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A. Brenner 2020-2021

M1 – V22PH5
PHILOSOPHIE DES SCIENCES

Conclusion

On peut dire que les années 1930 représentent l’acmé de la philosophie scientifique.
C’est durant ces années que l’on constate la plus vigoureuse défense d’une telle
philosophie. Le rapprochement entre science et philosophie apparaît aussi bien chez les
membres du Cercle de Vienne que chez Bachelard, lesquels s’inscrivent pourtant dans
deux courants opposés quant à leurs méthodes. Pour autant, l’expression perdure.
Bachelard continue jusque dans ses derniers textes à appeler le philosophe à se mettre
à l’école de la science ; la philosophie doit tenir compte des leçons des nouvelles théories
physiques et de leurs conséquences, notamment la mécanique quantique. Quant à
Reichenbach, il résume ses recherches dans un dernier ouvrage sous le titre :
L’avènement de la philosophie scientifique. Cette orientation philosophique est de rigueur
chez ceux qui poursuivent une tradition analytique fondée sur la logique. Ainsi Hao Wang,
un disciple de Willard Van Quine, écrit-il en 1986 :

« En 1970, Quine disait : “Carnap est une figure de premier plan. Je le vois comme la figure
dominante dans la philosophie à partir des années 1930, comme Russell l’avait été pour la
période antérieure”. Ceux qui partagent la conception de la philosophie de Quine en tant que
“philosophie scientifique” voudront compléter l’affirmation en ajoutant Quine comme la figure
dominante à partir des années 1950. »1

La citation de Quine est tirée d’un article d’hommage à Carnap, dans lequel il le
qualifie de « philosophe scientifique ». Quine s’inscrit dans son sillage.

1
Hao Wang, « Quine’s Logical Ideas in Historical Perspective », dans The philosophy of W.V. Quine, E. Hahn et P. A.
Schilpp (dir.), Chicago, Open Court, 1998, p. 623.
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Cependant, le programme du Cercle de Vienne et sa méthode exclusivement logique


seront de plus en plus contestés. Thomas Kuhn est l’un des premiers à porter la critique.
Il s’en prend, dans son livre La structure des révolutions scientifiques, au concept d’un
langage d’observation neutre, qui joue un rôle essentiel dans le positivisme logique. Lors
d’une révolution scientifique, il y a changement de paradigme, et les données de
l’observation peuvent se transformer profondément. Kuhn évoque les deux théories
philosophiques principales de la vérification ou du contrôle expérimental. L’une est la
théorie probabiliste de Reichenbach, reprise et améliorée par Carnap. Si Kuhn approuve
l’abandon d’un critère absolu au profit de la comparaison des théories scientifiques en
fonction de l’explication des données disponibles, il estime que ces tentatives restent
prisonnières du concept contestable de langage d’observation. De surcroît, la référence
à tous les tests possibles est problématique2.
La seconde théorie est celle de Popper, qui substitue à la vérification la réfutation.
Certes, cette théorie est plus souple : Kuhn y perçoit une certaine analogie entre les
expérience réfutantes et ce qu’il nomme des anomalies. Il est clair qu’un scientifique ne
renoncera pas à une théorie à la première difficulté empirique survenue : l’étude du
développement réel de la science montre que l’édification d’un nouveau paradigme
couvrant un large champ de phénomènes est un processus complexe ; les scientifiques
se permettent divers ajustements. Kuhn fait encore observer qu’un scientifique
n’abandonnera pas une théorie s’il n’a pas de théorie de rechange. Il s’agit de tenir compte
de ces facteurs pragmatiques. Pour répondre à ces difficultés, il faudrait disposer d’une
évaluation de la sévérité du contrôle expérimental. Mais alors on serait conduit à introduire
un degré de falsification, ce qui laisserait surgir les mêmes problèmes que ceux
rencontrés par les théories probabilistes de la vérification. Kuhn marque la transition d’une
logique du contrôle expérimental à une logique de la compétition entre théories.
Au fil des années, Kuhn élabore une conception qui fait appel à un ensemble de
critères rationnels : précision, cohérence, complétude, simplicité et fécondité3. Ce qu’il
cherche à faire comprendre, c’est que ces critères ne sont pas des règles, mais des
valeurs. Kuhn ne croit pas à des procédés automatiques de sélection des théories : il

2
Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983 ; original p. 145, trad. fr. p. 201-202.
3
Kuhn, La tension essentielle, Paris, Gallimard, 1990, original p. 326, trad. fr. p. 431.
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n’existe pas d’algorithme de la décision. Sont visées par là aussi bien les techniques
probabilistes des positivistes logiques que la méthodologie réfutationniste de Popper.
Nous avons affaire à une opération complexe et subtile qui consiste à interpréter et à
pondérer les critères rationnels.
Paul Feyerabend formule une critique analogue. Selon lui, la science vivante ne
relève pas d’une méthode unique ni d’une rationalité figée. Son livre Contre la méthode
s’appuie sur l’examen poussé du cas de Galilée. Ainsi qu’il le note, « Galilée viole des
règles importantes de la méthode scientifique qui ont été inventées par Aristote et
canonisées par les positivistes logiques (comme Canap et Popper) » 4 . À noter qu’il
englobe sans doute abusivement Popper dans ce courant. Comme Kuhn, il rejette le
concept de langage d’observation neutre. C’est ce point qui pose problème chez les
positivistes logiques : « Selon Carnap, Feigl, Hempel, Nagel et d’autres, les termes
théoriques reçoivent leur interprétation de façon indirecte, en étant mis en rapport avec
un autre système conceptuel qui est soit une théorie plus ancienne, soit un langage
d’observation »5. Et Feyerabend de qualifier cette version du « dernier cri d’une vraie
philosophie scientifique ». Il défend a contrario une approche historique large qui inclut
l’anthropologie, la sociologie et la psychologie, en tenant compte de la croissance de la
connaissance scientifique. Feyerabend met en avant l’incommensurabilité des théories
globales — concept analogue à celui de paradigme scientifique de Kuhn. Le choix entre
théories est un jugement fondamentalement subjectif, qui met en œuvre une pluralité de
facteurs et une variété de domaines.
On a vu surgir, depuis une vingtaine d’années, un courant de pensée sous le nom de
nouvelle épistémologie historique, défendu par des penseurs tels que Lorraine Daston,
Ian Hacking et Hans Jörg Rheinberger. Ils se sont appuyés sur les œuvres de Bachelard,
Canguilhem et Foucault, et ont poussé plus loin la critique du positivisme logique initiée
par Kuhn et Feyerabend. Dès lors, le projet d’une philosophie scientifique visant à fonder
l’ensemble des sciences sur les sciences formelles, voire la physique, se trouve remis en
cause. On convoque de préférence l’histoire, les sciences humaines et sociales.
L’attention se déplace vers le sujet connaissant. On constate que la référence à une

4
Feyerabend, Against Method, Londres, Verso, 1978, p.
5
Id., p. 280.
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philosophie scientifique s’efface de plus en plus. Le philosophe ne cherche plus à


revendiquer la rigueur, l’exactitude, la consistance logique de sa démarche, mais plutôt à
souligner la diversité, la richesse, la souplesse et la complexité.
Nous avons vu que le débat au sujet de la philosophie scientifique remonte au moins
à 1842. Il déborde largement le cadre des grands courants contemporains. Au cours de
cette longue histoire, la philosophie scientifique a pris des formes multiples. Celles de
Comte et de Renan ne cherchent pas à modeler toutes les sciences sur la rigueur et
l’exactitude des mathématiques ou des sciences formelles, mais à élargir le propos à
l’ensemble du domaine scientifique, conformément à l’extension progressive des
connaissances. Comte et Renan, chacun à sa manière, se sont efforcés de prendre en
considération le sujet connaissant dans son contexte social. Certains de leurs arguments
rejoignent les nouvelles tendances mises en avant aujourd’hui par les philosophes des
sciences : le tournant historique, le tournant régional et le tournant pratique. La
considération de la longue durée nous permet alors de consolider cet effort de rénovation.

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