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La fin de Hitler

Éditions J’ai Lu
GERHARD BOLDT
La fin de Hitler
Traduit de l’allemand
par RENÉ JOLAN
© Éditions Corrèa, 1949
AVANT-PROPOS
Nous sommes encore étourdis de l’effroyable cataclysme
qui s’est abattu sur nous. Des millions d’Allemands éprouvent
les plus grandes difficultés rien que pour continuer à vivre,
d’autres souffrent de blessures matérielles et morales que leur
a laissées la guerre. Pouvons-nous déjà toucher à ces
blessures ? Telle était la question que je me posais en écoutant
les récits passionnants d’un capitaine de cavalerie dans le
camp d’internement où je me trouvais. Son auditoire
extrêmement mêlé comprenait des gens qui avaient été
normalement arrêtés, d’autres qui avaient été internés pour être
interrogés, des nazis et des antinazis. Le hasard avait conduit
ce jeune officier dans le voisinage immédiat de Hitler, trois
mois avant la fin des hostilités. Ce qu’il faisait passer sous nos
yeux c’était le film de la meurtrière bataille de Berlin, des
combats livrés par ses derniers défenseurs et les indicibles
souffrances de la population civile, avec comme toile de fond
un horrible tableau d’intrigues, de rivalités ambitieuses,
d’égoïsmes sans scrupules, de veules obéissances, et la
décrépitude intellectuelle et physique de l’homme qui a
conduit le peuple allemand à la plus épouvantable catastrophe
de son histoire.
Les auditeurs réagissaient diversement. Il y avait toujours
des irréductibles qui se refusaient à abandonner la moindre
parcelle de leurs idées préconçues. Il y en avait qui, jusqu’à
l’atroce fin, avaient cru comme paroles d’évangile les discours
de leur Führer et les fanfares de la propagande de Goebbels.
Ceux-là ne voulaient voir encore que de la « propagande »
dans les photographies des camps de Belsen et de
Buchenwald. Mais en écoutant le récit de ce témoin oculaire,
ils sentaient s’écrouler le monde de leurs croyances et de leurs
illusions, sans conserver la possibilité de bâtir une nouvelle
légende ni de recourir à ce petit mot si commode de
« trahison ». Il y en avait d’autres qui avaient dû courber la
tête sous la terreur de la Gestapo et qui ne trouvaient dans ces
récits que la confirmation de ce qu’ils savaient ou
pressentaient depuis longtemps. Tous désiraient la pleine
lumière afin de pouvoir enfin dresser le bilan du passé, tous
voulaient la vérité, rien que la vérité.
Bien certainement les événements sont encore trop proches,
les temps ne sont pas encore mûrs pour qu’on puisse déjà
prononcer des jugements définitifs. Il faudra bien des travaux,
bien des recherches avant que l’on puisse tenter d’écrire
l’histoire de la deuxième guerre mondiale et du Führer du
troisième Reich. Ce que nous entendions des lèvres du
capitaine Boldt n’était qu’une fraction d’un immense
ensemble, mais c’était une contribution à la vaste enquête
indispensable. C’est pourquoi je lui ai demandé d’écrire le
récit des événements auxquels il a assisté afin d’aider le
peuple allemand à trouver la vérité. Il en est résulté le présent
petit livre.
Gerhard Boldt nous parle avec l’absence de prévention
d’un officier du front qui ne s’est jamais occupé de politique et
qui, avec des millions de soldats allemands, a suivi de bonne
foi ses chefs. Il a participé, en tant que cavalier, aux durs
combats de la ligne Maginot, entre Sedan et Montmédy et il
est entré dans Toul sur son cheval, le sabre à la main. La
campagne de Russie le conduisit à travers les États baltes
jusqu’à Léningrad, sur le Volkhov, dans les tempêtes de neige
de Demiansk, dans les marais du Pripet et au sud-est du lac
Ilmen. Il y mérita la Croix de fer. Il fut cinq fois blessé mais
après un bref séjour en Allemagne et un emploi passager en
Hongrie à l’état-major de liaison avec la division de cavalerie
hongroise, il revint en Russie et vécut en toute première ligne
les effroyables combats de la longue retraite. Ses mérites et
principalement sa médaille d’or de grand blessé le firent
désigner en janvier 1945 comme premier officier
d’ordonnance du generaloberst Guderian, chef d’état-major
général, poste qu’il conserva auprès du successeur de celui-ci,
le général Krebs. Les Anglais l’arrêtèrent le 26 janvier 1946,
pour l’interroger sur ces derniers mois dramatiques et plus
particulièrement sur les derniers jours qu’il vécut avec Hitler
dans l’abri de la Chancellerie. Il fut remis en liberté sans être
soumis à la moindre restriction, même à la suite de ses
dépositions.
Son récit commence en cette dernière période de la guerre.
Ernst A. Hepp.
Reichenberg, décembre 1946.
I

CONFÉRENCE
À LA CHANCELLERIE
Nous sommes au début du mois de février 1945. La
Wilhelmplatz est déserte et froide. Partout où porte le regard
on n’aperçoit que des pans de murailles, des fenêtres béantes,
derrière lesquels s’élèvent des monceaux de ruines. De
l’ancienne Chancellerie, si ravissante en son style baroque,
symbole de l’époque wilhelminienne, il ne reste plus que la
partie antérieure, gravement endommagée. Le jardin fleuri qui
la précédait est enseveli sous les décombres. Seule demeure
encore debout la façade de la Nouvelle Chancellerie, avec son
petit balcon anguleux où Adolf Hitler venait annoncer à la
population berlinoise les triomphes que saluaient des
acclamations sans fin. Toujours imposante, voire inquiétante,
parfaite expression du style hitlérien, la « Chancellerie du
Führer » étend ses bâtiments le long de la Vossstrasse, entre la
Wilhelmplatz et la rue Hermann-Goering. Les soldats du
Bataillon de garde de Berlin, jeunes gens de haute taille, qui
ont depuis, longtemps disparu des rues des villes allemandes,
se tiennent encore sur leurs piédestaux en bois et présentent les
armes à tout officier qu’ils aperçoivent. Les panneaux d’acier
qui, lors des alertes aériennes, ferment l’accès à l’abri, sont
entrouverts. Là s’abritèrent, chaque nuit de l’année passée, des
centaines d’enfants berlinois, accompagnés de leurs mamans,
qui venaient se protéger des bombes en tant qu’« hôtes du
Führer ». Mais depuis quelques semaines, Hitler lui-même est
descendu dans cet abri souterrain.
C’est la première fois que je suis conduit à assister à la
conférence journalière sur la situation, à laquelle prennent
part, en présence de Hitler, des représentants des trois parties
constituantes de la Wehrmacht : Armée, Luftwaffe, Marine.
Au cours de ces conférences sont exposés les événements et
prises les décisions concernant la conduite de la guerre sur
terre, sur mer et dans les airs. Aujourd’hui, je vais y être
présenté.
La lourde Mercédès s’arrête devant les gigantesques
colonnes carrées de la porte monumentale de droite, réservée
aux militaires. La Chancellerie possède deux accès qui – assez
symboliquement – sont strictement spécialisés. Le portail de
l’aile gauche est affecté au Parti, celui de l’aile droite à la
Wehrmacht. Le generaloberst Guderian, chef d’état-major
général, le major baron Freytag von Loringhoven, son adjoint,
et moi-même mettons pied à terre. Les deux sentinelles nous
présentent les armes. Nous rendons le salut et montons les
douze marches qui conduisent à l’entrée. Je les compte une à
une et il me semble qu’elles vont exercer une influence
considérable sur mon destin. Une ordonnance ouvre la lourde
porte de chêne et nous pénétrons dans la Chancellerie. Éclairé
par quelques rares et modestes lampes, l’immense hall parait
encore plus vide et plus froid. Devant la multiplication des
attaques aériennes on a fait disparaître les tableaux, les tapis,
les Gobelins. Quatre grandes fenêtres brisées ont été obturées
par du carton et du bois. Au plafond et sur l’un des murs
courent de larges et profondes fissures. Une cloison en bois a
été édifiée du côté de l’ancienne Chancellerie. Un domestique
en livrée me demande le permis d’entrer réglementaire.
Comme je n’en ai pas, pas plus, d’ailleurs, que de papiers
d’identité, mon nom est vérifié dans un gros registre. On me
laisse passer. Le baron me conduit au local du Cabinet
militaire, qui est tout proche, et me présente à son chef, le
lieutenant-colonel Borgmann. Il lui demande si la conférence
aura lieu dans le cabinet de travail de Hitler ou dans l’abri.
Comme aucune menace aérienne ne pèse pour le moment sur
la capitale, il est prévu qu’elle aura lieu dans le grand cabinet
de travail. Dans le cas contraire, elle se tiendrait dans l’abri
situé sous la Chancellerie.
Pour parvenir à notre but, il nous faut parcourir de
nombreux couloirs et vestibules. Il y a longtemps qu’on ne
peut plus suivre le trajet direct, le bâtiment ayant été fortement
endommagé par les bombes. C’est ainsi que le grand salon
d’honneur a été presque complètement détruit. À l’entrée de
chaque passage se tiennent des S.S. qui vérifient chaque fois
notre identité. Cependant, l’aile dans laquelle se trouve le
cabinet de travail est encore indemne et reste à peu près la
seule partie de l’immense bâtiment qui puisse être pleinement
utilisée. Le plancher du couloir brille comme un miroir, des
tableaux sont toujours accrochés aux murs, d’immenses et
lourdes tentures pendent de chaque côté des hautes fenêtres.
Dans le dernier vestibule nous sommes soumis à un
contrôle encore plus poussé. Nous apercevons plusieurs
officiers de S.S. et des sentinelles armées de mitraillettes. Le
generaloberst, le major et moi-même devons déposer nos
armes. Deux officiers s’emparent de nos serviettes qui
renferment les documents que nous apportons, et vérifient
soigneusement qu’elles ne contiennent ni armes ni explosif.
Ces serviettes sont particulièrement suspectes depuis l’attentat
du 20 juillet. Bien entendu, il nous faut, de nouveau, justifier
de notre identité. Nous ne sommes pas fouillés, mais les
officiers de S.S. examinent attentivement nos uniformes.
Nous sommes en avance, il n’est que 15 heures 45 et
l’antichambre est presque vide. Trois ordonnances S.S. se
tiennent auprès d’un buffet garni de boissons et de petits pains.
Devant la porte d’en face, qui ouvre sur le cabinet de travail,
veillent trois autres officiers de S.S., armés eux aussi de
mitraillettes. Le generaloberst profite de ces quelques instants
d’attente pour téléphoner encore au quartier général de Zossen,
afin d’obtenir les dernières nouvelles du front oriental. Nous
attendons. Enfin paraît le Sturmbannführer de S.S. Günsche,
adjoint personnel de Hitler, il annonce que nous allons pouvoir
entrer tout de suite. Hitler avait avec Bormann un entretien qui
s’achevait. La porte du cabinet de travail s’ouvre en effet
presque aussitôt et le Reichsleiter Bormann en sort.
Voilà donc, pensé-je involontairement, l’homme qui exerce
une influence si considérable sur Hitler, celui qui en est le
mauvais génie. Il a environ 45 ans, il est de stature moyenne,
ramassé, trapu avec un cou de taureau. Il donne l’impression
d’être athlétique. Son visage rond possède, du fait de ses
pommettes saillantes et des larges ailes du nez, une expression
énergique et brutale. Ses cheveux noirs et plats, sont rejetés en
arrière. Ses yeux sombres et le jeu de sa physionomie
trahissent la ruse et une complète absence de scrupules.
Nous le saluons et pénétrons, derrière lui, dans le cabinet de
travail. L’aspect en est étonnant. La pièce est haute et vaste, le
plancher presque entièrement recouvert de tapis, le mobilier
relativement pauvre. Le mur qui donne sur le jardin est
interrompu par des fenêtres qui descendent jusqu’au sol et par
une haute porte vitrée. Des rideaux gris les encadrent. Le
bureau de Hitler, lourd, massif, se trouve en avant de ce mur.
Le fauteuil, rembourré en noir, est disposé de telle façon qu’il
permet d’apercevoir le jardin. La table ne porte que de
nombreux crayons, une garniture de bureau, deux presse-
papiers d’une taille anormale, un téléphone et une sonnette. Le
long des murs, à droite et à gauche, se trouvent des tables
rondes avec des fauteuils de cuir.
Le baron et moi étalons nos cartes d’état-major sur le
bureau, dans l’ordre où nous comptons les présenter. La
première est celle du front des Balkans, la dernière celle du
front de Courlande. Pendant les quelques minutes que dure ce
travail, l’adjoint personnel de Hitler se tient derrière nous et ne
perd pas un de nos gestes. Nous sortons alors du cabinet.
Quatre heures ont sonné entre temps et la plupart de ceux qui
doivent assister à la conférence sont arrivés dans
l’antichambre. Ils se sont groupés, debout ou assis, bavardent
entre eux, mangent du pain, boivent du café de fèves ou de
l’alcool. Le chef me fait signe d’approcher pour me présenter.
Autour de lui se trouvent le generalfeldmarschall Keitel, le
generaloberst Jodl, le grand-amiral Dönitz et Bormann. Un
peu plus loin sont réunis leurs aides de camp. Dans un coin,
auprès d’une petite table qui porte un téléphone, Himmler
parle avec Fegelein, chef des Waffen-S.S., qui est son délégué
permanent auprès de Hitler. Fegelein est marié avec la sœur
d’Eva Braun, qui deviendra Mme Hitler. Son attitude a déjà le
caractère de hauteur de celle d’un beau-frère présomptif du
tout puissant chef du Reich. Kaltenbrunner, le redoutable chef
de la Sûreté, se tient un peu à l’écart, isolé, lisant un papier. Le
délégué permanent du Chef de la Propagande et de la Presse,
Lorenz, bavarde avec le Standartenführer Zander, représentant
de Bormann. Le Reichsmarschall Goering est assis à une table
ronde, au milieu de la pièce, avec son état-major : les généraux
Koller et Christians. Le général Burgdorf, premier aide de
camp de Hitler, traverse l’antichambre et entre dans le cabinet
de travail. Il reparaît peu après en annonçant : « Le Führer
vous prie d’entrer. » Goering passe le premier, les autres le
suivent dans l’ordre des préséances.
Hitler se tient au milieu de la pièce, faisant face à
l’antichambre. Les arrivants se dirigent vers lui. Il les accueille
presque tous par une poignée de main muette, sans un seul mot
d’accueil. À l’un ou à l’autre il pose parfois une question à
laquelle il est répondu par « parfaitement, mon Führer », ou
bien « non, mon Führer ». Je m’arrête au voisinage de la porte
et regarde de tous mes yeux ce qui se passe devant moi. Jamais
je n’ai vu spectacle plus extraordinaire. Le général Guderian
parle probablement de moi à Hitler car celui-ci regarde dans
ma direction. Guderian me fait signe, je m’approche.
Lentement, fortement voûté, à petits pas, le Führer s’avance au
devant de moi. Il me tend la main droite et me regarde d’un
regard singulièrement pénétrant. Sa poignée de main est molle,
sans force. Sa tête vacille légèrement. Ce détail m’apparaît
encore plus nettement par la suite quand j’ai plus le loisir de
l’observer. Son bras gauche pend, comme paralysé et la main
est agitée par un tremblement continuel. Ses yeux ont un éclat
indescriptible qui donne une impression d’angoisse, quasi
inhumaine. Son visage et les poches sous les yeux indiquent la
fatigue, l’épuisement. Ses mouvements sont ceux d’un
vieillard.
Ce n’est plus le Hitler sûr de sa force qui s’offrait au peuple
allemand au cours des précédentes années et que Goebbels
présente toujours dans sa propagande. Accompagné par
Bormann, il retourne à pas lents vers son bureau et s’assied
devant le monceau de cartes. La conférence doit débuter
aujourd’hui par l’examen de la situation stratégique dans
l’Ouest et dans le Sud. Il appartient à l’O.K.W.[1] de l’exposer
et c’est le generaloberst Jodl qui parle. Quoiqu’il soit chef de
l’O.K.W., Keitel n’intervient pas et ne paraît même pas
s’intéresser à ce qui se dit. Nous autres, les jeunes officiers,
nous ne l’appelons que le « maréchal-distributeur d’essence ».
L’expression attaque moins sa personne que ses fonctions. En
fait, on ne saurait mieux qualifier son rôle en tant que chef de
l’O.K.W. Il n’exerce d’autorité véritable que sur les réserves
d’essence de l’Allemagne, dans tous les autres domaines de sa
compétence ce représentant de la Wehrmacht n’a qu’à prendre
les ordres de Hitler et à les mettre en application.
Jodl commence. Chacun de ses mots, chacun de ses gestes
sont adaptés à l’humeur de Hitler. Celui-ci ne peut supporter
qu’on parle haut en sa présence. Aussi Jodl parle-t-il lentement
et d’un ton contenu. Toute la situation à l’Ouest est encore
dominée par l’impression qu’a produite l’échec de l’offensive
des Ardennes. Dans les deux camps on se regroupe. Après
notre défaite catastrophique, il ne peut être question, malgré la
meilleure volonté du monde, de parler de victoire. Aussi Jodl
s’efforce-t-il visiblement, pour ne pas fâcher le Führer, de ne
lui citer que des exploits individuels.
« Mon Führer, indique-t-il, sur cette hauteur, et de son
crayon il montre un point sur la carte, derrière le village de
Mesenicht, une embuscade tendue par quatre hommes et un
feldwebel, a réussi à faire deux prisonniers.
Mais cette fois, c’est exagéré, même pour Hitler qui
interrompt d’un geste de la main, et Jodl se met à parler de
divisions et de canons. En Italie, nos deux armées ont été
refoulées par l’ennemi jusqu’au nord de Florence. On se rend
bien compte, à la façon dont il fait son exposé, que le général a
une tâche fort difficile. L’humeur de Hitler, aujourd’hui, n’est
pas des meilleures. Jodl reprend son procédé. Il signale
l’attitude d’une compagnie de pionniers qui, au cours d’une
contre-attaque exécutée dans la région de Florence, s’est
particulièrement bien battue. Puis, rapidement et légèrement,
comme si le fait n’avait aucune importance en comparaison du
merveilleux succès obtenu par cette compagnie, il signale à
Hitler le « déplacement » de plusieurs divisions dans le secteur
côtier de l’Adriatique. Tout se passe bien. Les assistants se
jettent des regards à la dérobée, on pourrait entendre leur
souffle. Jodl fait penser à un habile jongleur, il est depuis si
longtemps dans l’entourage de Hitler qu’il le connaît
parfaitement et sait admirablement en jouer pour présenter ses
rapports. Keitel n’a pas encore ouvert la bouche une seule fois
et ne participe pas à la discussion qui s’engage alors. Quel
sens peut encore avoir tout cela ! Seul Goering lance un mot
de temps à autre pour exprimer son opinion.
Hitler parait satisfait du rapport de Jodl. Il s’adresse en
plaisantant au lieutenant-colonel von John, aide de camp de
Keitel : « John, veillez bien que les deux vieux messieurs
puissent me rejoindre à temps dans l’abri lors des attaques
aériennes. » Mais oui, tous deux sont de très obéissants
serviteurs. Il n’est pas surprenant que beaucoup appellent
méchamment Keitel « Lakei-tel » (Laquais-tel).
On examine ensuite la situation à l’Est. En sa qualité de
chef d’état-major général et de chef de l’O.K.H.[2], Guderian
en donne une vue d’ensemble. Son exposé est précis,
technique, il ignore les savants artifices de Jodl. Son attitude
lui est dictée à la fois par son caractère et par la situation dans
laquelle il se trouve vis-à-vis de Hitler. En 1941, après l’échec
de l’offensive sur Moscou, celui-ci avait mis Guderian à la
retraite. Après le putsch militaire du 20 juillet 1944, le général
Zeitzler qui était chef d’état-major général, ayant été démis de
ses fonctions, Guderian rentra en faveur et fut désigné à ce
poste. On n’ignorait pas que, depuis ce jour, la confiance de
Hitler dans le corps des officiers et dans l’état-major général
était considérablement ébranlée. Le retour de Guderian ne
s’était donc pas fait sous de bons auspices. Leurs rapports
restèrent relativement bons au cours des premiers mois qui
suivirent, mais un heurt se produisit en décembre 1944. Il était
dû à des différences de conceptions stratégiques. Guderian
avait du moins le mérite de ne pas craindre de contredire
Hitler. Il était à peu près le seul dans son entourage à posséder
encore ce courage.
Même après l’échec de l’offensive des Ardennes, le Führer
était dominé par l’idée fixe de ne pas se laisser acculer à la
simple défensive. Il s’imaginait pouvoir dissimuler ses
faiblesses à l’adversaire en agissant agressivement. Adolf
Hitler ne pouvait qu’attaquer. L’offensive à tout prix, tel avait
été l’axiome politique et militaire de toute sa vie. Son objectif
stratégique était avant tout de gagner du temps. Guderian
tenait cette conception pour erronée, la sienne était
diamétralement opposée. Il estimait que les fronts étaient
beaucoup trop étirés et que nos forces n’étaient plus
suffisantes pour permettre de nourrir une offensive d’un côté
tout en offrant de l’autre, surtout à l’Est, une résistance assez
forte. La situation était tendue à l’extrême sur toutes nos lignes
de défense. Comme il connaissait bien le front oriental et le
potentiel militaire des Russes, Guderian estimait à sa juste
valeur la menace qui s’exerçait sur ce flanc. Son objectif
principal était d’empêcher à tout prix que les armées
bolchéviques submergeassent l’Europe centrale. Aussi avait-il
proposé de rassembler toutes les forces dont on disposait
encore pour constituer et défendre un puissant rempart à l’Est.
Pour y parvenir, il fallait naturellement affaiblir le front
occidental, renoncer à tout succès de prestige et abandonner le
secteur de Courlande.
Que s’était-il passé dans la réalité ? Hitler s’était refusé à
tirer les conséquences de l’échec subi dans les Ardennes. Il
avait donné l’ordre catégorique de ne pas l’interrompre et avait
interdit de jeter sur le front oriental les unités devenues libres.
Aussi se produisit-il ce que l’état-major général avait annoncé.
Le 12 janvier, les Russes lancèrent une grande offensive sur la
Vistule, au sud de Varsovie, engageant des forces
considérables. Comme notre front était beaucoup trop faible, il
ne leur fallut que quelques jours pour rompre à peu près
complètement toute notre organisation défensive. Le
gouvernement général fut perdu, ce fut bientôt le tour de la
Silésie, de la plus grande partie de la Prusse Orientale et des
provinces situées à l’est de l’Oder. L’Armée rouge avait atteint
Küstrin, elle était aux portes de Berlin.
Guderian a terminé son exposé, il salue et se retire. J’enlève
du bureau les dernières cartes. C’est le tour du général
Christians, époux d’une des trois secrétaires de Hitler. Il se
met à exposer la situation aérienne. Goering et son chef d’état-
major Koller, l’écoutent en restant un peu à l’écart. Entre
temps, Guderian s’est approché de Dönitz, il l’a emmené vers
le fond de la pièce et lui parle à voix basse mais sur un ton
pressant. Il sait l’influence que l’amiral exerce sur Hitler et
qu’il lui est plus facile qu’à lui-même de faire accepter ses
suggestions. La conversation porte encore une fois sur le front
de Courlande. Guderian voudrait absolument ramener en
Allemagne, pour renforcer le front oriental, les vingt-trois
divisions des XVIe et XVIIIe armées qui y sont encerclées. Il
ne peut plus être question pour elles d’effectuer une percée en
direction de la Prusse Orientale. L’évacuation est encore
possible par les deux ports de Windau et de Libau. Mais il n’y
a pas de temps à perdre. Chaque jour de retard diminue les
moyens de transport et accroît le risque de subir de très lourdes
pertes. On a grand besoin du moindre soldat. Mais Hitler, à
cause de la Suède, a repoussé jusqu’ici toutes les suggestions
que Guderian lui a faites à ce sujet. Il craint que le
gouvernement suédois n’entre dans la guerre au dernier
moment quoique son ambassadeur à Stockholm lui affirme le
contraire, et il pense que seule la présence des divisions en
Courlande l’en retient encore.
Christians poursuit son exposé. Il parle des bombardements
ennemis sur les fronts très disputés, et du ravitaillement par la
voie de l’air des unités encerclées. Hitler l’interrompt
impatiemment : « Goering, où en est-on avec les nouveaux
appareils de chasse ? » Goering bredouille quelques mots et
cède la parole à Koller. Celui-ci s’en remet à Christians qui
reprend :
« Mon Führer, certaines difficultés se sont rencontrées dans
les fabrications, les transports par voie ferrée deviennent de
plus en plus pénibles, je… » Hitler l’interrompt de nouveau
d’un geste brusque : « Passons ! » dit-il d’une voix enrouée.
Christians reprend son discours. Comment pourrait-on
construire les nouveaux appareils ? À peine s’est-on arrêté sur
quelque prototype et a-t-on amorcé sa construction en série
que Hitler intervient avec quelque perfectionnement dont
quelqu’un lui a parlé à la légère, il interdit de poursuivre la
construction presque achevée et en ordonne une nouvelle. Il en
est ainsi depuis des années. L’industrie aéronautique
allemande ne parvient plus à sortir d’appareils en grande série.
En outre, elle souffre beaucoup des effroyables
bombardements et a pris un retard qui ne laisse plus d’espoir,
sur les Anglais et les Américains.
L’amiral Wagner, chef des opérations navales, expose alors
la situation dans son domaine. Comme toujours, Dönitz est
assis directement en face de Hitler. À son côté se trouve
l’amiral Puttkamer qui est adjoint à Hitler depuis 1934 et sert
d’officier de liaison avec le grand-amiral. Il n’y a pas grand-
chose à dire. Le ravitaillement des troupes en Courlande et en
Norvège, quelques maigres succès de sous-marins, et quelques
petits engagements des unités côtières, c’est tout !
La conférence sur la situation proprement dite est terminée.
Tous les regards se tournent vers Dönitz qui s’est adressé à
Hitler : « Mon Führer, après avoir discuté avec l’O.K.H.,
j’aurais quelque chose à ajouter au sujet du repli des troupes
de Courlande. Le plan d’évacuation est prêt. En engageant à
fond les navires disponibles, en utilisant tout le tonnage que
nous pouvons nous procurer et en faisant couvrir efficacement
l’opération par la Luftwaffe, je compte qu’il nous faudra
quatre semaines pour ramener les hommes et le matériel
indispensable. Il sera cependant inévitable d’abandonner une
partie du matériel lourd. En gros, il s’agit d’enlever
500 000 hommes. Les possibilités de Windau et de Libau sont
suffisantes. » Hitler se lève et, les mains croisées derrière le
dos, fait quelques pas dans un sens et dans l’autre à travers la
pièce. Puis il se retourne brusquement et, sur un ton très aigu,
en criant presque, il déclare : « J’ai déjà dit qu’il ne peut être
question d’évacuer les troupes de Courlande. Je ne peux pas
abandonner du matériel. D’autre part, il me faut tenir compte
de la Suède. » Puis, se calmant un peu, il poursuit : « On peut
ramener une division. Guderian, présentez-moi une
proposition à ce sujet demain matin. Messieurs, je vous
remercie. Bormann, restez, je vous prie ».
Tous les officiers saluent. Les aides de camp rassemblent
les documents et tout le monde sort à l’exception de Bormann.
L’animation reprend dans l’antichambre. Les aides de camp
donnent des coups de téléphone. Goering prend congé avec
son jeune adjoint. Himmler l’imite, suivi de Kaltenbrunner et
de Fegelein. Les autres s’assoient autour des tables, se font
servir des rafraîchissements et se mettent à discuter la
situation. Un des soldats d’ordonnance s’approche de Keitel et
lui présente une boîte contenant les cigares traditionnels. Le
maréchal sourit avec complaisance, en choisit un avec un soin
exagéré et se prépare à l’allumer. Il en prend un second qu’il
fait disparaître dans sa pochette. Dönitz boit de l’eau-de-vie
avec ses officiers. Tout le monde se sépare environ une demi-
heure plus tard. Nous parcourons, de nouveau, l’interminable
trajet à travers les couloirs et les vestibules, franchissons les
barrages et les sentinelles, et nous retrouvons à l’air libre. Il est
déjà 19 heures 30. Nous partons dans notre automobile.
La nuit est claire et étoilée. Tous feux éteints nous
avançons à travers la ville obscure, défilant devant
d’interminables rangées de décombres. Pas le moindre signe
de vie, pas le plus petit rayon de lumière. Avec une allure
fantomatique, comme s’il s’agissait des vestiges d’un monde
disparu, les pans de muraille pointent vers le ciel. Il est
difficile de s’imaginer qu’il y ait pu avoir ici, autrefois, une
capitale extrêmement animée, aux rues pleines de vie et de
lumière, bordées de beaux magasins et parcourues par des
gens bien habillés. Le chauffeur fait une brusque embardée
pour éviter une bombe non éclatée. Nous laissons Tempelhof
derrière nous, la forêt de maisons s’éclaircit et nous sommes
bientôt enveloppés par la senteur des pins.
Au bout d’une demi-heure environ, la voiture oblique sur la
gauche et s’arrête peu après devant un grand portail. Nous
sommes arrivés au quartier général de Zossen, situé à une
trentaine de kilomètres dans le sud de Berlin.
Il comprend deux groupes principaux d’installations :
« Maybach I » où nous nous trouvons actuellement et où est
logé l’état-major de l’O.K.H. et « Maybach II », à environ
trois cents mètres plus au sud, dans la direction de Wünsdorf,
où se trouve une annexe de l’O.K.W. Les abris, construits en
forme de maison, sont dispersés dans la forêt de la Marche et
si bien dissimulés que le profane ne les soupçonne même pas.
À peine sommes-nous arrivés qu’on nous annonce qu’une
alerte aérienne va probablement être bientôt donnée.
Vers 21 heures, une communication arrive de la
Chancellerie : « À minuit conférence dans l’abri du Führer.
Accès par la rue Hermann-Goering. Le général Gehlen
apportera les documents relatifs aux fronts de Hongrie et de
Poméranie. » Hitler convoque fréquemment des conférences
nocturnes de cette sorte, sans se soucier de gêner ses
collaborateurs, car lui-même travaille surtout pendant la nuit.
Ce ne peut être pour nous qu’une ennuyeuse perte de temps.
Guderian en est chaque fois extrêmement fâché car nous
sommes déjà surchargés de travail. J’ai à peine reposé
l’écouteur que la Chancellerie sonne de nouveau : « Par suite
de l’alerte, la conférence aura lieu à une heure du matin. Par
ailleurs rien de changé. » Encore une nuit sans sommeil !
Depuis le début de l’attaque aérienne, nous sommes
descendus au deuxième étage souterrain de notre abri. Chacun
des douze abris en fer à cheval possède ainsi deux étages, qui
sont tous réunis les uns aux autres. En outre, une liaison
souterraine nous relie au poste 500, le plus grand central
téléphonique de l’Allemagne, installé à une vingtaine de
mètres sous terre. De là partent toutes les canalisations
militaires et les canalisations civiles les plus importantes qui
relient les centraux de la capitale et de ses environs aux pays
européens non encore conquis par l’ennemi. Cette installation
était achevée dès 1939, le quartier général s’y était installé
pendant la campagne de Pologne et la période qui avait
précédé l’offensive à l’Ouest. À cette époque, le maître de
maison était Brauchitsch, qui avait le général Halder comme
chef d’état-major. L’alerte terminée, nous remontons. Le
transbordement est toujours pénible car il faut emporter tous
les documents importants. Nous repartons vers Berlin un peu
après minuit. L’horizon est éclairé par une grande lueur
d’incendie. Avant de partir nous nous sommes informés des
quartiers qui avaient été bombardés pour ne pas nous trouver
inutilement arrêtés.
Nous quittons la rue Hermann-Goering pour nous engager
lentement dans l’étroit passage qui conduit à l’abri du Führer.
Les sentinelles y sont doublées pendant la nuit. Il y en a à tous
les pas et elles portent mitraillette et grenades. Dans
l’obscurité, le contrôle s’effectue avec encore plus de sévérité
que dans la journée. Un soldat nous conduit jusqu’à l’entrée de
l’abri qui se trouve dans le jardin de la Chancellerie et nous
confie au poste de garde qui s’y trouve.
Nous avons trente-sept marches à descendre, car le toit en
béton armé a ici une épaisseur de huit mètres. L’abri du Führer
ne constitue qu’une partie de l’organisation souterraine de la
Chancellerie et comporte deux parties : dans l’une se trouvent
le logement proprement dit de Hitler, bureau, chambre à
coucher, salle de bains et une salle de conférence avec
antichambre. De là un couloir conduit à cinq autres chambres
occupées par le professeur Morell, médecin personnel de
Hitler, la chienne de celui-ci et ses petits, un petit central de
renseignements, le local de la garde et un W.-C. Dans le
couloir sont installés quatre standards téléphoniques. Douze
marches permettent de monter à l’autre partie où l’épaisseur
du toit n’est que de trois mètres. Seul l’abri proprement dit du
Führer était complètement achevé quand commença la bataille
de Berlin.

Au pied de l’escalier nous retrouvons les officiers S.S. qui


nous ont accueillis dans l’après-midi. Il nous faut déposer nos
manteaux et nos armes. Nos serviettes sont encore une fois
soigneusement examinées, de nouveau il nous faut rester
calmes et souriants tandis que les regards nous déshabillent
littéralement. Puis nous entrons dans l’antichambre et
attendons. Kaltenbrunner salue Guderian. Bormann est encore
auprès de Hitler. La porte s’ouvre au bout d’un certain temps
et Bormann prie Kaltenbrunner d’entrer.
Nous restons seuls avec nos pensées. Au premier regard,
j’ai éprouvé une invincible antipathie contre ce Kaltenbrunner,
il me serait difficile d’expliquer pourquoi. Il est haut de près
de deux mètres, possède des épaules extraordinairement larges
et ses mains sont de véritables étaux. Chaque fois que nous
nous saluons je crains pour les miennes. Son visage est
grossier et brutal. Si les balafres de sa figure ne trahissaient
pas l’ancien étudiant, on ne le prendrait jamais pour un
intellectuel. Il est Autrichien de naissance, et doit sa carrière à
son fanatisme, à son implacabilité et à des intrigues qui ne
furent pas toutes nouées par lui-même. Comme elles
caractérisent bien le milieu où il vivait, il peut être intéressant
de s’y arrêter un instant.
Après la prise du pouvoir et jusqu’à la veille du conflit,
c’était Heydrich qui avait occupé les fonctions de chef de la
Sûreté du Reich, groupant sous ses ordres la police criminelle
et politique, ainsi que le S.D. et la Gestapo ; il était parvenu à
placer Himmler en quelque sorte sous sa dépendance. C’était
un secret de polichinelle que Heydrich savait toujours
s’arranger pour arriver à ses fins. Après le début des hostilités,
certains hommes de l’entourage de Himmler, Schellenberg et
Ohlendorf notamment, réussirent à le noircir auprès de celui-
ci. Heydrich vit diminuer son influence sur Himmler mais
s’arrangea pour gagner parallèlement l’oreille de Hitler. Son
orgueil maladif, son ambition effrénée lui firent désirer
d’obtenir un nouveau champ d’action où il serait
complètement indépendant de Himmler. Il parvint à se faire
nommer au poste de protecteur de Bohême-Moravie, et fut
assassiné, en 1943, par les Tchèques, après avoir soumis le
pays à une terreur sanglante. Himmler saisit l’occasion pour
raffermir sa propre situation. Il lui fallait empêcher le retour
d’un concurrent aussi dangereux. Aussi écarta-t-il
Streckenbach, créature d’Heydrich, pour appeler à l’ancien
poste occupé par celui-ci Kaltenbrunner qui était alors chef de
la Gestapo et du S.D. à Vienne. Kaltenbrunner ne fut d’abord
qu’un instrument docile entre les mains de Himmler, mais se
trouva bientôt emporté par une autre vague.
À ce moment, trois hommes se disputaient la faveur de
Hitler : Goebbels, Himmler et Bormann. Ribbentrop se
trouvait depuis longtemps hors de cause, Goering, lui-même,
était passé à l’arrière-plan. Son prestige avait beaucoup
souffert de l’échec de la Luftwaffe. Chacun de ces cinq
personnages haïssait les autres et cherchait à les évincer par de
perpétuelles intrigues. Lorsque Himmler fut nommé
commandant de groupe d’armées en 1944 et se mit en devoir
de rassembler entre ses mains, de plus en plus ouvertement,
l’ensemble des pouvoirs civils et militaires, Bormann éprouva
des craintes très vives pour sa propre situation. Il crut trouver
en Kaltenbrunner un commode instrument pour ses menées.
Adroitement, insidieusement, il s’efforça de pousser
Kaltenbrunner au premier plan auprès de Hitler. La manœuvre
lui fut facilitée du fait que Himmler, à cause de ses nouvelles
fonctions, se trouvait obligé de séjourner fréquemment à son
quartier général de Bade, transféré plus tard à Prenzlau, au
sud-ouest de Stettin, pour faire la preuve de ses capacités
militaires. Kaltenbrunner gravit si rapidement les échelons que
Hitler en vint à lui donner directement ses ordres sans passer
par l’intermédiaire de Himmler, son supérieur.
Nous attendons depuis environ une demi-heure lorsque
paraissent Hitler, Bormann et Kaltenbrunner. Après de brèves
salutations, nous entrons dans l’abri où Hitler prie
immédiatement Guderian de lui exposer la situation du front
oriental. La petite pièce n’a environ que cinq mètres carrés, les
murs sont nus et badigeonnés de gris. Le mobilier comprend
un banc brun, fixé au mur, une grande table à cartes et un petit
fauteuil de bureau. Le cercle des assistants est fort réduit
aujourd’hui. Guderian sait qu’il lui faut profiter de cette
occasion trop rare. Il s’attache à donner le plus de relief
possible à son exposé, et met particulièrement en lumière la
menace qui pèse sur Berlin. L’Allemagne, déclare-t-il
catégoriquement, tiendra ou succombera avec sa capitale. Il
faut donc encore essayer à tout prix d’écarter cette menace.
Hitler demande quelle est l’importance des forces que l’Armée
rouge dirige sur Berlin. Elles sont dans le rapport de cinq
contre un à notre désavantage. Gehlen veut dérouler ses cartes
pour bien mettre en valeur cette disproportion aux yeux de
Hitler. Mais celui-ci l’arrête d’un geste.
Guderian poursuit son exposé et explique en détail son plan
pour la Poméranie. Il met en œuvre toute sa puissance de
persuasion pour démontrer que notre situation est désespérée
et que ses propositions constituent notre unique chance de
salut : il faut immédiatement rapatrier les deux armées de
Courlande, rassembler sur-le-champ toutes les réserves
disponibles à l’intérieur du Reich, les transporter sans délai en
Poméranie ainsi que la VIe armée blindée de S.S., commandée
par Sepp Dietrich, qui vient de combattre dans les Ardennes,
et ne pas hésiter à affaiblir le front occidental. On pourrait
ainsi réunir de trente à quarante divisions avec environ quinze
cents chars. Avec ces forces, Guderian attaquera en Poméranie
en direction du sud, et des environs de Glogau en direction du
nord-est. Il espère ainsi : premièrement écarter le danger qui
menace Berlin, deuxièmement reprendre la Silésie et ses
industries, troisièmement bâtir une solide position de défense
tout le long de la frontière qui prendrait le nom de position
Tirschtiegel. Il faut tout engager sur cette dernière carte qui
nous reste. Si l’ennemi pousse ses avantages à l’ouest, les
conséquences seront incomparablement moins graves que si la
situation empire à l’est. Il faut à tout pris refouler les armées
rouges hors de l’Allemagne.
Guderian s’est mis à parler plus rapidement et avec plus de
chaleur qu’il n’a coutume. Il ne prend pas garde aux gestes
que Hitler fait de la main comme pour écarter, rejeter ses
propositions, mais continue à expliquer la nécessité d’accepter
celles-ci, s’aidant des renseignements sur l’ennemi apportés
par Gehlen, qui sont extrêmement précis. Il montre les cartes,
les graphiques, les tableaux dressés sur la foi des
reconnaissances aériennes, des services de renseignements,
des déclarations de prisonniers et de déserteurs.
Hitler n’articule pas un mot. Il regarde fixement les cartes
comme s’il ne voyait et n’entendait rien. Ses mains se joignent
nerveusement. Guderian a fini de parler. Il est épuisé et
regarde Hitler, plein d’espoir. Celui-ci ne bouge toujours pas.
Il s’établit un silence angoissant troublé de temps à autre par le
grondement lointain de quelque bombe à retardement qui
explose. J’ose à peine respirer et je sens mon cœur battre à
grands coups. Le sort du front oriental est en train de se
décider. Hitler se lève lentement, fait quelques pas traînants, et
regarde dans le vide. Brusquement il s’arrête et nous renvoie
rapidement et froidement. Bormann seul reste près de lui.
Le dernier dé vient d’être jeté.
II

HITLER ET SES GÉNÉRAUX


Comme à l’ordinaire Hitler ne suivit pas les propositions de
son état-major général. Les vingt-deux divisions des XVIe et
XVIIIe armées demeurèrent en Courlande. L’armée blindée de
S.S. et quelques autres divisions qui purent être prélevées sur
le front occidental ou en Allemagne ne furent pas envoyées en
Poméranie où nos soldats se battaient au mépris de la mort,
contre un mur de feu et d’acier, mais en Hongrie. Douze cents
chars furent rassemblés pour exécuter une attaque insensée au
nord et à l’est du lac Balaton, dans l’ouest de Budapest. Là, se
trouvèrent réunies la VIe armée commandée par le général
Balk, la VIe armée blindée de Sepp Dietrich et un corps de
cavalerie. L’intention de Hitler était de leur faire prendre
l’offensive vers le sud et vers l’est, pour reconquérir tout le
terrain entre Fünfkirchen et le confluent du Danube et de la
Drave, réintégrer Budapest dans le système de défense
allemand et faire du Danube l’épine dorsale de celui-ci. Par
contre, l’offensive de Poméranie ne fut menée que par la
IIIe armée, très affaiblie, et par environ cinq cents chars.
Guderian ne ralentit cependant pas ses efforts. Jusqu’en
mars, il essaya, de concert avec le général Gehlen, d’amener
Hitler à renoncer à ses plans mais sans autre résultat que de se
faire mal voir de lui.
Comme Gehlen insistait au cours d’un nouvel entretien,
apportant les renseignements les plus indiscutables, s’appuyant
sur des faits avérés, montrant l’énorme supériorité de
l’ennemi, soulignant qu’il avait la maîtrise de l’air, démontrant
qu’il ne cessait d’accroître ses fabrications de chars et de
canons, Hitler se leva brusquement et déclara avec emphase :
« Je repousse ce travail de l’état-major général. Il
n’appartient qu’au génie de deviner les intentions de l’ennemi
et d’en tirer des conclusions utiles, et le génie ne s’embarrasse
pas de futilités comme celles que vous me présentez ! »
Il en vint au point d’interdire à Guderian et à Gehlen de lui
exposer la situation d’« une façon aussi tendancieuse » chaque
fois qu’ils avaient à lui communiquer des renseignements
désagréables. Il proclama à plusieurs reprises qu’il devait
pouvoir suivre sans entrave ses intentions de grand chef
militaire. Au début d’avril, aussitôt après le départ de
Guderian, le général Gehlen fut relevé de ses fonctions de chef
de la « section des armées étrangères de l’Est » et cette section
fut réduite dans de telles proportions, par ordre du Führer, que
tout travail sérieux lui devint impossible. La hache ne devait
pas tarder à atteindre Guderian lui-même.
Dans le courant de mars des difficultés se présentèrent pour
le choix des chefs militaires. Guderian attira l’attention de
Hitler sur le maréchal von Manstein, au cours d’une
conférence, et proposa de le rappeler à l’activité. Manstein
était le vainqueur de Sébastopol et avait été, ensuite, un des
généraux les plus heureux en opérant avec sa XIe armée dans
le secteur sud du front oriental. Mais il avait commis
« l’impardonnable faute » de donner à plusieurs reprises des
conseils de prudence au Führer pour la conduite de la guerre
en Russie. Il lui avait fallu s’en aller. Lorsque Guderian mit
son nom en avant, Hitler lui répondit : « Si j’avais quarante
divisions d’assaut magnifiquement équipées pour vaincre
décisivement l’ennemi, je ne les confierais à personne d’autre
qu’à Manstein. C’est peut-être le meilleur officier qu’ait
produit l’état-major général, mais je ne peux avoir recours à
lui dans la présente situation. Il n’a pas foi dans le national-
socialisme. Il ne pourrait donc pas supporter le fardeau de
responsabilité qui est aujourd’hui le lot d’un grand chef
militaire. »
En mars, lorsqu’on apprit à Hitler l’échec de l’offensive du
lac Balaton, il eut un de ses terribles accès de rage. Il oublia
qu’il l’avait lui-même ordonnée. À son avis, cet échec était dû
au manque de fanatisme du général Wöhler, chef du groupe
des armées du sud. Les poings crispés, il cria à Guderian :
« Wöhler s’est toujours opposé au national-socialisme avec la
pire des insolences. Il est incapable d’éprouver de
l’enthousiasme. Comment pouvais-je attendre d’un tel homme
qu’il se montrât à la hauteur de ses immenses
responsabilités ? » Wöhler fut aussitôt destitué.
Lorsqu’il fallut désigner un gouverneur militaire pour
Francfort-sur-l’Oder, Guderian et Jodl essayèrent de proposer
le colonel von Bonin qui avait été chef de la section des
opérations à l’O.K.H. Lorsque le front allemand fut enfoncé
sur la Vistule par l’offensive russe du 12 janvier 1945, Hitler
lança le fameux ordre sur les forteresses, prescrivant que
celles-ci devaient être défendues quelles que fussent les
circonstances. Varsovie, en particulier, devait être défendue
jusqu’au dernier homme. Cinq mille soldats s’y trouvaient
sous les ordres d’un général. L’ordre de résister atteignit la
ville avec douze heures de retard. La garnison allemande put
donc se retirer et ne pas se laisser encercler dans la capitale
polonaise. Hitler, sans la moindre preuve, rendit Bonin
responsable de ce retard et le livra à la Gestapo. Le colonel
disparut dans la prison de la Lehrter Bahnhof, sans que sa
culpabilité eût été clairement établie.
Jodl déclara à Hitler : « Mon Führer, si pour défendre
Francfort vous voulez désigner l’officier le plus capable et le
plus énergique de toute la Wehrmacht, il faut prendre le
colonel von Bonin. »
« Il m’est impossible, rugit Hitler d’employer quelqu’un
qui n’exécute pas strictement mes ordres. » La question se
trouva réglée et le colonel von Bonin resta dans sa prison.
Personne n’a jamais su ce qu’il était devenu.
La rage du Führer ne connut plus de bornes quand on lui
annonça la défaite subie par un « national-socialiste
fanatique ». En apprenant la chute de Vienne Hitler éprouva
une de ses plus effroyables crises de colère. Il ordonna de
ramener Sepp Dietrich au rang de simple soldat et de lui
enlever toutes ses décorations.
Conformément à l’ordre sur les forteresses, toutes les villes
et localités importantes situées en arrière du front furent
décrétées constituer des places fortes qu’elles y fussent
propres ou non. Si les troupes allemandes étaient amenées à se
replier encore, toutes ces soi-disant « forteresses », placées
sous le commandement d’un général, devaient combattre,
même dans les cas les plus désespérés, jusqu’à la dernière
goutte de sang. Comme il n’y avait plus depuis bien longtemps
de troupes entraînées pour remplir cette mission, l’ordre
équivalait à faire massacrer des milliers d’Allemands
incapables de combattre utilement.
En février et en mars 1945, la situation prit une tournure
aussi tragique à l’Ouest qu’à l’Est. Après avoir franchi le pont
de Remagen, les armées anglo-américaines se répandirent
comme un flot à travers l’Allemagne. Il n’y eut plus de pause,
le rythme s’accéléra. À ce moment Hitler, soutenu par les
trompettes de la propagande de Goebbels, proclama l’entrée en
existence du Werwolf, le déclenchement de la guérilla. Suivant
l’exemple des partisans polonais et russes et des mouvements
clandestins qui s’étaient constitués dans les pays occupés par
l’Allemagne, des troupes armées devaient surgir du sol.
Enfants, femmes, vieillards, tous devaient s’efforcer de
détruire l’ennemi par des embûches incessantes.
Hitler s’imaginait-il véritablement que cette entreprise
désespérée pût encore retarder l’effondrement militaire, arrêter
le cours inéluctable des événements ? Croyait-il sincèrement
que le peuple allemand le suivrait dans ses intentions de
suicide ? Ou bien se voyait-il sous la forme d’un héros de
quelque gigantesque opéra wagnérien, atrocement réaliste,
debout au milieu des flammes, désireux d’entraîner tous les
Allemands dans le crépuscule de son « Reich millénaire » ? Il
est impossible de dire ce qui se passa réellement derrière le
front de cet homme. Hitler avait depuis longtemps perdu tout
contact avec le peuple et ne le comprenait plus. Ce peuple était
las de la guerre, indiciblement las, il était devenu exsangue au
bout de ces six années de batailles et de bombardements. Il
désirait la paix, uniquement la paix. Il eût fallu que
l’organisation du Werwolf fût préparée de longue main pour
promettre même l’ombre d’un succès. Si la guerre de partisans
avait réussi en Russie, en Ukraine, c’était parce qu’une
politique insensée avait contraint la population à s’y
retrancher, parce que les fronts étaient bien trop étendus et que
l’Allemagne n’avait pas assez d’hommes pour emplir tout
l’espace. Si les mouvements clandestins avaient obtenu des
succès en France, en Norvège, au Danemark, c’était parce
qu’ils avaient reçu des armes et une aide active de la part de la
propagande ennemie, et aussi parce qu’ils pouvaient compter
sur un secours direct très prochain. Aucune de ces conditions
n’existait en Allemagne.
Il s’avéra assez rapidement que l’action du Werwolf
resterait nulle parce que les armées ennemies avançaient trop
vite et qu’en outre le peuple allemand refusait presque en
entier de recourir à cette forme de guerre. Même les meilleurs
soldats de Hitler faillirent à son appel. Lorsque la VIe division
de montagne, composée de S.S. fut, après son retour de
Norvège, encerclée dans le Taunus par les Américains, Hitler
ordonna à ses quinze mille hommes de se disperser en petits
détachements pour servir de cadres aux organisations du
Werwolf. Il n’en résulta rien.
Si la mission du Werwolf, à l’Ouest, était d’exercer au
moins une action retardatrice, on s’efforçait, à l’Est, par une
campagne de presse et de propagande, d’inciter la population
civile à opposer la plus farouche résistance aux armées rouges.
Guderian fut appelé à participer, en mars, à cette campagne. Il
parla, au cours d’une conférence de presse qui se tint dans la
grande salle du ministère de la Propagande, des cruautés qui se
commettaient à l’Est. Entre temps, le flot effroyable et
interminable des réfugiés avait pris une allure torrentielle. Une
muraille continue de véhicules démantibulés, de gens et
d’animaux mourant de faim et de froid, se dressait de chaque
côté des grandes routes venant de l’orient. Dans les gares
berlinoises se déversaient sans arrêt des trains entiers de
malheureux dont beaucoup avaient fait le trajet dans des
wagons ouverts, sous la neige. La mort faisait des moissons
abondantes dans leurs rangs, ils enduraient d’indicibles
souffrances et les avions ennemis ajoutaient à leur détresse.
Mais Adolf Hitler ne voyait rien de tout cela ou ne voulait
pas le voir pour ne pas contrarier les « inspirations de son
génie ». Au cours des dernières années de la guerre, il ne
quitta guère son quartier général de Rastenburg, en Prusse
Orientale, où il vivait devant le spectacle des vastes prairies,
des immenses forêts et des grands lacs. Le calme et la beauté
de ces paysages n’évoquaient en rien les horreurs de la guerre.
Pour lui, celle-ci ne consistait qu’en chiffres et en traits de
crayon rouges et bleus tracés sur une carte d’état-major. Il ne
se fit même pas présenter des images des véritables
destructions opérées par les bombardements, images qui
eussent pu lui donner au moins une idée approchée de la
réalité. Que connaissait-il des souffrances de la population
civile ? Son entourage se donnait beaucoup de mal pour
écarter de lui toutes les nouvelles désagréables, pour ne pas
troubler la funeste confiance qu’il avait en lui-même. Alors
que Churchill, qualifié jadis par Hitler de « militairement
idiot », escaladait les décombres de Londres pour prodiguer
les mots d’espoir à la population, montait jusqu’aux premières
lignes, le cigare à la bouche et armé d’une canne, pour
encourager les soldats par sa présence, Hitler se cachait dans
les forêts de la Prusse Orientale, derrière une armée de S.S.
armés jusqu’aux dents, sans se montrer une seule fois parmi
les habitants des villes éprouvées ni parmi les combattants du
front. D’un autre côté, il trouvait le temps de s’occuper des
choses les plus futiles. Les affaires de l’État et les décisions
d’où dépendaient la vie ou la mort de milliers d’hommes
pouvaient attendre quand il s’agissait de dessiner quelque
nouvelle décoration. Il se fit encore présenter un projet de ce
genre en mars 1945. Il pouvait aussi exposer pendant des
heures les plans fantastiques qu’il avait forgés pour la
reconstruction de la capitale et des grandes villes de
l’Allemagne. On pourrait admettre que ce fût là pour lui un
repos, une détente analogue à la collection de timbres de
Roosevelt, mais du moins ces « idiots » de Churchill et de
Roosevelt étaient assez intelligents pour laisser à leurs
généraux le soin de traiter les questions militaires. En une
seule occasion Adolf Hitler jeta un coup d’œil fugitif sur la
capitale ravagée. Ce fut à la fin de novembre 1944, lorsqu’il
quitta son quartier-général de Rastenburg, dénommé
« Wolfschanze » et où se produisit l’attentat du 20 juillet, pour
venir s’installer « provisoirement » à Berlin. Quand il traversa
les faubourgs dans son train spécial, il fut extrêmement surpris
et ému en apercevant le spectacle des dévastations. Jamais il
n’aurait pu soupçonner, déclara-t-il à son entourage, que les
bombes pussent avoir pareil effet !
En 1945, lorsque la situation économique et militaire
évolua de plus en plus rapidement vers la catastrophe,
Guderian essaya d’intervenir dans le domaine politique. Le
Dr P. Barandon, nouvel agent de liaison entre le ministère des
Affaires étrangères et l’état-major, se présenta à lui pour la
première fois dans la soirée du 23 janvier. Il s’entendit faire un
exposé des causes et des conséquences de l’effondrement du
front oriental et compara la situation du moment à celle du
mois d’octobre 1918. Guderian termina cet exposé en
déclarant qu’il fallait essayer sans retard de négocier un
armistice avec nos adversaires occidentaux.
Le soir même, Barandon se rendit chez le ministre des
Affaires étrangères. L’entretien nocturne avec von Ribbentrop
eut un caractère assez unilatéral et ne donna aucun résultat.
Ribbentrop n’était nullement disposé à demander à Hitler s’il
convenait ou non de solliciter immédiatement un armistice à
l’Ouest, et il déclara pour terminer, en prenant des airs de
grand homme d’État, qu’on avait perdu le contrôle de ses nerfs
à l’état-major général. Guderian et Ribbentrop eurent eux-
mêmes un entretien le 25 janvier, mais les résultats furent
également nuls. Deux jours plus tard, l’état-major général
réclama de nouveau, de la manière la plus insistante,
l’ouverture de négociations en vue de la conclusion d’un
armistice avec les Occidentaux. Rien ne se produisit.
Guderian ne se découragea pas et essaya encore d’agir sur
le plan politique. Il apprit, au milieu de mars, par la radio
neutre, qu’un certain Dr Hesse faisait des sondages à
Stockholm en vue de la paix. Le Dr Barandon servit encore
d’intermédiaire. Il s’entretint avec von Ribbentrop le 21 mars
et une rencontre, à laquelle j’assistai, eut lieu ensuite entre le
ministre et le général. Il n’en sortit rien de positif. « La
Wehrmacht ne doit pas en appeler au ministère des Affaires
étrangères mais se battre, encore se battre, toujours se battre »,
telles furent les paroles par lesquelles Ribbentrop clôtura cette
conversation.
Guderian et Barandon furent dès tors convaincus qu’il était
inutile de chercher une solution rapide par le canal des
Affaires étrangères. Ils résolurent, en conséquence, de
s’adresser à Himmler. Le lendemain du jour où il s’était
entretenu avec Ribbentrop, Guderian alla trouver celui-ci à
Prenzlau. Himmler se montra assez ouvert et témoigna
beaucoup d’intérêt pour ce que lui exposa Guderian, il lui
refusa cependant son appui, déclarant que Hitler le chasserait
sur-le-champ ou le ferait fusiller s’il lui apportait de pareilles
propositions.
Il fut alors décidé de pressentir Goering. Himmler s’offrit
même pour toucher celui-ci. Il se rendit au Karinhall et eut
avec le maréchal une conversation de quatre heures. Goering
se déclara parfaitement convaincu, quant à lui, de la nécessité
d’agir mais refusa d’en parler à Hitler, ne pouvant pas, dit-il,
manquer à son serment de fidélité envers celui-ci. Au reste,
expliqua-t-il, Hitler le chasserait lui-même. Himmler agit dès
lors indépendamment. Politiquement plus clairvoyant que
Hitler, il avait déjà pris des contacts avec le comte Folke
Bernadotte par l’intermédiaire du médecin suédois Kersten, et,
sur les instances des Suédois, fait libérer des camps de
concentration, quelques milliers de prisonniers politiques
norvégiens et danois, à l’insu de Hitler. Il espérait sans doute,
par ce moyen, sauver un jour sa propre tête. Schellenberg joua
un rôle important dans ces négociations, il fut également
chargé de rapatrier clandestinement les prisonniers libérés et se
rendit plusieurs fois en Suède. Lorsque Ribbentrop eut vent de
la présence de Bernadotte à Berlin, il lui demanda de venir le
trouver, mais leur conversation n’eut aucune portée politique.
Himmler fit alors savoir à Bernadotte qu’il était prêt à
négocier avec les Anglais et les Américains au sujet de la
capitulation de l’Allemagne, mais pas avec les Russes. Il
s’imaginait dissocier les Alliés en proposant de faire déposer
les armes par les troupes allemandes qui combattaient sur les
fronts de l’Ouest et du Sud, tandis que la bataille se
poursuivrait à l’Est. Hitler et son entourage seraient éliminés,
lui, Himmler, prendrait en main la direction du Reich. Les
Alliés n’acceptèrent naturellement pas cette proposition. Le
comte Bernadotte a raconté en détail ces tractations dans son
livre « Slutet » (La Fin). Son jugement personnel sur
Ribbentrop était particulièrement défavorable.
Un peu plus tard, vers le 20 mars, au cours d’une
conférence qui se tint dans le grand cabinet de travail, Hitler
conseilla au chef d’état-major général Guderian de se retirer
dans un sanatorium pour soigner son cœur. Guderian comprit
et remercia. Le 30 mars, il démissionna.
Entre temps la débâcle avait pris des formes chaotiques en
Poméranie et en Hongrie. La première avait été perdue et les
deux armées qui combattaient autour de Dantzig et en Prusse
Orientale, se trouvaient coupées. L’offensive ordonnée en
Hongrie aboutit à un repli lourd de conséquences. Les attaques
avaient été, en grande partie menées par des S.S., et comme
Hitler continuait à penser que les défaites étaient uniquement
dues au manque de fanatisme, cette troupe d’élite connut à son
tour la disgrâce. Himmler fut relevé de son commandement en
Poméranie pour incapacité. Sur l’ordre du Führer, non
seulement Sepp Dietrich mais toutes les divisions de S.S. de
Hongrie, officiers et soldats, se virent privés du droit de porter
le brassard spécial à ces troupes. Parmi elles, se trouvaient la
« Leibstandarte Adolf Hitler », la « Hitler-Jugend » et « Das
Reich », jadis considérées comme l’élite de l’élite et qui
étaient particulièrement fières de leurs insignes. En ordonnant
cette dégradation, Hitler vociférait comme un furieux.
À cette époque, un nouveau personnage fit son apparition
dans les conférences : le général Krebs, successeur de
Guderian et sous-chef d’état-major de l’O.K.H. Ceux qui
avaient été témoins des derniers événements de la
Chancellerie, considéraient que le choix de Hitler se porterait
certainement sur Krebs. Celui-ci était un national-socialiste
enthousiaste, un fanatique de Hitler, un homme qui
n’apporterait aucune contradiction aux idées de son chef. Lors
de sa désignation à ce nouveau poste, il était chef d’état-major
du maréchal Model. Par ailleurs, il était l’ami intime de
Bormann.
Alors qu’on se battait encore aux frontières de la Prusse
Orientale, Guderian avait fait paraître un ordre au sujet de
l’entraînement et de l’engagement des unités de Volkssturm.
Bormann avait considéré que c’était une intrusion dans son
champ d’action. Des heurts violents s’étaient produits et
Guderian avait dû céder. Quelque temps après, tous les deux
eurent encore une violente querelle au sujet des officiers
nationaux-socialistes de direction, les N.S.F.O., qui avaient été
affectés à chaque unité après l’attentat du 20 juillet. Ils
constituaient une sorte de réplique des commissaires politiques
de l’Armée rouge et étaient chargés d’exercer une
« surveillance » politique sur les troupes. Certains de ces
officiers entretenaient une correspondance directe avec
Bormann, et lui signalaient « l’attitude, défaitiste du corps des
officiers dans le groupe d’armées de Silésie ». C’était, à la
vérité, un mensonge, mais Bormann n’eut rien de plus pressé
que d’informer Hitler qui convoqua Guderian immédiatement.
Celui-ci se plaignit dans une lettre aux termes énergiques de
cette intervention de Bormann dans un domaine qui eût dû lui
rester étranger, et les officiers qui lui avaient écrit furent
sévèrement punis pour ne pas avoir suivi la filière
hiérarchique. En dépit de leur caractère politique les N.S.F.O.
appartenaient à la Wehrmacht et non au Parti.
C’est à Goering que Hitler se mit ensuite à témoigner de la
méfiance.
Nous sommes de nouveau réunis dans le cabinet de travail
de la Chancellerie pour la conférence quotidienne. L’Armée et
la Marine ont déjà présenté leur rapport. Le général Christians
a commencé à parler de la situation aérienne, mais Hitler
l’interrompt au milieu d’une phrase et lui demande combien
d’avions de chasse du dernier modèle ont été achevés. C’est
une question qu’il pose à intervalles réguliers depuis quelques
mois. Christians cherche à l’éluder, mais son embarras
démontre surabondamment qu’aucun des nouveaux appareils
n’a encore pris l’air. Hitler se tait pendant un moment. Ses
poings se contractent puissamment, son visage, ordinairement
blême, prend de la couleur, il se mord les lèvres. Puis son
regard chargé d’éclair se dirige sur Goering : « Goering, votre
Luftwaffe n’est plus digne de constituer une unité
indépendante à l’intérieur de la Wehrmacht. » Des paroles
incisives, blessantes, suivent. Il traite le maréchal d’Empire
comme un jeune cadet. Lorsqu’il s’est un peu calmé, Goering
gagne l’antichambre et avale coup sur coup quelques verres de
cognac. Comme si souvent, lorsque Hitler est de mauvaise
humeur, les assistants disparaissent les uns après les autres
pour ne pas attirer l’orage sur eux. Si le Führer a de nouvelles
questions à leur adresser, les adjoints essayent de suppléer
leurs chefs de leur mieux.
Depuis quelques semaines, Goering porte un uniforme de la
Luftwaffe sans décorations. Étant données les circonstances, il
estime plus convenable de ne plus revêtir sa tenue de daim
bleu, avec des bottes en cuir de Russie à revers rouges, des
éperons d’or, et quelque coiffure de forme indéfinissable, pas
plus que tout autre tenue de fantaisie haute en couleur. Il se
croit obligé de s’habiller plus modestement. Par ailleurs, il
paraît s’intéresser de moins en moins aux affaires militaires.
Autrefois il lui arrivait fréquemment, au cours des
conférences, de pencher son corps volumineux au-dessus des
cartes étendues sur le bureau, au point d’empêcher tous les
autres de voir. Pendant les exposés de Guderian ou de Jodl, on
le voyait souvent, de ses doigts gras cerclés de bagues, suivre
les explications sur la carte, et il essayait quelquefois
d’exprimer son avis, même si celui-ci ne paraissait pas très
orthodoxe aux spécialistes. J’assistai à une scène
particulièrement pénible au cours d’une conférence nocturne
qui eut lieu dans l’abri du Führer. Nous étions debout autour
de la table des cartes, dans la petite pièce où se tenaient les
conférences. Seul Goering était assis en face de Hitler. La
table était recouverte par les grandes cartes de l’état-major
général. Goering montrait ostensiblement son ennui. Il
paraissait en outre fatigué car il ne cessait de bâiller. À la fin, il
ne résista plus. Prenant sa serviette en maroquin vert, il posa
les deux coudes sur la table et appuya sa grosse tête contre le
cuir souple. Hitler parut ne s’apercevoir de rien. Goering se fût
sans doute endormi si Hitler ne l’avait soudainement prié de
retirer ses coudes pour que la carte du dessus pût être enlevée.
Hitler perdit beaucoup de son ancienne puissance de
décision au cours des dernières semaines. C’était peut-être dû
à ce qu’il n’était plus lui-même en état de supporter ses
effroyables « responsabilités », peut-être aussi à d’autres
raisons. En tout cas, il était visible qu’il éprouvait quelque
désordre non seulement physique mais intellectuel. Les
vacillations de la tête et le tremblement de sa main gauche
s’étaient sensiblement accentués. Il devenait hésitant, irrésolu.
À la fin de mars, par exemple, il fallut envoyer au plus vite
vingt-deux blindés de chasse pour porter secours aux unités
qui se battaient en Rhénanie. La maîtrise aérienne de l’ennemi
étant absolue et le réseau ferroviaire ayant subi de graves
destructions, une telle opération n’était plus une question
d’heures mais de jours. Hitler ordonna tout d’abord d’envoyer
les blindés dans la région de Pirmasens, puis, lorsque la
situation eut empiré sur la Moselle, il indiqua « la région de
Trêves ». Comme ils n’y arrivèrent pas en temps utile, ils
furent dirigés sur Coblentz. Hitler donna encore tant de contre-
ordres que personne ne sut plus finalement où se trouvaient les
chars. Il en résulta qu’ils n’atteignirent jamais le front et
tombèrent, à peine sortis des usines, entre les mains de
l’ennemi.
Lorsque les Russes arrivèrent sur l’Oder, approchant ainsi
dangereusement de Berlin, Hitler ordonna de prendre des
dispositions en vue de transférer le quartier général dans
l’Allemagne centrale. Une partie du gouvernement et le
commandement militaire devaient être installés en Thuringe,
aux environs du camp d’entraînement d’Ohrdruf. Mais les
avant-gardes motorisées des armées américaines qui avaient
franchi le Rhin et étaient arrivées à l’ouest de Darmstadt,
atteignirent ce point qui avait été baptisé « Quartier général
Olga », bien avant les autorités allemandes. Les détachements
précurseurs et les services de renseignements durent se
transporter vers « Sérail », nom donné au quartier général que
Hitler avait décidé entre temps d’établir dans la région de
Berchtesgaden. Tout le matériel non indispensable, les
documents et le personnel dont on pouvait se passer, furent
dirigés sur ce point dans l’espoir qu’ils pourraient être
ultérieurement récupérés. Mais Hitler renonça également à
« Sérail » lorsque les Russes avancèrent en Autriche et en
Bohême, et envisagea d’installer le futur quartier général au
Schleswig-Holstein. Finalement nous demeurâmes à Berlin,
complètement privés de toutes nos liaisons de renseignements.
Lorsque les pointes des blindés américains arrivèrent à
l’ouest de Magdebourg et de la région Dessau-Aken, la
question se posa de savoir s’il fallait faire sauter les ponts sur
l’Elbe, en particulier ceux des autostrades. Hitler hésita. Par
trois fois je dus donner l’ordre de destruction à la section
compétente de l’O.K.H. et deux fois annuler cet ordre. Chaque
fois il fallut actionner un réseau d’autorités aboutissant aux
ponts. Tant et si bien que personne ne savait plus ce qui avait
été ordonné ni ce qu’il fallait faire.
L’œuvre de destruction se poursuivit, les ponts sautèrent,
les uns après les autres les villages et les villes furent réduits
en cendres et en ruines. Tout ce que les bombes avaient
épargné s’écroula sous les obus ennemis. L’inestimable
patrimoine de toute une civilisation se trouva ainsi anéanti.
Mais la pensée de renoncer à une lutte désormais inutile ne
paraît pas être venue effleurer le cerveau d’Adolf Hitler. Deux
exemples montreront son état d’esprit.
Quand l’armée américaine approcha de Munster, en
Westphalie, le comte-évêque Galen lui envoya des émissaires
pour traiter de la reddition de la ville. Il voulait sauver des vies
humaines et préserver d’une destruction certaine de précieux
monuments. C’est ce qu’indiquait une nouvelle qui fut
communiquée à Hitler par le délégué de la presse, Lorenz,
mais sous une forme ne répondant pas aux faits ainsi qu’il
s’avéra par la suite. L’évêque avait été un adversaire
irréconciliable du national-socialisme, il n’avait cessé de
combattre les progrès du régime par des critiques acerbes et
ouvertes et ne s’était laissé arrêter par aucune menace dans sa
lutte pour le Droit et la Vérité. Il ne se priva d’ailleurs pas, par
la suite, de critiquer les autorités d’occupation lorsqu’elles lui
parurent le mériter. Hitler était en train de recevoir les
personnages assistant à la conférence, dans l’antichambre de
son abri, lorsqu’on lui remit le papier annonçant la reddition
de Munster. Je n’étais qu’à quelques pas de lui. Ses traits se
contractèrent aussitôt en une grimace de rage et, agitant le
poing, il s’écria sur un ton de haine indicible : « Si cet individu
me tombe jamais sous la main, je le ferai pendre. »
Fegelein, général des Waffen-S.S., était le délégué
permanent de Himmler auprès du Führer. Il affichait à l’égard
d’officiers et de fonctionnaires du plus haut mérite, une
hauteur insolente. Il avait épousé une sœur d’Eva Braun et
pensait, pour cette raison, pouvoir tout se permettre. Quoiqu’il
ne fût âgé que de 37 ans, il attaquait et critiquait tout le monde,
sans considération ni pour l’âge, ni pour le rang, même lorsque
ces attaques et ces critiques étaient de pures insanités. Parmi
les jeunes officiers nous ne l’appelions que « Flegelein »
(l’impertinent). Pour ne citer qu’un fait, comme Guderian
rendait compte, en mars, de la situation en Poméranie,
Fegelein l’interrompit grossièrement, et déclara qu’il débitait
des mensonges en brandissant une fiche sur laquelle quelques
chiffres avaient été tapés à la machine à écrire. Il fut démontré
par la suite que tous ces chiffres étaient faux. Fegelein était
d’une suffisance et d’une vanité qui touchaient au ridicule. Il
habillait son corps replet d’uniformes d’une fantaisie
extravagante. Le 27 avril, quand la bataille de Berlin toucha à
sa fin et que le sort des hommes de l’entourage de Hitler put
être considéré comme scellé, il s’éloigna de l’abri sans y avoir
été autorisé. Il fut arrêté par des S.S. dans un faubourg de la
capitale, alors que, revêtu de vêtements civils, il s’apprêtait à
fuir. Le 28 avril, il fut dégradé pour désertion et privé de tous
ses titres et décorations. Le 29, à l’aube, Hitler fit fusiller dans
la cour intérieure de la Chancellerie celui qui avait été son
homme de confiance et son beau-frère.
III

L’ENTOURAGE
Il convient ici de donner quelques détails sur certains
personnages de l’entourage de Hitler, moins connus que les
autres, mais qui n’eurent pas moins d’influence. On a déjà
beaucoup écrit sur Himmler et sur Goebbels, mais le public est
moins bien renseigné sur le Reichsleiter Martin Bormann en
qui il voit presque uniquement l’élément anticlérical et
antichrétien du Parti.
Avant de parvenir à la direction de ce Parti, Martin
Bormann était administrateur de propriétés foncières dans le
Mecklembourg. Après la prise du pouvoir et jusqu’au début de
la guerre, il fut le subordonné de Hess au comité de direction,
il devint ensuite son adjoint et fut désigné par lui pour servir
d’agent de liaison auprès de Hitler, au début du conflit. À
partir de ce moment, il travailla infatigablement à consolider
sa situation. Il se fixa pour premier but d’éclipser Hess dans la
confiance du Führer aussi complètement et aussi rapidement
que possible. Il réussit magistralement à écarter Hess qui
bientôt n’eut presque plus de contacts avec Hitler. Bormann
était sans le moindre doute un excellent psychologue. Il ne
tarda pas à s’apercevoir des défauts du Führer et sut les utiliser
à son profit. Il commença par gagner sa confiance en lui
rendant de petits services personnels. Sa tactique consistait à
saisir au vol les paroles de Hitler et à les traduire en ordres
parfaitement rédigés, qu’il présentait aussi rapidement que
possible à la signature de celui-ci. Cette activité plut
énormément à Hitler car elle flattait ses prétentions. Il
s’efforça ensuite, par des discours, qu’il débitait avec
emphase, en les accompagnant de gestes appropriés,
d’entretenir la foi qu’avait Hitler en son infaillibilité et dans sa
quasi-divinité qui en était la conséquence. Bormann eut le
champ libre lorsque Hess s’envola pour l’Angleterre en 1941.
À partir de ce moment il devint de plus en plus l’homme de
confiance et le conseiller du Führer. Quoique, en qualité de
Reichsleiter, il fût uniquement placé à la tête de la
Chancellerie du parti, il exerça sans scrupule son autorité dans
les trois autres chancelleries : celle du Reich, celle du Präsidial
et celle du Führer du N.S.D.A.P. C’est ainsi qu’il fut conduit à
exercer le tri des personnes qui désiraient approcher Hitler
aussi bien pour les affaires du parti que pour celles de l’État.
Tout passait par ses mains avant de parvenir à Hitler. Dans son
orgueil démoniaque il fit chasser tous ceux qui refusèrent de
lui obéir. Il n’est pas prouvé que Bormann ait nourri l’ambition
de concentrer un jour tout le pouvoir entre ses mains, mais ce
n’est certainement pas impossible car c’était la suite logique
de son inextinguible appétit de puissance. Il était haï de ses
plus proches collaborateurs. La façon dont il les traitait peut
être illustrée par la note qu’il porta en marge d’un document
émanant d’une haute autorité des S.S. : « Je ne me soucie pas
d’avoir des rapports avec des imbéciles. » Bormann ne
possédait pas un seul ami dans tout l’entourage de Hitler, mais
il y était fort redouté.
Le Gauleiter Koch qui eut également beaucoup de contacts
personnels avec Hitler, avait beaucoup d’affinités avec
Bormann. Il était aussi lourd et aussi mal dégrossi que celui-ci
mais son visage était encore plus grossier et plus brutal. Il ne
le cédait en rien à son émule par la vanité, l’égoïsme et
l’arrogance. Sa démarche trahissait bien son caractère, elle
était orgueilleuse et insolente. En avril, après la chute de
Königsberg, mais alors que les IIIe et IVe Armées, encerclées,
livraient encore un combat désespéré, alors que des centaines
de milliers de pauvres réfugiés, fuyant la Prusse Orientale,
s’entassaient des deux côtés de Pillau et dans le Samland,
attendant des moyens de transport pour partir vers l’ouest, ce
« roi du royaume sur lequel le soleil ne se couchait pas »,
comme il aimait à s’appeler lui-même, se montra à la
Chancellerie du Reich comme si rien n’était arrivé entre temps
et Hitler ne le fit pas pendre comme il le fit pour des milliers
de soldats et d’officiers qui, entourés par l’ennemi, essayaient
de sauver leur vie. Il avait simplement troqué l’uniforme du
parti contre un veston bien ordinaire, de crainte sans doute
d’être reconnu par la population berlinoise qui l’eût aussitôt
lynché. Les histoires suivantes dépeignent bien son caractère :
Koch, invité par Goering au Karinhall, se vanta devant son
hôte qu’il ferait construire un château de chasse encore plus
beau pour l’automne suivant qui n’était qu’à quelques mois. Et
en plein milieu de la guerre, alors que les villes allemandes
s’écroulaient les unes après les autres sous les bombes
ennemies, ce Gauleiter, dépensant des millions de marks, fit
transformer en château sa résidence de Buchenhof, près de
Wichenau. Le marbre allemand n’étant pas assez beau, il en fit
venir de Suède contre de précieuses devises qui eussent pu
servir à procurer du minerai de fer pour la fabrication des
canons. Quand les troupes refluant de l’Est, arrivèrent dans la
région de Wichenau, il refusa de laisser transformer son
château en hôpital pour les grands blessés. Il accapara toute
une série de biens privés. Quand il eut été nommé commissaire
du Reich en Ukraine, il se fit encore donner par Hitler le
district de Bialystok, afin de pouvoir dire que son royaume
s’étendait de la Baltique à la mer Noire. Koch sut disparaître à
temps de la Chancellerie et quitter le dangereux voisinage de
Hitler, pour se mettre en sécurité. Il fut aperçu pour la dernière
fois à Flensbourg, le 7 mai 1945.
Le Reichshauptamtsleiter Sauer qui dirigea, sous le
contrôle de Speer, toute la production des armes et des
munitions, constitue un autre type caractéristique des
personnages de l’entourage de Hitler. Intrigant sans scrupules,
aimant à éblouir, trapu et ramassé comme un taureau, son seul
aspect extérieur le classait dans la catégorie des hommes que
Hitler paraissait affectionner. Lui aussi était possédé par une
inextinguible fringale de pouvoir. En mars 1945, lors de la
dure bataille de Hongrie, le groupe d’armées du sud eut un
besoin urgent d’armes portatives. À cette même époque une
grande fabrique d’armes, située au centre de la Slovaquie, se
trouva menacée par l’avance de l’ennemi. Il s’y trouvait
environ vingt mille fusils. Hitler l’apprit, convoqua Speer et
lui donna l’ordre de faire envoyer sur-le-champ ces fusils au
groupe d’armées du sud. Comme Speer ne lui répondait pas
immédiatement d’une façon satisfaisante, il fit appeler Sauer.
Celui-ci arriva, claqua des talons, leva le bras, salua le Führer
d’un regard brillant en poussant un vigoureux « Heil, mein
Führer ! ». Voilà les hommes qui plaisaient à Hitler ! Quand
celui-ci lui eut expliqué l’affaire des armes, il jeta aussitôt feu
et flammes et affirma que les fusils parviendraient aux troupes
dans les quarante-huit heures. Hitler fut très satisfait, mais les
troupes le furent beaucoup moins, elles ne reçurent jamais les
fusils dont le montage des canons sur les fûts n’était pas
terminé. Dans le testament de Hitler Sauer fut désigné pour
prendre la succession de Speer.
IV

LA FUITE
DU QUARTIER GÉNÉRAL ALLEMAND
Le 16 avril s’ouvrit la bataille de l’Oder, le dernier des
grands combats qui se livrèrent en Allemagne. Aux premières
lueurs de l’aube se déclencha un feu roulant d’une violence
inimaginable. Il annonçait que le rideau se levait sur le dernier
acte du gigantesque drame. L’artillerie russe était accumulée
sur de nombreux kilomètres carrés, ses pièces étroitement
serrées. Le bombardement dura une heure et demie puis les
soldats allemands sortirent de leurs abris, pour la dernière fois
de la guerre, afin d’arrêter l’assaut des armées rouges.
Une animation fiévreuse régnait dans les rues de la capitale.
Le bruit sourd et régulier de la canonnade avait fait sortir de
bonne heure les habitants de leurs maisons ou de leurs caves.
Les dernières levées du Volkssturm se hâtaient vers les points
de rassemblement. Dès midi les premiers détachements
partirent prendre leurs positions d’alerte en arrière du front.
Les barrages antichars de Berlin et des environs furent fermés.
On n’apercevait plus dans les rues que des femmes et des
jeunes filles qui écoutaient d’une oreille angoissée la voix
lointaine et menaçante du front. La marée rouge allait-elle
déferler sur leur ville ou bien serait-elle encore contenue
jusqu’à l’arrivée des Américains à Berlin ? Telle était la
torturante question qui se lisait sur le visage fatigué des gens
alignés en longues queues devant les boutiques où l’on
distribuait des vivres. Seul cet espoir les préservait d’une
panique… les Américains. Il fallait qu’ils arrivent, il le fallait !
Je suis assis à mon bureau, dans l’antichambre du général
Krebs, au quartier général de Zossen. Les coups de téléphone
se succèdent sans arrêt. Souvent trois appareils sonnent à la
fois. Le chef m’appelle. J’ouvre la double porte rembourrée
qui donne accès à son cabinet de travail et m’informe de ses
désirs. Il est à gauche de sa grande table, penché sur les cartes
sillonnées de traits rouges et bleus qui représentent le front de
l’Oder. Il faut que j’attire son attention. Il se redresse. Le petit
général replet, ordinairement si gai, me semble fatigué et
préoccupé. « Je voulais vous demander de reprendre contact
avec le général Burgdorf. Je voudrais bien savoir enfin où
nous devons aller nous installer avec notre quartier général.
Essayez encore d’avoir la communication avec Berchtesgaden.
Dites à Freytag de venir… et vous pouvez également
m’apporter un verre de vermouth. » Il a un goût très prononcé
pour le vermouth et c’est moi qui garde la bouteille, au fond de
mon coffre-fort, près de la boîte de cigares destinés aux
invités. Je rentre dans mon bureau et demande les
communications. Puis je vais trouver l’adjudant-major Freytag
von Loringhoven. C’est lui qui, ce matin, m’a annoncé que les
Russes avaient déclenché un violent bombardement dans la
région de Küstrin et qu’ils étaient passés à l’attaque une heure
et demie plus tard. Il va être dix heures. Il ne nous est parvenu
depuis que peu de renseignements du front. Le réseau de
communications est probablement en lambeaux.
La bataille doit maintenant avoir atteint son paroxysme. Je
ne peux m’empêcher de penser aux camarades qui s’y
trouvent. Combien de fois au cours des années qui viennent de
s’écouler, me suis-je trouvé avec eux, combien de fois, comme
ceux qui sont actuellement dans cet enfer, ai-je crispé mes
mains dans la terre protectrice ? Mais ce n’était pas alors la
terre sacrée de la patrie, c’était une terre quelconque dans
l’immensité russe. Pour nous, les jeunes, il vaudrait mieux être
avec ceux de l’avant. Il est si déprimant d’attendre ainsi dans
l’impuissance, en sachant que leur sacrifice restera vain. Ceux
qui n’ont cessé de trembler pour leur propre vie ne peuvent
connaître ces sentiments. Ils ignorent ce que c’est que de se
trouver, gravement blessé, au milieu d’une bataille semblable,
ce qu’on éprouve quand les camarades vous atteignent enfin et
vous ramènent vers l’arrière à travers les entonnoirs. De telles
expériences créent des liens qui ne peuvent plus jamais se
rompre et c’est pourquoi je ressens doublement mon
éloignement du front.
Freytag et moi restons quelques instants silencieux l’un en
face de l’autre, abîmés tous les deux dans nos pensées. Il est
grand, élégant, toujours froid, mais paraît fatigué. Nous
travaillons depuis des jours et des nuits. Il se lève enfin et se
dirige vers le bureau du chef. Je tire la bouteille de vermouth
de mon coffre et en bois un verre. Peu de temps après, cinq
avions de chasse russes passent à grand fracas au-dessus de
nous. C’est un fait assez rare, car jusqu’ici l’aviation rouge n’a
guère osé se hasarder à plus de vingt kilomètres à l’intérieur de
nos lignes, à moins d’être certaine de ne pas rencontrer de
chasseurs allemands. Les coups de téléphone ne cessent pas.
Toujours la même question : « A-t-on des nouvelles du
front ? » Un peu avant onze heures, mon bureau se remplit de
généraux et de colonels qui vont assister à la conférence chez
le chef. Aujourd’hui le ton des entretiens monte plus haut que
d’habitude. « Où allons-nous nous transporter ? Que faut-il
préparer ? » Il est encore possible d’atteindre Berchtesgaden
en passant par la Bohême. Mais pendant combien de temps
durera cette possibilité ? La conversation entre Krebs et
Burgdorf n’a rien donné. Hitler n’est pas encore parvenu à se
décider. Au cours de la conférence on m’appelle pour prendre
une communication de Berchtesgaden. C’est un feldwebel de
notre détachement précurseur qui y est arrivé quelques jours
plus tôt. La femme et la fille du chef étaient avec lui. Je
recueille tous les renseignements qui intéresseront le général.
À l’autre bout la voix demande : « Que va-t-il advenir de
nous ? » Comment pourrais-je le savoir ! Qui pourrait le dire
actuellement en Allemagne ?
Un peu après midi nous recevons le premier compte rendu
détaillé du front. « L’attaque a été repoussée. On se bat encore
en quelques points de pénétration. Les pertes sont très
élevées. » Oui, c’est toujours la même formule. Elle a déjà
servi sur le Wolkhov, sur le lac Ilmen, sur le Pripet, devant
Varsovie… À quatre heures précises de l’après-midi, le
bombardement reprend dans toute son intensité. Il dure encore
une heure et demie, puis les Russes repartent à l’attaque,
vague après vague. Les comptes rendus arrivent dans la
soirée : « Le front tient encore dans son ensemble. Quelques
pénétrations profondes pourront être verrouillées. Envoyez-
nous des hommes, envoyez-nous des munitions ! »
Vers 22 heures, Krebs et le baron qui l’a accompagné
aujourd’hui, rentrent de la conférence journalière à la
Chancellerie. Je leur ai fait préparer une collation sur leurs
bureaux respectifs car c’est maintenant que commence le
véritable travail qui ne se terminera pas avant trois ou quatre
heures du matin, si même il ne dure pas toute la nuit. En
buvant son café le baron me déclare : « Cette nuit nous allons
évacuer les lignes à l’ouest de Küstrin. La ligne de résistance
principale va être reportée sur la position de Hardenberg. À
l’avant on est à bout. On pourra peut-être tenir vingt-quatre
heures à Hardenberg. À l’ouest la situation n’est pas meilleure.
Les Anglais avancent dans le nord sur Lüneburg. Les
Américains ont franchi l’Elbe entre Magdebourg et Dessau et
se trouvent donc plus rapprochés de Berlin que les Russes. En
Saxe, ils foncent sur Halle et Leipzig. Dans le sud, ils sont en
Bavière. Les Russes sont devant Brünn et à l’ouest de
Vienne. »
Il se tait, les yeux fixés dans le vide. Peut-être pense-t-il à
sa femme et à son fils qui sont à Leipzig ? « J’ajouterai,
reprend-il, qu’en traversant Tempelhof, un groupe nous a crié :
« Vous n’êtes que des tigres sanguinaires ! » Puis il regagne
son bureau et commence à consulter les papiers arrivés.
Le lendemain, 17 avril, les combats devant Berlin se
poursuivent avec une intensité qui ne se ralentit pas. Les
divisions allemandes doivent céder pas à pas sous la violence
des assauts russes. Le 18 est une claire journée de printemps,
mais apporte de nouvelles batailles. L’offensive rouge s’étend
plus au sud. On se bat avec acharnement en Silésie et dans les
forêts du Lausitz où la supériorité numérique de l’ennemi est
considérable. Vers neuf heures du matin, un des soldats du
service des transmissions réussit à m’avoir encore une
communication avec ma femme qui se trouve à Lübeck.
Quoiqu’elle ignore à quel point la situation est désespérée, elle
est angoissée : « Les Russes doivent déjà être devant Berlin.
J’ai tant de crainte pour toi, dis. M’entends-tu encore ? Ne
peux-tu venir me retrouver ? Qu’allons-nous devenir ? On
raconte ici que les Anglais seraient arrivés à Lüneburg. Est-ce
exact ? » Je ne peux répondre à toutes ces questions
précipitées, la communication est déjà coupée. Dans quatre
semaines on lui annoncera que j’ai été tué à Berlin.
Le 19 avril, l’avalanche fait de nouveaux progrès. Le front
tient encore sur l’Oder, des deux côtés de Francfort, mais vers
Oranienburg et à l’est de la capitale, les Russes sont arrivés
dangereusement près de la banlieue extérieure. Au sud, ils ont
pénétré profondément avec d’importantes forces blindées dans
le Lausitz. Les combats y ont été particulièrement durs et
toutes les forces disponibles ont été jetées dans la bataille. Ce
même jour Goebbels adresse à la radio une proclamation au
peuple allemand qui sera publiée le lendemain par tous les
journaux paraissant encore. Il dit entre autres : « … Berlin
reste allemand. Vienne redeviendra allemande… » Et des
millions d’Allemands respirent plus librement en se disant :
« Le Führer l’a déclaré, il doit bien le savoir. » Comment
pourraient-ils douter, on leur ment depuis des années, ils ont
été formés à croire aveuglément à la propagande de Goebbels.
Les fameuses armes secrètes ne vont certainement pas tarder à
entrer en action, et alors… Par ailleurs les Russes et les
Américains se battront bientôt entre eux, et alors… Goebbels a
obtenu de tels résultats que la grande majorité des soldats qui
se battent devant Berlin, sont absolument convaincus que les
Américains vont arriver d’un instant à l’autre pour les aider à
refouler les Russes ! On emploie quelquefois des moyens plus
grossiers. Le bruit a été répandu qu’une armée de secours allait
arriver. Des tracts ont été jetés au-dessus de la capitale :
« L’armée Wenck arrive pour vous libérer et vous apporter la
victoire. » Et les Berlinois comme les soldats reprendront
espoir. Mais cette XIIe Armée, désignée du nom du général de
chars Wenck, n’existe pas en réalité. Elle compte neuf
divisions sur le papier mais trois seulement, soit un corps
d’armée, ont pu être rassemblées. Elles sont commandées par
le général de cavalerie Köhler qui, quand il est venu se
présenter au chef, il y a une quinzaine, à son retour de
Norvège, m’a raconté qu’il venait d’apprendre la mort de son
fils unique. Ces trois divisions sont fort mal équipées et
armées. Elles sont composées, dans la proportion de 90 pour
cent, de jeunes élèves des écoles militaires, âgés de 17 et
18 ans. Dans certaines unités, des soldats ne possèdent pas
d’armes. Ces pauvres garçons vont, eux aussi, être envoyés à
la mort. Voilà ce qu’est l’« armée libératrice » ! Lorsque Hitler
la confia à Wenck, le 5 ou le 6 avril, il lui déclara d’un ton
solennel : « Wenck, je remets entre vos mains le destin de
l’Allemagne ! ».
Le 20 avril, cinquante-sixième anniversaire de Hitler, les
Russes percent vers le nord-ouest, entre Guben et Forst, et
atteignent le Spreewald le soir-même. L’O.K.H. engage sa
dernière réserve personnelle qui consiste en un escadron de
chars renforcé et bien armé d’environ deux cent cinquante
hommes, pour rencontrer l’ennemi à Luckau, à quarante
kilomètres dans le sud de Zossen. Que peuvent faire deux cent
cinquante hommes contre des centaines de chars et d’avions
russes ? À six heures le lendemain matin, je suis réveillé par
un coup de téléphone du lieutenant Kränkel qui commande cet
escadron. Il est venu lui-même à l’appareil : « Une quarantaine
de chars russes sont passés devant nous ? J’attaque à sept
heures. » La menace était extrêmement dangereuse pour notre
quartier général et pour Berlin. Il n’y avait plus aucune
réserve. Wenck se battait sur l’Elbe contre les Américains.
Kränkel me rappelle à neuf heures : « Notre attaque a échoué
et nous avons subi de grosses pertes. Nos reconnaissances
signalent que les chars ennemis ont pénétré plus profondément
vers le nord. » Ils foncent donc sur Berlin et aussi sur Zossen.
Le chef transmet immédiatement le renseignement à la
Chancellerie. Il faut absolument qu’une décision soit prise au
sujet du déplacement du quartier général. Mais Hitler hésite
encore. Nous apprenons bientôt que le Russe a poussé au nord
de Berlin et s’est emparé d’Oranienburg. La nouvelle se
répand comme un feu de poudre. Il m’est presque impossible
de lâcher l’écouteur. On me pose sans cesse la même
question : « La conférence aura-t-elle quand même lieu
aujourd’hui ? » Ma réponse est également la même :
« Conférence comme d’ordinaire à onze heures. » Malgré les
ordres du chef, je fais cependant prendre toutes dispositions en
vue d’un départ précipité. Un peu avant le début de la
conférence tout un essaim bourdonne dans mon bureau, les
plantons, les secrétaires, les officiers d’ordonnance vont et
viennent avec animation. Les généraux et les colonels sont si
bruyants qu’il me faut plusieurs fois réclamer le silence pour
pouvoir entendre ce qu’on me dit au téléphone. Mais quelques
minutes avant onze heures tout le monde se tait, le calme est si
profond qu’on entendrait voler une mouche. À l’extérieur s’est
fait entendre un grondement sur lequel il est impossible de se
méprendre et que connaissent trop bien tous ceux qui ont été
au front. Nous nous regardons les uns les autres et quelqu’un
rompt le silence : « Ce sont les blindés russes qui arrivent à
Baruth. Je pense qu’ils sont encore à dix, peut-être douze
kilomètres. » Un autre déclare : « Ils peuvent être ici dans une
demi-heure. » Le général Krebs ouvre sa porte : « Veuillez
entrer, Messieurs. » La dernière conférence journalière vient
de commencer au quartier général allemand. On m’appelle à
l’extérieur. J’aperçois Kränkel, défait et épuisé. Une poignée
de chars et vingt hommes, voilà tout ce qu’il reste de son
escadron ! Baruth a été pris par les Russes qui s’y sont
provisoirement arrêtés. Nous avons encore là deux canons
antiaériens, une vingtaine de soldats et des hommes du
Volkssturm. Il me demande pour finir si j’ai des ordres à lui
donner. « Oui, dis-je, tenez-vous prêt avec vos hommes et vos
chars à vous engager de nouveau. » Puis je rentre pour rendre
compte au général. Il se fait mettre immédiatement en
communication avec Hitler pour lui demander encore, avec
insistance, d’être autorisé à déplacer le quartier général. Hitler
refuse. Sur le visage des officiers qui se retirent, on peut lire la
pensée qui les habite : nous serons donc prisonniers des
Russes.
Burgdorf téléphone peu de temps après. Hitler a donné
l’ordre de ramener sur Berlin, en profitant de l’obscurité,
toutes les troupes qui se battent encore des deux côtés de
l’Elbe, entre Dresde et Dessau. Ce mouvement permettra aux
Américains et aux Russes d’effectuer leur jonction. Quelques
heures plus tard, les dernières voitures allemandes traversent le
couloir de quinze kilomètres de large reliant encore
l’Allemagne du sud au reste du Reich. Demain matin la
séparation sera définitive. Mais, comme si souvent dans cette
guerre, le Russe s’arrête au moment où l’on s’y attend le
moins. Nous avons de la chance. Les chars rouges sont à
Baruth, à dix kilomètres de notre quartier général qu’ils
pourraient enlever sans rencontrer d’obstacle sérieux, mais ils
ne bougent pas ! À treize heures, enfin, arrive l’ordre de Hitler
de transférer le quartier général dans les casernes de la
Luftwaffe à Potsdam-Eiche. Nous sommes simultanément
prévenus que la conférence quotidienne se tiendra aujourd’hui
dès 14 heures 30 à la Chancellerie. Au quartier général on se
prépare en toute hâte à partir. Tous les moyens de
transmissions sont démontés. À 14 heures, je franchis avec ma
colonne le portail d’entrée, et prends la direction de Berlin. Le
chef est parti il y a un quart d’heure avec son adjudant-major.
Les routes sont encombrées par une immense foule de gens.
Beaucoup sont dans des charrettes tirées par des chevaux,
d’autres à bicyclette, d’autres poussent des charretons, des
brouettes, des voitures d’enfant, l’immense majorité avance à
pied, allant droit devant eux, au hasard, uniquement soucieux
de fuir les Russes. Les barrages antichars à la lisière des
localités ne les laissent filtrer que par minces filets. Sur les
barricades massives, de bois et de pierre, des enfants grimpent
et jouent. Coiffés de chapeaux de papier et armés de sabres de
bois, pleins d’insouciance, ils nous font de grands gestes. Nous
nous frayons un chemin dans la cohue des fuyards en direction
de Potsdam. Le conducteur d’une voiture que nous
rencontrons nous annonce que le centre de la capitale est déjà
sous le feu des Russes. On a relevé des tués dans la
Dorotheenstrasse.
En ce moment se tient à la Chancellerie la dernière grande
conférence en présence du Führer. Je n’y ai malheureusement
pas assisté mais le baron von Loringhoven m’en a fait
ultérieurement le récit. Hitler a rassemblé pour la dernière fois
autour de lui les représentants du Parti, de l’État et de l’Armée.
En ce jour mémorable, le 23 avril 1945, alors que les obus
russes éclataient déjà dans les rues de Berlin, il s’avoua vaincu
pour la première fois. En arrivant devant ses collaborateurs, il
déclara : « … La guerre est perdue… Je vais me tuer. » Il
annonça également qu’il demeurerait à Berlin et qu’il ne
partirait pas vers l’ouest avec le quartier général. Le maréchal
Kesselring reçut les pleins pouvoirs militaires et civils « pour
la conduite des affaires de l’État » dans la partie méridionale
du Reich. Le grand amiral Dönitz se vit attribuer des pouvoirs
analogues pour la partie septentrionale. Goebbels, Bormann et
Krebs devaient rester dans l’abri de la Chancellerie avec
Hitler.
Avant d’arriver à Potsdam, je fais faire halte pour remettre
un peu d’ordre dans la colonne qui est distendue. Deux
chasseurs allemands passent au-dessus de nos têtes, se
dirigeant vers l’est. Nous ne percevons plus la canonnade que
comme le grondement sourd d’un orage lointain. Près de la
gare nous passons devant une trentaine de bombes non
explosées qui sont là depuis le dernier bombardement de
Potsdam. En arrivant aux ponts qui précèdent le vieux château,
nous faisons une halte involontaire. Des centaines de véhicules
se sont agglomérés devant l’obstacle antichars installé entre
les deux ponts. Je descends et essaye de fendre la cohue. Il y a
là des hommes énervés qui crient du haut de leurs voitures, des
conducteurs de camions qui vocifèrent, des femmes qui
pleurent, portant sur les bras des enfants enveloppés de
couvertures. Tout ce monde fait un vacarme infernal. Pendant
ce temps des pionniers travaillent sans arrêt autour des ponts
pour préparer des charges de démolition et la destruction des
bombes non explosée. Nous finissons par avancer. Le vieux
palais des anciens rois de Prusse est complètement détruit. Il
nous faut prendre des rues secondaires. La route est
constamment barrée par des maisons écroulées ou des
entonnoirs. Le carillon de l’ancienne église de garnison de
Potsdam où Adolf Hitler inaugura son Troisième Reich et
prononça un serment solennel devant le tombeau de Frédéric
le Grand, s’est écroulé et gît au milieu des décombres et des
cendres. Les hautes fenêtres ont été brûlées et leur vide me fait
penser aux orbites caves de quelque terrible vengeur. Aux
abords de la ville, des villas et des parcs subsistent dans une
paix sereine, « Sans-Souci » a été épargné par les bombes.
Nous voici devant la caserne d’Eiche. Le détachement envoyé
au préalable nous accueille, les commandements
s’entrecroisent. Lorsque Freytag revient vers huit heures du
soir de la conférence à la Chancellerie, la besogne urgente a
été accomplie. Tout n’est que provisoire, car, aussi bien, nous
ne séjournerons probablement pas longtemps ici. Notre chef
ayant été désigné pour s’installer dans l’abri de la capitale, je
ne sais pas ce qu’il adviendra de nous deux.
Le lendemain matin, on commence à entendre dire que le
quartier général va être transféré à Rheinsberg d’où il repartira
probablement vers la région de Lübeck. Je n’ose l’espérer. Se
pourrait-il que dans quelques jours je revois ma femme et mes
enfants ? Le même jour, le général Detlevsen m’ordonne
d’organiser la défense de l’O.K.H. Je rassemble tant bien que
mal un groupe de combat, fait exécuter quelques
reconnaissances par des voitures blindées, et verrouille les
passages entre les lacs à Geltow, Werder et Marquard, à l’ouest
et au nord de Potsdam. Le flot des fuyards ne cesse de s’enfler,
partout s’offrent des spectacles de désolation. Le 23 au matin,
le baron reçoit l’ordre de se rendre immédiatement à la
Chancellerie avec ce qui lui est nécessaire pour vivre quelques
jours. Il sait ce que cela veut dire. Son départ nous attriste
tous.
Je me plonge de nouveau dans le travail. Le spectacle des
routes devient de plus en plus affligeant. Aujourd’hui on
commence à voir des soldats se mêler aux fuyards. Ils
apparaissent d’abord isolément, puis par petits groupes et se
font finalement très nombreux. Quelques-uns portent encore
leurs armes et marchent vers un but précis, mais la plupart sont
démoralisés et fuient en débandade. Ils sont devenus
insensibles à tout. On les reconnaît à leur allure, à la façon
dont ils portent la tête, à leur regard. Le courant des blessés
devient ininterrompu.
À 17 heures, je me présente au général Detlevsen qui m’a
fait appeler. C’est un homme grand et nerveux. Quand j’entre
il se lève et me tend la main. Puis en mots brefs, concis, il
formule mon arrêt de mort : « Le général Krebs a téléphoné il
y a une demi-heure. Il faut que vous vous rendiez
immédiatement à l’abri de la Chancellerie pour aider Freytag.
Emportez vos affaires. Je pense que vous savez ce que cela
signifie. » Il me regarde longuement, me met la main sur
l’épaule et ajoute : « Quand le Russe arrivera, quand le
moment viendra de mettre le masque à gaz, alors sortez à
temps de l’abri et allez vous faire tuer en soldat sur la
Wilhelmplatz. » Il a prononcé cette dernière phrase lentement,
presque à voix basse. Puis il reprend : « Avez-vous quelque
désir que je puisse satisfaire ? »
Un profond silence s’est établi. Je lui donne l’adresse de
ma femme, salue et sors. Dans la demi-obscurité du couloir de
la caserne, je prends conscience de la gravité de ses dernières
paroles. Au cours des jours, des semaines qui avaient précédé,
j’avais été complètement absorbé par une tâche écrasante et
j’avais vécu comme nous avons tous vécu au front durant les
années de guerre, sans jamais me demander le pourquoi des
choses, sans m’interroger sur l’avenir, sans avoir le temps de
m’abandonner aux regrets ou aux rêves. Nous savions que
l’ennemi était devant nous, nos camarades à nos côtés, et nous
accomplissions très simplement notre devoir. Mais combien
peu d’entre nous connaissaient le véritable état de notre
patrie ! Depuis que je servais à l’O.K.H., je m’étais bien rendu
compte que la défaite était devenue inévitable. Mais j’avais
désormais la mort en face de moi. Le réveil était terrible.
Je rassemble lentement tout ce qui m’est indispensable, je
prends congé de tous et je pars. Il me faut passer par Potsdam,
Nedlitz, Krampnitz et Kladow pour aboutir à la Heerstrasse.
La route directe par Wannsee et Dahlem n’est déjà plus
utilisable car les Russes l’ont coupée. Les rues sont maintenant
désertes, le grondement sourd de la bataille qui se livre autour
de Berlin est perceptible. Sur l’immense Axe Est-Ouest nous
ne rencontrons personne. De ci de là, une ombre glisse d’une
cave à l’autre. Plus nous approchons du centre et plus la ville
parait morte. Nous parvenons sans le moindre incident à la
Potsdamer Platz et nous nous engageons dans la Vossstrasse.
La longue façade de la nouvelle Chancellerie et les ruines des
maisons voisines se dressent sinistrement dans le ciel
nocturne.
V

LA BATAILLE DE BERLIN
Pas un être humain en vue. Les ruines d’une maison
écroulée s’entassent devant la porte du Parti. J’entends le bruit
sourd de l’éclatement d’un obus. Je fais arrêter la petite voiture
sur la place voisine de la porte de la Wehrmacht, où sont
parquées plusieurs automobiles. On n’y voit plus la sentinelle
habituelle. L’élévateur pour les voitures semble également
hors de service. Tout à coup je tressaille. Un sifflement a
déchiré le silence sinistre, immédiatement suivi par
l’explosion d’un projectile de gros calibre. Le coup a dû
tomber tout près de la Potsdamer Platz. Dans cette direction
une lueur d’incendie qui s’intensifie rapidement, s’allume au-
dessus des décombres. Un second projectile s’abat quelques
minutes plus tard, mais il est un peu plus éloigné. Je découvre
enfin les premières sentinelles. Celles qui veillaient à la porte
d’entrée se sont retirées à l’ombre protectrice du monument.
Un S.S. s’approche et me demande où je vais. Le sous-officier
de garde me fait aussitôt conduire à l’entrée de l’abri qui
s’étend sous la Chancellerie. Nous entrons par une porte
secondaire. L’éclairage est très faible. Des soldats armés
s’alignent le long du mur d’un long couloir que nous suivons.
Certains fument, d’autres bavardent, d’autres encore sont
accroupis, la tête en avant, et dorment. Le ronflement des
ventilateurs couvre le bruit de leurs conversations. Nous
arrivons finalement à ce qu’on appelle le poste de combat du
Brigadeführer Mohnke. Il y a peu de temps encore celui-ci
commandait la Leibstandarte. Il est maintenant à la tête du
corps franc Adolf-Hitler qu’il a constitué quelques jours
auparavant dans le Tiergarten avec des volontaires provenant
de tout le Reich. Il réunit ainsi environ deux mille hommes qui
doivent constituer la dernière ceinture de défense autour de la
Chancellerie. Mohnke parle très fort, avec des gestes
abondants, au milieu de quelques officiers de S.S. En dépit de
la ventilation, l’air est épais et sent mauvais dans la petite
pièce sans décoration qu’il occupe. Lorsqu’il a vérifié auprès
du cabinet militaire mon ordre de mission, deux S.S.
m’accompagnent à l’intérieur de l’abri. D’ici on perçoit à
peine le bruit des éclatements extérieurs. L’abri n’étant pas
complètement achevé, les pièces que nous traversons ont un
aspect nu et hostile. On y respire cette odeur de moisi
particulière aux nouvelles constructions. Nous traversons un
labyrinthe de petites chambres qui communiquent entre elles
par des couloirs ou de minces portes d’acier. Au ronflement
continu des ventilateurs se mêle un brouhaha de conversations.
Il peut y avoir entre cinquante et soixante de ces petites pièces.
Le labyrinthe possède six issues dont trois débouchent à l’air
libre et les autres au rez-de-chaussée de la Chancellerie.
Beaucoup de ces pièces sont pleines jusqu’au plafond de pain,
de boîtes de conserve et autres approvisionnements, de sorte
qu’il est difficile d’y circuler. Partout s’offre le même
spectacle. Les couloirs et les chambres sont remplis de soldats
dont la plupart sont assoupis ou restent oisifs le long des murs.
Quelques-uns constituent des groupes où l’on bavarde.
D’autres sont étendus sur le plancher et dorment, l’arme à la
main. Ce sont presque tous de grands et vigoureux jeunes
hommes. Ils ne donnent pas l’impression d’être animés d’une
ardeur particulièrement combative mais plutôt d’une sorte de
résignation passive à leur destin. Cette impression se
confirmera au cours des jours suivants en s’étendant jusqu’aux
officiers des plus hauts grades.
Nous arrivons enfin à destination. J’entre de nouveau dans
une petite salle sentant le moisi, encombrée de secrétaires, de
dessinateurs et d’ordonnances. Krebs et le baron assistent à la
conférence chez le Führer. Il me faut attendre et je peux à
loisir écouter le bruit, tantôt assourdi, tantôt plus fort, des
projectiles russes qui éclatent au centre de la capitale, et aussi
m’abandonner à mes pensées. Celles-ci tournent autour d’une
unique question : combien de temps tout cela durera-t-il
encore ? quand viendra la fin ? Les minutes passent. Voici
enfin Freytag. Dans la pièce au plafond bas, il paraît plus
grand encore. Il m’aperçoit et un sourire éclaire son visage. Je
me présente dans les formes réglementaires. Il me tend la main
et dit : « Nous laisserons désormais de côté toutes les
formalités. Tout cela n’a plus de sens. » Au bout d’un moment,
il ajoute : « Mais oui, mon cher, nous serons pris et pendus
ensemble. Viens avec moi, je vais te montrer ce que tu auras à
faire. Le général ne reviendra pas tout de suite. » Nous
traversons une chambre bien ordonnée où habite le général
Burgdorf avec son adjoint. La nôtre n’en est séparée que par
une mince porte d’acier. À gauche de cette porte se
superposent deux couchettes, de l’autre côté sont deux petits
bureaux. Un grand rideau partage la pièce en deux. L’autre
moitié est occupée par le général Krebs. Les murs sont
badigeonnés de gris comme tous les autres. Après avoir
déposé mes affaires, j’écoute mon camarade. Mon rôle
consiste à dresser heure par heure la situation militaire à
l’intérieur et à l’extérieur de Berlin et de Potsdam. Bernd, c’est
le prénom de Freytag, est chargé des autres secteurs. Puis il me
met au courant des derniers événements.
Les Russes ont dépassé la capitale dans le nord, via
Oranienburg. On se bat dans les banlieues de l’est et du sud.
Au sud, les blindés russes ont poussé une pointe jusqu’à
Nauen, à trente kilomètres dans l’ouest de Berlin. Il est évident
que l’ennemi veut investir la capitale. Il ne reste plus que
quelques routes libres vers le nord-ouest pour nous relier au
monde extérieur. On calcule que l’investissement sera complet
demain, c’est-à-dire le 24 avril. La prétendue armée de Wenck
se rassemble pour le moment dans le sud de Magdebourg, sur
la rive droite de l’Elbe et doit aussi rapidement que possible
venir dégager Berlin en passant par Potsdam. À Berlin même,
on dispose encore du 58e Corps blindé, commandé par le
général Weidling, qui s’est replié en combattant depuis l’Oder
et est très fatigué et amoindri, de ce qui reste des divisions
enfoncées sur l’Oder, de petites unités d’artillerie antiaérienne,
et d’hommes du Volkssturm. Ce sont ceux-ci, par ailleurs fort
défectueusement armés et équipés, qui constituent la majeure
partie des forces de la défense. On ne dispose pour ainsi dire
d’aucune artillerie sur ce front long de cent trente kilomètres,
et les munitions de réserve font défaut. Les Hitler-Jugend
remplaceront probablement les soldats absents au cours des
jours qui viennent. La capitale renferme encore environ deux
millions de civils. À Potsdam se trouve un groupe de deux
petites divisions commandées par le général Reimann. Il ne
reste plus que de quarante à cinquante chars dans le secteur.
En face, les Russes font avancer quatre armées avec plus d’un
millier de blindés.
« Pendant combien de temps peut-on encore se battre ? »
demandé-je. La réponse vient immédiatement comme si mon
camarade s’attendait à mon interrogation : « Huit jours, dix au
maximum. » « Et qu’attends-tu de Wenck ? » « Rien,
rigoureusement rien, car ses forces sont absolument
insuffisantes pour exercer une influence décisive sur le cours
des événements. » « N’existe-t-il donc plus la moindre lueur
d’espoir ? » « Aucune, seulement la possibilité de retarder
d’un ou deux jours au plus la catastrophe finale. », « Pourtant,
ajoute-t-il amèrement, il y aurait peut-être encore une
possibilité si Hitler n’était pas là. Le gros de la IXe Armée tient
toujours sur l’Oder et pourrait sans doute encore se replier sur
Berlin, mais Hitler s’y oppose. Il a catégoriquement repoussé
toutes les propositions que lui ont faites dans ce sens notre
chef et le général Busse, commandant de la IXe Armée, bien
que les Russes soient déjà parvenus à une centaine de
kilomètres dans le dos de celle-ci. Imagine-toi que Hitler veut
attaquer, il veut reprendre la ligne de l’Oder par une
offensive ! »
Atterré, je le regarde. « Attaquer, attaquer ? » Et oui, il en
est ainsi. Quoique Hitler ait avoué lui-même que la guerre était
perdue, il paraît n’avoir toujours aucune idée sur ce qui se
passe à l’extérieur. Pas plus qu’il ne se montrait autrefois sur
le front, depuis son retour dans la capitale il n’a quitté une
seule fois la Chancellerie pour aller se rendre compte
personnellement de la situation. Il lui aurait fallu une heure,
voire une demi-heure. Mais il ne veut pas que le monde
imaginaire qu’il s’est créé soit troublé par l’image de la réalité.
Si quelqu’un de son entourage se hasarde à lui dire la vérité, il
se met aussitôt en colère. Les armées allemandes s’effondrent
de toutes parts sous les assauts de l’ennemi mais Hitler pense
encore à attaquer ! Himmler, Goebbels et lui ont donné l’ordre
de pendre les soldats et les hommes du Volkssturm qui
reculeraient. Des centaines de soldats et d’officiers, dont
beaucoup avaient été décorés pour leur bravoure, ont été
accrochés à des arbres ou à des réverbères parce qu’ils ne
voulaient plus participer à ce massacre insensé. La terreur a été
particulièrement effroyable à Dantzig. Sa folie en est-elle
arrivée au point qu’il s’imagine pouvoir arrêter la grande roue
de l’histoire, est-il devenu assez inhumain pour vouloir
entraîner le plus d’Allemands possible aux abîmes avec lui, ou
bien encore est-ce un lâche qui cherche à prolonger sa vie d’un
jour ou deux ? Nous ne le saurons jamais.
Bernd m’explique maintenant en quelle compagnie nous
nous trouvons dans l’abri. « En dehors de Hitler et de ses
gardes du corps, il y a encore ici son médecin, le docteur
Stumpfegger, et sa chienne favorite avec ses quatre petits.
Quand tu rencontreras cet animal, sois sur tes gardes car il est
très sauvage. Stumpfegger est, comme tu le sais, le chirurgien
de Hitler. Le gros professeur Morell qui le soignait
ordinairement a su prendre le large à temps. À l’autre
extrémité de l’abri, du côté de la rue Hermann-Goering, habite
le Dr Goebbels avec sa femme et ses enfants. Ils occupent
deux chambres très bien aménagées. Bormann, son adjoint le
Standartenführer Zander, et sa secrétaire logent dans cette
partie-ci de l’abri. Il partage sa chambre avec le Brigadeführer
Albrecht, son frère et quelques secrétaires-femmes. Tu le
trouveras à côté de la toilette, à gauche de notre couloir. À
l’extrémité de celui-ci est installé Lorenz avec son bureau de
presse. De l’autre côté, en face de Bormann habitent Fegelein,
le colonel von Below, l’amiral Voss, l’ambassadeur Hewel et
le major Johannmeier. Comme tu le sais déjà, Burgdorf et son
adjoint, le lieutenant-colonel Weiss, logent à côté de nous. Le
petit central de transmissions pour la Wehrmacht se trouve en
face de chez nous, de l’autre côté du couloir. L’abri contient
encore les secrétaires particulières de Hitler et quelques
femmes employées aux communications. En tout, il y a ici six
cents à sept cents S.S., y compris les gardes, les ordonnances,
les secrétaires, les domestiques et les cuisiniers. »
L’ambassadeur Hewel est le représentant permanent de
Ribbentrop auprès de Hitler. C’est un homme aimable, replet,
qui ne paraît posséder aucun talent exceptionnel et qui est
entièrement soumis à l’influence de Hitler. Il a longtemps vécu
à Java d’où il a été rappelé après la prise du pouvoir. Il a une
besogne assez ingrate car Hitler ne reçoit jamais ses
diplomates de carrière, il les considère comme des chiffes
molles et des défaitistes qui ne voient que par les yeux des
étrangers. Il ne tient aucun compte des avertissements qu’ils
lui envoient, si tant est même qu’il daigne les lire. La façon
dont il récompensa les services du comte von der Schulenburg,
son ambassadeur à Moscou, est caractéristique. Schulenburg
n’avait cessé de signaler les très graves périls que comporterait
une guerre avec l’Union soviétique, et le 25 avril 1941, il avait
encore fait une démarche personnelle auprès de Hitler pour
essayer de le faire renoncer à ses projets. Il fut condamné
après le 20 juillet 1944 quoique sa participation au complot
n’eût aucunement été prouvée. Hewel avait été volontaire pour
ce poste et il fut tué dans les rues de Berlin. L’amiral Voss
représente le grand-amiral, il a remplacé l’amiral Puttkamer
qui occupait le poste depuis 1934, mais qui est parti pour
Berchtesgaden il y a quelque temps. Le major Johannmeier a
succédé au lieutenant-colonel Borgmann, adjudant-major, tué
en avion, il y a quelques semaines, comme il allait prendre le
commandement d’une division à l’Ouest.
Ainsi mis au courant, je commence à travailler. Il me faut
préparer les cartes qui seront présentées à Hitler à la
conférence du matin. Ma besogne se trouva considérablement
compliquée par le fait que le gouverneur militaire de Berlin fut
changé trois fois au cours des quelques jours que dura la
bataille, ce qui modifia chaque fois complètement
l’organisation du commandement. Je m’en tirai en prenant mes
renseignements directement auprès des huit commandants de
secteur. À deux heures du matin, j’ai terminé. Les secteurs
annoncent que l’activité de l’ennemi a commencé à diminuer
dans la soirée pour cesser presque totalement pendant la nuit.
Vers cinq heures et demie, je suis réveillé assez
brusquement par l’explosion de cinq ou six gros projectiles
russes. À partir de six heures les obus se mettent à arriver à la
cadence d’un toutes les trois minutes, comme la veille. Je n’ai
pas complètement fini de m’habiller lorsque survient Günsche,
l’adjoint S.S. de Hitler, qui veut connaître les plus récents
développements de la situation. Un peu plus tard j’appelle les
chefs d’état-major des secteurs de Berlin et de Potsdam. Tous
me font le même compte rendu. Le Russe attaque partout
depuis l’aube, après une brève préparation d’artillerie.
Quelques heures plus tard, nous apprenons que la dernière
route restée libre vers le nord-ouest vient d’être coupée par les
troupes soviétiques. Berlin se trouve donc complètement
encerclé. Nous ne sommes plus reliés au monde extérieur que
par un câble téléphonique souterrain, qui fonctionnera
jusqu’au 26. Bernd téléphone au quartier général qui a pu
échapper à l’encerclement en fuyant, à l’aube, vers
Rheinsberg. Il obtient quelques détails sur les combats qui se
livrent dans le nord et dans le sud de l’Allemagne. Après avoir
fait notre rapport au général Krebs et vérifié encore une fois
les indications portées sur nos cartes, nous partons, un peu
avant 10 heures 30 pour gagner l’abri du Führer.
Nous traversons le garage souterrain qui est relié par
l’élévateur à la Vossstrasse et suivons plusieurs corridors qui
aboutissent à un long couloir situé sous la cour intérieure. Des
attaques antérieures ont déchiré en plusieurs endroits le toit de
béton dont l’épaisseur est assez faible et l’eau monte jusqu’à la
cheville. Il faut avancer sur des planches branlantes pour ne
pas y patauger. Comme l’éclairage est très faible cette partie
du trajet est fort désagréable à accomplir. Nous traversons
ensuite un office et deux réfectoires pour le personnel et
descendons enfin dans l’abri du Führer. Le trajet a demandé
cinq minutes environ. Nous avons été arrêtés six fois par des
postes de sentinelles doubles ou triples, armées de mitraillettes
et de grenades, qui ont très soigneusement vérifié notre
identité et constaté que nous ne portions pas d’armes. Dans les
réfectoires nous avons aperçu, assis devant de longues tables,
des officiers et des sous-officiers de S.S. qui buvaient de l’eau-
de-vie et du café de fève et avaient de grandes assiettes
remplies de pain devant eux. Ces messieurs n’estiment pas que
nous, officiers de l’armée régulière, ayons droit au salut.
Günsche nous reçoit dans l’antichambre de l’abri du Führer.
Hitler va tout de suite avoir fini de déjeuner, il nous prie de
prendre patience un petit moment. Günsche est lui-même bâti
sur le modèle d’un boxeur poids lourds et sa vue donne
involontairement à penser qu’il ne ferait pas bon avoir quelque
contestation avec lui. Dans le large couloir qui conduit à
l’antichambre, cinq officiers de S.S., lourdement armés, se
tiennent en permanence. Cela me rappelle qu’hier soir il n’y
avait pas même une sentinelle dans la Vossstrasse. Où est donc
l’ennemi ? Dans les rues de Berlin ou bien ici, dans l’abri du
Führer ?
L’antichambre a environ trois mètres sur sept. Le long du
mur de droite court un banc brun au-dessus duquel sont
suspendus six petits et excellents tableaux, tous des primitifs
italiens. Au milieu du mur opposé se trouve une table avec un
banc et quatre chaises de style rustique. À droite une porte
ouvre sur la salle des conférences, à gauche une autre donne
sur l’appartement de Hitler.
Voici que cette porte s’ouvre et que Hitler paraît, suivi par
le claudicant Goebbels et par Bormann. Il serre la main de
Krebs, nous salue également et se dirige vers la salle des
conférences. Il est encore plus voûté que la dernière fois où je
l’ai vu et sa démarche s’est faite plus traînante. Ses yeux, cela
me frappe, ne vacillent plus. Tous ses traits sont devenus
flasques, il donne vraiment, l’impression d’un vieillard
malade. Krebs s’assied à la gauche de Hitler et Goebbels en
face de celui-ci. Le petit homme maigre paraît également très
changé, il est fort pâle et a les joues creuses. Il n’interroge que
très rarement, se tait la plupart du temps et suit très exactement
sur la carte l’exposé de la situation. Ses jeux de physionomie
et ses yeux au regard jadis si fanatique, trahissent les soucis
qui le dévorent. La défense de Berlin lui ayant été confiée, il
est lié au sort de la ville avec sa famille, il se trouve prisonnier
de sa propagande. Les autres ont du moins pu mettre leur
famille en sécurité, il lui faudra, quant à lui, entraîner sa
femme et ses cinq enfants dans la mort. On m’appelle au
téléphone pour me donner un renseignement. À mon retour
Hitler est toujours en conversation avec Krebs. Goebbels se
lève doucement, vient me trouver et me demande à mi-voix ce
qu’il y a de nouveau. Il ne paraît pas s’attendre à de bonnes
nouvelles. Je lui rends compte sur le même ton : l’attaque
lancée par les Russes au sud de Stettin prend une allure
catastrophique pour les armées qui combattent dans cette
région. Ils sont parvenus à pousser leurs blindés sur une
profondeur de cinquante kilomètres. Notre défense est très
affaiblie.
Krebs a terminé son compte rendu. Hitler me regarde d’un
air interrogateur. J’hésite à répondre parce que je pense que
Krebs désire le faire à ma place mais celui-ci me fait un geste
pour me dire de parler. Je m’adresse donc directement à Hitler.
Mais le vacillement de sa tête me trouble extraordinairement.
Je dois faire un effort sur moi-même pour ne pas perdre
contenance lorsque je le vois saisir la carte de sa main
tremblante pour suivre mon explication. Quand j’ai terminé il
réfléchit pendant un moment puis, d’une voix coléreuse, il
s’adresse à Krebs. Il a le corps fortement penché en avant, ses
mains étreignent puissamment les bras de son fauteuil. Il parle
par phrases entrecoupées, hésitantes : « Étant donné le
puissant obstacle naturel que constitue l’Oder, le succès des
Russes n’est dû qu’à l’incapacité des chefs locaux
allemands. » Krebs essaye avec beaucoup de précautions
d’expliquer que dans ce secteur nous n’avions que des unités
de fortune, mal équipées, et des troupes du Volkssturm, alors
que les Russes avaient engagé des divisions d’élite. D’autre
part, les réserves de la IIIe Armée, commandées par le général
von Manteuffel, avaient déjà été jetées à l’aile droite fortement
pressée ou se retiraient sur Berlin. Mais Hitler repoussa ces
explications d’un geste rageur de la main : « Il faut lancer
demain au plus tard une attaque partant de la région située au
nord d’Oranienbourg. La IIIe Armée n’hésitera pas à dégarnir
les secteurs de son front qui ne sont pas attaqués pour affecter
le plus de forces possible à cette opération offensive. Il faut
réussir à rétablir avant demain soir la liaison entre Berlin et le
nord. Donnez immédiatement les ordres nécessaires. » Il
souligne ses paroles en traçant d’une main frénétique des traits
sur la carte. Bernd sort pour préparer les ordres. Lorsque
Burgdorf qui est entré dans l’intervalle propose de confier au
général de Waffen-S.S. Steiner le commandement de
l’opération offensive de la IIIe Armée, Hitler manque d’avoir
une crise de rage : « Je ne peux pas employer ce général
présomptueux, ennuyeux et irrésolu. Je n’accepterai en aucun
cas que le commandement soit confié à Steiner. » Celui-ci était
encore il y a peu de temps commandant du 3e Corps
germanique de S.S., en Courlande, poste de choix qu’il devait
uniquement à la protection des S.S. et de Hitler. La séance est
levée.
Vers midi, nous sommes avertis que la pression exercée par
l’ennemi au sud de la ville s’est considérablement accrue.
Moins d’une heure plus tard nous apprenons que l’aérodrome
de Tempelhof est soumis à un violent bombardement
d’artillerie et n’est plus pratiquement utilisable. Il ne reste plus
que l’aéroport de Gatow pour les liaisons aériennes de Berlin.
Mais dès 17 heures on signale que les avions y sont également
bombardés.
L’infanterie ennemie a fait son apparition dans les bois
situés au nord de Döberitz. Trois T-34 ennemis se sont établis
sur la route Berlin-Nauen, la grande voie de communication
avec l’ouest, et l’ont prise sous leur feu. Depuis midi on
travaille fiévreusement pour aménager l’axe est-ouest, des
deux côtés de la colonne de la Victoire, pour servir à l’envol et
à l’atterrissage des avions. Le bombardement du centre de la
capitale prend une grande intensité dans la soirée. Au cours
des jours précédents, on ne pouvait guère parler que d’un tir de
harcèlement qui provenait vraisemblablement de quelques
batteries de 175, mais les rafales d’obus qui s’abattent
maintenant à une cadence accélérée démontrent que les Russes
ont fait approcher de grandes masses d’artillerie. Cette
conclusion se confirme le lendemain 25 avril. À 5 heures 30,
très précises, un bombardement extrêmement violent se
déclenche sur le centre de la ville et ne reprend qu’au bout
d’une heure la cadence d’un tir de harcèlement normal. Après
avoir reçu les comptes rendus du matin qui n’annoncent rien
d’extraordinaire, nous sommes convoqués à la conférence
habituelle un peu avant 10 heures 30. En arrivant dans
l’antichambre nous y trouvons Bormann et le Pressereferent
Lorenz. Quelques minutes plus tard nous entrons avec Hitler
dans la salle des conférences. Avant que Krebs ait pu
commencer son rapport, Lorenz entre et demande
l’autorisation de parler.
Ce matin ses appareils récepteurs ont capté l’information
suivante provenant d’une station d’émission neutre : des
troupes russes et américaines s’étant rencontrées sur la Mulde,
en Allemagne centrale, les chefs ont eu un léger conflit parce
qu’ils n’étaient pas d’accord sur les secteurs qu’ils devaient
occuper. Les Russes ont reproché aux Américains de ne pas
respecter les accords conclus à Yalta. Mais c’est tout. Il n’est
aucune question d’un heurt sanglant à la suite de cette
divergence d’opinion ni de quoi que ce soit d’analogue.
Hitler paraît électrisé. Ses yeux jettent à nouveau des
éclairs. Il se redresse brusquement.
« Messieurs, voici une nouvelle et éclatante preuve que nos
ennemis sont désunis. Est-ce que le peuple allemand et
l’Histoire ne me traiteraient pas de criminel si je consentais à
conclure la paix aujourd’hui alors qu’il est possible de voir
demain nos adversaires s’affronter entre eux ? Est-ce que la
guerre ne peut pas éclater d’un jour à l’autre, que dis-je, d’une
heure à l’autre entre les Bolchéviks et les Anglo-Saxons pour
le partage des dépouilles de l’Allemagne ? »
Cette sortie me revint par la suite, beaucoup plus tard, au
cours d’une conversation que j’eus avec un officier qui avait
participé le 6 mai 1945 à Reims aux négociations pour la
capitulation. Il me raconta ceci : la délégation allemande était
déjà arrivée dans la ville. On n’attendait plus que le général
Eisenhower pour commencer les entretiens. Dès que celui-ci
arriva il se dirigea vers le generaloberst Jodl et, après une
rapide présentation, lui demanda : « Pourquoi avez-vous
continué à combattre après votre défaite d’Avranches ? Vous
n’ignoriez pourtant pas que dès ce moment la décision nous
était acquise ? » Et Jodl de répondre : « Hitler et moi, pensions
que nos adversaires se heurteraient au sujet du partage des
dépouilles de l’Allemagne. »
Quand il eut fini de parler, Hitler se retourna vers Krebs.
Au cours de la conférence il s’informa à maintes reprises de ce
que faisaient les troupes du général Wenck et des progrès de
l’attaque ordonnée à la IIIe Armée au nord de Berlin. Mais
aucun renseignement ne nous était encore parvenu à ce sujet.
C’est également ce jour-là que nous éprouvâmes les
premières difficultés pour communiquer par téléphone avec le
monde extérieur. Comme la liaison par T.S.F. ne fonctionnait
pas encore, nous fûmes privés de nouvelles pendant plusieurs
heures. Le bombardement de l’artillerie russe s’intensifiait
visiblement. Les premiers gros projectiles explosèrent dans
l’après-midi dans l’enceinte de la Chancellerie. Il fallut arrêter
les ventilateurs pendant un quart d’heure car ils refoulaient
dans l’abri, de la fumée, des vapeurs de soufre et de la
poussière. Quand les liaisons eurent été rétablies les mauvaises
nouvelles se succédèrent à un rythme accéléré. L’O.K.H.
annonça que le front oriental s’était à peu près complètement
écroulé au sud de Stettin. L’attaque de la IIIe Armée ordonnée
par Hitler et dirigée par Steiner, avait gagné deux kilomètres
de terrain puis avait été arrêtée par des pertes sanglantes.
Wenck avait attaqué à l’aube, avec ses trois divisions, en
direction de Potsdam, mais nous n’avions plus entendu parler
de lui. À l’ouest de la capitale la pression russe s’était faite
beaucoup plus forte. Rathenow, situé à quatre vingts
kilomètres, avait été pris. Berlin reculait, pour ainsi dire, en
arrière de la ligne de front des Russes. La IXe Armée insista
encore pour être autorisée à se retirer vers le nord-ouest en
direction de Berlin car elle était fortement attaquée sur ses
arrières et menacée d’une destruction complète. Hitler refusa
de nouveau. Chez beaucoup d’entre nous, le moral tomba à
zéro quand nous apprîmes vers 18 heures que les avant-gardes
russes avaient atteint Tempelhof. Des combats se déroulaient
sur le canal de Teltow, au sud de Dahlem. Les voitures d’un
groupe de reconnaissance russe firent leur apparition sur
l’aéroport de Gatow. Les deux mille hommes qui se trouvaient
dans l’école de l’Air de Kladok s’y retranchèrent. Nous
perdîmes ainsi définitivement l’aérodrome de Gatow. Hitler
ordonna de faire effectuer le ravitaillement de Berlin par
parachutage au cours de la nuit.
Il nous convoqua vers 19 heures pour faire une rapide revue
de la situation et nous parut fort abattu. Quand il apprit que,
contrairement à ses ordres, Steiner avait dirigé l’attaque de la
IIIe Armée, il n’eut pas l’accès de rage que nous redoutions. Il
se contenta de dire d’une voix lasse : « Je vous l’avais bien dit,
l’attaque ne pouvait rien donner sous le commandement de
Steiner. »
La poussée des Russes à Spandau menaçant directement la
défense de Berlin à l’ouest, Axmann, chef des Jeunesses
Hitlériennes, reçut l’ordre d’engager ses jeunes gens en ce
point, en accord avec le commandement militaire local. Il
fallait conserver à tout prix les ponts de Pichelsberg, sur le
Havel. Telle fut la mission assignée à la Jeunesse Hitlérienne.
Depuis que s’était engagée la bataille de Berlin, Axmann avait
quitté le grand bâtiment de l’Adolf-Hitler-Platz pour s’installer
dans la Wilhelmstrasse, à proximité de la Chancellerie, où il
venait chaque jour rendre compte de la situation. Lorsque ses
jeunes gens furent envoyés au feu, au cours des jours suivants,
il demeura avec eux et ne vint pas s’enterrer dans l’abri du
Führer. Cet homme, amputé d’un bras, conserva jusqu’au bout
une attitude d’une parfaite correction.
La nouvelle que notre situation empirait rapidement se
répandit naturellement dans l’abri comme un feu de poudre.
Les chefs S.S. qui auparavant, ne nous regardaient même pas
ou nous traitaient de haut, se firent soudain l’amabilité même.
Bernd et moi eûmes désormais beaucoup de peine à échapper
aux questionneurs qui nous attendaient dans tous les couloirs :
« Quand pensez-vous que Wenck arrivera à Berlin ? »
« Allons-nous percer vers l’ouest ? » « Pendant combien de
temps pouvons-nous encore tenir ? » Ainsi cherchaient à se
faire rassurer ceux qui étaient si arrogants la veille encore. Ces
questionneurs étaient presque tous des gens qui n’avaient
encore jamais vu la mort en face. Les autres restaient assis
devant les tables, discutant bruyamment en buvant de l’alcool,
ou attendant passivement l’inconnu du lendemain. Peut-être se
seraient-ils battus aussi courageusement que bien d’autres si
on leur en avait fourni l’occasion. Mais cette oisiveté forcée
dans l’abri, alors que les obus éclataient au-dessus de nos
têtes, ne pouvait pas, à la longue, ne pas exercer une action
démoralisante. Beaucoup durent comprendre dès ce soir-là que
l’abri serait leur tombeau. Pourtant il ne vint à aucun d’eux
l’idée de s’offrir volontairement pour combattre.
J’appelai les chefs d’état-major des divers secteurs et parlai
avec eux du moral des troupes et d’autres éléments importants
que ne contenaient pas les comptes rendus. La situation était
partout la même. Beaucoup des hommes âgés du Volkssturm,
insuffisamment entraînés, armés et équipés, persuadés en outre
de la vanité de la résistance, quittaient leur poste à la première
apparition de l’ennemi pour aller rejoindre leurs femmes et
leurs enfants dans les caves des maisons. La plupart d’entre
eux n’avaient obéi à l’ordre d’appel que par crainte des
mitrailleuses des S.S. Mais les jeunes, les garçons de quatorze,
quinze et seize ans, se battaient avec cette passion et ce mépris
de la mort que témoignèrent nos soldats dans toutes les
campagnes de cette guerre. La troupe régulière, là où elle
subsistait, se battait également bien mais souffrait
effroyablement du manque de munitions. Le pire était que la
pénurie de soldats bien armés et bien entraînés se faisait sentir
d’heure en heure. Si les Russes se heurtaient en quelque point
à une résistance résolue, ils cherchaient un endroit plus
faiblement défendu ou tenu par des hommes du Volkssturm, et
tombaient rapidement dans le dos des premiers défenseurs. Le
ravitaillement était presque impossible et les incendies créaient
des difficultés inouïes. Comme il n’y avait plus d’eau pour le
combattre, le feu ravageait des rues entières et n’était arrêté
que par les monceaux de ruines, où il ne restait plus rien de
combustible. La supériorité des moyens de l’adversaire, de ses
chars et de son artillerie notamment, était écrasante et
provoquait le plus souvent le découragement. Les avions ne
pouvaient pas grand-chose contre nos soldats abrités dans les
ruines. Un officier d’un secteur méridional signala que des
prisonniers allemands de l’ancienne « Seydlitz Armee »
fendirent de précieux services aux Russes en leur servant de
guides. Je rendis compte de tout cela au général.
Il était déjà tard. Bernd et moi montâmes à l’air libre. Le
bruit de la bataille s’était assourdi et on n’entendait des
détonations que dans le lointain. Des incendies déchiraient
sinistrement l’obscurité. L’air était frais et pur. Je respirai à
pleins poumons. Cette atmosphère saine était vraiment un
délice. La voûte du ciel, magnifiquement étoilée, se refermait
sur la grande ville. Nous restâmes longtemps silencieux à
contempler les flammes des incendies à l’éclat changeant. Puis
Bernd parla : « Vois-tu, tout sera fini dans quelques jours. Je
ne veux pas mourir avec ceux qui sont en bas dans l’abri. Je
veux avoir mes coudées franches quand le moment viendra. »
Puis il retomba dans son silence et nous suivîmes le cours de
nos pensées. Quand vint minuit, nous redescendîmes. Nous
avions encore beaucoup de besogne à accomplir.
Le lendemain, 26 avril, vers huit heures, le bruit courut que
des avions avaient réussi un ravitaillement. Aux premières
lueurs de l’aube un groupe de Me 109 avait pu parachuter
plusieurs centaines de « containers » au centre de la capitale.
Malheureusement il ne fut possible d’en récupérer qu’un
cinquième au milieu des décombres. Étant donnée l’immense
consommation de munitions ce n’était qu’une goutte d’eau
dans la mer. Nous avions surtout besoin de projectiles pour
l’artillerie et pour les canons des chars, car les quelques pièces
et blindés dont nous disposions encore ne pouvaient plus tirer.
Un radiotélégramme fut envoyé. Des appareils de transport
devaient à tout prix atterrir sur l’Axe Est-Ouest pour nous
apporter des munitions. Les lampadaires et les arbres qui
existaient de chaque côté de la vaste avenue avaient été
enlevés au cours des journées précédentes et elle offrait une
piste suffisante. Mais elle était crevassée d’entonnoirs et
soumise à un bombardement continuel. Dès 9 heures 32, nous
obtînmes confirmation que deux Ju 52, apportant des
munitions pour les chars, étaient en route. Je transmis
immédiatement ce renseignement aux secteurs intéressés afin
d’éviter des méprises. La Charité reçut l’ordre de préparer
cinquante blessés pour être, évacués dans les deux heures. À
10 heures 30, les deux avions se posèrent au voisinage de la
colonne de la Victoire. L’événement nous fit à tous une très
forte impression. Nous fûmes réconfortés, la liaison avec le
monde extérieur était au moins reprise. À 11 heures, les deux
appareils, chargés de grands blessés, étaient prêts à repartir.
Tout se fit avec une hâte fiévreuse car il ne fallait pas laisser
les avions exposés au tir de l’ennemi, plus d’une seconde au-
delà du temps strictement indispensable. Le premier appareil
prit l’air heureusement. Mais le second, à peine décollé, heurta
de l’aile gauche la façade d’une maison en ruines et s’abattit.
Comme je l’appris par la suite, tous ses occupants ne furent
cependant pas tués parce qu’il n’avait pas encore pris assez de
vitesse ni de hauteur.
Au sud de la ville, le Russe avait déclenché, à huit heures
une attaque sur le canal entre Dreilinden et Teltow, à la suite
d’une violente préparation d’artillerie. Notre défense fut
rapidement débordée. Les quartiers de Machnow, Zehlendorf,
Schlachtensee et Dahlem étaient, dans la soirée, aux mains de
l’ennemi. Des unités motorisées russes poussèrent en direction
du Grunewald et purent être arrêtées sur l’isthme qui sépare le
Schlachtensee du Krumme Lanke, mais les 18e et 20e divisions
de Panzergrenadieren qui se battirent en cet endroit se
trouvèrent dans une situation fort dangereuse. Les
renseignements que nous recevions des différents quartiers
devenaient de plus en plus incomplets et contradictoires. Nous
essayâmes de nous en procurer de plus précis. Le réseau
téléphonique de Berlin était encore en grande partie indemne.
Nous nous en servîmes pour appeler directement des
personnes que nous connaissions, habitant dans les parages des
quartiers contestés, ou des personnes dont nous relevions les
noms dans l’annuaire du téléphone. Cette façon de se
renseigner, si primitive qu’elle fût pour le haut
commandement allemand, donna les résultats attendus.
« Voulez-vous être assez aimable. Madame, pour nous dire si
les Russes sont chez vous ? » Plus souvent que nous ne
l’eussions désiré, on nous répondait : « Oui, il y en avait deux
il y a moins d’une demi-heure. C’étaient des hommes d’un
groupe d’une douzaine de chars qui s’étaient établis au
carrefour. Aucun combat ne s’est livré ici. Il n’y a pas un quart
d’heure, j’ai pu voir de ma fenêtre que les chars s’éloignaient
dans la direction de Zehlendorf. » Ces informations me
suffirent. Elles me permirent de dresser un tableau de la
situation beaucoup plus complet que celui que donnaient les
comptes rendus des troupes.
VI

LA FIN DU CAUCHEMAR
Dans la matinée du 26 avril arrivèrent trois télégrammes
envoyés par le maréchal Goering du sud de l’Allemagne. Ils
étaient semblablement libellés et disaient à peu près ceci :
« Mon Führer, étant donné que vous m’avez désigné comme
votre successeur par un décret de 1939, au cas où vous vous
trouveriez dans l’impossibilité de diriger les affaires de l’État,
j’estime que le moment est venu pour moi de prendre celles-ci
en mains. Si je n’ai pas reçu d’ordre contraire avant minuit, le
26 avril, je considérerai que cette décision a obtenu votre
approbation. »
Cette nouvelle fut un coup de massue pour Hitler. Il pleura
tout d’abord comme un enfant puis se mit à rugir comme un
possédé. Il vit là une trahison insigne. En outre, il considéra ce
télégramme comme un véritable ultimatum, caractère que lui
contesta énergiquement Goering lors des débats du procès de
Nüremberg. L’indignation éprouvée par Hitler se communiqua
à tout l’abri. Goebbels lui-même, bouillonnant de colère,
exprima son sentiment par une redondance de déclarations
théâtrales, où revenaient sans cesse les mots honneur, fidélité,
mort, sang, honneur, Vous, mon Führer, Eux, mon Führer et
encore honneur, mais qui dissimulaient mal le dépit qu’il
éprouvait à voir Goering sur le point de réussir, il le croyait du
moins, à sortir sa tête du nœud coulant. Bormann ne laissa pas
non plus échapper l’occasion d’attiser le feu qui dévorait
Hitler. Celui-ci ordonna à la Gestapo d’arrêter Goering sur-le-
champ. « Qu’on le jette dans la forteresse de Kufstein ! »
s’écria-t-il. Un ordre secret fut ensuite rédigé. Si Hitler ne
survivait pas à la guerre Goering devait être assassiné.
Il ne fut pas moins atterré, le 28 avril, par là nouvelle que
Himmler avait essayé d’entrer en contact avec les Anglais et
les Américains par l’intermédiaire du comte Bernadotte. Elle
fut diffusée par la radio neutre.
Ritter von Greim fut désigné pour prendre la succession de
Goering et immédiatement convoqué par T.S.F. à la
Chancellerie. Le soir même, un peu avant la tombée de la nuit,
il atterrit sur l’Axe Est-Ouest au voisinage de la porte de
Brandebourg. Cet extraordinaire exploit fut réalisé non pas par
un héros chevronné, mais par une faible femme, l’aviatrice
Hanna Reitsch. L’atterrissage était si dangereux, que Greim
fut, un peu auparavant, blessé au pied par un coup de fusil. Il
fallut le porter jusqu’à l’abri où il fut immédiatement opéré.
Après de brèves effusions, il se traîna jusqu’à la chambre de
Hitler. Celui-ci le nomma immédiatement
generalfeldmarschall. La conversation dura environ trois
quarts d’heure. Pendant ce temps Hanna Reitsch resta debout
dans l’antichambre. Hitler l’accueillit, elle aussi, avec une
grande chaleur. La petite femme, assez jolie, resta là,
rayonnante, n’éprouvant apparemment aucune des angoisses
qui étreignaient les hommes au milieu desquels elle se
trouvait. J’en ressentis de la honte pour mon sexe. Alors que la
plupart des habitants de l’abri, soldats et civils, ne
nourrissaient plus que des pensées découragées, ses yeux
brillaient d’une résolution virile. Quand Hitler lui remit une
capsule de poison le lendemain, ses lèvres amorcèrent un
sourire.
En revenant vers notre chambre, Bernd et moi
rencontrâmes Mme Goebbels. Pendant son séjour dans l’abri
Hanna Reitsch passa beaucoup de temps avec elle. Jusqu’à la
fin, pas plus que l’aviatrice, Mme Goebbels ne manifesta la
moindre crainte de la mort. Souple et élégante, elle escaladait
deux à deux les marches que nous descendions. Elle adressait
toujours un sourire amical aux hommes qu’elle rencontrait.
Mère de six enfants, dont cinq habitaient l’abri avec elle et que
menaçait un destin effroyable, elle fit toujours preuve d’une
force d’âme véritablement étonnante dont il faut
incontestablement trouver l’origine dans la foi religieuse, voire
fanatique, qu’elle avait en Hitler. Cette foi était-elle restée
entière, il est impossible de le savoir. Ce qui est certain, c’est
qu’elle était animée d’une très grande ambition politique et
sociale à laquelle s’ajoutait une aveugle idolâtrie « du
Führer ». Le tragique pouvoir que Hitler exerça sur le peuple
allemand se basait sur l’influence en quelque sorte hypnotique
qu’il possédait, en particulier sur de très nombreuses femmes.
Vers 23 heures, nous fûmes encore convoqués pour un
examen de la situation. Derrière l’office, Bernd rencontra le
lieutenant-colonel Weiss qui arrivait de l’abri du Führer. Je
restai, pour l’attendre, à la porte de l’office, et entendis
involontairement une conversation entre des femmes de
cuisine et quelques S.S. Les femmes qui étaient des
Berlinoises, couvraient d’injures les soldats : « Si vous ne vous
décidez pas à sortir et à combattre, nous vous attacherons nos
tabliers sur le ventre et nous sortirons nous-mêmes. Vous
devriez avoir honte de laisser les enfants se battre là-haut, tout
seuls, contre les blindés russes… » etc.
Le général Weidling, commandant du 58e Corps blindé,
attendait dans l’antichambre. Il faisait grande impression
malgré ses cinquante-cinq ans, et était titulaire d’une très haute
décoration. Bernd me déclara qu’il allait être nommé
gouverneur militaire de Berlin, à ce que lui avait annoncé von
Weiss. Des jeunes officiers d’esprit national-socialiste avaient
déjà occupé ces fonctions, mais ne s’étaient pas montrés à la
hauteur des circonstances, c’était pourquoi on avait pris la
décision de faire appel à un général expérimenté. Mais
Weidling avait trop conscience de ses responsabilités pour
accepter ce poste sans demander certaines assurances au
préalable. Quand Hitler lui confia la mission de rétablir la
situation compromise de Berlin, il posa comme condition que
la Chancellerie n’interviendrait d’aucune façon dans le
domaine de ses attributions. Après quelques hésitations, Hitler
se déclara prêt à lui donner cette garantie.
Bernd me réveilla le lendemain matin à six heures. J’étais
si profondément endormi que j’eus de la peine à ouvrir les
yeux. La pièce était remplie de poussière et envahie par une
âcre odeur de soufre. À ce moment, les ventilateurs
s’arrêtèrent. L’enfer était déchaîné à l’extérieur. Les projectiles
s’abattaient sans interruption sur le bâtiment de la
Chancellerie. L’abri vibrait chaque fois comme sous l’effet
d’un tremblement de terre. L’intensité du bombardement qui, à
en juger par le bruit, s’éloigna dans la direction de la
Potsdamer Platz, diminua environ un quart d’heure après.
Comme je m’habillais précipitamment, Bernd leva les yeux de
son bureau et, incidemment, me dit : « Sais-tu que notre
Führer s’est marié cette nuit ? » Je dus faire un drôle de visage
car nous éclatâmes de rire tous les deux. Puis nous entendîmes
la voix sévère de notre chef retentir derrière le rideau : « Êtes-
vous devenus fous pour rire ainsi de la plus haute autorité de
l’État ? » Krebs ayant peu après quitté la pièce, Bernd me
donna quelques explications.
La femme à laquelle Hitler s’était uni, après une amitié qui
durait depuis treize ans, s’appelait Eva Braun. J’avoue à ma
honte, que j’avais ignoré jusque-là l’existence de cette dame
que, bien entendu, je n’avais jamais aperçue. Et pourtant elle
habitait l’abri du Führer. C’était la fille d’un inspecteur
munichois de l’Instruction publique. Elle avait environ trente-
cinq ans et avait fait la connaissance de Hitler par
l’intermédiaire du « Professeur » Hoffmann, photographe
particulier de celui-ci, dont elle était l’aide. Hoffmann
appartint au cercle le plus intime du Führer depuis la prise de
pouvoir jusqu’au début de la guerre. Il maria sa fille à Baldur
von Schirach et s’entendit fort bien à monnayer son amitié
avec Hitler. Il avait obtenu le monopole de vendre les
photographies de celui-ci, ce qui lui rapporta des millions. En
1932, Eva Braun suivit Hoffmann qui accompagna Hitler dans
sa tournée de propagande en Allemagne, et elle entra en
contact avec ce dernier. Je demandai à Bernd comment il se
pouvait que le public n’eût jamais eu connaissance de cette
liaison qui, à en croire les apparences, devait être un grand
amour, mais lui-même était incapable de répondre. Lorsque
Hitler devint chancelier en 1933, elle aurait déclaré : « Voici
l’heure la plus douloureuse de ma vie. »
Les nouvelles qui parviennent de la ville sont de plus en
plus mauvaises. Voici près de huit jours que les femmes, les
enfants, les vieillards, les malades, les blessés, les soldats
vivent sans interruption dans les caves à l’intérieur de Berlin.
La soif cause des souffrances encore plus grandes que la faim.
Il n’y a plus d’eau depuis plusieurs jours. À cela s’ajoutent les
incendies qui brûlent en permanence et dont la fumée pénètre
dans les abris, ainsi qu’un magnifique soleil d’avril. Les
hôpitaux, les cliniques et les abris à l’épreuve des bombes sont
depuis longtemps encombrés par les blessés. Dans les gares et
les souterrains du métro s’abritent des centaines de milliers de
blessés militaires et civils.
Encore une fois l’espoir renaît dans l’abri. À 10 heures 30 a
été capté le premier message de l’armée Wenck. Ses avant-
gardes ont atteint Ferch sur le Schwilowsee, dans le sud-ouest
de Potsdam. La liaison est donc établie avec le corps du
général Reimann qui combat encore dans cette ville, et le front
des unités russes montées du sud jusqu’à l’ouest de Berlin, est
interrompu. On parle déjà d’une prompte libération par le
général Wenck. Mais, vers midi, celui-ci fait connaître que les
Russes ont lancé contre lui de violentes attaques de flanc
partant de la région de Beelitz. À la fin de la journée il ne peut
signaler aucun nouveau progrès, mais rend compte qu’il livre
de durs combats défensifs. La plupart d’entre nous
comprennent que ses forces sont bien trop insuffisantes pour
percer jusqu’à la Chancellerie. Le moral tombe aussi
rapidement qu’il était monté et beaucoup sont proches du
désespoir.
Un peu avant la conférence de midi, j’aperçois Eva Braun
pour la première fois. Elle est assise à la table de
l’antichambre avec Hitler et plusieurs personnes de son
entourage, et bavarde avec vivacité. Hitler l’écoute. Elle a
croisé les jambes et regarde d’un regard direct la personne à
qui elle s’adresse. Du premier coup d’œil je remarque l’ovale
de son visage, l’éclat de ses yeux, la forme classique de son
nez et sa belle chevelure blonde. Elle porte un tailleur gris très
ajusté qui fait ressortir de très jolies formes. Elle est chaussée
avec goût et porte sur un poignet fin une très belle montre-
bracelet ornée de brillants. C’est indiscutablement une jolie
femme. Cependant il y a quelque chose d’un peu affecté, un
manque de naturel dans ses manières.
Hitler se lève et nous le suivons dans la salle des
conférences. Sans tenir compte de ce que l’avance de Wenck
est arrêtée, il s’accroche encore à l’espoir en voyant que celui-
ci est parvenu à Ferch. Sans prendre en considération les gens
qui meurent en ville de faim, de soif et sous les obus, il entend
poursuivre la lutte. Et c’est alors qu’il donne le plus inhumain
de tous ses ordres : les Russes ayant à plusieurs reprises tourné
nos positions en avançant par les souterrains du métro, il
ordonne d’ouvrir les écluses de la Spree et de noyer tous les
souterrains situés au sud de la Chancellerie, où se trouvent
encore des milliers de blessés. Mais leur vie n’a pour lui
absolument aucune importance. Tous doivent être
impitoyablement noyés.
Il donne également son accord pour que la IXe Armée qui
combat sur l’Oder et est encerclée depuis plusieurs jours, se
replie enfin sur Berlin. Elle fera sa jonction avec l’Armée
Wenck. Mais cet ordre vient avec au moins cinq jours de
retard. Quelques petits groupes seulement, complètement
épuisés et inutilisables, réussiront à passer. Sept jours plus
tard, alors que je traversais les forêts de Treuenbrietzen et de
Jüterbog, fuyant de Berlin vers le sud-ouest, un effroyable
spectacle s’offrit à ma vue. Les morts de la IXe Armée gisaient
par milliers, sans sépulture, dans ces bois. Sa dernière et
douloureuse étape était jonchée de véhicules en pièces, de
matériel et d’armes dispersées, ainsi que de cadavres.
En sortant de la conférence nous rencontrons Hanna
Reitsch. Elle a déjà essayé à deux reprises de repartir avec le
maréchal von Greim, blessé, mais le feu de l’artillerie russe
l’en a chaque fois empêchée.
Un peu après le déjeuner, on présente à Hitler un jeune
garçon blême qui a détruit un char ennemi. Hitler, en débitant
de grandes phrases pompeuses, accroche la Croix de fer à la
capote de soldat bien trop grande pour le gamin. Puis il le
renvoie à l’inutile combat qui se livre dans les rues de la
capitale.
Freytag, Weiss et moi revenons dans notre chambre et
discutons de ce petit intermède auquel nous avons été très
sensibles. Nous étions trois officiers qui avions été longtemps
en étroit contact avec la troupe et nous n’étions pas habitués à
demeurer à l’abri tandis qu’on se battait autour de nous.
C’était une situation intolérable. Nous étions si absorbés par
notre conversation que nous ne nous aperçûmes pas que
Bormann était arrivé et nous écoutait. Brusquement, il posa ses
mains d’un air protecteur sur l’épaule de Freytag et sur la
mienne et avança entre nous deux. Il se mit à nous parler des
troupes de Wenck et de la prochaine délivrance de Berlin.
Puis, à sa manière habituellement emphatique, il ajouta :
« Quant à vous, qui, fidèles à notre Führer, aurez vécu avec lui
ses heures les plus graves, vous recevrez de très hautes
fonctions dans l’État quand ce combat se terminera bientôt
victorieusement, ainsi que des terres nobiliaires en récompense
de vos loyaux services. » Puis, il nous sourit d’un air gracieux
et s’éloigna plein d’assurance. Je sentis alors le dégoût et la
colère monter en moi. Ainsi c’était pour obtenir des terres
nobiliaires que nous accomplissions notre devoir ! Mais en ce
27 avril pouvait-on sérieusement parler d’une « fin victorieuse
du combat ». Combien de fois en écoutant parler Bormann,
Goebbels, Goering ou les autres personnages de l’entourage de
Hitler me suis-je demandé : croient-ils vraiment à ce qu’ils
disent ? Ou bien, n’était-ce que l’expression d’une diabolique
combinaison d’hypocrisie, de mégalomanie et d’un fanatisme
insensé ?
Dans la soirée, le gouverneur militaire de Berlin demanda à
être reçu par Hitler. Bormann, Krebs et Burgdorf se tenaient
silencieusement derrière celui-ci lorsque Weidling fit à peu
près la déclaration suivante : l’armée Wenck était beaucoup
trop faible, tant par le matériel que par ses effectifs, pour
conserver le terrain qu’elle avait gagné dans le sud de Potsdam
et a fortiori pour se frayer un chemin jusqu’au centre de
Berlin. Pour le moment, les forces qui défendaient la capitale
étaient encore en mesure de tenter, avec des chances de succès,
de percer en direction du sud-ouest pour effectuer leur jonction
avec l’armée de Wenck. « Mon Führer, poursuivit Weidling, je
m’engage personnellement à vous conduire sain et sauf hors
de la capitale à qui serait épargné un dernier combat où elle
périra. » Mais Hitler repoussa cette proposition. Axmann la
renouvela le lendemain, affirmant que chaque membre de la
Jeunesse Hitlérienne ferait le sacrifice de sa vie pour offrir une
escorte sûre à son Führer. La réponse de Hitler fut de nouveau
négative.
Lorsque le bruit se fut répandu dans l’abri qu’il n’y avait
aucun secours à attendre de Wenck et que Hitler avait refusé
de tenter une percée, il régna partout une atmosphère de
jugement dernier. Chacun essaya de noyer ses angoisses dans
l’alcool. On préleva sur les stocks ce qu’il y avait de meilleur
comme vins, liqueurs et friandises. Alors que les blessés, dans
les caves et les souterrains du métro, n’avaient rien pour
apaiser la faim et la soif qui les consumaient et que certains
n’étaient qu’à quelques mètres de nous, dans les abris de la
Potsdamer Platz, le vin coula à flot parmi nous.
Vers deux heures du matin, étant complètement épuisé, je
m’étendis pour essayer de dormir pendant quelques instants. À
côté de moi, on menait grand bruit : Bormann, Krebs et
Burgdorf se livraient à d’abondantes libations. Bernd qui était
étendu dans la couchette au-dessous de la mienne, m’éveilla
environ deux heures et demie plus tard et me dit : « Tu perds
vraiment quelque chose qui en vaut la peine, mon vieux.
Écoute ce qu’on dit à côté. Il y a longtemps que cela dure sur
le même ton. » Je me redressai et tendis l’oreille. Burgdorf
criait à l’adresse de Bormann : « Il y a plus de neuf mois que
j’ai pris mes fonctions actuelles comptant y consacrer toutes
mes forces et tout mon zèle. Je me suis constamment fixé pour
but de réconcilier le Parti et la Wehrmacht. Je suis allé si loin à
cet égard que mes camarades de l’armée se sont éloignés de
moi et m’ont méprisé. J’ai fait tout ce qui était humainement
possible pour faire disparaître la méfiance de Hitler et de la
direction du Parti à l’encontre de la Wehrmacht. Je n’ai réussi
qu’à me faire considérer comme un traître par le corps des
officiers. Je dois avouer aujourd’hui que les reproches qu’on
m’adressait étaient fondés, que mes efforts étaient vains, que
mon zèle était faux, que dis-je ? qu’il était d’un naïf et d’un
sot. » Il s’arrêta un moment et poussa un profond soupir. Krebs
essaya de le calmer et le pria de prendre égard à la présence de
Bormann. Mais Burgdorf reprit : « Laisse-moi, Hans, il faut
que tout cela sorte une bonne fois. Il sera peut-être trop tard
dans quarante-huit heures. »
« Nos jeunes officiers sont entrés en guerre avec une foi et
un idéalisme que n’avait pas encore connus l’histoire du
monde. Par centaines de mille, ils ont marché à la mort avec
un sourire de fierté. Pourquoi ont-ils péri ? Pour leur patrie
bien-aimée, pour lui donner un destin plus magnifique ? Pour
une Allemagne honnête et saine ? Non pas. Ils sont morts pour
vous, pour que vous meniez la bonne vie, pour satisfaire votre
appétit de puissance. La jeunesse d’un peuple de quatre-vingt
millions d’habitants a saigné sur tous les champs de bataille de
l’Europe, des millions d’hommes innocents sont morts en
croyant à la justice de leur cause tandis que vous, les chefs du
parti, vous vous enrichissiez par le pouvoir. Vous avez mené
joyeuse existence, amassé d’énormes richesses, volé des biens,
construit des châteaux, vous vous êtes vautrés dans l’opulence,
en trompant et en opprimant le peuple. Vous avez traîné dans
la boue notre idéal, notre enthousiasme, notre foi et notre âme.
Les hommes n’étaient pour vous que les instruments de votre
ambition insatiable. Vous avez détruit notre civilisation
millénaire, vous avez anéanti le peuple allemand. Et vous seuls
en portez l’effroyable responsabilité ! »
Le général prononça ces dernières phrases sur un ton
pathétique. Un silence de mort s’était établi dans l’abri, on
l’entendait respirer à grands coups. La voix de Bormann
s’éleva calme et insidieuse et voici ce qu’il trouva à répondre :
« Mais, mon cher, il ne faut pas mettre tout le monde dans
le même sac. Si tous les autres se sont enrichis, je n’ai rien à
me reprocher à cet égard. Je te le jure sur tout ce que j’ai de
sacré… À la tienne, mon cher ! »
« Sur tout ce que j’ai de sacré ! » Je savais cependant qu’il
avait acquis une grande propriété dans le Mecklembourg, une
autre en Haute Bavière et qu’il se faisait construire une villa
extrêmement luxueuse sur le Chiemsee. Ne nous avait-il pas,
quelques heures auparavant, fait luire l’espoir de biens
nobiliaires ? Telle était la valeur du serment fait par la plus
haute autorité du Parti après Adolf Hitler.
J’essayai de me rendormir mais ne pus y parvenir. Vers
5 heures 30, l’artillerie russe rouvrit le feu avec plus de
violence que précédemment. Le bombardement devint un feu
roulant d’une intensité et d’une durée telles que je n’en avais
pas encore connues pendant la guerre. Il fallut fréquemment
arrêter les ventilateurs pendant plus d’une heure. La couche de
béton supérieure fut transpercée en différents endroits et nous
entendîmes les débris pleuvoir sur les couches inférieures.
L’explosion plus sourde des bombes d’avion se mêlait à
l’éclatement des obus. Un ouragan de feu et d’acier s’abattit
sur la Chancellerie et sur le quartier gouvernemental.
L’antenne de notre émetteur de 100 watts fut détruite, toutes
les liaisons qui subsistaient avec les divers secteurs de défense
de la ville furent coupées. Plusieurs fois nous crûmes que le
bombardement avait atteint son paroxysme, mais chaque fois
nous dûmes constater notre erreur. Le manque d’air frais
devint intolérable. Les céphalées, les suffocations, les
transpirations se généralisèrent. Les gens de l’abri sombrèrent
dans une sorte de stupeur morne. Aux premières lueurs de
l’aube les Russes attaquèrent sur la Belle-Alliance-Platz et
poussèrent dans la Wilhelmstrasse. L’ennemi n’était plus qu’à
un millier de mètres de nous. Même les soldats triés sur le
volet qui constituaient le corps franc Adolf Hitler,
commencèrent à n’y plus tenir.
Vers midi, un de nos coureurs parvint à joindre le
gouverneur militaire de Berlin et à revenir vivant. La situation
empirait dans tous les quartiers aussi bien qu’au centre de la
capitale. Charlottenburg était presque entièrement perdu. Les
Russes étaient arrivés au « Knie » sur l’Axe Est-Ouest.
L’ossature de la défense à l’intérieur de la ville était constituée
par les tourelles d’artillerie antiaérienne installées à
Humboldthain, Friedrichshain, au Zoo et par les canons du
bâtiment de la Shell. Dans la zone d’action de ces
fortifications, les Russes ne purent faire aucun progrès notable.
Mais en d’autres endroits, ils pénétrèrent très profondément.
Dans le courant de la matinée, nous apprîmes que la vaillante
Hanna Reitsch avait réussi à partir en avion avec le maréchal
von Greim. Ils avaient décollé d’Unter den Linden, devant la
porte de Brandebourg, et pu s’éloigner de la ville. Il devenait
partout plus difficile de soigner les blessés. On manquait de
médecins, de pansements, de médicaments et toujours d’eau.
Lorsque je descendis aux environs de midi pour me rendre
à la conférence, un spectacle comique s’offrit à mes yeux.
Après leur explication orageuse de la nuit précédente,
Burgdorf, Krebs et Bormann s’étaient transportés dans la
petite antichambre qui précédait l’appartement de Hitler. La
panse remplie de vin, les jambes largement étalées, poussant
des ronflements sonores, les trois paladins étaient étendus sur
des sièges qu’on avait disposés le long du mur de droite. Ils
s’étaient protégés par des couvertures et des coussins. À
quelques pas d’eux, Hitler était assis à la table avec Goebbels,
Eva Braun était installée sur un banc, à gauche. Hitler se leva.
Il ne lui fut pas facile, pas plus qu’à ceux qui devaient assister
à la conférence, de franchir ces jambes étendues sans réveiller
les dormeurs. Goebbels y apporta une attention toute
particulière devant laquelle Eva Braun ne put retenir un
sourire.
Dans la soirée, le général de Waffen-S.S. Fegelein fut
amené dans l’abri par des officiers de S.S. Comme il a été dit,
il avait voulu déserter et fuir Berlin en vêtements civils. Après
lui avoir arraché tous ses insignes et toutes ses décorations,
Hitler le condamna à être fusillé.
Eva Braun éleva-t-elle la voix en faveur de son beau-frère ?
En tout cas nous n’en sûmes rien. Sans doute n’avait-elle
aucune influence sur son mari ou était-elle aussi fanatique que
lui.
À l’aube du 29 avril, un peloton d’exécution composé de
S.S. se rassembla dans la cour intérieure de la Chancellerie et
fusilla Fegelein. L’apathie était devenue si profonde dans
l’abri que cet épisode ne fit aucune impression.
Vers 9 heures, l’ouragan de feu s’arrêta pour un court
moment. Les Russes attaquèrent dans la Wilhelmstrasse avec
pour objectif la Chancellerie et la plus grande capture de la
guerre, celle d’Adolf Hitler. Chacun retint son souffle.
Le moment suprême était-il arrivé ? Une heure plus tard, un
coureur annonça que l’ennemi avait été arrêté à cinq cents
mètres du bâtiment.
Bernd et moi sommes penchés sur les cartes de Berlin. Hier
soir nous avons pris la résolution de ne pas attendre la fin dans
l’abri. Nous avons bâti un plan pour essayer de percer, avec
l’autorisation de Hitler. Deux possibilités seulement s’offrent à
nous : marcher à la mort en combattant ou tenter d’aller porter
un message à Wenck. Krebs entre dans la chambre et nous lui
faisons connaître notre décision. Il ne se résout pas à
approuver immédiatement notre projet. Il prévoit des
difficultés de la part de Hitler. Mais nous parvenons à mettre
Burgdorf de notre côté et par extraordinaire, Bormann vient
également à notre aide. Le lieutenant-colonel Weiss exprime le
désir de se joindre à nous. Avec l’appui de Burgdorf et de
Bormann nous réussissons finalement à convaincre Krebs qu’il
est extrêmement important d’établir une liaison avec Wenck,
dont nous n’avons plus de nouvelles depuis plusieurs jours.
Bien entendu, en discutant avec Bormann, nous partons du
point de vue « que la victoire est certaine ». À midi, Hitler
nous fait appeler pour la conférence. Nos renseignements sur
la situation sont plutôt vagues. Si nous savons encore à peu
près ce qu’elle est au centre de la ville, nous n’avons pour les
autres quartiers que des rumeurs et des suppositions.
Krebs a promis de parler pour nous à la fin de la
conférence. Le grand moment est venu. Ayant achevé son
rapport, Krebs ajoute incidemment que trois jeunes officiers se
proposent de sortir de Berlin pour aller trouver le général
Wenck. Hitler lève les yeux de la carte et regarde droit devant
lui, comme s’il avait l’esprit absent. Puis, au bout de plusieurs
secondes de silence, il demande : « Qui sont ces officiers ? »
Krebs nous nomme. « Qui sont-ils et où se trouvent-ils
actuellement ? » Cette fois c’est Burgdorf qui donne les
renseignements demandés. De nouveau quelques secondes
d’un silence angoissant qui nous paraissent une éternité.
Freytag me regarde et je devine que sa tension est aussi grande
que la mienne. Tout à coup, Hitler me regarde droit dans les
yeux et me demande : « Comment comptez-vous sortir de
Berlin ? » Je m’avance au bord de la table et lui explique notre
plan sur la carte : nous suivrons le Tiergarten, le Zoo, la
Kurfürstendamm, traverserons la place Adolf-Hitler, le
Stadion, enfin le pont de Pichelsdorf. De là, nous prendrons un
canoë pour descendre le Havel jusqu’à Wannsee. Hitler
m’interrompt : « Bormann, procurez immédiatement à ces
trois officiers un canot à moteur électrique, sans quoi ils
n’arriveront jamais à passer. » Je sens mes tempes qui battent
furieusement. Avons-nous gagné ou tout va-t-il finalement
échouer à cause de ce canot électrique ? Comment Bormann
pourrait-il nous en procurer un dans la situation présente ?
Avant que Bormann ait pu répondre, je prends mon courage à
deux mains et dis : « Mon Führer, nous nous procurerons un
canot automobile dont nous étoufferons l’échappement. Nous
arriverons certainement à passer ainsi. » Il a l’air satisfait,
nous poussons un soupir de soulagement. Il se lève lentement,
laisse tomber sur nous un regard las, tend la main à chacun de
nous et nous dit : « Saluez Wenck de ma part. Dites-lui de se
dépêcher sinon il sera trop tard. »
Burgdorf nous remet à chacun un laissez-passer pour
franchir les lignes allemandes. Quand nous nous retrouvons
dans le couloir, nous nous serrons la main avec effusion. Nous
échapperons au caveau funéraire de ce moderne pharaon. Nous
avons de nouveau une chance quoiqu’elle soit bien faible. Nos
montres indiquent 12 heures 45. Nous faisons nos préparatifs
en toute hâte, empaquetons quelques vivres de réserve, nous
nous coiffons d’un casque d’acier, prenons une mitraillette en
bandoulière, empochons les cartes indispensables. Freytag
découd les bandes rouges de son pantalon. Quelques brèves
poignées de main d’adieu et nous partons. Nous sommes au
29 avril. Il est 13 heures 30.
Moins de vingt-quatre heures plus tard, selon les
déclarations d’Axmann, Hitler et son épouse se donnèrent la
mort dans l’abri de la Chancellerie.
Le lendemain, 1er mai, un peu avant l’entrée des Russes
dans l’abri, Burgdorf, Krebs et Goebbels se suicidèrent
également après que ce dernier eut fait mourir sa femme et ses
cinq enfants. Toujours selon les déclarations d’Axmann,
Bormann aurait été vu, mort, près du pont de Weidendamm.
Quatre jours plus tard, l’Allemagne capitulait.
VII

ÉVASION DE BERLIN
Avec son départ de l’abri de la Chancellerie finit le rapport
proprement dit de l’auteur. Il ne put porter le dernier message de
Hitler. Même si les Russes n’avaient pas atteint la Chancellerie deux
jours plus tard, il n’y avait plus aucune armée en état de porter
secours à Adolf Hitler. Les lecteurs peuvent cependant être
intéressés d’apprendre comment les trois jeunes officiers purent
quitter Berlin en franchissant les lignes soviétiques et comment
l’auteur parvint à rejoindre sa famille. Nous poursuivons donc son
récit.
Tapis contre les ruines du petit bâtiment qui se trouvait à la sortie
de l’abri, nous attendîmes quelques minutes pour laisser passer
plusieurs rafales d’obus. Venant de je ne sais où, des balles de
mitrailleuse nous saluèrent et s’enfoncèrent dans les décombres de la
Chancellerie. D’épais nuages de fumée montaient de la Potsdamer
Platz. Nous nous précipitâmes le long de la Hermann-Goering-
Strasse, dépassant les entonnoirs, les voitures détruites et les
cadavres, et nous pénétrâmes dans le Tiergarten. L’intensité du
bombardement y était moins grande. Brusquement, nous aperçûmes
six, huit, dix avions russes qui piquaient directement sur nous. D’un
bond nous disparûmes dans le couloir d’une maison. Nous
entendîmes tomber les bombes et crépiter les canons à l’extérieur.
Un certain nombre de personnes étaient assises ou couchées dans ce
couloir, mais quelles personnes ! Des femmes désespérées, des
enfants inconscients, des soldats découragés. On entendait gémir des
blessés dans un coin. Nous reprîmes notre course. Au bord d’un
entonnoir nous aperçûmes huit cadavres de civils qui avaient été
atrocement mutilés. En avant ! Des odeurs de pourriture, des
chevaux morts, des véhicules criblés d’éclats, des maisons en
flammes ! Escaladant les décombres, trébuchant à tout moment,
nous continuons à avancer vers l’ouest. Dans des jardins nous
apercevons des canons allemands et en comptons bien une
quinzaine. Mais il y a de longs jours qu’ils sont muets faute de
munitions.
Nous avançons ainsi pendant quatre heures puis, un peu avant
18 heures, descendons dans l’abri du Zoo pour nous reposer pendant
une demi-heure. Toujours le même spectacle de gens étroitement
serrés et en proie au désespoir. La nuit est complètement faite quand
nous atteignons la Place Adolf-Hitler. Les premiers chars russes y
ont fait leur apparition dans l’après-midi. Au poste de
commandement d’un chef de la Jeunesse Hitlérienne, un des jeunes
garçons offre de nous conduire en voiture jusqu’au Reichssportfeld.
Avec un cran inimaginable et à toute vitesse, il nous fait traverser la
partie occidentale de Charlottenburg. Moins d’une demi-heure après
l’avoir quitté, nos pas résonnent sur la grande piste du Stade
Olympique. Il n’y a pas une âme en vue. Un clair de lune laiteux
donne à l’immense monument un charme étrange. Nous passons la
nuit avec un petit groupe de combat de la Jeunesse Hitlérienne et
nous nous remettons en route à l’aube, pour essayer de gagner le
pont sur le Havel à Pichelsdorf. Quelques soldats se sont joints à
nous pour que nous puissions engager un combat si c’est nécessaire.
Le colonel von Below qui a quitté l’abri de la Chancellerie quelques
heures après nous, nous a également rejoints.
Des tranchées peu profondes ont été creusées de chaque côté de
la Heerstrasse, devant le pont de Pichelsdorf. Elles sont occupées
chacune par un ou deux garçons de la Hitler Jugend, armés de
Panzerfäusten. Il fait déjà assez jour pour que nous puissions
distinguer nettement les silhouettes de gros blindés russes installés
près de la gare de la Heerstrasse. Leurs canons sont pointés sur le
pont. Par trois fois nous franchissons à toute vitesse la longue et
étroite passerelle et nous nous réjouissons, une fois parvenus de
l’autre côté, de pouvoir nous abriter derrière les talus. Après
quelques heures de recherche dans le petit bois qui s’étend le long
de la route, nous découvrons le commandant du groupe de combat
qui assure la défense de ce point. Il s’est creusé un abri dans le
remblai de la chaussée et l’a épontillé avec du bois. Nous nous
faisons connaître et il nous raconte ce qui est arrivé à son unité.
« Quand les combats ont commencé ici, il y a environ cinq jours,
dit-il, je disposais d’environ cinq mille jeunes gens de la Jeunesse
Hitlérienne et de quelques soldats. Nous avons engagé la lutte dans
des conditions désespérées contre des forces très supérieures. Mes
jeunes gens n’étaient armés que de fusils et de Panzerfäusten et
subirent d’effroyables pertes sous le tir de l’artillerie. Il n’en reste
plus qu’environ cinq cents. Aucune réserve n’est entrée en jeu,
aucune relève n’a pu avoir lieu pour permettre à ces garçons qui sont
à bout de forces de prendre même un peu de sommeil. » Nous
sortîmes et l’officier qui était l’Obergebietsfürer Schlünder, ajouta
amèrement : « Ce qu’il y a de pire pour mes garçons, c’est quand ils
entendent, dans la nuit, les cris désespérés poussés par les femmes et
les jeunes filles. »
Un ordre criminel avait mis des armes pour tuer entre les mains
de ces enfants et les avait jetés contre un ennemi d’une supériorité
écrasante, c’est-à-dire au devant d’une mort certaine.
Le 1er mai, un peu après minuit, nous partîmes dans un canoë de
la pointe de l’île comprise entre les deux bras du Havel, à
Pichelsdorf. Nous comptions atteindre Wannsee, de l’autre côté des
lignes russes, et où un petit groupe de combat allemand devait
encore se trouver. Je me tins à l’avant de l’embarcation, ma
mitraillette à la main, prêt à tirer, avec, derrière moi, Weiss et Bernd
qui pagayaient. Nous nous dirigeâmes tout d’abord au milieu de la
large rivière mais gagnâmes l’ombre protectrice de la rive
occidentale quand nous eûmes aperçu un barrage d’embarcations
russes à la hauteur du monument du Kaiser Wilhelm. La nuit était
froide et étoilée. Près de Kladow nous longeâmes la côte de si près
que nous entendîmes distinctement des conversations de soldats
russes, des ronronnements de moteurs et autres bruits analogues.
Nous doublâmes Schwanenwerder vers 2 heures 45. Les villas
étaient brillamment éclairées. Des rires et des chansons parvinrent à
nos oreilles. En débouchant de l’îlot nous rencontrâmes une forte
brise sortant du Wannsee et notre canoë, trop enfoncé, faillit se
remplir et couler. Aux premières lueurs de l’aube nous débarquâmes
sur la presqu’île de Wannsee, près de ce qui restait de la 20e division
de grenadiers. Nous éprouvâmes un frisson rétrospectif en
apercevant, au débarquement, les canons antichars pointés sur notre
esquif.
Le groupe qui combattait en cet endroit avait déjà pris ses
dispositions pour se replier au cours de la nuit du 1er au 2 mai afin
de rejoindre les débris de l’Armée Wenck dans le sud de Potsdam.
Nous fûmes chaleureusement accueillis par le major Johannmeier,
Zander et Lorenz qui avaient quitté l’abri de la Chancellerie avant
nous et qui avaient l’intention de se rendre en canot jusqu’à la
hauteur de Gatow pour se diriger ensuite vers l’ouest. Nous
décidâmes de nous joindre à la division.
La tentative de percée était vouée d’avance à l’échec. Les soldats
allemands se heurtèrent à un barrage de chars établi en avant du pont
qui franchit le Petit Wannsee. Des centaines de morts et de blessés
tombèrent sur ce pont à moitié détruit. Quelques hommes seulement
le franchirent et réussirent à créer une petite tête de pont. Mais les
Russes passèrent dès la même nuit à la contre-attaque et l’affaire se
termina par un effroyable massacre. Presque personne des nôtres
n’échappa. Weiss fut fait prisonnier. Bernd et moi nous cachâmes,
quand tout fut perdu, dans un fourré de sapins. À l’aube du 2 mai
nous ôtâmes nos uniformes et les remplaçâmes par de vieux
vêtements civils tout déchirés. Creusant la terre avec nos mains,
nous nous enterrâmes jusqu’à la nuit suivante. Les Russes
fouillèrent les bois pendant toute la journée mais ne nous
découvrirent pas.
Le 3 mai, nous apprîmes la fin de la bataille de Berlin et la mort
de Hitler. Nous nous trouvions ainsi libérés de notre mission qui,
d’ailleurs, était parfaitement vaine dès le début. Le même jour, nous
nous mîmes en marche vers le sud-ouest. Notre premier objectif était
de franchir l’Elbe à Wittenberg. Nous décidâmes de passer par
Teltow et l’ancien camp d’entraînement militaire de Jüterbog, dans
l’hypothèse que les Russes préféreraient s’installer dans les localités
importantes plutôt, que dans un camp abandonné. La vue du flot des
travailleurs étrangers qui s’écoulait sur les routes nous donna l’idée
de nous faire passer pour des ouvriers français du Luxembourg.
Nous parlions tous les deux suffisamment la langue pour soutenir ce
rôle.
Le soleil était déjà très haut et nous avions dépassé sans difficulté
un village abandonné dans le voisinage de Jüterbog, lorsqu’un
camion russe déboucha brusquement à un tournant et s’arrêta devant
nous. Une douzaine de soldats et un commissaire en descendirent en
un clin d’œil et nous entourèrent, en nous menaçant de leurs
mitraillettes. Avec une indignation bien simulée nous niâmes être,
comme ils le prétendaient, des soldats « germanski » et affirmâmes
dans un flot de paroles accompagnées de gestes abondants que nous
n’avions rien à faire avec les « germanski ». Mais nous ne
parvînmes pas à les convaincre car, après quelques hésitations, ils
décidèrent de fouiller complètement ces civils « français ». Ils
découvrirent ainsi des montres militaires, des bagues, des boussoles,
du chocolat, une amulette et malheureusement aussi quelques cartes
de l’état-major général. Le fardeau de preuves était écrasant. Le
commissaire agita les cartes et les boussoles en nous criant :
« Soldats germanski ! » Il nous ordonna aussitôt de nous asseoir.
Nous nous attendions au pire, mais tout se passa encore mieux. Il
désirait simplement nous prendre nos bottes. Tandis qu’un soldat
nous les retirait, les autres commencèrent à se disputer farouchement
le butin. La dispute ne tarda pas à prendre de l’ampleur et, pour
notre chance, le commissaire y participa également. Il nous sembla
que nous étions complètement oubliés. Un vieux Russe à l’aspect
souriant et sympathique s’avança vers nous et fit un geste de la main
sur lequel il n’y avait pas à se tromper. Nous nous esquivâmes aussi
rapidement que nous le pûmes et, courant sur nos chaussettes, nous
disparûmes quelques secondes plus tard au premier, tournant.
Le lendemain, nous arrivâmes à l’isthme situé près de Trebbin et
passâmes la nuit dans une cabane de chasseur. Il pouvait être une
heure du matin lorsque nous fûmes réveillés par un grand bruit. Des
faisceaux de lampe électrique nous aveuglèrent mais nous pûmes
constater que plusieurs fusils étaient braqués sur nous. C’était
encore une patrouille russe. Mais cette fois, étant absolument sûrs de
ne plus être trahis par la découverte d’objets compromettants, nous
jouâmes notre rôle d’une manière si convaincante que les Russes se
retirèrent après une courte délibération. Le même jour, vers midi,
nous fîmes une rencontre assez extraordinaire. Bernd et moi étions
accoudés au parapet d’une passerelle de l’autostrade et échangions
nos avis, en vieux soldats, sur les troupes russes qui défilaient
devant nous en deux colonnes interminables, en direction de l’ouest.
Nous étions si absorbés par notre conversation que nous
n’entendîmes pas un camion s’arrêter derrière nous sur la passerelle.
Un officier russe me frappa sur l’épaule, et sans descendre du
camion, me demanda son chemin en mauvais allemand. Je lui
donnai le renseignement en un allemand encore plus mauvais,
assaisonné d’accent français. Le camion se remit en marche et nous
poussâmes un soupir de soulagement. Mais quel ne fut pas notre
étonnement en apercevant, assis à l’arrière, au milieu de dix soldats
allemands prisonniers, le lieutenant-colonel Weiss dont nous avions
perdu la trace lors de la tentative de percée du Wannsee !
Le lendemain, à la borne « Wittenberg 18 kilomètres » nous
tombâmes à un tournant de la route sur un poste de contrôle russe
que nous n’avions pas aperçu. Cette fois nous fûmes incorporés à un
groupe de soixante à soixante-dix Français, Hollandais et Belges et
conduits à un camp de passage pour travailleurs étrangers, établi à
8 kilomètres de là. L’ironie du sort voulut que les Russes laissassent
passer librement tous ceux qui se déclaraient Allemands. Nous
fûmes enregistrés dans le camp et apprîmes que nous serions bientôt
transportés vers l’ouest dans des camions américains. Nous
préférâmes prendre le large et arrivâmes vingt-quatre heures plus
tard à Wittenberg sans autre incident. Les journées suivantes se
passèrent à faire des tentatives infructueuses pour traverser
subrepticement l’Elbe. J’avais subi un commencement
d’empoisonnement et me sentais sans force et déprimé. Un beau
soir, nous arrivâmes à l’improviste dans un camp de baraques russes,
situé près d’Oranienburg où nous fûmes encore les hôtes
involontaires des Soviétiques. Une autre fois, il nous fallut renoncer
à traverser le fleuve, alors que nous avions presque réussi, parce que
le courant était trop fort et que les forces me manquèrent.
Finalement, le 11 mai, à midi, nous parvînmes à franchir le fleuve à
la nage, au nord de Raguhn. Arrivés sur l’autre rive, nous nous
jetâmes, épuisés, dans l’herbe haute. Nous étions enfin parvenus, en
zone américaine.
Le lendemain matin, à 5 heures, Bernd et moi nous séparâmes, le
cœur gros. Il s’éloignait vers le sud, dans la direction de Leipzig et
moi vers le nord, pour gagner Lübeck. Nous étions devenus des amis
intimes au cours de ces semaines lourdes d’événements. Nous
venions de tourner une page, inoubliable quoique terrible, de notre
vie.
Je restai encore en chemin pendant une bonne semaine et vécus
plusieurs aventures avant de retrouver enfin, en bonne santé, ma
femme et mes enfants, le 19 mai.
POSTFACE
Au printemps de 1946, soit un an après les événements
rapportés dans ce petit livre, j’écrivis celui-ci en faisant
uniquement appel à mes souvenirs. Je l’ai fait avec l’ardent
désir d’aider ceux de mes compatriotes qui luttent encore pour
découvrir la vérité et trouver une voie sûre vers l’avenir, et
aussi pour apporter ma petite contribution à l’histoire. Avec la
conviction que nous avons tous le droit de connaître la vérité
je voudrais, dans cette nouvelle édition, donner quelques
éclaircissements et compléments qui n’ont peut-être pas
grande importance mais qui me paraissent cependant
nécessaires.
J’ai déjà signalé les efforts que poursuivirent pendant des
mois l’état-major général et Guderian plus particulièrement,
avant les deux offensives de mars en Poméranie et en Hongrie,
pour faire évacuer la Courlande, et en rapatrier les troupes. Je
voudrais ajouter ceci :
En plus des motifs qui ont été indiqués, Hitler était
également convaincu qu’en maintenant en Courlande le
groupe d’armées du Nord, comprenant les XVIe et
XVIIIe Armées et les unités d’artillerie de côte, il pourrait fixer
plus de forces russes qu’en l’engageant plus au sud, dans le
cadre du front principal. La Marine aussi, avec Dönitz à la
tête, fit à Guderian une opposition qu’il ne faut pas sous-
estimer. Tant que le front tint sur la Vistule et que la région de
Dantzig ne fut pas directement menacée, la Marine resta d’avis
qu’il fallait laisser les troupes en Courlande pour éviter de voir
menacer les bases d’entraînement des sous-marins installées
dans la baie de Dantzig.
Hitler fut instruit le jour même, par une note de Ribbentrop,
de l’entretien que Guderian eut avec celui-ci au ministère des
Affaires étrangères, à la fin de janvier 1945, pour le
convaincre de la nécessité d’obtenir rapidement un armistice.
À la conférence qui se tint dans la soirée, Hitler rappela avec
des paroles fort vives l’« Ordre fondamental no 1 » qu’il avait
fait paraître en 1939, au début de la guerre. Cet ordre
interdisait à quiconque de parler des affaires de son service à
des personnes étrangères à celui-ci. Hitler souligna sa
déclaration par ces mots : « En conséquence, si le Chef d’État-
Major général met le ministre des Affaires étrangères au
courant de la situation sur le front oriental et lui demande
d’intervenir en faveur de la conclusion d’un armistice, il se
rend coupable de haute trahison. »
Environ deux mois plus tard, lorsque l’échec de l’offensive
en Poméranie fut devenu un fait incontestable, Guderian eut
un entretien avec Himmler à Hohenlynchen, pour essayer de
lui faire quitter le commandement du groupe d’armées
« Vistule ». Le soir-même Hitler approuvait le départ de
Himmler.
Quelques jours plus tard, le 21 mars, Guderian parla à
Himmler, dans le jardin de la Chancellerie, de l’éventualité
d’un armistice à obtenir par des négociations diplomatiques
dont Himmler eût pris l’initiative. Celui-ci refusa en déclarant
que c’était prématuré bien qu’il prît peu de temps après, avec
le comte Bernadotte, les contacts dont il a déjà été question.
Hitler fut également informé le jour même de cet entretien.
Le 21 mars au soir, il déclara à Guderian qu’il lui fallait
prendre un congé pour soigner sa maladie de cœur. Guderian
ne put cependant accéder immédiatement à ce « désir » de
Hitler parce que le général Krebs qui devait lui succéder,
n’était pas encore complètement remis de la blessure à la tête
qu’il avait reçue le 15 mars, lors du bombardement du quartier
général. Le départ de Guderian eut lieu le 28 mars et s’effectua
dans des conditions assez pénibles.
La conférence se tint dans l’abri ce jour-là. Hitler était
mécontent et énervé parce que la IXe Armée n’avait pas réussi
à dégager Küstrin. Il formula à ce sujet de très graves
reproches contre le général Busse, chef de cette armée. La
veille au soir, Guderian avait pourtant souligné que les troupes
et l’état-major avaient fait tout leur devoir. Ces nouveaux
reproches étaient donc d’autant plus injustifiés. Guderian
interrompit Hitler dans son interminable énumération des
griefs qu’il nourrissait contre Busse et répéta ses déclarations
de la veille afin d’éviter de voir un conflit naître entre Hitler et
Busse. Devant cette interruption Hitler invita tous les officiers
présents, Keitel excepté, à sortir de la pièce. En présence de
Keitel, Hitler ordonna à Guderian, d’une voix glaciale, sans
trouver un seul mot de reconnaissance pour les longs services
qu’il avait rendus, de partir immédiatement en congé.
Guderian ayant voulu s’éloigner sur-le-champ, il l’obligea à
assister à la conférence jusqu’à la fin. Guderian quitta alors
Hitler pour ne plus le revoir.
Collection

ALLSOP Kenneth
A. 50/51/52 Chicago (les bootleggers et la bataille de la
prohibition).
AMOUROUX Henri
A. 102/103 La vie des Français sous l’occupation. T. 1.
A. 104/105 La vie des Français sous l’occupation. T. 2.
A. 174*** Le 18 juin 1940 (septembre 1967).
BALL Adrian
A. 128/129 Le dernier Jour du vieux monde :
3 septembre 1939.
BARTZ Karl
A. 78/79 Quand le ciel était en feu.
BATAILLE Michel
A. 192** Gilles de Rais (Juillet 1968).
BÉNOUVILLE Guillain de
A. 162/3/4 Le sacrifice du matin.
BERBEN Paul
A. 76/77 L’attentat contre Hitler.
BERGIER Jacques
A. 101 Agents secrets contre armes secrètes.
BOLDT Gerhard
A. 26 La fin de Hitler.
BORCHERS Major
A. 189** Abwehr contre Résistance.
BRICKHILL Paul
A. 16 Les briseurs de barrages.
A. 68/69 Bader, vainqueur du ciel.
BUCHHEIT Gert
A. 156/157 Hitler chef de guerre T. I.
A. 166/169 Hitler chef de guerre T. II
BURGESS Alan
A. 58/59 Sept hommes à l’aube.
BUSCH Fritz Otto
A. 90 Le drame du Scharnhorst.
BUTLER et YOUNG
A. 98/99 Goering tel qu’il fut.
CARELL Paul
A. 9/10 Ils arrivent.
A. 27/28/29 Afrika Korps.
A. 182** Opération Barbarossa. T. I
A. 183** Opération Barbarossa. T. II
CARTAULT D’OLIVE F,
A. 178** De stalags en évasions.
CASTLE John
A. 38/39 Mot de passe « Courage ».
CHAMBE René
A. 91 Le bataillon du Belvédère.
A. 118/119 La bataille du Garigliano.
CHARROUX Robert
A. 190** Trésors du monde.
CHÉZAL Guy de
A. 143 En automitrailleuse à travers les batailles de mai.
A. 150/161 Parachuté en Indochine.
CLÉMENT R. et AUDRY C.
A. 160 La bataille du rail.
CLOSTERMANN Pierre
A. 6 Feux du ciel.
A. 42/43 Le grand cirque.
COLLIER Eric
A. 30/31 La rivière des castors.
CONTE A.
A. 108/109 Yalta ou le partage du monde.
DELMER Sefton
A. 96/97 Opération radio-noire.
DORNBERGER W.
A. 122/123 L’arme secrète de Peenemünde.
DUGAN et STEWART
A. 84/85 Raz de marée sur les pétroles, de Ploesti.
FALL Bernard
A. 88/89 Indochine-France 1946-54, Amérique 1957.
FEDOROV A.
A. 125 Partisans d’Ukraine T. I.
A 126/127 Partisans d’Ukraine T. II.
FELDT Eric
A. 170/171 L’Espions suicide.
FORESTER C. S.
A. 25 « Coulez le Bismarck ».
FORRESTER Larry
A. 166 Tuck l’Immortel, héros de la R.A.F.
FRANK Wolfgang
A. 92/93 U. Boote contre les marines alliées. I. Les
victoires.
A. 94/95 U. Boote contre les marines alliées. Il. Vers la
défaite.
GALLAND Général
A. 3/4 Jusqu’au bout sur nos Messerschmitt.
GUIERRE Cdt Maurice
A. 165 Marine-Dunkerque.
A. 177** Bataille de l’Atlantique (La victoire des
convois).
HASTIER Louis
A. 188** La double mort de Louis XVII.
HENN Peter
A. 36/37 La dernière rafale.
HEYDECKER et LEBB
A. 138/189 Le procès de Nuremberg.
HIBBERT Christopher
A. 106/107 Mussolini.
IRVING David
A. 146/147 La destruction de Dresde.
KEATS John
A. 181** Les soldats oubliée de Mindanao
KENNEDY SHAW W. B.
A. 74/75 Patrouilles du désert.
KIMCHE Jon
A. 124 Un général suisse contre Hitler.
KIRST Hans Hellmut
A. 140/141 Sorge, l’espion du siècle.
A. 144/145 08/15. La révolte du caporal Asch.
A. 148/149 08/15. Les étranges aventures de guerre de
l’adjudant Asch.
A. 152/168 08/15. Le lieutenant Asch dans la débâcle.
KNEBEL et BAILEY
A. 68/67 Hiroshima, bombe A.
KNOKE
A. 81 La grande chasse. (en réimpression)
LALLEMANT René
A. 72/73 Rendez-vous avec la chance.
LECKIE Robert
A. 184*** Les Marines dans la guerre du Pacifique.
LORD Walter
A. 40/41 Pearl Harbour.
A. 45 La nuit du Titanic.
MACDONNEL J.-E.
A. 61 Les éperviers de la mer.
McGOVERN James
A. 176** La chasse aux armes secrètes allemandes.
McKEE Alexander
A. 180** Bataille de la Manche, bataille d’Angleterre.
LAUGHLIN W. R. D.
A. 64/65 Corsaire dans l’Antarctique.
MARS Alastair
A. 32/33 Mon sous-marin l’Unbroken. (en réimpression)
MARTELLI George
A. 17/18 L’homme qui a sauvé Londres.
MIDDLETON Drew
A. 46/47 Londres, première victoire.
MILLER Serge
A. 154/155 Le laminoir.
MONTAGU Ewen
A. 34 L’homme qui n’existait pas.
MOUCHOTTE Cdt René
A. 1/2 Les carnets de René Mouchotte. (en réimpression).
MOYZISCH L. -C.
A. 44 L’affaire Cicéron.
MUSARD François
A. 193* Les Glières (septembre 1968).
NOBECOURT Jacques
A. 82/83 Le dernier coup de dé de Hitler.
NOGUÈRES Henri
A. 120/121 Le suicide de la flotte française à Toulon.
NORD Pierre
A. 112/113 Mes camarades sont morts T. I. Les
renseignements.
A. 114/115 Mes camarades sont morts T. II. Le contre-
espionnage.
ORSBORNE Dod
A. 48/49 Le danger est mon destin.
PEILLARD Léonce
A. 130/181 Attaquez le Tirpitz.
PEIS Gunter
A. 110 Naujock, l’homme qui déclencha la guerre.
PERRAULT Gilles
A. 134/135 Le secret du jour J.
PHILLIPS Lucas
A. 175** Opération « Coque de noix ».
PINTO Colonel Oreste
A. 35 Chasseurs d’espions.
PLIEVIER Theodor
A. 132/133 Moscou.
RAMPA T. Lobsang
A. 11/12 Le troisième œil.
RAWICZ Slavomir
A. 13/14 À marche forcée.
ROBICHON Jacques
A. 53/4/5 Le débarquement de Provence.
A. 113/117 Jour J en Afrique.
ROMAT Étienne
A. 70 Combat en mer. T. 1, de la Méditerranée au Cap
Nord.
A. 80 Combat en mer. T. 2, Pacifique 41/45.
ROY Jules
A. 161 La vallée heureuse.
RUDEL H. U.
A. 21/22 Pilote de Stukas.
SAUVAGE Roger
A. 23/24 Un du Normandie-Niemen.
SCHAEFFER Commdt Heinz
A. 15 U. 977. L’odyssée d’un sous-marin allemand.
SCOTT Robert-L.
A. 56/57 Dieu est mon co-pilote.
SERGUEIEW Lily
A. 136/137 Seule face à l’Abwehr.
SYLVESTER Claus
A. 172/178 Journal d’un soldat de l’Afrika-Korps.
SKORZENY Otto
A. 142 Missions secrètes.
SPEIDEL Hans
A. 71 Invasion 44.
TANSKY Michel
A. 111 Joukov, le maréchal d’acier.
THORWALD Jorgen
A. 167/8/9 La débâcle allemande.
TOMPKINS Peter
A. 80/87 Un espion dans Rome.
TROUILLÉ Pierre
A. 186** Journal d’un préfet pendant l’occupation.
TULEJA T. V.
A. 100 Midway, tournant de la guerre du Pacifique.
WITTMER Margret
A. 18/20 Les Robinsons des Galapagos.
YOUNG Desmond
A. 62/63 Rommel.
YOUNG Gordon
A. 60 L’espionne no 1, La Chatte.
Notes
1 Oberkommando der Wehrmacht : Commandement suprême
des Forces Armées.
2 Oberkommando des Heeres : Haut Commandement de
l’Armée.
ÉDITIONS J’AI LU
35, rue Mazarine, Paris-VIe
Exclusivité de vente en librairie :
FLAMMARION
22.402. – Imp. « La Semeuse », Étampes. – C.O.L. 31.1258
Dépôt légal : 3e trimestre 1968
PRINTED IN FRANCE
4e de couverture

Il était là, Gerhard Boldt, aux derniers instants du


Götterdämmerung. Il a assisté heure par heure à l’agonie du
Grand Reich, aux progrès de la folie sanguinaire dans le
cerveau de celui qui fut son maître, à cette fin de bête acculée,
terrée dans une caverne close comme aux premiers jours du
monde. Officier d’ordonnance du général Guderian, le
capitaine Boldt avait reçu l’ordre de suivre Hitler dans l’abri
bétonné de le Chancellerie, et d’y mourir avec lui.
Il ne discuta pas. Mais il a survécu. Alors, il témoigne. Une
sorte de présence hallucinante se dégage de ce récit tout
simple, plus poignant d’être écrit par un soldat qui, dans son
langage précis, rend compte. « Je n’ai pas le don des mots,
mais je dis la vérité ». Et c’est ainsi que le lecteur imagine
Mme Goebbels escaladant les escaliers comme si elle n’avait
pas un souci au monde, Hanna Reitsch recevant du poison des
mains de Hitler avec un sourire de gratitude, et tous ceux dont
la soif de puissance fit trembler le monde vivant leurs derniers
instants chacun selon son caractère. La FIN DE HITLER est le
seul document authentique écrit par un témoin.

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