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MASTER I Semestre 1

Master de Philosophie 2020-2021


V 13 PH5
HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
Sens et évolution du concept de « transcendance »
dans la phénoménologie allemande et française

1ère Séance : Mardi 15 septembre

Plan du Cours

Introduction Générale :
Pourquoi y a-t-il un problème de la « transcendance » dans la philosophie phénoménologique ?

Première partie : Phénoménologie allemande.

I. La question originelle : HUSSERL et la transcendance de l’objet.


1. L’ « énigme de la transcendance » : attitude naturelle et réduction transcendantale.
2. La transcendance constituable : l’objectivité et ses régulations aprioriques
3. Transcendance et intersubjectivité.

II. De la théorie de la connaissance à l’analyse de l’existence : HEIDEGGER, la transcendance du


Dasein.
1. Un premier tournant : la transcendance comme existential
2. Le principe de raison et la question du fondement.
3. Transcendance et Etre : le problème de la vérité

Deuxième partie : Phénoménologie française.

III. La transcendance de l’altérité infinie : E. LEVINAS.


1. Sortir de l’existence : transcendance et désir
2. La transcendance et le temps
3. L’altérité d’Autrui et la transcendance de Dieu

IV. Résorption dans la phénoménalité radicale ? Le traitement de la transcendance dans la pensée


de Michel HENRY.

1. Le monisme ontologique et la redécouverte de l’immanence de l’absolu.


2. La transcendance fondée, ou dissoute ?
3. Une transcendance dans l’immanence ?

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Bibliographie des textes à étudier dans le cadre du cours :

Partie I
HUSSERL, Edmund :
1° L’Idée de la phénoménologie, (1907) ; Paris, PUF., trad. A. Lowit, 1970.
Leçon I, al. 12 à 16 inclus ; al. 25 (trad. fr. pp. 41-43 et 46-48.)
Leçon II, al.16 à 21 inclus (trad. fr. pp. 58-61)

2° Idées directrices pour une phénoménologie pure … (= Ideen I, 1913) ; Paris, Gallimard, trad. P.
Ricoeur, 1950, Coll. TEL, n° 94.
§§ 30 ; 38-39 ; 40-41 ; 43-46 ; 47.
3° Méditations cartésiennes, (1929), trad. G. Peiffer & E. Levinas, Vrin, 1931.
§§ 28 ; 40, 41, 42 ; 55 ; 59-60.

HEIDEGGER, Martin :
1° Etre et Temps, trad. E. Martineau, éd. hors-commerce « Authentica », à télécharger sur
internet :
§§ 4 ; 9 ; 12 (p. [52]-[55] uniquement) ; 13 ; 15 ; 22-24 ; 31 ; 40 ; 43-44 ; 62-65.
2° « Ce qui fait l’être-essentiel d’un fondement ou raison » (= Vom Wesen des Grundes) trad.
française dans Questions I, Paris, Gallimard, 1968, pp. 87-158.
3° De l’essence de la vérité, trad. française dans Questions I, Paris, Gallimard, 1968, pp. 161-
194.

Partie II :

LEVINAS, Emmanuel :
1° De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 19842 : « Existence dans monde », pp.83-105.
2° Le temps et l’autre, (1946-47), Paris, PUF, Quadrige,1983. III, pp.51-70.
3° Totalité et Infini, (1961), Nijhof / Livre de Poche, Paris. I., A. « Métaphysique et
transcendance », pp.3-23.

HENRY, Michel :
1° L’essence de la manifestation, tome I, §§ 9 – 13 ; 22-24.
2° L’essence de la manifestation, tome I, §§ 29-33.
3° Incarnation, Paris, Seuil, 2000, §§ 8-10 ; 20 ; 22-23.

N.B. : Commentaires et études de la littérature secondaire :


Des indications bibliographiques seront éventuellement données, de façon ponctuelle, en complément de
telle ou telle leçon. Mais seule est essentielle la lecture directe des textes des Auteurs mis au programme
(Husserl, Heidegger, E. Levinas, Michel Henry).
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TEXTE DU COURS
Introduction Générale :
Pourquoi y a-t-il un problème de la « transcendance » dans la philosophie phénoménologique ?

On peut dire sans exagération qu’il existe en phénoménologie un double problème de la


transcendance. Non seulement, en effet, la phénoménologie est née, dès les premières années du XXème
siècle, dans l’effort de Husserl pour élaborer une théorie phénoménologique de la connaissance, à partir
d’une réflexion motivée par « l’énigme de la transcendance » ; mais encore, après Husserl, et au-delà de sa
phénoménologie transcendantale, la transformation imposée à l’emploi du concept de « transcendance »
par Max Scheler et par Heidegger a fait de la notion elle-même un problème, l’objet et l’enjeu d’un débat
philosophique entre phénoménologues.
Le premier problème, celui que pose Husserl, était donc tout d’abord le problème de l’essence et
des conditions de possibilité de la transcendance elle-même, comprise comme être-en-soi de l’objet de
connaissance. Le second problème, en revanche, est en quelque sorte un problème « au second degré » :
non plus le problème de l’essence de la transcendance elle-même, mais celui des conditions
phénoménologiques de l’usage légitime du concept de « transcendance », et donc du sens attribué à la
notion ainsi désignée.
En effet, alors que, pour Husserl, « transcendance » est un terme qui désigne ordinairement un mode
d’être de l’étant, lorsque celui-ci se trouve posé, ou présupposé, par la conscience comme étant en soi et
par soi, Heidegger, après Husserl et en partie contre lui, choisit de définir la transcendance, (dans Etre et
temps tout particulièrement), comme un « existential », c’est-à-dire une modalité, non de l’étant en général,
mais de cet étant singulier qui prend la place du sujet transcendantal husserlien : l’être-là que je suis, ou
« Dasein ». La transcendance devient ainsi un caractère du Dasein.
Contre cet arrimage de la transcendance à l’existant subjectif singulier qu’est le Dasein, en tant que
siège et source de toute « compréhension de l’être » (Seinsverständnis), Emmanuel Levinas et, d’autre part,
Michel Henry, réagissent vigoureusement : le premier, Levinas, dès 1961 avec Totalité et Infini, en
déplaçant radicalement la notion de transcendance hors du champ de l’ontologie, pour en rappeler l’origine
pré-ontologique dans la dimension éthique de l’existence. Le second, Henry, en 1963 dans L’essence de la
manifestation, en montrant que la transcendance, comprise à partir de Heidegger comme « ek-stase »
suscitant l’horizon de l’Être, est incapable de se fonder elle-même, de rendre compte à partir d’elle-même
de sa propre possibilité, c’est-à-dire d’être à elle-même sa propre origine.
Le devenir phénoménologique de l’idée de transcendance, ainsi résumé, semble donc aboutir à une
alternative tendue, difficilement acceptable : il ne permet en effet d’échapper à la subjectivation existentiale
de la « transcendance » dans l’herméneutique de Heidegger — qui la relativise en en faisant un caractère
de l’exister du Dasein — qu’en adoptant une position, certes radicale, mais également unilatérale, et donc
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appauvrissante : soit, chez Levinas, à la condition d’accorder à la transcendance, repensée sous la figure du
visage, d’autrui, et du commandement éthique, une priorité absolue fondée sur une altérité originaire,
radicale, indépassable — mais qui risque de condamner la subjectivité et son immanence à la clôture sur
soi de l’« athéisme » et de la « jouissance » ; soit au contraire, avec Michel Henry, en réduisant la
transcendance à un produit dérivé de la Vie immanente absolue, souveraine en son absolue auto-affection
close — mais qui risque au contraire, elle, de ramener toute visée d’un être transcendant au statut de simple
illusion intentionnelle (fût-ce à titre d’illusion transcendantale).
Ainsi, l’histoire des conceptions de la transcendance, dans le mouvement phénoménologique en
Allemagne et en France, semble se dérouler comme si, après avoir porté à son degré extrême la réduction
de toute transcendance à une détermination relative de la subjectivité, d’abord dans la théorie husserlienne
de la constitution transcendantale, puis dans l’analytique existentiale du Dasein heideggerien, la
phénoménologie ne pouvait rendre un sens non subjectiviste à la notion de transcendance qu’en se résignant
à faire le sacrifice d’une relation équilibrée entre immanence et transcendance, entre subjectivité et être en
soi : Ou bien, dans la perspective génialement ouverte par Levinas, en sacrifiant l’autonomie ontologique
de la subjectivité à la priorité éthique de l’altérité, à partir de laquelle le sujet, otage de l’autre, ne pourrait
se réaliser qu’en s’arrachant indéfiniment à lui-même ; ou bien au contraire, dans la phénoménologie
radicale de l’immanence absolue que propose Michel Henry, en refusant toute consistance ontologique à la
transcendance, au profit exclusif de l’immanence à soi d’une Auto-affection absolue, absolument originaire,
et sans nulle extériorité.

On pourrait ainsi avancer l’hypothèse, en guise de conclusion provisoire, que la phénoménologie


contemporaine, en réalité, ne parvient pas à penser effectivement la transcendance, selon le sens simple,
fondamental et strict qui est le sien : c’est-à-dire comme trans–cender, comme un au-delà effectif,
outrepassant l’immanence : outrepassement qui ne peut évidemment avoir lieu qu’en conservant à la sphère
immanente — c’est-à-dire à l’apparaître, à la phénoménalité, ou en d’autres termes à la subjectivité — son
effectivité phénoménologique propre, sa forme propre d’être et sa dignité ontologique spécifique.

Dans le but de réunir les éléments qui permettraient de vérifier une telle hypothèse, ce cours propose
de passer en revue, très succinctement, les principales figures conceptuelles que les quatre grands
phénoménologues cités ont élaborées sous le nom de « transcendance ».

Une question directrice en effet s’impose au préalable, à partir du constat historique général que
l’on vient de dresser : Ces phénoménologies parlent-elles toutes bel et bien de la même chose ? Leur façon
de comprendre le sens de la notion de « transcendance » est-elle effectivement une et cohérente ; ou bien
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n’y a-t-il pas, de Husserl à Heidegger, puis de Heidegger à Levinas et Henry, un subtil jeu d’équivoques,
ou de malentendus, en tout cas des déplacements de sens ? Ceux-ci permettraient de comprendre tout à la
fois la dérive de ce concept au cours du XXe siècle, et l’aporie contemporaine dans laquelle nous sommes,
pris dans le face-à-face insurmontable de la pensée levinassienne de la priorité éthique, et de la
phénoménologie radicale de la vie, comme priorité de l’affectivité originaire ?

Première partie : Phénoménologie allemande.

V. La question originelle : HUSSERL et la transcendance de l’objet.


4. L’ « énigme de la transcendance » : attitude naturelle et réduction transcendantale.
Textes de référence :
L’Idée de la phénoménologie, (1907) ; Paris, PUF., trad. A. Lowit, 1970.
Leçon I, al. 12 à 16 inclus ; al. 25 (trad. fr. pp. 41-43 et 46-48.) ; Leçon II, al.16 à 21 inclus (trad. fr. pp. 58-
61)
a) Le tout premier concept husserlien de « transcendance » et d’« immanence » : Les
Recherches Logiques. (1900-1901)
La notion de « transcendance » apparaît dans les écrits de Husserl dès la naissance de la
phénoménologie, dans le texte des Recherches Logiques, et ce dès leur première édition en 1900-1901.
L’Introduction aux six Recherches, qui ouvre le tome II, et plus précisément son § 7, intitulé « Le principe
de l’absence de présuppositions dans les recherches relevant de la théorie de la connaissance », définit
l’analyse phénoménologique des vécus de connaissance comme une analyse strictement descriptive, et
portant exclusivement sur ce qui se trouve donné, comme effectivement vécu, dans les actes de la pensée
et de la connaissance. En 1901, en effet, Husserl conçoit la phénoménologie comme une « psychologie
purement descriptive » c’est-à-dire comme une analyse des seuls contenus internes et composantes internes
du vécu intentionnel, tel qu’intuitivement donné dans l’acte de la réflexion phénoménologique. Cette
limitation à la pure description, et à la description du donné interne du vécu, traduit le souci de laisser de
côté, dans l’élaboration de la théorie la connaissance, deux types de présuppositions :
1° les présuppositions de la psychologie comme théorie psychologique explicative (science de la
nature).
2° toute présupposition de l’existence d’« objets transcendants », c’est-à-dire existant par-delà les
limites de ce qui apparaît dans le vécu de conscience.
Husserl écrit, au § 7, p. 21 de la traduction française :
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« le fait que les actes de penser s’orientent à l’occasion vers des objets transcendants,
ou même inexistants et impossibles, n’importe pas ici. »
Et de même, au début de l’alinéa suivant, on peut lire :
« Absolument distincte de la théorie de la connaissance est la question concernant le
droit que nous avons d’admettre des réalités « psychiques » et « physiques » distinctes de
notre propre moi ».
La phénoménologie naissante des Recherches logiques définit donc son projet – l’élaboration d’une
« élucidation phénoménologique de la connaissance » – en commençant par mettre à l’écart toute
considération d’un contenu qui ne soit pas directement accessible à un regard réflexif-intuitif, dirigé sur les
composants internes des vécus de conscience, et en particulier sur les vécus intentionnels de connaissance.
Cette méfiance de principe à l’égard de tout ce qui pourrait relever d’une extériorité transcendante
vis-à-vis des vécus conscients est l’expression, chez Husserl, de l’orientation résolument non-
métaphysique, voir anti-métaphysique, de la philosophie allemande à la fin du XIXe siècle. Husserl est très
loin d’être isolé dans cette attitude, qui est au contraire assez généralement partagée par l’ensemble des
orientations philosophiques dominantes ou nouvelles en Allemagne entre 1870 et les années 1900. Non
seulement Franz Brentano, le maître de Husserl, et nombre de ses autres élèves (Carl Stumpf, Alexius
Meinong, Kasimir Twardowski, Anton Marty) ; mais aussi les représentants du néokantisme (Cohen,
Natorp, en particulier) ou bien Aloïs Riehl, Emil Lask ; les tenants de l’empirio-criticisme (Ernst Mach,
Richard Avenarius) ou encore les représentants de ce qui se nommera, à partir de 1894, la « philosophie
immanente », W. Schuppe, R. Schubert-Soldern, J. Petzoldt — tous ces chercheurs partagent le même refus
décidé de toute introduction, en philosophie, de concepts ou de points de vue métaphysiques. Ce refus se
marque en particulier par l’opposition quasi unanime au concept kantien de « chose en soi » ; et par la
décision consécutive de ne faire reposer la théorie de la connaissance que sur la seule base de données
positives, c’est-à-dire phénoménales.
Le domaine du phénoménologique, chez le Husserl des Recherches Logiques (1900-1901), se définit
donc, de manière très cohérente, par l’exclusion de toute dimension transcendante, c’est-à-dire l’exclusion
de tout domaine d’être éventuel qui serait à situer en dehors ou au-delà des limites de la conscience actuelle
du vécu, tel qu’effectivement vécu. Le contenu actuel de la conscience, et donc du vécu intentionnel tel
qu’effectivement vécu par le sujet, Husserl l’appelle alors le « contenu réel » du vécu intentionnel 1. À ce
contenu dit « réel » (reell), qui est l’ensemble total des composantes internes du vécu, Husserl oppose, dans
la Vème Recherche, au § 16, le « contenu intentionnel », qui n’est autre que l’objet relatif auquel la
conscience se rapporte par l’acte intentionnel qu’elle vit. Ainsi, si l’on prend l’exemple d’une perception
d’un objet visible et tangible, l’objet lui-même qui est vu et qui est palpé, est le « contenu intentionnel » du

1
Le vécu intentionnel, en tant qu’intentionnel, est aussi appelé par lui « acte ».
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vécu perceptif, tandis que la visée intentionnelle par laquelle la conscience appréhende cet objet, le
reconnaît, et en vit donc la présence évidente, cette visée intentionnelle, ou appréhension (Auffassung) est
un contenu interne du vécu de conscience, et donc appartient au contenu (reell) « réel » de l’acte. Or, à
partir de cette distinction entre le contenu réel et le contenu intentionnel d’un même acte, Husserl établit de
manière explicite et caractéristique le partage entre le domaine du phénoménologique, qui coïncide avec la
teneur réelle du vécu de conscience, et le domaine des objets connus, de ce qu’il nomme « l’objectité elle-
même », et qu’il situe au-delà de l’acte, en dehors de lui, dans une position de transcendance qui le place
hors du champ d’études de sa première phénoménologie. C’est ce qui ressort avec la plus grande clarté du
passage suivant, au § 20 de la Recherche V :
« Du point de vue phénoménologique, en revanche, l’objectivité elle-même n’est
rien ; car elle est, pour employer une expression générale, transcendante à l’acte. Peu importe
en quel sens et à quel titre il est question de son « existence », peu importe qu’elle soit réale
ou idéale, qu’elle soit vraie, possible ou impossible, c’est « sur elle » que l’acte est « dirigé
». Si maintenant l’on demande comment il faut entendre que le non-existant ou le
transcendant puisse avoir la valeur d’objet intentionnel dans un acte dans lequel il ne se
trouve en aucune façon, il n’y a à cela pas d’autre réponse que celle que nous avons donnée
plus haut, et qui, en fait, suffit pleinement : l’objet est un objet intentionnel, cela signifie
qu’il y a un acte, avec une intention de caractère déterminé, qui (…) constitue précisément
ce que nous appelons l’intention dirigée sur cet objet. La relation à l’objet est une
caractéristique appartenant à la composition essentielle propre du vécu, et les vécus qui la
comportent s’appellent (par définition) vécu intentionnel ou acte. Toutes les différences dans
le mode de la relation à l’objet sont des différences descriptives des vécus intentionnels
correspondant. »
On voit très clairement ici à l’œuvre, la volonté délibérée de détourner le regard philosophique de
l’objet connu et éventuellement posé comme existant « réal », c’est-à-dire existant dans la réalité du monde
extérieur, pour le diriger, pour le replier, exclusivement, sur l’acte intentionnel et sur la seule structure
interne de cette visée intentionnelle. Dans les Recherches logiques par conséquent, l’objet connu,
éventuellement effectif (wirklich), c'est-à-dire existant, est, en tant qu’objet transcendant, exclu du domaine
du phénoménologique.
Ce trait nous donne une indication de départ précieuse, sur le sens initialement donné au concept de
transcendance, au moment où se forme la première phénoménologie de la connaissance : Est nommé
« transcendant » tout objet ou toute détermination dont l’être excède les limites de l’apparaître ; donc,
toute objectité qui ne peut pas être contenue dans le vécu de conscience comme un de ses éléments internes,
ou — selon la terminologie choisie par Husserl — « réels ». Par là-même, Husserl se donnait une conception
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très étroite, très exigeante, de l’immanence, (l’opposé et l’inverse de la « transcendance » dans le lexique
philosophique et théologique) : l’immanence phénoménologique de la première édition des Recherches
Logiques (1901) coïncide avec l’appartenance au contenu réel de l’acte intentionnel, elle consiste donc à
être effectivement vécue par la conscience dans l’acte cognitif. Si l’on adopte la terminologie postérieure,
par laquelle Husserl désignera :
— le contenu réel de l’acte intentionnel sous le nom (cartésien) de« cogitatio », et plus tard, (dans
ses Idées directrices pour une phénoménologie, I, de 1913) sous celui de« noèse » ;
— et l’objet intentionnel, visé par cet acte, sous le nom corrélatif de « cogitatum », et plus tard,
symétriquement, (dans les Idées directrices pour une phénoménologie, I, de 1913) sous celui de « noème
»,
on peut dire que la phénoménologie naissante des Recherches Logiques est une analyse
exclusivement noétique de la connaissance : cela signifie qu’elle laisse hors du champ phénoménologique,
en tant que « transcendant », l’objet intentionnel connu et visé.

b) A partir de 1907, dans le contexte nouveau de la phénoménologie devenue


« transcendantale ».

Cependant, Husserl n’en reste pas à cette analyse strictement noétique des actes de connaissance :
À partir de l’automne 1906 et de l’hiver 1906–1907, il admet qu’il ne peut pas rendre compte du sens et,
surtout, de la validité possible de la connaissance objective (en premier lieu de la perception, mais aussi de
toutes les formes de la connaissance objective scientifique) tant que l’objet intentionnel visé — et,
éventuellement, connu — est maintenu hors des limites de l’analyse phénoménologique. En effet, l’objet
perçu, ou l’objet de connaissance en général, bien qu’il ne soit pas un élément du contenu « réel » de l’acte
intentionnel, indiscutablement apparaît à la conscience ; et dans cette mesure, même s’il n’est pas vécu,
comme l’est le contenu interne de l’acte de conscience, il est indéniablement, à sa manière, donné à la
conscience, et cela « dans » l’effectuation de son acte subjectif. C’est pourquoi, à la faveur du cours de
théorie de la connaissance qu’il professe durant le semestre d’hiver 1906-1907 2, Husserl décide d’intégrer
l’objet intentionnel à la structure de l’acte tel que la phénoménologie le décrit ; et par conséquent, de
redéfinir la structure du vécu intentionnel, de façon plus riche et plus complexe, comme une structure de
corrélation, c’est-à-dire de correspondance réciproque, terme à terme, entre la cogitatio et son cogitatum,
entre la noèse et son noème, c’est-à-dire entre le vécu de l’apparition de l’objet et l’objet apparaissant, tel
qu’il apparaît.
En devenant ainsi, et définitivement, une analyse de la « corrélation noético-noématique », la

2
REFERENCE
9

phénoménologie cesse de se borner à exclure l’objet transcendant de son champ d’investigation descriptive,
comme s’il n’était pas digne d’attention philosophique : au lieu de l’exclure, elle doit bien plutôt en faire
un élément essentiel de la nouvelle définition du problème de la connaissance. Husserl, à partir de 1907,
admet donc que le problème de la possibilité de la connaissance ne consiste pas seulement à déterminer les
lois noétiques — subjectives — en vertu desquelles les vécus intentionnels peuvent se motiver les uns les
autres, et se « fonder » les uns sur les autres, de telle manière qu’ils fassent apparaître à la conscience des
objets de plus en plus complexes (les fameux « objets d’ordre supérieur ») ; mais que, au-delà de cette
problématique de la simple cohérence noétique de la subjectivité et de son fonctionnement intentionnel, se
pose la question des conditions de validité du rapport à l’objet, c’est-à-dire d’une correspondance entre les
structures des actes, et les structures des choses données comme objectives, données dans ces mêmes actes,
mais en tant que posées au-dehors de la conscience.
C’est pourquoi, dans les cinq leçons d’introduction générale à la phénoménologie qu’il donna
devant ses étudiants en mai 1907, publiées plus tard sous le titre L’Idée de la phénoménologie, Husserl
reformule d’une manière beaucoup plus radicale et générale son problème directeur, qui est le problème
fondamental de toute théorie de la connaissance : Comment faut-il comprendre que des vécus cognitifs
intentionnels— qui ne sont de toute façon que des états subjectifs de la conscience — puissent prétendre
atteindre des objets extra-conscients effectivement existants, et en saisir les propriétés ou les
caractéristiques en toute vérité ?
Pour le dire plus brièvement : le problème de la connaissance, pour Husserl en 1907, devient celui
de savoir comment la conscience, sans jamais pouvoir cesser d’être immanente, peut prétendre atteindre
un étant transcendant.

c) Texte 1 : La 1ère Leçon de L’Idée de la phénoménologie : le problème de la possibilité de


la connaissance.
Précisons tout d’abord en quels termes Husserl conçoit, dans cette première leçon de 1907, ce qu’il
appellera bientôt « énigme de la transcendance », et qui constitue le problème moteur fondamental de la
recherche phénoménologique.
La première leçon s’ouvre par la distinction entre deux attitudes de l’esprit l’une des nommés
l’attitude d’esprit naturel et l’autre des nommés pour l’instant attitude se d’esprit philosophique, qui
deviendra bientôt, avec la définition de la réduction phénoménologique, l’attitude phénoménologique.
L’attitude naturelle est celle qui est propre à tout sujet d’intentionnalité dans l’activité normale
quotidienne de connaissance : dans la perception du monde environnant, dans le jugement, dans les activités
supérieures de connaissance telles que le raisonnement, la théorie scientifique. Cette attitude naturelle
consiste, écrit Husserl (p. 37, alinéa 2) à n’avoir aucun souci d’une critique de la connaissance, c’est-à-dire
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à être dirigé en pensée «vers les choses » qui « nous sont données » sans aucune interrogation sur l’origine
et les conditions de cette donation : pour l’attitude naturelle, les choses sont, en elles-mêmes et par elles-
mêmes, et cela va de soi. L’attitude naturelle est donc celle de la subjectivité pour laquelle le monde est en
soi et par soi, existe d’avance, et sans relation à l’activité subjective de connaître. Pour cette attitude, l’être
du monde et des choses non seulement va de soi, mais est indépendant absolument de l’activité de
connaissance des sujets (que nous sommes). Cette attitude est aussi l’attitude de l’intentionnalité
quotidienne : celle dans laquelle la subjectivité constate le monde, le reçoit, dans la conscience qu’il est un
« donné », donné d’avance, avant toute perception et toute conscience, sur le mode du pur et simple fait –
la factualité, et une factualité immédiate.

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(à suivre : séance 2, le 22 septembre)

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