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Carnets

Revue électronique d’études françaises de l’APEF 


Deuxième série - 24 | 2022
La chanson en français à l'intersection du poétique et
du politique

Si fault de fain perir les innocens…


Poétique de la critique morale dans Le Jardin de plaisance et fleur de
rhétorique

Maria Helena Marques Antunes

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/carnets/14132
DOI : 10.4000/carnets.14132
ISSN : 1646-7698

Éditeur
APEF
 

Référence électronique
Maria Helena Marques Antunes, « Si fault de fain perir les innocens… », Carnets [En ligne], Deuxième
série - 24 | 2022, mis en ligne le 30 novembre 2022, consulté le 30 novembre 2022. URL : http://
journals.openedition.org/carnets/14132  ; DOI : https://doi.org/10.4000/carnets.14132

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https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
Si fault de fain perir les innocens… 1

Si fault de fain perir les innocens…


Poétique de la critique morale dans Le Jardin de plaisance et fleur de
rhétorique

Maria Helena Marques Antunes

1 Le vers qui inaugure le titre de cet article est extrait d’une ballade d’Eustache
Deschamps intégrée dans l’anthologie du Jardin de plaisance et fleur de rhétorique
qu’Antoine Vérard fit imprimer en 1501. Dans ce poème, le poète champenois et
contemporain de Machaut dénonce la corruption et l’âpreté au gain des puissants qui,
pour satisfaire leur cupidité, oppriment les plus vulnérables. Soulignons qu’un rondeau
anonyme développe la même critique que la ballade. Bien que nous ne puissions
affirmer que l’un des deux poèmes a été élaboré en réponse au précédent, nous ne
pouvons, néanmoins, nier l’existence d’une relation dialogique entre ces deux textes et
que celle-ci a été ingénieusement exploitée par le compilateur qui les a placés à la suite
l’un de l’autre sur le même feuillet. Outre la mise en dialogue de deux formes poétiques
dont l’esthétique repose sur des postulats esthétiques différents, la longue suite lyrique
se clôt sur un ensemble de six ballades qui constituent, comme la ballade de Deschamps
et le rondeau anonyme, un cycle consacré à la critique sociale. Ces deux ensembles
poétiques témoignent, ainsi, par ailleurs, de l’intention de l’éditeur de suggérer au
lecteur de son recueil une réflexion éthique.

Le Jardin de plaisance et fleur de rhétorique


2 Le Jardin de plaisance et fleur de rhétorique, publié par Antoine Vérard, en 1501, est une
anthologie qui réunit près de sept cents poèmes, parmi lesquels un récit allégorique –
Le Chastel de joyeuse destinee1 – et un débat poétique – Le Débat du Cœur et de l’Œil – qui
servent d’encadrement narratif aux six cent vingt-six pièces lyriques. Ces textes sont
précédés d’un traité de rhétorique, L’Instructif de seconde rhétorique, une œuvre satirique
– La Doléance de la mégère –, une parodie du traité de grammaire latine du grammairien
Donat – Le Donnet baillé au feu roy Charles huystieme de ce nom –, que Droz et Piaget, les
éditeurs de la seule édition moderne du Jardin, attribuent à Regnaud Le Queux,
défendant la thèse selon laquelle il en serait le compilateur (1925 : 38-39).

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3 L’agencement des divers textes qui composent Le Jardin, à bien des égards singulier,
suscite, ces dernières années, l’intérêt de nombreux chercheurs qui étudient les
différents modèles d’organisation du matériel poétique compilé dans cette œuvre se
situant à la confluence de la tradition manuscrite et de l’ouvrage imprimé. Jane Taylor
relève des analogies entre le processus de construction de l’anthologie, qui se
rapproche de la logique de la compilatio, et le projet éditorial de Vérard, tout en
l’opposant à la collection ou au mélange, qui se caractérisent par l’absence d’ordinatio
(2007 : 231-232.). Ainsi, soulignant les caractéristiques qui distinguent ces deux modes
de la mise en recueil, Jane Taylor rappelle :
which distinguish collection, where no principle of order can be discerned, from
compilatio, that is, the process of collection where the compilator takes responsability
for the collection, copying, and organization of a written collection : for imposing,
in other words, ordinatio, where organization and mise en page of the contents are of
particular importance (2007 : 232).
4 Bien que, selon les mots de François Cornilliat, Le Jardin puisse apparaître au lecteur
d’aujourd’hui comme « un monde où l’on se perd » (1994 : 79), il semble évident que le
compilateur a pensé un plan d’ensemble. En effet, les éléments paratextuels, les
gravures et les rubriques, soutiennent un projet. Cependant, plus récemment, Laëtitia
Tabard observe que « Le Jardin de plaisance tient aussi de la collection, c’est-à-dire d’un
assemblage qui n’obéit pas nécessairement à un dessein d’ensemble, donnant
l’impression d’un recueil cumulatif » (Tabard, 2021 : 28). Néanmoins, selon l’autrice,
« le plaisir de la collection n'exclut pas que l’ensemble soit ordonné avec art » (Tabard
2021 : 29), ce qui met en relief la construction d’une persona d’éditeur (Tabard 2021 : 29).
D’autre part, le frontispice du Jardin de plaisance mettant en scène l’imprimeur,
agenouillé, offrant son livre au roi ainsi que l’effet de continuité suggéré par les
gravures révèlent que Le Jardin est le résultat d’une intentio auctoris (Tabard, 2021 : 29).
En ce sens, comme le souligne Jane Taylor (2007 : 230), l’encadrement narratif est une
stratégie éditoriale qui tend à recréer le lien qui s’établissait entre les poèmes figurant
dans les manuscrits du XVe siècle et les relations sociales entres les poètes
reconnaissant au compilateur le dessein de mettre en relief l’esthétique éminemment
dialogique de l’anthologie afin de conférer une unité à des matériaux apparemment
disparates (Taylor, 2006 : 24).
5 À la lecture de l’ouvrage, nous pouvons entrevoir entre certains poèmes, dont les
références à l’auteur ont été retirées afin d’en attribuer la paternité aux amants du
jardin, l’existence d’un dialogue explicitement assumé par le jeu des rubriques ou, plus
implicitement, par la continuité thématique. Comme le soulignent les éditeurs, « Le
Jardin de plaisance est, dans son ensemble, un jardin d’amour. L’amour règne en maître
dans la grande majorité des pièces » (Droz et Piaget, 1925 : 321), cependant « les
ballades et les rondeaux d’amour sont entremêlés de quelques poésies morales,
satiriques ou d’origine populaire ».

La ballade : déploiement argumentatif et poétique de


l’amplificatio
6 Après Le Débat du Cœur et de l’Œil (Vérard, 1910 : fº. 55v-60r), de Michaut Taillevent, les
amants du jardin de plaisance échangent, sous forme de dialogue, des compositions
poétiques, ainsi que l’indique la rubrique qui inaugure ce cycle lyrique :

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Comme les amans qui sont audit jardin de plaisance apres ce debat du cueur et de
l’œil se esioyssent et se esbatent a faire plusieurs balades et rondeaulx pour les
dames qui y sont, les ungs pour l’onneur des dames, et les autres au deshonneur.
Ensemble les responses des dictes dames aux amans. Et d’autres plusieurs choses
joyeuses (1910 : fº. 60r).
7 Si la thématique des échanges est essentiellement courtoise, comme le souligne la
rubrique de la première ballade « Et premierement balade d’ung amoureux a sa dame »
(1910 : fº. 60r), plusieurs poèmes rompent, néanmoins, ce modèle en introduisant une
réflexion morale. Ainsi, la ballade Je me doubte qu’il ne viengne cher temps (1910 : fº. 63v),
attribuée à Eustache Deschamps2, et le rondeau Jamais brebis n’engresseront (1910 : fº.
63v), imprimés sur le même feuillet, sont représentatifs du paradigme censorial qui
caractérise le recueil, bien que la matière courtoise soit prépondérante 3. Cet
ordonnancement, qui n’est sans doute pas fortuit, contribue à attirer l’attention du
lecteur sur le message véhiculé par les deux compositions. Par ailleurs, les postulats
esthétiques qui sous-tendent la ballade et le rondeau contribuent également à la mise
en relief de la dénonciation de la corruption des mœurs, dans la mesure où les
caractéristiques de ces deux formes poétiques confèrent au traitement de la décadence
morale une intonation particulière.
8 Ainsi, la ballade, qui est composée de trois strophes identiques d’une longueur de huit à
douze vers et d’un envoi final, correspondant à la seconde moitié des précédentes,
favorise, par sa structure tripartite, le développement approfondi des questions
abordées. En ce sens, Daniel Poirion (1978 : 374-375) affirme que « le mouvement
propre de la ballade est un enchaînement logique auquel l’inspiration doit se
soumettre ». Chaque strophe de la ballade d’Eustache Deschamps correspond, ainsi, à
l’un des jalons de son argumentation. Dans la première, il expose son propos ; dans la
seconde, il intensifie les critiques ; puis, dans la troisième, il conclut. L’espace discursif
dont le poète dispose dans la ballade est, de ce fait, propice à l’amplificatio, qui permet
d’intensifier la critique de la dégradation des mœurs en dénonçant les différents
aspects qu’elle peut revêtir. Dans la première strophe, l’isotopie de la corruption se
déploie autour de la censure de la cupidité qui s’entrelace à la métaphore du grain et du
labour. Progressivement, les accusations se précisent, puisque l’indéfinition de
l’expression « a plusieurs gens » (Vérard, 1910 : fº. 63v) est remplacée par le substantif
« riche » (1910 : fº. 63v), qui, en dépit de son imprécision, renvoie à un groupe socio-
économique défini. De même, le peuple est explicitement nommé et s’oppose au riche
qui l’exploite. Les métaphores du labour et des mauvaises récoltes symbolisent,
implicitement, les conséquences négatives de l’avidité.
9 Dans la seconde strophe, les critiques ne sont plus cachées sous le voile de la
métaphore, elles se précisent et s’adressent à un destinataire particulier, identifié dans
la mention aux « puissans » (1910 : fº. 63v). Le bien commun et le particulier s’opposent
et cette opposition renforce la dénonciation de la convoitise, nouveau volet de
l’isotopie de la corruption. Si, dans la première strophe, la terre était « mal ordonnee »
(1910 : fº. 63v), dans le second dizain, l’accusation est bien plus grave, puisque le poète
affirme que la gouvernance ne s’appuie guère sur les préceptes de la raison, donc sur ce
qui est juste et raisonnable. Notons que l’hyperbate du vers 15 – « Pas n’est la terre des
hommes gouvernee » (1910 : fº. 63v) –, qui renverse l’ordre de construction de la phrase
en plaçant, en début de vers, l’expression de la négation, met l’emphase sur la mauvaise
administration des terres, soit du royaume. D’autre part, le rejet au vers 16 de
l’expression « selon raison » (1910 : fº. 63v), qui dépend syntaxiquement du vers

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précédent, met en relief les principes de justice et de discernement associés au concept


de raison. Ces deux procédés liés à la construction syntaxique du vers contribuent à
dénoncer, par la création d’un effet de soulignement, le délabrement moral du corps de
l’État, ce que confirme le vers suivant qui condamne le règne de « menterie » (1910 : fº.
63v). La conjonction de coordination « et » du vers 18 annonce la conclusion de la
démonstration de la seconde strophe, selon laquelle les puissants, se laissant guider par
leur voracité, se noient dans l’illusion de la richesse et du pouvoir. La présence du
champ sémantique du gouvernement et des institutions qui lui sont liées, comme la
justice et les organes législatifs, rappelle, implicitement, que « la fonction royale
demeure une fonction de justice, conformément à la tradition chrétienne, aux
engagements du sacre, et aux aspirations d’une société qui attend de son chef qu’il
rende à chacun son dû » (Krynen, 1993 : 252).
10 La dernière strophe, qui apparaît comme la conclusion de l’argumentation, se focalise
sur les conséquences de la cupidité des hommes de pouvoir. L’image du loup comme
métaphore de la vilénie est plus particularisante que la nomination et réactive le
symbolisme de cruauté associée à l’animal. D’autre part, l’évocation de la corpulence
des « des gras loupz » qui « font chascun jour ventree » (Vérard, 1910 : fº. 63v) renvoie
au péché de gourmandise, autre volet de l’isotopie de la corruption. L’adjectif « gras »
(1910 : fº. 63v) s’oppose, d’ailleurs, aux substantifs « sang » (1910 : fº. 63v) et « os »
(1910 : fº. 63v), qui représentent, par synecdoque, les paysans qui « ont la terre aree »
(1910 : fº. 63v). Le poète insiste sur le processus de déshumanisation du peuple qui n’est
plus qu’un agrégat de matière dont la seule fin est de produire des richesses matérielles
et des biens alimentaires pour les puissants. Au vers 26, l’inversion de l’ordre du
complément direct, qui précède le verbe, – « Des pours : dont l’esprit vengence crie »
(1910 : fº. 63v) – ainsi que le rejet au vers suivant du complément d’objet indirect « a
dieu » (1910 : fº. 63v) mettent en relief l’injustice dont est victime le peuple, prenant le
ciel à témoin. L’appel à Dieu apparaît comme la menace d’une punition divine, puisque
le mode de gouvernance des puissants ne se fonde pas sur des principes éthiques visant
au bien de tous. Le poète souligne, en ce sens, au vers 14, que nulle personne ne se
préoccupe du bien commun. L’avertissement est, ensuite, repris dans le premier vers de
l’envoi, lorsque, s’adressant au prince, le poète lui rappelle la fugacité de l’existence et
l’importance de veiller au salut de l’âme.
11 Cependant, l’envoi permet aussi à Eustache Deschamps d’inviter le prince à un moment
d’introspection et à porter un regard juste sur certaines exactions commises par les
seigneurs. Jean-Claude Mühlethaler et Joël Blanchard (2002 : 70) rappellent qu’Eustache
Deschamps est l’héritier de l’invectiva in curiales, dont la tradition remonte au XIIe siècle,
et qu’il adopte volontiers un point de vue chrétien. Ainsi, si la question du vers 33 –
« Que deviendra la poure ame esbahie » (Vérard, 1910 : fº. 63v) – renforce le caractère
éphémère de la vie, elle pose aussi celle du devenir de l’âme après la mort physique. Le
refrain, qui, comme une ritournelle, clôt chaque strophe, rappelle au prince que la
raison principale de la dégradation morale est la cupidité. En ce sens, la conjonction de
coordination de cause « car » établit une relation directe entre la pureté de l’âme, qui
sera scrutée lors du Jugement dernier, et le poids des péchés qu’elle a pu commettre au
cours de son étape terrestre.
12 Dans son traité Des rimes, Jacques Legrand observe que le développement de la ballade
doit illustrer le refrain4. Ainsi, celui-ci rassemble dans une même unité les trois
développements de la ballade et, dans sa dernière occurrence, qui clôt le poème, il

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délivre toute la complexité de son message. L’aboutissement de l’argumentation


enjoint, ainsi, le prince à mener une réflexion conjointe avec le poète. Contrairement
aux trois strophes où prédomine un ton accusateur, dans l’envoi le poète modère ses
propos afin de rallier son destinataire à sa cause. En interpellant les coupables, en
aucun cas explicitement nommés, qui succombent à la tentation des biens mondains et
appauvrissent le peuple, le poète se pose en témoin des événements de son époque et
porte sur celle-ci un regard extérieur et critique. Il surgit comme une figure dont
l’autorité morale découle de la justesse de son analyse, se plaçant au-dessus de cette
déraison. Dès lors, l’un des enjeux implicites de la rigoureuse argumentation du poète
est de se construire une image crédible qui le légitimerait auprès du prince et lui
permettrait d’emporter son adhésion.
13 Dans la ballade, l’amplificatio se singularise par un mouvement en spirale, lequel
favorise une progression logique qui enrichit l’argumentation en déployant la critique
autour de l’isotopie de la corruption et des comportements délétères qui la caractérise.

Le rondeau : circularité et poétique de la brevitas


14 La rubrique qui précède le rondeau anonyme établit une relation dialogique entre les
deux poèmes. Le compilateur a voulu que le lecteur les appréhende comme partie
intégrante du dialogue entre les amants du Jardin. En effet, outre l’épigraphe – « Rondel
a ce propos » (Vérard, 1910 : fº. 63v) –, qui renvoie à la thématique de la ballade, leur
ordonnancement renforce cette relation, puisque la ballade et le rondeau ont été
disposés sur le même feuillet et à la suite l’un de l’autre. Si le dialogue poétique peut
être suggéré par l’existence de rimes communes entre les poèmes, la relation
dialogique qui unit la ballade de Deschamps et le rondeau est portée par la rubrique et
la métaphore du loup. N’ayant pas de données nous permettant de conclure que les
deux compositions sont issues d’une collaboration collective, le compilateur a dû, en
partie, sélectionner les poèmes selon des critères de similitude thématique et de
composition, de façon à prolonger la simulation du débat entre les amants du Jardin de
plaisance.
15 Comme nous l’avons déjà souligné, la mise en présence de deux genres poétiques aux
postulats esthétiques particuliers attirent l’attention du lecteur sur ces deux poèmes
aux dimensions bien inégales et traitant, tous deux, de l’avidité des puissants. L’auteur
de ce rondeau, qu’Eugénie Droz et Antoine Piaget n’ont pas identifié, se pose, comme
Eustache Deschamps, en moralisateur. Bien que l’amplitude du rondeau soit moindre
que celle de la ballade, dans la mesure où celui-ci se caractérise par un esprit de
concision, la portée de sa critique est tout aussi intense. L’évolution du rondeau, dont la
caractérisation est difficile, a connu plusieurs phases jusqu’à la fin du XVe siècle.
D’Adam de la Halle à Guillaume de Machaut, le rondeau était constitué de huit vers et
d’un refrain à deux rimes (Cerquiglini-Toulet, 1988 : 48), puis le refrain s’est allongé,
passant de deux à trois vers et de quatre à cinq. L’auteur de L’Instructif de seconde
rhétorique mentionne cette versatilité et ajoute qu’ils peuvent être constitués de six et
sept vers : « Les ungs pour couplet / Si ont deux lignes concedentes / pour le premier
couplet complet / Les autres trois vers, autres quatre / Les autres cinq vers, autre six /
Les autres sept pour eux esbatre » (Vérard, 1910 : 6v). Si le refrain du rondeau n’a que
deux vers, le premier vers sera introduit au milieu et, à la fin, les deux seront repris. La
répétition du refrain soulève des doutes, car, si l’on excepte le rondeau simple, la

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question est complexe pour les autres types de rondeaux, dans la mesure où, comme le
souligne Jacqueline Cerquiglini-Toulet (1988 : 50), « les scribes ne notent le plus
souvent le refrain, quand il doit être repris, que d’un mot suivi d’etc. » 5 C’est le cas de
notre rondeau, puisque seuls les deux premiers mots du refrain sont repris.
16 En dépit de ses dimensions plus modestes, qui se reflètent également dans la longueur
des vers, des octosyllabes face au décasyllabes de la ballade, ce rondeau est un
complément de la ballade, dont il reprend le motif auquel il donne une nouvelle
ampleur. Ainsi, l’introduction dans l’incipit de l’image des loups, métaphore des
puissants, complétée par celle des brebis, métaphore de la fragilité du peuple, irradie la
structure et lui confère une densité non atteinte dans la ballade, malgré ses proportions
plus importantes. La concision du rondeau, qui représente un exercice de brevitas,
s’oppose à l’amplificatio de la ballade, ce qui renforce la complémentarité thématique et
critique des deux poèmes. Renvoyant une image spéculaire condensée de la ballade, le
rondeau intensifie la critique qui se cristallise dans la reprise du refrain « jamais brebis
n’engresseront » (Vérard, 1910 : fº. 63v). Bien que celle-ci soit partielle, le lecteur est en
mesure de la compléter. De ce fait, la circularité du rondeau donne une autre
profondeur à la dénonciation de la cupidité et de la vacuité des puissants en suggérant
l’immuabilité de l’injustice. Soulignons, à ce propos, que le recours au futur de
l’indicatif traduit, tout comme le renfermement du rondeau sur lui-même, la vision
pessimiste du poète.
17 Par ailleurs, le lexique concourt à la densification du rondeau, dans la mesure où
affleurent des réseaux sémantiques liés à la lutte et à la rivalité. En effet, les substantifs
« adversaire » (1910 : fº. 63v) et « nuysance » (1910 : fº. 63v), vers 3 et 7, le verbe
« mengeront » (1910 : fº. 63v), vers 11, ainsi que l’expression « du tout contraires »
(1910 : fº. 63v), vers 10, renforcent l’antagonisme entre les brebis et les loups et
soulignent l’inégalité des rapports de force entre les faibles et les puissants.
18 La profusion verbale de la ballade et la sobriété du rondeau mettent en relief le
dialogue poétique instauré entre ces deux compositions dont les postulats esthétiques
opposés enrichissent la dénonciation des dérèglements sociaux en accentuant leurs
diverses manifestations. L’écriture poétique a ainsi pour vocation de favoriser une prise
de conscience. En ce sens, Joël Blanchard (1986 : 59) observe que « le poète a la
sensibilité propre à rétablir, grâce à ses plus clersveans, un nouveau logos ». À cet égard,
nous aimerions préciser que la longue série des poèmes lyriques du Jardin se clôt sur
une suite de huit ballades, dont six6 (1910 : fº. 204r – 205v) évoquent des mœurs
antagoniques à une philosophie de vie fondée sur la débonnaireté.

Un cycle consacré à la réflexion morale


19 La présence de ce cycle, tout comme celle du dialogue poétique entre la ballade et le
rondeau abordé ci-dessus, peut interpeler, dans la mesure où Le Jardin, comme nous le
rappelons en introduction, reproduit la conversation courtoise entre amants. De fait, ce
contexte semble bien peu propice à l’édification morale. Or, ce cycle met en relief
l’expression d’une préoccupation éthique qui affleure des échanges entre les amants.
L’intérêt de cet ensemble de ballades, dont le nom des auteurs, comme cela est souvent
le cas dans cette anthologie, n’ont pu être restitués par ses éditeurs 7, réside dans le
subtil dialogue instauré par le compilateur du Jardin entre les compositions afin de
suggérer une déclinaison de comportements répréhensibles.

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20 Ce cycle est constitué d’un sous-groupe de trois ballades qui évoquent le pouvoir
corrupteur de l’argent et d’un autre dont le thème se rapporte à l’humilité. Les poèmes
qui dénoncent l’influence nuisible d’un trop grand attrait pour les richesses matérielles
représentent le cœur de cet ensemble, une fois que leur thématique commune et leur
localisation suivie dans le recueil soulignent la centralité de ce problème et ses
conséquences sur la société. Si la première des trois ballades oppose l’avidité des clercs
et l’ambition démesurée à la réserve et à la sagesse de ceux qui souhaitent léguer de
bonnes œuvres, car « on a que sa vie en ce monde » (1910 : fº. 204v, v. 8), la seconde
revient sur le pouvoir de l’argent et la puissance qu’il confère à ceux qui le détiennent
et remarque qu’il triomphe non seulement de la foi, de la raison, de la mesure et du
droit (1910 : fº. 204v, v. 10), mais aussi du savoir et de la connaissance, puisque « les
livres sont perdus » (1910 : fº. 204v, v. 26). La troisième ballade, dernier volet du
triptyque dédié à la censure de l’impact négatif de l’argent, met en relief le caractère
fourbe de celui qui succombe à son appel. Bien que ces poèmes développent un thème
commun, chacun met en avant un aspect particulier de la critique.
21 Les trois autres ballades qui complètent le cycle gravitent autour de celles qui occupent
le centre et forment, ainsi, un groupe poétique homogène et objectivement orienté. La
ballade qui inaugure la série met en avant l’importance de vivre en accord avec la
vertu, en servant Dieu honorablement, en gouvernant sa maison et son corps
raisonnablement. L’auteur de ces vers anonymes prône donc un mode de vie modéré
régit selon les principes de la moralité chrétienne. Les deux dernières ballades convient
leurs destinataires à faire preuve d’humilité. Le poème « On souloit estre au temps
passé » (1910 : fº. 205r) déplore l’absence de modestie et de respect envers Dieu et les
sacrements, ce qui révèle, selon l’auteur, une incapacité à faire preuve de bonté envers
son prochain. Si cette ballade appelle à plus de modestie et d’altruisme en un registre
accusateur, celle qui clôt le cycle lui oppose la bienveillance divine.
22 Bien que ce cycle de poèmes ne se caractérise pas par la mise en dialogue de modalités
poétiques aux postulats esthétiques différents et complémentaires, comme ce fut le cas
pour la ballade de Deschamps et le rondeau anonyme, cet ensemble de six ballades n’en
constitue pas moins une unité dialogique. De fait, l’apparente homogénéité thématique
qui les singularise favorise, par le biais de renvois lexicaux fonctionnant comme des
échos qui répliquent à l’infini un signal, l’émergence de nouvelles lignes de réflexion
qui se répondent et s’enrichissent mutuellement. L’intégration de ces poèmes, dont les
objectifs censoriaux les éloignent de l’univers courtois des amants du jardin de
plaisance, ne peut être le fruit d’une sélection fortuite, mais bien celui d’un choix
motivé. L’élection des poèmes et leur mise en place, habilement étudiée, dans le recueil,
semble suggérer que l’intention éditoriale était aussi de promouvoir une réflexion de
nature philosophique.
23 Malgré un succès initial, dont témoigne les huit éditions successives, le Jardin de
plaisance et fleur de rhétorique est progressivement tombé dans l’oubli. Ainsi, la critique
lui a parfois reproché une absence de critères dans la sélection des poèmes et un
certain désordre dans leur organisation. Or, il nous apparaît que le processus de mise
en recueil correspondait à une intention particulière, celle, déjà amplement discutée,
de fournir aux lecteurs de l’anthologie une somme de la culture courtoise, mais aussi
celle, nous semble-t-il, de proposer des instants de réflexion morale. Le dialogue
poétique entre la ballade d’Eustache Deschamps et le rondeau anonyme ainsi que le

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cycle des six ballades sur lesquels se conclut la longue suite lyrique en sont
l’illustration.

BIBLIOGRAPHIE
BLANCHARD, Joël (1986). « L’entrée du poète dans le champ politique au XVe siècle ». Annales.
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DESCHAMPS, Eustache (1880). Œuvres complètes de Eustache Deschamps, II. Publiés d’après le
manuscrit de Bibliothèque Nationale par le Marquis de Queux de Saint-Hilaire. Association des
Anciens Textes Français. Paris : Librairie de Firmin Didot.

DROZ, Eugénie & PIAGET, Arthur (1925). Le Jardin de plaisance et fleurs de rhétorique, II. Introduction
et notes par E. Droz et A. Piaget. Association des Anciens Textes Français. Paris : Librairie de
Firmin-Didot.

KRYNEN, Jacques (1993). L’empire du roi. Idées et croyances politiques en France XIIIe-XVe siècle. Paris :
Éditions Gallimard.

LANGLOIS, Ernest (1902). Recueil d’arts de seconde rhétorique. Paris : Imprimerie nationale.

POIRION, Daniel (1978). Le poète et le prince. L’évolution du lyrisme courtois de Guillaume de Machaut à
Charles d’Orléans. Genève : Slatkine Reprints.

TABARD, Laëtitia (2021). « Au commencement la fin. Regards croisés sur le Jardin de plaisance,
premier recueil imprimé de poésie médiévale », in Jean-Charles Monferran, Adeline Lionetto
(dir.). Fleurs et jardins de poésie. Les anthologies poétiques au XVIe siècle (domaine français, incursions
européennes). Paris : Classiques Garnier, pp. 19-37.

TAYLOR, Jane H. M. (2006). « Inventer le recueil lyrique à l’époque de l’imprimerie, quelques


jalons ». Réforme, Humanisme, Renaissance, 62, pp.21-29.

TAYLOR, Jane H. M. (2007). The Making of Poetry. Late-Medieval French Poetic Anthologies. Turnhout :
Brepols.

Carnets, Deuxième série - 24 | 2022


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VÉRARD, Antoine (1910). Le Jardin de plaisance et fleur de rhétorique. Reproduction en fac-similé de


l’édition publiée par Antoine Vérard vers 1501. I. Association des Anciens Textes Français. Paris :
Librairie de Firmin Didot.

NOTES
1. Le titre de l’ouvrage publié par Vérard est tiré du récit allégorique inédit et anonyme Le Chastel
de joyeuse destinee qui se termine sur la description d’un lieu de plaisance (cf. Taylor, 2006 : 23 et
26).
2. Bien que nos citations de la ballade d’Eustache Deschamps se réfèrent à la version du Jardin de
plaisance, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à l’édition des Œuvres complètes de Eustache
Deschamps, publiée par La Société des Anciens Textes Français. Cette édition a été préparée
d’après le manuscrit BnF, fr. 840, qui conserve toutes les pièces du poète champenois copiées par
Raoul Tainguy. Ainsi, la ballade à laquelle nous faisons référence figure dans le premier volume
des Œuvres complètes, sous le numéro 113. Soulignons que les leçons transmises par le Jardin de
plaisance et les Œuvres complètes présentent des divergences qui révèlent que la version du
compilateur du Jardin n’est pas celle copiée par Raoul Tainguy et provient d’une autre source.
Outre la présence du pronom réfléchi « me » au premier vers, absente de la leçon transmise par
le manuscrit BnF, fr. 840, nous pouvons constater d’autres disparités. La deuxième partie du vers
sept des Œuvres complètes « et le laboureur crie » (Deschamps, 1878 : 230) a été transformée, dans
le Jardin, en une relative – « dont le labour detrie » (Vérard, 1910 : v. 7, fº. 63v) –, ce qui modifie
légèrement le sens du vers. Nous constatons également des différences au niveau du refrain,
notamment dans le premier hémistiche, puisque la forme verbale « ne tent », présente dans la
version transmise par Raoul Tainguy, a été remplacée, dans le Jardin, par la forme « n’entend ».
Ces nuances n’altèrent certes pas le poème dans sa globalité, mais elles méritent d’être signalées.
3. La deuxième longue suite de poèmes lyriques se clôt sur une série de huit ballades (cf. Vérard,
1910 : fº. 102v-103r), dont six dénoncent la corruption et le pouvoir de l’argent. Ainsi, le fait que
ces ballades, sur lesquelles nous reviendrons dans la troisième partie de notre étude, ont été
ordonnées sur deux feuillets contigus met en relief la continuité thématique qui les unit et son
importance dans le recueil.
4. « Et finablement on doit fere ung refrain, lequel doit estre appartenant et declairé par les vers
devants ditz. Et semblablement on doit toujours après procéder, en tendant toujours a une fin :
c’est assavoir a prouver et demonstrer son refrain, et parler pertinamment a luy, autrement la
ballade n’est pas bien composee » (Langlois, 1902 : 8-9).
5. Concernant la structure du rondeau, nous renvoyons le lecteur à l’article de Daniel Calvez
(1982 : 461-470), lequel complète la réflexion de Jacqueline Cerquiglini-Toulet (1988 : 45-58).
6. Il s’agit des textes auxquels Piaget et Droz (1925 : 295-296) ont assigné les numéros 654 à 659.
7. Cependant, contrairement aux deux éditeurs du Jardin, qui attribuent la ballade « On souloit
estre au temps passe » (1910 : fº. 205r) à Eustache Deschamps, il semblerait que le poète ne puisse
être identifié comme l’auteur de ce poème. Bien que cette composition soit colligée dans le
manuscrit Paris Bibl. nat., nouv. acq. 6221, lequel réunit soixante et onze compositions
d’Eustache Deschamps, le Marquis de Queux de Saint-Hilaire, l’éditeur du second tome des Œuvres
complètes, qui mentionne cette ballade dans l’étude introductrice, car il y répertorie tous les
poèmes figurant dans le manuscrit (Deschamps, 1880 : XXXIII), ne l’introduit pas dans ce volume.

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RÉSUMÉS
Les poèmes dont il sera question dans cette étude configurent deux cycles poétiques consacrés à
l’édification morale. Le premier ensemble, une ballade d’Eustache Deschamps et un rondeau
anonyme, met en dialogue deux formes poétiques aux postulats esthétiques différents. Le second
regroupe une série de six ballades situées à la fin de la longue suite lyrique du Jardin de plaisance
et fleur de rhétorique. La relation dialogique instaurée et cultivée par l’éditeur de l’anthologie entre
la ballade de Deschamps et le rondeau anonyme ainsi qu’entre les ballades du second groupe
révèle que la sélection des poèmes et leur mise en recueil relève, concernant ces cycles poétiques,
d’un programme éditorial visant à promouvoir chez le lecteur une réflexion éthique, ce qui
mérite d’être souligné, dans la mesure où les textes réunis par l’éditeur ressortissent, en grande
majorité, au registre courtois.

The poems discussed in this study form two poetic cycles devoted to moral edification. The first
set, a ballade by Eustache Deschamps and an anonymous rondeau, brings together two poetic
forms with different aesthetic assumptions. The second is a series of six ballads situated at the
end of the long lyrical suite of Jardin de plaisance et fleur de rhétorique. The dialogical relationship
established and cultivated by the anthology's editor between the Deschamps ballade and the
anonymous rondeau as well as between the ballades of the second group reveals that the selection
of the poems and their placement in the collection is part of an editorial programme aimed at
promoting ethical reflection in the reader, which deserves to be emphasised, as the vast majority
of the texts collected are in the courtly register.

INDEX
Mots-clés : ballade, critique morale, dialogue poétique, Le Jardin de plaisance et fleur de
rhétorique, rondeau
Keywords : Ballade, Le Jardin de plaisance et fleur de rhétorique, moral criticism, poetic
dialogue, rondeau

AUTEUR
MARIA HELENA MARQUES ANTUNES
Centro de Estudos Comparatistas, Faculdade de Letras, Universidade de Lisboa
mantunes2@campus.ul.pt

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