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i R E N C O N T R E S M ÉDIÉVALES E U R O P É E N N E S

R h é to riq u e e t P o é tiq u e
au M o y e n A ge

Actes du Colloque organisé


à l’Institut de France
les 3 mai et 11 décem bre 2001

édités par Alain M ic h e l

BHE POLS
Martianus Capella, De nuptiis Philologiae
et Mercurii, Trivium
(Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève
ms 1041, f. lv).
RENCONTRES
M É D IÉ V A L E S E U R O P É E N N E S
Président Monique Cazeaux

Le Moyen Age est pour l'Europe une période


particulièrement riche et créative dans les
domaines des arts, de la pensée, de la littéra­
ture et de la civilisation. Pour mieux com­
prendre la richesse et la cohérence de ce
millénaire fondateur, l'association «Rencontres
européennes médiévales» organise des col­
loques et des journées d'étude. En sont issus
des dossiers thématiques, publiés dans la col­
lection du même nom. Grâce à une approche
résolument internationale et pluridisciplinaire,
ils s'efforcent de renouveler nos connaissances
sur un aspect important des études médié­
vales.

Déjà paru-.

L’abbé Suger, le manifeste gothique de Saint-


Denis et la pensée victorine. Actes du Colloque
organisé à la Fondation Singer-Polignac
(Paris) le mardi 21 novembre 2000, édités par
Dominique P oirel, Turnhout, 2001
(Rencontres médiévales européennes, 1 ), 195 p.
R E N C O N T R E S M EDIEVALES E U R O P E E N N E S
Président M onique Cazeaux I
e présent Colloque, organisé par les Rencontres médiévales euro­

L péennes, tend d’abord, ici comme dans d ’autres recherches ana­


logues qui ont déjà intéressé la même association, à m ettre en
lumière, par une démarche pluridisciplinaire, certains aspects de la cul­
ture médiévale qui manifestent à la fois sa complexité, sa profondeur et
sa beauté. Il s’agit ici de la parole et de la beauté où s’accordent et s’unis­
sent l’art littéraire et la sagesse, philosophique et même théologique.
Il est en effet possible de répondre aujourd’hui à certaines objections
qui s’adressent communément au Moyen Age lui-même et plus large­
ment aux formes d’expression qu’il m et en lumière. O n lui reproche à
la fois d’avoir abusé de la rhétorique et de l’avoir méconnue. Mais les
chercheurs savent depuis quelques années que la rhétorique ne se réduit
ni à l’abstraction scolastique ni à la sophistique. Dans la forme qu’elle
prend jusqu’au xiv2 siècle, en se référant à l’Antiquité et en préparant
plus qu’on ne croit la Renaissance, elle suscite et reconnaît le progrès
du langage, de sa justesse et de ses grâces. Pour cela, elle s’appuie à la
fois sur la beauté de l’idéal et sur la rigueur de la pensée, sur la trans­
cendance platonicienne et sur le bon-sens aristotélicien combiné avec
l’étendue du savoir. Elle s’accorde aussi avec la poétique, latine ou pro­
fane, simplement lyrique, ou tournée vers la liturgie. Nous savons enco­
re aujourd’hui que l’usage positif de l’intelligence peut s’associer avec
la naïveté mystique dans un divino-humanisme.
N ous avons voulu m ontrer dans la tradition qui mène jusqu’à la
m odernité cette présence constante du coeur : dans la parole la plus
fine chacun peut trouver l’amour le plus pur.

Alain Michel, Professeur émérite à la Sorbonne, membre de l Académie des


Inscriptions et Belles lettres, a consacré ses travaux à la rencontre de la beau­
té et de la sagesse dans la tradition latine, médio-latine et néolatine. Il a sou­
ligné le dialogue nécessaire de Pesthétique et de la sagesse dans la poétique,
la littérature et la recherche de Pabsolu.

ISBN 2 - 5 0 3 - 5 1 3 9 1 - 3
9782503513911

9 78250 3 51 391
R H É T O R IQ U E E T P O É T IQ U E A U M O Y E N ÂGE
R e n c o n t r e s M é d ié v a l e s E u r o p é e n n e s
Volume 2

Ce volume est le second d’une collection intitulée Rencontres médiévales


européennes, publiée par l’association Rencontres médiévales européennes dont
le conseil scientifique est ainsi constitué :

M. Jean-Pierre Babelon, membre de l’Institut


Mme Monique C azeaux, Conservateur honoraire à la Bibliothèque natio­
nale de France
MmeAnnie C azenave, Ingénieur au C.N.R.S.
M. Philippe C ontamine, membre de l’Institut
M. Olivier C ullin , Professeur à l’Université de Tours
M. Alain E rlande-B randenburg, Conservateur général du Patrimoine,
Directeur du Musée national de la Renaissance
Mme Françoise G asparri, Directeur de recherche au C.N.R.S.
M. Edouard J eauneau, Professeur à l’Institut Pontifical de Toronto
M. Jean J olivet, Directeur d’études honoraire à l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes
M. Jean L eclant, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres
M. Michel L emoine , Ingénieur honoraire au C.N.R.S.
M . Alain M ichel , m em bre de l’Institut
M. Edmond P ognon , Conservateur en chef honoraire à la Bibliothèque
nationale de France
M. Dominique P oirel, Ingénieur de recherche au C.N.R.S., attaché à
1’I.R.H.T.
M. Emmanuel P oulle, membre de l’Institut
MmeAnne P rache, Professeur émérite à Paris IV - Sorbonne
M. Pierre Riché , Professeur émérite à Paris X - Nanterre
M. Jacques V erger, Professeur à l’Université Paris IV - Sorbonne, corres­
pondant de l’Institut de France, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
M. Michel Z ink , membre de l’Institut
Rhétorique et Poétique
au M oyen Age

Colloques organisés à l’Institut de France


le s 3 MAI et I I DÉCEMBRE 2 0 0 1

par l’Association « Rencontres médiévales européennes »


présidée par Monique C azeaux

Actes édités par Alain M ic h e l


Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

Ce livre a obtenu le patronage de


l ’A cadémie des Inscriptions et Belles-Lettres

BREPOLS
2002
© 2002 BREPOLS S PUBLISHERS - T urnh out, B elgiu m

A ll rights reserved. N o part o f this p u blication m ay be reproduced,


stored in a retrieval system , or transm itted, in any form or by any m eans,
electron ic, m echanical, p h o tocop yin g, record ing, or otherw ise,
w ith o u t the prior perm ission o f th e publisher.

D /2 0 0 2 /0 0 9 5 /8 9
I S B N 2 -5 0 3 -5 1 3 9 1 -3
Avant-propos

Ce livre est le deuxième de la collection de Rencontres médiévales


européennes.
N ous sommes fidèles à nos engagements scientifiques: faire
mieux connaître, grâce aux spécialistes de différentes disciplines, les
aspects d’un M oyen Age que l’on s’obstine trop souvent à déclarer
obscur.
Com ment serait-il possible de confronter des points de vue
sinon en réunissant soit dans des colloques soit dans des journées
d’études des personnalités qui vont parfois s’affronter dans des dis­
cussions fécondes ou qui vont être amenées à reconsidérer certaines
de leurs idées à l’éclairage des faits que leur apporteront ceux qui
pratiquent d’autres science que les leurs.
L’impératif des Rencontres est d’être interdisciplinaire.
Les connaissances médiévales ont progressé à la fin du siècle
dernier. Beaucoup de médiévistes ont révisé leurs théories et
dépoussiéré les textes.
Il est bien que cette collection démarre au début du troisième
millénaire, car il est bon de savoir que notre décevant vingtième siè­
cle n ’a pas tout inventé et que s’il peut se vanter à juste titre
d’incomparables avancées technologiques, sur le plan intellectuel et
encore plus sur le plan spirituel il nous laisse sur notre faim.
Au M oyen Age l’homme possédait une foule de connaissances
empiriques et théoriques dont l’esprit moderne est l’aboutissement.
Le M oyen Age nous a transmis l’héritage de l’antiquité. La culture
grecque et la culture latine ont perduré grâce à ces hommes qui, de
leurs Ecoles d’abord et de leurs Universités ensuite, ont fait des
creusets de l’esprit européen présenté dans ses commîmes et pour­
tant diverses manifestations.
La rhétorique médiévale a puissamment contribué à l’éclosion
de cette culture dont nous sommes les héritiers. La méconnaissance
de ces réalités pourrait conduire à sa chute.
M o n i q u e C a ze au x

Rencontres médiévales européennes veut être le héraut des siècles


qui ont fait ce que nous sommes.

M o n i q u e C azeaux
Président de Rencontres médiévales européennes

6
Introduction

Le présent recueil reproduit les communications prononcées le 3


mai et le 11 décembre 2001 à l’Institut de France, salle Hugot, sous
le titre général: Rhétorique et poétique au Moyen Age. N ous remer­
cions l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et son Secrétaire
Perpétuel M. Jean Leclant de nous y avoir accueillis. N otre recon­
naissance s’adresse aussi à tous les auteurs de communications.
N ous présentons les exposés dans l’ordre où ils été prononcés.
Ils se répartissent ainsi en trois sections: I. La rhétorique au Moyen
Age-, IL Les mots et les choses-, DI. Poétique sacrée et profane. Il ne s’agis­
sait pas de réunir dans nos séances les aspects si nombreux de notre
sujet général. N ous avons notamment remis à plus tard, lorsque
nous parlerons plus spécifiquement des arts libéraux, l’exposé de
M. Olivier Cullin, qui portait sur les formes musicales. N ous avons
simplement voulu insister ici sur l’existence de la rhétorique dans
cette période, tout en soulignant son originalité et ses rapports
constants avec la philosophie et la sagesse. Cela se manifestait sur­
tout dans la réflexion sur le langage (nominalisme ou réalisme) et
dans la théorie et les pratiques de la poésie (figures, pureté, symbo­
lisme).
Puissions-nous ainsi avoir célébré, au M oyen Age, le rôle et la
splendeur d’une méditation sur le langage et la beauté qui s’accom­
plissait dans le dialogue toujours ouvert de l’humain et du divin, de
l’idéal, de l’absolu.

Alain M ichel

7
Sommaire

I. LA RHÉTORIQUE MÉDIÉVALE

Alain M ic h e l , Membre de l’Académie des Inscriptions


et Belles-Lettres
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole p. 13

Colette N a t iv e l , Université Paris I


D e Platon à D ante: Cicéron, Boèce, Junius p. 29

M ichel L e m o in e , C.N.R.S.
Rhétorique et philosophie religieuse p. 47

IL LES M OTS E T LES CHOSES

Pierre D rogi, Docteur ès Lettres


Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale p. 61

Jean J o l iv e t , Directeur d’Etudes honoraire


à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes
Sémantique et poésie chez A bélard p. 81

m . LA PO ÉTIQ UE SACRÉE E T PROFANE

M ichel Z i n k , Collège de France, M embre de l’Académie


des Inscriptions et Belles-Lettres
D e l ’inspiration à l ’am our et de l ’am our à l ’inspiration p. 93

Pascale B o u r g a in , Ecole Nationale des Chartes


Formes et figures de l ’esthétique poétique au X lf siècle p. 103

Jean-Yves T i l l ie t t e , Université de Genève


L a musique des mots. Douceur et plaisir dans la poésie latine
au Moyen A ge p. 121
Sommaire

Jacqueline C e r q u ig l in i -T o u l e t et Alain M ic h e l ,

Université de Paris IV - Sorbonne


Le Voir Dit de Guillaume de Machaut: entre D ante et Pétrarque ,
Pamour et la poésie au XIVe siècle p. 137
Index des auteurs et des œuvres p. 151

10
I
LA RHÉTORIQUE MÉDIÉVALE
La rhétorique au Moyen Age :
l’idéal, l’être et la parole

Alain M ic h e l

Est-il légitime ou utile de parler de rhétorique au M oyen Age ? N ous


pouvons nous poser la question, pour plusieurs raisons. D ’abord des
chercheurs, parfois éminents, doutent que cette discipline ait existé
sous forme savante ou développée dans la période qui nous intéresse.
Il semble que cela constitue une différence majeure avec d’autres
époques plus récentes ou surtout avec l’Antiquité, qu’avaient illustrée
de nombreux théoriciens et des praticiens tels que Démosthène et
Cicéron. En second heu, même si la rhétorique médiévale a existé,
elle semble alors ne plus s’appliquer à l’éloquence politique, qui est
absente ou mal connue dans cette période. Elle paraît se réduire à une
esthétique dont on méconnaît aujourd’hui la beauté et la portée, ou
même à un formalisme visant seulement l’efficacité immédiate. La
recherche actuelle se concentre davantage sur l’histoire et sur ses
données matérielles et sociologiques.
Je répondrai qu’il faut réagir contre ces différents préjugés.
Pour cela il faut d’abord réfléchir sur les sens universels ou particu­
liers que peut prendre le terme de rhétorique. O n comprend
aujourd’hui qu’il désigne toute la pragmatique du langage, dans ses
principes, dans ses formes symboliques et dans son application. La
réflexion qui s’attache à ces aspects est fondamentale. On en prend
conscience de nos jours et on comprend que la rhétorique, science
ou art du langage dans ses applications créatrices, ait tendance à se
confondre avec la poiétique dans ses démarches générales1.1

1 N ou s devrions peut-être adopter un point de vue plus étendu. Dans la période dont
nous traitons, la vision du monde s’élargit. La culture dépasse les limites du monde gréco-
romain. D es langues nouvelles se font connaître. H serait utile d’en étudier les rhétoriques.
Mais nous ne pouvons entrer dans un domaine aussi vaste et complexe. N ou s présenterons
seulement quelques observations en finissant, à propos de la signification rhétorique des cal­
ligraphies.
A lain M ic h e l

On arrive à trois indications qui dureront jusqu’à nos jours.


ï. La rhétorique, liée à un scepticisme et fondée sur l’opinion,
fabrique des affirmations fausses ou ambiguës, comme le pensaient
les Sophistes Protagoras et Gorgias en disant que l’homme est la
mesure de toutes choses, hors de toute certitude. Seule compte la
parole, aidée souvent par les apparences de l’esthétique. 2 . D ès le
111e siècle av. J.C. le Stoïcisme affirme que la vérité existe et qu’elle
se fonde elle-m êm e sur les intuitions de la raison. L’orateur peut et
doit bien parler en suivant les méthodes qui procèdent à la fois de
l’évidence et de l’analogie. 3 . Entre les Sophistes et les Stoïciens,
Platon proposait une solution à la fois moyenne et idéale. Il ne faut
jamais suivre les apparences et on doit utiliser la mémoire, l’analo­
gie mythique et la raison qui compare entre elles les opinions pour
approcher la vérité idéale. Les idées ne nous sont pas directement
accessibles. Elles sont dans une transcendance vers laquelle nous
pouvons progresser pour arriver, notamment par le dialogue, à des
opinions vraies ou plutôt vraisemblables2. Cette doctrine existe
encore pour une grande part dans la «nouvelle rhétorique» de
Perelman . Elle provient des anciens en passant aussi par Vico.
Cicéron, qui appartenait à l’Académie platonicienne, lui a donné à
Rome un caractère dominant. Sa formation philosophique tendait à
l’éclectisme, ce qui lui a permis d’adopter, avec le vrai, le bien et le
beau, les fins de la morale stoïcienne et en même temps les catégo­
ries aristotéliciennes qui montraient dans la substance la primauté
de l’être par rapport aux formes. Le langage recourt dès lors aux
tropes et aux figures, qui sont liés à l’ornementation et au sens.
Ainsi se dessinent les différentes intentions qui vont nous gui­
der. N ous verrons d’abord comment se définissent les domaines de
la rhétorique médiévale, ses sources et ses problèmes. Le M oyen
Age n ’est jamais resté passif devant les exigences du logos, qui met­
tait en cause à la fois l’idéal et le réel, Platon et Aristote, la parole, la
vérité, la beauté. D e là une évolution une et multiple à la fois. N ous
nous demanderons si cette réflexion sur le langage se traduit dans la
littérature profane ou politique, dans les arts du beau et surtout

2 L’éclectism e de l’Académie permettait ainsi d’accueillir ensem ble Platon et Aris­


tote, les m ythes et la logique.

14
La rhétorique au Moyen A g e : l ’idéal, l ’être et la parole

dans la philosophie et la théologie (dont la rhétorique est insépara­


ble).
À partir de ces données fondamentales, nous allons arriver au
M oyen Age et constater qu’il pose des questions essentielles en
fonction des exigences qui se manifestent en particulier avec la
montée du christianisme et en fonction des finalités qui lui ont été
assignées dès le début : la probabilité, l’émotion, la beauté.
Parlons d’abord du probare. La question de la vérité se présente
à propos de la foi religieuse, qui semble ne pouvoir s’accommoder
du doute. Mais elle le favorise à sa façon dans toutes réalités profa­
nes. La critique que les Platoniciens appliquaient au sensible reste
valable. Lorsqu’ils cherchent l’idée, ils la trouvent en Dieu, donc
dans les mystères et les réalités de la transcendance, per speculum et
in aenigmate, dira saint Paul3, car notre âme est un miroir étroit
mais universel. Augustin parle de la docta ignorantia. N otons qu’une
telle formule constitue un oxymore et qu’elle relève donc de la rhé­
torique. Il existe des contradictions apparentes dans la pensée et
dans l’être même. La doctrine des mystères de la foi, qui se dessine
ainsi, suggère en quelque façon une rhétorique de l’être, qui va por­
ter tout ensemble sur l’invisible et peut-être sur l’indicible.
Saint Augustin n ’est pas le seul auteur auquel nous devons ici
nous référer. A la fin du Ve siècle, le ps. Denys l’Aréopagite propose
au sujet de la Théologie mystique, des Noms divins et de la Hiérarchie
des puissances célestes, une admirable rhétorique des images et des
symboles, dont voici les principes :
« Trinité suressentielle et plus que divine et plus que bonne, toi qui prési­
des à la divine sagesse chrétienne, conduis-nous non seulement par delà
toute lumière, mais au-delà même de l’inconnaissance jusqu’à la plus haute
cime des écritures mystiques, là où les mystères simples, absolus et incor­
ruptibles de la Théologie se révèlent dans la Ténèbre plus que lumineuse
du silence4. »
Telle est, exprimée dans la tradition platonicienne et développée
par les Pères du christianisme grec, la plus belle formulation de la
théologie négative. Le nom de Dieu, qui est absolu, dépasse les

3 Cf. saint Paul, In Cor., I, 13.


4 Cf. Ps. D enys PAréopagite, Théologie mystique, 1 (trad. M . de G andillac).

15
Alain M ic h el

moyens toujours limités de la parole humaine. Mais elle peut recou­


rir, dans le langage, aux tropes et aux figures analysés par les ora­
teurs et les poètes. L’usage extrême de l’hyperbole et l’image d’un
silence qui dépasse le silence nous montrent comment le sublime et
la grâce peuvent approcher D ieu dans la prière. Il est connu à la fois
par la négation des mots humains et par leur dépassement mystique.
La raison elle-m êm e, ou plutôt l’intellect peuvent alors intervenir
et l’on retrouve ainsi, au-delà de la nature et sans la démentir, les
vertus du logos et de l’art.
Platon, qui se défiait des poètes et de leur complaisance, disait
que le beau est la splendeur du vrai5. Les Chrétiens parlent de la
splendeur de Dieu. Mais ils savent, grâce au Christ, à saint Paul ou
à saint Jean, que cette splendeur ne réside pas dans l’emphase mais
dans l’humilité et dans l’amour, c’est-à-dire dans les plus grandes
vertus de l’humanité. D ès lors se dessinent les tendances qui, venues
de l’Antiquité, vont dominer les arts jusqu’à notre époque. Il s’agit
en somme de réunir Platon et saint Jean, la Bible et l’idéal des
Grecs. On y parvient dans l’illumination : connaître la lumière par
la lumière, comme dira Thom as d’Aquin6, mais celle-ci procède
aussi de la ténèbre et de la nuit. Sans cela, elle n ’atteindrait pas
l’infini qui est son but. Mais il faut, même à propos d’un tel idéal,
raison garder. C ’est pourquoi, d’Augustin à Anselme et d’Anselme à
Thom as, Bonaventure ou Eckhart, on voit s’ériger une philosophie
bientôt scolastique qui, contrairement à ce qu’on croit souvent, ne
nie jamais le mystère mais qui l’embrasse dans la raison en révélant
à la fois la grandeur et les limites de l’esprit humain. Les musiciens,
en particulier, savent aussi bien que les architectes ce qu’ils doivent
à la géométrie des proportions (symmetria). Comme les Platoni­
ciens, ils cherchent l’unité dans le sensible et savent qu’elle peut se
distribuer selon des lois de plus en plus complexes. Les architectes
imposent à la matière des rythmes et des analogies de mêmes sour­
ces. Mais ils savent que leurs monuments doivent associer la gran­
deur et la grâce, la lumière, les couleurs et l’ombre. Dans la
géométrie mais aussi à côté d’elle ils retrouvent l’amour qui est le

5 Platon, Phèdre, 2449 A sqq.


6 Saint T hom as d’Aquin, I, I, qu. 1, 9-10.

16
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole

plus visible et le plus pur des mystères. Cette rencontre de l’idéal et


de l’humanité est d’abord garantie par l’esprit et ses dons. La
sagesse humaine, dans ses nuances, sa liberté, sa joie plus puissante
que le plaisir, dialogue ainsi avec les plus hautes et les plus douces
analogies. D ès les débuts, on voit s’unir dans les images et les usages
mêmes de l’écriture l’harmonie mesurée des visages humains et la
grâce symbolique des rinceaux, des arabesques et des spirales.
N ous avons donc contemplé à la fois la lumière logique dans sa
pureté idéale et les stylisations de l’architecture. On peut les retrou­
ver dans la musique, dont on nous parlera sans doute plus spéciale­
ment dans d’autres colloques, et dans les arts figurés, qui accordent
dans les images de l’humain et du divin, l’harmonie et le sublime, la
grâce et l’élévation, les rythmes de Moissac, la lumière de Chartres
et l’allongement de ses statues colonnes, la sévère douceur de Saint-
Trophime d’Arles ou de N otre-D am e. Car le m ot style, en son sens
moderne, provient d’abord des rhéteurs antiques et trouve sa plus
grande application dans l’art médiéval. Si, en plus de cela, nous
cherchons les nuances qui peuvent unir la nature et l’idée, nous les
trouverons sûrement dans la troisième fin de la parole stylisée:
l’ém otion (:mouere) qui doit accompagner la vérité et la joie. Elle
intervient partout mais elle est purifiée par une exigence qui appa­
raît souvent, et surtout dans la peinture et la musique. L’artiste,
l’orateur et le poète unissent alors la passion et l’idéal dans l’amour
purifié : ils se refusent à la complaisance mais ils connaissent le rire :
le Roman de la Rose s’en souviendra ainsi que Rabelais ou plus tard
encore Cervantès et Shakespeare. Ils s’attachent avant tout à la
vérité humaine. Toutes ces nuances de la beauté ont été développées
par les poètes et les rhéteurs.
Je terminerai cette partie de mon exposé par une image qui
résume tout et qui nous est fournie par un Pape, saint Grégoire le
Grand, auquel la musique doit sans doute beaucoup comme la
sagesse chrétienne : il a médité sur Job, c’est-à-dire sur la souffrance
envoyée aux hommes par Dieu, qui avait besoin d’exalter leur
héroïsme et leur humilité. Avec Job, Grégoire célèbre les lumières
de la nuit. Surtout, il nous raconte dans ses Homélies sur Ezéchiel
comment il a entendu dans le ciel les battements d’ailes des anges
qui se mêlaient à sa solitude et aux bruits de la terre. Ce n ’était
d’abord qu’un murmure. Mais Grégoire s’est approché de D ieu par

17
Alain M ic h el

la méditation et il a cru entendre alors la clameur d’une cataracte


infinie. C ’est ainsi que la joie s’accorde à l’angoisse visionnaire dans
le langage de la contemplation7.
La spiritualité chrétienne associée au réalisme lucide permet,
comme on vient de le voir, de donner une inflexion originale aux
finalités traditionnelles de la rhétorique. Mais nous comprenons
maintenant qu’elle peut suggérer des modifications ou des méta­
morphoses qui apporteront beaucoup à la pratique de la parole.
N ous y insisterons pour finir. Elles paraissent importantes sur trois
points principaux : les problèmes spécifiques de la langue littéraire,
le rôle politique de l’éloquence, les caractères particuliers de la
parole religieuse8.
Il suffit d’énumérer les principaux procédés de la prose oratoire
pour voir apparaître des évolutions. Elles proviennent d’abord de la
transformation du public auquel s’adressent le plus souvent les ora­
teurs dont nous avons gardé les œuvres. Ils ne parlent plus désor­
mais à des citoyens à propos de l’action politique ou des sciences
mais ils s’adressent surtout au peuple chrétien et à ses clercs. Certes,
ils doivent posséder une culture religieuse et m ême théologique
jusqu’à un certain point mais ils doivent aussi se faire entendre des
humbles, des pauvres ou du moins du tout-venant des habitants des
villes. Ils doivent donc limiter les procédés techniques. Le latin
commence à reculer, malgré la résistance du clergé. Surtout,
l’expression orale, avec ses innovations, prend une plus grande

1 Horn, in Ezech., VEU, 1-5.


8 II faudrait évoquer ici les différents aspects que prend l ’écriture, aux époques
carolingienne, romane puis gothique (et m êm e flamboyante). Elle répond à sa manière
aux tendances qu’on observe à travers l ’histoire en divers temps et lieux. E lle peut tendre
à com m uniquer et fixer les pensées. M ais elle peut aussi les dissimuler au profit des doc­
tes et des initiés. D ’autre part, elle peut être descriptive ou symbolique, reproduire les
sons, les m ots ou les idées. Enfin, elle peut avoir un caractère abstrait ou décoratif. Tout
cela existe dans nos textes. Je pense aux carmina quadrata, com m e les louanges de la
Croix de Hraban Maur, où il insère des images figuratives dans des schémas numéri­
ques. Le personnage de l’orant y intervient ainsi que le Christ. L’humain est présent
ainsi que le divin et les nombres. Ailleurs, l ’humain domine, com m e dans le Psautier
d’U trecht où toutes les lettres deviennent des images de corps agités par une sorte de
frémissement. D ieu et les habitants de la terre interviennent en images dans la rhétori­
que chrétienne de l’écrit.

18
La rhétorique au Moyen A g e : Pidéal, Vétre et la parole

place. On constate pourtant que le latin reste encore une langue


vivante, active, nourrie de tournures populaires ; mais on voit que le
niveau de la culture est le plus souvent maintenu assez haut. Cela
continuera jusqu’au xrve siècle, en même temps que le latin, par sa
rhétorique comme par sa sobriété, vivifiera les langues vernaculaires
plutôt que de les scléroser ou les détruire. A ce propos, les cher­
cheurs contemporains, qui s’attachent aujourd’hui à dépouiller les
nombreux traités de rhétorique que le M oyen Age nous a laissés,
insistent notamment sur un fait : aux poetriae, qui suivent Horace et
les autres modèles antiques, s’ajoutent des artes dictandi, qui mettent
l’accent sur l’éloquence écrite, telle qu’elle apparaît dans les textes
épistolaires, dans les échanges de courtoisie et de déférence entre
les étudiants et les maîtres, ou dans toutes les rencontres qui
s’accomplissent dans un monde féodal entre les représentants des
différentes classes. Les théoriciens pensent déjà, comme ils le font
encore aujourd’hui, que les classifications antiques, conçues dans
Athènes et dans Rome pour des démocraties de droit, se transfor­
ment. A l’éloquence judiciaire se substituent des discours épidicti-
ques et délibératifs où régnent les lois de la bienséance. Il est
naturel que le prix attaché à la politesse et à la juste considération
suscite une réflexion approfondie sur le decorum, la grâce et la con­
venance.
U n deuxième fait important est constitué par l’évolution des
goûts. Au vie siècle et au vn e, les invasions barbares, qui continuent
et triomphent après la chute de l’Empire, entraînent une transfor­
mation considérable des équilibres culturels dans les nations issues
de la puissance romaine. Rome ne domine plus ce qui a été son
Empire. La venue des Barbares entraîne des phénomènes de déca­
dence que nous connaissons quelquefois aussi de nos jours pour des
raisons analogues : la connaissance du beau devient plus grossière
ou plus abstruse. Au lieu de préserver la simplicité classique, qu’on
ne sait plus reconnaître, on s’émerveille, en Irlande, à Toulouse ou
dans l’Orient encore asianiste, devant les recherches d’une virtuo­
sité prétentieuse et abstruse. On joue sur les mots et sur les phrases.
On aboutit parfois à une sorte de lettrisme. Par exemple le principal
recueil de poétique qui nous soit parvenu de cette culture a pour
titre Hisperica f amina. Pour rendre correctement les mélanges de

19
A lain M ic h e l

langues qui se produisent dans ces deux mots, il faudrait traduire


parûmes itagnols. Tout est de cette eau.
Certes, ces mélanges où la rudesse barbare essaie de rejoindre la
virtuosité pré-baroque de l’Asianisme antique ont parfois une sorte
de charme barbare. Mais des modifications plus durables vont appa­
raître dans la littérature latine et notamment dans la prose, qui tend
à rejoindre la poésie pour trouver des rythmes plus forts. Les mètres
classiques étaient diversement appréciés par des peuples qui con­
naissaient mal les exigences de l’oreille traditionnelle. Alors, déjà
sous la plume d’Augustin paraissent des poèmes fondés sur le
rythme et sur la rime (c’est le même mot). Bientôt, sous l’influence
des traductions de la Bible et aussi dans des textes épidictiques com ­
posés en versets, comme le Te Deum9, on voit apparaître des canti­
ques rythmés qui entrent dans la liturgie et qu’on appelle aussi des
proses. D e là un changement où Ambroise était passé maître et dont
son disciple Augustin témoigna de manière théorique dans son De
musica. L’évêque de Afilan y utilisait des vers (des dimètres iambi-
ques dont le rythme était très apparent), en les plaçant dans des
strophes égales. D e là un équilibre dont son disciple Augustin fit la
théorie dans son De musica10. Cette simplification s’étendit, comme
on sait, très largement dans la poésie médiévale, et aussi dans le cur­
sus de la prose. Elle permettait d’accorder la mélodie des mots et des
cantiques aux numeri qui venaient du Pythagorisme.
Cependant on ne méprisait pas toujours la métrique tradition­
nelle. On se méfiait d’autre part des abus commis par les Hispéri-
ques. On allait revenir à une transparence plus classique, en la
mêlant toutefois à ime recherche plus profonde du sens des mots et
de leur beauté. D ès le vn e siècle, Isidore de Séville défendit ensem­
ble le style classique et le style abondant. Il ne les opposait pas mais
cherchait plutôt à les accorder dans le symbolisme de ses Etymolo­

9 Le Te D eum apparaît sous ses plus anciennes formes au e siècle ap. J.C.
10 Cf. saint Augustin, De musica ; cet auteur m ontre que son maître Ambroise cher­
che constamment, com m e le voulaient Platon et après lui le latin Varron, à combiner
l’un et le m ultiple dans les différents mètres. L e plus beau, celui qui joint la pureté
métrique et la clarté rythmique, est le dim étte iambique, où les deux exigences s’accor­
dent, com m e l’atteste, au début d’un hym ne d’Ambroise, le plus beau vers possible aux
yeux d’Augustin, puisque la plus haute spiritualité s’y accorde avec la musique la plus
parfaite : Deus creator omnium.

20
La rhétorique au Moyen Age: Pidéal, Vétre et la parole

gies. Il est alors le principal maître. Il pratique dans ses textes la


recherche philologique et philosophique du sens originel des mots
(lui aussi s’inspire de Pythagore et de Platon). D u même coup, il
cherche à concilier la copia savante et profuse des auteurs qui vien­
nent de le précéder et la simplicité de la Bible et des classiques
latins, qu’il préfère assurément11. Il pense sans doute qu’il n ’ y a pas
opposition absolue entre les deux styles. Il faut seulement les accor­
der par un sens aigu de l’histoire et de ses convenances, qui s’accor­
dent dans la beauté ou dans le symbolisme sacré. Cela permet de
restaurer de façon plus savante et réfléchie les moyens antiques de
l’expression. Il commence par l’étude des mots en soulignant leurs
diverses valeurs, sacrées et profanes. Mais ses successeurs ne
négligent pas Vomatus pris dans ses autres aspects. En effet, les tro­
pes, métaphores, métonymies etc., portent eux aussi sur les mots et
accentuent par Vornata difficultas la complexité du sens. Les figures,
au contraire, portent sur les phrases : leurs membres ou leurs cola
rendent l’expression plus claire et constituent l’omata facilitas. Mais
on peut aller plus loin en combinant les figures. On définit ainsi la
couleur de l’expression, qui existe d’abord dans les usages mais qui
dépend aussi de l’interprétation donnée à chaque terme et des pré­
supposés de l’orateur. Comme le notait Marrou, on ne peut traduire
le grec chaïrè, formule presque sacrée qui introduit dans une sépa­
ration la grâce de la courtoisie, par bye bye, à moins de vouloir sug­
gérer une certaine ironie. Cela dépend de l’intention d’ensemble,
c’est à dire du genre de discours ou style, plus ou moins recherché
ou élevé. Tous ces aspects existent au M oyen Age, par exemple dans
les chansons d’amour ou dans la prose réaliste et aussi, de façon très
marquée, dans le langage religieux. Celui-ci se combine avec le style
profane, par exemple dans l’usage de Xexemplum, qui tient ime place
considérable : on peut faire le portrait typique d’un Pape, de César,
d’H élène ou d’une sorcière. M êm e la laideur trouve ainsi ses droits
dans la littérature. Mais la langue sacrée peut revendiquer plus1

11 J- Fontaine a montré dans ses divers ouvrages sur Isidore que telle était la double
tendance de sa réflexion sur la rhétorique. E lle ne naissait pas d’une contradiction de sa
pensée, mais plutôt d’un effort très fécond pour concilier deux tendances, m oderne et
antique, barbare et classique, qui se manifestaient en son temps et dont aucune ne pou­
vait étouffer com plètem ent l’autre.

21
A lain M ic h e l

d’élévation. Elle rejoint ainsi le sublime et sa simplicité, comme le


voulait la tradition biblique. Elle peut aussi rejoindre la véhémence
tragique, notamment dans les planctus et dans l’évocation évangéli­
que des souffrances de Dieu. « O douleur, ô plus que douleur 12».
Cette hyperbole nous conduit de Lucain à Shakespeare à propos du
supplice du Christ.
On mesure par ces indications l’extrême richesse de la rhétori­
que médiévale. Bien loin de disparaître, elle ne cesse d’évoluer et de
s’approfondir, apportant ainsi bien des corrections aux doctrines
traditionnelles et préparant pour l’avenir les « nouvelles rhé­
toriques » qui se dessineront dès la Renaissance sans rompre avec le
passé chrétien ou païen. J’en veux pour témoins Pétrarque, Erasme
ou Budé. Mais, sans entrer dans le détail, je reviendrai seulement
sur un point qui a suscité des contestations, comme je le signalais en
commençant. Selon les anciens, la rhétorique se distinguait spécia­
lem ent par ses fins et par sa matière. Les rhéteurs et surtout Aristote
enseignent qu’elle traitait des questions qui se posaient dans la cité,
des zetemata politika, dont l’aboutissement, s’il était efficacement
conduit, résidait dans la concorde et dans la paix. C ’est dire qu’il
s’agissait plutôt de sociologie. Or, on admet que les orateurs médié­
vaux nous ont laissé peu de témoignages de la réflexion ou de
l’action qu’ils ont menées en ce sens. Je répondrai pourtant de deux
façons : en fait, ces auteurs nous ont fourni de très nombreuses indi­
cations sur leur philosophie politique : par suite de l’évolution de la
recherche antique, on s’avise aujourd’hui qu’ils étaient peut-être
mieux avertis des sources qu’on ne l’a été plus tard, surtout au xixe
siècle. D ’autre part, on comprend aujourd’hui que cette politologie
remonte surtout à Platon et Aristote, conciliés au temps de Rome
par l’Académie cicéronienne, qui a été à son tour, à travers diverses
critiques, l’une des sources principales de la sociologie chrétienne,
telle que l’Eglise l’enseignait. Je le montrerai par quelques
témoignages majeurs.

12 L’auteur de cet exemple poétique, G eoffroy de Vinsauf, s’inspire du début de la


Pharsale de Lucain, en transposant dans la passion du Christ ce que le poète latin disait
de la guerre civile. U n classique pourrait critiquer cette emphase. M ais un romantique
(ou un Anglais !) pourrait pressentir ici le style baroque de Shakespeare. Cf. Poetria nova
386 sqq. (F aral, 209).

22
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole

Le premier concerne la postérité du De inuentione et de l’intro­


duction de son livre I. Dans ce texte célèbre, Cicéron répondait
(selon un esprit philosophique déjà inspiré par l’Académie) aux
objections que certains philosophes avaient présentées contre l’élo­
quence. Il reconnaissait, comme Platon, que la rhétorique était dan­
gereusement liée à la sophistique. Certes, à l’origine, la parole avait
été fort utile pour permettre la fondation des cités ; mais elle avait
ainsi révélé sa puissance dont les ambitieux et les Sophistes
n ’avaient pas manqué de faire un mauvais usage. Il fallait donc puri­
fier l’éloquence, en la soumettant à la sagesse et à ses vertus. On
pouvait y parvenir en plaçant la rhétorique sous le contrôle de la
philosophie. Cette doctrine a été citée et enseignée par les princi­
paux maîtres de la pensée médiévale, depuis Augustin, le ps. Denys,
Cassiodore, Boèce, ses Topiques et sa Consolation de Philosophie. On
peut aller jusqu’à Bernard de Chartres, qui cite lui aussi le De inuen­
tione,, et à son élève Jean de Salisbury, secrétaire de saint Thomas
Becket et défenseur de la liberté de l’Eglise et de « l’honneur de
D ieu». N ous disposons ainsi d’un ensemble précis de textes où la
parole politique tient sa place de façon fidèle et nouvelle. La même
tendance apparaîtra chez saint Thom as d’Aquin, qui préconise à la
fois la constitution mixte où Cicéron réunissait la démocratie, l’oli­
garchie et la monarchie : cette dernière était suggérée par la Bible,
mais les deux autres par la philosophie13. Dans un tel esprit, l’auteur
de la Somme théologique pouvait réfléchir sur l’éloquence en m on­
trant qu’elle m et au premier plan la vérité des faits mais qu’elle peut
aussi utiliser pour les expliquer ou les interpréter les images, les
figures et les symboles14. Dante Alighieri, disciple de l’Aquinate
mais aussi de Bonaventure et des platoniciens, ira plus loin dans le
De monarchia, en réclamant d’abord la liberté pour tous, ensuite
l’universalité des deux pouvoirs majeurs et distincts, l’un temporel,
donné à l’Empereur, l’autre spirituel, appartenant au Pape. La dis­
tinction de la lettre et de l’Esprit, appartenant au droit et présente
dans la parole, prend ainsi un caractère universel et absolu, qu’elle
conservera au moins dans l’idéal.

13 Sur la théorie des constitutions chez T hom as d’Aquin, cf. De regno, IV, 24.
14 Cf. Somme théologique, I, q u .i, 9-10.

23
A lain M ic h e l

Ajoutons que Dante avait connu l’œuvre de Brunetto Latini15,


qui s’efforçait de réunir dans son enseignement les arts et les savoirs
de la sagesse antique et chrétienne. Dans le troisième livre de son
Trésor, celui-ci avait groupé tous les termes des traditions relatives à
la rhétorique. Il avait repris les problèmes signalés par le De inuen-
tione. Comme Boèce et ses successeurs, il avait réfléchi sur l’art
d’argumenter en en montrant les deux exigences : la généralité et la
subtilité concrète qui fait la pointe de tout topos. Il avait décrit
l’usage des figures et des définitions. Mais surtout, comme l’attestait
la suite de ce troisième livre, il avait réfléchi sur la situation du pou­
voir dans les villes médiévales. Celui qui l’exerçait ne pouvait se per­
mettre d’avoir des intérêts personnels, comme tout citoyen. On
devait donc élire, de l’accord de tous, un podestat étranger dont
l’esprit était assez libre d’influences pour qu’il pût exercer de telles
fonctions. Brunetto Latini nous présente à ce propos plusieurs
modèles de discours qui mettent en lumière la qualité primordiale
d’un tel gouvernant : il donne conseil.
M e voici au terme des esquisses que je voulais présenter. Cha­
cun peut constater qu’elles répondent largement aux objections
dont je faisais état en commençant.La rhétorique existe au M oyen
Age, elle est alors vivante et elle prend des formes diverses. Elle
atteint largement les buts qui lui étaient fixés traditionnellement
(prouver, plaire, émouvoir) et elle y réussit en se référant à la philo­
sophie et même à la théologie. En procédant ainsi, elle utilise
l’héritage philosophique qui, passant notamment par Cicéron,
Augustin, Denys, rejoint surtout Aristote et Platon et se trouve
transfiguré par l’héritage et la recherche de l’absolu chrétien. Le
langage qui se constitue ainsi s’applique à la scolastique qui, chez les
meilleurs maîtres, ne se limite pas à la seule logique mais suit
ensemble deux voies de connaissance qui passent soit par la lumière,
soit par la ténèbre et les réunissent dans l’amour. Je ne veux pas
décrire ici les applications précises et vivantes de cette méthode : les
communications qui vont venir en décriront sur divers points les
principales démarches.

1S Brunetto Latini, né en 1230, avait été un des maîtres de Dante.

24
La rhétorique au Moyen Age: Vidéal, Vêtre et la parole

Je voudrais seulement esquisser les principaux aspects de cette


méthode de pensée. Elle peut bien sûr s’appliquer aux sujets profa­
nes ou à ceux qui concernent la politique et la morale. Par son uni­
versalité et son symbolisme, elle établit des interférences entre le
profane et le sacré. O n s’en aperçoit notamment dans les fictions
lyriques et romanesques et nos conférenciers nous les montreront à
propos des romans et des images. D e même, je ne pouvais insister
ici sur les techniques de la scolastique. Mais je dois soufigner en
finissant qu’elles n ’écartent pas un art de parole qui les rejoint pré­
cisément dans la ferveur et dans le doute. Comme disait saint T h o ­
mas, nous devons reconnaître l’être et la charité dans le Verbe et
dans le silence et « donner D ieu à D ie u » 16 dans la prière et la
célébration, dans l’allégresse et dans la compassion. O n peut passer,
pour atteindre cet infini, par l’angoisse du désir, par la docte igno­
rance et par les images de la négation. On peut aussi le dévoyer dans
les violences du dogmatisme et de l’inquisition, dans les arguties de
la sophistique. Les échecs et les malheurs n’ont pas manqué à ce
sujet. Mais il s’agit d’abord de donner l’homme à l’homme. Comme
le disait Louis Massignon, toute parole est d’abord hospitalité,
proclamation et traduction mutuelle sans laquelle il n ’y aurait
qu’incompréhension, rupture et guerre : on doit aussi comprendre
qu’il existe dans notre vie et notre parole un accord spirituel entre
les termes absolus. C ’est ainsi que les sages parviennent après Ray­
mond Lulle et (plus tard) Nicolas de Cues à une ouverture et à une
compréhension supérieures. Ils découvrent en D ieu la coincidentia
oppositorum. Ainsi s’accomplit parfois dans l’amitié et dans la paix le
dialogue des païens et des diverses religions. Le M oyen Age abolit
alors, par ce qu’il a de meilleur, les tendances à la contradiction et à
la haine qui l’avaient tant divisé. Il accorde jusque dans les mots réa­
lisme et nominalisme. Il concilie dans le langage le naturalisme stoï­
cien, qui nie les idées générales, l’Aristotélisme, qui les marie entre
elles dans la grâce et la beauté et le conceptualisme abélardien qui
les retrouve réelles et vivantes en Dieu. Il sait que la rose est belle
par son nom comme par son parfum. Cherchant la liste des lieux
communs, il la découvre dans la communion en Dieu, dans son

16 In III sent., dist. XXVIII a. i, qu. II, t. III, p. 524.

25
A lain M ic h e l

honneur et dans ses « dignités». Depuis Augustin et Bernard de


Clairvaux il sait que qui cherche trouve (saint Bernard, De diligendo
Deo, 16 , 22) et que le dialogue porte en lui-même la connaissance de
l’amour. Il sait aussi trouver le divin dans la simplicité la plus pure.
Comme disait Bernard, il suffit de marcher vers D ieu avec des fleurs
à la main (Sur le Cantique des Cantiques, LVIII, 2).
Il existe ainsi une rhétorique du silence, un pouvoir humain de
saisir le sens qui est, d’abord ou enfin, pur mystère. J’ai parlé au
cours de cet exposé de la calligraphie, qui s’est particulièrement
développée, dans toutes les grandes civilisations, du vie au xie siècle.
Elle a cherché à traduire, dans la grâce et dans la beauté, cette per­
fection primordiale d’où naît tout langage, quand la splendeur de
l’être propose son étrangeté et son émerveillement. Q u’il nous suf­
fise ici de transcrire la méditation d’un calligraphe moderne, Louis
Renou qui confronte deux présentations du Cantique des Cantiques,
selon les calligraphies arabe et juive. Il finit en citant un poème
chrétien anonyme du xm e siècle, où l’Occident et l’Orient s’unis­
sent dans l’évocation des paroles mêmes de 1’ Aréopagite :
O mon âme !
Sors, entre en Dieu,
Engloutis tout ce qui est mien
Dans le rien de Dieu !
Abîme-moi, dans les flots sans fond !
Si je suis loin de toi
Tu viens à moi ;
Si je me perds
Je te trouve,
O bien suressentiel !

26
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole

In d i c a t i o n s b ib l io g r a p h iq u e s

ï. Ouvrages généraux
publié sous la direc­
Histoire de la rhétorique dans l ’Europe moderne (1450- 1950)
tion de Marc F umaroli, Paris, 1999 (v. en particulier les articles d’Alain
M ichel, Sources antiques et médiévales, et Cesare Vasoli, La rhétorique en
Italie à la fin du Quattrocento (1475- 1500)).
Alain M ichel, In hymnis et canticis. Culture et beauté dans l ’hymnique chrétienne
latine, Louvain-Paris, 1976 ; L a parole et la beauté, 2e éd., Paris, 1994 ; Théo­
logiens et mystiques au Moyen-Age, Coll. Folio classique, anthologie établie
et traduite par Alain M ichel, Paris, 1997.
Rémy de G ourmont, Le latin mystique, Paris, 1892.
Etienne G ilson , Les idées et les lettres, Paris, 1932.
E. de Bruyne, Etudes d ’esthétique médiévale, 3 vol., Bruges,1946 (rééd. Paris
1947, préface de Maurice de G andillac, postface de Michel L emoine).
Jean L eclercq, L ’am our des lettres et le désir de D ieu, Paris, 1957.
M. D. C henu , La théologie au x if siècle, Paris, 195 7 ; La théologie comme science au
x n f siècle, Paris, 1957.
George A. K ennedy, The A r t o f Rhetoric in the Roman World, Princeton, 1963 ;
Classical Rhetoric; Greek Rhetoric under Christian Emperors, Princeton,
1983 ; Classical Rhetoric and its Christian and Secular Tradition fro m A ncient to
M odem Times, Chapel Hill et Londres, 1980.
Harry C aplan, O f Eloquence : Studies in Ancient and M edieval Rhetoric, Cornell.
Univ. Pr., Ithaca, 1970.
Daniel P oirion , Rhétorique savante, éloquence vivan te en France au Moyen Age,
dans les Actes du x f Congrès de l ’Association Guillaume Budé, Ront-à-Mousson,
1983, Paris, 1985.
Jean J olivet, La philosophie médiévale en Occident, dans Histoire de la philosophie,
1.1, Enyclopédie de la Pléiade, Paris, 1969, pp. 1198-1564.
Alain de L ibera, L a philosophie médiévale, 2e éd., Paris, 1995 (bibl.).

Aspects particuliers
Jacques L e G off, Les intellectuels au M oyen Age, Paris, 1957.
E. C. L utz , Rhetorica divina : Mittelhochdeutsche Prologgebete und die rhetorische
Kultur, Berlin - New-York, 1984.
Georgiana D onavin, The Evangelical Rhetoric o f Ramon L u ll: Lay Learning and
Piety in the Christian West around 1300, New-York, 1996.

27
Alain M ic h el

E. J. P olak, M edieval and Renaissance L etter Treatise and Form Letters, Lei­
den, 1995.
P. R iché , Education et culture dans l ’Occident barbare, Paris, 1995.

Articles
Nous ne citons ici que quelques études récentes relatives aux questions que
nous avons abordées :
M. P. J ohnston , The Treatment o f Speech in M edieval Ethical an Courtesy L itera­
ture, dans Rhetorica, 1986, IV, i, pp. 21-50 ; Th. C onley, B yzantine Teaching on
Figures and Tropes, R bet.,1986, IV 4, pp. 335-374; W. P urcell, Transsumptio:
A Rhetorical Doctrine o f the Thirteenth Century, Rhet., 1987, V 4, pp. 369-410;
M. C amargo, Toward a Comprehensive A r t o f W ritten Discourse: Geoffrey o fV in -
sau fan d the Ars dictaminis, Rhet., 1988, VI, 2, pp. 167-194 ; C. G ross, The Cos­
mology o f Rhetoric in the Early Troubadour Lyric, Rhet., 1991, IX, 1, pp. 39-54;
M. C urry-W oods, A M edieval Rhetoric Goes to School-and to the University : The
Commentaries on the Poetria nova, Rhet., 1991, IX, 1, pp. 55-66 ; M. J ohnston ,
Parliam entary Oratory in M edieval Aragon, Rhet., 1992, X, 2, pp. 99-118.

28
De Platon à Junius
Cicéron, Boèce et Dante

C o l e t t e N a t iv e l

Je ne suis pas médiéviste. M on intérêt pour ce sujet que m ’a pro­


posé M. le Professeur Alain M ichel, que je remercie de m'avoir
invitée en ces lieux, est lié à l’étude d’une tradition qui va de l’anti­
quité à l’époque moderne et ne saurait donc faire, comme on a
encore trop tendance à le croire, l’économie d’une période qui a
profondément marqué la pensée moderne.
J'ai déjà abordé la question de l'image à partir d'un certain nom ­
bre de textes relatifs à l'image picturale ou rhétorique réunis par
Franciscus Junius, l'auteur que j'étudie plus particulièrement et qui
appartient à ce qu’on pourrait appeler la « dernière Renaissance ».
Ce contemporain de Rubens et Poussin, tombé dans l'oubli parce
qu'il écrivait en latin, propose un florilège des textes majeurs anti­
ques et médiévaux relatifs à l'image. Plus qu'une histoire de l'art des
anciens, son grand traité, Depictura veterum, publié à Amsterdam en
1637 et réédité dans une version augmentée en 1694 à Rotterdam,
se voulait un modèle pour les modernes - et il fut d'ailleurs très
bien accueilli par Rubens, lu par Poussin, puis par les peintres des
Académies européennes. D e plus, et ce point explique les choix
qu'opère dans son anthologie, ce calviniste, comme son père le
théologien François D u Jon qui s'était courageusement opposé aux
iconoclastes d'Anvers : il est un fervent défenseur des images. Ses
choix théologiques le contraignirent d'ailleurs à s'exiler en Angle­
terre. Il écrit donc dans un milieu anglican, plus favorable aux ima­
ges, sous une reine catholique, et il traduit en anglais son traité pour
la femme de son patron Arundel, Lady Aletheia qui est catholique.
Pourtant, sans doute parce qu’il conserve des liens étroits avec la
Hollande où est demeuré son beau-frère, le théologien et rhétori-
C o l e t t e N a tivel

cien Johannes Vossius, il observe une extrême prudence dans son


analyse de l'image religieuse. Cette prudence est particulièrement
sensible dans la version néerlandaise qu’il donna de son traité et où
sont censurés les passages relatifs à la question de l'image rehgieuse
qu'il avait donnés dans les versions latine et anglaise. C'est donc de
son chapitre II du livre I, tout entier consacré à l'imagination et qui
s'appuie sur Cicéron et ses sources, Platon et Aristote, sur les Pères
de l'Église et sur certains médiévaux - en particulier Boèce, que je
suis partie.
Mais, en m ême temps, il m'a semblé opportun d'étudier l'impli-
cite, c'est-à-dire un grand lecteur de Boèce, saint Thomas, qui est
une des sources majeures de la réflexion sur l'image au X lü e siècle.
Cette évidence m'est apparue en écoutant la stimulante analyse pro­
posée par Frank La Brasca sur « Dante lecteur de saint Thom as »,
dans le cadre du séminaire « la tradition latine dans la pensée de
l’art»1, et consacré à la figure et à l'image à l’époque médiévale.
M on exposé est donc tributaire de ce travail non publié et je remer­
cie son auteur de m ’avoir autorisée à en tirer parti.
Cette analyse de l'image enfin se fera évidemment par le biais de
la rhétorique et de la philosophie. Alain M ichel fut le premier à
montrer leur association et ses implications dans l'œuvre et la pen­
sée de Cicéron, avant de les explorer dans un champ plus vaste. Sa
démarche reste exemplaire, même dans le domaine de l'histoire de
l'art, car elle permet aussi de rendre compte du statut et de la pro­
duction de l'image à l'époque moderne.

Existe-t-il une rhétorique médiévale de l’art ?


Pour illustrer ma réponse, positive, à cette question, je
m ’appuierai d’abord sur deux œuvres d’art que séparent cinq siècles.
La première (fig. ï) est le groupe des apôtres sculpté pour la cathé­
drale d’Autun par Gislebert entre 1130 et 1140. La seconde (fig. 2),
un retable, «L'adoration du N om Divin par quatre saints», que
Simon Vouet peignit pour l'église Saint-Merri à Paris, en toute 1

1 C ’est lors des travaux de séminaire que nous avons fondé, lui-m êm e, D aniel
A rasse et m oi-m êm e, que M . le Professeur Alain M ic h e l , a eu l'idée de cet exposé.

30
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante

vraisemblance vers 16472 (selon Jacques Thuillier), singulièrement,


d’ailleurs, dans un contexte janséniste.
Je n ’ai pas choisi ces deux œuvres par amour du paradoxe, ni
pour rêver un nouveau « musée imaginaire » qui nierait toute ins­
cription de l’image dans l’histoire. Il m ’a semblé qu’au-delà des
contextes dans lesquels elles furent conçues, ces deux œuvres
emploient de façon comparable les procédés de la rhétorique pour
exprimer ce qu’est la prière. Si la simplicité du groupe sculpté tran­
che d’abord avec la composition plus théâtrale du retable, les gestes
de la prière, les expressions des visages qui, dans leurs variétés,
signifient tous l’adoration, les mouvements des corps - les plis des
vêtements même, qui tous disent l’humilité, tous ces éléments
tém oignent d’une permanence dans la volonté de représenter le
sacré, de le « dire » au moyen de procédés qui étaient ceux déjà que
les rhéteurs de l’antiquité avaient relevés pour assurer au discours
son efficace. Car c’est finalement à partir des attitudes des person­
nages représentés que se comprennent ces deux images - le tétra-
gramme divin qui apparaît dans la gloire du retable est presque
inutile pour saisir le sens de la scène. Seul l’explique le fait que nous
sommes dans cette perspective post-tridentine qui privilégie la
clarté didactique de l’image. Cette sculpture et ce tableau tém oi­
gnent donc, d'une façon étonnante, de la permanence de cette
méditation sur l'image : au-delà des périodes et des styles, les procé­
dés pour exprimer le sacré sont comparables. Dans les deux cas, les
figures représentées permettent d’appréhender, sans la figurer, la
présence de Dieu.
La réflexion sur l'image s’est développée très tôt, et dans une
grande complexité. Le M oyen-Age a eu à sa disposition un impor­
tant corpus de textes antiques dont certains furent transmis directe­
ment par la tradition manuscrite et d’autres indirectement au fil de
citations reprises à travers les siècles. La Renaissance a repensé ces
textes souvent à la lumière de Platon qu’elle avait redécouvert.
Il est d'abord remarquable que l'image est conçue, dès l’anti­
quité, comme une imitation, au point que les plus anciens diction-

2 J. T h u il lie r , pp. 350-353, in: Vouet, Paris, Galeries nationales du Grand-Palais,


6 nov. 1990-11 fév. 1991.

31
C olette N ativel

naires « étymologiques » apparentent le m ot imago au m ot imitatio.


Cette conception de l’image comme imitation fait surgir le pro­
blème de la représentation de D ieu : ainsi Thomas, sur lequel nous
aurons à revenir, dans la Quaestio X X V de la Somme théologique, « de
imagine in duos articulos divisa », pose en ces termes la question de
l’image : Imago ab imitando dicitur, in quo importatur prius et posterius.
Sed in divinis personis nihil est prius et posterius. Ergo imago non potest
esse nomen personale in divinis.. « On dit que l’image vient de l’imita­
tion, en quoi il importe de savoir ce qui est premier et ce qui est
second. Mais, dans les personnes divines, rien n ’est premier et
second. D onc « image » ne peut être le m ot propre en ce qui con­
cerne les personnes divines. » Il ne s’agit pas ici d’esthétique, certes.
Thom as cherche à savoir si le Christ est l’image du Père. Ce pas­
sage méritait pourtant d’être rappelé, car il pose en termes clairs le
problème au centre de cette réflexion à l'époque qui nous intéresse,
celui de la représentation de D ieu - représentation verbale dans la
nomination, représentation plastique dans les arts dits d'imitation,
peinture et sculpture. Com m ent représenter l’invisible, l’indicible ?
Cette question se divise encore dans la démarche médiévale qui
s’interroge sur deux points, se demandant d'abord, quant à la repré­
sentation de Dieu, si l'esprit humain est apte à en concevoir l’image
et de quelle façon ; ensuite, quant à cette représentation mentale,
quelle forme elle peut prendre - qu’elle soit visible ou audible (il
faudrait aussi évoquer la musique) - faisant alors surgir le problème
d'un langage qui puisse dire Dieu, qui puisse dire la beauté.
Bien plus tôt déjà, dès l'antiquité, la question de l'image de D ieu
avait été posée de façon singulière par un païen, par Cicéron, dans
Y Orator - c’est-à-dire, et nous soulignons cette évidence qui n'est
pas pour nous anodine, dans un traité de rhétorique :
A mon avis, rien n’est si beau dans aucun genre qu’il n’existe quelque chose
de plus beau dont c’est la copie, comme un portrait l’est d’un visage, que
les yeux, les oreilles, ni aucun sens ne peuvent percevoir et que nous
n’embrassons que par l’imagination et l’esprit. C’est pourquoi, bien que
nous ne voyions rien de plus achevé dans leur genre que les statues de Phi­
dias, nous pouvons, pourtant, en imaginer de plus belles. Or, cet artiste,
lorsqu’il créait la forme de Jupiter ou de Minerve, ne contemplait aucun
homme pour en tirer la ressemblance, mais dans son esprit résidait un type
idéal de beauté : il le regardait, se fixait en lui et dirigeait d’après lui son art

32
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante

et sa main pour en obtenir une similitude. Donc il y a dans les formes et


dans les figures quelque chose d’excellent et de parfait; c’est à ces types
trouvés par la pensée que nous rapportons en les imitant les choses qui, en
elles-mêmes, ne tombent pas sous les yeux. Ces formes, il les appelle les
Idées, le garant et le maître le plus profond de l’intellect ainsi que de la
parole, Platon. Il dit qu'elles ne sont pas engendrées, mais éternelles,
qu'elles sont contenues dans notre raison et notre intelligence, que les
autres choses naissent, meurent, s'écoulent, passent, et ne restent pas long­
temps dans un seul et même état.3
Ces lignes ont été souvent commentées depuis l'antiquité, et plus
récemment par Panofsky qui y a vu, à juste titre, le texte fondamen­
tal de la pensée de l'art moderne, et par Alain M ichel. L’analyse de
ce dernier, que nous suivons, souligne la synthèse entre platonisme
et aristotélisme : les Idées platoniciennes sont définies, en termes
aristotéliciens, comme les «form es des choses» qui se trouvent à
l’intérieur de l’esprit de l’artiste. L'art est imitation d'une image
mentale conçue par l'imagination (je crois qu’on peut aller jusqu’à
traduire ainsi cogitatio). Les divergences entre les divers commentai­
res peuvent s’expliquer par le fait que Cicéron ne précise pas com ­
m ent s'est constituée cette image mentale: procède-t-elle de la
révélation d’une Idée transcendante, comme le supposait Platon
dans le Banquet ou d’une synthèse des éléments naturels les plus
beaux - comme l’écrit le De inuentione 4 ?

3 Cic., Orat. 8-IO. Ego sic statuo nihil esse in ullo genere tam pulchrum, quo non pulchrius
id sit, unde illud, u t ex ore aliquo, quasi imago, exprimatur, quod neque oculis, neque auribus,
neque ullo sensu percipi potest, cogitatione tantum et mente complectimur. Itaque et Phidiae
simulachris, quibus nihil in illo genere perfectius uidemus, cogitare tamen possumus pulchriora.
Nec uero ille artifex, quum faceret Iouis form am aut M ineruae, contemplabatur aliquem e quo
similitudinem duceret, sed ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quaedam,
quam intuens, in eaque defixus, ad illius similitudinem artem et m anum dirigebat. In form is
igitur et figuris est aliquid perfectum et excellens, cuius ad excogitatam speciem imitando refe­
ru n tu r ea, quae sub oculos ipsa non cadunt. H as rerum form as appellat Ideas, ille non intelli-
gendi solum, sed etiam dicendi grauissimus auctor et magister Plato. E. P anofsky , Idea,
Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l ’art, Paris, 1985 (1ère éd. alle­
mande, 1924), p. 27 sq. ; A. M ic h e l , Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans
l ’œuvre de Cicéron, essai sur les fondements philosophiques de Part de persuader, Paris, i960,
p. 140-143.
4 Cic., De inu. 2, 1, 1-3.

33
C o l e t t e N a tivel

L’anecdote de Zeuxis et des jeunes filles de Crotone, dans le De


inuentione, suggérait, en effet, la possibilité d’un modèle synthétique
que l’artiste élabore à partir de l’observation des corps naturels les
plus beaux, donc de la réalité visible, comme le veut la psychologie
aristotélicienne, mais qui se distingue du modèle naturel puisqu’il
est synthétique. Pourtant, ce modèle, m êm e si, une fois inscrit dans
l’esprit, il devient une forme mentale autonome qui possède l’abso­
lue perfection, procède de la réalité et n’a aucun caractère de trans­
cendance. Dans Y Orator, au contraire, l’esprit semble pouvoir
concevoir un modèle sans la médiation des sens ou l’observation
préliminaire d’un quelconque modèle vivant et imaginer aussi « ce
qui ne tombe pas sous les yeux. »
Le rôle de l’esprit, et de ses facultés, de l’imagination en parti­
culier, est, on le voit, fondamental. La philosophie antique avait
abordé l’étude de l’imagination dans toute son étendue.5 S'interro­
geant sur les Hens qui l'unissent à l’imitation, en particulier dans le
processus de la création artistique, elle avait posé le problème des
rapports entre réel et imaginaire, entre matière et forme et donc
celui de la nature et du statut de l’imitation face à son modèle qu’il
fut réel ou imaginaire. Platon le premier, malgré sa défiance envers
cette faculté trop tributaire des sens et donc sujette à l’erreur, a
orienté la pensée ultérieure en s’interrogeant sur son rôle dans
l’acquisition de la connaissance, dans l’accession à l’Idée, sur la
valeur à accorder aux images ou les rapports entre l’image et la
Beauté. Mais c’est Aristote qui, le premier, étudia cette faculté en la

5 Sur ces questions : M . W. B u n d y , The theory o f imagination in Classical anà Medieval


thought, Urbana, 1927; M . A r m s e n , « L a notion d’im agination chez les A n ciens», I.
Les philosophes, Pallas 26, 1979, p. 11-51 ; II. La rhétorique, Pallas 27, 1980, p. 393-
398, G. R ispo l i , JJartista sapiente. Per una storia della fantasia, N aples, 1985 ; J. P igea ud ,
L ’art et le vivant, Paris, 1995. Sur Aristote et l’im agination ■. M . S ch o fie l d , « Aristotle on
imagination », p. 199-240, in :Aristotle on m ind and the senses, G. L loyd , G. O w e n eds.,
Cambridge / L ondres / M elbourn, 1974. Sur l’apport stoïcien : G o l dsc hm id t , Le sys­
tème stoïcien et l ’idée de temps, Paris, p. m - i 2 4 ; C . I m bert , « Stoïc logic and Alexandrian
p oetics», p. 182-216, in: M . S ch o fie l d , M . B urnyeat , J. B arnes eds, Doubt and
dogmatism: studies in Hellenistic epistemology, Oxford, 1980; « T h é o r ie de la représenta­
tion et doctrine logique dans le Stoïcism e ancien », p. 223-249, in : Les Stoïciens et leur
logique, Paris, 1978. Sur l ’évolution du term e: B. S ch w e it z e r , «M im esis und
Phantasia», Philologus 89, 1939, p. 286-300.

34
De Platon à J u n i u s Cicéron, Boèce et Dante

réhabilitant dans le De anima et en la mettant en œuvre dans la


Rhétorique et la Poétique.
L'image en tout cas est conçue comme une imitation d'un
modèle quelle que soit son origine. Sur ce point Platon encore avait
posé les jalons de la réflexion. Ainsi, le Commentaire sur le Timée de
Platon du néoplatonicien Proclus dont Boèce n ’ignora pas l’œuvre
distinguera à sa suite la |it ppatc eiraoruen qui reproduit des objets
déjà existants d’une pipi]cric qui façonne des objets utiles (npòc
TÒ.C xpeiaç).6 La source de cette analyse est le Sophiste 219 a :
Cependant, parmi tous les arts, il y en a de deux sortes ... D’un côté, l’agri­
culture et tous les soins qui concernent le corps mortel, de l'autre, ceux qui
concernent des choses mises ensemble et façonnées que nous appelons
ustensiles, ainsi que les arts d’imitation, tout cela nous pouvons l’appeler à
bon droit d’un seul nom.7
Mais Proclus distingue aussi une imitation conforme à ce qui existe
déjà et une imitation conforme à une conception de l’esprit.8 Il
commente ainsi le Timée :
Toutes les fois donc que le démiurge, regardant toujours ce qui est identi­
que à soi utilise un tel modèle, en façonne l’idée et la puissance,
nécessairement ainsi il achève quelque chose de beau en tout point. Au
contraire, s’il regardait quelque chose qui a été produit, s’il utilisait un
modèle déjà produit ce ne serait pas beau.9
Cette lecture suggère que, pour Platon, l’existence d’un modèle
(TTapdSeiypa) n’était pas incompatible avec la beauté pourvu qu’il
(
fut identique tò kcìtù raiirà ëx°y)>
c’est-à-dire toujours sembla­
ble, à soi (ou qu’il ne fut pas susceptible de changement) - soit à
l’Idée. Mais Platon parlait alors de la création du monde, se deman-

6 P rod ., in Plat. Tim. 2, 320, 5-10.


7 Plat., Soph. 219 a. ’AAXà pf|v twv ye Texvùv Traacãv axeSôv elSti 8ào ... Teiop-
y ia pèv Kai ôot| Trepi tò 0vt|tòv rràv otüpa Gepcmeta, tò Te av irepi tò a w 0eTov
Kal TrXaaTÒv, 0 813 OKetioe tòvopàKapev, -p Te pcpiynKfi, oúpiravTa.
8 Proci., in Plat. Tim. 2, 265, 10-20.
9 Plat., Tim. 28 a 5-b 2. Proci., in Plat. Tim. 2, 265, 18, "Otou pèv o w äv 6
8r]p.ioupyò<; vpòc tò kotò toìitò exov ßXe™v àei, toloútü) tlví Trpooxp<áp.evoç
TrapaSelyiraTi, tt)v i8éav Kai 8wap.Lv airroü avepyaCeTaL, KaXòv ëÇ àváyKT)C oötcoc
àiTOTeXeL<T0ai tov ■ oc 8 ’ äv e ie tò yeyovòe, yevvr|Tâj TrapaSeíypaTi iipoa-xpúpevoç,
où KaXóv.

35
C olette N ativel

dant si le démiurge avait suivi un modèle extérieur ou intérieur à


lui. Hors de son contexte, la seconde distinction élargit cette théo­
rie à toute espèce de création, en particulier, du fait de l'analogie
qu'établit Proclus entre la création démiurgique et la création
artistique. Dans la tradition de Cicéron, il prend lui aussi l'exemple
du Zeus de Phidias, en ajoutant à son prédécesseur l'affirmation que
l’artiste aurait conçu cette image par la médiation d’une lecture
d'Homère, ce qui ne manque pas de piquant dans la perspective de
la République. Est beau, en général, ce qui est fait « d’après une con­
ception de l’esprit » - u p ò c t ò yo p T Ò v .
Cette analyse a pu induire à une lecture du Sophiste bien diffé­
rente de celle que nous faisons aujourd'hui. Platon opposait une
imitation elicacrrucfi qui tend à reproduire exactement un modèle
naturel dans le respect de ses proportions et de ses couleurs et une
imitation ^avraoTiKij dans laquelle l’artiste, « ne se souciant pas des
vraies proportions, donne aux images non pas les proportions qui
existent réellement, mais celles qui vont sembler belles. >>10 Ainsi,
l’imitation <f>avTacmicf| est du côté de l’apparence : elle donne l’illu­
sion de ce qui n’est pas, c’est une réplique infidèle. L’exemple des
œuvres de grande taille est probant : le peintre, incapable de repro­
duire sur sa toile les proportions qui existent réellement, leur en
substitue d’autres qui donnent l ’illusion de la beauté et de la réabté.
Le sens de cfxxvTaoTucri, qui, chez Platon, signifiait ce qui donne
l’apparence, a été lu par Junius comme ce qui repose sur
l’imagination : il ne s’agit plus, comme pour Platon, d’une imitation
de corps naturels dont il est impossible de conserver les proportions
réelles, mais de représenter « c e qui se dérobe aux yeux des
mortels ». C ’est l’objet même de cette représentation et non plus le
mode de représentation qui est en cause. Junius exposera cette
interprétation dans un commentaire sans ambiguïté :

10 Texte souvent com m enté. Voir P. M . S chuhl , Platon et Part de son temps, Paris,
ï9 3 3 ,p . 5-13 ; G. M . A. G rube, Plato’s thought, Boston, 1958 [ i èrcéd. 1935], p. 175-215;
R. B ia n ch i -B iand in elli , «O sservazioni storico-artistiche a un passo del Sofista
platonico », p. 81-95, i n : Studi in onore di U. E. Paoli, Firenze, 1956 ; E. K euls , Plato and
Greek painting, Leiden, 1978.

36
De Platon à J u n i u s Cicéron, Boèce et Dante

<Platon> distingue deux types <d’imaginations> elicacrmcfi et cfxxvTacmKf|,


la première, regardant devant elle les formes vivantes des choses, les imite,
la seconde dessine seulement celles que représente l’imagination.11
Junius n'est d'ailleurs pas le premier à avoir fait cette lecture. Elle
avait déjà été proposée par le chanoine italien Gregorio Comanini
dans son dialogue II Figino, publié à Mantoue en 1591. Elle ouvre
sur un débat intéressant : doit-on considérer comme 4>avTaaTiKT| ou
eiicacmKTi la représentation des anges, des démons, de D ieu ou de la
Trinité ? Comanini aboutit à la deuxième solution, les peintres se
fondant sur la réalité que décrit la Bible. 12 Mais elle était apparue
bien plus tôt dans un traité de poétique de Mazzoni, Della difesa
della Comedia di Dante, que mentionne Comanini, à côté de
Patrizzi13 et surtout de Marsile Ficin, un des grands néoplatoniciens
de la première Renaissance. Ce dernier analyse ainsi ce passage dans
son commentaire sur le Sophiste :
Il existe deux sortes d’imitations : l’une, voyant un objet réel et se le propo­
sant comme exemple, en réalise des images ressemblantes, comme un
peintre et les artistes semblables. L’autre, sans avoir encore vu un objet
réel, s’efforce d’en fabriquer des images, mais elle combine des objets ima­
ginaires qui peuvent paraître semblables à des objets réels, mais qui ne sont
pas semblables à des objets réels.14

11 D epict. ï , 2, 2.
12 G. C om a nini , I l Figino ..., M antova, 1591, p. 25-30. O n ne peut cependant affir­
mer que Junius ait lu cet ouvrage. Sur Com anini : A. F errari B ravo , « Il Figino » del
Comanini. Teoria della pittura di fino 500, Roma, 1975 ; E. Spina -B arelli, « I l Comanini,
ovvero del fine della pittura», p. 12-33, in: Teorici e scrittori fra Manierismo e Barocco,
M ilano, 1966.
13 J. M a zzon i , Della difesa della comedia di D ante ..., Cesena, 1587, donne un exposé
com plet sur l’étude de l’imagination et sa term inologie selon les diverses écoles antiques
(en part. : I, chap. 43); F. P atrizzi , Della poetica. La deca disputa, Ferrara, 1586, p. 285-
287. Sur les problèmes rhétoriques fiés à ces questions : B. W einberg , zi history o f literary
criticism in the Italian Renaissance, Chicago, 1961.
14 Ficin, In Platonem commentaria : In Soph., cap. 15, in : Opera 2, p. 1286 : D uaesunt
imitationis species, altera quidem rem ueram spectans atque hanc ipsam uelut exemplar sibi pro­
ponens, similitudines efficit u t pictor atque similes. A ltera uero rem ipsam ueram nondum
intuita, conatur eius imagines fabricare ; m achinatur uero phantasmata quae apparent forte
similia ueris neque sunt re uera similia.

37
C olette N ativel

L’imitation qui se fonde ainsi sur une image mentale échappe à la


condamnation de La République, n ’étant plus imitation d’imitation,
à trois degrés de la vérité.
Cette lecture de Platon rend manifeste l’ambiguïté, qu’on ne
soulignera jamais assez, du discours sur l’art de ce philosophe. On
pourrait d'ailleurs ajouter un passage de la même République qui, au
détour d’une question, envisage sans la blâmer la possibilité d’une
|J.L|J.T|CTLÇ cj>aVTaOTlKf) :

Penses-tu qu’un peintre serait inférieur, qui, ayant dessiné le modèle de


l’homme le plus beau possible et en ayant rendu le dessin de façon achevée,
serait incapable de montrer qu’un tel homme pût exister ?15
Cicéron se réclame explicitement de Platon. Mais il ouvre aussi sur
une lecture marquée par l'aristotélisme. Il pose donc implicitement
le problème des rapports entre platonisme et aristotélisme que la
critique moderne a sans doute trop tendance à opposer, sans pren­
dre toujours assez en compte la tradition néoplatonicienne antique
qui, très tôt, infléchit la problématique platonicienne - nous l'avons
vu avec Proclus - et dont la démarche fut suivie, lorsqu'on redécou­
vrit l’ensemble des textes platoniciens, par les penseurs de la
Renaissance : YÉcole d'Athènes de Raphaël, si elle oppose le geste de
Platon dirigé vers le ciel à celui d'Aristote, tendu vers la terre, réu­
nit aussi les deux philosophes au centre de sa composition.
L'analyse d'Aristote part de la matière : l'idée est une abstrac­
tion, mais elle est aussi une réalité dans la nature. C ’est la seconde
grande source de la réflexion sur l'image, fondée, qui plus est, sur
une psychologie de la représentation exposée dans le De anima qui
fut commenté tout au long du M oyen-Age.
La connaissance repose sur la sensation : les sens reçoivent des
informations des objets, celles-ci passent par le sens commun qui
perçoit les sensibles communs et rend la perception consciente en
unifiant les perceptions des divers sens.16 L’imagination, faculté

15 Plat., Rsp. 472 d 5-8. Oiei àv o w fiTTÓf tl àyaGôf £œypà<j>ov elvcu oç âv ypa-
'ÿ a ç Trapà8eiyp.a olov âv eïr| 6 KdXXLoroc ävöpwTroc Kal TrávTa e le rò ypá|i[i.a
iKavwc àîroSofç px| éxtl ànoSelÇaL ihç Kal Slvotòv yevéoôai toioütov âvSpa ;
16 Arstt., de an. 424 b -427 a. M êm e lorsque je les m odifie légèrem ent, je suis tribu­
taire des traductions d ’É. Barbo tin , Paris, 1966.

38
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante

intermédiaire entre le sens commun et l’esprit, transmet alors à


l’esprit des formes ou images qu’il peut saisir. Ainsi, Aristote affir­
mait qu’il n ’y a pas de pensée sans image17 ; et plus loin :
... sans la sensation, on ne pourrait ni apprendre ni comprendre et, quand
on pense, il est nécessaire de contempler en même temps une image. Car
les images mentales sont comme des sensations, à cette différence près
qu’elles sont sans matière.18
La Paraphrase de De Pâme par Thémistius suit cette tradition.
« L ’imagination est l’empreinte ou la trace d’une sensation»19;
l’image de l’empreinte (tûttoç)apparaissait dans De Pâme, employée
à propos des sens :
... la sensation est une faculté apte à recevoir les formes sensibles sans la
matière, de même que la cire reçoit l’empreinte de l’anneau sans le fer, ni
l’or.20
Dans le De memoria et reminiscentia, cette comparaison, faite à pro­
pos de la mémoire, était associée à celle d’une peinture :
C’est évidemment qu’il faut penser que l’impression produite, grâce à la
sensation, dans l’âme et dans la partie du corps qui possède la sensation, est
de telle sorte qu’elle est comme une espèce de peinture, dont la possession,
disons-nous, constitue la mémoire.21

17 A rstt., dean. 431 a 16: A lò oiSéuoT f voet aveu cf>avTàap.aToç f| ¡/juxq.


18 A rstt., de an. 432 a 7-10 : ... oirre pq aioAavópevoç où0èv âv pdGoi où8è
ÇuvLoi • OTCtv Te Gewpq àvàyKq d p a cfávTaopá t i Geiopefv ' tù yáp «favTáapaTa
tooTTep aiaG qpaT á è cm , uXqv aveu üXqc. L a trad u ctio n est ren d u e difficile p a r le jeu
su r ©ecopeïv qui signifie à la fois « p enser » e t « c o n tem p ler ».
19 T h e m ., in A rstt. de an. 3, 3, 86-87. S ur ces questions : R. B. T o d d , « T h é m istiu s
and th e trad itio n al in te rp re ta tio n o f A risto tle’s th e o ry o f p hantasia », Acta Clasica 24,
1981, p. 49-60.
20 A rstt., dean. 4 2 4 a 18-21 : ... q pèv a ’íaGqcríç ècm tò SeKTivòv tùv aicrGqTùv
ei.8wv cíveu Tfjç ii\qc, otov ó icripòc toü SaKTuXíou aveu toù aiSqpou Kai tou xpuooü
SéxsTaL tò OT)peïov.
21 A rstt., paru. 450 a 28-31 (trad. R. M ugnier, Paris, 1953) : AfjXov yàp cm 8et
vofjcrai ToioüTov tò yiyvópevov 8ià Tfjc aiaOpaetüc èv> tq cfjuxfï Kai tù poptu toü
owpaTOC tù exovTi aÙTqv, otov fcoypácfqpá tl tò itá 0oç, ou cfapèv Tqv ëÇiv
pvqpqv etvaL.

39
C olette N ativel

Ainsi, la représentation, appelée dans la Rhétorique «sensation


affaiblie » (aloOricric t ic àa0evf|ç)22, est une impression dans l’âme.
Elle est aussi « u n mouvement produit par la sensation en acte»
(klvtîoic úttò Tfjç a la 0T|aecoc Tfjc kclt’ évépyeiav yLyvop.évri).23 Il
utilisait un peu plus loin la comparaison avec la main :
L’âme est analogue à la main : comme la main est un instrument d’instru­
ment, l’intellect est à son tour forme de formes, tandis que la sensation est
forme de qualités sensibles.24
La mémoire est associée à l’imagination. Selon Thémistius, « la
nature (de l’imagination) lui fait retenir les formes des objets que la
sensation lui fournit et annonce après les avoir reçues des objets
sensibles, les consigner en elle ou être capable, loin de ces objets
sensibles, d’en conserver les traces pendant un certain temps. » 25
Strabon décrit plus en détail les étapes de la représentation :
L’intelligence compose dans l’esprit les notions (td vot|t<î ) à partir des
éléments que les sons lui fournissent en abondance. Les sens (alcrôficreiç),
en effet, proclament la forme, la couleur et la taille du fruit, puis son odeur,
son toucher et sa saveur ; à partir de ces informations, l’intelligence com­
pose (ctwtîOticti) la notion de fruit. Les sens perçoivent aussi les parties des
figures de grande taille, mais c’est l’intelligence qui les conçoit globale­
ment à partir de ce que l’œil a vu.26
Il y a là deux éléments importants : la notion est le fruit d’une
synthèse ; cette synthèse permet de passer de la partie au tout, du
particulier au général.
Les médiévaux vont suivre cette tradition. Pour Macrobe, dans
les Saturnales 7, le processus de cognition était le suivant. Les yeux

22 Arstt., rhet. 1370 a 28.


23 Arstt., de an. 429 a.
24Arstt., dean. 432 a 1-3 : ... f| îjjuxfi üauep f| x<hp èori ■ rai yàp fi xeip ôpycr
vôv è a n v òpyávtov, rai b voOç 8è d 8 o ç eîSwv rai fi aïcr0T|aiç élSoç a ia 0r|Tc3v.
25 T hem ., in A rstt. de mem. et reminisc. 1.
26 Str. 117 c.'H Suivoia èk tcov aicrôTiTcov ctwtí9t|ctl tò vor|Tà • cxfiira yàp, rai
Xpôav, rai p.éye0oc gfiXou, r a i Ô8|ifiv, ra i à^fiv, ra i x^P-ôv àTrayyéXXouaiv a i aicr
ôfiaeLC.’E k yàp toûtwv ovv -t î Qt \o iv fi Siàvoia Tfiv toî pfiXou vótìctlv ■ rai aiiTùv
yàp tüïv ireyàXüjv axTipaTOv, Tà piépp pèv fi aïadhicaç òpã, tò 8 ’ okov èK r â v
ópaa 0évTcüv fi Siávoia avv tl0t|ctlv.

40
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante

transmettent les informations à la raison qui les reconnaît grâce à la


mémoire, nouveau facteur :
Ainsi donc que nous l’avons dit, lorsque le rayon qui émane de nous à tra­
vers la lumière de l’air rencontre un corps, il remplit l’office de voir, mais,
pour que la chose vue puisse être connue, le sens de la vue annonce la
forme vue iuisam speciem) à la raison et elle la reconnaît avec l’aide de la
mémoire. Donc, il appartient aux yeux de voir, à la raison de juger, à la
mémoire de se souvenir. Parce que triple est l’office que remplit la vue
pour discerner une figure : la sensation, la raison, la mémoire (sensus, ratio,
memorici). La sensation restitue la chose vue à la raison, celle-ci se souvient
de ce qui a été vu.27
Mais c’est Boèce qui, après saint Augustin, dans la Consolation de
Philosophie, distinguant les informations données par les sens de
celles qui procèdent de la raison, de l’imagination et de l'intelli­
gence, affine encore les distinctions antiques. Il remarque que les
sens sont subordonnés à la présence de l’objet, à la différence de la
raison, de l’imagination et de l'intelligence qu’il place au sommet de
sa hiérarchie. Il conclut en effet que seule la raison peut s’élever à
l’universel, mais que, plus encore, l'intelligence peut regarder la
forme simple elle-m êm e :
L’homme lui-même est vu de façon différente par la sensation (sensus), par
l’imagination (imaginatio), par la raison (ratio) et par l’intelligence (intelli-
gentid). En effet, la sensation juge de la figure (figura) dans la matière qui
lui est soumise, l’imagination (imaginatio) de la figure seule sans matière, la
raison la transcende aussi et apprécie l'espèce (speciem) qui est inhérente
aux êtres singuliers par une considération universelle. Mais l'œil de l'intel­
ligence s'élève plus haut: il ne fait pas seulement le tour de l'universel,
mais par la pure pointe de l'esprit il en regarde la forme simple en elle-
même. 28

27 Macr., Sat. 7 ,1 4 , 17-18: Sicut igitur diximus, cum lumen, quod pergite nobis per aeris
lucem, in corpus inciderit, im pletur officium uidendi, sed u t possit res uisa cognosci, renuntiat
uisam speciem rationi sensus oculorum et illam aduocata memoria recognoscit. Ergo uidere ocu­
lorum est, indicare rationis, memoriae meminisse. Quia trinum est officium quod uisum complet
ad dinoscendam figuram , sensus, ratio, memoria. Sensus rem uisam rationi refundit, illa quid
uisum sit recordatur.
28 Boeth., cons. 5, 4, 336-337 (PL 63, col. 849 a) : Ipsum quoque hominem aliter sensus,
aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intellegentia contuetur. Sensus enim figuram in subiecta
materia constitutam, imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram . Patio nero hanc quo­
que transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest, uniuersali consideratione perpendit.

41
C o l e t t e N ativel

C'est dans cette tradition que se situe Thom as d'Aquin. Le pro­


blème de la connaissance de D ieu se pose chez lui en ces termes. H
connaît Boèce, il a lu Denys l'Aréopagite, et il se fonde, soit directe­
ment, soit à travers les commentateurs sur Platon et Aristote. Loin
d'opposer les démarches des deux Grecs, il conserve le lien entre le
sensible et le spirituel par l'analogie montante. Je cite la Somme de
Théologie I, qu. 12, 13, rép., dans la traduction d’Alain M ichel29 :
La connaissance que nous avons par la raison naturelle demande deux
choses : les représentations (phantasmata ) obtenues à partir du sensible et la
lumière naturelle intelligible, par la vertu de laquelle nous en abstrayons
les conceptions intelligibles. Et dans chacun des deux cas la connaissance
humaine est aidée par la révélation de la grâce.
L'expérience sensible et la révélation sont aussi indispensables
l'une que l'autre à la connaissance. D ’autre part, l’image suppose la
similitude, mais celle-ci ne suffit pas - je paraphrase le texte de la
Somme.30 La figure est le signe de l’espèce dans les corps. D onc, si
l’on peint la couleur de quelque chose sur un mur, on ne dit pas que
c’est une image, si on ne peint pas de forme. La similitude elle-
même ne suffit pas à l’espèce ou à la figure, mais requiert l’origine
de l’image conforme à la raison. Cela ouvre sur une théorie de
l’image rhétorique. Celle-ci ne se suffit pas à elle-même, comme la
couleur ne suffit pas, mais doit s’inscrire dans une forme, une
figure. D e plus, l’image nécessite un modèle déjà vu.
C ’est cette tradition que suit, par exemple, la poétique dantes­
que. Le visibile parlare consiste à rendre sensibles les idées grâce aux
mots. La familiarité de Dante avec les arts d’imitation, que m en­
tionne Leonardo Bruni, est attestée par un passage de la Vita nova
(XXXIV), dans lequel il explique comment il a conçu son sonnet

29 Théologiens et mystiques au Moyen Age. La poétique de Dieu. Ve-XVe siècles. Choix pré­
senté et traduit du latin par Alain Michel, Paris, 1997, p. 519.
30 Thom as, Sum . theo., I, qu. 25, i, resp. : Dicendum quod de ratione imaginis est sim i­
litudo. N on tamen quaecumque similitudo sufficit ad rationem imaginis ; sed similitudo quae est
in specie rei, vel saltem in aliquo signo speciei. Signum autem speciei in rebus corporeis m axime
videtur essefigura. Videmus enim quod diversorum anim alium secundum speciem sunt diversae
figurae, non autem diversi colores. Unde si depingatur color alicuius rei in pariete, non dicitur
esse imago, nisi dipingatur figura. Sed neque ipsa similitudo speciei sufficit vel figurae, sed requi­
ritu r ad rationem imaginis origo.

42
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante

écrit pour commémorer l’anniversaire de Béatrice, « e n mon


esprit» : « Le jour où s’achevait l’année que cette dame était passée
au nombre des citoyens de la vie étem elle, j’étais assis en un lieu où
me souvenant d’elle, je dessinais un ange sur certaines tablettes ...
Ce faisant il me vint la pensée de dire des paroles comme pour un
anniversaire. » Peinture mentale dans la mémoire, dessin concret
fait par la main, transfiguration de la réalité dans l’art, écriture
- Béatrice morte devient ange. N ous avons là décrit en termes sim­
ples et touchants le processus de la création artistique.
Cette sensibilité à la peinture transparaît dans son œuvre poéti­
que qui emploie ces procédés pour rendre sensible l’indicible, pour
rendre visible la parole. On se souvient de l’éclat des peintures du
Paradis. Je rappellerai seulement la description de la pureté de l’azur
dans le Purgatoire 9, 5 qui évoque une enluminure.
Dolce color d’oriental zaffiro
che s’accoglieva nel sereno aspetto
del mezzo, puro infino al primo giro ...
Pour conclure je soulignerai la constance des interrogations
concernant l’image, qu’elle soit picturale ou poétique, de l’antiquité
à la Renaissance. Ainsi, le langage peut trouver deux voies pour
signifier: soit il partira, dans une démarche platonicienne d'une
pure expérience mentale, d'une vision - et les théories de l'inspira­
tion poétique, même si YIon de Platon et le traité du Sublime ne sont
pas connus à l'époque médiévale, ne sont pas absentes de sa
poétique ; soit, dans une démarche aristotélicienne, il se fondera sur
l'expérience sensible.
L’image, de plus, permettra la transmission de l’idée: elle est
apte à associer l’abstraction et le concret. Elle dit plus qu’elle ne
montre. Les orants que je prenais en exemples pour commencer
disent D ieu dans son absence même, le bleu dont parle Dante suffit
à faire voir le retour à la lumière - et à l’espoir - après la ténèbre de
l’enfer.

43
Figure 1. Gislebert, Groupe des apôtres, Cathédrale d’Autun.

44
Figure 2. Simon Vouet, L’adoration du Nom Divin,
Eglise Saint-Merri, Paris.

45
Rhétorique et philosophie religieuse

M ic h e l L em oine

Le titre m êm e de la présente communication, « rhétorique et phi­


losophie religieuse», annonce un vaste sujet qu’il est impossible de
traiter comme il le mériterait en quelques pages. A cela s’ajoute une
difficulté supplémentaire. La rhétorique médiévale n’a pas été étu­
diée à notre époque avec autant de soin que les deux autres discipli­
nes du trivium, c'est-à-dire la grammaire et la dialectique. D ès lors,
nous avons du statut de cet art et de ses liens avec la philosophie une
notion un peu imprécise. On verra dans un instant que ce flou existe
déjà au M oyen Age. Il faut espérer que des études comme celle que
Karin M. Fredborg a consacrée aux traités rhétoriques de Thierry
de Chartres permettront d’y voir plus clair. Je me bornerai ici à
dégager quelques repères.
Sans remonter jusqu’aux temps de l’invention de la rhétorique
en Sicile, il convient d’évoquer au moins le nom de Platon, car c’est
chez lui que se présente le premier exemple de la relation entre cet
art et la philosophie. Cette relation, du reste, est vécue sur le mode
du conflit, celui qui opposa le philosophe au rhéteur Isocrate. Plus
tard, Cicéron s’efforce de concilier les exigences de la philosophie
et de la rhétorique. Il a pour lui une double expérience de praticien
et de théoricien : il est un homme public engagé dans la vie de la
cité, et en même temps un ami de la sagesse qui réfléchit à la suite
de Platon sur ce que doivent être la République et les Lois. Il est aussi
un orateur dont l’activité s’exerce tant dans le domaine judiciaire
que politique, et un théoricien de l’art qui régit cette activité.
Le M oyen Age n ’a qu’une idée imparfaite de ces querelles anti­
ques. D es traités philosophiques de Cicéron, il ne connaît guère
que le Songe de Scipion extrait de la République, et cela grâce au com ­
mentaire qu’en a donné Macrobe. D es traités de rhétorique, il lit
M ich el L em o ine

principalement le De inventione, œuvre de jeunesse, et la Rhétorique


à Hérennius, qui n ’est pas authentique. N ul doute cependant qu’à
défaut de ses traités, l’image de Cicéron, si fragmentaire qu’elle ait
pu être, ait influencé les lecteurs médiévaux, comme c’est le cas éga­
lem ent pour Platon, dont l’œuvre, cependant, dans sa quasi totalité,
est inaccessible.
En fait, ce que le M oyen Age recueille de l’Antiquité, c’est sur­
tout le système éducatif des arts libéraux. La rhétorique y trouve sa
place à côté de la grammaire et de la dialectique pour constituer le
trivium, c'est-à-dire l’enseignement littéraire fondamental. Son sta­
tut, toutefois, n ’est pas excellent, pour deux raisons. D ’abord, on
n ’est plus à l’époque des grands orateurs comme Hortensius ou
Cicéron. Quant aux manuels d’art oratoire, ce ne sont que des
recueils de procédés artificiels. La rhétorique, d’autre part, est la
première victime des attaques qui s’adressent d’une façon générale
aux arts libéraux. Ces attaques proviennent de certains défenseurs
radicaux de la doctrine chrétienne. J’en citerai un exemple : « “Au
commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de D ieu.”
Cela, le docte Platon ne le connut point, l’éloquent TulHus l’ignora.
(...) L’art de D onat ne l’a pas découvert en suivant les règles de l’art,
pas plus que la discipline fétide des grammairiens. (...) Les rhéteurs,
verbeux et redondants, ont rempli l’air avec la vanité de leur v en t1.»
Ce texte est tardif puisqu’il date du ixe siècle, mais il a le mérite
de formuler de façon expressive et ramassée une opinion bien plus
ancienne et qui se maintiendra longtemps. Précisons que son
auteur, Alvar de Cordoue, témoigne dans ses écrits d’une soflde cul­
ture littéraire qui contredit quelque peu ses propos12. C ’est d’ailleurs
le cas de la plupart des contempteurs des arts libéraux, en particufler
du plus illustre d’entre eux, Pierre Damien. Il y a les déclarations de
principe et il y a les exigences de la pastorale. Très tôt les pasteurs
ont dû admettre la nécessité d’un recours au trivium. Dans son Hvre
classique, L ’A mour des Lettres et le désir de Dieu, D om Jean Leclercq
a montré l’importance de la culture littéraire dans le milieu monas­
tique, et particuhèrement chez saint Bernard.

1 C ité d’après P. R iché, Ecoles et enseignement dans le H a u t Moyen A ge, Aubier, 1979,
p. 380.
2 Ibid., p. 83.

48
Rhétorique et philosophie religieuse

Quelle est, en effet, la situation? Le latin des chrétiens,


influencé par la Vulgate et soucieux de toucher les milieux simples,
s’éloigne de l’usage classique. A l’inverse, la diffusion du christia­
nisme dans les milieux instruits conduit des auteurs comme saint
Cyprien (t 258) ou Lactance (t 325) à user d’une langue plus litté­
raire, tenant davantage compte des canons de la rhétorique. N otons
la position nuancée de saint Augustin, au départ rhéteur de métier :
il ne renie pas l’éducation classique qu’il a reçue, mais ne craint pas
non plus d’adapter son niveau de langage à son auditoire.
D e plus, la méfiance que suscitent les arts libéraux est balayée
par leur utilité évidente au service de la foi. Le texte de la Bible doit
être expliqué. Pour cela, la connaissance de la grammaire est indis­
pensable. Face aux objections formulées contre le christianisme, on
doit être capable de donner des réponses argumentées : c’est le rôle
de la dialectique. Mais il faut aller plus loin et persuader. La rhéto­
rique s’avère alors nécessaire. Et voilà le trivium entièrement justi­
fié. Mais, comme toujours, cette justification doit reposer sur un
fondement théorique. Les latins, en particulier Augustin et Jérôme,
l’empruntent à une exégèse faite par les Pères grecs sur Exode 3,22.
Il est dit, en effet, que le peuple d’Israël, lorsqu’il quitta
l’Egypte, emporta clandestinement des richesses appartenant aux
Egyptiens. Etait-ce répréhensible? N on, puisque les nouveaux
détenteurs de ces richesses devaient en faire un meilleur usage que
les premiers propriétaires. « Il en est de même, dit Augustin, pour
toutes les doctrines païennes. Elles contiennent, certes, des fictions
mensongères et superstitieuses (...). Mais elles contiennent aussi les
arts libéraux, assez appropriés à l’usage du vrai, certains préceptes
fort utiles et, au sujet du culte du D ieu unique, des vérités qui sont
comme leur or et leur argent3». En somme, le légitime propriétaire
d’un trésor, c’est celui qui est susceptible d’en faire le meilleur
usage. En l’occurrence, ce sont les chrétiens qui peuvent tirer le
meilleur parti des arts libéraux. Le célèbre encyclopédiste Isidore
de Séville (560-636), parmi beaucoup d’autres, contribuera à diffu­
ser cette exégèse. Toutefois, si la controverse se résout par l’autori­
sation de recourir aux arts libéraux dans le domaine des sciences

3 D e doctrina Christiana, 2 ,4 0 , 60-61 (trad. C ombés e t Farges).

49
M ic h el L em o ine

sacrées, on voit bien qu’il s’agit plus d’une concession que d’une
incitation.
Cette incitation, cependant, ne fera pas défaut, mais elle viendra
d’ailleurs. Elle sera formulée au début du Ve siècle par un contempo­
rain de saint Augustin, Martianus Capella, auteur d’un ouvrage
appelé à un grand succès, les Noces de Philologie et Mercure (De nuptiis
Philologiae et Mercuri). Il s’agit d’une fiction allégorique, et même
hermétique, en neuf livres où se mêlent prose et vers. Elle décrit le
mariage de Mercure et de Philologie, « celle qui aime la raison.» Les
deux premiers livres sont consacrés aux préparatifs de la cérémonie.
Comme cadeau de noces, Mercure offre à son épouse sept servantes
qui représentent allégoriquement les sept arts libéraux. Le contenu
de chacun de ces arts est exposé dans un livre particulier.
Le cinquième est consacré à la servante qui a pour nom Rhétori­
que. Celle-ci se présente en ces termes: «Je suis rhétorique elle-
même, que les uns appellent un art, d’autres, une vertu, d’autres
encore, une discipline. Je suis un art, puisque je suis enseignée, quoi­
que Platon conteste ce terme. M ’appellent vertu ceux qui ont décou­
vert qu’il y avait en moi la science du bien dire. Ceux qui n ’ignorent
pas que le principe interne de la parole peut être étudié et saisi, affir­
ment avec confiance que je suis une discipline. M on devoir est de par­
ler convenablement pour persuader. M on objet est de persuader par
la parole de ce qui a été proposé4.» On reconnaît ici des notions clas­
siques, comme la distinction entre art et discipline, cette dernière
étant empreinte d’une rationalité qu’atteste le fait de pouvoir être
enseignée. Relevons aussi la définition de la rhétorique par son objet,
critère qui deviendra courant pour toutes les disciplines.
Les Noces de Philologie et Mercure sont abondamment lues et
commentées pendant le haut M oyen Age, notamment à Auxerre.
D eux aspects exphquent ce vif intérêt. D ’abord cet ouvrage consti­
tue une encyclopédie complète des arts libéraux qui restera long­
temps sans équivalent. D ’autre part, et ce n’est pas moins
important, il fournit une justification à l’étude de ces arts en expli­
quant qu’ils sont un chemin vers la sagesse. Les Noces connaîtront
un déclin, comme ouvrage de référence, lorsque les écoles dispose­

4 Si 438'

50
Rhétorique et philosophie religieuse

ront d’une documentation plus étendue et de qualité supérieure. En


revanche, le lien qui existe entre les arts libéraux et la recherche de
la sagesse, qui est l’idée directrice des Noces, sera souvent rappelé.
Parmi les manuscrits sur lesquels les lettrés du Haut M oyen Age
s’efforcent de mettre la main, les ouvrages de rhétorique figurent en
bonne place. Loup de Ferrières écrit à Eginhard : « Ayant déjà fran­
chi les bornes de toute retenue, je vous demande encore de me prê­
ter quelques-uns de vos livres pendant mon séjour ici (...). Ce sont
le traité de Cicéron sur la rhétorique (je le possède, il est vrai, mais
plein de fautes en de nombreux endroits), (...) plus trois livres du
m ême auteur sur la rhétorique en forme de discussion dialoguée sur
l’orateur (...), en outre le livre des nuits attiques d’A ulu-G elle5».
Au xne siècle, le débat que nous avons mentionné plus haut con­
cernant l’usage de la culture antique se poursuit. On e n a u n exem­
ple avec les attaques de Guillaume de Saint-Thierry contre Abélard.
Le sujet du conflit ne concerne plus les lettres, mais la philosophie.
Cela vise avant tout, dans les disciplines du trivium, la dialectique.
Les deux autres disciplines, c'est-à-dire la grammaire et la rhétori­
que, ne sont guère en cause. En d’autres termes, l’utilité des arts
libéraux telle que la concevait Martianus Capella se retrouve réaf­
firmée chez les théoriciens de l’enseignement. Ainsi Hugues de
Saint-Victor, dans son Didascalicon, fait de ces arts la propédeutique
indispensable à l’étude de l’Écriture sainte. N otons toutefois le
changement qu’il apporte à la division du savoir : au classement tra­
ditionnel en trivium et quadrivium, il substitue un nouveau plan où
la grammaire ne se situe plus à côté de la dialectique et de la rhéto­
rique. La philosophie est désormais divisée en théorique, pratique,
mécanique et logique. La logique comprend la grammaire et le rai­
sonnement. Le raisonnement contient la démonstrative, la preuve
et la sophistique. La preuve, enfin, accueille la dialectique et la rhé­
torique.
On sait l’importance épistémologique de ce nouveau classe­
ment. L’aspect que l’on retient surtout est l’introduction des arts
mécaniques dans le champ de la philosophie. Mais, en réalité, ce

s Loup de Ferrières, Lettres, ï [à Éginhard 829-830], ed. P. K. M arshall , Teubner,


Leipzig, 1984.

51
M ic h el L em o ine

sont toutes les disciplines qui se retrouvent affectées. La place nou­


velle qu’elles occupent dans la division du savoir peut impliquer une
modification de leur objet, donc de leur définition. Cela s’applique
en particulier à la rhétorique. Son aspect stylistique, « littéraire»,
s’éclipse ici au profit de sa fonction d’outil logique au service de la
philosophie. Sur ce point, retenons ce qu’en dit Hugues de Saint-
Victor lui-même.
N ous venons de voir qu’il avait tracé dans son Didascalicon un
tableau général des sciences. Mais il a entrepris aussi d’exposer le
contenu de certaines d’entre elles. C ’est ainsi qu’il a rédigé une Géo­
métrie et ime Grammaire. Or, dans ce dernier ouvrage, il est amené
à relever que le champ de la rhétorique n ’est pas clairement
délimité: « J e me demande, dit-il, pourquoi ceux qui ont écrit sur
les arts ont voulu les compter au nombre des parties de la gram­
maire, alors qu’elles semblent appartenir davantage à la rhétorique,
je veux parler de la différence, de l’étymologie, de la glose. (...) La
définition que l’on tire de la différence, et l’étymologie que l’on
forme à partir de l’interprétation, semblent davantage concerner la
rhétorique que la grammaire. Mais la glose elle-même, à mon avis,
pour des raisons semblables, doit être adjointe à la rhétorique, non
à la grammaire, pour le m otif qu’il appartient à la grammaire seule­
m ent de dire, et à la rhétorique, de dire avec propriété, c'est-à-dire
d’exprimer et d’orner le discours6.» On le voit, selon ce point de
vue, la rhétorique se trouve dépouillée de sa faculté démonstrative
pour n ’être plus qu’un art d’ornement du discours.
On retrouve cette incertitude sur le statut de la rhétorique chez
Gundissalvi. Celui-ci est l’un des premiers témoins de l’apparition
de la science arabe dans l’Occident latin. Son De scientiis se veut une
traduction d’Al-Farabi, mais il subit aussi l’influence de Hugues de
Saint-Victor et de Thierry de Chartres dont il sera question plus
loin. Il assigne à la rhétorique une place proche de celle qu’elle
occupe dans le Didascalicon, toutefois sa fonction de persuasion lui
est davantage reconnue : « Les disciplines par lesquelles on établit
la vérité de la science sont au nombre de cinq : la démonstrative, la

6 Hugonis de Sancto Victore, Opera propedeutica, ed. R. B aron , University o f N otre


D am e Press, 1966, p. 120-121.

52
Rhétorique et philosophie religieuse

topique, la sophistique, la rhétorique et la poétique (...). Le propre


de la rhétorique est d’émouvoir l’esprit de l’auditeur par des paroles
convaincantes et de le faire pencher vers ce que l’on souhaite, de lui
faire croire ce qui est dit et d’engendrer en lui une connaissance
proche de la certitude7.»
Ces innovations bouleversent l’organisation classique du savoir
héritée de Martianus Capella. Celle-ci se maintient cependant,
même chez des auteurs considérés comme des novateurs. A Char­
tres, le célèbre Bernard s’avère un pédagogue remarquable dont la
méthode repose sur la lecture des auteurs, en deux étapes : l’étude
sous la direction du maître (praelectio) et la lecture personnelle (lec­
tio), le meilleur moyen selon lui pour apprendre ce qui est correct,
qu’il s’agisse « des figures de la grammaire, des couleurs de la rhéto­
rique, des finesses des raisonnements8.» On aura reconnu les trois
disciplines du trivium.
A Chartres également, Thierry se propose de constituer une
encyclopédie des sept arts. A cette fin, il a rassemblé un certain
nombre de traités qui leur sont consacrés. Il a donné à cet ensemble
le nom d ’Heptateuchon. Il en définit le principe dans un prologue
dont j’extrais quelques phrases significatives :
« Le livre des sept arts libéraux, que les Grecs appellent Heptateuchon, a été
mis en place par Marcus Varron, le premier chez les Latins, ensuite par
Pline, enfin par Martianus. Mais eux, ils ont présenté leurs propres oeuvres.
Quant à nous, ce n’est pas nos œuvres, mais les découvertes faites sur ces
arts par les plus importants savants, que nous avons, pour ainsi dire, assem­
blées dans un livre formant un seul corps selon un agencement approprié.
C’est le trivium que nous avons, en quelque sorte, accouplé au quadrivium
par une union, pour ainsi dire, conjugale, en vue de la propagation de la
noble race des philosophes. (...) Il faut, en effet, deux instruments princi­
paux pour philosopher, c’est-à-dire l’esprit et l’expression de celui-ci. Le
quadrivium éclaire l'esprit, le trivium fournit une expression élégante,
rationnelle, ornée de celui-ci9.»

7 De Scientiis, éd. M . A. A l o n so , Madrid-Granada, 1954, p. 72-75.


8 Jean de Salisbury, Metalogicon i , 24.
9 T hierry de Chartres, Prologus in Eptateuchon, in E. J eauneau, Lectio philosophorum,
A dolf M . Hakkert, Amsterdam, 1973, p. 37-38.

53
M ichel L em oine

Remarquons d’abord le souci de Thierry de se situer dans l’évo­


lution de l’encyclopédisme. Comme son frère Bernard, il sait qu’il
est un nain sur les épaules des géants que sont les anciens, mais il a
conscience de voir plus loin qu’eux. Ainsi, d’un côté, il n ’entend pas
bouleverser la division traditionnelle des sciences. D ’un autre côté,
on l’a vu, la documentation dont il dispose est meilleure que celle de
ses devanciers. Il peut donc « s’appuyer sur les découvertes faites
sur ces arts par les plus importants savants.» Par là, il faut entendre
les auteurs que des traducteurs comme Gundissalinus commencent
à introduire en Occident. Autre remarque, le but de ces études est
bien rappelé par Thierry : il s’agit de disposer des outils permettant
de bien philosopher.
Quelle est alors, pour lui, dans ce programme, futilité de la
rhétorique? Thierry affirme la prépondérance de la grammaire
dans les arts du trivium. Il ajoute cependant : « le trivium fournit
une expression élégante, rationnelle, ornée du quadrivium.» Par là,
il semble réduire l’ensemble du trivium à la fonction ornementale
de la rhétorique. Or, il a donné des commentaires des deux oeuvres
majeures de la rhétorique connues par le M oyen Age, c’est-à-dire le
De inventione et la Rhétorique à Hérennius, traités qui portent davan­
tage sur l’argumentation que sur l’embellissement du style10. Cette
contradiction apparente s’explique par le fait que Thierry se fait
l’écho de deux traditions rhétoriques différentes. Parmi les auteurs
dont il conseille la lecture en vue de l’apprentissage de la rhétori­
que, figurent à la fois Cicéron et Martianus Capella. Ce dernier
représente la tradition littéraire, illustrée également par Quintilien.
Cicéron, même s’il aspire à réconcilier la philosophie et l’art du
bien dire, s’attache surtout à l’aspect logique de la rhétorique. C ’est
la tradition de Marius Victorinus et surtout de Boèce, ce dernier
accentuant plus nettem ent encore la note philosophique. Telle est
aussi, en définitive, la position de Thierry.
Il commence par donner une définition de la rhétorique où se
retrouvent les incertitudes que nous avons déjà rencontrées : « la
définition de la rhétorique chez les anciens rhéteurs est variée et

10 K. M . F redborg (éd.), The latin rhetorical commentaries by Thierry o f Chartres (ST


84), P1M S , Toronto, 1988 : Commentarius super Libros D e Inventione, 45-215 ; Commenta­
rius super Rhetoricam ad Herennium , 217-361.

54
Rhétorique et philosophie religieuse

multiple. Certains la définissent ainsi : ‘la rhétorique est la science


d’user d’une éloquence complète et parfaite dans les affaires privées
et publiques’. D ’autres donnent autre définition : ‘la rhétorique est
la science de parler convenablement pour persuader sur la cause qui
est proposée’. Les philosophes définissent la rhétorique de diverses
autres façons. Ceux qui veulent les connaître doivent lire l’institu­
tion oratoire de Quintilien. »
Cette incertitude se retrouve dans les rôles respectifs attribués à
l’orateur et au rhéteur : « L’orateur est un homme de bien, habile à
parler, qui use, dans les causes privées et publiques, d’une éloquence
pleine et parfaite. Le rhéteur et l’orateur diffèrent en ceci que le
rhéteur est celui qui enseigne cet art, tandis que l’orateur est celui
qui sait traiter des affaires civiles selon cet art. Il arrive que les rhé­
teurs ne soient pas orateurs et que les orateurs ne soient pas des
rhéteurs.» O n reconnaît ici le goût de Thierry pour les définitions
précises. Certes, Thierry fait une place à des considérations sur la
forme, en rappelant ce que sont les trois niveaux de style {gravis,
mediocris, attenuata), mais il néglige tout ce qui est l’art d’écrire, que
ce soit en prose {ars dictaminis) ou en poésie (ars dictandï). La liste
qu’il donne des diverses parties de la rhétorique le montre bien.
Elles sont au nombre de cinq : l’invention, la disposition, la pronon­
ciation, la mémoire, l’élocution. Parmi ces diverses parties, c’est
surtout l’invention qui retient l’intérêt de Thierry. Bien qu’il
accorde à la grammaire une place privilégiée, sa contribution à
l’étude de la rhétorique est plus importante. Il en définit la méthode
dans son commentaire du De inventione : division du texte permet­
tant d’en saisir la signification d’ensemble {sensus), discussion de la
doctrine {sententia), éclaircissements sur le sens littéral {littera) au
moyen de gloses.
U n autre maître chartrain, Guillaume de Conches, a ressenti,
lui aussi, la nécessité d’une nouvelle organisation du savoir. Il en
propose une, assez différente de celle de Hugues de Saint-Victor.
La science, c'est-à-dire la philosophie, se divise en eloquentia et
sapientia. La sapientia réunit l’ensemble des connaissances. L’elo­
quentia n’est autre que le trivium avec grammatica, rhetorica, dialec­
tica. Guillaume pourrait donc faire sienne l’affirmation de Thierry
de Chartres citée plus haut : « le trivium fournit une expression élé­
gante, rationnelle, ornée du quadrivium.» La seule différence porte

55
M ic h e l L em o ine

sur le changement de dénomination du trivium qui devient Velo­


quentia. Toutefois, parmi les disciplines du trivium, Guillaume s’est
avant tout attaché à la grammaire avec ses Gloses sur Priscien dont
l’influence sera grande sur le développement de la grammaire spé­
culative.
En réalité, tous ces auteurs, avec des nuances diverses, et malgré
des déclarations de façade, s’intéressent plus à l’argumentation qu’à
la stylistique ou à la forme littéraire. Cet aspect se trouve abordé
dans un autre type d’ouvrages, les artes dictaminis, les artes praedi­
candi, qui enseignent l’art de bien écrire en vers ou en prose. Ces
traités ressortissent pleinement à la rhétorique, puisqu’ils se propo­
sent d’atteindre cette « expression élégante, rationnelle, ornée» que
recherchent tant Thierry que Guillaume. D ’un autre côté, les tech­
niques d’écriture qu’ils proposent deviennent indépendantes des
autres disciplines. D u fait qu’elle a perdu son lien organique avec le
trivium, cette forme de rhétorique n ’intéresse plus la philosophie
religieuse.
N ous avons vu que les maîtres chartrains, malgré leurs affirma­
tions de principe, avaient contribué à l’évacuation de l’aspect litté­
raire de la rhétorique. C ’est pourtant à Chartres que cet aspect sera
remis en valeur, grâce à son évêque, Jean de Salisbury. O n sait que
celui-ci, avant de mener une vie publique bien remplie auprès de
Thom as Becket, avait étudié sous la direction des maîtres que j’ai
cités plus haut. Dans son Metalogicon, il évoque cette période, qu’il
éclaire de réflexions fines, ironiques et parfois désabusées. Son maî­
tre à penser et à écrire est Cicéron, qu’il connaît mieux que ses con­
temporains. Comme lui il possède une double expérience de la vie
publique, qu’il a m enée auprès de Thom as Becket, et de la réflexion
philosophique sur cette vie de cour, exprimée dans le Policraticus.
Chose rare, il a lu le De oratore dans un exemplaire qu’il léguera à la
cathédrale de Chartres. A la suite du grand orateur latin il affirme :
« l’éloquence sans la sagesse n ’est d’aucune utilité11.» D ’autre part,
il connaît plus complètement XOrganon ¿’Aristote. Il évoque la con­
ception que Platon a de la rhétorique, mais s’avère plus proche de
ce qu’expose le Didascalicon de Hugues de Saint-Victor : « Platon a1

11 Jean de Salisbury, Metalogicon 2, 9.

56
Rhétorique et philosophie religieuse

divisé la logique en dialectique et rhétorique, mais ceux qui pren­


nent plus profondément la mesure de son efficacité lui accordent
davantage de valeur. La démonstrative, l’art de la preuve et la
sophistique dépendent d’elle. (...) L’art de la preuve consiste dans ce
qui est perçu soit par tous, soit par quelques-uns, soit par les sages.
(...) Il contient la dialectique et la rhétorique.»
Jean nous dit qu’il avait suivi les cours de rhétorique de Thierry
de Chartres, sans grand résultat. Ce n ’est qu’auprès de Pierre H élie
qu’il en comprit enfin la substance12. Cette remarque est intéres­
sante. On sait, en effet, que la grammaire spéculative, qui débouche
sur une philosophie du langage, s’est développée grâce à Pierre
H élie. Ce qui nous est dit ici indique que celui-ci avait su donner
cette même dimension à la rhétorique. Il serait intéressant de savoir
en quoi son enseignement se distinguait de celui de Thierry.
D ’autre part, on constate que Jean de Salisbury ne parle guère de la
grammaire, et fait preuve de scepticisme à l’égard de la dialectique.
Au sein du trivium, seule la rhétorique échappe à ses critiques et
apparaît comme sa discipline favorite. Sa contribution, toutefois,
n’est pas celle d’un théoricien, mais celle d’un auteur qui s’efforce
d’imiter son modèle, Cicéron. Dans son Entheticus, il commence le
résumé de la doctrine de Cicéron par la formule : « Le monde latin
n ’a rien eu de plus grand que C icéron.»
Les écrits de Jean de Salisbury7 sont un exemple éclatant des
pouvoirs de la rhétorique. Derniers éclats d’une époque qui
s’achève, cependant. Au xm e siècle, en effet, la grammaire et la dia­
lectique, mais non la rhétorique, prendront une place accrue.
L’enseignement des maîtres ès arts deviendra philosophique. Le
latin, d’autre part, comme instrument de la philosophie chrétienne,
deviendra plus technique, ne se prêtant plus guère à la prose d’art.
On assistera à ce que Gilson a appelé « l’exil de Belles-Lettres» et
dont la rhétorique est la principale victime. A -t-elle pour autant
disparu? N on, mais il faut la chercher dans des domaines très
variés. On a déjà parlé des artes dictaminis. Citons aussi les nom ­
breuses prières qui sont composées selon les lois de la rhétorique
classique. Surtout, il nous faut déplacer notre regard vers une autre

12 Ibid. 2, io .

57
M ic h el L em o ine

direction, celle de la littérature en langue vulgaire, dont l’impor­


tance ne cesse de croître. A d’autres de nous dire si c’est là désor­
mais que la rhétorique déploie le meilleur de ses fleurs et de ses
prestiges.

58
II
LES M OTS E T LES CHOSES
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
Pierr e D rogi

« Le danger d ’une lecture, c’est de n ’être que dans les mots. »


[Ludmila Michaël, Avignon, 2001]

hocique, rhétorique et idéologie ?


H s’agira de s’interroger ici sur les rapports tissés entre littérature et phi­
losophie et sur la porosité des textes de fiction à des termes et à des pro­
blématiques issus de la philosophie ou débattus dans la fiction médié­
vale, tout particulièrement entre la fin du xif et la fin du xme siècle1.

1 Ce texte constitue la première partie d’un plus long article consacré aux rapports
entre art et nature dans la fiction, entre xn e et xm e s., et sur le lien qu’entretient une
notion ambivalente, l ’engien (ingenium), à la fois ruse et faculté efficace de l’esprit, avec
la possibilité pour l’art de surpasser Nature.
Se libérant de tout rapport à la vraisemblance par le choix délibéré en son sein d’images
dissemblables voire inconvenantes (dont racclimatation théorique, en Occident, dans le
domaine théologique, par Jean Scot a pu servir de garant aussi dans d’autres domaines),
s’émancipant en même temps du modèle augustinisant qui définit la fiction par le faux, et
s’auto-proclamant comme produit de l’art, l’œuvre littéraire a pu croire, un temps, cet art
(son art) devenu tout-puissant, voire capable de nécromancie et de suspendre, au moins fic­
tivement, l’œuvre de Nature et la mort - ou du moins de s’en prévaloir.
A partir d’Alain de L ille et de Chrétien de Troyes toutefois (en particulier dans le
Cligès), la puissance de l’art se heurte, malgré la postulation de l ’existence du phénix,
« exception », « miracle de Nature » et figure analogique du Christ, aux limites à la fois
théologiques et « naturelles » d’une fiction rabattue peu à peu sur la « vraisemblance
fisicienne » qu’illustre l’épisode des médecins dans Cligès, chez Chrétien de Troyes.
« L ’art plus fort que la m o rt» , à travers le thèm e de « l ’amour plus fort que la
m ort», bute là à ses deux lim ites extrêmes puis cède la place. D eux types de fiction naî­
tront de cette confrontation entre art et nature : l ’une du côté de la féerie invraisembla­
ble et des métaphores prises aux mots, l’autre tâchant de corriger vers une certaine
vraisemblance les excès dont la fiction chevaleresque et courtoise, entre autres, se serait
rendue coupable. Sous la figure et les espèces de Vingenium (de Genius dans le second
Rrntan de la Rose ?), l’art se soum et peu à peu, au m oins dans les termes, aux exigences qui
font de lui un simple « singe de N ature ». Nature, maîtresse de l’art, évite aussi d’avoir
à confronter, du m oins jusqu’à D ante, « l’art» et D ieu lui-m êm e.
P ierre D rogi

D u point de vue de la théorie, c’est juste le m om ent où l’on bas­


cule d’un type de réflexion fondé sur la vue (la fiction se définit du
côté de l’image sous ses différentes appellations et connotations:
phantasme, figure, semblance, similitude, vision...) à une autre con­
ception fondée sur l’ouïe (proprement « acoustique ») : la fiction
interroge alors avant tout, non le « faire » du texte conçu comme
l’exécution d’un tableau ou d’une « image » (sculpture ou peinture),
mais la relation « vocale » qui lie, par son intermédiaire, un locu­
teur-auteur à son interlocuteur-lecteur. On n ’interroge donc plus
un dedans (d’ailleurs fictif, constitué par un objet-texte équivalent
d’un objet-œuvre d’art) mais un dehors : sens réservé plus loin que
le texte, ou lecteur. La relation n ’apparaît, du coup, plus définie
comme l’expression d’un rapport entre un objet, copie vraisembla­
ble d’un modèle idéal, et son prototype mais bien comme lien tangi­
ble quoiqu’insituable entre des termes qui écartent le langage et en
définissent le lieu comme traversée, intention, commentaire, rap­
port, par le langage à un autre que le langage.
La rhétorique, dans ce cadre, exprime la conception
« ancienne» d’un discours élaboré de manière immanente en vue
de la persuasion, et au nom d’une « vérité » tenue tellement à l’écart
du langage qu’elle laisse celui-ci (et sa capacité de ratiocination) ex­
sangue, en proie à des recettes. Le champ du rhétorique risque alors
de se restreindre (comme le déplore Socrate dans le Gorgias ou dans
le Phèdre) à celui du vraisemblable, menacé constamment d’une
chute dans l’effet pour l’effet : discours réduit à n’être que discours,
mais sans le savoir en quelque sorte, ou dissimulant qu’il le sait, sou­
mis aux « ressources infinies de la rhétorique au sens platonicien qui
flatte les auditeurs, d’après le Gorgias, et qui « est à Partjudicatoire ce
que la cuisine est à la médecine» (465c)2.» La rhétorique, en effet,
soucieuse avant tout de pédagogie persuasive, n ’interroge pas le
rapport au vrai sinon dans un cadre hiérarchique qui minimise sa

2 Cité (et commenté) par Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à Vidée, Vrin, 1982, p. 24.
Pour une réflexion théorique sur le rapport dangereux du discours au vraisemblable
dans le cadre de la rhétorique et de la philosophie antiques, voir l’article de Barbara
C assin, « Procédures sophistiques pour construire l ’évidence », in Dire l ’évidence (philo­
sophie et rhétorique antiques), textes réunis par Carlos L évy et Laurent P ernot, Cahiers
de philosophie de l’Université de Paris XII-Val de M arne (n° 2), L’Harmattan.

62
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

portée et la détermine par avance, en allant jusqu’à la cantonner


même, dans la Poetria Nova de Geoffroy de Vinsauf, au rôle de ser­
vante d’un supposé homo interior ou d’un texte intérieur, prototype,
non écrit. Rhétorique, alors : façon de dire tenue en laisse pour une
vérité pré-supposée ou idéale.
Le parti-pris « logique », au contraire, représente à la fois, bien
sûr, une « chute » dans les mots (préalable à toute opération) mais
aussi la tentative inverse pour saisir « au-dehors » le lien qui he le
m ot ou l’intention à la chose, l’auteur à son lecteur. L’objectif est de
saisir, au sein du langage et en l’observant « à l’œuvre », la source de
toutes nos représentations.
L’effort logicien de la fin du xn e siècle, propulsant le langage
comme tel dans la fiction, expérimente donc une nouvelle fois et
dans le cadre de celle-ci les relations du texte au lecteur et du texte
au sens. Paradoxalement, la séparation théorique des res et des
verba, la relation à’attentio rerum per imagines3 fait du langage (et du
lecteur !) un domaine autonome orienté vers un sens qui l’excède et
le dépasse, et fait de la fiction un type exemplaire de rapport au sens
à travers les représentations qu’elle propose. D ’une certaine façon,
la fiction, pour un court laps de temps, retrouve ce qu’on pourrait
considérer comme son propre « s e n s» de fiction: relation quasi
néante mais à hauteur d’homme entre un auteur et un lecteur, si
possible bénévoles ; créature hybride à travers im ages-et-mots, fon-

3 L’expression désigne, pour Abélard, chez qui on la trouve, la « visée des choses à tra­
vers les images », selon la traduction proposée par Jean Jolivet : « L'image est donc à un stade
intermédiaire dans le processus complet de la connaissance : quand j ’imagine, « j ’accueille sim ­
plem ent la chose, sans considérer encore en elle nature ni propriété » ; mais l ’essentiel c’est
la « v isée des choses à travers les images » (attentio rerum per imagines) : à ce mom ent on
arrive au troisième niveau, celui de l ’intellection (intellectus) ». Jean J olivet, Abélard ou la
philosophie dans le langage, C erf / Ed. Univ. de Fribourg, 1994. Voir, entre autres, le cha­
pitre intitulé « La connaissance intellectuelle », pp. 64-67, dont est extraite la citation.
Pour les rapports entre phantasia, ratio et memoria et la réhabilitation relative du rôle de
la phantasia par les Chartrains, après Abélard, voir Enzo M accagnolo, Il Divino e il
Megacosmo, testi filosofici e scientifici della Scuola di Chartres, Rusconi, M ilan, 1980.
Sur une éventuelle influence d’Abélard en littérature et sur les conséquences de ses
théories du sens et de l’éthique, voir : T hom as H unt, Abelardian Ethics and Beroul’s Tris­
tan, in Romania, tom e 98, 1977, pp. 501-540. O n peut aussi se reporter à notre livre Le
Cantique déguisé: image etfolie dans Aucassin et N icolette, Edinova, Orléans, 1998, p. 116
et suivantes (on y com m ente en particulier le chapitre de Jean Jolivet).

63
P ierre D rogi

dèe sur les mots, elle n ’est plus dès lors inserite dans un rapport de
hiérarchie (à une autre parole, par exemple) et n ’est plus tenue qu’à
elle-m êm e ou à ce qu’elle installe.
Symboliquement, Rhétorique et Dialectique se confrontent
dans la Bataille des VII Arts4 pour opposer deux conceptions des
lettres : l’une fondée sur l’imitation, que celle-ci renvoie à une théo­
rie de la mimésis ou à la reprise des modèles anciens, plutôt en latin,
autour d’Arts Poétiques et d’Arts d’aimer de tradition ovidienne,
c’est le camp des rhetorici ; l’autre, au nom de la logique, vise à ren­
verser les précédents et prend des initiatives qui toucheront le
dogme : une pratique « verbaliste » de l’allégorie et de la métaphore
caractérise ce courant dans la littérature profane.
Mais si, en apparence, une sorte de Psychomachie ( ?), d’ailleurs
d’essence parodique, oppose de façon pour le moins cocasse rheta­
rici du Val de Loire et logici de Paris, dans le texte d’Henri d’Andely
(comme elle opposera les vins, chez le même auteur, dans La
Bataille des Vins), la vraie bataille a lieu ailleurs et confronte, par
exemple, des textes religieux ou d’inspiration religieuse avec des
textes fictionnels dirigés comme des machines de guerre contre les
précédents : « armée » de la logique, et non contente de revendi­
quer sa part et son autonomie sous le ciel de D ieu (comme le fai­
saient les Lais féeriques, appelés à bénir la fiction45), la fiction
s’immisce à présent dans les débats sur le dogme.
S’inspirant d’un texte de Pierre le Chantre (présenté par Bréhier
comme le champion d’un certain allégorisme et de la prédominance
de la ratio), un auteur, satirique mais logicien à la fois, porte à des

4 H enri d’Andely (ou d’Andeli), La Bataille des sept A rts (vers 1236-1250), éd. par L
J. Paetow, Berkeley, 1914 - ou éd. par Em ile L ittré, Histoire Littéraire de la France,
tom e 32, pp. 225-227. La Bataille des Vins, voir plus bas, figure dans ce m êm e tom e aux
pages 227-228. N o tic e et bibliographie dans le Dictionnaire des Lettres françaises, Le
Moyen-Age, Fayard, 1964, éd. m ise à jour 1992, pp. 668-669.
5 Lais féeriques des x j f et x n é s., éd. par Alexandre M icha (texte et traduction), GF,
1992 : L ai de Désiré, pp. 126-128, v. 374-390, particulièrement les deux derniers vers
(c’est la fée, le personnage de fiction « phantasmatique », qui parle : «V ou s m e verrez à
vos côtés / Et consom m er le pain bénit »).
Cf. Lais de M arie de France, éd. par Karl W arnke, présentation et notes de Laurence
H arf-L ancner (texte et traduction), Livre de P oche (Lettres G othiques), 1990: Yonec,
p. 190, v. 165-167, et p. 192, v. 180-182 (« [L e prêtre] apporta le sacrement
[littéralement : le Corpus Dominí] / L e chevalier \faé] l ’a reçu, il a bu le vin du calice... »).

64
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

fins de parodie la fiction là où elle n ’a que faire. Voire ! Celle-ci, se


revendiquant « comme fiction » - et c’est le point nouveau - , entre­
prend, en tant que telle, la description des lieux de l’eschatologie,
Paradis, Enfer, Purgatoire. Mais, sem ble-t-elle aussitôt interroger :
le théologien le pourrait-il à plus juste titre ? N e recourt-il pas lui-
même à la fiction, en rejoignant par un discours aventuré, et à des
fins de propagande, ce que la fiction avait déjà entrepris, sous le
nom de Visions, en se réclamant des prophètes ?
La littérature profite ainsi des querelles politiques et, en
l ’occurrence, d’une temporaire brouille du roi avec le pape dans
le cadre de l’affaire dont il va être question, pour placer son mot.
Les conséquences en sont considérables : ainsi la « rhétorique »
du théologien et du prêcheur, Pierre le Chantre en l ’occurrence
(encore largem ent redevable de la fabula chartraine et d’une tra­
dition de la pratique de l ’allégorism e : involucrum, integumentum)
est-elle prise en défaut et dénoncée com m e telle, doit-elle céder
le pas (certes pour un auditoire averti, petit m ilieu parisien où
porte la satire) à la logique implacable et agressive d’un certain
Raoul de H oudenc qui lui dénie le droit de parler com m e il le
fait, depuis l’endroit où il le fait. Seule la fiction serait apte in via
à décrire le paradis ou l ’enfer. U in patria d’où feint de parler le
théologien ressortirait donc à la pure rhétorique et sa position
serait renvoyée à la posture idéologique et de pouvoir qu’elle
prétendrait camoufler et défendre. Com m e celle-ci est aussi la
position de l ’Inquisiteur, on com prend le danger de cette m ise à
plat pour ceux qui, sous le couvert du pseudonym e ou de l ’ano­
nymat, ou encore en leur nom propre mais sous le couvert d’une
protection royale, se risqueront à la tenter6.
Rappelons les circonstances de cette affaire qui intéresse à la fois
la philosophie, la théologie et la littérature.

6 Sur tous ces points, et pour un parcours plus com plet de la question, nous ren­
voyons à notre article « La crise amauricienne et ses répercussions en littérature (paradis
et enfer autour des années 1215-1240 environ)», in Miscellanea Medievalia, Veröffentli­
chungen des Thom as-Institut der Universität zu Köln, tom e 27 (Geistesleben im 13. Ja h rh u n ­
dert), W alter de Gruyter, Berlin / New-York, 2000, pp. 335-361.

65
P ierre D rogi

Au xiie siècle, la « chambre », qu’elle soit acoustique ou décorée


d’images, fournit la métaphore privilégiée, le lieu, qui permet de
rendre visible, audible ou perceptible le rapport établi par le récit de
fiction entre un auteur et un lecteur et d’en détailler les paradoxes :
anonymat, présence-absence simultanée et « aveugle » des « parties
prenantes», neutralisation de certaines oppositions, suspension
entre ouïe et vue, hiérarchisation entre phantasia et ratio, etc. La
crise amauricienne, en 1210, et le brûlement en public des disciples
d’Amaury de Bène, précipite tout à coup Venfer comme le lieu prin­
cipal et l’enjeu « en pleine vue » qu’il s’agira d’investir.
« En songes doit fables avoir-,
Se songes p u et devenir voir,
D ont sai je bien que il m 'a vin t
Qu'en sonjant en songe me vin t
Talent que pèlerin seroie.
J e m ’a to m a i et p ris m a voie
Tout droit vers la cité d'Enfer1. »

Curieux « pèlerin » (référence à L'Itinéraire vers Jérusalem de


Pierre le Chantre) que celui qui se dirige tout droit, dans ce texte,...
vers l’Enfer. « Voie droite » qui n’est pas non plus celle qu’emprun­
tera - plus tortueuse en effet - environ un siècle plus tard, un possi­
ble lecteur de ce texte, du nom de Dante !
N ier la matérialité de l’enfer, et incidemment du paradis (ou du
purgatoire), comme le font les Amauriciens, ou certains Cathares
sous des formes d’ailleurs variées, en affirmer le caractère de « lieu
mental », lié à nos représentations, revient à interroger indirecte­
ment la fiction sur son propre état ou statut, surtout lorsqu’elle
s’applique elle-m êm e à multiplier la description de ces lieux, par
définition indescriptibles, dans des Visions « d ’E nfer» ou « d e
Paradis » ! Ainsi des « Visions », inspirées de celles (apocryphe, pour

7 Raoul de H oudenc, Le Songe d'Enfer, éd. M. T im m el M ihm, Max N iem eyer Ver­
lag, Tübingen, 1986, v. 1-7, p. 57 : « Dans les songes, il doit y avoir de la jfabula (un sens
déguisé sous les couleurs de la fable - entendons-le peut-être au sens « chartrain ») / Si
(du moins) le songe peut s’avérer exact ; / E t c ’est bien ce qui m ’arriva / Car en songeant,
un songe m e vint : / J ’avais envie pressante de m e faire pèlerin / Je m e préparai donc et
pris ma voie / Tout droit vers la cité d’Enfer. »

66
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

le premier) de Saint Pani, de Tondale, d’Albéric, se voient-elles


remises à la mode, en particulier dans le milieu cistercien, et autour
notamment du problème de l’invention ou de la «création » du
Purgatoire : on peut mentionner, par exemple, le Purgatoire de Saint
Patrice mis en vers anglo-normands par Marie de France, elle-
même auteur de lais.
C ’est dans ce contexte, donc, que ce Raoul de Houdenc, supposé
neveu de Pierre le Chantre dont il parodie, comme nous l’avons dit,
le Pèlerinage (ou Itinéraire) à Jérusalem, compose, vers 1215 ou 1220,
un dit, le Songe d'Enfer, qui fait référence de manière précise, mais
sur un mode équivoque, au brûlement mentionné plus haut.
« D evan t le roi après cel mes,
A porta Pen un entremés
Q ui durem ent f u deparlez,
C ’on apele bougres ullez,
A la gra n t sausse parisee
Q ui de lo r fe z f ii devisee,
Comme on lorfist, ce me samble,
P a r ju gem en t a toz ensamble
Sausse de feu, finablem ent
Destrempee de dampnemenP. »

Raoul, depuis une position orthodoxe (in via) sur l’enfer et le


paradis, feint de condamner tous les « hérétiques » ou pseudo-héré­
tiques qui ont touché à la question de l’au-delà (Cathares, Béguins,
Amauriciens..., jongleurs compris!) dans un amalgame provocant,
et les « assaisonne » à diverses « sauces », au cours d’un très extraor­
dinaire Banquet Infernal.
« A p rès cel mes nous v in t en haste
Bedel beté, bien cuit en paste,
Papelars a l ’ypocrisie,
N oirs moines a la tanoisie,
Vielles prestresses au civé,8

8 Ibidem, v. 487-496, p. 80 : « D evant le roi (il s’agit, dans le texte, de celui d’Enfer),
après ce mets / O n apporta un entremets / D o n t on débattit violem m ent / Q u ’on appelle
bougres (hérétiques) frits à l ’huile / A la grand’ sauce parisienne / Q ui fut dictée par
leurs actes / Si bien qu’on leur fit, à ce qui m e semble, / Au term e du jugement, à tous
ensemble, / U n e sauce de feu, finalem ent,/ Trem pée de damnation. »

67
P ierre D rogi

Noires nonnains au cretonné,


Sodomites bien cuis en honte9. »

Au vrai, Raoul déboute par une ironie dérivante, sur plusieurs


plans, toute position eschatologique (y compris celles « officielles »
des milieux monacaux ou de son oncle) et rabat sur des mots vides,
des lieux ou des personnages allégoriques privés d’assise, en récit de
première personne et sans commentaire, donc sans rationalisation
possible ni filtre, la matière imaginale (ou les épisodes du « songe »)
qui composent la trame du texte.
« Congiép ren t Raouls, si s ’esveille;
E t cis contes fa u t si a point
Quaprés ce n ’en diroiepoint,
P or aventure qui aviegne,
D evan t que de songier reviegne
Raoul de Houdaing, sanz mençonge,
Q ui cest fablel fist de son songe10. »

Ce faisant le texte littéraire non seulement nie toute validité


d’une position stable, ou d’une Vision, sur le sujet mais, beaucoup
plus perversement, occupe, sur le dos des gens que l’on condamne, la
place laissée vacante en se constituant à son tour - en fiction d’une
fiction - comme « lieu mental ».
C ’est de ce double-jeu du texte littéraire qu’il est question : sub­
version du dogme à partir d’une condamnation de l’hérésie (recon­
duite pourtant par une description anticipée, et forcément fictive, de
l’enfer!), et occupation par la littérature du lieu mental ou du
« troisième lieu » - purgatoire de la fiction ? (ni enfer ni paradis) -
ainsi dégagé.

9 Ibidem, v. 589-595, pp. 84-85 : «A près ces mets nous arriva en hâte / D u paysan
rebelle (bâté), bien cuit en pâte, / D es papelards à l ’hypocrisie, / D e noirs m oines en
sauce brune (couleur du tan, ou de la tannerie ?), / D e vieilles fem m es de prêtres en
civet, / D e noires nonnains au cretonné (friture, au lard, ou purée au gingem bre, selon
les auteurs), / D es sodom ites bien cuits en honte ».
10 Ibidem, v. 672-678, pp. 8 8 -8 9 : * Raoul prend congé et s’éveille / Et le conte se
termine si à p oint (ou : ici à point) / Q u ’après cela je ne dirai plus rien / Pour événem ent
(aventure) qui survienne, / Avant que Raoul de H oudenc, sans m ensonge, / N e se
rem ette à songer (ou : ne revienne de son songe) / Lui qui ce fabliau (cette fablette ?) fit
de son songe. »

68
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

En d’autres termes, la fiction mimétique de « lie u x » dont elle


nie la descriptibilité - et qui ne fournit plus un cadre éthique pour
une relation, comme le permettait précédemment la métaphore ins­
trumentalisée de la « chambre », inscrit dans le néant du phantasme
et des mots, et sans possibilité d’interposition de la raison, un nou­
veau fieu mental, le sien propre qu’elle institue en « tiers exclu »,
voire dans la Bataille Loquifer, en lieu réservé «hors du m onde»,
enfers ou Purgatoire de la fiction, devenu lieu de toutes les permu­
tations et translations du sens. Elle dénonce ainsi un «mauvais
usage » du langage.
Conséquence plus grave, eu égard à la « responsabilité » de l’œ u­
vre, toute liaison entre enfer et douleur - encore perceptible dans les
textes moralisateurs de l’époque précédente {Vision d ’Albéric, Purga­
toire de Saint Patrick..) ou dans les apocryphes plus anciens, dispa­
raît. La fiction, pur jeu dans les mots (« cuisine métaphorique »),
se défausse de sa propre absence de statut en occupant un « lieu »
illégitime, mais au prix de sa déférence à l’égard du lecteur, préférant
le lieu des relations dans le langage (lieu vide et vertigineux des
échanges en vase clos) au sens de la relation elle-m êm e en tant du
moins qu’elle implique une orientation, ou une destination, « hors-
langage ».
(Reste aussi la possibilité que la description de cette « souffrance
pour rire » - macabre et indécente - ne veuille mettre le doigt pré­
cisément sur l’inanité de la condamnation et des châtiments promis,
in via, à des êtres que le jongleur, pirouette finale, ne tarde pas à
rejoindre du fait de son récit...)
Le Songe d ’Enfer marque peut-être (en tous cas, à nos yeux) la
position extrême de cette agressivité « verbaliste » qui place le dis­
cours «rhétorique» (non fondé en vérité sur ce qu’« e s t » - ou
serait - le fonctionnement du langage et, partant, de nos représen­
tations, et qui tâcherait d’évacuer l’absence de ses propres bases) en
porte-à-faux sinon au pied du mur. La fiction rend ici le discours
(tout «discours») intenable, elle l’inter-dit sinon comme simple
position de mots ; le texte de Raoul de H oudenc s’offre, qui plus est
(et en cela il annonce la verve satirique peu embarrassée de scrupu­
les des polémistes à venir), le luxe, à la limite, d’expulser son lecteur
{ad infernos, ad infernum, bien sûr!...). Toutes les positions de (ou

69
P ierre D rogi

sur) l’eschatologie sont ici renvoyées à l’enfer vide des mots, le seul
qui ait valeur ou « existence », sans qu’aucun lien autre que linguis­
tique (ou déjà scolastique) ne se tisse plus entre lecteur et auteur : il
s’agit de donner raison à irne position, et de se réjouir d’avoir rai­
son, en dehors de toute dénonciation ou distanciation éthique de ce
qu’implique le maintien, relativement au sujet, de telle ou telle
thèse : le brûlement des Amauriciens, par exemple. Et le ricanement
« logique » s’effectue sur le dos de ceux dont on est partiellement
redevable de sa propre position logique, les Amauriciens, en
l’occurrence, accusés de nier la matérialité de l’enfer. Le texte appa­
raît ici comme porté par une irresponsabilité radicale; en dehors
d’une connivence « logique », il n ’admet pas de relation
« bénévole» à l’égard du lecteur, il n ’est animé que de sa «droite
raison » polémique. La compassion n ’aurait pas de place dans cette
dialectique impeccable (relèverait du « rhétorique » P), au cœur de
ce mécanisme centrifuge d’évacuation des images ; les mots parlent
comme mots pour dénoncer et exhiber l’impuissance des mots : en
cela aussi, le Songe d ’Enfer est un cas extrême sinon unique.
D ’autres textes travaillent les métaphores et la façon de dire et
de nommer {attentio rerum), comme « hors-image », en essayant ce
que « p orten t» les m ots: des fabliaux, dont l’invraisemblable et
« nominaliste » De la demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre
- traité de manière similaire par un texte arabe, vraisemblablement
à peu près contemporain, des Mille et Une Nuits, l’histoire des trois
dames de Bagdad: le problème s’y pose de savoir comment on
pourrait nommer autrement que poétiquement les organes de la
génération11. On prouve ainsi que la « chose » {res !) peut être envi­

11 Fabliaux érotiques, éd. par Luciano R ossi et Richard Straub (texte et traduction),
Livre de P oche (Lettres G othiques), 1992 : « L a damoisele qui ne pooit oïr parler de
foutre » (l’accent est sur le m ot parler et n on sur l’autre !), pp. 92-105.
Pour un développement plus subtil et plus « courtois » (où il ne s’agit pas seulement
d’une opposition entre dire et faire, mais bien du problème de la nomination
« convenable » ou quasi « courtoise », ou conforme à la « réalité poétique ») : M ille et Une
Nuits, éd. par Jamel Eddine Bencheikh et André M iquel, Gallimard (folio), tom e DI,
1996,« Conte du portefaix et des trois dames », pp. 19-22.D es versions pudiques (celle de
Galland, par exemple) om ettent ce passage ; pour confirmation (on n ’est jamais sûr de rien
pour les M ille et Une Nuits, dates ? manuscrits ?), on pourra comparer Les M ille et Une
Nuits, éd. par René Khawam,tom e I, Phébus, 1986:m êm e épisode, pp. 208-215.

70
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

sagée, par la nomination, comme grossière ou poétique selon les


mots ou les noms choisis, sous la phraséologie du fabliau obscène
ou de la pastourelle. Le sens du texte n ’apparaît plus alors comme
simplement « salace », il porte un enjeu, il interroge le sens même, à
propos d’un exemple-tabou, de la nomination et de son rapport à
nos représentations ; il n ’en ira d’ailleurs pas autrement quand Jean
de M eun traitera du même sujet avec ses « reliques » et ses substitu­
tions « logiq u es» ... et blasphématoires (au fond, le sont-elles?)12 :
« E t quant por reliques m ’oïsses / Coilles nommer, le mot preïsses / Por si
bel, et tant le prisasses, / Que partout coilles aorasses... ».
D es Lais, dont celui désubstantifié De l ’Ombre, fait d’ombre lui-
même, le chantefable Aucassin et Nicolette, ou des romans de
« chevalerie » dont le trait caractéristique semble de prendre la lan­
gue au mot, évacuent de la même façon la pseudo-stabilité des ima­
ges, évitent donc aussi l’allégorie, position de repli idéologique
pour la fiction dès lors que les choses se gâtent, que la réaction anti­
aristotélicienne, anti-Jean Scot, anti-logicienne se fera jour - fon­
dés, tous tant qu’ils sont, sur la voix et sur les mots. Par exemple,
cette spectaculaire série de romans qui apparaît comme une varia­
tion ou un exercice sur un thème, et une métaphore unique,
«perdre (ou couper) la tê te » et qui distend sens propre et sens
figuré afin d’exercer la sagacité du lecteur : première continuation
au Conte du Graal, encore intitulée parfois Roman de Caradoc, Hun-
baut, La Demoiselle à la Mule... jusqu’au Gawain and the Green Knight
anglais. Tous ces textes, au contraire du texte de Houdenc, visent
précisément à installer par les mots avant tout une relation avec un
lecteur, vide de contenu stable, dénudée, on pourrait dire purgée

12 Guillaume de Lorris et Jean de M eun, Roman de la Rose, éd. par D aniel P oirion
(texte settlement), Garnier / Flammarion, 1974, vers 6928-7192, pp. 208-215. Texte et
traduction dans l’édition d’Armand Strubel, Livre de Poche (Lettres G othiques), 1992,
vers 6924-7194, pp. 424-440.
Passage extrêmement important, sur le rapport entre n om et chose, que ce discours
de Raison (et donc aussi de Ratio) à l’Amant, en réponse à une question im pertinente de
celui-ci sur le « mauvais » usage qu’elle ferait de m ots honteux. Le thèm e sera repris et
développé à la fin du roman par le narrateur (l’Amant lui-m êm e), de manière appuyée,
poétique et métaphorique, prenant au m ot l’hypothèse form ulée par Raison aux vers
7121-7136 (dans l’édition Poirion). O n notera la parenté évidente de préoccupations et
d’expression avec le fabliau et le conte évoqués plus haut.

71
P ierre D rogi

d’images en ce qu’elles auraient de trompeur. Il s’agit, par l’hyper­


trophie d’une image « née » des mots, produite par les mots comme
son halo propre, d’instaurer un décalage et une forme de défiance
vis à vis des mots eux-mêmes lorsqu’ils sont pris à la lettre. Mais il
s’agit concurremment de rendre perceptible, dans ce décalage, le
lien, «b én év o le» dirait Rabelais, qui tient l’auteur à son lecteur.
Fiction adressée, donc transitive, considérée sous les espèces du
remède à l’imagination et aux mots - menacés, comme chez un
Lewis Carroll, de folie13.
Mais l’apparente victoire des logiciens sur les rhétoriciens, cette
période de prise en compte par la fiction de son statut, de sa fragilité
de texte, de ses implications à l’égard du lecteur, sera de courte
durée. Parce qu’on ne peut pas laisser triompher la fiction trop
longtemps, ni surtout impunément, sur un terrain piégé : de même
qu’on ne peut pas laisser la dialectique s’approcher de trop près du
texte sacré et des questions de théologie. Q u’en serait-il, en particu­
lier, de l’attitude vis à vis des Autorités, voire des Ecritures elles-
mêmes, dès lors que tout commentaire devient licite, dès lors que la

13 Jean Renart, Le L ai de l ’Ombre, éd. de Félix L ecoy (texte seulem ent), Champion,
1970. Pour un long développem ent sur ce texte, voir Le Cantique déguisé, chap. IV et V I
de la seconde partie, respectivem ent pp. 151-167 et 181-196.
Aucassin etNicolette, éd. par Jean D ufournet (texte et traduction), Garnier / Flam­
marion, 1984.
Raoul de H oudenc, voir notes 6 et 7.
L’édition la plus facilem ent accessible des romans de chevalerie cités ici, a été feite,
en traduction, dans la collection « Bouquins » (Robert Laffont) sous le double titre La
légende arthurienne, Le G ra a le tla Table Ronde: Caradoc (pp. 431-507), H unbaut (pp. 533-
582), La Demoiselle a la M ule (pp. 583-604) y figurent - une version abrégée, texte et tra­
duction, de Caradoc peut être lue égalem ent dans la première continuation au Perceval de
Chrétien de Troyes, publiée en « Lettres G othiques » : Premiere continuation de Perceval
(Continuation-Gauvain) éditée, d’après l ’édition de W illiam R oach, par C olette-A nne
VtN C oolput-Storms. En outre, un court roman com m e Le Chevalier à l ’épée (La
légende arthurienne, opus cité, pp. 509-532) appartient au m êm e courant « verbaliste » ou
métaphorique qu’on a essayé de décrire et son thèm e de la mise à l’épreuve érotique
dans le château d’un « ogre » sera fusionné, dans la version anglaise du Gauvain, avec le
m o tif de la tête coupée : Gawain and the Green Knight, traduit et présenté sous le titre
Gauvain et le chevalier Vert, dans la collection 10/18, n° 2421, par Juliette D or. O n
pourra comparer ces textes avec les romans « allégorisés », ou plus sim plem ent
« moralisés », figurant dans le m êm e tom e des éditions Laffont, que sont, par exemple,
le Perlesvaus ou la Vie de M erlin transcrite par Robert de Boron.

72
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

langue de Babel émiette le sens et le replie, dès lors que le texte


sacré lui-même admet plusieurs interprétations divergentes, dès
lors qu’en tant que texte il ne peut être approché (c’est Abélard qui
l’a montré) qu’au terme de démarches « logiciennes » et contradic­
toires, où le sens doit être sollicité et visé par-delà les mots eux-
mêmes - dès lors donc que le nez des Autorités est de cire, et que les
Autorités n ’ont plus d’autorité14 ?
Après 1215 - pour fournir une date symbolique des premières
interdictions visant à freiner la pénétration dialecticienne - le reflux
s’effectue peu à peu, non sans des escarmouches tout au long du siè­
cle, voire dans le courant du suivant, de la part d’auteurs plus sou­
cieux de déchirer le voile que d’en recouvrir un roi qui est nu. Les
audaces d’un Raoul de Houdenc, fiction aventurée sur le terrain du
dogme et se donnant comme seule forme légitime d’eschatologie,
sont replantées en terrain connu (l’auteur qui est à l’origine du genre
s’appelle Prudence !), dans un terrain allégorique mieux défini, mieux
balisé, plus « imagé », plus hiérarchique. « Image » signifie désormais
« figure », chose rapportée par une convention à autre chose (dont on
ne parle pas, dont on préfère se taire), et les métaphores de Chrétien
de Troyes se métamorphosent, de manière illustrative, en « figures »
allégoriques chez un Guillaume de Lorris, en entités qui, pour kaléi­
doscopiques qu’elles restent, n’en renvoient pas moins à une fable, à

14 Autorités à nez de cire : on trouve, de fait, l’expression sous la plume d’Alain de


Lille, mais Abélard pourrait tout autant la revendiquer pour sienne et com m e program­
matique (la juxtaposition, chez lui, et la mise en débat d’Autorités contradictoires inau­
gure et appuie la démarche dialectique, en venant prouver ou im poser sa nécessité). D ès
lors qu’isolée de son contexte, la formule ne fait qu’expliciter seulem ent ce qu’on a tou­
jours fait : solliciter des références dans le sens où l’on abonde. E lle outre dans les ter­
mes, en partant d’un constat, une situation pour s’en autoriser d’une nouvelle manière
dont il s’agit désormais d’aborder les reliquats des prédécesseurs. Textes morts, textes
orphelins, com m e dans le Phèdre, dès lors que «privés de père », il convient de leur don­
ner sens et souffle par la confrontation, par une juxtaposition de sources et d’arguments,
par une référence constante au contexte, par 1’agitadon dialectique des termes contrai­
res ou contradictoires en leur sein, dans une attentio rerum et semus qui demeurait
jusqu’alors davantage prisonnière - ou respectueuse, est-ce tout un ? - de la lettre. Ce
nouveau rapport au sens qui s’inaugure ici (sic et non, pro-contra) rend licite non seule­
m ent la confrontation mais ouvre une méthode.

73
P ierre D rogi

une manière « figurée », disons rhétorique, de parler15 : c’est à présent


que triomphent, en vérité, les Arts Poétiques ou Rhétoriques et l’on
s’achemine doucement vers les messages cryptés et codés sur leur
vide d’un Guillaume de Machaut.
Dans le cas du Songe dEnfer, comme précédemment dans le cas
de Chrétien de Troyes, le phénomène de récupération assagie
(«rhétorique») du texte logicien, et sa mise au service d’une
«id éologie» qu’on pourrait qualifier de religieuse ou de courtoise
selon les cas, est exemplaire. Le texte de Raoul de Houdenc est tout
bonnement réécrit, quelques années plus tard par un Huon de Méry
en quête de respectabilité : le narrateur se fait, comme l’auteur dont il
porte le nom ( ?), bénédictin à la fin du récit ; il cite alors Isaïe pour,
en véritable prophète, décrire ce qu’on ne peut décrire, à savoir le
paradis. D e respectabilité, disons-nous, plus que de la « droite voie
d’enfer » ou d’une position de mots intenable, prônée par son prédé­
cesseur... Le «discours» agressivement dirigé, depuis son petit bas­
tion logique, par Raoul de Houdenc, contre les autorités inquisitrices
aussi bien que contre les hérétiques poursuivis, se retrouve accom­
modé, par un clerc lettré mais roublard, à une toute autre sauce : sym­
bolique (plus manichéenne) et allégorique (la Psychomachie devenue
un Tournoiement plutôt qu’une guerre). Cette façon de procéder con­
fère une lisibilité plus univoque au récit, parce que la lecture peut jus­
tement s’autoriser à nouveau du statut de la fable et d’un parcours
« initiatique » mené à bonne fin (comme c’était finalement le cas chez
Pierre le Chantre...). M ême si le «systèm e» allégorique - devenu
effectivement système, quoique brouillé - hésite: dans quel camp

15 Chrétien de Troyes, Cligès, éd. par Charles M êla et Olivier C ollet (texte et tra­
duction), Livre de P oche (Lettres G othiques), 1994. Plaintes d’Alexandre (cf les plaintes
de l’Amant chez Guillaume de Lorris), pp. 81-83 ; l ’œ il miroir du cœur, p. 85 ; le vitrail
et la lumière, p. 87 ; les flèches d’Amour, p. 89 ; portrait de Soredamor, les tourments de
la nuit, pp. 91-95- Ces métaphores essaiment sur l’ensem ble du texte de Guillaume de
Lorris (flèches, rose, miroir, rapport au dieu Amour, doux-amer etc.) ; on peut néan­
m oins indiquer les passages les plus significatifs de la «transm u tation » du texte de
Chrétien en allégorie chez Guillaume de Lorris : portrait d’Amour et de ses flèches (vers
865-984, éd. P oirion ; 864-981, éd. Strubel); histoire de N arcisse (1439-1506, éd.
P oirion ; I436-1507, éd. Strubel); miroir de N arcisse (1514-1680, éd. P oirion ; 1520-
1677, éd. Strubel); épisode de la flèche et de ses conséquences (1681-1880, éd.
P oirion ; 1678-I877, éd. Strubel).

74
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

figure Amour ? que fait le narrateur si longtemps dans le camp des


Vices, changeant de camp, comme Amour, au milieu du Tournoi ?
U ne grille de lecture se trouve rétablie, un savoir-faire plus ancien,
avec un appel réitéré, presque insistant, à la description, bannie systé­
matiquement par Raoul au profit du discours des personnages et de la
prosopopèe. Le retournement de veste du narrateur et d’Amour au
mifieu du combat, comparable au même revirement ambigu dans le
Reman de la Rose de Guillaume de Lorris, « rachète » le début fictif et
coupable, assure charitablement cette «bonne fin » qu’on était en
droit d’attendre de l’histoire.
Quant au narrateur, celui qui se fait m oine au terme du récit et
qui le signe, il embrigade en même temps la littérature profane et
courtoise sous la bannière psychomachique, la ralliant à sa cause
sous les espèces de YYvain de Chrétien de Troyes. Ecrivant ainsi à la
fois une Voie de Paradis, qui pastiche le Songe d ’Enfer, et un roman
de chevalerie, il redéfinit un espace presque héraldique d’images
entre lesquelles le lecteur peut à nouveau circuler sans crainte de se
perdre16 : ce ne sont que figures sans épaisseur ; distance est sauve,
plus question de métaphores lesquelles toucheraient à la substance
même du voir et du dire.
Quant aux audaces plus tardives (même « nominafistes », comme
dans l’exemple des «reliques») d’un Jean de Meun, elles feignent de
s’exprimer à leur tour dans le cadre replombé d’une machinerie où les
noms ne sont que figures, détachées de tout support, ne prêtent pas à
mal, n ’ont pas prise, selon l’étymologie, sur le « réel » (de res, choses),
ni sur la «vérité» de nos représentations ou le mode de fonctionne­
ment du langage-image que définit la fiction et par l’interstice duquel
s’échappe le sens. Elles demeurent donc sans danger : l’art (avec un
petit a) se soumet, en rechignant bien un peu, à la Nature, au moins
en parole, pour ne pas attenter à une hiérarchie admise. En théorie,
du moins, tout ce qui est dit est référé à un dehors connu, exploré, su
par avance et approché théoriquement sous le nom de Nature. L’art,
chez Jean de Meun (c’est du moins ce qu’il dit) est (re)devenu singe

16 H uon de Méry, Le Tournoi de l'Antéchrist, texte de l’édidon W immer, trad, de Sté­


phanie O rgeur, Paradigme, Orléans, 1994. Se reporter, pour la problématique évoquée,
à l ’article m entionné à la note 6. U n e comparaison de certains passages de Raoul et de
leur réécriture par H uon figure pp. 340-341, note 11.

75
P ierre D rogi

de Nature, copie déficiente par définition d’un modèle inatteignable


(mais «d éfin i», c’est là que réside le paradoxe) situé au-dehors.
Durant une courte période d’ivresse, s’autorisant paradoxalement de
sa condamnation, chez Alain de Lille, par exemple, l’art s’était cru
autorisé à surpasser celle-ci, à se proclamer seul maître, à miser sur le
paradigme du phénix (ou sur le Christ), «exception de N ature», ou
exception aux lois de la Nature17, multipliant les ruses et les stratagè­
mes, raffinant sur Yengien, multipliant tropon kai méchanen.
Fiction redevenue inoffensive parce qu’inopérante : qu’elle
puisse évoquer les morts, la fiction le sait, mettons dès La Chanson
de Roland, pour fixer un terme convenable, conventionnel, à époque
médiévale. Mais la « nécromancie » à laquelle elle se livre, à laquelle
elle se vante de se livrer (entre autres, dans les romans, en multi­
pliant à nouveau en son sein les figures de « l ’enchanteur»18) est

17 Alain de Lille, De Planctu N aturae, H äring, p. 834, lignes 53-55 : «Solus homo,
mee modulationis citharem aspernatus, sub delirantis Orphei lira delirat. ». C ’est N ature qui
parle ; l’hom m e est présenté ici, relativement à Nature, com m e une exception {«solus»)
susceptible, sous les effets de l’art et de ses prestiges « poétiques » trompeurs, de folie et
de dénaturation. O rphée personnifie un art « poétique », à cet égard, encore plus déna­
turant que dénaturé puisqu’il détourne presque irrépressiblement l ’hom m e de l’harmo­
nie naturelle par son chant: «aspernatus» suggère, en effet, une violente répulsion.
Idem, H äring, p. 814, lignes 159-161, « Illic phénix, in se mortuus, redivivus in alio,
quodam nature miraculo... ». Voir annexe.
18 D eux exemples. C f la figure du « philosophe » dans Méliacin ou le cheval de Fust, à
l ’extrême fin du xm ' siècle.
Siglorel: La Chanson de Roland, Laisse 108, vers 1390-1392. N écrom ancien
« p a ïe n » selon la term inologie de la Chanson, descendu aux et revenu des enfers (en
enfer), il est tué par l ’archevêque Turpin dont le titre d’archevêque contraste violem ­
m ent avec celui d’enchanteur m entionné au vers suivant pour qualifier Siglorel. Remar­
quons qu’un païen nom m é Cicéron se fait massacrer de façon analogue dans le
Ruolandslied (vers 4511, Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, Reclam (n° 2745), Stuttgart,
1983), com m e s’il s’agissait de conjurer là aussi, avec sa mort, un pouvoir rhétorique ou
merveilleux associé à l ’ennemi. Après tout, Baligant, l ’Émir de la Chanson de Roland, est
dit plus âgé qu’H om ère et que Virgile : Laisse 189, vers 2615-2616 (« C ’est l ’amiraill, le
viel d ’antiquitét, / Tutsurvesquiét e Virgilie e Orner»),
Amphiaraüs, l ’archevêque (sic) - il s’agit d’un archevêque « de lour lei » (de « leur »
religion, païenne à juste titre, cette fois), précise le texte au vers 2121 : Le Roman de The­
bes, éd. par Francine M ora-L ebrun , Livre de Poche (Lettres G othiques), 1994. Les vers
5042 à 5309, comportant une spectaculaire ekphrasis (devenue « récit », com m e souvent,
en cours de route), sont consacrés à la m ort prédite par lui-m êm e, vers 5212-5215, du
m agicien et maître es (sept) arts, avalé tout vivant par les enfers.

76
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

redevenue diabolique, ou mieux encore, inopérante en effet, désin­


carnée, sans portée autre que «poétique», c’est-à-dire figure déta­
chée de ses opérations propres: comme l’image, on pourrait dire
qu’elle n ’est plus objet de foi (elle ne l’a jamais été du reste, bien sûr).
Tolérable parce que située hors de la sphère où l’on agite la vérité, en
dehors, à nouveau, de la sphère du dogme et finalement du langage
(du «vrai» langage - pas de Voir D it qui soit véritable), elle pourra
viser désormais soit à la féerie sans danger, un tiers heu situé hors du
« monde » (sorte de purgatoire ?), soit au vraisemblable. Ou encore
cultiver son petit potager et écouter couler l’eau de ses Fontaine(s)
Amoureuse(s) au sein des jardins de plus en plus clos, aux reflets de
plus en plus opaques, de la Rhétorique du même nom 19.

19 Le second Roman de la Rose propose paradoxalement, contradictoirement


devrait-on dire, une nature « chosifiée », com m e mise en réserve au dehors, dont on
parle/qu’on fait parler m êm e, mais tenue essentiellem ent à l’écart du langage - presque
com m e un dogm e. Théâtre d’ombres ou de marionnettes, au fond, donnant le change ;
on m im e le dehors du langage en om ettant de dire qu’on le m im e au sein du langage et
des représentations et depuis le sein du langage et des représentations ; à ce prix, « on ne
touche à rien », on ne risque rien, on peut m êm e se permettre dorénavant quelques
tours de passe-passe (Jean de M eun ne s’en prive pas).
En d’autres termes encore, tandis que Raoul de H oudenc boutait au-dehors tout ce
qui n ’était pas langage, ou boutait tout le m onde hors de la position des m ots (rien au
dehors ni de pensée ni de représentation sans m ots), Jean de M eun, ce bon escamoteur,
nous fait voir le double-fond, ou l’arrière-monde, com m e un m onde, nous propose une
maquette vraisem blable-en-m ots de ce que serait le « m onde » si celui-ci répondait, hors
langage, à la maquette dont on est censé nous fournir ici copie du prototype. Images
voulues sans validité de ce dont elles sont censées en m êm e tem ps nous garantir la vali­
dité « o b je c tiv e » ; personnages allégoriques illustrant la validité hors atteinte des
notions vers lesquelles elles font signe. A quelle condition le texte abandonnait-il, chez
Raoul de H oudenc, sa portée « idéologique » ? en s’ôtant le sol mais aussi le lecteur,
point extrême d’une fiction sans substance. Les Lais procédaient d’autre sorte en se
disant fantasmes (fantômes), et images données pour telles, portées par les m ots et
accueillantes à la caresse d’une ombre bénévole.

77
P ierre D r o gi

Annexe : Art, Nature et contre-nature


U n des symptômes les plus apparents du changement d’attitude
de la fiction vis à vis d’elle-même, ainsi que du flux puis du reflux
« lo g iq u e » ou logicien en son sein ou au sein de ses pratiques
« rhétoriciennes », est observable à travers une problématique
d’ordre philosophique, voire théologique, qui traverse un siècle, de
Chrétien de Troyes à Jean de Meun, à la recherche d’un équilibre
d’ailleurs instable entre une notion-butoir soudain mise en avant,
jusque dans la prosopopèe, Nature (réputée indescriptible et iné­
puisable), et l’art lui-même qui prétend à la fois tenir son rang en
tant qu’art, c’est-à-dire s’en tenir à son rang - subalterne, et égaler
Nature par une largesse qu’il partagerait au moins avec elle.
Les données de départ de la question sont fixées tune fois pour
toutes par Alain de Lille dans le De Planctu Naturae ; les éléments de
la question (et ses termes indiqués par Alain) ne seront épuisés et
traités sous leurs différents aspects qu’au terme d’un long parcours/
processus d’un siècle, qui passe, comme toujours au M oyen-Age,
par une réécriture, réélaboration, reprise des textes précédents à la
lumière du sens qu’on prétend leur donner : l’art est contre-nature,
Vénus et Atropos sont en lutte permanente (amour et mort sont le
lot commun de Nature) mais la Nature admet tout de même en son
sein une exception, le phénix, seul être « naturel » à ne pas mourir ;
on réserve à part, sauf analogie, la naissance surnaturelle du Christ.
Ainsi Chrétien de Troyes relève-t-il le défi d’un Art capable de con­
currencer, d’égaler, voire de surpasser la Nature - dans les limites
toutefois, fort étonnantes, d’une vraisemblance «fisicienne ». Am a­
das et Ydoine inscrit, une quarantaine d’années plus tard environ ( ?),
franchement ce même art (et la même intrigue qui fut celle de Cli-
gès), du côté du contre-nature pour mieux interroger, au lieu de
Nature, la nature même de l’homme et de la femme ainsi que celle
de l’amour. Il reviendra à Jean de M eun, encore un demi-siècle plus
tard, de rabattre cette tentative trop émancipée de faire dérailler le
rhétorique pour refixer des règles et une hiérarchie en tenant, au
moins dans les mots, un discours de la juste place de l’art : aux pieds
de Nature. Déconsidération initiale et inaugurale (Alain de Lille) ;
concurrence avec Nature, survalorisation, jusqu’à un certain point
(la « vraisemblance fisicienne ») de l’Art (Chrétien de Troyes) ; déva­

78
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale

lorisation de Part au profit de la nature de l’amour, dans une tenta­


tive d’épuisement de toutes les capacités rhétoriques du texte de
Chrétien (hyperboles, métaphores, prétéritions) doublé encore par
la relecture d’un Tristan que l’on condamne pour un amour contre-
nature, à cause du philtre (Amadas et Ydoiné). Enfin, sujétion retrou­
vée, et retour apparent au point de départ, chez Jean de Meun.
Idéologiquement, la légitimation de la fiction comme telle et
son éventuelle revendication d’un art comme art repose sur un
compromis acquis dès Alain de Lille lorsqu’il fixe les rapports qui
doivent exister entre Nature et art. La notion très ambiguë d ’engien
(ingenium) joue ici un rôle clé au confluent de la rhétorique, de la
logique, voire de la théologie, et de la littérature. A la fois faculté de
l’esprit et ruse ou piège, attribut des personnages de la fiction et de
son fictionneur, c’est à son sujet, d’une certaine façon, qu’Alain de
Lille peut s’interroger sur le statut, le sens et la place même de l’art.
C ’est à cause de lui que le soupçon de mensonge vient entacher la
parole fictive et placer sans conteste Orphée et son chant du côté du
contre-nature. Alain de Lille, comme le fera après lui Evrard l’Alle­
mand, peint une Nature quae horret et s’insurge contre les préten­
tions non naturelles, artificielles, dénaturées d’un art assimilé à la
sodomie, par exemple. Et quoique faisant œuvre de fiction, Alain de
Lille fixe définitivement les termes du problème jusque dans
l’échappatoire qu’il lui propose (l’exception de Nature, ou « miracle
de N ature» qu’est le phénix, analogique lui-même du Christ). Il
faudra trois lectures très fines d’Alain (le phénix se cache dans une
liste d’oiseaux où il ne tient pas le premier rôle) pour que l’art,
acceptant de se laisser maudire, ait pu tout de m ême dire son m ot et
s’interroger radicalement sur ses prétendus pouvoirs.
Le point commun autour de quoi s’élabore la démarche de tous
ces textes est, à un plus ou moins important degré, le phénix, figure-
pivot de l’ensemble du système mais fourni comme en passant dans
le De Planctu Naturae au sein d’une liste d’oiseaux. Alain de Lille
condamne l’art, comme l’avait fait avant lui Augustin et, en particu­
lier, l’art trompeur, sophistique et enchanteur du poète. Mais il
semble buter lui-même (involontairement ou le fait-il en pleine
conscience de ce qu’il fait ?) sur ce « cas » impossible, évoqué auprès
d’un long développement sur Vénus et Atropos: le phénix,
«m iracle de N ature» - qu’il semble réserver comme un point

79
P ierre D rogi

d’appui susceptible de renverser tout son discours. À la Natura quae


horret (face à l’art ou à la naissance du grammairien, dans le Laborin-
tus d’Evrard l’Allemand) fait ici place, comme dans le cas du Christ,
la Natura quae stupet {Carmina huraña, 227). Il est vrai que c’est à
propos d’un oiseau mythique, un oiseau né de la rhétorique, un
oiseau-métaphore, de fait déjà fictif quoique donné pour
« existant » d’une existence naturelle et qui réserve précisément à la
fiction toutes ses possibilités de justification et de revendication:
joh cheval de Troie, l’exception justifie la règle mais la passe aussi.
La Nature admet donc un miracle en son sein, sans contrevenir
à son statut de Nature. Par ailleurs unicité (individu confondu avec
le genre) et résurrection font à l’évidence du Phénix une très conve­
nable analogie ou figure du Christ : l’auteur à ’Amadas et Ydoine aussi
bien que Jean de M eun en développeront le m otif au m om ent de
parler de la mort. L’oiseau immortel peut se comparer à celui qui,
dans l’ordre surnaturel, suspendit l’œuvre de Nature par sa nais­
sance puis sa résurrection. L’analogie est ici riche de possibilité pour
les œuvres de fiction qui suivent : destin christique de la fiction, pos­
sibilité ou volonté d’y suspendre l’ordre « naturel » pour accéder à
un autre ordre... ; l’incarnation sera au centre des enjeux et des non-
dits (parle-t-on de la mort ou de l’art, à propos, dans ces œuvres ?) -
évitée au dernier m om ent par Chrétien (qui signe, il est vrai,
« chrétien ») : Phénice n ’est pas le Christ (c’est une Fausse Morte) -
mais approchée au plus près, et dans une optique extrêmement radi­
cale, par l’auteur d’Amadas et Ydoine qui sacrifie l’art à la possibilité,
même fictive, d’une résurrection véritable (« l’amour plus fort que
la mort », formule rhétorique, est ici acculée à son « sens » le plus
problématique et le plus profond). L’analogie fournit donc à la fois
le point d’achoppement : le point au-delà duquel la fiction ne peut
pas ou ne doit pas s’aventurer et le point d’appui qui la relance jus­
tement comme enjeu non fictif, comme son sens ultime : le rapport
de la fiction, de la parole-fiction à l’incarnation « véritable ».

80
Sémantique et poésie chez Abélard

Jean J o l iv e t

La liste des œuvres d’Abélard comporte des rubriques diverses:


maître en artes sermocinales il a composé une Dialectique que les
hasards des bibliothèques ont malheureusement amputée de son
premier livre, une Grammaire perdue, plusieurs séries de com m en­
taires sur les traités de la logica vetus, partiellement transmises.
Maître en divinitas il a récrit inlassablement sa Théologie, commenté
plusieurs textes des Ecritures, compilé des extraits des livres saints
et des Pères ; il est l’auteur d’un traité de morale ; il a laissé aussi des
lettres fameuses, et des sermons. Ce fut en outre un poète ; il aurait
composé, selon son témoignage et celui d’H éloïse surtout, des vers
d’amour dont l’on ne sait même pas s’ils étaient en français ou en
latin; auteur encore, pour nous, de plusieurs séries d’hymnes
sacrées destinées au couvent du Paraclet, dont cent trente-trois ont
subsisté ; de six planctus, déplorations de ou sur divers personnages
bibliques ; d’une « plainte amoureuse » dont Paul Zumthor juge
vraisemblable l’authenticité ; d’un Carmen ad Astrolabium, poème
moral en distiques élégiaques destiné à son fils et dont la lecture
manque d’agrément. P. Zumthor, dans son introduction à son édi­
tion des Planctus1 estime qu’ils constituent l’une des œuvres poé­
tiques les plus représentatives du xne siècle ; les plus « modernes »
aussi pour son temps et les moins «bridées de conventions»
(p. 24) ; il loue « l’inventivité » d’Abélard en matière de rythmes, la1

1 Pierre Abélard, Lamentations. Histoire de mes malheurs. Correspondance avec Héloïse,


traduit du latin et présenté par Paul Z umthor. N o te m usicologique de Gérard L e V ot ,
Babel, Actes Sud, 1992, p. 24, 25-26.
J ea n J o l i v e t

«richesse signifiante» de ces poèmes (p. 25-26). Quant aux


Hymnes, Joseph Szôvérffy dans le premier volume, introductif, de
l’édition qu’il en a donnée2, note également la richesse de leurs for­
mes et de leurs rythmes (p. 54, 57).
Or, pour nous en tenir aux deux ensembles principaux des
œuvres d’Abélard, on voit bien ce qui unit ses traités de logique et
ses traités de théologie. La nouveauté qu’il a introduite en cette
dernière matière consiste à élaborer, à propos du dogme trinitaire,
son sujet toujours repris, des formulations qui mettent en œuvre les
instruments des artes sermocinales : des analyses sémantiques, des
techniques dialectiques qui permettraient de répondre aux néga­
teurs de ce dogme - des «pseudo-dialecticiens», dit-il, qu’il faut
combattre avec leurs propres armes comme l’a fait David
contre Goliath. Bien entendu on ne supposera pas que la croyance
en la Trinité divine ait été refusée comme telle en ce début du
xne siècle. Abélard a simplement en vue des théologiens qui en pro­
posaient une expression jugée hérétique, notamment Roscelin son
ancien maître (qu’il ne nomme pas dans ce contexte, mais il n ’y a
pas de doute là-dessus). L’occasion viendra d’en reparler. Redisons
seulement que la cohérence entre l’œuvre logique et l’œuvre théo­
logique d’Abélard est claire. Inversement on ne voit pas d’emblée si
l’on peut saisir une relation entre ses conceptions philosophiques,
c’est-à-dire son nominalisme selon l’expression usuelle, et son œuvre
poétique. C ’est cette question qu’il faut tenter de résoudre.
Il faut d’abord s’entendre sur ce que l’on peut appeler, faute de
mieux, le nominalisme d’Abélard. Faute de mieux, parce que le sens
de ce m ot n ’est pas simple. Les philosophes et logiciens contempo­
rains qui se réclament du nominalisme ne forment pas un groupe
hom ogène. D e toute façon, à tant de siècles de distance on ne peut
pas leur comparer Abélard, pas plus que l’on ne pourrait le com ­
parer à des philosophes moins récents que l’on qualifie de nomina­
listes - tels Locke, Berkeley, Condillac - parce qu’ils font de
l’expérience la source de toute connaissance et réduisent les idées

2 Peter A belard’s H ym narius Paraclitensis. An Annotated Edition with Introduction by


Joseph Szôvérffy ; I, Introduction to Peter A belard’s H ym ns ; Albany, N . Y. and Brookline,
Mass., Classical Folia Editions, 1975, p. 54, 57.

82
Sém antique et poésie chez Abélard

générales à des noms ; ces analystes qui travaillent selon un para­


digme cartésien, cherchent le simple pour en recomposer le com ­
plexe, mais refusent les idées innées. Abélard était bien loin
d’entrevoir de telles méthodes et de telles conceptions. Il convien­
drait donc de respecter la différence historique et de le considérer
dans son milieu culturel sans référence à quoi que ce soit
d’ultérieur. Mais ici aussi le pas nous manque : il a bien existé des
philosophes médiévaux qui ont été qualifiés de nominales, mais cela
ne nous avance guère quand il s’agit de caractériser la doctrine
d’Abélard. Autrement dit, on connaît bien Guillaume d’Ockham,
mais des nominales du xne siècle on ne connaît pas grand-chose ; on
peut certes avancer des noms mais peu de textes ; des témoignages
que l’on a de la difficulté à raccorder et même à comprendre. Je ren­
voie sur ce point à un numéro de la revue Vivarium (XXX, ï, 1992)
qui porte spécialement sur ce sujet ; et pour un accès plus général au
livre d’Alain de Libera intitulé La querelle des universaux3. On y lit
que ce « nominalisme » est pour nous « une énigme » ; que les his­
toriens ne s’entendent pas à son sujet. Et pourtant dans ces travaux
évoqués le nom d’Abélard apparaît souvent, comme dans les écrits
de ses contemporains ou dans les témoignages qui le concernent
directement ou indirectement ; mais on n ’a pas d’idée claire de son
rapport à cette catégorie assez confuse de doctrines. Il y a long­
temps que j’ai choisi d’appeler «non-réalism e» la conception abé-
lardienne des universaux - par un terme indéfini donc, autorisé par
le refus d’Abélard de voir dans l’universel une res, mais un terme
qui s’abstient de caractériser positivement sa doctrine. Aussi bien,
l’on trouve chez lui des pages qui ne sont pas d’un « nominaliste »
authentique (ni m ême parfois d’un « non-réafiste» ...). C ’est le cas
dans sa Dialectica, que l’on ne considère plus comme une oeuvre de
sa pleine maturité, mais comme datant d’une période relativement
précoce ; c’est de même le cas dans ses gloses dites Logica Ingredien-
tibus qui datent de 1120 environ selon la datation de Constant
Mews. L’on peut cependant préciser quelque peu sa pensée en la
ramenant à son origine personnelle, c’est-à-dire à ses réactions à ses1

1Alain de L ibera, h a querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Age, Édi­
tions du Seuil, Paris, 1996, p. 133-136.

83
J ean J o l iv e t

deux grands maîtres : Roscelin de Compiègne, Guillaume de Cham­


peaux.
Quant à ce dernier, les choses sont assez claires car Abélard lui-
même dit, dans son Historia calamitatum, avoir réfuté « sa doctrine
surannée ... sur l’être commun des universaux » (antiquam ejus sen­
tentiam . . . d e communitate universalium) ; à ce propos, précise-t-il,
« il cherchait à démontrer qu’une chose essentiellement la même
inhère toute et en même temps à chacun de ses individus, lesquels
ne diffèrent pas en essence et dont la variété ne tient qu’à la multi­
tude des accidents ». En argumentant de la sorte Guillaume se ran­
geait dans l’un des deux camps qui se partageaient alors les dialecticiens:
les uns commentaient YIsagoge, le texte fondateur de Porphyre, in
re, les autres in voce. Entendons par ces deux expressions intraduisi­
bles que pour les uns, notamment pour Guillaume, les universaux
étaient des choses, pour les autres des voces, c’est-à-dire des mots (le
m ot vox est ambigu, il désigne un son, une émission de voix, un m ot
aussi) ; c’est de ce côté que se rangeait Roscelin. N otons au passage
que dans VHistoria calamitatum Abélard parle de Guillaume, non de
Roscelin ; dans la Dialectica il cite une seule fois son nom. Dans ime
lettre de ton très violent Roscelin a rappelé à Abélard l’époque où
celui-ci était, dit-il, « aux pieds de moi, ton maître, le moindre des
élèves » (discipulorum minimus). Est-ce le souvenir de cette situation,
à cette époque, qui a retenu Abélard de l’évoquer ? Quoiqu’il en
soit, il est clair que la doctrine qu’il professerait plus tard au sujet de
l’universel n ’est pas celle de Roscelin ; elle en était cependant moins
éloignée que de celle de Guillaume.
A vrai dire on n ’a que peu de données explicites sur le contenu
de l’enseignement de Roscelin en dialectique. On sait qu’il était un
disciple {sectator) d’un certain Jean surnommé le sophiste (ce m ot
n ’ayant pas de sens péjoratif). Celui-ci exposait que la dialectique
traitait de voces: eamdem artem sophisticam vocalem esse disseruit.
Quelques détails moins imprécis sur la dialectique roscelinienne
sont fournis par des adversaires : saint Anselme, Abélard lui-même,
mais l’on ne peut entrer ici dans ce sujet. En analysant et recoupant
des citations ad sensum énoncées dans des contextes de critique j’ai
avancé à son sujet cette hypothèse : Roscelin aurait, le premier peut-
être, conçu ime sémantique de la référence, non pas de la significa­
tion. Cela ne veut pas dire qu’il aurait anticipé dans le détail sur la

84
Sém antique et poésie chez Abélard

logique terministe qui devait se mettre en place au xme siècle, mais


plus simplement que, en suivant une distinction avancée dès son
époque, il aurait privilégié l’une des deux fonctions du nom :
« appeler » les choses, et donc les remplacer dans le discours. Tandis
que d’autres, parmi lesquels Abélard, ont privilégié l’autre fonction :
contenir une information sur l’être des choses, constituer une inter­
face entre l’esprit et elles - d’où, comme le dit Abélard : praeter rem
et intellectum tertia exiit nominum significatio, «outre la chose et
l’intellection surgit en tiers la signification des n om s». On peut
préciser cela à partir d’un texte anonyme de l’époque, intitulé Sen­
tentia de universalibus secundum magistrum R ; cette initiale peut bien
désigner Roscelin, mais le principal ici est que la distinction que
l’on a évoquée ait été avancée par des contemporains.
Voici le point qui nous intéresse, résumé à partir d’un dévelop­
pement complexe et parfois peu clair ; son vocabulaire est moins net
qu’il ne le sera dans les textes de logique ultérieurs, et la difficulté
est d’en faire une lecture qui ne soit pas anachronique. D onc : un
m ot général ou spécial (vox generalis vel specialis) peut être pris
comme appellaci ou comme propre. Soit le m ot homme-, pris
comme appellaci « il nomme chaque homme individuel et distin­
gue et marque en eux une nature universelle, l’animal rationnel et
mortel, qui leur est com m une»; propre, « il marque cette chose
dans sa simplicité, sans la rapporter à ce qui lui est inférieur, et la
pose en sujet comme si elle était singulière : par exemple, ‘homme est
une espèce’». Il est remarquable que l’on trouve aussi chez saint
Anselme, dans son De grammatico, la même distinction présentée
différemment. Le m ot « grammairien », grammaticus, dans la phrase
homo est grammaticus, « l ’homme est grammairien», «signifie la
grammaire » (selon un mode particulier) et « appelle l’homme » : il
signifie ce qu’il n ’appelle pas, il appelle ce qu’il ne signifie pas.
Ainsi, à cette transition entre le XIe et le x n e siècles, à l’époque donc
où Pierre Abélard était un étudiant, on distinguait en ces termes la
signification et la référence, le contenu intelligible d’un nom et
l’usage que l’on en fait en le rapportant à tel ou tel sujet. A mon sens
donc Roscelin se fondait sur une sémantique de la référence, et cela
rend compréhensibles d’apparents paradoxes dont ses adversaires
lui font reproche; et aussi ce qu’en rapporte Anselme: il aurait
affirmé que l’on dirait qu’il y a trois dieux, si l’usage le permettait.

85
J ean J o l iv e t

En fait Roscelin ne niait pas que la substance de la Trinité fut une et


singulière, il signalait seulement, semble-t-il, que le nom Dieu est
« appellatif » de chacune d’elles séparément. On peut imaginer qu’il
citait le récit du baptême de Jésus (.Matthieu, 4, 16-17), °ù chaque
Personne apparaît sous une forme et à un endroit différents : Jésus
lui-même, la colombe, la voix venant du ciel.
D onc l’on peut nier que l’universel soit une chose, affirmer qu’il
est ime vox, de deux points de vue différents : soit en voyant dans la
vox sa propriété référentielle, c’est la position de Roscelin ; soit son
signifié, c’est la position d’Abélard. La première est associée au
nominalisme comme le montre l’histoire de la logique médiévale ;
quant à la seconde, la tentation du réalisme la guette. Abélard n ’en
est jamais aussi près que lorsqu’il travaille sur la sémantique des
noms et notamment sur les prédicables - genre, espèce, propre.
Inversement il se rapproche du nominalisme quand il travaille sur la
syntaxe. Cela se constate aussi bien dans les Gloses que dans la Dia­
lectica, on l ’a déjà dit. Dans ses deuxièmes Gloses sur Porphyre, celles
qui appartiennent à la Logica Ingredientibus, il est très net dans sa cri­
tique de toutes les formes de réalisme qu’il avait pu rencontrer, il la
conclut en disant que l’on n ’a plus qu’à « attribuer l’universalité aux
seuls noms » ; mais dans les Gloses sur les Catégories qui sont de la
même série, il dit à propos des dix catégories aristotéliciennes, les
« dix noms premiers » comme les appelle Boèce, qu' « elles signi­
fient leur objet {rem) en essence ... dans ce statut de l’essence qui est
naturellement antérieur aux autres. En effet toute chose subsiste en
son essence avant d’être reçue par un sujet» {rem in essentia signifi­
cant ... Omnis enim res in essentia sua prius subsistit quam ab subjecto
suscipiatur). Le voici donc qui, au minimum, s’exprime comme un
réaliste.
On pourrait produire d’autres textes qui montrent qu’Abélard,
tout adversaire du réalisme qu’il fût, n ’a cessé de se compromettre
avec le platonisme - cela pourrait impliquer une ontologie qui sans
doute déréalise l’essence, mais qui reste étrangère au nominalisme.
N ous avons sans doute suffisamment parcouru ce côté de la dialec­
tique abélardienne, mais on signalera cependant un dernier point.
Dans ses dernières Gloses sur Porphyre, celles de la Logica Nostrorum,
Abélard renonce explicitement à dire que les universaux soient des
voces, il préfère dire qu’ils sont des sermones - terme que l’on ne peut

86
Sém antique et poésie chez Abélard

traduire sans prêter au contresens et que je préfère garder tel quel.


Voici ce qu’il dit : « l’origine des sermones ou noms est xme institu­
tion humaine ... Le son et le sermo sont le même quant à l’existence
..., ainsi une pierre et une statue sont le même tout en étant l’œuvre
d’auteurs différents : l’état de pierre ne peut être conféré que par la
substance divine mais l’état de statue vient d’une élaboration
humaine >>4. Autrement dit, il faut distinguer dans le m ot une cou­
che physique, naturelle, et une couche signifiante, d’origine
humaine. L’apport de cette précision, l’introduction d’un terme
technique nouveau, est une avancée dans la suite chronologique des
œuvres d’Abélard, mais ce n’est pas radicalement nouveau. Dans les
Gloses sur les Catégories de la Logica Ingredientibus il avait déjà pro­
posé une analyse voisine, distinguant le son (vox), qui est un sujet,
étant de l’air, et la phrase qui en est un accident, en tant que mensura
aeris, tenor aeris, « une mesure de l’air qui retentit ». Relevons chez
lui cette attention constante à l’aspect matériel du langage en son
exercice, qui va jusqu’à lui faire modifier son lexique sur un point
aussi important que la doctrine de l’universel.
Avec cette remarque nous débouchons sur ce qui est notre sujet
principal - car la poésie effective (non la rêverie poétique) est un
acte de langage où le sens et le son ne peuvent se diviser l’un de
l ’autre d’une façon toute spécifique. L’attention qu’a portée Abélard
au côté matériel de la parole ne résulte pas simplement de sa cons­
cience professionnelle qui lui souffle qu’il lui faut devant ses élèves
commenter le texte d’Aristote jusque dans son détail. D ’une part,
elle s’accorde à ses dons de poète que l’on évoquait en
commençant; même si le commentaire est austère comme il con­
vient peut-être qu’il soit, le commentateur est le même que Fauteur
des chansons d’amour perdues et de l’hymnaire du Paraclet. Mais
en outre il y a une cohérence moins immédiatement visible entre
trois choses : ce détail didactique que l’on a noté dans les dernières
Gloses, cet engagement personnel dans la pratique de la poésie, et la
conception abélardienne de l’universel. Je m ’explique.

4 Voir dans J. J olivet, Abélard ou la philosophie dans le langage, Éditions U niversitai­


res Fribourg Suisse - Éditions du C erf Paris, 1994, texte cité p. 138-139.

87
J ean J o l iv e t

Revenons à la distinction marquée précédemment entre la dia­


lectique de Roscelin et celle d’Abélard - on peut dire maintenant
celle de la vox et celle du sermo. Leur différence de fond est dans
leur sémantique. Pour Roscelin et ses disciples un universel est
principalement un nom dont l’on appelle des sujets que l’on peut
« mettre en série » - je reprends ici une formule de Pierre Alféri à
propos de Guillaume d’Ockham, qui forclôt la question du fonde­
ment de leur ressemblance5. Dans la future logique terministe ce
nom tiendra, dans des propositions, la place des sujets, existants ou
non, auxquels il conviendra, et qui pourront en être appelés: il
« supposera » pour eux. Il a donc une fonction purement abstraite,
il pourrait être remplacé par un substitut quelconque - un chiffre
dans une liste par exemple. On rappellera à ce propos que selon
Guillaume d’Ockham, déjà cité, le signe d’une chose n’est pas le
m ot qui la désigne, c’est le concept que l’on a d’elle ; le m ot est sim­
plement la marque, la notation, nota, de ce concept ; la signification
n’est donc pas un fait de langage mais d’intellect. U ne sémantique
de la référence fait fonctionner le langage comme un système for­
mel, telle est la contrepartie de sa rigueur et de sa sobriété philoso­
phique. Faisant du nom la marque d’un concept elle se garantit des
glissements de sens auxquels peut induire le vocabulaire, même s’il
est spécial et attentivement contrôlé. O n connaît la tentation du
réalisme platonicien exercée par les substantifs, les connivences plus
ou moins cachées qui traversent les réseaux des vocabulaires natu­
rels où la philosophie ne peut éviter de se fournir.
Mais selon Abélard, nous le savons, le langage « surgit en tiers »
entre l’esprit et les choses. Ce rappel, ces réflexions sur la sémanti­
que de l’appellation, tracent en creux les affinités qu’une sémanti­
que de la signification peut avoir de fait avec la poésie. N o n pas
qu’elle interdise au philosophe de régler sa pratique du langage, de
veiller à ne pas confondre ce que les mots sont faits pour signifier et
ce qu’ils suggèrent soit par l’usage qui en est fait soit par leur éty­
m ologie. Mais cette immersion dans le langage est aussi ce qui fait
le poète. On ne s’engagera certes pas dans une psychographie

5 Pierre Alféri, Guillaume d ’Ockham. Le singulier, Éditions de M inuit, Paris, 1989,


p. 18.

88
Sém antique et poésie chez Abélard

d’Abélard, mais on peut suggérer que sa pratique de philosophe et


sa pratique de poète sont deux aspects d’une même tendance pro­
fonde. On rappellera tout simplement que la poésie ne vit que dans
le langage : aussi bien dans les voces, les sonorités - rythmes, rimes,
allitérations, que dans les sermones, les significations, où germent les
images, les métaphores où se nouent des alliances imprévisibles:
oxymores, hypallages, ruptures calculées de l’ordre grammatical des
mots pour créer des juxtapositions imprévues, comme cela peut se
faire dans les langues où les flexions désinentielles libèrent en quel­
que sorte la phrase.
Ces indications sommaires gagneraient à être com plétées;
l’essentiel était de mettre l’accent sur l’identité matérielle entre la
poésie et les mots, donc sur l’affinité entre le souci des mots et
l’engagement dans la poésie. Cela dit je n ’ai pas la compétence qu’il
faudrait pour analyser l’œuvre poétique d’Abélard selon les
méthodes requises. J’ai reproduit en commençant quelques propos
de P. Zumthor et de J. Szôvérffy, je citerai pour finir un travail que
M m e Annelies Wouters, de l’Université Harvard, a récemment
consacré au planctus d’Abélard sur Abner6. Elle y marque entre
autres choses l’importance que le nom de ce personnage a dû avoir
pour Abélard : il est le premier m ot du poème et il y réapparaît deux
fois à des endroits remarquables ; elle note une « identité de sons »
entre le nom d’Abner et celui d’Abélard en leurs débuts respectifs.
Elle rappelle, plus généralement, « l ’importance qu’a un nom pour
Abélard ... en rapport avec son intérêt constant pour la nomination »
et elle cite à ce propos la conclusion cruellement satirique de la let­
tre fameuse à lui adressée par Roscelin : sublata parte quae hominem
facit, non Petrus sed imperfectus Petrus appellandus es, « ime fois sup­
primée la partie qui fait l’homme, tu ne dois être appelé Pierre, mais
Pierre incom plet»; on sait d’ailleurs qu’Abner fut frappé par Joab
in ìnguine, au bas-ventre (II Rois, 3,27). M m e Wouters signale aussi
quelle est selon saint Jérôme la signification du nom d’Abner : pater
meus lucerna vel pater lucernae, « mon père est une lumière ; ou : le
père de la lumière », et elle cite un commentaire de Bède à ce pro-

6 N o te provisoire. Voir le prétirage Pierre Abélard à l ’aube des universités. Actes de la


C onférence Internationale, Université de N antes, France, 3-4 octobre 2001, p. 91-100.

89
J ea n J o u v e t

pos, qui pouvait inciter Abélard à s’identifier à son porteur. Voici


donc, groupées autour d’un même texte poétique, des remarques
qui m ettent en jeu l’étymologie, l’allitération, la nomination - et
même la dissension avec l’ancien maître : autant de thèmes qui peu­
vent suggérer des relations entre l’option philosophique d’Abélard
et sa poésie.

90
Ill
LA PO ÉTIQ U E SACRÉE E T PROFANE
De l’inspiration à l’amour
et de l’amour à l’inspiration

M i c h e l Z ink

1. De l’inspiration à l ’amour
La poésie ne trouve pas naturellement sa place dans le christianisme,
qui ne voit pas spontanément en elle, comme le paganisme antique,
un médium du sacré. Le m ot « inspiration » apparaît, certes, pour la
première fois chez Tertullien, mais pour désigner le souffle de
l’Esprit - qui ne passe pas par le poème et n ’est pas un privilège du
poète. Philosophie chasse les muses d’auprès de Boèce. La culture
antique n ’est acceptable que comme savoir, grammaire, méthode de
la pensée et du discours, propédeutique. Le sentiment propre d’une
émotion poétique, s’il est toujours présent, n ’apparaît que margina­
lement (le De ordine) ou lié à la liturgie et à la musique, dont Augus­
tin s’émeut d’être trop ému, même lorsqu’elle est pour Dieu.
On peut lire l’histoire de la poésie médiévale comme l’histoire
des efforts faits par la poésie pour reconquérir et pour redéfinir sa
place dans un monde chrétien: ce qui fait du livre de Jean-
Yves Tilliette sur Geoffroy de Vinsauf un livre capital, c’est qu’en
révélant l’ambition véritable de la Poetria nova, renouvelant par la
Parole chrétienne la vieille poétique d’Horace, il fait apparaître une
manifestation essentielle de cet effort.
Pour rendre compte de l’enthousiasme poétique sans recourir à
l’inspiration divine, la poésie se tourne vers l’amour qui, pour la
première fois au M oyen Age, devient la grande affaire de la littéra­
ture. C ’est en ce sens seulement que l’amour est une invention du
xne siècle. Mais, induit en erreur par cette formule trompeuse dès
lors qu’elle est entendue autrement, on décrit volontiers l’histoire
de la poésie médiévale comme celle d’un affadissement, de la pas-
M ic h e l Z ink

sion amoureuse des premiers troubadours à l’inspiration religieuse


de leurs successeurs, aisément perçue comme étroite, bigote, sur­
veillée et bridée par l’Église, sinon par l’Inquisition. Or, un regard
plus large montre combien cette description est inexacte. D ès les
débuts de la littérature courtoise, les poètes - au moins certains
d’entre eux - sont travaillés par le souci de confronter la passion
amoureuse avec les autres formes de l’amour, et plus que toutes les
autres avec le plus grand amour : Marcabru (on oublie trop facile­
ment l’article de Roncaglia), mais aussi d’autres troubadours, Chré­
tien de Troyes. L’inspiration cistercienne de la Quête du Graal ne
tombera pas du ciel (c’est le cas de le dire) comme une déviation
unique et aberrante. La théologie mystique de saint Bernard et son
« exégèse de l’amour » n ’ont jamais cessé d’être proches.
Ce souci devient toujours plus fort, jusqu’à la «p oésie de la
sagesse amoureuse » qui marque la deuxième moitié du xme siècle
dans toute la Romania : Guiraut Riquier, dont le « livre » dans sa
composition même, certaines de ses sections (pastourelles), certai­
nes pièces particulières (vers, chansons, Expositio) traduisent le
mouvement de la conversion à partir de la passion amoureuse, qui
n’est pas condamnée, mais transfigurée ; M atite Ermengaud, qui
écrit une grande œuvre spirituelle fondée sur l’exégèse des
troubadours ;Jean de M eun, dont la dialectique du jardin de Déduit
et du jardin de D ieu est à la fois subversive et «sérieu se»;
Raymond Lulle, poète de l’amour et jongleur de D ieu ; et surtout
Dante, qui est, là comme ailleurs, le sommet. U amor che move il sole
e l ’altre stelle renoue avec amor / quo caelum regitur de Boèce.

2. De l’amour à l ’inspiration
Tandis que l’amour poétique rejoint l’amour de Dieu, l’inspiration
divine est retrouvée - et plus tôt qu’on ne pense - dans l’inspiration
poétique : Virgile « de Toulouse » qui suppose la gradation continue
de la poésie de la mystique. Caedmon tel que Bède le Vénérable,
relate son histoire, à laquelle répond celle du petit porcher de Gau­
tier de C oincy1: «(D ieu) qui David le pastourel / Le harpeür, le cis-

1 M iracles de N . D am e de Soissons, II, Mir. 22 (éd. V, F. K o e n ig , G enève, D roz, 1970,


iy 190)

94
De l ’inspiration à l ’amour et de l ’amour à l ’inspiration

tariste, / Fist son prophète et son psalmiste / D e cestui pastourel


refist / Son prophète ...» (v . 192-196). Le petit gardien de cochons,
revenu sur terre, rapporte les paroles du Christ et de sa mère, parle
en latin et conte « Le viez testament, le novel / En rime et en métré
trop b e l...» ( v . 171-172).
Et, pour ne s’attarder que sur un seul exemple et retrouver la
marque cistercienne (malgré la condamnation théorique des vers
par les cisterciens !) dans l’union de l’inspiration divine et poétique,
PEructavit en ancien français, dont je vais à présent brièvement
commenter le début.

3. Eructavit cor meum verbum bonum


L’admirable commentaire en vers français de YEructavit, très large­
m ent diffusé jusqu’à la fin du M oyen Age, a récemment bénéficié
d’une édition attentive d’après l’un des manuscrits qui l’ont con­
servé2. Son attribution à Adam de Perseigne, affirmée dès 1909 par
T. A. Jenkins3, a été niée par John Benton4, mais reprise par
M. Sampoli Simonelli, sur la base d’une comparaison avec l’œuvre
latine de cet auteur5. Elle a paru depuis plausible à plusieurs savants
(Jean Robert Smeets, Hans Robert Jauss, Marc-René Jung, Jean

2 W alter M eliga éd., L ’E ructavit antico francese secondo il M s. Paris B .N . fr. 1747,
Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1992. Le ms. BnF fr. 1747 est tardif (il est daté
de 1397), mais il est intéressant en ce qu’il mêle, ce qui est rare, des textes en langue
d’oc, tous religieux, et ce texte en langue d’oïl : c’est ce trait qui a surtout intéressé l ’édi­
teur, dont le travail porte essentiellem ent sur la langue du texte dans ce manuscrit parti­
culier.
3 T. A. J en k in s , E ructavit. A n O ld French M etrical Paraphrase o f Psalm X L IV , D res­
den, 1909. Jenkins lui-m êm e se fondait sur un travail antérieur de G. F. M c K ibben , The
E ructavit, an O ld French Poem : the A u th o r’s E nvironm ent, his A rg u m en t and M aterials, Bal­
timore, 1907.
4John B e n t o n , « T h e Court o f Champagne as a Literary C en ter», Speculum 36
(1961), p. 582-584.
s M . S ampoli Sim o n el li , « Sulla parafrasi francese antica del Salmo E ructavit,
Adamo di Perseigne, Chrétien de Troyes e D a n te» , C ultura N eolatina 24 (1964), p. 5-
38. C et article place la date de com position du poèm e vers 1178-1180. Il attire l ’atten­
tion sur sa parenté avec la littérature courtoise, en particulier avec Chrétien de Troyes
(voir aussi sur ce point M arc-René J u n g , note suivante) : cf. ci-dessous.

95
M ic h e l Z ink

Longère6), mais est encore mise en doute par d’autres (Alberto Var-
varo7). En tout cas, le poème est dédié à la comtesse Marie de
Champagne (v. 3, v. 2077).
La personnalité d’Adam de Perseigne rend cette attribution
importante. N é vers 1145 dans la région de Troyes, protégé des
comtes de Champagne grâce auxquels il reçoit son éducation, il est
d’abord clerc séculier attaché à leur maison et restera jusqu’à la
mort de la comtesse Marie son chapelain. Mais entre temps il est
devenu religieux : chanoine de Saint-Augustin, puis bénédictin
à Marmoutier, puis cistercien à Pontigny et enfin à Perseigne, dont
il est abbé en 1188 et où il meurt en odeur de sainteté en 1221. Il a
été chargé à plusieurs reprises par l’Église d’importantes missions
diplomatiques et religieuses. Il laisse une correspondance impor­
tante, des sermons et des opuscules spirituels. Le commentaire de
VEructavit, s’il est de lui, serait sa seule œuvre connue en langue vul­
gaire. Si elle était avérée, cette attribution aurait une double signifi­
cation. Elle rattacherait directement à la spiritualité cistercienne,
dont la présence est évidente à travers le traitement de la théologie
de la charité, ce poème dont l’auteur manifeste des connaissances
théologiques et liturgiques étendues, maîtrisées et réfléchies. Elle
confirmerait (mais ce point est presque assuré par la dédicace,
m ême si l’auteur n’est pas Adam) que ce poèm e exégétique et spiri­
tuel est né dans l’entourage très proche de la grande protectrice des
lettres françaises et de la poésie amoureuse dans la deuxième moitié
du xne siècle. D e fait, cette œuvre émouvante et habile, pleine
d’imagination et de délicatesse, révèle une réelle familiarité avec la
littérature courtoise. Ainsi, dans son introduction en forme de dédi­
cace, l’auteur estime qu’aucune qualité ne fait défaut à la « dame de

6 Jean Robert Sm e e t s , « L e s traductions, adaptations et paraphrases de la Bible en


vers », G rundriss der Romanischen L itteraturen des M ittelalters, VI, L a littérature didactique,
allégorique et satirique, sous la direction de H ans Robert J auss, H eidelberg,, Carl W inter,
1966, t. ï , p. 52 et t. 2, n° 4052, p. 205-206. H ans Robert J auss, «E ntsteh un g und
Strukturwandel der allegorischen D ich tu n g » , ibid., t. i, p. 155. M arc-René J u n g , É tu ­
des su r le poème allégorique en France au M oyen A ge, Berne, Francke, 1971 {Romanica H el­
vetica 82), p. 229-231. Jean L o n g èr e , article «A dam de Perseigne », D ictionnaire des
Lettres Françaises - Le M oyen A ge, sous la direction de G eneviève H aseno hr et
M ichel Z in k , Paris, Le Livre de Poche, La Pochothèque, 1991, p. 13-14.
7 A. V arvaro, Le letterature rom anze del M edioevo, Bologne, 1985, p. 90.

96
De P inspiration à V amour et de P amour à Pinspiration

Champagne », mais qu’elle a « un peu trop d’une seule chose », la


largesse - qualité courtoise par excellence : la restriction apparente
est une flatterie supplémentaire, le jeu stylistique sur le manque et
l’excès est léger et habile. Ailleurs il emploie les expressions joie de la
com.; jin ’amor, décrit la flèche de D ieu comme d’autres celle de
l’amour8.
Ecrit sur le ton d’un sermon, le poème cite en latin chaque ver­
set du psaume, puis en donne un commentaire allégorique très
amplifié (2166 vers, à comparer aux 14 versets du psaume).
Pour bien saisir le sens des passages qui nous intéressent ici, et
qui sont au début du poème, il faut en avoir à l’esprit le mouvement
et l’enchaînement. L’auteur va dire à «sa dame de Cham pagne»
ime chanson composée par David ; éloge de la dame de Champagne
(v. 1-14). Au matin de N oël, l’Église dit en latin un psaume que
l’auteur va mettre en roman (v. 15-20). Quand un roi veut couron­
ner ou marier son fils, il le fait savoir longtemps à l’avance pour que
ses hommes puissent se préparer. D ieu « qui est roi et sire » a fait de
même avant la venue du vrai roi, son fils, pour que « le peuple sentît
l’odeur de son avènem ent»: il a fait naître des prophètes qui ont
annoncé sa venue et la façon dont il disposerait du monde et du dia­
ble, prophètes dont l’Église « lit et chante les douze chants » pen­
dant l’avent (v. 21-78). L’un de ces prophètes, David, a composé « la
chanson que j’ai écrite ». Longtemps avant la naissance de Dieu, il a
su qu’il naîtrait de son lignage, de la Vierge qui recevrait l’annonce
de l’ange Gabriel, et qu’il revêtirait la nature humaine. En appre­
nant cette nouvelle, David prit sa harpe et sa vielle et composa la
chanson que l’auteur a adaptée en roman (v. 79-144). Mais avant de

8 À titre de curiosité, nous citerons l’allégorie de l’arc et des flèches, sagittae tuae
acutae (v. 663 et suiv.) : la verge de bois symbolise l ’ancienne loi, qui fat dure ; D ieu
l ’assouplit, en la courbant à l’aide d’une corde, qui signifie la nouvelle loi ; l ’ensem ble de
l’arc représente ainsi la justice et la pitié. Quant aux flèches, ce sont les apôtres ; les aile­
rons, le Saint Esprit ; les pointes ferrées, la parole de Dieu.
726 M oût est soés et douz cist fers
Q ui si perce le euer del vantre
Q ue nus ne set quant il i antre.
O n songe im m édiatem ent à l ’allégorie de la flèche d’amour dans Cligès (v. 762 et
suiv.). A la cour de M arie de Champagne, les connaisseurs devaient sourire. » (M .-R.
J u n g , É tudes su r le poème allégorique ..., p. 2 31).

97
M ic h el Z ink

commencer, l’auteur va raconter comment D ieu a montré sa gloire


à David. David faisait pénitence sous la cendre et la haire. U n rayon
descendu du ciel l’illumina de sa clarté et «dans cette grande
dévotion » il eut une vision : un ange entrait par la fenêtre, le pre­
nait par la main et le conduisait à l’entrée du paradis, où il le laissait.
Mais il trouvait porte close, et gardée par l’ange à l’épée car, après le
péché d’Adam, nul homme ne pouvait y entrer jusqu’à la venue du
Rédempteur. N ’osant appeler, il se m et à vieller et commence sa
chanson (v. 145-204). Là-dessus, l ’auteur cite le début de cette
« chanson », c’est-à-dire le premier verset du psaume 44 (Eructavit
cor meum verbum bonum, dico ego opera mea regi, « M on cœur a exhalé
une bonne parole, je dis mes œuvres pour le roi »), le transpose en
français, le développe et le commente.
Com m ent les mentions de la création poétique et de l’inspira­
tion s’insèrent-elles dans ce contexte ?
Une chanson que David fist, Une chanson que David a faite,
Que nostre sire el euer li mist, que Notre Seigneur lui a mise dans
le cœur,
Dirai ma dame de Champanie ... je vais la dire à ma dame
de Champagne ...
Ce sont les premiers vers. David est l’auteur de la chanson (il l’a
«faite»). Mais c’est N otre Seigneur qui la lui a inspirée (qui la lui a
«m ise dans le cœur»). Et c’est l’auteur de sa traduction commentée
qui la « d it» à « ma dame de Champagne », comme le ferait Chrétien
de Troyes. Le jeu familier à Chrétien sur la matière et sa mise en
œuvre, sur ce qui lui revient et ce qu’il a emprunté, se retrouve ici, à
ceci près que N otre Seigneur occupe vis-à-vis de David la place
qu’occupe Marie de Champagne vis-à-vis de Chrétien au début du
Chevalier de la Charrette : c’est lui qui inspire. Voilà donc un début sur
l’inspiration poétique, sa mise en œuvre, la transmission du poème,
mais ici, l’inspiration poétique est aussi une inspiration divine, et plus
précisément ime inspiration prophétique, puisque c’est la révélation
que reçoit David de la venue du Christ, son descendant.
U n peu plus loin, revient cette répartition entre ce qui appar­
tient à David, ce qui appartient à l’inspiration divine, ce qui appar­
tient à l’adaptateur :

98
De l ’inspiration à l ’amour et de l ’am our à l ’inspiration

Uns deis prophetes fu Daviz ; David était l’un des prophètes ;


Ceste chanso que i’ai escrite cette chanson que j’ai écrite,
Trova il per saint esperite, (v. 80-82) le Saint Esprit la lui a fait trouver.
Ces trois vers ne disent rien de plus que les trois premiers du
poème, à cette seule différence que l’adaptateur « écrit » la chanson
qu’il se propose de « d ir e » au v. 3. « E cr it» , c’est-à-dire copie. Il
« dira » ensuite ce qu’il a écrit. La variation est d’autant plus insi­
gnifiante que dans le vocabulaire littéraire médiéval, latin comme
vernaculaire, « écrire » et « dire » ont en fait généralement le même
sens. Mais ce sens est celui de «com p oser». Or l’adaptateur ne
copie ni ne dit la chanson, mais la traduction qu’il en a faite. C ’est
elle seule qu’il a composée. Il est donc en train, à la faveur de cette
traduction, de se pousser imperceptiblement comme auteur à côté
de David - de même que les auteurs des romans d’antiquité se pous­
sent comme auteurs à la faveur de la traduction qu’ils prétendent
seule revendiquer9. Est-ce là surinterpréter le passage de « dire » à
« écrire » ? On pourrait le penser si on ne Usait plus loin ceci, au
m om ent où David a la révélation que le Christ naîtra de la Vierge,
sa descendante :
Quant David oi la novele, En entendant cette nouvelle,
Sa arpe prent et sa viele David prend sa harpe et sa vielle :
Si comence sa chansonete il commence sa chansonnette
Que molt est bele, sainte e nete. Qui est très belle, sainte et pure.
De lad l’a en romans trete Son adaptateur l’a transposée du
Au meils qu’il puet cil qui l’afete ; latin en roman, du mieux qu’il a pu.
Oians toz bos clers dit il bien Devant tous les bons clercs il affirme
Qu’il n’i a antrepris de rien, qu’il n’a commis aucune erreur,
Fors la endroit o rime faut, si ce n’est que pour le besoin de la
S’i met lo mot qui autant vaut. rime, il emploie un synonyme.
(v. 135-144)

9 M . Z in k , L a subjectivité littéraire, Paris, P.U.F., 1985, p. 31-36.

99
M ic h e l Z ink

Cette fois, c’est sa traduction que l’adaptateur commente, plus que


la « chanson » de David elle-même. Il explique sa méthode, se justi­
fie de s’être un peu écarté de l’original pour se plier aux exigences
de la rime. Il donne de l’importance à sa propre version. Il est
impossible, au v. 140, de savoir s’il faut lire cil qui Pafete (< afaitier)
ou cil qui Pafete. Dans le second cas, l’adaptateur prétendrait à pré­
sent avoir « faite », parce qu’il l’a traduite, la chanson que D avid fist
(v. 1). Dans le premier cas, il déclare l’avoir « rendue apte » {aptare),
convenable, voire l’avoir améliorée, ce qui peut être le sens à'afai­
tier. D e toute façon, ce vers lui prête beaucoup. Rien d’étonnant s’il
se vante deux vers plus loin de n ’avoir commis aucune faute dans
son adaptation (Q u’il n ’i a antrepris de rien). Mais en outre, l’insis­
tance sur la qualité de la traduction et sur le respect des impératifs
de la rime nous rappelle les commentaires de Bède sur les poèmes
de Caedmon. Au-delà de la traduction, il y a la poésie.
Pourtant, à la fin du prologue, quand commencent vérita­
blement la citation, la traduction et le commentaire du psaume,
l’adaptateur sait s’effacer. La chanson est tout entière celle de
David, et sa fonction est de lui ouvrir la porte du paradis, de lui
ménager un accès jusqu’à Dieu. Ou plutôt, car cette requête lui est
refusée, la chanson tient lieu de l’impossible accès au paradis, de
l’impossible face-à-face avec Dieu. Bien plus, son « langage
oblique» tient lieu de l’appel direct que le suppliant n ’ose faire
entendre (v. 201-204). Cette fois, la poésie est bien le médium du
sacré : non seulement elle est inspirée par Dieu, mais encore elle est
le moyen, l’unique moyen, de communiquer avec lui. Elle est,
comme le disent les premiers mots du psaume, une effusion irré­
pressible venue du cœur à l’adresse de Dieu. Quand David s’aper­
çoit, dans sa vision, qu’il ne pourra franchir les portes du paradis :
E quant david s’en aperçut, Et quand David s’en aperçut,
Toz quois se tint qu’il ne se mut; il s’est tenu coi, sans bouger ;
Por ce qu’il n’ose apeller, comme il n’ose pas appeler,
Si encomence sa chanson : il commence sa chanson :
Eructavit cor meum verbum bonum Eructavit cor meum verbum
bonum
Dico ego opera me [a] regi Dico ego opera mea regi
D’ima douçor ai píen le euer, J’ai le cœur rempli d’une telle
douceur

100
De Pinspiration à Vamour et de Vamour à Vinspiration

No puis muer n’en isse fuer ; que je ne peux l’empêcher de


s’écouler au dehors ;
Ma chanson vueil dire lo roi, je veux dire ma chanson au roi,
Lo aut segnior en cui ie croi. Le haut seigneur en qui je crois.
Encor est en sa chambre enclous Il est pourtant enfermé dans
sa chambre,
A son desduit, a son repous ; pour son plaisir, pour son repos.
Sains esperiz, ovrez moi l’uis ! Saint Esprit, ouvrez-moi la porte !
Je chanterai s’entrer i puis Je chanterai, si je peux entrer,
Si H dirai un son novel, et lui dirai un air nouveau :
Si li rois l’ot molt li (en) er bel. Si le roi l’entend, il lui plaira.
(v. 199-214)
U ne voix alors vient de l’intérieur et lui interdit d’entrer, car
Ne puet savoir nuis hom charnex Aucun homme de chair ne peut savoir
Que est la ioie esperitex. (v. 223-224) ce qu’est la joie spirituelle.
Q u’il écrive sa chanson ! Elle sera portée devant le roi :
Mes le chançon que tu vuels dire Mais la chanson que tu veux dire,
Escrit en chartre o en cire écris-la sur une feuille ou sur la
cire,
E ie ferai bien tant por toi et je ferai cela pour toi,
Que ie la porterai lo roi ; de la porter au roi.
Si tu la me bailes escrite Si tu me la donnes écrite,
Bien Hsera mostree e dite ; elle lui sera montrée et dite :
Je H dirai ce que tu diz. (v. 225-231) je lui dirai ce que tu dis.
Mais David préférerait se produire lui-même devant le roi, car il
est bon jongleur et il sait bien qu’il recevrait un large salaire :
Merce, sire, ce dist Daviz, Je vous en prie, Seigneur, dit David,
Si ie leens entrez estoie, si j’entrais à l’intérieur,
Avec mes moz vieleroie. mes propres mots qui
accompagneraient ma vielle.
Joglerres soi, sages e duiz; Je suis un jongleur sage et bien
instruit.
Si le roi plaisoit mis desduiz, Si mon divertissement plaisait au roi,
Ce sai je bien que las sodees je sais bien que mon salaire
Me seroient molt grans donees, me serait largement versé.
(v. 226-238)
Ainsi le jeu sur le médium qu’est la chanson est encore compli­
qué par celui sur le médium du médium qu’est l’écriture, opposée à

101
M ic h e l Z ink

l’exécution orale et directe. Tout cela pour introduire la suite du


verset :
Lingua mea (s)calamus scribe velociter M a langue est le roseau d ’un scribe
scribentis agile
Ne dites pas que ie l’escrive ; Ne me dites pas de l’écrire :
La lengua cui le cuers avive la langue à qui le cœur donne vie
L’escrivra sens doiz e sens mains l’écrira sans doigts et sans mains
Assez meils que nus escrivains. beaucoup mieux qu’aucun scribe.
(v. 239-242)
Mais ce verset brouille davantage la relation du dire et de l’écrire,
puisque la langue y est un instrument d’écriture. Et le commentaire
ajoute encore à la complexité, puisque David, par sa voix, refuse
l’écriture et suggère que la langue, inspirée par le cœur, écrit « sans
doigts et sans mains». L’opposition de l’écrire et du dire se résout
ainsi dans la fusion - effusion de l’inspiration. Le jongleur de Dieu
aspire à chanter devant Dieu. Ecrire pour Dieu, dit la voix céleste,
c’est déjà chanter devant lui. Chanter, répond David, c’est comme
écrire dans la pure effusion de l’inspiration, écrire, mais sans les con­
traintes de la matérialité de l’écriture. Tous les commentateurs
médiévaux du verset Lingua mea calamus scribae velociter scribentis y
voient l’image de « l ’auteur sacré qui écrit sous la dictée de D ie u » 101.
Toutes les données de la composition poétique sont ainsi
réunies, opposées et confondues dans une sorte de dialectique,
autour d’une réflexion sur l’inspiration poétique et l’effusion poé­
tique, sur la parole poétique et l’écriture poétique, comme che­
m inement vers le spirituel. U ne réflexion sur l’inspiration poétique
comme inspiration sacrée11.

10 G ilbert D ahan , L ’Exégèse chrétienne de la Bible en Occident m édiéval, Paris, Cerf,


1998, p. 42. Cf. les commentaires de H ugues de Saint-Cher et de T hom as d’Aquin cités
par G. D ahan , p. 42-43.
11 O n peut comparer ce com mentaire du ps. 44, 2 avec celui, un peu antérieur, de
G e r h o h d e R eichersberg (P.L. 193, 1566 a-b), reproduit et analysé par Jean-Yves
T il l ie t t e : G erhoh « com m ence par expliquer que le psalmiste a ici tiré une comparai­
son (sim ilitudo) du travail de l ’écrivain, dans la mesure où celui-ci, par l’acte m êm e
d’écrire, fait exister dans le visible ce qui se dissimulait au fond du cœur. (...) G erhoh
v o i t ... dans le travail de l’écrivain la métaphore explicite de l ’acte créateur auquel coo­
pèrent les trois personnes de la Trinité. » (Des m ots à la parole. Une lecture de la Poetria
nova de Geoffroy de V in sa u f G enève, D roz, 2000, p. 63).

102
Formes et figures de l’esthétique poétique
au xne siècle

Pascale B o u r g a in

Entre l’inspiration et le plaisir, le poème passe par les fourches cau-


dines de la mise en formes, donc d’options esthétiques. U ne fois
passé le cap des généralités fondatrices, je compte m ’en tenir au xne
siècle, en une sorte de dialogue avec le livre de Jean-Yves Tilliette
sur Geofïroi de Vinsauf, qui oblige à relire autrement toutes les réa­
lisations de cette époque, à réévaluer leurs ambitions, leur rapport
combien étroit à la rhétorique, leur sens profond. Partons donc de
ce qui ne fait pas partie de mon sujet : la nature de la poésie. Les
théoriciens, qui ne sont pas toujours des poètes, donnent, en gros,
deux réponses.
ï) La poésie est peinture, donc description et imitation. Ut pic­
tura poesis. L’art imite la nature, décrit avec des mots ce que les yeux
de l’auditeur ne voient pas. C ’est la doctrine antique, celle d’Aris­
tote et des philosophes, dont j’ai montré naguère que justement au
xue siècle la réflexion des théoriciens transformait la nature en pla­
çant l’image, ressemblante ou de préférence analogique, au cœur du
système poétique, de façon à privilégier des modes descriptifs qui
élucident, par des assimilations efficaces, le sens mystérieux des
choses et des actions. Jean-Yves Tilliette a souligné1 que la nou­
veauté médiévale est de donner à l’image une puissance créatrice et
non plus ornementale. Ce qui consolide la royauté de la métaphore,
translatio, rite de passage et mode de pensée, qui permet de passer
d’un plan de signification à un autre, dans un univers fondé sur
l’analogie structurelle de ses éléments. Les théoriciens les plus

1 Des m ots a la parole, une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève,
D roz, 2000 (Recherches et rencontres, 16), p. 178.
P a sc a le B o u r g a i n

réfléchis posent que le m ot tout seul est indéfini, son sens est « en
puissance». Les logiciens, à partir du xue siècle surtout, manœu­
vrent très fermement la distinction entre signification et référence.
Les potentialités sémantiques du m ot ne sont activées qu’en posi­
tion, dans un contexte {convertibilitas). L’art du poète est dans cette
activation du sens par le contexte. La métaphore accorde des mots
de registre différent, et tout à coup apparaît comme une illumina­
tion l’évidence de leur accord profond. Cette conception aboutit
presque inévitablement à une poésie intellectuelle, ou qui oblige à
une réflexion sur le signe et le sens.
2) La poésie est louange. Etant entendu que son contraire, la
vitupération, joue le rôle du noir qui fait contraster le blanc et en est
donc le versant d’ombre, mais une réalisation tout aussi efficace.
C ’est également une notion antique, liée anciennement aux origines
du carmen comme incantation et formule magique ou religieuse,
mais qui a donné lieu au genre encomiastique, panégyriques, éloges
de cités ou de pays, qui ont joué un rôle de ciment culturel et politi­
que de la société en exprimant un consensus, un regroupement
autour des valeurs du groupe. Evidemment ce rôle de louange cons­
titutive, dirions-nous, d’une culture, n ’est pas propre à la poésie :
elle est celle de la littérature, prose ou vers, sous forme de l’art de
convaincre, c’est-à-dire de la rhétorique. Il s’agit dans l’antiquité
plutôt de la fonction que de la nature de la poésie, puisqu’elle ne lui
est pas propre. Or les recherches récentes de Philippe Bernard sur
l’éloge liturgique jusqu’au ixe siècle, celles de Gunilla Iversen sur la
poésie liturgique jusqu’au xne siècle, de Francesco Stella sur la poé­
sie carolingienne, elle aussi ciment d’un choix de société, amènent à
se demander si le M oyen Age chrétien n’a pas été jusqu’au bout de
cette conception, en faisant véritablement de la célébration non
seulement la fonction principale et la raison d’être, mais la nature
profonde de la poésie. Dire les grandeurs de Dieu, et les redire, car
la louange est infinie, c’est se joindre au chœur des anges, c’est
retrouver la vocation initiale de l’homme qui est de louer Dieu, ou
au moins sa création. Car il n ’est de poésie, disent les théoriciens,
que de grands sujets: D ieu et le salut de l’homme. Ou l’amour,
amour divin et son reflet humain. Le reste en découle, parfois loin-
tainement, par le biais soit de la fiction, soit de la réflexion avec
retour sur soi-même. Mais ceci est un autre sujet.

104
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x n ' siècle

L’art est-il imitation et description, ou bien louange ? Révélation,


ou célébration ? L’irrésistible attrait de la poésie, sous tous les climats,
vient-il de ce que le poète, avec des mots, se sent investi d’un pouvoir
qui est à l’image de celui du créateur, et de ce qu’il refait, en nom­
mant comme Adam, en décrivant, le geste initial du créateur ? Appa­
remment c’est ce qui émouvait les poètes philosophes du xne siècle,
Bernard Silvestre ou Alain de Lille, et qui suscitait l’admiration
éblouie de leurs contemporains. Ou bien, s’agit-il de rendre
hommage ? A Dieu, à ses saints, à la beauté de la création. D es centai­
nes de compositeurs d’hymnes, de tropes et de séquences l’ont com­
pris ainsi. Et Saint-John Perse, avec son recueil d’Eloges, et d’autres
qui ne portent pas ce nom mais reposent sur le même sens poétique,
continuent cette voie, plus mystique et moins intellectuelle.
On peut estimer que cette question est un faux problème,
puisqu’on peut décrire ce que l’on loue et apprécier ce que l’on
décrit. Description ou éloge de ce qu’il faut apprécier, description
ou vitupération de ce qu’il faut éviter, on peut toujours interpréter
les textes poétiques selon la conception aristotélicienne de l’ém o­
tion à créer pour obtenir un résultat : la poiétique, ce qui fait faire.
Par l’émotion esthétique, on convainc, d’où la définition de la poé­
sie comme louange et vitupération qui est celle d’Averroès et se
répand au xm e siècle dans les milieux intellectuels; cela couvre
effectivement poésie religieuse, poésie didactique et satire, et indi­
rectement poésie narrative et lyrique.
Cependant, nous apprêtant à chercher les formes et figures pré­
férentielles prises par la poésie médiévale, nous pourrons nous
demander si certains clivages correspondent à une définition de la
poésie comme description ou bien comme louange.
Ainsi dans son Laborintus, Evrard l’Allemand répartit les diffé­
rents mètres selon les genres2. A l’histoire, les hexamètres. A l’élé­
gie, les pentamètres. A la louange, tous les autres mètres. En ce
début du xm e siècle, où les différentes formes poétiques se mettent
en place et où Jean de Garlande tente d’autres classements encore,
il est probable que ces poèmes de louange soient non pas seulement

2 A rs poetica, 1208-1216, ed. Hans-Jürgen G räbener, M ünster 1965 (Forschungen


z u r romanischen Philologie 17), v. 216s.

105
P asc al e B o u e g a i n

des vers métriques saphiques, ïambiques ou trochaïques, que l’on


n ’écrit plus guère, mais les poèmes religieux majoritairement en
vers rythmiques.
I - N ous voici en tout cas sur le terrain de la forme. En poésie,
forme et figure sont liées dans la mesure où la forme est créatrice de
sens. L’auteur qui décide de faire œuvre de poète fait délibérément
le choix d’une forme par soi-m êm e expressive, où il transpose sa
propre ém otion pour la pérenniser et la communiquer. Ce qu’il
recherche est toujours la densité de l’expression, par laquelle il
retrouve le caractère précieux, presque sacré, de la parole incanta­
toire, du carmen antique. Mais cette densité, porteuse de sens, il la
recherche de différentes façons : densité par saturation rhétorique,
par saturation exégétique, ou par concentration dans le cadre d’une
forme structurante.
ï) La saturation rhétorique peut être obtenue par un vocabulaire
spécifique, dans la longue tradition du vocabulaire poétique, renou­
velé par une adaptation des procédés rhétoriques : c’est la tradition si
bien représentée par les arts poétiques des xne et xm e siècles, qui
enseignent par des exercices de conversion, de reformulation, à satu­
rer l’expression, entièrement contrôlée et pétrie de recherches for­
melles. Ce que Michael Roberts a caractérisé comme «style de
joaillerie» pour l’époque tardo-antique se perpétue évidemment à
travers cette esthétique flamboyante. Dans ce contexte, la significa­
tion des mots sera non seulement recherchée et ingénieuse, mais
encore vouée à la production de sens, tout spécialement dans le con­
texte de la rénovation de la poésie du xne siècle, comme je viens de le
dire. On renouvellera leur capacité à signifier en les faisant participer
à deux registres de signification à la fois : c’est la métaphore, involu­
crum minimal, qui adapte à l’expression poétique une théorie du sens
caché que des siècles de réflexion exégétique ont rendue instrumen­
tale dans les mentalités. La figure exégétique, qui superpose selon la
typologie les faits et ce dont ils sont la figure, a son plein développe­
ment dans la poésie religieuse du xne siècle (par exemple Marie, tige
de Jessé, fait fleurir la fleur suprême, qui est le Christ, dans le jardin
du Cantique). Par ce procédé la description multiplie ses intentions
par ses connotations : nous avons tous en mémoire le chef d’œuvre du
genre qu’apparaît la description d’H élène par Joseph d’Exeter, une
fois interprétée par Jean-Yves Tilliette. A ce titre, la prépondérance

106
Formes et figures de Vesthétique poétique au XIIe siècle

absolue de la métaphore dans les arts poétiques est une des caractéris­
tiques de la période médiévale habituée à chercher, à trouver, à savou­
rer le « mystère » du sens double ou caché dans tous les textes qu’il
considère comme importants. Ce qui peut se faire simplement,
prosaïquement, par un récit et son interprétation (fable ou exemplum
et sa moralisation), mais qui, poétiquement, se fait en créant grâce à
un m ot qui fait image un lien si fort entre deux niveaux de significa­
tion qu’ils en soient étroitement superposés et indissociables. Dans
l’exemple traditionnel prata rident, le printemps matériel, celui des
prés où pousse l’herbe verte, est lié par le verbe ‘rire’ à l’immatériel
printemps de la jeunesse et de la joie de vivre. D es dents de neige, des
lèvres de flamme font partie des exemples évidents dont joue Gervais
de Melkley. La pensée analogique fait de l’image métaphorique
(transposante) non pas une simple figure, mais une forme consti­
tuante de la poésie ainsi conçue. Les poètes font des mots un usage
sensitif, sinon sensuel, avec une préférence pour les ‘métaphores de
l’homme’ qui animent les êtres inanimés et dynamisent les descrip­
tions en les intériorisant. Ceci correspond à peu près à l’omatus diffi­
diti, et s’appuie plutôt sur une conception de poésie comme
description, donc image.
2) La densité peut encore être obtenue - les deux procédés ne
sont pas exclusifs, ils se combinent - par une organisation rythmi­
que préétablie, à quoi se reconnaît traditionnellement la forme poé­
tique. Ce peut être la loi du mètre, comme ils disaient, dont le
carcan, désormais artificiel, a néanmoins l’avantage de créer la
forme contraignante, difficile, et pour cela précieuse, qui m et au
défi leur génie inventif. Comme l’aurait dit Théophile Gautier:
‘Oui, l’œuvre sort plus belle - d’une forme au travail - rebelle -
vers, marbre, onyx, émail ...’ Comme la poésie hexamétrique est
une poésie en continu, il arrive que les poètes avides d’un cadre
cherchent à lui recréer un rythme supplémentaire en comptant le
nombre de vers : cent, ou quarante, de façon à créer un rythme
numérique, qui sans doute ne satisfait qu’eux, puisque les lecteurs
n ’en sont pas avertis. C ’est comme la sculpture placée dans un
endroit de la cathédrale que personne ne verra.
Cette progression vers le toujours plus difficile se vérifie de
façon continue. La poésie hexamétrique (peut-être parce qu’elle est
désormais peu perceptible à l’oreille) se recrée une harmonie en

107
P as ca le B o u r g a i n

introduisant la rime, et les poètes cherchent toujours plus


compliqué: les vers riment deux par deux, puis par hémistiches,
puis associent la rime sur deux coupes internes à la rime de deux
vers consécutifs. Sans parler des vers figurés, le sommet est obtenu
par des tours de force comme les hexamètres dactyliques de Ber­
nard de Morlas (tripertici dactylici).
Bernard de Morlas, dont je soupçonne qu’il n ’est devenu moine
clunisien que sur le tard, après avoir composé ses grandes poésies
hexamétriques, et à qui on attribue un Mariale en vers rythmiques
qui, lui, est beaucoup plus proche des productions de Pierre le V éné­
rable, donc de l’esprit clunisien, est passionnant parce qu’il com­
mente abondamment ses choix esthétiques. D ’abord, semble-t-il, le
De Trinitate, de temps en temps rimé en hexamètres léonins, le De
castitate servanda en distiques, puis le De octo viciis, dédié à Eugène DI,
en hexamètres léonins, puis le De contemptu mundi, adressé à Pierre le
Vénérable, entièrement en hexamètres dactyliques avec rime tous les
deux dactyles. Il justifie l’emploi de la forme savante de façon extrê­
mement consciente, visant à prouver, en s’appuyant sur YA r t poétique
d’Horace, que la beauté de la forme a une efficacité en soi, parce
qu’elle rend plus agréable, donc plus persuasif, le message. Exalté par
ses succès antérieurs, fier de son adresse, il s’adapte les paroles de
l’Épouse à l’Époux dans le Cantique et montre le Seigneur lui rem­
plissant la bouche de l’esprit de sagesse, ce qui lui a permis de dire le
vrai, et de le dire de façon éblouissante. Je cite: «Je peux l’affirmer
sans arrogance, mais en toute humilité, et donc avec assurance: si
l’esprit de sagesse et d’intelligence ne m ’avait pas soutenu et abreuvé,
je n ’aurais pas pu soutenir la composition d’une oeuvre si longue dans
un mètre si difficile. Car ce type de mètre, rien que des dactyles sauf
le pied final, et entièrement rimé, est tellement difficile qu’il est
désormais presque et même totalement inusité. Hildebert en a fait
quatre vers, Guichard de Lyon une trentaine ; si Dieu ne m ’avait pas
aidé et conforté de sa parole, je n’aurais pas écrit trois livres dans ce
mètre dans lequel ces poètes ont composé quelques vers, ou plutôt
presque rien. >>3 Au-delà de la fatuité, on ne saurait mettre en valeur

3 D e T rinitate, v. 297 s., ed. K. H alvarson , Stockholm 1969 (Studia latina Stockol-
miensia, 18) p. 16 ; et préface du De contem ptu m undi, ed. W e ig h t , Anglolatin satirical
poets, H, 1872, p. 3.

108
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XII' siècle

plus clairement la valeur positive de la difficulté, telle qu’elle crée


chez son propre auteur la sensation émerveillée d’une collaboration
divine qui est la forme médiévale du furor poeticus. Ainsi beaucoup
de prologues d’œuvres poétiques, avec une candeur désarmante,
disent que l’auteur n ’étant pas sûr de sa propre adresse a décidé
d’écrire en vers, parce que son œuvre aurait au moins cela pour
plaire ...4
La même recherche, sinon du toujours plus difficile, du moins
du toujours plus compact, oriente le développement de la poésie
rythmique. Au début, sa dynamique est liée à la musique : le fait
d’être chanté, dans toute la poésie religieuse, hymnes et séquences,
assure à un morceau sa cohérence et sa densité. La phrase musicale
et la strophe se développent ensemble. Puis, la recherche de la con­
trainte va petit à petit faire préférer le retour de formes régulières.
U n poème est fait de strophes, identiques dans les hymnes de type
ambrosien, de plus en plus régulières dans les séquences. Il s’agit
toujours de la recherche d’un ordre structurant, plus libre sans
doute qu’en poésie métrique, mais ostensiblement recherché : car
sauf dans les tropes les plus simples, si les formes sont libres, elles
sont répétées. Le refrain, dans beaucoup de rythmes mérovingiens,
est un double refrain alternant. Le besoin de symétrie, très sensible
dans l’esthétique de la prose, est constitutif de cette recherche de
structure. Le resserrement progressif du rythme poétique sur des
tempo de plus en plus courts jusqu’à la fin du xne siècle marque
l’évolution vers une esthétique toujours plus compacte.
Quoi de plus contraignant que la forme, pourtant si libre, de
cette prose du Sanctus dans un manuscrit de Saint-Evroult, étudiée
par Gunilla Iversen :
Trinitas, unitas, deitas superna
Majestas, potestas, claritas etema,
Lapis, mons petra, fons flumen, pons, semita,
Sol, lumen et numen, cacumen et vita...

4 Voir P. B ourgain , « Les prologues des textes narratifs », dans Les prologues médié­
vaux. Actes du Colloque international organisé par l ’Academia Belgica et l ’É cole fran­
çaise de R om e avec le concours de la F.I.D.E.M . (Rome, 26-28 mars 1998), édités par
Jacqueline H amesse , Tum hout, Brepols, 2000, p. 245-273, ici p. 260.

109
P as ca le B o u r g a i n

Remarquons la parataxe, propre sans doute en ce cas à la litanie


de la louange, et que l’on peut trouver également dans telle invoca­
tion d’Alain de Lille5, mais qui est aussi un des procédés de la des­
cription par accumulation de petites touches chez Matthieu de
Vendôme et les auteurs sophistiqués de la fin du xue siècle6. Elle va
nous mener aux considérations sur les formes de la recherche poéti­
que.
Il - La poésie hexamétrique combine la mesure fixe du vers avec
le continu de la phrase. Les enjambements assurent la souplesse et
la variété de la diction poétique. Convenant au récit, l’hexamètre a
été ainsi utilisé souplement par Gautier de Châtillon, à un moindre
degré par les auteurs de contes en vers. Mais aussitôt que les vers
sont rimés, la parataxe tend à l’emporter sur l’hypotaxe, ceci non
seulement à cause de la difficulté supplémentaire, mais surtout
parce que chaque vers devient une unité plus autonome et que
l’unité syntaxique tend à se confondre avec l’unité métrique. Que
les rimes se multiplient à l’intérieur de l’hexamètre, et les mar­
queurs grammaticaux trouvent de plus en plus difficilement leur
place dans ce schéma. Ils sont du reste victimes de la méfiance des
auteurs d’arts poétiques, qui trouvent plats et désagréables les
adverbes et les mots-outils, et qui conseillent de les remplacer par
des mots pleins, noms, verbes, adjectifs, au besoin par une indépen­
dante complète : toujours la recherche de la saturation de l’expres­
sion. L’asyndète gagne, parce que les parallélismes soulignés par la
rime deviennent évidents, et la parataxe l’emporte.

5 pax, amor, virtus, regina, potestas,


ordo, lex, finis, via, lux, origo,
vita, laus, splendor, species figura,
regula m undi. D eplanctu nature, 4 e m è tre, str. 2, éd. N . H äring dans S tu d i m edie­
vali 1978/2, p. 831.
6 Entre des centaines d’exemples, voir le portrait de Davus, dans M atthieu de V en­
dôme, A rs versificatola, I, 53, éd. Franco M un ari , M atthaei Vindobonensis opera om nia,
DI, Roma 1988, p. 73-74 et s. : ‘Scurra vagus, parasitus edax, abiectio plebis / est Davus,
rerum dedecus, egra lues, / fom entum sceleris, mundi sentina, ruina / iusticie, legum
lesio, fraude potens / sem en nequitie, veri ieiunus, habundans / nugis, deformis corpore,
m ente nocens’...

110
Formes et figures de l'esthétique poétique au XIIe siècle

Chacun connaît le résultat, chez Bernard de Morlaas par exemple :


Fas mihi scribere, fas mihi dicere : Roma, fuisti !,
Obruta moenibus, obruta moribus occubuisti. [...]
Fas mihi scribere, fas mihi dicere : Roma, peristi !
Sunt tua moenia vociferantia : Roma, ruisti !
ou bien :
Femina res rea, res male carnea, vel caro tota
Strenua perdere, nataque fallere, fallere docta,
Fossa novissima, vipera pessima, pulchra putredo,
Semita lubrica, res male publica, praedaque praedo.7
Dans le premier cas, l’unité syntaxique ne dépasse pas le vers. Dans
le second, c’est une accumulation de trois éléments juxtaposés par
vers. Dans les deux cas la structure syntaxique colle exactement à la
tripartition de l’hexamètre.
La même évolution se produit en poésie rythmique, où l’unité
est la strophe et non le vers. Les enjambements d’une strophe à
l’autre sont extrêmement rares, sauf dans quelques tropes anciens.
Line forme très ferme rend donc superflue la complexité syntaxique,
et le genre litanique de la louange repose généralement sur l’accu­
mulation parataxique d’épithètes ou attributs8. Le plus souvent la
phrase correspond à la strophe, et même le plus souvent (sauf dans
les éblouissantes jongleries de la fin du xne siècle, auxquelles nous
reviendrons), le poète tâche de faire correspondre les unités syntaxi­
ques aux subdivisions internes de la strophe9. Il s’agit d’une recher­
che de la correspondance entre la forme et la syntaxe, et
généralement aussi avec la musique, puisque c’est ce qui assure la
compacité, donc la force du phrasé poétique. Ceci est très évident
chez Abélard, où un élément syntaxique ne dépasse pas générale­

7 D e contemptu m undi, éd. T hom as W r ig h t , The A nglolatin satirical poets and epi­
gram m atists, II, L ondon 1872 (Rolls Series), 1. I l l p. 91 et 1. II p. 57.
8 Voir un exemple dans Guidila I versen , C hanter avec les anges, Paris, Cerf, 2001,
A lm a chorus D om ini, p. 236 et tout le trope de Sanctus dont le début est cité plus haut,
p. 238-239.^
9 J’ai tâché de caractériser la nature de ces subdivisions internes, vers long ou verset,
dans mes deux articles « Q u’est-ce qu’un vers au m oyen âge ? », Bibliothèque de l'Ecole des
Chartes, 147 (1989), p. 231-282 et « L e vocabulaire technique de la poésie rythm ique»,
dans A rchivum latinitatis m edii aevi (Bulletin D u Cange), 51 (1992-93), P- I 39-I93

111
P a sca le B o u r g a i n

m ent deux vers non pas seulement contigus, mais faisant partie d’un
même sous-ensemble de la strophe, ce qui interdit les entrelacs et
hyperbates le reliant à un autre sous-ensemble. Par besoin de clarté,
il préfère un phrasé clair, des antithèses subtiles et simples, sans que
la syntaxe soit sommaire ou parataxique :
Solus ad victimam / procedis, Domine,
morti te offerens / quam venis tollere ;
quid nos, miserrimi, / possumus dicere
qui quae commisimus / scimus te luere ?101
Adam de Saint-Victor, lui, semble favoriser les enjambements, m et­
tant en désaccord la pause de la rime et la pause syntaxique mais
toujours à l’intérieur de la demi-strophe :
Frondem, florem, nucem sicca
virga profert, et pudica
virgo Dei filium.11
Les virtuoses de la fin du xne siècle, Pierre de Blois en tête, mais
aussi un peu plus tard Philippe le Chancelier, comprennent un peu
différemment le rapport de la structure syntaxique à la structure
rythmique. Il arrive qu’ils s’arrangent pour ne pas faire coïncider les
pauses, de façon qu’on attende toujours le segment suivant, appelé
tantôt par la rime, tantôt par la syntaxe, les pauses ne coïncidant
pleinement qu’à la fin de la strophe :
In odium converti
nec jus amoris certi
nec finis est probandus.
Amorem enim odio
si finio,
si vitio
per vitium subvenio,
desipio ;
si studio
sanitatis insanio,
non sanandus.

10 H ym n. Par. 44, 3e nocturne du Vendredi saint, éd. J. S zöverffy , Albany 1975, H,


p. 108.
11 Splendor patris, pour N o ë l, str. 6, éd. E. M isset et P. A ubry, Paris, 1900.

112
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x n r siècle

Etre transformé en haine


n’est pas le fait d’un amour vrai,
la solution n’est pas valable.
Car mettre fin à un amour
par son contraire,
remédier à un défaut
par un défaut,
serait d’un sot :
inguérissable,
si pour trouver la guérison
je fais la guerre à la raison ! 12
Mais la poésie de la louange a un représentant exceptionnel, H ilde­
garde de Bingen, et celle-ci a tuie conception tout à fait personnelle
de la compacité syntaxique. Elle commence, selon la tradition litur­
gique de la louange, par une invocation, qui peut être suivie ou non
d’une principale. Mais une fois qu’elle tient son fil, elle y attache,
par des relatives et des circonstancielles de but ou de conséquence,
une chaîne d’éléments successifs qui sont autant d’étapes de sa
réflexion spirituelle, étroitement soudés, et ne s’arrête que
lorsqu’elle en a fini. La strophe d’Hildegarde ne permet pas de
retourner en arrière. Elle s’arrête lorsque la pensée est arrivée à son
point d’aboutissement, pas avant.
Ainsi la première strophe d’un chant à la Vierge :
O splendisissima gemma
et serenum decus sobs,
qui tibi infusus est
fons sabens de corde Patris,
qui est unicum Verbum suum
per quod creavit mundi primam materiam
quam Eva turbavit.13

12 Éd. C. W ollin, P etri Blesensis carm ina, Turnhout, 1998 (CCCM 128), p. 561 ;
trad. P. Bourgain, Poésie lyrique latine du M oyen A ge, 2' éd. Paris, 2000, p. 340-341.
13 Sym phonia, éd. P. Barth et al., Lieder ..., Salzburg 1969, n° 5 ; voir la traduction
d’Alain M ichel, dans Théologiens et m ystiques au M oyen A ge. L a poétique de D ieu, V -xP siè­
cles, Paris, Gallimard, 1997, p. 324.

113
P as ca le B o u r g a i n

Le premier vers identifie Marie à une pierre précieuse, le second


précise en en faisant l’honneur ou la beauté du soleil, qui est identi­
fié à D ieu parce qu’il est lumière. Le troisième vers représente
l’Incarnation comme la lumière divine versée en Marie, le qua­
trième indique la procession du Fils depuis le Père, le suivant définit
le Fils comme le Verbe, l’avant-dernier traite de la Création, et le
dernier de la faute originelle. Le tout enchaîné par des relatives, qui
trouvent leur antécédent à la fin de la proposition précédente. Eve
est rachetée par Marie, la nouvelle Eve, et Hildegarde ne s’arrête
pas avant d’être remontée aux origines, là où apparaît la nécessité de
l’apparition de la gemme éblouissante qu’elle célèbre.
Ce type d’enchaînement, où les images typologiques renvoyant
toujours aux mystères essentiels se succèdent sans interruption,
donne aux exclamations jubilatoires de la bénédictine un accent qui
n ’appartient qu’à elle. En partie parce que l’enchaînement syntaxi­
que est exactement parallèle à l’enchaînement serré des métaphores
qui superposent deux plans typologiques, le passé et le présent, la
promesse et la réalisation, mais sans jamais s’arrêter: une image
dure un m ot ou deux, immédiatement remplacée par l’image sui­
vante qu’elle appelle ou suggère.
Cependant, rapproché de la strophe à rimes relançantes de
Pierre de Blois et consorts, nous voyons que ces auteurs presque
contemporains (Pierre de Blois est un peu plus jeune qu’H ilde-
garde, mais il écrit ses poèmes probablement dans sa jeunesse et elle
dans sa maturité) ont utilisé des moyens extrêmement différents
(d’un côté la concaténation est créée par la syntaxe, de l’autre par le
décalage entre la syntaxe et la rime) pour arriver au même résultat,
une strophe si compacte qu’elle est inarrêtable une fois commencée.
3) U ne troisième solution dans la recherche de la saturation est
l’économ ie de moyens qui supprime tout ce qui n ’est pas nécessaire
au sens, au lieu d’ajouter des ornements forts. C ’est Yabreviatio des
manuels de rhétorique, à l’opposé de la dilatatio. Pour la mettre en
valeur je commencerai par quelques réécritures de passages bibli­
ques, étant donné que la réécriture est le plus sûr moyen de saisir
sur le vif, sur un thème donné, les transformations stylistiques.
Pris dans des schémas rythmiques serrés, certains auteurs ont
fait rentrer dans ce cadre des passages de la Bible, souvent repris

114
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x ii ' siècle

dans la liturgie et chantés le long des développements de longueur


indéterminée de la musique grégorienne. Au contraire de ceux qui
paraphrasent en vers métriques, ils le font généralement avec une
grande économie de moyens. Ils arrivent à la densité expressive en
retranchant pour ne laisser que l’essentiel, pourvu que cette ossa­
ture de l’idée se coule dans le moule qui l’attend. La prose de la Vul­
gate est transfigurée par la rime et le rythme.
Voici d’abord le Mariale de Bernard de Morías, reprenant le
psaume si souvent chanté à l’office, quemadmodum desiderat cervus ad
fontes aquarum, ita desiderat anima mea ad te, Deus (Ps. 42, 1) :
Ut iucundas cervus undas estuans desiderat,
sic ad Deum, fontem vivum, mens fidelis properat14.
C ’est une variatio qui reprend les éléments de la comparaison, en les
explicitant (Dieu est la source vive, ses eaux ‘joyeuses’ procurent le
bonheur), sans allonger cependant, par suite de la concentration qui
force à s’en tenir au cadre rythmique, dans lequel il ne peut y avoir
de temps mort comme le m ot-outil quemadmodum.
D e même Abélard reformule la malédiction de David aux monts
Gelboe (Montes Gelboe, nec ros nec pluvia veniant super vos, neque sint
agri primitiarum, II Reg. 1, 21) :
Expertes, montes Gelboe, roris sitis et pluvie,
nec agrorum primitie vestro succurrant incole !15
Plus concentré encore, pour la fête de l’invention de la Croix, à
Laudes, il cite Thren. 1,2:
0 vos omnes qui transitis p e r viam , attendite et videte si est dolor sicut dolor
meus-.
Ut dolor meus
dolor est nullus...16

14 M ariale, Y, Analecta hymnica, ed. G. D reves et B. Blume, t. 50, Leipzig 1908, p. 424.
13 Planctus D avid super S a u l et Ionatha, ed. G. Vecchi, M odena 1951, p. 67-68.
16 H ym narius Paraclitensis 68, éd. J. Szôverffy, Albany 1975, II, p. 146.

115
P a sc a le B o u r g a i n

La densité est celle d’une épure, une forme minimale mais d’une
telle pureté essentielle qu’elle semble à qui l ’entend définitive. Et,
contrairement aux conseils de Gervais de M elkley et G eofffoi de
Vinsauf, on rencontre de ces morceaux sans un détail, sans fleur ni
joyau, ainsi dans les Carmina burana :
Ut mei misereatur Ah qu’elle ait pitié de moi
et me recipiat et me soit complice
et ad me declinetur et se penche jusqu’à moi
et ita desinat. et qu’on en finisse.17
D es verbes, des pronoms, le mal d’aimer dans toute son attente cris­
pée, c’est une mise en forme concentrée, arquée sur les verbes et la
linéarité du discours.
Mais pareille efficacité est surtout le fait des hymnes d’Abélard.
Pas de remplissage, pas de mots en trop, et tous ont un sens plein.
M. Jolivet parle ici-même du nominalisme d’Abélard. Les réa­
lisations poétiques qu’il accompagne se marquent, en sus de leur
organisation globale, par une étonnante sobriété. Abélard ne choisit
pas ses mots parce qu’ils sont coruscants ou rares, comme le recom­
mande Matthieu de Vendôme, mais parce qu’ils sont justes. Dans le
cadre qu’il s’est fixé, et qui sert à organiser son hymnaire en étapes
à travers lesquelles la pensée progresse de façon continue et contrô­
lée, Abélard est inimitable dans sa capacité de choisir une forme, et
de la remplir exactement. A propos de cette plénitude, M . Alain
M ichel parle de sobriété romane18. Dans cette ligne, il a pour suc­
cesseur non pas Adam de Saint-Victor son contemporain, plus mou
et verbeux, mais saint Thom as d’Aquin, dans sa capacité à faire de la
limpidité intellectuelle une valeur poétique.
Il - Que reste-il qui soit plus proprement figure ? Pas grand-chose
d’essentiel que nous n ’ayons déjà rencontré comme forme consti­
tuante. Ainsi, généralement classée parmi les figures de son, la rime
apparaît comme le moyen le plus efficace de construire une struc-

17 C arm ina huraña i6 o , str. 3, éd. A. H ilka et O. Schumann, H eidelberg 1930-


1970. M oins savante que les deux précédentes, la strophe est considérée com m e dou­
teuse par les éditeurs.
18 In hym nis et canticis, culture et beauté dans l ’hym nique chrétienne latine, Louvain-
Paris, 1976, p. 164-165 et 167.

116
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x n ‘ siècle

tare formelle. Elle est partout et de plus en plus présente et, au xne
siècle, elle n ’est pas séparable de l’identité d’accent. Mais, au point
où elle est utilisée, elle est structure et non plus figure. Et par sa
forte présence auditive, elle en vient à faire oublier les autres traits
structurants. Ainsi, si nous lisons à la suite les hexamètres dactyli-
ques de Bernard de Morlas [- Hora novissima, tempora pessima
sunt, vigilemus - Ecce minaciter imminet arbiter ille supremus], et
des poèmes rythmiques de Pierre le Vénérable sur un schéma ana­
logue, nous serons saisis par le même rythme de valse :
A patre mittitur, in terris nascitur deus de origine,
humana patitur, docet et moritur libens pro homine. ( A H 48, n° 282)
La rime crée une attente, donc un désir. Ce désir de l’oreille joue
avec l’attente de la complétude du sens, nous l’avons vu avec Pierre
de Blois. Parce qu’elle est désir, donc affectivité, c’est un procédé,
les théoriciens le disent, spécialement apte à faire naître l’émotion.
Hildegarde se passe de la rime. Mais parfois, elle scande par des
refrains, à la façon de poèmes rythmiques mérovingiens beaucoup
plus anciens. Ainsi, dans un répons pour les Innocents :
Rex noster promptus est
suscipere sanguinem Innocentum.
Unde Angeli concinunt et in laudibus sonant,
sed nubes super eundem sanguinem
plangunt. [...]
Gloria Patri et Filio et Spiritui sancto.
Sed nubes super eundem sanguinem
plangunt.19
Abélard aussi se sert de temps en temps de refrains dans son hym-
naire, et les Carmina huraña regorgent d’exemples. Procédé de
répétition, le refrain lui aussi crée une attente, et un soulagement de
le voir retomber à sa juste place, quels qu’aient été les détours de la

19Lieder, éd. citée, n° 24, p. 238.

117
P a sca le B o u r g a i n

strophe. Il assure la compacité du poème en son entier, par le retour


en son foyer central ; non pas au même endroit qu’au départ, mais
plus haut ou plus profond, de toute l’épaisseur du chemin assuré par
les strophes à travers la spirale du poème.
- La paronomase (que nos auteurs appellent annominatio), et
l’allitération, sur des segments brefs, contraignent le sens en des
entrelacs sonores si compacts qu’il cristallise à l’instar d’une pierre
précieuse, éblouissante en soi, mais dont on découvre sous la loupe
les cellules hom ogènes et justement apparentées :
Solus sola salus, solide spes sola saluû s20.
Et chez Pierre de Blois, cela devient un système qui fait jaillir
l’idée par la parenté des sons, enchaînés à des sens contraires :
Non est grata satis Vénus manque bien de charme
ni se Venus gratis si elle n’offre ses charmes
exibeat ; pour rien ;
nam si venit ut veneat, car si elle vient pour se vendre,
cum debeat elle qui devrait nous rendre
beare, magis debeat. heureux,
en fait nous rend malheureux.21
Le poème semble fait pour mettre en valeur ces fausses hom ony­
mies.
Parmi les figures de sens, aux côtés de la métaphore, dont
l’omniprésence, comme «ornem ent difficile», fait d’elle, nous
l ’avons vu, plus qu’une figure, mais presque une catégorie à elle
seule, l’antithèse et le parallélisme sont les figures récurrentes. Les
paradoxes de la religion chrétienne sont particulièrement aptes à
susciter, pour les exprimer, des antithèses ou des oxymores. La diffi­
culté des concepts excite l’ingéniosité des poètes, qui y cherchent
l’occasion de trouvailles aptes à exprimer l’indicible22. D e là le goût
de l’antithèse :

20 Bemardus M orlanensis, D e Trinitate, éd. citée, v. 35.


21 E d. W ollest cit., p. 559.
22 W. J. O ng, « W it and mystery : a réévaluation in medieval latin hymnody », Spe­
culum 22 (1947), p. 310-341.

118
F o r m e s e t f i g u r e s d e l ’e s t h é t i q u e p o é t i q u e a u x ii ‘ sie d e

Ludens lugebam,
lugens dolebam,
risi plangendo,
lusi plorando.23
Il est bien des façons de comprendre la tension poétique, mais celle-
ci est toujours essentielle. U n déficit dans une catégorie d’ingré­
dients formels ou de procédés est compensée par un degré d’inten­
sité supérieure dans une autre, de façon, pourrait-on dire, que la
somme des valeurs qui assurent la densité soit à peu près constante :
pas de rime, mais un enchaînement syntaxique et herméneutique
compact, c’est Hildegarde ; rime peu appuyée, mais équilibre parfait
entre la pensée et la forme, c’est Abélard ; martèlement des sons sur
une pensée répétitive, qui l’emporte par accumulation, c’est Ber­
nard de Morías ; cliquetis des sons, qui emportent la strophe dans
un mouvement endiablé, c’est Pierre de Blois. Mais pour cela, la
distinction entre les cadres formels et les figures apparaît relative­
ment peu pertinente. Ce qui est un procédé pour l’un est constitutif
du registre poétique pour l’autre. Chaque auteur, selon sa person­
nalité, suit sa voie, qui l’amène, dans ses meilleurs moments, à tou­
jours plus de force poétique.

23 Planctus Samsonis, éd. T. H unt, dans M edium A evu m 28 (1959), p. 194. - Voir
aussi, par exemple, tout le cinquième m ètre du D e planctu nature d’Alain de Lille, éd.
citée p. 842, qui exprime par des oxymores le dérèglem ent de l’état du m onde.

119
La musique des mots.
Douceur et plaisir dans la poésie latine
du Moyen Age

Jean-Y ves T i l l ie t t e

Non satis est pulchra esse poemata; dulcia sunto, « il ne suffit pas que les
poèmes soient beaux, ils doivent être...» Comment traduire le
second des adjectifs par lesquels Horace, en une formule quasi pro­
verbiale, définit, à l’aide de l’impératif futur quii dénote non l’expres­
sion d’un souhait, mais la formulation d’une obligation légale, un
programme et un idéal poétiques ? Faut-il imaginer que le poème
réussi doit être savoureux, combler la partie sensible de l’âme par le
moyen des jeux de l’harmonie sonore? ou émouvant, capable de
mobiliser le sentiment et de l’orienter à son gré ? Ces deux ambitions,
d’ailleurs, ne sont pas contradictoires, en ce qu’elles impliquent l’une
et l’autre de mesurer la parole poétique en termes d’efficacité. Ceci
du moins nous semble acquis : si les vertus du pulchrum renvoient à la
qualité formelle du poème, à sa perfection intrinsèque, celles du dulce
visent sa dimension illocutoire, l’action qu’il exerce sur les affects du
lecteur ou de l’auditeur - Horace est à cet égard parfaitement expli­
cite1. Restent à définir la nature et les moyens de cette action - et sur
ce point, il est moins clair...
La référence à la douceur - notion qui, dans ses origines, est
associée à l’agrément sensuel procuré par un aliment délectable12*-

1 L e vers de YA r t poétique qui suit im m édiatem ent celui que nous venons de citer
précise : ... et quocumque uolent anim um auditoris agunto, « et ils (re. les poèm es) doivent
conduire dans la direction qu'ils veulent les sentim ents de l'auditeur ».
2 Voir A. E rnout et A. M eillet, D ictionnaire étymologique de la langue latine, Paris,
19594, p. 186.
J e a n - Y ves T il l ie t t e

semble bien en effet renvoyer à ce qui, dans le rapport entre le texte


et son destinataire, relève de l’immédiateté, de ce qui précède tout
effort de rationalisation. Là gît la première difficulté d'un sujet dont
on ne pourra ici, compte tenu de son étendue, aborder que quelques
aspects : celle d'en proposer une approche conceptuelle. Si les cau­
ses, internes à l’objet, du plaisir intellectuel que peut susciter la con­
templation de la pulchritudo, du bel agencement des formes et des
figures que décrit ci-dessus Pascale Bourgain peuvent être analy­
sées, il est en revanche beaucoup plus incertain de mesurer les effets
de la douceur, qui relèvent d’abord de l’expérience singulière.
Quelle peine n ’éprouvons-nous pas nous-mêmes à dire au moyen
des mots adéquats la séduction qu’exerce sur nous tel objet d’art ! A
fortiori, s’il s’agit de rendre raison des émotions induites, voilà dix
siècles et plus, au sein d’un univers conceptuel et sentimental
auquel nous n ’avons plus accès, par des textes dont la plupart nous
paraissent froids, étranges et distants.
L’effort d’empathie auquel le critique a néanmoins le devoir de
se livrer est encore, dans le cas d’espèce, contrarié par un second
obstacle. C ’est que les professionnels médiévaux de la lecture
paraissent tout à fait indifférents à la dimension esthétique du con­
tact avec l’œuvre. Pour eux, l’étude des poètes comme la pratique
même de la poésie visent d’abord, pour ne pas dire seulement, une
fin morale. Les accessus ad auctores, ces introductions scolaires à
l’œuvre des classiques, martèlent avec une insistance inlassable que
les entreprises littéraires de Virgile, d’Horace ou d’Ovide «relèvent
de l’éthique » (ethicae subponuntur) et qu’avant de les approcher, il
faut supputer avec soin quel profit elles apporteront au lecteur {uti­
litas legentisf. Ainsi, l’œuvre d’Ovide lui-même fournira-t-elle des
avertissements salutaires sur les dangers de la passion et, a contrario,3

3 C 'est clairement ce qui ressort de la lecture des textes édités par R. B. C. H uygens
(.Accessus ad auctores. B ernard d 'U trecht. Conrad d'H irsau, D ialogus super auctores, Leyde,
1970). Voir le com mentaire qu'en donnent sur ce point A. J. M innis et A. B. Scott ,
M edieval Literary Theory and C riticism c. 1100-c. l y j y . The Com m entary Tradition, Oxford,
1 9 9 t2 ou T. M . S. L ehtonen, Fortuna, M oney and the Sublunar World. Tw elfth-century
E thical Poetics and the Satirical Poetry o f the C arm ina Burana, H elsinki, 1995, p. 9-70.

122
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XIIe siècle

des modèles de vertu conjugale4. Le profit, qui thésaurise, ne fait


pas bon ménage avec le plaisir, qui est dépense (voir ce qu’en dit
Georges Bataille...). A s’en tenir aux sources normatives, notre
enquête risque bien de tourner court...

D e l e c t a t io

Si, toutefois, les lecteurs du xne siècle avaient fidèlement observé les
prescriptions des grammairiens, alors, probablement, nous ne
lirions aujourd’hui ni les troubadours ni les goliards. Car enfin, le
zèle consacré à recevoir ou à donner des leçons de morale suffit-il à
expliquer la formidable floraison poétique de l’âge médiéval ? Cer­
tes, le champ de la poésie est alors beaucoup plus étendu que celui
du lyrisme personnel, où nous le bornons aujourd’hui: du récit
biblique ou hagiographique aux règles de la grammaire, d’un cata­
logue descriptif de plantes médicinales à l’exaltation de prouesses
chevaleresques, de prières à la Vierge à des bouffonneries scatologi-
ques, tout énoncé est en droit susceptible d’être soumis aux lois du
mètre ou du rythme - c’est-à-dire de faire l’objet d’une élaboration
langagière complexe, d’être le résultat d’un travail sur la chair
sonore des mots. Par là, l’ouvrage poétique a partie liée avec le sen­
sible - dira-t-on avec le plaisir ? Augustin, dans le De ordine, affirme
que seule la sensation visuelle est capable de discerner la pulchritudo
d’un objet; l’otüe ne peut quant à elle en goûter que la suavitas5.
Ces considérations provisoires nous autorisent à définir un pre­
mier aspect du plaisir poétique : à une époque où la communication
textuelle passe par la récitation ou la lecture à haute voix, il est sans
aucun doute associé à la dimension vocale de la poésie6. C ’est une

4 P a r exemple, à propos des Héroïdes-,... Intentio huius libri est commendare castum amorem
sub specie quarundam heroydum (...), quarum una erat Penelopes uxor Ulixis, vel vituperare incestum
amorem sub specie incestarum matronarum, quarum una eratPhedra (H uygens, éd. d t , p. 32).
5 Aug., Ord. 2, i i , 33: ... ad oculos quod p ertin et (...) pulchrum appellari potest; quod
nero ad aures (...) suauitas uocatur proprio iam nomine.
6 V oir P. Z u m th o r , L a lettre et la voix. D e la « littéra tu re» m édiévale, Paris 1987,
p. 148-152. N o u s verrions volontiers là l'u n des m otifs (peu exploré p a r la critique) des
liens é tro its e t com plexes qui un issen t au m oyen âge po étiq u e e t rh é to riq u e ; c o n traire­
m e n t à ce q u 'o n lit souvent, cette dern ière reste ainsi p a r là a rt de la parole vivante.

123
J e a n - Y ves T il l ie t t e

réalité dont nous avons hélas quelque mal aujourd’hui à nous faire
une idée : si le jeu des rimes, la régularité des accents, les notations
musicales souvent conservées nous permettent dans une certaine
mesure d’entendre la poésie rythmique, qu’en était-il de la poésie
métrique, dont il sera surtout question ici, et dont nous peinons
maintenant encore à imaginer la mélodie et les cadences ?
Dans un passage d’interprétation assez délicate de la lettre en
vers qu’il adresse à son confrère en poésie Godefroid de Reims,
dont on ne sache pas qu’il ait composé autre chose que des hexamè­
tres ou des distiques, Baudri de Bourgueil écrit :
« Quand tu déclames (recitas) un texte, ta voix l’accentue de telle façon que
les mots prononcés charment toutes les oreilles. En effet, tu sais si bien
marier les mots aux sons et les sons aux mots (verba sonis verbisque sonos)
qu’il n’y a pas entre eux le moindre désaccord. Prononcée par ta bouche,
une sonorité dure (littera dura ) est aussi harmonieuse qu’une sonorité
douce prononcée selon la règle normale...7»
N ous sommes vraiment par trop dépourvu de compétences en pho­
nétique pour être sûr de comprendre exactement ce que Baudri veut
ici signifier. On en retiendra pourtant l’idée d’une correspondance
exacte entre le signifiant et sa musique. Cela pourrait nous conduire
à parcourir une autre piste, celle de la congruence - équilibre, pro­
portion, symétrie - entre les divers éléments constitutifs d’une
œuvre d’art. Comme Dieu, selon le livre de la Sagesse, a réglé l’uni­
vers en mesure, nombre et poids, de même le poète organise son
œuvre, déclare Henri d’Avranches au début du xm e siècle8, tandis
que Geoffroy de Vinsauf, dès le début de sa Poetria nova, identifie en
termes à peine moins explicites le travail de poésie à celui du grand

7 Q uicquid enim recitas, recitas ita m ee sonora / Vt, quicquid dicas, omnibus id placeat ; /
N am sic uerba sonis uerbisque sonos m oderaris / Q uatenus a neutro dissideat n eutrum . / Ore tuo
prolata, decet sic littera dura / Iu re sm u t m ollis littera dieta decet (c. 99, v. 15-20, éd. J.-Y.
T illiette, Paris, 1998, p. 105). Sur l'opposition durus / m ollis en semblable contexte,
voir D iom ., gramm. 1428, 23 (cf. aussi Q uint., In stit. 11, 3, 35 et 12, 8, 27). N o u s som ­
m es incapable de discerner si Baudri, com m e ces auteurs, renvoie ici à des données pho­
nétiques précises (e.g. sourde vs. sonore).
8 Dans un panégyrique de l'empereur Frédéric H, cité par P. Klopsch, E inführung
in die D ichtungslehren des lateinischen M ittelalters, Darmstadt, 1980, p. 86.

124
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XIIe siècle

architecte9. Mais cet aspect fondamental de l’esthétique médiévale a


été assez complètement exploré par Edgar de Bruyne et, plus
récemment, par Umberto Eco pour qu'il soit indispensable de s’y
attarder101.
Pour rester sur un terrain plus concret, Matthieu de Vendôme,
au début du livre 2 de son ars versificatoria, énumère les facteurs qui
concourent à donner de la grâce {venustas) à une composition poéti­
que. Parmi ceux-ci, il considère longuement ce qu’il nomme, d’une
bien jobe image, la festivitas verborum , la fête joyeuse des mots, qui
«suscite la faveur amicale de l’auditoire»11. Tirant alors une com­
paraison du monde de l’artisanat, il ajoute :
« De même qu’il est impossible à quiconque de tisser un habit de fête avec
du poil de chèvre ou de vieux chiffons, de même en poésie des mètres pri­
vés d’ornement dénonceront l’ignorance ou la négligence du versificateur.
En effet, comme, lorsqu’on élabore un objet manufacturé, celui-ci tout
entier acquiert un élégant éclat de l’insertion d’une perle ou d’un camée,
ainsi il est des mots qui sont pour ainsi dire les substituts des gemmes, dont
l’insertion artistique dans le mètre le met en fête tout entier...12»
Et Matthieu de fournir la longue énumération de ces «m ots
joyeux», ces beaux mots de la poésie, les adjectifs en -alis, -osus,
-ivus, les comparatifs et autres formes composées ou dérivées, tandis
que les conjonctions plates et atones comme autem ou quoque sont
sévèrement bannies. On constate là encore que l’éclat des sonorités

9 Vers 43-55 (éd. E. E aral, Les arts poétiques du X if et du x u f siècle. Recherches et docu­
ments sur la technique littéraire du moyen âge, Paris, 1924, p. 198-199). C£ J.-Y. Tîlliette,
Des mots à la Parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsaufi G enève, 2000,
p. 61-63.
10 E. de B r u tn e , Etudes d'esthétique médiévale, Bruges, 1946, 3 vol., ad ind. s.v. com­
positio, convenientia, harmonia, modulus, proportio ; U . E co , A r t et beauté dans l'esthétiqtie
médiévale (trad, fr.), Paris, 1997, p. 55-75 (« L es esthétiques de la proportion»).
11 ... ex verborum festivitate versus contrahit venustatem et sibi graciorem amicat audien­
da m (Ars versificatoria 2, 11, éd. E M unari, M athei Vindocinensis opera. Voi. Ill, Rome,
1988, p. 138).
12 Sicut de lana caprina et panniculis inveteratis nemo festivum potest contexere indumen­
tum (...), similiter in versibus (...) metra ornatu carentia aut ignorandam aut versificatoris
nuntiabunt negligentiam. Siquidem, sicut in constitutione rei materialis ex appositione alicuius
margarite vel emblematis totum m ateriatum elegantius elucescit, similiter sunt quedam dictio­
nes que sunt quad gem m arum vicarìe, ex quarum artificiosa positione totum m etrum videtur
festivari (ibid., p. 138-139).

125
J e a n -Y ves T il l ie t t e

est un vecteur privilégié de la jouissance poétique. Sans doute sur ce


point faudrait-il faire un sort à l’effet produit par les figures si
appréciées des poètes médiolatins que sont Phoméotéleute, l’allité­
ration, la paronomase. Mais ce n’est pas à nous qu’il revenait d’en
parler ici13. N ous renoncerons, pour la même raison, à ouvrir le
vaste chapitre du pouvoir séducteur des images, comparaisons et
métaphores.
Le charme du poème tient encore, pour Matthieu, à un tout
autre aspect, la force de ce qu’il nom m e interior sententia, la signifi­
cation profonde. Et de l’illustrer par des vers gnomiques, des maxi­
mes tirées d’Horace et de Lucain, dont il précise qu’ils sont pauvres
du point de vue de l’ornement verbal, mais que « la venustas des
signifiés y rejaillit sur les signifiants1415» . Ici, la morale (ethicae
subponiturl) rejoint donc le plaisir. L’adhésion suscitée par l’exacti­
tude de la pensée compense en quelque sorte la frustration de
l’oreille et de l’imagination, mais Matthieu ne définit pas la hiérar­
chie explicite entre les deux catégories de plaisir. Geoffroy de Vin-
sauf, quant à lui, considère que la qualité d’un poème doit être
simultanément par son auteur passée au crible d’un triple jugement,
celui de l’oreille (indicium auris), celui de l’esprit (mentis) et celui de
l’usage (usus)is. Il s’agit, si nous comprenons bien ce développement
plutôt obscur, de vérifier la justesse de l’accord entre « c e qui
charme l'oreille » (mulc(e)t aurem) et « ce qui charme l'esprit » (mul­
cet animum), la mélodie verbale et la précision du sens, mais en se
gardant des intuitions fulgurantes, des écarts incongrus par rapport
à l'usage consacré. La trouvaille qui, sur le moment, éblouit, peut à
la pratique se révéler malséante : « U n objet à l’odeur fétide, si on le
remue, sent encore plus mauvais ; plein de saveur, il est plus savou­
reux encore à force d’être pris et repris16». Peut-être le poéticien
vise-t-il là l’inscription de l’œuvre poétique au sein d’une tradition.

13 V oir ci-dessus la c o n trib u tio n de Pascale B ourgain , « F o rm e s e t figures dans la


poésie latine m édiévale ».
14 ... venustas significatorum in ipsa significantia redundare perpend(i)tur (Ars versif. 2,
io , éd. cit., p. 138).
15 Poetria nova, v. 1946-68, éd. cit., p. 257.
16 ...S i sit foetentis odoris, /M o ta magis, res pejus olet ; si plena saporis, / Plus repetita sapit
(loc. cit., v. 1964-66).

126
Formes et figures de Vesthétique poétique au XIIe siècle

L’invention se nourrit du recours aux recettes éprouvées. La poésie


médiévale vise sans aucun doute à engendrer ime sorte de plaisir
intellectuel, celui de la reconnaissance, de la réminiscence induite
dans l'esprit du lecteur ou de l’auditeur par sa complicité en érudi­
tion avec l’auteur. Les reprises intertextuelles presque toujours
intentionnelles qui tissent la poésie savante médiolatine, pour qui
est capable de les identifier comme telles, produisent de puissants
effets de sens, mais aussi de jouissance17. Et l’on pourrait, mutatis
mutandis, dire sans doute à peu près la m ême chose du jeu des repri­
ses de motifs dans la «p oésie form elle» des troubadours18. D e fort
nombreux travaux se sont attachés à l’établir; on s'abstiendra donc
de les paraphraser.

V oluptas

Ces remarques allusives nous conduisent néanmoins à envisager


une seconde face du plaisir poétique. N ous en avons jusqu’alors
cherché les sources dans la matière verbale. D e ce niveau linguisti­
que, il convient de passer au niveau psychologique. Dans le chapitre
du De ordine auquel il a plus haut été fait référence, Augustin précise
que la volupté du regard et de l’ouïe procède de l’âme rationnelle, à
la différence de ce qui se passe avec les trois sens inférieurs, où elle
est tout entière incluse dans l’objet de plaisir19. Cela, à vrai dire, a
déjà été suggéré : c’est le cœur, non la seule oreille, que doit char­
mer le vers. Les poèmes d'amour composés par Abélard à l'inten­
tion d'Héloïse valent pour celle-ci «par l'extrême douceur des

17 La bibliographie sur les effets de l'intertextualité dans cette « littérature au


second degré » qu'est celle du M oyen Age latin com m ence à être copieuse. O n citera,
entre autres : P. D ronke, « Functions o f classical borrowing in medieval latin verse », in
R. R. Bolgar (éd.) Classical Influences on European Culture A .D . 500- 1500, Cambridge,
1971, p. 159-164 [repris dans : The M edieval Poet and his World, Rom e, 1984, p. 1 0 5 - i n ] ;
J. M eyers, L 'a rt de l'em prunt dans la poésie de Sedulius Scottus, L iège - Paris, 1986 ; J. -Y.
Tîlliette, « La chambre de la com tesse Adèle. Savoir scientifique et technique littéraire
dans le c. C X C V Ï de Baudri de B ourgueil», Romania 102, 1981, p. 145-171; id.,
«T entations burlesques et héroï-com iques de l'épopée latine m édiévale», dans G.
M athieu-C astellani (éd.) Plaisir de l'épopée, Saint-D enis, 2000, p. 55-68.
18 P. Z umthor, op. dt. {supra n. 6), p. 155-168.
19 Ord. 2, i l , 32.

127
J e a n - Y ves T il l ie t t e

paroles aussi bien que du chant20 ». Si les mélismes extasiés sur les
voyelles de l 'alleluia tout comme l'exclamation enthousiaste nazaza
trilliviros qui ponctue une chanson d'amour21 marquent le point
limite où la signification s'abolit en pure jouissance, ils n'en sont pas
moins intégrés à une trame qu'il faut bien dire textuelle.
M on cher Baudri de Bourgueil, dans un poème programmati­
que, déclare : « J ’ai écrit des choses propres à charmer les garçons et
les filles {quod pueros demulceat atque puellas - Geoffroy de Vìnsauf
parlait de mulcere aurem), de telle sorte qu’elles soient en conso­
nance {consonet) avec les garçons et les filles2223». Le choix du verbe
est éloquent : l'accord musical ici recherché fait entrer en résonance
non plus le signifiant et le signifié, mais le poème et les émotions de
ses destinataires. Or, le contexte est sans équivoque sur la nature et
le contenu de cette poésie séductrice des jeunes gens : « Si je mets
en scène, sous des noms inventés, de nombreux personnages, si je
trace de m oi-m êm e un portrait tantôt joyeux, tantôt chagrin et que,
sur le ton d’un jeune homme, je déclare mon amour ou ma haine
pour tel ou tel objet, croyez-moi, je ne dis pas la vérité; au con­
traire, j’invente tout {omnia fingo)21 ». Etant donné que Baudri cher­
che là à se prémunir des attaques lancées contre la frivolité de sa
muse par des censeurs grognons, on peut penser ce que l’on veut de
cette défense et illustration. Mais n ’importe. Ce qu’il exalte ici, dans
la poésie, et qu’il déclare de nature àjplaire aux jeunes gens, ce sont
les libertés et les jeux de la fiction. Egalement son rôle de vecteur
d’expression des douceurs ou des peines de l’amour. Avec Baudri,
qui joue avec tant d’insistance sur ces mots, le iocundum, la joliesse

20 ... pre nim ia suavitate tam dictaminis quam cantus (Heloyse ad Abelardum epistola
deprecatoria, éd. J. M onfrin, dans : Abélard. Historia calamitatum, Paris, 1978, p. 115).
21 L e carmen buranum 174.
22 ... quod pueros demulceat atque puellas / Scripsimus, u t pueris id consonet atque puellis
(c. 85, V. 31-32, éd. cit., p. 81).
23 E t quod personis impono uocabula m u ltis /E t modo gaudentem, modo me describo dolen­
tem /A u t, puerile loquens, uel amo uel quidlibet odi - / Crede micbi, non uera loquor, magis
omnia fingo {ibid., v. 36-39). Com m entaire de ce passage par J.-Y. Tilliette, « Savants et
poètes du m oyen âge face à O vide : les débuts de Y aetas ovidiana (v. 1050 - v. 1200) », in
M . PicoNE et B. Z immermann (éd.) Ovidius redivivus. Von O vid zu Dante, Stuttgart,
1995, p .6 3 -1 0 4 [79-82].

128
Formes et figures de Vesthétique poétique au X IIe siècle

de la forme, s’identifie au iocosum, des joies pas toujours éthérées24.


Il me semble que la poésie en langue vulgaire, qui commence à
s’écrire à peu près à la même date, illustre assez exactement un tel
programme : M ichel Zink, ci-dessus, montre bien pourquoi et com ­
ment l'amour se substitue alors, pour le nouveau public des cours, à
l ’inspiration divine comme figure de l'enthousiasme poétique. Que
la poésie ait dès lors servi de véhicule au fantasme, au double sens de
fantaisie et de projection du désir, on en trouve la preuve dans le
témoignage repentant de Guibert de N ogen t :
« (À l’âge de l’adolescence), je plongeais mon esprit dans l’étude de la
versification... et je recherchais ardemment les grâces amoureuses
(ilepores am atorios) dans des distributions d’images et dans des épîtres
habilement nouées (...). En vérité, j’étais pris aux rêts des lascivetés
non seulement des douces paroles que j’avais trouvées chez les poètes,
mais aussi de celles que je répandais à foison ; d’autre part, à force de
tourner dans mon esprit ce genre de choses, j’étais parfois amené dans
ma chair à des bouleversements immodérés25. »
Peu de textes médiévaux, je crois, associent de façon aussi directe et
brutale poésie et plaisir.
D ’où la mise en place de mécanismes de défense. Et ce sera
Pallégorisme. Encore une citation, extraite cette fois de la préface
d’Alain de Lille à son Anticlaudianus :
« Dans l’œuvre que voici, la suavité du sens littéral charmera {demulcebit, de
nouveau) l’oreille de l’enfant ; l’enseignement moral imprégnera l’intelli­
gence tendue vers la perfection, la subtilité affilée de l’allégorie aiguisera la
compréhension pour son plus grand profit26. »

24 Cf. G. Bond, « locus amoris. The Poetry of Baudri of Bourgueil and the Forma­
tion of the Ovidian Subculture », Traditio 42, 1986, p. 143-193 ; T ìl l ie t t e , « Savants et
poètes... », spéc. p. 82-86 et 101.
25 Interea cum versificandi studio ultra omnem modum m eum anim um immersissem (...),
lepores amatorios in specierum distributionibus epistolisque nexilibus adfecta(ba)m. (...) N im i­
ru m utrobique raptabar, dum non solum verborum dulcium quae a poetis acceperam, sed et quae
ego profuderam lasciviis irretirer, verum etiam per horum et his sim ilium revolutiones immo­
dica aliquotìens camis meae titillatione tenerer {De vita sua sive Monodiae 1, 17, éd. et trad.
E.-R. L abande , Paris, 1981, p. 134-135).
26 In hoc (...) opere, litteralis sensus suauitas puerilem demulcebit auditum , moralis ins­
tructio perficientem imbuet sensum, acutior allegorie subtilitas proficientem acuet intellectum
(éd. R. Bossuat, Paris, 1955, p. 56).

129
J e a n - Y ves T illiette

Dans ce système à trois étages, on voit que la douceur offerte au


lecteur débutant n’est pas récusée comme impure. Elle constitue le
premier stade d’un itinéraire moral et spirituel. C ’est dans cet esprit
qu’héritiers de Macrobe, Bernard Silvestre et Am oul d’Orléans
creusent respectivement le texte de YEnéide et celui des Métamor­
phoses, faisant de la séduction immédiate du récit le sésame qui
ouvre à l’intellection des mystères.

G a u d iu m

D e la nature du plaisir poétique, nous voici donc insensiblement


parvenu à sa (ou ses) fonction(s). D e la plus élémentaire à la plus
sublime, nous en distinguerons successivement trois degrés - avec
tout ce qu'une telle gradation peut avoir d'arbitraire.

ï - M némotechnique et didactique : pourquoi mettre en vers une


matière aussi aride et prosaïque que YA r t grammatical de D onat ?
Les gloses au prologue du Grécisme d’Evrard de Béthune, qui s’y est
essayé avec succès, donnent à cette question une réponse limpide et
catégorique. Le poème ne sera pas redondant par rapport aux trai­
tés canoniques, car la poésie, sermo metricus, a bien plus d’efficacité
que la prose, sermo prosaicus. Elle autorise en effet un apprentissage
plus aisé, une mémorisation plus solide et, grâce à son caractère
synthétique, jette plus de clarté sur la matière27. La régularité du
rythme de l’hexamètre favorise en effet l’enregistrement des
notions. Le triomphe rencontré par le Grécisme auprès des maîtres
et des étudiants paraît bien le confirmer. Mais il s’agit là d’un peu
plus que du ronronnement mécanique des dactyles et des spondées.
Invoquant Matthieu de Vendôme, le glossateur déjà cité renchérit

27 (Sermo metricus) valet ad leviorem acceptionem, ad memoriam firm iorem et ad lucidam


brevitatem (cit. par A. G rondeux, Le Graecismus d'E vrard de Béthune à travers ses gloses.
Entre gram maire positive et grammaire spéculative du x u f au XVe siècle, Tumhcmt, 2000,
P- 37)-

130
Formes et figures de l'esthétique poétique au X IIe siècle

en définissant le vers comme venustum verborum matrimonium,


« élégant mariage des mots » : par là, il provoque le plaisir (facit ad
delectationem), parce que l’esprit se plaît à l’harmonie28. Et c’est ainsi
qu’on peut se délecter de métaplasmes et de conjugaisons.
Il paraît ici naturel de se poser, sur un plan plus général, la ques­
tion de Yopus geminum, ces textes dont un seul et même auteur
donne deux versions, l’une en prose, l’autre en vers, moyennant
quoi les deux types de discours apparaissent à Ernst Robert Curtius
comme «interchangeables29». Assertion trop catégorique sans
doute, en ce qu'elle suppose que le contenu conceptuel d'un texte
suffit à en épuiser la signification, comme si la forme ne contribuait
pas elle aussi à constituer celle-ci. Pourquoi donc, dans ces condi­
tions, se donner la peine d’enserrer dans le carcan du mètre ce qui
s’exprime en prose de façon plus aisée et plus fluide? Dans ses
recherches sur l’hagiographie métrique, François Dolbeau a bien
montré que de telles pratiques étaient le plus souvent étroitement
associées aux milieux scolaires30. Mais, outre leur valeur d’exercices
pédagogiques ou les facilités qu’elles offrent à la mémorisation,
elles visent assurément, entre autres objectifs, le plaisir du lecteur.
Le premier modèle du genre, le carmen paschale de Sedulius,
l’atteste. Dans sa lettre-préface à cette œuvre, le poète en effet
déclare : « Ce que l’on voit enduit du miel des vers, on l’absorbe
avec une telle avidité intérieure qu’on le répète encore et encore
pour le fixer et le garder au fond de sa m ém oire31 ». La vieille image
lucrécienne, de la coupe dont on nappe les bords de miel pour faire
passer la potion amère, mais bénéfique, de la doctrine traversera les
siècles. Comme le dit Jacques Fontaine, l’image emblématisé le
double rôle fonctionnel de la poésie chrétienne, «m êler l’utile à

28Ibid., p. 38.
29 La littérature européenne et le moyen âge latin (trad, fr.), Paris, 1986% p. 249.
30 N otam m ent à l'occasion de la conférence « U n domaine négligé de la littérature
m édiolatine : les textes hagiographiques en vers », qu'il a prononcée le 26 octobre 2000
à l'Université de Zürich.
31 Quod autem uiderint uersuum blandimento m ellitum , tanta cordis auiditate suscipiunt,
u t in alta memoria saepius haec iterando constituant et reponant (Ep. ad Macedonium, éd.
H uemer , CSEL, i o , 1885, p. 15).

131
J e a n - Y ves T illiette

l’agréable » (revoici Horace et son A r t poétique), ou plutôt « retenir


l’utile par le moyen de l’agréable32 ».
Dans cette première perspective, la poésie se borne à un rôle
ancillaire, celui assurément d’une servante pleine d’appas, mais que
l’on se hâte de dévêtir pour atteindre à la contemplation de la vérité
toute nue. L'on nous pardonnera cette image un peu hardie,
puisqu'elle nous amène à évoquer la deuxième fonction du plaisir
poétique.
2 - Herméneutique : selon la phrase d’Alain de Lille qui a été citée
plus haut, la suavitas du sens littéral constitue le premier moment
d’un processus. Il faut y avoir goûté pour apprécier, ensuite, l’ensei­
gnem ent de la morale et la subtilité de l’allégorie. Certes, elle ne
constitue qu’une étape préparatoire, elle est le miel sur les bords de
la coupe. Mais en même temps, elle est un m om ent nécessaire de
l’entreprise de déchiffrement par approfondissement progressif. A
ce titre, elle est incluse de plein droit dans la démarche herméneuti­
que. Les exégètes, notamment victorins, du xne siècle, soulignent le
danger qu’il y a à court-circuiter l’étude du sens littéral33. D e la
m ême façon, la douceur qu'attribue à celui-ci Alain n ’a pas pour
seule fonction d’allécher, mais aussi elle contribue à construire
l’interprétation.
Cela ressort très nettem ent de l’analyse que propose Bernard
Silvestre de l'Enéide. Contre Macrobe, qui considérait les deux sens,
historique et allégorique, de la « narration fictive » (narratio fabu­
losa) comme indépendants l’un de l’autre, le premier, exotérique,
réservé aux ignorants, le second aux seuls philosophes34, Bernard
envisage leur articulation mutuelle, telle qu'elle est opérée par les
soins de Virgile, comme bien plus contraignante. C ’est parce que le
poète choisit de commencer son récit in medias res, en suivant
l’ordre artificiel, c’est-à-dire artistique et générateur de plaisir, que

32 Naissance de la poésie dans l'Occident chrétien, Paris, 1981, p. 249.


33 Voir à ce sujet le livre 6 du Didascalicon d'H ugues de Saint-Victor (en particulier
le chapitre 4).
34 Cf. In Som nium Scipionis i , 2, ij-1 8 .

132
Formes et figures de Inesthétique poétique au XIIe siècle

le sens profond peut se dévoiler - sans quoi il resterait parfaitement


opaque35.
Revenons au vers d’Horace dont nous sommes partis. Le plus
diffusé des commentaires médiévaux à YA r t poétique glose le mot
pulchra : proprietas metri. Q u’entend-il pas là ? La seule correction
prosodique ? Sans doute un peu plus que cela : le concept esthétique
de proprietas est en effet, selon son éditeur, au cœur de la théorie
poétique élaborée par le commentateur anonyme, bientôt relayé
par Matthieu de Vendôme et Geoffroy de Vinsauf36 ; pour le dire
d'un mot, il y désigne quelque chose comme l’adéquation de
l’énonciation à l’énoncé - le phénomène qui vient d’être décrit à
propos de VEnéide lue par Bernard Silvestre. Dans la réalisation
d’une telle coïncidence, les médiévaux voyaient avec émerveille­
ment se révéler la puissance magique des mots. « I l est probable,
écrit Um berto Eco, que nous ne parviendrons plus jamais à faire
renaître en nous la subtile délectation du lecteur médiéval, alors
qu’il découvrait dans les vers du « m a g e » Virgile une infinité
d’annonces, de préfigurations; mais refuser de comprendre que,
dans cet exercice de lecture, il éprouvait une joie effective, cela veut
dire se priver de toute compréhension du monde médiéval37. » D u
plaisir du récit à la joie de l’intellection supérieure, nous voici pres­
que parvenus au terme de notre réflexion.
3 - Anagogique, tel est le terme par lequel nous définirons la troi­
sième et dernière fonction de plaisir poétique. Le commentaire à
VEpître aux Pisons que l'on vient d’évoquer, pose que le dulce du v.
io o {dulcia sunto) est déterminé par « les couleurs des œuvres », colo­
res operum. N ous nous sommes naguère efforcé de montrer que
l’objectif ultime de la poésie, pour Geoffroy de Vinsauf qui prétend
renouveler Horace, était de rendre sensible, par le jeu des figures,

35 Cf. Tîlliette, Des mots à la Parole... (cit. supra, n. 9), p. 52-54.


36 K. F r iis -J e n s e n , « H orace and the Early W riters o f Arts o f Poetry », dans S.
E b b e se n (éd.) Geschichte der Sprachtheorie 3 : Sprachtheorie in Spätantike und M ittelalter,
Tübingen, 1995, p. 360-401 (sur proprietas, p. 382-392). Le commentaire en question,
dit « Com m entaire M ateria » d'après son incipit, est édité par le m êm e savant dans les
Cahiers du Moyen Age Grec etL a tin , 60, 1990, p. 336-384.
37 A r t et beauté... (cit. supra, n. 10), p. 124.

133
J e a n - Y ves T ilu et te

colores rhetorici, la présence de D ieu au m onde38. C ’est dans le Verbe


qu’il s’est incarné. Le prologue de l’Evangile de Jean désigne donc
la parole comme le lieu où quelque chose du divin peut se manifes­
ter ici-bas. « V, allégorie de la littérature (re. Xautrement dit des cho­
ses), écrit superbement un poète moderne, récrit un monde
inadéquat en visant un monde transfiguré39. » La plus haute poésie
liturgique du M oyen Age entreprend d’actualiser cette postulation
mystique.
Parmi les bien nombreux exemples qui permettraient de l'illus­
trer, on se limitera ici à un seul, celui d’une séquence pour N oël
composée par Adam de Saint-Victor, « le plus magique artisan ver­
bal qui ait fait chanter le psaltérion latin », selon Rémy de Gour-
m ont40.
« In natale Salvatoris,
A ngelorum nostra choris
Succinat conditio :
H arm onia diversorum,
Sed in unum redactorum,
Dulcis est connexio 41. »

Cette strophe régulière de six vers, ou plutôt de trois plus trois vers,
était chantée par des chœurs alternés. Ainsi, « l ’harmonie des
opposés» (harmonia diversorum, v. 4), définie comme «douce
connexion» - on retrouve ici la douceur prônée par Horace - ,
dénote l’accord des voix qui se répondent, tout en symbolisant
l’alliance des deux natures humaine et divine, qui s’est accomplie à
N oël.

38 Des mots à la Parole..., e it , p. 135-159.


39 M . E dwards, «A vrai dire», Conférence, 10-11, printemps 2000,p. 191-203 (p 195).
40 C e bref développem ent sur Adam de Saint-Victor s'inspire dans une large
mesure de la thèse en voie d'achèvement que notre élève M . Jean G rosfillier consacre à
la poéticpie des séquences. Q u'il soit ici remercié de ses suggestions.
41 Ed. L. G autier, Oeuvres poétiques d'Adam de Saint-Victor, Paris, i 88 i :, p. 4. Cette
langue défie la traduction ; voici toutefois l'équivalent pédestre des vers cités : « P o u r la
naissance du Sauveur, / que fasse écho au choeur des anges / le chant de notre huma­
n ité./ L'harmonie des choses contraires, / mais ramenées à l'unité, / est suave
entrelacement. »

134
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XII' siècle

La strophe qui suit rend encore plus sensible cette fusion des
mots et de la pensée :
«F elix dies hodiernus,
In quo P a tri coaetemus
N ascitur ex virgine !
Felix dies et iocundus !
Illustrari gaudet mundus
Veri solis lumine*2. »

L’anaphore de felix dies en tête des deux demi-strophes matérialise


les effets de l’écho que se renvoient la voix des hommes et celle des
anges. Surtout, l’équivalence phonique entre les vers symétriques
« In quo Y atri coeternus» et «Illustrari gaudet murdz/i» assimile
l'éternité du Père à la jubilation du monde.
Dans la troisième strophe, les allitérations qui martèlent les
deux vers Visitavit quod ama vit / N osque vitae revoca vit font
résonner le m ot vita, la vie renouvelée par la naissance du D ieu-
hom m e4243. U n peu plus loin encore (str. 5), les oxymores immortalis
se mortali, spiritalis corporali, scandés par ces adjectifs en -alis si prisés
de Matthieu de Vendôme, rendent sensible le paradoxe inouï de
l’Incarnation44. On pourrait affiner l’analyse, l’appliquer à d’autres
exemples. J’aimerais avoir suggéré, à partir de celui-ci, que la subs­
tance des mots, dans leur corporéité sonore, vise plus exactement le
cœur vrai du mystère que tout périple discursif. U ne telle poésie, où
le sensible est signe du non-intelligible, parvient à infuser dans
l’âme le goût ou l’avant-goût de la jubilation céleste, plaisir plus
puissant que toute espèce de plaisir.

42 «H eu reu x est le jour d'aujourd'hui, / où Celui qui partage l'éternité du Père /


naît d'une vierge. / H eureux et délectable jour, / le monde est joyeux de briller / de
l'éclat du soleil véritable » (ibid.).
43 N e periret homo reus, / Redemptorem m isit Deus, / Pater unigenitum ; / Visitavit quos
am avit / Nosque vitae revocavit / Gratia, non m eritum (ibid., p. 4-5).
44 N on peccatum, sed peccati / Formam sumens, vetustati / Nostrae se contemperat : /
Imm ortalis se mortali, / Spiritalis corporali, / U t natura conferat (ibid., p. 5).

135
J e a n -Y ves T il l ie t t e

Je ne conclurai pas. J’ai pleinement conscience d’avoir abordé le


vaste sujet que je m ’étais choisi sous un angle partiel et partial,
d’avoir couru au grand galop d’une hypothèse à l’autre sans cher­
cher à les concilier, et surtout d’avoir enveloppé l’objet même de
mon propos, le plaisir, des brumes d’un prudent flou terminologi­
que et conceptuel. Etait-il légitime de rapprocher le charme sensuel
des harmonies vocales, la séduction des chants d'amour et la béa­
titude de la contemplation ? J'oserai répondre que oui, m'autorisant
de la caution prestigieuse de Dante. La poétique qu'il invente ne se
fonde sur l'harmonie des sons, des syllabes et des mots (De vulgari
eloquentia, Uv. 2) que pour dire une passion amoureuse destinée à se
sublimer, littéralement et non par métaphore, en vision béatifique.
Quand les dulcia poemata d'Horace ne visaient qu'à agir sur les
affects de l'auditeur, la suavité du dolce stil nuovo prétend atteindre à
l'objectivité de la Vérité révélée. Entre le relativisme de l'épicurien,
qui s'adapte au désir du public, et le nécessitarisme du théologien,
qui lui impose la perspective du seul objet désirable, la douceur poé­
tique a changé de fonction. C'est quelques-uns des aspects et des
étapes de ce mécanisme de conversion que les témoignages dispara­
tes ici rassemblés se sont efforcés d'illustrer.

136
Le Voir D it de Guillaume de Machaut :
entre Dante et Pétrarque,
l’amour et la poésie au xive siècle*

A la in M ich el e t J a c q u e li n e C er q u ig lin i- T oulet

La méditation sur l’amour tient une très grande place dans la litté­
rature médiévale dès les débuts de la courtoisie. Mais elle prend des
formes diverses, d’abord selon les conceptions que se font simulta­
ném ent écrivains et poètes, et aussi dans la diachronie, car il se passe
beaucoup de choses de l’an 1000 à 1400 et il faut également penser
aux sources qui nous renvoient avant cette période. Il convient donc
en particulier de nous intéresser au xrve siècle qui, au terme des
réflexions proposées dans notre colloque, nous permettra de déceler
des évolutions originales et aussi d’en apprécier la complexité gran­
dissante.
Entre 1363 et 1365, Guillaume de Machaut écrit son Voir D it
(« Le D it véridique ») qui constitue en ce temps l’une des œuvres
littéraires les plus importantes et originales*1. Dans un mélange de
prose et de vers, d’histoire, de fable, de digressions et de lettres per­
sonnelles, il décrit ses amours avec une « toute-belle ». Elles l’ont
conduit souvent à de grandes joies, mais elles n ’ont pas toujours été

Le texte de cette communication, rédigé par Alain Michel, a été vérifié par Madame Cerqui-
glini.
1 O n trouvera pour cet ouvrage édition, commentaire et bibliographie d’ensemble
dans : Jacqueline C erquiglini-T oulet, Guillaume de Machaut, Le livre du Voir D it (« Le
D it véridique »), éd. critique et traduction par Paul Imbs, Introduction, coordination et
révision par Jacqueline C erquiglini-T oulet, Index des nom s propres et glossaire par
N o ë l M usso, Paris, Librairie générale française, 1999 (Le Livre de Poche, «L ettres
gothiqu es», n° 4557). Voir aussi Jacqueline C erquiglini-T oulet, Guillaume de
Machaut, « Le Livre du Voir D it ». Un a rt d'aimer, un art d ’écrire, Paris, Sedes, nov. 2001.
N o u s citerons ce dernier ouvrage dans nos notes sous le titre abrégé C erquiglini.
A lain M ic h e l et J acqueline C e r q u ig l in i- T oul et

faciles. Il lui fallait évaluer ces joies et se demander si elles étaient


favorisées ou contrariées par les idées et les mœurs de son temps,
qui assistait aux premières transformations de la civilisation médié­
vale. Il réfléchissait donc en maître de poésie et de musique sur les
conditions de la création littéraire au xive siècle. Cela n ’excluait
nullement la mémoire immédiate ou ancienne : la jeunesse du poète
coïncidait avec l’œuvre de Dante et sa maturité avec les créations de
Pétrarque. Il se trouvait donc confronté au M oyen Age qui s’ache­
vait et à la Renaissance qui s’ébauchait avec le temps, dans ses fidé­
lités et ses transformations. Il ne renonçait pas facilement à la
tradition antique ou médiévale et à ses beautés ; mais il découvrait
aussi avec une lucidité grandissante l’intérêt d’une modernité qui
métamorphosait toutes choses en se référant pourtant à l’antique.
Cela était particulièrement important quand il s’agissait de
l’amour, qui constituait depuis toujours l’un des principaux sujets de
la poésie. A cet égard, la littérature médiévale avait réalisé beaucoup
d’œuvres d’une portée essentielle, où s’étaient trouvés conciliés ou
confrontés tous les courants de la pensée païenne, de la spiritualité
religieuse dans ses formes nombreuses et de la morale publique et
individuelle.
Guillaume de Machaut, homme de tradition et de création,
musicien, poète, «grand rhétorique» et philosophe à ses heures,
représente sans doute l’effort le plus original qui fut accompli en
son temps pour réunir ou comparer dans une production vaste les
différents aspects d’une telle culture.
Au demeurant, s’il était d’abord un « docte » de valeur excep­
tionnelle, il se présentait surtout comme guidé vers ce métier par
une valeur essentielle aux yeux des poètes : il voulait et savait parler
d’amour. Cela lui permettait d’utiliser le langage écrit, oral, musi­
cal, symbolique, lyrique, élevé ou réaliste, dans toutes ses formes et
selon tous ses pouvoirs, de mettre en œuvre de la façon la plus
complète tous les moyens de la communication amoureuse, lumi­
neuse, oratoire et orante, de se parler à lui-même comme aux autres
et à Dieu. Ainsi peut-on retrouver dans son livre tous les moyens de
l’éloquence et tous ses niveaux. Elle va de la critique, sociologique
ou littéraire, à la discussion juridique et satirique, à l’art de la prière
et à la théologie qui s’y trouve impliquée ; elle touche à la fois à la
généralité symbolique et aux détails singuliers. Elle mêle, selon les

138
Le V oir D i t de Guillaume de M achaut

fins qu’elle vise, la fable, le vrai, les allégories qui procèdent des
deux aspects (car le symbole accorde l’apparence et l’idée, il peut
ainsi, dans l’ironie, contester les apparences sensibles ou au con­
traire souligner l’ambiguïté des choses et des êtres). Ce jeu des
mélanges permet de combiner l’art lucide des constructeurs et les
manières Huantes de l’allusion ou de l’illusion. L’art de la composi­
tion, tel qu’il se manifeste dans le Voir dit, m et ainsi ensemble tous
les procédés recommandés par les rhéteurs médiévaux: le poète
peut suivre la nature en reproduisant l’ordre des événements ; il sait
aussi choisir dans le cours de son récit des faits particulièrement
notables et significatifs autour desquels, par le retour en arrière ou
par la prévision de l’avenir, il répartit la narration; il lui est éga­
lem ent possible de partir d’une idée générale, qu’il résumera dans
un exemple ou dans un tableau, pour la combiner avec les images,
qui sont créatrices d’évidence. Les cadres qui se trouvent tracés de
telle manière ne doivent jamais souffrir d’un excès de fixité. Ils doi­
vent certes apporter la clarté dans le prologue et dans l’épilogue.
C ’est là que le poète résumera son projet, qu’il insistera d’un mot
sur ses intentions. Mais il ne devra pas, au nom de sa subjectivité,
néghger les réalités objectives ni, au nom de la vérité rationnelle,
méconnaître le flux de la vie qui est au cœur du récit. Ainsi, dans
toute « parole vraie » comme dans la scolastique ou dans l’histoire
et la prière, la rhétorique ou plutôt la poétique trouve sa place2.
N ous pouvons même parler d’une théorie du langage. Il peut
être aristocratique ou populaire, élevé ou réaliste. Guillaume de
Machaut présente ainsi une théorie de la « rudesse » qui offre un
grand intérêt. Elle s’oppose à la douceur, mais elle ne la condamne
pas. Elle la transfigure plutôt, au nom d’une certaine idée de la souf­
france amoureuse. Guillaume de Machaut appelle « rude » le style
fractionné et brisé qui ne traduit pas directement la violence ou la
brutalité mais qui dit la peine en brisant les phrases. N ous ne som ­
mes pas loin de Dante. La souffrance appelle, comme elle le fait
dans le Stil novo, mais sans douceur, la brièveté du sanglot3.

2 L e C olloque avait pour but d’étudier le rôle de la rhétorique et de la philosophie


dans la littérature médiévale. La présente enquête porte évidem m ent sur ces sujets.
3 Voir C erquiglini, p. 59 sqq. (cf. le Lai X X I I I ou l’em ploi de « rudement »).

139
A lain M ic h e l et J a cqu eline C e r q u ig l in i- T oulet

Revenons à l’amour, puisqu’il constitue le sujet principal du Voir


D it. N ous avons dit et montré que son auteur voulut nous donner
en quelque sorte un traité de poétique. Mais enfin nous sommes
bien loin d’Horace ou de la simple galanterie, plus ou moins élé­
gante, précieuse ou satirique. Il faut réfléchir d’un peu plus près sur
ce sujet. D e quel amour Guillaume veut-il nous parler et quelle idée
nous en propose-t-il ?
Le livre n ’a rien de conventionnel et nous croyons volontiers à
la réalité de la description donnée par le poète de sa propre condi­
tion et de la situation dans laquelle il se trouve. Son livre est presque
le dernier qu’il ait écrit. Il est devenu amoureux dans sa vieillesse et
a éprouvé une grande passion pour une jeune fille très belle qu’il ne
nomme pas mais qui appartenait à une famille de haut rang. Elle a
pris l’initiative de lui marquer de l’intérêt. Elle ne l’avait jamais vu
mais elle avait admiré ce qu’il écrivait sur l’amour. Aussitôt il s’est
enflammé, a cherché à la voir, dans un verger de cerisiers, dans une
église et même dans un pèlerinage à Saint-Denis4. Ils ont corres­
pondu, franchi les cinq étapes de l’amour, selon les moyens des cinq
sens5, en commençant par l’ouïe, en continuant par la vue, le sentir,
le baiser, enfin l’union, qui leur a permis de reconnaître ce qu’ont
d’infini les mystères de Vénus. Mais il en est de l’amour comme de
tous les biens terrestres : il contient à parts égales les biens et les
maux. Après ses progrès merveilleux il va découvrir la décadence,
qui n ’est pas moins conforme à sa nature. Le poète connaîtra dans
leur ordre toutes les peines du désamour. L’aimée finira par se refu­
ser. Le m om ent du bonheur n ’aura été qu’un instant. Cela est nor­

4 V- 3555-57- Ce pèlerinage, qui se déroule en des lieux fort douteux, semble très
profane ! Il en va de même pour Paris et sa « chapelle ». Il s’agit surtout de l’amour
humain, à propos duquel Guillaume de Machaut utilise le langage de l’amour mystique
en parlant de «ravissement». L’image de la dame, que possède le poète, ressemble à
celle d’un « dieu terrien». Les termes employés font penser à une icône dont le carac­
tère sacré peut être méconnu de plusieurs manières : être peinte en vert, couleur de prin­
temps, et non en bleu céleste ; être trompeuse ou indigne d’une telle élévation ; elle ne
doit pas être abandonnée dans un tiroir, mais rester proche du poète et être accompa­
gnée de quelques objets intimes, qui jouent le rôle de reliques. Voir C erquiglini, p. 49
sqq.
5 Cinq messagers ont annoncé la venue de l’amour et ses progrès. Cinq autres
interviennent de manière symétrique dans la deuxième partie.

140
Le V o ir D i t de Guillaume de M achaut

mal si l’on réfléchit, comme font tous les médiévaux, au mouvement


naturel de la roue de Fortune. En suivant sa giration, qui est celle
du hasard6, on peut d’abord monter jusqu’au sommet, mais ensuite
il faut bien redescendre d’autant. La Bien-aimée elle-m êm e se con­
fond avec la Fortune.
Le poète respecte ici une manière de sentir qui est, de manière
générale, un heu commun chez ses contemporains. Il nous entraîne
dans ses joies et dans ses peines. Mais alors, que peut-on dire de ses
sentiments? S’agit-il d’un pessimisme sceptique? Quelle place
aurait la poésie dans ce pessimisme sans idéal ? Ou faut-il croire que
le poète, dans la joie ou dans la tristesse, s’abandonne à un cynisme
sans illusion en face de la jeune fille qu’Albert-Marie Schmidt appe­
lait « une allumeuse adolescente7 » ?
Revenons d’abord sur l’expérience de l’amour, qui est essen­
tielle, puisque le poète rédige une sorte d’art d’aimer, et plus préci­
sément d’aimer à soixante ans une très jeune femme. Comment
présente-t-il cet amour de vieillard? Peut-on parler de poésie
morale ou faut-il se réduire à l’esthétique et à la psychologie ?
A vrai dire, il n ’est pas question de morale à première vue. Le
poète nous décrit simplement sa tardive passion, qui commence par
le succès et finit par l’échec. Il ne s’arrête ni au culte de la Dame,
qu’il paraît pratiquer d’abord, ni à la dérision, sur laquelle il semble
déboucher. D ’une part, il donne son amour comme rare et unique,
d’autre part il parle parfois de la mort, avec laquelle pourraient
s’arrêter pour lui les alternances de la Roue de Fortune8.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer le succès amoureux. Cer­
tes, Guillaume de Machaut est trop vieux pour sa jeune maîtresse ; il
lui paraît assurément très laid et s’en rend compte. Mais il est poète,
et les poètes, qui sont nécessairement clercs, et qui le deviennent de
plus en plus lorsqu’ils vieillissent, sont en mesure, par leur parole,

6 Cf. V. 7611 SQQ.


7 Albert-Marie Schmidt, XIVe et XVe siècles français. Les sources de l ’humanisme, Lau­
sanne, 1964, p. 173.
8 Certes, il ne peut parler de lui-m êm e com m e d’un mort. Il se dit seulem ent
malade. La D am e pourra le guérir, puisqu’il s’agit de vieillesse sans doute, mais surtout
d’amour : cf. la ballade « Plourés dames, plourés vostre servant » (Voir D it, v. 673-96) qui
sera im itée par Eustache Descham ps (Oeuvres complètes, III, p. 270 sq.).

141
Alain M ic h e l et J acqueline C e r q u ig l in i- T oulet

leur culture et leur art, de donner des leçons d’amour à d’éventuel­


les maîtresses, et d’abord à la « Toute Belle ». Ils ont commencé par
l’ouïe, qui n ’avait pas besoin des yeux ou des caresses. Ensuite seu­
lem ent sont venus la vue et le toucher. L’amoureuse du Voir D it le
savait bien, puisqu’elle fut d’abord une lectrice de son poète. Elle
nous dit que l’oreille et non pas la vue a été le premier sens par
lequel elle connut sa passion. Ensuite sont venus l’élégance et l’hon­
neur, que révèlent les bonnes et belles paroles. Ce qui importe alors
est moins la sensibilité dans ses aspects analytiques que le
« sentement », qui est perception globale (sensus) de l’amour, où la
peine et le plaisir, l’âme et le corps peuvent se rencontrer, s’affron­
ter ou s’unir dans un type de connaissance original : la poésie y naît
d’abord du langage, non seulement dans ses tropes et ses figures,
mais dans l’expressivité même qui provient de leurs assemblages et
qui dépend aussi bien de la convenance des termes employés que de
la justesse de leur usage et de leurs agencements. N ous parlions de
poétique. Elle ne se réduit pas au formalisme mais elle montre que
chaque forme doit être appropriée aux sentiments, terme large qui
ne s’épuise pas dans le « sentement »9 mais doit être rapproché des
émotions, des caractères et des realia, qu’il s’agisse des exigences de
la politesse, des émotions et des passions ou de la courtoisie dans
tous ses aspects.
On arrive ainsi à définir une rhétorique, que les modernes n ’ont
pas toujours distinguée mais qui était importante aux yeux des
médiévaux, car ils la trouvaient pour une grande part dans les théo­
ries des rhéteurs antiques. Celles-ci avaient survécu, non sans de
larges adaptations qu’il nous faut reconnaître et souligner mainte­
nant, comme nous l’avons fait dans tout notre colloque.
Les figures des mots et les métaplasmes ou les schemata qui s’y
joignent dans la phrase et ses parties jouent d’abord un grand rôle.
Il faut souligner à ce sujet que le poète écrit en français et atteste dès
lors le succès grandissant de la langue vulgaire ; mais, comme ses
contemporains Dante ou Pétrarque, il reste imprégné des modèles
antiques et utilise les exemples variés qu’il a trouvés chez eux,
notamment grâce au procédé de Yadnominatio avec ses assonances

9 Voir plus haut n. 3.

142
Le V o ir D i t de G uillaume de M achaut

intérieures qui rythment et accentuent le discours (« m e r » et


« amer », etc.)- Cette forme d’expression101, qui associait une figure de
pensée à un jeu de mots, avait aussi connu un grand succès dans la
latinité médiévale, qui aimait accentuer les idées par un certain hiéra­
tisme formel fondé, comme le voulaient les musiciens, sur les symé­
tries et les répétitions. D ’une manière plus générale et plus complexe,
on aimait, depuis Dante et le stil novo à combiner la fibre fluidité des
versets et la brièveté rythmique des formules qui constituaient le vers
proprement dit et s’associaient dans chaque «stance» ou strophe11.
D es procédés semblables, qui s’harmonisent dans l’art de l’imitation,
apparaissent chez Guillaume et sont repris par d’autres auteurs,
notamment par Eustache Deschamps, son lecteur attentif12.
Venons-en maintenant aux figures de pensée proprement dites.
Ici encore, la méthode utilisée consiste à aller un peu plus loin que
le formalisme et à accorder figure et pensée. Je pense au principal
procédé qui domine les poétiques médiévales. Il est constitué par la
definitio ou par la descriptio. Les deux termes sont nettement diffé­
renciés depuis la rhétorique des anciens. La descriptio présente sou­
vent son objet de manière idéale en mettant ensemble les
différentes qualités selon un ordre méthodique où la logique vient
s’associer à la sensibilité : on va vers les blasons, que les grands rhé-
toriqueurs apprécieront jusqu’au temps de la Renaissance. Cela per­
m et évidemment d’approcher l’idéal à partir de la métaphore et de
la métonymie, de l’élévation extrême et de la totalité harmonieuse.
L’art médiéval du portrait témoigne de cette technique, que ce soit
en peinture ou en littérature. Mais une telle démarche comporte un
danger. Elle favorise une sorte d’optimisme formel qui risque
d’aboutir à la convention. Or les médiévaux sont fort soucieux de la
spécificité du réel. D ès le xe ou le xie siècle, ils se montrent très
attentifs à la connaissance de la laideur et à sa description. D ès lors,
celle ci ne se contente plus de l’idéalisation13.

10 Voir en particulier C erquiglini, p. 65-68 (on observe que l’art musical de la


répétition conduit le poète à préférer à « virelai » le term e de « chanson balladée »).
11 D ante a mis au point dans le De vulgari eloquentia la définition de ces différentes
formes poétiques que les auteurs de son temps utilisaient plus ou moins.
12 Voir plus haut n. 8.

143
Alain M ic h e l et J a cqu eline C e e q u ig l in i- T oulet

Cela est particulièrement évident lorsqu’il s’agit de parler


d’amour. Depuis les troubadours, on s’est efforcé bien souvent de
présenter l’image idéale de la Dame. Mais cela n ’excluait pas les cri­
tiques et l’ironie. L’antiquité avait laissé de la femme une image
mitigée, volontiers sévère. Les médiévaux connaissaient Juvénal et
l’imitaient lui aussi. On s’en était avisé dès le temps des Goliards.
Le xiv6 siècle est dominé en cette occurrence par un fait littéraire
que nous atteste le Roman de la Rose. Dans la première partie de ce
grand poème, Guillaume de Lorris utilise tous les procédés de la
grâce et de la beauté, notamment la stylisation allégorique pour
idéaliser l’image de l’amour. Ensuite vient Jean de M eun. Il
dénonce tout faux-semblant. Avec Genius, personnage du roman
qui introduit la pensée philosophique et son réalisme en même
temps que son désir de pureté, il reprend tous les thèmes de la
m isogynie14. Ainsi dans une œuvre unique et prestigieuse les formes
diverses de l’amour se trouvent confrontées. On devine, quoique
cela ne soit pas affirmé dogmatiquement, que le conflit peut se
résoudre dans l’image de nature, que les Chartrains et Alain de Lille
avaient exaltée avant saint Thomas.
Est-il possible de trouver ou de mettre de la beauté dans une
telle synthèse? Il semble que Guillaume de Machaut était bien
placé pour réfléchir à ime telle question. D ’abord, il était expert à la
fois en romanesque comme poète et en harmonie ou en « douceur »
comme musicien. Et surtout, il s’y connaissait en laideur puisqu’il
était vieux. Cependant, durant toute sa vie, il réussit de manière
éminente à faire triompher la beauté, fut-ce en l’associant à la dou­
leur et à l’échec (car l’éternité ne pouvait être donnée à son amour
humain et trop humain). Comme les poètes médiévaux, comme
plus tard Pétrarque, il pense à Marie, qui est l’étoile de la mer. Mais134

13 N ou s renvoyons par exemple à la liste de descriptions exemplaires proposée au


x n e siècle par M athieu de Vendôm e (Ars versificatoria).U affreuse sorcière Béroé voisine
chez lui avec la belle H élène.
14 Cf. Roman de la Rose : G enius y est le représentant d’une philosophie à la fois sati­
rique et classique (on pense à Alain de L ille et on peut prévoir, dans la tradition des
Goliards, le rire rabelaisien). Faux-Semblant est lui aussi un personnage allégorique.
C om m e la « V ie ille » entrem etteuse et avec elle, il se m et au service de l’hypocrisie
fém inine et de la coquetterie.

144
Le V o ir D i t de Guillaume de M achaut

Vénus elle aussi est une étoile, née de la mer. Et c’est à elle en fin de
compte que pense le poète. On pourrait dire, en conclusion d’une
telle expérience, que Guillaume de Machaut s’est efforcé d’harmo-
niser les contraires dans la nature : il a semblé y parvenir. Mais cela
n ’allait pas sans une tension qu’il sut reconnaître15.
N ous voyons qu’au point où nous sommes arrivé la réflexion sur
le langage s’élargit sans se démentir. Il semble bien que le poète ait
trouvé une sorte de solution, qui résidait dans son art. La femme
aimée l’a rejeté. Elle ne pouvait faire autrement, il était trop vieux,
avec les inconvénients que cela supposait dans le monde de nature.
Mais la jeune lectrice a gardé les livres du vieux poète. Sur ce point
elle lui restera peut-être fidèle16. On pourrait dire, comme le font
volontiers nos contemporains à propos d’autres auteurs, que son
triomphe se situe seulement dans l’ordre du langage. Mais cela ne
suffirait pas ou risquerait de conduire à des conclusions ambiguës
du point de vue de la poétique. N ous devons surtout éviter de la
réduire à un formalisme stylistique. Deux exigences subsistent dont
les poètes médiévaux sont profondément conscients et qui, chaque
fois, mettent le sens17 en question et en oeuvre dans la forme même.
En effet, les linguistes savent aujourd’hui que, dans la parole, le
signifiant renvoie toujours au signifié et que ce dernier doit s’accor­
der au référent. D ès lors, le langage implique à la fois une réflexion
sur l’élégance, qui est simplicité ou virtuosité, et sur le réel et le vrai
(on s’interroge ici sur les ornements, leur convenance et la part de
l’imaginaire).
Sur le premier point, nous avons dit que Guillaume de Machaut
concilie la simplicité qu’employaient volontiers les poètes amou­
reux (qu’il s’agisse d’amour sacré ou profane) et l’abondance du
style figuré. Les techniques de la forme poétique (vers et prose,
brièveté du vers, complexité de l’écriture et notamment du vers) les

15 A ce propos, on peut souligner chez le poète les alternances de la joie et de la


dépression mélancolique.
16 E lle se souviendra de son talent, puisqu’elle apprécie d’abord en lui la gloire de
la parole, qui dépasse la mort.
17 N o u s em ployons cette fois le m ot dans sa valeur logique et linguistique.

145
A lain M ic h e l et J a cq u elin e C e r q u ig l in i- T o u l e t

y autorisaient. On pouvait ainsi, selon les règles de la « politesse » et


de la convenance, associer le plus grand dépouillement et toutes les
possibilités des figures18. On aboutissait de la sorte à la diversité de
deux langages (classique et pré-baroque) ou plutôt à leur harmonie.
Dans ses choix l’imagination cherchait à découvrir accord et con­
trastes entre l’un et le multiple. On pouvait aboutir à leur confron­
tation ou à leur harmonie, à la grâce de Charles d’Orléans, à
l’allégorie de « cœur d’amour épris » ou au réalisme mélancolique
de Rutebeuf ou Villon. Il est bien évident que Guillaume de
Machaut, dans son amour douce-amère, se tient à la croisée de ces
chemins et ne veut abandonner ni l’un ni l’autre.
En l’occurrence, il ne s’agit pas seulement de la forme. Qui
parle du style et cherche à pratiquer des choix dans ce domaine,
parle aussi de la vie, prise en sa totalité, parole, sagesse, beauté.
Cela est vrai d’abord en ce qui concerne la logique même du
discours. Depuis les origines de la poésie médiévale (et aussi depuis
la tradition gréco-latine), les poètes n ’ont cessé de s’interroger sur-
la cohérence de leurs pensées. A propos de l’amour, une question
vient sans cesse à nos lèvres : est-il bon, est-il mauvais ? Les lyriques
s’étaient d’abord partagés entre l’idéalisation et la satire. Le Roman
avait hésité, Chrétien de Troyes avait critiqué Tristan et Yseut, mar­
qué à la fois tendresse et réprobation pour Guenièvre et Lancelot ;
nous avons dit l’ambiguïté du Roman de la Rose. Cette dernière ten­
dance nous paraît dominante chez Guillaume de Machaut, qui
insiste de surcroît sur sa situation biographique mais ne veut pas
négliger le symbolisme général rattaché à son cas particulier.
N ous entrons ici, pour conclure, dans une réflexion sur la
sagesse et sur ses valeurs morales. N ous pressentons déjà qu’elles ne
sont ni négligeables ni banales. Pourtânt les commentateurs moder­
nes, jusqu’au début du xxe siècle, ont trouvé la situation décrite dans
le Voir D it choquante, voire indécente. N ous savons aujourd’hui

18 La convenance et la grâce, chères aux rhéteurs antiques, aux orateurs et poètes


latins de Cicéron à Virgile, H orace et Ovide, célébrées par saint Augustin à travers la
notion d’aptum, pouvaient intervenir notam m ent pour adapter les qualités sensibles du
style aux exigences surtout spirituelles de l’idéal. La politesse jouait un rôle très im por­
tant dans la société médiévale. N o u s voyons ici com m ent elle se com bine peu à peu avec
les règles de l’esthétique littéraire.

146
Le V oir D i t de Guillaume de M achaut

qu’elle est riche de signification. Elle n ’exclut pas la beauté, ni


même la philosophie, puisqu’elle met en jeu la tendresse, l’huma­
nité et même l’humanisme, le temps, les passions et les images du
monde naturel et social. N ous venons de souligner que les formes
choisies, du fait qu’elles tendent à la convenance, à la conciliation
ou l’accommodation mutuelle de l’un et du multiple, permettent de
préserver le réel, ses ambiguïtés et ses doutes. La poésie avait tou­
jours été attentive à la technique des jeux-partis. Elle peut ainsi,
sans renoncer au christianisme, retrouver l’intérêt que les Anciens
prêtaient au doute, à la fable ou plus simplement au dialogue entre
les contraires. Le Voir D it constitue donc un vaste dialogue poétique
sur les ambiguïtés de l’amour courtois.
Mais de quel amour précisément? Ici même, Guillaume n ’est
pas tout à fait sans modèles. Les médiévaux se sont intéressés aux
diverses formes sociales et littéraires de cette passion. Il suffit pour
y penser de se référer à André le Chapelain et à l’ouvrage qu’il a
publié De amore. N ous y trouvons bien sûr les règles de la courtoisie
et son vocabulaire latin. Mais, ce qui est plus important pour le sujet
qui nous intéresse, il y fournit des modèles appropriés à la parole
amoureuse selon la condition des amants19. Le manant peut rencon­
trer la dame noble, le seigneur la bourgeoise, etc. Il nous paraît vrai­
semblable que Guillaume de Machaut ait obéi à des inspirations
analogues. Il ne les avait pas nécessairement reçues d’un seul type
de modèles. Comme tous les auteurs de son temps il les avait
d’abord trouvées dans l’Antiquité et particulièrement dans ce qu’on
pouvait appeler la morale d’Ovide, où les Amours se mêlaient à l’A r t
d'aimer et aux Tristes ainsi qu’à tout le lyrisme élégiaque, à l’évoca­
tion de ses ruses, de ses tristesses et de ses joies ; à cela s’étaient
joints souvent la paillardise et l’épicurisme cynique des fabliaux. La
refigion catholique s’était aussi servie des mêmes figures pour dire
les différentes formes de la charité et l’amour le plus idéal où abou­
tissaient, plus encore que la psychologie des scolastiques, les cultes
des saints et de Marie. Les deux pratiques se mêlaient volontiers
dans le langage et dans la pensée, par exemple dans les psaumes et

19 Ces m odèles correspondent exactement aux types sociaux présentés et connus


par les romanciers et les conteurs ; ils perm ettent de mettre en honneur ou en question
leur morale avec ses rêves, ses faiblesses et ses ambiguïtés.

147
A lain M ic h e l et J acqueline C e r q u ig l in i- T oul et

les cantiques, dans l’Ave maris stella et dans toute la liturgie. Mais il
existait encore une autre tendance, qui se manifestait dès le xie siè­
cle entre les belles disciples et les maîtres qui leur enseignaient les
artes, lettres et philosophie. Cela pouvait se produire en toute hon­
nêteté entre Baudri de Bourgueil20 et les grandes dames du Poitou
ou, moins justement et pour son malheur, chez Abélard. N ous
avons gardé les lettres enthousiastes d’une étudiante qui n ’était sans
doute pas H éloïse mais qui se comparait elle-m êm e à la lune et son
professeur au soleil21. Le vieux Guillaume n’a pas reçu un succès
aussi profond auprès de la Toute Belle. Mais, comme beaucoup de
clercs et de poètes, il a obtenu de son admiratrice tout le prestige
qui est accordé parfois aux clercs et aux poètes. Sa lucidité, qui ne
méconnaît jamais le réalisme, lui permet d’éviter les illusions en
conservant quelques avantages.
En vieillissant, il a voulu rester homme, tout homme, tout
l’homme. Il n ’a ni oublié ni méconnu les exigences savantes du lan­
gage et de la logique. Le premier, assisté par la grâce et la beauté,
qu’il trouvait sans doute aussi dans la musique, dans sa « douceur »
et ses douleurs, lui permet de garder son aspiration pour le rêve et
l’idéal tout en reconnaissant la laideur réelle dans la mélancolie et
dans l’ironie qui s’adresse à lui-même aussi bien qu’à son prochain.
Le sujet singulier qu’il a choisi dans le Voir D it atteste sa volonté
audacieuse et ardente de conserver, en les figeant quelque peu dans
les beautés de sa poésie, toutes les pulsions contradictoires d’un siè­
cle où il voyait la civilisation médiévale se dissocier sans se renoncer
devant la m ontée d’un classicisme moderne et baroque à la fois qui
allait s’épanouir au temps de la Renaissance. Il part des troubadours
mais aussi des goliards ; il imite en même temps Perceval et Lance­
lot, la logique scolastique, la fantaisie des jongleurs, la prière des
théologiens, le bon-sens des sages et quelques-unes de leurs folies ;
sa dialectique est poésie et dialogue, mais jamais synthèse fermée :
elle ne s’unifie que dans la diversité de la vie. Le poète est comme
tout hom m e jusqu’au temps de la vieillesse et de la mort, il reflète

20 Voir, pour Baudri, l ’éd. com m entée de Jean-Yves Tílliette.


21 Cf. les Epistolae duorum am antium éditées par E. K önsgen à partir d’un ms. du
xv6 siècle. Cette date com m e l’extrême préciosité du style rendent très improbable
l ’attribution à Abélard et à son amante.

148
Le V oir D i t de Guillaume de Machaut

toute la vie, avec l’un et le multiple, les rêves, joie et chantepleure,


sourire plutôt que rire, les splendeurs et les douleurs. La vieillesse
vient et se passe ; le désir subsiste à côté de la sérénité. Mais en cette
vie si emplie de nuances, la synthèse ne vient jamais ou elle reste
provisoire. Telle est, entre Dante et Pétrarque, entre Marie la Foi et
Vénus la Fortune, la sagesse que la poésie offre à Guillaume de
Machaut.

149
Index des auteurs et des œuvres

Abélard 51, 63 et 63 n. 3, 13, 81-90, A r t d'aimer 147 (Ovide)


115-117, 119, 127, 128 n. 20, 148 A r t grammatical 130 (Donat)
et 148 n. 21 A r t poétique 108, 121, 132-133
Adam de Saint-Victor 112, 116, 134 et (Horace)
134 n. 40 Arundel 29
Adam de Perseigne 95 -9 6 A u b r y P. 11 2 n .
11
Alain de Lille 61 n. 1, 73 n. 14, 76 et 76 Aucassin etNicolette 71, 72 n. 13
n. 17, 78-79, 105, 110, 129, 132, Augustin (saint) 15-16, 2 0 et 2 0 n. 10,
144 et 144 n. 14 23-24, 26, 41, 49-50, 93, 123 et
Aletheia (Lady) 29 123 n. 5 ,1 4 6 n. 18
Al-Farabi 52 A ve maris stella 148 (Thomas d’Aquin)
A l f é r i (Pierre) 88 et 88 n. 5
Banqtiet 33 (Platon)
A l o n s o M. k . 5 3 n . 7
B a r n e s J. 34 n. 5
Alvar de Cordoue 48
B a r o n R. 52 n. 6
Atnadas et Ydoine 78-80
Ba r t h P. 113 n. 13
Amauriciens (les) 66-67, 70
B a t a il l e(Georges) 123
Amaury de Bène 66
Bataille des VU A rts 64 et 64 n. 4 (Henri
Ambroise (saint) 20 et 20 n. 10
d’Andely)
A m our des Lettres et le désir de Dieu (L)
Bataille des Vins 64 et 64 n. 4 (Henri
4 8 G- Leclercq)
d’Andely)
Amours 147 (Ovide)
Bataille Loquifer 69
André le Chapelain 147
Baudri de Bourgueil 124, 128, 148 et
Anselme (saint) 16, 84-85
148 n. 20
Anticlaudianus 129 (Alain de Lille)
Bède le Vénérable 9 4 ,1 0 0
A rasse (Daniel) 30 n. 1
(Jamel Eddine) 70 n. 11
B e n c h e ik h
Aristote 14 et 14 n. 2, 22, 24, 30, 34, 38
B e n t o n (John) 9 5 et 9 5 n. 4
et 38 n. 16, 39 n. 1 7 ,1 8 , 20-21, 42,
Berkeley 82
5 6 ,8 7
Bernard de Chartres 23, 53-54
A r m is e n M. 34 n. 5
Bernard de Clairvaux 26, 48, 94
Amoul d’Orléans 130
Bernard de Morías 108, 111, 115, 117,
A rs versificatoria 125 n. 11, 144 n. 13
118 n. 2 0 ,1 1 9
(Matthieu de Vendôme)
B ernard (Philippe) 104

' Les nom s d’auteurs anciens sont en minuscule, les nom s d’auteurs m odernes en
petites capitales, les titres d’œuvres en italique.
I ndex

Bernard Silvestre 1 0 5 ,1 3 0 ,1 3 2 -1 3 3 Comanini (Gregorio) 3 7 et 3 7 n. 12


Bianchi-Bandinelli R. 3 6 n. 10 C ombés 4 9 n. 3
Blume B. 115 n. 14 Commentaire sur le Timée de Platon 3 5 et
Boèce 23-24, 29-30, 35, 41 et 41 n. 28, 35 n. 6, 8 ,9 (Proclus)
42, 54, 86, 93 -9 4 Condillac 82
B o l g a r R. R. 1 2 7 n. 17 C onley Th. 28
Bonaventure (saint) 16, 23 Consolation de Philosophie 23, 41 (Boèce)
B o n d G. 129 n. 24 Conte du G raal 71
B o s s u a t R. 129 n. 2 6 Continuatim Gauvain 72 n. 13
B o u r g a in (Pascale) 109 n. 4, 122, 126 C ullin (Olivier) 7
n. 13 C urry-W o o d s M. 28
Bruni (Leonardo) 42 C urtius (Ernst Robert) 131
Budé (Guillaume) 22 Cyprien (saint) 49
B u n d y M. W. 3 4 n. 5
D a h a n (Gilbert) 102 n. 10
B u r n y e a t M. 3 4 n. 5
Dante 2 3 -2 4 et 24 n. 15, 29, 42-43, 66,
C amargo M. 28 1 3 6 ,1 3 8 ,1 4 2 -1 4 3 ,1 4 9
C aplan (Harry) 27 D e B r u y n e (Edgar) 27, 125 et 125 n.
Carmen ad Astralabium 81 (Abélard) 10
Carmen paschale 131 (Sedulius Scotus) De anima 35, 38, 3 9 n. 17,18,20 (Aris­
Carmina huraña 8 0 ,1 1 6 n. 17, 1 1 7 ,1 2 8 tote)
n. 21 D e castitate servanda 108 (Bernard de
C arroll (Lewis) 72 Morías)
Cassiodore 23 De cmtemptu mundi 108, 111 n. 7 (Ber­
Cathares (les) 66 -6 7 nard de Morías)
C erquiglini (Jacqueline) 137* et 137 D e diligendo Deo 2 6 (Bernard de Clair-
n. 1, 139 n. 3 ,1 4 0 n. 4 ,1 4 3 n. 10 vaux)
Cervantès 17 D e doctrina Christiana 4 9 n. 3 (Augustin)
Chanson de Roland 75, 76 n. 18 D e grammatico 85 (Anselme)
Charles d’Orléans 146 De inventione 23-24, 33 et 33 n. 4, 34,
C henu M. D . 27 48, 54 -5 5 (Cicéron)
Chevalier à la Charrette (Le) 9 8 (Chré­ D e memoria et reminiscentia 3 9 (The-
tien de Troyes) mistius)
Chevalier à l ’épée (Le) 72 n. 13 D e mmarchia 23 (Dante)
Chrétien de Troyes 61 n. 1, 72 n. 13, D e musica 2 0 (Augustin)
73- 74 et 74 n. 15, 75, 78-80, 94, D e octo viáis 108 (Bernard de Morías)
9 5 n. 5, 9 8 ,1 4 6 D e oratore 5 6 (Cicéron)
Cicéron 13-14, 23-24, 29-30, 32-33 et D e ordine 9 3 ,1 2 3 et 123 n. 5 (Augustin)
33 n. 3,4, 36, 38, 47-48, 54, 56-57, D e pictura veterum 29, 3 7 n. 11 (Junius)
146 n. 18 D e Planctu Naturae 76 n. 17, 78-79
Cligès 61 n. 1, 74 n. 15, 78, 9 7 n. 8 (Alain de Lille)
(Chrétien de Troyes) D e regno 23 n. 13 (Thomas d’Aquin)
C ollet (Olivier) 74 n. 15 De scientiis 52, 53 n. 7 (Gundissalvi)

152
I ndex

D e Trinitate 1 0 8 ,1 1 8 n. 2 0 (Bernard de F redborg (Karin M.) 41, 54 n. 10


Morias) Friis-Jensen K 133 n. 3 6
D e vulgari eloquentia 13 6 (Dante) Fumaroli (Marc) 27
Della difesa della Comedia di D ante 3 1
(Mazzoni) G andillac (Maurice de) 15 n. 4
Demoiselle à la M ule (La) 71, 12 n. 13 G autier L. 134 n. 41
Démosthène 13 Gautier de Châtillon 110
Denys PAréopagite (pseudo-) 15, 24, Gautier de Coincy 94
2 6 ,4 2 G autier (Théophile) 107
Deschamps (Eustache) 141 n. 8 ,1 4 3 Gawain and the Green Knight 71, 12 n.
Dialectica 83-84, 86 (Abélard) 13
Didascalicon 51-52, 56, 132 n. 33 Geoffroy de Vinsauf 22 n. 12, 63, 93,
(Hugues de Saint-Victor) 1 0 3 ,1 1 6 , 1 2 4 ,1 2 6 -1 2 7 , 133
Donat 130 Gerhoh de Reichersberg 102 n. 11
D onavin (Georgiana) 27 Gervais de Melkley 1 0 1 ,1 1 6
D or (Juliette) 12 n. 13 G ilson (Etienne) 27, 51
D reves G. 115 n. 14 Gislebert 30
D ronkeP. 121 n. 17 Gloses sur les catégories 87 (Abélard)
D ufournet (Jean) 72 n. 13 Gloses sur Porphyre 8 6 (Abélard)
D u Sublime 43 (pseudo-Longin) Gloses sur Priscien 5 6 (Guillaume de
Conches)
E bbesen S. 133 n. 36
Godefroid de Reims 124
Eckhart 16
G o l d s c h m i d t (Victor) 34 n 5
Eco (Umberto) 1 2 5 ,1 3 3
Goliards (les) 144 n. 14
E dwards M. 134 n. 39
Gorgias 14
Eginhard 51 et 51 n. 5
Gorgias 62 (Platon)
Eloges 105 (Saint-John Perse)
G ourmont (Rémy de) 2 7 , 134
Enéide 1 3 0 ,1 3 2 -1 3 3 (Virgile)
Grécisme 130 (Evrard de Béthune)
Entheticus 51 (Jean de Salisbury)
Grégoire le Grand (saint) 11
Epistulae duorum amantium 148 n. 21
G rabener (Hans-Jürgen) 105 n. 2
Epitre aux Pisons 133 (Horaee)
G rondeux A. 130
Erasme 22
G ross C. 28
E rnout (Alfred) 121 n. 2
G rube G M .A. 3 6 n. 10
Etymologies 20 (Isidore de Séville)
Guibert de Nogent 129
Evrard de Béthune 130 Guichard de Lyon 108
Evrard l’Allemand 1 9 -8 0 ,1 0 5
Guillaume de Champeaux 84
E xeter (Joseph) 106
Guillaume de Conches 51, 55 -5 6
EaralE. 22,1 2 5 n. 9 Guillaume de Lorris 11 n. 12, 13, 14 n.
Fàrges 4 9 n. 3 15, 1 5 ,1 4 4
F errari-Bravo A 77 n. 12 Guillaume de Machaut 14, 131-140 et
Ficin (Marsile) 3 1 et 31 n. 14 140 n. 4 ,1 4 1 ,1 4 3 -1 4 9
Figino (U) 3 1 et 3 1 n. 12 (Comanini G.) Guillaume d’Ockham 83, 88
F ontaine (Jacques) 21 n. 1 1 ,1 3 1 Guiraut Riquier 94

153
I ndex

Gundissalvi 51,54 J a u s s (Hans Robert) 95, 9 6 n. 6


Jean (saint) 16, 134
H a lv a r so n K. 108 n. 3 Jean de Garlande 105
H a m esse (Jacqueline) 109 n. 4 Jean de M eun 71 et 71 n. 12, 75, 77 n.
H ä r in g 76 n. 17 19, 78-80, 9 4 ,1 4 4
H a s e n o h r (Geneviève) 9 6 n. 6 Jean de Salisbury 23, 53 n. 8, 56 et 56 n.
Henri d’Avranches 124 11, 57
Henri d’Andely 64 et 64 n. 4 Jean Renart 72 n. 13
Heptateuchm 53 (Thierry de Chartres) Jean Scot Erigène 71
Héroïdes 123 n. 4 (Ovide) J eauneau E. 53 n. 9
Hiérarchie des puissances célestes 15 J enkins T A. 9 5 et 9 5 n. 3
Hildebert 108 Jérôme (saint) 49
Hildegarde de Bingen 113-114, 117, J ohnston M. P. 28
119 J olivet (Jean) 27, 63 n. 3, 8 7 n. 4 ,1 1 6
H i l k a A . 116 n. 17 Jon (François du) 29
Hisperica fantina 19 J ung (Marc-René) 95 et 9 5 n. 5, 9 6 n.
Historia calamitatum 84, 128 n. 20 6 ,9 7 n. 8
(Abélard) J u n iu s (Francisais) 29, 3 6 -3 7
Homélies sur Ezéchiel 17, 18 n. 7 (Gré­
K ennedy (George A.) 27
goire le Grand)
K euls E. 3 6 n. 10
Homère 36, 76 n. 18
Khawan (René) 70 n. 11
Horace 19, 93, 108, 121-122, 126,
K lopsch P. 124 n. 8
1 3 2 -1 3 4 ,1 3 6 ,1 4 0 ,1 4 6 n. 18
K oenig V E 94 n. 1
Hortensius 48
K önsgen E. 148 n. 21
Hraban Maur 18
H u e m e r 131 n. 31 L abande E.R. 129 n. 2 5
Hugues de Saint-Victor 51-52, 55-56, Laberintos 8 0 ,1 0 5 (Evrard l’Allemand)
132 n. 33 L a Brasca (Frank) 30
Hunbaut 71, 72 n. 13 Lactance 4 9
H u n t (Thomas) 63 n. 3 L ai de P Ombre 71, 72 n. 13 (Jean
Huon de Méry 74, 75 n. 16 Renart)
H u y g e n s R. B. C. 122 n. 3, 123 n. 4 Lais de Marie de France 64 n. 5
Hymnarius Paraclitensis 115 n. 16 (Abé­ Lais féeriques des xn‘ et xm e siècles 64 n. 5
lard) Latini (Brunetto) 24 et 24 n. 15
L eclant (Jean) 7
Im bert (Claude) 34 n. 5 L eclercq (Jean) 27, 4 8
Ion 43 (Platon) L e c o y (Félix) 72 n. 13
Isagogi 84 (Porphyre) L e G o f f (Jacques) 27
Isidore de Séville 20, 4 9 L ehtonen T. M. S. 122 n. 3
Isocrate 4 7 L é v in a s (Emmanuel) 62 n. 2
Itinéraire vers Jérusalem 6 6 -6 7 (Pierre L e V o t (Gérard) 81 n. 1
le Chantre) L évy (Carlos) 62 n. 2
Iv er sen (Guidila) 1 0 4 ,1 0 9 , 111 n. 8 L ibéra (Alain de) 27, 83 et 83 n. 1

154
I ndex

L ittré (Emile) 64 n. 4 M q u e l (André) 70 n. 11


L loyd G. 34 n. 5 M ille et Une N uits 70 et 70 n. 11
Locke 82 M i n n i s A. J. 122 n. 3
Logica Ingredentibus 83, 86, 8 7 (Abé­ Miracles de Notre Dame de Soissons 9 4 n.
lard) 1 (Gautier de Coincy)
Logica Nostrorum 86 (Abélard) M s s e t E . 112 n. 11
Lois 4 7 (Platon) M o n f r i n (Jacques) 128 n. 20
L ongère (Jean) 9 6 et 9 6 n. 6 M o r a - L e b r u n (Francine) 76 n. 18
Loup de Ferrières 51 et 51 n. 5 M u g n ie r R. 3 9 n. 21
Lucain 22 et 22 n. 12, 127 M u n a r i (Franco) 110 n. 6 ,1 2 5 n. 11
L utz E. C. 27 Musso (Noël) 137 n. 1
Maccagnolo (Enzo) 63 n. 3 Nicolas de Cues 25
Marcabru 94 Noces de Philologie et Mercure 50 et 5 On.
Macrobe 40, 41 n. 27, 47, 1 3 0 ,1 3 2 4 ,5 1 (Martianus Capella)
M ariale 115 et 115 n. 14 (Bernard de
O n g W J . 118 n. 22
Morlas)
Orator 32, 33 n. 3, 3 4 (Cicéron)
Marie de Champagne 96, 9 7 n. 8, 98
Organon 5 6 (Aristote)
Marie de France 67
O r g e u r (Stéphane) 75 n. 16
Marius Vîctorinus 54
Ovide 1 2 2 ,1 4 6 -1 4 7
M arrou (Irénée) 21
O w e n G. 3 4 n. 5
Martianus Capella 50-51, 53-54
M assignon (Louis) 25 Pa e t o w L. J. 64 n. 4
Matite Ermengaud 94 P a n o f s k y 33 et 33 n. 3
M athieu-C astellani G . 1 2 7 n. 17 Paradis (le) 43 (Dante)
Matthieu de Vendôme 110 et 110 n. 6, Paraphrase de D e Pâme 39 et 3 9 n. 19
116, 125-126, 130, 133, 135, 144 (Themistius)
n. 13 P a t r iz z i F. 3 7 et 3 7 n. 13
Mazzoni J. 3 7 et 3 7 n. 13 Paul (saint) 15 et 15 n. 3, 16
M eillet A. 121 n. 2 Perceval 72 n. 13 (Chrétien de Troyes)
M êla (Charles) 74 n. 15 P e r e l m a n 14
Méliacin ou le cheval de Fust 76 n. 18 Perlesuaus 72 n. 13
M èliga (Walter) 9 5 n. 2 P e r n o t (Laurent) 62 n. 2
Metakgicom 53 n. 8, 56 et 5 6 n. 11, 5 7 n. Pétrarque 22,138, 142, 1 4 4 ,1 4 9
12 (Jean de Salisbury) Pharsale 22 n. 12 (Lucain)
Métamorphoses 130 (Ovide) Phèdre 1 6 n. 5, 62, 73 n. 14 (Platon)
M ews (Constant) 83 Phidias 3 6
M eyers J. 127 n. 17 Philippe le Chancelier 112
M chaël (Ludmila) 61 P ic o n e M. 128 n. 23
M cha (Alexandre) 64 n. 5 Pierre Damien 4 8
M chel (Alain) 27, 29, 3 0 et 30 n. 1, 33 Pierre de Blois 1 1 2 ,1 1 4 ,1 1 7 -1 1 9
et 33 n. 3 ,4 2 ,1 1 3 n. 1 3 ,1 1 6 ,1 3 7 * Pierre Hélie 57
M ihm (Timmel) 66 n. 7 Pierre le Chantre 64-67, 74

155
Index

Pierre le Vénérable 1 0 8 ,1 1 7 Roman de Caradoc 71, 72 n. 13


P igeaud (Jacky) 3 4 n. 5 Roman de la Rose 17, 61 n. 1, 75, 77 n.
Planctus D avid super Saul et Ionatha 115 19, 144 et 144 n. 14, 1 4 6 (Guil­
n. 15 (Abélard) laume de Lorris et Jean de Meun)
Platon 14 et 14 n. 2, 2 0 n. 10, 22-24, Roman de Thèbes 76 n. 18
29-31, 33 -3 5 et 3 5 n. 1, 9, 36, 3 8 et Roscelin de Compiègne 84-86, 88-89
38 n. 1 5 ,4 2 -4 3 ,4 7 -4 8 , 56 Rossi (Luciano) 7On. 11
Platoniciens (les) 15 -1 6 Rubens 29
Poétique (la) 3 5 (Aristote) Rutebeuf 146
Poetria nova 22 n. 12, 63, 93, 124, 126
Saint-John P erse 105
n. 15 (Geoffroy de Vînsauf)
Sampoli Simonelli M. 9 5 et 95 n. 5
P oirion (Daniel) 27, 71 n. 12, 74 n. 15
P olak E. J. 28
Saturnales 40, 41 n. 2 7 (Macrobe)
Schmidt (Albert-Marie) 141 et 141 n. 7
Porphyre 84
Schofield 3 4 n. 5
Poussin (Nicolas) 29
Schuhl P. M. 3 6 n. 10
Proclus 35 et 35 n. 6,8,9, 36, 38
Schumann 0 . 1 1 6 n. 17
Protagoras 14
Schweitzer B. 3 4 n. 5
P urcell W. 28
Scott A. B. 122 n. 3
Purgatoire (le) 43 (Dante)
Purgatoire de Saint Patrice 67, 69 (Marie
Sedulius Scotus 131
Serm ons sur le Cantique des Cantiques 2 6
de France)
Pythagore 21 (Bernard de Clairvaux)
Shakespeare 17, 22 et 22 n. 12
Querelle des universaux (L a) 83 (Alain de Smeets (Jean Robert) 95, 9 6 n. 6
Libéra) Socrate 62
Quête du G raal 94 Somme théologique 23 et 23 n. 14, 32, 42
Quintilien 5 4 ,1 2 4 n. 7 et 42 n. 3 0 (Thomas d’Aquin)
Songe d ’E nfer (Le) 6 6 n. 7, 67 e t 6 7 n. 8,
Rabelais 17, 72
68 n. 9 ,1 0 , 69-70, 74-75 (Raoul de
Raoul de Houdenc 65, 6 6 n. 7, 67-69,
Houdenc)
71, 72 n. 13, 73-75, 7 7 n. 19
Songe de Sripion 47, 132 n. 3 4 (Cicéron)
Raphaël 38
Sophiste 3 5 n. 7, 3 6 -3 7 et 3 7 n. 14 (Pla­
Raymond Lulle 25, 94
ton)
Renou (Louis) 2 6
Sophistes (les) 14, 23
République (la) 36, 3 8 et 3 8 n. 15, 4 7
Spina-Barelli E. 3 7 n. 12
(Platon)
Stella (Francesco) 104
Rhétorique (la) 35, 4 0 et 4 0 n. 22 (Aris­
Stoïciens (les) 14
tote)
Strabon 4 0 et 4 0 n. 2 6
Rhétorique à Herennius 48, 54
Straub (Richard) 70 n. 11
Riché (Pierre) 28, 4 8 n. 1 ,2
Strubel (Armand) 71 n. 12, 74 n. 15
Rispoli G. 34 n. 5
Szôverffy (Joseph) 82 et 82 n. 2, 89,
R oach (William) 72 n. 13
112 n. 1 0 ,1 1 5 n. 16
Robert de Boron 72 n. 13
R oberts (Michael) 106 Te Deum 20

156
I ndex

TertuUien 93 Vasoli (Cesare) 27


Themistius 39 et 39 n. 19, 4 0 et 4 0 n. V e c c h i G . 115 n. 15
25 Vico (Gian Battista) 14
Théologie mystique 15 et 15 n. 4 (peudo- Vie de M erlin 72 n. 13 (Robert de
Denys l’Aréopagite) Boron)
Théologiens et mystiques au Moyen Age Vìllon (François) 146
42 (A. Michel) Virgile 76 n. 18, 122, 132-133, 146 n.
Thierry de Chartres 47, 52-53 et 53 n. 18
9, 54-57 Virgile « de Toulouse » 94
Thomas Beckett (saint) 23, 56 Vita nova 4 2 (Dante)
Thomas d’Aquin (saint) 16 et 16 n. 6, Voir d ü 137, 139-140, 142, 146-148
23 et 23 n. 13, 25, 30, 32, 42, 116, (Guillaume de Machaut)
144 Vossius (Johannes) 30
T h u il l ie r (Jacques) 31 et 31 n. 2 Vouet (Simon) 30
T d l l ie t t e (Jean-Yves) 93, 102 n. 11,
W arnke (Karl) 64 n. 5
103, 1 0 6 ,1 2 4 n. 7 ,1 2 5 n. 9 ,1 2 7 n.
W e in b e r g B. 3 7 n. 13
1 7 ,1 2 8 n. 23, 129 n. 24, 133 n. 35,
W im m e r 75 n. 16
148 n. 20
W o l l inC. 113 n. 1 2 ,1 1 8 n. 21
Thnée 3 5 et 35 n. 9 (Platon)
W o u t e r s (Annelies) 89
Topiques 23 (Cicéron)
W r i g h t (Thomas) 111 n. 7
Tournoi de PAntéchrist (Le) 75 n. 16
(Huon de Méry)
Yonec 64 n. 5 (Marie de France)
Trésor 24 (B. Latini)
Yvain 75 (Chrétien de Troyes)
Tristes 147 (Ovide)

VÁN C o o l p u t - S t o r m s (Colette-Anne) Z B. 128 n. 23


im m e r m a n n

72 n. 13 Z (Michel) 9 6 n. 6, 9 9 n. 9, 129
in k

Varron 20 n. 10 Z u m t h o r (Paul) 81 et 81 n. 1, 89, 123


V urvaro (Alberto) 9 6 et 9 6 n. 7 n. 6 , 1 2 7 n. 18

157

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