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Le contexte d’émergence
« Il y a, sans doute, beaucoup d’analogie entre ma philosophie positive et ce que les savants
anglais entendent, depuis Newton surtout, par philosophie naturelle. Mais je n’ai pas dû
choisir cette dernière dénomination, non plus que celle de philosophie des sciences, qui serait
peut-être encore plus précise, parce que l’une et l’autre ne s’entendent pas encore de tous
les ordres de phénomènes, tandis que la philosophie positive, dans laquelle je comprends
l’étude des phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une manière
uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels l’esprit humain peut
s’exercer »1.
Comte laisse entendre que la philosophie des sciences est un champ d’études déjà
constitué. Sa tâche sera de lui conférer plus de précision, en intégrant une série de
révolutions scientifiques récentes, notamment en chimie, en biologie ainsi que la
formulation d’un nouveau domaine scientifique qu’il nommera sociologie.
En revanche, Comte semble être l’un des premiers à avoir forgé l’expression
« philosophie scientifique ». Le Cours de philosophie positive va donner à ce champ
d’étude une forme et une direction. Il exercera une influence considérable et servira de
référence. Je rappelle que Comte distingue six sciences fondamentales : mathématique,
astronomie, physique, chimie, biologie et sociologie. C’est une classification linéaire et
1
Auguste Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842), 2 vol., Paris, Hermann, 1875-1998, p. VI.
9
2
Comte, Discours sur l’esprit positif (1844), Paris, Vrin, 1995, § 71.
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à partir de certaines de ses remarques. Enfin, à la fin du Cours, il revient sur sa méthode
en ces termes :
« Sous l’aspect logique, nous avons reconnu que la méthode fondamentale reçoit alors sa
plus éminente élaboration par l’introduction spontanée du mode historique proprement dit,
parfaitement adapté à la nature d’un sujet où la filiation graduelle doit constituer de plus en
plus le principal moyen d’investigation, qui, quoique nécessairement dérivé du mode
comparatif propre à la biologie, en doit néanmoins être radicalement distingué, à titre de
transformation transcendante. »3
Annie Petit, qui est à ma connaissance l’un des premières commentatrices à avoir
signalé le passage sur l’opposition entre « philosophie scientifique » et « philosophie
esthétique » 5 , montre comment elle s’insère dans l’évolution générale de la pensée
comtienne. Ainsi écrit-elle dans Le système d’Auguste Comte :
3
Auguste Comte, Cours, 59e leçon, vol. II, p. 765-766.
4
Ibid., 60e leçon, vol. 2, p. 789.
5
Voir Comte, Cours, vol. 2, p. 711 Ce passage figure dans la première édition de 1842, p. 680.
11
« Les ‘conclusions logiques’ du Cours en viennent aussi à reprendre les méditations sur la
hiérarchie des sciences, maintenant parcourue et complétée, pour évaluer de façon
synthétique leur agencement. »6
Le terme de philosophie scientifique est rare chez Comte, et je n’ai pas trouvé d’autres
occurrences que celle de 1842. Son emploi n’en est pas moins délibéré. Comte est en
train de passer en revue l’ensemble de son Cours, afin de préciser la place que doit
occuper la philosophie positive dans son système philosophique. Ajoutons que Comte
veille dans le corps de l’ouvrage à distinguer chaque science fondamentale par rapport à
sa méthode et à son objet. Les considérations philosophiques, nous dit-il constamment,
doivent être formulées par rapport à des contextes spécifiques. Comte ne veut pas
conférer une fausse unité aux sciences. « Philosophie scientifique » est donc une
expression générique, désignant l’ensemble des six sciences fondamentales. Aux
formulations plus usuelles de philosophie des mathématiques ou philosophie de la
physique, Comte préfère celles de philosophie mathématique, de philosophie physique,
poursuivant l’énumération jusqu’à la dernière science fondamentale, la philosophie
sociologique. Cette série, qui revient constamment dans le Cours, suggérait déjà le
concept de philosophie scientifique. À mon avis, c’est bien davantage par ce biais que les
lecteurs de Comte l’ont reçu.
Revenons à l’opposition entre « philosophie scientifique » et « philosophie
esthétique ». Dans la toute dernière leçon du Cours, Comte nous offre son propre
commentaire :
« Nous avons d’ailleurs reconnu […] combien l’universelle prépondérance du point de vue
humain et l’ascendant correspondant de l’esprit d’ensemble doivent être profondément
favorables à l’essor général des dispositions esthétiques. »7
Autrement dit, la sociologie est plus à même que les mathématiques de permettre
l’épanouissement de l‘art. Comte n’est pas simplement en train de formuler une théorie
générale de l’art, il vise également une réorganisation profonde de la société, et l’art en
est la pièce maîtresse. On a bien l’impression d’un retournement par rapport au point de
départ du positivisme, et Comte s’en explique : « L’esprit positif […] tant qu’il est resté à
sa phase mathématique initiale, a dû mériter les reproches habituels de tendance anti-
esthétique, que lui adresse encore injustement une appréciation routinière »8. Si Comte
prétend que tous les éléments de son programme étaient conçus dès le début, nous
croyons plutôt à une évolution de pensée qui l’a entraîné vers une conception assez
différente de celle de sa jeunesse, en raison de multiples difficultés et déceptions
rencontrées.
Le concept de philosophie scientifique apparaît donc chez Comte au moment où se
profile un tournant qu’il appelle sa « seconde carrière », vers une philosophie menée du
point de vue subjectif. Sa fonction est essentiellement négative : mettre en relief une
philosophie esthétique. Or cette position recèle de nombreuses difficultés qui ne
manqueront pas de susciter des débats.
8 Ibid., p. 787.