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R h é to riq u e e t P o é tiq u e
au M o y e n A ge
BHE POLS
Martianus Capella, De nuptiis Philologiae
et Mercurii, Trivium
(Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève
ms 1041, f. lv).
RENCONTRES
M É D IÉ V A L E S E U R O P É E N N E S
Président Monique Cazeaux
Déjà paru-.
ISBN 2 - 5 0 3 - 5 1 3 9 1 - 3
9782503513911
9 78250 3 51 391
R H É T O R IQ U E E T P O É T IQ U E A U M O Y E N ÂGE
R e n c o n t r e s M é d ié v a l e s E u r o p é e n n e s
Volume 2
BREPOLS
2002
© 2002 BREPOLS S PUBLISHERS - T urnh out, B elgiu m
D /2 0 0 2 /0 0 9 5 /8 9
I S B N 2 -5 0 3 -5 1 3 9 1 -3
Avant-propos
M o n i q u e C azeaux
Président de Rencontres médiévales européennes
6
Introduction
Alain M ichel
7
Sommaire
I. LA RHÉTORIQUE MÉDIÉVALE
M ichel L e m o in e , C.N.R.S.
Rhétorique et philosophie religieuse p. 47
Jacqueline C e r q u ig l in i -T o u l e t et Alain M ic h e l ,
10
I
LA RHÉTORIQUE MÉDIÉVALE
La rhétorique au Moyen Age :
l’idéal, l’être et la parole
Alain M ic h e l
1 N ou s devrions peut-être adopter un point de vue plus étendu. Dans la période dont
nous traitons, la vision du monde s’élargit. La culture dépasse les limites du monde gréco-
romain. D es langues nouvelles se font connaître. H serait utile d’en étudier les rhétoriques.
Mais nous ne pouvons entrer dans un domaine aussi vaste et complexe. N ou s présenterons
seulement quelques observations en finissant, à propos de la signification rhétorique des cal
ligraphies.
A lain M ic h e l
14
La rhétorique au Moyen A g e : l ’idéal, l ’être et la parole
15
Alain M ic h el
16
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole
17
Alain M ic h el
18
La rhétorique au Moyen A g e : Pidéal, Vétre et la parole
19
A lain M ic h e l
9 Le Te D eum apparaît sous ses plus anciennes formes au e siècle ap. J.C.
10 Cf. saint Augustin, De musica ; cet auteur m ontre que son maître Ambroise cher
che constamment, com m e le voulaient Platon et après lui le latin Varron, à combiner
l’un et le m ultiple dans les différents mètres. L e plus beau, celui qui joint la pureté
métrique et la clarté rythmique, est le dim étte iambique, où les deux exigences s’accor
dent, com m e l’atteste, au début d’un hym ne d’Ambroise, le plus beau vers possible aux
yeux d’Augustin, puisque la plus haute spiritualité s’y accorde avec la musique la plus
parfaite : Deus creator omnium.
20
La rhétorique au Moyen Age: Pidéal, Vétre et la parole
11 J- Fontaine a montré dans ses divers ouvrages sur Isidore que telle était la double
tendance de sa réflexion sur la rhétorique. E lle ne naissait pas d’une contradiction de sa
pensée, mais plutôt d’un effort très fécond pour concilier deux tendances, m oderne et
antique, barbare et classique, qui se manifestaient en son temps et dont aucune ne pou
vait étouffer com plètem ent l’autre.
21
A lain M ic h e l
22
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole
13 Sur la théorie des constitutions chez T hom as d’Aquin, cf. De regno, IV, 24.
14 Cf. Somme théologique, I, q u .i, 9-10.
23
A lain M ic h e l
24
La rhétorique au Moyen Age: Vidéal, Vêtre et la parole
25
A lain M ic h e l
26
La rhétorique au Moyen Age: l ’idéal, l ’être et la parole
In d i c a t i o n s b ib l io g r a p h iq u e s
ï. Ouvrages généraux
publié sous la direc
Histoire de la rhétorique dans l ’Europe moderne (1450- 1950)
tion de Marc F umaroli, Paris, 1999 (v. en particulier les articles d’Alain
M ichel, Sources antiques et médiévales, et Cesare Vasoli, La rhétorique en
Italie à la fin du Quattrocento (1475- 1500)).
Alain M ichel, In hymnis et canticis. Culture et beauté dans l ’hymnique chrétienne
latine, Louvain-Paris, 1976 ; L a parole et la beauté, 2e éd., Paris, 1994 ; Théo
logiens et mystiques au Moyen-Age, Coll. Folio classique, anthologie établie
et traduite par Alain M ichel, Paris, 1997.
Rémy de G ourmont, Le latin mystique, Paris, 1892.
Etienne G ilson , Les idées et les lettres, Paris, 1932.
E. de Bruyne, Etudes d ’esthétique médiévale, 3 vol., Bruges,1946 (rééd. Paris
1947, préface de Maurice de G andillac, postface de Michel L emoine).
Jean L eclercq, L ’am our des lettres et le désir de D ieu, Paris, 1957.
M. D. C henu , La théologie au x if siècle, Paris, 195 7 ; La théologie comme science au
x n f siècle, Paris, 1957.
George A. K ennedy, The A r t o f Rhetoric in the Roman World, Princeton, 1963 ;
Classical Rhetoric; Greek Rhetoric under Christian Emperors, Princeton,
1983 ; Classical Rhetoric and its Christian and Secular Tradition fro m A ncient to
M odem Times, Chapel Hill et Londres, 1980.
Harry C aplan, O f Eloquence : Studies in Ancient and M edieval Rhetoric, Cornell.
Univ. Pr., Ithaca, 1970.
Daniel P oirion , Rhétorique savante, éloquence vivan te en France au Moyen Age,
dans les Actes du x f Congrès de l ’Association Guillaume Budé, Ront-à-Mousson,
1983, Paris, 1985.
Jean J olivet, La philosophie médiévale en Occident, dans Histoire de la philosophie,
1.1, Enyclopédie de la Pléiade, Paris, 1969, pp. 1198-1564.
Alain de L ibera, L a philosophie médiévale, 2e éd., Paris, 1995 (bibl.).
Aspects particuliers
Jacques L e G off, Les intellectuels au M oyen Age, Paris, 1957.
E. C. L utz , Rhetorica divina : Mittelhochdeutsche Prologgebete und die rhetorische
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Georgiana D onavin, The Evangelical Rhetoric o f Ramon L u ll: Lay Learning and
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27
Alain M ic h el
E. J. P olak, M edieval and Renaissance L etter Treatise and Form Letters, Lei
den, 1995.
P. R iché , Education et culture dans l ’Occident barbare, Paris, 1995.
Articles
Nous ne citons ici que quelques études récentes relatives aux questions que
nous avons abordées :
M. P. J ohnston , The Treatment o f Speech in M edieval Ethical an Courtesy L itera
ture, dans Rhetorica, 1986, IV, i, pp. 21-50 ; Th. C onley, B yzantine Teaching on
Figures and Tropes, R bet.,1986, IV 4, pp. 335-374; W. P urcell, Transsumptio:
A Rhetorical Doctrine o f the Thirteenth Century, Rhet., 1987, V 4, pp. 369-410;
M. C amargo, Toward a Comprehensive A r t o f W ritten Discourse: Geoffrey o fV in -
sau fan d the Ars dictaminis, Rhet., 1988, VI, 2, pp. 167-194 ; C. G ross, The Cos
mology o f Rhetoric in the Early Troubadour Lyric, Rhet., 1991, IX, 1, pp. 39-54;
M. C urry-W oods, A M edieval Rhetoric Goes to School-and to the University : The
Commentaries on the Poetria nova, Rhet., 1991, IX, 1, pp. 55-66 ; M. J ohnston ,
Parliam entary Oratory in M edieval Aragon, Rhet., 1992, X, 2, pp. 99-118.
28
De Platon à Junius
Cicéron, Boèce et Dante
C o l e t t e N a t iv e l
1 C ’est lors des travaux de séminaire que nous avons fondé, lui-m êm e, D aniel
A rasse et m oi-m êm e, que M . le Professeur Alain M ic h e l , a eu l'idée de cet exposé.
30
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante
31
C olette N ativel
32
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante
3 Cic., Orat. 8-IO. Ego sic statuo nihil esse in ullo genere tam pulchrum, quo non pulchrius
id sit, unde illud, u t ex ore aliquo, quasi imago, exprimatur, quod neque oculis, neque auribus,
neque ullo sensu percipi potest, cogitatione tantum et mente complectimur. Itaque et Phidiae
simulachris, quibus nihil in illo genere perfectius uidemus, cogitare tamen possumus pulchriora.
Nec uero ille artifex, quum faceret Iouis form am aut M ineruae, contemplabatur aliquem e quo
similitudinem duceret, sed ipsius in mente insidebat species pulchritudinis eximia quaedam,
quam intuens, in eaque defixus, ad illius similitudinem artem et m anum dirigebat. In form is
igitur et figuris est aliquid perfectum et excellens, cuius ad excogitatam speciem imitando refe
ru n tu r ea, quae sub oculos ipsa non cadunt. H as rerum form as appellat Ideas, ille non intelli-
gendi solum, sed etiam dicendi grauissimus auctor et magister Plato. E. P anofsky , Idea,
Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l ’art, Paris, 1985 (1ère éd. alle
mande, 1924), p. 27 sq. ; A. M ic h e l , Les rapports de la rhétorique et de la philosophie dans
l ’œuvre de Cicéron, essai sur les fondements philosophiques de Part de persuader, Paris, i960,
p. 140-143.
4 Cic., De inu. 2, 1, 1-3.
33
C o l e t t e N a tivel
34
De Platon à J u n i u s Cicéron, Boèce et Dante
35
C olette N ativel
10 Texte souvent com m enté. Voir P. M . S chuhl , Platon et Part de son temps, Paris,
ï9 3 3 ,p . 5-13 ; G. M . A. G rube, Plato’s thought, Boston, 1958 [ i èrcéd. 1935], p. 175-215;
R. B ia n ch i -B iand in elli , «O sservazioni storico-artistiche a un passo del Sofista
platonico », p. 81-95, i n : Studi in onore di U. E. Paoli, Firenze, 1956 ; E. K euls , Plato and
Greek painting, Leiden, 1978.
36
De Platon à J u n i u s Cicéron, Boèce et Dante
11 D epict. ï , 2, 2.
12 G. C om a nini , I l Figino ..., M antova, 1591, p. 25-30. O n ne peut cependant affir
mer que Junius ait lu cet ouvrage. Sur Com anini : A. F errari B ravo , « Il Figino » del
Comanini. Teoria della pittura di fino 500, Roma, 1975 ; E. Spina -B arelli, « I l Comanini,
ovvero del fine della pittura», p. 12-33, in: Teorici e scrittori fra Manierismo e Barocco,
M ilano, 1966.
13 J. M a zzon i , Della difesa della comedia di D ante ..., Cesena, 1587, donne un exposé
com plet sur l’étude de l’imagination et sa term inologie selon les diverses écoles antiques
(en part. : I, chap. 43); F. P atrizzi , Della poetica. La deca disputa, Ferrara, 1586, p. 285-
287. Sur les problèmes rhétoriques fiés à ces questions : B. W einberg , zi history o f literary
criticism in the Italian Renaissance, Chicago, 1961.
14 Ficin, In Platonem commentaria : In Soph., cap. 15, in : Opera 2, p. 1286 : D uaesunt
imitationis species, altera quidem rem ueram spectans atque hanc ipsam uelut exemplar sibi pro
ponens, similitudines efficit u t pictor atque similes. A ltera uero rem ipsam ueram nondum
intuita, conatur eius imagines fabricare ; m achinatur uero phantasmata quae apparent forte
similia ueris neque sunt re uera similia.
37
C olette N ativel
15 Plat., Rsp. 472 d 5-8. Oiei àv o w fiTTÓf tl àyaGôf £œypà<j>ov elvcu oç âv ypa-
'ÿ a ç Trapà8eiyp.a olov âv eïr| 6 KdXXLoroc ävöpwTroc Kal TrávTa e le rò ypá|i[i.a
iKavwc àîroSofç px| éxtl ànoSelÇaL ihç Kal Slvotòv yevéoôai toioütov âvSpa ;
16 Arstt., de an. 424 b -427 a. M êm e lorsque je les m odifie légèrem ent, je suis tribu
taire des traductions d ’É. Barbo tin , Paris, 1966.
38
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante
39
C olette N ativel
40
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante
27 Macr., Sat. 7 ,1 4 , 17-18: Sicut igitur diximus, cum lumen, quod pergite nobis per aeris
lucem, in corpus inciderit, im pletur officium uidendi, sed u t possit res uisa cognosci, renuntiat
uisam speciem rationi sensus oculorum et illam aduocata memoria recognoscit. Ergo uidere ocu
lorum est, indicare rationis, memoriae meminisse. Quia trinum est officium quod uisum complet
ad dinoscendam figuram , sensus, ratio, memoria. Sensus rem uisam rationi refundit, illa quid
uisum sit recordatur.
28 Boeth., cons. 5, 4, 336-337 (PL 63, col. 849 a) : Ipsum quoque hominem aliter sensus,
aliter imaginatio, aliter ratio, aliter intellegentia contuetur. Sensus enim figuram in subiecta
materia constitutam, imaginatio uero solam sine materia iudicat figuram . Patio nero hanc quo
que transcendit speciemque ipsam quae singularibus inest, uniuersali consideratione perpendit.
41
C o l e t t e N ativel
29 Théologiens et mystiques au Moyen Age. La poétique de Dieu. Ve-XVe siècles. Choix pré
senté et traduit du latin par Alain Michel, Paris, 1997, p. 519.
30 Thom as, Sum . theo., I, qu. 25, i, resp. : Dicendum quod de ratione imaginis est sim i
litudo. N on tamen quaecumque similitudo sufficit ad rationem imaginis ; sed similitudo quae est
in specie rei, vel saltem in aliquo signo speciei. Signum autem speciei in rebus corporeis m axime
videtur essefigura. Videmus enim quod diversorum anim alium secundum speciem sunt diversae
figurae, non autem diversi colores. Unde si depingatur color alicuius rei in pariete, non dicitur
esse imago, nisi dipingatur figura. Sed neque ipsa similitudo speciei sufficit vel figurae, sed requi
ritu r ad rationem imaginis origo.
42
De Platon à J u n iu s Cicéron, Boèce et Dante
43
Figure 1. Gislebert, Groupe des apôtres, Cathédrale d’Autun.
44
Figure 2. Simon Vouet, L’adoration du Nom Divin,
Eglise Saint-Merri, Paris.
45
Rhétorique et philosophie religieuse
M ic h e l L em oine
1 C ité d’après P. R iché, Ecoles et enseignement dans le H a u t Moyen A ge, Aubier, 1979,
p. 380.
2 Ibid., p. 83.
48
Rhétorique et philosophie religieuse
49
M ic h el L em o ine
sacrées, on voit bien qu’il s’agit plus d’une concession que d’une
incitation.
Cette incitation, cependant, ne fera pas défaut, mais elle viendra
d’ailleurs. Elle sera formulée au début du Ve siècle par un contempo
rain de saint Augustin, Martianus Capella, auteur d’un ouvrage
appelé à un grand succès, les Noces de Philologie et Mercure (De nuptiis
Philologiae et Mercuri). Il s’agit d’une fiction allégorique, et même
hermétique, en neuf livres où se mêlent prose et vers. Elle décrit le
mariage de Mercure et de Philologie, « celle qui aime la raison.» Les
deux premiers livres sont consacrés aux préparatifs de la cérémonie.
Comme cadeau de noces, Mercure offre à son épouse sept servantes
qui représentent allégoriquement les sept arts libéraux. Le contenu
de chacun de ces arts est exposé dans un livre particulier.
Le cinquième est consacré à la servante qui a pour nom Rhétori
que. Celle-ci se présente en ces termes: «Je suis rhétorique elle-
même, que les uns appellent un art, d’autres, une vertu, d’autres
encore, une discipline. Je suis un art, puisque je suis enseignée, quoi
que Platon conteste ce terme. M ’appellent vertu ceux qui ont décou
vert qu’il y avait en moi la science du bien dire. Ceux qui n ’ignorent
pas que le principe interne de la parole peut être étudié et saisi, affir
ment avec confiance que je suis une discipline. M on devoir est de par
ler convenablement pour persuader. M on objet est de persuader par
la parole de ce qui a été proposé4.» On reconnaît ici des notions clas
siques, comme la distinction entre art et discipline, cette dernière
étant empreinte d’une rationalité qu’atteste le fait de pouvoir être
enseignée. Relevons aussi la définition de la rhétorique par son objet,
critère qui deviendra courant pour toutes les disciplines.
Les Noces de Philologie et Mercure sont abondamment lues et
commentées pendant le haut M oyen Age, notamment à Auxerre.
D eux aspects exphquent ce vif intérêt. D ’abord cet ouvrage consti
tue une encyclopédie complète des arts libéraux qui restera long
temps sans équivalent. D ’autre part, et ce n’est pas moins
important, il fournit une justification à l’étude de ces arts en expli
quant qu’ils sont un chemin vers la sagesse. Les Noces connaîtront
un déclin, comme ouvrage de référence, lorsque les écoles dispose
4 Si 438'
50
Rhétorique et philosophie religieuse
51
M ic h el L em o ine
52
Rhétorique et philosophie religieuse
53
M ichel L em oine
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Rhétorique et philosophie religieuse
55
M ic h e l L em o ine
56
Rhétorique et philosophie religieuse
12 Ibid. 2, io .
57
M ic h el L em o ine
58
II
LES M OTS E T LES CHOSES
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
Pierr e D rogi
1 Ce texte constitue la première partie d’un plus long article consacré aux rapports
entre art et nature dans la fiction, entre xn e et xm e s., et sur le lien qu’entretient une
notion ambivalente, l ’engien (ingenium), à la fois ruse et faculté efficace de l’esprit, avec
la possibilité pour l’art de surpasser Nature.
Se libérant de tout rapport à la vraisemblance par le choix délibéré en son sein d’images
dissemblables voire inconvenantes (dont racclimatation théorique, en Occident, dans le
domaine théologique, par Jean Scot a pu servir de garant aussi dans d’autres domaines),
s’émancipant en même temps du modèle augustinisant qui définit la fiction par le faux, et
s’auto-proclamant comme produit de l’art, l’œuvre littéraire a pu croire, un temps, cet art
(son art) devenu tout-puissant, voire capable de nécromancie et de suspendre, au moins fic
tivement, l’œuvre de Nature et la mort - ou du moins de s’en prévaloir.
A partir d’Alain de L ille et de Chrétien de Troyes toutefois (en particulier dans le
Cligès), la puissance de l’art se heurte, malgré la postulation de l ’existence du phénix,
« exception », « miracle de Nature » et figure analogique du Christ, aux limites à la fois
théologiques et « naturelles » d’une fiction rabattue peu à peu sur la « vraisemblance
fisicienne » qu’illustre l’épisode des médecins dans Cligès, chez Chrétien de Troyes.
« L ’art plus fort que la m o rt» , à travers le thèm e de « l ’amour plus fort que la
m ort», bute là à ses deux lim ites extrêmes puis cède la place. D eux types de fiction naî
tront de cette confrontation entre art et nature : l ’une du côté de la féerie invraisembla
ble et des métaphores prises aux mots, l’autre tâchant de corriger vers une certaine
vraisemblance les excès dont la fiction chevaleresque et courtoise, entre autres, se serait
rendue coupable. Sous la figure et les espèces de Vingenium (de Genius dans le second
Rrntan de la Rose ?), l’art se soum et peu à peu, au m oins dans les termes, aux exigences qui
font de lui un simple « singe de N ature ». Nature, maîtresse de l’art, évite aussi d’avoir
à confronter, du m oins jusqu’à D ante, « l’art» et D ieu lui-m êm e.
P ierre D rogi
2 Cité (et commenté) par Emmanuel Lévinas, De Dieu qui vient à Vidée, Vrin, 1982, p. 24.
Pour une réflexion théorique sur le rapport dangereux du discours au vraisemblable
dans le cadre de la rhétorique et de la philosophie antiques, voir l’article de Barbara
C assin, « Procédures sophistiques pour construire l ’évidence », in Dire l ’évidence (philo
sophie et rhétorique antiques), textes réunis par Carlos L évy et Laurent P ernot, Cahiers
de philosophie de l’Université de Paris XII-Val de M arne (n° 2), L’Harmattan.
62
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
3 L’expression désigne, pour Abélard, chez qui on la trouve, la « visée des choses à tra
vers les images », selon la traduction proposée par Jean Jolivet : « L'image est donc à un stade
intermédiaire dans le processus complet de la connaissance : quand j ’imagine, « j ’accueille sim
plem ent la chose, sans considérer encore en elle nature ni propriété » ; mais l ’essentiel c’est
la « v isée des choses à travers les images » (attentio rerum per imagines) : à ce mom ent on
arrive au troisième niveau, celui de l ’intellection (intellectus) ». Jean J olivet, Abélard ou la
philosophie dans le langage, C erf / Ed. Univ. de Fribourg, 1994. Voir, entre autres, le cha
pitre intitulé « La connaissance intellectuelle », pp. 64-67, dont est extraite la citation.
Pour les rapports entre phantasia, ratio et memoria et la réhabilitation relative du rôle de
la phantasia par les Chartrains, après Abélard, voir Enzo M accagnolo, Il Divino e il
Megacosmo, testi filosofici e scientifici della Scuola di Chartres, Rusconi, M ilan, 1980.
Sur une éventuelle influence d’Abélard en littérature et sur les conséquences de ses
théories du sens et de l’éthique, voir : T hom as H unt, Abelardian Ethics and Beroul’s Tris
tan, in Romania, tom e 98, 1977, pp. 501-540. O n peut aussi se reporter à notre livre Le
Cantique déguisé: image etfolie dans Aucassin et N icolette, Edinova, Orléans, 1998, p. 116
et suivantes (on y com m ente en particulier le chapitre de Jean Jolivet).
63
P ierre D rogi
dèe sur les mots, elle n ’est plus dès lors inserite dans un rapport de
hiérarchie (à une autre parole, par exemple) et n ’est plus tenue qu’à
elle-m êm e ou à ce qu’elle installe.
Symboliquement, Rhétorique et Dialectique se confrontent
dans la Bataille des VII Arts4 pour opposer deux conceptions des
lettres : l’une fondée sur l’imitation, que celle-ci renvoie à une théo
rie de la mimésis ou à la reprise des modèles anciens, plutôt en latin,
autour d’Arts Poétiques et d’Arts d’aimer de tradition ovidienne,
c’est le camp des rhetorici ; l’autre, au nom de la logique, vise à ren
verser les précédents et prend des initiatives qui toucheront le
dogme : une pratique « verbaliste » de l’allégorie et de la métaphore
caractérise ce courant dans la littérature profane.
Mais si, en apparence, une sorte de Psychomachie ( ?), d’ailleurs
d’essence parodique, oppose de façon pour le moins cocasse rheta
rici du Val de Loire et logici de Paris, dans le texte d’Henri d’Andely
(comme elle opposera les vins, chez le même auteur, dans La
Bataille des Vins), la vraie bataille a lieu ailleurs et confronte, par
exemple, des textes religieux ou d’inspiration religieuse avec des
textes fictionnels dirigés comme des machines de guerre contre les
précédents : « armée » de la logique, et non contente de revendi
quer sa part et son autonomie sous le ciel de D ieu (comme le fai
saient les Lais féeriques, appelés à bénir la fiction45), la fiction
s’immisce à présent dans les débats sur le dogme.
S’inspirant d’un texte de Pierre le Chantre (présenté par Bréhier
comme le champion d’un certain allégorisme et de la prédominance
de la ratio), un auteur, satirique mais logicien à la fois, porte à des
4 H enri d’Andely (ou d’Andeli), La Bataille des sept A rts (vers 1236-1250), éd. par L
J. Paetow, Berkeley, 1914 - ou éd. par Em ile L ittré, Histoire Littéraire de la France,
tom e 32, pp. 225-227. La Bataille des Vins, voir plus bas, figure dans ce m êm e tom e aux
pages 227-228. N o tic e et bibliographie dans le Dictionnaire des Lettres françaises, Le
Moyen-Age, Fayard, 1964, éd. m ise à jour 1992, pp. 668-669.
5 Lais féeriques des x j f et x n é s., éd. par Alexandre M icha (texte et traduction), GF,
1992 : L ai de Désiré, pp. 126-128, v. 374-390, particulièrement les deux derniers vers
(c’est la fée, le personnage de fiction « phantasmatique », qui parle : «V ou s m e verrez à
vos côtés / Et consom m er le pain bénit »).
Cf. Lais de M arie de France, éd. par Karl W arnke, présentation et notes de Laurence
H arf-L ancner (texte et traduction), Livre de P oche (Lettres G othiques), 1990: Yonec,
p. 190, v. 165-167, et p. 192, v. 180-182 (« [L e prêtre] apporta le sacrement
[littéralement : le Corpus Dominí] / L e chevalier \faé] l ’a reçu, il a bu le vin du calice... »).
64
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
6 Sur tous ces points, et pour un parcours plus com plet de la question, nous ren
voyons à notre article « La crise amauricienne et ses répercussions en littérature (paradis
et enfer autour des années 1215-1240 environ)», in Miscellanea Medievalia, Veröffentli
chungen des Thom as-Institut der Universität zu Köln, tom e 27 (Geistesleben im 13. Ja h rh u n
dert), W alter de Gruyter, Berlin / New-York, 2000, pp. 335-361.
65
P ierre D rogi
7 Raoul de H oudenc, Le Songe d'Enfer, éd. M. T im m el M ihm, Max N iem eyer Ver
lag, Tübingen, 1986, v. 1-7, p. 57 : « Dans les songes, il doit y avoir de la jfabula (un sens
déguisé sous les couleurs de la fable - entendons-le peut-être au sens « chartrain ») / Si
(du moins) le songe peut s’avérer exact ; / E t c ’est bien ce qui m ’arriva / Car en songeant,
un songe m e vint : / J ’avais envie pressante de m e faire pèlerin / Je m e préparai donc et
pris ma voie / Tout droit vers la cité d’Enfer. »
66
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
8 Ibidem, v. 487-496, p. 80 : « D evant le roi (il s’agit, dans le texte, de celui d’Enfer),
après ce mets / O n apporta un entremets / D o n t on débattit violem m ent / Q u ’on appelle
bougres (hérétiques) frits à l ’huile / A la grand’ sauce parisienne / Q ui fut dictée par
leurs actes / Si bien qu’on leur fit, à ce qui m e semble, / Au term e du jugement, à tous
ensemble, / U n e sauce de feu, finalem ent,/ Trem pée de damnation. »
67
P ierre D rogi
9 Ibidem, v. 589-595, pp. 84-85 : «A près ces mets nous arriva en hâte / D u paysan
rebelle (bâté), bien cuit en pâte, / D es papelards à l ’hypocrisie, / D e noirs m oines en
sauce brune (couleur du tan, ou de la tannerie ?), / D e vieilles fem m es de prêtres en
civet, / D e noires nonnains au cretonné (friture, au lard, ou purée au gingem bre, selon
les auteurs), / D es sodom ites bien cuits en honte ».
10 Ibidem, v. 672-678, pp. 8 8 -8 9 : * Raoul prend congé et s’éveille / Et le conte se
termine si à p oint (ou : ici à point) / Q u ’après cela je ne dirai plus rien / Pour événem ent
(aventure) qui survienne, / Avant que Raoul de H oudenc, sans m ensonge, / N e se
rem ette à songer (ou : ne revienne de son songe) / Lui qui ce fabliau (cette fablette ?) fit
de son songe. »
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Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
69
P ierre D rogi
sur) l’eschatologie sont ici renvoyées à l’enfer vide des mots, le seul
qui ait valeur ou « existence », sans qu’aucun lien autre que linguis
tique (ou déjà scolastique) ne se tisse plus entre lecteur et auteur : il
s’agit de donner raison à irne position, et de se réjouir d’avoir rai
son, en dehors de toute dénonciation ou distanciation éthique de ce
qu’implique le maintien, relativement au sujet, de telle ou telle
thèse : le brûlement des Amauriciens, par exemple. Et le ricanement
« logique » s’effectue sur le dos de ceux dont on est partiellement
redevable de sa propre position logique, les Amauriciens, en
l’occurrence, accusés de nier la matérialité de l’enfer. Le texte appa
raît ici comme porté par une irresponsabilité radicale; en dehors
d’une connivence « logique », il n ’admet pas de relation
« bénévole» à l’égard du lecteur, il n ’est animé que de sa «droite
raison » polémique. La compassion n ’aurait pas de place dans cette
dialectique impeccable (relèverait du « rhétorique » P), au cœur de
ce mécanisme centrifuge d’évacuation des images ; les mots parlent
comme mots pour dénoncer et exhiber l’impuissance des mots : en
cela aussi, le Songe d ’Enfer est un cas extrême sinon unique.
D ’autres textes travaillent les métaphores et la façon de dire et
de nommer {attentio rerum), comme « hors-image », en essayant ce
que « p orten t» les m ots: des fabliaux, dont l’invraisemblable et
« nominaliste » De la demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre
- traité de manière similaire par un texte arabe, vraisemblablement
à peu près contemporain, des Mille et Une Nuits, l’histoire des trois
dames de Bagdad: le problème s’y pose de savoir comment on
pourrait nommer autrement que poétiquement les organes de la
génération11. On prouve ainsi que la « chose » {res !) peut être envi
11 Fabliaux érotiques, éd. par Luciano R ossi et Richard Straub (texte et traduction),
Livre de P oche (Lettres G othiques), 1992 : « L a damoisele qui ne pooit oïr parler de
foutre » (l’accent est sur le m ot parler et n on sur l’autre !), pp. 92-105.
Pour un développement plus subtil et plus « courtois » (où il ne s’agit pas seulement
d’une opposition entre dire et faire, mais bien du problème de la nomination
« convenable » ou quasi « courtoise », ou conforme à la « réalité poétique ») : M ille et Une
Nuits, éd. par Jamel Eddine Bencheikh et André M iquel, Gallimard (folio), tom e DI,
1996,« Conte du portefaix et des trois dames », pp. 19-22.D es versions pudiques (celle de
Galland, par exemple) om ettent ce passage ; pour confirmation (on n ’est jamais sûr de rien
pour les M ille et Une Nuits, dates ? manuscrits ?), on pourra comparer Les M ille et Une
Nuits, éd. par René Khawam,tom e I, Phébus, 1986:m êm e épisode, pp. 208-215.
70
Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
12 Guillaume de Lorris et Jean de M eun, Roman de la Rose, éd. par D aniel P oirion
(texte settlement), Garnier / Flammarion, 1974, vers 6928-7192, pp. 208-215. Texte et
traduction dans l’édition d’Armand Strubel, Livre de Poche (Lettres G othiques), 1992,
vers 6924-7194, pp. 424-440.
Passage extrêmement important, sur le rapport entre n om et chose, que ce discours
de Raison (et donc aussi de Ratio) à l’Amant, en réponse à une question im pertinente de
celui-ci sur le « mauvais » usage qu’elle ferait de m ots honteux. Le thèm e sera repris et
développé à la fin du roman par le narrateur (l’Amant lui-m êm e), de manière appuyée,
poétique et métaphorique, prenant au m ot l’hypothèse form ulée par Raison aux vers
7121-7136 (dans l’édition Poirion). O n notera la parenté évidente de préoccupations et
d’expression avec le fabliau et le conte évoqués plus haut.
71
P ierre D rogi
13 Jean Renart, Le L ai de l ’Ombre, éd. de Félix L ecoy (texte seulem ent), Champion,
1970. Pour un long développem ent sur ce texte, voir Le Cantique déguisé, chap. IV et V I
de la seconde partie, respectivem ent pp. 151-167 et 181-196.
Aucassin etNicolette, éd. par Jean D ufournet (texte et traduction), Garnier / Flam
marion, 1984.
Raoul de H oudenc, voir notes 6 et 7.
L’édition la plus facilem ent accessible des romans de chevalerie cités ici, a été feite,
en traduction, dans la collection « Bouquins » (Robert Laffont) sous le double titre La
légende arthurienne, Le G ra a le tla Table Ronde: Caradoc (pp. 431-507), H unbaut (pp. 533-
582), La Demoiselle a la M ule (pp. 583-604) y figurent - une version abrégée, texte et tra
duction, de Caradoc peut être lue égalem ent dans la première continuation au Perceval de
Chrétien de Troyes, publiée en « Lettres G othiques » : Premiere continuation de Perceval
(Continuation-Gauvain) éditée, d’après l ’édition de W illiam R oach, par C olette-A nne
VtN C oolput-Storms. En outre, un court roman com m e Le Chevalier à l ’épée (La
légende arthurienne, opus cité, pp. 509-532) appartient au m êm e courant « verbaliste » ou
métaphorique qu’on a essayé de décrire et son thèm e de la mise à l’épreuve érotique
dans le château d’un « ogre » sera fusionné, dans la version anglaise du Gauvain, avec le
m o tif de la tête coupée : Gawain and the Green Knight, traduit et présenté sous le titre
Gauvain et le chevalier Vert, dans la collection 10/18, n° 2421, par Juliette D or. O n
pourra comparer ces textes avec les romans « allégorisés », ou plus sim plem ent
« moralisés », figurant dans le m êm e tom e des éditions Laffont, que sont, par exemple,
le Perlesvaus ou la Vie de M erlin transcrite par Robert de Boron.
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Les enjeux idéologiques de la fiction médiévale
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15 Chrétien de Troyes, Cligès, éd. par Charles M êla et Olivier C ollet (texte et tra
duction), Livre de P oche (Lettres G othiques), 1994. Plaintes d’Alexandre (cf les plaintes
de l’Amant chez Guillaume de Lorris), pp. 81-83 ; l ’œ il miroir du cœur, p. 85 ; le vitrail
et la lumière, p. 87 ; les flèches d’Amour, p. 89 ; portrait de Soredamor, les tourments de
la nuit, pp. 91-95- Ces métaphores essaiment sur l’ensem ble du texte de Guillaume de
Lorris (flèches, rose, miroir, rapport au dieu Amour, doux-amer etc.) ; on peut néan
m oins indiquer les passages les plus significatifs de la «transm u tation » du texte de
Chrétien en allégorie chez Guillaume de Lorris : portrait d’Amour et de ses flèches (vers
865-984, éd. P oirion ; 864-981, éd. Strubel); histoire de N arcisse (1439-1506, éd.
P oirion ; I436-1507, éd. Strubel); miroir de N arcisse (1514-1680, éd. P oirion ; 1520-
1677, éd. Strubel); épisode de la flèche et de ses conséquences (1681-1880, éd.
P oirion ; 1678-I877, éd. Strubel).
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17 Alain de Lille, De Planctu N aturae, H äring, p. 834, lignes 53-55 : «Solus homo,
mee modulationis citharem aspernatus, sub delirantis Orphei lira delirat. ». C ’est N ature qui
parle ; l’hom m e est présenté ici, relativement à Nature, com m e une exception {«solus»)
susceptible, sous les effets de l’art et de ses prestiges « poétiques » trompeurs, de folie et
de dénaturation. O rphée personnifie un art « poétique », à cet égard, encore plus déna
turant que dénaturé puisqu’il détourne presque irrépressiblement l ’hom m e de l’harmo
nie naturelle par son chant: «aspernatus» suggère, en effet, une violente répulsion.
Idem, H äring, p. 814, lignes 159-161, « Illic phénix, in se mortuus, redivivus in alio,
quodam nature miraculo... ». Voir annexe.
18 D eux exemples. C f la figure du « philosophe » dans Méliacin ou le cheval de Fust, à
l ’extrême fin du xm ' siècle.
Siglorel: La Chanson de Roland, Laisse 108, vers 1390-1392. N écrom ancien
« p a ïe n » selon la term inologie de la Chanson, descendu aux et revenu des enfers (en
enfer), il est tué par l ’archevêque Turpin dont le titre d’archevêque contraste violem
m ent avec celui d’enchanteur m entionné au vers suivant pour qualifier Siglorel. Remar
quons qu’un païen nom m é Cicéron se fait massacrer de façon analogue dans le
Ruolandslied (vers 4511, Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, Reclam (n° 2745), Stuttgart,
1983), com m e s’il s’agissait de conjurer là aussi, avec sa mort, un pouvoir rhétorique ou
merveilleux associé à l ’ennemi. Après tout, Baligant, l ’Émir de la Chanson de Roland, est
dit plus âgé qu’H om ère et que Virgile : Laisse 189, vers 2615-2616 (« C ’est l ’amiraill, le
viel d ’antiquitét, / Tutsurvesquiét e Virgilie e Orner»),
Amphiaraüs, l ’archevêque (sic) - il s’agit d’un archevêque « de lour lei » (de « leur »
religion, païenne à juste titre, cette fois), précise le texte au vers 2121 : Le Roman de The
bes, éd. par Francine M ora-L ebrun , Livre de Poche (Lettres G othiques), 1994. Les vers
5042 à 5309, comportant une spectaculaire ekphrasis (devenue « récit », com m e souvent,
en cours de route), sont consacrés à la m ort prédite par lui-m êm e, vers 5212-5215, du
m agicien et maître es (sept) arts, avalé tout vivant par les enfers.
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P ierre D r o gi
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Sémantique et poésie chez Abélard
Jean J o l iv e t
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Sém antique et poésie chez Abélard
1Alain de L ibera, h a querelle des universaux. De Platon à la fin du Moyen Age, Édi
tions du Seuil, Paris, 1996, p. 133-136.
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J ean J o l iv e t
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Sém antique et poésie chez Abélard
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Sém antique et poésie chez Abélard
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Sém antique et poésie chez Abélard
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J ea n J o u v e t
90
Ill
LA PO ÉTIQ U E SACRÉE E T PROFANE
De l’inspiration à l’amour
et de l’amour à l’inspiration
M i c h e l Z ink
1. De l’inspiration à l ’amour
La poésie ne trouve pas naturellement sa place dans le christianisme,
qui ne voit pas spontanément en elle, comme le paganisme antique,
un médium du sacré. Le m ot « inspiration » apparaît, certes, pour la
première fois chez Tertullien, mais pour désigner le souffle de
l’Esprit - qui ne passe pas par le poème et n ’est pas un privilège du
poète. Philosophie chasse les muses d’auprès de Boèce. La culture
antique n ’est acceptable que comme savoir, grammaire, méthode de
la pensée et du discours, propédeutique. Le sentiment propre d’une
émotion poétique, s’il est toujours présent, n ’apparaît que margina
lement (le De ordine) ou lié à la liturgie et à la musique, dont Augus
tin s’émeut d’être trop ému, même lorsqu’elle est pour Dieu.
On peut lire l’histoire de la poésie médiévale comme l’histoire
des efforts faits par la poésie pour reconquérir et pour redéfinir sa
place dans un monde chrétien: ce qui fait du livre de Jean-
Yves Tilliette sur Geoffroy de Vinsauf un livre capital, c’est qu’en
révélant l’ambition véritable de la Poetria nova, renouvelant par la
Parole chrétienne la vieille poétique d’Horace, il fait apparaître une
manifestation essentielle de cet effort.
Pour rendre compte de l’enthousiasme poétique sans recourir à
l’inspiration divine, la poésie se tourne vers l’amour qui, pour la
première fois au M oyen Age, devient la grande affaire de la littéra
ture. C ’est en ce sens seulement que l’amour est une invention du
xne siècle. Mais, induit en erreur par cette formule trompeuse dès
lors qu’elle est entendue autrement, on décrit volontiers l’histoire
de la poésie médiévale comme celle d’un affadissement, de la pas-
M ic h e l Z ink
2. De l’amour à l ’inspiration
Tandis que l’amour poétique rejoint l’amour de Dieu, l’inspiration
divine est retrouvée - et plus tôt qu’on ne pense - dans l’inspiration
poétique : Virgile « de Toulouse » qui suppose la gradation continue
de la poésie de la mystique. Caedmon tel que Bède le Vénérable,
relate son histoire, à laquelle répond celle du petit porcher de Gau
tier de C oincy1: «(D ieu) qui David le pastourel / Le harpeür, le cis-
94
De l ’inspiration à l ’amour et de l ’amour à l ’inspiration
2 W alter M eliga éd., L ’E ructavit antico francese secondo il M s. Paris B .N . fr. 1747,
Alessandria, Edizioni dell’Orso, 1992. Le ms. BnF fr. 1747 est tardif (il est daté
de 1397), mais il est intéressant en ce qu’il mêle, ce qui est rare, des textes en langue
d’oc, tous religieux, et ce texte en langue d’oïl : c’est ce trait qui a surtout intéressé l ’édi
teur, dont le travail porte essentiellem ent sur la langue du texte dans ce manuscrit parti
culier.
3 T. A. J en k in s , E ructavit. A n O ld French M etrical Paraphrase o f Psalm X L IV , D res
den, 1909. Jenkins lui-m êm e se fondait sur un travail antérieur de G. F. M c K ibben , The
E ructavit, an O ld French Poem : the A u th o r’s E nvironm ent, his A rg u m en t and M aterials, Bal
timore, 1907.
4John B e n t o n , « T h e Court o f Champagne as a Literary C en ter», Speculum 36
(1961), p. 582-584.
s M . S ampoli Sim o n el li , « Sulla parafrasi francese antica del Salmo E ructavit,
Adamo di Perseigne, Chrétien de Troyes e D a n te» , C ultura N eolatina 24 (1964), p. 5-
38. C et article place la date de com position du poèm e vers 1178-1180. Il attire l ’atten
tion sur sa parenté avec la littérature courtoise, en particulier avec Chrétien de Troyes
(voir aussi sur ce point M arc-René J u n g , note suivante) : cf. ci-dessous.
95
M ic h e l Z ink
Longère6), mais est encore mise en doute par d’autres (Alberto Var-
varo7). En tout cas, le poème est dédié à la comtesse Marie de
Champagne (v. 3, v. 2077).
La personnalité d’Adam de Perseigne rend cette attribution
importante. N é vers 1145 dans la région de Troyes, protégé des
comtes de Champagne grâce auxquels il reçoit son éducation, il est
d’abord clerc séculier attaché à leur maison et restera jusqu’à la
mort de la comtesse Marie son chapelain. Mais entre temps il est
devenu religieux : chanoine de Saint-Augustin, puis bénédictin
à Marmoutier, puis cistercien à Pontigny et enfin à Perseigne, dont
il est abbé en 1188 et où il meurt en odeur de sainteté en 1221. Il a
été chargé à plusieurs reprises par l’Église d’importantes missions
diplomatiques et religieuses. Il laisse une correspondance impor
tante, des sermons et des opuscules spirituels. Le commentaire de
VEructavit, s’il est de lui, serait sa seule œuvre connue en langue vul
gaire. Si elle était avérée, cette attribution aurait une double signifi
cation. Elle rattacherait directement à la spiritualité cistercienne,
dont la présence est évidente à travers le traitement de la théologie
de la charité, ce poème dont l’auteur manifeste des connaissances
théologiques et liturgiques étendues, maîtrisées et réfléchies. Elle
confirmerait (mais ce point est presque assuré par la dédicace,
m ême si l’auteur n’est pas Adam) que ce poèm e exégétique et spiri
tuel est né dans l’entourage très proche de la grande protectrice des
lettres françaises et de la poésie amoureuse dans la deuxième moitié
du xne siècle. D e fait, cette œuvre émouvante et habile, pleine
d’imagination et de délicatesse, révèle une réelle familiarité avec la
littérature courtoise. Ainsi, dans son introduction en forme de dédi
cace, l’auteur estime qu’aucune qualité ne fait défaut à la « dame de
96
De P inspiration à V amour et de P amour à Pinspiration
8 À titre de curiosité, nous citerons l’allégorie de l’arc et des flèches, sagittae tuae
acutae (v. 663 et suiv.) : la verge de bois symbolise l ’ancienne loi, qui fat dure ; D ieu
l ’assouplit, en la courbant à l’aide d’une corde, qui signifie la nouvelle loi ; l ’ensem ble de
l’arc représente ainsi la justice et la pitié. Quant aux flèches, ce sont les apôtres ; les aile
rons, le Saint Esprit ; les pointes ferrées, la parole de Dieu.
726 M oût est soés et douz cist fers
Q ui si perce le euer del vantre
Q ue nus ne set quant il i antre.
O n songe im m édiatem ent à l ’allégorie de la flèche d’amour dans Cligès (v. 762 et
suiv.). A la cour de M arie de Champagne, les connaisseurs devaient sourire. » (M .-R.
J u n g , É tudes su r le poème allégorique ..., p. 2 31).
97
M ic h el Z ink
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De l ’inspiration à l ’amour et de l ’am our à l ’inspiration
99
M ic h e l Z ink
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De Pinspiration à Vamour et de Vamour à Vinspiration
101
M ic h e l Z ink
102
Formes et figures de l’esthétique poétique
au xne siècle
Pascale B o u r g a in
1 Des m ots a la parole, une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsauf, Genève,
D roz, 2000 (Recherches et rencontres, 16), p. 178.
P a sc a le B o u r g a i n
réfléchis posent que le m ot tout seul est indéfini, son sens est « en
puissance». Les logiciens, à partir du xue siècle surtout, manœu
vrent très fermement la distinction entre signification et référence.
Les potentialités sémantiques du m ot ne sont activées qu’en posi
tion, dans un contexte {convertibilitas). L’art du poète est dans cette
activation du sens par le contexte. La métaphore accorde des mots
de registre différent, et tout à coup apparaît comme une illumina
tion l’évidence de leur accord profond. Cette conception aboutit
presque inévitablement à une poésie intellectuelle, ou qui oblige à
une réflexion sur le signe et le sens.
2) La poésie est louange. Etant entendu que son contraire, la
vitupération, joue le rôle du noir qui fait contraster le blanc et en est
donc le versant d’ombre, mais une réalisation tout aussi efficace.
C ’est également une notion antique, liée anciennement aux origines
du carmen comme incantation et formule magique ou religieuse,
mais qui a donné lieu au genre encomiastique, panégyriques, éloges
de cités ou de pays, qui ont joué un rôle de ciment culturel et politi
que de la société en exprimant un consensus, un regroupement
autour des valeurs du groupe. Evidemment ce rôle de louange cons
titutive, dirions-nous, d’une culture, n ’est pas propre à la poésie :
elle est celle de la littérature, prose ou vers, sous forme de l’art de
convaincre, c’est-à-dire de la rhétorique. Il s’agit dans l’antiquité
plutôt de la fonction que de la nature de la poésie, puisqu’elle ne lui
est pas propre. Or les recherches récentes de Philippe Bernard sur
l’éloge liturgique jusqu’au ixe siècle, celles de Gunilla Iversen sur la
poésie liturgique jusqu’au xne siècle, de Francesco Stella sur la poé
sie carolingienne, elle aussi ciment d’un choix de société, amènent à
se demander si le M oyen Age chrétien n’a pas été jusqu’au bout de
cette conception, en faisant véritablement de la célébration non
seulement la fonction principale et la raison d’être, mais la nature
profonde de la poésie. Dire les grandeurs de Dieu, et les redire, car
la louange est infinie, c’est se joindre au chœur des anges, c’est
retrouver la vocation initiale de l’homme qui est de louer Dieu, ou
au moins sa création. Car il n ’est de poésie, disent les théoriciens,
que de grands sujets: D ieu et le salut de l’homme. Ou l’amour,
amour divin et son reflet humain. Le reste en découle, parfois loin-
tainement, par le biais soit de la fiction, soit de la réflexion avec
retour sur soi-même. Mais ceci est un autre sujet.
104
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x n ' siècle
105
P asc al e B o u e g a i n
106
Formes et figures de Vesthétique poétique au XIIe siècle
absolue de la métaphore dans les arts poétiques est une des caractéris
tiques de la période médiévale habituée à chercher, à trouver, à savou
rer le « mystère » du sens double ou caché dans tous les textes qu’il
considère comme importants. Ce qui peut se faire simplement,
prosaïquement, par un récit et son interprétation (fable ou exemplum
et sa moralisation), mais qui, poétiquement, se fait en créant grâce à
un m ot qui fait image un lien si fort entre deux niveaux de significa
tion qu’ils en soient étroitement superposés et indissociables. Dans
l’exemple traditionnel prata rident, le printemps matériel, celui des
prés où pousse l’herbe verte, est lié par le verbe ‘rire’ à l’immatériel
printemps de la jeunesse et de la joie de vivre. D es dents de neige, des
lèvres de flamme font partie des exemples évidents dont joue Gervais
de Melkley. La pensée analogique fait de l’image métaphorique
(transposante) non pas une simple figure, mais une forme consti
tuante de la poésie ainsi conçue. Les poètes font des mots un usage
sensitif, sinon sensuel, avec une préférence pour les ‘métaphores de
l’homme’ qui animent les êtres inanimés et dynamisent les descrip
tions en les intériorisant. Ceci correspond à peu près à l’omatus diffi
diti, et s’appuie plutôt sur une conception de poésie comme
description, donc image.
2) La densité peut encore être obtenue - les deux procédés ne
sont pas exclusifs, ils se combinent - par une organisation rythmi
que préétablie, à quoi se reconnaît traditionnellement la forme poé
tique. Ce peut être la loi du mètre, comme ils disaient, dont le
carcan, désormais artificiel, a néanmoins l’avantage de créer la
forme contraignante, difficile, et pour cela précieuse, qui m et au
défi leur génie inventif. Comme l’aurait dit Théophile Gautier:
‘Oui, l’œuvre sort plus belle - d’une forme au travail - rebelle -
vers, marbre, onyx, émail ...’ Comme la poésie hexamétrique est
une poésie en continu, il arrive que les poètes avides d’un cadre
cherchent à lui recréer un rythme supplémentaire en comptant le
nombre de vers : cent, ou quarante, de façon à créer un rythme
numérique, qui sans doute ne satisfait qu’eux, puisque les lecteurs
n ’en sont pas avertis. C ’est comme la sculpture placée dans un
endroit de la cathédrale que personne ne verra.
Cette progression vers le toujours plus difficile se vérifie de
façon continue. La poésie hexamétrique (peut-être parce qu’elle est
désormais peu perceptible à l’oreille) se recrée une harmonie en
107
P as ca le B o u r g a i n
3 D e T rinitate, v. 297 s., ed. K. H alvarson , Stockholm 1969 (Studia latina Stockol-
miensia, 18) p. 16 ; et préface du De contem ptu m undi, ed. W e ig h t , Anglolatin satirical
poets, H, 1872, p. 3.
108
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XII' siècle
4 Voir P. B ourgain , « Les prologues des textes narratifs », dans Les prologues médié
vaux. Actes du Colloque international organisé par l ’Academia Belgica et l ’É cole fran
çaise de R om e avec le concours de la F.I.D.E.M . (Rome, 26-28 mars 1998), édités par
Jacqueline H amesse , Tum hout, Brepols, 2000, p. 245-273, ici p. 260.
109
P as ca le B o u r g a i n
110
Formes et figures de l'esthétique poétique au XIIe siècle
7 D e contemptu m undi, éd. T hom as W r ig h t , The A nglolatin satirical poets and epi
gram m atists, II, L ondon 1872 (Rolls Series), 1. I l l p. 91 et 1. II p. 57.
8 Voir un exemple dans Guidila I versen , C hanter avec les anges, Paris, Cerf, 2001,
A lm a chorus D om ini, p. 236 et tout le trope de Sanctus dont le début est cité plus haut,
p. 238-239.^
9 J’ai tâché de caractériser la nature de ces subdivisions internes, vers long ou verset,
dans mes deux articles « Q u’est-ce qu’un vers au m oyen âge ? », Bibliothèque de l'Ecole des
Chartes, 147 (1989), p. 231-282 et « L e vocabulaire technique de la poésie rythm ique»,
dans A rchivum latinitatis m edii aevi (Bulletin D u Cange), 51 (1992-93), P- I 39-I93
111
P a sca le B o u r g a i n
m ent deux vers non pas seulement contigus, mais faisant partie d’un
même sous-ensemble de la strophe, ce qui interdit les entrelacs et
hyperbates le reliant à un autre sous-ensemble. Par besoin de clarté,
il préfère un phrasé clair, des antithèses subtiles et simples, sans que
la syntaxe soit sommaire ou parataxique :
Solus ad victimam / procedis, Domine,
morti te offerens / quam venis tollere ;
quid nos, miserrimi, / possumus dicere
qui quae commisimus / scimus te luere ?101
Adam de Saint-Victor, lui, semble favoriser les enjambements, m et
tant en désaccord la pause de la rime et la pause syntaxique mais
toujours à l’intérieur de la demi-strophe :
Frondem, florem, nucem sicca
virga profert, et pudica
virgo Dei filium.11
Les virtuoses de la fin du xne siècle, Pierre de Blois en tête, mais
aussi un peu plus tard Philippe le Chancelier, comprennent un peu
différemment le rapport de la structure syntaxique à la structure
rythmique. Il arrive qu’ils s’arrangent pour ne pas faire coïncider les
pauses, de façon qu’on attende toujours le segment suivant, appelé
tantôt par la rime, tantôt par la syntaxe, les pauses ne coïncidant
pleinement qu’à la fin de la strophe :
In odium converti
nec jus amoris certi
nec finis est probandus.
Amorem enim odio
si finio,
si vitio
per vitium subvenio,
desipio ;
si studio
sanitatis insanio,
non sanandus.
112
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x n r siècle
12 Éd. C. W ollin, P etri Blesensis carm ina, Turnhout, 1998 (CCCM 128), p. 561 ;
trad. P. Bourgain, Poésie lyrique latine du M oyen A ge, 2' éd. Paris, 2000, p. 340-341.
13 Sym phonia, éd. P. Barth et al., Lieder ..., Salzburg 1969, n° 5 ; voir la traduction
d’Alain M ichel, dans Théologiens et m ystiques au M oyen A ge. L a poétique de D ieu, V -xP siè
cles, Paris, Gallimard, 1997, p. 324.
113
P as ca le B o u r g a i n
114
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x ii ' siècle
14 M ariale, Y, Analecta hymnica, ed. G. D reves et B. Blume, t. 50, Leipzig 1908, p. 424.
13 Planctus D avid super S a u l et Ionatha, ed. G. Vecchi, M odena 1951, p. 67-68.
16 H ym narius Paraclitensis 68, éd. J. Szôverffy, Albany 1975, II, p. 146.
115
P a sc a le B o u r g a i n
La densité est celle d’une épure, une forme minimale mais d’une
telle pureté essentielle qu’elle semble à qui l ’entend définitive. Et,
contrairement aux conseils de Gervais de M elkley et G eofffoi de
Vinsauf, on rencontre de ces morceaux sans un détail, sans fleur ni
joyau, ainsi dans les Carmina burana :
Ut mei misereatur Ah qu’elle ait pitié de moi
et me recipiat et me soit complice
et ad me declinetur et se penche jusqu’à moi
et ita desinat. et qu’on en finisse.17
D es verbes, des pronoms, le mal d’aimer dans toute son attente cris
pée, c’est une mise en forme concentrée, arquée sur les verbes et la
linéarité du discours.
Mais pareille efficacité est surtout le fait des hymnes d’Abélard.
Pas de remplissage, pas de mots en trop, et tous ont un sens plein.
M. Jolivet parle ici-même du nominalisme d’Abélard. Les réa
lisations poétiques qu’il accompagne se marquent, en sus de leur
organisation globale, par une étonnante sobriété. Abélard ne choisit
pas ses mots parce qu’ils sont coruscants ou rares, comme le recom
mande Matthieu de Vendôme, mais parce qu’ils sont justes. Dans le
cadre qu’il s’est fixé, et qui sert à organiser son hymnaire en étapes
à travers lesquelles la pensée progresse de façon continue et contrô
lée, Abélard est inimitable dans sa capacité de choisir une forme, et
de la remplir exactement. A propos de cette plénitude, M . Alain
M ichel parle de sobriété romane18. Dans cette ligne, il a pour suc
cesseur non pas Adam de Saint-Victor son contemporain, plus mou
et verbeux, mais saint Thom as d’Aquin, dans sa capacité à faire de la
limpidité intellectuelle une valeur poétique.
Il - Que reste-il qui soit plus proprement figure ? Pas grand-chose
d’essentiel que nous n ’ayons déjà rencontré comme forme consti
tuante. Ainsi, généralement classée parmi les figures de son, la rime
apparaît comme le moyen le plus efficace de construire une struc-
116
Formes et figures de l ’esthétique poétique au x n ‘ siècle
tare formelle. Elle est partout et de plus en plus présente et, au xne
siècle, elle n ’est pas séparable de l’identité d’accent. Mais, au point
où elle est utilisée, elle est structure et non plus figure. Et par sa
forte présence auditive, elle en vient à faire oublier les autres traits
structurants. Ainsi, si nous lisons à la suite les hexamètres dactyli-
ques de Bernard de Morlas [- Hora novissima, tempora pessima
sunt, vigilemus - Ecce minaciter imminet arbiter ille supremus], et
des poèmes rythmiques de Pierre le Vénérable sur un schéma ana
logue, nous serons saisis par le même rythme de valse :
A patre mittitur, in terris nascitur deus de origine,
humana patitur, docet et moritur libens pro homine. ( A H 48, n° 282)
La rime crée une attente, donc un désir. Ce désir de l’oreille joue
avec l’attente de la complétude du sens, nous l’avons vu avec Pierre
de Blois. Parce qu’elle est désir, donc affectivité, c’est un procédé,
les théoriciens le disent, spécialement apte à faire naître l’émotion.
Hildegarde se passe de la rime. Mais parfois, elle scande par des
refrains, à la façon de poèmes rythmiques mérovingiens beaucoup
plus anciens. Ainsi, dans un répons pour les Innocents :
Rex noster promptus est
suscipere sanguinem Innocentum.
Unde Angeli concinunt et in laudibus sonant,
sed nubes super eundem sanguinem
plangunt. [...]
Gloria Patri et Filio et Spiritui sancto.
Sed nubes super eundem sanguinem
plangunt.19
Abélard aussi se sert de temps en temps de refrains dans son hym-
naire, et les Carmina huraña regorgent d’exemples. Procédé de
répétition, le refrain lui aussi crée une attente, et un soulagement de
le voir retomber à sa juste place, quels qu’aient été les détours de la
117
P a sca le B o u r g a i n
118
F o r m e s e t f i g u r e s d e l ’e s t h é t i q u e p o é t i q u e a u x ii ‘ sie d e
Ludens lugebam,
lugens dolebam,
risi plangendo,
lusi plorando.23
Il est bien des façons de comprendre la tension poétique, mais celle-
ci est toujours essentielle. U n déficit dans une catégorie d’ingré
dients formels ou de procédés est compensée par un degré d’inten
sité supérieure dans une autre, de façon, pourrait-on dire, que la
somme des valeurs qui assurent la densité soit à peu près constante :
pas de rime, mais un enchaînement syntaxique et herméneutique
compact, c’est Hildegarde ; rime peu appuyée, mais équilibre parfait
entre la pensée et la forme, c’est Abélard ; martèlement des sons sur
une pensée répétitive, qui l’emporte par accumulation, c’est Ber
nard de Morías ; cliquetis des sons, qui emportent la strophe dans
un mouvement endiablé, c’est Pierre de Blois. Mais pour cela, la
distinction entre les cadres formels et les figures apparaît relative
ment peu pertinente. Ce qui est un procédé pour l’un est constitutif
du registre poétique pour l’autre. Chaque auteur, selon sa person
nalité, suit sa voie, qui l’amène, dans ses meilleurs moments, à tou
jours plus de force poétique.
23 Planctus Samsonis, éd. T. H unt, dans M edium A evu m 28 (1959), p. 194. - Voir
aussi, par exemple, tout le cinquième m ètre du D e planctu nature d’Alain de Lille, éd.
citée p. 842, qui exprime par des oxymores le dérèglem ent de l’état du m onde.
119
La musique des mots.
Douceur et plaisir dans la poésie latine
du Moyen Age
Jean-Y ves T i l l ie t t e
Non satis est pulchra esse poemata; dulcia sunto, « il ne suffit pas que les
poèmes soient beaux, ils doivent être...» Comment traduire le
second des adjectifs par lesquels Horace, en une formule quasi pro
verbiale, définit, à l’aide de l’impératif futur quii dénote non l’expres
sion d’un souhait, mais la formulation d’une obligation légale, un
programme et un idéal poétiques ? Faut-il imaginer que le poème
réussi doit être savoureux, combler la partie sensible de l’âme par le
moyen des jeux de l’harmonie sonore? ou émouvant, capable de
mobiliser le sentiment et de l’orienter à son gré ? Ces deux ambitions,
d’ailleurs, ne sont pas contradictoires, en ce qu’elles impliquent l’une
et l’autre de mesurer la parole poétique en termes d’efficacité. Ceci
du moins nous semble acquis : si les vertus du pulchrum renvoient à la
qualité formelle du poème, à sa perfection intrinsèque, celles du dulce
visent sa dimension illocutoire, l’action qu’il exerce sur les affects du
lecteur ou de l’auditeur - Horace est à cet égard parfaitement expli
cite1. Restent à définir la nature et les moyens de cette action - et sur
ce point, il est moins clair...
La référence à la douceur - notion qui, dans ses origines, est
associée à l’agrément sensuel procuré par un aliment délectable12*-
1 L e vers de YA r t poétique qui suit im m édiatem ent celui que nous venons de citer
précise : ... et quocumque uolent anim um auditoris agunto, « et ils (re. les poèm es) doivent
conduire dans la direction qu'ils veulent les sentim ents de l'auditeur ».
2 Voir A. E rnout et A. M eillet, D ictionnaire étymologique de la langue latine, Paris,
19594, p. 186.
J e a n - Y ves T il l ie t t e
3 C 'est clairement ce qui ressort de la lecture des textes édités par R. B. C. H uygens
(.Accessus ad auctores. B ernard d 'U trecht. Conrad d'H irsau, D ialogus super auctores, Leyde,
1970). Voir le com mentaire qu'en donnent sur ce point A. J. M innis et A. B. Scott ,
M edieval Literary Theory and C riticism c. 1100-c. l y j y . The Com m entary Tradition, Oxford,
1 9 9 t2 ou T. M . S. L ehtonen, Fortuna, M oney and the Sublunar World. Tw elfth-century
E thical Poetics and the Satirical Poetry o f the C arm ina Burana, H elsinki, 1995, p. 9-70.
122
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XIIe siècle
D e l e c t a t io
Si, toutefois, les lecteurs du xne siècle avaient fidèlement observé les
prescriptions des grammairiens, alors, probablement, nous ne
lirions aujourd’hui ni les troubadours ni les goliards. Car enfin, le
zèle consacré à recevoir ou à donner des leçons de morale suffit-il à
expliquer la formidable floraison poétique de l’âge médiéval ? Cer
tes, le champ de la poésie est alors beaucoup plus étendu que celui
du lyrisme personnel, où nous le bornons aujourd’hui: du récit
biblique ou hagiographique aux règles de la grammaire, d’un cata
logue descriptif de plantes médicinales à l’exaltation de prouesses
chevaleresques, de prières à la Vierge à des bouffonneries scatologi-
ques, tout énoncé est en droit susceptible d’être soumis aux lois du
mètre ou du rythme - c’est-à-dire de faire l’objet d’une élaboration
langagière complexe, d’être le résultat d’un travail sur la chair
sonore des mots. Par là, l’ouvrage poétique a partie liée avec le sen
sible - dira-t-on avec le plaisir ? Augustin, dans le De ordine, affirme
que seule la sensation visuelle est capable de discerner la pulchritudo
d’un objet; l’otüe ne peut quant à elle en goûter que la suavitas5.
Ces considérations provisoires nous autorisent à définir un pre
mier aspect du plaisir poétique : à une époque où la communication
textuelle passe par la récitation ou la lecture à haute voix, il est sans
aucun doute associé à la dimension vocale de la poésie6. C ’est une
4 P a r exemple, à propos des Héroïdes-,... Intentio huius libri est commendare castum amorem
sub specie quarundam heroydum (...), quarum una erat Penelopes uxor Ulixis, vel vituperare incestum
amorem sub specie incestarum matronarum, quarum una eratPhedra (H uygens, éd. d t , p. 32).
5 Aug., Ord. 2, i i , 33: ... ad oculos quod p ertin et (...) pulchrum appellari potest; quod
nero ad aures (...) suauitas uocatur proprio iam nomine.
6 V oir P. Z u m th o r , L a lettre et la voix. D e la « littéra tu re» m édiévale, Paris 1987,
p. 148-152. N o u s verrions volontiers là l'u n des m otifs (peu exploré p a r la critique) des
liens é tro its e t com plexes qui un issen t au m oyen âge po étiq u e e t rh é to riq u e ; c o n traire
m e n t à ce q u 'o n lit souvent, cette dern ière reste ainsi p a r là a rt de la parole vivante.
123
J e a n - Y ves T il l ie t t e
réalité dont nous avons hélas quelque mal aujourd’hui à nous faire
une idée : si le jeu des rimes, la régularité des accents, les notations
musicales souvent conservées nous permettent dans une certaine
mesure d’entendre la poésie rythmique, qu’en était-il de la poésie
métrique, dont il sera surtout question ici, et dont nous peinons
maintenant encore à imaginer la mélodie et les cadences ?
Dans un passage d’interprétation assez délicate de la lettre en
vers qu’il adresse à son confrère en poésie Godefroid de Reims,
dont on ne sache pas qu’il ait composé autre chose que des hexamè
tres ou des distiques, Baudri de Bourgueil écrit :
« Quand tu déclames (recitas) un texte, ta voix l’accentue de telle façon que
les mots prononcés charment toutes les oreilles. En effet, tu sais si bien
marier les mots aux sons et les sons aux mots (verba sonis verbisque sonos)
qu’il n’y a pas entre eux le moindre désaccord. Prononcée par ta bouche,
une sonorité dure (littera dura ) est aussi harmonieuse qu’une sonorité
douce prononcée selon la règle normale...7»
N ous sommes vraiment par trop dépourvu de compétences en pho
nétique pour être sûr de comprendre exactement ce que Baudri veut
ici signifier. On en retiendra pourtant l’idée d’une correspondance
exacte entre le signifiant et sa musique. Cela pourrait nous conduire
à parcourir une autre piste, celle de la congruence - équilibre, pro
portion, symétrie - entre les divers éléments constitutifs d’une
œuvre d’art. Comme Dieu, selon le livre de la Sagesse, a réglé l’uni
vers en mesure, nombre et poids, de même le poète organise son
œuvre, déclare Henri d’Avranches au début du xm e siècle8, tandis
que Geoffroy de Vinsauf, dès le début de sa Poetria nova, identifie en
termes à peine moins explicites le travail de poésie à celui du grand
7 Q uicquid enim recitas, recitas ita m ee sonora / Vt, quicquid dicas, omnibus id placeat ; /
N am sic uerba sonis uerbisque sonos m oderaris / Q uatenus a neutro dissideat n eutrum . / Ore tuo
prolata, decet sic littera dura / Iu re sm u t m ollis littera dieta decet (c. 99, v. 15-20, éd. J.-Y.
T illiette, Paris, 1998, p. 105). Sur l'opposition durus / m ollis en semblable contexte,
voir D iom ., gramm. 1428, 23 (cf. aussi Q uint., In stit. 11, 3, 35 et 12, 8, 27). N o u s som
m es incapable de discerner si Baudri, com m e ces auteurs, renvoie ici à des données pho
nétiques précises (e.g. sourde vs. sonore).
8 Dans un panégyrique de l'empereur Frédéric H, cité par P. Klopsch, E inführung
in die D ichtungslehren des lateinischen M ittelalters, Darmstadt, 1980, p. 86.
124
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XIIe siècle
9 Vers 43-55 (éd. E. E aral, Les arts poétiques du X if et du x u f siècle. Recherches et docu
ments sur la technique littéraire du moyen âge, Paris, 1924, p. 198-199). C£ J.-Y. Tîlliette,
Des mots à la Parole. Une lecture de la Poetria nova de Geoffroy de Vinsaufi G enève, 2000,
p. 61-63.
10 E. de B r u tn e , Etudes d'esthétique médiévale, Bruges, 1946, 3 vol., ad ind. s.v. com
positio, convenientia, harmonia, modulus, proportio ; U . E co , A r t et beauté dans l'esthétiqtie
médiévale (trad, fr.), Paris, 1997, p. 55-75 (« L es esthétiques de la proportion»).
11 ... ex verborum festivitate versus contrahit venustatem et sibi graciorem amicat audien
da m (Ars versificatoria 2, 11, éd. E M unari, M athei Vindocinensis opera. Voi. Ill, Rome,
1988, p. 138).
12 Sicut de lana caprina et panniculis inveteratis nemo festivum potest contexere indumen
tum (...), similiter in versibus (...) metra ornatu carentia aut ignorandam aut versificatoris
nuntiabunt negligentiam. Siquidem, sicut in constitutione rei materialis ex appositione alicuius
margarite vel emblematis totum m ateriatum elegantius elucescit, similiter sunt quedam dictio
nes que sunt quad gem m arum vicarìe, ex quarum artificiosa positione totum m etrum videtur
festivari (ibid., p. 138-139).
125
J e a n -Y ves T il l ie t t e
126
Formes et figures de Vesthétique poétique au XIIe siècle
V oluptas
127
J e a n - Y ves T il l ie t t e
paroles aussi bien que du chant20 ». Si les mélismes extasiés sur les
voyelles de l 'alleluia tout comme l'exclamation enthousiaste nazaza
trilliviros qui ponctue une chanson d'amour21 marquent le point
limite où la signification s'abolit en pure jouissance, ils n'en sont pas
moins intégrés à une trame qu'il faut bien dire textuelle.
M on cher Baudri de Bourgueil, dans un poème programmati
que, déclare : « J ’ai écrit des choses propres à charmer les garçons et
les filles {quod pueros demulceat atque puellas - Geoffroy de Vìnsauf
parlait de mulcere aurem), de telle sorte qu’elles soient en conso
nance {consonet) avec les garçons et les filles2223». Le choix du verbe
est éloquent : l'accord musical ici recherché fait entrer en résonance
non plus le signifiant et le signifié, mais le poème et les émotions de
ses destinataires. Or, le contexte est sans équivoque sur la nature et
le contenu de cette poésie séductrice des jeunes gens : « Si je mets
en scène, sous des noms inventés, de nombreux personnages, si je
trace de m oi-m êm e un portrait tantôt joyeux, tantôt chagrin et que,
sur le ton d’un jeune homme, je déclare mon amour ou ma haine
pour tel ou tel objet, croyez-moi, je ne dis pas la vérité; au con
traire, j’invente tout {omnia fingo)21 ». Etant donné que Baudri cher
che là à se prémunir des attaques lancées contre la frivolité de sa
muse par des censeurs grognons, on peut penser ce que l’on veut de
cette défense et illustration. Mais n ’importe. Ce qu’il exalte ici, dans
la poésie, et qu’il déclare de nature àjplaire aux jeunes gens, ce sont
les libertés et les jeux de la fiction. Egalement son rôle de vecteur
d’expression des douceurs ou des peines de l’amour. Avec Baudri,
qui joue avec tant d’insistance sur ces mots, le iocundum, la joliesse
20 ... pre nim ia suavitate tam dictaminis quam cantus (Heloyse ad Abelardum epistola
deprecatoria, éd. J. M onfrin, dans : Abélard. Historia calamitatum, Paris, 1978, p. 115).
21 L e carmen buranum 174.
22 ... quod pueros demulceat atque puellas / Scripsimus, u t pueris id consonet atque puellis
(c. 85, V. 31-32, éd. cit., p. 81).
23 E t quod personis impono uocabula m u ltis /E t modo gaudentem, modo me describo dolen
tem /A u t, puerile loquens, uel amo uel quidlibet odi - / Crede micbi, non uera loquor, magis
omnia fingo {ibid., v. 36-39). Com m entaire de ce passage par J.-Y. Tilliette, « Savants et
poètes du m oyen âge face à O vide : les débuts de Y aetas ovidiana (v. 1050 - v. 1200) », in
M . PicoNE et B. Z immermann (éd.) Ovidius redivivus. Von O vid zu Dante, Stuttgart,
1995, p .6 3 -1 0 4 [79-82].
128
Formes et figures de Vesthétique poétique au X IIe siècle
24 Cf. G. Bond, « locus amoris. The Poetry of Baudri of Bourgueil and the Forma
tion of the Ovidian Subculture », Traditio 42, 1986, p. 143-193 ; T ìl l ie t t e , « Savants et
poètes... », spéc. p. 82-86 et 101.
25 Interea cum versificandi studio ultra omnem modum m eum anim um immersissem (...),
lepores amatorios in specierum distributionibus epistolisque nexilibus adfecta(ba)m. (...) N im i
ru m utrobique raptabar, dum non solum verborum dulcium quae a poetis acceperam, sed et quae
ego profuderam lasciviis irretirer, verum etiam per horum et his sim ilium revolutiones immo
dica aliquotìens camis meae titillatione tenerer {De vita sua sive Monodiae 1, 17, éd. et trad.
E.-R. L abande , Paris, 1981, p. 134-135).
26 In hoc (...) opere, litteralis sensus suauitas puerilem demulcebit auditum , moralis ins
tructio perficientem imbuet sensum, acutior allegorie subtilitas proficientem acuet intellectum
(éd. R. Bossuat, Paris, 1955, p. 56).
129
J e a n - Y ves T illiette
G a u d iu m
130
Formes et figures de l'esthétique poétique au X IIe siècle
28Ibid., p. 38.
29 La littérature européenne et le moyen âge latin (trad, fr.), Paris, 1986% p. 249.
30 N otam m ent à l'occasion de la conférence « U n domaine négligé de la littérature
m édiolatine : les textes hagiographiques en vers », qu'il a prononcée le 26 octobre 2000
à l'Université de Zürich.
31 Quod autem uiderint uersuum blandimento m ellitum , tanta cordis auiditate suscipiunt,
u t in alta memoria saepius haec iterando constituant et reponant (Ep. ad Macedonium, éd.
H uemer , CSEL, i o , 1885, p. 15).
131
J e a n - Y ves T illiette
132
Formes et figures de Inesthétique poétique au XIIe siècle
133
J e a n - Y ves T ilu et te
Cette strophe régulière de six vers, ou plutôt de trois plus trois vers,
était chantée par des chœurs alternés. Ainsi, « l ’harmonie des
opposés» (harmonia diversorum, v. 4), définie comme «douce
connexion» - on retrouve ici la douceur prônée par Horace - ,
dénote l’accord des voix qui se répondent, tout en symbolisant
l’alliance des deux natures humaine et divine, qui s’est accomplie à
N oël.
134
Formes et figures de l ’esthétique poétique au XII' siècle
La strophe qui suit rend encore plus sensible cette fusion des
mots et de la pensée :
«F elix dies hodiernus,
In quo P a tri coaetemus
N ascitur ex virgine !
Felix dies et iocundus !
Illustrari gaudet mundus
Veri solis lumine*2. »
135
J e a n -Y ves T il l ie t t e
136
Le Voir D it de Guillaume de Machaut :
entre Dante et Pétrarque,
l’amour et la poésie au xive siècle*
La méditation sur l’amour tient une très grande place dans la litté
rature médiévale dès les débuts de la courtoisie. Mais elle prend des
formes diverses, d’abord selon les conceptions que se font simulta
ném ent écrivains et poètes, et aussi dans la diachronie, car il se passe
beaucoup de choses de l’an 1000 à 1400 et il faut également penser
aux sources qui nous renvoient avant cette période. Il convient donc
en particulier de nous intéresser au xrve siècle qui, au terme des
réflexions proposées dans notre colloque, nous permettra de déceler
des évolutions originales et aussi d’en apprécier la complexité gran
dissante.
Entre 1363 et 1365, Guillaume de Machaut écrit son Voir D it
(« Le D it véridique ») qui constitue en ce temps l’une des œuvres
littéraires les plus importantes et originales*1. Dans un mélange de
prose et de vers, d’histoire, de fable, de digressions et de lettres per
sonnelles, il décrit ses amours avec une « toute-belle ». Elles l’ont
conduit souvent à de grandes joies, mais elles n ’ont pas toujours été
Le texte de cette communication, rédigé par Alain Michel, a été vérifié par Madame Cerqui-
glini.
1 O n trouvera pour cet ouvrage édition, commentaire et bibliographie d’ensemble
dans : Jacqueline C erquiglini-T oulet, Guillaume de Machaut, Le livre du Voir D it (« Le
D it véridique »), éd. critique et traduction par Paul Imbs, Introduction, coordination et
révision par Jacqueline C erquiglini-T oulet, Index des nom s propres et glossaire par
N o ë l M usso, Paris, Librairie générale française, 1999 (Le Livre de Poche, «L ettres
gothiqu es», n° 4557). Voir aussi Jacqueline C erquiglini-T oulet, Guillaume de
Machaut, « Le Livre du Voir D it ». Un a rt d'aimer, un art d ’écrire, Paris, Sedes, nov. 2001.
N o u s citerons ce dernier ouvrage dans nos notes sous le titre abrégé C erquiglini.
A lain M ic h e l et J acqueline C e r q u ig l in i- T oul et
138
Le V oir D i t de Guillaume de M achaut
fins qu’elle vise, la fable, le vrai, les allégories qui procèdent des
deux aspects (car le symbole accorde l’apparence et l’idée, il peut
ainsi, dans l’ironie, contester les apparences sensibles ou au con
traire souligner l’ambiguïté des choses et des êtres). Ce jeu des
mélanges permet de combiner l’art lucide des constructeurs et les
manières Huantes de l’allusion ou de l’illusion. L’art de la composi
tion, tel qu’il se manifeste dans le Voir dit, m et ainsi ensemble tous
les procédés recommandés par les rhéteurs médiévaux: le poète
peut suivre la nature en reproduisant l’ordre des événements ; il sait
aussi choisir dans le cours de son récit des faits particulièrement
notables et significatifs autour desquels, par le retour en arrière ou
par la prévision de l’avenir, il répartit la narration; il lui est éga
lem ent possible de partir d’une idée générale, qu’il résumera dans
un exemple ou dans un tableau, pour la combiner avec les images,
qui sont créatrices d’évidence. Les cadres qui se trouvent tracés de
telle manière ne doivent jamais souffrir d’un excès de fixité. Ils doi
vent certes apporter la clarté dans le prologue et dans l’épilogue.
C ’est là que le poète résumera son projet, qu’il insistera d’un mot
sur ses intentions. Mais il ne devra pas, au nom de sa subjectivité,
néghger les réalités objectives ni, au nom de la vérité rationnelle,
méconnaître le flux de la vie qui est au cœur du récit. Ainsi, dans
toute « parole vraie » comme dans la scolastique ou dans l’histoire
et la prière, la rhétorique ou plutôt la poétique trouve sa place2.
N ous pouvons même parler d’une théorie du langage. Il peut
être aristocratique ou populaire, élevé ou réaliste. Guillaume de
Machaut présente ainsi une théorie de la « rudesse » qui offre un
grand intérêt. Elle s’oppose à la douceur, mais elle ne la condamne
pas. Elle la transfigure plutôt, au nom d’une certaine idée de la souf
france amoureuse. Guillaume de Machaut appelle « rude » le style
fractionné et brisé qui ne traduit pas directement la violence ou la
brutalité mais qui dit la peine en brisant les phrases. N ous ne som
mes pas loin de Dante. La souffrance appelle, comme elle le fait
dans le Stil novo, mais sans douceur, la brièveté du sanglot3.
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A lain M ic h e l et J a cqu eline C e r q u ig l in i- T oulet
4 V- 3555-57- Ce pèlerinage, qui se déroule en des lieux fort douteux, semble très
profane ! Il en va de même pour Paris et sa « chapelle ». Il s’agit surtout de l’amour
humain, à propos duquel Guillaume de Machaut utilise le langage de l’amour mystique
en parlant de «ravissement». L’image de la dame, que possède le poète, ressemble à
celle d’un « dieu terrien». Les termes employés font penser à une icône dont le carac
tère sacré peut être méconnu de plusieurs manières : être peinte en vert, couleur de prin
temps, et non en bleu céleste ; être trompeuse ou indigne d’une telle élévation ; elle ne
doit pas être abandonnée dans un tiroir, mais rester proche du poète et être accompa
gnée de quelques objets intimes, qui jouent le rôle de reliques. Voir C erquiglini, p. 49
sqq.
5 Cinq messagers ont annoncé la venue de l’amour et ses progrès. Cinq autres
interviennent de manière symétrique dans la deuxième partie.
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Le V o ir D i t de Guillaume de M achaut
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Le V o ir D i t de Guillaume de M achaut
Vénus elle aussi est une étoile, née de la mer. Et c’est à elle en fin de
compte que pense le poète. On pourrait dire, en conclusion d’une
telle expérience, que Guillaume de Machaut s’est efforcé d’harmo-
niser les contraires dans la nature : il a semblé y parvenir. Mais cela
n ’allait pas sans une tension qu’il sut reconnaître15.
N ous voyons qu’au point où nous sommes arrivé la réflexion sur
le langage s’élargit sans se démentir. Il semble bien que le poète ait
trouvé une sorte de solution, qui résidait dans son art. La femme
aimée l’a rejeté. Elle ne pouvait faire autrement, il était trop vieux,
avec les inconvénients que cela supposait dans le monde de nature.
Mais la jeune lectrice a gardé les livres du vieux poète. Sur ce point
elle lui restera peut-être fidèle16. On pourrait dire, comme le font
volontiers nos contemporains à propos d’autres auteurs, que son
triomphe se situe seulement dans l’ordre du langage. Mais cela ne
suffirait pas ou risquerait de conduire à des conclusions ambiguës
du point de vue de la poétique. N ous devons surtout éviter de la
réduire à un formalisme stylistique. Deux exigences subsistent dont
les poètes médiévaux sont profondément conscients et qui, chaque
fois, mettent le sens17 en question et en oeuvre dans la forme même.
En effet, les linguistes savent aujourd’hui que, dans la parole, le
signifiant renvoie toujours au signifié et que ce dernier doit s’accor
der au référent. D ès lors, le langage implique à la fois une réflexion
sur l’élégance, qui est simplicité ou virtuosité, et sur le réel et le vrai
(on s’interroge ici sur les ornements, leur convenance et la part de
l’imaginaire).
Sur le premier point, nous avons dit que Guillaume de Machaut
concilie la simplicité qu’employaient volontiers les poètes amou
reux (qu’il s’agisse d’amour sacré ou profane) et l’abondance du
style figuré. Les techniques de la forme poétique (vers et prose,
brièveté du vers, complexité de l’écriture et notamment du vers) les
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Le V oir D i t de Guillaume de M achaut
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les cantiques, dans l’Ave maris stella et dans toute la liturgie. Mais il
existait encore une autre tendance, qui se manifestait dès le xie siè
cle entre les belles disciples et les maîtres qui leur enseignaient les
artes, lettres et philosophie. Cela pouvait se produire en toute hon
nêteté entre Baudri de Bourgueil20 et les grandes dames du Poitou
ou, moins justement et pour son malheur, chez Abélard. N ous
avons gardé les lettres enthousiastes d’une étudiante qui n ’était sans
doute pas H éloïse mais qui se comparait elle-m êm e à la lune et son
professeur au soleil21. Le vieux Guillaume n’a pas reçu un succès
aussi profond auprès de la Toute Belle. Mais, comme beaucoup de
clercs et de poètes, il a obtenu de son admiratrice tout le prestige
qui est accordé parfois aux clercs et aux poètes. Sa lucidité, qui ne
méconnaît jamais le réalisme, lui permet d’éviter les illusions en
conservant quelques avantages.
En vieillissant, il a voulu rester homme, tout homme, tout
l’homme. Il n ’a ni oublié ni méconnu les exigences savantes du lan
gage et de la logique. Le premier, assisté par la grâce et la beauté,
qu’il trouvait sans doute aussi dans la musique, dans sa « douceur »
et ses douleurs, lui permet de garder son aspiration pour le rêve et
l’idéal tout en reconnaissant la laideur réelle dans la mélancolie et
dans l’ironie qui s’adresse à lui-même aussi bien qu’à son prochain.
Le sujet singulier qu’il a choisi dans le Voir D it atteste sa volonté
audacieuse et ardente de conserver, en les figeant quelque peu dans
les beautés de sa poésie, toutes les pulsions contradictoires d’un siè
cle où il voyait la civilisation médiévale se dissocier sans se renoncer
devant la m ontée d’un classicisme moderne et baroque à la fois qui
allait s’épanouir au temps de la Renaissance. Il part des troubadours
mais aussi des goliards ; il imite en même temps Perceval et Lance
lot, la logique scolastique, la fantaisie des jongleurs, la prière des
théologiens, le bon-sens des sages et quelques-unes de leurs folies ;
sa dialectique est poésie et dialogue, mais jamais synthèse fermée :
elle ne s’unifie que dans la diversité de la vie. Le poète est comme
tout hom m e jusqu’au temps de la vieillesse et de la mort, il reflète
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Le V oir D i t de Guillaume de Machaut
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Index des auteurs et des œuvres
' Les nom s d’auteurs anciens sont en minuscule, les nom s d’auteurs m odernes en
petites capitales, les titres d’œuvres en italique.
I ndex
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I ndex
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I ndex
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I ndex
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Index
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I ndex
72 n. 13 Z (Michel) 9 6 n. 6, 9 9 n. 9, 129
in k
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