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P HILOSOPHIA S CIENTIÆ

L ÉNA S OLER
Les quanta de lumière d’Einstein en 1905, comme
point focal d’un réseau argumentatif complexe
Philosophia Scientiæ, tome 3, no 3 (1998-1999), p. 107-144
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Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme
point focal d'un réseau argumentatif complexe

Lena Soler
Archives Poincaré - Université Nancy 2

Résumé : l'hypothèse des quanta de lumière introduite par Einstein en 1905 est ici
présentée comme le point de convergence de huit lignes argumentatives - l'expression
désignant des raisonnements (soit explicites, soit reconstitués par l'historien des
sciences) qui, pris ensemble, conduisent Einstein à prendre très au sérieux l'idée d'une
structure discontinue de la lumière, en dépit du fait qu'ils ne sont pas tous ni des
démonstrations physiques irréprochables, ni des inférences logiquement valides, ni
même des développements plausibles aux yeux des membres de la communauté
scientifique d'alors. L'épisode historique ainsi analysé met en évidence sur un exemple
précis la complexité du processus d'élaboration des théories scientifiques et la diversité
des facteurs qui y interviennent.

Abstract : The hypothesis of light quanta introduced by Einstein in 1905 is presented as


the focal point of eight ' argumentative lines' - this last expression referring to
reasonings (either explicit or reconstructed by the historian) which, taken together, lead
Einstein to take very seriously the idea of a discontinous structure of light, despite the
fact that they are neither irreproachable physical démonstrations, nor logically valid
inférences, nor even plausible developments according to the members of the scientific
community at the time. So analysed, this historical épisode shows, via a process of
scientific théories and the diversity of the factors which intervene in it.

Philosophia Scientiae, (3) 3, 1998-1999, 107-144


108 Lena Soler

En 1905, Einstein introduit en physique l'ancêtre du photon : le quantum


de lumière, quantité d'énergie insécable, localisée et en mouvement. Cet
épisode de l'histoire des débuts de la physique quantique sera dans ce qui suit
présenté et mis en perspective. D'un point de vue plus philosophique, l'objectif
est de faire apparaître l'hypothèse des quanta de lumière comme le point de
convergence d'un certain nombre de lignes argumentatives à divers égards
hétérogènes, ces lignes étant supposées, articulées entre elles et prises toutes
ensemble, avoir incité Einstein non seulement à formuler, mais aussi éprendre
au sérieux l'hypothèse, révolutionnaire en 1905, des quanta de lumière1.
C'est à défaut d'une meilleure expression que je parle de 'lignes
argumentatives'. Dans la mesure où les raisonnements en question ne sont pas
tous explicités par Einstein et ne sont d'ailleurs même pas toujours logiquement
valides, le terme d' 'argument' peut paraître abusif. Peut-être serait-il plus
rigoureux de s'en tenir à mentionner un réseau de facteurs hétérogènes.
L'expression de 'lignes argumentatives' a néanmoins l'avantage de souligner
que les facteurs considérés fonctionnent aux yeux d'Einstein comme des
arguments, c'est-à-dire concourent à convaincre le physicien du bien-fondé de
son hypothèse.
Je commencerai par présenter séparément chacune des huit lignes
constitutives du réseau argumentatif proposé. Je montrerai alors comment ces
lignes s'articulent entre elles pour converger vers l'hypothèse des quanta de
lumière. Ce n'est ainsi qu'en fin de parcours que chacune des pièces du puzzle,
d'abord considérée isolément, recevra sa pleine signification de la place
occupée au sein de la structure argumentative d'ensemble. Le lecteur est donc
invité à s'armer de patience en attendant.
L'analyse ainsi conduite témoigne de la complexité du processus
d'élaboration des théories scientifiques, et illustre la diversité des ingrédients
qui le constituent. Elle met notamment en évidence la marge de liberté dont
dispose le physicien face à un ensemble de données théoriques et
expérimentales, le caractère créateur de la pensée physique, et le rôle
fondamental joué par divers facteurs subjectifs - exigences esthétiques,

Le présent article reprend en les présentant quelque peu différemment certains


développement de ma thèse de Doctorat, L'émergence d'un nouvel objet symbolique :
le photon, effectuée sous la direction de Michel Bitbol, et soutenue à l'Université de
Paris 1 Panthéon-Sorbonne en décembre 1997. Le réseau argumentatif ici proposé a
été réduit à l'essentiel et pourrait encore être étoffé.
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 109
argumentatif complexe
raisonnements logiquement non valides mais psychologiquement convaincants,
etc.

Présentation générale de l'article heuristique de 1905

La plupart des lignes argumentatives qui vont être convoquées figurent


explicitement ou se lisent en filigrane dans l'article, adressé aux Annalen der
Physik en 1905, où Einstein introduit pour la première fois les quanta de
lumière. Aussi vais-je commencer par présenter brièvement et par caractériser
la structure d'ensemble de cet article bien connu, intitulé «Un point de vue
heuristique concernant la production et la transformation de la lumière»2.
L'article heuristique de 1905 marque le début d'une série de tentatives,
pour saisir la structure de la lumière3, ou plus exactement du rayonnement
électromagnétique. Einstein y propose, sous forme de conjecture, une
alternative radicalement nouvelle au modèle maxwellien alors en vigueur. Dans
ce modèle, qui en 1905 règne en maître et que personne ne songe à contester
fondamentalement, la lumière est une onde électromagnétique, c'est-à-dire une
énergie continûment répandue dans l'espace, qui se dilue toujours davantage
dans cet espace au fur et à mesure de la propagation. A l'opposé, Einstein
conçoit l'énergie lumineuse comme constituée «d'un nombre fini de quanta
[Lichtquant] localisés en des points de l'espace, chacun se déplaçant sans se
diviser et ne pouvant être absorbé ou produit que tout d'un bloc» [Einstein
1905a, trad. fr. p. 40]. L'énergie électromagnétique, une fois émise par la
matière, est donc supposée rester concentrée en certains points, bref, être
distribuée de manière discrète dans l'espace.
L'argument procède en deux temps logiques.

• Le premier est essentiellement critique : il met en évidence


certaines difficultés et absurdités des théories physiques alors
en vigueur - théories à l'époque estimées solidement établies
par la grande majorité des physiciens.
• Le second est plus constructif. Il se laisse lui-même scinder en
deux moments : 1/ une nouvelle représentation (discrète et
non plus continue) de l'énergie lumineuse est proposée ; 2/

2
[Einstein 1905a]. Pour une analyse globale de ce travail d'Einstein, voir [Klein, 1963].
3
Pour une vue d'ensemble des représentations de la lumière de l'antiquité jusqu'à nos
jours, voir [Maitte, 1981].
110 Lena Soler

Cette représentation est appliquée avec succès à un certain


nombre de situations physiques, notamment à l'effet
photoélectrique.

P r e m i è r e ligne a r g u m e n t a t i v e ( L 7 ) : seules ont une chance


d'atteindre 'le fond des choses 9 les théories physiques dotées de
fondements unifiés et exemptes d'asymétries théoriques n'ayant pas
de contrepartie empirique

La première ligne argumentative n'est pas un argument explicite de l'article


heuristique. Elle se manifeste toutefois de manière indirecte dans certains des
propos qui y figurent.

G. Holton et les préférences thématiques


Ll met en jeu certaines exigences «thématiques» propres à Einstein.
J'emprunte l'adjectif «thématique» à Gerald Holton, lequel pose l'existence de
couples ou de triplets de «thêmata antithétiques» : atomisme / continu ;
invariance / évolution / catastrophisme ; simplicité / complexité ; etc. Des
préférences thématiques signifient l'attrait particulier pour l'un des pôles d'un
couple ou d'un triplet de ce type. Elles sont en fait des préférences esthétiques
en un sens extrêmement large du terme.
«Dans l'œuvre de bien des savants (...), on relève cet aspect fondamental
d'une adhésion à des thêmata, en nombre fort restreint»4, écrit Holton. Les
scientifiques visent ainsi des théories simples', ou des théories unifiées, ou des
modèles continus, ou des représentations discrètes, etc. Ceci les conduit, dans
les cas où diverses alternatives sont logiquement possibles, à prendre telle
décision théorique plutôt que telle autre, à se positionner de telle ou telle
manière dans les polémiques scientifiques.
Pour Holton, les thêmata sont des formes invariantes de Vimagination
humaine, qui se retrouvent dans tous les domaines de la pensée (pas seulement
en sciences, mais aussi par exemple dans les œuvres littéraires), et qui peuvent
être répertoriés car ils sont en nombre relativement limité.

[Holton 1981b, p. 9]. Holton propose une analyse thématique des conceptions
einsteiniennes, dans [Holton 1981a].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 111
argumentatif complexe

Deux exigences thématiques fondamentales aux yeux d'Einstein


Les thêmata de l'unité et de la simplicité sont chez Einstein absolument
fondamentaux. Ils dirigent toute la recherche, et sont comme on va le voir,
associés à d'autres facteurs, à l'origine d'un certain nombre de points de vue
einsteiniens atypiques. Ils se manifestent et se combinent dans quelques
exigences complexes explicitées par Einstein lui-même. Toute théorie physique
'digne de ce nom' doit ainsi d'après Einstein satisfaire au moins deux
conditions essentielles :

1/ Etre dotée de fondements simples et unifiés.

«Le but de la science, écrit par exemple Einstein en 1936, est, d'une part,
la compréhension, aussi complète que possible, et la mise en relation des
expériences sensibles dans toute leur variété, et, d'autre part, le parachèvement
de ce but en employant un minimum de concepts primaires et de relations. (En
cherchant, autant que possible, l'unité logique dans l'image du monde, c'est-à-
dire la simplicité logique de ses fondements)» [Einstein 1936, p. 26].
Cet idéal einsteinien, maintes fois réaffirmé, est sans conteste
réductionniste. L'expérience nous met en présence d'une très grande diversité
de phénomènes, lesquels sont coordonnés à un très grand nombre d'énoncés. Le
scientifique a avant tout pour tâche de réduire cette multitude d'énoncés à un
nombre aussi petit que possible de propositions fondamentales commensurables
et non contradictoires. Celles-ci doivent permettre, combinées entre elles,
l'édification d'un modèle cohérent et unifié de la réalité physique, duquel
puisse être déduite Y intégralité des données empiriques.
Tout repose, on le voit, sur la nature des fondements, ceux-ci étant
comme un condensé de la théorie déployée. D'où la concentration de l'effort
einsteinien sur l'unité et la simplicité des propositions premières de la
physique.

2/ Supprimer les asymétries théoriques n'ayant pas de contrepartie empirique

Cette seconde exigence thématique est étroitement liée à la précédente,


mais ne s'y réduit cependant pas. L'exemple bien connu d'«asymétries qui ne
semblent pas inhérentes aux phénomènes» [Einstein 1905b, p. 31], explicité par
Einstein en juillet 1905 dans son tout premier article sur la relativité et par la
suite très souvent invoqué, est celui de l'interaction entre un aimant et un
conducteur.
112 LénaSoler

A s'en tenir aux seules données de l'expérience, seul compte le


mouvement relatif du conducteur et de l'aimant : que Ton considère que c'est le
premier qui se déplace par rapport au second ou bien l'inverse, le phénomène
observable est toujours le même (un courant est induit dans le circuit
conducteur). Et pourtant, «l'interprétation théorique du phénomène n'est pas du
tout la même dans les deux cas» [Einstein 1919, p. 30, note 6] : dans un cas,
c'est un champ électrique qui est supposé être à l'origine de la génération du
courant ; tandis que dans l'autre, c'est une force électromotrice (ou, pour
simplifier, un champ magnétique). «L'idée que l'on avait affaire ici à deux cas
de nature différente m'était intolérable» [Ibid.], déclarera Einstein en 1919.
L'impératif thématique est en fin de compte le suivant : quand les
données expérimentales semblent indiquer une symétrie, la théorie ne doit pas
recourir à des explications dissymétriques.

Exigences thématiques et arguments pour ou contre les théories


physiques
Les deux exigences thématiques centrales - désir de doter la physique de
fondements unifiés et impératif d'éliminer les asymétries théoriques n'ayant pas
de corrélat observationnel - ne sont évidemment pas en elles-mêmes des
arguments. Mais elles le deviennent, dans la mesure où du point de vue
d'Einstein, toute théorie physique digne de ce nom doit satisfaire les deux
exigences thématiques considérées.
Non conforme à ces exigences, une théorie physique, en admettant
qu'elle permette des prédictions exactes corroborées, ne peut en effet selon
Einstein être acceptée que provisoirement et faute de mieux, en tant que recette
efficace. Mais il est inconcevable qu'elle atteigne, selon une expression dont
Einstein use parfois, «le fond des choses» (développer ce point exigerait
d'examiner de plus près la nature du réalisme d'Einstein). Les deux
prescriptions thématiques examinées fonctionnent donc bien, associées à
d'autres considérations, comme des arguments en faveur ou en défaveur des
théories physiques.
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 113
argumentatif complexe
A p p l i c a t i o n de L i à une t h é o r i e p a r t i c u l i è r e ( L 1 y) :
l'électromagnétisme de Lorentz n'atteint pas le fond des choses, car
ses fondements sont duels et qu'elle présente des asymétries n'ayant
pas de contrepartie empirique

Il existe en 1905 plusieurs versions de l'électromagnétisme. La théorie


de l'électron de Lorentz, qui constitue le cadre de la partie critique de l'article
heuristique d'Einstein, est l'une des principales d'entre elles.

La théorie de Vélectron de Lorentz


Lorentz, dans la dernière décennie du 19 ème siècle, associe aux équations
de Maxwell une interprétation physique microscopique qui réhabilite les
particules chargées et conçoit les courants comme des mouvements de telles
particules. Ces porteurs de charge, tout d'abord appelés 'ions', sont à partir de
1899 nommés 'électrons' par Lorentz5, et la théorie dans laquelle ils
interviennent, la 'théorie de l'électron de Lorentz' (ou électromagnétisme de
Lorentz).
Dans la théorie de Lorentz, la matière ordinaire est supposée composée
d'entités discrètes dont certaines au moins sont chargées. La lumière est vue
comme une onde électromagnétique se propageant dans l'éther, milieu continu
remplissant tout l'espace, qu'il y ait ou non présence de matière. Le mouvement
des particules chargées produit la lumière, par conversion de l'énergie cinétique
des entités matérielles en énergie électromagnétique. Les propriétés
macroscopiques (électromagnétiques et optiques) des milieux matériels sont
obtenues en effectuant des moyennes sur les processus microscopiques.
L'électromagnétisme de Lorentz simplifie Considérablement la
conception des interactions rayonnement-matière qui valait dans le paradigme
maxwellien. Sans entrer dans les détails, disons seulement qu'en raison de la
simplification introduite et des nombreux succès remportés par la théorie de
l'électron, les physiciens faisaient au début du 20 è m e siècle pour l'essentiel
confiance à cette théorie.

s
[Lorentz 1899, p. 507]. Sur l'électromagnétisme et ses transformations de Maxwell à
lorentz, voir [Buchwald 1985] ; [Darrigol 1993] ; [Me Cormmach 1970] ; [Whittaker
1951].
114 Lena Soler

Le point de vue d'Einstein sur la théorie de l'électron de Lorentz


Einstein rend hommage à Lorentz d'avoir profondément simplifié la
théorie de Maxwell et la représentation des échanges énergétiques entre lumière
et matière. Par rapport aux difficultés de la théorie de Maxwell, Lorentz
accomplit, selon l'expression d'Einstein, un véritable «acte libérateur»6. Et
pourtant, Einstein reste insatisfait. Car son attente ultime, celle de fondements
unifiés pour la physique, n'est pas comblée par l'électrodynamique de Lorentz.
«Si l'on considère cette phase du développement de la théorie d'un œil critique,
écrit-il des années plus tard, on est frappé par l'existence d'un dualisme lié au
fait que le point matériel, au sens newtonien du terme, et le champ, considéré
comme un continuum, sont tous les deux, et côte à côte, utilisés comme
concepts élémentaires» [Einstein 1949, p. 32].
Grâce à sa théorie de l'électron, Lorentz parvient dans une certaine
mesure à concilier les deux grandes théories de son temps (celle,
essentiellement discontinue, de Newton, et celle, essentiellement continue, de
Maxwell), au sens où il parvient à les faire fonctionner toutes deux ensemble de
manière relativement harmonieuse. Mais le nouveau paradigme reste
néanmoins foncièrement dualiste : il fait intervenir côte à côte une matière
discontinue et un éther continu, lesquels apparaissent essentiellement distincts
et antagonistes, tant au niveau de leur concept physique qu'à celui de leur
représentation mathématique.
Einstein se rebelle contre l'idée que deux paradigmes fondamentaux de
caractère aussi différents puissent être au fondement de la physique. C'est ce
dont témoigne d'ailleurs l'introduction de l'article heuristique de 1905. «Il
existe, y écrit Einstein, une profonde différence formelle entre les
représentations théoriques que se sont forgées les physiciens à propos des gaz et
des autres corps pondérables, et la théorie de Maxwell des processus
électromagnétiques dans ce qu'il est convenu d'appeler l'espace vide. (...) Selon
la théorie de Maxwell, l'énergie doit être conçue, pour tous les phénomènes
purement électromagnétiques, et donc également pour la lumière, comme une
fonction continue de l'espace, alors que l'énergie d'un corps pondérable doit,
selon la conception actuelle des physiciens, être décrite comme une somme
portant sur les atomes et les électrons. L'énergie d'un corps pondérable ne peut
pas être divisée en parties aussi nombreuses et aussi petites que l'on veut, alors

' [Einstein 1928, p. 223]. Pour plus de détails sur le contenu de cet 'acte libérateur', voir
[Einstein 1949, pp. 31-32]. Pour un compte rendu très clair de révolution
conceptuelle qui se produit de Maxwell à Lorentz, voir [Balibar 1992].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 115
argumentatif complexe
que l'énergie d'une radiation [Strahl] lumineuse émise par une source de
lumière ponctuelle est, selon la théorie de Maxwell de la lumière (ou, selon
toute théorie ondulatoire), distribuée de façon continue sur un volume sans
cesse croissant» [Einstein 1905a, trad. fr. p. 39].

Valeur des lignes argumentatives L l et LV


Les lignes argumentatives Ll et Ll ' ne sont évidemment pas des
démonstrations irréfutables. Elles ne sont même pas des arguments
convaincants aux yeux de la communauté des physiciens. Tout d'abord, parce
que les exigences thématiques einsteiniennes ne sont pas universelles. Ensuite,
parce que même si elles l'étaient au niveau de leur énoncé général, c'est-à-dire
même si tous les physiciens s'accordaient pour admettre qu'une théorie
physique n'atteint le fond des choses qu'à la condition d'obéir aux deux
exigences thématiques einsteiniennes, il resterait très difficile, pour ne pas dire
impossible, d'énoncer des critères consensuels opérants permettant de décider si
une théorie quelconque donnée atteint oui ou non le fond des choses (autrement
dit si cette théorie doit être soit conservée et raffinée, soit remplacée au plus
vite par une autre). La grande majorité des physiciens affirment ainsi par
exemple viser la simplicité, mais peu d'entre eux s'accordent quant il s'agit de
décider de ce qui est simple. Il en va de même avec les autres notions mises en
jeu par les exigences thématiques einsteiniennes (unité, asymétries théoriques,
contrepartie empirique, etc.).

Seconde ligne argumentative (L2) : l'utilisation conjointe de


l'électromagnétisme de Lorentz et de la mécanique statistique
conduit à des contradictions

La seconde ligne argumentative qui va être considérée est quant à elle


une pièce de logique déductive irréprochable et une authentique démonstration
physique. Le raisonnement correspondant est explicité par Einstein pour la
première fois dans le volet critique de l'article heuristique de 1905. Diverses
variantes en sont ensuite proposées par Einstein dans les cinq ou six années
suivantes7.

7
Voir en particulier les pages indiquées des articles suivants : [Einstein 1906, pp. 75-
77] ; [Eistein 1909a, p. 186] ; [Einstein 1911, pp. 409-410].
116 LénaSoler

Le problème du corps noir vu par Einstein


Einstein s'intéresse au dit 'problème du corps noir', antérieurement
étudié par Max Planck8. II pose quant à lui le problème de la manière suivante.
Soit une enceinte matérielle contenant d'une part un rayonnement composé de
toutes les fréquences, d'autre part un gaz. Les parois de l'enceinte sont
susceptibles d'absorber toutes les fréquences du rayonnement. Ceci, par
l'intermédiaire d'entités matérielles oscillantes dont elles sont composées,
appelées par Planck «résonateurs» : pour Einstein, ce sont par exemple des
électrons liés oscillant autour de leur position d'équilibre. Le rôle des
résonateurs est d'absorber et de réemmettre le rayonnement, assurant ainsi les
transferts d'énergie entre gaz et rayonnement. Au bout d'un moment, s'établit
un équilibre gaz-résonateurs-rayonnement.
Le problème du corps noir est essentiellement le suivant : comment
l'énergie se répartit-elle sur chaque fréquence du rayonnement lorsque la
matière est portée à une température donnée, et comment la loi de distribution
des fréquences évolue-t-elle en fonction de la température ? Einstein recherche
cette loi, dite loi du rayonnement du corps noir, qui exprime la densité de
rayonnement en fonction de la fréquence et de la température.
Il décompose pour ce faire la situation en deux équilibres partiels, l'un
entre les molécules du gaz et les résonateurs constitutifs du corps noir, l'autre
entre ces mêmes résonateurs et le rayonnement. Il recherche alors, pour chaque
équilibre partiel, l'expression de l'énergie moyenne d'un résonateur. Pour
l'équilibre gaz-résonateurs, c'est la mécanique statistique qui est en charge de
fournir le résultat ; pour l'équilibre rayonnement-résonateurs, c'est
Vélectromagnétisme de Lorentz. Einstein obtient ainsi deux expressions
distinctes de l'énergie moyenne d'un résonateur, l'une fournie par la mécanique
statistique, l'autre par l'électromagnétisme de Lorentz.
Après avoir décomposé le problème complexe en deux sous-problèmes
plus simples, il procède à la recomposition et dresse un bilan. Les deux
expressions respectivement obtenues pour l'expression de l'énergie moyenne
d'un résonateur de fréquence v doivent évidemment être égales. L'égalisation
des deux formules aboutit à une loi du rayonnement, plus tard connue sous le
nom de 'loi de Rayleigh-Jeans' :

â
Pour une analyse d'ensemble des travaux correspondants de Planck, voir [Kuhn 1978] ;
[Darrigol 1992, première partie].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 117
argumentatif complexe

%7W2
Pv=k
c3

où pv est la densité d'énergie du rayonnement de fréquence v, T la température,


c la vitesse de la lumière, et k la constante de Boltzmann.

L'analyse einsteinienne de la loi de Rayleigh-Jeans


Einstein commente - brièvement dans l'article heuristique, plus en
détails au cours des années suivantes - le résultat obtenu.
• La formule considérée n'est tout d'abord pas conforme à
l'expérience. En effet, les courbes expérimentalement
obtenues sur le rayonnement noir montrent que la loi de
Rayleigh-Jeans est seulement valable dans le domaine des
basses fréquences et des hautes températures, mais ne vaut
plus aux hautes fréquences.
• La loi de Rayleigh-Jeans est de plus intrinsèquement absurde :
elle conduit en effet à attribuer aux hautes fréquences une
énergie infinie à l'éther ou au rayonnement
électromagnétique. Ce qui n'a non seulement aucun sens,
mais qui de plus contredit la distribution énergétique
d'équilibre prévue par l'électromagnétisme de Lorentz.
Conclusion de la partie critique de l'article : l'application conjointe au
rayonnement noir de deux des plus grands paradigmes théoriques en vigueur en
1905 - mécanique statistique et électromagnétisme de Lorentz - débouche sur
un résultat qui, aux hautes fréquences et aux basses températures, non
seulement contredit par l'expérience, mais de plus est aberrant. C'est cette
situation qu'Ehrenfest désignera, en 1911, par l'expression devenue célèbre de
«catastrophe ultraviolette» [Ehrenfest 1911, p. 92].

T r o i s i è m e l i g n e a r g u m e n t a t i v e (L3) : P a b s u r d e loi de
Rayleigh/Jeans serait dissoute si l'éther était discontinu

Présentation de L3
Examinons à présent la troisième ligne argumentative. Le problème
d'Einstein est celui de la conversion de l'énergie mécanique d'un système
discontinu, en l'énergie électromagnétique d'un système continu - à savoir la
118 LênaSoler

lumière, ou, ce qui revient au même, l'éther qui en est le siège. Le théorème de
Téquipartition de l'énergie, très usité à l'époque, stipule que la matière tranfère
à chaque degré de liberté de l'éther une énergie proportionnelle à la température
T. Comme l'éther est un milieu continu, il possède une nombre infini de degrés
de liberté. Si l'éther est doté d'un nombre infini de degrés de liberté, et si
chacun de ces degrés de liberté reçoit en partage une énergie proportionelle à la
température qui est un nombre positif, rien de surprenant à ce que l'on soit
conduit à attribuer à l'éther une énergie infinie.
D'où le raisonnement probable d'Einstein : si l'éther était doté d'un
nombre fini de degrés de liberté, l'équilibre rayonnement-matière deviendrait
possible, et l'on échapperait à la conclusion aberrante à laquelle conduit la
théorie de Lorentz. Ceci suggère l'idée d'un éther discontinu, et du même coup
- l'éther étant le siège de l'énergie électromagnétique - celle d'une distribution
spatiale discrète de l'énergie lumineuse.

Valeur et statut de L3
Le raisonnement qui sous-tend L3 est en lui-même incontestable : toutes
choses égales par ailleurs, on n'aurait effectivement plus à attribuer une énergie
infinie à l'éther si ce dernier, du fait de sa structure discontinue, possédait un
nombre fini de degrés de liberté. Ce raisonnement n'est par ailleurs pas
explicité par Einstein. C'est une reconstitution de l'historien des sciences,
lequel considère qu'il est plausible qu'Einstein ait raisonné de la sorte,
consciemment ou non.
Qu'est-ce qui justifie cette interprétation de l'historien des sciences ?
C'est qu'outre le fait qu'Einstein en vient effectivement à faire l'hypothèse
d'un rayonnement discontinu, la nature même des difficultés mises en évidence
par Einstein dans la partie critique de l'article heuristique - les données
physiques du problème - suggèrent très fortement et tout naturellement que la
contradiction provient de ce que l'on a affaire à un éther (ou à une énergie
électromagnétique) continu.
Il est certes toujours risqué pour l'historien des sciences d'affirmer
qu'un raisonnement ou qu'une conclusion est 'tout naturel', car il est bien
connu que le sentiment de naturel n'est pas une donnée objective universelle,
mais dépend largement d'habitudes de pensée devant être rapportées à un
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 119
argumentatif complexe
contexte théorique précis9. Seulement, il se trouve que l'historien dispose dans
le cas présent d'éléments pour étayer son point de vue.
Indépendamment d'Einstein et à peu près à la même époque, un autre
physicien, Lord Rayleigh, obtient en effet (par une voie assez différente) la
même loi absurde qu'Einstein dans la partie critique de l'article heuristique de
190510. Discutant par publications interposées de son résultat avec l'un de ses
collègues, James Jeans, Rayleigh commence par en souligner les conséquences
absurdes : si la loi examinée «était applicable à toutes les longueurs d'onde,
l'énergie totale du rayonnement serait, à une température donnée, infinie»,
commente-t-il dans la même veine qu'Einstein. C'est alors qu'il enchaîne sur
cette remarque : «ceci est une conséquence inévitable de l'application de la loi
d'équipartition à un milieu uniforme dépourvu de structure [i. e. continu]»
[Rayleigh 1905, p. 55]. Un éther atomique, précise-t-il encore, dissoudrait en
revanche le problème.
Rayleigh émet ces quelques propositions comme 'en passant'. Il n'y a là
manifestement à ses yeux rien de plus qu'une pure virtualité conceptuelle,
presque automatiquement suggérée par les données du problème considéré,
mais n'ayant pas lieu d'être prise au sérieux d'un point de vue physique. Si
Rayleigh prend néanmoins la peine de la formuler, c'est apparemment animé du
scrupule de montrer à ses lecteurs que toutes les possibilités logiques ont bien
été répertoriées. L'éventualité d'un éther atomique se voit de toutes façons
éludée aussitôt après avoir été mentionnée, puisque c'est le théorème
d'équipartition qui se trouve, à la suite du passage cité, rendu sans plus de
développements ni de justifications responsable des contradictions rencontrées.
Il y a là à mes yeux un argument non négligeable en faveur de
l'affirmation selon laquelle la ligne L3 était en 1905, en tant que possibilité
conceptuelle, naturelle pour un physicien confronté à l'expression de la loi de
Rayleigh-Jeans.

9
II en est de même pour un grand nombre de modalités intervenant dans les jugements
des hommes de science à propos des théories scientifiques. Ainsi en va-t-il par
exemple de la simplicité, de l'élégance, ou encore du 'pouvoir explicatif conféré ou
dénié à la théorie. Autour de ces questions et notamment des affirmations touchant au
pouvoir explicatif, voir [Bitbol 1996, en particulier chapitre 1] ; [Soler 1997].
10
Sur cet aspect des travaux de Rayleigh, voir [Kuhn 1978, pp. 137-138 et chapitre 6] ;
[Pais 1982, pp. 369-370].
120 Lena Soler

Quatrième ligne argumentative (L4) : le paradigme moléculaire


discret a remporté des succès si nombreux dans des domaines si
divers qu'il est permis de placer en lui la plus grande confiance et
les plus grands espoirs

La démonstration einsteinienne de la loi de Rayleigh-Jeans fait appel à la


mécanique, plus précisément à un paradigme moléculaire discret. La quatrième
ligne argumentative met en jeu le point de vue d'Einstein sur un tel paradigme.
Expliciter vraiment le contenu de cette quatrième ligne argumentative,
autrement dit présenter les résultats qui, aux yeux d'Einstein, jouent en faveur
du modèle moléculaire, exigerait pour bien faire de rentrer dans le détail des
travaux de jeunesse du physicien11. Je me contenterai ici, faute de place de
confronter les jugements respectivement portés en 1905 par la communauté
scientifique et par Einstein sur le paradigme moléculaire.
Tous les physiciens du début du 20 è m e siècle reconnaissent que la
mécanique moléculaire, notamment la théorie cinétique des gaz élaborée par
Boltzmann dans les deux dernières décennies du 19 è m e siècle, a obtenu des
succès certains. Néanmoins, le statut du modèle moléculaire reste très discuté :
les atomes sont-ils un simple outil auxiliaire et commode du physicien, ou bien
existent-ils vraiment dans la nature ? Le modèle moléculaire doit-il être plus
amplement développé (comme le soutient Boltzmann), ou bien doit-il être
abandonné (comme tendent à le penser des personalités comme Ernst Mach ou
les tenants de l'énergétisme) ? Sur de telles questions, la communauté des
physiciens reste, au début du 2 0 è m e siècle, profondément divisée12.
Le jeune Enstein, lui, a par contre un point de vue bien déterminé : il
croit non seulement à la fécondité du modèle moléculaire, mais aussi à la réalité
moléculaire. Pour lui, les atomes ne sont pas une image : ils existent vraiment.
Il écrit par exemple dans une lettre de septembre 1900, à propos de la théorie
des gaz développée par Boltzmann : «Je suis fermement convaincu de la

11
Voir [Klein 1967] ; [Klein 1974] ; [Klein 1979].
12
Pour une vue d'ensemble sur les débats du 19 eme siècle relatifs à l'atomisme, voir
[Pais 1982, chapitre 5] (Pais insiste en particulier sur le statut de l'hypothèse
atomiste) ; [Nye 1972, chapitre 1] (Nye retrace l'histoire de l'hypothèse atomiste et
de la question de la réalité moléculaire qui lui est associée, en faisant une place
importante au mouvement brownien, et en replaçant les débats dans le contexte
épistémologique de l'époque). Pour une perspective plus particulièrement centrée sur
la théorie cinétique des gaz, voir le premier chapitre de [Brush 1976].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 121
argumentatif complexe

justesse des principes de la théorie, ce qui signifie que je suis convaincu que
dans le cas des gaz, l'on a vraiment affaire à des masses ponctuelles discrètes
de taille définie, qui se meuvent selon des lois déterminées» [Einstein 1987,
pp. 260-261]. Tous les premiers travaux d'Einstein d'avant 1905 s'inscrivent
dans le paradigme moléculaire et obtiennent dans ce cadre un certain nombre de
succès.
Le point important pour la suite, c'est qu'Einstein, contrairement à bon
nombre de ses contemporains, a toute confiance dans le paradigme atomiste
discret. Cette confiance n'est encore une fois pas la conclusion obligée d'un
raisonnement imparable. Elle s'ancre certes dans un certain nombre de résultats
positifs incontestés, mais doit sans doute, plus fondamentalement, être
rapportée à l'attachement du jeune Einstein au théma du discret.

Cinquième ligne argumentative (L5) : le théorème d'équipartition


peut être démontré, dans le cadre d'un paradigme discret ayant par
ailleurs fait ses preuves, sur des bases tellement générales qu'il faut
admettre sa validité absolue

Le théorème d'équipartition
Outre le modèle moléculaire, il est un autre ingrédient de la mécanique
statistique qui intervient de manière centrale dans la démonstration
einsteinienne de la loi de Raigleigh-Jeans. Il s'agit d'un théorème tout à fait
central de la mécanique moléculaire : le dit théorème d'équipartition de
l'énergie, qui prescrit à chaque degré de liberté d'un système matériel une
dotation équitable en énergie.
C'est en apppliquant le théorème d'équipartition à l'équilibre
résonateurs-molécules de gaz qu'Einstein obtient, dans la partie critique de
l'article heuristique de 1905, l'expression de l'énergie moyenne d'un
résonateur. Il est donc important de caractériser le point de vue d'Einstein sur
ce théorème.

Valeur de la ligne L5
Justifier une telle caractérisation exigerait une assez longue immersion
dans les travaux d'Einstein d'avant 1905 sur les fondements de la
thermodynamique13. Je m'en tiendrai ici, faute de place, à une rapide

" Voir les références proposées à la note 12.


122 Lena Soler

présentation, et ne pourrai donc examiner en profondeur la question de la valeur


de la ligne argumentative L5, le lecteur ne disposant pas des éléments
nécessaires pour évaluer la plausibiîité du compte rendu proposé. Je me
limiterai sur ce point à une remarque très générale : si l'on accepte les
prémisses essentielles du modèle einsteinien qui sert de cadre à la
démonstration du théorème d'équipartition, alors ce théorème est bien comme
le pense Einstein établi ; la démonstration correspondante est en effet une
démonstration physique digne de ce nom.

Confrontation des points de vue respectifs de la communauté des


physiciens et d'Einstein sur le théorème d'équipartition en 1905
Autour de 1905, le théorème d'équipartition est très controversé. Il
conduit en effet à certaines prédictions non conformes aux valeurs
expérimentales, ayant notamment trait aux chaleurs spécifiques des corps et aux
spectres d'émission des atomes14. De telles difficultés ont même été et sont
encore en 1905 considérées par d'éminents physiciens comme un obstacle
majeur à l'acceptabilité de la théorie atomique.
Einstein, lui, a en 1905 un point de vue original sur le théorème
d'équipartition. Ceci, depuis 1902, date à laquelle il a proposé de ce théorème
une démonstration extrêmement générale, conduite dans le cadre du paradigme
moléculaire discret [Einstein 1902].
De 1902 à 1905, Einstein tente, dans ses travaux15, de mettre en rapport
deux niveaux de description physique : celui, macroscopique, de la
thermodynamique dite 'phénoménologique', et celui, microscopique, de la
mécanique statistique. Il s'emploie à développer une mécanique statistique tout
à fait générale ne faisant appel qu'à quelques hypothèses simples sur la réalité
atomique : nombre fini de degrés de liberté des systèmes physiques, équations
différentielles linéaires du premier ordre pour la variation temporelle des états,
etc. Il parvient alors, à partir des propriétés postulées de ce modèle discret sous-
jacent et très général, à déduire certaines caractéristiques observables du niveau
supérieur décrit par la thermodynamique, telles les expressions de la
température et de l'entropie.
C'est dans un tel cadre que se situe la démonstration du théorème
d'équipartition. Einstein, fort de sa confiance dans le paradigme discret {L5
croise ici L4 et y est à certains égards subordonnée) et dans la mécanique

14
Voir par exemple [Brush 1967].
13
Voir notamment [Einstein 1903] ; [Einstein 1904].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 123
argumentatif complexe

statistique très générale par lui développée, juge sa démonstration


irréprochable. Le théorème d'équipartition lui apparaît dans ces conditions
comme une vérité bien établie.

Sixième ligne argumentative (L6) : l'homologie des formules


exprimant la dépendance volumique de l'entropie du gaz parfait et
du rayonnement, indice d'une similitude entre les systèmes
physiques correspondants

Structure d'ensemble de la sixième ligne argumentative


La sixième ligne argumentative s'appuie sur une analogie formelle pour
conclure que gaz et rayonnement présentent tous deux une structure énergétique
discrète. Il ne s'agit cette fois pas d'une authentique démonstration, l'analogie
n'étant pas un raisonnement logiquement valide. L'argument est ici d'autant
moins crédible qu'il aboutit à une conclusion parfaitement aberrante du point de
vue des connaissances physiques de l'époque (Einstein lui-même qualifie
comme c'est bien connu de «révolutionnaire» [Einstein 1905c] l'hypothèse des
quanta de lumière).
Cette sixième ligne argumentative est explicitée dans la partie de
l'article heuristique que j'ai qualifiée de 'constructive'. Elle est la solution que
propose Einstein pour résoudre le dilemme mis en évidence dans la partie
critique. Au cours des développements critiques, Einstein soulignait que la loi
de Rayleigh-Jeans, conséquence de l'électromagnétisme et de la mécanique en
vigueur, n'est valable qu'aux basses fréquences et aux hautes températures.
Dans la phase constructive, il focalise son attention sur le domaine dans lequel
faillit l'électromagnétisme, celui des hautes fréquences et des basses
températures.
La structure globale de l'argument est la suivante. A l'intérieur du
domaine restreint considéré, Einstein recherche l'expression de la dépendance
en volume d'une grandeur thermodynamique centrale, l'entropie. Ceci, d'une
part pour un gaz parfait, d'autre part pour un rayonnement monochromatique.
Or, les deux expressions mathématiques obtenues sont homologues. Einstein en
conclut que la lumière est l'analogue du gaz, et propose en conséquence de
considérer que l'énergie lumineuse est, comme celle du gaz, distribuée de
manière discrète dans l'espace.
Examinons à présent d'un peu plus près les étapes de l'argument.
124 LénaSoler

Dépendance volumique de l'entropie d'un rayonnement


monochromatique de faible densité
Einstein calcule la variation d'entropie S - SQ qui résulte lorsqu'un
rayonnement initialement compris dans un volume VQ se retrouve tout à coup
concentré dans un sous-volume V :
où E est l'énergie moyenne du rayonnement de fréquence, k la constante de
Boltzmann, et h la constante de Planck.
La démonstration fait intervenir :
• l'hypothèse que la distribution de l'énergie sur les différentes
fréquences est régie par une loi déterminée, alors appelée loi
du rayonnement de Wien. La communauté des physiciens
s'accordait à l'époque alors, sur la base des résultats
expérimentaux disponibles, pour admettre cette loi dans le
domaine des hautes fréquences et des basses températures
auquel se restreint Einstein.
• des considérations de thermodynamique macroscopique,
théorie alors estimée tout à fait assurée et exempte
d'hypothèses suspectes (pour de nombreux physiciens, la
thermodynamique ne fait que traduire 'ce que nous dit
l'expérience').
Le résultat obtenu par Einstein est donc lui-même au dessus de tous
soupçons, tant aux yeux de son auteur qu'à ceux du reste de la communauté des
physiciens de l'époque.

Dépendance volumique de l'entropie d'un gaz parfait ou d'une solution


diluée
Une fois réglé le cas du rayonnement, Einstein entend se pencher sur
celui du gaz, plus précisément déterminer l'expression de la variation de
l'entropie S - So qui résulte quand les n molécules indépendantes d'un gaz
parfait, tout d'abord contenues dans le volume V0, se trouvent tout à coup
ramenées à une portion V de VQ.
La démonstration d'Einstein est cette fois tout à fait originale. Elle part
d'une équation introduite par Boltzmann, d'ailleurs baptisée «principe de
Boltzmann» :
S-S$ = k\nW
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 125
argumentatif complexe

où W désigne la probabilité relative de l'état S par rapport à l'état iS0. Cette


probabilité a ici pour expression (tous les points de l'enceinte étant
équivalents) :

W=
KV0
On obtient donc pour la variation d'entropie recherchée :
•Y1
S-Sn=*ln| —
v
oJ
Einstein retrouve ainsi, selon un cheminement qui lui est propre, la
formule à l'époque bien connue de la dépendance volumique de l'entropie d'un
gaz parfait, d'ordinaire obtenue à partir de considérations de thermodynamique
macroscopique.

Homologie des deux formules de probabilité respectivement obtenues


pour le gaz et pour le rayonnement
L'expression de la variation volumique de l'entropie du rayonnement
peut, si l'on souhaite souligner la similitude avec la formule obtenue pour le
gaz, être réécrite de la manière suivante :

^ y YAV
S-Sn =*ln
KvoJ
Par ailleurs, le principe de Boltzmann, S - S0 = k In W, est supposé par Einstein
être extrêmement général et valoir tant pour le gaz que pour le rayonnement. Le
rapport des volumes qui, dans la formule du rayonnement, intervient comme
argument du logarithme, peut donc être identifié à une probabilité : la
probabilité pour qu'à un instant quelconque, toute l'énergie du rayonnement de
fréquence v et d'énergie E passe du volume VQ au volume V.

La conception einsteinienne de la probabilité


Un bref détour du côté de la conception einsteinienne de la probabilité
en général est en ce point nécessaire, si l'on souhaite saisir pleinement ce qui
confère sa force à la ligne L6 aux yeux de son auteur.
126 Lena Soler

Le concept de probabilité et l'interprétation que lui associe Einstein


jouent un très grand rôle dans presque tous les travaux du physicien. Sans
pouvoir développer, j'insisterai sur le fait que depuis 1903 (et jusqu'à la fin),
Einstein revendique une conception statistique de la probabilité, c'est-à-dire
une conception dans laquelle la probabilité d'un état est identifiée à la
fréquence temporelle d'apparition de cet état16. Pour Einstein, la probabilité est
donc une authentique grandeur physique, une grandeur corrélée à l'histoire
effective des microsystèmes physiques.
C'est là une originalité de la position d'Einstein par rapport à celle
d'autres physiciens de l'époque, notamment par rapport à celle de Planck.
Planck ne considère pas le W qui intervient dans la formule de Boltzmann
comme une grandeur physique digne de ce nom, mais bien plutôt comme une
sorte de moyen mathématique de calculer, par des techniques combinatoires
plus ou moins ad hoc et très peu articulées aux caractéristiques des modèles
microscopiques sous-jacents, les grandeurs macroscopiques relatives aux
systèmes physiques, par exemple l'entropie ou l'énergie.

L'analogie formelle suggère l'hypothèse d'une structure quantifiée du


rayonnement
Revenons aux deux expressions analogues de la probabilité. Comme la
probabilité est aux yeux d'Einstein une grandeur physique, son expression
mathématique doit être physiquement interprétée. C'est là qu'entrent en scène
les quanta de lumière, selon un raisonnement du genre suivant.
On a deux formules analogues pour la probabilité, l'une valable pour le
gaz, l'autre pour le rayonnement. Toutes deux se présentent comme le rapport
des deux volumes successivement occupés par le système physique considéré.
Toutes deux sont élevées à une certaine puissance, laquelle est un quotient sans
dimension.
Dans le cas du gaz, l'exposant en question correspond au nombre de
molécules indépendantes présentes dans l'enceinte. H est dans ces conditions
tentant d'étendre cette interprétation au rayonnement électromagnétique :
E
l'exposant sans dimension — qui intervient dans la formule de l'entropie du
hv
rayonnement est alors vu comme un 'nombre de quelque chose' se rapportant

16
Pour les déclarations originales correspondantes, voir notamment : [Einstein 1903,
trad. fr. p. 19] ; [Eistein 1905a, trad. fr. p. 46] ; [Einstein 1909a, pp. 187-188] ;
[Einstein 1910, pp. 1276-1278] ; [Einstein 1911, pp. 436-446].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 127
argumentatif complexe

au rayonnement. Un nombre de quoil La quantité hv est - l'analyse


dimensionnelle le montre - une quantité d'énergie. Le nombre de 'quelque
chose' auquel s'identifie l'exposant E/h est donc un nombre de quantités
d'énergie h. Ces quantités, Einstein les baptise quanta de lumière.
Il conclut en effet : un rayonnement monochromatique de faible
intensité (dans les limites de validité de la loi de Wien) se comporte (...) comme
s'il était constitué de quanta d'énergie, indépendants les uns des autres, de
grandeur [hv] [Einstein 1905a, trad. fr. p. 48].
Quelles caractéristiques du gaz parfait Einstein transfère-t-il en
définitive au rayonnement ? Tout d'abord la structure énergétique discrète, soit
l'introduction d'un nombre fini de constituants énergétiques. Certaines
propriétés des molécules de gaz sont ensuite transférées aux constituants du
rayonnement que sont les quanta de lumière. Les parties d'énergie rayonnante
sont indépendantes et localisées ; elles ont la faculté de se mouvoir ; enfin, une
quantité (d'énergie et non plus de matière) déterminée et indivisible leur
correspond17.

Valeur de l'argument analogique


Malgré les précautions verbales (le rayonnement «se comporte (...)
comme» un gaz parfait), la conclusion d'Einstein est fort osée. Ce, à plusieurs
titres.
D'abord parce qu'elle remet en question un modèle ayant jusqu'alors
largement fait ses preuves. La conception ondulatoire du rayonnement est en
effet, répétons-le, unanimement admise en 1905. Elle seule semble capable de
rendre compte d'un très grand nombre de faits expérimentaux, en particulier des
phénomènes d'interférence. Einstein traite gaz et rayonnement comme des
analogues, alors qu'ils apparaissent aux yeux de tous les physiciens d'alors
comme des systèmes fondamentalement antagonistes, le premier relevant du
continu, le second du discontinu.

17
L'article heuristique explicite ces diverses caractéristiques. L'introduction mentionne
« un nombre fini de quanta [Lichtquant] localisés en des points de l'espace, chacun se
déplaçant sans se diviser et ne pouvant être absorbé ou produit que tout d'un bloc »
[Einstein 1905a, trad. fr. p. 40] (nombre fini, localisation, mouvement, indivisibilité),
tandis la conclusion fait état de « quanta d'énergie, indépendants les uns des autres,
de grandeur [bh] » (Ibid., p. 48) (indépendance, extension énergétique déterminée).
128 Lena Soler

Ensuite, parce qu'elle se fonde sur des arguments fort peu solides.
L'hypothèse des quanta de lumière repose uniquement sur une analogie
formelle, et le raisonnement par analogie, s'il est parfois extrêmement fécond
pour la suggestion de nouvelles idées, ne constitue pas en lui-même, tout le
monde en convient, une, justification logique de ces idées.
Enfin, parce que l'analogie considérée reste tout de même assez pauvre :
elle s'appuie en effet sur une formule mathématique (celle de la dépendance
volumique de l'entropie) certes très générale mais néanmoins unique.
En dépit de tout cela, l'analogie formelle apparaît à Einstein hautement
significative. On peut postuler que l'un des éléments de la conviction
einsteinienne - que je signale ici en passant et sur lequel je ne reviendrai pas
par la suite, en raison de son caractère relativement périphérique par rapport au
réseau de contraintes proposé - est le suivant.
Les deux formules homologues mises en jeu dans l'analogie formelle
peuvent toutes deux être obtenues à partir de considérations de
thermodynamique macroscopique - dans l'article heuristique, celle qui se
rapporte au gaz est dérivée au moyen d'un argument original faisant appel au
principe de Boltzmann, mais la démonstration thermodynamique de cette
formule était en 1905 bien connue.
Or, la thermodynamique macroscopique était à l'époque, assez
unanimement, jugée extrêmement fiable - et Einstein se rallie de ce point de
vue à l'avis général -, étant dans une large mesure assimilée à une simple
description des relations qui corrèlent les grandeurs macroscopiques
directement mesurables, à une traduction immédiate et donc assurée des
phénomènes empiriques, représentation exempte de toute hypothèse
métaphysique indésirable. Et il se trouve que cette description si assurée, loin
d'indiquer la moindre opposition entre gaz et rayonnement, caractérise au
contraire ces deux systèmes au moyen d'équations tout à fait semblables : elle
n'introduit quant à elle, contrairement à la théorie de Lorentz basée sur
l'utilisation conjointe de la mécanique et de l'électromagnétisme, aucun
dualisme en physique. Du coup, le dualisme continu/discontinu caractéristique
de la théorie de Lorentz peut être vu comme un cas particulier d'asymétrie
théorique dépourvue de corrélat observationel (la thermodynamique étant
assimilée à une sorte de résumé d'observations, l'électromagnétisme de Lorentz
à une théorie toujours récusable visant à rendre compte des observations
disponibles).
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 129
argumentatif complexe

Résultat : le dualisme continu/discontinu étant pensé comme ayant été


artificiellement créé par la théorie de l'électron (les données empiriques ne
montrant rien de tel), l'impératif thématique einsteinien d'éliminer ce dualisme
apparaît conforté par une raison qui, parce qu'elle est conçue comme
empirique, est estimée valable, voire inéluctable - en tout cas beaucoup plus
recevable qu'une simple contrainte thématique subjective quant à elle
injustifiable. Et comme le même dualisme continu/discontinu est dissout par
l'hypothèse des quanta de lumière à laquelle incite très fortement la grande
similitude des formules thermodynamiques, Einstein est enclin à faire confiance
à l'argument analogique qui conduit à une telle hypothèse.
Bien entendu, le raisonnement précédent - qui incidemment permet de
mettre en évidence un lien possible entre les deux exigences thématiques
einsteiniennes - ne vaut qu'à condition d'admettre que la thermodynamique est
une description immédiate de l'ordre empirique, affirmation évidemment
hautement discutable, la frontière entre le domaine de la théorie et celui de
l'observation restant toujours très délicate à tracer.

Septième ligne argumentative (L7) : l'hypothèse des quanta de


lumière permet de rendre très simplement compte de situations
d'interaction rayonnement-matière fort difficiles à interpréter dans
le cadre du modèle ondulatoire en vigueur

Présentation générale de L7
La septième ligne argumentative vise à montrer la fécondité empirique
de l'hypothèse des quanta de lumière. Elle est présentée dans la partie
constructive de l'article heuristique, à la suite du développement de l'analogie
formelle entre gaz et rayonnement. Jusqu'alors, l'hypothèse d'une structure
énergétique discrète se rapporte uniquement au rayonnement libre dans l'espace
(indépendamment de toute interaction avec la matière). A présent, Einstein
s'emploie à faire opérer l'hypothèse révolutionnaire dans le cas de situations
expérimentales connues d'interaction rayonnement-matière (émission,
absorption et/ou de transformation de la lumière par la matière).

Einstein applique le modèle des quanta de lumière à trois types de


phénomènes :
130 Lena Soler

• La photoluminescence : quand on éclaire un matériau avec de


la lumière monochromatique, une lumière de couleur
différente est réémise.
• L'effet photoélectrique : l'irradiation d'un métal par de la
lumière ultraviolette provoque l'extraction d'électrons de ce
métal.
• L'ionisation des gaz par la lumière ultraviolette.
Chaque fois, Einstein propose, à partir de l'hypothèse de la structure
quantifiée de l'énergie du rayonnement, une représentation très simple des
processus considérés (du genre : un quantum de lumière communique son
énergie à un électron qui est alors éjecté du métal ; un quantum de lumière
tranfère son énergie à une molécule de gaz et l'ionise...). Chaque fois, il montre
que l'hypothèse n'est pas en contradiction avec les caractéristiques
expérimentales jusqu'alors connues des phénomènes en question. Chaque fois,
il déduit de l'hypothèse des quanta de lumière un certain nombre de
conséquences en principe tes tables expérimentalement, de relations qualitatives
ou quantitatives, ces prédictions constituant autant de mises à l'épreuve
potentielles pour l'hypothèse des quanta de lumière.
Dans les années suivantes, Einstein appliquera l'hypothèse des quanta de
lumière à d'autres phénomènes, notamment aux rayons X18.

Statut et valeur de la septième ligne argumentative


L7 n'est pas une démonstration irrécusable.
Tout d'abord, parce l'affirmation selon laquelle l'hypothèse des quanta
de lumière, contrairement à la théorie électromagnétique, permet (contrairement
à la théorie de Lorentz) de rendre très simplement et très naturellement compte
d'un certain nombre de phénomènes spécifiés, repose sur des jugements de
valeurs. Il n'existe en effet aucun moyen universel de décider qu'une
explication A est plus simple ou plus naturelle qu'une explication B. Tous les
physiciens s'accordent certes pour préférer la simplicité, le naturel, l'élégance,
etc. Mais il est bien connu que d'importantes divergences sont susceptibles de
se manifester lorsqu'il s'agit de déterminer ce qui est simple, naturel, élégant,
etc. Les critères qui président à de tels jugements de valeur peuvent
considérablement varier d'un individu à l'autre.

* Voir notamment [Einstein 1909b].


Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 131
argumentatif complexe

Ensuite, parce que le jugement qu'exprime L7, comme tout jugement


reposant sur les potentialités de deux paradigmes rivaux, est entaché de
précarité, étant à tout instant susceptible d'être renversé. Comment, en
l'occurrence, être sûr d'avoir épuisé toutes les possibilités offertes par le
paradigme ondulatoire continu ? Qu'est-ce qui garantit qu'un tel paradigme ne
fournira pas demain un compte rendu plus satisfaisant que celui que permet
aujourd'hui l'hypothèse heuristique ? La septième ligne argumentative, même
pour ceux qui en 1905 l'admettent avec Einstein, ne vaut néanmoins qu'ancrée
en un point spécifié du temps, lui-même référé à un état déterminé de
développement des deux paradigmes discret et ondulatoire concurrents.
Ceci étant dit, la très grande majorité des physiciens auraient très
probablement souscrit en 1905 à l'énoncé de L7. Et pourtant, aucun de ceux qui
lurent l'article heuristique autour de cette période ne considéra L7 comme un
argument déterminant (puisqu'aucun ne prit à partir de là au sérieux
l'hypothèse des quanta de lumière). C'est que la qualité de l'explication
(simplicité, naturel, etc.) n'est évidemment pas le seul type de facteur à peser
dans la balance. Le nombre de phénomènes susceptibles d'être subsumés sous
le même schème explicatif joue également un rôle crucial. Or le modèle des
quanta, s'il convainc appliqué de manière sélective à l'effet photoélectrique, à
la photoluminescence et à l'ionisation des gaz, semble corrélativement inapte à
rendre compte d'un grand nombre d'autres faits empiriques (les interférences
notamment), tâche dont la théorie électromagnétique s'acquitte quant à elle
parfaitement. Et comme il n'existe aucune procédure universelle qui permette
d'évaluer le poids respectif des facteurs qualitatifs et quantitatifs, le point de
vue finalement adopté par Einstein - l'affirmation de la supériorité du
paradigme discret par rapport au modèle ondulatoire continu - relève donc plus
de l'appréciation personnelle que de la nécessité logique traditionnellement
associée à la démonstration au sens fort du terme.

Huitième ligne argumentative (L8) : concilier quanta de lumière


discontinus et ondes continues.

La huitième ligne argumentative propose un schème de raccordement


entre les deux modèles au premier abord antagonistes que sont les quanta de
lumière discontinus et les ondes électromagnétiques continues. Ceci, afin que
l'hypothèse des quanta de lumière n'oblige pas à renoncer aux très nombreux
succès remportés par l'électromagnétisme.
132 Lena Soler

C'est dans l'introduction de l'article heuristique qu'Einstein indique la


voie dans laquelle le dilemme continu/discontinu peut être résolu : «La théorie
ondulatoire de la lumière opérant avec des fonctions d'espace continues s'est
avérée parfaite pour ce qui est de la description des phénomènes purement
optiques et il se peut qu'elle ne soit jamais remplacée par une autre théorie. Il
ne faut cependant pas perdre de vue que les observations optiques portent sur
des valeurs moyennes dans le temps, et pas sur des valeurs instantanées. Il n'est
pas inconcevable, bien que les théories de la diffraction, de la réflexion, de la
réfraction, de la dispersion, etc., soient entièrement confirmées par l'expérience,
que la théorie de la lumière qui opère sur des fonctions continues de l'espace
puisse conduire à des contradictions avec l'expérience lorsqu'elle est appliquée
aux phénomènes de production et de transformation de la lumière»
[Einstein 1905a, p. 40].
Einstein distingue deux niveaux de description, et associe chacun à une
échelle temporelle différente : le niveau supérieur a trait aux comportements
moyens ; le niveau inférieur, aux comportements instantanés. Entre les deux
niveaux, est conçu un lien d'approximation à approximé : les énoncés du
niveau phénoménologique sont supposés offrir une description grossière de ce
qui a lieu au niveau profond.
Le rayonnement est donc en fait, à échelle microscopique, constitué de
paquets indivisibles d'énergie. La représentation ondulatoire continue offre, à
échelle macroscopique, une approximation adéquate de cette structure discrète,
dès lors que l'on étudie les phénomènes électromagnétiques sur des durées
suffisamment longues. D'où les succès jusque-là incontestés remportés par la
théorie de Maxwell en ce qui concerne le traitement des phénomènes optiques
mettant en jeu des valeurs moyennes. D'où les difficultés de cette même théorie
quand il s'agit de rendre compte des phénomènes instantanés de production et
de transformation de la lumière.
La huitième ligne argumentative n'est évidemment pas une preuve au
sens fort du terme. Einstein ne démontre pas l'existence d'un lien
d'approximation à approximé entre ondes et quanta lumineux. Il met seulement
en avant un schème possible de raccordement, une manière possible de
concilier continu et discontinu.
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 133
argumentatif complexe
Les quanta de lumière, point de convergence d'un réseau
argumentatif complexe

Statut du présent compte rendu


Il n'est pas dans mon intention de réduire le geste einsteinien au réseau
des huit lignes argumentatives proposées. Le présent compte rendu n'est sous-
tendu par aucune thèse déterministe ou pan-rationaliste relative à la logique de
la découverte scientifique19, et ne prétend d'ailleurs même pas à l'exhaustivité :
les prémisses décrites ne sont supposées ni impliquer logiquement l'idée des
quanta de lumière, ni démontrer la rationalité (en un sens très large du terme) de
toute élaboration scientifique, ni enfin épuiser les motifs de la conviction
einsteinienne selon laquelle l'idée des quanta (une fois émise) doit être prise au
sérieux. Le réseau argumentatif en question n'est donc pas conçu comme un
algorithme qui, connu d'avance par quelque démon de Laplace nouvelle
version, aurait permis de prévoir avec certitude les conceptions et les prises de
position atypiques d'Einstein à propos de la lumière. Il est bien plutôt vu
comme une reconstitution après coup dont l'acceptabilité doit être jaugée à
l'aune de sa capacité à intégrer au sein d'un récit cohérent et plausible le
maximum de faits historiques pertinents par rapport à l'objet d'étude, et dont la
valeur doit être mesurée à l'intelligibilité nouvelle qui en résulte
éventuellement.
Ceci étant précisé, il s'agit d'opérer une synthèse en vue de rendre
compte de l'hypothèse des quanta de lumière. Autrement dit, de montrer
comment les huit lignes argumentatives jusqu'ici séparément présentées
s'enchevêtrent et interagissent jusqu'à converger vers l'idée d'une structure
discrète de l'énergie lumineuse.

Pourquoi accuser l'électromagnétisme en vigueur plutôt que la


mécanique statistique ?
Prenons L2 comme point de départ : l'utilisation conjointe de
l'électromagnétisme de Lorentz et de la mécanique statistique conduit à une loi
du rayonnement absurde. Il s'agit, je le répète, de la conclusion d'une

Autour de ce genre de questions, voir [Hanson 1961], et la présentation de la


problématique générale d'une logique de la découverte scientifique par P. Jacob
[Jacob 1980, pp. 403-404) ; [Nickles 1980] ; [Zahar 1983]. Pour une réflexion sur le
sujet qui, à titre d'exemple, prend appui sur les travaux d'Einstein consacrés à la
relativité restreinte, voir [Paty 1996].
134 Lena Soler

authentique démonstration. Tout physicien en ayant eu connaissance ne pouvait


donc, après vérification, que l'accepter. C'est d'ailleurs ce qui, de fait, se
produisit : la démonstration d'Einstein - et d'autres raisonnements du même
type - finirent dans les années qui suivirent 1905 par persuader la grande
majorité des membres de la communauté scientifique que 'quelque chose
n'allait pas' dans les théories en vigueur20.
Mais quoi ? A s'en tenir à la seule logique, l'un au moins des éléments
théoriques utilisés dans la démonstration d'Einstein doit être remis en question.
Seulement, la logique ne désigne pas lequel. On a là une illustration de la thèse
du holisme épistémologique introduite par Duhem et radicalisée par Quine21.
L'alternative est schématiquement la suivante : des modifications théoriques
doivent être introduites, soit au niveau de l'électromagnétisme de Lorentz, soit
au niveau de la mécanique statistique.
Placé devant un tel dilemme en 1905, pratiquement n'importe quel
physicien aurait sans hésiter incriminé la mécanique statistique, très discutée à
l'époque, plutôt que l'électromagnétisme. Or, Einstein opte, lui, pour l'autre
solution. Il n'explicite d'ailleurs même pas l'alternative dans l'article
heuristique : sans ébaucher la moindre discussion, il accuse d'emblée
l'électromagnétisme de Lorentz, et propose de lui faire subir des
transformations révolutionnaires, en introduisant l'hypothèse des quanta de
lumière.

30
Voir par exemple [Solvay 1911].
21
Dans les termes de Duhem : « le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de
l'expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d'hypothèses ;
lorsque l'expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que Tune
au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être
modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée » [Duhem 1906,
p. 284]. Ou, dans les termes de Quine : « Nos énoncés sur le monde extérieur sont
jugés par le tribunal de l'expérience sensible, non pas individuellement, mais
seulement collectivement » [Quine 1951, p. 107]. Duhem s'en tenait aux énoncés
physiques. Quine étend la thèse à n importe quel énoncé intervenant d'une manière
ou d'une autre dans nos jugements à propos du monde extérieur (les énoncés de la
logique ne font en particulier pas exception).
En bref : soit une série d'énoncés quelconques ; si, pris tous ensembles, ces énoncés
conduisent à des contradictions ou soulèvent des problèmes d'ordre divers, le
physicien n'est jamais absolument contraint de mettre en œuvre telle ou telle solution.
Différents remaniements sont en général logiquement possibles, entre lesquels il reste
libre de choisir.
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 135
argumentatif complexe

Comment expliquer cette attitude atypique ? Pour ce faire, peuvent être


convoquées les lignes argumentatives Ll, Ll ', LA et L5.
• En vertu de LA, le paradigme moléculaire discret et la
mécanique statistique en général sont dignes de la plus haute
confiance.
• En vertu de LA et de L5, le théorème d'équipartition, pourtant
très controversé à l'époque, est aux yeux d'Einstein à l'abri de
tous soupçons, ayant été démontré pour des situations
extrêmement générales. Il est donc hors de question de le
rendre responsable de l'absurde loi de Rayleigh-Jeans.
C'est pourtant pour cet échappatoire qu'auraient en priorité opté la
grande majorité des physiciens de l'époque. Quand Rayleigh discute quelques
mois plus tard avec Jeans des conséquences aberrantes de la dite loi de
Rayleigh-Jeans, c'est bien le théorème d'équipartition qu'il choisit pour sa part
de mettre en cause (comme on l'a vu plus haut). Et dans les années suivantes,
divers nouveaux arguments d'Einstein en faveur des quanta de lumière sont
attaqués sur la base du fait qu'ils utilisent le théorème d'équipartition.
LA et L5 fonctionnent déjà aux yeux d'Einstein comme des arguments
pour ne pas incriminer la partie 'mécanique statistique' de sa démonstration.
Mais ce n'est pas tout. Einstein estime par ailleurs avoir de bonnes raisons de
remettre en cause l'autre théorie qui sous-tend la démonstration de la loi de
Rayleigh-Jeans, à savoir l'électromagnétisme.
• Car en vertu de Ll, les théories caractérisées par un dualisme
des fondements et par des asymétries théoriques n'ayant pas
de corrélat observationnel doivent être bannies. Conséquence
(c'est la ligne LV) : l'électromagnétisme en vigueur, dont les
axiomes font intervenir côte à côte, en tant que concepts de
base irréductibles, des ondes continues et des corpuscules
discrets, exige de profonds remaniements.
Les ingrédients de la mécanique statistique utilisés étant dignes de la
plus haute confiance, l'électromagnétisme en vigueur étant, elle,
fondamentalement insatisfaisante, c'est cette dernière qu'Einstein rend
responsable des contradictions obtenues dans la partie critique de l'article
heuristique.
136 Lena Soler

Pourquoi, dans l'électromagnétisme, remettre en question le modèle


ondulatoire continu ?
Cette position, considérée en elle-même, est déjà profondément
originale. Mais Einstein va beaucoup plus loin encore. Il ne se contente pas
d'accuser l'électromagnétisme. Il précise en outre le chef d'accusation. Et ce
qu'il remet en cause, c'est justement ce qui de la théorie électromagnétique
d'alors semble le plus incontestable : le modèle ondulatoire continu, en 1905
unanimement considéré comme un acquis définitif, ayant dans la dernière
décennie du 19 è m e siècle complètement triomphé de son rival, le paradigme
discret d'inspiration newtonienne dans lequel la lumière est décrite comme un
flux de petits corpuscules matériels22.
Qu'est-ce donc qui conduit malgré tout Einstein à accorder crédit à
l'hypothèse des quanta de lumière, hypothèse qu'il qualifie pourtant lui-même
de «révolutionnaire» en 1905, et même, plus tard en 1909, de «monstrueuse»
[Einstein 1909b, p. 96] ? La considération des lignes L3, L6, L7, L8, Ll, Ll' et
L4 permet d'éclairer cette question.
• En vertu de L3, la loi de Rayleigh-Jeans découle de deux
prémisses : le théorème d'équipartition, qui prescrit
d'attribuer à chaque degré de liberté de l'éther une énergie
proportionnelle à la température ; le caractère continu de
l'éther, qui impose un nombre infini de degrés de liberté. II y
a donc deux manières possibles d'emblée assez évidentes
d'échapper à la loi de Rayleigh-Jeans et à ses conséquences
absurdes : soit remettre en cause le théorème d'équipartition
(mais Einstein s'y refuse en vertu de L5) ; soit doter l'éther
d'un nombre fini de degrés de liberté. Cette dernière
possibilité suggère l'idée d'une énergie électromagnétique
concentrée en certains points plutôt qu'uniformément répartie
dans l'espace.
• En vertu de L6, l'expression de la dépendance volumique de
l'entropie d'un rayonnement monochromatique incite, par
analogie avec le gaz, à doter le rayonnement d'une structure
interne. Le déploiement de l'analogie gaz-rayonnement
permet en outre de préciser l'expression de la quantité
minimale d'énergie lumineuse (hv). L'hypothèse d'une

22
Pour une analyse détaillée de la conception newtonienne corpusculaire de la lumière,
voir [Blay 1983].
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 137
argumentatif complexe

répartition discontinue de l'énergie électromagnétique gagne


ainsi en plausibilité.
• En vertu de L7, les données expérimentales relatives à un
certain nombre de situations d'interaction matière-lumière
sont fort difficiles à interpréter dans le modèle ondulatoire.
L'hypothèse d'une structure discrète de l'énergie
électromagnétique permet en revanche, non seulement
d'obtenir une image simple des phénomènes considérés, mais
de plus des prédictions qualitatives et quantitatives
corroborées en l'état des connaissances. C'est une raison
supplémentaire pour prendre au sérieux l'hypothèse des
quanta de lumière.
• En vertu de L8, l'hypothèse des quanta de lumière n'est de
surcroît en principe pas irréconciliable avec les très nombreux
succès jusqu'alors obtenus par la théorie ondulatoire : un
schème de raccordement peut en effet être proposé, qui
associe chacun des deux modèles à une échelle de description
distincte, et rend ainsi moins inacceptable l'hypothèse des
quanta de lumière.
Outre ces quatre arguments physiques, d'autres arguments, thématiques
cette fois, confortent encore aux yeux d'Einstein l'hypothèse des quanta de
lumière.
• Rappelons qu'en vertu de Ll ' (et en conséquence de Ll), doit
être résorbé l'insupportable dualisme continu/discontinu qui
caractérise l'électromagnétisme de Lorentz. II y a au premier
abord deux manières d'atteindre cet objectif : tout réduire au
continu, ou tout ramener au discontinu.
• Or en vertu de L4, Einstein est plutôt porté vers la seconde de
ces deux solutions. Il accorde en effet toute sa confiance au
paradigme moléculaire discret, et le pense en conséquence
plus apte à être le vecteur de la grande unification souhaitée.
138 Lena Soler

Conclusion : multiplicité et enchevêtrement des déterminants de


l'invention scientifique

Récapitulons. Une première constellation de lignes argumentatives


converge vers la conclusion que l'hypothèse des quanta de lumière est, du point
de vue de son contenu empirique- c'est-à-dire du point de vue de sa capacité à
résoudre des problèmes physiques - digne d'être prise en considération. Une
seconde constellation, constituée cette fois d'arguments thématiques (et non
plus physiques), vient consolider cette même conclusion.
La constellation des arguments physiques peut être vue comme une
condition minimale pour que ne soit pas automatiquement et d'emblée rejetée
l'hypothèse des quanta de lumière. Pour résumer de manière synthétique ce qui
a été plus amplement développé précédemment : la grande confiance accordée
au théorème d'équipartition (L5) conduit Einstein, face au dilemme
'électromagnétisme ou mécanique statistique' (L2), à accuser la première de ces
deux théories ; l'explicitation du dilemme suggère déjà que les difficultés mises
en évidence pourraient être évitées si l'éther ne possédait pas un nombre infini
de degré de libertés (L3), ce qui fait naître un doute quant au caractère continu
de l'énergie électromagnétique ; l'analogie formelle (L6) incite par ailleurs
fortement à penser la lumière sur le modèle de la matière, en l'occurrence à
supposer une distribution discontinue de l'énergie lumineuse ; cette hypothèse
permet en outre de rendre compte d'un certain nombre d'expériences
jusqu'alors incompréhensibles dans le modèle ondulatoire continu (L7) ; elle
n'est de surcroît pas irréconciliable avec les très nombreux succès jusqu'alors
obtenus par la théorie ondulatoire de la lumière, car on peut très bien envisager
que l'onde constitue, à un niveau de description grossier, une approximation
acceptable de la structure en quanta, cette dernière devant absolument être prise
en compte à un niveau plus fin de caractérisation (L8).
La constellation des arguments thématiques est certainement quant à
elle, aux yeux d'Einstein, ce qui confère toute sa valeur à l'hypothèse physique
des quanta et fonde sa supériorité par rapport à d'autres conjectures
empiriquement acceptables. L'hypothèse satisfait en effet les exigences
thématiques les plus impérieuses d'Einstein : elle dissout le dualisme des
fondements et fonctionne ainsi comme une promesse d'unification de la
physique sous l'égide d'un unique théma, celui du discret.
Selon d'autres principes classificatoire encore, le réseau argumentatif
proposé se laisse décomposer en une série d'arguments de force hétérogène : il
comporte des démonstrations physiques irréprochables du point de vue des
Les quanta de lumière d'Einstein en 1905, comme point focal d'un réseau 139
argumentatif complexe
normes alors en vigueur (L2 par exemple) ; des arguments qui, sans pouvoir
prétendre être des preuves logiques irréfutables, emportent pourtant, considérés
en eux-mêmes, la conviction de la grande majorité des physiciens de l'époque
(L3 ou L7 par exemple) ; des appréciations personnelles sur les paradigmes
physiques en vigueur {L4, Ll et L1 ' par exemple) ; des raisonnements
logiquement non valides mais psychologiquement convaincants (L6 par
exemple)...
Il serait trop aventureux, et pour cette raison à mon sens de peu d'intérêt,
de chercher à caractériser la situation plus précisément encore, par exemple de
prétendre évaluer le poids respectif de chacun des facteurs explicités. Ce qui est
sûr, c'est que la conviction einsteinienne doit être rapportée non pas à une seule
des lignes argumentatives considérée isolément, mais à de larges fragments du
réseau proposé, et sans doute d'ailleurs plutôt au réseau dans son intégralité
(ainsi probablement qu'à d'autres éléments restés inaccessibles à l'historien des
sciences). C'est parce différentes lignes largement indépendantes vont dans le
sens de la même conclusion qu'elles se renforcent l'une l'autre mutuellement,
et qu'elles rendent prises ensemble hautement plausible aux yeux d'Einstein
l'hypothèse des quanta de lumière.
140 Lena Soler

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