […] Répulsion et attrait ont ceci de commun que l’objet leur échappe.
Confrontée à ce manque, la victime de Pan devient un fabricant d’images : délire,
rêves et visions comblent un vide, et correspondent par là à la musique du dieu, cette
syrinx emplie du souffle d’un amour déçu 300 ». Toute cette analyse semble pouvoir
s’appliquer à la lettre à la figure de Polyphème. Si le Cyclope est bien en proie à une
folie panique comme pourrait le révéler cette invocation initiale et comme l’indique
clairement dans l’Idylle XI l’expression ἤρατο … ὀρθαῖς μανίαις (v. 10-11), il
n’y a pas lieu de s’étonner du changement d’attitude de Polyphème d’une idylle à
l’autre : son mouvement de répulsion ici n’est que le pendant négatif de son attirance
pour Galatée dans l’Idylle XI. Or, comme nous le verrons plus loin, c’est bien d’une
Galatée imaginaire et sans corps, fruit des visions de Polyphème (d’où l’importance
du verbe εἶδον), sorte de double maritime de la nymphe Écho poursuivie par Pan,
dont parle notre idylle (voir infra les remarques aux vers 35 sq.).
Enfin, d’un point de vue interne à l’idylle, il faut noter que l’invocation à Pan
à l’ouverture du chant de Damoitas se substitue au vocatif de l’apostrophe (ὦ)
Πολύφαμε (v. 6 et 19, cf. notes ad loc.) dans le chant de Daphnis. Le choix énon
ciatif de Daphnis était en effet assez contraignant : le locuteur restait anonyme et
s’adressait directement et explicitement à Polyphème. Dans sa réponse, Damoitas est
contraint de choisir le point de vue de ce dernier tout en se tournant vers un interlo
cuteur dont il ignore le nom : il ne peut donc l’apostropher. On peut penser que cette
situation embarrassante a poussé Damoitas à remplacer l’apostrophe impossible ou
improbable (le Cyclope est essentiellement solitaire et on ne lui connaît pas d’ami)
par cette adresse à Pan. Dans ces conditions, la répétition du vocatif Πολύφαμε dans
le chant de Daphnis doit trouver ici son correspondant : il peut être reconnu dans la
mention d’un second personnage extérieur à notre histoire, la vieille Cotyttaris au
vers 40 à la clôture du chant (cf. note ad loc. p. 176-178).
ἁνίκ᾽ ἔβαλλε. C’est le second renvoi au vers 6 dans le même vers, mais il faut
ici noter le renversement de place à l’intérieur de l’hexamètre et le changement de
temps : l’imparfait à la clausule du vers (soulignée par la pause bucolique) remplace
le présent de l’incipit. L’imparfait (avec sa valeur de répétition et de durée) signale
a posteriori que le Cyclope a bel et bien observé durablement le manège de Galatée.
Ce verbe est employé sans sujet explicite : le nom de Galatée disparaît dans le propos
du Cyclope. Ce double phénomène (renversement hétérotaxique et éviction du sujet)
tend à mettre le Cyclope au premier rang : cet être solitaire a du mal à se décentrer ; il
n’envisage le monde et les autres qu’à partir de sa propre existence. Sur cette ellipse,
on se reportera aussi au vers suivant.
κοὔ μ᾽ ἔλαθ᾽. L’expression forme un pléonasme par rapport au verbe εἶδον qui
occupait la même position initiale au vers précédent ; après une première expression
positive de l’acte de voir, c’est la même idée qui est reprise ici sous forme négative.
Toutefois ce pléonasme est atténué par le changement de point de vue qui est opéré :
le Cyclope passe de sujet à la fonction d’objet et c’est ici Galatée qui est devenue le
sujet du verbe. Pourtant on observera que, de même que l’objet du verbe était sous-
entendu, de même ici, en dépit du changement de sujet, la figure de Galatée n’est pas
grammaticalement présente dans la phrase ; on devrait avoir le participe βάλλουσα,
qui est soigneusement évité. L’objet de la vision du Cyclope est donc évacué, quelle
que soit sa position grammaticale : cette ellipse n’est pas la seule de ce vers (voir la
remarque suivante).
οὐ τὸν ἐμὸν τὸν ἕνα γλυκύν. Dans cette expression bien délimitée par la coupe
située après le premier pied et la pause bucolique (sur la coupe principale penthémi
mère, voir ci-dessus) figure une nouvelle ellipse : celle du terme ὀφθαλμόν. Celle-ci
permet d’édulcorer l’aspect monstrueux du Cyclope qui ne dit pas explicitement ce
qu’il a de doux et d’unique. Pour qui ne connaîtrait pas le Cyclope, en dépit de la
126 cyclopodie
tradition littéraire, les propos de Polyphème sont très ambigus. En outre, l’ellipse
instaure d’ores et déjà un parallèle entre Galatée et l’œil du Cyclope : Polyphème
éprouve le même sentiment de pudeur à l’égard de l’une comme de l’autre et ne
parvient pas plus à les nommer l’une que l’autre : on se reportera pour cette corres
pondance aux vers 35 et suivants.
L’expression en revanche trouve en quelque sorte son équivalent complet au
vers XI, 53 prononcé par le même Polyphème prêt à tout pour obtenir l’amour de
Galatée, même s’il doit y laisser la vie et son œil unique :
καὶ τὸν ἕν᾽ ὀφθαλμόν, τῶ μοι γλυκερώτερον οὐδέν.
Et mon œil unique qui est mon bien le plus doux.
Headlam 306 cite de nombreux parallèles à ce vers, donnant des invocations aux yeux 307.
Le commentateur justifie l’ellipse (similaire à celle de notre passage théocritéen) du
nom commun ὀφθαλμούς par la mise en scène : la locutrice (Koritto) fait un geste et
touche ses yeux au moment où elle prononce la formule par laquelle elle jure. Dans
le texte d’Hérondas, ce geste est en effet souligné par un démonstratif : on attendrait
certes plutôt τούσδε pour la première personne, mais de façon exceptionnelle οὗτος
peut également désigner la première personne, comme l’indique Humbert 308. Chez
Théocrite, on retrouve un jurement similaire, mais non elliptique, en XXIV, 75,
lorsque Tirésias donne à Alcmène des explications sur l’événement nocturne qui a vu
le jeune Héraclès triompher des serpents envoyés par Héra :
ναὶ γὰρ ἐμὸν γλυκὺ φέγγος ἀποιχόμενον πάλαι ὄσσων…
Oui, par la douce lumière partie depuis longtemps de mes yeux…
On notera que cet appel aux yeux a quelque chose d’inattendu chez Théocrite : dans
un cas c’est un aveugle qui parle, dans l’autre c’est un être monstrueux à l’œil unique.
Il faut donc une sorte de déficience oculaire pour que l’invocation puisse se faire,
comme si celle-ci devait compenser celle-là. Le Cyclope d’ailleurs en profite pour
souligner la valeur de sa vue.
τὸν ἕνα. Nous avons ici la première mention dans le poème de l’unicité de
l’œil du Cyclope : on se reportera au vers 36. L’Idylle XI est encore plus explicite
puisque le terme ὀφθαλμός est employé non seulement au vers 53 déjà cité, mais
aussi au vers 33 (εἷς δ᾽ ὀφθαλμὸς ὕπεστι) qui complète le portrait que Polyphème
fait de lui-même en s’attardant longuement sur son unique sourcil (v. 31-32). Dans
l’Odyssée, si le singulier est récurrent (IX, 333, 383, 387, 394, 397, 453, 503) à
propos de l’œil du Cyclope qu’Ulysse forme le projet de crever à l’aide d’un pieu,
aucune description précise n’est donnée de la face de Polyphème et le texte n’insiste
jamais sur le caractère unique de cet œil comme le fait ici Théocrite.
γλυκύν. Le masculin de cet adjectif est toujours situé avant la pause bucolique
(cf. par ex. XI, 22-23). Si dans l’Idylle XI Théocrite conserve l’expression homérique
de « doux sommeil », ici l’adjectif γλυκύς glisse par métonymie de l’agent extérieur
à l’objet qui subit l’action du sommeil. Mais la qualification de γλυκύς est peut-être
plus large encore ici : l’œil est doux au Cyclope à cause de ce qu’il lui permet de
voir ; en l’occurrence, il s’agit de Galatée.
312. Sur ce type de forme, voir la remarque de Jebb (éd.) 1932, p. 145 à Philoctète, 895.
313. Heinsius 1604, p. 332.
314. Bernsdorff 1994, p. 47.
315. Fritzsche (éd.) 1870, p. 189.
commentaire 129
ce que fait Fritzsche. On peut penser qu’une confusion est possible entre ποθ et περ
si l’ouverture du thêta est suffisamment importante. Toutefois, l’opinion de Fritzsche
vaut surtout de manière absolue, hors contexte. Il est vraiment permis d’envisager
que le Cyclope fasse ici référence à l’emploi du vers 8 : il ne parle pas de son acuité
visuelle de façon générale, mais renvoie à la situation présente qu’on lui a reproché
de ne pas « regarder ». Il convient d’utiliser à bon escient les remarques de Fritzsche
dont Gow lui-même, qui se range pourtant à la correction d’Heinsius, dit qu’elles
méritent attention. Fritzsche a raison de défendre l’indicatif, mais il faut, pour le
sens et l’emploi du composé qui est en effet peu attendu en dehors du contexte,
renvoyer aux critiques qui ont été faites au Cyclope et auxquelles celui-ci s’efforce de
répondre 316. L’usage du moyen (qui n’est pas inconnu d’Homère, cf. Od., XVI, 107)
n’a rien ici de surprenant : le Cyclope envisage l’action de regarder pour lui-même
et par rapport à lui-même puisqu’il ne donne aucun contenu à ce regard. Ce qui le
contente, ce n’est pas ce qu’il regarde, mais le fait qu’il puisse regarder en dépit de
son infirmité.
ἐς τέλος. L’expression est une rareté homérique qui ne figure que dans l’Hymne
homérique à Hermès, v. 462 :
δώσω τ᾽ ἀγλαὰ δῶρα καὶ ἐς τέλος οὐκ ἀπατήσω.
Je te donnerai de superbes présents et ne te tromperai pas pour finir.
αὐτὰρ. Cette particule (fortement adversative comme le rappelle Gow 320) souligne
l’opposition entre le point de vue que le Cyclope adopte sur lui-même et ce qu’on lui
a annoncé concernant son avenir ; Polyphème ignore simplement que cet avenir n’est
pas encore advenu, alors que le lecteur d’Homère sait déjà ce qu’il en est. Comme il
arrive fréquemment, la particule est suivie par le sujet (ὁ μάντις ὁ Τήλεμος) avec
lequel Polyphème est ici en opposition. Il y a une autre occurrence homotaxique au
vers 32.
ὁ μάντις ὁ Τήλεμος. On a signalé plus haut (cf. supra les remarques au vers 1
p. 64) le rapport étroit qui s’établit d’un point de vue stylistique et euphonique
avec l’expression du vers 1 (ὁ) Δάφνις ὁ βουκόλος. Il convient ici d’ajouter deux
choses : d’une part l’évocation de ce devin homérique permet, à l’instar de la présence
du bouvier légendaire qu’est Daphnis, de renvoyer le lecteur à un monde mythique
ancien (et peut-être révolu) ; d’autre part ce personnage de parole introduit une voix
supplémentaire dans le récit, un niveau discursif de plus à nouveau inséré dans le
schéma déjà complexe de la multiplicité des locuteurs dans le poème. À cet égard,
le devin fait pendant au messager (autre voix discursive supplémentaire) invoqué
plus loin par le Cyclope, mais de manière inverse : le devin comme le messager sont
des voix exclues du récit d’un point de vue temporel, mais alors que le devin est
rejeté comme ne devant plus advenir, le messager est au contraire espéré comme un
heureux événement dans l’avenir.
Ce devin Tèlémos provient directement d’une évocation rapide que fait Polyphème
dans l’Odyssée, IX, 507-512 :
ὢ πόποι, ἦ μάλα δή με παλαίφατα θέσφαθ᾽ ἱκάνει.
ἔσκε τις ἐνθάδε μάντις ἀνὴρ ἠΰς τε μέγας τε,
Τήλεμος Εὐρυμίδης, ὃς μαντοσύνῃ ἐκέκαστο
καὶ μαντευόμενος κατεγήρα Κυκλώπεσσιν·
ὅς μοι ἔφη τάδε πάντα τελευτήσεσθαι ὀπίσσω,
χειρῶν ἐξ Ὀδυσῆος ἁμαρτήσεσθαι ὀπωπῆς.
Ah ! malheur ! oui vraiment, je le vois bien, les anciens oracles s’accomplissent. Il y
avait en ce pays un devin, noble et grand, Tèlémos, fils d’Eurymos, qui était expert
en l’art prophétique et qui servit jusqu’en sa vieillesse de devin aux Cyclopes. C’est
lui qui m’avait dit tout ce qui devait m’arriver aujourd’hui, à savoir que des mains
d’Ulysse je perdrais la vue.
C’est en effet le même terme μάντις qui désigne le personnage dans les deux passages.
La place initiale du nom propre n’est pourtant pas reproduite par Théocrite : c’est une
indication de la relégation du devin dont l’existence n’est pas plus valorisée que dans
le texte homérique ; le personnage secondaire n’est ici convoqué que pour être mis
de côté. On constate que, dans le texte homérique, Tèlémos atteint la vieillesse chez
les Cyclopes : Théocrite semble contester cette version des faits, mais le sème de la
vieillesse est conservé en étant transféré à un autre personnage œuvrant à la formation
de Polyphème : la vieille Cotyttaris du vers 40. Euripide n’évoque, quant à lui, que le
contenu de l’oracle, sans faire allusion au devin Tèlémos (Cyclope, 696-700). Mais
c’est Ovide qui, à son tour, dans ses Métamorphoses, reprendra fugitivement la figure
de Tèlémos quand il traitera des amours de Polyphème et Galatée (XIII, 770-776) :
Telemus interea Siculam delatus ad Ætnen,
Telemus Eurymides, quem nulla fefellerat ales,
Terribilem Polyphemon adit ; « lumen » que « quod unum
Fronte geris media, rapiet tibi » dixit « Ulixes. »
Risit et : « O uatum stolidissime, falleris ; » inquit
« Altera iam rapuit. » Sic frustra uera monentem
Spernit…
Cependant Tèlémos, débarqué sur la côte sicilienne au pied de l’Etna, Tèlémos, fils
d’Eurymos, qui jamais ne s’était trompé sur le vol d’un oiseau, aborde le terrible
Polyphème et lui dit : « Cet œil unique que tu as au milieu du front, Ulysse te le
ravira. » Le Cyclope se mit à rire : « Stupide devin, tu te trompes », dit-il, « une autre
me l’a déjà ravi. » C’est ainsi qu’il se moque d’une prophétie qui sera vaine, en
dépit de son caractère véritable…
Chez Ovide, Polyphème est dans l’attitude de son homologue de l’Idylle XI et son œil
est tout empli de l’image de Galatée dont il se délecte. Dans notre idylle, la situation
est bien différente, puisque le Cyclope s’ingénie à ne pas se soucier de la nymphe. On
verra néanmoins que son œil ici est peut-être tout autant plein de l’image de Galatée,
même si c’est selon d’autres modalités.
132 cyclopodie
Dans le drame satyrique d’Euripide, lorsque le Cyclope rentre chez lui et surprend
Silène en compagnie d’Ulysse, ce dernier prétend avoir mené avec le serviteur de
Polyphème des tractations d’échange. Silène s’en défend et jure de sa bonne foi sur la
tête des satyres qui composent le chœur (v. 268-269) :
ἢ κακῶς οὗτοι κακοί
οἱ παῖδες ἀπόλοινθ᾽, οὓς μάλιστ᾽ ἐγὼ φιλῶ.
Sinon, que périssent de malemort ces enfants que je chéris tant !
On retrouve, dans ces propos de Silène, les enfants comme cible de la malédiction,
avec la présence insistante de la répétition d’un terme péjoratif. On touche donc là
non à un écho du texte d’Euripide, mais plutôt à une pratique ordinaire qui consiste
à faire porter une malédiction sur des êtres chers et faibles à la fois, qui ne sont nul
lement responsables des maux dont on les accable : il y a la même situation par
exemple entre Œdipe et ses fils dans les Phéniciennes d’Euripide (v. 66-68, etc.).
Le vers se caractérise aussi par la distribution insistante de son consonantisme :
dans ce vers entièrement dactylique, la sifflante est maintenue – signe de perfidie –
dans le deuxième hémistiche ; le grondement de la liquide ρ est contingenté à
l’ouverture du vers, avant la trihémimère ; l’association gutturale - dentale - labiale
(avec aspiration dans sa première occurrence), répétée trois fois dans le vers, exprime
une menace :
ἐχθρὰ φέροι ποτὶ οἶκον, ὅπως τεκέεσσι φυλάσσοι.
ἐχθρά. L’anaphore sur deux vers consécutifs est d’autant plus significative
que l’adjectif est rare chez Théocrite où l’on ne le rencontre qu’en deux autres
occurrences (XVI, 85 et XI, 15 au superlatif). Le poète met le terme en valeur en
reproduisant, pour cette seule occurrence, à la place initiale la position homérique du
mot (cf. Il., IX, 378). La répétition est le moyen le plus sûr pour renvoyer au devin,
en ses propres termes, ses malédictions ; toutefois la reprise d’ἐχθρά est celle non
d’un terme employé par le devin, mais du qualificatif dont Polyphème affuble les
propos de celui-ci ; ce raccourci commode assure la concision du propos.
φέροι. Il ne faut pas suivre ici les manuscrits KAL qui donnent l’indicatif φέρει ;
la forme moyenne d’optatif transmise par PQWG oblige à élider la préposition qui
suit, comme s’il y avait un hiatus qui en réalité n’existe pas du fait du digamma (voir
ci-après). C’est bien la correction à l’optatif de la deuxième main des manuscrits AL
commentaire 133
ποτὶ οἶκον. Les critiques modernes ont tendance à considérer que cette expression
forme un hiatus (voir de la même manière ἀνὰ οἶκον en XXIV, 22) 321, parce que les
poètes alexandrins n’auraient plus senti à leur époque la présence d’un digamma à
l’initiale de certains mots comme οἶκος, οἶνος, ἔλπομαι, etc. 322 ; ils se seraient con
tentés de reproduire des expressions toutes faites empruntées à la poésie archaïque (cf.
pour cette expression Od., IV, 717 ; XXIV, 358 ; Hésiode, Travaux, 695). Toutefois,
si ce type d’hiatus se rencontre souvent à la césure bucolique, force est de constater
que tel n’est pas le cas ici. Il y aurait peut-être lieu de reconsidérer la sensibilité des
Alexandrins à la présence du digamma 323.
Toutefois, la situation est légèrement différente : dans l’Odyssée, à la suite d’un vol
d’aigles envoyés par Zeus, Halithersès se détache des témoins de l’événement pour
en proposer une interprétation que tous peuvent contrôler ; il annonce aux prétendants
qu’Ulysse va bientôt rentrer à Ithaque, mais Eurymachos refuse l’interprétation
des signes divins et ne voit dans les paroles du devin qu’un encouragement lancé à
Télémaque à s’opposer aux prétendants. La réfutation de la prophétie et la menace
adressée au devin ont donc lieu en présence même du devin qu’il s’agit de faire taire
et de remettre à sa place. Chez Théocrite, la malédiction est lancée contre le devin
en l’absence de celui-ci et n’est pas associée à un présage qui vient de se produire.
Toutefois, malgré ces différences, force est de constater que, dans les deux cas, c’est
la venue d’Ulysse qui est annoncée par le devin et que cette arrivée n’est pas prise au
sérieux, soit par souci stratégique chez Homère, soit par insouciante et stupide incré
dulité chez Théocrite : aussi faut-il bien comprendre que la mort d’Eurymachos qui
321. Cf. Gow (éd.) 1952, II, p. 124 ; White 1979, p. 28.
322. Cf. Mooney (éd.) 1912, p. 416.
323. Voir par ex. Casevitz 1991.
324. Cf. Dover (éd.) 1971, p. 143-144.
134 cyclopodie
sera tué par Ulysse (Od., XXII, 79-88) est, d’une certaine manière, le signe intertex
tuel du sort funeste qui attend Polyphème du fait du même Ulysse : ni l’une ni l’autre
de ses futures victimes ne prend au sérieux le présage malheureux qui la concerne.
Différente également est la situation propre du Cyclope chez Homère et chez
Théocrite par rapport à cette prophétie de Tèlémos 325 : contrairement à ce qui se
passe dans l’épopée archaïque, notre Cyclope a en effet une pleine connaissance du
contenu de la prophétie et sait donc bien, même s’il se réfugie dans la dénégation,
que son œil précieux sera anéanti par Ulysse.
πάλιν. L’adverbe introduit à dessein une certaine redondance par rapport à la for
mule καὶ αὐτὸς ἐγώ du premier hémistiche, suggérant ainsi le comportement naïf
du Cyclope. Mais l’adverbe dit plus que cela : il renvoie aussi de manière explicite
au vers 8 où le même verbe était employé pour signifier la permanence de l’attitude
du Cyclope qui refuse, quelle que soit la circonstance, de retourner son coup d’œil à
Galatée.
Le traitement des sonorités du vers fait apparaître l’importance des [a] dont l’ou
verture à répétition indique quelque chose de la jactance du Cyclope. L’effet est
renouvelé au vers suivant (voir infra). Cette présence de la sonorité [a] est en outre
une connotation possible du féminin et l’on est en droit de se demander si les propos
du Cyclope ne correspondent pas à une tentative pour masquer par un bredouillement
(suggéré par la cacophonie initiale : cf. Od., XXII, 51 : ἀλλ᾽ ἄλλα φρονέων) le
nom de Galatée qu’il s’obstine à ne pas vouloir prononcer. Tout le vers est proche en
effet par ses sonorités du vers 6 où se trouve l’unique occurrence du nom Γαλάτεια,
et il n’est pas impossible que l’on ait ici à l’œuvre une sorte d’anagrammatisation
brouillée de ce même nom propre (ἀλλ᾽ ἄλλαν τινὰ φαμὶ γυναῖκ᾽ ἔχεν) que le
Cyclope brûle de prononcer tout en se retenant de le faire pour mieux faire enrager la
nymphe.
ἄλλαν τινὰ … γυναῖκ᾽. Le terme γύνη (il est inutile de suivre Fritzsche 328 qui
voulait écrire γυνάν à la place de γυναῖκα) n’apparaît nulle part ailleurs dans cette
idylle : Galatée en effet n’a pas ce statut puisqu’elle est qualifiée de πάις au vers 13.
L’emploi de ce terme à l’attention de la jeune nymphe est forcément polémique : il
est à prendre comme une pique à l’égard de Galatée en réponse à la remarque peu
obligeante du vers 7 qui qualifiait certes Polyphème d’ἄνδρα, mais le disqualifiait
aussitôt comme homme ou époux dans le domaine sexuel (δυσέρως). Ici, en retour,
c’est le statut de la femme qui est remis en cause et dévalué puisque l’on peut en
changer.
Toutefois le sens précis de l’expression reste problématique. Dans l’Idylle XI, le
Cyclope essaie de se consoler en se disant à lui-même, sans y croire tout à fait, qu’il
trouvera bien une autre Galatée (XI, 76 : εὑρήσεις Γαλάτειαν ἴσως καὶ καλλίον᾽
ἄλλαν). Ce qui est là consolation devient ici une arme psychologique contre Galatée :
en étant délaissé, le Cyclope amoureux reste à l’image du Polyphème d’Homère qui
ne se marie pas, alors que les autres Cyclopes avaient des épouses et des familles
(cf. Od., IX, 115). Mais il faut savoir précisément de quelle manière Polyphème veut
ici faire enrager Galatée. Deux constructions sont en effet possibles du fait de la dis
jonction dans le vers entre le nom et l’adjectif : soit on maintient la disjonction dans
une construction attributive (conseillée par Dover 329 ; cette construction attributive
n’est pas sans exemple : cf. Euripide, Hippolyte, 953 : Ὀρφέα τ᾽ ἄνακτ᾽ ἔχων) – le
Cyclope indique qu’il a déjà fait son choix et qu’il n’a pas besoin de Galatée comme
femme – ; soit on préfère réunir l’ensemble des accusatifs dans un seul groupe
nominal complément d’objet – en ce cas, le Cyclope fait savoir à Galatée qu’elle
arrive trop tard et qu’il a déjà une femme, mais alors on se heurte à une difficulté
supplémentaire car, tout en ayant une femme, Polyphème envisagerait d’en avoir une
autre. En effet, comme l’a montré Hunter 330, si le vers 33 signifie que Polyphème
demande à Galatée d’être sa femme (voir ad loc.), alors soit γύνη au vers 26 ne peut
pas être pris au sens d’« épouse », mais désigne simplement un « être féminin » qui est
une relation amoureuse passagère du Cyclope, soit Polyphème exploite une tradition
qui faisait des Cyclopes des polygames : il y aurait alors un jeu interprétatif sur les
vers IX, 113‑115 de l’Odyssée :
ἀλλ᾽ οἵ γ᾽ ὑψηλῶν ὀρέων ναίουσι κάρηνα
ἐν σπέεσι γλαφυροῖσι, θεμιστεύει δὲ ἕκαστος
παίδων ἠδ᾽ ἀλόχων, οὐδ᾽ ἀλλήλων ἀλέγουσι.
mais ils sont établis au sommet de hautes montagnes dans des grottes profondes,
et chacun exerce sa loi sur ses enfants et ses épouses / son épouse sans se soucier
d’autrui.
Le pluriel ἀλόχων, qui permet d’éviter la succession peu harmonieuse de deux diph
tongues ου dans le vers, est en fait ambigu du point de vue du sens : il faut soit
le comprendre comme un vrai pluriel (chaque cyclope a plusieurs épouses), soit
l’interpréter de manière distributive (chaque cyclope a une épouse). Il y avait sans
doute bien là une difficulté pour les Grecs eux-mêmes puisqu’on voit qu’Aristote,
en évoquant assez librement ce passage dans l’Éthique à Nicomaque, 1180a 28-29,
a rétabli le singulier ἀλόχου. Un comportement polygame correspondrait bien au
caractère primitif des Cyclopes, mais il n’est peut-être pas le bienvenu dans l’univers
des idylles de Théocrite où le Cyclope apparaît beaucoup plus civilisé qu’il ne l’était
chez Homère. Il semble donc plus cohérent de choisir ici la construction attributive
qui renforce la valeur de la disposition des mots dans le vers et qui n’entraîne pas
d’écart dans la représentation du Cyclope.
ἔχεν. Cette forme est celle d’un infinitif que l’on trouve en arcadien et en dorien
(notamment à Cos) et qui correspond probablement à une forme réduite -ν de la
désinence régulière d’infinitif (-εν) accompagnée d’une voyelle thématique (ε) qui
s’insère entre cette désinence et le radical 331. C’est, dans cette idylle, la seule forme
d’infinitif présent non contracte ; la voyelle brève de la voyelle thématique est ici
exigée par la scansion (comme pour les occurrences de V, 7 et 36). On trouve dans
le corpus des formes concurrentes, et la généralisation de la forme en -ειν pratiquée
depuis Wilamowitz ne s’impose pas nécessairement.
ἃ δ᾽ ἀίοισα. Les affabulations du Cyclope ont un effet immédiat, car Galatée est
aux aguets et écoute celui qui fait mine de l’ignorer : la posture de Galatée est for
tement suggérée par le contre-rejet détaché par la pause bucolique, cependant que la
diérèse souligne la mimique de celle qui tend l’oreille pour mieux entendre. Galatée
est enfin à nouveau désignée (alors qu’elle ne l’avait pas été depuis le début du chant
de Damoitas), mais cette désignation est à la fois minimale et sournoise : Polyphème
ne donne toujours pas le nom de la Nymphe et se contente d’un pronom qui peut
d’autant plus prêter à confusion que la clausule semble partiellement répondre à
celle du vers 10 (ἃ δὲ βαΰσδει) où le même pronom désignait non Galatée, mais
le chien de Polyphème ! Pour la forme du participe, on comparera à θέοισαν 12,
παπταίνοισα 28, ἔχοισα 30. Ce verbe est peu employé par Théocrite : on trouve
une autre occurrence avec un sens plus élargi en XXIV, 37 332.
Comme au vers précédent, on voit ici se multiplier les sonorités en [a], qui sont
essentiellement longs : plus que la féminité de Galatée, c’est la jubilation du Cyclope
qui éclate à gorge déployée dans un vers fortement alourdi par les spondées expressifs
dans tout le premier hémistiche.
ζαλοῖ μ᾽. Ce verbe est peu employé par Théocrite qui n’offre qu’une autre occur
rence en III, 50 mais dans le sens un peu différent d’« envier, estimer quelqu’un heu
reux de quelque chose ». Ici il s’agit plus précisément d’« éprouver de la jalousie ».
Galatée éprouve de la jalousie à l’égard de Polyphème ou de son désir comblé par
une autre 333. En ce sens, les verbes ζηλοτυπεῖν ou φθονεῖν sont plus attendus (cf.
scholie P : ζηλοῖ μ᾽, ὦ Παιάν· ἀντὶ τοῦ ζηλοτυπεῖ με). Toutefois, ce sens de
« jalouser » n’est pas sans exemple pour ζηλοῦν : on peut, avec Gow 334, signaler
l’exemple d’Hésiode, Travaux, 195, mais aussi ceux de l’Hymne homérique à
Déméter, 168, 223. Le sentiment qui anime ici Galatée est une jalousie chargée de
colère et de regret 335. La position du verbe à l’initiale du vers (par suite du contre-rejet
du vers précédent) souligne ce sentiment violent qui doit être mis en parallèle avec
l’ouverture du chant de Daphnis au vers 6 (βάλλει τοι) : aux agaceries de Galatée à
l’égard de Polyphème répond ici la jalousie de la même Galatée à l’égard du même
Polyphème. C’est un habile renversement de situation ! Ce verbe ζαλοῖ entre dans le
vers en relation avec le dernier mot θαλάσσας, dans une paire sonore jouant sur les
modifications de la dentale initiale ζᾱλ- / θᾰλ- et sur un balancement des quantités.
ὦ Παιάν. Παιάν est à la fois le nom d’un dieu médecin (on le voit par exemple
soigner Hadès en Il., V, 401 et Arès en Il., V, 900) et le cri par lequel on l’acclame. La
forme originelle du mot, d’après les témoignages mycéniens, est Παιάϝων qui, sous
la forme Παιάν, est identifié comme l’une des manifestations particulières d’Apollon
auquel son nom finit par servir d’épithète (cf. Sophocle, Œdipe Roi, 154 ; Euripide,
Alceste, 92) ; il n’est pas impossible qu’un rapprochement avec le dieu Pan puisse
être esquissé au moins sur le plan étymologique puisque la forme Πάν est sûrement
une contraction, comme l’indique la forme de datif Πάονι 336. De ce point de vue,
l’interjection lancée ici par le Cyclope doit être rapportée au juron qu’il lançait au
vers 21 (voir remarques supra p. 123-124) tandis que, par ses sonorités, elle annonce
le verbe παπταίνω au vers suivant (voir remarques ad loc.).
Mais, au-delà de l’identification et de l’explication de la forme, il y a lieu de se
demander quelle est précisément sa signification dans la bouche de Polyphème. Si
l’on suit Hunter 337, il faudrait y voir probablement un cri de triomphe (cf. Sophocle,
Trachiniennes, 221, pour marquer l’entrée du cortège victorieux mené par Lichas)
qui peut s’expliquer par le chagrin que le Cyclope parvient à infliger à celle qui lui en
avait fait subir autrefois autant 338 ; il n’y a pas lieu de retenir l’idée que le Cyclope, à
l’instar de Lacon (V, 79 : l’interjection y est en homotaxie), pourrait lancer un appel
à la protection de Paian contre les effets physiques de l’humeur de Galatée : il en est
ici simplement à goûter son triomphe sur celle qui le tourmente. La place de cette
interjection dans ce vers et au vers V, 79 suggère une certaine rusticité de cet appel à
Paian 339 : à peine Galatée manifeste-t-elle son désappointement et sa jalousie que le
Cyclope ne peut s’empêcher d’exulter.
καὶ τάκεται. Les insinuations de Polyphème provoquent chez Galatée une réac
tion d’ordre physique, comme chez Lacon en V, 12-13 : il s’agit d’une consomption
intérieure. De telles manifestations physiques de la jalousie érotique sont fréquentes :
dans l’Idylle XI, c’est le Cyclope qui semblablement se consume (v. 14). Mais ici,
il y a une certaine incongruité à retrouver cette métaphore lexicalisée dans le cas
de Galatée 340 : pour une nymphe marine, il est en effet surprenant de dire qu’elle
se liquéfie sous l’effet de la jalousie ; mais cette incongruité n’est qu’apparente,
car Galatée, de fait, tend à être assimilée au monde terrestre (cf. supra p. 108 les
remarques au vers 15) et c’est en tant que pseudo-terrienne (ou nymphe marine consi
dérée d’un point de vue terrestre) qu’elle peut être affectée d’une telle transformation
physique (voir aussi les remarques concernant οἰστρεῖ au vers 28).
ἐκ δὲ θαλάσσας. La mer était bien sûr présente dans le chant de Daphnis, mais
elle n’était pas désignée par ce terme qui est nouveau dans cette idylle. Daphnis
en effet avait choisi le terme poétique qui dénote la mer comme étendue salée
(cf. v. 12, εἰς ἅλα ; v. 14, ἐξ ἁλός) ; Damoitas lui répond en employant d’abord le
terme le plus général et le plus usuel (cf. aussi chez Théocrite, VII, 57, en homotaxie ;
XI, 43, etc.). La position du groupe prépositionnel en contre-rejet, bien délimité par
la pause bucolique, et la particule adversative δέ semblent indiquer un revirement
dans l’attitude de Galatée : après une phase d’abattement (τάκεται), elle passe à
une action plus vive, qui l’amène à sortir de son élément : on sait pourtant que, dans
l’Idylle XI, c’était l’impossibilité pour Galatée de vivre hors de son élément qui inter
disait toute relation avec le Cyclope.
Le travail sur les sonorités met ici en évidence d’une part la labiale sourde à l’ini
tiale de quatre mots du vers, d’autre part la dentale systématiquement présente aux
temps faibles de chaque pied du vers. Le crépitement produit par cette inflation
d’occlusives expressives sert à soutenir l’expression de la fureur de Galatée.
ἄντρα. Le pluriel vaut sans doute pour le singulier plus régulièrement employé
par Théocrite (cf. XI, 44), à moins qu’il ne serve à dire ici tous les recoins de l’antre
scrutés par Galatée. Comme dans l’Odyssée, le Cyclope vit dans une grotte. Dans
l’Idylle XI, il vante à Galatée les nombreux avantages de son domicile. Ici au
contraire, il reste très allusif.
ποτ᾽ ἄντρα τε καὶ ποτὶ ποίμνας. Un hémistiche entier est consacré aux lieux
qu’inspecte Galatée du regard. L’expression y est discrètement emphatique à la fois
par la répétition de la préposition qui est en principe ici superflue et par la dispo
sition des mots qui produit un déplacement anormal de la particule τέ. L’effet de
ces deux légers écarts par rapport à la norme est de mettre en évidence chacune des
directions observées qui sans doute se répartissent selon une série d’oppositions :
intérieur / extérieur, non animé / animé, fixe / mouvant. On constate d’autre part un
petit déséquilibre dans l’expression des deux directions : d’un côté un nom de lieu, de
l’autre un groupe d’animaux. La grotte et le troupeau sont les deux éléments les plus
caractéristiques de la vie du Cyclope : il a une vie sauvage et pastorale.
Du point de vue des sonorités, cet hémistiche semble reprendre et développer les
sonorités du participe παπταίνοισα comme si Galatée laissait sa marque imprimée
sur tout ce qu’elle regarde : cela justifie-t-il l’emploi du nom féminin ποίμνα (voir
ci-après) ?
ποίμνας. Depuis le début de l’idylle, les deux chanteurs ont utilisé le diminutif
neutre ποίμνιον (v. 6 et 21). Le présent nom féminin ποίμνα est plus souvent
employé par Théocrite (cf. V, 72 ; X, 4 ; XXV, 7) et c’est le seul utilisé par Homère
(Od., IX, 122 : ποίμνῃσιν) : en reprenant cet hapax de l’Odyssée, Théocrite fait un
clin d’œil discret à son lecteur. En effet le terme est employé par Homère dans la des
cription de l’île qui se trouve en face de la terre des Cyclopes (Od., IX, 116‑124) :
νῆσος ἔπειτα λάχεια παρὲκ λιμένος τετάνυσται,
γαίης Κυκλώπων οὔτε σχεδὸν οὔτ᾽ ἀποτηλοῦ,
ὑλήεσσ᾽· ἐν δ᾽ αἶγες ἀπειρέσιαι γεγάασιν
ἄγριαι· οὐ μὲν γὰρ πάτος ἀνθρώπων ἀπερύκει,
οὐδέ μιν εἰσοιχνεῦσι κυνηγέται, οἵ τε καθ᾽ ὕλην
ἄλγεα πάσχουσιν κορυφὰς ὀρέων ἐφέποντες.
Οὔτ᾽ ἄρα ποίμνῃσιν καταΐσχεται οὔτ᾽ ἀρότοισιν,
ἀλλ᾽ ἥ γ᾽ ἄσπαρτος καὶ ἀνήροτος ἤματα πάντα
ἀνδρῶν χηρεύει, βόσκει δέ τε μηκάδας αἶγας.
Une île assez petite s’étend en face de leur port, ni trop près ni trop loin de la terre
des Cyclopes ; elle est boisée ; les chèvres sauvages y pullulent en grand nombre ; le
pas des hommes ne vient pas les troubler et on n’y rencontre pas les chasseurs qui
d’ordinaire peinent terriblement à parcourir sous la futaie les cimes des montagnes.
Cette île n’est donc occupée ni par les troupeaux ni par les charrues, mais, sans
semences et sans labours, elle est continuellement vide d’hommes et ne nourrit que
des chèvres bêlantes.
L’emploi de cet hapax invite donc le lecteur à sortir de l’univers du Cyclope. S’il n’y
a pas de communication chez Homère entre la terre des Cyclopes et l’île qui est en
face, du fait de l’ignorance de la navigation, la nymphe marine Galatée est bien la
mieux placée pour assurer une telle transition. Certes, chez Homère, l’île en question
est sans troupeaux (ποίμνα) ; mais en employant ici pour l’univers du Cyclope un
terme qui renvoie à celui d’en face, Théocrite suggère qu’à travers le regard scru
tateur et panoramique de Galatée c’est bien le monde tout entier du Cyclope qui a
commentaire 143
changé de face et qui commence à subir l’influence (au moins sur le plan lexical) de
l’extérieur. Par son regard, Galatée introduit une dimension féminine dans l’univers
du Cyclope et c’est le terme ποίμνα qui imprime la trace de cette féminité dans cet
espace sauvage.
On retrouve le même changement de nom sans qu’il y ait de glissement de sens à
quelques vers d’intervalle dans l’Idylle V (v. 72 : ποίμνα, et 75 : ποίμνιον). L’emploi
du pluriel peut aussi se justifier ici par les nombreux éléments qui constituent le
troupeau.
29. Σίξα δ᾽ὑλακτεῖν νιν καὶ τᾷ κυνί· καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων,
σίξα. Les tentatives pour maintenir le texte des manuscrits (qui donnent σίγα
HAE, σιγᾶ K1MPD et σῖγα pour les autres) aboutissent toutes à des échecs, comme
le montre la confusion des scholies, et il faut bien se résoudre à l’idée que le texte
transmis n’a pas de sens 345. Les éditeurs reprennent de manière unanime la correction
assez économique proposée par Ruhnken 346 : elle est quasiment certaine (la seule
réelle difficulté est que le verbe ne se retrouve pas ailleurs chez Théocrite, mais cette
rareté d’emploi tient au sens même du terme) et, en outre, s’impose pour le sens. Cet
aoriste du verbe σίζω va de pair avec l’aoriste εἶδον à l’ouverture du chant (v. 21) de
sorte que les deux verbes répondent aux vers 8 et 10 du chant de Daphnis : le rappro
chement de ces deux aoristes dans une lecture verticale permet en outre de faire une
sorte de résumé de la vie du Cyclope : « j’ai vu et j’ai sifflé », comme le suggère le jeu
intertextuel suivant.
Si σίζω est bien le verbe qu’il faut ici rétablir, son emploi est aussi habile, car
il représenterait un nouveau clin d’œil au lecteur d’Homère et, une nouvelle fois, à
l’épisode du Cyclope dans l’Odyssée. Ce verbe est en effet un hapax homérique uti
lisé pour dire le bruit produit par l’œil unique du Cyclope au contact du pieu enfoncé
par Ulysse et ses hommes (IX, 391-394) :
ὡς δ᾽ ὅτ᾽ ἀνὴρ χαλκεὺς πέλεκυν μέγαν ἠὲ σκέπαρνον
εἰν ὕδατι ψυχρῷ βάπτῃ μεγάλα ἰάχοντα
ὑλακτεῖν νιν. Le verbe ὑλακτεῖν n’est pas très fréquent. On ne le trouve dans le
Corpus Theocriteum que dans l’Idylle VIII (v. 27) dont l’authenticité est douteuse. Le
sens premier du mot est « aboyer », mais il n’est guère usité (cf. aussi Xénophon, De
la chasse, 3, 5 ; 9, 2) et, comme l’indique Delebecque 347, le verbe est même employé
techniquement par Xénophon dans le sens encore plus restreint de « clabauder (c’est-
à-dire aboyer mal à propos, généralement en dehors de la voie) » ; cela signifie que,
dans ce sens technique, le verbe ne conviendrait pas à la situation ou que, dans
ces conditions, il y aurait une touche ironique de Théocrite qui ferait employer au
Cyclope un terme inadéquat montrant que son dressage est mauvais alors même qu’il
prétend le contraire.
Ce verbe se distingue par son occurrence unique dans l’Iliade au chant XVIII dans
la description d’une des scènes du bouclier (XVIII, 582-586) :
τὼ μὲν ἀναρρήξαντε βοὸς μεγάλοιο βοείην
ἔγκατα καὶ μέλαν αἷμα λαφύσσετον· οἳ δὲ νομῆες
αὔτως ἐνδίεσαν ταχέας κύνας ὀτρύνοντες.
Οἳ δ᾽ ἤτοι δακέειν μὲν ἀπετρωπῶντο λεόντων,
ἱστάμενοι δὲ μάλ᾽ ἐγγὺς ὑλάκτεον ἔκ τ᾽ ἀλέοντο.
Mais ayant déchiré la peau du grand bovin, les deux lions lui lapaient les entrailles
et le sang noir. Les bergers en vain les pourchassaient en excitant leurs chiens
rapides : ceux-ci se détournaient de mordre les lions, mais se tenant tout près ils
aboyaient et tâchaient de les éviter.
Dans cette scène iliadique, les chiens ne sont pas plus efficaces que les maîtres qui
ne parviennent pas à se rendre maîtres des agresseurs. Les aboiements sont aussi bien
l’expression de cette inefficacité que la marque d’une certaine couardise : incapables
de rivaliser, les chiens se contentent d’occuper l’espace sonore. Ces aboiements
sont bien, comme dans le traité technique de Xénophon, des clabaudements hors de
propos en ceci qu’ils sont vains. Dans ces conditions, comment cette scène pourrait-
elle servir de modèle aux propos du Cyclope ? Ou alors celui-ci comprend bien mal
le texte homérique au point de produire un hypotexte qui le ridiculise. Même si cette
hypothèse d’une lecture humoristique n’est pas à négliger de la part de Théocrite, il
On constate que, déjà dans l’Odyssée, le sens du verbe est métaphorique, comme
il le sera souvent par la suite, dans la tragédie notamment (cf. Euripide, Alceste,
760 ; Sophocle, électre, 299). L’hypothèse que l’on peut formuler pour la lecture de
Théocrite est que le poète alexandrin se souvient plus spécialement de cette com
paraison odysséenne (on voit que dans les deux textes il s’agit d’une chienne ; chez
Homère la chienne ne reconnaît pas un nouveau venu, tandis que chez Théocrite
Polyphème feint d’ignorer Galatée) ; en reprenant le verbe ὑλακτεῖν au sens propre,
Théocrite voudrait exprimer que, comme l’indique dans la comparaison homérique
le rapprochement entre ὑλάκτει et ὑλάει, le verbe signifie bel et bien « aboyer » et
qu’il doit être employé dans ce sens. Théocrite en profiterait donc pour se livrer à une
interprétation d’Homère en recourant, dans un contexte clair, à un verbe au sens peut-
être controversé du fait de l’évolution même de ses usages.
καὶ τᾷ κυνί. Ce datif d’intérêt est à rattacher à l’aoriste initial σίξα. Le Cyclope
manifeste par là qu’il a une réelle autorité sur certains êtres : il fait obéir sa chienne
dont le comportement vient s’ajouter aux tracasseries de Polyphème lui-même.
L’adverbe καί a ici une valeur additive (« aussi »), plutôt qu’il n’indique une gradation
ascendante (« même ») qui ne peut être retenue (au moins de manière secondaire) que
dans le cas d’une lecture ironique du vers (voir ci-avant).
καὶ γὰρ ὅκ᾽ ἤρων. La pause bucolique et le contre-rejet mettent en valeur cette
brève subordonnée temporelle dans laquelle Polyphème revient fugitivement et avec
nostalgie sur son passé d’amoureux. Cette scansion semble imposer de couper la
phrase après le verbe ἤρων.
146 cyclopodie
γάρ. La raison pour laquelle Polyphème a excité sa chienne contre Galatée est de
marquer, d’un point de vue sonore, sa propre évolution sentimentale ; le changement
de circonstances entre un avant amoureux et un présent indifférent est ainsi traduit
par le passage de petits jappements que l’on imagine affectueux à de vifs aboiements
nettement plus agressifs : on retrouve ici comme ailleurs la dialectique du voir et
de l’entendre dans la construction du sentiment amoureux ; le bruit des jappements
éloigne de la vue, donc de l’amour. Comme il était déjà apparu au vers 10, la chienne
est donc bien une sorte de double de Polyphème : elle est non seulement l’œil supplé
mentaire qui lui manque, mais elle lui sert ici de médium sonore pour exprimer ses
sentiments à l’égard de Galatée dans un dialogue qui n’arrive décidément pas à se
nouer.
ἤρων. Ce verbe fait écho, de manière interne, au vers 18 où apparaît déjà le nom
ἔρως. Mais alors que, dans la première occurrence, la référence à l’eros était générale
et impersonnelle, ici c’est Polyphème qui est impliqué par ce sentiment qu’il déclare
par lui-même et pour lui-même. L’emploi de l’imparfait renvoie à la fois à une
époque passée (sans doute illustrée par les événements rapportés dans l’Idylle XI) et
à une expérience qui a duré. Il n’est pas impossible cependant que Polyphème con
tinue d’éprouver ce sentiment : comme Gow l’indique très justement 348, même s’il
est présentement toujours amoureux, Polyphème maîtrise assez sa passion désormais
pour pouvoir la dissimuler et faire ainsi enrager Galatée.
On notera cependant que ce verbe ἤρων est employé sans doute sans complément,
à l’image du verbe εἶδον au début du chant de Damoitas (v. 21) : Polyphème ne donne
pas plus d’objet extérieur à son amour qu’il n’en donne à son regard. Il n’entretient
de relations sentimentales qu’avec lui-même, soit que l’objet de ses désirs ne réponde
pas à ses attentes, soit qu’il s’amuse comme ici à repousser lui-même les avances de
Galatée : la question se pose de savoir si Polyphème peut véritablement entretenir
une relation avec autrui.
Toutefois, une autre construction est envisageable si l’on déplace la virgule après
αὐτᾶς au vers suivant : Hunter 349 choisit cette version à la suite de différents éditeurs
(Richardson, Valckener, Fritzsche, Ahrens, Edmonds, etc.) ; Gow 350 et Legrand 351
conservent la construction absolue du verbe. Le déplacement de la virgule a des con
séquences importantes sur le sens du vers 30 (voir ci-après), mais ne nous semble
pas devoir être conservé ici, car l’absence d’objet explicite à l’amour du Cyclope
convient mieux sans doute à sa psychologie.
On se reportera à Hunter 352 qui expose parfaitement les deux interprétations pos
sibles du texte :
1) Soit on place la virgule après αὐτᾶς que l’on construit comme complément du
verbe ἤρων et le texte signifie alors : « Quand j’étais amoureux d’elle, ma chienne
gémissait en posant son museau contre ses propres flancs ». On aurait donc une pré
sentation réaliste du comportement du chien qui se repose ; voir les scholies ad loc.
qui comprennent le texte en ce sens. La chienne restait donc près de Polyphème
quand celui-ci chantait son amour, en ronronnant. Aujourd’hui tout a changé, du fait
du nouveau comportement du Cyclope.
2) Soit on place la virgule avant αὐτᾶς que l’on construit avec ἰσχία comme
complément exprimant la possession ; le sens est alors : « Quand j’étais amoureux,
ma chienne gémissait et plaçait son museau dans son giron à elle (Galatée) ».
Hunter 353, qui ne retient pas cette seconde interprétation, invoque le fait que Galatée
n’était pas présente dans l’Idylle XI qui porte sur les amours malheureuses de
Polyphème. Toutefois, on peut, contre cette opinion, indiquer que l’Idylle XI n’est
pas nécessairement la situation évoquée dans l’Idylle VI et que, en revanche, si ni la
chienne ni Galatée ne sont physiquement présentes dans l’Idylle XI, rien n’empêche
de supposer qu’elles sont réunies ; bien plutôt, il est vraisemblable que l’expression
« quand j’étais amoureux » renvoie non pas aux amours malheureuses de Polyphème,
mais à une situation possible d’amour partagé et que, dans ces conditions, la chienne
exprimait auprès de Galatée, par ses grognements, une tendresse dont le Cyclope
n’était sans doute pas capable puisqu’il ne donne aucun objet à l’expression de ses
amours passées.
Comme l’indique Köhnken 354, la chienne est rétrospectivement placée dans une
situation amoureuse passée (mais, contre Köhnken, nous ne considérons pas qu’il
s’agisse nécessairement de la scène de l’Idylle XI), parce que c’est seulement dans les
circonstances de l’Idylle VI qu’elle peut avoir une part active à la stratégie nouvelle
du Cyclope.
Quoi qu’il en soit de la situation, on notera que la multiplication dans le second
hémistiche du khi associé à la sifflante a l’effet d’une harmonie imitative qui évoque
la respiration de la chienne.
αὐτᾶς. Le pronom de rappel renvoie sans ambiguïté à Galatée, quelle que soit la
construction admise (voir supra).
On retrouve la même distinction dans ces vers de Théocrite, doublée d’une opposition
passé / présent : alors que la chienne produisait autrefois des grognements affectueux
à l’égard de Galatée, elle manifeste aujourd’hui son agressivité par des aboiements
hostiles.
ποτ᾽ ἰσχία. Le terme ἰσχίον, dont on a ici l’unique emploi chez Théocrite, est au
départ un terme technique qui dénote l’os du bassin où s’emboîte le fémur ; puis il
désigne plus largement cette partie du corps, c’est-à-dire les hanches. Les choix de
construction (voir supra) ont pour conséquence que le pluriel signifie ici soit les flancs
de la chienne qui se tient repliée sur elle-même pour sommeiller, soit les hanches
de Galatée dont la chienne s’approche pour signifier son attachement et peut-être se
faire flatter. Dans la première hypothèse, l’emploi locatif de la préposition ποτί reste,
malgré Gow 356 (remarque à I, 29), quelque peu anormal et difficile ; dans la seconde
hypothèse, l’emploi est mieux justifié, car la chienne vient porter son museau aux
hanches de Galatée.
Les deux hémistiches se distinguent par leur consonantisme : la sifflante est pré
dominante dans le premier hémistiche (quatre occurrences) ; la labiale sourde
(trois occurrences), associée à la labiale nasale (deux occurrences) et à la consonne
double ψ, est plus prégnante dans le second hémistiche ; chacune des consonnes mar
quantes est absente dans l’autre hémistiche. Le vocalisme est plus équilibré : de part
et d’autre de la coupe trochaïque, on voit se répéter d’abord la même succession [o -
œ - a], puis deux autres ensembles se répondent de façon quasiment inversée [a - i - o
long - e / e - o (allongé par position) - a - i].
ταῦτα. Le pronom démonstratif (sans doute légèrement péjoratif ici) est mis à une
place d’autant plus emphatique à l’ouverture du vers que cette position métrique se
combine à une disjonction du complément d’objet direct et du verbe. Par ces effets
stylistiques, Polyphème souligne le caractère provocateur de sa conduite.
aussi v. 35, à propos de Polyphème) souligne encore qu’il s’agit d’un regard inqui
siteur, ou tout au moins d’un regard porté de loin sur son objet, d’une observation qui
s’immisce. Ce verbe de perception est régulièrement construit avec une participiale
(ποεῦντα). Comme l’indique justement Foster 358, il implique le plus souvent le
regard déférent d’un personnage inférieur en direction d’un personnage supérieur :
c’est ainsi que les Phéaciens considèrent Arétè comme s’il s’agissait d’une divinité
(cf. Od., VII, 71) : son emploi révèle les intentions ironiques de Polyphème qui se
projette dans l’avenir et imagine déjà Galatée à ses ordres ; mais il y a lieu de se
demander dans quelle mesure le Cyclope est en cela la proie d’une illusion, le jouet
de son propre discours. Il espère que le regard inquisiteur de Galatée sera transformé
en un regard respectueux.
ποεῦντά με πολλάκι. Dans cette participiale, on note une anaphore en πο- qui
souligne que ce comportement est véritablement le fait de Po-lyphème. La répétition
même de ces agissements (πολλάκι : cf. v. 19 supra) laisse penser que le Cyclope
ne peut pas ou ne sait pas se conduire autrement. La question peut se poser de savoir
si les propos de Polyphème sanctionnent une manière d’être déjà établie et régulière
ou s’ils inaugurent une nouvelle tactique que le Cyclope met à l’épreuve. C’est sans
doute la seconde hypothèse qui est la mieux adaptée à la situation.
Ce vers est rythmiquement très bien structuré : le rejet porteur d’espoir est souligné
par une coupe placée après le premier pied de manière anticipée par rapport à la
coupe trihémimère plus régulière : c’est que le Cyclope entend couper court de façon
ferme aux vains espoirs de Galatée et réagit par une mesure pleine de fermeté. Le
pronom personnel par lequel Polyphème affirme son autorité et entend prendre le pas
sur la nymphe est souligné par la coupe principale penthémimère. La pause bucolique
introduit enfin une condition sournoise.
ἄγγελον. Voilà déjà plusieurs vers qu’il n’y avait pas eu de rejet. Celui-ci n’en
est donc que plus expressif, car le terme employé, s’il n’a rien de rare, ne connaît
pourtant pas d’autre occurrence dans le corpus de Théocrite. La surprise est d’autant
plus marquée que Galatée s’est jusqu’ici chargée elle-même d’envoyer à Polyphème
ce qu’elle avait à lui envoyer. Il est étrange qu’un intermédiaire soit envisagé entre
les deux personnages. Sans doute le Cyclope en a-t-il assez d’être bombardé de
pommes et préférerait-il des formes de dialogue plus communes. La supposition de la
venue de ce messager révèle les sentiments profonds de Polyphème. Son indifférence
doit être perçue comme une déclaration de guerre amoureuse dans laquelle les
forces en présence ne peuvent pas entrer en contact si ce n’est par l’intermédiaire
d’un messager. Celui-ci permettra en effet une forme de dialogue, mais ce ne sera
qu’un dialogue indirect : il n’existe apparemment pas d’autre échange possible entre
Galatée et Polyphème qui ne communiquent que par des intermédiaires, animés
(chien, messager) ou non (pommes).
Ce messager apparaît surtout comme une nouvelle voix, un nouveau locuteur dans
cette idylle qui se caractérise par l’imbrication de différents niveaux de discours.
Alors que jusqu’à présent la communication entre Polyphème et Galatée restait non
verbale – soit par l’absence de parole, soit par la présence de média non verbaux –,
elle est ici envisagée, dans un futur qui semble devoir avoir quelque consistance
pour le Cyclope (d’où l’emploi de l’indicatif), sur un possible mode verbal. Comme
nous l’avons signalé ailleurs 359, l’existence de ce messager permet de reproduire une
nouvelle fois une situation discursive présente à différents niveaux dans l’idylle : en
donnant ainsi sa voix à un messager qui reste anonyme et qui viendrait à la porte de
Polyphème pour lui parler d’amour en son propre nom, Galatée ne fait que repro
duire d’une part la situation initiale du poète Théocrite qui confie son autorité à un
narrateur anonyme qui s’adresse à Aratos en lui rapportant le différend entre Daphnis
et Damoitas, d’autre part la position discursive de Daphnis qui de la même manière
délègue à un locuteur anonyme les propos qu’il adresse à Polyphème. Dans la
réponse de Damoitas, c’est Polyphème lui-même qui parle, mais il donne à Galatée
la possibilité de déléguer sa parole pour un message dont nous ne connaissons pas la
teneur. Dans la perspective d’une clôture communicationnelle du poème, on pourrait
fort bien envisager que ce messager n’est autre que le narrateur qui parle au nom de
Théocrite et que le contenu du message représente donc l’idylle, dans un effet ver
tigineux de mise en abyme du texte en lui-même. Ou bien faut-il être amené à com
prendre que, dans ce futur présenté comme réel par Polyphème, ce message d’amour
constitue celui que le poète Théocrite voudrait faire entendre à la personne qu’il aime
et qui pourrait bien être le destinataire Aratos ? Les deux solutions sont possibles et
même compatibles puisque, si le destinataire de l’idylle n’est pas fictif, le narrateur
vient se confondre ici avec le poète et le message d’amour avec l’idylle.
L’existence de ce messager provient peut-être du dithyrambe de Philoxène, où il
est question d’un « messager » envoyé cette fois par Polyphème à Galatée (fr. 822
Campbell) : Polyphème renverserait ici un motif de la tradition où il demandait
aux dauphins d’aller raconter à Galatée qu’il soignait sa maladie d’amour avec la
poésie 360.
αὐτὰρ ἐγώ. Contre l’hypothèse vraisemblable qu’il a lui-même forgée (et dont il
souhaite peut-être la réalisation en dépit de ses déclarations), le Cyclope oppose une
fin de non-recevoir exprimée ici de façon claire par cette conjonction qui marque à la
fois le changement de point de vue et la vive opposition. Ce refus du dialogue est plus
largement un refus de la parole reçue de la part de Polyphème : on trouve en effet la
même conjonction au vers 23 à propos du devin Tèlémos ; Polyphème ne veut pas
qu’on s’adresse à lui pour lui tenir des propos qui le concernent soit dans son avenir
et sa personne, soit dans son avenir et les sentiments que l’on pourrait éprouver à son
endroit. Nous avons là une manifestation de l’enfermement du Cyclope sur lui-même.
caractère asocial du Cyclope ne passe plus par une attitude barbare de séquestration et
d’anthropophagie ogresque, mais par le refus de toute communication. Cet enferme
ment du Cyclope, qui s’oppose pourtant à l’évolution de ses mœurs, est au fondement
même de l’évolution future du personnage en barbare dans l’Odyssée. Sa barbarie
s’en tient au domaine des sentiments amoureux, selon un motif topique du discours
amoureux qui tient pour tel celui qui ne répond pas aux avances amoureuses. Mais ce
renversement est combiné à celui du topos du paraclausithuron dans la mesure où,
en général, c’est l’amoureux mâle qui est laissé devant la porte de sa bien-aimée. Ici
l’amoureux (qui refuse peut-être de l’être d’ailleurs tout à fait) reste chez lui et c’est
la jeune femme qui vient le supplier de répondre à ses avances. L’ensemble de ces
déplacements et renversements donne un tour grotesque à la déclaration du Cyclope
qui se comporte de manière enfantine et n’envisage que des solutions physiques aux
difficultés psychologiques qu’il traverse : le Cyclope exprime de manière matérielle
et spatiale, en refusant la communication entre son espace intime et imperméable
d’une part, et l’espace extérieur et ouvert de Galatée d’autre part, l’impossibilité pré
sente de toute forme d’amour entre eux.
στορεσεῖν καλὰ δέμνια. La demande du Cyclope peut avoir elle aussi (voir
remarques au vers précédent) de quoi surprendre et amuser : on retrouve dans ses
154 cyclopodie
propos sa pensée concrète qui ne s’exprime que par des réalités matérielles ; son
refus de parler se traduisait par la porte fermée au vers 32, son amour se manifeste
ici par un lit préparé à son intention. L’expression, dans la bouche du Cyclope, ôte
à la relation amoureuse tout son romanesque et semble l’installer dans un simple
confort matériel. Théocrite en effet joue ici avec une formulation assez ordinaire de la
relation conjugale : on trouve par exemple des expressions similaires dans l’Odyssée
(III, 403) ou l’Hymne homérique à Déméter (v. 143) ou encore chez Euripide
(Hélène, 58 ; Suppliantes, 54) et, à l’époque hellénistique, dans les Argonautiques
d’Apollonios de Rhodes (III, 1128‑1129). Mais l’intérêt de cette expression tient à
ce que, dans les propos de Polyphème, on ne sait pas vraiment quel sens il faut lui
donner, en fonction des intentions variées que l’on peut prêter au locuteur – et l’on a
vu plus haut quelles implications cette ambiguïté recherchée pouvait avoir sur l’inter
prétation du vers 26 : on peut en rester d’abord à un sens tout à fait obvie (c’est par
exemple le sens de l’Hymne homérique cité supra) et considérer que Polyphème veut
faire de Galatée la servante qui fera son lit, telle Iris préparant la couche de Zeus et
d’Héra dans l’Idylle XVII (v. 133-134) ; la demande de Polyphème, en dépit de son
caractère déplacé, pourrait se justifier à la fois par le caractère très terre à terre du
Cyclope (cf. sa remarque en XI, 58-59) et par le fait que le confort d’un lit est une
chose toute nouvelle pour lui dans la mesure où le Cyclope homérique dormait à
même le sol (cf. Od., IX, 298). Mais on peut passer assez rapidement à un sens plus
symbolique de l’expression qui se justifie par le but dans lequel le lit en question est
préparé : Galatée pourrait bien être à son service, mais moins pour faire son ménage
que pour assouvir son désir sexuel ; l’aspect trivial de la formulation serait alors un
moyen d’éviter de dire à quel état d’abaissement il entend réduire Galatée. Ainsi
Polyphème n’accepterait d’en passer par les minauderies amoureuses de la nymphe
que pour pouvoir satisfaire ses penchants brutaux et bestiaux. Enfin, l’expression
peut avoir aussi un sens plus noble que l’on trouve notamment dans l’épopée (voir
exemples cités supra) : le sens en est alors « devenir la femme de quelqu’un ». Mais
la formulation de la promesse de mariage de Polyphème se fait assez sournoise : pour
contrecarrer les manœuvres érotiques de Galatée, Polyphème assure qu’il rassasiera
son désir grâce à un mariage bien établi 362 ; alors que Galatée est un être fuyant,
volage, instable comme l’ont montré les images du chant de Daphnis notamment,
Polyphème offre au contraire la perspective d’une vie stable et sans surprise.
Le sel de l’expression est sans doute renforcé par un jeu de mots que Brooke 363 a
bien mis en lumière : l’emploi du verbe στορεσεῖν serait suggéré ici par le fait que
le terme est assez souvent associé au calme des flots (cf. Idylle VII, 57) : Polyphème
demanderait ainsi que les dangers présents dans l’élément marin associé à la beauté
soient amoindris en étant déplacés sur le sol ferme de son île.
καλὰ δέμνια. Le choix du terme δέμνια pour désigner le lit (nuptial) est habile,
car il se rattache au verbe δέμω qui signifie « bâtir, construire » ; il est à l’exact
opposé de la fluide et évanescente Galatée. Ce terme relie donc l’univers du Cyclope
à un monde figé dans sa construction définitive. C’est en outre la première fois que
l’adjectif καλός est employé dans le chant de Damoitas, alors que Daphnis en avait
fait un usage abondant (cf. v. 11, 14, 16, 19) : il vient ici qualifier non plus un objet
fragile, changeant et mouvant, mais le lit en tant que construction bien établie. Il y a
dans la proposition de Polyphème de quoi refroidir les ardeurs de la belle.
τᾶσδ᾽ ἐπὶ νάσω. Cette île est la Sicile qui n’est pas autrement évoquée dans
cette idylle (cf. au contraire XI, 7 et 47) : Polyphème est avant tout un terrien (cf.
v. 38), attaché à son île qu’il désigne ici par le démonstratif de première personne ; ce
démonstratif de proximité s’oppose à la mer qui est le domaine de Galatée.
On a souvent voulu voir dans l’emploi de ce démonstratif de première personne
un argument en faveur de la biographie du poète Théocrite qui désignerait ainsi aussi
son île à lui. C’est aller un peu vite en besogne et oublier que le démonstratif vaut
d’abord et avant tout par rapport au locuteur. Or le poète n’est nullement locuteur et
supposer ici que le démonstratif renvoie aussi à Théocrite reviendrait à supposer une
équivalence entre Polyphème et Théocrite, qui n’est guère flatteuse pour le poète…
On a vu cependant comment l’on peut indirectement remonter peut-être à Théocrite
par une série d’analogies entre les différents niveaux du discours poétique. D’une
façon générale, il convient de rappeler plutôt que le poète bucolique ne se livre pas
dans ses poèmes et que les tentatives pour l’y retrouver sont toutes le fruit d’une
inattention à la situation d’énonciation dans les idylles 364.
καὶ γάρ θην. Comme le signalent Gow 365 et Beckby 366, cette série de particules
se retrouve d’une manière unique à l’incipit d’un vers de l’Iliade (XXI, 568) :
καὶ γάρ θην τούτῳ τρωτὸς χρὼς ὀξέι χαλκῷ.
Après tout, sa chair est vulnérable aux coups du bronze acéré.
364. Sur cette question de la voix du poète dans le corpus de Théocrite, on se reportera à Cusset,
Levin, à paraître.
365. Gow (éd.) 1952, II, p. 125.
366. Beckby (éd.) 1975, p. 412.
156 cyclopodie
Le vers est situé dans des propos qu’Agénor adresse à son cœur magnanime avant
d’aller combattre Achille, avant qu’Apollon ne se substitue à lui dans le combat au
grand dam du Péléide. Il n’est pas sûr que les deux situations doivent être ici rappro
chées par cette simple séquence de particules ; néanmoins, quelques liens peuvent
être établis : tout d’abord, dans les deux cas, un personnage se parle à lui-même pour
se rassurer, mais il s’agit dans le premier d’aller combattre le meilleur des Achéens,
dans l’autre de faire bonne figure devant une belle jeune fille ; ensuite, le personnage
locuteur va être prochainement dans le récit l’objet d’un phénomène d’illusion car, de
même qu’Apollon va envelopper Agénor d’une nuée et se substituer à lui, de même
Polyphème va dire comment son image, troublée dans le reflet marin, lui a semblé
belle ; enfin, faut-il penser que la blessure qu’Agénor rêve d’infliger à Achille est
parallèle et symbolique de la défloration que Polyphème imagine d’imposer à Galatée,
ou faut-il voir plutôt dans les paroles d’Agénor, par suite d’un renversement ironique,
une allusion lointaine au destin qui attend Polyphème lui-même du fait d’Ulysse ? Ce
dernier point est plus incertain. Ce qui est sûr en tout cas, quelle que soit la lecture
retenue de cette réécriture somme toute très formelle, c’est que la particule θήν y a
surtout une valeur ironique de la part du poète qui se moque de son personnage bien
facilement satisfait de lui-même. Cet usage ironique se retrouve en I, 97 et V, 111.
οὐδ᾽ εἶδος … κακὸν. Comme l’a remarqué Hunter 367, l’adverbe οὐδέ implique
un contraste entre la beauté (ou l’absence de laideur) que le Cyclope revendique et la
richesse qui peut permettre d’expliquer que l’on éprouve un attrait à son endroit. La
question de la richesse est en effet largement développée par Polyphème lui-même
en XI, 30 sq. pour essayer d’attirer à lui Galatée. Et, alors que dans l’Idylle XI c’est la
richesse qui prend le pas sur l’apparence, Polyphème entend mettre l’accent sur son
aspect extérieur sans se soucier de ses autres atouts : c’est donc la personne même du
Cyclope qui est ici en jeu.
La formulation négative retenue par Polyphème est habile : alors que le locuteur
anonyme du chant de Daphnis prenait le point de vue inverse en considérant que
« ce qui n’est pas beau » (τὰ μὴ καλά) peut sembler beau quand l’amour s’en mêle,
Polyphème renverse la perspective en refusant de s’inclure a priori dans la catégorie
ouverte de « ce qui n’est pas beau ». Il commence par sortir de la formulation géné
rale pour n’envisager que son cas particulier (ἔχω) et choisit l’adjectif κακόν qui
correspond en apparence à la formulation « non καλός » pour le rejeter comme non
pertinent ; en passant d’une formulation à l’autre, Polyphème évite de poser à son
sujet la question du beau : il ne fait qu’envisager la question du laid, ce qui n’est pas
tout à fait pareil car, dans une certaine mesure, nul ne peut être laid absolument. La
légère disjonction de cet adjectif par rapport au nom produit un petit décalage dans
le jugement esthétique en ce qu’elle attribue essentiellement aux autres (ceux de la
clausule du vers) un jugement que Polyphème ne partage pas. La coupe secondaire
367. Hunter (éd.) 1999, p. 257, à la suite de Gow ; contra, De Vries 1967, p. 436.
commentaire 157
πρᾶν. Cet adverbe temporel – on trouve aussi concurremment la forme non con
tractée πρόαν en V, 4, etc. obtenue par abrègement en hiatus de *πρώϝ-αν > πρώαν,
l’accent grave donné par les manuscrits ici étant donc fautif – qui renvoie de manière
vague à un passé récent (« récemment », « l’autre jour ») est employé plusieurs fois par
Théocrite (voir infra au vers 41), mais seulement une fois (VII, 51) en même position
158 cyclopodie
métrique que dans cette occurrence 368. à l’ouverture de son récit, Polyphème met en
place le cadre spatio-temporel de manière très ordonnée : il commence par le cadre
temporel. Ce dernier peut certes sembler indéterminé, mais il ne l’est ni plus ni moins
que celui de l’idylle elle-même placée sous le signe du ποκά initial (v. 2 : cf. supra,
p. 66). Au moins cet adverbe installe-t-il le Cyclope dans un déroulement chronolo
gique clair : après les futurs des vers 31-33, il envisage un passé récent qui montre
qu’il ne vit pas, comme les bêtes, dans l’instant présent, mais parvient à se projeter
dans d’autres périodes de son existence.
ἐς πόντον. Le deuxième élément du cadre de son récit est le lieu : or, celui-ci a de
quoi surprendre, car il s’agit d’un lieu… marin, de l’espace même dévolu à Galatée
dans lequel le terrestre Cyclope se plaint de ne pouvoir évoluer dans l’Idylle XI
(v. 54‑55) et dont il reste a priori exclu puisqu’il ne sait pas nager (XI, 60). Comme
on a pu déjà le constater plus haut, Théocrite recourt à une grande variété de noms
pour désigner la mer dans cette idylle : après le terme poétique ἅλς dans le premier
chant (XI, 14) qui présentait la mer comme un espace hostile parce que salé et
impropre aussi bien à la boisson qu’à la culture, Théocrite avait usité d’abord dans la
réponse de Damoitas le terme générique le plus neutre en grec pour dénoter la mer,
à savoir θάλασσα (v. 27). Pour ces trois emplois, la mer était envisagée du point de
vue de Galatée, comme l’espace dont elle sort (cf. v. 14 et 27) : il n’est pas étonnant
de constater alors que ces noms de la mer étaient aussi associés euphoniquement
au nom de Galatée, dont ils reprennent le vocalisme en [a] ainsi que la séquence
caractéristique (cf. supra p. 80-81 notes au vers 6). Ici, la perspective est différente
et, pour la première fois dans le texte, Polyphème semble en contact direct avec la
mer : c’est alors un nom tout autre auquel recourt le poète, un nom qui commence
comme celui de Polyphème lui-même (cf. les deux premières lettres). Ce n’est sans
doute pas tout à fait la même mer que Galatée : contrairement à ce que dit Rumpel
dans son lexique 369, il ne faut pas entendre ici ce terme dans un sens particulier,
mais c’est bel et bien le sens ordinaire de « mer », avec souvent l’idée qu’il s’agit
du « large », de la « haute mer » ; cependant, à la différence de πέλαγος qui ne com
porte pas ce sème, c’est toujours 370 une mer qui est une voie de passage, une mer qui
est un chemin. Ce sens est clairement attesté chez Théocrite dans les occurrences
suivantes : XI, 18 ; XVII, 91 371 ; XXII, 133. Le passage que permet ici cette mer est
celui qui va de Polyphème à Galatée, c’est-à-dire celui qui permet d’entrer dans le
mystère du personnage du Cyclope qui, en évoquant un épisode de sa vie intime,
nous donne fugitivement le moyen de le comprendre : cette mer est le miroir dans
lequel Polyphème découvre sa propre vérité et nous la donne à voir. C’est donc par
Ainsi le voilà qui aime ; mais quoi ? il en est bien en peine : il ne sait même pas ce
qu’il éprouve, il n’est pas davantage à même d’en rendre raison. C’est bien plutôt
comme s’il avait d’un autre attrapé une ophtalmie : il n’est pas à même de rien
alléguer qui l’explique ; il ne se rend pas compte que dans son amant, ainsi qu’en un
miroir, c’est lui-même qu’il voit : quand celui-ci est présent, identiquement à ce qui
a lieu pour ce dernier, sa souffrance prend fin, et, lorsqu’il est absent, c’est encore
identiquement qu’il regrette et qu’il est regretté, ayant ainsi un contre-amour qui est
une image réfléchie d’amour (texte et trad. L. Robin).
Cette forme d’amour réfléchi n’apparaît pas en réalité pour ce qu’il est à celui qui
l’éprouve en lui-même et qui est incapable de l’expliquer : c’est exactement le
cas du Cyclope dans notre idylle. Dans cette perspective platonicienne, si l’amour
se transmet par le simple regard à l’instar de la maladie ophtalmique, il n’est pas
étonnant de voir le Cyclope tomber amoureux de sa propre image ; mais la difficulté
du Cyclope est sans doute qu’il s’enferme dans ce miroitement, incapable de toute
autre réflexion. Ce qu’aime le Cyclope, c’est l’image de lui-même que lui renvoie
la mer. Bien plus encore que dans l’amour tel que le définit Platon pour qui l’aimé
aime l’image de lui-même que son amant lui renvoie, le Cyclope est enfermé dans un
amour narcissique : l’amour de soi se substitue à l’amour de l’autre rendu impossible
parce qu’il ne peut être que le reflet du même 375. Le Cyclope est incapable d’aller au-
delà de la simple déformation amoureuse de lui-même et finit par confondre l’objet
du miroitement et le support matériel de ce miroitement. Polyphème regarde dans la
mer pour s’y retrouver en propre, mais cette image déformée de sa personne prend,
en étant détachée de lui-même, une forme d’autonomie qui permet l’avènement de
Galatée à une certaine forme d’existence en ce qu’elle est l’incarnation de la mer.
Pour ces phénomènes de transfert et d’identification dans le rapport amoureux, on se
reportera à Vernant 376.
Cet hexamètre entièrement dactylique est remarquable par l’équilibre des sonorités
entre les deux hémistiches. Pour ce qui est des consonnes, la gutturale sourde apparaît
quatre fois avec une répartition égale entre les deux parties du vers, tandis que
l’unique gutturale sonore est présente au premier hémistiche. Les deux dentales sont
distribuées entre les hémistiches selon l’opposition sourde / sonore ; l’ensemble des
liquides et nasales est également réparti en deux groupes de quatre occurrences entre
les deux hémistiches, avec chaque fois doublement d’une nasale (dentale au premier
hémistiche, labiale au second). Pour les voyelles, l’omniprésence du timbre [a] est
évidente avec dix occurrences ; les formes longues sont réservées au second hémi
stiche : cette omniprésence du [a] est en écho direct d’une part avec la clausule du vers
précédent qui avait amorcé ce spectre sonore, d’autre part avec le nom de Galatée.
L’équilibre de la structure sonore renforce l’aspect lancinant de la déclaration que
le Cyclope, en proie à une véritable fascination, fait sur lui-même et qui lui permet
justement d’échapper à une réalité beaucoup moins belle qu’il ne le dit.
καὶ καλὰ μὲν…, καλὰ δέ. C’est la seconde fois dans le poème que l’adjectif
καλός est répété au sein d’un même vers (voir v. 19 supra p. 118-119) ; mais si, dans
la première occurrence, la différence de scansion exceptionnelle attirait l’attention
sur l’opposition entre rêve et réalité, ici le maintien de la même scansion brève pour
les deux occurrences souligne au contraire l’illusion dans laquelle baigne le Cyclope.
L’image renvoyée par le miroir marin a définitivement transformé les traits de
Polyphème qui, victime de l’illusion du reflet et de ses propres sens, est incapable
d’appréhender la réalité du monde ou sa propre nature. C’est dans la répétition du
qualificatif que le Cyclope parvient à se persuader de la véracité de cette affirmation ;
c’est par la magie du discours que Polyphème (qui raconte beaucoup d’histoires,
cf. supra) se persuade lui-même de ce qu’il n’est pas et qu’il peut donner naissance
à une figure féminine qui lui soit accordée. Comme le remarque en effet Hunter 378,
cette reprise suggère l’origine chimérique de Galatée, dont le nom est issu de la
légère déformation phonétique (de la gutturale sourde à la sonore correspondante) de
l’adjectif καλός ; cette transformation phonétique est parallèle et complémentaire de
la métamorphose du Cyclope dans cette contemplation de soi.
μοί. La plupart des éditeurs choisissent la correction d’Ahrens μευ alors que
les manuscrits présentent tous un datif, soit sous la forme μοι (KPQW), soit sous
la forme ἐμίν (AGLU) ; Gow 381 indique qu’il faut préférer la correction d’Ahrens,
car le datif rendrait tautologique l’expression qui ouvre le vers suivant ; on peut
citer pourtant l’exemple du vers VII, 30, où l’on trouve semblable redondance. Il ne
semble pas nécessaire de modifier la tradition manuscrite et le datif n’est pas forcé
ment redondant avec le début du vers suivant qui peut revêtir une valeur restrictive :
le datif indique ici à qui paraissent belles la barbe et la pupille en prenant comme
point de vue le miroitement lui-même, puis le vers 37 produit un déplacement et une
légère correction par un changement de point de vue qui fait passer du côté de celui
qui ressent et qui émet le jugement esthétique. La beauté est donc ici explicitement
présente à la fois dans l’objet représenté et dans le sujet qui l’éprouve. Ce datif répond
donc très clairement à la remarque finale du premier chant (v. 18-19) qui établissait
un constat différent en affirmant que ce qui n’est pas beau peut paraître beau à celui
qui est amoureux.
ἁ μία κώρα. Cette clausule bien délimitée par la pause bucolique dans laquelle se
concentre toute la monstruosité du Cyclope, en même temps que sa touchante naïveté
et sa fantasmagorie délirante, paraît faire écho à la première clausule de l’idylle, εἰς
ἕνα χῶρον (v. 1) : outre l’homotaxie, ces deux clausules partagent aussi l’emploi
emphatique de l’adjectif numéral et suggèrent la parenté euphonique de χῶρον et
κώρα. Dans le cadre de l’analogie entre les deux plans du texte, on est conduit à
poser le raisonnement suivant : de même que Daphnis et Damoitas, tout en ayant une
rivalité, commencent par construire dans leur action initiale et dans leur occupation
de l’espace (εἰς ἕνα χῶρον) l’unité qu’ils retrouvent à la fin de l’idylle, de même
c’est dans l’unique pupille du Cyclope que le différend entre Polyphème et Galatée
trouve sa résolution dans la mesure où cette pupille est le terrain de la naissance, de la
confrontation et de la réunification des deux personnages.
La forme du mot varie dans le corpus de Théocrite (κόρα, κούρα, κώρα) en fonc
tion notamment de la position dans le vers ; la forme dorienne en o long se trouve le
plus souvent en fin de vers. Le mot κώρα n’est employé qu’ici chez Théocrite avec le
sens de « pupille » 382, si l’on considère que l’Idylle XXIII n’est pas de Théocrite (voir
XXIII, 12) ; partout ailleurs il désigne une jeune fille, mais si l’on estime qu’en VIII,
72 il doit y avoir un jeu sur le double sens du mot (puisque la κόρα y est qualifiée
de σύνοφρυς et que son activité est celle de voir, ἰδοῖσα – ce jeu se trouve dans
un chant attribué là aussi à un dénommé Daphnis), ainsi que le rapprochement qu’il
convient de faire avec les vers I, 83-85 des souffrances de Daphnis (voir supra p. 83-
84 remarques au vers 7), on est invité encore plus fortement à considérer que le terme
a ici aussi un double sens. En regardant son œil dans le reflet à la surface de l’eau,
le Cyclope y voit une image inversée et insérée de lui-même qu’il prend pour celle
d’une jeune fille, celle qu’il nomme Galatée : il est ainsi victime du même narcis
sisme qui semble être fatal à Daphnis dans l’Idylle I 383.
Il apparaît à travers cet hexamètre que Polyphème entretient avec son corps un
rapport fantasmatique qui lui donne une illusion de lui-même ; alors qu’il représente
dans la tradition un être monstrueux, cette monstruosité disparaît ici dans la perception
du détail. Le Cyclope ne se voit pas en effet dans sa totalité, mais n’envisage que
certaines parties très limitées de sa personne qui lui apparaissent belles. Il entretient
avec son propre corps une relation qui tient du fétichisme 384 : en scrutant ainsi son
corps qui devient comme étranger à lui-même, en le fouillant et le décomposant avec
calme et attention, voire avec une certaine forme de lucidité, en le divisant en des
parties plus adaptées à son observation, Polyphème porte sur lui-même (ou sur cet
autre lui-même) un regard de désir, et fétichise ce corps beau qui ne semble plus être
le sien. Ce faisant, il donne naissance à l’être de son propre désir.
ὡς παρ᾽ ἐμὶν κέκριται. Il n’y a pas lieu de considérer (comme le fait Gow 385)
que la préposition est ici superflue, car le complément au datif est plus précis qu’un
simple complément d’agent du verbe passif ; il indique en effet aux yeux de qui
est prononcé le jugement. Les exemples parallèles fournis par les commentateurs
(Sophocle, Trachiniennes, 589 : δοκεῖς παρ᾽ ἡμῖν οὐ βεβουλεῦσθαι κακῶς ;
Euripide, Médée, 763 : παρ᾽ ἐμοὶ δεδόκησαι ; électre, 1015 : ὡς παρ᾽ ἡμῖν ;
Hérodote, III, 160, 1 : παρὰ Δαρείῳ κριτῇ) montrent bien que la préposition a le
sens de « selon l’opinion de, selon le jugement de » et qu’elle indique proprement
devant qui, aux yeux de qui vaut le jugement en question. Polyphème signale donc de
manière très précise que le jugement esthétique qu’il émet à son propre sujet émane
précisément de lui-même : c’est parce qu’il est à la fois objet et sujet de ce juge
ment qu’il faut bien préciser ici le point de vue adopté et il convient de souligner
que cette précision est apportée par le Cyclope au moment où il évoque la beauté de
son œil qui est l’organe même de la perception de cette beauté ; en ajoutant ce détail,
Polyphème établit donc une séparation nette entre la simple perception des sens et
l’interprétation qu’il en donne dans un second temps ; ce jugement est arrêté une fois
pour toutes comme le suggère la valeur aspectuelle du parfait.
Notons enfin pour cette expression que, si le Cyclope se pose clairement comme son
propre juge, dans le récit-cadre où se produit la même curiosité – puisque Damoitas
se déclare implicitement lui-même vainqueur, ou du moins met fin de son propre
chef à l’agôn (voir infra p. 180 les remarques au vers 42) –, cette « irrégularité » de la
position du juge n’est absolument pas exprimée.
386. Sur la justification du texte dans ce vers par refus des variae lectiones, voir Hatzikosta 1982,
p. 40.
387. Les parallèles alexandrins, et ceux que l’on trouve chez Lucien, sont signalés par Allen et al.
(éds) 1936, p. 260.
388. Sur la valeur de ce miroitement déformant, voir Zanker 2003, p. 60.
389. Cf. Hunter (éd.) 1999, p. 258.
166 cyclopodie
Ce vers contient la seconde comparaison de l’idylle qui répond à celle des vers 15-
16 à propos de Galatée 390. Alors que la comparaison concernant la nymphe permettait
de mettre en valeur le caractère léger et fuyant de la féminité, ici au contraire ce sont
les sèmes de résistance, de force, de stabilité et de permanence qui sont principalement
véhiculés par l’image. Cependant, l’opposition est corrigée par les sèmes de
blancheur et de beauté qui sont partagés par Galatée et Polyphème (ou du moins
les dents de Polyphème). On voit ainsi se mettre en place une opposition à la fois
bien charpentée, mais aussi subtilement équilibrée, entre le féminin et le masculin.
Pour ce qui est de la construction propre de l’image du Cyclope, indépendamment
de l’antithèse avec Galatée, il convient de souligner, à la suite de Gutzwiller, l’aspect
drôlatique de la comparaison : en sollicitant le référent minéral, l’image suggère que
le Cyclope ne fait qu’un avec le paysage montagneux de l’Etna qui est le sien. C’est
là, sur un mode plaisant, suggérer combien l’homme est proche de la nature, mais
dans le cas de Polyphème cette proximité prend des proportions inquiétantes car, si
l’on prend le comparatif au pied de la lettre, l’homme possède au plus haut point les
caractéristiques mêmes de la nature ; il est en effet tentant d’étendre ce qui est dit de
la blancheur aux autres caractéristiques du marbre.
Ces deux passages fournissent en effet les deux seules occurrences du comparatif
dans le corpus et elles se trouvent en homotaxie à l’ouverture du vers. Ce rapproche
ment est une raison supplémentaire de voir en Galatée la manifestation des caractères
mêmes du Cyclope, l’incarnation de ce que le Cyclope porte de beau en lui, ou plutôt
de voir un rapprochement entre la représentation que le Cyclope a de lui-même et
celle, communément répandue, de Galatée, avec une composante narcissique dans
cette métamorphose du Cyclope. Il n’y a aucun autre comparatif dans l’ensemble
de l’Idylle VI, ce qui rehausse encore l’éclat ainsi noté. L’adjectif, apparenté éty
mologiquement à la grande famille de mots qui disent la lumière (cf. latin lux, grec
λεύσσω, λύχνος), est particulièrement bien adapté pour évoquer l’éclat (αὐγάν)
brillant des dents.
Παρίας … λίθοιο. L’île de Paros, dans la mer Égée, est l’une des principales îles
des Cyclades, située à l’ouest de Naxos. Elle a été rendue célèbre pour son marbre
d’une blancheur de neige (cf. Virgile, Énéide, III, 126 : niueamque Parum), ainsi
que le signale déjà Pline l’Ancien (Histoire Naturelle, IV, 22-23 : Paros cum oppido,
ab Delo XXXVIII, marmore nobilis, quam primo Platean, postea Minoida uocarunt,
« Paros avec sa ville, à 38 000 pas de Délos, célèbre par son marbre, appelée d’abord
Platéa, puis Minoïs 392 ». Cette célébrité même du marbre de Paros justifie qu’il serve
de référence topique dans des comparaisons puisque, avant Théocrite, on peut déjà
lire chez Pindare, Néméennes, IV, 81 : στάλαν θέμεν Παρίου λίθου λευκοτέραν,
« dresser une stèle plus blanche que la pierre de Paros ». On voit que le poète alexan
drin reproduit le même formulaire que Pindare : plus qu’une reprise intertextuelle
précise qui ne trouve pas d’ancrage contextuel, il y a lieu de penser que l’expression
relève de l’imagerie ordinaire des Grecs et Théocrite joue ici du contraste produit par
l’expression et le Cyclope hors du commun. Il y a un autre contraste assez amusant
dans la dissonance créée entre le caractère relativement élevé de cette image (qui,
malgré tout, peut aussi avoir quelques résonances pindariques) et la rusticité du per
sonnage qui s’est déjà manifestée dans les vers qui précèdent et que l’on retrouve au
vers suivant dans un geste très primaire de protection.
En outre, alors même que l’île de Paros est prospère dès le viiie siècle du fait de
l’exploitation du marbre, elle n’est pas mentionnée par Homère. Aussi l’utilisation
du marbre de Paros comme complément du comparatif est-elle une marque supplé
mentaire (à côté du chien, v. 9 ; de l’invocation à Pan, v. 21 ; de la porte, v. 32 ; du lit,
v. 33, etc.) de la modernité relative du Cyclope par rapport à son modèle homérique.
Polyphème construit de lui-même une image qui le fait sortir de l’achronie mytholo
gique pour l’inscrire dans un monde plus proche de son lecteur.
Comme il a été noté plus haut, la mention du marbre (λίθος) de Paros fait peut-être
écho dans la construction de l’idylle à la pierre qui sert de jeton dans une expression
(également imagée) employée dans le chant de Daphnis (v. 18). De même que la
Galatée du premier chant joue son dernier pion en tentant par ses jets de pommes
d’attirer l’attention du Cyclope pour ne plus être seule, de la même façon ici
Polyphème place peut-être dans son propre reflet l’unique espoir qu’il a de ne plus
être seul en s’inventant de manière fantasmatique un alter ego qui lui ressemble et
qui émane de son propre reflet magnifié.
En invoquant Adrastée qui est une divinité proche de Némésis, il faut penser que
le personnage crache dans son sein pour détourner le châtiment que risquent de lui
valoir ses propos excessifs. La formule s’éclaire notamment par le vers 675 de la
Samienne du même Ménandre :
εἰς κόλπον δέ φασι τὴν Ἀδ[ράστειαν ˘ ¯
mais je crache dans mon sein, comme on dit, en l’honneur d’Adrastée !
En reprenant cette pratique, le Cyclope chercherait donc à éviter une punition qui
pourrait venir le toucher dans ce qu’il a de plus cher : il n’est pas sûr que la pratique
soit efficace si l’on songe au sort que lui fera subir Ulysse lors de sa venue.
Une seconde interprétation 397 consiste à considérer que le crachat au pouvoir
magique lui offre une garantie à propos de la beauté qu’il a découverte dans son
propre reflet. Il voudrait dès lors éviter que ce qu’il trouve beau ne soit déformé par
les opinions négatives d’autrui : le crachat lui permettrait ainsi de donner de la force
à ce qui n’est qu’un reflet et une vision qu’il a en lui-même, de faire en sorte que ce
qui est pour l’instant de l’ordre de la représentation et de l’imagination prenne corps.
Dans cette perspective, on peut considérer que l’existence de Galatée peut être, d’une
certaine façon, une réponse à cette tentative : le Cyclope ne peut pas être autrement
qu’il n’est, à savoir monstrueux, mais en Galatée cette image d’une blanche beauté
née des flots trouve à se réaliser.
Une troisième interprétation est de considérer que le Cyclope cherche ainsi à se
protéger lui-même des effets de la fascination que sa propre image exerce sur lui,
des effets funestes que le mauvais œil de l’auto-admiration pourrait engendrer. Cette
signification du geste apotropaïque est notamment en accord avec les parallèles
établis entre Polyphème et Narcisse 398.
même temps que sa grâce. Eh bien ? Vois comment tu vas trouver à expliquer des
effets aussi étranges. »
« En d’autres circonstances, répondis-je, je serais bien embarrassé ; mais buvant,
comme tu vois, à cette coupe imposante, j’aurai la hardiesse de prétendre que toutes
les affections, lorsqu’elles se maintiennent longtemps dans l’âme, y provoquent
des dispositions pernicieuses (ἕξεις ἐνεργάζεται πονηράς) : une fois devenues
comme une seconde nature (ὅταν ἰσχὺν φύσεως λάβωσιν), celles-ci se réveillent
au moindre prétexte et suscitent fréquemment, fût-ce malgré soi, les manifestations
de l’affection habituelle. Regarde les poltrons, comme ils s’effraient même de ce
qui les sauve, les coléreux, comme ils s’irritent envers les êtres les plus chers, les
luxurieux et les débauchés, comme ils finissent par ne plus pouvoir respecter les
personnes les plus sacrées. Car la force de l’habitude porte toujours le tempérament
à se manifester, et l’homme qui a tendance à tomber trébuche forcément sur tous
les obstacles qu’il rencontre. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si ceux qui ont
formé leur caractère à l’envie et à la malfaisance réagissent même à l’égard de ce
qui les touche de plus près d’une manière conforme à la nature de leur passion ; en
réagissant ainsi, ils obéissent à leur penchant, et non à leur volonté (κινούμενοι δ᾽
οὕτως ὃ πεφύκασιν, οὐχ ὃ βούλονται, ποιοῦσιν). De même que la sphère ne
peut se mouvoir qu’en sphère et le cylindre, qu’en cylindre, l’un et l’autre selon
leur forme respective, de même le méchant réagit en méchant devant toute chose
sous l’impulsion de son tempérament. Mais il est bien naturel aussi qu’ils regardent
davantage les êtres qui les touchent de près et qui leur sont chers ; c’est pourquoi ils
leur nuisent davantage. Quant à l’excellent Eutélidas, et à tous ceux dont on rapporte
qu’ils se jettent un sort sur eux-mêmes, leur aventure ne me paraît nullement
inexplicable. La santé trop parfaite représente un état instable (σφαλερὸν γὰρ ἡ
ἐπ᾽ ἄκρον εὐεξία), selon Hippocrate, et lorsque le corps a atteint ce degré suprême
de vigueur (μέχρι τῆς ἄκρας ἀκμῆς), il ne peut s’y maintenir, mais il penche
bientôt et s’incline dans le sens contraire ; donc, lorsque ces personnes arrivent à la
plénitude de l’épanouissement (ἐπίδοσιν ἀθρόαν) et qu’elles se trouvent mieux
portantes qu’elles ne devaient l’espérer, au point d’admirer leur corps et de le
contempler avec complaisance (ὥστε θαυμάζειν καὶ κατασκοπεῖν τὸ σῶμα),
elles sont en réalité tout près du changement (τῆς μεταβολῆς) et, lorsqu’ensuite
leur état se détériore, elles paraissent alors s’ensorceler elles-mêmes » (texte et trad.
F. Fuhrmann, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1978).
Handley 402 indique que Cnémon met d’abord en avant ce qui le concerne le plus.
C’est sans doute le même effet qui est ici recherché par Polyphème : ce qui importe
de manière urgente, c’est de repousser la βασκανία et, dans le cadre magique où les
paroles sont toutes-puissantes, de dire qu’on la repousse. La particule adversative ne
sert qu’à confirmer sur le plan syntaxique le poids des mots. On peut aussi considérer
que le déplacement traduit le trouble du Cyclope qui prend subitement conscience de
l’excès de ses propos précédents.
τρίς. Le chiffre trois a une valeur magique bien connue : on voit de la même façon
en II, 43 Simaïtha effectuer des libations par séries de trois jets selon une pratique
habituelle (cf. Od., XI, 26-28 ; Sophocle, Œdipe à Colone, 479, etc.) ; le triple appel
lancé à Hylas est aussi censé avoir une valeur apotropaïque (XIII, 58) et la triple for
mulation du vers XXIII, 44 doit, de la même manière, apporter à l’amoureux dans
la mort la paix dont il ne jouit pas en sa vie. Mais c’est dans l’Idylle XX que l’on
trouve le parallèle le plus proche de notre passage dans un vers qui en est sans doute
la simple adaptation (XX, 11) :
Τοιάδε μυθίζοισα τρὶς εἰς ἑὸν ἔπτυσε κόλπον.
Ce disant, par trois fois elle cracha dans son sein.
Cracher par trois fois dans son manteau éloigne toute sorte de danger, de souillure ou
de menace (voir supra). C’est le fait du superstitieux par excellence : cf. Théophraste,
Caractères, XVI, 15 (μαινόμενον δὲ ἰδὼν ἢ ἐπίληπτον φρίξας εἰς κόλπον
πτύσαι, « à la vue d’un fou ou d’un épileptique, il est pris de frisson et crache dans le
pli de son vêtement ») et le commentaire ad loc. de Diggle 403. C’est d’ailleurs moins
par ce qu’il dit présentement que par ce qu’il a vu dans la mer en cet autre jour que
le Cyclope est troublé et cherche ainsi à se protéger. La menace que sent peser sur lui
Polyphème est plus visuelle que verbale et concerne principalement la belle image
qu’il a tenté de forger de lui-même en alléguant l’intermédiaire commode du reflet
maritime. Il risque dès lors de s’attirer des représailles de la part de Némésis qui, par
jalousie, pourrait être irritée et provoquée par la prétention du Cyclope. La situation
de Polyphème qui revendique une beauté excessive au regard de ce qu’il est réelle
ment doit être rapprochée de celle du destinataire de Straton dans l’épigramme AP,
XII, 229 :
Ὡς ἀγαθὴ θεός ἐστι δι᾽ ἣν ὑπὸ κόλπον, Ἄλεξι,
πτύομεν, ὑστερόπουν ἁζόμενοι Νέμεσιν.
Ἣν σὺ μετερχομένην οὐκ ἔβλεπες, ἀλλ᾽ ἐνόμιζες
ἕξειν τὸ φθονερὸν κάλλος ἀειχρόνιον.
Νῦν δὲ τὸ μὲν διόλωλεν· ἐλήλυθε δ᾽ ἡ τριχάλεπτος
δαίμων· χοἰ θέραπες νῦν σε παρερχόμεθα.
Ah ! la bonne déesse qu’on invoque, Alexis, en crachant dans son sein, Némésis
au pied lent. Tu ne la voyais pas venir, tu croyais garder à tout jamais cette beauté
farouche ! Abolie maintenant, ta beauté : elle est là, l’irascible déesse, et nous, tes
adorateurs, à cette heure nous faisons fi de toi (trad. R. Aubreton).
εἰς ἐμὸν … κόλπον. Les remarques précédentes éclairent déjà le sens de l’ex
pression qui renvoie au pli formé par le vêtement. Mais il n’est sans doute pas inu
tile d’envisager la possibilité d’un double sens du mot κόλπος : dans le corpus de
Théocrite, le terme est employé soit au sens physique de « sein maternel » (XIV, 33 ;
XXIV, 60), soit, comme ici, au sens de « pli du vêtement » (II, 120 ; XV, 134, etc.) ;
en revanche, les sens géographiques que l’on trouve notamment dans la poésie homé
rique et tragique de « pli de la mer entre deux vagues » ou de « pli de la terre », ou
encore de « golfe, sinuosité du littoral », ne sont jamais retenus par Théocrite. Cette
absence peut paraître quelque peu surprenante. Mais, précisément, au moment où le
Cyclope compare ses dents aux rochers de Paros, et plus généralement dans le cadre
de l’assimilation du Cyclope au volcan de l’Etna et de son attachement viscéral à son
île sicilienne, n’est-il pas envisageable que le poète joue ici sur les mots et suggère
que le Cyclope se change presque en élément de géographie marine (voir aussi les
remarques suivantes sur ἔπτυσα) ? En tout état de cause, même si ce jeu de mots,
proche du calembour, peut être jugé abusif, il est beaucoup plus évident que le terme
κόλπος, à la suite par exemple de σκοπός (v. 10), entre parfaitement dans la lignée
sonore du nom de Pol-yphème : cette « partie » de lui-même est très représentative de
ce qu’il est.
La vieille est censée venir apporter sa protection à Simichidas qui se lasse d’attendre
devant la porte fermée. La situation amoureuse topique du paraclausithuron n’est pas
totalement étrangère au contexte de notre idylle (voir supra p. 118 note au vers 19).
Selon les scholies, l’acte de cracher pour se préserver serait surtout le fait des
femmes (ποιοῦσι τοῦτο καὶ μάλιστα αἱ γυναῖκες). Un fragment de Callimaque
(fr. 687 Pf. = Hécalè, fr. 176 D’Alessio : δαίμων, τῇ κόλποισιν ἐπτύουσι
γυναῖκες) est cité à l’appui de cette affirmation qui ne se vérifie pas nécessairement
dans les autres exemples parallèles compulsés. L’emploi de cet hapax homérique (Il.,
XXIII, 697) permettrait d’établir un vif contraste entre le comportement grossier et
primaire du Cyclope bucolique et la dimension épique du même personnage selon un
autre point de vue, suggéré par l’emploi d’un autre hapax au vers précédent 404.
Ce vers est tout d’abord remarquable par la disposition de ses sonorités. Dans
chacun des hémistiches, on peut en effet observer des redoublements subtils de
consonnes. Dans le premier hémistiche, on trouve ainsi le doublet τ τ (ταῦτα) suivi
par la répétition croisée γ ρ γ ρ (γὰρ ἁ γραία) ; dans ce même hémistiche, c’est la
voyelle [a] qui est le mieux représentée, connotant plutôt le féminin de Galatée. Dans
le second hémistiche, après le même doublet τ ττ (Κοτυτταρὶς), c’est une dispo
sition embrassée qu’on a pour ξ δ δ ξ (ἐξεδίδαξε) ; on retrouve curieusement dans
le nom de Κοτυτταρίς les voyelles essentielles (indépendamment de la marque du
genre à la désinence) du nom de Πολύφαμος ; cet écho vocalique viendrait à l’appui
de la correspondance structurale que nous avons suggérée entre les deux vocatifs
Πολύφαμε dans le chant de Daphnis et les deux noms propres qui encadrent le chant
de Damoitas, Pan et Cotyttaris.
ταῦτα γὰρ ἁ γραία. Cette ouverture du vers se situe pleinement dans le champ
sonore du nom de Galatée, alors même que la nymphe est exclue du paysage mental
de Polyphème à ce moment du récit. Mais la résurgence sournoise de l’obsession
produite par le nom de la nymphe est sans doute significative du mal qui ronge le
Cyclope. Le démonstratif occupe la même position liminaire dans le vers, plus haut,
au vers 31, où c’est Galatée qui est censée voir les agissements du Cyclope ; ici au
contraire, c’est le Cyclope qui exécute ce que lui a dit Cotyttaris.
ἁ γραία. Le terme est employé à quatre autres reprises dans le corpus de Théocrite
(II, 91* ; VII, 126 ; III, 31* ; XV, 19), deux fois en homotaxie par rapport à notre
passage (*). La scholie à VII, 126 indique qu’il s’agit d’une forme spondaïque en
404. Voir supra sous ὑπέφαινε et les remarques en ce sens de Sokolov 2005, p. 52-53.
176 cyclopodie
dorien avec α final long : telle est bien la scansion qui est ici employée par le poète.
L’apparition inattendue de ce personnage féminin mérite d’être soulignée : c’est, avec
Galatée, la seule autre figure féminine nommée dans une idylle fortement occupée
par la présence masculine ; d’autre part, c’est le seul personnage ancré dans l’âge
de la vieillesse, alors que tous les autres relèvent de l’adolescence ou de la jeunesse.
Par sa vieillesse, Cotyttaris s’oppose, implicitement mais fortement, à la beauté bien
réelle de Galatée que notait le vers 14 (χρόα καλὸν). La vieille femme a donc ici
un statut tout à fait à part qui justifie notamment l’influence qu’elle a pu avoir sur le
Cyclope en matière de rite magique. Le relation entre le Cyclope et la vieille femme
rappelle ce que l’on trouve dans un fragment de Bion (fr. XIII, 7-9 Reed), dans lequel
un jeune oiseleur essaie en vain de capturer Éros par ses pièges :
χὠ παῖς, ἀσχαλάων ὅκα οἱ τέλος οὐδὲν ἀπάντη,
τὼς καλάμως ῥίψας ποτ᾽ ἀροτρέα πρέσβυν ἵκανεν
ὅς νιν τάνδε τέχναν ἐδιδάξατο…
Et le jeune garçon, irrité parce qu’il ne parvenait à rien, jeta ses pièges et alla
trouver un vieux laboureur qui lui avait enseigné cette technique…
Dans le fragment de Bion 405, comme dans l’idylle théocritéenne, la figure du vieillard
renvoie à un univers humble. Dans le même temps, le vieillard est volontiers
un personnage que l’on consulte, notamment dans l’univers bucolique (voir la
figure du vieux Philétas dans les Pastorales de Longus) pour en obtenir un certain
enseignement. Mais si, chez Longus, Daphnis et Chloé apprennent de Philètas de pré
cieuses informations sur l’amour, si le jeune oiseleur de Bion lui doit une technique
de chasse, dans le cas du Cyclope c’est une simple pratique superstitieuse de bonne
femme qu’il retire de sa fréquentation. Il ne s’agit d’un enseignement ni moral ni
technique.
scholies (par ex. : ἀπὸ τῆς παρὰ Δωριεῦσι τιμωμένης Κοτυτοῦς ὠνόμασται
Κοτυταρίς ; ou encore : ἔστι Κοτυτὼ Δωρικὴ θεός, παρ᾽ ἣν ὠνόμασται καὶ
αὕτη), le nom de ce personnage féminin doit renvoyer à Kotyt(t)o ou Kotys, déesse
de l’impudicité originaire de Thrace honorée notamment à Corinthe et en Sicile, ce
qui n’est pas anodin dans le cas du Cyclope.
Bassos de Smyrne met en scène dans une épigramme (AP, XI, 72) une vieille
femme volubile qui semble être croquée d’après le souvenir de Théocrite :
Ἡ πολιὴ κροτάφοισι Κυτώταρις, ἡ πολύμυθος
γραῖα, δι᾽ ἣν Νέστωρ οὐκέτι πρεσβύτατος,
ἡ φάος ἀθρήσασ᾽ ἐλάφου πλέον, ἡ χερὶ λαιῇ
γῆρας ἀριθμεῖσθαι δεύτερον ἀρξαμένη,
ζώει καὶ λεύσσουσα καὶ ἀρτίπος οἷά τε νύμφη,
ὥστε με διστάζειν, μή τι πέπονθ᾽ Ἀίδης.
Kytotaris aux tempes blanchies, la vieille aux maintes histoires, à cause de laquelle
Nestor n’a plus le record de longévité, a vu la lumière du jour davantage que le
cerf : sur sa main gauche, elle a commencé pour la deuxième fois à faire le compte
de sa vieillesse. Elle vit bon pied bon œil à l’instar d’une jeune épouse. Aussi, je me
demande s’il n’est pas arrivé quelque chose à Hadès.
On voit en effet que les noms des deux vieilles femmes sont proches moyennant
une métathèse vocalique ; la vieille de Bassos qui est πολύμυθος rappelle la figure
de Polyphème au sujet duquel on rapporte beaucoup d’histoires et qui en raconte
aussi beaucoup sur lui-même. La vieille femme a même dû bénéficier de pratiques
magiques, car son âge dépasse toute mesure puisque les doigts de la main gauche
servent à compter la première centaine, ceux de la main droite de la deuxième à la
dixième centaine, et que, lorsqu’on revient pour la deuxième fois à la main gauche,
c’est qu’on est au-delà de 1 000 : dans le cadre de l’exagération propre à l’épigramme,
elle semble avoir éloigné d’elle la mort et appartenir à un temps presque anhistorique,
mythique, à l’égal du Cyclope Polyphème.
Il se trouve en outre que, dans les mystères de Kotyto et du Dionysos thrace, on
faisait usage d’une flûte aux vibrations graves appelée bombyx dont Eschyle (fr. 71
Mette) nous dit qu’elle incite à la mania : or notre personnage Cotyttaris joue éga
lement ici de la flûte (cf. ποταύλει, v. 41) et il n’est pas absurde de penser que son
jeu sourd a eu une influence funeste sur l’état mental de Polyphème – on se rappelle
qu’il est taxé de folie dans l’Idylle XI (v. 11).
Plusieurs scholies donnent une autre interprétation (qui reste improbable) à l’éty
mologie du nom Κοτυτταρίς en faisant dériver ce dernier (parfois avec prudence)
du terme κότος qui désigne « le ressentiment, la rancune », en vertu d’une explication
d’ordre psychologique : les vieillards, qui sont d’humeur difficile (δύσκολοι),
sont naturellement portés au ressentiment (cf. sch. : ἕτοιμοι γὰρ εἰς κότον οἱ
γέροντες). Or cette explication psychologisante ne trouve en apparence aucun fon
dement dans la présence fugitive de Cotyttaris dans l’idylle : celle-ci est au contraire
plutôt bienveillante à l’égard de Polyphème. Une telle perspective pourrait se justifier
tout d’abord si l’on en venait à considérer la vieille femme comme représentant le
178 cyclopodie
raisonnement conduit par Gow 409 à la suite de la plupart des éditeurs de Théocrite.
Il faut cependant signaler avec Gow, à la suite de Ahrens, que le manuscrit M
(Vaticanus 915) donne ce même vers après le vers 42 : ce flottement pourrait bien être
le signe d’une difficulté de la tradition à son sujet ; le vers n’est pas à sa place après
le vers 42 et cette impossibilité pourrait justifier l’omission dans une autre tradition.
Mais ce qui a sans doute contribué à l’évacuation de ce vers de l’Idylle VI est qu’on
le retrouve à l’identique en X, 16, où il semble mieux à sa place que dans l’Idylle VI
(voir ci-après sous ἀμάντεσσι).
Pourtant, les travaux menés notamment par Ancher 410, Irigoin 411 et Blanchard 412,
qui essaient d’envisager la composition d’un recueil bucolique selon des principes
numériques, ont pu montrer que les équilibres numériques donnés tant par des
groupes de cinq idylles (2 groupes de 445 vers chacun formés par les Idylles I, III, VI,
VII, IX d’une part, et les Idylles IV, V, VIII, X, XI d’autre part), ou par trois triades (I,
XI, VI ; V, IX, VIII ; VII, IV, X), ou encore d’autres organisations chiffrées reposant
sur des multiples de 6 ou de 9, réclamaient systématiquement que l’Idylle VI comptât
46 vers et que le vers 41 fût pris en considération.
Si l’on peut se fonder sur ces dernières analyses, on est donc conduit à reconsidérer
le statut du vers 41, sans accorder un poids excessif à la tradition manuscrite. Or il
faut peut-être ici faire crédit à Legrand pour une remarque formulée dans son apparat
critique au sujet du vers 41. En effet, tout en rejetant ce vers (qu’il ne traduit pas),
Legrand signale que son état présent pourrait correspondre à une tentative pour
remédier à la corruption d’un vers antérieur qui, à l’instar du vers III, 32, pouvait
commencer de la même manière que le vers X, 16. Faute de pouvoir retrouver la
forme initiale du vers, un copiste aurait transposé le vers de l’Idylle X afin de combler
la lacune occasionnée.
Nous choisissons donc de maintenir le vers 41 qui est nécessaire à la structure
d’ensemble du recueil, même si nous sommes bien conscient que ce vers est sans
doute une substitution qui essaie de remplacer un vers perdu. Il convient encore
d’ajouter que la présence de ce vers semble aussi indispensable à l’équilibre de la
structure de l’Idylle VI elle-même : en effet le cadre est parfaitement équilibré par la
présence de deux strophes de cinq vers au début et à la fin de l’idylle ; on s’attend à
découvrir un rapport de proportion entre les chants de Daphnis et de Damoitas : or,
dans la mesure où le chant de Daphnis compte 14 (2 × 7) vers, on peut escompter
trouver un multiple de 7 dans le nombre de vers de la chanson de Damoitas et c’est
précisément le produit de 3 × 7 vers qui est obtenu si l’on maintient le vers 41. Même
s’il n’est pas décisif, l’argument mérite néanmoins d’être signalé.
πρᾶν. L’adverbe temporel est suffisamment vague pour être plausible ; il entre
en relation avec la temporalité de l’épisode du reflet que le Cyclope vient d’évoquer
et qui se trouve situé dans la même imprécision temporelle ; cet adverbe est en effet
employé au vers 35 ; l’épisode du reflet serait ainsi compris entre ces deux marqueurs
temporels qui se répondraient à la fin du chant de Damoitas.
Il convient de noter que la leçon πρᾶν n’est donnée que par deux des manuscrits
qui fournissent le vers 41 ; les autres manuscrits transmettent ici l’adverbe πρίν.
Cette incertitude pourrait refléter un état antérieur du texte.
ἀμάντεσσι. Comme le signale Hunter 413 qui rejette le vers, c’est notamment
la référence aux moissonneurs qui n’est pas justifiée dans l’Idylle VI par rapport
à l’univers du Cyclope et qui laisse donc penser que ce vers n’est pas à sa place.
L’incertitude affectant le mot précédent pourrait suggérer, au lieu de ce terme
inadéquat, le pronom personnel (ἐμίν, ἁμίν ?), qui ferait de Polyphème le destinataire
privilégié de l’air de flûte interprété par la vieille femme.
παρ᾽ Ἱπποκίωνι. Le nom Ἱπποκίων n’est pas connu en dehors des deux occur
rences redondantes chez Théocrite, même si les noms propres composés en Ἱππο-
sont fréquents. La forme nominale pourrait être un hypocoristique par exemple pour
Hippoclès, ce qui pourrait laisser entendre que le Cyclope a des relations amicales
dans son entourage. Mais le groupe peut aussi être totalement parasitaire ici et n’est
sans doute que le fruit pur et simple de l’importation du vers X, 16.
ποταύλει. La présence de ce verbe (qu’on ne retrouve pas ailleurs dans les Idylles
en dehors de X, 16) dans le vers primitif semble beaucoup moins sujette à caution
pour deux raisons bien distinctes. La première est fournie par le personnage de
Cotyttaris qui a pu utiliser, comme la déesse dont elle est ici le substitut, le son de la
flûte pour troubler l’esprit faible du Cyclope (voir supra remarques au vers 40). La
seconde raison tient à la structure même de l’Idylle VI : si l’on maintient un jeu de
flûte au vers 41, on constate que l’idylle comprend en tout quatre musiciens : deux
joueurs d’aulos, deux joueurs de syrinx. En effet, dans le chant-cadre, c’est initia
lement Daphnis qui joue de l’aulos et Damoitas de la syrinx avant qu’ils n’échangent
leurs instruments et leurs pratiques musicales au vers 44 ; dans les chants insérés,
Polyphème joue de la syrinx sans se soucier de Galatée au vers 9 (voir supra
ad loc. p. 90) ; sans la présence du jeu de Cotyttaris dans le second chant inséré, on
ne retrouve pas l’équilibre – ô combien important dans l’univers pastoral – dans la
répartition des instruments.
L’accompagnement des travaux agricoles à la flûte n’a rien de surprenant, au
moins dans l’univers bucolique de Théocrite : c’est un trait de culture qui est évoqué
à plusieurs reprises dans les idylles pastorales ; les deux chants que comprend
Ici commence la « conclusion » de l’idylle : après les chants des deux concurrents,
le discours revient au récit-cadre pour l’espace de cinq vers qui répondent aux cinq
vers initiaux de mise en place du récit. L’écho entre l’ouverture et la fin de l’idylle
apparaît très nettement dans le jeu sur les noms propres des deux chanteurs qui se
retrouvent à nouveau réunis comme au premier vers, mais dans un ordre inversé ; en
outre, alors qu’au premier vers les deux noms propres étaient syntaxiquement mis à
égalité par la coordination et le partage de la fonction sujet (mais avec un avantage
sémantique du côté de Daphnis), ici c’est Damoitas qui semble l’emporter en restant
seul dans la fonction sujet tandis que Daphnis devient objet de la relation syntaxique ;
de la même façon, le balancement qui organisait les vers 2-3 est ici repris au vers 43
(voir infra). Un autre changement dans la répartition des deux personnages intervient,
qui concerne leur place dans le vers. Dans cette fin d’idylle, chaque personnage est
confiné à un hémistiche de manière très rigoureuse (surtout v. 43-44) alors que, dans
l’introduction, c’était tout le contraire (notamment v. 1 et 3) : cette modification doit
sans doute correspondre à un changement du rapport entre les deux chanteurs ; de
l’indistinction initiale, ils passent ici à un rapport plus hiérarchisé, même si cette
hiérarchie dans l’ordre poétique est posée pour être aussitôt corrigée par un rappro
chement plus fort sur le plan psycho-émotionnel.
τόσσ᾽ εἰπών. L’expression, à l’image des formules proches, mais toujours diffé
rentes, de l’épopée homérique (on a régulièrement dans l’Iliade ὣς εἰπών en I, 326,
446, etc.), met fin au discours direct de la déclamation poétique. Le pronom τόσσα,
qui répond au pronom τοιάδε (v. 4) de l’introduction narrative et au démonstratif
τάδε du vers 20, mais qui porte sur la quantité des paroles prononcées, laisse
supposer que Damoitas arrête de chanter parce qu’il a « répondu » point par point au
chant de Daphnis ; il paraît l’emporter parce qu’il a fait mieux que son concurrent en
respectant parfaitement l’équilibre que celui-ci avait mis en place (voir l’introduction
sur la composition des deux chants) : il a augmenté d’un tiers exactement le chant de
Daphnis.
Le terme qui désignait jusqu’ici les chants insérés était toujours le verbe « chanter »
(ἀείδω, v. 4 et 20) ; or, le chant laisse la place à la simple parole. Ce changement
est-il vraiment significatif ? Au moment où le chant cesse, il n’est plus désigné
par ἀείδειν, mais par un verbe de parole : c’est dire que l’on sort du cadre du
concours poétique chanté pour revenir à un échange de paroles plus ordinaire et non
Ce vers présente, en dépit de son apparence très ordinaire et répétitive, une structure
assez complexe dès lors que l’on fait abstraction de la trop simple élaboration syn
taxique. D’un point de vue métrique, on observe tout d’abord une forte opposition
entre les deux hémistiches, le premier étant affecté par la lourdeur des cinq longues
qui le constituent, le second étant entièrement dactylique et multipliant de ce fait les
brèves : à la pesanteur solennelle du premier don s’oppose ainsi la légèreté spontanée
du second. Mais il ne faut pas lire simplement ce vers en fonction d’une opposition
des hémistiches. À l’échange des cadeaux se superposent d’autres formes d’échange
sur le plan des sonorités : par exemple la séquence vocalique de l’ouverture ω ε ω se
retrouve sous forme inversée dans le dernier mot du vers (ἔδωκεν : ε ω ε). Cet effet
d’inversion est présent, de manière structurale, dans la figure du chiasme qui organise
la distribution des pronoms et, plus largement sur l’ensemble de l’idylle, la mention
des deux personnages Daphnis et Damoitas.
χὢ μὲν τῷ … ὃ δὲ τῷ… Dans la mesure où, au vers 44, c’est Damoitas qui joue
de l’aulos et Daphnis de la syrinx, il faut en déduire que celui qui donne la syrinx au
vers 43 est Damoitas (χὢ μέν) et celui qui offre son aulos est Daphnis (ὃ δέ) : de sorte
que la reprise en chiasme des pronoms, du fait même de l’inversion de la place des
noms propres au vers précédent (cf. supra au vers 42), s’accompagne d’une inversion
des personnes représentées. Après l’ordre Daphnis - Damoitas au vers 42, on a ici la
succession suivante : Damoitas - Daphnis / Daphnis - Damoitas. Cette succession de
pronoms fait directement écho à celle des vers 2-3 de l’introduction pour laquelle
nous avons pu montrer que ὃ μέν représentait Daphnis et ὃ δέ Damoitas ; il y a
donc entre ces deux moments une inversion dans le balancement pronominal. La
référentialité du pronom se trouve perturbée, dans une perspective qui rappelle le
trouble à propos des pronoms féminins dans le chant inséré de Daphnis (cf. supra
p. 96-97 au vers 10). Cette confusion volontaire a pour effet de suggérer l’idée d’une
« égalité absolue » entre les deux pâtres, pour reprendre une expression de Lawall 423.
Dans ces conditions, il commence à devenir clair que ce qui pouvait passer pour
422. Cf., avec des lectures différentes de cette analogie, Lawall 1967, p. 66-73 ; Goldhill 1991,
p. 261 ; Gutzwiller 1991, p. 123-133 ; Bernsdorff 1994, p. 39-40.
423. Lawall 1967, p. 68-69 ; voir aussi Bernsdorff 1994, p. 42.
commentaire 185
une victoire de Damoitas n’en était pas vraiment une. L’absence d’arbitre dans le
concours poétique de même que l’absence de sujet explicite de désaccord entre les
deux jeunes hommes ont pour conséquence immédiate qu’il n’y aura ni vainqueur
ni vaincu dans l’agôn. L’échange de cadeaux rétablit ici l’équilibre entre les deux
partenaires – rendu grammaticalement sensible dans le jeu des pronoms –, même si
celui-ci est partiellement faussé par l’inégalité des cadeaux échangés.
σύριγγ᾽. La syrinx est l’instrument de Pan, et donc par excellence celui des pâtres.
Longus notamment (II, 34), dans un mythe inséré de ses Pastorales, raconte l’histoire
de la naissance de cette flûte : la nymphe Syrinx, poursuivie par Pan, se transforme en
roseau pour échapper aux violences du dieu lubrique. Dans sa fureur, Pan, qui entend
le vent gémir dans les roseaux, coupe des tiges de longueurs inégales qu’il réunit par
de la cire pour en faire l’instrument de musique.
Cette syrinx appartient initialement à Damoitas qui a dû s’en servir pour préluder
à son propre chant au vers 20, même si le verbe συρίσδειν n’y est pas employé.
Damoitas partage donc au départ avec le Cyclope (cf. v. 9) le privilège de jouer de cet
instrument : il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que Damoitas ait adopté dans
son chant le point de vue de Polyphème qui invoque lui-même le dieu Pan (v. 21).
Pourtant, c’est Daphnis, et non Damoitas, qui mentionne dans son chant l’aptitude
musicale de Polyphème ; il en va de manière inverse pour l’aulos (voir ci-après), de
sorte que l’échange des instruments se double d’une inversion dans les chants entre
mention d’un instrument et aptitude du locuteur à jouer d’un autre instrument ; cette
inversion mimerait par avance l’échange des instruments ici.
καλὸν αὐλὸν. Le terme αὐλός peut être employé pour plusieurs instruments ;
il y a l’αὐλός propre à double tuyau qui est proche de notre hautbois ou de notre
clarinette ; mais ici (comme en V, 7 424) il s’agit plutôt de la flûte monocalamos (cf.
Athénée, IV, 184a) qui est un simple tuyau sans embouchure.
Cet instrument donne lieu à une qualification (ce qui est assez rare dans le récit-
cadre) avec l’adjectif καλόν : cette précision méliorative peut servir à rétablir un
équilibre avec la syrinx qui est a priori un instrument plus sophistiqué ; mais ce peut
être aussi un moyen d’attirer l’attention sur l’instrument lui-même dans la mesure où
l’adjectif καλός permet d’établir un lien avec l’univers de Galatée (cf. ses emplois
aux vers 11, 14 et 16 ; on a vu que les emplois au vers 36 étaient le fait d’une illusion
de la part du Cyclope) : Daphnis offrirait ainsi à Damoitas un objet qui partagerait la
qualité de beauté avec la figure de Galatée. Un tel rapprochement n’a rien d’étonnant
dans la mesure où Damoitas a en commun avec Polyphème un certain nombre
d’attributs (la barbe, la syrinx). On voit donc que l’analogie entre récit-cadre et récit
inséré tend à se compléter et invite à lire la relation entre Daphnis et Damoitas sur
le mode (inversé) de celle qui unit Polyphème et Galatée. La dimension érotique de
cette relation se trouve ainsi renforcée et il n’est sans doute pas excessif d’interpréter
alors l’αὐλός comme un symbole phallique : l’échange des instruments serait une
manière imagée de dire l’union homosexuelle des deux garçons, union qui aurait
une configuration assez inouïe par rapport à la représentation érotique traditionnelle
puisqu’elle supposerait une certaine réciprocité, un certain équilibre entre les deux
partenaires qui offrent chacun leur instrument à l’autre. La syrinx, par le nombre de
ses tuyaux, signifierait alors la plus grande maturité sexuelle de Damoitas par rapport
à Daphnis. Il se trouve que Griffiths a fait la même suggestion à Bowie 425, signalant
que l’échange d’instrument peut être considéré comme une allusion aux pratiques
homosexuelles connues sous la forme δός λάβε 426.
Ce vers s’ouvre sur une asyndète expressive : à l’échange des présents succède
immédiatement l’exécution musicale. Cette asyndète est une marque grammaticale
et syntaxique de l’harmonie qui règne dans l’univers pastoral en cette fin d’idylle
(voir aussi le vers suivant). Cette harmonie s’exprime aussi sur le plan stylistique
par la nouvelle reprise d’un chiasme qui concerne cette fois la place des instruments
mentionnés dans ce vers et le précédent : syrinx - aulos - aulos - syrinx. Ce chiasme
se superpose à ceux qui concernent les personnages (voir aussi un autre chiasme
structurel ci-après). L’ordre de présentation des noms propres est ici le même qu’au
premier vers de l’idylle : on revient (au moins partiellement) à la situation initiale,
sans que le différend poétique n’ait eu de conséquence sur la relation des deux pâtres.
αὔλει. C’est la musique qui occupe la première place dans le vers avec l’emploi
de ce verbe peu représenté dans les Idylles (trois occurrences au total) ; la musique est
donc le véritable vainqueur dans l’agôn, non l’un des pâtres. La musique de l’aulos,
a priori plus simple que celle de la syrinx, est mise en évidence de sorte que, si
les paroles de Damoitas ont pu l’emporter, c’est bien ici la musique de l’aulos de
Daphnis qui compense la défaite poétique. On en vient donc à un équilibre des pra
tiques respectives des deux pâtres.
Dans le cadre de l’idylle, ce jeu sur l’aulos dans la partie narrative fait écho au jeu
de Cotyttaris mentionné au vers 41 par le verbe ποταύλει situé en position finale
dans l’hexamètre, donc en position métriquement inversée par rapport à l’occurrence
de la forme simple : cet écho musical entre récit-cadre et chant inséré renforce la
structure analogique entre les deux niveaux discursifs et il y a là un argument pour
conserver au moins le verbe ποταύλει du vers 41.
Δαμοίτας. Après avoir bénéficié d’un article au vers 42 à l’égal de Daphnis, les
deux personnages sont ici nommés sans article défini : ils sont ainsi maintenus dans
une égalité syntaxique, ce qui n’était pas le cas au vers 1. Le nom Δαμοίτας occupe
une position éminente à l’hémistiche (cf. v. 20), qui se trouve renforcée par l’homéo
téleute formé avec ὁ βούτας en fin d’hexamètre : cette rime intérieure assure une
équivalence nouvelle (d’ordre musical) entre Daphnis et Damoitas, qui n’avait pas
encore trouvé l’occasion de son expression.
σύρισδε. Dans le cadre de l’idylle, ce jeu sur la syrinx fait écho au jeu de
Polyphème (v. 9) – d’une façon d’autant plus tangible que le verbe est curieusement
assez peu employé par Théocrite dans l’ensemble des idylles avec seulement sept
occurrences au total, alors même que l’instrument est très représentatif de la poésie
bucolique –, dans un double parallélisme musical entre récit-cadre et chant inséré :
Polyphème :: Cotyttaris
Daphnis Damoitas
Le rapport entre Polyphème et Daphnis pour ce qui est de la syrinx est identique au
rapport entre Cotyttaris et Damoitas pour ce qui est de l’aulos. Ce rapport analogique
se construit d’ailleurs selon un chiasme qui est la figure majeure de cette idylle : les
deux mentions du jeu de la syrinx (συρίσδων, v. 9, et σύρισδε, v. 44) encadrent en
effet les deux mentions du jeu de l’aulos (ποταύλει, v. 41, et αὔλει, v. 44). Ce rapport
musical entre Daphnis et Polyphème confirme les différents points de comparaison
que l’on a pu établir entre les deux personnages 427. La discrète assonance en -ισ-
entre le verbe σύρισδε et le nom de Δάφνις semble suggérer que le jeune pâtre est
plus en harmonie avec l’instrument que son ancien propriétaire.
Δάφνις ὁ βούτας. Parmi les différents éléments qui rapprochent cet hexamètre
du vers 1 comme autant de marques de composition annulaire, la désignation de
Daphnis est la plus manifeste : l’apposition ὁ βούτας répète, moyennant une
variation lexicale, celle du vers 1 (ὁ βουκόλος). Contrairement à ce qui se passait
au vers 1, l’apostrophe n’a pas ici pour conséquence d’instaurer une différence de
statut entre les deux pâtres mais au contraire de restaurer entre eux l’harmonie, la
légère infériorité poétique de Daphnis étant compensée par une supériorité nominale.
La séquence Δάφνις ὁ βούτας apparaît désormais comme une expansion du nom
simple Δαμοίτας : l’équivalence nominale est l’expression achevée de l’harmonie
des pâtres qui s’exprime conjointement dans le jeu symphonique et prolongé des
instruments de musique.
La clausule Δάφνις ὁ βούτας se retrouve à l’identique en VII, 73 dans le chant
de Lycidas :
ὁ δὲ Τίτυρος ἐγγύθεν ᾀσεῖ
ὥς ποκα τᾶς Ξενέας ἠράσσατο Δάφνις ὁ βούτας.
Cette répétition donne à l’apposition une valeur de forte détermination ; c’est une
appellation « contrôlée », pour un personnage unique en son genre. Quant à la quali
fication de βούτας, elle est indirectement revendiquée par Daphnis en I, 86 dans
les sarcasmes que Priape adresse à Daphnis qu’il vient de qualifier de δύσερώς τις
ἄγαν καὶ ἀμήχανος (cf. supra remarques au vers 7) :
Βούτας μὲν ἐλέγευ, νῦν δ᾽ αἰπόλῳ ἀνδρὶ ἔοικας.
Tu te disais bouvier, mais en réalité tu as tout l’air d’un chevrier.
Cette occurrence trouve un écho direct un peu plus loin en I, 113 (καὶ λέγε « τὸν
βούταν νικῶ Δάφνιν, ἀλλὰ μάχευ μοι »). Ce terme βούτας, dont on ne trouve
qu’une seule autre occurrence chez Théocrite (XX, 34), outre les trois exemples cités,
est beaucoup moins fréquent que l’équivalent βουκόλος qui apparaît une vingtaine
de fois dans le corpus.
Selon Dover 428, l’asyndète qui caractérise l’ensemble de la conclusion doit être
considérée comme un indicateur de fin. Alors que Fritzsche 429 prenait argument de
cette asyndète pour condamner le présent vers – qui a pourtant plus de quoi surprendre
sur le plan de la bienséance que sur celui de la syntaxe –, il convient au contraire
d’en rapporter l’effet stylistique à la construction même du poème. Mais plus qu’une
marque poétique, l’asyndète est l’expression stylistique d’une communion parfaite
entre les hommes et la nature : les animaux ici répondent instinctivement par leur
comportement immédiat à l’harmonie qui règne entre les deux pâtres. La nature se
prend au jeu de l’insouciance et de la légèreté de la poésie telle qu’elle est incarnée
par Daphnis et Damoitas.
déployées par les pâtres. Ainsi, les génisses adoptent la forme qui convient le mieux
à leur nature pour exprimer leur communion à l’harmonie qui s’installe en cette fin
d’idylle. Ce n’est pas par des mots, mais par leurs mouvements de groupe, qu’elles
manifestent leur participation à l’équilibre retrouvé. Le spondée initial que constitue
cette forme verbale laisse entendre avec un certain amusement ce que le pas des
génisses peut avoir de pesant.
ταὶ πόρτιες. Ce terme (qui compte huit occurrences dans le corpus théocritéen)
reprend en écho le groupe τὰν ἀγέλαν (v. 2), de sorte que les bœufs qui créent
l’essence même du cadre bucolique sont mentionnés aux deux extrémités du poème.
Mais on notera plusieurs transformations entre les deux mentions de ces bovins. On
passe tout d’abord d’un singulier collectif à un pluriel distributif en même temps
que de la fonction d’objet à celle de sujet : le troupeau gagne ainsi en individualité
tout en prenant l’initiative d’une (ré)action dans le cadre bucolique et en devenant
un véritable acteur au lieu d’en rester au statut de figurant muet. En second lieu,
si le déplacement dans le vers de l’ouverture au second hémistiche n’est pas très
significatif, un glissement de la sphère sonore de Galatée (ἀγ-λα) dans ἀγέλαν à
celle de Polyphème (πο-) dans la présente désignation est beaucoup plus riche
de sens : le troupeau s’avère être potentiellement porteur des caractères (sonores)
des deux personnages mythologiques ; c’est-à-dire que le troupeau, dans l’univers
pastoral, réalise la communion impossible dans le récit mythologique entre Galatée et
Polyphème et cette réunion n’a pas lieu que sur le plan onomastique, car les génisses,
tout en appartenant au monde pastoral du Cyclope, conservent aussi de Galatée la
féminité et l’allure primesautière.
(-τίκα) déjà présentes dans μαλακᾷ et πόρτιες, cet adverbe instaure aussi dans le
vers une monotonie sonore qui vient parfaire l’équilibre retrouvé en cette fin d’idylle.
Comme l’a bien indiqué Hunter 431, la composition du vers, caractérisée par une
ponctuation à la coupe trochaïque, le chiasme entre verbes et adjectifs et la redondance
de deux phrases de signification équivalente placées chacune dans un hémistiche,
imite l’harmonie et l’équilibre paisibles des deux chanteurs. Notons qu’une nouvelle
fois l’asyndète est employée à l’ouverture de ce dernier vers.
νίκη. Cet imparfait sans augment avec contraction dorienne régulière à la dési
nence, placé dans une position emphatique trompeuse, souligne la permanence d’un
état de tranquillité et d’harmonie. C’est justement parce qu’il n’y a pas de victoire que
le verbe est mis en avant pour mieux être rejeté. Ce verbe s’oppose, aussi bien d’un
point de vue sémantique que morphologique, à l’aoriste ἐφίλησε sur lequel s’achève
le vers 42 : la négation présente de la victoire entraîne a posteriori la négation d’un
véritable conflit antérieur entre les deux pâtres (cf. v. 5).
μέν. Contrairement au choix opéré par Legrand dans son édition, il vaut mieux
conserver la forme du corrélatif μέν, qui se trouve allongée à l’exemple de la
licence poétique homérique ; certes la forme emphatique μάν qui est donnée par
les manuscrits AGL (mais KPQW donnent bien la forme ordinaire μέν) n’est pas
à proprement parler incorrecte ici, mais il vaut bien mieux garder toute sa valeur
à l’opposition paratactique μέν … δέ qui participe pleinement à la restauration
de l’équilibre entre les deux pâtres. Dans la mesure où il n’y a pas de juge dans le
concours poétique qui a vu s’affronter Daphnis et Damoitas, il est normal que l’éga
lité soit finalement prononcée entre les concurrents par consentement mutuel : cet
équilibre s’exprime syntaxiquement ici dans la parataxe et prosodiquement dans
l’équilibre des hémistiches.
ἀνήσσατοι. Là aussi le terme est rare et ne connaît pas d’autre occurrence chez
Théocrite ; il équivaut aux composés de la prose comme ἀήττητοι, ἀνίκητοι. La
même cause produit les mêmes effets : c’est pour dire le caractère unique et inouï de
la situation de Daphnis et Damoitas que le poète choisit ici un terme rare. L’intérêt de
cet adjectif composé, qui dit sous une forme passive la même chose que le premier
hémistiche, est qu’il inscrit dans le caractère même des deux pâtres leur égalité.
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Achéens : 156 Callimaque : 10-11, 21, 38, 41-43, 51, 88, 93,
Achille : 97, 156 126
Adonis : 19 Calypso : 88
Adrastée : 169 Chénier, André : 9
Agamemnon : 96 Chimère : 31
Agénor : 156 Chloé : 176
Alcmène : 127 Cicones : 31
Alexandre : 12 Cnémon : 173
Alexandre d’Étolie : 11 Comatas : 65
Alexandrins : 22, 109, 129, 133, 158 Corinthiens : 31
Alexis : 174 Corydon : 62, 123
Amour : 100 Cotyttaris : 45, 48, 124, 131, 163, 175-178,
Amours : 16 180, 186-187
Aphrodite : 120 Cyclope : 11, 13, 20, 29-39, 41-45, 47-49, 64,
Apollon : 40, 139, 156 70, 73, 75, 78-80, 82-94, 96-98, 100, 102-
103, 105-108, 112-119, 122-147, 149-170,
Apollonios de Rhodes : 10-12, 15, 102
173-178, 180, 184-185, 189.
Aratos : 10, 44, 66-68, 75-76, 79, 151, 182-183
Voir aussi : Polyphème.
Archippos : 149
Cyclopes : 29-33, 38-42, 80, 90, 131, 136-137,
Arès : 104, 120, 139
142, 157
Arétè : 150
Damoitas : 19, 27, 44-46, 48, 50-51, 61-67,
Argès : 40
69-71, 74-77, 79-81, 90-91, 96-97, 106-107,
Arghès : 30
115-124, 137-138, 140, 146, 151, 155, 158,
Argos : 93 163, 165, 175, 179, 180-188, 190-191
Aristophane : 34 Daos : 169
Aristote : 12 Daphnis : 19, 27, 29, 44-51, 61-65, 67-71, 74,
Arsinoé : 11 76-84, 86-87, 90-91, 105, 110, 112-114, 116-
Artémidore : 23-24 124, 130, 139-140, 143, 151, 154-157, 162-
Artémis : 39, 42 164, 168, 175-176, 179-188, 190-191
Asclépiade : 10 Démétrios de Phalère : 12
Athéna : 148, 169 Démodocos : 43, 120
Athénée : 36 Denys de Syracuse : 35-37
Bacchos : 38 Dionysos : 177
Bassos : 177 Dolon : 96
Bérénice Ire : 11 Doriens : 36
Bion : 24, 176 Douris de Samos : 37
Bizet, Georges : 112 Echidna : 31
Borée : 108 Écho : 124
Brontès : 30, 40 Égisthe : 96
206 cyclopodie
Index thématique
activité pastorale : 32, 45, 48, 79, 85, 90, 94 amour : 12, 17, 20, 29, 36-38, 42, 44-45, 49,
affabulateur : 137, 170 63, 70, 82-84, 92, 94, 108-109, 112-113,
affabulation : 136, 138 115-120, 123-124, 126, 131, 135, 146-147,
agressivité : 89, 135, 146, 148 151-154, 156-157, 159-160, 162, 171, 176
allitération : 86, 100, 159, 165 amour excessif : 83, 85
amour perverti : 84-85
alphabétique : 25, 61
amour réfléchi : 160.
alternance : 17-18, 63, 80, 86, 101, 103 Voir aussi : gages d’amour.
ambiguïté : 19, 33, 38, 62, 64, 69-70, 83, 89, amoureux (adjectif) : 20, 34-38, 45, 47, 49, 80,
91-92, 94, 96-97, 99, 102-103, 105, 113, 82-83, 88, 112-113, 117-118, 122, 134-137,
123, 126, 137, 147, 154, 160, 169 140, 146-147, 151, 153-154, 160, 163, 175,
ambivalence : 69, 112-113, 118 178, 183.
208 cyclopodie
contre-rejet : 65, 82, 88, 107, 109, 115, 125, double : 32, 68, 92, 118, 124, 146, 149
138, 140, 145, 153, 160, 165. douceur : 29, 80, 89-90, 101, 189
Voir aussi : enjambement ; rejet. dualité : 69, 72
corps : 104, 119, 124, 148, 164, 169, 171-172 échange : 17, 19, 44, 46, 69, 76-77, 90, 99, 132,
couleur : 70-71, 110 151, 162, 181, 183-186
coupe écho : 47-48, 90, 100, 103, 105, 116, 121, 141,
coupe bucolique : 73, 165 175, 181, 186
coupe hephthémimère : 49, 99, 115, 134, égalité : 65, 70, 75, 77, 86, 105, 162, 181-182,
157, 182 184, 187, 190-191
coupe penthémimère : 49, 73-74, 87, 95, 98, ellipse : 45, 125-127, 157, 168
104, 106, 109, 125, 134, 150, 165, 189 éloignement : 62, 85, 87
coupe penthémimère trochaïque : 49, 62, 67- émotion : 122, 125, 135
68, 75, 78, 85, 101, 116, 122, 149, 182, enchâssement : 46-47
190 enfermement : 47, 152-153
coupe trihémimère : 49, 62, 73-74, 82, 150, enjambement : 89, 94-95, 98, 105.
182 Voir aussi : contre-rejet ; rejet.
crase : 63, 126 énonciation : 17, 76, 78, 122, 155, 183
danse : 65, 188 éolien : 73, 87, 102.
décalage : 20-21, 34, 42, 64, 108, 156 Voir aussi : poésie éolienne.
déclamation : 77, 182-183 épigramme : 10-11, 22-23, 42, 62, 100, 112,
déclamation bucolique : 65 173-174, 177
déclamation poétique : 44, 65, 72, 181, 183 épithalame : 16, 21
décor : 18, 29, 65
épithète ornementale : 81
décor bucolique : 75
épopée : 13-16, 19, 21, 33, 73, 154, 157, 181
décor maritime : 189
épopée archaïque : 95, 134
décor pastoral : 93
équilibre : 26, 45, 47, 75-76, 103-104, 161,
dédicataire : 16, 66
179-181, 185-186, 189-190
défi : 77, 90, 122, 183
éromènos : 71
déformation : 34, 160, 162
eros : 115, 146
délire : 124
érotique : 35, 45, 70, 82, 104, 124, 139, 154,
dents : 115, 165-169, 174
182, 183, 185.
déplacement : 21, 25, 35, 69, 82, 105, 111, 114,
Voir aussi : amour ; amoureux ; figure
121, 142, 146, 153, 159, 163, 172-173, 189
désir : 70, 115, 124, 138, 146, 154, 164 érotique ; homosexuel ; perversion érotique ;
destinataire : 16, 38, 44, 66-67, 76, 106, 150- poésie érotique.
151, 173, 180, 182-183 érotisme : 94
détournement : 98 érudition : 13, 42
dévalorisation : 22, 86 espace : 31-33, 65-67, 72, 93, 98, 141, 143-
devin : 43, 49, 64, 130-133, 152 144, 153, 158, 161, 163
dialogue : 17-19, 36, 38, 78, 104, 114, 146, espace bucolique : 89
151-152 espace maritime : 98
diérèse : 95, 104, 138 espace mythologique : 89
discours rapporté : 83, 85 espace pastoral : 141
disjonction : 76, 95, 100, 115, 136, 149, 156, espace poétique : 22
189 étiologique : 37
disposition des mots : 99, 137, 142, 159 étymologie : 37, 70, 80, 101, 111, 123, 127,
dissonance : 20, 167 134, 139, 141, 161, 166, 170, 177, 188
distance : 21, 74, 76, 78 euphonie : 63, 130, 158
mettre à distance : 13, 22, 168 évanescence : 85, 134, 155
distanciation : 13, 20-21, 110 fantasmagorie : 124, 163
dithyrambe : 34-38, 43, 151 fantasmatique : 159, 164-165, 168
domination : 81 fascination : 161, 170-171
dorien, dorisme : 70, 75, 86, 96, 103, 126, 137, féminin (adjectif ) : 41-42, 80, 82, 86, 92, 96,
140, 149, 152, 163, 166, 176, 190 98, 108, 110-111, 136, 141-143, 159, 189.
210 cyclopodie
répétition : 43, 47-49, 67, 75, 79, 87-88, 91, théâtre : 17-19
103, 109, 111, 113, 115-117, 119, 121-122, thessalien : 63
124-125, 132, 135, 142, 150, 162, 175, 182, titre : 18, 23, 25, 35-36, 61, 63
188 tmèse : 103-104, 168
répulsion : 124 tonalité bucolique : 23, 62
réseau sonore vertical : 64 topos : 110, 153
ressemblance : 19, 62, 70, 99 tournure archaïque : 63
ressentiment : 177-178 tradition : 12, 15, 20-21, 23-25, 32, 37-39, 46,
réunification : 163 52, 62, 90, 123, 137, 151, 162, 164, 179, 186
réunion : 21, 62-63, 65, 69, 189 tradition archaïque : 43
rime intérieure : 94, 187, 189 tradition comique : 35
rivalité : 36, 46, 110, 121, 144, 163 tradition épico-tragique : 34
ruse : 34, 80, 82 tradition épique : 122
ruse rhétorique : 38 tradition homérique : 85, 88, 90
rustique : 20, 139, 167, 169 tradition littéraire : 19, 43, 63, 122-123, 126
vie rustique : 12 tradition manuscrite : 14, 24, 52, 143, 159,
rythme : 51, 73, 78, 89, 104, 116, 122 163, 178-179
sauvage : 33-34, 93, 142-143, 171 tradition mythographique : 41
sauvagerie : 31, 33, 80, 94, 165 tradition mythologique : 39, 46, 123
séparation : 72, 97, 114, 164, 190 tradition mytho-poétique : 182
serment : 130, 153 tradition non homérique : 90
société pastorale : 86
tradition pastorale : 64
solitude : 33, 40, 88, 90, 124-125
tranquillité : 51, 72, 101, 161, 190
sonore : 9, 47, 64, 68, 72, 75-76, 79, 89, 91, 97,
transfert : 159-160
99-101, 103-105, 116, 139, 144, 146, 152,
transformation : 21-23, 43, 47, 80, 100, 107,
161-162, 174-175, 189-190.
119, 140, 159, 162, 189
Voir aussi : jeu sonore.
transition : 44, 46, 76, 120-121, 142
sonorité : 47, 63-65, 72, 78-79, 89, 96, 98-99,
trois : 173-174
103, 105, 110, 113, 116, 135, 138-142, 159,
troupeau : 39, 45, 64-67, 69, 79-80, 82, 84, 90,
161, 167, 175, 184
92-93, 95, 98, 124, 142-143, 189
source : 29, 71-72, 189
sourcil : 40, 128 union : 65, 69, 72, 186, 189
spondée : 49-51, 78-79, 120, 122-123, 134, union homosexuelle : 186
138, 189 unité : 44, 66, 163
stabilité : 29, 119, 166 unité dramatique : 19
stable : 148 univers
vie stable : 154 univers bucolique : 44, 72, 77, 101, 176, 180
stéréotype : 13, 72 univers marin : 48, 174
stichomythie : 18 univers mythologique : 78
structure circulaire : 79 univers pastoral : 85, 89, 180, 186, 189
suite géométrique : 27 Voir aussi : cadre ; monde.
superposition : 183 vengeance : 37, 123
superstitieux : 173, 176 verdure : 189
symbole : 20, 27, 33, 82, 186 vers formulaire : 102, 121
symbolique (adjectif) : 26, 36, 45, 111, 152, versatilité : 111, 117
154, 156, 183 vivacité : 79
symbolique (substantif) : 31, 88 vocatif : 47, 67-68, 79-80, 87, 116-117, 124,
synonyme : 84-85 175
syrinx : 26, 45, 47, 74, 88-90, 120, 124, 180, vœu : 128
184-187 voix poétique : 19
taquinerie : 91, 106, 117 vue : 36, 43, 79-81, 87, 92, 96-97, 103, 122,
théâtral : 18, 43, 78 127, 131, 136, 146, 149, 159, 171, 173
214 cyclopodie