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de la Méditerranée
Bonn Charles. "La répudiation", ou le roman familial et l'écriture-espace tragique. In: Revue de l'Occident musulman et de la
Méditerranée, n°22, 1976. pp. 175-180;
doi : https://doi.org/10.3406/remmm.1976.1389
https://www.persee.fr/doc/remmm_0035-1474_1976_num_22_1_1389
Résumé
L'analyse du premier roman de Rachid Boudjedra fait apparaître dans le texte un double mouvement,
une double structure dynamique. D'une part, le roman tout entier est récit à l'amante étrangère, et à ce
titre il est éclatement du cercle — névrotique, familial puis politique — , par le dire libérateur, que seule
la différence toujours présente de Céline rend possible. Mais d'un autre côté le récit narre
l'enfermement progressif des fils, comme du pays, à travers une série de fêtes de plus en plus cruelles
: le Ramadhan, le remariage du père, l'enterrement du frère, le sacrifice des moutons de l'Aid, sacrifice
occulte des fils, et la fête non-dite (elle ne le sera que dans le roman suivant YInsolatiori) : la
circoncision. De fête en fête, le piège se referme. L'écriture libératrice devient "berlue interminable",
clôture tragique, lieu d'un supplice : celui de la mère, celui de l'écrivain lui-même. La délivrance ne sera
que blessure, séparation, et nouvel enfermement. La dimension tragique de l'écriture de La
Répudiation vient en partie de l'opposition de ces deux mouvements, comme de leur inéluctable
complémentarité.
«LA RÉPUDIATION», OU LE ROMAN FAMILIAL
ET L'ÉCRITURE-ESPACE TRAGIQUE
Dans La Répudiation (1), de Boudjedra, Céline est plus qu'un personnage : c'est
â elle qu'est fait tout le récit, dont le premier niveau est d'abord un jeu alterné de
séduction-répulsion vis-à-vis de l'amante étrangère, seule oreille susceptible
d'entendre le récit libérateur de Rachid, parce qu'elle est étrangère justement, et seule
aussi — avec le lecteur — à le solliciter. Et si le récit est en partie celui de la
répudiation de la mère, l'amante devient inutile lorsqu'une semi-libération se fait, à
la fin du roman, dans l'activité politique. Le récit à l'amante — et au lecteur
également étranger. . . —, sur les sollicitations de celle-ci, est donc en lui-même
répudiation de l'amante, d'ailleurs associée â la mère, et différenciée d'elle à la fois.
A la répudiation de sa mère par le père, dont il est également la victime, le fils
répond par une double répudiation, dont il est l'auteur cette fois : celle de
l'amante, double de la mère, par son récit libérateur, celle du Clan, double du
père, par sa violence verbale et son militantisme politique.
Aussi indispensable â l'existence du récit que le non-achèvement de celui-
ci est indispensable â sa propre existence d'amante, Céline n'apparaît que pour
ponctuer ce récit même, et lui donner un statut : dans le premier "chapitre" (2),
Rachid lui parle nommément, à la deuxième personne(3), mettant du même
coup tout le récit, senti comme libérateur dès les premières lignes (4), en situation
de cure psychanalytique. La phrase-leitmotiv de Céline n'est-elle pas : "parle-moi
encore de ta mère" (5), tandis que Rachid feint de s'interroger '."Pourquoi me
pressait-e//e ? Elle voulait que l'on parlât à nouveau de Ma"(6). Mais pour
que cette cure soit possible, il faut en même temps souligner la Différence
fondamentale que les deux protagonistes représentent l'un pour l'autre. C'est
pourquoi l'analyse de leur relation encadre ce qui, dans le passé du narrateur définit
le plus sa différence-séparation culturelle d'avec l'amante : la description du
Ramadhan(7). Lorsque Céline reparaît, au "chapitre" 10(8), le récit personnel
du "Roman familial" de Rachid est presque terminé : à la répudiation
humiliation, le fils a répondu par le meurtre symbolique du père, en couchant avec la
seconde femme de celui-ci (9). Déjà, racontant l'histoire lamentable de Yasmina
(autre "Différence" par rapport à Céline, tout comme le Ramadhan était
"Différence" au "chapitre" 1), il passe à une protestation plus générale, plus
politique devant la situation de la jeune fille en Algérie. Et il n'est plus question
essentiellement, ni de la mère, ni de la marâtre désormais. De plus la chambre
de Rachid va faire place à l'hôpital de la révolution trahie (10) ; quant à la mort
de Zahir(ll), si le père n'y cache pas "sa joie d'être venu à bout du fils lapidaire
qu'il avait toujours craint plus que n'importe qui", elle ne sera que "la conséquence
normale des actes du Clan qui se préparait déjà à une vengeance toujours attendue",
(p. 172). Lorsqu'enfin le rapport du narrateur et de Céline se sera "normalisé"
(p. 212 : "il était de plus en plus évident que l'aggressivité avait cessé de nous
miner et de pourrir nos rapports"), son récit sera aussi le plus politique, dans
les deux sens du mot : l'évocation des souvenirs du maquis, l'évocation aussi de
la trahison du Clan (pp. 214-215). Et dans le dernier "chapitre", l'hôpital réel
est remplacé par l'évocation sévère du "pays hôpital", tandis que les compagnons
de prison du narrateur, "dans les autres cachots, dans les autres cellules, savent
que je ne suis pas voué éternellement au délire. H faut alors tenir encore quelque
temps. . ." (p. 293), cependant que Céline comme la mère-morte, ont disparu.
(13) Seconde dans l'ordre du roman, même si chronologiquement elle est antérieure
au Ramadhan du "chapitre" 1, où Zoubida est déjà la "marâtre" (p. 22).
(14) p. 70-88»
(15) p. 76. "Ne pas hésiter : les buter, lui, sa gamine et le foetus, répétait-il".
(16) On verra d'autres références, plus explicites, à Kateb dans l'Insolation.
L'influence de Kateb serait évidemment à analyser.
(17) Voir en particulier pp. 89-91. Nous avons développé cette opposition des
espaces paternel et maternel dans les structures profondes de l'imaginaire de la littérature
algérienne en général dans les quatre premiers chapitres de notre étude r Bonn (Charles).
La littérature algérienne de langue française et ses lectures. Imaginaire et Discours d'idées,
Sherbrooke, (Quebec, Canada), Naaman, 1974, 251 p.
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3 - LE SUPPLICE DE LA MERE
n'est question par surcroît que de ce dont on ne parle jamais devant une femme
sans lui faire injure, â plus forte raison devant une mère-amante-répudiée.
L'inceste recherché avec la marâtre est une deuxième profanation, surtout
lorsque cette femme est ressentie comme un substitut de la mère, elle-même
présente dans la parole du romancier : "Inceste. J'avais alors, pour ne pas faiblir,
des attitudes d'enfant recroquevillé sur le sein de l'amante généreuse dont je
rêvais qu'elle était naine. Retour au foetus imprécis et dégoulinant mais
solidement amarré aux entrailles de la mère-goître ; je confondais, dans l'abstraction
démentielle de l'orgasme, ma marâtre avec ma mère" (p. 142).
Profanation enfin, le fait que tout ce récit libérateur ne soit possible, on
l'a vu en commençant, que par la présence et sous les sollicitations de l'amante
étrangère, Céline. C'est à l'étrangère, dont l'attitude est étrangement maternelle,
que le narrateur livre sa mère, se délivrant lui-même par la même occasion dans
son dire libérateur. Et c'est là peut-être la plus grande trahison, puisqu'entre
les souvenirs livrés et le narrateur s'institue du même coup une séparation.
L'espace maternel devient incongru au moment même où l'amant de Céline s'aperçoit
de sa propre ressemblance avec sa maîtresse, devenue troisième mère. Le supplice
de la mère ne prend fin que dans sa disparition.
Résumé
L'analyse du premier roman de Rachid Boudjedra fait apparaître dans
le texte un double mouvement, une double structure dynamique. D'une part,
le roman tout entier est récit à l'amante étrangère, et à ce titre il est
éclatement du cercle — névrotique, familial puis politique — , par le dire libérateur,
que seule la différence toujours présente de Céline rend possible. Mais d'un
autre côté le récit narre l'enfermement progressif des fils, comme du pays, à
travers une série de fêtes de plus en plus cruelles : le Ramadhan, le remariage
du père, l'enterrement du frère, le sacrifice des moutons de l'Aid, sacrifice
occulte des fils, et la fête non-dite (elle ne le sera que dans le roman suivant
YInsolatiori) : la circoncision. De fête en fête, le piège se referme. L'écriture
libératrice devient "berlue interminable", clôture tragique, lieu d'un
supplice : celui de la mère, celui de l'écrivain lui-même. La délivrance ne sera
que blessure, séparation, et nouvel enfermement. La dimension tragique de
l'écriture de La Répudiation vient en partie de l'opposition de ces deux
mouvements, comme de leur inéluctable complémentarité.
Abstract
An analysis of Rachid Boudjedra's first novel reveals in the text a
twofold movement, a twofold dynamic structure. On the one hand, the
novel as a whole is an account of events given to a foreign mistress, which,
through the telling itself, which Celine's ever present difference alone makes
possible, achieves the break-up of the neurotic circle — the family circle at
first, and then the political one ; on the other hand the narrative tells of the
gradual "entrapping" of the sons, and of the country itself, through a
succession of ever more cruel feasts : the Ramadan, the father's second wedding,
the burial of a brother, the sacrificing of the Afd sheep, the implicit
sacrificing of the sons, the unnamed (it is named only in l'Insolation, Boudjedra's
second novel) feast : circumcision. From one feast to the other the trap snaps
to ; the act of writing, hitherto liberating, is now felt as an "endless raving" a
tragic self-enclosing, a putting to the rack of the writer's mother and of the
writer himself. Deliverance then may only mean getting wounded, separated
and again shut in. The tragic dimension of the writing in la Répudation
derives partly from the opposition between these two movements, partly
from their inevitable complementarity.