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UN ESPION

FRANÇAIS
À L’EST

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JEAN-JACQUES CÉCILE

UN ESPION
FRANÇAIS
À L’EST

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© Éditions du Rocher, 2013
ISBN 978-2-268-07585-3
ISBN pdf : 978-2-268-08291-2

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INTRODUCTION

Q uelque part en Allemagne de l’Est, dans le courant de


l’année 1973. La Guerre froide bat son plein. Aussi fur-
tivement que possible – nous sommes au cœur même du terri-
toire ennemi –, un officier accompagné d’un sous-officier, tous
deux français, patrouillent les routes du paradis communiste
à bord d’une puissante berline Mercedes affublée de plaques
d’immatriculation très spéciales. La couleur du véhicule occi-
dental est elle aussi spécifique, choisie dans des tons de camou-
flage vert mat et ce n’est pas un hasard. C’est qu’il est parfois
nécessaire d’emprunter des chemins forestiers, sentiers et autres
layons à peine carrossables lorsqu’il s’agit échapper aux sbires
du Ministerium für Staatssicherheit, la très redoutable Stasi. Ou
pour se rapprocher au plus près des casernements soviétiques et
est-allemands qu’il s’agit d’épier : bien que revêtus d’uniformes,
le lieutenant-colonel Boissière ainsi que l’adjudant Bach n’en
sont pas moins des espions. Les deux hommes appartiennent
à un organisme discret sinon secret, la Mission militaire fran-
çaise de liaison auprès du haut-commandement soviétique en
Allemagne, en abrégé MMFL. Tâche prioritaire : tenir sous sur-
veillance constante les 152 missiles, 7 900 chars, 7 537 véhicules
de combat d’infanterie, 4 414 pièces d’artillerie, 940 avions et
785 hélicoptères1 appartenant aux forces soviétiques stationnant

1.  « 10th anniversary of Russian withdrawal from Germany », RIA Novosti,


25 août 2004.

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sur le territoire de la République démocratique allemande


(RDA). Sans oublier, bien entendu, les forces nationales. Une
gigantesque machine de guerre qui piaffe d’impatience, du
moins le martèle-t-on urbi et orbi, à l’idée de submerger Berlin
et de se ruer à l’assaut de l’Europe occidentale.
L’objectif du moment est la gare de Falkenberg, un nœud
ferroviaire important situé à une vingtaine de kilomètres de
Torgau et souvent fréquenté par les blindés arborant l’étoile
rouge. Elle ressemble à toutes les gares noyées dans une zone
forestière en cela qu’un coupe-feu, les deux hommes le savent,
remonte parallèlement aux voies ferrées. Mais ce coupe-feu est
aussi un coupe-gorge où la moindre sentinelle peut facilement
bloquer un intrus, pas question de s’y aventurer avant de s’être
assuré que la voie est libre. Même dans ce cas, il convient de
marcher sur des œufs : gare au planton que l’on n’a pas vu,
au factionnaire resté dans l’ombre, au planqué camouflé. À
Falkenberg, il n’est cependant pas rare que le jeu en vaille la
chandelle. Ce jour-là, bingo ! Un train surchargé de blindés dis-
simulés à la vue par des bâches attend le moment d’appareiller.
Pierre Bach, le plus capé du duo, est à la manœuvre. Malgré
toute son expérience, il ne reconnaît pas la forme inusitée que
les engins impriment aux bâches. Un nouveau matériel, un
véhicule inconnu, une nouvelle menace ? Immédiatement, tous
ses sens sont en alerte. C’est l’instant où l’adrénaline inonde les
veines, booste la fréquence cardiaque, élève la pression artérielle
vers des sommets. Obéissant à des ordres inconscients venus
du fond des âges, le corps se prépare à affronter le danger. Déjà
palpable, la tension monte encore d’un cran.
Baissant instinctivement le ton, Pierre Bach susurre à son
officier de chauffeur :
–  Remontez le coupe-feu, doucement. Soyez prêt à faire une
marche arrière d’urgence !
Dans le même temps, il saisit l’appareil photo et commence à
prendre des clichés en rafale. Pas facile. Entre le coupe-feu et le
convoi militaire, un train de marchandises masque partiellement
la vue. Faut-il descendre pour continuer à pied ? D’un côté la

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prise de risque, de l’autre la nécessité d’obtenir des résultats


probants, entre les deux la limite floue jusqu’où ne pas aller
trop loin. Que choisir ? Que faire ? C’est alors que la chance
s’en mêle. Deux wagons de marchandises plats heureusement
vides dégagent la vue et, ô miracle ! Juste derrière, la bâche
d’un engin blindé s’est partiellement détachée, elle flotte molle-
ment au vent. Tandis que le haut de la tourelle reste dissimulé,
le canon ainsi que le train de roulement sont visibles. Pierre
Bach comprend alors immédiatement : ce sont des automoteurs
d’artillerie type 2S3 au calibre de 152 mm, c’est la première fois
qu’on observe leur présence dans les marches occidentales d’un
empire soviétique au fait de sa puissance. Un renseignement
de première importance car il signifie que les capacités de des-
truction propres au Groupe de forces soviétiques en Allemagne
ont ainsi nettement été améliorées. Que la Guerre froide se
réchauffe subitement et les blindés de l’Alliance atlantique se
verront gratifier d’une réception autrement plus gratinée que
celle attendue. Cela, les états-majors occidentaux doivent l’ap-
prendre au plus vite.
Dans un silence irréel lourd de menaces à peine troublé par
le ronronnement du moteur, Pierre Bach s’en donne à cœur joie,
ne s’interrompant que pour changer la pellicule, mitraillant lit-
téralement tous les détails visibles boulon par boulon, amassant
nombre de clichés qui feront le bonheur des ingénieurs. Un peu
plus tard, trois messages urgentissimes prendront la direction
de Londres, Paris et Washington, presque aussitôt suivis par
autant de dossiers en bonne et due forme. Un regret impose
cependant le bémol : Pierre Bach n’a pas réussi à déterminer à
quelle unité appartiennent les engins. Qu’importe ! Ce que l’his-
toire retiendra, c’est que ce jour-là, les deux espions ont une fois
encore, une fois de plus, rempli leur mission malgré la meute
de chasseurs lancée à leurs trousses, malgré l’omniprésente
menace de la sentinelle trop nerveuse, celle que l’on n’a pas vue,
qui lâchera la rafale meurtrière. Mais de quels espions, de quels
hommes parle-t-on là ? Qu’est-ce que la MMFL, ce mystérieux

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organisme dont seuls quelques rares initiés connaissent l’exis-


tence ? Pourquoi et comment opère-t-il au-delà du Rideau de
fer ?
Les kilomètres défilent, les villages aussi. Prötzel,
Schulzendorf, Wriezen, Bliesdorf. De lourds nuages noirs cal-
feutrent le ciel, déroulant une infinie palette de teintes grises
sur la campagne brandebourgeoise, un Land de l’État fédéral
allemand enchâssant Berlin. Il pleut à verse. Kunersdorf : enfin
le panneau que j’attendais impatiemment après un périple
routier de presque mille kilomètres. Je ne suis pourtant pas tout
à fait au bout de mes peines. Là, quelque part dans ce paysage
champêtre assombri et banal, derrière ces frondaisons épaisses,
escamoté par ce paravent de végétation touffue quasiment
infranchissable, se dissimule un bunker bâti il y a fort longtemps
par la Nationale Volksarmee, autrement dit les forces militaires
de ce qui fut autrefois la République démocratique allemande.
Mais ces tonnes de béton et d’acier, elles me narguent, jouent
à cache-cache, les dénicher ne va pas de soi. Après tout, faire
profil bas n’était-il pas la vocation de ces massives villégiatures
couleur passe-muraille ?
Kunersdorf, morne plaine… Des souvenirs ressurgissent.
Nous sommes en l’an de grâce 2011 et ces routes, je les ai déjà
arpentées pendant quatre mois il y a fort longtemps, alors que
le Mur de Berlin ainsi que la frontière interallemande, sa sœur
aînée, scindaient encore la nation teutonne en deux camps
antagonistes. C’était en 1981, il y a trente ans, une éternité, un
autre monde. Mais cette expérience-là m’a marqué au fer rouge,
je n’ai rien oublié, ou si peu, et l’instinct du chasseur ne tarde
pas à se réveiller. Je sais pertinemment ce que je dois chercher
pour le trouver, ce foutu bunker. Justement, des plaques de
béton disjointes font maintenant chuinter les quatre pneus
de ma monture d’acier et de plastique, ça fleure bon la RDA.
À droite comme à gauche subsistent des barbelés, symboles
communistes de la liberté. Puis un portail, quelques bâtiments
épars dont l’architecture caractéristique évoque une époque
révolue. Un virage à gauche après la clôture, un mât où flottent

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au gré d’une faible brise les drapeaux américain, britannique


et français (dans l’ordre alphabétique pour ne froisser aucune
susceptibilité !) et une allée qui grimpe une butte. Je m’y engage
prudemment. Juste ce qu’il faut de ciment à droite et à gauche,
quelques dizaines de centimètres, pour éviter à ma voiture
couleur grise, la préférée des espions, de tutoyer la gadoue. Cela
rappelle fort le chemin de ronde où patrouillaient les véhicules
des gardes-chiourmes le long de la frontière interallemande, on
s’y croirait presque. J’échoue sur un parterre de gazon devant
une habitation anodine toute en longueur dont un pignon est
adossé à la colline. Les Allemands de l’Est savaient garder un
secret : rien n’indique qu’à l’intérieur se dissimule l’entrée d’un
bunker, maillon vital des infrastructures radiomilitaires ayant
quadrillé un État maintenant défunt. Au-dessus, seules quelques
bâtisses banalisées coiffent la butte. J’aperçois un panneau, il
signale la mainmise du musée de la Guerre froide sur cette
lointaine dépendance, ma chevauchée fantastique s’achève là,
j’y suis enfin. Mais pour quelle raison venir ainsi se perdre au
plus profond d’un banal paysage teuton noyé sous une pluie
froide alors qu’en juillet, la sagesse populaire voire la sagesse
tout court commande plutôt d’aller réchauffer sa carcasse au
soleil de la Côte d’Azur ? Pour comprendre, un court flash-back
s’impose.
Les Alliés ont anéanti le IIIe Reich, le territoire de l’Alle-
magne est maintenant divisé en quatre zones d’occupation. Afin
de mieux coordonner leurs activités, les quatre états-majors
des forces américaines, britanniques, françaises et soviétiques
mettent sur pied des organismes de liaison, ou pour mieux dire
des « Missions de liaison », dont le plus clair des prérogatives
dérive prestement vers des tâches d’espionnage. Parce qu’opé-
rant sur le territoire de la République démocratique allemande,
les trois Missions américaine, britannique et française voient
leurs menées étroitement surveillées par le Ministerium für
Staatssicherheit, service secret est-allemand passé à la postérité
sous l’abréviation de Stasi. Or, le bunker de Kunersdorf est
souvent utilisé par le musée de la Guerre froide sis à Berlin afin

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de décentraliser certains événements. C’est le cas ce 30 juillet


s’agissant d’une exposition intitulée « Les Missions militaires
alliées de liaison occidentales et la Stasi ». Portant la double cas-
quette de journaliste spécialisé et d’« ancien » ayant, très éphé-
mèrement je le reconnais volontiers, appartenu à la Mission
militaire française de liaison auprès du haut-commandement
soviétique en Allemagne, j’ai été gratifié d’une invitation par
Baerbel Simon, la très sympathique et pétillante organisatrice
des réjouissances. Une manière de retour aux sources, une
occasion que je n’aurais manquée pour rien au monde. Sans
que j’en aie vraiment conscience, la fatigue générée par les
longues heures au volant s’envole comme par magie.
Les représentants français sont rarissimes, la vieillissante
amicale des anciens de la MMFL n’est pas au mieux de sa
forme. Mais une seule chose m’importe, la présence de Pierre
Bach. J’ai fait sa connaissance en 1981 à la Mission et nos
carrières respectives au sein de la Grande Muette ont ensuite
suivi des cheminements parallèles se croisant parfois au gré
des affectations. Ensemble, nous avons côtoyé la mort sur les
petites routes d’Allemagne de l’Est, et j’écris cela sans forfante-
rie aucune. L’expression est théâtrale à souhait certes, elle a été
galvaudée par les médias caressant dans le sens du poil lecteurs
et téléspectateurs avides de sensations fortes certes aussi, mais
c’est en l’occurrence ni plus ni moins que la stricte vérité.
Pierre Bach est le seul que j’aie continué à revoir régulièrement
après avoir raccroché l’uniforme, il est des événements vécus
en commun, par ailleurs narrés dans les pages de cet ouvrage,
qui rapprochent à jamais. Au fur et à mesure des rencontres,
les langues se sont déliées. J’ai la prétention, usurpée ou pas
c’est à chacun d’en juger, d’avoir roulé ma bosse dans le milieu
du renseignement. J’ai pratiqué, rencontré d’autres barbouzes,
j’ai lu aussi, beaucoup lu, et pas seulement des ouvrages écrits
dans la langue de Molière, loin s’en faut. Mais Pierre, mon aîné
dans la carrière, trouve encore le moyen de me régaler d’anec-
dotes qui, pardonnez-moi ce que cette expression peut avoir
de trivial, me laissent littéralement sur le cul. Petit à petit au fil

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des ans, une certitude se fait jour : il ne faut pas que tout cela
disparaisse à jamais dans la fosse commune du temps, ce serait
un crime, et laisser faire serait se rendre coupable de non-assis-
tance à histoire en danger. Je sais pourtant que, médiatiquement
parlant, la Guerre froide ne fait plus recette. Qu’importe, entre
l’espionnage et moi, c’est je t’aime moi non plus. Pratiquer ce
métier de seigneurs m’a apporté de nombreuses satisfactions, il
est temps de renvoyer l’ascenseur.
Mais foin de déclarations grandiloquentes, il faut restituer
ces pages à celui qui les mérite. Si j’apparais encore çà et là
à la manière d’un Alfred Hitchcock hantant de sa présence
ses propres films, ce n’est qu’en modeste élément du décor,
en faire-valoir. Le véritable héros de ces lignes, le personnage
principal, celui qui donne tout son sens au récit, c’est Pierre
Bach. Mais attention ! Si je suis proche de lui au point de le
considérer comme un véritable ami, ce n’est pas pour autant
que je me prépare à dérouler les chapitres qui vont suivre dans
un style larmoyant, à embourber le verbe dans une nostalgie
malséante, à délayer les phrases dans un fatras de souvenirs trop
personnels pour être honnêtes. Car même si Pierre n’a pratiqué
le renseignement qu’au ras des pâquerettes, ce qui le distingue
d’un cador médiatique style James Bond, il n’en a pas moins eu
une vie de véritable espion. Cet ouvrage n’est donc pas un livre
fleurant bon la mélancolie mais un récit d’espionnage souvent
aussi palpitant qu’un roman bien ficelé. Avec une différence
cependant, et de taille : dans les pages qui suivent, tout est vrai.
Croix de bois, croix de fer…

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CHAPITRE PREMIER

PREMIÈRES ARMES

P ierre Bach fulmine. Nous sommes en 1998, l’heure de la


retraite a sonné. Or, les ronds-de-cuir qui, à Nantes, cen-
tralisent les dossiers de pensions militaires, ont envoyé au vieux
soldat une lettre qui lui a hérissé le poil. Sur le feuillet à en-tête
officiel, les trois prénoms de son état-civil sont orthographiés
à l’allemande : Peter, Franz, Maria. Sans hésiter, Pierre prend
sa plus belle plume pour donner à ces fonctionnaires sans âme
une leçon d’histoire. Certes, lorsqu’il est né en 1943 derrière la
ligne bleue des Vosges, l’administration teutonne obligeait les
parents à choisir les prénoms des nouveau-nés dans une liste
répertoriant les possibilités alors jugées politiquement correctes.
Les bambins ayant poussé leurs premiers vagissements dans
une Alsace-Lorraine annexée se voyaient à l’époque attribuer la
nationalité allemande et se devaient donc de porter des prénoms
allemands, nom d’un casque à pointe ! Le choix effectué, leurs
identités étaient ensuite religieusement couchées sur le papier
d’un livret de famille en lettres gothiques, le tout tamponné du
cachet ad-hoc censé authentifier ce chef-d’œuvre de rigidité
teutonne. Seulement voilà, prévu pour durer mille ans, l’empire
hitlérien a fort heureusement eu une existence nettement plus
éphémère. Et en 1945, l’administration française, ayant repris
possession des terres indûment occupées, a immédiatement
édicté un décret rétablissant la nationalité française pour tous
les hommes et femmes nés dans ce bout de territoire usurpé

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par le IIIe Reich. De ce fait, les prénoms Peter, Franz, Maria


ont été francisés et sont devenus Pierre, François, Marie. Cela,
les fonctionnaires nantais l’ont superbement ignoré ! C’est un
peu fort de café surtout pour quelqu’un qui n’a eu de cesse, un
uniforme sur le dos, de servir l’État souvent au péril de sa vie.
Ce sont donc des mots rageurs que le stylo de couleur noire
réglementaire couche sur le papier. Une signature, celle d’un
homme droit dans ses bottes, une enveloppe, un timbre. Puis
une forme d’apaisement. Ayant affirmé son bon droit avec des
mots soigneusement choisis sur une palette allant de l’ironique
au mordant, Pierre Bach ne peut s’empêcher de se souvenir
d’une autre scène du même tonneau. C’était il y a longtemps,
très longtemps.
1970. Jeune adjudant, Pierre Bach s’est porté volontaire
pour servir à la Mission militaire française de liaison auprès
du haut-commandement soviétique en Allemagne (MMFL).
Il se prépare à rejoindre ce nid d’espions ayant l’inconscience
ou l’audace, c’est selon, d’aller chatouiller l’ours soviétique
jusque sur le seuil de sa tanière voire plus si affinités. Un jeu
dangereux. Mais pour être adoubé, encore lui faut-il passer sous
les fourches caudines d’une première étape obligatoire, celle
imposée par la Sécurité militaire, organisme sourcilleux ayant le
pouvoir exorbitant de décider souverainement qui est digne de
confiance ou qui ne l’est pas. Que Pierre Bach soit recalé et cela
signifiera l’abandon sans appel de ses aspirations aux nobles
fonctions d’agent de renseignement. Justement, l’inspecteur est
suspicieux :
–  Comment se fait-il que vous ayez la nationalité française ?
Je lis là que vos parents sont nés allemands et vos grands-
parents aussi !
Une telle ignorance de l’histoire de France témoignée par
un fonctionnaire de la République ne manque pas d’inter­
peler Pierre Bach. Ce n’est pourtant pas le moment de faire un
esclandre. C’est donc avec une voix contenue mais ferme qu’il
rétorque :

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–  Dois-je vraiment vous rappeler que si l’on n’avait pas


perdu la bataille de Sedan en 1870, on serait restés français
mais comme les Français ont été incapables de conserver l’Est
de la France dans le giron de l’État, ce sont les Prussiens qui
ont annexé les trois départements Bas-Rhin, Haut-Rhin et
Moselle. Mes grands-parents sont nés après 1870, ils sont donc
nés allemands. Et mes parents qui ont vu le jour au début du
siècle sont également nés allemands. Mais vous devriez savoir
que ces gens-là ont été réintégrés de plein droit après 1918 ! La
nationalité française leur a été automatiquement attribuée. En
1940, cela a été l’inverse : on est repassés allemands, je suis né
allemand et sur le livret de famille de mes parents, c’est la natio-
nalité allemande qui est inscrite !
Un premier et rude contact pour le moins mi-figue mi-raisin
avec le monde du renseignement dont les barbouzes balancent
sans cesse entre l’opportunité d’enrôler une recrue prometteuse
et la menace de voir leur univers gangrené par un agent double.
Mais il en faut plus pour arrêter Pierre Bach dont la verve ainsi
que la détermination ont ce jour-là rabaissé le garde-chiourme
de la Grande Muette à l’état de cancre digne du bonnet d’âne
pour avoir négligé d’apprendre sa leçon d’histoire. Le rensei-
gnement ou pour mieux dire l’espionnage : un univers parfois
glauque qui allait littéralement happer l’homme pour ne plus le
lâcher jusqu’à ce que retraite s’ensuive. C’est pourtant sous des
auspices nettement plus communs que Pierre Bach embrasse la
carrière.

Initiation militaire d’un futur espion

Début des années soixante. Un jeune homme à peine sorti


de l’adolescence pousse la porte du bureau militaire sis à
Metz. Dans sa tête, des rêves de ciel bleu. Aussi est-ce avec
un aplomb étonnant pour son âge qu’il lance à l’adresse du
sergent-recruteur :
–  Je veux aller dans l’armée de l’air !

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Une intention péremptoire que le sous-officier a entendue


maintes et maintes fois et qu’il lui faut maintenant s’employer à
réfuter sans pour autant rebuter le candidat. C’est donc avec une
rouerie consommée que le militaire monopolise la conversation :
– Vous comprenez, l’armée de l’air est en train de débau-
cher, il y a très peu de possibilités d’engagement pour l’instant.
Si vous vous obstinez, il va vous falloir attendre, vous allez
d’emblée prendre du retard dans l’avancement. En revanche,
vu les excellents résultats que vous avez obtenus aux tests de
sélection à Commercy, vous êtes le candidat idéal pour un
poste de sous-officier dans l’armée de terre. Vous pourriez très
bien faire une excellente carrière dans l’arme blindée cavalerie.
Imaginez-vous à la tête d’un peloton de chars fonçant de toute
la puissance de leurs moteurs. C’est une arme d’avenir !
Le jeune homme encaisse. Son rêve de fraternisation avec
Icare vient de s’écrouler comme un château de cartes, l’atterris-
sage d’urgence est brutal. Mais habilement, le sous-officier lui a
immédiatement fourré dans le crâne un espoir de substitution.
Entre le rugissement d’un réacteur d’avion et le grondement
d’un moteur de char, quelle différence ? En tous cas, l’impres-
sion de puissance est la même ou peu s’en faut. Pourquoi
prendre le risque d’attendre ? En moins de temps qu’il n’en faut
pour le dire, la décision est prise :
–  Va pour l’arme blindée cavalerie !
Avant que le soufflé ne retombe, le militaire brandit pres-
tement un formulaire d’engagement complété à la hussarde.
Puis une signature, quelques gouttes d’encre vite absorbées par
le papier. Sauf qu’aussi dérisoires soient-elles, ces gouttes-là
engagent toute une vie. Voilà, c’est fait, les forces armées fran-
çaises comptent un soldat de plus.
–  Bien. Vous avez contracté un engagement au titre de l’école
d’application de l’arme blindée cavalerie. Vous recevrez ulté-
rieurement une convocation.
C’est ainsi que, le 1er avril 1962, et ce n’est pas un poisson,
Pierre Bach débarque à Saumur où il est intégré à la promotion
d’élèves sous-officiers d’active (ESOA) n° 10.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Les débuts sont tonitruants. Six mois intensifs pour, au


final, décrocher le certificat d’aptitude n° 2 (CA2) ouvrant la
voie au grade de maréchal des logis2 que Pierre Bach attendra
six mois de plus car le chevron ne peut réglementairement lui
être attribué qu’après un an de service. Une règle intangible
même si le jeune soldat a été reçu major de promotion, ce qui
lui vaut d’être intégré à l’encadrement de l’école pour les six
mois qui suivent. Là, passant de l’autre côté de la barrière, il
met sa rigueur au service de la formation des ESOA, des élèves
officiers de réserve (EOR) ainsi qu’à celle de réservistes effec-
tuant des périodes d’activité. Lors des six mois de formation
initiale, il s’est frotté à toutes sortes d’engins : char léger français
AMX-13, char léger américain Light Tank M24 Chaffee, blindé
M8 Light Armored Car (référencé AMM8 dans la nomencla-
ture propre aux forces armées françaises) et enfin EBR (Engin
blindé de reconnaissance, véhicule d’origine hexagonale conçu
par Panhard). Il a même eu l’occasion de monter dans un
Sherman antédiluvien qui, délesté de sa tourelle, ne sert plus
qu’à entraîner les pilotes d’engins. Une diversité de bon augure,
un socle de connaissances, de solides fondations sur lesquelles
bâtir une aisance qui allait, quelques années plus tard, se révéler
si précieuse pour appréhender sereinement les capacités de ces
blindés à l’étoile rouge s’ébrouant dans les plaines d’une Europe
asservie au joug communiste.
À dix mois de service, destination Rennes pour passer cette
fois-ci le certificat interarmes (un acronyme CIA qui n’a rien
à voir avec le repaire à barbouzes américaines sis à Langley !).
Forte de 280 candidats, la promotion est logée au quartier du
Colombier, une ancienne caserne de cavalerie. Un héberge-
ment rustique. Les chambrées sont munies de lits à trois étages
et, l’imagination aidant, il s’en faut de peu pour que quelques
miasmes de crottin ne viennent chatouiller l’odorat. Puis,
adoubé sous-officier le 1er avril 1963 et CIA en poche, direc-
tion Kaiserslautern, en République fédérale d’Allemagne, pour

2.  Équivalent de sergent dans l’arme blindée cavalerie.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

rejoindre les rangs du 5e régiment de cuirassiers. Sur l’insigne


de cette prestigieuse unité, l’aigle polonais porté par la fière
devise nec pluribus impar, « il n’en est pas de meilleur » ! Tout un
programme…
Le « Royal Pologne » comme on l’appelle alors est aligné sur
la structure dite « Division 59 » ; il comprend 54 chars moyens
d’origine américaine M47 Patton, un escadron de chars légers
français AMX-13 équipés de missiles antichar SS-11, un
escadron de commandement et des services (ECS) ainsi qu’un
groupement d’instruction (GI). Chacun des trois escadrons de
chars M47 est subdivisé en trois pelotons à cinq blindés ; à cela
s’ajoutent, au niveau de l’escadron, les deux Patton de comman-
dement, soit celui du capitaine et celui tenu à la disposition du
chef de corps. Lorsqu’il débarque à Kaiserslautern, le maréchal
des logis Pierre Bach prend tout d’abord les fonctions de chef
de char puis, très rapidement, est placé à la tête d’un groupe,
détachement comprenant deux chars. En école d’arme, le jeune
sous-officier n’a pourtant pas été familiarisé avec le Patton.
Qu’importe ! Sa soif d’apprendre est inextinguible. Bientôt, le
mastodonte made in USA n’a plus de secret pour lui.
Au printemps 1964, c’est le passage du brevet d’arme n° 1,
un sésame ouvrant la voie aux fonctions d’adjoint de peloton
qui, comme le précise la prose officielle, doit être capable de se
substituer temporairement au lieutenant chef de peloton en cas
d’absence. Ceci implique en premier lieu de savoir manœuvrer
cinq chars sur le terrain, mais pas seulement. Le menu du stage
est ardu : tir au canon, tir aux armes individuelles, épreuves de
topographie, connaissance de l’armement, apprentissage des
mesures à prendre en cas d’attaque aux armes nucléaires, biolo-
giques ou chimiques composent l’essentiel de l’emploi du temps
sur trois mois denses passés au camp de Mailly. C’est dans ce
coin de France bucolique oublié de Dieu et des hommes qu’est
implanté le Centre de perfectionnement des cadres et d’instruc-
tion des tireurs (CPCIT). À son retour, Pierre Bach est affecté
au sein d’un escadron dont l’une des missions consiste à former

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

les brigadiers3 ainsi que les sous-officiers effectuant leur service


militaire qui dure alors dix-huit mois. Tous les appelés pilotes,
tireurs ou radio-chargeurs affectés au 5e régiment de cuiras-
siers proviennent du Centre d’instruction des blindés (CIDB)
implanté à Trèves, en République fédérale d’Allemagne. Ils
doivent faire acte de volontariat s’ils veulent intégrer un peloton
aboutissant à l’attribution du CA2. Celui qui commande le
peloton est un adjudant-chef ayant un âge certain, ce qui ne
l’empêche nullement d’innover par rapport aux standards tac-
tiques de l’époque. Les jeunes en bavent mais plus ils en bavent,
plus ils en veulent. Pour Pierre Bach, ce n’est cependant qu’un
intermède de trois mois avant de retrouver ses fonctions de chef
de groupe, des fonctions dans lesquelles il s’affirme au gré de
manœuvres internationales effectuées sous couvert de l’OTAN.
Nous sommes toujours en 1964 et le général de Gaulle ne
décidera de faire sécession que deux années plus tard.
Pierre Bach n’a de cesse d’étendre ses connaissances mili-
taires et se porte candidat pour tous les stages possibles et ima-
ginables. En début d’année 1965, il séjourne pendant un mois
à Trèves afin d’y acquérir la qualification « sous-officier armes
spéciales corps de troupe ». Dans chaque régiment existe en
effet un sous-officier dont les fonctions consistent à prendre
en compte tous les aspects relatifs à l’emploi des armes NBC
(nucléaire, biologique, chimique). À l’époque, la Guerre froide
bat son plein et la dissuasion est un concept qui s’invite dans
les conversations militaires hexagonales. Pensez-donc, c’est en
octobre 1964 qu’au sein de l’armée de l’air, la première alerte
atomique 24 heures sur 24 est prise par un Mirage IV appar-
tenant à l’escadron 1/91 Gascogne. Mais pour que les ogives
nucléaires des missiles tactiques appartenant à l’armée de terre
(Honest John puis Pluton) puisse vitrifier leurs objectifs, encore
faut-il préalablement repérer ceux-ci, une prérogative qui
s’étend jusqu’aux plus bas échelons de la hiérarchie. Un simple
chef de peloton peut être amené à donner les informations de

3.  Équivalent de caporal dans l’arme blindée cavalerie.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

ciblage en fonction desquelles une frappe nucléaire peut être


déclenchée. Il existe pour cela un canevas que l’officier doit
remplir en indiquant sa position, les positions occupées par
les troupes amies et la position très précise de l’adversaire visé.
Après avoir envoyé le message, l’infortuné chef de peloton n’a
plus qu’à se replier derrière la crête la plus proche, à s’enfer-
mer dans son blindé soigneusement calfeutré puis à attendre
patiemment le déclenchement de l’apocalypse atomique. Pierre
Bach ne le sait pas encore mais il allait quelques années plus tard
encore une fois être confronté à cette problématique du ciblage
nucléaire, cette fois-ci en territoire ennemi derrière l’obsédant
Rideau de fer. Nous n’allons pas tarder à y revenir.
1965 toujours, autre stage effectué cette fois-ci entre les
murs de la Holzendorfkaserne abritant la Compagnie lourde
de réparation du matériel (CLRM). Cette enceinte sise à
Kaiserslautern a toute une histoire. Avant la Seconde Guerre
mondiale, elle était occupée par une unité d’artillerie de la
Wehrmacht. Bien des années plus tard lors d’une permission,
Pierre Bach lie langue avec un habitant de Hombourg-Haut,
une petite ville mosellane située non loin de la frontière alle-
mande. Il connaît bien l’individu : c’est le beau-frère d’un ancien
camarade de classe. Entre la poire et le fromage, l’homme lui
narre une histoire peu commune :
–  Ah, la Holzendorfkaserne de Kaiserslautern ! Figure-toi
que lorsque j’ai été enrôlé dans l’armée allemande, c’est de là
qu’en juin 1941 l’unité à laquelle j’appartenais s’en est allée en
guerre dans le cadre de l’opération Barbarossa, c’est-à-dire l’of-
fensive du IIIe Reich contre l’Union soviétique ! J’étais motard
dans une escouade de reconnaissance rattachée au régiment
d’artillerie qui y tenait garnison. Avec nos motos, nous étions
chargés d’ouvrir la route au gros des troupes. Tu es actuelle-
ment en poste à l’ambassade de France en Hongrie ? C’est un
pays que j’ai justement traversé en cette occasion, nous sommes
passés par Budapest, Szolnok, Debrecen…
Mais revenons à l’année 1965. En suivant le stage à la
CLRM, Pierre Bach décroche la qualification « sous-officier

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

tourelle corps de troupe », indispensable pour être autorisé à


traiter les menues pannes affectant parfois le fonctionnement
du canon de 90 mm armant le M47 Patton : bris d’un percu-
teur, fuite d’une poche d’azote ou mauvais fonctionnement
d’un lien élastique absorbant le recul de l’arme au moment du
tir. Ses résultats flatteurs lui permettent de monter rapidement
en grade ; au printemps 1966, il est nommé maréchal des logis-
chef4 (MdL/C).

La mutation inattendue, le coup de pied de l’âne

Mais l’année 1966 est aussi celle où Pierre Bach doit, c’est le


règlement, exprimer son souhait de demeurer à Kaiserslautern
ou au contraire son désir d’être muté. S’asseyant à son bureau,
le MdL/C tout frais émoulu se met en devoir de remplir le
formulaire avant de le soumettre au commandant d’escadron,
un capitaine avec lequel Pierre Bach entretient d’excellents
rapports. Autant dire que la prolongation souhaitée de part et
d’autre doit passer comme une lettre à la poste.
En juin, patatras ! Contre toute attente, c’est un ordre de
mutation qui tombe brutalement des altitudes hiérarchiques
parisiennes. Prochaine villégiature : le camp du Valdahon, une
affectation qui n’a rien, mais alors rien de glamour. C’est peu
de dire que le maréchal des logis-chef Bach tombe des nues !
L’affaire est étrange, d’autant plus qu’étant dans sa troisième
année de présence seulement à Kaiserslautern, le jeune sous-
officier n’est réglementairement pas encore mutable même s’il
est tout aussi réglementairement tenu, c’est une règle courteli-
nesque, d’en exprimer éventuellement le souhait. Or, il faut se
rendre à l’évidence, l’ordre comminatoire concerne bel et bien
une mutation.

4.  Équivalent de sergent-chef dans l’arme blindée cavalerie.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Sans attendre, Pierre Bach se rue dans le bureau du capitaine


commandant l’escadron pour qui les voies hiérarchiques restent
tout aussi impénétrables que pour son subordonné :
–  Ne bougez pas, attendez-moi là. Je vais de ce pas au PC5
pour me renseigner.
L’attente est longue. Lorsque les trois barrettes reviennent de
leur raid express sur les terres où règne sans partage la caste des
officiers supérieurs, le mystère demeure entier :
–  C’est à n’y rien comprendre. L’état-major m’a confirmé
que votre demande de prolongation au régiment était partie,
signée normalement par le colonel qui a toujours voulu et veut
toujours vous garder. Il n’y a plus qu’une seule solution : foncer
à la Direction du personnel militaire de l’armée de terre à Paris
et voir s’ils peuvent rattraper le coup.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Dans la capitale, Pierre Bach est
fort civilement reçu par un colonel patron de la section arme
blindée cavalerie auquel il expose son cas :
–  J’avais fait une demande de prolongation, le chef de corps
l’avait avalisée et voilà que je reçois un ordre de mutation pour
le Valdahon !
Le képi en chef ne peut qu’acquiescer :
–  Effectivement, c’est bizarre autant qu’étrange ! Attendez
un instant…
L’officier supérieur siffle un de ses sbires, lui demande d’ex-
humer le dossier ad-hoc. Dans la chemise, coiffant une impo-
sante liasse de feuillets, trône indubitablement une demande de
mutation et non une demande de prolongation. Pierre Bach se
décompose. Il demande à consulter le formulaire, le détaille, ne
tarde pas à constater que le mot « prolongation » a été barré à la
machine à écrire et que la mention « mutation » a été rajoutée
par-dessus. Alors, en désespoir de cause, il joue son va-tout :

5.  Poste de commandement. Dans un régiment, l’expression désigne le


bâtiment à l’intérieur duquel sont concentrés les bureaux occupés par
les officiers supérieurs (chef de corps, commandant en second, officier
supérieur adjoint, etc.) qui dirigent l’unité.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Cela sent le coup fourré. Vous le savez aussi bien que moi,
ce document ne doit réglementairement comporter ni rature ni
surcharge, c’est même explicitement spécifié en bas de la feuille !
Le colonel est gêné. Son vis-à-vis enfonce le clou :
–  Et puis jamais je n’aurais signé une demande de mutation !
–  Oui, mais le général, lui, a signé et on ne peut plus rien
faire.
– Vous voyez bien que c’est un coup tordu, quelqu’un m’a
fait une vacherie, ce n’est pas possible autrement !
–  Écoutez, je vais voir si c’est rectifiable mais ne vous faites
pas trop d’illusions, une fois que le général a signé…
Ses illusions, Pierre Bach les perd très vite : il rejoint le
Valdahon en date du 1er août 1966. Le fin mot de l’histoire
n’allait émerger que l’année suivante de manière fortuite dans
les conditions relatées ci-après. Ouvrons la parenthèse.
Cela fait maintenant un an que Pierre Bach a rejoint le 30e
dragons où il a été intronisé adjoint au chef d’un peloton de
chars. Dans l’armée de terre française, l’adjoint est en charge
de l’aspect matériel, à lui les revues de détail, l’entretien, la mise
à jour et le contrôle des listes d’équipements, le cambouis, la
graisse. Pendant ce temps-là, le chef, si l’on en croit l’image
d’Épinal, se contente d’astiquer ses bottes et de se pavaner
en brandissant son stick à la cantonade. Et dans un peloton
de Patton, l’aspect matériel, ce n’est pas une mince affaire.
Souvent, se conformer à la ligne du Parti nécessite un brin de
débrouillardise ainsi qu’un zeste de diplomatie, c’est indispen-
sable si l’on veut mettre dans les rouages cette goutte d’huile
qui va permettre de solutionner à l’amiable certains problèmes
épineux. Un problème, justement, Pierre Bach en a un, il lui
manque des outils. Où sont-ils passés ? Que sont-ils devenus ?
Dans quel trou noir ont-ils été engloutis à l’insu de leur plein
gré ? Mystère. Toujours est-il que lorsque le sémillant maréchal
des logis-chef imprime pour la première fois l’empreinte de ses

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

godillots dans la terre du Valdahon, environ un tiers des lots de


bord6 manque à l’appel.
Précisément, lorsqu’il servait encore dans les rangs du 5e
régiment de cuirassiers, Pierre Bach avait un bon copain qui
sévissait à la compagnie de réparation. Un beau matin, tout en
se délectant d’une tasse de café, le camarade en question lui
avait tenu ce langage :
–  Dis donc, tu n’as pas besoin de matériel en rab ?
–  Quel genre de matériel ?
–  Tout, des lots de bord, des pelles, des pioches…
–  D’où est-ce que tu sors tout cela ?
–  C’est tout bête : notre compagnie va être dissoute et je suis
chargé de faire place nette. Tout ça va échouer à la décharge à
moins que je ne réussisse à le vendre au poids de la ferraille.
Alors tu passes demain après-midi avec un véhicule, tu rentres
ni vu ni connu dans mon hangar et tu rafles ce qu’il te faut.
Pierre Bach accepte avec empressement. De toute éternité,
l’armée française est une institution où ceux qui savent jouer le
rôle de la fourmi prévoyante par opposition à celui de la cigale
écervelée évitent de nombreux écueils. Le lendemain, c’est
une véritable caserne d’Ali Baba dans laquelle Pierre pénètre.
Partout, des tombereaux d’outils. Rapidement, la camion-
nette Unimog est lestée de deux tonnes que les suspensions
encaissent à grand-peine. Le butin est partagé entre Pierre
Bach d’une part et l’officier technicien régimentaire du 5e cuirs
d’autre part. Le premier a de quoi voir venir : dans sa cave est
stocké un double de tous les lots de bord de son peloton de
Patton ; il possède même en surnombre certaines pièces d’arme-
ment, des percuteurs par exemple. Un seul inconvénient : à la
moindre inspection, il faut temporairement évacuer ce caphar-
naüm. L’Unimog revient alors, est chargé à ras bord puis s’en
va s’oxygéner sur le terrain pour la journée, histoire de laisser

6.  Dans le vocabulaire militaire, un « lot de bord » est un ensemble d’outils,


parfois aussi de pièces de rechange, dont la composition est réglementaire et
qui est attaché à chaque véhicule.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

les inspecteurs travailler à leur aise. Le butin réintègre ensuite le


quartier et le quotidien reprend ses droits. Mais lorsque Pierre
Bach quitte Kaiserslautern pour mettre le cap sur le Valdahon, il
se voit contraint d’abandonner le butin sur place.
Un abandon qu’il regrette lorsque, installé dans ses nouvelles
fonctions au 30e dragons, il constate le déficit en matière de lots
de bord. Comment faire pour y remédier ? Mais oui, la solution
est là, il suffit de faire jouer le principe des vases communicants.
Pierre Bach passe un coup de téléphone à Kaiserslautern où
certaines personnes se souviennent encore de lui. Un ancien
camarade charge une partie du matériel dans son propre véhicule
et, pour plus de discrétion, le transfert a lieu en dehors de la
caserne. Avant de remettre le cap sur le Valdahon, Pierre Bach
fait une halte au mess de Kaiserslautern pour s’y restaurer. Là,
il rencontre fortuitement un rond-de-cuir qui, entre autres, gère
les demandes de mutations ou de prolongations. Sur le ton de la
fausse confidence, l’employé aux écritures lâche une bombe :
–  Il t’a bien eu, Dubus !
–  Dubus ?
–  Mais oui, Dubus, l’ancien sous-officier du service des
effectifs, celui qui a traité ta demande de mutation litigieuse…
En un instant, Pierre Bach comprend de quoi il retourne. Il
devient subitement très attentif. La tension monte d’un cran :
–  C’est bien une demande de prolongation et non une
demande de mutation que tu avais faite ?
– Oui.
– Tu n’étais pas mutable mais Dubus, lui, l’était. Il a
magouillé, il t’a muté à sa place. À Paris, ils ont fait une sacrée
boulette. Et si maintenant tu la ramènes, cela ne servira à rien. Si
je l’avais su à l’époque, je serais intervenu auprès de la DPMAT
pour faire remarquer qu’il y avait eu faux et usage de faux. Il
aurait salement dégusté, Dubus…
Heureusement pour le sinistre personnage, lorsque Pierre
Bach effectue son raid éclair sur Kaiserslautern pour récupé-
rer quelques-uns des lots de bord fantômes au profit de son
peloton du 30e dragons, l’infâme magouilleur est parti sévir sous

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

d’autres cieux, muté qu’il a été à son tour. Faute de quoi, sans
doute se serait-il montré avisé de prendre un abonnement chez
le dentiste, les poings volant parfois très bas les jours d’orage…
Mais refermons cette parenthèse. L’acclimatation de Pierre
Bach dans le Haut-Doubs s’effectue de manière contrastée.
D’un côté, son affectation au sein du 2 e escadron est pain
béni ; il y retrouve le capitaine de Chavanne dont il avait fait
la connaissance dans les rangs du 5e cuirs. Un type bien, ce de
Chavanne, un ancien sous-officier ayant suivi la filière OAEA
(officier d’active des écoles d’armes) qui recrute au sein de la
confrérie des adjudants ayant, comme l’on dit, « de la bouteille ».
Honni soit qui mal y pense : l’expression est synonyme d’expé-
rience, elle n’a rien à voir avec cette habitude que les mauvaises
langues prêtent volontiers aux vieux soldats et qui consiste à se
vautrer plus souvent qu’il n’est nécessaire sur le zinc du premier
estaminet venu. Et puis de Chavanne a fait l’Algérie. De l’autre
côté, le sous-lieutenant, chef du peloton dont Pierre Bach a
été intronisé adjoint, fait quant à lui preuve d’un caractère aux
antipodes. Pète-sec comme il sied à un officier de « l’Arme » (la
seule, la vraie, l’arme blindée cavalerie, en abrégé ABC comme
si cette caste constituait l’alpha et l’oméga de l’alphabet mili-
taire), il ne vit que pour faire du sport, pratiquer le tir ou se
tanner le cul contre le cuir d’une selle. Et, accessoirement, s’affi-
cher urbi et orbi avec sa cravache le plus élégamment possible
coincée sous le bras, respectant en cela un des standards de
l’establishment. Sa personnalité n’est pas sans évoquer cette
vieille antienne satirique voulant qu’un sous-lieutenant soit obli-
gatoirement insolent, famélique et nul. Le fonctionnement du
peloton ? Il n’en a cure, c’est indigne de son rang, tout juste bon
pour les subalternes. Exception notable, il condescend cepen-
dant parfois, le plus rarement possible, à expédier la notation de
« ses » personnels. Résultat : lorsque Pierre Bach joue les princes
charmants s’essayant à faire démarrer pour la première fois les
engins du peloton sommeillant dans un hangar telles autant
de Belles au bois dormant, c’est un bide retentissant, toutes
les batteries sont à plat. Plus généralement, l’état du matériel

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

laisse à désirer, d’où la virée à Kaiserslautern contée ci-dessus.


Heureusement, Pierre Bach se console en suivant encore et
toujours plus de stages, et pas n’importe lesquels.

Une sélection impitoyable

Dénomination : brevet d’arme du 2e degré, BA2 pour les


intimes. Une étape cruciale dans la carrière d’un sous-officier
car elle conditionne l’aptitude à commander un peloton en titre
et, accessoirement, l’attribution de l’échelle 4, soit le barème de
solde le plus élevé. Chaque année, en fonction du budget prévi-
sionnel, Paris décide souverainement du contingent « d’échelles
4 » attribué à chaque arme pour chaque spécialité ; quel que soit
par ailleurs le nombre de candidats, le quota de BA2 corres-
pondant ne saurait être dépassé. Il n’est parfois du reste même
pas atteint car pour décrocher le sésame ouvrant la voie à une
plus grande aisance financière, il est impératif d’obtenir une
moyenne minimale de 14/20 ainsi que d’échapper au couperet
d’épreuves éliminatoires impitoyables. Dès l’arrivée au camp de
Mailly, les instructeurs ne se privent pas de mettre la pression :
–  Ne défaites pas vos valises. À l’issue des tests préliminaires,
il y a fort à parier que certains d’entre vous reprendront illico
presto le chemin du retour !
C’est ce que fait dès le lendemain une poignée de recalés.
Pour ceux qui restent, c’est loin d’être gagné :
–  On vous prévient, vous travaillez pour le quart de point.
Vous êtes 24 candidats et, sur l’ensemble de l’arme blindée
cavalerie, il n’y a que 14 échelles 4 attribuées pour cette année
1967 dans la spécialité M47 Patton. Il y aura donc un maximum
de 14 élus et les autres repartiront comme ils étaient venus !
Dès lors, tout est bon pour éliminer les incompétents, les mal-
chanceux, les étourdis et bien d’autres encore. Deux candidats
font le coup de poing dans un bar : recalés. Ils se sont pourtant
contentés de se défendre mais l’échauffourée a provoqué
l’intervention de la maréchaussée, un crime de lèse-discrétion

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qui ne pardonne pas. Quelques jours plus tard, un malheureux


« oublie » de se réveiller. Ceux qui dormaient dans la même
chambrée auraient pu le secouer, ils se sont abstenus : recalé. Et
tout est à l’avenant. Bonjour l’ambiance…
Pierre Bach, lui, tient bon. Il est le plus jeune des candidats
et cette distinction lui vaut de sentir le vent du boulet. Fin mars,
alors que le stage en est presque à son terme et que s’annoncent
les épreuves finales, il est convoqué chez le patron de la com-
mission d’examen, un colonel qui a la réputation de ne pas être
commode. Semblant jouir du pouvoir dont il est l’immodeste
dépositaire, le képi aux cinq ficelles lui tient ce langage sur ce
ton faussement familier qui est la marque des suffisants :
–  Mon cher ami, vous ne pouvez pas passer l’examen parce
que vous n’avez pas cinq ans de service révolus !
Pierre Bach est consterné. Si c’est vrai, pourquoi les hautes
sphères administratives ont-elles patiemment attendu la fin du
stage pour lui annoncer cela ? Trois mois à en baver pour des
clopinettes… Il est cependant des officiers de l’arme blindée
cavalerie qui préfèrent la compétence à l’exercice indifférencié
de l’autorité. Le colonel a à peine fini d’éructer la sentence qu’il
est interrompu par son adjoint :
–  Attendez, mon colonel… Si…
Pierre Bach est au supplice.
–  Regardez : au troisième jour de la semaine d’examen,
le maréchal des logis-chef aura bien cinq années de service
révolues. À la publication des résultats s’il est reçu, il pourra
justifier de cinq ans et trois ou quatre jours sous les drapeaux…
Et ledit maréchal des logis-chef de pousser in petto un soupir
de soulagement qui a dû s’entendre jusqu’au Valdahon. Le
colonel, lui, esquisse une moue. Il donne l’impression, mais
sans aucun doute n’est-ce là qu’une impression, de regretter la
tournure prise par les événements. Il se sentait tellement à son
aise dans son rôle de censeur sachant impitoyablement manier
la censure…
Le stage lui-même est prenant, dense, passionnant. La
semaine d’examen débute en fanfare avec une séance de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

pilotage de char suivie d’une autre séance de conduite concer-


nant cette fois-ci une moto. Mais l’épreuve-reine, celle que tout
le monde redoute, le véritable couperet, c’est le test tactique.
Il consiste à commander un peloton de chars sur le terrain, les
évolutions des blindés étant scrutées à la loupe, disséquées au
scalpel, analysées dans leurs moindres détails par un duo de
capitaines examinateurs, l’un monté sur Jeep et son alter ego
occupant, en tourelle, la place du radio-chargeur dans le blindé
de commandement. Tels des Sphinx faisant planer une menace
omniprésente et obsédante, les deux personnages ne pipent
mot, se contentant de tracer, sur le papier de leurs calepins, des
signes cabalistiques au fur et à mesure que le candidat suant
sang et eau déroule sa manœuvre plus ou moins péniblement.
Et cela dure, dure… En tout et pour tout deux heures et demie
au cours desquelles se succèdent des incidents, embuscades,
progressions et autres coups d’arrêts. Au début, le sous-officier
à la recherche de la consécration reçoit une mission initiale. Ses
blindés tout juste en mouvement, une arme antichar se dévoile
qui prend les Patton à partie. Que faire ? Repli hâtif derrière la
crête puis repérage de la pièce scélérate qui tire une deuxième
fois, un tir en l’occurrence symbolisé par un appel de phare
émanant d’un plastron installé sur un mouvement de terrain
à 1,5 kilomètre de distance. Vite, évaluer la menace : canon ou
missile ? Puis, dans la foulée, réagir en conséquence. Manœuvre
classique de cadrage-débordement pour fixer l’adversaire puis le
prendre à revers en progressant derrière un masque du terrain.
Cadres d’ordres, réaction. Derrière le blindage, la panique n’est
pas encore d’actualité mais l’affolement guette. C’est le moment
que choisissent les examinateurs pour provoquer un nouvel
incident. Et puis, et puis… À l’issue de ce morceau de bravoure,
nombre de candidats confieront avoir éprouvé à un moment ou
à un autre une envie irrépressible de bouffer leur micro ! Pierre
Bach s’en sort avec les honneurs, décroche le BA2, prouvant
là une aptitude peu commune à gérer le stress, capacité qui
allait, quelques années plus tard lorsqu’il aurait revêtu ses
habits d’espion, lui être extrêmement précieuse. Car réussir

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

une carrière de barbouze ressemble à toute chose en cela qu’il y


faut certes des acquis mais aussi des prédispositions. Là comme
ailleurs, le travail acharné sans talent vous rejette irrémédiable-
ment dans la basse-cour où végètent les tâcherons.
Sur les trois candidats envoyés à Mailly par le 30e dragons,
seul le jeune maréchal des logis-chef regagne le Valdahon
diplôme en poche. Le deuxième candidat est éliminé d’emblée,
le dernier foire son examen. Autant dire que l’accueil dans le
bureau du chef de corps est plus que cordial, l’heure est aux
félicitations chaleureuses :
– Vous avez réussi avec la manière, c’est très bien. Je vais
vous faire une fleur : au 2e escadron, le 3e peloton est disponible.
Je vous le donne !
À ces mots, Pierre Bach se sent pousser des ailes. Le BA2 en
poche avec à peine plus de cinq ans de service, il est le seul
maréchal des logis-chef du régiment à être placé à la tête
d’un peloton de combat. Traditionnellement, il y a certes dans
chaque escadron de l’arme blindée cavalerie un peloton de
chars qui est commandé par un sous-officier, mais il s’agit géné-
ralement d’un adjudant-chef ou, à défaut, d’un adjudant muni
de tous les sacrements et justifiant d’une certaine ancienneté.
Voir un maréchal des logis-chef investi des mêmes fonctions est
en revanche une incongruité qui génère des jaloux, notamment
au sein de cette coterie des vieux adjudants ayant « fait » l’Algé-
rie mais ne possédant pas toutes les qualifications requises. La
médaille a cependant un revers. Rançon de la gloire, dès qu’une
démonstration s’annonce dans le but d’honorer généraux ou
personnalités n’ayant rien d’autre à faire qu’à venir pérorer
devant des rangs de bidasses au garde-à-vous, la corvée échoit
de plein droit au benjamin de l’équipe. Un benjamin dont le
peloton s’enfle bientôt jusqu’à compter sept Patton après qu’on
lui ait affecté les deux engins de commandement dévolus à
l’escadron.
Adoubé, Pierre Bach a pris ses marques, l’unité sur laquelle il
règne est une mécanique bien huilée. Pas pour longtemps. À l’été
1967, l’ensemble des appelés est libéré, remplacés qu’ils sont

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

par des pilotes, tireurs et radio-chargeurs tout frais émoulus du


Centre d’instruction des blindés (CIDB) de Trèves. Un nouvel
arrivage qui va d’emblée poser quelques menus problèmes.

Former les tankistes dans l’urgence

On n’est jamais trop prudent. Ce n’est pas que Pierre Bach


ait des doutes quant à la qualité de la formation dispensée au
sein du CIDB (quoique…) mais lorsqu’il voit débarquer dans
son bureau cette charretée de soldats inexpérimentés, il veut en
avoir le cœur net. Après tout, le jeune chef de peloton va être
responsable de ces hommes-là pendant plusieurs mois, autant
mettre tout de suite les pieds dans le plat. Direction : le hangar
où les sept M47 dorment du sommeil du juste. Bichonnés,
couvés, astiqués, graissés d’abondance, entretenus avec un soin
jaloux, il n’y manque pas un écrou, pas le moindre petit boulon,
pas la plus minuscule des gouttelettes d’huile. Les engins
s’ébranlent au quart de tour, Pierre Bach le sait bien. Mais ces
quatorze débutants font piètre figure. Savent-ils seulement, eux,
comment on les démarre, ces foutus Patton ? C’est au pied du
blindage que l’on voit le tankiste, dit-on. Le premier à s’y coller
disparaît bientôt, avalé par le monstre. Quelques bruits métal-
liques se font entendre et puis… plus rien, un silence assourdis-
sant s’installe, dure, s’appesantit au-delà du raisonnable. Jusqu’à
ce qu’une tête affichant un air penaud émerge des entrailles
d’acier. Dans l’esprit de Pierre Bach, une sourde inquiétude
commence à poindre. Au bilan, sur les quatorze pilotes et
copilotes qui se succèdent aux mannettes de l’engin blindé,
seuls deux réussissent à le ramener à la vie. Il n’y a pas de quoi
pavoiser. Et encore, on peut se demander si les compétences
acquises par les deux petits malins de service ont véritablement
pour origine l’enseignement dispensé au sein du CIDB car dans
le civil, l’un exerce les nobles fonctions d’agriculteur :
–  Chef, les tracteurs, c’est du matériel qui coûte cher. Quand
on casse, ça sort de notre poche !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Le second, lui, est conducteur d’engins de travaux publics :


–  Si je casse du matériel sur le chantier, on ne me fait pas
payer les réparations mais je perds des primes !
Pierre Bach ne peut s’empêcher de répondre :
–  Ici, pas la peine de fantasmer sur les primes. Mais conti-
nuez comme cela, vous m’intéressez !
À ces échanges d’amabilités succède avec les autres appelés
une franche explication non dénuée d’un zeste d’agressivité :
–  Bon sang, on ne vous a rien appris, au CIDB ?
– Ben…
Le jeune maréchal des logis-chef adopte ensuite un ton plus
apaisé. Ces soldats de fraîche date, maintenant ses soldats, ne
sont sans doute que des victimes du système, cela tombe sous le
sens. Les culpabiliser ne sert à rien, le problème le plus urgent,
le seul problème en fait, n’est pas de rechercher des respon-
sables que l’on ne pourra châtier mais de combler rapidement
les lacunes :
–  Comment ça s’est passé, votre formation de pilotes ?
Encore un silence qui perdure. Puis le plus dégourdi se lance
enfin :
–  Après le rassemblement du matin, on allait sur le terrain.
Les moniteurs mettaient les chars en route, les sortaient des
hangars. On montait à bord, on faisait notre circuit, on ramenait
le char au point de départ moteur tournant, un autre pilote
prenait notre place et ainsi de suite.
–  Et la mise en marche des moteurs ?
–  On a dû le faire une fois ou deux, pas plus…
Or, démarrer un Patton surtout par temps froid est un
processus délicat, il y faut du doigté, un doigté qui ne peut
s’acquérir qu’avec l’expérience. L’expérience, justement : les
tireurs en manquent également, il ne faut pas longtemps à
Pierre Bach pour s’en rendre compte. Car là aussi, pointer
le canon d’un M47 est tout un art qui ne s’improvise pas. Il
importe en premier lieu de maîtriser le fonctionnement du
télémètre stéréoscopique indiquant la distance de la cible. Le
système restitue deux images qu’il s’agit d’aligner et quand elles

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

le sont parfaitement, la distance est affichée. La doctrine en


vigueur impose de réaliser l’opération à trois reprises avant de
prendre en compte la moyenne des trois mesures. Pour réussir
ce processus du premier coup, on estime qu’il est indispensable
qu’une recrue ait télémétré environ 5 000 fois… Il s’avère vite
que les sept tireurs connaissent le principe mais en ignorent la
pratique. Et puis ce n’est pas tout : il faut penser à afficher le
type de la munition (perforante, fumigène, etc.) ainsi que la
vitesse du vent auparavant estimée. Là encore, là toujours, c’est
en premier lieu l’expérience qui fait la différence entre les bons
et les mauvais.
Pierre Bach est catastrophé, l’instruction des hommes est à
reprendre de zéro. Il se précipite dans le bureau du capitaine
commandant l’escadron :
–  Ce que les hommes ont appris au CIDB, c’est de la roupie
de sansonnet. Tout est à refaire !
–  À vous de voir. La prochaine manœuvre est dans six
semaines. À cette date, il faut que votre peloton soit opération-
nel. L’échec n’est pas une option et je ne me satisferai pas d’un
résultat moyen.
–  Ai-je carte blanche ?
–  Oui. Avez-vous besoin de quoi que ce soit ?
–  En premier lieu, il faudrait me faire affecter en exclusivité
une zone d’exercice pour que je puisse y aller n’importe quand,
camper sur place si nécessaire.
–  O.K., j’arrange cela avec le bureau instruction. Quoi
d’autre ?
–  À priori, pas grand-chose pour l’instant. Mon adjoint est
top-niveau en matière de tourelle, je lui confierai les tireurs.
Moi, je vais prendre le plus gros, les pilotes. J’en fais mon affaire.
–  Si vous rencontrez le moindre problème, ma porte vous est
grande ouverte.
–  Merci, mon capitaine. Puis-je disposer ? J’ai du pain sur la
planche…
– Allez-y.
–  Mes respects, mon capitaine.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Six semaines plus tard, le peloton Bach réussit brillamment


sa manœuvre. Ce n’est pas le cas d’autres pelotons, on déplore
le bris de sept ensembles motopropulseurs. Dans trois cas,
la responsabilité de l’équipage, faute de conduite ou défaut
d’entretien, est directement engagée. Mais le commandement
ne fait pas dans la nuance, les punitions pleuvent et frappent
indistinctement. Une situation vécue par la troupe comme une
injustice car les transmissions sont d’un modèle antédiluvien et
le Valdahon est un terrain difficile, caillouteux, cassant, qui ne
pardonne rien. En 1967 justement, un escadron rééquipé de
pied en cap avec des AMX-30 flambant neuf vient y tester ses
nouvelles montures ; à Mourmelon, là où les blindés récemment
livrés sont encasernés, le champ de manœuvre est un véri-
table billard. Or, l’AMX-30 est doté d’un moteur cacochyme
raccordé à une boîte de vitesses quelque peu faiblarde. Le juge
Valdahon rend un verdict sévère : quatorze ensembles moteur-
transmission doivent être changés…
Cela fait tout juste un an que Pierre Bach a posé ses malles
dans le Haut-Doubs et pourtant, il s’y ennuie déjà. Le week-end
est réduit au samedi après-midi suivi du dimanche, trois demi-
journées qui paraissent bien courtes lorsque l’on doit, pour
retrouver son petit chez-soi, effectuer d’une traite les trois
cents kilomètres séparant le camp de Saint-Avold. Qui plus est,
l’épopée n’est pas une sinécure, elle implique soit la traversée
des Vosges, soit le passage par l’Alsace. Début 1968 cependant,
une occasion inespérée de mutation se présente. Un régiment
est recréé à partir de rien, il faut fournir les effectifs nécessaires.
Pierre Bach l’apprend par un beau jour d’hiver alors qu’il est
convoqué dans le bureau du capitaine commandant l’escadron :
–  Il y a de fortes chances que je sois muté à Lunéville. On y
met sur pied le 3e régiment de cuirassiers, il va être rattaché à la
8e brigade motorisée. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
–  Je suis partant. Vous me mettez dans vos bagages, mon
capitaine ?
–  Je vais voir cela. Mais attention : là-bas, foin de Patton, on
va nous refiler de vieux AMX-13…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Quelques jours plus tard, alors que Pierre Bach officie en tant
qu’examinateur au certificat d’aptitude n° 2, le chef de corps du
30e dragons le prend à part :
–  Est-ce que vous êtes vraiment décidé à partir ?
–  Mon colonel, ce n’est pas que le régiment me déplaise mais
je m’y ennuie.
Un blanc s’invite dans la conversation. Il est encore rare
pour un sous-officier d’oser faire preuve d’une telle franchise.
C’est que l’armée de terre est très conservatrice et son crédo en
matière de dialogue consiste encore à rappeler que la réaction
réglementaire, la seule admissible, est d’écouter religieusement
un supérieur hiérarchique en rivant le petit doigt à la couture
du pantalon avant de répondre respectueusement en abondant
dans son sens. Mais Pierre Bach n’en a cure, il n’est pas là pour
la gamelle. Équipé de lourds M47 Patton, le 30e dragons appar-
tient à cette confrérie militaire que, par dérision, on appelle
les « culs de plomb ». Et être un « cul de plomb » signifie alors
manœuvrer obligatoirement dans des camps et abandonner tout
espoir de participer à des exercices en terrain libre. C’est encore
pire au Valdahon puisqu’il suffit de rouler cent mètres pour
retrouver des pistes dont on finit, à force d’y user les chenilles
des chars, par connaître sur le bout des doigts la moindre bosse,
la plus petite ornière, le nid-de-poule le plus insignifiant. Au fil
du temps, imperceptiblement, Pierre Bach sent naître en lui une
irrépressible envie de côtoyer d’autres horizons. Il aspire à des
tâches plus exaltantes, à des affectations où l’on sent parfois le
cœur s’emballer, l’adrénaline inonder les veines. Servir certes,
mais servir par passion, faire quelque chose de réellement utile,
éviter à tout prix de devenir un de ces ronds-de-cuir galonnés
ayant pour seule ambition d’attendre l’âge de la retraite en
évitant de faire des vagues dans ce verre d’eau où les médiocres
se noient parfois. Alors si Pierre Bach ignore encore tout du
sort qui lui sera réservé à Lunéville, il sait en revanche qu’il n’a
rien à espérer s’il choisit de moisir ici. C’est un peu comme au
deuxième tour d’une élection présidentielle : on ne vote pas pour

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

le meilleur des deux candidats mais pour le moins mauvais. Au


pire, la mutation le rapprochera de sa famille.
Après le temps de la surprise, l’officier supérieur reprend :
–  Votre départ me pose problème !
–  Mon colonel, vous connaissez l’adage : les cimetières sont
pleins à craquer de gens indispensables.
Le chef de corps ne peut manquer d’apprécier la détermina-
tion dont Pierre Bach fait preuve.
–  Bon. D’accord.
L’affaire se précipite. Dans les régiments blindés d’alors
existe un escadron organique équipé de missiles antichars. Or, le
30e dragons du Valdahon va reverser ses M47 Patton et toucher
en lieu et place des AMX-30 de conception française. Mais
le régiment type « AMX-30 » a une structure différente, le 30e
dragons perdra donc son 4e escadron, celui équipé de blindés
légers AMX-13 armés de missiles antichars SS-11 qui va
constituer le noyau du 3e régiment de cuirassiers. Destination :
l’ancienne base aérienne de Saint-Clément, non loin de
Lunéville, dont la gigantesque piste longue de 3 400 mètres
est devenue totalement inutile depuis que la France a quitté le
commandement intégré de l’Alliance atlantique. Le mouvement
doit être achevé pour l’été 1968. Sur ces entrefaites, Pierre Bach
est convoqué par le chef de corps. Les nouvelles sont mauvaises.
–  Ah ! Bach… Ce n’est pas pour vous punir de quitter
le régiment mais je viens de recevoir des consignes précises
émanant des plus hautes sphères de l’arme blindée cavalerie.
L’état-major a décidé que les jeunes officiers devaient effectuer
un temps de commandement et ils ont priorité pour l’attribu-
tion des unités. Je me vois contraint de vous retirer votre peloton
et de le confier à un jeune aspirant tout frais émoulu de Saumur.
Je n’ai pas le choix.
Pierre Bach accuse le coup. Le colonel poursuit :
– Vous n’êtes pas le seul à pâtir de cette directive, d’autres
sous-officiers vont en faire les frais.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Mon colonel, ne me faites pas l’insulte de me désigner


comme adjoint de cet aspirant ! J’ai commandé ce peloton
pendant plusieurs mois, c’est mon peloton !
–  C’était. Vous êtes volontaire pour Lunéville, je vais vous
affecter au 4e escadron, celui qui part.
Problème : quoi faire de quelqu’un n’ayant pas la qualifica-
tion de missilier dans une unité de missiles antichars ? Pierre
Bach prend les fonctions d’adjudant d’escadron, un poste à
la fois essentiel et redouté. Essentiel car le sous-officier qui en
hérite devient l’une des chevilles ouvrières de l’unité. Redouté
parce que la gestion du service courant, une des principales
responsabilités de l’adjudant d’escadron, est parfois difficile
lorsque l’on a affaire à des soldats manquant de motivation.
Justement, l’unité sur le départ concentre certes les cadres
volontaires mais aussi d’autres militaires, nettement moins
volontaires ceux-ci, dont le 30e dragons désire se débarrasser.
C’est de bonne guerre. Pour couronner le tout, le capitaine qui
devait emmener Pierre Bach dans ses bagages reste au Valdahon
et l’officier désigné pour cornaquer la transhumance est finale-
ment un nouveau venu genre « pète-sec » ; il vient d’être breveté
d’état-major, sésame indispensable censé ouvrir aux officiers
méritant une voie royale vers les sommets de la hiérarchie, c’est
tout dire… Nous sommes alors en avril 1968.

Saint-Clément, morne plaine

Puis vient le joli mois de mai. Le 2, à la Sorbonne, une sombre


affaire d’incendie met le feu aux poudres entre étudiants d’ex-
trême-droite et étudiants d’extrême-gauche ; Nanterre est très
rapidement gagnée par la contagion. Le lendemain, les troubles
s’étendent au Quartier Latin et c’est la France des universi-
tés qui s’embrase. Trois jours plus tard, de violents affronte-
ments font plusieurs centaines de blessés. Ce n’est pourtant
qu’un début. En date du 9 mai, la révolte s’étend, elle touche
le monde ouvrier. Le 25 mai, les chiffres s’affolent : on compte

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

neuf millions de grévistes. L’essence manque, les supermarchés


aux rayons vides sont pris d’assaut par une foule qui ne sait
pas de quoi demain sera fait. Mise en état d’alerte dès le début
des troubles, la troupe est consignée dans les casernes. Au 30e
dragons comme dans de nombreuses autres unités de métro-
pole, le temps suspend son vol. Des détachements sont mis sur
pied, on leur confie la mission de protéger les points sensibles,
relais de télévision par exemple. Pierre Bach y échappe, pas
pour longtemps. Le voilà réquisitionné et versé dans un groupe
qui assure la sûreté du camp.
La France est entièrement paralysée et les banques ne font
pas exception à la règle. Les caisses sont vides, il est par consé-
quent impossible d’y effectuer un retrait en espèces. L’argent ne
pouvant plus transiter par les établissements bancaires, l’état-
major se résout à aller percevoir en numéraire l’ensemble des
soldes dues aux cadres et soldats, une décision inusitée d’ur-
gence absolue. L’armée est le dernier rempart de la République
et, lorsque son portefeuille est vide, le soldat, c’est une crainte
diffuse parfois ressentie par tout ce que Paris compte en matière
de politiciens, est plus réceptif aux thèses révolutionnaires. Mais
défrayer l’ensemble des effectifs en argent liquide nécessite de
transférer une somme plutôt rondelette dont l’unité de compte
est le million de francs. Le 30e dragons ne fait pas dans la
dentelle : c’est un véritable convoi de voitures légères militaires,
dont Pierre Bach fait partie, qui est mis sur pied ; il emmène
un détachement en tenue de combat, pistolets automatiques à
la ceinture, pistolets-mitrailleurs en bandoulière et munitions
réelles dans les chargeurs. Direction : le CTAC (Centre territorial
d’administration et de comptabilité) de Dijon, à 130 kilomètres
de là. Chaque cadre a droit à son enveloppe nominative, la solde
des appelés est versée globalement. Pas besoin de préciser que
lors du retour, l’atmosphère est électrique, les doigts sont sur les
détentes, les hommes sont prêts à en découdre.
Le 30e dragons, répétons-le, est par ailleurs en cours de
conversion sur AMX-30. Mais la SNCF est complètement
désorganisée et les deux premiers chars ont quitté Bourges à

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

destination du Valdahon juste avant que ne débutent les « évé-


nements ». Ils sont sur des plateaux quelque part en France. Où
exactement ? Eh bien ! on ne sait pas trop… Lorsque le duo de
blindés poussiéreux fait finalement une apparition quasiment
miraculeuse en gare du Valdahon à la mi-juin 1968, il a à son
actif sur le réseau ferroviaire un mois d’une grande vadrouille
que ni Bourvil ni Louis de Funès n’auraient renié, il se murmure
même que des espions soviétiques en auraient profité… Pour
autant, le couple d’engins persévère dans l’avanie. On essaie
de les démarrer. Peine perdue : sans doute épuisées par leurs
longues siestes, les batteries sont à plat. Novice en matière
d’AMX-30, le 30e dragons ne dispose encore d’aucune batterie
de rechange, le régiment se trouve dans l’obligation d’en faire
venir de Besançon où une unité du service du matériel est enca-
sernée. Les batteries changées, un seul des deux chars condes-
cend à s’ébrouer, il prend vaille que vaille la direction de l’ate-
lier régimentaire dont les bâtiments ne sont distants que d’un
kilomètre et demi environ. Las ! L’engin expire à mi-chemin,
groupe motopropulseur prêt à éclater, ventilateur électrique
en panne. Le deuxième blindé, lui, est finalement remorqué
jusqu’aux casernes par un engin de dépannage. Grandeur et
servitude des « culs de plomb »…
Les événements de Mai 68 transforment par ailleurs la
vie des permissionnaires en une véritable course d’obstacles.
Comment rejoindre la garnison lorsque les pompes à essence
sont à sec et que la SNCF est paralysée ? L’état-major envoie
tous azimuts une flopée de télégrammes. Le texte est d’une sim-
plicité biblique : « Rejoignez l’unité par n’importe quel moyen. »
Certains résolvent la quadrature du cercle en opérant par sauts
de puce successifs, prenant ici un bus, là un des rares autorails
circulant, faisant parfois du stop, quémandant un héberge-
ment au gré des étapes dans les gendarmeries ou les postes de
police dont les cellules de garde à vue ne désemplissent pas.
En stage à Mailly-le-Camp, à tout de même 338 kilomètres
du Valdahon, quatre jeunes maréchaux des logis appliquent
le texte du message à la lettre. Ne disposant pas de véhicule

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

personnel, ils affrètent un… taxi ! C’est ainsi qu’ils débarquent


d’un magnifique break Citroën ID-19 et, le chauffeur pendu à
leurs basques, se dirigent droit vers le bureau du comptable où
ils exhibent une note qu’à juste raison l’on imagine salée. Le
grippe-sou en uniforme ne peut que s’exécuter ; après tout, les
sous-officiers n’ont fait qu’appliquer les consignes ! Au moment
de tourner les talons, le chauffeur de taxi en rajoute une couche :
– Tout cela, c’est bien beau, mais comment je fais pour
repartir ? Mon réservoir est à sec… 
C’est avec le plein à ras bord effectué à une pompe militaire
que l’homme qui n’en espérait pas tant reprend la direction de
Mailly-le-Camp !
Finalement, l’escadron déménage le 17 juin 1968. Pierre
Bach prend la tête d’une rame de quinze poids lourds qui
traverse les Vosges ; une patrouille de gendarmerie lui ouvre
la route entre Baccarat et Saint-Clément. Le convoi consti-
tue l’élément précurseur du 3e cuirs et, lorsque les hommes
découvrent leur nouvelle garnison, une mauvaise surprise les y
attend : la base a été laissée dans l’état où elle était lorsque les
forces aériennes de l’OTAN l’ont désertée. Et puis elle n’est
absolument pas adaptée à accueillir un régiment de blindés
dont les premiers exemplaires d’AMX-13 armés de missiles
antichars SS-11 arrivent bientôt par convoi ferroviaire. La mise
sur pied du régiment se poursuit malgré tout à marche forcée.
Le 14 juillet, le 1er escadron défile dans Lunéville avec ses
AMX-13 et, en date du 1er août, le ministre des Armées Pierre
Messmer consacre la renaissance du 3e régiment de cuirassiers
en lui remettant son drapeau.
Faisant dans un premier temps fonction d’adjudant d’esca-
dron, Pierre Bach prend ensuite la tête du secrétariat œuvrant
au profit du bureau instruction. Les premières préoccupations
au jour le jour des officiers qui le dirigent (un commandant ainsi
qu’un capitaine chef de travaux) sont très terre à terre. Rien
n’existe, tout est à bâtir ! Sans Pierre Bach, cependant, qui est
rapidement transféré au quartier Clarental ; c’est là, dans les fau-
bourgs de Lunéville, qu’est encaserné l’escadron d’instruction,

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

le 11e. Il y prend les rênes d’un peloton. S’ensuit une période


relativement monotone passée à réceptionner régulièrement
des contingents d’appelés auxquels il s’agit, en six courtes
semaines, d’inculquer les rudiments du métier de soldat ; c’est
ce que l’on appelle la formation de base TTA (toutes armes).
Seul un épisode dramatique rompt cette monotonie. En fin
d’année 1968, alors que le régiment effectue une manœuvre
au camp de Sissonne, deux morts sont à déplorer. L’un, un
transmetteur, est asphyxié par des gaz d’échappement tandis
que le second décède lorsque la Jeep dans laquelle il a pris place
se retourne. À part cela, c’est pour Pierre Bach Saint-Clément
morne plaine jusqu’à l’automne 1969. De nouveau, des rêves
d’ailleurs reviennent le hanter. Dis papa, c’est quand qu’on va
où7 ? Alors, une fois encore, il se porte candidat pour un stage,
celui d’instructeur de tir aux armes légères. Mais c’est une autre
voie vers laquelle il allait finalement bifurquer.
Début janvier 1970, direction l’École d’application de l’in-
fanterie sise à Montpellier. Au menu, trois mois et demi à mani-
puler tout ce qui passe ou est censé passer entre les mains des
fantassins français : pistolet automatique, pistolet-mitrailleur,
fusil semi-automatique, fusil-mitrailleur, mitrailleuse lourde,
lance-roquettes antichars de 73 mm, fusil de précision FRF1,
etc. Pierre Bach revient au 3e cuirs mi-avril avec le diplôme en
poche et une flatteuse deuxième place au classement final. À
l’époque cependant, la politique de l’armée de terre française
consiste à faire en sorte que chaque sous-officier détienne une
seconde spécialité. Or, lorsqu’il pose ses valises à Montpellier,
Pierre Bach est d’ores et déjà titulaire d’un deuxième degré
militaire en langue allemande, son ambition étant in fine de
faire acte de candidature pour rejoindre le CLEEM (Centre
de langues et études étrangères militaires) implanté à Paris.
L’adjudant tout frais émoulu (il a été nommé au 1er janvier avec
seulement huit années de service dans sa besace) en est à son

7.  Interrogation quasiment métaphysique extraite des paroles d’une chanson


de Renaud.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

deuxième mois de stage lorsqu’il reçoit une lettre émanant de


son chef de corps. Celui-ci sait pertinemment que Pierre Bach
se destine à une carrière de linguiste ; or, il a entendu dire qu’un
mystérieux organisme, la Mission militaire française de liaison
auprès du haut-commandement soviétique en Allemagne, en
abrégé MMFL, recrute elle aussi dans la spécialité « langues
étrangères », recherchant en particulier des militaires maîtrisant
la langue de Goethe. La question est simple : par le plus grand
des hasards, le stagiaire serait-il intéressé ?
À réception de la missive, Pierre Bach reste songeur. Qu’est-ce
que la MMFL ? Qu’y fait-on ? Mystère… Mais l’existence à
Lunéville n’est qu’une longue rivière paresseuse trop tranquille
et qui ne sait pas prendre quand il le faut le risque de franchir la
coupée d’une jonque sans barreur en instance d’appareillage sur
un fleuve inconnu n’arrive à pas grand-chose. Alors Pierre Bach
se jette à l’eau. Sa décision rapidement prise, il complète une
demande de mutation. Pourtant, en ce qui concerne la MMFL,
il le sait, c’est une condition nécessaire mais notoirement insuf-
fisante. L’enquête de sécurité, on l’a prévenu, est impitoyable,
tatillonne, parfois très longue.
En attendant, il s’accommode comme il le peut d’un retour en
terre lorraine après le stage « armes légères ». Il met sur pied une
équipe de moniteurs ès tir constituée avec des appelés ayant un
excellent niveau d’instruction puisqu’exerçant dans le civil les
nobles fonctions d’instituteurs ou de professeurs. Nous sommes
à une époque à laquelle, au sein des contingents, on trouve bon
an mal an 15 % d’illettrés. Certes, ces gens-là ne sont pas anal-
phabètes au vrai sens du terme mais n’arrivent cependant pas à
saisir véritablement le sens des phrases dans une conversation
courante. Pierre Bach passe donc avec ses ouailles éduquées un
contrat moral : il leur demande d’aider les volontaires à sortir de
cette mouise. Il organise des cours de rattrapage ; but : amener
les plus motivés au niveau du certificat d’études. Pourtant,
les débuts sont pour le moins hésitants. Dans les chambrées,
« on » craint avant tout de devoir retourner sur les mêmes bancs
d’école que les mioches. Convaincre les hésitants ne va pas de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

soi. Pierre Bach ruse, promet l’organisation au sein du régiment


d’une session spéciale en coordination avec l’Éducation natio-
nale. Finalement, une quinzaine de courageux se laisse tenter.
Au bilan, le taux de réussite dépasse les 50 % !
Vendredi 25 septembre 1970, Pierre Bach en est mainte-
nant convaincu, sa demande de mutation pour la MMFL a été
reléguée aux oubliettes, il est résigné à devoir faire une année
supplémentaire à Saint-Clément. Crotté, boueux, fatigué pour
ne pas dire las, il revient de 48 heures passées sur le terrain avec
son peloton d’appelés en cours de dégrossissage. Se sont ainsi
succédé une marche de jour, un tir de jour, un tir de nuit et enfin
un bivouac à la belle étoile. La durée des « classes » a été réduite
à un mois et demi mais le contenu est resté dense, alors ce que
l’on ne peut pas faire le jour, on le fait de nuit. Et puis à l’issue
des six semaines, les recrues ont tout intérêt à être en forme. Car
cerise sur le gâteau, ils doivent, en trois jours, tout en bataillant
de manière fictive, effectuer pedibus cum jambis à travers bois et
champs une centaine de kilomètres entre Lunéville et le col du
Donon, dans les Vosges. Cloques et ampoules assurées. Malheur
à celui qui tente l’aventure chaussé d’une paire de godillots
flambant neuf !
Il est 17 h 30, Pierre Bach pose son sac. Du coin de l’œil, il
aperçoit quelqu’un faisant de grands gestes. C’est le capitaine
commandant l’escadron qui le rejoint en quelques enjambées.
–  Sautez dans ma Jeep et filez ventre à terre au PC à Saint-
Clément. On vous y attend, vous êtes convoqué d’urgence.
Allez-y séance tenante !
–  Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes au courant de quelque
chose ?
–  Je ne suis pas dans le secret des dieux. Tout ce que je sais,
c’est que vous êtes convoqué, c’est tout.
Saint-Clément, 18 heures passées de quelques minutes,
le bureau du colonel commandant en second le régiment est
encore allumé. Pierre Bach est rapidement introduit, il y trouve
un officier supérieur tout sourire. Dans ses mains, une simple
feuille de papier qu’il manipule presque négligemment.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Tenez, lisez !
Sur le message émanant de Direction du personnel militaire
de l’armée de terre, ces simples mots : « l’adjudant Pierre Bach
rejoindra la MMFL Potsdam le 1er octobre 1970 ».
Comme un automate, Pierre Bach salue réglementairement,
fait demi-tour, referme la porte du bureau puis pousse un long,
très long soupir où se mêlent soulagement, satisfaction et
impatience.

Destination l’Allemagne de l’Est

Reste que nous sommes le 25 septembre et que le 1er octobre,


c’est dans quelques petits jours. Or, au 3e régiment de cui-
rassiers, Pierre Bach tient de nombreuses fonctions : chef de
peloton instruction, instructeur de tir régimentaire, sous-officier
NBC du corps de troupe et adjudant d’escadron, le titulaire
étant provisoirement hospitalisé. Pour corser le tout, la journée
« portes ouvertes » du régiment a lieu ce week-end et Pierre Bach
est chargé d’animer deux stands !
De retour au quartier Clarental, l’espion en devenir croise
son commandant d’escadron :
–  Mon capitaine, dans quatre jours, je suis à Potsdam, en
Allemagne de l’Est !
–  Euh… C’est bien beau, mais qui vous remplace ?
–  Je vous avoue que c’est le cadet de mes soucis. Cela ne me
concerne pas vraiment, c’est un problème de commandement.
Et puis j’ai déjà la tête ailleurs !
–  Je suis content pour vous mais cela n’arrange pas mes
affaires !
Les samedi 26 et dimanche 27 passent à l’allure d’un cheval
fou lancé au galop. Samedi matin, installation des stands pour
les portes ouvertes du régiment. Au mess de Lunéville le midi,
Pierre Bach tient boutique. Il vient tout juste d’acquérir un poste
de télévision ainsi qu’un réfrigérateur ; il ne peut les emmener,
ils sont trop volumineux. Proposé à un prix d’ami défiant toute

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6692 Pierre Bach, l’espionnage au quotidien -> DEVIS.indd 44 13.12.13 15:01


UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

concurrence, l’électroménager trouve très vite preneur. L’après-


midi, début des festivités, la foule envahit le quartier. Dimanche
soir, un aller-retour éclair chez ses parents afin d’y entreposer
du matériel.
Lundi 28 septembre à la première heure, Pierre Bach fait le
siège du bureau régimentaire chargé de la gestion des effectifs.
Comment rejoindre l’Allemagne de l’Est ? Et puis toujours
cette lancinante question : qu’est-ce que la MMFL ? Dans
l’intitulé propre à l’organisme, il y a le mot « liaison », c’est donc
logique que l’on demande aux nouveaux venus de maîtriser la
langue allemande. Oui, mais de quelles « liaisons » s’agit-il ? À
Saint-Clément, le bureau des effectifs ne peut qu’avouer son
impuissance. Potsdam, connaît pas, circulez, y a rien à voir !
Pierre Bach est plus que jamais dans le flou le plus total tandis
qu’inexorablement, la pendule égraine les heures. En désespoir
de cause, le gratte-papier de service émet une suggestion :
–  Allez faire un tour à Nancy. Sans doute l’état-major de la
64 division militaire territoriale sera-t-il capable de vous dire
e

comment rejoindre.
Sauf qu’à Nancy, c’est la même rengaine. Personne, pas le
moindre quidam, pas le plus petit des sous-fifres ne sait quelles
sont les démarches administratives qu’il est réglementairement
indispensable d’effectuer avant de prendre la route cap sur le
soleil levant. De guerre lasse, un scribouillard finit par lâcher :
–  Potsdam ? C’est quoi, ça ? Aucune idée… Allez donc à
Metz, à l’état-major de la 6e région militaire, ils pourront très
certainement vous renseigner !
La nuance est subtile : de « sans doute », on est passé à
« très certainement »… En attendant, direction la métropole
lorraine. Là, dans la plus pure tradition de l’administration à
la française, Pierre Bach est tout d’abord balloté d’un bureau
à l’autre. Jusqu’à ce qu’un sous-officier un peu plus futé que
ses semblables se souvienne qu’entre les murs de l’état-major
végète un commandant qui, croit-il se rappeler, a servi à Berlin.
Finalement introduit dans le bureau de l’officier supérieur,
Pierre Bach entrevoit enfin le bout du tunnel :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  La MMFL, oui, je connais. Mais vous parlez allemand ?


–  Oui, mon commandant.
–  Cela tombe bien. J’ai là au téléphone un Allemand de la
région de Hambourg mais je ne comprends pas un traître mot
de ce qu’il dit !
Pierre Bach saisit le combiné. À l’autre bout du fil, un com-
mandant de la Bundeswehr qui doit se rendre à Mailly-le-Camp
et s’inquiète d’un certain nombre de détails pratiques. En un
tour de main, l’embrouillamini est réglé à la grande satisfaction
de l’officier français :
–  Je vous dois une fière chandelle. Bon, on va s’occuper de
votre affaire. Qu’est-ce qui vous amène ?
–  Mon commandant, je suis muté à la MMFL et il m’est
impossible de trouver quelqu’un sachant dans quelles condi-
tions je dois rejoindre !
–  Je crois qu’ils sont implantés à Berlin, je dois avoir leur
adresse quelque part, il me semble avoir conservé mon ancien
annuaire… Ah oui, le voilà ! Eh bien écoutez, j’ai même leur
numéro, le mieux est de leur passer un coup de téléphone.
L’appel aboutit dans le bureau de la secrétaire du colonel
commandant la Mission. La conversation s’engage :
– Votre appel tombe à pic ! On essayait vainement de vous
contacter, on ne savait pas où vous étiez ! Est-ce que vous
pouvez être sur les rangs dès le 1er octobre ?
–  Oui, mais comment je m’y prends dans la pratique ? Je
n’ai pas d’ordre de mutation, tout juste m’a-t-on transmis un
message de la DPMAT !
–  Ne vous inquiétez pas de cela. Comment rejoignez-vous,
par le train militaire8 ?
–  Non, je préfère venir avec mon véhicule personnel.
–  Pas de problème. Donnez-moi le numéro d’immatri-
culation de votre voiture. Vous allez jusqu’à Helmstedt au
Checkpoint Alpha. Là, vous prenez contact avec le gendarme
français de service qui vous expliquera les us et coutumes

8.  TMFB (Train militaire français de Berlin).

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

en vigueur pour la traversée de la République démocratique


allemande par la route Helmstedt-Berlin. Le gendarme vous
donnera aussi les documents indispensables. N’allez surtout
pas directement à Potsdam mais au quartier Napoléon à Berlin.
Vous quittez l’autoroute, vous vous engagez sur l’Avus9, vous
évitez le centre-ville en suivant le Ring et à un moment donné,
vous trouverez une bifurcation avec la pancarte « Quartier
Napoléon. Services français ». En prenant cette direction, vous
tomberez littéralement sur le quartier, vous ne pouvez pas vous
tromper.
Les quarante-huit heures qui suivent ne sont qu’un maels-
trom d’activités s’enchaînant les unes aux autres. Passage de
consignes, formalités administratives, quelques verres payés aux
copains pour fêter le départ. Sans avoir véritablement réalisé ce
qui lui arrivait, Pierre Bach se retrouve finalement, le mercredi
30 septembre en soirée, devant son véhicule personnel, une
Peugeot 204 d’occasion achetée au mois de juin, en l’occurrence
surchargée. Il ouvre la portière avant côté conducteur, s’assoit,
les suspensions gémissent. Une dernière check-list pour vérifier
qu’il n’a rien oublié et, machinalement, il sort la clé de contact
de sa poche. Au moment de démarrer, il interrompt l’automa-
tisme de son geste et s’arrête un instant, songeur. S’ensuit une
de ces minutes où le temps suspend son vol, laissant place à
une poussière d’éternité, sorte de pause intemporelle s’épa-
nouissant entre un passé flouté parce que déjà caduc et un
avenir encore trop vague pour s’imposer. L’homme reprend ses
esprits, actionne enfin le démarreur. Très loin là-bas, vers l’Est,
une nouvelle existence l’attend. De quoi sera-t-elle faite ? Pierre
Bach n’en sait encore rien. Il pressent cependant qu’à partir de
ce moment, sa vie ne sera plus jamais tout à fait la même. Il ne
sait pas encore à quel point.

9.  Autoroute pouvant être fermée aux fins d’utilisation en tant que circuit de
courses automobiles.

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CHAPITRE 2

DANS LA TANIÈRE DE L’OURS


SOVIÉTIQUE

N ous sommes en 2009, le monde occidental célèbre les


vingt ans de la chute du Rideau de fer en général et du
Mur en particulier. Des foules de touristes se ruent vers Berlin,
là où les célébrations ne manqueront pas d’avoir un supplément
d’âme. Deux décennies après sa démolition quasi systématique,
que reste-t-il de la longue barrière ayant coupé en deux la méga-
lopole européenne ? Des ruines subsistent sur un millier de sites,
nombre qui diminue à une vitesse alarmante car rares sont les
Allemands, autorités comprises, à avoir réalisé la valeur patrimo-
niale du monument. On cite ainsi le cas de ce morceau du Mur
originel temporaire des premiers jours pourtant retrouvé par
des chercheurs en 2004 et ensuite rasé lors d’une opération de
réhabilitation urbaine. Même l’East Side Gallery, un tronçon de
1,3 kilomètre bariolé de 106 peintures réalisées par 118 artistes
du monde entier, est dans un état d’abandon préoccupant ; au
printemps 2013, sacrilège sans pareil, on osera même y faire une
brèche de 22 mètres pour des raisons bassement immobilières.
Il y a certes le mémorial dans la Bernauer Straße ou encore le
musée du Checkpoint Charlie, mais ces initiatives font figure
d’exceptions. Un chiffre résume l’indifférence : seuls cinq des
302 miradors ont survécu. La défunte muraille ayant pendant
trente ans protégé le communisme triomphant des hordes
capitalistes dégénérées est en passe de sombrer corps et biens
dans la fosse commune du temps. Lorsqu’il était en service, le

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Mur représentait pourtant une formidable barrière s’étendant


sur plus de 150 kilomètres et ne pouvant être franchie qu’en
quelques points de passage routiers, ferroviaires et fluviaux1.
L’un d’entre eux s’est taillé une place de choix dans l’histoire en
tant que symbole de l’espionnage.
À l’Est, les communistes l’appellent Brücke der Einheit, le
« pont de l’Unité » : au milieu de sa portée franchissant la Havel
passe la frontière entre les deux sœurs ennemies, la République
fédérale d’Allemagne d’un côté et la République démocratique
allemande de l’autre. Une unité bien vite mise à mal puisqu’en
mai 1952, l’usage du pont est interdit aux Allemands de l’Ouest
puis aux Allemands de l’Est en août 1961, mois à partir duquel
le Mur est érigé puis constamment renforcé. À compter de
1977, la structure métallique, une vieille dame âgée de 70 ans,
commence à ressentir l’outrage du temps. Lentement mais
inexorablement, la rouille ronge le métal sans rémission. À
l’Est, les caisses sont vides, c’est finalement Bonn qui prend à
sa charge l’ensemble des réparations. En contrepartie, le régime
communiste fait une concession : à partir de décembre 1985,
il accepte que la dénomination Brücke der Einheit soit officiel-
lement abandonnée. À l’Ouest comme à l’Est, l’ouvrage d’art
passe alors à la postérité sous son appellation occidentale, le2
Glienicker Brücke mais dans le langage courant, il reste « le pont
aux Espions ». Car c’est là qu’en date du 10 février 1962 le pilote
Francis Gary Powers est échangé contre l’espion soviétique
Rudolf Abel ; l’Américain avait été abattu le 1er mai 1960 alors

1.  http ://fr.wikipedia.org, accédé le 22 juillet 2010 ; Cathrin Schaer,


« Berlin’s Invisible Wall », Spiegel Online, 16 juillet 2009. Le nombre de points
de passage semble avoir varié avec le temps et les décomptes publiés se
contredisent souvent. C’est la même chose concernant la longueur exacte
du Mur ; l’auteur de cet ouvrage a eu connaissance d’au moins deux chiffres
distincts : 155 et 164 kilomètres. Il est vrai qu’une évaluation rigoureuse est
rendue peu aisée par l’existence d’enclaves occidentales sur le territoire de
la République démocratique allemande. Le chiffre peut alors varier si l’on
prend ou non en compte la longueur des enceintes d’enclaves.
2.  L’auteur a ici conservé le genre masculin même si, en langue allemande,
le mot Brücke est du genre féminin.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qu’il survolait Sverdlovsk aux commandes de son avion de


reconnaissance à très haute altitude U-2. Un deuxième échange
a lieu le 12 juin 1985 puis un troisième le 11 février 1986, impli-
quant cette fois-ci, entre autres, Natan Sharansky3. Ces trois
événements suscitent à leurs époques respectives une certaine
effervescence médiatique, après quoi les poutrelles métalliques
retombent vite dans l’oubli. Un oubli qui sied parfaitement à
d’autres usagers nettement plus discrets.
Ceux-là pilotent de puissantes berlines peintes en vert pour
mieux se fondre dans un paysage qu’ils sillonnent en tout sens,
des véhicules mystérieusement dotés de plaques spéciales sur
lesquelles est représentée une poignée de caractères cyrilliques
empruntés à l’alphabet russe. Ils sont les sentinelles de l’Occi-
dent et opèrent sous couvert d’appartenance à trois organismes
alliés : la Mission de liaison américaine (USMLM pour US
Military Liaison Mission), son équivalent britannique (Brixmis,
abrégé de the British Commanders’-in-Chief Mission to the
Soviet Forces in Germany) et enfin la MMFL (Mission mili-
taire française de liaison auprès du haut-commandement sovié-
tique en Allemagne). Certes, ces spécialistes triés sur le volet
arborent l’uniforme de leur pays d’appartenance lorsqu’ils fran-
chissent le Rubicon. Certes aussi, ils sont contraints lorsqu’ils le
font de montrer patte blanche aux sentinelles soviétiques avant
de rejoindre leurs zones de patrouille en territoire communiste.
Il n’empêche : toutes proportions gardées, ces militaires occi-
dentaux partagent avec Rudolf Abel le fait d’être eux aussi des
espions.

Aux avant-postes de l’Occident

Mercredi 30 septembre 1970. Le véhicule personnel de


l’adjudant Pierre Bach est plein comme un œuf ou peu s’en
faut. Au loin, le soleil s’apprête à plonger sous l’horizon et

3.  http ://www.glienicke-bridge.com, accédé le 23 juillet 2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

gratifie la terre des hommes d’une symphonie de couleurs en


hommage au jour qui se meurt. C’est cependant une nuit de
transhumance quasiment blanche qui débute pour le sous-offi-
cier français. Direction Berlin via Metz, 850 kilomètres de route
à avaler en grappillant çà et là quelques instants de repos sur
des parkings d’autoroutes anonymes où grouille une humanité
parfois interlope.
En matinée du jeudi 1er octobre, le point de passage d’Helms-
tedt est en vue. En deçà, le monde occidental et sa magnificence.
Au-delà, le paradis communiste et son dénuement spartiate. Un
choc de cultures. Rien ne distingue cette petite ville de Basse-
Saxe de ses consœurs à ceci près que se situe à proximité le plus
gros passage Est-Ouest en matière de transit routier reliant la
République fédérale d’Allemagne à Berlin-Ouest. En face, de
l’autre côté de la frontière interallemande, la petite bourgade
de Marienborn, d’où l’appellation officielle est-allemande de
Grenzübergangsstelle Marienborn (« point de passage fronta-
lier Marienborn »). Pour les Alliés, il s’agit plus simplement du
Checkpoint Alpha.
C’est un gendarme débonnaire qui remet à Pierre Bach un
dossier dont le voyageur au long cours se doit de mémoriser la
substantifique moelle. Car la traversée en République démo-
cratique allemande, 180 kilomètres au total, est un exercice
soigneusement balisé régi par un foisonnement de consignes
toutes plus impératives les unes que les autres. Qui serait assez
fou pour les transgresser même involontairement serait immé-
diatement voué aux gémonies. Il est obligatoire de respecter à la
lettre le code de la route mais strictement interdit de s’arrêter.
La panne est elle aussi proscrite, gare à vous si vous n’avez pas
pris les précautions élémentaires consistant à faire le plein d’es-
sence, à vérifier les niveaux, à vous assurer du bon fonctionne-
ment de votre mécanique et même à changer les pneus si besoin
est. En cas d’accident, il est impératif de ne pas obtempérer aux
injonctions des policiers est-allemands : la France ne lie langue
qu’avec les Soviétiques. Au bout des 180 kilomètres d’autoroute
à l’approche de Berlin, le Checkpoint Bravo ; si vous ne l’avez

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

pas rejoint dans un laps de temps raisonnable, les autorités fran-


çaises envoient une patrouille à votre recherche. Et tutti quanti…
Une consigne en forme d’avant-goût retient particulièrement
l’attention de Pierre Bach : au cas où le voyageur croiserait un
convoi de véhicules militaires appartenant à l’armée Rouge des
ouvriers et des paysans, il lui est demandé autant que faire se
peut d’identifier les véhicules, de noter le nombre d’engins, de
relever les immatriculations ainsi que de préciser la direction
suivie.
Après le contrôle de la maréchaussée française, celui des
Soviétiques. Si les gabelous est-allemands prennent en charge
le commun des mortels, Moscou se réserve le traitement du
trafic militaire allié allant à Berlin et en revenant. Là, l’accueil
est nettement moins débonnaire. Uniformes impeccables,
gueules martiales fermées, culs serrés, la constipation guette.
Omniprésent dans le paysage comme dans les mémoires, le
Rideau de fer instille une atmosphère oppressante. No man’s
land, murs de béton, barbelés et autres miradors donnent au
routard l’impression de pénétrer dans un gigantesque camp de
concentration à ciel ouvert. Il ne manque plus que les patrouilles
de gardes armés et les chiens qui les accompagnent servilement.
Ils sont là, on ne les voit pas, du moins pas pour l’instant mais
ils sont là, pas très loin.
Après Helmstedt, c’est l’autoroute. Enfin, ce qu’à l’Est on
appelle une autoroute mais qui se résume à une succession de
plaques de béton à la stabilité plus qu’incertaine. Lorsqu’un
voyageur dans son véhicule de tourisme maintient un petit
80 km/h à la traîne d’un gros semi-remorque accusant quarante
tonnes sur la balance, il peut voir ces plaques basculer à chaque
fois qu’un essieu du volumineux camion les attaque puis se
remettre en place quand il les libère ! Pierre Bach, lui, fait ce
qu’il peut, joue à saute-moutons de plaque en plaque tandis
que, parfois pour ne pas dire souvent, les suspensions de sa
Peugeot surchargée talonnent. Péniblement, les kilomètres suc-
cèdent lentement aux kilomètres pour un voyage qui donne au
conducteur l’impression d’être trop longtemps enfermé dans le

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

tambour d’une machine à laver dont le programme serait mali-


cieusement coincé sur l’essorage. À mi-chemin, les panneaux
routiers indiquent la proximité de Magdeburg, la « ville des
équipements lourds » tant vantée par le gouvernement est-alle-
mand. Peu après, tous les usagers de l’autoroute sans exception
semblent être contaminés par une envie subite de se rabattre sur
la file de gauche. Un comportement qui étonne Pierre Bach car
il n’en comprend pas immédiatement la raison. Celle-ci devient
vite évidente : à droite se traîne un convoi de véhicules militaires
soviétiques facilement reconnaissables à leur teinte vert sale
ainsi qu’à l’étoile rouge qu’ils arborent. Une première occasion
d’apprendre sur le tas ce travail d’espion en uniforme que le
jeune sous-officier va exercer quelques années durant. Tout en
remontant la colonne, Pierre Bach s’efforce ainsi de noter les
immatriculations sur un calepin préparé au cas où. Il ignore tout
de l’alphabet cyrillique ? Qu’à cela ne tienne : il en dessine les
lettres d’une main tandis que l’autre tient fermement le volant.
La chance l’aide, les immatriculations sont toutes de la même
série et seuls les numéros divergent. Il ne sait pas encore identi-
fier les véhicules qu’il dépasse ? Qu’importe : il les assimile aux
engins occidentaux qu’il connaît sur le bout des doigts, ce qui
lui permet au moins de les classifier. Ainsi, le Zil-157 soviétique
et son capot rond est la copie du GMC américain de la Seconde
Guerre mondiale, le gros Ural-375D correspond quant à lui au
successeur du GMC, le petit camion tactique Gaz-66 a enfin de
faux airs de cette camionnette Unimog bien connue des soldats
français effectuant leur service militaire en Allemagne. Au bilan,
une liste de 200 engins dont l’imprécision ferait certes sourire
un professionnel de l’identification mais qui témoigne d’une
certaine impatience ainsi que d’une indéniable capacité de
débrouillardise. Un baptême du feu pas si ridicule que cela. Et
les premières émotions du chasseur, les premiers risques, aussi,
des risques cependant limités. Pour l’instant.
C’est finalement l’arrivée au Checkpoint Bravo dominé par
un imposant monument en béton à la gloire de l’armée Rouge
propulsant vers les nuées un antique char T-34 datant de la

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Seconde Guerre mondiale. Les Occidentaux, eux, font aussi


dans le symbolisme mais de manière plus sobre, moins politi-
quement criarde. Ce n’est qu’un ours, animal emblématique
ornant le blason berlinois, qui accueille les voyageurs après
l’éprouvante traversée de la République démocratique alle-
mande. Et puis partout, du côté Est, des barbelés, des chevaux
de frise, du béton et des espaces soigneusement arasés où rien
ne gène la visée, où rien n’arrêtera la balle qui stoppera net la
course du fugitif. Pour les militaires, une file spécifique avec un
contrôle soviétique puis le contrôle effectué par la maréchaussée
française. Pierre Bach interpelle le gendarme de service :
–  J’ai croisé un convoi soviétique, j’ai pris des notes.
Qu’est-ce que j’en fais ?
–  Je vois sur vos papiers que vous êtes affecté à la MMFL,
vous n’avez qu’à les leur donner, ce sont eux qui s’en occupent !
Pierre Bach ignore encore tout de ses futures fonctions, il ne
peut que ponctuer le discours d’un grognement en forme de
vague approbation :
–  Ah bon !
–  À ce propos, faites attention de ne pas prendre la direction
de Potsdam. Je sais, c’est là qu’est officiellement implantée la
Mission mais en fait, ses bureaux sont au quartier Napoléon, à
Berlin-Ouest.
–  O.K. ! Merci !

Un premier contact déconcertant

Nous sommes en 1933. Répartis sur une emprise d’envi-


ron 80 hectares, quelques bâtiments berlinois appartenant à
la police prennent le nom de « Caserne Hermann Goering » et
subissent une cure de jouvence. En 1937, le régiment Général
Goering, une unité d’artillerie antiaérienne, prend possession
des lieux. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, seuls 20 %
des bâtiments sont encore habitables, le reste étant soit détruit
soit endommagé. C’est là que le premier contingent des Forces

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

françaises d’occupation débarque le 12 août 1945. Rénovée par


le Génie, la caserne prend alors le nom de « quartier Napoléon »4.
En face du local abritant le maître-tailleur, un bâtiment à deux
étages que rien ne distingue de ses semblables si ce n’est que
l’ouverture de sa porte principale est commandée de l’intérieur
et débouche sur un sas de sûreté. Devant stationnent parfois
des véhicules arborant des plaques spéciales, lesquels véhicules
sont priés d’aller voir ailleurs lorsque d’aventure un général
soviétique est très protocolairement l’hôte de l’état-major des
Forces françaises à Berlin. Pensez-donc : à aucun prix le lieu
exact d’implantation de la Mission militaire française de liaison
ne doit être déterminé par l’ennemi. Il n’est pas certain que cette
précaution se soit révélée suffisante. Bien des années plus tard,
on retrouvera en effet dans les archives de la Stasi un document
daté du 21 février 1980 et précisant que l’état-major de la
MMFL se situait au quartier Napoléon, block 25…
Pierre Bach, lui, n’éprouve aucune difficulté à dénicher le
Saint Graal grâce aux indications que lui a fournies le chef du
poste de garde. Avec une pointe de jalousie envers le nouveau
venu : il faut dire qu’ici, l’organisme est entouré d’un halo de
mystère et bénéficie de privilèges exorbitants. Il dépend directe-
ment du lointain état-major des Forces françaises en Allemagne
implanté à Baden-Baden et véhicules comme missionnaires
entrent et sortent comme ils le veulent du quartier sans être ni
contrôlés ni arrêtés le moins du monde. Mais à l’accomplisse-
ment de quelles tâches secrètes ses membres occupent-ils leurs
journées ? Pierre Bach n’en sait toujours pas grand-chose. Il est
accueilli par un joli minois féminin :
– Vous avez fait bon voyage ? Justement, le colonel Rohé,
chef de la Mission, est disponible. Je vais vous présenter à lui.
C’est un aviateur.

4.  « Quartier Napoléon – Ancienne garnison des Forces françaises


stationnées à Berlin », http ://www.berlin-en-ligne.com, accédé le 24 juillet
2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

S’enclenche alors tout un cérémonial militaire prévu en pareil


cas par le règlement de discipline général dans les armées. On
frappe à la porte, on attend l’autorisation d’entrer dans le bureau,
on entre dans le bureau, on salue le drapeau, on se tourne face
au chef, on salue le chef, on ôte le képi, on se présente puis, petit
doigt strictement aligné sur la couture du pantalon, on attend
au garde-à-vous le bon vouloir de l’officier. Le tout avec plus ou
moins de nervosité en fonction des circonstances. Cette fois-ci
cependant, le chef en question introduit une variante subtile
censée déstabiliser le nouveau venu. L’officier doté d’un profil
méphistophélique toise son vis-à-vis d’un regard d’aigle, se lève,
lui serre la main, retourne se carrer dans son fauteuil et, une ride
de malice au coin des yeux, entame la conversation dans une
langue, eh bien, une langue inconnue…
–  Désolé, mon colonel, je suppose que c’est du russe mais je
ne le comprends pas.
–  Do you speak English ?
–  Yes, Sir !
–  Sprechen Sie auch Deutsch ?
–  Ja, Herr Oberst !
–  Enfin un linguiste !
–  S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir, mon colonel, je
veux bien me mettre au russe !
–  Attention : il y a beaucoup de gens qui font ce genre de
promesse mais bien peu tient parole !
La conversation se poursuit à bâtons rompus.
–  Bon, cela faisait un moment que l’on vous attendait.
–  Mon colonel, je n’ai été prévenu qu’avec quatre jours de
préavis et suis parti sans ordre de mission sur la seule foi d’un
message…
–  Oui, je sais, ma secrétaire me l’a expliqué. Quoi qu’il en
soit, bienvenue à la MMFL ! Venez avec moi, je vais vous pré-
senter à votre chef de service.
Porte à digicode, montée à l’étage. Il y a de l’électricité
dans l’air. Une pièce, un bureau. Derrière est assis le capi-
taine Kononenko, un officier d’infanterie d’ascendance russe

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

commandant la section « Terre » de la MMFL. Le colonel se


retire. L’atmosphère est lourde, pesante, presque palpable. Le
capitaine Kononenko laisse le sous-officier au garde-à-vous.
Quelque peu surpris par la rudesse de cet accueil qu’il ne mérite
en rien, Pierre Bach finit par prendre l’initiative de se mettre
au repos, ce qui est contraire à toutes les règles établies de l’éti-
quette militaire. Une diatribe digne d’une rafale de mitraillette
sanctionne immédiatement cette outrecuidance :
–  Vous avez enfin daigné rejoindre ! Cela fait trois mois qu’on
vous attend !
–  Mon capitaine, il y a quelque chose qui ne colle pas ! J’ai
appris avoir été affecté à la Mission il n’y a que quelques jours !
–  Ah bon ! De toute façon, maintenant que vous êtes là…
Je vais immédiatement mettre les choses au point : vous êtes à
l’essai pour trois mois. Si au bout de ces trois mois on estime
que vous ne faites pas l’affaire, vous serez viré !
Pierre Bach a beau être militaire jusqu’au bout des ongles, il
est fatigué et quelque peu contrarié d’avoir été muté dans des
conditions aussi… cavalières. La moutarde lui monte au nez. Il
s’efforce de se calmer, tourne sept fois sa langue dans sa bouche
puis martèle avec rage :
–  Je relève le défi !
Un ton en dessous, il ajoute :
–  À propos, on m’a demandé, dans le cas où je rencontrerais
un convoi soviétique, de relever les immatriculations. Voilà : j’ai
une liste d’à peu près 200 véhicules avec les séries…
–  C’était quoi, comme véhicules ?
–  Écoutez, il y avait des camions, il y avait des véhicules tout-
terrain, il y avait des jeeps…
–  J’entends bien, mais quoi ?
–  Je ne sais pas. Il y avait des gros véhicules, des plus
petits… Si vous me montrez des photos, je suis capable de les
reconnaître.
–  Venez avec moi en salle « opérations ».
La pièce est le véritable cerveau de la MMFL. Partout,
des panneaux constellés de photographies représentant des

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

matériels militaires soviétiques et est-allemands en tapissent


les murs. Pierre Bach prend là sa véritable première leçon
en matière d’identification des matériels. Au grand dam du
nouveau venu, le capitaine Kononenko persiste cependant à
faire la fine bouche :
–  Oui, bon ! Je vous confie à l’adjudant-chef Bruno. C’est un
ancien, il en est à son deuxième séjour. Il va vous chapeauter.
–  Salut. Tiens, voilà l’alphabet cyrillique utilisé en langue
russe. Je te laisse une semaine pour le mémoriser. Au bout d’une
semaine, tu dois être capable de le réciter. Après, tu iras sur les
panneaux d’identification et tu te colleras tous les véhicules en
tête.
En linguiste consommé, il ne faut que quelques instants
à Pierre Bach pour faire plus ample connaissance avec cet
alphabet dont l’apprentissage est tant redouté des novices.
Personne ne faisant plus attention à lui, il ouvre tout grand ses
yeux et ses oreilles. Deux équipages sont sortis et les couloirs
de la section « Terre » sont quasiment déserts. Il comprend vite
que le capitaine Kononenko a eu une discussion qualifiée de
franche et virile avec un de ses subordonnés, d’où l’atmosphère
tendue dont il a fait les frais. Une liste récapitulant les observa-
teurs de la Mission traîne là, Pierre Bach la compulse. Un visage
lui est familier. Justement, à 17 h 30 débarque l’adjudant-chef
Kimmel, une vieille connaissance. C’est un ancien cavalier
légionnaire d’origine luxembourgeoise ayant décroché la natio-
nalité française après cinq années révolues de bons et loyaux
services. Très rapidement, les langues se délient, le nouveau
venu expose à l’ancien la manière très singulière dont il a été
accueilli en ces murs :
–  Ne t’inquiète pas ! On m’a fait le même coup à mon
arrivée. Qu’est-ce que tu fais ce soir ?
–  Je n’en sais trop rien, je pense que je vais potasser l’alpha-
bet cyrillique…
–  Attends, bouge pas : je téléphone à mon épouse et lui dis de
mettre un couvert de plus. Tu manges chez moi, je t’explique en
gros de quoi il retourne et je te ramène après !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

C’est ainsi que le soir de son arrivée, Pierre Bach allait enfin
apprendre ce qu’on attendrait de lui durant les années à venir.

Les espions en uniformes

À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne nazie


est dépecée. Quatre zones d’occupation sont attribuées aux
forces américaines, britanniques, françaises et soviétiques. Afin
d’exercer le contrôle de ces territoires, les différentes parties
prenantes créent des états-majors adaptés. Dès novembre 1944,
un accord sur « le mécanisme de contrôle de l’Allemagne » recon-
naît l’intérêt que présenterait la mise sur pied d’organismes de
liaison entre les quatre états-majors. Trois ans après, la parti-
tion du pays vaincu ainsi que la montée en puissance de ces
états-majors ne fait que rendre le besoin plus pressant encore.
Alliés occidentaux et Soviétiques doivent en effet « établir des
relations directes entre commandants en chef afin de résoudre
plus rapidement que par la voie diplomatique les multiples pro-
blèmes de prisonniers, de réfugiés, de sépultures, de circulation
et bien d’autres encore, qui se posaient symétriquement dans
chaque zone »5. La création de ces organismes est réglée par
une série d’accords bipartites. En ce qui concerne Français et
Soviétiques, le document intitulé Accord concernant les Missions
militaires de liaison auprès des commandants en chef français et
soviétique des zones d’occupation en Allemagne est paraphé en avril
1947 par le général de division Noiret ainsi que par le colonel-
général Malinine. La Mission soviétique auprès du commande-
ment français s’installe à Baden-Baden (état-major des Forces
françaises en Allemagne) tandis que la Mission française auprès
du commandement soviétique prend ses quartiers à Potsdam,
une ville située dans la grande banlieue de Berlin. Tout de suite,
quelques remarques s’imposent.

5.  Patrick Manificat, Propousk !, Éditions Charles Lavauzelle, 2008, p. 26.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Première d’entre elles. Le paragraphe 8 de l’accord stipule


que « les membres des Missions auront la liberté de voyager et
de se déplacer sur tout le territoire des deux Zones délimitées
conformément aux décisions des Alliés occupant l’Allemagne ».
Cette formulation cache un traquenard. Car chacun des signa-
taires se réserve le droit d’instaurer des « Zones interdites per-
manentes » (ZIP) ainsi que des « Zones interdites temporaires »
(ZIT) restreignant cette liberté de circulation sauf en ce qui
concerne les autoroutes, qui restent quoi qu’il en soit accessibles
même si elles traversent une zone interdite. Autre remarque : un
peu plus loin dans le texte de l’accord, le paragraphe 10 précise
que les bâtiments des Missions jouissent d’une entière immunité
diplomatique ; cette disposition est étendue aux véhicules
qui deviennent ainsi – théoriquement – inviolables. Dernière
remarque enfin, d’une importance prépondérante. L’accord
est signé entre deux puissances occupantes, la France d’une
part ainsi que l’Union soviétique d’autre part, ce qui exclut de
fait les autorités est-allemandes. Jamais ni les militaires ni les
policiers émargeant au budget de la République démocratique
ne pourront de quelque manière que ce soit prétendre imposer
leurs volontés aux représentants des Missions alliées. Les
pandores d’Honecker en concevront une certaine amertume,
pour ne pas dire une amertume certaine…
Initialement, la Mission militaire française se contente d’ac-
complir les tâches de liaison, rôle pour lequel elle a été créée.
Petit à petit cependant, l’émergence de la Guerre froide ainsi
que le réarmement est-allemand modifient la donne, l’impé-
ratif de renseignement prend le pas sur les tâches subalternes,
la MMFL réorganise son dispositif en conséquence. Si à la fin
des années cinquante les orientations en la matière sont encore
vagues, deux tendances émergent rapidement : d’une part la
connaissance aussi complète que possible du Groupe de forces
soviétiques en Allemagne (le GFSA deviendra ensuite le GFO
pour « Groupe de forces Ouest ») ainsi que des forces armées
est-allemandes, d’autre part la perception des préparatifs d’une
éventuelle opération d’agression contre l’Europe de l’Ouest en

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

général et contre Berlin-Ouest en particulier. Pourquoi est-il


primordial de connaître précisément les capacités propres au
GFSA ainsi qu’à la Nationale Volksarmee (NVA) ? Parce que
les analystes sont formels : en cas de déclenchement d’une
conflagration généralisée en Europe, une partie de ce for-
midable arsenal militaire aurait pour mission de foncer vers
les côtes françaises afin de s’emparer des ports et de bloquer
l’acheminement des renforts provenant du continent améri-
cain. Les forces communistes stationnées en Allemagne de
l’Est fourniraient donc l’épine dorsale de l’ennemi auquel serait
confrontée l’armée française. Un ennemi redoutable. En 1987,
la seule composante terrestre des troupes soviétiques station-
nant en territoire allemand est forte de onze divisions blindées
appuyées par huit divisions d’infanterie, le tout totalisant
380 000 hommes, 6 000 chars et 1 000 hélicoptères d’attaque
tandis que la composante aérienne aligne 690 avions de combat,
chiffres ayant cependant varié avec le temps et avec la façon de
compter. À titre de comparaison, en raclant les fonds de tiroir,
l’ensemble de l’armée de terre française ne possède à l’époque
qu’en tout et pour tout 1 300 chars AMX-30 dont seulement
248 ont fait l’objet d’une modernisation au standard B2 6…
Outre ces deux impératifs, il est à noter que les aviateurs de la
Mission sont quant à eux intéressés par les objectifs qui, situés
sur le territoire de la République démocratique allemande,
deviendraient les cibles de leurs bombes en cas de conflit. Et
puis n’oublions pas que pour délivrer le feu nucléaire jusqu’en
Russie, les bombardiers Mirage IV français devraient en tout
premier lieu survoler les formidables défenses antiaériennes
concentrées en République démocratique allemande…
Comment la MMFL espionne-t-elle Soviétiques et Est-
allemands ? En profitant de sa liberté de circulation afin d’ef-
fectuer un travail de fourmi consistant à surveiller systémati-
quement bases, garnisons et infrastructures. Cela implique en

6.  The Military Balance 1986-1987, International Institute for Strategic


Studies, p. 64.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

particulier de répertorier plaques minéralogiques, numéros de


tourelle et autres insignes d’unités ornant les véhicules compo-
sant les convois militaires « ennemis » croisés sur la route afin
d’alimenter une gigantesque base de données. Qui prétend
réussir ce tour de force doit connaître le terrain comme sa
poche, savoir qu’il y a au coin du bois l’amorce d’une piste
forestière praticable aux véhicules de tourisme qui va permettre
de se rapprocher au plus près des baraquements où s’affairent
les soldats de l’armée Rouge ou de la NVA. Un jeu du chat et de
la souris aux règles fluctuantes ; qui a l’ambition d’y jouer doit
savoir jusqu’où ne pas aller trop loin. Par ailleurs, les véhicules
souffrent. Il faut avoir été poursuivi par un blindé soviétique sur
une piste à chars défoncée alors que l’on pilote une Mercedes
de tourisme à deux roues motrices pour comprendre véritable-
ment de quoi il retourne.
Plus formellement, il existe deux types de sorties. Ainsi que
son nom l’indique, le « local » consiste à patrouiller dans une
zone restreinte centrée autour de Berlin afin de percevoir les
indices d’alerte préalables à un éventuel coup de force sovié-
tique contre la mégalopole. Cette zone est surveillée 24 heures
sur 24 par les trois Missions occidentales qui se relaient. Le
reste de la République démocratique allemande est divisé en
trois zones prises en compte à tour de rôle par les Missions en
vertu d’un système de répartition planifiée.
À l’heure à laquelle Pierre Bach débarque à Berlin, la
Mission militaire française comprend une quarantaine de per-
sonnels dont dix-huit sont titulaires du fameux propousk, c’est
ainsi qu’est dénommé le laissez-passer nominatif délivré par
les Soviétiques et dont la détention conditionne la liberté de
circuler à l’Est. Sur ce chiffre de dix-huit, quelques-uns sont
automatiquement préemptés.
Bien que repliée à Berlin-Ouest, la MMFL conserve à
Potsdam un pied-à-terre composé de deux villas où résident
un gérant, son épouse ainsi que deux conducteurs de « voitures
de grande liaison » (VGL), des sous-officiers expressément
détachés tout d’abord par le seul 13e régiment de dragons

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

parachutistes puis alternativement par le 13e RDP ainsi que


par le 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine (1 er
RPIMa). Sur le plan opérationnel, la MMFL est subdivisée en
une branche « Terre » (l’employeur de Pierre Bach) ainsi qu’une
branche « Air » (les « gonfleurs d’hélice »).
La composition du parc de véhicules dévolu à la Mission
française a varié avec le temps. En fin d’année 1970, le modèle
qui domine est la Mercedes 200. Bien lancé, un tel engin
plafonne à 160 km/h sur autoroute, ce qui est déjà fort res-
pectable pour l’époque. L’une des premières tâches que l’on
confie à Pierre Bach consiste à roder la dernière Mercedes 200.
Il s’agit d’effectuer, en deux jours, 1 500 kilomètres sur l’Avus,
un ancien circuit automobile allemand situé dans l’orbite de
Berlin-Ouest et qui sert aussi d’autoroute classique. Dans le
courant de l’année 1971, les Mercedes 200 sont remplacées
par des Mercedes 220 plus puissantes, plus lourdes et surtout
plus rapides, elles sont capables de monter à 200 km/h chrono.
Le travail très spécial accompli par les équipages de la MMFL
impose par ailleurs la présence de réservoirs supplémentaires
ainsi que d’une tôle de protection ventrale des organes vitaux
(moteur, boîte de vitesses, pont arrière) très utile lors des évo-
lutions en tout-chemin voire en tout-terrain. D’autres particu-
larités permettent de mieux semer d’éventuels poursuivants.
C’est ainsi que les véhicules sont munis d’interrupteurs coupant
les circuits électriques des phares, clignotants et feux stop. La
tactique favorite des équipages est alors la suivante. De nuit
sur autoroute, le conducteur de la Mercedes met les gaz afin de
semer les « suiveurs » et ce, jusqu’à un endroit où le terre-plein
central permet de faire demi-tour. La manœuvre consiste alors à
couper les circuits électriques, à freiner brutalement, à effectuer
un virage à 180° sur les chapeaux de roues (délicat en ambiance
nocturne tous feux éteints au milieu de la circulation civile)
puis à remettre la gomme en sens inverse toujours sans phare.
Imparable mais très, très dangereux…
Parfois, diverses initiatives techniques aboutissent à des
enfantements dans la douleur. En 1973, le chef de la section

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

« Air », un commandant, se met en tête d’imiter les Britanniques


qui utilisent alors des Opel Kapitan ; transformées par la société
anglaise Ferguson, elles sont équipées d’une transmission à
quatre roues motrices ainsi que d’une boîte de vitesses automa-
tique. Aux dires des missionnaires de Sa Très Gracieuse Majesté,
ces engins donnent pleine et entière satisfaction. Encore faut-il
préciser qu’ils sont maniés de main de maître par des conduc-
teurs spécialisés dont c’est la seule tâche et qui sont spécifique-
ment formés à cela en Grande-Bretagne par d’anciens pilotes
de rallye. Afin de gagner du temps, les Français demandent aux
Britanniques, avant même que les véhicules ne soient livrés,
de leur céder les plans concernant la pose des réservoirs sup-
plémentaires ainsi que des plaques de protection. À partir des
documents fournis, les services techniques se mettent rapide-
ment en devoir de fabriquer les pièces qu’il suffira ensuite de
boulonner ; quatre jeux sont confectionnés sur mesure. Mais le
jour de la livraison des véhicules, patatras ! Les engins ne sont
pas des Opel Kapitan dont le modèle n’est plus au catalogue
mais des Opel Admiral ! Tout le travail est à refaire… Des avatars
du même tonneau, il allait y en avoir d’autres. D’une contenance
d’environ 150 litres, l’énorme réservoir additionnel pèse sur les
suspensions arrière d’autant plus que le porte-à-faux du coffre
surchargé d’accessoires divers n’arrange rien. Les Anglais ont
résolu le problème en supprimant le compensateur (monté
d’origine, le système maintient l’assiette de l’automobile à l’ho-
rizontale quelle que soit par ailleurs la charge dans un contexte
d’usage courant) et en remplaçant les suspensions « usine » par
un équivalent beaucoup plus raide. Novices en la matière, les
Français négligent initialement cet aspect des choses. Résultat,
lorsque l’équipage d’aviateurs utilisant pour la première fois un
véhicule de ce type quitte le parking de la MMFL au quartier
Napoléon, 300 litres d’essence supplémentaires (le réservoir
additionnel plus quelques jerrycans) ainsi que les équipements
divers écrasent tellement les suspensions que la caisse de l’Opel
Admiral frotte quasiment sur le bitume. Quelques mètres sont
parcourus, une légère déclivité occasionne un talonnage de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

la suspension. Plus loin sur l’Avus en direction du Glienicker


Brücke, la moindre bosse provoque immanquablement une
gigantesque gerbe d’étincelles comme en font les formules
1 un jour de Grand Prix ! La sortie est annulée, les aviateurs
regagnent piteusement le quartier Napoléon. L’atelier trouve
très vite une solution : les suspensions comprennent un ressort
à boudin, les services techniques ajoutent donc à l’intérieur
un deuxième ressort coaxial. Eureka ! À pleine charge, l’Opel
conserve une assiette parfaitement horizontale. Mais au fur et
à mesure que les réservoirs se vident, le coffre se met en devoir
de tutoyer les sommets. Lorsque la voiture rentre le soir après
la virée de rigueur sur les terres communistes, elle en prend des
allures de hot road, du nom de ces engins américains survitami-
nés dont le capot avant plonge littéralement vers le macadam…
Ce n’est pas tout.
Les transmissions automatiques des Opel sont mal adaptées
au travail très spécial accompli par la MMFL, travail qui impose
de nombreux franchissements effectués en tout-terrain. Pour
compenser, les Britanniques, eux, ne manquent pas de prendre
certaines précautions. Leurs pilotes sont parfaitement formés
à l’utilisation de ces boîtes de vitesses et toute voiture passant
entre leurs mains est systématiquement retirée du service actif
lorsque le compteur affiche 50 000 kilomètres. S’ils cassent une
voiture lors d’une sortie, les militaires de Sa Très Gracieuse
Majesté utilisent par ailleurs une remorque de dépannage car un
véhicule doté d’une transmission automatique ne peut qu’être
tracté sur une faible distance à faible allure (au maximum
trente kilomètres à trente kilomètres/heure), à défaut de quoi
l’on détruit la boîte de vitesses. Une spécificité ignorée des
aviateurs appartenant à la MMFL qui fusillent une première
transmission automatique ne totalisant que 25 000 kilomètres.
Les Français jurent mais un peu tard qu’on ne les y reprendra
plus : ils confectionnent enfin une remorque de dépannage et
équipent toutes les VGL d’un crochet d’attelage destiné à hisser
le véhicule hors service au moyen d’un treuil. La solution n’est
pas exempte d’inconvénients. Manœuvrer à travers les chicanes

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

soviétiques du Glienicker Brücke une voiture tractant une


remorque d’une largeur de 2,5 mètres chargée d’une VGL en
panne n’est pas une mince affaire ! Certains conducteurs n’y
parviendront jamais… Mais fermons là cette parenthèse pré-
sentant la MMFL ainsi que ses véhicules. Il est temps de parler
espionnage.

Patrouille en territoire ennemi

Portail principal du quartier Napoléon, avril 1971. La


Mercedes glisse majestueusement sur l’asphalte. Le planton
lève la barrière et laisse passer le véhicule sans autre forme
de procès. On lui a seriné des consignes strictes, il sait qu’il
ne doit en aucun cas stopper la puissante berline et exiger de
son passager le moindre papier d’identité ou d’accréditation.
Ce n’est pourtant pas l’envie qui lui en manque car le véhicule
accapare l’attention, suscite la curiosité, suinte le mystère par
tous les pores de sa carrosserie. Il y a d’abord ces plaques spé-
ciales, un numéro noir sur fond jaune fluo, le drapeau français
et une courte phrase en langue russe identifiant l’organisme. Et
puis il y a cette couleur verte, inhabituelle pour un engin de la
gamme civile d’une telle classe. Enfin ces rideaux tirés sur les
places arrière, des rideaux qui alimentent tous les fantasmes.
Quels gadgets d’espionnage à la James Bond dissimulent-ils ?
Indifférente aux chimères qu’elle suscite, la voiture de luxe en
livrée kaki négocie rapidement le virage, se mêle à la circulation
civile et s’esquive. Direction : l’Allemagne de l’Est, le territoire
ennemi.
Une petite pointe de vitesse sur l’Avus puis le conducteur
ne tarde pas à distinguer, au loin, les poutrelles métalliques
du Glienicker Brücke marquant la frontière entre la relative
sûreté de la zone Ouest et les dangers de la zone Est. Lorsqu’ils
se laissent aller à quelques confidences, ce qui est rarissime,
certains membres de la MMFL affirment ressentir une drôle
d’impression en exerçant cette liberté exorbitante qui consiste à

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

traverser aussi facilement un Mur faisant beaucoup de victimes


civiles parmi ceux qui tentent leur chance sans y avoir été
conviés. De nombreuses croix sont là qui en témoignent.
Le « pont aux Espions » remplit bientôt le pare-brise,
s’impose dans toute sa splendeur, dans toute sa puissance aussi.
Il ne manque plus que le froid et la brume pour recréer cette
atmosphère lugubre à la John Le Carré. Du côté Ouest, un fac-
tionnaire de la Polizei. D’un geste humoristiquement théâtral
dont l’emphase volontairement exagérée est soulignée par un
sourire complice, il manœuvre la barrière symbolique dont il
assure une garde débonnaire et invite la Mercedes à franchir
le passage. Tandis que le véhicule s’éloigne, l’homme ajoute un
salut d’amitié à titre d’encouragement. C’est qu’il aimerait bien,
lui aussi, avoir l’occasion de faire comprendre aux Soviétiques
qu’ils sont des intrus. Au milieu du pont, un drapeau est-alle-
mand rappelle que l’on bascule d’un monde à l’autre. Côté
occidental, un panneau se charge de rafraîchir la mémoire des
étourdis qui l’auraient oublié. On peut y lire en quatre langues :
« Au milieu du pont vous quittez le secteur américain ». Puis
c’est la barrière et le poste de garde soviétique. Comme il se
doit, Pierre Bach arrête la VGL. Son propousk ainsi que celui du
véhicule, changent de main et atterrissent dans celles du chef
de poste. Bouffées d’odeurs délétères, fumées de ce mauvais
charbon réchauffant les antiques poêles est-allemands, miasmes
de gaz d’échappement d’un carburant de piètre qualité. Le
visage figé de l’officier de service entraperçu derrière le guichet
n’exprime rien d’autre qu’une franche hostilité d’ennemi de
classe. Ceux-là sont sélectionnés avec soin, leur dévotion au
Parti est sans faille, leur adhésion à l’idéologie inconditionnelle.
Pendant que les propousk7 sont une fois encore, une fois de plus
examinés sous toutes les coutures, la sentinelle fait réglemen-
tairement le tour de la Mercedes. Parfois, certains plaisantins

7.  Plutôt que d’utiliser la phonétique propre au pluriel russe du mot


propousk, l’auteur a, par souci de simplification, pris le parti de ne l’écrire
qu’au singulier.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

occidentaux s’amusent à entrouvrir juste assez les rideaux de la


lunette arrière pour laisser distinguer la couverture du dernier
numéro de Playboy… Ensuite, la sentinelle se saisit des propousk,
revient vers la Mercedes et rend les précieux sauf-conduits, un
cérémonial faisant l’objet d’un dialogue succinct (n’appelons
pas cela une conversation…) codifié avec force « merci ! » et
« au revoir ! » péremptoirement déclamés en langue russe. Le
véhicule reprend sa progression pour négocier précautionneu-
sement trois chicanes en béton posées là après une tentative
d’évasion réussie de justesse au moyen d’un poids lourd-bélier
lancé à toute allure. Puis c’est une dernière barrière avant une
expérience inoubliable, celle d’être le témoin privilégié de cette
qualité de vie tant vantée qui est l’apanage du paradis commu-
niste. « Ce qui surprend tout d’abord, c’est le silence des rues,
l’absence de lumière et de publicité. De ce côté, pas de badaud
flânant sur les bords de la Havel ou sur les trottoirs aux plaques
de ciment disjointes… Les rues sont vides, grises. Simple
impression ou banale réalité, ici il fait plus froid qu’à l’Ouest.
Les odeurs de charbon et de suies se mêlent en effluves insis-
tantes. (…) Le temps semble ici avancer à un rythme plus lent »8
écrira Roland Pietrini, un autre membre de la Mission.
Une brève halte aux villas afin de récupérer le chauffeur et
c’est reparti. Une halte imposée qui s’effectue au vu et au su
des services secrets est-allemands : le pied-à-terre en territoire
ennemi est surveillé 24 heures sur 24 par un factionnaire dont la
guérite est comme il se doit équipée d’un téléphone. Qu’importe,
s’il y a des suiveurs, on les sèmera. Dans l’immédiat, direction
le nord, par la route 273. Au passage, un coup d’œil à la gare de
Satzkorn que l’on peut balayer du regard depuis le pont routier.
Même chose pour la gare de Priort parfois utilisée par la 35e
division de fusiliers motorisés (35e DFM) soviétique encasernée
à Dallgow-Döberitz lorsqu’il s’agit d’embarquer des blindés
sur un train. Surprendre les troupes lors d’une telle manœuvre

8.  Roland Pietrini, Vostok – Missions de renseignement au cœur de la Guerre


froide, Éditions Mission spéciale productions, p. 46.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

est dangereux mais extrêmement intéressant. Chou blanc pour


cette fois-ci, rien à signaler, Priort est calme. Troisième point de
station : Wustermark où se côtoient un carrefour routier ainsi
qu’un nœud ferroviaire. Deux kilomètres plus loin, les équipages
le savent, un point d’observation permet de surveiller une des
voies ferrées qui aboutit à Wustermark. Ce jour-là, Pierre Bach
y est à peine embusqué qu’une voiture de la Volkspolizei (police
est-allemande) pointe le bout de son capot. Sans demander son
reste, le sous-officier s’esquive et va se poster un peu plus loin.
Dans son esprit cependant, une petite lampe rouge commence à
clignoter, l’instinct du chasseur s’est réveillé. Pourquoi une telle
réactivité de la part des Vopos ? Il y aurait-il anguille sous roche ?
La 35e DFM se préparerait-elle à bouger ? Instants mêlant
impatience, incertitude et fébrilité…
À quelques encablures, la route nationale n° 5 qui relie Berlin
à Hambourg. Vers 16 heures, des véhicules y déposent des
jalonneurs. Dans la manœuvre soviétique, les jalonneurs ont
une importance primordiale. Par crainte de voir les soldats s’en
servir pour tenter d’échapper aux sirènes du paradis commu-
niste, l’état-major ne distribue qu’un nombre infinitésimal de
cartes qui sont de toute manière rédigées en langue russe, ce
qui complique leur utilisation. Même si elles étaient plus géné-
reusement distribuées, nombre d’officiers seraient bien en peine
de les utiliser : pour la même raison de sûreté, la topographie
n’est pas une science en vogue dans la glorieuse armée Rouge
des ouvriers et des paysans. D’où l’utilisation de jalonneurs,
des jeunes hommes endurants sachant se sustenter de peu et
dont la seule tâche consiste à se poster au carrefour qu’on leur
désigne, à y rester jusqu’à quarante-huit heures d’affilée quelles
que soient les conditions météo et à indiquer aux convois mili-
taires la direction à prendre. Pour un équipage de la Mission
en maraude, percevoir la mise en place de jalonneurs est un
indice d’alerte quasiment infaillible, un convoi militaire ne va
pas tarder à surgir. Et puis ces jalonneurs-là appartiennent à
une unité de niveau division. Pas de doute : la 35e DFM a des

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

fourmis dans les essieux. Mais quand va-t-elle pointer le bout de


son blindage ? Là est la question…
Entretemps, la mise en place des jalonneurs se poursuit.
Plusieurs d’entre eux sont largués à Wustermark où se
croisent les routes n° 5 et n° 273, d’autres le sont au carrefour
routier de Nauen. Vers 18 heures, un premier convoi déboule
sur la route n° 5 en direction de Nauen. Premier décompte
d’environ 200 véhicules, précisément identifiés cette fois-ci.
Identifications et immatriculations sont enregistrées à l’aide
d’un magnétophone, à la volée, au fur et à mesure que les véhi-
cules passent. Avec un jargon incompréhensible du commun
des mortels débité sans presque reprendre son souffle comme
on tire une longue, très longue rafale de mitrailleuse. Après ce
premier convoi, une pause. Mais la nuit vient. Faut-il rester
ici, si loin de la route ? Faut-il bouger au risque de se faire
repérer par des jalonneurs dûment briefés quant à la présence
des véhicules occidentaux ? Cruel dilemme. Pierre Bach
décide de bouger. Profitant de l’obscurité qui s’épaissit, il se
met en devoir de contourner les jalonneurs. De longue date,
il a repéré dans Wustermark une maison dont les volets sont
fermés et le jardin à l’abandon, sans doute est-elle désertée
depuis belle lurette. La chance sourit aux audacieux, dit-on ;
pour Pierre Bach, c’est le moment de le vérifier. Jouant son
va-tout, il pénètre dans la bourgade, fait stopper la Mercedes
devant le portail entrebâillé, l’ouvre, fait rentrer le véhicule et
referme soigneusement les vantaux. Un poste d’observation
idéal, à quatre mètres de la chaussée. Une souricière aussi,
mais le jeune sous-officier en est certain : personne ne l’a vu
pénétrer dans la propriété délaissée telle le château de la Belle
au bois dormant. Il a à peine saisi le magnétophone qu’un
deuxième convoi déboule. C’est ensuite un flot ininterrompu
de véhicules à roues, 3 000 en tout, qui n’en finissent pas de
se succéder jusqu’à une heure avancée de la nuit. L’ensemble
de la 35e DFM fait mouvement vers la zone interdite d’Alten-
grabow pour s’y livrer à un exercice d’entraînement. À une
heure du matin, c’est le jackpot. Jusqu’à présent, chaque

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

division soviétique englobait un bataillon doté de trois véhi-


cules emportant chacun une rampe de lancement pour
roquettes lourdes FROG-7, des fusées pouvant recevoir une
ogive nucléaire ou gavée à refus de produits chimiques tous
plus dangereux les uns que les autres. Or, cette fois-ci, Pierre
Bach en est certain, ce sont quatre véhicules Zil-135 munis
de la rampe qui sont passés devant lui, qui plus est avec des
numéros d’immatriculation se suivant dans un ordre logique.
Même chose pour les poids lourds transportant des roquettes
de recomplètement. Dans le jargon utilisé par les membres
de la Mission, c’est ce que l’on appelle « une première », c’est-
à-dire la première fois qu’un nouveau matériel récemment
introduit est aperçu ou la première perception d’un chan-
gement de structures d’ampleur suffisante pour modifier
significativement les capacités de combat propres aux unités
ennemies. Quatre lanceurs FROG-7 au lieu de trois pour le
bataillon spécialisé, c’est significatif lorsque l’on parle d’armes
à capacité nucléaire. Mais la virée de Pierre Bach n’est pas
terminée. Lorsqu’une division soviétique bouge, les engins
à roues empruntent certes les routes, mais les engins à che-
nilles voyagent quant à eux par le train. Les jalonneurs étant
en cours de ramassage, il ne passera plus rien sur le bitume.
Restent les voies ferrées. Sans perdre un instant, l’observa-
teur français se rue vers celle qui plonge plein sud. Il arrive à
temps pour décompter une demi-douzaine de convois ferro-
viaires surchargés de blindés.
Le renseignement acquis, encore faut-il l’exploiter. Retour
à Berlin-Ouest sans perdre un instant pour un premier arrêt
à USMLM, la Mission américaine. C’est là que les équipages
effectuent à chaud le highlight, « compte-rendu immédiat ».
En l’occurrence, celui de Pierre Bach durera plusieurs heures
pour un résultat ayant l’épaisseur d’un journal ! Son exem-
plaire original sous le bras, le sous-officier français prend la
direction du quartier Napoléon où il échoue vers 22 heures,
recru de fatigue. Quelques heures de sommeil puis, le lende-
main à l’aube, entrevue avec l’officier « opérations » de la section

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

« Terre ». Ce fameux bataillon à quatre lanceurs FROG-7 a fait


l’effet d’un pavé dans la mare. L’officier est dubitatif :
–  Allons, vous vous êtes assoupi et vous avez rêvé !
–  Attendez ! Je peux vous assurer que j’ai vu les quatre
lanceurs suivis des quatre engins de recomplètement. Regardez :
j’ai relevé les numéros, je ne les ai tout de même pas inventés ! Et
en plus, ils se suivent dans l’ordre logique !
–  C’est à vérifier…
L’épilogue de cette énigme survient 24 heures plus tard
lorsque l’officier « opérations » américain de la section « Terre »
d’USMLM déboule à la MMFL tel un bouledogue :
–  Je veux voir l’observateur !
Mis en présence de Pierre Bach, son ton se radoucit. C’est
presque avec bienveillance qu’il susurre :
– Vous avez réalisé une observation extrêmement intéres-
sante. On détenait des tuyaux provenant de nos sources à
Moscou qui affirmaient avoir déjà observé le bataillon à quatre
lanceurs en Union soviétique et on se demandait combien de
temps cela prendrait pour que l’on constate la même chose ici
en Allemagne de l’Est. Vous êtes le premier à l’avoir fait sur le
terrain. Félicitations. Nous, on les prendra au retour.
L’adjudant Pierre Bach jubile, il a marqué un point. Dans
une unité très spéciale telle que la MMFL, être affecté est une
chose, gagner la confiance de ses pairs en est une autre. C’est
un petit groupe d’hommes hypercompétents qui ne se laissent
pas si facilement impressionner. Si l’on veut être accepté dans
le clan, être jugé digne d’occuper un fauteuil à la table ronde où
ne s’assoient que les chevaliers dûment adoubés, être intronisé
en tant que membre à part entière de cette caste, il faut montrer
patte blanche. Pour le nouveau venu, c’est fait, il a gagné ses
galons, prouvé sa fiabilité, passé l’épreuve du feu. Quant à la 35e
DFM, elle prendra effectivement au retour le même itinéraire
qu’à l’aller, permettant aux Américains de confirmer ce rensei-
gnement d’une valeur inestimable.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Une poursuite à la Starsky et Hutch

Un mois plus tard, un premier bilan s’impose. Depuis qu’il


arbore l’insigne de la Mission sur sa poitrine, Pierre Bach a
cumulé les kilomètres, multiplié les sorties, impressionné une
foultitude de pellicules photos, acquis ce minimum d’expé-
rience qui amène ses pairs à rechercher sa compagnie. Son pro-
fessionnalisme et son opiniâtreté sont reconnus. Par une chaude
journée printanière à la fin du mois de mai 1971, il fait équipe
avec le capitaine François, un artilleur, et l’adjudant-chef Bruno,
son mentor, un linguiste russe. Tâche du jour : compléter le
dossier de l’autoroute de Dresde. Ce qui fait la force d’un obser-
vateur de la MMFL, c’est sa parfaite connaissance du terrain.
Lorsqu’il part en maraude, il sait pour le moindre objectif
digne d’être surveillé où se situe l’amorce du layon forestier
qui mène au poste d’observation idéal, l’embranchement d’où
part le sentier carrossable qui permet de se rapprocher au plus
près, le défilement à partir duquel l’on peut voir sans être vu.
Le profane pourrait croire que cette connaissance résulte d’un
processus quelque peu empirique, chacun gardant jalousement
pour lui et lui seul ses secrets, sa propre science du terrain, ses
ficelles du métier acquises à la sueur de son front. Pas du tout.
Et réaliser le dossier d’une autoroute, c’est précisément for-
maliser cette encyclopédie des coups fourrés afin de compiler
une sorte de guide touristique à l’usage exclusif de l’espion en
maraude. Il s’agit, pour chaque tronçon, d’effectuer quasiment
mètre par mètre le relevé de toutes ses caractéristiques : nature
du revêtement, présence ou non d’un terre-plein central (possi-
bilité de faire un demi-tour sur les chapeaux de roues), fausses
sorties, fausses entrées (elles ne sont pas portées sur les cartes
routières du tout-venant mais les équipages doivent savoir
qu’elles existent), passages supérieurs (ponts à partir desquels il
est aisé de décompter les véhicules d’éventuels convois passant
en-dessous), passages inférieurs (utiles si l’on veut se dissimuler
afin d’échapper à des poursuivants) ainsi que postes d’observa-
tion d’où l’on peut à loisir surveiller les voies ferrées et autres

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

objectifs. But : faciliter la planification des sorties et permettre


aux nouveaux venus de découvrir plus rapidement leur terrain
de jeu. C’est aussi, pour la MMFL, une manière d’assurance-vie
pour le cas où le commandement se trouverait dans l’obligation
de renouveler la majorité des effectifs. Les savoir-faire doivent
survivre à tout prix, c’est un impératif incontournable.
Première phase de la reconnaissance systématique : l’équi-
page est censé ébaucher un dossier succinct en roulant sur
l’autoroute à faible vitesse tout en compilant au moyen d’un
magnétophone une foule d’informations totalement inutiles
au commun des automobilistes, fussent-ils est-allemands. Cela
donne un monologue lancinant du genre : « kilomètre 121,8 :
fausse sortie utilisable en été mais pas en hiver à cause des
ornières ». Une tâche quelque peu ennuyeuse, cependant facili-
tée par la présence sur les autoroutes du cru d’un petit piquet
réglementairement planté tous les cent mètres. Compléter le
dossier d’autoroute, c’est ensuite affiner l’ébauche ainsi obtenue
en précisant les diverses informations de manière plus fine. Un
travail de bénédictin mais une corvée qu’il est préférable d’ex-
pédier avant que les chaleurs de l’été ne la rendent plus pénible
encore.
L’après-midi se passe sans anicroche. Le plus gros de la tâche
est accompli et ce qui reste n’est qu’une formalité. En début de
soirée vers 19 heures, l’équipe fait escale dans un hôtel est-alle-
mand, le Waldpark ; à cette époque, c’est une pratique courante.
L’établissement est relativement ancien mais la cuisine y est
acceptable, ce qui, reconnaissons-le, revêt une importance pri-
mordiale pour des estomacs français. À l’instar de toutes les
auberges est-allemandes, le Waldpark est équipé, en sous-sol,
d’un ersatz de boîte de nuit où un orchestre de seconde zone
accompagne plutôt mal que bien une vague chanteuse s’achar-
nant à massacrer les standards populaires. L’arrivée des trois
militaires hexagonaux en tenue de sortie y fait sensation, pour
un peu, la star locale en avalerait son micro. Deux person-
nages installés à une table sont particulièrement intrigués, l’un
porte un uniforme bleu. Appartenant à la marine marchande

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

est-allemande, il travaille, dit-il, au sein d’un organisme inter-


national chargé entre autres de tenir à jour la cartographie des
ports français situés sur la façade maritime atlantique. Hasard ?
Coïncidence ? Certains hôtels sont connus pour abriter une
faune interlope particulièrement apte à lier connaissance avec
les étrangers jugés présenter quelque intérêt. Les confidences
récoltées atterrissent dans une oreille attentive émargeant au
budget de la Stasi, voire plus si affinités… Français et uniforme
bleu sympathisent rapidement, les verres se succèdent aux
verres. À une autre table, quelques responsables locaux du Parti
communiste est-allemand festoient eux aussi. Les bouteilles
défilent. Pierre Bach, lui, se méfie. Il comprend vite que le len-
demain, le réveil risque d’être difficile lorsqu’il lui reviendra de
prendre le volant. Aussi discrètement que possible, il s’arrange
pour limiter drastiquement le nombre de tournées auxquelles il
sacrifie. Bien lui en prend.
Le lendemain vers 9 heures, c’est un équipage en petite
forme qui embarque dans la Mercedes après avoir réglé la
facture et récupéré les propousk. La procédure est habituelle
dans les hôtels est-allemands : qui y passe la nuit doit laisser une
pièce d’identité à la réception et la récupérer lorsqu’il s’absente
ou repart. Sans doute est-ce un hasard s’il s’agit là, on l’aura
noté, d’us et coutumes favorisant la surveillance des clients. En
arrivant sur le parking, les trois hommes repèrent un membre de
la Volkspolizei juché sur une moto. Il semble attendre quelque
chose. Oui, mais quoi ? Pierre Bach s’installe au volant, il a les
idées à peu près claires. L’adjudant-chef Bruno, lui, a chaussé
ce qu’il appelle ses « lunettes de star » à verres fumés, signe qui
dénote infailliblement un certain mal-être des neurones sous la
boîte crânienne. Quant au capitaine François, il a pris la pré-
caution de se munir d’un sac plastique dont il fera un usage
immodéré… À la sortie du parking, direction l’autoroute, ce
qui impose de traverser la ville de Dresde. Dans un premier
temps, le motard suit sagement tout en conversant à la radio.
Quelques centaines de mètres plus loin, il se met en devoir
de dépasser la Mercedes et intime au conducteur l’ordre de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

s’arrêter. Les consignes applicables en pareil cas sont claires :


la MMFL ne traite qu’avec les Soviétiques et n’obtempère pas
aux injonctions des policiers est-allemands. Pierre Bach fait
mine de stopper puis, au moment où le motard du cru met pied
à terre, redémarre sèchement. Surpris, le policier ré-enfourche
son destrier mécanique et entame une poursuite échevelée tout
en appelant à l’aide. Quelques minutes plus tard, une Volga
vieillissante en livrée de la Volkspolizei se joint à la poursuite à
grand renfort de gyrophare. Quelle conduite tenir ? S’esquiver
tant que faire se peut, tant qu’aucune vie n’est mise en danger.
La vitesse grimpe vertigineusement. L’équipée, soit la voiture
de la MMFL suivie d’une moto puis d’un véhicule de police
toutes sirènes hurlantes, remonte à très vive allure l’une des
principales artères de Dresde. Sans crier gare, une deuxième
Volga surgit d’une rue perpendiculaire et tente de barrer le
passage à la Mercedes. D’extrême justesse, Pierre Bach réussit
à éviter le désastre en empiétant sur les rails du tramway. Deux
autres motards ainsi que deux autres Volga se joignent ensuite
au cortège ; c’est donc désormais trois motards ainsi que quatre
véhicules de police qui sont littéralement pendus aux basques
des trois militaires français. La situation devient dantesque.
L’adjudant-chef Bruno éprouve beaucoup de difficultés à ras-
sembler ses idées et derrière, le capitaine François est de plus
en plus mal en point. La vitesse ne cesse de grimper, elle frôle
parfois les 120 km/h. Pour corser le tout, Pierre Bach est loin de
connaître Dresde comme sa poche…
Les policiers est-allemands, eux, attendent leur heure. Ils
savent qu’ils vont pouvoir coincer les Français lorsqu’il leur
faudra emprunter un des ponts franchissant l’Elbe. Au moment
crucial, Pierre Bach pense avoir bien calculé son coup, deux
tramways se croisent sur la chaussée. Mais ce que le sous-offi-
cier n’a pas réalisé, c’est que l’un d’eux est en panne ! Que faire ?
Se faufiler à contresens ? Trop dangereux. La voiture risque de
percuter des piétons et il n’y a pas assez de place entre les deux
tramways. Freinage d’urgence, crissements de pneus, angoisse
d’être allé un peu trop loin, d’avoir forcé sa chance un peu plus

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qu’il n’est nécessaire… Heureusement, la voiture française


s’immobilise juste à temps. Immédiatement, un choc à l’arrière.
Pierre Bach jette un regard dans le rétroviseur, un des motards
vient de percuter, il monte à la verticale agrippé au guidon de sa
moto puis retombe lourdement à cheval sur sa selle en grima-
çant de douleur pour la raison que l’on imagine sans peine. Le
sous-officier français essaie d’ouvrir sa porte ; peine perdue : un
des deux tramways l’en empêche. Les policiers est-allemands
mettent pied à terre et se rapprochent, matraque à la main,
l’air menaçant, ils sont furieux. À cet instant, l’adjudant-chef
Bruno tente une sortie. Il est apostrophé par un capitaine de la
Volkspolizei :
– Vous, vous retournez dans votre voiture, il n’y a pas à
discuter !
Obtempérer est la seule chose à faire qui puisse calmer la
quinzaine de pandores communistes excités prêts à en découdre.
Aucune échappatoire possible. Derrière, deux Volga agonisent,
radiateurs prêts à exploser. La meute finit par se calmer. Une
demi-heure plus tard surgit enfin une Gaz-69, sorte de jeep
made in Moscou, avec quatre hommes à l’intérieur, à savoir un
conducteur, un colonel soviétique ainsi que deux interprètes
allemands. L’équipage français se présente à l’officier supérieur.
Pour l’heure, celui-ci ne cherche nullement à cacher sa jubila-
tion, un sourire ironique fend son visage d’une oreille à l’autre.
Il se présente à son tour :
–  Bonjour messieurs, je suis le chef de la Kommandatura de
Dresde. Vos propousk, je vous prie.
Dans chaque ville d’importance, l’occupant soviétique a
mis en place une Kommandatura, sorte d’état-major territorial
local aux pouvoirs étendus. C’est avec ces organismes et avec
ces organismes seuls que les membres de la MMFL règlent les
litiges. Le dialogue reprend :
–  Bonjour, qu’est-ce qu’on nous reproche ?
–  Vous êtes en zone interdite !
–  Comment ça, en zone interdite ? Dresde n’est pas une zone
interdite !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Si. Depuis hier soir.


Une déclaration de zone interdite temporaire était tombée
postérieurement au départ de l’équipage qui, ne disposant
d’aucun moyen radio, ne pouvait de ce fait le savoir. Il n’em-
pêche, officiellement, la capitale de la Saxe est fermée aux
Missions occidentales depuis 0 heure. Sans doute le motard
patientant sur le parking du Waldpark avait-il pour tâche de le
signifier à l’équipage français.
–  Nous ne sommes pas du tout au courant !
–  Que vous y soyez ou non, depuis hier soir, Dresde est bel et
bien placée en zone interdite et vous êtes en plein dedans.
–  Il est difficile de nous reprocher quoi que ce soit, nous
n’avons pas bougé de l’hôtel !
–  Pouvez-vous le prouver ?
–  Rien de plus facile : voici la facture mentionnant les
horaires d’arrivée et de départ. Renseignez-vous à l’accueil, on
vous dira que nos propousk y sont restés tout le temps. Nous
n’avons donc pas pu sortir !
Manifestement, le colonel hésite. D’un côté, l’équipage de la
MMFL est pris la main dans le sac, les Soviétiques tiennent là
une merveilleuse occasion d’orchestrer une juteuse campagne
de propagande. De l’autre côté, les militaires français ont des
circonstances atténuantes, il est évident qu’ils n’ont pas eu le
temps de se livrer à la moindre activité d’espionnage. Et puis
l’officier de l’armée Rouge n’est pas mécontent que ces mes-
sieurs de la Volkspolizei se soient fait balader. Ils sont tellement
agaçants, ces Teutons de l’Est, avec leur propension à donner
des leçons en matière d’orthodoxie communiste. Est-ce là le rôle
d’un allié réputé indéfectible ? Finalement, cette affaire néces-
site-t-elle vraiment la pénible rédaction d’un Akt, document
d’accusation que le capitaine français refusera comme il se doit
de signer ? Après un long silence lourd de menaces, l’officier
soviétique prend le parti d’esquisser un sourire.
–  J’accepte vos explications, l’incident est clos. Voici vos
propousk. Je vais donner des ordres pour que la Volkspolizei vous
raccompagne jusqu’à l’autoroute.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Reste que Pierre Bach a vécu là un de ses premiers blocages


même si les circonstances lui ont évité la longue visite, tra-
ditionnelle en pareil cas mais n’ayant rien de touristique, de
la Kommandatura locale. Et puis il y a le danger. Rouler à
120 km/h dans Dresde avec une meute de véhicules à ses
trousses n’est pas une sinécure. Heureusement, il ne pleuvait
pas. Mouillés, les pavés est-allemands offrent aux pneus qui les
tutoient à peu près la même adhérence que la glace…

Relève russe

Automne 1971, quelques mois plus tard. À proximité, la voie


ferrée Finsterwalde-Calau desservant Torgau, Bitterfeld puis
Halle déroule ses rails à l’infini. Dans l’habitacle de la Mercedes
immobilisée, il flotte comme une odeur âcre de fauve. La place
est comptée, le matériel volumineux. À tour de rôle, Pierre Bach
et ses deux coreligionnaires essaient de dormir un peu. Dormir
est un bien grand mot du reste, on se contente généralement
de s’assoupir pour de courtes périodes, cela permet au moins
de récupérer. Le conducteur a comme il se doit priorité dans
la répartition des temps de repos. On tente, souvent en vain,
de gagner le peu de cette place qui lui permettra d’incliner
son siège suffisamment pour qu’il puisse au moins s’étendre.
Mais l’adrénaline inonde les veines. Et l’inconfort de la position
réveille les vieilles douleurs. Enfin, il y a le froid. Que voulez-
vous, en République démocratique allemande fin octobre, le
thermomètre ne danse pas la même samba que sur la Côte
d’Azur en pleine saison. Et le matériel spécialisé, tente et duvet,
brille par son absence. L’inertie du commandement… Cela
ne viendra que plus tard, lorsque, lasse d’attendre en vain, la
« mafia » du 13e régiment de dragons parachutistes noyautant la
section « Terre » de la MMFL amènera dans ses bagages certains
équipements spécifiques.
De temps à autre, c’est l’alerte. Là-bas, dans le lointain,
on devine un panache de fumée puis des oreilles attentives

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

perçoivent les halètements caractéristiques d’une locomotive à


vapeur. Un train se rapproche, un train de plus avec sa fournée
de novices déracinés arrachée aux lointaines contrées russes et
qu’on obligera à s’exiler aux marches occidentales d’un Empire
soviétique que l’on dit éternel. Le tout afin d’y accomplir une
mission exaltante entre toutes : monter une garde vigilante
afin de dissuader les hordes capitalistes de passer à l’attaque.
Combien de temps tout cela durera-t-il ? Quelque part dans
Berlin-Est, dit-on, il existe une dalle dont le marbre brillant
n’est entaché d’aucune rayure sacrilège. Si l’on demande au
guide appointé par le Parti quand les troupes soviétiques quit-
teront le territoire allemand, il répond invariablement : lorsque
le temps aura réduit cette dalle en poussière. Alors les conscrits
continuent à affluer régulièrement, emmenés qu’ils sont vers
leur banal destin de toute la puissance chichement fournie par
les pistons cacochymes d’un Pendelzug, un « train-navette »
ahanant aimablement mis à disposition du grand frère sovié-
tique par le petit frère est-allemand reconnaissant.
Car l’armée Rouge est une armée de conscription, la relève
intervient deux fois par an, au printemps ainsi qu’en automne.
Celle des troupes terrestres s’effectue principalement par voie
ferroviaire. Les recrues sont regroupées dans des centres en
Union soviétique et rejoignent la Pologne où la correspondance
est obligatoire, les rails fondus dans les usines sidérurgiques de
l’Oural ayant un écartement particulier. C’est là que le contin-
gent embarque dans les Pendelzug fournis par la Deutsche
Reichsbahn, l’organisme est-allemand responsable des trans-
ports ferroviaires. Un Pendelzug est composé d’une locomotive,
parfois deux, tractant quarante wagons « troupe » à 24 cou-
chettes chacun pour 25 hommes. Car raffinement suprême,
un planton est désigné à tour de rôle qui ne dispose pas de
couchette, ce qui lui évite la tentation de s’allonger. Quelle tâche
primordiale et indispensable à la sûreté de l’Union soviétique
est-il censé accomplir ? Alimenter en briquettes de mauvais
lignite le feu qui, depuis un poêle trônant au centre du wagon,
s’essaie en vain à réchauffer l’atmosphère glaciale. Le convoi

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

ferroviaire ainsi constitué est complété par deux wagons cuisine,


deux ou trois wagons carrossés pour les paquetages et enfin
par quelques wagons ouverts pour le charbon ainsi que le bois
indispensable aux poêles. Sans oublier le « wagon d’escorte avec
une sentinelle en arme de chaque côté, sans doute pour parer à
toute tentative de désertion en cas de ralentissement du convoi
ou de l’arrêt dans une gare »9.
L’ensemble de la relève concernant les troupes soviétiques
présentes sur le sol allemand dure un long mois. Suivant les
disponibilités, les équipages « Terre » de la MMFL s’efforcent
de surveiller les trois voies ferrées venant de Pologne tandis que
les équipages « Air » prennent en compte les bases aériennes. À
partir de 1970 en effet, une partie du contingent, notamment les
spécialistes de l’armée de l’air, est acheminée par un pont aérien
mêlant avions militaires et appareils « civils » de l’Aeroflot. Les
aéronefs débarquent les conscrits et, moins de deux heures plus
tard, décollent en direction de l’URSS avec un plein charge-
ment de libérables. Surveiller les voies ferrées, c’est ce que l’on
appelle, dans le jargon des membres de la MMFL, une « opéra-
tion Pendel » à laquelle Pierre Bach participe pour la première
fois en mai 1971.
À l’automne qui suit, changement de registre, les Alliés se
mettent en tête de décompter aussi précisément que possible les
effectifs impliqués. Nom de code : Autumn’s Leaves, soit « feuilles
d’automne », de celles qui se ramassent à la pelle. Le principe est
simplissime. Sachant que chaque train emporte mille conscrits,
une multiplication élémentaire de ce chiffre par un facteur égal
au nombre de trains doit permettre, en toute logique, de parvenir
à un total relativement fiable. Mais cette arithmétique savante
ne marchera qu’à la condition expresse de ne pas rater un seul
convoi ferroviaire. Il s’agit donc d’assurer un mois durant la
surveillance 24 heures sur 24 des trois voies ferrées principales
en vertu d’une répartition ainsi décidée : une Mission, une voie
ferrée. Mais Automn’s Leaves ne signifie pas pour autant qu’il

9.  Patrick Manificat, op. cit., p. 185.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

faille négliger les tâches plus traditionnelles. D’où un rythme de


travail effarant : sur 72 heures, observateurs ainsi que pilotes en
passent 48 sur le terrain. L’équipage qui s’installe en embuscade
sur une voie ferrée y reste 24 heures. Pendant ce laps de temps,
les hommes sont censés récupérer à tour de rôle puisqu’un seul
mouvement est effectué, à savoir celui permettant, au crépus-
cule, de passer du point d’observation diurne au point d’obser-
vation nocturne. À la fin de ces 24 heures de « repos », l’équipage
accomplit une patrouille classique de la journée puis rentre au
quartier Napoléon pour 24 heures. Celles-ci sont occupées en
priorité à remplir des tonnes de paperasse et de rapports. Les
Britanniques sont les plus nombreux mais ce sont eux qui crient
grâce les premiers. Américains et Français ne sont pas en reste,
ils terminent également le mois sur les rotules. Mais le décompte
obtenu fournit l’information demandée par le commandement :
80 trains acheminant 80 000 hommes ont franchi la ligne Oder-
Neisse. Ce n’est pas tout. Car les équipages des trois Missions
ont décompté l’intégralité du trafic, trains de voyageurs et trains
de marchandises compris. La synthèse des données collectées
grâce à l’observation permanente permet de réviser à la hausse
les capacités de transport propres à la Deutsche Reichsbahn.
Un renseignement d’une inestimable valeur conditionnant
l’évaluation stratégique des aptitudes propres à l’ensemble du
pacte de Varsovie à projeter ses forces vite et loin. Une informa-
tion précieuse que seule l’obstination, la patience et l’intrépidité
d’une poignée de professionnels aguerris ont permis d’obtenir.

Terriens contre aviateurs : la guéguerre des boutons

Même en l’absence d’opération interalliée, le tempo opéra-


tionnel imposé à la section « Terre » est déjà soutenu. Seules les
permissions interrompent ce maelstrom d’activités rendu obli-
gatoire par le faible nombre de sésames : six observateurs se par-
tagent à tour de rôle les cinq propousk disponibles. Pas de jours
fériés, pas de dimanche. Comparé à cela, l’existence au sein de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

la section « Air », deuxième mamelle de la MMFL, est nettement


moins stressante. Sous prétexte que ni les pilotes soviétiques
ni leurs coreligionnaires est-allemands ne prennent les com-
mandes de leurs machines le week-end, gonfleurs d’hélice10 et
autres rampants11 détachés à la Mission française respectent
scrupuleusement la trêve hebdomadaire. À l’évidence, l’inacti-
vité ennemie n’est qu’un faux prétexte commode. Pierre Bach
le sait bien qui, lorsqu’il sort le dimanche, photographie parfois
au téléobjectif de 1 000 mm un vol de Mi-6 décollant depuis
le terrain d’Orianenbourg, juste au nord de Berlin. La base est
certes située en zone interdite mais il est néanmoins possible
d’apercevoir les énormes hélicoptères de transport en marau-
dant sur une autoroute passant à proximité. Une anecdote
illustre du reste les divergences de culture existant entre les
observateurs « Terre » d’une part et les observateurs « Air »
d’autre part.
Sortie en « local », escale à Potsdam. Il est 12 heures, Pierre
Bach déjeune à la villa avant de monter au front. Départ une
heure plus tard. C’est à ce moment-là que déboule théâtra-
lement un équipage « Air » dirigé par un capitaine surnommé
d’Artagnan. À l’instar du quatrième des Trois Mousquetaires, le
personnage arbore une fine moustache ainsi qu’une barbichette
soigneusement taillée en pointe. Affichant un sourire narquois
quelque peu condescendant, l’officier lâche négligemment :
–  On revient de Nauen, on a vu un convoi là-bas mais comme
c’était du matériel terrestre, on a laissé tomber. À l’heure qu’il
est, vous devriez réussir à le rattraper sur la nationale n° 5 si
vous ne traînez pas en route !
Pourquoi les aviateurs n’ont-ils pas retardé leur retour afin de
prendre en compte ce convoi qui leur passait littéralement sous

10.  « Gonfleurs d’hélice » : dans l’argot militaire, surnom donné aux


personnels navigants de l’armée de l’air.
11.  « Rampants » : dans l’argot militaire, surnom donné aux personnels non
navigants de l’armée de l’air. Les rampants sont à leur tour classés en deux
catégories : les « pailleux » (personnels administratifs) et les « graisseux »
(mécaniciens).

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

le nez ? Pierre Bach se soucie comme d’une guigne d’initier une


polémique avec le personnage. Les chicaneries, les règlements
de compte, les éclats de voix avec noms d’oiseaux en prime, ce
sera pour plus tard. Peut-être ou peut-être pas. Dans l’immé-
diat, le temps presse. La priorité de l’instant, c’est de se ruer à
la poursuite des Soviétiques avant qu’ils ne se réfugient dans la
zone interdite de Jüterbog12 où il sera impossible de les traquer.
Une affaire de minutes, de secondes peut-être. Coup de chance :
le convoi a disparu mais les jalonneurs sont restés sur place,
d’autres unités vont emprunter le même itinéraire. Les troupes
viennent du nord de Berlin, elles contournent la mégalopole
par l’ouest et prennent effectivement la direction du sud, celle
de Jüterbog. Pierre Bach s’empresse de dénicher une planque
dans Nauen. Il est à peine installé qu’un convoi apparaît, grossit,
surgit presque à l’improviste. Vite, sortir l’appareil photo,
prendre un cliché de chacun des principaux véhicules afin de
confronter ensuite images et notes pour voir si l’on n’a pas
raté quelque chose d’important, nouveau modèle de blindé ou
équipement dernier cri. Relever les immatriculations, aussi, une
véritable gymnastique mettant à forte contribution les vertèbres
cervicales. Car à cette époque, les engins de l’armée Rouge
n’ont qu’une seule plaque à l’arrière ; il faut donc identifier le
véhicule, le suivre du regard afin de déchiffrer ladite plaque
avant d’effectuer une brusque rotation de la tête en sens inverse
pour prendre en compte le véhicule qui suit. Une torsion à
répéter pour chacun des engins d’un convoi pouvant parfois
en compter plus de 300 quasiment imbriqués les uns dans les
autres à la queue leu leu : gare au torticolis ! Et encore. Heureux
les observateurs contraints à une telle gymnastique en plein
jour lorsque la météo est au beau fixe. C’est nettement moins
évident de nuit lorsqu’il tombe des cordes et que les Soviétiques
manœuvrent en mode black-out toutes lumières éteintes…

12.  Plusieurs orthographes du nom de cette ville sont utilisées dans la


littérature courante ; citons, entre autres, « Jueterbog ».

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Pierre Bach est intrigué, il n’arrive pas à identifier les camions


qui se succèdent à quelques mètres de lui. À quoi servent-ils, à
quelle unité appartiennent-ils ? Mystère. Et pourtant, depuis sa
première sortie dans le cadre de la MMFL, il a vu passer des
milliers d’engins différents, compulsé des milliers de clichés
récapitulant tout ce qui roule et porte l’étoile rouge. Il lui faut
pourtant se rendre à l’évidence, ce matériel-là, il peine à le recon-
naître. Encore confusément, il pressent qu’il se trame quelque
chose d’important, qu’il va être le témoin privilégié d’un événe-
ment inhabituel. À quelque distance se profile un Ural-375D,
poids lourd en l’occurrence surmonté d’une énorme bâche
dont les pans flottent au vent. On distingue un vérin stabilisa-
teur entre les deux essieux arrière. Détail révélateur. Le doute
s’envole : il s’agit d’un camion de recomplètement emportant
un missile antiaérien SA-4 Ganef. D’autres poids lourds du
même type suivent. À l’incertitude succède l’excitation, Pierre
Bach comprend qu’il est tombé sur du gros. Les Soviétiques
sortent rarement leurs SA-4, ils les couvent, les protègent, les
camouflent, les dissimulent car en cas de conflit, ces joyaux de
la couronne seraient parmi les premiers objectifs que les avions
de l’OTAN s’efforceraient de réduire en chaleur et poussière.
C’est que la fusée est dangereuse, elle a des performances hors
du commun : une portée de 55 kilomètres et un plafond de
28 000 mètres. Autrement dit, les bombardiers supersoniques
Mirage IV français porteurs de l’arme nucléaire pourraient ne
pas survivre s’ils doivent entrer dans une zone défendue par
un système d’arme aussi phénoménal. À l’Ouest, ces engins
sont du reste très mal connus. Comment les unités sont-elles
articulées ? Quelle est la fonction exacte de chaque engin dans
la chaîne logistique, dans les réseaux de transmissions, dans la
hiérarchie qui transmet les ordres de tir, dans le processus tech-
nique censé préparer les missiles au lancement ? Cette méca-
nique-là, les Occidentaux n’en comprennent pas encore les
subtils rouages. D’où l’importance du travail de fourmi effectué
par les Missions dans les rares occasions où les observateurs ont
la chance d’intercepter des unités SA-4. Ce travail-là permet de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

collecter des informations brutes dont l’exploitation fine permet


de reconstituer l’organigramme de la brigade de missiles, un
peu comme on assemble patiemment les différentes pièces d’un
puzzle. Dans son for intérieur, Pierre Bach ne peut s’empêcher
de jubiler, il a compris qu’il tient là sa revanche. Les Ganef sont
bien placés en tête de la liste récapitulant les matériels que les
observateurs de la Mission en général et ceux appartenant à
l’armée de l’air en particulier ont pour consigne permanente et
impérieuse de traquer sans répit toutes affaires cessantes. Plus
prompt à se pavaner qu’à agir, d’Artagnan le bravache les a
laissés filer…
Pierre Bach photographie tout ce qui lui semble intéressant,
environ 200 véhicules. Le lendemain, croisant le capitaine dans
un couloir, il le salue réglementairement puis susurre :
–  Vous savez, votre convoi, celui que vous avez laissé tomber
parce que c’était du matériel terrestre…
–  Oui, et alors ?
–  Devinez de quoi il s’agissait…
–  Oh, du matériel sans importance, de ce matériel pétara-
dant tombant en ruine susceptible de vous intéresser, vous, les
terriens, mais indigne de nous, les aviateurs !
–  Ah bon… Vous êtes absolument certain que cela vous
indiffère ? Si je vous disais qu’il s’agissait d’une brigade SA-4 et
que j’ai identifié, décompté et photographié tous les véhicules
associés aux blindés de lancement ?
Le capitaine se décompose. C’est précisément le moment
que choisit l’officier responsable des opérations de la section
« Air » pour surgir du néant. Il a saisi au vol quelques bribes de
la conversation, commence à comprendre de quoi il retourne.
–  Quoi ? Qu’est-ce que vous dites ? Répétez-moi ça, pour
voir. Vous avez…
–  Voilà ce que j’ai pris.
Pierre Bach vient tout juste de récupérer les négatifs qu’il
a disposés sur la table rétro-éclairée afin de sélectionner ceux
qui méritent d’être développés. L’officier supérieur se penche,
scrute la pellicule. Son visage se durcit, il se relève, il est furieux.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Il a pigé l’énorme boulette faite par son subordonné. Avec un


malin plaisir, Pierre Bach enfonce le clou :
–  Pourquoi tant de haine ? Les véhicules ne pouvaient pas
intéresser le capitaine puisqu’ils roulent mais ne volent pas…
Sèchement, le chef ordonne aux trois barrettes mousquetai-
risées de le suivre, tous deux s’isolent dans une pièce attenante
dont la porte claque brutalement, refermée à la volée avec rage.
Une simple porte épaisse comme du papier à cigarette, un
obstacle dérisoirement insuffisant pour prétendre arrêter les
éclats de voix gutturaux qui s’ensuivent… Entre les deux camps,
c’est une incessante guerre des boutons où le pragmatisme des
militaires de l’armée de terre s’oppose à la morgue de certains
des aviateurs. Ces derniers sont pourtant souvent redevables
des tuyaux que leur refilent les premiers dont la présence sur le
terrain est plus régulière et l’attitude plus opiniâtre.
Glissant majestueusement sur le revêtement de l’autoroute
menant à Helmstedt, la Mercedes se distingue dans le flot des
Trabant pétaradantes telle un cygne égaré dans une basse-
cour où caquette la volaille. Trois hommes sont à bord, un
officier chef d’équipage, un conducteur et Pierre Bach dans les
fonctions d’observateur. Non loin d’Altengrabow, le véhicule
bifurque vers le nord, emprunte la route n° 107 en direction de
Genthin, là où les Soviétiques se livrent parfois à des exercices
consistant à franchir l’Elbe. Nous sommes en 1974 et les sites
en question sont encore libres d’accès. Plus pour longtemps :
les généraux du GFSA finiront par comprendre qu’il s’agit là
d’un terrain de chasse privilégié des trois Missions et l’incluront
dans une zone interdite. Machinalement, Pierre Bach lève les
yeux au ciel. Bingo : sur l’horizon, une nuée de points noirs. Pas
de doute, un exercice aéromobile est en cours. C’est Apocalypse
Now ! version russe, Wagner en moins :
–  Arrête-toi à droite ! Arrête-toi là ! Immédiatement !
Tout en apostrophant le conducteur, Pierre Bach a par
réflexe plongé la main dans le sac, saisi le boîtier de l’appareil
photo, agrippé le téléobjectif de 400 mm et assemblé le tout à
la volée. Pas besoin de se préoccuper du film : une pellicule de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

trente-six poses est chargée en permanence et les consignes sont


de ne pas hésiter à la changer même s’il reste encore quelques
poses. Ce serait tellement bête de rater un matériel important
pour avoir voulu économiser des bouts de chandelle… Derrière,
l’officier laisse faire son observateur. À la MMFL dans le feu de
l’action, les barrettes savent parfois s’effacer lorsque les circons-
tances l’imposent.
La Mercedes aussitôt immobilisée, Pierre Bach s’en éjecte
à la volée et met son appareil en batterie juste à temps pour
voir défiler à quelques centaines de mètres 28 hélicoptères
Mi-24  Hind. Des aéronefs taillés pour la bagarre : blindés,
lourdement armés, ils sont aussi capables de débarquer un
groupe de fantassins d’élite. Une machine idéale pour mener
dans la profondeur du dispositif de l’Alliance atlantique des
raids destinés à détruire un état-major, à saisir un pont, à rayer
de la carte un objectif sensible ou à désorganiser une chaîne
logistique. Qui plus est, c’est la toute première fois qu’ils sont
observés en République démocratique allemande ; jusque-là,
on subodorait leur présence sans en avoir confirmation. Cette
confirmation, c’est Pierre Bach qui va l’apporter sur un plateau
d’argent. Pourtant, le sous-officier n’est qu’à moitié satisfait. Il a
certes pris de bons clichés du côté gauche de l’appareil mais qui
sait si sur le côté droit ne se cache pas un dispositif nouveau ?
Une discussion s’engage avec le chef d’équipage :
–  Mon commandant, il faut attendre qu’ils reviennent.
Compte tenu de leur autonomie limitée, cela ne devrait pas
durer une éternité.
–  Je ne vous cache pas que je préférerais aller jeter un coup
d’œil aux sites de franchissement.
–  De toute manière, il est midi, on en profite pour faire la
pause déjeuner, on a tout le temps d’aller ensuite faire une virée
sur les berges de l’Elbe. Et puis les Mi-24, c’est une première,
alors que les engins du génie…
–  Bon, O.K., je vous suis sur ce coup-là.
Les trois hommes se mettent en devoir de sortir gamelles et
couverts. Ils n’en ont pas le temps : à l’horizon se profile une

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

deuxième vague d’hélicoptères. Pierre Bach démonte l’objectif


de 400 mm et le remplace par une focale de 1 000 mm si puis-
sante que même à 500 mètres, un hélicoptère dépasse largement
le cadre de la photographie. Idéal pour photographier les détails
mais gourmand en lumière et très sensible au moindre mouve-
ment. L’équipage reste finalement à l’affût tout un après-midi
au cours duquel les vagues de Hind se succèdent régulière-
ment. Pas moins de 180 appareils sont observés, certains sont
comptabilisés plusieurs fois au fur et à mesure des rotations.
Manifestement, un régiment de Hind vient d’élire domicile à
Altengrabow et les pilotes sont en train de se familiariser avec
le terrain, raison pour laquelle ils multiplient les vols à basse
altitude.
Le soir, retour au bercail et première entrevue avec les frères
ennemis de la section « Air » :
–  Cela vous intéresse, des Mi-24 ?
–  Des Mi-24 ? Où est-ce que vous en avez vu ? Combien il y
en avait ?
–  180 au total !
Rapidement, les aviateurs notent les détails, allant jusqu’à
se faire préciser au mètre près le point d’observation où l’équi-
page de la section « Terre » s’est embusqué. Le lendemain à la
première heure, les gonfleurs d’hélice sont sur place. Ils y reste-
ront toute la semaine. En pure perte.
FROG-7, Mi-24 Hind, cinq années de séjour à la MMFL
seront pour Pierre Bach l’occasion de comptabiliser à son
tableau de chasse deux autres « premières ». Il réalisera l’obser-
vation initiale d’automoteurs d’artillerie de 122 mm 2S1 sous
les couleurs des forces armées est-allemandes. Seconde
« première » : le repérage originel d’automoteurs d’artillerie de
152 mm 2S3 au sein du GFSA, un épisode d’ores et déjà narré
en introduction de cet ouvrage.
Répétons-le, les officiers et sous-officiers de la MMFL
agissent en uniforme ; il y a pourtant une exception à la règle.
Avant de clore ce chapitre par un bilan des activités de Pierre

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Bach en terre est-allemande, narrons la, elle vaut son pesant de


roubles !

Dans la clandestinité

Le 1er Mai en République démocratique allemande, c’est


comme le 14 Juillet en France. Ce jour-là, l’État se pare de
ses plus beaux atours, les citoyens sont « invités », un mot qui
prend un sens très spécial en Allemagne de l’Est, à faire acte de
présence dans les rues pour honorer les vaillants défenseurs de
la Patrie en agitant moult drapeaux préalablement distribués par
les soins du Parti, le seul, l’unique, le bienveillant. Nous sommes
justement en ce jour fatidique et, à quelques encablures de la
place Marx-Engels où la tribune d’honneur a comme il se doit
été dressée, les chenilles piaffent d’impatience. Les slogans sont
prêts, les invités arrivent, les gorges s’échauffent, il n’y manque
pas un bouton de guêtre socialiste. Des barrières ont été dispo-
sées tout au long du circuit que les blindés sont censés emprun-
ter. Les blindés est-allemands, précisément : le défilé constitue
pour la MMFL une occasion de les observer de très près. En
cette occasion et en cette occasion seulement, les spécialistes
délégués sur place par la Mission, c’est le cas de Pierre Bach en
ce 1er mai 1971, sont vêtus en civil afin de passer inaperçus.
Notons que le contexte international est quelque peu chargé.
Quelques mois auparavant, en janvier, Angela Davis, emprison-
née, a été officiellement inculpée de meurtre, de kidnapping et
de conspiration ; elle sera finalement acquittée. Toujours est-il
qu’entretemps, son incarcération est instrumentalisée par la
propagande socialiste qui monte l’affaire en épingle. Sur ces
entrefaites survient le 1er mai.
Pour l’heure à Berlin-Est, le duo d’espions français, car Pierre
Bach a pour l’occasion retrouvé son vieil ami l’adjudant-chef
Kimmel, suit comme son ombre une délégation britannique en
uniforme ayant manifestement l’intention de franchir les bar-
rières. Mal leur en prend : les militaires de Sa Très Gracieuse

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Majesté se sont à peine mis en devoir d’exécuter leur plan


audacieux qu’une nuée de Vopos, des policiers est-allemands
décidés à leur apprendre les bonnes manières, les renvoie d’où
ils viennent manu militari. Pierre Bach ne peut s’empêcher de
rire sous cape. Le défilé militaire achevé, les deux sous-offi-
ciers se mêlent à la foule, histoire de prendre la température, de
glaner ce qu’en termes de métier on appelle du « renseignement
d’ambiance ». De l’ambiance, justement, il n’allait pas tarder à
en avoir.
Car sans vraiment s’en rendre compte, les deux Français sont
canalisés par la foule et lorsqu’ils s’en aperçoivent, il est trop
tard pour faire demi-tour. Résignés, ils suivent le mouvement
jusqu’à être avalés par un groupe de jeunes se revendiquant de
la Freie Deutsche Jugend (FDJ), la « jeunesse libre allemande »,
un mouvement officiel embrigadant les 14-25 ans dans le but
avoué de leur donner une « éducation socialiste ». L’éducation
socialiste, cela consiste en l’occurrence pour quelques-uns des
membres de la FDJ triés sur le volet à brandir aussi haut que
possible une banderole sur laquelle sont inscrits ces quelques
mots : « Libérez Angela Davis ! »
Heureusement, tant l’adjudant Bach que l’adjudant-chef
Kimmel sont tous deux germanisants, ils n’éprouvent donc
aucun mal à imiter l’accent de Leipzig lorsque, intrigués par
cette présence inhabituelle, les jeunes commencent à les presser
de questions. Les deux sous-officiers sont contraints d’inventer
dans l’instant un prétexte qui tienne la route, ils prétendent
être des journalistes ordinairement installés dans la ville surtout
connue pour sa foire industrielle et accourus là couvrir l’événe-
ment au profit du journal qui les emploie, une feuille de chou
locale que Pierre Bach nomme. Ce mensonge a au moins une
vertu, celle d’expliquer pourquoi le duo se promène avec force
appareils photo en bandoulière, des appareils high-tech qui ne
peuvent qu’avoir été achetés en Europe occidentale…
Mais la banderole est lourde et bientôt, les bras juvéniles
ploient sous la charge. Pierre Bach y voit là l’occasion de polir
sa couverture :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Je vous en prie, laissez-nous l’honneur de la porter un


instant !
Aussitôt dit, aussitôt fait, un geste manifestement très
apprécié. Mais il faut assumer ! Assumer, cela veut dire suivre
le mouvement. Quarante ans après, Pierre Bach a encore du
mal à maîtriser son hilarité lorsqu’il évoque l’épisode : « au bout
de deux heures enfin, nous sommes passés devant la tribune
officielle dans laquelle étaient présents tous les membres du
gouvernement de la RDA, le premier Secrétaire W. Ulbricht au
premier rang, ainsi qu’un aréopage d’officiers soviétiques très
médaillés. À l’instar du groupe de jeunes gens et pour ne pas
détonner, nous avons salué la tribune en brandissant le poing…
tout en nous efforçant de ne pas éclater de rire ! Finalement,
c’est ça qui a été le plus difficile… »13.
Après l’effort, le réconfort : ayant rempli leur devoir socia-
liste, les deux « journalistes » sont invités à partager le couvert à
la bonne franquette. Direction la roulante de l’armée est-alle-
mande où l’on sert un plat unique, une délicieuse soupe aux pois
cassés dans laquelle nage une plantureuse saucisse exsudant la
graisse par tous les pores de sa peau. Quand même… Deux
sous-officiers français en civil défilant devant les pontes est-alle-
mands le poing levé en portant une banderole subversive, qui
plus est poussant le bouchon jusqu’à se sustenter aux frais de
l’État socialiste en abusant de l’hospitalité propre à la Nationale
Volksarmee : il faut oser ! Il est des espions qui se sont fait faire
aux pattes pour moins que cela…

Bilan est-allemand

Émaillées de tragicomédies d’un tel tonneau, cinq années


constituent une éternité qui s’écoule à la vitesse de la lumière.
Fin décembre 1975, Pierre Bach revient en France pour un
très court séjour. Le 2 janvier 1976, direction Budapest où le

13.  Pierre Bach, « Libérez Angela Davis ! », Propousk, février 2007.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

sous-officier a été désigné pour prendre les fonctions de secré-


taire de l’attaché de Défense. Un poste où il va avoir l’occasion
de mettre en pratique l’expérience acquise à la MMFL.
Quel bilan tirer des longs mois passés par Pierre Bach
dans les rangs de la Mission militaire française de liaison ?
Bien des années plus tard, l’ex-sous-officier est admis à faire
valoir ses droits à la retraite. Au détour d’une conversation, il
apprend l’existence du BStU, acronyme désignant outre-Rhin
le « Mandataire fédéral pour la documentation du service de
sécurité de l’État de l’ex-République démocratique allemande ».
Bref, en un mot comme en cent, le BStU gère les archives du
Ministerium für Staatssicherheit, la fameuse Stasi, en vertu
d’un principe simple : tout individu estimant avoir des raisons
sérieuses de penser qu’il a fait l’objet d’un quelconque intérêt
de la part des barbouzes est-allemandes peut demander à avoir
communication du dossier qu’elles ont constitué à son sujet.
Dès lors, puisqu’il s’agit de dresser un bilan, pourquoi ne pas
emprunter celui établi par les sbires d’Erich Mielke ? Voici plu-
sieurs extraits d’un document daté du 30 mars 1976 et émanant
de l’Hauptabteilung VIII, direction principale est-allemande
chargée, entre autres, de marquer à la culotte les membres des
trois Missions occidentales :

En cinq années de séjour, Bach Pierre a intensément pratiqué


des activités de renseignement sur le territoire de la République
démocratique allemande. Il y a effectué au total 653 missions de
reconnaissance.
De manière générale, il était accompagné d’un officier de recon-
naissance appartenant à l’armée de terre et détaché auprès de la
Mission militaire française de liaison. Bach Pierre a également
effectué une série de reconnaissances accompagné par un petit gradé
de la Mission militaire française de liaison. Bach Pierre portait
l’uniforme des forces terrestres.
S’étant intéressé aux objectifs militaires soviétiques ainsi qu’à
ceux appartenant aux forces armées est-allemandes, Bach Pierre a
également pris en compte les transports militaires par voies routières

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6692 Pierre Bach, l’espionnage au quotidien -> DEVIS.indd 94 13.12.13 15:01


UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

et ferrées. Il a régulièrement surveillé des voies ferrées ainsi que des


gares de chargement et de déchargement afin de pouvoir observer ce
type de transports et de pouvoir dresser des comptes-rendus détaillés.
Il a également effectué des reconnaissances de terrains d’exercice,
de zones de desserrement et d’installations tactiques. Travaillant
de manière intensive, Bach Pierre a fréquemment pénétré dans des
zones militaires interdites aux trois Missions militaires de liaison
occidentales en violation des accords bilatéraux existants.
En de nombreuses occasions lors de missions de reconnaissance,
Bach Pierre n’a pas tenu compte du code de la route en vigueur sur le
territoire de la République démocratique allemande, prenant notam-
ment l’habitude de circuler à des vitesses excessives.

Savoureux, n’est-il pas ? Mais poursuivons cette plongée


dans les entrailles de la Stasi :

Bach Pierre essayait de camoufler ses activités de reconnaissance


grâce à la mise en œuvre de différents moyens (par exemple camou-
flage des véhicules de la Mission militaire française de liaison sur
le terrain) afin de pouvoir éventuellement échapper aux mesures de
sécurité implémentées par les organes de la République démocratique
allemande.
Bach Pierre a une bonne connaissance de la langue allemande et
semble également maîtriser la langue anglaise.
Il a pour hobby de confectionner des mets spéciaux, par exemple
africains et chinois. Lors de festivités organisées par la Mission mili-
taire française de liaison, Bach Pierre était désigné pour la prépara-
tion de ces spécialités.

À la première lecture de ce morceau de bravoure, l’homme


par qui le scandale arrive ne peut s’empêcher d’être interloqué.
Confectionner des « mets spéciaux africains » ? Le vieux soldat
s’arrête un instant, fouille sa mémoire puis éclate de rire. Il s’est
brusquement souvenu avoir en effet ponctuellement été nommé
responsable de l’organisation d’un méchoui, d’où, sans aucun
doute, l’incongrue référence culinaire ! Les voies de l’antéchrist

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6692 Pierre Bach, l’espionnage au quotidien -> DEVIS.indd 95 13.12.13 15:01


UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

dénommé Stasi sont décidément comme celles de Dieu, impé-


nétrables. Mais achevons :

À l’automne 1975, il a été porté à notre connaissance que Bach


Pierre devait effectuer en France une scolarité s’étendant sur plu-
sieurs années et, à l’issue, être réaffecté à la Mission militaire fran-
çaise de liaison. Mais selon une information datée du début 1976, il
serait affecté en Hongrie14.

La prose porte la signature du lieutenant-colonel Klebow,


chef de l’Abteilung V (section 5) rattachée à l’Hauptabtei-
lung VIII quant à elle dirigée d’une main de fer par le colonel
Damm. Un colonel Damm dont nous n’allons pas tarder à
retrouver la signature au bas d’un autre message, celui-ci
adressé à son homologue hongrois.

14.  BStU, MfS X Allg. P. 1323/78, Bd. 8, S. 000020 und 000021. Traduction


de Pierre Bach.

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6692 Pierre Bach, l’espionnage au quotidien -> DEVIS.indd 96 13.12.13 15:01


CHAPITRE 3

EN AMBASSADE À BUDAPEST

F évrier 1976. Une voiture officielle aborde la Normannen-


straße, une rue de sinistre réputation dans le district de
Lichtenberg, à Berlin-Est. Sur la banquette arrière, un homme
entre deux âges, sanglé dans un uniforme impeccable, compulse
distraitement quelque dossier. Un dernier virage et le véhicule
s’immobilise pour contrôle. La halte ne dure guère, l’officier
est de ceux que l’on ne fait pas attendre. Vu de l’extérieur, le
complexe d’immeubles en impose de par ses dimensions mais
sitôt que l’on pénètre dans cette cour intérieure sombre, surtout
si l’on est du mauvais côté de la barrière, c’est une atmosphère
d’oppression qui subjugue l’esprit, s’empare de l’âme, noie irré-
médiablement la pensée sous un flot de terreur diffuse. Serait-ce
une mise en scène ? Si l’on en croit certains habitués des lieux,
il s’agit de conditionner psychologiquement les hôtes forcés
d’Erich Mielke, le tsar du Ministerium für Staatssicherheit, une
sécurité d’État dont le citoyen est-allemand ne prononce l’acro-
nyme Stasi qu’à voix basse, de peur d’attirer sur lui les foudres
des cerbères peuplant cet ersatz d’enfer sur terre. À n’importe
quelle heure du jour et de la nuit, c’est une camionnette carros-
sée de couleur beige qui décharge sa charretée d’« invités » admis
à séjourner tous frais payés pour un temps indéterminé dans
l’une des cellules1.

1.  Catherine Hickley, « Stasi Spy Hunt Winds Through Concrete Berlin
Maze to Checkpoint Charlie », Bloomberg, 23 janvier 2012 ; « Restored Stasi

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6692 Pierre Bach, l’espionnage au quotidien -> DEVIS.indd 97 13.12.13 15:01


UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

L’homme descend de la voiture, s’engouffre dans un des


immeubles, avale à pas redoublés les longs couloirs anonymes
menant à la porte de cette pièce anonyme qui constitue son
univers anonyme. Tout ici respire l’anonymat, la standardisation,
l’orthodoxie rigide, le bannissement de l’initiative, la soumission à
l’autorité, l’effacement de l’individu devant la masse. Sur le bureau,
un meuble standardisé banal, une pile de dossiers au sommet de
laquelle trône une chemise portant la marque écarlate du secret
le plus absolu. Cette chemise, le colonel Damm, chef de l’Haup-
tabteilung VIII, subdivision de la Stasi chargée en particulier de
garder l’œil sur les Missions occidentales, ne la connaît que trop.
Nul besoin d’en compulser la couverture pour savoir de quoi il
retourne. Ah, ces Missions occidentales ! L’officier entretient à leur
égard une haine viscérale. La République démocratique est un
État souverain dont le peuple éprouve une fierté légitime à jouir
d’une indépendance retrouvée. En traitant directement avec les
Soviétiques, en bafouant les autorités est-allemandes, en faisant
preuve à leur égard d’une telle morgue, ces spadassins étrangers
sans foi ni loi insultent quotidiennement ce sentiment de fierté
nationale. Ils profitent impunément de leur immunité pour espion-
ner la Nationale Volksarmee, l’orgueil du peuple. L’officier supé-
rieur sent une bouffée de colère s’emparer de lui. Un jour, tout cela
finira mal. Un jour, oui, le peuple est-allemand prendra sa revanche
et quand viendra ce jour de gloire, la Stasi sera son glaive vengeur.
En attendant, il faut bien plonger les mains dans le cambouis.
La barbouze en chef tend le bras, saisit le dossier, celui qui
le nargue, qui lui brûle presque les doigts tant la rancune est
tenace. Une source de la Stasi a averti le centre : on a retrouvé
à Budapest la trace d’un des espions parmi les plus virulents
ayant jamais appartenu à la Mission française. Un homme que
le colonel Damm veut garder dans son viseur car si d’aventure
il revenait traîner ses guêtres à portée d’accident… Peu à peu, le
texte du message prend forme dans ce style aseptisé si caracté-
ristique des espions en manque d’imagination :

HQ opens doors to public », The Local, 14 janvier 2012.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Berlin, le 24 février 1976


N°U/121/76
De :
Colonel Damm,
Hauptabteilung VIII
Ministerium für Staatssicherheit
Destinataire :
Ministère de l’Intérieur de la République populaire de Hongrie,
Camarade colonel Markus
TRÈS SECRET
Très honoré camarade Markus,
Nous avons été informés par une source non-officielle que l’adju-
dant-chef Bach Pierre né le 12 janvier 1943 à Saint-Avold,
Moselle, a été muté à Budapest.
L’adjudant-chef Bach Pierre a appartenu à la Mission militaire
française de liaison de 1970 à décembre 1975 en tant que personnel
accrédité et s’est livré en tant que tel à une intense activité d’espion-
nage sur le territoire de la République démocratique allemande.
Je vous serais reconnaissant de vérifier si les informations
concernant la mutation du susnommé à l’ambassade de France
à Budapest sont exactes et de me dire s’il existe éventuellement la
possibilité d’être tenu au courant de ses activités en République
populaire de Hongrie.
Soyez-en remercié par avance.
Avec un salut socialiste,
Signé :
Colonel Damm,
Chef de l’Hauptabteilung VIII2

2.  BStU, MfS X Allg. P. 1323/78, Bd. 8, S. 000015. Traduction de Pierre


Bach. Pour des raisons de compréhension, la forme du message a été adaptée
par l’auteur mais le fond a été scrupuleusement respecté.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Le colonel Damm reçoit la réponse trois semaines plus tard.


Son contenu est rédigé sur un ton mi-figue, mi-raisin :

Budapest, le 18 mars 1976


N°41-G-311/1-76
De :
Colonel Markus,
Ministère de l’Intérieur de la République populaire de Hongrie
Destinataire :
Camarade colonel Damm,
Hauptabteilung VIII,
Ministerium für Staatssicherheit, Berlin
TRÈS SECRET
Très honoré camarade Damm,
En réponse à votre message n° W/121/763 du 24 février 1976,
nous vous informons que :
Pierre François Bach, né le 12 janvier 1943 à Saint-Avold,
Moselle, citoyen français secrétaire du bureau militaire de
l’ambassade de France en Hongrie, passeport de service n°
74-LZ-02972.
(…)
Le susnommé a pris ses fonctions auprès de l’attaché militaire
à compter du 3 janvier 1976 à Budapest. Il effectue régulière-
ment des missions de reconnaissance en province. Étant donné
qu’il exercera ses fonctions à Budapest pendant trois ans, nous
vous prions de nous communiquer toute information à son sujet
susceptible d’être exploitée. Pierre Bach étant membre d’un orga-
nisme de renseignement, nous le gardons sous un étroit contrôle.
Dans l’attente d’une réponse, soyez remercié par avance.

3.  Curieusement, la référence originale est-allemande débute par la


lettre « U » tandis que cette même référence telle que rappelée dans la
correspondance hongroise débute quant à elle par la lettre « W ».

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Avec un salut amical,


Signé :
Colonel Markus4.

Dans cette confrérie socialiste que l’on appelle le pacte de


Varsovie, l’entraide en matière d’espionnage est théoriquement
la norme. Mais c’est une entraide bien comprise sur laquelle
règne l’indéfectible loi du donnant-donnant. Autrement dit,
d’accord pour que les Hongrois renseignent le Ministerium für
Staatssicherheit quant aux faits et gestes de Pierre Bach mais à
la condition que le service est-allemand fournisse auparavant
des « munitions » susceptibles d’être mises à profit afin de com-
promettre le Français. Qui plus est, l’échange de messages entre
la Stasi est-allemande d’une part et le fraternel service secret
hongrois d’autre part s’accompagne comme il se doit de la
transmission d’un double à l’adresse du KGB soviétique.
Mais revenons à Pierre Bach. Avant de quitter la MMFL
pour poser ses valises dans la capitale hongroise, le futur secré-
taire s’est auparavant trouvé dans l’obligation de se recycler, et
pas n’importe où. Pendant une dizaine de jours, il a été l’hôte
attentif des espions estampillés comme tels émargeant au
budget du Service de documentation extérieure et de contre-
espionnage (SDECE), l’ancêtre de la DGSE.

L’école des espions

Octobre 1975. Après qu’une chaleur estivale, début août, a


écrasé la France sous des températures caniculaires, une vague
de froid parmi les plus précoces jamais enregistrées frappe
le pays de plein fouet. La neige tombe à très basse altitude,
parfois même jusqu’en plaine. Le 13, des flocons mêlés de pluie

4.  BStU, MfS X Allg. P. 1323/78, Bd. 8, S. 000016. Traduction de Pierre


Bach. Pour des raisons de compréhension, la forme du message a été adaptée
par l’auteur mais le fond a été scrupuleusement respecté.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

maculent le trottoir parisien5. La météo, Pierre Bach s’en fiche


comme d’une guigne, il n’est pas venu dans la capitale pour
soigner son bronzage. Face à lui, un haut mur de moellons soi-
gneusement scellés par d’épais joints en ciment. Sur le faîte, une
barrière réputée infranchissable interdit l’escalade, étendant à
perte de vue un réseau dense d’aiguillons métalliques peints en
gris pointant à la fois vers le bas, à l’horizontale et vers le ciel.
De quoi décourager le plus intrépide des monte-en-l’air. Çà
et là, des caméras. Un peu plus loin, un portail blindé qui ne
s’entrouvre qu’à regret en glissant furtivement sur des rails bien
huilés. Ici, tout a la réputation d’être discret, silencieux, taiseux,
même la manœuvre des vantaux. Bienvenue dans le saint des
saints, là où les espions français gardent jalousement leurs
secrets. À proximité, la piscine Georges-Vallerey construite à
l’occasion des Jeux olympiques de 1924. D’où ce surnom « la
Piscine » qui colle comme une seconde peau à l’état-major du
SDECE sis boulevard Mortier, dans le vingtième arrondisse-
ment, non loin de la station de métro Porte-des-Lilas. Entre eux,
lorsqu’ils complotent à voix basse, les initiés prennent cependant
soin de ne pas utiliser ce sobriquet. Trop banal, trop galvaudé,
trop usité, il désigne immédiatement celui qui l’emploie comme
quelqu’un n’appartenant pas à ce sérail détenant le droit exorbi-
tant de pouvoir entrer et sortir librement du lieu. Pour les happy
few, c’est « la Boîte », « la Crèmerie » ou encore « les Lilas »6.
À Berlin, l’observateur de la MMFL qui regagne le quartier
Napoléon avec sa poignée de pellicules n’a pas à se préoccu-
per de développer lui-même ses clichés, un service dont c’est
l’unique tâche s’en charge. Mais la République n’a pas les
moyens d’être aussi prodigue envers les attachés de Défense en
poste dans les ambassades françaises. Le secrétaire de l’attaché
doit donc apprendre à se débrouiller seul. Par ailleurs, rares
sont les sous-officiers futurs secrétaires à avoir une expérience
de la photographie en ambiance opérationnelle. D’autant plus

5.  http ://www.meteo-paris.com, accédé le 5 août 2010.


6.  Roger Faligot, Paris nid d’espions, Éditions Parigramme, 2009, p. 177.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qu’en l’occurrence sur le territoire hongrois, il ne s’agit nulle-


ment d’agir en uniforme mais affublé de vêtements civils et en
prenant soin d’effectuer les prises de vue avec une discrétion
de bon aloi. Et puis l’officier attaché de Défense à l’ambassade
de Budapest est le seul de l’équipe militaire à bénéficier de
l’immunité diplomatique, les autres personnels, en particulier
le secrétaire qui prend en charge l’essentiel du travail de ren-
seignement sur le terrain, n’est quant à lui protégé que par un
statut consulaire. Selon les règlements internationaux, il peut
être arrêté puis détenu en cas de « crime grave », expression
sujette à interprétation. D’où la nécessité pour le secrétaire d’at-
taché de Défense d’être au moins initié à l’emploi de méthodes
furtives en particulier dans l’usage qu’il fait d’un appareil photo.
Or, quel organisme maîtrise le mieux ce genre de savoir-faire ?
Le SDECE. D’où les « vacances » de Pierre Bach dans le 20e
arrondissement de Paris. Aujourd’hui est le troisième jour de
stage, celui de l’exercice de synthèse « photographie ». Boîtiers
en bandoulière, les apprentis-sorciers sont rassemblés dans une
pièce anonyme où un fonctionnaire en costume passe-muraille
leur expose les règles du jeu :
–  Bon, vous avez toute la matinée pour prendre des clichés
des bâtiments de Paris dont la liste est affichée ici. Cette liste,
vous l’apprenez par cœur, pas question de prendre la moindre
note. Mitraillez comme si vous étiez des agents à qui on a confié
la mission de compléter un dossier d’objectif destiné à l’édi-
fication d’une équipe « action ». Ses membres doivent pouvoir
arriver sur place et se sentir comme des poissons dans l’eau
seulement après avoir vu vos clichés sans être venus là aupa-
ravant. Un détail : vous serez suivis, à vous d’agir de manière
discrète. Comment ? Comportez-vous par exemple comme un
touriste, tout en sachant qu’il est difficile pour un homme seul
de prétendre en être un dans Paris en automne quand il pleut.
Alors faites preuve d’imagination, faites travailler vos méninges.
À vous de voir. Après tout, on ne va tout de même pas vous
mâcher le boulot. Lorsque vous serez en poste, il vous faudra
vous tirer tout seuls du pétrin. Une dernière chose : quand vous

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

reviendrez, à titre d’exercice, vous développerez vous-mêmes


deux pellicules avec tirage de clichés, le tout en noir et blanc. La
couleur, c’est pour les vrais touristes. À vous de jouer.
Après ce hors-d’œuvre photographique, quelques jours sont
consacrés à la sûreté ainsi qu’à la serrurerie. Avec un temps fort :
le « maniement » des coffres-forts. Il ne s’agit nullement pour le
stagiaire de quitter le boulevard Mortier avec l’expérience d’un
cambrioleur confirmé à qui aucune serrure ne résiste mais plus
prosaïquement de maîtriser, entre autres, les subtilités du chan-
gement de combinaison. Un apprentissage plus utile qu’il n’y
paraît de prime abord ainsi que Pierre Bach allait le comprendre
quelques années plus tard, le jour où un attaché de Défense en
poste à Budapest se mit en devoir de changer la combinaison
de son coffre. En pareil cas, il est recommandé d’effectuer
un essai afin de s’assurer que l’on a bien mémorisé les quatre
nouveaux nombres sélectionnés mais en prenant soin de laisser
la porte blindée entrouverte. Si l’on respecte cette prescription,
une éventuelle défaillance de mémoire n’a aucune conséquence
néfaste. Dans le cas contraire… Ouvrons une parenthèse dans
le récit, l’historiette vaut son pesant d’or.
Ainsi qu’il est donc spécifié dans les pages du manuel, l’offi-
cier introduit la nouvelle combinaison puis la brouille afin de
réaliser l’essai prescrit. C’est l’instant que choisit le téléphone
pour émettre ce genre de sonnerie impérieuse semblant signi-
fier qu’il est de la plus haute importance de décrocher séance
tenante. Par réflexe ainsi qu’il l’a fait des milliers de fois pour
des raisons de sûreté, l’attaché de Défense tête-en-l’air claque
la porte puis comprend immédiatement qu’il vient de faire une
connerie. Trop tard pour revenir en arrière, un « clic » sinistre
résonne qui signifie que le mécanisme s’est irrémédiablement
enclenché. Panique à bord. Le coffre-fort est verrouillé et le
fauteur de troubles à barrettes ne se souvient que de trois des
quatre nombres de la toute nouvelle combinaison ! Or, aucun
serrurier n’est disponible à l’ambassade et il est inconcevable
de requérir l’aide d’un ouvrier hongrois qui s’empresserait sans
aucun doute d’aller s’épancher à l’oreille d’individus très friands

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

de ce genre de confession. Il faudra à Pierre Bach deux heures


de tâtonnements avant d’entendre le déclic espéré signifiant que
la quatrième molette est enfin correctement positionnée… Mais
revenons battre le trottoir parisien.
Prochaine escale du stage : les locaux du Secrétariat général
de la Défense nationale installés sous la majestueuse coupole
des Invalides pour 48 heures de « chiffre ». En principe, chaque
poste d’attaché de Défense se voit affecter un chiffreur attitré
dont le travail consiste à traiter les messages ainsi rendus inin-
telligibles au moyen d’un processus de chiffrement à clé unique.
Un mécanisme plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord
car l’omniprésence de l’informatique n’est encore qu’une pré-
diction des futurologues. Quant aux transmissions, elles sont
effectuées soit par téléscripteur soit par ligne téléphonique. Si
rien d’autre ne marche, un poste radio émetteur-récepteur reste
le moyen de dernier recours. À Budapest, une immense antenne
filaire couronne ainsi le toit de l’ambassade, elle est connec-
tée à un antique AN/GRC-9 dont la technologie remonte à
la Seconde Guerre mondiale7. L’alimentation électrique est
assurée par une génératrice dont il faut tourner la manivelle à
grand-peine lorsque le chiffreur commence à pianoter en code
Morse. Périodiquement, des essais sont effectués afin de s’assu-
rer que ce cordon ombilical de la dernière chance daigne encore
fonctionner correctement.
Les chiffreurs sont généralement des sous-officiers qui, avant
d’être envoyés en ambassades, passent quatre années au SGDN
afin de parfaire leur formation à l’autre bout de la transmission.
Mais une fois en poste à l’étranger, ces gens-là sont comme tous
les autres militaires : ils ont droit à des permissions. Ils peuvent
aussi tomber malades, être envoyés en stage, etc. Pour parer à
ce genre d’éventualités, les secrétaires d’attachés de Défense

7.  Un peu de nostalgie si le lecteur le permet : l’auteur de cet ouvrage se


souvient avoir eu l’honneur de manier des postes radio de ce type lors des
stages de qualification dès son intégration dans les rangs du 13e régiment de
dragons parachutistes. C’était il y a très, très longtemps…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

doivent maîtriser le minimum de savoir-faire permettant de


faire tourner correctement leurs boutiques.
Cerise sur le gâteau, une journée entière est consacrée à se
délecter des règles de saine gestion financière, le poste d’attaché
de Défense étant amené à gérer ses propres crédits de fonction-
nement. Rien de bien compliqué pour qui sait manier addition
et soustraction.
En quatre années et demie de présence en Hongrie, Pierre
Bach allait être, en une seule autre occasion, confronté aux bar-
bouzes du SDECE. Il s’agit de ce que, dans le jargon du métier,
l’on appelle un « dépoussiérage », processus consistant à passer
les locaux de l’ambassade au peigne fin dans le but de vérifier
qu’aucun moyen d’écoute n’y a été subrepticement installé. Car
si à Budapest le chauffage ainsi que le circuit électrique ont été
montés par des entreprises françaises avec du matériel acheté
en France, il arrive en revanche que des entreprises hongroises,
plâtriers, tapissiers, etc. soient amenées à fournir ponctuelle-
ment leurs services. Le « dépoussiérage » échoit à un spécialiste
de la « Crémerie » qui effectue périodiquement la tournée des
ambassades situées au-delà du Rideau de fer. Chaque escale
dure environ une semaine et concerne les locaux diplomatiques
ainsi que les domiciles des principales personnalités françaises,
en particulier celui de l’attaché de Défense.

Arrivée en terre hongroise

Janvier 1976, Pierre Bach pose ses valises à Budapest.


Première étape : dénicher un nid douillet. Dans l’immédiat, la
seule solution qui s’offre à lui consiste à louer une chambre
chez l’habitant à titre transitoire. À une solution temporaire en
succède une autre : quinze jours plus tard, direction les caves de
l’ambassade où existent des logements de passage ; le nouveau
venu y prend ses quartiers jusqu’à la mi-mars. Puis on lui
propose d’emménager dans ce qui ressemble fort à un ghetto
officiel, ensemble de bâtiments dernier cri construits à grand

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

renfort de verre et de béton. Problème : les appartements y sont


littéralement phagocytés par des diplomates. Tout cela ne plaît
guère à Pierre Bach, plutôt enclin à vivre au sein de la popu-
lation hongroise, c’est sa manière à lui de s’immerger dans la
société-hôte, de profiter pleinement de la nouvelle vie qui s’offre
à lui, de s’imprégner d’une culture qu’il va être amené à côtoyer
plusieurs années durant. Or, il se trouve que le pays, bien que
communiste, n’en est pas moins l’un des plus libéraux du bloc
de l’Est, les agences immobilières semi-privées y foisonnent.
C’est à l’une d’elles que Pierre Bach s’adresse. Le résultat ne
se fait pas attendre, on lui propose une habitation sise dans une
zone résidentielle occupée par des Hongrois. L’appartement fait
partie d’une maison ; attribué à un colonel de police décédé en
service, sa veuve a été autorisée à le conserver. Triés sur le volet,
ses locataires sont essentiellement des diplomates étrangers, ce
qui, au passage, permet à la veuve en question de multiplier par
dix le montant du loyer…
Seul inconvénient, Pierre Bach doit partager la ligne télépho-
nique avec deux autres abonnés. Passer un coup de fil nécessite
donc de s’assurer auparavant que la ligne est libre. Il est par
ailleurs impensable d’aborder autre chose que des sujets de
conversation anodins car il ne fait aucun doute que le numéro
est sur écoute. Un geste maladroit fait un jour chuter le télé-
phone. On le ramasse, il fonctionne encore mais sans doute la
fixation d’un dispositif interne a-t-elle souffert : quelque chose
bouge dans le combiné. Le lendemain à la première heure, Pierre
Bach est sur le départ pour rejoindre l’ambassade lorsque deux
personnages se présentent à sa porte qui prétendent appar-
tenir au service chargé d’entretenir des lignes téléphoniques.
Le sous-officier français a de sérieux doutes, le duo de Pieds
Nickelés n’a rien d’une paire d’ouvriers, il n’en a ni les appa-
rences ni le comportement. Depuis quand les techniciens des
télécommunications hongroises travaillent-ils habillés en bour-
geois ? On attendrait plutôt d’eux qu’ils soient mal fagotés dans
une vague salopette ayant connu des jours meilleurs. Et puis le
couple à la Dubout bredouille des explications qui n’ont rien

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de convainquant : il y a un problème sur les lignes du quartier


et ils doivent vérifier tous les postes téléphoniques, prétendent-
ils. Pierre Bach n’est pas dupe, il sait parfaitement pourquoi
les barbouzes ont frappé à sa porte. Mais il n’a aucun intérêt à
leur faire voir de quel bois il se chauffe, alors il les abandonne
seuls dans la pièce pour les laisser faire ce qu’ils ont à faire. Il
va même jusqu’à leur offrir le café, histoire de leur tirer les vers
du nez. Peine perdue, les « invités » sont bien dressés, ils restent
cois, se contentant de préciser que désormais tout est en ordre.
Dès qu’ils ont tourné casaque, Pierre Bach se saisit du combiné
et l’agite. Surprise : tout y est fixé avec soin. Y compris le micro
parasite, sans doute le « quelque chose » s’étant désolidarisé de
la cause socialiste à la faveur du geste maladroit… Le locataire
français s’en doutait, il en est maintenant certain : les postes télé-
phoniques sont piégés. D’où l’impérieuse consigne de ne pas
évoquer les sujets qui fâchent et de recourir, lorsque nécessaire,
à l’utilisation de la formule codée signifiant qu’un rendez-vous
urgent est indispensable dans un lieu où l’on pourra causer sans
craindre la moindre oreille indiscrète.
À l’ambassade, la cellule militaire occupe un ancien appar-
tement et regroupe le bureau occupé par l’attaché de Défense,
le bureau du secrétariat ainsi qu’une remise squattée par la
photocopieuse et par la lourde armoire forte dont le blindage
protège la confidentialité d’une palanquée de dossiers sen-
sibles. De l’autre côté du palier, trois pièces supplémentaires.
Équipée d’une cage de Faraday interdisant la propagation des
rayonnements parasites susceptibles d’intéresser les services
d’espionnage adverses, la première est dévolue au central radio
et au chiffre. Tout à côté, la deuxième abrite les équipements
de transmissions. Deux énormes postes mesurant deux mètres
de haut occupent l’espace disponible ; ils sont refroidis par un
bain d’huile ainsi que par des ventilateurs dont le fonctionne-
ment génère un bruit d’enfer. Dans un petit réduit attenant, le
radio-chiffreur a installé son atelier de réparation. Le spécialiste
présent lorsque Pierre Bach débarque à Budapest est un véri-
table virtuose. Périodiquement, il utilise l’un des deux émetteurs

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pour le service courant tandis qu’il se met en devoir de désosser


complètement le second, dispersant autour de lui des centaines
de pièces mécaniques et électroniques en un joyeux désordre
où il est le seul à se retrouver. Son successeur, un sous-officier
de l’armée de l’air, se montrera beaucoup moins enclin à se
salir les mains. Pourtant, les fonctions ne sont guère éreintantes.
Les vacations ainsi que le chiffrement et le déchiffrement des
messages représentent en moyenne trois à quatre heures d’acti-
vité par jour. Le transmetteur virtuose avec lequel le courant
passe immédiatement est aussi un acharné du cliché qui n’hésite
pas à donner un coup de main lorsque la tâche abonde dans la
troisième pièce, une ancienne cuisine transformée en labora-
toire photo.
Le lieutenant-colonel Welshinger, l’attaché de Défense
auquel Pierre Bach se présente à sa prise de fonction, n’est pas
un perdreau de l’année. Ses états de service portent les stigmates
d’une époque troublée. Il est, en 1943, l’un des 130 000 « mal-
gré-nous » alsaciens à être enrôlés de force dans la Wehrmacht8 ;
son unité est envoyée sur le front de l’Est. Il déserte quelques
mois plus tard puis est « libéré » par les Soviétiques qui l’envoient
effectuer un stage de « rééducation » tous frais payés à Tambov9,
un camp de prisonniers qui regroupe une grande partie des
malgré-nous. Les conditions de détention y sont effroyables. Les
prisonniers « survivent dans une effarante promiscuité et dans
une hygiène déplorable, à l’abri de baraques creusées à même le
sol pour mieux résister au terrible hiver russe où la température
descend en dessous de 30 °C. Un peu de soupe claire et environ
600 grammes de pain noir, presque immangeable, constituent
la ration journalière (…) On estime qu’environ un homme sur
deux mourait à Tambov après une durée moyenne d’inter-
nement inférieure à quatre mois »10. Mais le futur attaché de

8.  À l’exception de 2 000 hommes versés d’autorité dans la Waffen-SS.


(http ://fr.wikipedia.org, accédé le 7 août 2010).
9.  Parfois orthographié Tambow.
10.  Eugène Riedweg, Les « malgré nous », Éditions du Rhin, 1995.

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Défense a de la ressource, il s’attelle à l’étude de la langue russe


dont il ne tarde pas à maîtriser les rudiments, ce qui lui vaut
d’être désigné comme bibliothécaire. Il échappe aux travaux
forcés de bûcheronnage et autres tâches agricoles éreintantes
qui, jour après jour, broient les hommes jusqu’à les métamor-
phoser en cadavres ambulants. Les Soviétiques acceptent avec
réticence de relâcher ces prisonniers, celui qui allait devenir
officier fait partie du premier convoi de 1 500 hommes dont les
autorités de la France libre obtiennent l’élargissement en juillet
1944. Partant de Tambov, les camions traversent l’Iran à desti-
nation des rives de la mer Noire. Là, ce qu’il faut se résoudre
à appeler une cargaison humaine est remise aux Anglais. Ayant
vécu sa détention attifé de son uniforme allemand tombant en
lambeaux, l’ex-malgré-lui quitte l’Union soviétique déguisé en
soldat de l’armée Rouge avant que les militaires de la perfide
Albion ne s’empressent de le transformer en soldat britannique
puis de le restituer aux autorités françaises. Il est ensuite aiguillé
vers l’Afrique du Nord où il choisit d’intégrer les rangs de
l’école des élèves aspirants implantée à Cherchell ; il en sort avec
sa barrette de sous-lieutenant spécialité « infanterie ». En 1945,
le voilà muté dans les ruines encore fumantes de la capitale du
Reich défunt où ses connaissances linguistiques lui valent d’être
bombardé officier de liaison auprès de ses anciens geôliers, les
Soviétiques. Il participe ensuite au conflit indochinois comme
chef de section puis à la guerre d’Algérie en tant que comman-
dant de compagnie. À l’issue, on le retrouve dans l’entourage
du général Lagarde qui sera appelé à prendre les hautes fonc-
tions de chef d’état-major de l’armée de terre. Devenu lieute-
nant-colonel, il se porte candidat pour être nommé attaché de
Défense à Vienne, on lui refuse le poste. Il se rabat sur celui de
Budapest ; il estimera ensuite ne pas avoir perdu au change.
C’est un linguiste remarquable, il maîtrise la langue de Goethe
très pratiquée au pays des Magyars et s’exprime avec aisance
en russe. Quatre-vingt heures de cours chez Berlitz aux frais du
contribuable lui ont permis de s’initier à la langue hongroise.
Il n’a en revanche que de vagues notions de ce que peut être

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le renseignement. Qu’importe ! Au sein du poste, une réparti-


tion des tâches prend vite forme : tandis que l’officier court les
cocktails et prend en charge les relations publiques ainsi que les
obligations résultant du statut diplomatique, Pierre Bach s’attèle
à la remise à jour des dossiers.
Cela fait un peu plus de quatre ans que le poste d’attaché
de Défense existe à Budapest. Le SDECE l’avait auparavant
préempté mais ces gens-là s’adonnaient à des activités clandes-
tines ne profitant en rien aux militaires. En 1971, Michel Debré,
alors ministre d’État chargé de la Défense nationale du gou-
vernement Jacques Chaban-Delmas, tape du poing sur la table.
Les barbouzes sont priées de faire leurs valises, seuls quelques
postes situés au-delà du Rideau de fer sont désormais autorisés
à tolérer la présence d’un ou tout au plus de deux espions. Les
uniformes français font leur apparition dans la capitale magyare
mais ceux à qui l’on a confié la lourde tâche d’inaugurer des
locaux ne sont pas véritablement tombés dans la marmite du
renseignement quand ils étaient petits. Lorsque Pierre Bach
compulse pour la première fois les archives qui lui ont été
léguées par ses prédécesseurs, il a la surprise de découvrir des
trous énormes. Certains dossiers, en particuliers ceux concer-
nant les sites de missiles antiaériens SA-2 ceinturant la capitale
ainsi que la zone industrielle de Miskolc, au nord du pays, ont
l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette. Même chose en
ce qui concerne les installations de transmissions ou les sites
radar. Comment faire pour combler rapidement ces lacunes ?
Car Paris se fait de plus en plus pressant, les déficiences com-
mencent à sérieusement agacer les états-majors. C’est finale-
ment l’Oncle Sam qui jouera les pères Noël en apportant la
solution sur un plateau.

Les Américains au secours de la République

Une fois de plus, le regard de Pierre Bach effleure l’acier


gris de l’armoire blindée. À l’intérieur, il ne le sait que trop, les

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rayonnages qui devraient crouler sous les documents supportent


sans peine quelques dossiers cacochymes. Une quinzaine de
jours a suffi au secrétaire d’attaché de Défense fraîchement
intronisé pour mesurer l’ampleur des dégâts. Le propre des
hommes de l’ombre est de savoir ce que les autres ignorent ; eh
bien le poste de Budapest est l’exception qui confirme la règle !
Même si Paris feint la surprise, Pierre Bach sait qu’il va lui
falloir des mois voire des années de dur labeur pour combler les
gouffres de manière satisfaisante. En matière de renseignement
dans la plupart des cas, le temps prend son temps, il vaut mieux
parier sur la patience. Les états-majors vont pouvoir continuer
à s’égosiller dans le combiné du téléphone.
Puis, un jour se produit un miracle. Cela commence avec
un geste des plus banals lorsque la porte du bureau s’ouvre sur
l’attaché de Défense :
–  Le colonel Adams, mon homologue américain, va nous
rendre visite. C’est un Marine pur et dur. Je ne parle pas l’an-
glais et de toute manière, il vient discuter boutique. Je vous le
laisse, à vous de vous débrouiller avec lui.
Quelques heures plus tard, un officier de l’Oncle Sam en
grand uniforme fait une apparition théâtrale dans les locaux. Le
colonel entre immédiatement dans le vif du sujet, il a compulsé
ses dossiers, il y a appris que Pierre Bach est de la partie :
–  Je crois savoir que vous avez acquis une bonne expérience
en matière d’identification des matériels. Ce n’est pas vraiment
mon point fort et je n’ai pas encore d’adjoint opérationnel. Voici
des clichés que j’ai pris récemment sur une base aérienne dans
la région de Papa. Elle n’est activée que lors des relèves ou à
l’occasion de transports exceptionnels. Je ne suis pas en poste
depuis longtemps mais j’ai au moins eu l’occasion de tirer le
portrait de quelques avions de transport gros porteurs Antonov
An-22 avant qu’ils ne reprennent la direction de l’URSS. Ils ont
débarqué les matériels que vous voyez là. Je ne sais pas ce que
c’est.
–  Très intéressant. Ce sont des véhicules associés au système
de missiles antiaériens à longue portée SA-4. Vous voyez ces

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camions ? ils transportent les engins supplémentaires prêts à


être chargés sur la rampe de lancement mobile montée sur un
châssis blindé.
–  Vous êtes certain de ce que vous avancez ?
–  Autant qu’on peut l’être. J’ai déjà eu l’occasion d’observer
ce type de matériel en Allemagne de l’Est. Et croyez-moi, ça a
fait du bruit ! D’ailleurs, n’y a-t-il pas une brigade SA-4 sovié-
tique dans la région de Papa ? C’est vraisemblablement un ren-
forcement, je ne vois que cela. À moins qu’ils aient procédé à un
renouvellement des matériels mais je n’y crois pas trop.
–  Il faut que je prévienne immédiatement Washington. Merci
du coup de main, vous me tirez une belle épine du pied. Si vous
avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas à me faire signe.
Mais dépêchez-vous : je vais être relevé très prochainement.
Quelque temps plus tard, Pierre Bach participe exception-
nellement à une réception, ce n’est pas vraiment sa tasse de thé.
Il y retrouve le colonel Adams qui l’aborde :
–  Bonjour, comment cela se passe-t-il à l’ambassade
française ?
–  Bien mon colonel, j’y ai pris mes marques. Au niveau
de la documentation en revanche, ce n’est guère brillant. Mes
dossiers sont très minces, en particulier en ce qui concerne les
sites de missiles antiaériens et les radars.
–  Écoutez, ce n’est pas mon truc mais j’ai désormais un
adjoint, un aviateur, qui est en charge de ces domaines-là. Je vais
vous arranger un rendez-vous avec lui.
Aussitôt dit, aussitôt fait, l’entrevue avec l’aviateur également
sur le départ a lieu trois jours plus tard. C’est la toute première
fois que Pierre Bach est invité à pénétrer dans une ambassade
américaine, les mesures de sûreté sont impressionnantes. Le
quidam admis dans le saint des saints se retrouve tout d’abord
confronté à une porte vitrée blindée dont l’ouverture est télé-
commandée, il doit s’annoncer. La porte s’ouvre, le visiteur
avance de quelques pas pour se retrouver coincé sans la moindre
possibilité d’échappatoire dans un sas lui aussi vitré et blindé.
Derrière le sas, un Marine en tenue de combat prêt à dégainer

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le pistolet automatique Colt qu’il porte à la ceinture. Sur le


côté, un comptoir où officie un deuxième Marine qui ne quitte
pas le visiteur des yeux lorsqu’il s’enquiert de son identité ainsi
que de l’objet de sa visite. La personne intéressée par le visiteur
est prévenue, l’attente dans le sas commence. L’interlocuteur
arrive, le sas daigne enfin s’ouvrir. À partir de ce moment, les
Marines ne sont plus responsables du visiteur pris en charge
par la personnalité qui le reçoit, en l’occurrence le colonel de
l’US Air Force s’agissant de Pierre Bach. Les présentations
rapidement effectuées, l’officier se dirige vers le « sous-marin »,
une pièce insonorisée complètement isolée du sol au plafond
dont les parois forment une cage de Faraday. Pour parer à toute
indiscrétion, le circuit d’air conditionné est équipé d’un système
de bruitage. Des lamelles d’aluminium ont été placées dans la
gaine du climatiseur ; constamment agitées par la veine d’air,
elles rendent pratiquement impossible l’écoute d’une conversa-
tion. Pour les mêmes raisons de sûreté, l’alimentation électrique
est totalement autonome, ce qui rend illusoire l’espoir d’inter-
cepter des signaux parasites en branchant un système d’écoute
sur une prise.
Dans le « sous-marin », une table croule sous une pile de
documents dont la hauteur avoisine les cinquante centimètres.
Presque négligemment, l’officier américain indique la pile d’un
geste nonchalant :
–  Le colonel Adams m’a fait part de votre demande et je
vous ai préparé quelques dossiers…
Pierre Bach se saisit de la première chemise en haut de la
pile, l’ouvre, tombe sur la liasse cartographique d’un objectif.
L’ensemble des infrastructures y est répertorié mais aussi bien
plus que cela. Sur les documents figurent l’emplacement des
hangars, les itinéraires d’accès discrets été comme hiver, les
points d’observation, les possibilités de repli en cas de problème,
tout y est, c’est du sur-mesure, le type de dossier que tout obser-
vateur n’ose même pas espérer avoir entre ses mains dans ses
rêves les plus fous. L’aviateur américain ajoute :
–  C’est pour vous !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  O.K., je vous les emprunte et je les recopie…


–  Non, c’est pour vous : cadeau.
Pierre Bach est saisi de vertige, il n’en croit pas ses oreilles.
Ce qu’il a devant lui, c’est le résultat de plusieurs années de
travail. Il bredouille :
–  Comment puis-je vous remercier ?
–  Cool, relax, take it easy, c’est tout bon. De toute manière, je
m’en vais, autant que cela serve à quelqu’un.
–  Si vous voulez bien remercier votre ami le colonel Adams
de ma part…
À ces mots, les yeux de l’aviateur américain reflètent une
dureté implacable. Il fixe le sous-officier français et, en prenant
soin de détacher chaque syllabe, assène :
–  Le colonel Adams n’est pas mon ami !
Pierre Bach comprend immédiatement que les informations
qu’il a fournies s’agissant des missiles antiaériens SA-4 intéres-
saient non pas le colonel Adams mais l’aviateur. Celui-ci renvoie
l’ascenseur. Une collaboration que l’arrivée d’un adjudant-chef
américain de la branche Military Intelligence ayant occupé un
poste en Pologne n’allait pas tarder à renforcer. Entre les deux
sous-officiers, l’un yankee l’autre made in baguette et saucisson,
le courant passe immédiatement ainsi que le confirment deux
anecdotes.
Dans l’Hexagone, les voies administratives ont leurs raisons
que la raison ne connaît pas. Chaque année, la comptabilité
d’un poste d’attaché de Défense à l’étranger doit être arrêtée
début décembre, terme de rigueur à la date duquel l’intégralité
des subsides attribués pour l’année en cours doit impérative-
ment être dépensée. Malheur à qui négligerait de se conformer
à cette règle incontournable : les crédits qui subsisteraient ulté-
rieurement ne seraient pas reportés sur l’année suivante, ils dis-
paraitraient corps et biens dans le trou noir des caisses de l’État.
Les dotations pour l’année qui suit ne sont en revanche crédi-
tées qu’à la fin du mois de janvier. Ce qui fait qu’en pratique,
le poste d’attaché de Défense végète deux mois durant sans
un sou vaillant en poche. Or, c’est précisément à cette époque

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que tombe la majorité des factures, ce qui impose de calculer


au plus juste. Nous sommes en 1978 et c’est précisément ce
qu’a fait Pierre Bach qui, fin décembre, se retrouve à court de
papier photo. Il lui faut impérativement trouver une solution
permettant de faire la soudure. En désespoir de cause, il finit par
s’adresser à Stanley Gisriel, son homologue américain :
– Voilà, je ne te cache pas que je suis gêné aux entournures.
Est-ce que tu peux m’avancer une boîte de papier photo ?
–  Pas de problème. Demain, ça te va ? Je passe te voir.
–  O.K., merci.
Le lendemain, l’adjudant-chef estampillé Oncle Sam
débarque à l’ambassade française en traînant une lourde
sacoche manifestement bourrée à craquer. Arrivé au dernier
étage, là où est perché le poste de l’attaché de Défense, c’est
quelque peu essoufflé qu’il lâche :
–  Tiens, je t’amène ton papier photo !
Pierre Bach déballe le tout : quinze boîtes ! À l’époque, la
boîte est facturée l’équivalent de 45 euros actuels.
–  Écoute, je t’avais demandé une boîte, jamais je ne pourrai
te rembourser tout cela, je n’ai plus un radis !
–  No comment. Ça, c’est cadeau !
–  Cadeau ?
–  Mais si. Tu vois, dans un mois, ce papier photo atteindra sa
date de péremption. Il sera foutu.
–  Attends, dans un mois pile, il sera peut-être un peu
défraîchi mais dans un an, il sera toujours utilisable !
–  Chez nous, c’est comme cela : quand la date de péremption
est atteinte, on détruit. Plutôt que de foutre cela à la poubelle, je
préfère te le donner.
Une libéralité bientôt réitérée. Lorsqu’il planifie puis effectue
ses missions de reconnaissance, Pierre Bach doit se contenter
d’un jeu de cartes au 1/50 000 dont le tirage remonte à 1948. Et
encore : ce ne sont que des copies en noir et blanc de la couver-
ture anciennement utilisée par la Wehrmacht. Millésime : 1943 !
Sur les immenses feuilles de papier, tout est obsolète, à com-
mencer par les pentes du terrain mal représentées au moyen

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

de simples hachures à la précision aléatoire. Seule concession


à la modernité, les noms ont été traduits. Plutôt mal que bien,
du reste. Stanley est une nouvelle fois appelé à la rescousse,
il débarque à l’ambassade française muni de sa sempiternelle
sacoche d’aviateur. Tel le père Noël au matin du 25 décembre,
il en extrait un jeu complet de cartes d’état-major couvrant la
totalité du territoire hongrois à l’échelle 1/50 000. Elles sont
neuves et pour cause : les géographes militaires britanniques
viennent tout juste de les imprimer en vertu de relevés satelli-
taires extrêmement récents.
Un tel outil allait éveiller certaines convoitises. Lorsque Pierre
Bach envoie ses clichés aux états-majors parisiens destinataires,
il ne manque pas de joindre une photocopie de la carte situant
l’objectif en mentionnant le point depuis lequel la prise de
vue a été effectuée, l’itinéraire emprunté, etc. Cela permet aux
spécialistes de l’exploitation connaissant la focale utilisée pour
faire la photo de déduire précisément les dimensions de tout
objet photographié. Un jour parvient à l’ambassade un message
comminatoire enjoignant l’attaché de Défense de faire parvenir
au bureau « renseignement » à l’état-major des armées un jeu de
ces magnifiques cartes régulièrement photocopiées. Saisissant
sa plus belle plume, Pierre Bach se fend d’une réponse cinglante
suggérant à Paris, entre autres considérations bien senties, de
s’adresser aux Britanniques…
Sur le plan opérationnel, la coopération franco-américaine
prend également la forme d’une réalité tangible dénuée d’ar-
rière-pensées. Le renseignement circule dans les deux sens lors
de rencontres régulièrement organisées tantôt chez les uns tantôt
chez les autres. Plus richement dotés en termes de moyens, les
représentants de l’Oncle Sam sont tout de même plus fréquem-
ment pourvoyeurs. Comme en ce jour du printemps 1980 au
cours duquel l’adjudant-chef américain demande à être reçu de
toute urgence par son homologue français :
– Washington nous a signalé que des missiles antiaériens
SA-3 allaient très prochainement être mis en batterie autour de
Budapest !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Nous l’avons vu, la présence de missiles à longue portée


SA-2 autour de la capitale hongroise ainsi qu’autour de la
zone industrielle de Miskolc est connue. L’arrivée du SA-3,
un missile conçu pour abattre à courte et moyenne distances
des appareils bombardant certains sites sensibles tels que des
bases aériennes, est en revanche quelque chose de nouveau. Et
surtout quelque chose susceptible de modifier l’équilibre des
forces à court terme car en cas de conflit, les avions d’attaque au
sol portant les cocardes de l’Alliance atlantique risqueraient de
se voir gratifier d’une réception plus chaude qu’attendue. Sans
doute les Américains ont-ils repéré les travaux d’installation
grâce à des clichés pris par leurs satellites de surveillance photo-
graphique. Mais la méprise est possible car ceux-ci n’ont encore
qu’une résolution relativement grossière, il faut en avoir le cœur
net et pour cela, un seul moyen, effectuer une reconnaissance
terrestre. Celle-ci produit des résultats mitigés. Des travaux
d’infrastructure sont bel et bien en cours sur les emplacements
repérés mais rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit d’accueillir
des batteries de missiles SA-3. Comment lever l’incertitude ?
Pierre Bach obtient l’autorisation de s’intéresser d’un peu plus
près à ces mystérieuses constructions. Dans un premier temps,
les chantiers visités ne fournissent aucune preuve, aucun indice
valable, aucune indication fiable. En vieux renard ayant appris
sur le tas que seule la persévérance paye en matière de rensei-
gnement, Pierre Bach s’obstine. À l’abord d’un site, il finit par
repérer de loin une espèce de champignon géant hérissé d’ex-
croissances qui ne ressemble à rien. À rien sauf… à un système
très spécifique que les spécialistes de l’OTAN ont affublé du
nom de code Low Blow. Tandis qu’une giclée d’adrénaline se
répand dans ses veines, Pierre Bach esquisse un sourire de
satisfaction. C’est gagné. La présence d’un Low Blow constitue
la preuve tant attendue : ce radar est exclusivement utilisé pour
guider les missiles antiaériens SA-3 vers leurs proies…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Le renseignement, une denrée précieuse

Dès le retour à l’ambassade, c’est l’effervescence. Paris doit


immédiatement être mis au courant. Des messages sont adressés
tous azimuts et en priorité à l’état-major de la Force aérienne
tactique (FATac) installé sur la base aérienne de Metz-Frescaty.
Aussi Pierre Bach est-il surpris, et le mot est faible, lorsque lui
parvient de la FATac une réponse voulant dire en substance :
c’est impossible ! La moutarde lui monte au nez. Saisissant sa
plus belle plume, le secrétaire d’attaché de Défense rédige une
réponse laconique rédigée en des termes dénués d’ambiguïté :
« je maintiens et je confirme. Ceinture SA-3 en cours d’éta-
blissement autour de Budapest. Photos suivent par prochaine
valise diplomatique ». La FATac se cantonnera par la suite à
un silence prudent. Quant à Pierre Bach, il prendra l’habitude
d’envoyer aux aviateurs non pas des tirages sur papier photo
mais les négatifs des clichés afin de ne pas endosser le plumage
d’un dindon de la farce si d’aventure il prenait l’envie aux gon-
fleurs d’hélice de prétendre qu’il effectue des photomontages.
Bonjour l’ambiance…
Ce sont au total quatorze destinataires que Pierre Bach
doit régulièrement alimenter en informations plus ou moins
croustillantes. Outre l’état-major de la FATac, il y a là le Centre
d’exploitation du renseignement militaire (CERM) ainsi que le
Centre d’information sur les rayonnements électromagnétiques
(CIREM). Créé en 1976, chargé de centraliser et d’exploiter le
renseignement au profit de l’État-major des armées, le Centre
d’exploitation du renseignement militaire « dispose des ren-
seignements venant des écoutes du SDECE, des rapports des
attachés militaires à l’étranger et des dépêches diplomatiques »11.
Quant à lui, mis sur pied en 1964 (il sera dissous en 1997 et ses
attributions seront reprises par le Centre de formation et d’ex-
ploitation des émissions électromagnétique, en abrégé CF3E), le

11.  Maurice Faivre, « Le renseignement militaire français (1970-1985) dans


le cadre de l’OTAN », http ://www.stratisc.org, accédé le 19 août 2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Centre d’information sur les rayonnements électromagnétiques


a parmi ses responsabilités celle d’élaborer un « ordre de bataille
électronique », sorte de Bottin des radars et des centres de com-
munications mis en œuvre par l’ennemi. À ce titre, l’apparition
de radars Low Blow dans la périphérie de Budapest intéresse au
plus haut point ses spécialistes.
À l’issue d’une sortie fructueuse, Pierre Bach revient parfois
avec dans sa besace jusqu’à 800 clichés. Les exploiter est un
travail herculéen. De retour à l’ambassade, un premier tri est
effectué sur la base des négatifs puis les clichés sélectionnés
sont tirés un par un : aucune machine de développement auto-
matique n’est disponible. Chaque cliché tiré doit par ailleurs
comporter des indications soigneusement annotées censées en
faciliter l’exploitation : numéro ou nature de l’objectif photogra-
phié, date de la prise de vue, focale utilisé par l’appareil photo,
type du film et coordonnées de l’objectif. Sur le terrain, Pierre
Bach utilise un appareil photo Minolta dont le moteur permet
de prendre les clichés à l’unité ou par rafale de trois en une
seconde. Suivant les circonstances, le boîtier est au choix équipé
d’un objectif standard de 50 mm, d’un zoom 70-210 mm ou
d’un téléobjectif de 400 mm. L’ensemble a emprunté la valise
diplomatique en provenance de Tokyo, ce qui a divisé le prix
par trois… Un téléobjectif d’origine soviétique (eh oui…) de
1 000 mm complète l’ensemble. Il est certes relativement volu-
mineux et lourd mais ce qui peut sembler être un inconvénient
constitue en fait un avantage : son inertie en limite l’instabilité
pendant les prises de vue.
Il y a bien entendu beaucoup de déchet. Lorsque l’on
« mitraille » des aéronefs ou des véhicules, réussir une photo sur
trois est considéré comme un bon score. Les dispositifs auto-
focus n’existent pas encore et s’il s’agit de tirer le portrait d’un
avion se rapprochant, c’est manuellement que la mise au point
doit être effectuée en continu. La satisfaction vient d’un bon
cliché permettant de distinguer en détail le fuselage de l’appa-
reil et surtout l’ensemble des excroissances, antennes, systèmes
électroniques et sondes diverses qui le surchargent. Si Pierre

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Bach ne connaît pas les fonctions exactes de tout cet attirail,


les analystes des bureaux « renseignement » rattachés à l’armée
de l’air, eux, occupent le plus clair de leur temps à traquer le
moindre changement, la plus petite évolution, la plus insigni-
fiante des modernisations. Le diable se cache souvent dans les
détails, clame la vox populi, eh bien cet adage est une règle d’or
pour ceux qui exploitent les clichés. La présence d’un accessoire
jusqu’alors inconnu peut signifier l’émergence d’une nouvelle
capacité conférant un avantage déterminant au combat.
On l’aura compris avec l’affaire des Low Blow, les radars
intéressent également les gonfleurs d’hélice. Restant à l’affût
de tout nouveau procédé permettant d’aller encore et toujours
plus loin dans la quête aux informations techniques, Pierre
Bach espionne les systèmes de détection ennemis en utilisant
une méthode originale sinon sophistiquée. Il a remarqué qu’en
passant à proximité d’un radar en fonctionnement, l’autoradio
du véhicule qu’il utilise pour ses patrouilles est saturé par la
puissance des émissions et en restitue les « bips ». Il suffit alors
d’enregistrer cette litanie de sons électroniques au moyen d’un
simple magnétophone. Envoyée pour exploitation aux spécia-
listes du CIREM, une bande magnétique permet ainsi de percer
certains des secrets du Pat Hand, le radar de poursuite et de
conduite de tir associé au missile antiaérien à longue portée
SA-4. Une autre ficelle du métier consiste à chronométrer les
vitesses de rotation des antennes. Cette méthode, Pierre Bach
l’appliquera notamment au Straight Flush, un autre radar de
poursuite et de conduite de tir quant à lui associé au missile
antiaérien de plus courte portée SA-6. Et puis l’espionnage des
forces ennemies a un côté encore plus top-secret.
Nous sommes en 1964. Le 14 janvier, un décret présidentiel
porte les Forces aériennes stratégiques sur les fonts baptismaux.
Il revient à ce nouvel organisme rattaché à l’armée de l’air fran-
çaise de délivrer le feu nucléaire dans le cadre de la stratégie de
dissuasion. Un mois plus tard, le premier appareil biréacteur
Mirage IV est réceptionné par l’escadron de bombardement
1/91 Gascogne qui monte en puissance jusqu’à être finalement

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

déclaré opérationnel le 1er octobre. Une semaine après, l’unité


inaugure l’alerte nucléaire 24 heures sur 24 avec un appareil
armé d’une bombe au plutonium AN-11 affichant une puis-
sance de 70 kilotonnes. Mais à cette époque, la mission s’effec-
tue à haute altitude et à grande vitesse, tactique censée mettre
les Mirage IV à l’abri des missiles antiaériens ainsi que des
intercepteurs ennemis. Dans les années soixante-dix, la donne
change. De nouvelles technologies permettent d’améliorer les
performances des missiles ; les chasseurs de dernière génération
sont quant à eux capables de voler plus vite et plus haut. Le
profil de mission adopté par les bombardiers nucléaires doit
être revu ; dès lors, la pénétration devra s’effectuer à très basse
altitude et par tous les temps12. Une volte-face, un coup de pied
dans la fourmilière qui génère en cascade une multitude d’effets
secondaires aussi divers que variés. C’est à cette époque que
les officiers « renseignement » en poste à l’état-major des Forces
aériennes stratégiques s’aperçoivent, oh stupeur, que leurs
dossiers d’objectifs, ceux justifiables d’une frappe nucléaire,
sont dramatiquement incomplets. Or, fournir les informations
permettant de les compléter est censé être une préoccupation
permanente des attachés de Défense en fonction au-delà du
Rideau de fer. Dès lors, la machine se met en branle.
À Budapest, les documents correspondants sont soigneu-
sement conservés sous clé dans le coffre-fort de l’attaché de
Défense. Lorsque l’ordre comminatoire tombe depuis les alti-
tudes hiérarchiques, l’officier se rue sur le cube d’acier trempé
mais le poids de ce qu’il en extrait évoque la plume d’oie plutôt
que l’enclume. C’est mauvais signe. Peu d’informations sont
disponibles qui permettent de compléter les questionnaires
pointilleux transmis par l’état-major des Forces aériennes stra-
tégiques. Ces plans concernent en particulier une poignée de
villes hongroises (Budapest exclu) ainsi que quelques centres

12.  Colonel Duvert, « La composante aéroportée de la dissuasion nucléaire :


40 années au service de la paix », Commandement des forces aériennes
stratégiques, http ://www.cfas.air.defense.gouv.fr, accédé le 20 août 2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

industriels importants. Pierre Bach s’attelle à ce travail surnu-


méraire. La tâche est gigantesque. Pour chaque bâtiment repéré,
il s’agit de collationner divers renseignements et en particulier
sa position précise, le nombre d’étages, la nature du toit (est-il
en béton ? Est-il charpenté ? Comment résisterait-il à une explo-
sion nucléaire ?), les matériaux utilisés pour la construction des
murs, le sens de circulation dans les rues adjacentes, etc. À l’évi-
dence, l’ensemble est destiné à prévoir autant que faire se peut
les effets d’une frappe atomique. Ce travail de fourmi englobe
également les ouvrages d’art. Chaque pont doit être repéré, ses
largeur, longueur et capacité parfaitement connues, de même
que la largeur ainsi que la profondeur du cours d’eau.
Voilà pour la théorie. Mais sur le terrain, comment se
déroulent ces missions d’espionnage ?

L’espionnage au ras des pâquerettes

Point de Mercedes survitaminée spécialement modifiée,


pas plus d’Opel grand luxe, encore moins de tout-terrain
Range Rover passe-partout. À Budapest, les Français font
dans le discret. Enfin, dans le discret, façon de parler car si la
Renault 16 couleur anthracite dont Pierre Bach dispose pour
ses sorties ne paie pas de mine, elle est tout de même la seule
de ce type roulant dans la capitale hongroise. Une particularité
dont l’ancien de la MMFL se serait bien passé car elle facilite le
travail des « suiveurs » appartenant aux services de surveillance
locaux. Ce carrosse, c’est Caïn surveillé jusque dans sa tombe
par un œil qui le fixe de toute éternité, c’est Adam désigné par
le doigt de Dieu sur la voute de la chapelle Sixtine, c’est un
quidam inconnu propulsé au rang de vedette américaine dans
un raout en prime time sur TF1. Mais si l’espion au cœur de
la Guerre froide ne s’était pas entiché de cette guimbarde, il se
serait vu dans l’obligation de se rabattre sur une Citroën Méhari
style Louis de Funès dans Le gendarme et les extraterrestres ou
sur un break Peugeot 504 de bon père de famille : grandeur et

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

décadence du renseignement militaire français ! Plus tard, Pierre


Bach arrachera de haute lutte l’autorisation d’acquérir une Lada
Niva sur les maigres crédits généreusement mis à disposition
de l’attaché de Défense par la République reconnaissante. Le
tout-terrain compact d’origine soviétique se révélera être un
auxiliaire précieux aux capacités de franchissement nettement
supérieures à celles de la berline made in Clignancourt. Mais
nous n’en sommes pas encore là, loin s’en faut.
« Coiffé au nord par les collines verdoyantes et les escarpe-
ments de roches volcaniques du mont Bakony, bordé au sud
d’une ligne continue de plages et de dunes sablonneuses », le lac
Balaton présente à notre époque « tous les attraits d’un littoral
appelant à la détente et aux joies nautiques les plus variées »13.
À sa pointe sud-ouest, une petite ville, Sarmellek, dont l’aéro-
port est, dans cette novlangue anglaise dont l’emploi tend par
défaut et par paresse à se généraliser, parfois appelé Fly Balaton
Airport. Qui se met en devoir d’explorer la campagne alentour
tombe vite sur une mosaïque de bâtiments à l’abandon dissé-
minés sur un canevas d’allées formées d’un assemblage régulier
de dalles en ciment disjointes qu’une végétation envahissante
submerge sans rémission. Arbres, buissons, frondaisons, touffes
d’herbe se liguent pour reprendre patiemment possession d’ins-
tallations oubliées, tellement saccagées qu’elles en sont parfois
réduites à l’état de ruines. Il y a là des immeubles d’habitation
désuets bien entendu mais aussi et surtout toute une série de
hangars dont on comprend intuitivement qu’ils ont, en d’autres
temps, abrité une flotte d’avions militaires menaçants. Lorsque
le communisme étendait sa main de fer sans gant de velours
sur l’Europe centrale, Sarmellek était une des principales
bases aériennes soviétiques sises en Hongrie14. Elle abritait un
régiment de chasseurs.

13.  http ://www.hongrietourisme.com, accédé le 20 août 2010.


14.  « Abandoned Soviet Army airfield and housing estate, Sarmellek,
Hungary, 2009 », htpp ://www.flickr.com, accédé le 20 août 2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Aujourd’hui est jour faste. Exceptionnellement, l’équipage


ayant embarqué dans la Renault 16 est composé de trois
hommes. L’attaché de Défense a pris le volant tandis que Pierre
Bach, le spécialiste radio pour une fois admis à se dérouiller
les jambes ainsi qu’un tombereau de matériel se partagent la
maigre place restante. Direction : Sarmellek. Nous somme à l’été
1976 et l’on y a repéré l’arrivée des premiers MiG-23, des chas-
seurs soviétiques à géométrie variable dernier cri que les espions
de l’OTAN désignent dans leur nomenclature sous le nom de
code Flogger. La base en question a été quelque peu oubliée
par les Français, il est temps d’y effectuer une visite périodique
pour voir ce qui s’y trame. À priori, pas grand-chose à craindre
des services de sûreté hongrois dont les membres ne s’agitent
véritablement qu’à partir du moment où les « diplomates » font
mine de s’intéresser d’un peu trop près aux casernes nationales.
Ils sont en revanche d’une placidité déconcertante dès lors que
l’on se contente d’aiguillonner les Soviétiques. Qui a dit que
le communisme favorisait l’épanouissement de la fraternité
d’arme ? Un propagandiste sans doute. Il y a bien entendu
des exceptions, nous n’allons pas tarder à le constater. Mais
revenons à nos moutons broutant une herbe tendre sur les rives
verdoyantes du lac Balaton.
L’heure est à la ripaille, un gargantuesque casse-croûte
s’étale sans vergogne aucune sur le capot-moteur encore tiède
du véhicule français. Avant d’entrer dans le vif du sandwich,
Pierre Bach fait comme à son habitude un tour d’horizon. Au
loin s’étend la base aérienne dont les radars sont perchés sur
une éminence naturelle dominant la piste d’envol. Les radars,
justement. Contre toute attente, ils entament une fieffée sara-
bande. Cette soudaine fébrilité n’admet qu’une explication et
une seule : des activités aériennes sont imminentes. Remballant
baguette et saucisson, le trio saute dans le véhicule non sans que
Pierre Bach ait auparavant déterminé dans quel sens souffle
mollement une faible brise ce jour-là. Car de toute éternité, les
avions décollent et atterrissent face au vent pour bénéficier de
ce petit supplément de portance que procurent les courants

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

aérologiques naturels. Si l’on veut prendre de bons clichés, il


faut choisir en conséquence à proximité de quel bout de la piste
d’atterrissage se poster.
Démarrage sur les chapeaux de roues. Le véhicule embouque
une piste en terre qui court parallèlement au tarmac depuis un
petit hameau. Ce choix tactique ne présente qu’un seul inconvé-
nient mais de taille : la voie est sans issue et s’en extirper impose
de l’emprunter en sens inverse. Il n’y a pas d’alternative car ce
chemin de Damas butte contre un remblai manifestement érigé
là pour interdire le passage. Faut-il repartir ? Faut-il prendre le
risque de rester irrémédiablement pris au piège dans cette nasse
si cela tourne au vinaigre ? Pas beaucoup de temps pour peser
le pour et le contre car déjà l’air se remplit du rugissement des
réacteurs d’avions. En spécialiste chevronné qu’il est, Pierre
Bach repère immédiatement un point d’observation ad-hoc
situé à une centaine de mètres dans l’axe de la piste d’atterris-
sage à son extrémité. Coup de chance, les avions rejoignent le
plancher des vaches, leurs évolutions au-dessus des têtes fran-
çaises sont donc empreintes d’une majestueuse lenteur, en tout
cas idéale pour les prises de vue au téléobjectif de 400 mm.
C’est alors un véritable défilé de MiG-23 Flogger en phase
finale d’atterrissage, train sorti et volets baissés. Aussi furtive-
ment qu’il le peut, Pierre Bach se dissimule dans un buisson. Ce
jour-là est béni des dieux : il a juste devant lui une trouée per-
mettant de balayer le tarmac et, suprême raffinement, la fourche
d’un arbuste située juste à bonne hauteur s’offre pour servir de
support au téléobjectif. La distance est bonne, les photographies
s’enchaînent. Pas pour longtemps : baissant la vitre arrière de la
Renault 16, le radio donne le signal d’alarme. L’arrivée intem-
pestive d’empêcheurs d’espionner en rond gâche les réjouis-
sances. Avant de rejoindre son affût, Pierre Bach avait pris la
précaution d’enfiler une ample parka civile. D’un geste rapide,
il y dissimule son appareil photo et fait mine de satisfaire un
besoin naturel avant de rejoindre le véhicule à plaques diplo-
matiques aussi placidement qu’il en est capable. Surtout, ne pas
se hâter, ne pas donner l’impression qu’on se sent coupable de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

quoi que ce soit. À environ deux cents mètres de là, une moto se
rapproche sur laquelle deux hommes sont juchés. Pour l’instant,
l’attention du motard cramponné à son guidon, sans conteste un
civil, est entièrement absorbée par le pilotage de son engin qui
l’oblige à négocier quelques profondes ornières. Le passager,
lui, est vêtu d’une veste de treillis, d’un pantalon bleu ainsi que
d’un casque. Pierre Bach se penche et murmure à l’oreille de
l’attaché de Défense resté au volant :
–  Attention, on va dégager. Dès qu’ils sont à vingt mètres de
nous, vous embrayez et on démarre. Ils seront dans l’ornière, ils
n’arriveront pas à mettre la moto en travers pour nous bloquer !
On pourrait s’étonner de voir un adjudant-chef donner des
ordres à un officier. Mais il est à l’armée et particulièrement en
ambiance opérationnelle une règle d’or : dans l’action, l’expé-
rience prime et le grade s’efface devant la fonction. Ceux qui ne
le comprennent pas ne font généralement pas de vieux os dans
ces organismes dont les membres vivent en permanence sur le
fil du rasoir. Pour l’heure, c’est bel et bien Pierre Bach qui, ayant
acquis certains réflexes élémentaires dans le cadre de ses activi-
tés à la MMFL, est aux commandes :
–  Maintenant ! Allez-y !
Mais si l’ex-missionnaire a manifestement l’expérience
des situations tendues, ce n’est certes pas le cas de l’officier
quelque peu crispé agrippant son volant comme une bouée
de sauvetage. Au moment où il enfonce l’accélérateur, voilà
que la Renault 16 recule brutalement et se retrouve avec une
roue irrémédiablement coincée dans un fossé : il a par erreur
enclenché la marche arrière ! Fébrilement, le conducteur du
dimanche débraye, empoigne le levier de vitesses, passe rageu-
sement la première et fait rugir le moteur. En pure perte : la
manœuvre n’aboutit qu’à provoquer un patinage effréné des
deux roues motrices. Et pour couronner le tout, le « pilote » cale !
La moto s’immobilise en travers de la piste en terre, le passager
en descend et, les lèvres figées sur un sourire sardonique qu’il
ne prend nullement la peine de dissimuler, se dirige vers le trio
d’un pas empreint de la solennité qui sied à sa charge. Il daigne

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

finalement arriver à la hauteur des « diplomates », exhibe une


carte de policier comme on brandit l’étendard de la revanche
puis déclame avec la grandiloquence calculée des médiocres
investis d’une quelconque parcelle d’autorité :
– Vous êtes en zone interdite, ne bougez plus jusqu’à nouvel
ordre !
Comme si la Renault pouvait soudainement sortir de l’ornière
grâce à l’intervention divine du Saint Esprit… Ayant éructé son
imprécation, le personnage de grande faconde note de manière
ostentatoire le numéro d’immatriculation du véhicule puis se
poste péremptoirement devant le capot de la berline française.
Pendant ce temps, notre motard de service fait faire demi-tour
à son engin et repart en sens inverse. Il ne tarde pas à reparaître
suivi comme son ombre par une Lada à bord de laquelle trois
hommes ont pris place. Deux d’entre eux débarquent. Grand,
costaud, arborant l’air renfrogné d’un individu pas commode et
qui veut que cela se sache, l’un d’eux prend d’autorité la parole
en langue allemande :
–  Je suis commissaire de police. Vous êtes sur un terrain
interdit, vous prenez des photos…
–  Nous, des photos ? Allons donc ! On n’a jamais pris de
photo, nous. Et puis d’abord, il n’y a aucune mention précisant
que l’on pénètre en zone interdite !
Pourtant, comme c’est l’usage à proximité de toutes les bases
hongroises ou soviétiques, un panneau sur lequel figure le pic-
togramme d’un appareil photo barré en rouge précise urbi et
orbi qu’il est interdit de prendre des clichés. Le ton commence
à monter :
–  Vous allez rester là !
C’est peu de dire que les Français sont surpris. Il est inhabi-
tuel de voir un policier hongrois faire preuve d’un tel zèle ainsi
que d’une telle hargne dès lors que l’objet du délit se limite
à avoir troublé la quiétude d’un de ces confettis soviétiques
usurpant une parcelle du territoire national. Mais qu’importent
les envolées lyriques du caquetant poulet magyar, Pierre Bach,
lui, ne perd pas le nord. Les avions continuent à atterrir. Il ne

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

peut plus leur tirer le portrait ? Qu’à cela ne tienne ! Aussi dis-
crètement qu’il le peut, il en relève soigneusement les numéros.
Que voulez-vous, en matière de renseignement, il n’y a pas
de petit profit. Vingt minutes plus tard arrive un bus à bord
duquel une quinzaine de Soviétiques a pris place. L’un d’eux
en descend et entame une discussion animée avec l’attaché
de Défense hexagonal qui, piètre conducteur, n’en manie
pas moins parfaitement la langue de Dostoïevski. Le nervi de
Moscou tempête :
–  J’ai avec moi quinze témoins qui vous ont vu prendre des
photos !
Le mensonge est éhonté et du coup, la conversation prend
une allure grand-guignolesque. Même jouissant d’un regard
perçant, comment un homme peut-il distinguer un observateur
soigneusement dissimulé dans un buisson à une distance de
plusieurs milliers de mètres ? Puis vient l’injonction rituelle en
pareil cas :
–  Vos papiers !
Les documents d’identité changent de main. Ceux du radio
ainsi que de Pierre Bach n’ont pas la même couleur que celui de
l’attaché de Défense, le seul à jouir du statut diplomatique. Cela
n’échappe pas au policier arrivé juché sur la moto qui, aussi
discrètement qu’il le peut, pousse du coude son commissaire de
chef avant de lui glisser à l’oreille :
–  Ceux-là ne sont pas des diplomates !
Certes, sauf que le simple fait d’être passagers d’un véhicule
diplomatique les met automatiquement hors d’atteinte.
L’officier soviétique, lui, a d’ores et déjà compris que l’échange
verbal est en train de s’enliser dans une impasse. Et il a égale-
ment compris que, les palabres s’éternisant, nos trois Français
demeurent aux premières loges pour continuer à espionner
l’incessant ballet des MiG-23 Flogger. Il prend à part le commis-
saire hongrois, un échange de vues manifestement viril s’ensuit.
Pierre Bach aperçoit l’aviateur de la glorieuse armée Rouge des
ouvriers et des paysans faire de grands gestes en direction des
avions qui, ignorant le sketch tragicomique se jouant à quelques

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

dizaines de mètres sous leurs ailes, poursuivent imperturbable-


ment leur sarabande. Il ne faut pas être grand clerc pour deviner
les paroles qui accompagnent cette mimique : « Tant qu’ils sont
là, ils peuvent observer et noter les numéros ! Il faut les faire
dégager au plus vite ! » Le tyranneau hongrois comprend que
sa proie va lui échapper. C’est avec une mine renfrognée qu’il
revient vers le véhicule aux plaques diplomatiques pour éructer :
–  Allez, foutez le camp !
Et le trio de militaires français de répondre avec une ironie
non feinte :
–  On ne peut pas, on est enlisés !
Finalement, ce sont les Soviétiques qui devront se retrousser
les manches pour sortir la Renault 16 de l’ornière. Bilan : trente-
deux numéros d’avions inconnus « récupérés » et deux pellicules
de trente-six poses chacune dûment impressionnées au nez et
à la barbe de l’ennemi. Et quelles photos ! Une foultitude de
détails y apparaissent : elles ont été prises sur des avions atter-
rissant en cabré à seulement une trentaine de mètres d’altitude.
On y distingue notamment tous les points d’ancrage permettant
aux MiG-23 d’emporter des charges externes, ce qui permettra
aux analystes de réviser leurs estimations techniques relatives
aux capacités de combat propres au Flogger. Quant à l’incident,
il n’aura aucune suite diplomatique. En une seconde occasion,
Pierre Bach choisira de prendre encore plus de risques pour,
comme l’on dit dans le jargon du métier, « faire du résultat ».
Une piste d’envol s’étendant tout de même sur 3 500 mètres
mais des infrastructures sommaires. Un taxiway courant paral-
lèlement à la piste, quelques installations succinctes et aussi une
voie ferrée passant dans le voisinage immédiat : manifestement,
Klementina, une base aérienne à proximité de Mezokovesd,
bourgade située à 130 kilomètres dans le levant de Budapest,
n’a rien d’une garnison d’importance majeure. Comme de
fait, il ne s’agit que d’un aérodrome de réserve. Exclusivement
utilisé par les Soviétiques, il est notamment activé deux fois
par an lorsqu’un nouveau contingent débarque de Russie pour
relever les libérables empruntant la même voie en sens inverse

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

afin d’être rendus à la vie civile. Nous sommes en 1979, c’est


l’automne et les unités de la glorieuse armée Rouge exilées sur
les marches de l’Ouest sont avides de sang neuf. Une noria
d’avions venus en droite ligne du cœur de la Rodina pour
échouer sur ces quelques mètres carrés de tarmac isolés en terre
hongroise est chargée de le leur fournir. Pierre Bach ne peut
bien évidemment pas laisser passer l’occasion. Mezokovesd :
c’est l’objectif du jour. Un objectif bien difficile à atteindre
car les services de surveillance tant hongrois que soviétiques
sont sur les dents. Les premiers lancent leurs filocheurs qui se
mettent en devoir de coller aux basques des Français. Mais sans
doute les gorilles choisis pour cette mission d’une importance
capitale sont-ils des bleus manquant d’expérience, ils se font
rapidement semer. Ils trouvent néanmoins le temps de signaler
la présence des « diplomates ». Lorsque la Renault 16 pointe le
bout de son capot sur ces quelques arpents de terre hongroise
fréquentés par une meute d’avions soviétiques, deux Uaz-469,
l’équivalent russe de la jeep américaine, battent la campagne.
Ces gêneurs bien encombrants contraignent les Français à
ressusciter des ruses de Sioux. Les moissons ont eu lieu et les
champs alentour sont jonchés d’une multitude de ballots faits
de paille compressée pesant une trentaine de kilogrammes
chacun. De forme parallélépipédique, ils sont agglutinés en
meules de dimensions respectables. L’une d’entre elles est fort
opportunément localisée très exactement dans l’axe de la piste
d’envol à environ un kilomètre de son extrémité. La chance
sourit aux audacieux : il se trouve que cette meule, celle-là et pas
une autre, est partiellement écroulée. Pierre Bach comprend
immédiatement tout le parti qu’il peut tirer de cette situation.
Profitant d’un court instant de répit pendant lequel l’atten-
tion des gardiens du Temple est focalisée ailleurs, il adosse la
Renault à la meule, descend, retrousse ses manches, crache
dans ses mains à la manière d’un ouvrier accoutumé à gagner
sa croûte à la sueur de son front puis se met au travail sans
perdre un instant. Quelques ballots sont hâtivement dégagés
manu militari. Le véhicule français recule de quelques mètres et

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

trouve naturellement sa place sous le soleil exactement au creux


d’un nid douillet et bucolique aux parois de paille fraîche. Puis,
de nouveau, des bras noueux jonglent avec deux douzaines
de ballots. Quelques minutes plus tard, un muret culminant
à environ un mètre soixante dissimule la Renault aux regards
extérieurs. C’est quitte ou double : le véhicule français est parfai-
tement camouflé. Seulement visible du ciel, il est cependant à la
manière du premier des Trois Petits Cochons irrémédiablement
pris au piège d’une forteresse illusoire. Qu’un loup portant les
épaulettes de l’armée Rouge vienne à souffler un peut trop fort
et c’est l’incident diplomatique assuré voire plus si affinités. Une
balle tirée par un fusil d’assaut Kalachnikov peut toujours ne
pas être perdue pour tout le monde, quitte à être ensuite ravalée
au rang d’épiphénomène diplomatique vite rangé au rayon des
souvenirs. Du reste, au contraire d’un Pierre Bach parfaitement
à son aise, l’attaché de Défense commence à ressentir les affres
de la claustrophobie :
–  Si l’on se fait prendre, on est mal barrés !
Une remarque n’altérant nullement l’optimisme de l’adju-
dant-chef qui arbore un sourire jubilatoire à la pensée du bon
tour qu’il est en train de jouer aux Soviétiques :
–  Pour l’instant, mon colonel, nous sommes encore libres
de nos mouvements et si on se fait prendre, on pourra toujours
prétendre être des ornithologues s’étant camouflés par réflexe
pour ne pas effrayer les volatiles ayant élu domicile dans le coin !
Le déni est-il véritablement plausible ? Qu’importe ! car il est
d’usage en pareil cas de stigmatiser et de nier de part et d’autre
quoi qu’il advienne. Sans doute ces considérations traversent-
elles l’esprit de l’attaché de Défense français tandis qu’à une
cinquantaine de mètres, une des deux Uaz-469 remonte un
chemin agricole avec une lenteur de mauvais augure. Après la
jeep arborant l’étoile rouge, c’est une voiture civile utilisée par
les suiveurs qui fait son apparition en roulant elle aussi d’un
train de sénateur. Manifestement, « on » sait que les Français
sont dans le coin et « on » les cherche. La tension monte d’un
cran. Et pendant ce temps-là, les avions de transport arborant

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

le logo de l’Aeroflot ne cessent de labourer les cieux de leurs


longues ailes précisément à la verticale de la meule parasitée.
L’appareil photo crépite, les numéros sont relevés. La routine,
quoi. Mais une routine épicée par un stress extrême. Certains
ne peuvent plus s’en passer après y avoir goûté, d’autres s’y
accoutument, d’autres enfin se contentent de faire avec tant
bien que mal. Mais il en est aussi qui ne s’y font jamais.
La noria dure tout l’après-midi et concerne une vingtaine
d’avions au total. Un nombre parfaitement cohérent avec l’ob-
servation réalisée par Pierre Bach dans la matinée. En prenant
la route cap sur Mezokovesd, le sous-officier français a repéré
un convoi d’une cinquantaine de bus civils affrétés par les
Soviétiques. Les véhicules de la société hongroise Volan sont
bourrés à craquer de conscrits en l’occurrence munis de leurs
tickets de retour direction Moscou, direction la liberté, une
liberté certes relative mais la liberté quand même. Le compte
est bon, la relève par voie aérienne concerne un contingent
d’environ 2 500 hommes. Pour préciser le renseignement,
Pierre Bach « fera » la gare de Budapest où aboutit la voie ferrée
passant à quelques centaines de mètres de Klementina. Par une
belle soirée d’automne, il y dénombrera 500 Soviétiques débar-
quant d’un train pour être promptement avalés par la bouche
de métro la plus proche. Car c’est à cette gare que vient mourir
une ligne directe empruntée tous les jours par un train arrivant
de Moscou théoriquement à 21 heures mais en pratique avec
un retard congénital atteignant en moyenne une à deux bonnes
heures. Observer qui en descend est souvent riche d’enseigne-
ments. On y assiste parfois au spectacle affligeant d’un officier
subalterne débarquant de la capitale soviétique avec armes et
bagages tout en traînant sans son sillage une plantureuse épouse
à l’air revêche entourée d’une ribambelle de mioches énervés
recrus de fatigue à cause de l’interminable voyage.
Pour Moscou, le rôle que joue la Hongrie est avant tout celui
d’un gigantesque porte-avions ancré au cœur de l’Europe, le
pays abrite ainsi une armada aérienne prête à noyer les troupes
de l’OTAN sous un déluge de fer et de feu. Est-ce à dire que

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

l’aîné soviétique et son petit frère magyar ont banni de leurs


plaines le moindre blindé, la plus petite automitrailleuse ? Pas
tout à fait.

Le T-72, un char qui joue les Arlésiennes

La Guerre froide est officiellement morte et enterrée et cette


année 1995 est celle au cours de laquelle je raccroche défini-
tivement au porte-manteau l’uniforme militaire que je porte
depuis presque vingt ans déjà. J’embrasse la carrière, l’expres-
sion est consacrée mais un tantinet grandiloquente, de journa-
liste spécialisé. D’où ma présence en Hongrie où, sans doute
par un reste d’atavisme professionnel quelque peu malsain me
poussant à côtoyer l’ennemi d’hier, j’ai pris l’initiative de passer
quelques jours afin de réaliser une série de reportages. L’un
d’entre eux concerne la 25e brigade blindée Gyorgy Klapka15,
il sera suivi de la publication d’un article dans les pages d’un
célèbre magazine militaire en langue française16. Très tôt dans
la matinée en ce mois de novembre, je quitte donc la capitale
hongroise au volant d’un véhicule de location, une Ford Fiesta,
flanqué de mon inénarrable interprète. J’en loue les services à
prix d’or, un prix que je verse comme il se doit en liquide et qui
ne me sera jamais remboursé par un responsable rédactionnel
ayant, à l’époque, déjà acquis à l’état de réflexe le classement
vertical des notes de frais. Il en abuse mais je débarque dans
le métier, j’ai besoin de publier pour me faire un nom, je m’en
accommode. Je vois cela comme un investissement.
La petite ville de Tata est située au nord de l’extrémité
orientale du lac Balaton. J’en aborde les faubourgs. Mais où se
nichent-ils, ces célébrissimes chars T-72 de conception russe

15.  Elle sera transformée en brigade d’infanterie mécanisée dans le courant


de l’année 1997.
16.  Jean-Jacques Cécile, « La 25e brigade blindée hongroise Gyorgy Klapka »,
RAIDS n° 124, septembre 1996.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qui font la fierté d’une armée désormais débarrassée du joug


soviétique ? Je stoppe à la hauteur d’un passant, l’interprète
baragouine. Je redémarre et, sur ses indications, je ne tarde pas à
échouer devant un poste de garde à l’entrée d’une caserne. C’est
là. Je suis attendu et reçu en hôte de marque. Toute une longue
journée durant, le colonel commandant l’unité se mettra en
quatre pour rendre mon séjour agréable. Rien ne me sera caché.
Sur simple demande de ma part, des hangars bourrés de véhi-
cules de combat de divers modèles seront ouverts dans l’instant,
je serai libre d’y baguenauder comme bon me semble, parfois
même sans être accompagné le moins du monde. J’enchaînerai
pellicule sur pellicule, mitraillant les T-72 et pas seulement
eux, sous les angles les plus improbables, me faisant expliquer
en détail le fonctionnement d’un simulateur d’entraînement,
notant le tout avec l’enthousiasme d’un gosse parcourant les
allées d’un magasin de jouets à la veille de Noël. Quel contraste
avec l’atmosphère de suspicion entretenue pendant la Guerre
froide ! Les T-72 hongrois et la Guerre froide, justement…
Ils ne le reconnaîtront jamais mais les Soviétiques ont une
peur bleue : celle qu’en cas de déclenchement d’un conflit, les
pays satellites communisés d’Europe centrale tenus en laisse
rênes courtes ne se retournent contre eux. Aussi hésitent-ils à
leur confier des armements trop récents et quand ils le font, c’est
à dose homéopathique au profit de quelques rares unités-alibis
que la propagande se hâte de mettre en exergue autour d’une
kyrielle de ces slogans écrits en langue de bois vantant la frater-
nité d’arme. C’est en 1978 que les T-72 font leur apparition dans
l’arsenal magyar, ils sont affectés au 25e régiment de chars17 en
nombre suffisants pour équiper l’ensemble d’un bataillon. Cela,
les services de renseignement occidentaux le savent même si
aucun observateur n’a encore eu l’opportunité d’entrapercevoir
ces blindés du Loch Ness. Quelques mois plus tard, en 1979,
un militaire appartenant à l’ambassade américaine revient d’une
mission tout excité. Les chars… il les a aperçus, affirme-t-il, sur

17.  C’est en 1987 que celui-ci sera transformé en brigade blindée.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

un terrain d’exercice situé au nord de Tata, là où, habituellement,


s’entraîne le régiment auquel ils appartiennent. Le lendemain,
un conseil de guerre réunit les Français et les représentants de
l’Oncle Sam. L’enthousiasme est retombé. Du bout des lèvres,
l’observateur par qui le scandale arrive avoue douter mais n’en
déclare pas moins promptement :
–  Quand même… je suis à peu près certain qu’il s’agissait
de ces T-72 !
Pierre Bach, lui, incline à y croire. Tout analyste recevant une
information ponctuelle a le réflexe de l’évaluer à l’aune de deux
critères. Premier d’entre eux : ce que l’on sait déjà est-il com-
patible ? En d’autres termes, est-ce que l’information est vrai-
semblable ? Second critère : la source rapportant l’information
est-elle fiable ? On sait que l’armée hongroise met en œuvre ces
T-72 depuis un an déjà, il est donc vraisemblable que quelqu’un
finisse par tomber le nez dessus. Quelqu’un, c’est en l’occur-
rence un observateur américain jouissant d’une bonne réputa-
tion et qui a concrètement prouvé ses qualités professionnelles :
la source est fiable. Alors pourquoi pas ? Il faut lever l’ambigüité.
Pour cela, rien ne vaut une bonne vieille reconnaissance ter-
restre de derrière les fagots. Aussitôt dit, aussitôt fait.
Élever un militaire au rang et à la dignité de maréchal
d’Empire n’est pas une mince affaire. Alors que l’on propo-
sait à Napoléon un candidat convenable, le « petit caporal » se
fendit de cette saillie depuis passée à la postérité : « C’est un bon
général certes, mais a-t-il de la chance ? » Il en est de l’espion-
nage comme des généraux, les succès les plus retentissants sont
souvent affaire de bonne fortune. Dès le lendemain à la première
heure, Pierre Bach prend la route, destination Tata. Ourdit-il un
plan machiavélique qui va immanquablement pousser les tanks
flambant neuf à se risquer hors de leur tanière ? Que nenni. Un
quelconque informateur l’a-t-il prévenu que les précieux blindés
allaient faire mouvement ? Pas plus. Il y va, comme il le dit lui-
même, le nez au vent. La Renault 16 pointe tout juste le bout
de son capot devant la caserne que celle-ci est subitement prise
d’une agitation frénétique. Des soldats en sortent, se mettent en

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

travers de la route et arrêtent péremptoirement la circulation.


La berline française est bien placée : dans la file, trois véhicules
la précèdent. Un rang idéal pour prendre des photos en rafale
sans mettre la puce à l’oreille des militaires hongrois. Seul le
conducteur de l’automobile située derrière pourrait à la rigueur
sonner le tocsin s’il avait la fibre patriote et l’âme communiste.
Sans doute celui-ci a-t-il au contraire la foi du charbonnier, il
s’abstient. C’est finalement l’ensemble des T-72 du bataillon qui,
un par un, est immortalisé sur la pellicule. Les blindés ont ce
jour-là perdu leur mystère. Un magistral coup de chance qui en
rappelle un autre, quelques mois auparavant.
« Accueil glacial mais on peut toujours prendre quelques bro-
chures (en allemand !) »18, c’est ainsi que le Petit Futé apprécie
sans doute à sa juste valeur l’accueil réservé au badaud qui aurait
l’audace de pousser la porte séparant l’agence Tourinform du
monde des vivants dans la petite ville hongroise de Dunaföldvar.
Lorsque Pierre Bach fait relâche dans cette bourgade au matin
d’une belle journée de l’an de grâce 1978, c’est une tout autre
réception qui l’attend. En contrebas de la route, dans une
immense prairie dont les verts pâturages ont souffert, et pour
cause, la totalité des véhicules listés à l’inventaire d’un régiment
de missiles antiaériens SA-6 est étalée comme à la parade sur
une surface d’environ un kilomètre carré. Il y a là bien entendu
les blindés surmontés des rampes de lancement supportant les
ogives prêtes à se ruer vers les cieux mais aussi toute la panoplie
des radars associés au système d’arme : Flat Face et Long Track
pour la surveillance à longue portée, Thin Skin pour mesurer
l’altitude ainsi que Straight Flush pour le guidage des missiles
vers leurs cibles. Même les banals poids lourds de servitude ont
été sortis des hangars, rien ne manque à l’appel, pas le moindre
bout de ferraille, pas le plus petit boulon. Une véritable revue de
détail. Pourquoi un tel déploiement ? Cette question, Pierre Bach
ne perd pas son temps à se la poser, du moins pas pour l’instant,
il a mieux à faire. Il repère un parking providentiel et demande

18.  http ://www.petitfute.com, accédé le 24 septembre 2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

à son patron de chauffeur d’orienter la Renault 16 dans un sens


facilitant l’utilisation du téléobjectif de 1 000 mm en appui sur
l’encadrement de la vitre entrouverte : les premiers engins sont
distants d’environ 300 mètres. Commence alors un mitrail-
lage systématique, véhicule par véhicule, tandis qu’à proximité
immédiate, indifférent à la scène martiale qui se déroule sous
ses yeux, un berger fait paisiblement paître son troupeau de
moutons…
Autres temps, autres mœurs, même chance. Les Hongrois
sont gens économes des deniers du culte communiste, ne leur
demandez pas de défiler chaque année oriflammes au vent
pour célébrer le 1er Mai. Une fois tous les quatre ans, cela suffit
amplement. 1980 constitue justement une de ces occasions
quadriennales où tout ce que comptent le ban et l’arrière-ban de
la soldatesque hongroise bat le pavé dans les rues de Budapest.
Durant la quinzaine précédant le jour du muguet, place aux
répétitions dans la capitale sur une grande avenue très oppor-
tunément située à quelques pâtés de maison de l’ambassade
française. C’est commode, très commode, même. Un incon-
vénient cependant : pas question de prendre des clichés, les
réjouissances ont lieu de nuit afin de ne pas entraver la circula-
tion. Il est cependant possible d’observer les engins de très près
ainsi que de relever avec soin tout ce que les tourelles, canons
et autres châssis blindés arborent comme insignes, numéros,
marques de fabrique. Une moisson au final très intéressante
puisqu’elle concerne jusqu’aux roquettes lourdes FROG-7 et
missiles sol-sol à capacité nucléaire Scud. Pour ce qui est des
aéronefs, c’est encore plus facile. Eux volent de jour et le circuit
qu’ils effectuent en préparation au jour J passe très exactement
à la verticale du toit de l’ambassade… Voilà le type même d’un
renseignement que les barbouzes de l’Oncle Sam, par dérision,
appellent le « SLIPINT », néologisme hardi signifiant « espion-
nage en pantoufles »19. Pourtant, il est parfois, souvent diront

19.  Chez les Américains en effet, toute discipline en rapport avec


l’espionnage se voit désigner au moyen d’un mot invariablement terminé

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

certains, indispensable de mettre le nez dehors, voire de jouer


au petit Poucet tête-en-l’air ayant égaré sa palanquée de cailloux
blancs pour prétendre lever un lièvre.

Commandos fantomatiques

La Tisza prend sa source au cœur des forêts profondes


emmitouflant les Carpates ukrainiennes, creuset de légendes
effrayantes mêlant ténèbres d’un noir d’encre, ciels orageux
zébrés d’éclairs tonitruants et créatures horribles aux pouvoirs
maléfiques. Fantasmes ou réalité ? Sans doute ces élucubrations
terrorisant les mioches ainsi que les grands enfants recèlent-
elles un fond de vérité. On prétend en particulier qu’après avoir
semé l’effroi dans la contrée, Attila serait mort sur les rives de
la Tisza. C’est en tout cas lors d’une invasion mongole que le
premier château de Tokaj, une simple motte castrale dominant
la ville hongroise implantée depuis des temps immémoriaux
sur les bords de la rivière, a été rasé. Pourtant, rien n’évoque un
quelconque danger dans le long voyage qu’entreprend pares-
seusement la Tisza à travers la Hongrie avant de se jeter dans
le Danube. Aucune cataracte grondant à la Niagara, pas de
torrent dévalant de hautes montagnes escarpées, aucun rapide
menaçant, point de courant traître, rien de tout cela. Au pays
des Magyars, le fil de l’eau ralentit, se fait nonchalant, devient
boueux, s’égare dans des marécages à la végétation dense,
multiplie sous les lourdes frondaisons les impasses fangeuses

par « INT », abréviation d’intelligence (« renseignement »). Il y a par exemple


l’HUMINT (human intelligence, « renseignement d’origine humaine ») ou
encore l’IMINT (imagery intelligence, « renseignement d’origine imagerie »).
Parfois, les barbouzes d’outre-Atlantique créent de toute pièce une mention
humoristique ; certains d’entre eux ont ainsi utilisé le vocable « CHEAPINT »
(de cheap, « bon marché ») pour signifier qu’ils payaient leurs indicateurs à
coup de trique. Dans cette veine, « SLIPINT » est le condensé de slippers,
« pantoufles », et intelligence, « renseignement ».

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

n’aboutissant nulle part. Qui ne connaît pas la région comme sa


poche court le risque de s’égarer dans ce dédale aquatique.
S’égarer, c’est justement ce qui arrive à la fin des années
soixante-dix à un diplomate ainsi qu’à deux commerciaux de
l’ambassade française sise à Budapest. Ces promeneurs d’un
genre très particulier se mettent en tête de s’offrir une excursion
sur les rives de la Tisza dans le Nord-Est de la Hongrie, non loin
de la frontière avec la Tchécoslovaquie ainsi qu’avec l’Union
soviétique. Grisés par l’enthousiasme des inconscients, ils
dégotent un canot pneumatique et se lancent dans une expédi-
tion fluviale comme on part faire un pique-nique dominical. Ils
furètent, explorent, naviguent au hasard, empruntant bras d’eau
après bras d’eau sans semer derrière eux le moindre petit caillou
blanc. Pour finalement s’apercevoir, lorsque sonne l’heure de
rebrousser chemin, qu’ils ne savent ni où ils sont ni le cap qu’ils
doivent prendre pour rentrer à bon port. Avec le crépuscule
vient l’obscurité, le doute, la crainte, la peur aussi. Comme si
tout cela ne suffisait pas, un fort vent se lève, les écluses du ciel
s’ouvrent brutalement et un orage subit arrivé sans crier gare
déverse des trombes d’eau sur la terre des hommes. Perdus,
trempés jusqu’aux os, le ventre vide criant famine, les trois
explorateurs à la petite semaine font peine à voir.
Au loin danse un feu-follet. Mirage, illusion, chimère peuplant
ces noires frondaisons la nuit venue ? Non, la faible lueur est là
et bien là. L’espoir renaît, les égarés s’y raccrochent avec l’avi-
dité de naufragés à qui l’on tend une bouée de sauvetage. La
clarté vacillante déchirant les ténèbres happe leur âme, les attire
comme un aimant. Ils s’en rapprochent : c’est un feu de camp.
Autour des flammes, une poignée d’hommes dans la force de
l’âge vêtus de treillis militaires camouflés. Ils s’expriment dans
un langage que les trois Français ne saisissent pas, peut-être du
russe. Pourtant, tout ce petit monde finit par se comprendre.
Si ventre vide n’a point d’oreille, il sait en revanche réclamer la
nourriture en parlant une manière d’espéranto universellement
intelligible. Les naufragés de la Tisza sont secourus, réchauffés.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

On leur donne de quoi se caler l’estomac. Mais d’où sortent ces


commandos ?
Retour à l’ambassade, débriefing des imprudents. Une bribe
d’information, un fragment de renseignement, une rumeur
même, tout est bon à prendre pour peu que l’on sache garder la
tête froide au moment de séparer le bon grain de l’ivraie. Pierre
Bach mène l’enquête, interroge les piteux explorateurs :
–  Bon, ils étaient vêtus comment, vos soldats ?
–  Ils portaient des treillis camouflés. Sous la veste, ils avaient
une espèce de maillot de corps blanc avec des rayures bleues
horizontales. Leur béret était bleu lui aussi.
–  Où était-ce ?
–  Eh bien… On ne sait pas !
Pierre Bach reste songeur. Le Groupe de forces Sud, nom
donné aux troupes soviétiques stationnant en Hongrie, environ
52 000 hommes, comprend relativement peu d’unités dédiées
au combat terrestre. Répétons-le : pour Moscou, le pays des
Magyars est avant tout une sorte de porte-avions géant ancré
au cœur de l’Europe, les unités aériennes y foisonnent mais
fantassins et autres tankistes sont une denrée plus rare. Deux
divisions blindées, deux divisions de fusiliers motorisés, c’est
déjà une force respectable mais c’est si peu par rapport aux
innombrables hordes de l’armée Rouge massées en territoire
est-allemand. Et ce que les trois hommes décrivent correspond
à l’uniforme porté par les parachutistes soviétiques. Y aurait-il
une cinquième division prête à embarquer dans les avions de
transport pour être larguée dans la profondeur du dispositif
défensif de l’Alliance atlantique en Europe de l’Ouest ? Certes,
des bruits courent depuis longtemps. Loin au nord, là où se
rejoignent les frontières hongroise, tchécoslovaque et soviétique,
à un jet de pierre du sol ukrainien, la ville de Zahony abriterait
une mystérieuse unité fantôme dont on sait peu de choses.
Peut-être une division aéroportée. Mais si les véhicules qui
ont été entraperçus à plusieurs reprises arborent effectivement
des insignes parachutistes, aucun matériel lourd n’a encore été
observé ; or, les unités d’assaut par air ainsi que les divisions

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

aéroportées à la botte de Moscou sont dotées de blindés, certes


allégés par rapport à ceux des unités de chars, mais des blindés
tout de même. L’équation admet pourtant une solution qui n’a
rien de réjouissant. On sait que les Spetsnaz, les mystérieuses
Forces spéciales prêtes à semer le chaos en prélude au déclen-
chement d’un conflit, arborent les mêmes uniformes que les
parachutistes du tout-venant et que leurs petites unités se dissi-
mulent habituellement dans la masse des gigantesques divisions
aéroportées. Rien, aucun insigne spécifique, aucun vêtement
particulier, aucune pièce d’équipement exclusive ne les dis-
tingue. Se fondre dans la multitude, c’est leur manière de passer
inaperçus, de rester discrets, de disparaître pour réapparaître là
où on les attend le moins. Si des parachutistes ont élu domicile à
Zahony, il y a de fortes chances pour que ce soient des Spetsnaz.
Finalement, en un peu plus de quatre années de présence au
pays des Magyars, c’est la seule énigme que Pierre Bach n’allait
pas réussir à résoudre20.
Et si encore une fois on laissait à la Stasi le soin de tirer un
bilan des activités de Pierre Bach en terre magyare ? Car en
1985, les barbouzes est-allemandes sont en possession d’infor-
mations erronées affirmant que le sous-officier français doit
faire l’objet d’une seconde mutation à Budapest. Un message
demandant confirmation est immédiatement envoyé à desti-
nation des services concernés dans la capitale hongroise. La
réponse fournit aux espions communistes l’occasion de com-
pléter le dossier du sous-officier français en lui joignant un
additif. Le texte de cet additif, dont les quelques phrases ci-des-
sous sont extraites, vaut son pesant d’or :

20.  En 1989, certaines sources indiquent la présence en Hongrie d’une


brigade d’assaut par air soviétique sans en préciser l’implantation. À la
même date, d’autres sources attestent par ailleurs de la présence au sein des
forces armées hongroises d’un bataillon parachutiste, en l’occurrence le 37e,
encaserné à Szolnok. Voir à ce sujet l’ouvrage suivant :
Jacques Baud, Les forces spéciales de l’organisation du traité de Varsovie, 1917-
2000, L’harmattan, Paris, 2002.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

En tant que membre d’un service secret militaire, Bach Pierre a


régulièrement effectué des reconnaissances visuelles sur le territoire
de la République populaire hongroise. Dans le cadre de ces activités,
il a fait preuve d’un grand professionnalisme sur le plan militaire
ainsi qu’en matière de conservation du secret dans le service. Il s’est
également signalé par un orgueil démesuré. Il était consciencieux et
discipliné dans son travail et n’hésitait pas à prendre des risques.
Il parle allemand. Sur le plan politique, il est farouchement anti-
communiste et se laisse aller à manifester de la haine raciale. Son
passe-temps favori est la cuisine. Depuis juin 1980, il n’a plus été vu
en République populaire hongroise.
Nous ne disposons à l’heure actuelle d’aucune information concer-
nant une éventuelle accréditation future de l’intéressé à Budapest21.

Pierre Bach orgueilleux et raciste ? À cette heure, il en rit


encore. Anticommuniste primaire, en revanche…

21.  BStU, MfS X Allg. P. 1323/78, Bd. 8, S. 000027. Traduction de Pierre


Bach.

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CHAPITRE 4

ALLEMAGNE DE L’EST,
LE RETOUR

Été 1981. Le soleil brille, la vie est belle. Le V8 de la Range


Rover ronronne doucement, sans à-coup, comme la mécanique
bien huilée qu’il est. Je suis au volant mais mon pied droit reste
léger. Nous avons tout notre temps, rien ne presse. Jeune sous-
officier coulé au moule du 13e régiment de dragons parachu-
tistes, je suis détaché auprès de la Mission militaire française de
liaison pour quatre mois. En ce dimanche après-midi a sonné
l’heure du départ à l’aventure sur les routes d’Allemagne de
l’Est. Je suis la troisième roue d’un carrosse justifiant par ailleurs
d’une expérience hors du commun. Sur le siège passager à
l’avant, l’adjudant-chef Bach tient les fonctions d’observateur
tandis que derrière, le capitaine Trastour commande l’équipée.
Cap au nord-ouest par la route n° 5 sur laquelle nous sommes
en transit. Nos objectifs sont loin, bien plus loin. « Circulez, y a
rien à voir ! » : la phrase emblématique de Coluche est pour l’ins-
tant d’actualité. Pas le plus petit convoi soviétique à se mettre
sous la dent, pas le plus léger des blindés en vadrouille, pas la
moindre chenille cliquetant à l’horizon, c’est Waterloo morne
plaine. Aussi présumons-nous n’avoir rien à craindre ou si peu
de l’adversaire. L’heure est à la détente. Pas pour longtemps.
Nous laissons derrière nous la ville de Nauen puis traversons
Berge. À la sortie du village, un camion Zil-131 portant l’étoile
rouge est arrêté sur le terre-plein devant un troquet, le chauf-
feur est au volant. Deux officiers s’extraient du bouge et, d’une

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démarche rendue chaloupée, se mettent en devoir de s’engouf-


frer dans la cabine du poids lourd d’une manière qu’ils veulent
précipitée mais que l’excès d’alcool rend hésitante. Nous n’y
portons qu’une attention amusée, c’est du menu fretin. Il en
faudrait plus pour que ne soit constitué ce que nous appelons
un « objectif d’opportunité » justifiant l’arrêt ou le détour. Notre
destination ? Un site situé non loin du confluent de l’Elbe et de la
Havel, là où une unité soviétique doit se livrer à une manœuvre
d’entraînement que le jargon militaire désigne comme étant le
« franchissement d’une coupure humide », en d’autres termes la
traversée d’un fleuve à pied sec. Comment diable avons-nous
appris que cet exercice allait avoir lieu ? Aucune jamesbonderie
là-dedans. Comme souvent en matière d’espionnage, la réponse
à cette question est beaucoup plus triviale qu’on ne l’imagine
de prime abord. Quelques jours auparavant, la presse locale a
annoncé que le fleuve allait être coupé, c’est toujours comme
cela que les Soviétiques procèdent lorsqu’ils veulent signifier
aux bateliers du cru qu’ils ne doivent pas, à la date prescrite,
jouer avec leurs péniches le rôle du chien fou dans un jeu de
quilles. Pour espionner, il est en l’occurrence suffisant de lire les
journaux. Il fallait y penser…
Les kilomètres défilent. Relativement étroite, la route est
bordée à droite par une rangée de platanes ; au-delà, une
petite déclivité débouche sur un champ deux à trois mètres en
contrebas. Le compteur de la Range Rover indique un modeste
70 km/h, une allure d’escargot qui permet au Zil-131 aperçu à
Berge de recoller au train. L’engin haut de trois mètres et long
de sept déboîte, entame un dépassement. Encore trente ans plus
tard, je revois la scène comme dans un film en noir et blanc que
l’on passe au ralenti. Au lieu de prendre de la vitesse et de se
rabattre devant comme il se doit, le chauffeur soviétique donne
un coup de volant sans crier gare. L’énorme véhicule fait une
embardée soudaine et percute la Range Rover de plein fouet.
Surpris, je risque un rapide coup d’œil. Mes yeux sont tout juste
à la hauteur de l’énorme roue dont les boulons commencent, un
peu plus bas, à découper la tôle de la portière, fragile rempart

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d’aluminium me séparant des sept tonnes de ferraille que l’as-


saillant pèse à vide. Par réflexe, je contrebraque vers la gauche.
Le Zil-131 desserre quelque peu son étreinte, j’en profite pour
rétrograder puis enfonce la pédale d’accélérateur. L’inertie
anesthésie momentanément les réflexes du moteur, donnant
au poids lourd le temps de revenir à l’assaut. Je contrebraque
à nouveau, la Range Rover résiste, la gomme s’accroche déses-
pérément à la route tandis que, sur la droite, la carrosserie frôle
dangereusement les troncs de platanes. Heureusement, l’étau
se desserre une deuxième fois. La puissance du V8 joue main-
tenant à plein, nous prenons le large. J’interpelle le capitaine
Trastour :
–  Et maintenant ?
–  Tu ralentis et tu t’arrêtes sur la droite !
Aussitôt dit, aussitôt fait. Je demeure au volant, c’est une
consigne impérative en ce qui concerne le conducteur, tandis que
Pierre Bach ainsi que le capitaine s’éjectent. Le Zil-131 s’immo-
bilise derrière nous, les trois occupants mettent eux aussi pied
à terre. Plusieurs voitures civiles est-allemandes stoppent égale-
ment. Pierre Bach s’adresse à l’un des conducteurs :
–  Acceptez-vous de vous porter témoin de l’agression que
nous venons de subir ?
–  Oui, je vais vous donner mes coordonnées !
C’est inhabituel dans un pays soumis au joug omnipo-
tent d’un grand frère soviétique pas si bienveillant que cela.
D’ailleurs, avec la grossièreté qui les caractérise, un des officiers
à la solde de Moscou ne tarde pas à s’inviter péremptoirement
dans la conversation. S’exprimant plus qu’approximativement
dans la langue de Goethe, il lance d’un air menaçant :
–  Toi, je te conseille de la fermer !
Pierre Bach saisit alors un appareil photo et commence à
mitrailler la scène. Pour un des militaires de la glorieuse armée
Rouge des ouvriers et des paysans, c’en est trop, il tente d’arra-
cher le reflex des mains du sous-officier français. L’espace d’un
instant, la situation menace de tourner au pugilat. Je me pose
la question : si c’est le cas, dois-je sortir du véhicule afin de

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plonger tête baissée dans la bagarre ou convient-il au contraire


de respecter à la lettre la consigne me prescrivant de demeurer
au volant ? Un cas de conscience que le capitaine Trastour
m’évite de trancher : il décide de quitter les lieux. Plus tard, il
dira s’agissant de cette escarmouche : « le pilote, heureusement,
réagit de façon remarquable (…) en évitant miraculeusement
les arbres »1. Merci, mon capitaine… J’étais alors loin, très loin
de me douter que j’allais un jour écrire cet ouvrage narrant par
le menu la carrière d’un de ces hommes exceptionnels.

Les méthodes d’espionnage évoluent

Mai 1980. Le téléphone sonne dans le bureau du secré-


taire de l’attaché de Défense près l’ambassade de France sise
à Budapest. Au bout du fil, le colonel Prautois qui commande
alors la Mission militaire française de liaison. La conversation
s’engage :
–  Bonjour. Dites-moi, est-ce que vous seriez volontaire pour
un deuxième séjour à la MMFL ? Mais je vous préviens : si vous
répondez par l’affirmative, pas question de bénéficier de vos
trois mois de congé de fin de campagne, vous devrez impéra-
tivement avoir rejoint début août ! Comprenez-moi bien : sur
sept observateurs, nous en avons perdu trois qui sont mutés.
Un déficit qu’il nous faut combler au plus vite, c’est du reste la
raison pour laquelle nous faisons appel à des gens déjà formés.
Pierre Bach réfléchit à toute allure. Un peu plus de cinq
années à Potsdam suivies de presque autant en Hongrie. Après
cela, la logique en vigueur dans l’armée française voudrait que
l’heureux bénéficiaire de telles affectations prestigieuses subisse
quelques années de purgatoire en tant que gratte-papier subal-
terne dans un état-major de la région parisienne. C’est la règle

1.  Daniel Trastour, La guerre sans armes, Éditions des Écrivains, Paris, 2001,
p. 61. L’ex-capitaine Trastour est décédé au début du mois de novembre
2010 des suites d’une longue maladie. En écrivant ces lignes, j’ai une pensée
très émue pour lui…

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du jeu. Face à cette perspective fort peu réjouissante, l’ivresse


de la chasse aux convois soviétiques fait figure de jardin d’Éden
même s’il faut pour cela sacrifier quelques semaines de permis-
sions. La décision s’impose d’elle-même :
–  Je prends, mon colonel !
–  O.K. Considérez que c’est fait. À bientôt.
–  Mes respects, mon colonel !
Début août 1980. Dès le deuxième jour de présence, une fois
les formalités administratives rapidement expédiées, première
sortie l’après-midi en compagnie de l’adjudant-chef Bruzzo, un
ancien également rappelé après trois années passées à l’école
des troupes aéroportées, et de l’adjudant-chef Simon. But :
refaire connaissance avec un théâtre des opérations dont l’in-
frastructure routière a, depuis 1975, quand même subi quelques
évolutions. La MMFL a, elle aussi, évolué. Le cœur de la section
« Terre » est phagocyté par un noyau dur de cadres issu du 13e
régiment de dragons parachutistes. Il y a là le capitaine Trastour,
les adjudants-chefs Rieth et Valverde ainsi que l’adjudant
Schroetter. Sans doute est-ce par atavisme professionnel qu’ils
font preuve d’un comportement que d’aucuns jugent dénué de
nuance. Soit ils attendent imperturbablement que Soviétiques
ou Est-Allemands bougent (la patience née de l’habitude
consistant à rester cloîtré dans des caches enterrées de longs
jours durant), soit ils foncent tête baissée (une autre habitude,
celle consistant à « faire boule de feu » quand cela chauffe afin
de prendre l’adversaire de vitesse et de gagner les précieuses
secondes permettant de s’éclipser). Certains équipages de la
MMFL travaillent donc de manière parfois hargneuse et offen-
sive. Pierre Bach, lui, préfère privilégier une approche médiane
faite de discrétion ainsi que de furtivité tout en prenant le temps
de pondérer soigneusement ses choix. Les deux méthodes ont
respectivement leurs avantages et leurs inconvénients. Pour
autant, nulle animosité ne sépare les uns des autres ; lorsqu’il
y a désaccord, les choses sont mises à plat et discutées. Les
anciens du 13e RDP se distinguent en revanche par une qualité
extrêmement précieuse, à savoir leur excellente connaissance du

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matériel ainsi que des structures organiques propres aux forces


armées soviétiques et est-allemandes. Rien que de plus normal
car c’est la base de leur métier.
Plus généralement, l’arrivée d’un officier de l’armée de terre
à la tête de la Mission a indubitablement induit un changement
de style. Les sorties, toutes d’une durée de 24 heures pour
un « local » et de 36 heures pour les zones plus éloignées, sont
désormais effectuées dans une tenue plus opérationnelle que
celle portée jusqu’alors. Le matériel d’observation a également
évolué. Des OB 41 et OB 43, jumelles de vision nocturne made
in France, sont d’utilisation courante alors que dix ans plus
tôt, seuls deux systèmes à intensification de lumière prêtés par
les Américains étaient disponibles. Le matériel photo a égale-
ment été rajeuni même si, contrairement aux Britanniques, les
Français n’utilisent pas de caméra vidéo. Au chapitre des équi-
pements individuels, la « mafia » du 13e RDP a pesé de tout son
poids afin de faire évoluer une situation confinant jusqu’alors
à l’absurde. Désormais, des tenues Himalaya sont utilisées en
hiver, tentes igloo et duvets également. Ces accessoires sont peu
ou prou considérés comme consommables, ce qui signifie qu’en
cas d’urgence, ils peuvent être abandonnés sur le terrain sans
aucun remord. Pierre Bach le sait bien qui, assurant un jour la
surveillance d’une voie ferrée, assiste au passage d’un train dont
les plateaux sont surchargés de blindés. Pas une minute à perdre.
Réintégrant à la volée l’habitacle de la Mercedes, il ordonne au
chauffeur de démarrer sur les chapeaux de roues pour tenter
d’intercepter le convoi ferroviaire un peu plus loin. But : dresser
un décompte précis des engins et tenter de déterminer à quelle
unité ils appartiennent. Revenu sur place quelques heures plus
tard, le sous-officier a la surprise de constater que la tente est
toujours là où il l’a laissée !
En 1980, la MMFL vient tout juste de percevoir deux Range
Rover, de vrais véhicules tout-terrain présentant cependant
un gros défaut : le manque de fiabilité, ce qui, de prime abord,
peut sembler paradoxal. C’est que le modèle a été conçu afin
de sillonner les pistes africaines, pas pour être martyrisé dans

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les frimas de l’hiver est-allemand. D’où certaines hésitations du


V8 lorsqu’on lui demande de réagir rapidement après quelques
heures d’inaction par un froid à ne pas mettre un cylindre
dehors. Autre inconvénient : le système s’essayant à réchauffer
l’atmosphère de l’habitacle est d’une efficacité toute relative
et, à la mauvaise saison, le passager à l’arrière en est réduit à
méditer sur la psychologie du plat surgelé en villégiature dans le
compartiment inférieur d’un congélateur. Troisième lacune : le
porte-à-faux arrière de la Range Rover a une longueur inusitée,
ce qui rend périlleux certains franchissements difficiles au cours
desquels il n’est pas rare que l’engin reste immobilisé, « planté
du cul » qu’il est sur l’obstacle. Le blocage de différentiel oublie
enfin l’essieu avant. En hiver lorsque les sillons tracés dans les
champs cultivés sont gelés, il arrive que des équipages restent
immobilisés une roue du véhicule tournant dans le vide. Tous ces
arguments militent en faveur de l’abandon rapide de la Range
Rover. C’est chose faite en 1982, année au cours de laquelle
la Mission française reçoit des Mercedes G, un engin relative-
ment récent apparu sur le marché deux ans auparavant. Début
1980, juste avant que Pierre Bach n’entame son deuxième
séjour en terre est-allemande, un premier exemplaire emprunté
à la concession locale avait fait l’objet d’une évaluation mais
sa motorisation diesel était inadaptée et aucun autre modèle
n’était alors disponible. C’est précisément cette situation qui
avait provoqué l’adoption de la Range Rover à titre transitoire.
Reste que les Mercedes G livrées aux espions français à partir
de 1982 sont des engins issus des chaînes de production, ils
nécessitent de ce fait une « adaptation ».
Pierre Bach prend le taureau par les cornes et sollicite une
entrevue auprès du commandant Spangenberg qui dirige alors
les opérations :
–  Mon commandant, j’ai un pote chez les Américains, un
mécano que j’ai rencontré lors d’une soirée où nous avons causé
voitures. Or, la Mission américaine a reçu des Mercedes G et ils
les ont modifiées. Il serait intéressant de voir comment afin de
nous en inspirer…

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–  O.K., vous avez ma bénédiction. Allez le voir et revenez me


rendre compte à l’issue.
Les spécialistes de l’Oncle Sam ont choisi la version à châssis
court. Le modèle de série est, à l’arrière, muni d’une banquette
surplombant directement l’essieu, ce qui met à mal les passagers
contraints de subir en prise directe les cahots que la suspension
raide ne filtre que sommairement. Un Français en fait l’amère
expérience lors d’une séance de rodéo commanditée afin d’en
avoir le cœur net. L’essai est concluant : l’infortuné cobaye passe
son temps à se cramponner comme il le peut pour éviter que
son crane ne caresse trop souvent la tôle du toit. Tant que le
pilote exerce son art en souplesse la main élégamment gantée
de velours, ça passe. Mais dès que le chauffeur de maître se
métamorphose en rustre épris de vitesse, rien ne va plus. Exit la
banquette, les techniciens américains ont installé en lieu et place
un siège baquet muni d’un harnais quatre points semblable à
ceux utilisés par les pilotes de rallye. Pour plus de confort si tant
est que le mot soit en l’occurrence approprié, ce rocking-chair
new-look est monté sur amortisseur. Les mécanos de l’USMLM
ont également greffé un treuil ainsi que des filets à bagages
immobilisant tant que faire se peut les impédimenta. Du côté
français, on ajoute des crochets à l’avant car utiliser des barres
de traction est autrement plus efficace que d’avoir recours à un
câble de remorquage. La Mercedes G atteint par ailleurs sans
aucun problème la vitesse de 150 km/h sur autoroute et passe
du mode deux roues motrices au mode quatre roues motrices à
volonté même en mouvement, quelle que soit l’allure. Au bilan,
l’engin n’a qu’un seul réel défaut : son manque d’autonomie. Le
moteur de 170 chevaux avale goulument 15 à 20 litres de car-
burant aux 100 kilomètres alors que la piètre capacité du réser-
voir est limitée à une centaine de litres. Les techniciens français
prennent le parti de ne rajouter aucun réservoir supplémentaire
mais les équipages embarqueront systématiquement cinq jerry-
cans d’essence à 98 d’octane.
Dans un tout autre ordre d’idées, lorsque Pierre Bach pose ses
valises à Berlin pour la seconde fois, les militaires est-allemands

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ainsi que les Soviétiques ne cachent pas leur exaspération vis-


à-vis des Missions. Un mécontentement qui, tout au long des
quatre années qui suivent, va croissant. Nous l’avons vu, il
arrive à certains équipages français de se comporter de manière
parfois hargneuse, les spadassins d’outre-Manche itou. Ce qui
devait arriver arriva : en date du 16 mars 1984, le colonel-géné-
ral Sviridov, chef d’état-major du Groupe de forces soviétiques
en Allemagne, fait parvenir aux autorités militaires de la perfide
Albion une missive déclarant un officier britannique persona non
grata : « le nombre de violations sérieuses de la part des membres
de votre Mission a augmenté régulièrement. En deux mois de
l’année 1984, des équipages de Brixmis ont été détenus à six
reprises. Les agissements du capitaine Longhorn sont parti-
culièrement choquants (…) Au bilan, le capitaine Longhorn
a pénétré sept fois dans des zones interdites permanentes ou
temporaires. Il a été détenu quatre fois pour activités illégales »2.
Tendue à l’extrême, la situation ne pouvait que déboucher
sur ce drame qui, quelques jours plus tard, allait endeuiller la
Mission française.

L’assassinat d’un sous-officier français

21 mars 1984, le major Pierre Bach est de sortie en com-


pagnie de l’adjudant-chef Bruzzo ainsi que du capitaine
Bouchaud. Le départ cap au sud est assez tardif. Le matériel, un
fatras digne d’un inventaire à la Prévert, met à forte contribu-
tion les suspensions de la Mercedes 280. Au milieu de ce bric-
à-brac trônent deux accessoires devenus indispensables. Le
premier est un récepteur d’alerte permettant d’écouter les fré-
quences couramment utilisées par les suiveurs de la Stasi ainsi
que celles réservées à la Volkspolizei (Vopo), police « populaire »
locale. Le second accessoire prend la forme d’un carnet élevé au

2. Tony Geraghty, Beyond the Front Line, HarperCollinsPublishers, Londres,


1996, p. 244-245.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

rang de bible. Remis à jour en permanence avec un soin jaloux


de bénédictin, le document synthétise l’ensemble des informa-
tions concernant les contre-espions adverses chargés de filocher
les équipages des Missions de liaison occidentales. Dès lors
qu’un véhicule apparaît peu ou prou suspect, tout observateur
américain, britannique ou français a pour consigne permanente
et prioritaire d’identifier son type, de décrire son apparence
(couleur de la peinture, signe particulier éventuel, etc.), de noter
son immatriculation voire d’en photographier les passagers. Là
comme ailleurs, c’est une guerre dans la guerre, un véritable jeu
du chat et de la souris avec ses ruses de Sioux. Ainsi, les voitures
banalisées est-allemandes réservées aux filatures disposent de
plusieurs jeux de plaques d’immatriculations réversibles et les
suiveurs n’hésitent pas à effectuer régulièrement des substitu-
tions afin de brouiller les pistes.
Dix heures. En transit dans la région de Halle-Lettin, la
Mercedes de la MMFL passe à proximité de la caserne « Otto-
Brosowski » abritant la 11e division d’infanterie motorisée est-
allemande. L’objectif est sensible : dans quelques jours doit
avoir lieu sur le petit terrain d’entraînement attenant un exercice
impliquant des forces polonaises et soviétiques. Les militaires
français ne s’attardent pas mais réalisent néanmoins des inter-
ceptions au moyen du récepteur d’alerte. Le volume du trafic
radio leur met la puce à l’oreille, il est évident qu’une activité
inhabituelle se déroule. Quelle est la raison de toute cette agi-
tation ? Sans doute les Britanniques ont-ils un peu trop insisté,
ils viennent de signaler qu’un de leurs équipages a été à deux
doigts de se faire bloquer d’une manière assez brutale. Comme
l’on dit dans le jargon du métier, les espions de la perfide Albion
ont « chauffé » la zone, ils ont provoqué les Est-Allemands à un
point tel qu’un incident passe de possible à probable. Pierre
Bach est d’autant plus troublé qu’il n’a pas manqué de relever
deux faits en apparence insignifiants. Les trois hommes de la
MMFL ont en premier lieu croisé une paire de ces berlines
blanches zébrées d’un vert terne et estampillées « Volkspolizei ».
Or, de toute éternité, depuis le moindre des sous-fifres jusqu’au

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plus prestigieux des chefs, la réaction d’un quelconque membre


motorisé de la Vopo locale lorsqu’il aperçoit ne serait-ce que
l’ombre d’un uniforme français est réglée comme du papier à
musique. C’est comme si une mouche le piquait. On assiste sauf
rare exception à un concert de pneus martyrisés : demi-tour sur
les chapeaux de roues, accélération à ridiculiser un avion de
chasse puis tentative d’interception. Rien de comparable cette
fois-ci. Une indifférence qui confine au mépris, comme si l’offi-
cier ainsi que les deux sous-officiers arborant l’insigne tricolore
étaient transparents, comme s’ils n’existaient pas. Seconde
observation : d’autres flics traînant pedibus cum jambis leur inu-
tilité dans les artères de la ville ont curieusement tourné le dos
lorsque le véhicule de la Mission française les a croisés. Bizarre
autant qu’étrange. Dans une telle situation, tout cerbère bien
dressé assurant une surveillance tatillonne des sujets allemands
soumis au joug socialiste a plutôt coutume de saisir fébrilement
son calepin, d’y consigner fidèlement le numéro de la plaque
d’immatriculation puis de se ruer littéralement sur la première
cabine téléphonique venue afin d’avertir ses supérieurs sans
délai. Pour le coup, c’est raté. Les Français en seraient presque
vexés si l’heure était à la galéjade. Mais leurs pensées sont
occupées ailleurs, cela sent le traquenard à plein nez. Les trois
hommes se concertent et décident sagement de revenir le len-
demain à l’aube, la configuration des lieux rendant difficile une
observation en plein jour sans se faire repérer. Il y a un temps
pour prendre des risques, il y a un temps pour les éviter et tous
les signes que Pierre Bach perçoit lui conseillent de se tirer au
plus vite de ce guêpier.
Le lendemain 22 mars, à l’heure à laquelle les premières
lueurs du jour blanchissent à peine la campagne d’une lueur
blafarde, le véhicule français s’infiltre vers la caserne en passant
par Brachnitz, le terrain d’exercice tout proche. Choisir cet
itinéraire discret dès potron-minet, c’est se rapprocher fur-
tivement de l’objectif, c’est rester à distance suffisante pour
voir sans être vu. Puis c’est l’attente, l’observation, la patience.
Quelques heures plus tard, les estomacs crient famine, il est

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temps de partir à la polka des mandibules. Par atavisme, tout


en mâchouillant distraitement sa pitance, Pierre Bach saisit une
paire de jumelles et fait un tour d’horizon, juste au cas où. Il
aperçoit quelque chose d’étrange sans cependant réussir à déter-
miner de quoi il s’agit. À quelques centaines de mètres, sur la
route passant devant l’entrée de la caserne, un Ural-375D, lourd
camion arborant en l’occurrence les insignes est-allemands, est
immobilisé en travers de la chaussée. Tous gyrophares dehors,
plusieurs voitures de polices encadrent la scène, des antennes
radio dépassent d’un boqueteau. Pierre Bach lance :
–  À tous les coups, ce sont les Anglais qui se sont fait faire
aux pattes.
Les reliefs du repas vite expédié regagnent rapidement les
musettes, la Mercedes redémarre dans la foulée. Mais au carre-
four tout proche, un motard est-allemand bondit sur son micro
dès qu’il aperçoit le véhicule à plaques spéciales. Pierre Bach
réagit instantanément :
–  Ce n’est pas le moment d’y aller !
Demi-tour. Le policier juché sur son destrier de fer s’obs-
tine pendant quelques centaines de mètres avant de rebrousser
chemin. L’équipage français regagne Potsdam, encore ignorant
de la tragédie qui s’est pourtant déroulée sous son nez. Car à
la villa, antenne de la MMFL en territoire ennemi, l’ambiance
est plus que morose. Pierre Bach s’enquiert des raisons de cet
accablement auprès d’un jeune sous-officier du 13e RDP. La
réponse est sans ambages :
–  Il y a eu de la casse !
Quelques instants d’éternité plus tard, la porte du bar s’en-
trouvre, laissant passer la mine déconfite du lieutenant Suspène,
un officier de l’armée de l’air :
–  Qu’est-ce qui s’est passé ?
–  Ça a cartonné, il y a un mort !
–  Merde ! Qui c’est ?
– Mariotti.
–  Et les deux autres ?
–  On ne sait pas trop. Ils sont blessés.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Ça s’est passé où ?


–  À Halle.
–  On n’était pas loin. À tous les coups, c’est ce que nous
avons vu, là où le camion était immobilisé en travers…
Arrivé entretemps, le colonel chef de la Mission prend les
choses en mains, les ordres fusent :
–  On est en train de mettre sur pied une colonne de secours.
Deux ambulances vont arriver avec un médecin ainsi qu’un
infirmier. Elles sont conduites par des gens de la Mission. Vous
les accompagnerez à Halle. Vous devez ramener le corps, les
blessés ainsi que l’épave de la voiture.
Le convoi démarre. Il y a là la Mercedes 280 de Pierre Bach,
une Mercedes G tractant une remorque ainsi que les deux
ambulances conduites par des aviateurs. Ceux-ci ignorent où
a eu lieu ce qu’il faut bien se résoudre à appeler un assassinat.
L’ensemble traverse Halle sans ralentir, passant à proximité
immédiate des casernes en ignorant les pancartes d’interdic-
tion. Contre toute attente, les Soviétiques laissent faire même
si les véhicules français sont suivis comme leur ombre par de
nombreux regards.
Lorsque Pierre Bach arrive sur place, c’est une vision d’apo-
calypse qui s’offre à lui. Arraché sous la terrible violence du
choc, le train avant du poids lourd est-allemand a littéralement
écrasé de toute sa masse l’avant de la Mercedes. Sur place,
quelques policiers locaux s’affairent en compagnie de deux
officiers supérieurs dont les insignes traduisent leur apparte-
nance à la Kommandatura soviétique. Leurs traits affichent
une moue qui en dit long sur leur embarras. À une centaine de
mètres, une vingtaine de militaires est-allemands patiente tandis
qu’une dépanneuse a déplacé le camion assaillant de quelques
mètres. Alors au volant du véhicule français, l’adjudant-chef
Mariotti est mort sur le coup, écrasé par un amas de tôles
tordues. Son cadavre sommairement recouvert d’une bâche git
à quelques mètres de là, le médecin français ne peut rien faire
d’autre que de dresser le constat de décès. L’adjudant-chef
Blancheton occupait le siège passager à l’avant, il souffre d’une

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

fracture de l’omoplate ainsi que d’une profonde coupure à la


tête. Courageusement, il a refusé d’être évacué. Malgré l’insup-
portable douleur, il a tenu à demeurer sur place afin de veiller
à ce qu’aucun document ne soit dérobé. Il est cependant resté
évanoui quelques instants, les nervis de la Stasi en ont profité
pour subtiliser une pellicule photo, deux cartes, un magnéto-
phone ainsi qu’une boussole3. Si l’adjudant-chef Blancheton
s’est ensuite acharné à garder les yeux grands ouverts, c’est
aussi pour une autre raison : la Stasi était parfaitement capable
d’injecter dans les veines du cadavre une bonne dose d’alcool
afin de faire endosser à l’adjudant-chef Mariotti la responsa-
bilité de l’« accident » en prétendant qu’il avait bu plus que de
raison. Le capitaine Staub occupait quant à lui la place arrière.
Il est gravement atteint, il pisse le sang. Redoutant des blessures
internes, le médecin des pompiers locaux décide de l’évacuer
sur la clinique civile est-allemande de Halle-Dölau.
L’officier soviétique le plus gradé, un lieutenant-colonel,
s’approche des Français et, de but en blanc, s’adresse à Pierre
Bach dans une langue allemande au verbe châtié :
–  Est-ce que vous nous autoriseriez à faire subir une prise de
sang au cadavre du conducteur décédé ?
–  Il n’en est pas question !
–  Je vous proposais cela car il semblerait que d’après des
témoins, le véhicule soit arrivé en zigzaguant…
Foutaises. L’« accident » s’est produit vers 11 heures du matin
et aucun membre de l’équipage n’a auparavant bu quoi que ce
soit d’autre qu’une tasse de café ou une goulée d’eau fraîche.
Mais malgré la colère, l’heure n’est pas encore à la polémique.
Avec des gestes empreints de tristesse, de respect et de solennité,
le cadavre de l’adjudant-chef Mariotti est chargé dans une des
deux ambulances puis, tandis que l’équipe de dépannage reste
sur place afin de charger l’épave de la Mercedes sur le plateau
de la remorque, les autres véhicules prennent la direction de la
clinique où le capitaine Staub a été hospitalisé. Les Soviétiques,

3.  Patrick Manificat, Propousk !, Éditions Charles Lavauzelle, 2008, p. 333.

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eux, ouvrent la route. Sur place, le chef de clinique prend à part


un des médecins français :
–  Je suis tout à fait d’accord pour que vous l’examiniez mais
si je puis me permettre, je voudrais le garder encore 24 heures
en observation.
Le toubib hexagonal entre dans la chambre et officie. Les
trois autres militaires français mettent cet intermède à profit
pour discuter avec la blouse blanche est-allemande. Le ton n’est
pas à l’optimisme :
–  Il a perdu beaucoup de sang, je crains des lésions internes.
Je crois qu’il serait judicieux que je le garde pour pouvoir
l’opérer si une urgence se déclarait. Je comprends parfaitement
les réticences de votre médecin, si j’étais à sa place, j’aurais moi
aussi quelques doutes quant à la sûreté de votre blessé. Mais je
peux vous rassurer sur ce point : il n’y aura aucun problème, à
part le personnel médical, personne n’entrera dans sa chambre,
je vous en donne ma parole. D’ailleurs, si vous le souhaitez, je
peux faire installer un lit et vous resterez à ses côtés.
Peine perdue, les risques sont trop grands. Le médecin
français décide d’évacuer l’officier en ambulance toutes sirènes
hurlantes avec une voiture de police ouvrant la route. Le capi-
taine Staub ne semble pas trop souffrir, il a été mis sous per-
fusion. L’alerte allait survenir 24 heures plus tard avec un dia-
gnostic sévère : intervention chirurgicale en urgence pour cause
d’éclatement de la rate. Le médecin est-allemand avait vu juste.
Alors que l’officier français est en cours d’évacuation, Pierre
Bach et ses deux coreligionnaires regagnent le lieu de l’assas-
sinat où l’équipe de dépannage vient tout juste d’achever le
chargement sur plateau de la Mercedes accidentée. Dernier
coup de main, dernier regard morose puis retour vers le quartier
Napoléon à Berlin-Ouest. C’est peu de dire que l’ambiance est
lugubre.
Les activités de la Mission française sont brutalement inter-
rompues. Le général Philipponnat, commandant en chef des
forces françaises en Allemagne, fait expressément le déplace-
ment pour honorer de sa personne le déroulement d’une table

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

ronde qu’il inaugure comme il se doit par un laïus de son cru. Le


képi étoilé parle de tout mais esquive soigneusement la question
qui est sur toutes les lèvres. Son discours de circonstance une
fois achevé, il donne la parole au major Bach alors investi des
fonctions de président des sous-officiers. Celui-ci met les pieds
dans le plat :
–  Mon général, quelle attitude sommes-nous censés adopter ?
–  Profil bas : on ne fait rien. Et je peux vous assurer que cela
vient de très haut !
Un ange passe sur l’assistance. La colère gronde même si la
discipline évite qu’elle n’éclate ouvertement. Mis au courant,
Américains et Britanniques s’étonnent eux aussi de cette man-
suétude. Ulcérées, les autorités d’USMLM, l’équivalent de la
MMFL pour l’Oncle Sam, vont jusqu’à menacer les Français :
si vous ne réagissez pas, on porte l’affaire sur la place publique.
Une station radio du Sud de la France leur coupe l’herbe sous le
pied. Plusieurs articles évoquant l’accident sont ensuite publiés
dans la presse berlinoise. La chape de silence imposée « de très
haut » revient à dire en substance que l’on peut impunément
assassiner un sous-officier français et en être récompensé : « Paul
Schmidt », principal responsable de la mort de l’adjudant-chef
Mariotti, ainsi que huit autres membres de la Stasi recevront
une prime de 1 000 marks pour « leurs bons services opéra-
tionnels et politiques et un remarquable engagement lors de la
conduite d’une action de protection offensive contre l’activité
hostile des missions militaires de liaison occidentales »4. Ceux
ayant mis en cause la thèse de l’assassinat en seront finalement
pour leurs frais. Saisies tout de suite après la chute du Mur, les
archives du Ministerium für Staatssicherheit parleront : il s’agis-
sait bien d’une agression délibérée dont les conséquences fatales
avaient été par avance pleinement acceptées voire souhaitées
par les autorités est-allemandes.

4. Traduction d’un document de la Stasi, cité dans Patrick Manificat, op.


cit., p. 336.

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Lorsque la Mercedes conduite par l’adjudant-chef Mariotti


s’approche de la caserne « Otto-Brosowski », c’est donc pour
se jeter dans la gueule du loup. Était-ce prévisible, était-ce
évitable ? Nous l’avons vu : alors qu’il passe à proximité du
même objectif la veille, Pierre Bach est surpris par l’absence
de réaction inhabituelle des policiers locaux. Et puis le métier
a ses ficelles, ses astuces, ses trucs dont la connaissance permet
parfois, pas toujours cependant, d’avoir sur l’adversaire ces
infimes dixièmes de seconde d’avance qui vont faire la diffé-
rence. Lorsqu’un observateur de la Mission remonte en sens
inverse un convoi de véhicules soviétiques, il est par exemple
indispensable de ne pas quitter des yeux les deux hommes qui
sont en cabine du camion que l’on s’apprête à croiser. S’ils
restent impassibles, cela a toutes chances de bien se passer. Si
en revanche ils se concertent ostensiblement, alors cela sent
le roussi. Même chose si un véhicule soviétique commence à
braquer pour déboîter de la file. Dans ce jeu du chat et de la
souris, il n’y a jamais de coïncidence. Les indices d’alerte perçus
par Pierre Bach l’ont-ils été par l’équipage français ? Quelle
que soit la réponse à cette question, deux choses sont certaines.
Premier point : il est toujours facile de disserter à l’envi et de
distribuer blâmes ou satisfécits en examinant les faits tranquille-
ment assis dans son fauteuil presque trente ans après la tragédie.
Réagir instantanément dans le feu de l’action lorsque l’on est
de surcroît en état de stress est un art autrement plus difficile.
Ensuite, il est quasiment impossible d’échapper à un traque-
nard ourdi par des professionnels de l’embrouille tels que les
barbouzes de la Stasi, même avec toute l’expérience du monde.
L’expérience, justement.

L’art capricieux du renseignement

La pratique de l’espionnage est telle une maîtresse volage


qui n’accorde pas si facilement ses faveurs. Pour réussir dans ce
métier, il faut parfois prendre le temps d’amadouer la chance,

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

d’attendre la bonne fortune, de garder la tête froide jusqu’à ce


que l’occasion se présente. L’agression dont l’adjudant-chef
Mariotti a été victime nous a permis de faire la connaissance du
capitaine Staub. Un esprit brillantissime mais une personnalité
excentrique. Lorsqu’il pose ses valises au quartier Napoléon
à l’été 1981, cet officier acquiert vite la réputation d’avoir la
poisse. Il a beau effectuer sortie sur sortie, s’acharner, pester
aussi parfois, rien n’y fait, pendant plusieurs mois intermi-
nables, il n’est le témoin d’aucune activité majeure ennemie,
c’est comme si militaires soviétiques et est-allemands s’étaient
donné le mot pour l’éviter. Petit à petit, le doute s’insinue dans
son esprit, le taraude, le tourmente jusqu’à se muer en obses-
sion : les observateurs français se seraient-ils concertés pour
l’emmener systématiquement dans des zones où ils savent perti-
nemment qu’il convient de circuler parce qu’il n’y a rien à voir ?
Nous sommes un dimanche, Pierre Bach assure la perma-
nence au quartier général de la Mission à Berlin-Ouest. Mais
pas question de souffler pour autant, il y a toujours des infor-
mations à exploiter, des dossiers à compléter, des rapports à
rédiger. L’adjudant-chef sort de la pièce, emprunte le couloir,
s’arrête devant la porte blindée, tape le code. Derrière, quelques
marches à grimper pour accéder à l’étage, au saint des saints,
quelques pièces où est entreposée la mémoire du service. Pierre
Bach se met au travail. Pas pour longtemps. Il est bientôt distrait
de sa tâche par l’arrivée du capitaine Staub qui traîne sa gueule
des mauvais jours. Manifestement, quelque chose le tracasse.
Le sous-officier comprend vite et noue le dialogue avec doigté :
–  Un café, ça vous dit ?
– Allons-y.
Un ange passe, effleurant de ses ailes soyeuses un instant
d’éternité.
–  Vous n’êtes pas dans votre assiette.
–  C’est aussi évident que cela ?
–  Rien de bien nouveau sous le soleil, cela fait quelques jours
que je vous observe.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Eh bien ! pour tout dire, je commence à me demander si


je n’ai pas été mis à l’index. Je suis ici depuis plusieurs mois et
pourtant je rentre toujours bredouille…
–  Attendez, vous n’imaginez tout de même pas que vous êtes
victime d’une cabale ?
–  Je ne vous en veux pas personnellement mais je me pose
parfois des questions.
–  Mon capitaine, en matière de renseignement, deux choses
sont indispensables, du flair et de la chance. Pour l’instant,
permettez-moi de vous dire que vous n’avez ni l’un ni l’autre.
Vous avez un esprit très cartésien, peut-être trop cartésien. Il
faut parfois suivre son instinct. Et puis il y a l’expérience, par
exemple le fait de s’intéresser aux camions déposant ou ramas-
sant des jalonneurs. Ou encore de parfois faire le simple geste de
baisser la vitre afin de renifler le fond de l’air : lorsqu’un convoi
soviétique est passé quelque part, l’odeur particulière des gaz
d’échappement reste très longtemps vivace. Cela provient de
la mauvaise qualité du carburant qu’ils utilisent. Quant à la
chance, je ne peux rien pour vous mais je vous garantis en
revanche qu’elle tournera, ce n’est qu’une question de temps.
Quelques jours plus tard, le capitaine Staub tombera sur
ce que les observateurs de la Mission appellent, dans leur
jargon imagé, « du gros ». Une véritable aubaine car pour les
Soviétiques, l’époque est aux restrictions de crédits, l’essence se
fait rare.
Cela n’empêche nullement Pierre Bach de réaliser quelques
observations intéressantes, comme en ce jour où la totalité des
véhicules appartenant à la brigade de lance-roquettes multiples
lourds BM-27 encasernée à Karl-Marx-Stadt lui passe sous le
nez embarquée dans trois trains spéciaux se succédant à une
heure d’intervalle : il n’existe qu’une seule unité de ce type pour
l’ensemble du Groupe de forces soviétiques en Allemagne. Sans
doute les engins reviennent-ils d’une campagne de tir effec-
tuée dans les steppes lointaines de Russie centrale. Lorsque
les wagons défilent, des bâches flottent au vent. Pierre Bach en
profite pout noter quelques immatriculations : répétons-le, en

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

matière de renseignement, il n’y a pas de petit profit. Ce n’est


certes pas toujours aussi facile.
Nous sommes en 1983 non loin de Havelberg. Le major
Bach fait équipe avec le capitaine Bouchaud tandis qu’un
aviateur est au volant. Le soir tombe, les trois hommes tiennent
conseil de guerre. « L’occasion fait le larron », dit le proverbe. S’il
suffit d’adopter des manières de voleur pour toucher le gros lot,
qu’à cela ne tienne ! En dépit de sa prudence proverbiale, Pierre
Bach est sacrément tenté. Il le dit sans tergiverser :
–  La route n° 107 vient tout juste d’être incluse dans une
zone interdite temporaire. Il y a du franchissement dans l’air et
je suppose que les convois vont accéder au site d’exercice par la
route en question. Je propose d’y aller traîner nos guêtres !
L’officier est quant à lui plus circonspect :
–  Ce n’est pas très catholique, ce que vous nous suggérez là !
–  Mon capitaine, pénétrer dans une zone interdite tem-
poraire, c’est de la roupie de sansonnet ! Contrairement aux
zones interdites permanentes, on peut toujours prétendre que
la déclaration ne nous a pas été signifiée à temps. Et puis on
l’égratigne à peine, cette ZIT ! Alors vous savez ce que l’on dit à
la Légion : pas vu, pas pris.
–  Ouais, bon, mais sur la pointe des pieds, alors, et en
gardant les deux yeux sacrément ouverts.
–  À la bonne heure ! Sur la pointe de tout ce que vous voulez,
pourvu qu’on y aille !
Il fait maintenant nuit noire. L’équipage prend des précau-
tions extrêmes, l’infiltration a lieu tous feux éteints, le conduc-
teur utilise un système de vision nocturne à intensification de
lumière. Le danger est omniprésent. Danger de croiser une
patrouille soviétique en zone interdite : c’est le clash diploma-
tique assuré. Danger aussi de se retrouver nez à nez avec la
Trabant pétaradante d’un civil est-allemand qui, surpris par
l’apparition brusque d’un véhicule occidental dans le faisceau
de ses phares, en perdrait sûrement les pédales. Or, la carros-
serie de ce chef-d’œuvre tout droit sorti des usines automobiles
communistes est faite d’un plastique résistant très mal à une

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

rencontre du troisième type avec une lourde Mercedes occi-


dentale, ce qui augure mal de la vie du conducteur en cas de
collision. La propagande marxiste en ferait ses choux gras, affi-
chant sur cinq colonnes à la une des titres du genre : « les espions
capitalistes n’hésitent pas à tuer pour parvenir à leurs coupables
fins ! » Danger d’être aveuglé pour finir. Car les systèmes de
vision nocturne sont de première génération, incapables de
filtrer un brusque éclat de lumière tel que l’arrivée d’un véhicule
pleins phares dans leurs champs de vision. Bien au contraire :
ce brusque éclat, ils l’amplifient aussi, provoquant de ce fait
un aveuglement temporaire du conducteur. Il faut apprendre à
biaiser, à détourner le regard à la moindre alerte tout en restant
sur la trajectoire délimitée par la chaussée. Un véritable numéro
d’équilibriste. Bref, la tension est à son comble, l’échec n’est pas
une option.
À force de fouiner, l’équipage ne tarde pas à dénicher
une grange où le véhicule de la MMFL disparaît comme par
enchantement derrière quelques ballots de paille habilement
disposés. Puis la routine reprend le dessus, le stress en plus.
De longues heures éreintantes passées à guetter le moindre
bruit pouvant signifier qu’une patrouille de la Volkspolizei rôde
dans le coin après avoir constaté la présence de traces de pneus
suspectes. Un peu plus loin que la grange en continuant sur le
chemin perpendiculaire à la route n° 107, une grosse charrue
à pneus, typique de la RDA, a été oubliée là pour la nuit, voire
plus si affinités. L’imagination aidant, la fatigue aussi, la faible
clarté nocturne transforme parfois sa silhouette en dinosaure
mécanique des temps modernes. La nuit est bien avancée
lorsque survient une première alerte. Sur la chaussée, passant à
environ 300 mètres, un véhicule a ralenti puis s’est engagé sur
le chemin. La Volkspolizei ? Une patrouille soviétique ? Le com-
portement du conducteur est pourtant bizarre : ses roues ayant
à peine commencé à effleurer la gadoue du sentier, il coupe ses
phares. Ouf, ce n’est qu’un civil ! Il n’empêche. Si lui aussi est
intéressé par la grange, la situation risque de devenir délicate.
Si en revanche il passe devant sans s’arrêter, c’est gagné. C’est

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ce qu’il fait, le bougre. Qu’est-ce qui motive sa virée nocturne ?


La présence de la charrue. Il immobilise à proximité immédiate
son break Warburg tractant une remorque et descend, imité en
cela par un acolyte. À l’aide d’outils, le duo de monte-en-l’air à
la petite semaine se met en devoir de démonter les deux roues
sur lesquelles repose l’engin agricole. Un bien maigre butin
prestement balancé sur la remorque, à la suite de quoi le couple
de larrons s’esquive sans demander son reste. Pierre Bach
s’abstient d’intervenir même si ce n’est pas l’envie qui lui en
manque. Presque trente ans plus tard, il confiera avoir difficile-
ment résisté à la tentation de braquer un projecteur sur les deux
fouineurs nocturnes avant de hurler : « Attention ! Ne bougez
plus ! Police ! » Quelle crise de rire cela aurait été ! Mais revenons
à nos moutons.
Les premières lueurs du jour apparaissent bientôt. Le but
étant d’assurer la surveillance de la route n° 107, l’équipage
prend le risque de rapprocher le véhicule. Repéré auparavant,
un boqueteau situé à une cinquantaine de mètres en retrait de
la chaussée est élevé au rang et à la dignité de planque. Une
planque bien rabougrie en vérité mais une planque tout de
même. N’oublions pas que nous sommes en zone interdite
et que le moindre faux-pas se verrait immédiatement sanc-
tionné par un incident diplomatique en bonne et due forme.
Encore un peu de patience. C’est alors que l’audace de l’équi-
page est récompensée au-delà de tout espoir. Sur le bitume
défile l’ensemble des véhicules du bataillon de missiles sol-sol
SS-21 appartenant à la 21e division de fusiliers motorisée de la
garde encasernée à Perleberg. C’est une première alors qu’on le
sait, ces engins à capacité nucléaire sont présents en République
démocratique allemande depuis 1981. Deux ans à jouer les
Arlésiennes, à échapper aux regards pourtant acérés des obser-
vateurs de trois Missions, à jouer à cache-cache avec la crème
des officiers de renseignement occidentaux. Du flair et de la
chance, donc, deux qualités auxquelles il convient d’ajouter de
l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Car il en faut pour oser pénétrer dans les bunkers dont


Soviétiques et Est-allemands ont parsemé la pays afin de s’offrir
à peu de frais des abris censés leur assurer une protection
adéquate contre la pluie de bombes occidentales qui ne man-
querait pas de tomber dru dans les premiers jours d’un hypo-
thétique conflit. De l’audace et du sang-froid tant il est parfois
difficile de déterminer si ces monuments de béton armé enterrés
sont occupés ou non. Ils présentent le plus souvent toutes les
apparences de monstres endormis que la vie a désertés. Des
apparences cependant trompeuses : gare à l’équipe d’entretien
très furtive car s’offrant une pause exagérément prolongée ! Ou
à la sentinelle qui se cache dans l’ombre afin de piquer discrète-
ment un roupillon réparateur, son réveil brusque peut réserver
quelques surprises. Généralement, un bunker est creusé au
centre d’une zone de desserrement affectée à une unité spéci-
fique, là où les blindés embossés dans des positions de protec-
tion préparées viendront attendre le signal leur ordonnant de se
ruer à l’assaut de l’Europe occidentale.
En vadrouille dans la région de Neustrelitz, Pierre Bach se
retrouve un jour face à ce dilemme : s’abstenir ou au contraire
oser s’enfoncer dans les entrailles de béton et d’acier avec
l’espoir de dénicher un document ou plus simplement de
dresser le plan qui permettra de mettre à jour un dossier
d’objectif stocké dans l’armoire ad-hoc au cas où. C’est finale-
ment l’audace qui l’emporte. Un premier pas sur la rampe qui
s’enfonce sous terre, aucune réaction, aucun bruit ne filtre. Puis
soudain, sans crier gare, la porte s’ouvre en grinçant et, tel un
diable surgissant de sa boîte apparaît une sentinelle armée de
son inséparable Kalachnikov. L’instant de vérité, la confronta-
tion directe avec l’ennemi héréditaire. Le palpitant réagit immé-
diatement, faisant des bonds de sardine brusquement extraite
de son élément naturel. Il accélère, monte en régime, bat des
records de fréquence tandis que des flots d’adrénaline inondent
les veines, liquéfiant littéralement les muscles. Sans demander
son reste, Pierre Bach tourne précipitamment les talons dans
l’instant même où la sentinelle pointe son fusil d’assaut. Plus

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

que quelques fractions de secondes avant que l’index n’appuie


sur la détente, que la rafale vengeresse ne crépite. Plus tard,
l’ex-major confiera : « On ne pouvait jamais prévoir comment
les sentinelles allaient réagir et le problème, c’est qu’elles étaient
toujours armées. Je me suis fait tirer dessus plusieurs fois.
Lorsque vous voyez les balles traçantes qui passent au-dessus
de votre tête, vous êtes certain qu’il ne s’agit pas de cartouches
à blanc ! »5. Autres temps, mêmes mœurs. C’est cette fois-ci une
équipe composée de l’adjudant-chef Bruzzo ainsi que de l’adju-
dant-chef Bosch qui tente la même aventure. Tout de suite après
être entrés, ils débouchent dans ce qui ressemble fort à une salle
d’instruction ou de briefing dont les murs sont recouverts de
panneaux. Dans un coin, un mannequin en tenue. Diable, il
est criant de vérité, cet empaillé ! Soudain saisi d’un doute, l’un
des deux sous-officiers s’approche et pince ce qu’il croit être
un ersatz caoutchouté de peau humaine. Surprise : l’épiderme
est bien réel et le Soviétique réagit en faisant la grimace. Il est
à proprement parler tétanisé. Sans attendre que la sentinelle
réalise ce qui lui arrive, les deux hommes tournent prestement
casaque et détalent à toute allure ! Redevenons sérieux pour
plonger de plain-pied dans le monde de l’espionnage, du vrai,
de l’authentique, peuplé de personnages fantomatiques vivant
en permanence sur le fil du rasoir.

Pour les espions, le facteur ne sonne qu’une fois

Boite aux lettres morte : « emplacement discret (creux


d’un arbre, arrière du réservoir d’eau de WC, etc.) où sont
déposés des messages ou des objets à l’intention d’un agent qui
viendra en prendre livraison (…) Les messages sont souvent
déposés emballés dans un petit conteneur (par exemple : tube

5.  Interview de l’auteur.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

d’aspirine) »6. Il n’a certainement pas échappé à la sagacité du


lecteur que l’un des privilèges concédés aux équipages de la
MMFL consiste à pouvoir circuler librement sur la – presque
– totalité du territoire de la République « démocratique » alle-
mande. Un privilège exorbitant qui n’allait pas tarder à faire
saliver les opérationnels du Service de documentation exté-
rieure et de contre-espionnage (SDECE) puis de la Direction
générale de la sécurité extérieure (DGSE).
Une matinée comme tant d’autres. C’est l’effervescence :
Pierre Bach se prépare à partir traquer les convois soviétiques
en terre communiste. Il y a mille et une choses à faire, mille et
un détails à régler. Il faut prendre connaissance des derniers
rapports afin d’orienter la chasse, préparer le matériel, vérifier le
fonctionnement des appareils photos, bref, toutes ces tâches qui
peuvent paraître accessoires mais dont l’accomplissement n’en
est pas moins indispensable. En passe de taper sur le clavier de
la porte blindée ce sésame ouvrant l’accès au premier étage, le
sous-officier est intercepté par un secrétaire :
–  Mon adjudant-chef, le boss vous demande !
–  O.K., j’y vais de ce pas.
Les salamalecs d’usage prestement expédiés, Pierre Bach
remarque que l’officier semble préoccupé. Il triture un objet,
le tourne et le retourne machinalement en tous sens, pensif. Vu
de loin, cela ressemble à un de ces étuis métalliques circulaires
contenant une bobine de film tout en ayant les dimensions
d’une boîte de camembert. Puis, comme s’il prenait brusque-
ment sa décision, le colonel tend l’accessoire à son subordonné :
–  Ouvrez-le, je veux savoir ce qu’il y a dedans !
–  Qu’est-ce que c’est ?
–  Quelque chose que l’on m’a demandé de passer à l’Est
pour le planquer dans un endroit où quelqu’un viendra le
rechercher.
–  Quelqu’un ?

6.  Jacques Baud, Encyclopédie du renseignement et des services secrets,


Éditions Charles-Lavauzelle, 1998, p. 63-64.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Immédiatement, Pierre Bach se mord les lèvres. Quand on


est un vieux de la vieille blanchi sous le harnais, on est censé
savoir qu’il n’est pas indispensable de poser certaines questions.
Le patron est fort heureusement d’excellente humeur et se
contente de gratifier son subordonné d’un sourire narquois. Il
se montre cependant intransigeant sur un point : secret-défense
ou pas, il ne peut se permettre d’envoyer ses hommes dans la
gueule du loup en acceptant la responsabilité d’acheminer tout
et n’importe quoi. Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour
imaginer le sort qui serait réservé à un équipage dans le véhicule
duquel « on » trouverait une boîte renfermant un pistolet ou de
l’explosif… Certes, les voitures des Missions américaine, bri-
tannique et française sont censées ne pas être fouillées mais
cette règle souffre parfois de retentissantes exceptions. Tel est
le cas en ce jour du 30 mai 1988 au cours duquel la Mercedes
G française portant le numéro 34 est littéralement mise à sac
par une unité composite formée d’une part d’opérationnels
appartenant à l’Hauptabteilung VIII (subdivision de la Stasi
chargée de la surveillance des activités propres aux Missions
occidentales) et d’autre part de membres des Forces spéciales
du GFSA, les fameux Spetsnaz. Cette escarmouche permet
aux barbouzes est-allemandes de dresser une liste des maté-
riels saisis, laquelle liste, accompagnée de photos, ira enrichir
les dossiers du Ministerium für Staatssicherheit. Document et
clichés seront rendus publics en 2011 lorsque Mark Prüfer, un
auteur allemand, publiera son ouvrage Auf Spionage Tour puis
la même année à l’occasion de l’exposition organisée sous le
titre Les Missions militaires alliées de liaison occidentales et la Stasi
par la branche berlinoise du musée de la Guerre froide. Mais
revenons à nos moutons.
Pierre Bach se procure un cutter et s’attelle à la tâche délicate
entre toutes consistant à ouvrir la boîte. Heureusement, le ruban
adhésif qui la scelle hermétiquement n’est pas de ce type à
usage unique très fragile dit « de sûreté » conçu pour se déchirer
irrémédiablement à la première ouverture justement afin de
signaler par ce biais que le secret a été éventé. C’est un scotch

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

d’usage courant, il sera donc facile de remettre le tout en l’état


sans que quiconque ne puisse suspecter quoi que ce soit. Tel un
scalpel, la lame tranche irrémédiablement dans le vif, révélant
un contenu somme toute banal : quelques milliers de marks est-
allemands ainsi qu’une enveloppe cachetée :
–  Dois-je aussi l’ouvrir, mon colonel ?
–  Non, ce ne sera pas nécessaire. Vous allez refermer la boîte
et vous charger de la dissimuler quelque part en Allemagne
de l’Est dans un secteur que je vous préciserai ultérieurement.
Choisissez un endroit accessible que l’on puisse retrouver faci-
lement même de nuit. Au retour, vous rédigerez un court texte
le décrivant aussi fidèlement que possible, du genre : à trente
mètres du carrefour, au pied de tel arbre ou de tel panneau,
enfin vous voyez le topo. Joignez-y un croquis détaillé. N’oubliez
surtout pas de relever soigneusement la position et de l’indi-
quer. Vous me remettrez personnellement votre pensum sans
en parler à quiconque. Si vous pouvez l’éviter, ne mettez pas
au courant les autres membres de l’équipage. Avant de partir,
assurez-vous de l’étanchéité de la boîte : il se peut qu’il s’écoule
plusieurs mois avant qu’elle ne soit récupérée par le destinataire.
Pas la peine d’essayer de me tirer les vers du nez : je ne sais pas
qui c’est…
–  Oh, mon colonel ! Loin de moi l’intention de vous le
demander !
–  Ah bon ?
Tandis que le fantôme des services dits « secrets » plane
furtivement dans la pièce tel un ange qui passe, un sourire
narquois illumine à nouveau les traits de l’officier. Cette fois-ci,
une nuance de complicité en tempère cependant l’acidité. Nul
besoin d’ajouter quoi que ce soit : les deux hommes sont sur la
même longueur d’onde… Lors de son second séjour en terre
est-allemande, Pierre Bach dissimule ainsi à quatre ou cinq
reprises divers « camemberts » dans des boîtes aux lettres mortes
à des emplacements soigneusement choisis. Parfois, sa partici-
pation aux activités de « la Crèmerie » prend une tournure plus
banale.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Les troupes du général Hiver ont envahi la région de Halle,


il gèle à pierre fendre et un vent vicieux souffle en rafales. Le
ciel déverse des tombereaux de neige dont l’humidité imprègne
les vêtements, renforçant d’autant l’impression de froid. Par
souci de discrétion, la silhouette furtive doit cependant patien-
ter encore quelques heures. La nuit, tous les chats sont gris et
les espions itou. L’individu aux gestes mesurés est vêtu d’une
parka couleur passe-muraille et, pour plus de précautions, a
pris soin de dissimuler son visage en rabattant le capuchon. À
l’heure dite, l’homme n’est plus qu’une ombre qui franchit la
vingtaine de mètres le séparant d’une boîte aux lettres est-alle-
mande. Au même moment, une porte claque, une bouffée d’air
chaud s’échappe par l’embrasure, un habitant du cru s’extirpe
à regret d’une maison toute proche. Que faire ? La plus grande
discrétion est de mise et cet olibrius aux habitudes nocturnes
semble vouloir jouer le rôle du chien fou dans ce jeu de quilles
clandestin. S’enfuir ? Une attitude louche qui serait la pire des
solutions. En Allemagne de l’Est, toute déviance par rapport à la
norme comportementale admise, même la plus infime, est émi-
nemment suspecte. Alors Pierre Bach achève le geste esquissé,
glisse dans la fente la missive qui lui brûle les doigts, fait volte-
face, lance un tonitruant « Bonsoir ! » en s’efforçant d’imiter
l’accent local puis s’esquive sans demander son reste. Quelques
jours plus tard, un « honorable correspondant » reçoit la lettre
dont les mots codifiés soigneusement sélectionnés délivrent le
message attendu. Et surtout, le papier de l’enveloppe ne porte
pas le cachet des services postaux ouest-allemands dont la seule
présence aurait été suffisante pour signaler le destinataire à
l’attention des contre-espions de la Stasi…

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CHAPITRE 5

LA FORCE D’ACTION RAPIDE, UN


ENFANTEMENT DANS LA DOULEUR

A vril 1984, Pierre Bach achève sa quatrième année de


présence dans le cadre de son second séjour à la Mission
militaire française de liaison. Malgré l’intérêt que suscite ce
travail hors du commun, une certaine lassitude commence à
se faire sentir. Et puis l’assassinat de l’adjudant-chef Mariotti
a laissé dans les esprits certaines traces qui ne s’effaceront
pas de sitôt. Bref, il est temps de plier bagages pour retrouver
ailleurs l’opportunité de souffler un peu. Ailleurs, oui, mais
où exactement, et surtout pour y tenir quelles fonctions ? La
cohérence voudrait qu’un séjour réussi à la MMFL soit suivi
d’une mutation au Centre de renseignement avancé (CRA) sis
à Baden-Baden, verdoyante ville thermale allemande située à
quelques encablures de la frontière française. Pourquoi ? Tout
bonnement parce cet organisme est en charge de l’exploitation
des informations fournies par la Mission. Ayant acquis sur le
terrain une formidable connaissance de l’ennemi du moment,
Pierre Bach est le candidat idéal, il a du reste fait savoir sans
ambages qu’il briguait un tel mandat. Pour une fois soucieuse
de rentabiliser au mieux l’expérience acquise, l’administration
centrale paraît avoir avalisé ce choix. Les jeux sont faits ou peu
s’en faut. Pas si vite… Le croire serait méconnaître les voies de
ladite administration centrale qui, telles celles du Seigneur, sont
souvent impénétrables. Car un mois plus tard, rien ne va plus.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Le major est intercepté par une secrétaire qui l’interpelle en ces


termes :
–  Il y a un colonel de Baden qui vous demande au téléphone !
Pierre Bach a un pressentiment, il comprend immédiate-
ment que l’officier supérieur n’est autre que le commandant
du Centre de renseignement avancé. Tout cela ne présage rien
de bon. La voix du colonel rendue nasillarde par la mauvaise
qualité de la liaison téléphonique entre dans le vif du sujet sans
autre forme de procès :
–  Qu’est-ce que vous lui avez fait, au colonel Lensch de la
DPMAT ?
Un acronyme redouté par une foultitude de militaires.
Derrière ces cinq lettres se cache le bureau parisien qui fait
la pluie et le beau temps en matière de mutations, à savoir la
Direction du personnel militaire de l’armée de terre. Vous êtes
en disgrâce auprès des pontes omnipotents qui y sévissent ?
Horreur, malheur ! Vous avez toutes les chances d’être exilé dans
un quelconque régiment de pousse-cailloux claquemuré en son
cantonnement lépreux dans un coin de l’Hexagone oublié de
Dieu et des hommes. Vous êtes au contraire dans leurs petits
papiers ? Alors à vous le soleil de Papeete, les appartements
gratuits de la République fédérale d’Allemagne ou les affecta-
tions prestigieuses génératrices d’indemnités « compensatrices »
généreusement attribuées dans un formidable élan de libéra-
lité par la République reconnaissante. Pierre Bach, lui, ignore
encore à quelle sauce il va être assaisonné. Le dialogue s’engage :
–  Qui c’est, ce colonel Lensch ?
–  Je reviens de Paris, je me suis accroché avec lui. Il ne veut
absolument pas que vous rejoigniez le 2e corps d’armée1 et encore
moins le CRA. Il est allé jusqu’à menacer de démissionner s’il
n’obtenait pas satisfaction. Il vous affecte à Maisons-Laffitte !
–  C’est quoi, ça ?
–  C’est là-bas que va s’implanter l’état-major de la Force
d’action rapide.

1.  Forces françaises en Allemagne.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Je suis désolé, mon colonel, je ne sais pas pourquoi le


colonel Lensch m’en veut à ce point. Je puis vous assurer que je
n’y suis pour rien.
– Tans pis. Je vais vous regretter mais ce n’est sûrement que
partie remise. Bonne chance à la FAR !
–  Merci. Mes respects, mon colonel !
Ainsi soit-il.

Intervention à la française

1er juin 1976. Le Président de la République monte à la tribune


devant une docte assemblée, celle réunissant dans l’enceinte de
l’École militaire les auditeurs de l’Institut des hautes études de
Défense nationale. Le premier personnage de l’État prend son
temps, il sait que les déclarations qu’il se prépare à faire vont pro-
voquer beaucoup d’émoi dans le Landerneau des gaullistes purs
et durs attachés à la doctrine prêchant la sanctuarisation du terri-
toire national. Il se lance enfin et suggère que la France pourrait
participer à la « bataille de l’avant en Allemagne dans le cadre
de la stratégie de ses alliés »2. La bataille de l’avant : l’expression
est lâchée. Il faudra cependant un peu de temps pour que l’idée
fasse son chemin et soit concrétisée. Quelques années passent
donc et c’est là que les états-majors de l’OTAN s’émeuvent
de ce qu’ils ressentent comme une menace émergente, celle
représentée par les Groupes de manœuvre opératifs (GMO)3
soviétiques. De quoi s’agit-il ? D’unités de raid puissantes et très

2.  Charles Hargrove, « Valéry Giscard d’Estaing », Politique étrangère, n° 1,


1986.
3.  La doctrine militaire soviétique distinguait trois niveaux de combat, soit
de bas en haut : tactique, opératif et stratégique. Un Groupe de manœuvre
opératif était généralement du volume d’un corps d’armée, comprenant par
exemple une division blindée, des moyens d’appui et de soutien (artillerie
surface-surface, artillerie surface-air, génie, défense contre les armes NBC),
le tout renforcé d’un régiment de chars d’armée (environ 150 chars à lui
seul), véritable « poing blindé ».

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

mobiles capables de prendre à revers les troupes amies en profi-


tant d’une rupture du front. But : saisir des objectifs stratégiques
ou disloquer le dispositif militaire de l’Alliance en ravageant
ses lignes arrière. Défense de l’avant, GMO : il faut des troupes
aux effectifs conséquents capables d’avaler les kilomètres par
centaines afin d’aller au plus vite colmater la frontière interalle-
mande ou boucher les trous béants pratiqués en rase campagne
par des masses de chars arborant l’étoile rouge. C’est pourquoi,
en 1983, la France invente un nouvel outil militaire censé jouer
les pompiers de service pour éteindre ces incendies stratégiques
là où ils se déclarent, c’est la Force d’action rapide (FAR) forte
de 47 000 hommes. Ses prérogatives comportent un second
volet, à savoir reprendre à son compte les opérations extérieures
menées par l’armée de terre française en Afrique ou ailleurs. Pour
parvenir à aligner les effectifs nécessaires, le ministère déshabille
Pierre pour habiller Paul. Ainsi, lorsque la 4e division aéromobile
est créée en juillet 1985 pour rattachement à la FAR, les hélicop-
tères dont elle est dotée sont soustraits aux moyens appartenant à
la 1re armée ! La doctrine d’emploi propre à la grande formation
d’intervention privilégie la rapidité d’action. Dotée de véhicules à
roues, la 6e division légère blindée, une des grandes unités ratta-
chées à la FAR, y gagne un surnom qui acquiert rapidement droit
de cité dans les popotes : « la division 800 kilomètres par jour »,
expression signifiant qu’elle est capable de courir sus à l’ennemi
par ses propres moyens au rythme de cette distance ahurissante
en seulement 24 heures. On verra qu’en 1987, l’exercice majeur
« Moineau hardi » obligera les képis à mettre un peu d’eau dans le
vin de leurs prétentions. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Comme il se doit en pareil cas, Pierre Bach est, à la fin du mois
de mai 1984, admis à effectuer une visite de courtoisie destinée
à faire connaissance avec sa nouvelle garnison. Lorsqu’il pose
le pied en Île-de-France, c’est pour découvrir un cantonnement
sens dessus dessous. Auparavant occupé par le 58e régiment
de transmissions entretemps prié d’aller transmettre du côté
de Laon, le quartier est en travaux. Maçons, plâtriers et autres
électriciens tiennent le haut du pavé, ils se hâtent de parachever

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

la besogne afin que les militaires puissent prendre possession de


locaux flambant neuf. Sur le plan organisationnel, l’état-major
est scindé en deux composantes reflétant sa mission bicéphale
puisqu’une section « Europe » voisine avec une section « outre-
mer » ; Pierre Bach est affecté au bureau « renseignement » de la
section « Europe ». Le nouveau venu a tout juste posé ses valises
le 1er août qu’il est convoqué toutes affaires cessantes dans le
bureau d’un officier supérieur. Le képi lui tient ce langage :
–  Êtes-vous prêt à partir dans les 72 heures ?
–  Attendez ! Je ne suis là que depuis quelques jours, laissez-
moi le temps de me retourner !
– Vous êtes militaire et on a besoin de vous. Vous parlez
anglais ?
– Oui.
–  L’Afrique, cela vous tente ? Suite à l’opération Manta4,
on a besoin d’envoyer en Libye une équipe qui sera chargée de
surveiller le retrait des forces engagées au Tchad. J’ai pensé à
vous…
–  Non, l’Afrique ne me tente pas du tout ! Je ne connais pas
et je n’ai pas envie de connaître. Proposez-moi de m’envoyer à
Moscou, pas de problème, je saute dessus à pieds joints. Mais
l’Afrique ne m’intéresse absolument pas !
–  Bien, nous verrons. Vous pouvez disposer !
En sortant du bureau, Pierre Bach a le sentiment que l’offi-
cier n’a pas dit son dernier mot, alors il se met en devoir de
rechercher quelqu’un qui accepterait de le remplacer au cas
où. Une tâche nullement insurmontable : les séjours outre-mer
génèrent des indemnités confortables et les volontaires sont
légion. Enthousiaste, un collègue saute sur l’occasion. Las !
L’équipe de vérificateurs prévue pour sévir pendant plusieurs
mois ne reste finalement sur place que trois semaines durant
lesquelles les Libyens s’acharnent à la balader tout en évitant de
lui montrer quoi que ce soit en rapport avec sa mission… À plu-
sieurs reprises, Pierre Bach sera pressenti pour aller traîner ses

4.  Intervention française au Tchad en 1983-1984.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

guêtres en Afrique mais s’y refusera toujours, estimant qu’on se


limite à y faire du « renseignement de bistrot » en traînant dans
les estaminets pour recueillir des ragots colportés par une foule
bigarrée de soûlards ou de soudards à la petite semaine.
La première tâche qui échoit au major consiste à mettre sur
pied un poste de commandement léger aérotransportable apte
à être projeté sur le théâtre européen en cas d’invasion sovié-
tique. Plus facile à dire qu’à faire. Car si la mission prioritaire
attribuée à la Force d’action rapide concerne effectivement une
déflagration prenant pour cadre le Vieux Continent, l’état-major
n’en est pas moins aux mains d’une troïka mêlant légionnaires,
parachutistes et soldats des troupes de marine habitués à rai-
sonner en termes d’opérations outre-mer. L’époque n’est pas
si ancienne où l’intervention d’une compagnie de durs à cuire
légèrement armée suffisait à ramener le calme dans une répu-
blique bananière d’Afrique, et ces gens-là en ont conservé la
mentalité. Rares sont ceux qui se sentent en revanche concer-
nés par la menace que l’armée Rouge fait peser sur l’Europe
occidentale. Combien de fois Pierre Bach entendra lors des
exercices un officier supérieur lui tenir en substance le discours
suivant : « Écoutez, major, vous êtes bien gentil mais vous
nous emmerdez avec vos divisions soviétiques. Nous sommes
habitués à faire notre guerre à nous ». À coup de lance-pierres,
de machettes, d’arcs et d’arbalètes, serait-on presque tenté
d’ajouter…
Répétons-le : rares sont les officiers qui apprécient l’ampleur
de la menace à sa juste valeur. Le colonel Avon, un chasseur
alpin tenant les fonctions de patron opérationnel « Europe » et
n’ayant pas le képi trop gondolé par la fréquentation des sables
chauds parfumant le légionnaire, est un de ceux-là. Initialement,
Pierre Bach se voit affecter deux Véhicules légers de reconnais-
sance et d’appui (VLRA) en guise de poste de commandement,
des engins vieillissants dont la 9e division d’infanterie de marine
cherche à se débarrasser. Jusqu’à ce que l’officier supérieur ne
susurre d’une voix mielleuse aux oreilles tendues avec réticence

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

par les huiles de l’état-major une objection dérangeante parce


que péremptoire :
–  C’est très bien, votre truc, mais puisque nous sommes
censés intervenir en Europe, il faudrait que nous puissions
continuer à fonctionner même en cas d’utilisation d’armes
nucléaires, biologiques ou chimiques par les forces du pacte de
Varsovie !
Cela, seul le blindage peut le permettre. Il faut donc se
résoudre à préparer deux Véhicules de l’avant blindés (VAB)
à partir desquels le général Gilbert Forray, premier patron de
la Force d’action rapide, doit pouvoir mener sa guerre en cas
d’urgence. Les deux VAB sont censés abriter une cellule « ren-
seignement » pour l’un et une conception du plan de bataille
(« manœuvre ») pour le second. D’autres cellules spécialisées se
contentent de toiles de tentes igloo gonflables, quitte à trouver
momentanément refuge dans les VAB en cas d’alerte nucléaire,
biologique ou chimique. Tout cela, c’est la théorie. Reste à
passer à la pratique, c’est-à-dire pourvoir à l’aménagement des
blindés après s’être procuré le matériel indispensable. Il revient
à Pierre Bach de s’atteler à cette tâche ô combien exaltante !

Un poste de commandement de bric et de broc

Premier problème : les VAB disposés cul-à-cul, il s’agit de


trouver le dispositif ingénieux qui permettra de couvrir la
jointure entre les deux engins afin d’éviter que la pluie ne vienne
refroidir les ardeurs de ces messieurs appartenant à l’état-major.
Direction l’Établissement régional du matériel (ERM) sis à
Versailles :
–  Il me faudrait un élément qui fasse 2,50 à 2,70 mètres.
Est-ce que vous pourriez me fabriquer non pas une armature
complète mais des barres extensibles ? J’ai également besoin
d’une toile de tente qui couvre tout cela…
Résoudre ce genre de difficultés devient pour un temps
le quotidien de Pierre Bach. Il y faut de la diplomatie, de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

l’ingéniosité, de l’obstination aussi pour partir à l’assaut des


moulins administratifs dont les pales tournent rigoureusement
et très réglementairement dans le sens prescrit par le firmament
de la soldatesque étoilée. Malheur à qui voudrait avancer vent
debout ! Souvent, les complications surgissent là où on ne les
attend pas. C’est ainsi que par un beau jour d’automne, Pierre
Bach perçoit un Véhicule léger de reconnaissance et d’appui
avec l’ordre comminatoire de l’aménager afin qu’il puisse servir
à rassasier les estomacs criant famine. Car même léger, le poste
de commandement n’en réunit pas moins de 80 bouches à
nourrir ! Après moult réflexion, on s’aperçoit que l’engin, rapi-
dement surnommé « VLRA frites », doit être appareillé avec du
matériel spécifique acquis dans le secteur civil. Pourquoi ? Parce
qu’il est impératif qu’à la cuisson des aliments au gaz puisse se
substituer une cuisson brûlant de l’essence. Du fait des phéno-
mènes de dépressurisation en altitude, un avion de transport
militaire ne peut pas prétendre embarquer des bonbonnes de
gaz… Il fallait y penser !
La mobilité des cellules est assurée par des jeeps à bout de
souffle dont la rouille ronge les éléments de carrosserie. Pour ne
rien arranger, leurs aménagements les transforment en véhicules
surchargés que n’auraient pas reniés les membres du Special Air
Service ayant guerroyé en Libye contre l’Afrika Korps sous la
férule de David Stirling pendant la Seconde Guerre mondiale.
Qu’on en juge. Les véhicules sont tout d’abord hérissés d’armes :
deux fusils-mitrailleurs AA-52, l’un pointant vers l’avant en
place passager et l’autre vers l’arrière. Ils emportent aussi deux
filets de camouflage, trois jerrycans ainsi que les impédimenta
de la cellule tandis que les systèmes de transmission achèvent
d’alourdir l’ensemble. Finalement, les stratèges s’aperçoivent
avec stupeur qu’il faut tout de même sept avions de transport
Transall pour prétendre acheminer l’ensemble du poste de
commandement pourtant qualifié de « léger » !
Car pour commencer, chacun des deux VAB pesant
13,5 tonnes monopolise un aéronef à lui tout seul, le Transall est
en effet limité à seize tonnes de charge utile. Et encore : le blindé

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

doit être positionné au centimètre près afin de ne pas perturber


l’équilibre de l’appareil. Si l’on se limite à ne considérer que
l’aspect poids, emporter un VLRA permet d’ajouter trois jeeps
dans la soute. Tout se gâte dès lors que l’on se mêle de répartir
harmonieusement la charge. Diverses évaluations sont menées
afin de résoudre la quadrature du cercle, on va jusqu’à expéri-
menter un système permettant d’empiler les jeeps les unes sur
les autres ! Mais cette solution bâtarde est rapidement écartée
car elle interdit aux véhicules de sortir rapidement lors d’un
poser d’assaut. Et puis à chaque VLRA est attelée une remorque
d’une tonne qu’il faut faire embarquer d’abord. Les jeeps sont
elles aussi munies de remorques. Dans ces conditions, charger
un Transall devient une opération très compliquée. De manière
générale, il est indispensable de faire embarquer les attelages à
reculons afin de pouvoir débarquer rapidement. Dans le fond
de la soute du Transall trône une remorque avec une jeep calée
à côté. Après, le VLRA recule et on accroche la remorque. Il y
a ensuite une autre jeep puis une dernière jeep perchée sur la
rampe. On relève enfin la rampe avec la jeep dessus. Grandeur
et décadence des ambitions militaires françaises en matière de
projection… C’est peu de dire que, du côté d’Orléans-Bricy,
base aérienne où sont censés embarquer les véhicules de la
FAR, les discussions entre fantassins et aviateurs sont parfois
très, très animées.
Réunir le matériel, l’adapter puis valider la solution adoptée
est un exploit de tous les instants. Un groupe électrogène
se révèle indispensable. Comment faire, où l’acheter ? Les
solutions les plus simples se révélant souvent les meilleures,
Pierre Bach saisit un annuaire téléphonique et en feuillette
les pages jaunes jusqu’à tomber sur la rubrique ad-hoc. Chez
le vendeur, le major repère rapidement un modèle qui ferait
l’affaire, un engin capable de débiter 4 à 5 kilowatts affiché
au prix de 10 000 francs hors taxe5. Il faut y ajouter les câbles
électriques indispensables, de ce modèle muni d’un revêtement

5.  1 500 euros.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

caoutchouté expressément conçu pour résister aux dures condi-


tions que l’on rencontre sur un chantier où les camions roulent
volontiers dessus. Au moment de passer à la caisse se pose la
question du transport :
–  Mais attendez… Votre groupe, il pèse combien ?
–  Une bonne centaine de kilos !
–  Comment je vais faire pour le déplacer ?
–  Eh bien ! il existe une brouette spécifique, une espèce de
châssis à roulettes.
–  À quel prix ?
–  On peut en discuter. Voyons… Vous me prenez le groupe et
les câbles, il y en a au total pour environ 15 000 francs6. Allez, je
suis beau joueur, je vous offre le châssis ! Comment vous payez ?
À ces mots, le major sort un carnet de bons d’achat, des
formulaires que le boutiquier doit compléter puis adresser à
l’administration pour se faire rembourser avec un délai se chif-
frant parfois en semaines, voire en mois. L’atmosphère devient
subitement beaucoup moins enjouée.
–  Qu’est-ce qui vous gêne ? De toute manière, vous serez
payé. Et très rapidement, en plus.
Cela ne prendra qu’une quinzaine. Quelques jours plus tard,
problème : le groupe électrogène affiche fièrement une couleur
rouge vif, ce qui, on en conviendra, ne favorise pas cette dis-
crétion de bon aloi que les militaires affectionnent lorsqu’ils
savent que des yeux ennemis scrutent le moindre bosquet à leur
recherche. La solution ? Le repeindre en kaki. Sauf qu’agir ainsi
annule automatiquement la garantie. Ce qui fait que pendant un
an, le PC léger Centre-Europe de la FAR trimbalera un groupe
en livrée criarde que Pierre Bach s’acharnera à dissimuler
sous une toile de camouflage. Jusqu’au jour où cette toile sera,
comment dire, « empruntée »…
Les cinq derniers mois de l’année 1984 sont ainsi monopo-
lisés par la mise en place des moyens nécessaires à la projec-
tion d’un poste de commandement. En 1985 vient le moment

6.  Environ 2 300 euros.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

de prouver que ce dur labeur a porté ses fruits, que la Force


d’action rapide est désormais opérationnelle. Un exercice est
organisé qui consiste en particulier à projeter le PC léger sur
l’aérodrome de Chaumont. À l’heure dite, les sept Transall
réglementaires attendent sagement alignés sur le tarmac à
Orléans-Bricy. Quelques délais sont mis à profit pour entraî-
ner les hommes à monter et à démonter rapidement les tentes,
équipements et systèmes de commandement. Mais le problème,
c’est qu’il n’y a que très peu de soldats pour ce faire, seuls les
conducteurs des véhicules sont disponibles, le gros des troupes
devant rallier ultérieurement avec les éléments constitutifs du
PC lourd. Une seule solution : menés à la baguette par le major
Pierre Bach, une flopée de colonels et de lieutenants-colonels
renforcée par une poignée de commandants, tous des officiers
supérieurs, sont contraints de se retrousser les manches ! Cela
ne va pas sans mal. Monter chaque tente nécessite dix paires
de bras, pas une de plus, pas une de moins. Se retrouvant sur la
touche, certains colonels ne peuvent s’empêcher d’y mettre leur
grain de sel. Tant et si bien que l’adjoint au général commandant
la FAR, lui-même un képi orné d’un firmament d’étoiles, se voit
contraint d’intervenir :
–  Mais foutez la paix au major, laissez-le bosser !
La démonstration se devant d’être probante, de frapper les
esprits, la 4e division aéromobile de création récente est priée
de se joindre à la grand-messe donnée sur l’aérodrome de
Chaumont en rejouant Apocalypse Now tous moyens réunis,
mais Wagner et les haut-parleurs en moins. Quatre régiments
d’hélicoptères en l’air ! Les sept Transall décollent en temps
voulu puis passent immédiatement en mode « vol tactique »,
c’est-à-dire qu’ils évoluent à une centaine de mètres d’altitude
seulement en suivant au plus près les courbes du relief. Pour les
personnels convoyés en soute, cela s’apparente à une magis-
trale séance de montagnes russes ; y résister nécessite d’avoir
l’estomac bien accroché. Certains adorent, d’autres, la grande
majorité, n’apprécient pas vraiment, les « sacs à vomir » régle-
mentaires commencent à circuler de main en main. Pour corser

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

le tout, voilà que les autorités auxquelles le show est destiné sont
en retard, obligeant les Transall à faire des ronds en l’air pour
tuer le temps. Une prolongation qui dure tout de même une
heure et quart. À l’intérieur de la carlingue, il est des visages qui
virent au verdâtre…
Heureusement, tout a une fin, même les pires cauchemars.
Les aviateurs réussissent un poser d’assaut de toute beauté, les
troupes ne se font pas prier pour aller se dégourdir les jambes et,
en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le poste de com-
mandement léger de la Force d’action rapide est prêt à fonction-
ner. Puis 240 hélicoptères tous projecteurs allumés surgissent
de l’horizon et foncent à la pleine puissance de leurs turbines
vers la foule des officiels ébahis par une telle démonstration de
force. Pierre Bach, lui, est sceptique. Il se rapproche du colonel
Gomart, son chef de cellule « renseignement », et ouvre le feu :
– Vous imaginez si l’on faisait cela en temps de conflit…
En dix minutes voire moins, les unités de guerre électronique
adverses nous auraient repérés ! Moins de cinq minutes après,
on aurait droit à un pilonnage d’artillerie en règle ! Ça ne tient
pas la route…
Le major prêche un converti. Quelques années aupara-
vant avec le grade de lieutenant-colonel, l’officier supérieur a
commandé le prestigieux 13e régiment de dragons parachu-
tistes. Le péril soviétique, il connaît. Il sait aussi que la discipline
est la force principale des armées, aussi se contente-t-il de rétor-
quer cependant sans enthousiasme excessif :
–  Oui, mais c’est l’idée du chef !
Un chef qui, évidence incontournable, a toujours raison
puisqu’il est le chef. Sauf qu’en l’occurrence, la suite des événe-
ments allait se charger de lui opposer un démenti cinglant. Car
si les Soviétiques sont fort heureusement restés claquemurés
en leurs casernes, les unités de guerre électronique françaises
ont quant à elles été invitées à la fête, comme cela, pour se faire
la main, histoire d’espionner ce show hollywoodien et de voir
ce qui va en sortir. Eh bien ! il ne leur faut pas très longtemps
pour étouffer dans l’œuf les rodomontades de l’état-major :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

trois minutes après le lever de rideau, les artilleurs, fort heu-


reusement alliés, se déclarent en mesure d’envoyer une bordée
d’obus décapiter la Force d’action rapide… Les leçons seront
vite tirées : désormais, foin de projection bucolique, les postes
de commandement seront noyés en zone urbaine, installés dans
des gymnases par exemple. Ce coup de semonce initie une
évolution des mentalités vers un peu plus de réalisme en ce qui
concerne la prise en compte des capacités propres à l’ennemi
soviétique. Évolution certes, mais d’une lenteur souvent
désespérante.

Les grandes manœuvres

Nom de code : Marceau. Thème du Kriegspiel : fermer hermé-


tiquement les frontières françaises afin de barrer la route à une
tentative d’invasion en provenance de l’Est. Un exercice franco-
français régulièrement organisé tous les deux ans ; les alliés n’y
sont pas conviés et pour cause puisque les hostilités s’achèvent
immanquablement par le tir d’une bordée de missiles nucléaires
préstratégiques Pluton dont les ogives sont censées vitrifier leur
territoire, ce que les Allemands ainsi que les Belges, entre autres,
n’apprécient que modérément… Là encore, l’appréciation des
capacités prêtées à l’ennemi confine au ridicule.
Pensif, Pierre Bach contemple la carte. Punaisée sur un
panneau de contreplaqué, elle est constellée de signes cabalis-
tiques tracés au crayon gras que seuls les initiés savent interpré-
ter. Ces schémas normalisés figurent les unités, amies lorsque
la couleur est bleue, ennemies lorsqu’un rouge vif agresse
l’œil. Qui est accoutumé au travail d’état-major peut, d’un seul
regard, saisir la situation militaire du moment, savoir où courent
les lignes de contact, où sont les points faibles du dispositif
ennemi ou encore trouver matière à spéculer sur ses intentions.
Dans un coin du papier plastifié, un figuratif matérialise la 9e
division d’infanterie de marine (9e DIMa). Mollement appuyés

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par l’armée de l’air, les marsouins7 bataillent sur le Rhin afin


d’empêcher une division blindée soviétique de s’enfoncer pro-
fondément en territoire français. Un rapport de forces totale-
ment disproportionné : les quelques engins légers à roues Sagaie
que possède la 9e DIMa sont opposés à 330 chars de bataille
made in faucille et marteau. L’issue ne semble faire aucun
doute, le coq gaulois va faire Camerone avant d’être balayé par
un tsunami d’acier. En toute logique, c’est comme cela que ça
devrait se passer. En toute logique… Car dans une tentative
désespérée de renverser le cours de l’histoire, la cellule spéciali-
sée de l’état-major envoie à l’adresse des aviateurs une demande
d’appui-feu. Les cocardes françaises sont cependant écartelées
entre de nombreuses requêtes analogues et ne peuvent déléguer
qu’une maigre patrouille de quatre avions, des Jaguar d’attaque
au sol armés de deux canons et emportant au mieux quatre
tonnes de bombes chacun. C’est peu mais tout de même mieux
que rien. Pierre Bach attend le compte-rendu de la mission
pour remettre la carte à jour en fonction des pertes subies par
l’ennemi. Tout en ne se faisant aucune illusion : ce ne sont pas
ces quelques piqûres d’épingle qui enrayeront l’offensive de la
division blindée soviétique. Au mieux, quelques chars vont être
réduits à l’état d’épaves, au pire, les Jaguar vont être balayés du
ciel en deux coups de cuillère à pot sans même avoir eu le temps
de larguer leurs bombes.
Un transmetteur fait irruption et tend un message : « Un
régiment de chars détruit, un avion a été légèrement endom-
magé et a regagné sa base ». Cocorico ! Avec la complicité active
des gonfleurs d’hélice qui n’en peuvent mais, la troïka légion/
para/colo a encore frappé ! Pierre Bach, lui, est atterré. À qui
voudrait-on faire croire que quatre Jaguar peuvent détruire
près d’une centaine de chars en effectuant une, au maximum
deux passes ? Depuis quand l’ennemi est-il assez fou pour se
promener docilement à portée de canon en file indienne afin

7.  Dans le jargon militaire, un « marsouin » est un soldat de l’infanterie de


marine.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

d’offrir aux avions français une cible idéale ? Qui est assez
stupide pour prétendre implicitement qu’aucun missile antiaé-
rien soviétique, pourtant distribués jusqu’aux plus bas échelons
de manière pléthorique, n’a réussi à descendre le moindre
Jaguar ? Ce serait risible si cela n’était pas si grave. À en croire
les messages triomphants qui parviendront à l’état-major, il ne
faudra que deux heures aux vaillants combattants gaulois armés
de leurs pétoires dérisoires pour rayer de la carte le reliquat de
cette pauvre division blindée rouge ayant eu l’audace d’avoir
affiché son intention de violer le sanctuaire français. Ces fla-
grantes distorsions de la réalité provoqueront au fil des exercices
Marceau une démotivation des officiers et sous-officiers appar-
tenant à la cellule « renseignement ». Démotivation d’autant plus
forte que cette maladie dont le principal symptôme se manifeste
par une sous-estimation chronique des capacités de l’ennemi
est hautement contagieuse. Tous n’en mouraient pas mais tous
étaient atteints, jusque et y compris les plus grands chefs.
Premier général commandant la Force d’action rapide, Gilbert
Forray est ce que l’on appelle communément une pointure.
Il n’est encore qu’un lieutenant âgé de 24 ans lorsqu’en août
1954 il est amené à prendre le commandement du commando
32 opérant au Nord-Vietnam. Il finira sa carrière appelé aux
fonctions de chef d’état-major de l’armée de terre. Considéré
comme un visionnaire, c’est lui qui lance le slogan « la division
800 kilomètres par jour » pour caractériser la 6e division légère
blindée. Une pointure, donc, mais aussi un physique. Il domine
littéralement ses interlocuteurs du haut de ses deux mètres et les
écrase par sa masse. C’est un homme accoutumé à ne pas s’en
laisser compter, rares sont ceux qui osent lui tenir tête.
25 juin 1857, Napoléon III honore de sa présence les plaines
de l’Est. Le gouvernement a décidé de créer non loin de Châlons
« un camp militaire destiné à l’instruction et aux manœuvres des
troupes dans nos contrées »8. Or, l’empereur tient à inspecter

8. Texte posté par Marc Terraillon, http ://pages14-18.mesdiscussions.net,


17 décembre 2004, accédé le 4 décembre 2010.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

lui-même l’avancement des travaux. Sur les 12 000 hectares


préemptés, il décide d’édifier huit fermes impériales. L’une de
ces exploitations modèles, la ferme de Cuperly, a depuis acquis
une certaine notoriété auprès de générations de soldats ayant
pataugé dans la boue du camp de Mourmelon. C’est là que
vient s’installer ponctuellement l’état-major de la Force d’action
rapide lorsque d’aventure un Kriegspiel amène le poste de com-
mandement à s’aérer. Pour cette fois, la FAR bataille de concert
avec deux divisions blindées françaises, celles de Châlons-en-
Champagne et de Besançon, même si tout cela reste très fictif,
les troupes n’étant pas physiquement présentes sur le terrain.
Au PC de la FAR, la manœuvre fournit l’occasion d’évaluer la
formule dite « deux fois douze heures » dans le cadre de laquelle
deux bordées assurent à tour de rôle la direction des opérations,
la première de jour entre 6 et 18 heures, la seconde de nuit entre
18 et 6 heures. Pierre Bach, lui, fait partie de la bordée diurne
qui vient généralement aux nouvelles dès 5 h 30 du matin avant
de « prendre le manche » une demi-heure plus tard.
Six heures précises. Les consignes sont passées, l’équipe
de jour est au complet, la bascule a lieu. Aussitôt, Pierre Bach
s’attèle à la tâche. Premier réflexe : mettre la carte à jour. C’est
que l’ennemi bouge vite et le quart commence sur les chapeaux
de roues par l’arrivée subite d’une liasse de messages qu’il
importe d’exploiter sans tarder. L’adversaire a-t-il progressé ?
Ses détachements de reconnaissance se sont-ils profondément
enfoncés dans le dispositif ami ? Où sont ces unités soviétiques
gardées en réserve et qui menacent de passer à l’offensive ?
Le boulot de la cellule « renseignement » consiste précisé-
ment à répondre aussi rapidement et aussi précisément que
possible à toutes ces questions, le succès des armes françaises
en dépend. Pierre Bach est tout entier absorbé par sa tâche, il
remarque à peine que le poste de commandement, une ruche
habituellement bourdonnante d’activité, est subitement devenu
bien silencieux. Lorsque le major se retourne, c’est pour voir
une envolée de colonels disparaître furtivement derrière les
panneaux auxquels sont punaisés cartes et tableaux. Pourquoi

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

une telle hâte à jouer les filles de l’air ? Pierre Bach ne comprend
pas immédiatement la raison de ce remue-ménage. C’est alors
que débarque le général Forray avec sa gueule des mauvais
jours. Trop tard pour prendre la poudre d’escampette, d’autant
plus que l’officier aux épaulettes constellées d’étoiles fonce avec
la célérité d’un chasse-neige dans la poudreuse fraîche vers la
seule personne qui ait eu l’audace de demeurer à son poste. Le
major s’interrompt, se présente réglementairement. La haute
stature le toise et l’apostrophe :
–  Alors, on en est où, là ?
–  Mon général, voici l’évolution de la situation au cours des
huit dernières heures. Une division blindée soviétique équipée
de chars T-80, le plus moderne, nous arrive par le travers. Elle
est suivie à deux heures par un régiment de chars d’armée.
C’est ce type de dispositif qui est habituellement mis en place
par l’ennemi lorsqu’il s’agit de percer les lignes de contact. Le
fait que nos flancs soient visés signifie certainement qu’une
manœuvre d’encerclement de nos forces se prépare.
La situation est grave. Aux 330 T-80 de la division blindée
s’ajoutent, quelques dizaines de kilomètres en arrière, les
150 chars du régiment autonome dont la puissance de feu
équivaut à celle d’une division blindée française. Mais cela, le
général l’ignore. Considérant d’un œil torve les figuratifs artisti-
quement disposés sur le carroyage, il rétorque avec agressivité :
–  Mais pourquoi vous m’emmerdez avec vos régiments ? Je
commande un corps d’armée, moi !
Sur ce, il tourne les talons et disparaît d’un pas rageur. À
peine a-t-il quitté la pièce que les colonels fuyards font une
prudente réapparition. C’est alors une volée de quolibets qui
s’abat sur Pierre Bach :
–  Il vous a bien eu !
–  Quel savon il vous a passé !
Dans ce concert de moqueries, seule la voix d’un officier
artilleur, un vieux de la vieille blanchi sous le harnais, s’inscrit
en faux :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

– Vous êtes une belle bande de faux jetons ! Vous avez laissé
le major se débrouiller tout seul avec le chef et maintenant, vous
la ramenez ! Pas un seul d’entre vous n’est intervenu.
–  Ce n’était pas de notre ressort…
Pierre Bach, lui, se moque bien des lazzis et des quolibets.
Ce qui le gêne en revanche, c’est qu’il pressent que le général,
ignorant tout des structures de l’ennemi soviétique, ne réalise
pas vraiment l’ampleur de la menace. Non loin de là, à l’exté-
rieur, le colonel Gomart respire une goulée d’air frais avant
d’aller se coucher après une nuit blanche, il appartient à la
bordée nocturne. L’affaire est d’importance, le major l’aborde :
–  Mon colonel, j’ai un problème.
L’officier supérieur connaît son major Bach sur le bout des
ongles. Il sait que l’homme ne le solliciterait pas pour rien.
–  De quoi s’agit-il ?
–  Une offensive soviétique nous menace. J’ai exposé la situa-
tion au général mais il était en pétard. Je pense qu’il n’a pas
véritablement saisi de quoi il est question.
–  C’est curieux…
–  Si vous voulez mon sentiment, le chef ne s’est pas rendu
compte de ce qui lui tombe dessus. Une division blindée au
grand complet suivie d’un régiment de chars d’armée à deux
heures, il y a de quoi s’inquiéter. Et elle est à moins de cent kilo-
mètres de notre dispositif !
–  Ne bougez pas, je m’en occupe. Vous continuez comme si
de rien n’était. Du reste, rien ne s’est passé.
Une demi-heure plus tard, le général Forray est de retour
accompagné du colonel Gomart :
–  Mon général, le major est particulièrement qualifié en
matière d’ennemi conventionnel et il va vous expliquer ce que
représente une division blindée ainsi qu’un régiment de chars
d’armée soviétique. Allez-y, major…
–  Mon général, il s’agit d’une division blindée de catégorie
A, c’est-à-dire à effectifs complets. Elle arrive d’Ukraine…
Pierre Bach développe ses arguments, cite des chiffres de
mémoire, précise sa pensée, met les choses au point. À mesure

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qu’il parle, les traits du général Forray se figent puis blêmissent.


Au laïus du major succède un silence de mort, pour un peu,
on entendrait les mouches vrombir. Pendant un long moment
d’éternité, l’officier étoilé garde le regard fixé sur la carte. D’un
bloc, il se retourne enfin vers le colonel Gomart puis éructe :
–  Nom de dieu ! Je suis obligé de revoir toute ma manœuvre !
Ce n’est pas une mince affaire car une division blindée
française a besoin d’une douzaine d’heures s’il s’agit de faire
pivoter son dispositif de 90°. Un quart de siècle plus tard, Pierre
Bach conserve de l’algarade un souvenir précis : « C’est là que
j’ai compris que nos chefs se souciaient comme d’une guigne
de l’adversaire qui nous faisait face. Pour eux, il n’était qu’un
empêcheur de manœuvrer en rond. On estimait par exemple
qu’un seul hélicoptère antichar Gazelle armé de missiles Hot
pouvait détruire dix blindés avant d’être lui-même abattu.
C’était oublier que l’ennemi avait des missiles antiaériens légers
jusqu’à l’échelon section d’infanterie. Nombreux ont été les
colonels à avoir été surpris lorsque je leur ai dit cela »9. À propos
de missiles antiaériens légers…
C’est en 1974 que débute en France le développement
du missile sol-air très courte portée (SATCP) qui allait être
livré aux forces armées à partir de 1989 sous la dénomination
de Mistral. Guidé par un autodirecteur se verrouillant sur la
chaleur dégagée par les moteurs de l’avion visé, l’engin léger
nécessite deux hommes ainsi qu’un poste de tir pour être mis
en batterie. Son introduction dans les unités est comme il se
doit précédée d’une tournée des popotes au cours de laquelle le
système d’arme fait l’objet d’une présentation aux états-majors
concernés. Parmi eux, celui de la Force d’action rapide ; Pierre
Bach est bien entendu convié au spectacle. Pourtant, lorsqu’il a
vent de la chose, il ne peut s’empêcher de tiquer. C’est que le
missile est encore à des années-lumière de pouvoir être consi-
déré comme opérationnel. Mais alors, comment se fait-il qu’un
exemplaire du précieux engin soit d’ores et déjà entre les mains

9.  Interview réalisée par l’auteur.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

des artilleurs ? Il y a anguille sous roche… Arrivée à l’heure dite,


l’équipe de démonstration commence à déballer son matériel
avec, en guise de star américaine, le… Mais le quoi, au juste ?
Car ce que l’opérateur exhibe a une allure étrange qui ressemble
à tout sauf à un SATCP made in France. Et pour cause : foin de
Mistral, il s’agit d’un missile antiaérien léger Stinger tout droit
sorti des usines d’armement de l’Oncle Sam ! Après cette petite
réception, il est prévu que les spécialistes accompagnés de leur
précieux chargement s’envolent séance tenante à destination
du Tchad où l’arrivée du missile est attendue avec impatience.
C’est que le sieur Kadhafi est un voisin remuant… Avant même
que la démonstration ne débute, un artilleur harangue la foule
des képis qui n’a d’yeux que pour lui :
–  Attention, ceci est top-secret. L’armée française n’a jamais
utilisé, n’utilise pas et n’utilisera jamais de Stinger. Je répète
pour que cela soit bien clair : nous n’avons pas de Stinger. Vous
m’avez bien compris ?
–  Cinq sur cinq !
Les trois coups sont frappés, le rideau se lève. À l’horizon
apparaît un hélicoptère Alouette II pour l’occasion promis au
rang et à l’appellation de cible aérienne. Fictive, bien entendu.
Pierre Bach, lui, est déjà loin. Il médite sur cette habitude désor-
mais bien ancrée dans les armées hexagonales qui consiste à
acheter ailleurs les matériels qui font défaut lorsque les généraux
s’aperçoivent, ô stupeur, qu’ils se sont obstinés une fois de plus
à préparer la dernière guerre. Cela rappelle l’épisode fâcheux
de l’arrivée des troupes françaises au Liban. Nous sommes
en 1978 et les régiments d’infanterie sont encore équipés du
vénérable fusil semi-automatique MAS 49/56 incapable de
tirer en rafale, une arme qui côtoie l’antique pistolet-mitrailleur
MAT 49 ayant fait les beaux jours du conflit indochinois. Les
premiers exemplaires du fusil d’assaut FAMAS, surnommé
« le clairon » à cause de sa silhouette très particulière, ne seront
commandés que l’année suivante. Mais le temps presse : on
craint que les formations françaises rattachées à la Force intéri-
maire des Nations unies au Liban ne soient plus fréquemment

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

visées par les factions participant au conflit pour la simple et


bonne raison qu’elles sont dotées d’armes légères notoirement
inadaptées. Alors la République sort son carnet de chèques
et commande en urgence un lot de fusils d’assaut modernes
SG 540 auprès de la société suisse Schweizerische Industrie
Gesellschaft. À titre de lot de consolation, c’est Manurhin,
une entreprise alsacienne, qui se charge de les produire sous
licence… Pourtant, Pierre Bach se souvient avoir entraperçu
lors d’un passage à Saumur, La Mecque de l’arme blindée
cavalerie française, un prototype de fusil d’assaut relativement
ancien, le MAS 60. C’était un fusil-mitrailleur allégé accusant
tout de même sept à huit kilos sur la balance. Lourde, l’arme
était également encombrante et avait surtout le défaut d’utiliser
la cartouche de 7,5 mm trop puissante pour être tirée en rafale
à la hanche. Il n’en reste pas moins que cette arme quoiqu’im-
parfaite constitue la preuve indubitable que c’est bel et bien
une erreur de jugement qui a conduit les stratèges français à
proroger jusqu’en 1979 l’anachronisme consistant à équiper le
binôme d’infanterie avec le MAS 49/56 apparié au MAT 49. Le
légendaire AK-47 Kalachnikov, lui, est entré en service dans les
forces armées communistes dès 1949. Trente ans de retard sur
les Soviétiques, qui dit mieux ?

« Moineau hardi », des centaines de kilomètres


pour les blindés

La météo fait grise mine sur la plaine alsacienne mais la pluie


n’empêche en aucune manière le déroulement de la cérémonie
militaire. C’est que pour Illkirch-Graffenstaden, une ville située
au sud de l’agglomération strasbourgeoise, ce 10 décembre
2010 est une journée historique au vrai sens du terme. Le 291e
bataillon de chasseurs inaugure ses quartiers : c’est la première
fois depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale qu’une
unité allemande est encasernée sur le territoire français. Pour
l’occasion, les deux ministres en charge des armées ont fait

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le déplacement. Lors de son allocution, Alain Juppé souligne


combien cette installation symbolise « la coopération de Défense
qui est plus que jamais au cœur des relations entre nos deux
pays »10, une coopération qui bénéficie d’une impulsion décisive
en février 1986. Les 27 et 28 du mois, Helmut Kohl, le chan-
celier allemand, ainsi que François Mitterrand, le président
de la République française, se rencontrent. Le 47e sommet
bilatéral accouche d’une déclaration dans laquelle les deux
hommes d’État, « ayant procédé à un large tour d’horizon des
problèmes concernant la France et la République fédérale en
matière de sécurité et de défense », se mettent d’accord « pour
promouvoir toutes les mesures qui peuvent contribuer (…)
à resserrer les liens déjà étroits qui, dans ce domaine, réu-
nissent les deux pays ». Au rang de ces mesures, « la poursuite
des études relatives au meilleur emploi des Forces françaises
en Allemagne, et notamment de la Force d’action rapide. Des
manœuvres communes appropriées viendront concrétiser cet
accord dès 86-87 ». Un communiqué tenant lieu d’acte de nais-
sance d’un gigantesque exercice binational baptisé « Moineau
hardi » ou, en langue allemande, Kecker Spatz. Qu’on en juge :
75 000 hommes, dont 20 000 Français, se préparent à guerroyer
tous moyens réunis de part et d’autre du Danube entre Ulm
et Munich. Si le 2e corps d’armée allemand est sur place, cer-
taines unités de la Force d’action rapide vont en revanche être
contraintes de parcourir plus d’un millier de kilomètres en deux
jours. Une distance qui constitue le nœud gordien de l’affaire
car pour les stratèges parisiens, la « manip »11 permettra avant
tout de prouver qu’hélicoptères, fantassins et blindés légers ont
acquis cette capacité de projection tant vantée urbi et orbi.
Dès la déclaration d’intention proclamée par le couple Kohl-
Mitterrand, les militaires se retroussent les manches, le travail ne

10.  « Un bataillon allemand de la BFA installé en France, une première


depuis 1945 », AFP, 10 décembre 2010.
11.  Abrégé argotique de « manipulation » signifiant « manœuvre » dans le
jargon militaire.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

manque pas. Parlant parfaitement la langue de Goethe, Pierre


Bach est mis à contribution afin d’assurer la traduction des
messages que s’envoient réciproquement le quartier général du
2e corps allemand d’une part et celui de la Force d’action rapide
d’autre part. Dates retenues pour le déroulement de « Moineau
hardi » : 17 au 24 septembre 1987.
Des bâtiments désertés ouverts à tous les vents, çà et là
des conduites crevées étalant complaisamment leurs entrailles
tandis qu’entre les plaques de béton disjointes poussent des
touffes d’herbe grasse. Un vrai décor à la Mad Max. Je n’y prête
aucune attention même si, jeune brigadier-chef12, je me suis
plutôt engagé au 13e régiment de dragons parachutistes avec
l’espoir de fréquenter des destinations paradisiaques nichées
sous le soleil exactement. Nous sommes à la fin des sept longs
mois d’une formation initiale qui s’achève en plein cœur de l’été.
Mais aux examens s’est ajoutée une corvée, la participation du
1er escadron au défilé du 14 Juillet sur les Champs-Élysées. À
Dieuze, le quartier est relativement exigu, la place y manque
pour s’entraîner à respecter rigoureusement le pas cadencé
en rangs par douze. Il a fallu trouver un terrain de manœuvre
idoine, le choix s’est porté sur la base aérienne de Grostenquin.
Enfin, base aérienne, si l’on veut. Nous sommes en 1979 et
l’endroit n’abrite plus le moindre chasseur-bombardier depuis
1964, année au cours de laquelle les Starfighter13 canadiens sta-
tionnés ici dans le cadre de l’OTAN ont déménagé vers d’autres
cieux. Mais l’immense piste d’envol est restée. Un terrain idéal
pour l’entraînement à l’ordre serré. Le long ruban de bitume
ne sert plus qu’à ça du reste, ou peu s’en faut. Parfois, il res-
suscite quelques heures durant pour accueillir un convoi en
transit faisant là une courte halte avant de reprendre sa transhu-
mance. Comme ces véhicules qui, en ce début d’après-midi de
septembre 1987, acheminent l’état-major de la Force d’action

12.  Grade équivalent à caporal-chef dans l’arme blindée cavalerie.


13.  La base aérienne a tout à tour abrité des F-86 Sabre, des CF-100 Canuck
puis des CF-104 Starfighter.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

rapide vers de trépidantes aventures allemandes. Les trois coups


de Kecker Spatz ont été frappés, les acteurs entrent en scène.
Départ 22 h 30, Pierre Bach est à bord de son véhicule custo-
misé « renseignement ». Le timing est minuté à la seconde près : il
s’agit d’arriver en vue de la frontière franco-allemande à minuit
pile, heure à laquelle les unités françaises de circulation routière
passeront le flambeau à la prévôté allemande. L’organisation
teutonne donne toute sa mesure. Le déplacement de plusieurs
convois est planifié « en perroquet » : pendant qu’une file de
véhicules effectue sur un parking repéré à l’avance une pause
d’une durée très précisément déterminée, une autre file de
véhicules monopolise l’axe routier. C’est une mécanique bien
huilée qui fonctionne sans à-coup. Lors d’une halte, contraire-
ment à une habitude ancrée dans les esprits militaires français,
pas question de se soulager la vessie n’importe où ; des toilettes
ont été prévues sur certains parkings seulement. De même, les
Allemands ont refusé de voir les Français effectuer le plein des
véhicules à tous les arrêts ; chez Helmut Kohl, on ne remplit les
réservoirs que dans une caserne équipée d’une aire dédiée où
opèrent, à côté du camion-citerne, des pompiers en combinai-
son ignifugée, lance à incendie et gros extincteurs à portée de
main. Tout est à l’avenant.
Arrivés à destination, les membres de l’état-major ont
la surprise de constater que, fidèles à leurs habitudes, les
Allemands ont tout, mais alors absolument tout prévu dans les
moindres détails. Il ne reste qu’à brancher les systèmes radio et
autres terminaux informatiques, à basculer les commutateurs en
mode fonctionnement et… que la lumière soit ! La totalité des
véhicules est enfermée sous d’immenses hangars, seul le général
commandant la Force d’action rapide conserve sa voiture
de fonction à disposition. Les autres officiers, qu’ils soient
généraux ou supérieurs, se voient contraints de déambuler
pedibus cum jambis : une véritable révolution culturelle ! Et pas
question de brandir les épaulettes pour forcer le passe-droit car
les hangars sont gardés par des sentinelles doigts sur les détentes
et munitions réelles dans les chargeurs.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Les Français, c’est de notoriété publique, attachent


beaucoup d’importance à la pause-déjeuner. Les Allemands
beaucoup moins. D’où certains bouchons dans les cantines…
La Bundeswehr est par ailleurs une armée masculine tandis que
les forces françaises ont entamé leur féminisation, le planning
d’utilisation des douches doit être aménagé en conséquence.
Le thème de manœuvre, lui, surprend Pierre Bach : pour une
fois, le scénario tient véritablement compte des capacités com-
battives dont est censé faire preuve l’ennemi soviétique. Enfin,
comparativement au nombre de kilomètres parcourus, les acci-
dents sont relativement rares. La catastrophe est cependant
évitée de justesse. Un hélicoptère de transport lourd allemand
CH-53 ayant embarqué une section de chasseurs alpins français
heurte une ligne électrique à haute tension. Plus de peur que de
mal : le pilote réussit un atterrissage d’urgence.
La gigantesque manœuvre une fois achevée vient le temps
du retour à la caserne puis du débriefing auquel Pierre Bach
est admis à assister. Une invitation particulièrement intéres-
sante puisqu’en l’occurrence organisateurs de l’événement, les
Allemands ont convié au raout tous les attachés de Défense
étrangers en poste sur le territoire de la République fédérale
jusque et y compris ceux arborant les uniformes du pacte de
Varsovie. Le clou de la présentation est un enregistrement
vidéo à la gloire du show exécuté par les hélicoptères de la 4e
division aéromobile de Nancy (encore un !). Dans l’amphi, les
képis étoilés français bombent le torse. Avant le coup d’envoi de
« Moineau hardi », le général Henri Préaud n’avait pas manqué
d’accorder une interview où il avait placé la barre très haut,
soulignant que « ses » 222 machines engagées dans l’exercice
étaient capables de se déplacer à 250 km/h au ras des pâque-
rettes en silence radio pour délivrer instantanément 400 missiles
antichars, chacun d’entre eux étant suffisamment puissant
pour pulvériser un blindé à une portée de 4 000 mètres. C’est
cette thèse-là que la séquence vidéo s’efforce de démontrer.
La dernière image s’est à peine évanouie sur l’écran géant que

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

l’attaché de Défense bulgare, le plus ancien de ceux délégués


par les pays de l’Est, prend la parole péremptoirement et tonne :
–  Foutaises ! Dans la réalité, tout cela aurait été balayé du ciel
en quelques minutes !
Ses propos jettent un froid. L’officier communiste s’expri-
mant dans la langue de Goethe, les militaires allemands sont les
premiers à éprouver les affres d’une angoisse sans fond. Puis,
avec un temps de retard pour cause de traduction, les Français
comprennent enfin. Une fois de plus, les stratèges gavés au
suc des fadaises que l’on débite à longueur de temps dans les
prestigieux locaux de l’École de guerre ont manœuvré comme
si la menace antiaérienne n’avait été qu’une vue de l’esprit.
Ils ont fait un show alors que ce dont il était question était de
faire la guerre. Pas de quoi pavoiser… D’autres enseignements
tirés de l’exercice tempèrent l’optimisme consubstantiel aux
envolées lyriques de circonstance. Certes, les hélicoptères de
la 4e division aéromobile ont été au rendez-vous après avoir
franchi quelques centaines de kilomètres par leurs propres
moyens. Mais à quel prix : les stocks de pièces détachées prévus
pour trois ans ont été consommés en quelques jours, idem en ce
qui concerne le potentiel d’heures de vol. La 6e division légère
blindée, la fameuse « division 800 kilomètres par jour », a fait
passer des nuits blanches aux logisticiens. Nombre de chars
légers AMX-10RC appartenant au 1er régiment de spahis ainsi
qu’au 1er régiment étranger de cavalerie ont été semés le long
de la route tels les cailloux blancs du Petit Poucet. Il a même
fallu remonter jusqu’à l’état-major de l’armée de terre afin de
requérir des liaisons spéciales par avion dans le but d’achemi-
ner sur place des groupes motopropulseurs de remplacement
surnuméraires. En passant dans un village, Pierre Bach a eu
l’occasion d’apercevoir quelques AMX-10RC en panne sim-
plement poussés dans les rues adjacentes afin de dégager l’iti-
néraire ! Sans doute l’asphalte des autoroutes avait-il par trop
taxé des moteurs et suspensions ayant déjà souffert sur les pistes
africaines…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Raid express à Berlin-Est

Pierre Bach est resté en contact officieux avec certains


cadres de la Mission militaire française de liaison. Au cours
d’une conversation à bâtons rompus avec l’un d’entre eux, il
apprend incidemment que le prochain défilé du 1er mai à Berlin
va être riche en nouveautés. Cette information d’apparence
banale ravive en lui l’instinct du chasseur. Il faut qu’il y soit, il
ne peut en être autrement. Sans perdre un instant, il formule la
demande par écrit et la transmet à qui de droit. En tant que pré-
sident des sous-officiers pour l’état-major de la Force d’action
rapide, Pierre Bach est appelé à fréquenter régulièrement cette
institution qu’est le « grand rapport » dans l’establishment mili-
taire français. L’événement réunit périodiquement les chefs
de service en présence du général commandant la FAR s’il est
disponible ou du général chef d’état-major à défaut. Pierre Bach
saisit cette opportunité pour s’enquérir de la suite que le com-
mandement entend donner à sa requête :
–  J’ai appris par un canal personnel que de nouveaux maté-
riels allaient être présentés lors du prochain défilé du 1er mai à
Berlin-Est. J’ai sollicité l’autorisation de m’y rendre. Savez-vous
ce qu’il en est advenu ?
Croyant bien faire, un quarteron de colonels saisit la balle au
bond :
–  Nous aussi, on aimerait bien y aller, à Berlin !
Ce jour, le grand rapport est présidé par le général Bertin,
chef d’état-major. Il se voit dans l’obligation de calmer le jeu :
–  La question n’est pas mûre. On va y réfléchir.
À la fin de la réunion, le général se rapproche de Pierre Bach
et lui glisse à l’oreille :
–  Major, restez là ! J’ai quelques questions à vous poser !
– …
–  C’est quoi, cette histoire de défilé ?
– Voilà : l’armée populaire est-allemande organise tous les
ans le 1er mai un défilé militaire et civil au cours duquel sont pré-
sentés les nouveaux armements qui viennent tout juste d’entrer

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

en service. Or, vous n’ignorez pas que j’ai servi à Potsdam ainsi
qu’en Hongrie…
–  Je crois avoir compris. En fait, vous souhaiteriez un ordre
de mission pour aller voir sur place de quoi il retourne ?
–  C’est exactement cela, mon général !
–  O.K., j’en parle au chef.
Le général de corps d’armée Lardry, un légionnaire qui a
remplacé le général Forray, donne rapidement son feu vert
relayé par le général Bertin en ces termes :
–  Major, c’est O.K. pour Berlin. Mais le chef veut que vous
rameniez de la documentation.
–  Ce n’est pas un problème, mon général. Je ramènerai une
cassette vidéo du défilé avec des séquences montrant les princi-
pales personnalités présentes ainsi que les nouveaux matériels.
–  Bien. Voyez avec le secrétariat pour les modalités pratiques,
j’ai donné des instructions pour que l’on vous prépare votre
ordre de mission, je viens de signer la note de service. Ah, une
dernière chose : tenez-moi au courant !
–  Je n’y manquerai pas, mon général !
Dans le train militaire français de Berlin que les habitués
connaissent mieux sous son acronyme TMFB, Pierre Bach
retrouve quelques camarades, en particulier deux d’entre eux
avec lesquels il tient conseil de guerre. Puisque l’on est entre
gens de bonne famille, autant s’organiser pour couvrir l’intégra-
lité du défilé sans se marcher sur les pieds. Obtenir une cassette
vidéo de l’événement ne pose aucun problème : la télévision
d’État est-allemande est omniprésente et le bureau « renseigne-
ment » français sis dans la mégalopole délègue une équipe qui
fournit systématiquement un enregistrement aux invités. Pas
question pour autant de se la couler douce. L’envoyé spécial de
Maisons-Laffitte mitraille à tout va avec l’appareil photo dont
il a pris soin de se munir. Les clichés seront développés sur-le-
champ dans les locaux de la MMFL. Tout à son affaire, Pierre
Bach n’en reste pas moins attentif à son environnement, vieille
habitude d’un espion conscient de sa sûreté rapprochée. Ce
faisant, il est le témoin privilégié d’un amusant manège.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Lentement, presque furtivement, un groupe de Britanniques


se rapproche des nouveaux chars est-allemands, des T-72 munis
d’un viseur laser dernier cri situé sur le dessus de la tourelle.
Tandis que les hommes portent tous des appareils munis d’ob-
jectifs à focales courtes, les femmes sont quant à elles munies
de systèmes équivalents mais à focales longues, de ce genre
de focale utilisée par les naturalistes pour photographier des
oiseaux à très grande distance. Quelque chose ne va pas. À quoi
donc des focales longues peuvent-elles en l’occurrence servir
alors qu’il est si facile de s’approcher des engins blindés est-
allemands jusqu’à les toucher ? C’est comme si l’on utilisait une
paire de jumelles pour admirer un tableau qu’on a sous son nez
dans un musée… Pierre Bach commence à gamberger, d’autant
plus qu’il repère rapidement un Britannique mâle choyant avec
un soin jaloux l’escabeau qu’il a pris la précaution d’emporter.
L’homme est certes de petite taille, mais quand même…
On n’attire pas les mouches avec du vinaigre : subreptice-
ment, sans en avoir l’air, les représentantes de la gent féminine
à la solde de la perfide Albion trustent le premier rang de la
foule. Décolletés en avant et tous appâts dehors, elles attirent
promptement l’attention des membres de la Volkspolizei, la
police est-allemande, qui essayent tant bien que mal de main-
tenir les curieux à distance. Chacun joue son rôle, les minettes
minaudent, les policiers « populaires » bombent le torse tout
en profitant de l’occasion pour recouvrir d’une abondante
couche de graisse noire les objectifs à longues focales vissés
sur les appareils photos négligemment portés en bandoulière
par les aguichantes Anglaises. C’est l’instant que choisit le mâle
à l’escabeau pour déplier son engin et le mettre en batterie.
En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, un de ses
camarades britanniques grimpe dessus et se met en devoir de
prendre en rafale des photos du système laser. Dans les veines
est-allemandes, le sang ne fait qu’un tour. Prestement, les Vopos
escaladent les blindés et, tout aussi prestement, recouvrent les
tourelles d’une bâche protectrice. Trop tard : quelques corsages
bien remplis ont fourni aux espions venus d’outre-Manche la

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

poignée de secondes nécessaire à une parfaite mise au point des


clichés ! Maîtres en matière de renseignement, les militaires de
Sa Très Gracieuse Majesté ne sont jamais à court d’idées dès
lors qu’il s’agit pour eux d’arriver à leurs fins. Il est par exemple
interdit à des hélicoptères occidentaux de voler dans l’espace
aérien de Berlin-Est. Eh bien ! Le 1er mai, deux Gazelle arborant
les cocardes britanniques sont en vol stationnaire à la verticale
du Mur, ni plus près, ni plus loin. Les voilures tournantes font
du surplace très exactement à l’endroit où le défilé des troupes
est-allemandes se rapproche au plus près des barbelés… Mais
revenons à nos moutons.
De retour au bercail, Pierre Bach n’omet pas de rendre
compte de son escapade au général Bertin. Un compte-rendu
dont la substance ne tarde pas à arriver aux oreilles du général
Lardry en personne. Le képi en chef dispose dans le quartier
d’un pavillon de fonction. Régulièrement, il y invite toutes les
catégories de personnels. Lorsque d’aventure il s’agit de sélec-
tionner la douzaine de sous-officiers qui vont avoir l’insigne
honneur d’être conviés à la table du grand manitou, la tâche
échoit à leur président, c’est-à-dire au major Bach qui assiste
par ailleurs à ces agapes pendant lesquelles il est de tradition que
le vin soit servi à discrétion. Cette libéralité provoque parfois
de légers abus. C’est que le général est un fin renard sachant
manipuler son monde, il n’ignore pas qu’un excès de la dive
bouteille induit un état euphorisant qui favorise les confidences
sur l’assiette. Après avoir constaté de visu avec quelle maestria
le Machiavel étoilé met en place sa chausse-trappe alcoolisée,
Pierre Bach a pris l’habitude de chapitrer les invités :
–  Si le général ne vous demande rien, vous la fermez ! N’allez
pas raconter n’importe quel ragot !
C’est au cours d’un de ces repas peu après la virée ber-
linoise que le général Lardry apostrophe son président des
sous-officiers :
–  Dites-moi, le chef d’état-major m’a parlé de votre histoire
de défilé. Il paraît que vous avez ramené une cassette vidéo ?
–  C’est exact, mon général. Vous désirez la visionner ?

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Oui. Après le déjeuner.


L’état-major dispose bien entendu d’une salle de réunion
munie d’un téléviseur ainsi que d’un magnétoscope. Pierre
Bach avale son assiette en quatrième vitesse et prend congé afin
d’aller vérifier que cette quincaillerie électroménagère fonc-
tionne correctement : on est jamais trop prudent. Le major est
sûr de son affaire, il a passé des heures à disséquer les images, à
compulser les notices biographiques des personnalités est-alle-
mandes et soviétiques présentes. Sage précaution car le général
Lardry se montre extrêmement curieux. Pendant une heure
trente, c’est un véritable feu roulant de questions qui s’abat sur
le major. Pourquoi le général commandant le Groupe de forces
soviétiques en Allemagne assiste-t-il à un défilé pourtant exclu-
sivement est-allemand ? Est-ce que les chars T-72 reçus par les
troupes est-allemandes sont du dernier modèle, celui qui est
muni d’un système laser (l’épopée britannique nous a appris
que oui…) ? En guise de point d’orgue, Pierre Bach présente les
clichés qu’il a pris lui-même. Au contraire des séquences vidéo,
les photos sont nettes, on pourrait y compter les boulons…
Le major côtoie une dernière fois le vieux soldat étoilé
quelques mois plus tard en juillet 1988 lorsque ce dernier se
défroque. L’adieu aux armes est solennel : 49 drapeaux et éten-
dards flottent au vent d’une brise légère. Alors que la cérémonie
déroule ses fastes, l’habituelle volée de pique-assiettes se rue
sur le buffet telle une nuée de sauterelles affamées. Quelques
instants plus tard, le colonel chargé d’organiser les festivités se
méprend sur le timing, il donne l’ordre de débarrasser les tables
alors que le général Lardry, qui prend le temps de saluer ses
invités un par un, ne s’est pas encore restauré. Pierre Bach tire
discrètement l’officier par la manche pour l’avertir :
–  Écoutez, je crois bien que le patron n’est pas encore passé
à table. Il risque d’être déçu…
Contrordre. Les serveurs entament une sarabande désespé-
rée pour regarnir les tables. Ils ont à peine le temps de remettre
en place quelques plats composant un buffet réduit mais accep-
table que le général Lardry pointe le bout de son képi. Ouf !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Les apparences sont sauves. Le colonel retrouve Pierre Bach


quelques instants plus tard :
–  Je vous dois une fière chandelle !
–  Cela s’est joué à un cheveu. Je l’ai deviné par hasard après
l’avoir croisé. Il m’avait dit commencer à avoir faim. C’est là que
j’ai percuté !
Le général se sustente puis s’acoquine avec une poignée de
légionnaires ayant autrefois servi sous ses ordres directs. Après
la cérémonie officielle, place à une cérémonie plus intime. Le
partant coiffe un képi blanc et saisit la traditionnelle musette
qu’on lui tend. En dépasse le goulot de la bouteille de vin rouge
réglementaire d’un côté et deux poireaux14 de l’autre. Le pinard
n’est pas cette vinasse ordinaire que l’Intendance achète habi-
tuellement par milliers de litres mais un Gevrey-Chambertin de
derrière les fagots que le général se met en devoir de déguster
immédiatement avec modération. C’est cependant très ému
qu’il embrasse une dernière fois l’assistance du regard avant de
s’éclipser discrètement. La Légion est une patrie que l’on ne
quitte pas aussi facilement que cela…
Pierre Bach est également sur le départ. Un lundi matin, il
s’entend héler par le général chef d’état-major :
–  Cela fait cinq ans que vous êtes ici et j’ai vu passer votre
fiche de mutation. Vous avez demandé Metz, Baden-Baden et
Besançon. Vous confirmez votre intérêt pour Metz ?
–  Oui, mon général.
–  Bien. Je vais prochainement me rendre à Paris et je passerai
à la Direction du personnel militaire de l’armée de terre, je vais
voir si je peux faire quelque chose pour vous.
–  Merci, mon général !
Quelques jours plus tard en fin d’après-midi, Pierre Bach
est en train de boucler son sac pour rentrer chez lui lorsque le
téléphone sonne :

14.  Dans le jargon militaire français, un « poireau » désigne argotiquement


un général.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Ici le général chef d’état-major. Je reviens de la DPMAT,


elle vous propose la MMFL à Potsdam. Est-ce que cela vous
tente ?
–  Mon général, vous me laissez un délai de réflexion ?
–  Pas de problème, on se voit demain matin.
C’est que cette fois-ci, la décision ne va pas de soi. Le
meurtre de l’adjudant-chef Mariotti a laissé des traces. Et puis
nous sommes en 1989 et l’on peut d’ores et déjà se poser des
questions quant à la pérennité du Mur. Çà et là, certains indices
d’alerte se font jour, des lézardes apparaissent dans le béton qui
ne demandent qu’à s’élargir. À quoi bon s’exiler à Berlin si c’est
pour revenir seulement quelques mois plus tard après disso-
lution de la Mission française ? L’âge commence par ailleurs à
faire sournoisement son travail de sape et le rythme à Potsdam
est soutenu, il induit une usure. Résister à ce tempo opération-
nel éreintant nécessite une fraîcheur, une forme physique, un
allant qui sont l’apanage des sous-officiers plus jeunes. Enfin, le
patron sévissant à la MMFL n’apparaît pas être l’homme de la
situation. Pierre Bach est réticent, il le fait savoir le lendemain
dans le bureau du chef d’état-major :
–  S’il n’y a pas autre chose, je prends Potsdam mais je ne
suis pas chaud, mon général. J’ai déjà fait deux séjours. C’est
un métier certes exaltant mais aussi pénible par certains côtés !
Le major acquiert vite l’impression que les dés sont pipés.
Car au fur et à mesure qu’il développe ses arguments, le visage
de son vis-à-vis s’éclaire d’un sourire qui ne fait que s’élargir,
comme si cette conversation était convenue, qu’elle n’était fina-
lement qu’un hors-d’œuvre préparant l’arrivée d’un plat de
résistance autrement plus consistant. Le chef d’état-major finit
par susurrer d’un air entendu :
–  Eh bien ! écoutez, j’ai peut-être une solution de rechange.
L’état-major du 2e corps d’armée à Baden-Baden, cela vous
conviendrait ?
–  Mon général, je signe tout de suite !
–  O.K., je passe un coup de fil.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Vieux motard que jamais : le 1er août 1989, à l’aube d’un


bouleversement géostratégique d’une ampleur majeure, Pierre
Bach pose son baluchon entre les murs du Centre de renseigne-
ment avancé, une affectation qui, cinq ans auparavant, lui avait
échappé de peu.

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CHAPITRE 6

LES SOVIÉTIQUES PLIENT BAGAGES ;


L’EX-YOUGOSLAVIE S’EMBRASE

N ous sommes aux temps bénis de la stabilité commu-


niste. Zadar, ville d’importance moyenne, est une des
principales fenêtres yougoslaves ouvrant sur l’Adriatique. Après
la Seconde Guerre mondiale, sous la houlette sourcilleuse de
Tito puis de ses successeurs, la bourgade s’initie à la prospé-
rité, le tourisme et l’industrialisation de la contrée y pourvoient.
Lorsqu’en 1991 la guerre d’indépendance croate réveille les
tambours de guerre, les forces armées de la très éphémère
République serbe de Krajina ont tôt fait d’envahir le Nord de la
Dalmatie, coupant Zadar du continent. Le pont de Maslenica,
lui, est promptement réduit à l’état de poutrelles tordues. Viaduc
coupé, intérieur des terres infesté de bandes serbes : les voies
reliant Zadar la Croate à la capitale Zagreb sont contraintes
d’emprunter des chemins de fortune en transitant par l’île de
Pag. C’est long, compliqué, mais c’est la seule solution. « Un
malheur n’arrive jamais seul », dit le proverbe. Accourues à la
curée, les forces serbes de Krajina, en l’occurrence épaulées par
les unités de l’armée yougoslave sous le contrôle de Slobodan
Milosevic, resserrent leur étau, soumettant sporadiquement la
ville à des bombardements meurtriers et destructeurs. Le cau-
chemar va perdurer jusqu’en janvier 1993, mois au cours duquel
les unités croates passent à l’offensive, bousculent l’adversaire et
regagnent le contrôle du pont, ou du moins de ce qu’il en reste.
Il faudra cependant attendre encore deux années et la fin de la

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

guerre d’indépendance pour que les obus cessent de sillonner


les cieux coiffant Zadar. Mais nous n’en sommes pas encore là.
Ce n’est pas faute d’avoir été prévenu, le coin sent mauvais,
Pierre Bach le sait bien. La route se termine en cul-de-sac, ne
mène nulle part faute de pont. Non loin de là, une tranchée
sommaire a été creusée à même la roche. Trente à quarante
mètres en contrebas, les flots vont et viennent sous l’action de
faibles marées. Aussitôt imité par son compagnon d’équipée,
Pierre Bach descend de voiture, fait quelques pas dehors pour
se dégourdir les jambes. Il a à peine eu le temps de respirer
quelques goulées d’air frais qu’un sifflement inquiétant se fait
entendre, aussitôt suivi d’une explosion retentissante heureuse-
ment assez éloignée. Pas de doute : on leur tire dessus, proba-
blement au mortier de calibre 81 mm. Qu’est-ce qui motive un
tel accueil en fanfare ? La question n’a que le temps d’effleurer
l’esprit des deux hommes, leurs réflexions sont stoppées net par
un deuxième sifflement suivi d’une deuxième explosion, plus
proche. Troisième obus, quatrième puis cinquième détonations,
des impacts de mieux en mieux ajustés. L’heure n’est plus aux
tergiversations. Les deux promeneurs se saisissent prestement de
leurs casques et, après un sprint qui n’aurait pas déshonoré une
finale du 100 mètres aux Jeux olympiques, se jettent de concert
dans la tranchée, un abri cependant quelque peu illusoire. Juste
à temps : le sixième coup tombe à moins de trente mètres et
noie le véhicule sous une pluie de rocaille. Vient alors un instant
d’éternité, une de ces tranches de vie intemporelles. Tandis que
l’on voit sa propre vie défiler en accéléré devant ses yeux, on ne
peut s’empêcher de penser : ça y est, le prochain coup est pour
moi, c’est la fin. Une fulgurance qui envahit l’esprit de Pierre
Bach tandis que des flots d’adrénaline inondent ses veines. En
militaire expérimenté, il sait que l’ennemi a désormais cadré
son tir, que le septième coup ne manquera pas de s’engouffrer
dans la tranchée, réduisant ceux qui s’y trouvent à un amas de
chairs sanguinolentes. Mais pas le temps de trouver un autre
refuge, ça passe ou ça casse. Sans doute l’obus meurtrier est-il
déjà en train de glisser dans le tube. L’imagination aidant, Pierre

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Bach en entendrait presque la munition frapper de plein fouet


le percuteur fixe, la charge détonner, propulsant les quelques
kilos de métal et d’explosif vers le ciel en une trajectoire dessi-
nant loin au-dessus des têtes une courbe gracieuse et mortelle.
Mais ce damné septième coup se fait désirer. Il tarde à venir.
Il tarde encore, tarde toujours. En fait, il ne viendra pas. Après
quelques interminables minutes d’angoisse, les deux hommes se
relèvent précautionneusement et s’époussettent, n’osant croire à
leur bonne étoile. Par là-bas, à environ trois kilomètres, soit bien
en-deçà de la portée maximale d’un mortier, quelqu’un a voulu
faire passer un message. La salve d’accueil signifiait : attention,
nous sommes là, faites demi-tour, vous n’avez pas à traîner dans
le coin, nous sommes ici chez nous. Une manière de langage
dénué d’ambiguïté en outre soulignée par un non-dit : la pro-
chaine fois, « on » ne vous fera pas grâce du septième coup… Un
major averti en vaut deux, dit-on dans les popotes. Racontant
l’histoire presque vingt ans plus tard, Pierre Bach conclut le
récit de cette phrase lapidaire : « On n’a pas mis longtemps à
déguerpir ! »1.
C’est dans ce nid de frelons que, quelques années après avoir
quitté Maisons-Laffitte, Pierre Bach allait poser son baluchon.
Mais avant cela, destination Baden-Baden, bourgade allemande
du Land de Bade-Wurtemberg quasiment accolée au Rhin et
connue dans le monde entier pour ses thermes ainsi que pour…
son Centre de renseignement avancé !

Un nid d’espions adossé à la frontière

Une galerie souterraine bétonnée s’étendant sur presque


2 500 mètres. Cinq blocs d’artillerie, une pléthore de canons prêts
à cracher des tonnes d’obus, un « équipage » de 782 hommes dont
26 officiers, des casemates en pagaille. Lorsque sa construction
débute en 1929, le fort de Rochonvillers rattaché au secteur

1.  Interview réalisée par l’auteur, 15 février 2011.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

fortifié de Thionville est prévu pour constituer, à terme, l’un des


plus puissants ouvrages de la ligne Maginot. Bien des années
plus tard, en pleine Guerre froide, l’état-major français éprouve
le besoin de disposer d’une petite ville enterrée capable de
résister à la puissance d’une explosion nucléaire. But : y instal-
ler le poste de commandement fixe de la 1re armée. Pourquoi
perdre son temps à réinventer la roue ? Le choix se porte sur
le redoutable réseau de bunkers et de souterrains bétonnés,
les travaux commencent à la fin des années soixante-dix. Un
pare-souffle est érigé à l’entrée afin de dévier l’ouragan généré
par la détonation dans le voisinage d’une charge atomique, des
locaux fonctionnels sont aménagés sous les voûtes de béton.
Quelques antennes indispensables au trafic radio sont par
ailleurs implantées sur un site déporté, on espère ainsi limiter
les dégâts qu’occasionnerait un raid de bombardiers frappés
de l’étoile rouge dont les missiles pourraient être guidés par les
émissions électromagnétiques. Une compagnie du 40e régiment
de transmissions est expressément créée dont la seule mission
consiste à armer le poste de commandement en cas de besoin.
Novembre 1991, j’ouvre les yeux après quelques heures d’un
repos sommaire et agité. L’esprit encore embrumé de sommeil,
je cherche cette lumière qui est censée blanchir la campagne
à l’aube d’un jour naissant. Peine perdue car point de fenêtre
dans ce réduit ruisselant de condensation à tel point qu’une
rigole d’évacuation a été aménagée au sol sur le pourtour de la
pièce. Un mobilier succinct : quatre lits de fer sur deux étages,
deux armoires métalliques doubles, à peine la place pour
ranger sommairement les quelques impédimenta nécessaires
à tenir une poignée de jours. Cerise sur le gâteau, un radia-
teur électrique s’époumone à poursuivre en vain l’ambition de
réchauffer l’atmosphère humide. Bienvenue à Rochonvillers !
Sous-officier appartenant au bureau « renseignement » de la 1re
armée, j’ai été, en début de mois, accompagné d’un truculent
compère, envoyé en stage sur la base aérienne américaine de
Ramstein, en République fédérale d’Allemagne. But : me fami-
liariser avec l’emploi du « Linked Ops – Intel Centers Europe

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

(LOCE) », un système d’exploitation du renseignement conçu


par les ingénieurs d’outre-Atlantique et reliant entre eux les dif-
férents états-majors de l’OTAN. Bien entendu, la France ne fait
plus partie du commandement intégré mais il est en pratique
inconcevable que les militaires hexagonaux, en cas de troisième
guerre mondiale, la jouent strictement solo. Et puis même si le
Rideau de fer a été prestement promu au titre d’avatar de l’his-
toire, l’Union soviétique ne sera officiellement dissoute que le
mois suivant. Alors on fait comme si… Faire comme si, c’est en
l’occurrence accueillir sous le béton, dans le cadre d’un exercice
d’état-major, un terminal LOCE expressément acheminé ici par
un spécialiste de l’Oncle Sam qui couve sa « bécane » comme
une mère-poule. Un cordon ombilical dont l’écran restera obsti-
nément vide après quarante-huit heures seulement de fonction-
nement. Sans doute les pontes américains ont-ils été excédés
par une rafale de requêtes franchouillardes dont la plupart
n’avait strictement rien à voir avec le thème de la manœuvre…
Sous terre, je côtoie une poignée de spécialistes venus du Centre
de renseignement avancé (CRA) sis à Baden-Baden. Mon
uniforme arbore les insignes de la 1re armée depuis un an déjà
et pourtant l’organisme excentré est resté pour moi plutôt mys-
térieux, je n’y ai mis les pieds que très brièvement à une seule
reprise dans le cadre d’une banale et courte visite de liaison. Un
mystère qui vacille après quelques bières, breuvage ambré qui,
de toute éternité, est souverain dès lors qu’il s’agit de délier les
langues. Hasard du destin, c’est cloîtré sous des centaines de
tonnes de béton dans un antique fort de la ligne Maginot que je
suis introduit aux us et coutumes de ce nid d’espions adossé à la
frontière franco-allemande.
La Direction du renseignement militaire, en abrégé DRM,
n’est pas encore créée, elle ne le sera que par décret du 16 juin
1992. Le traitement des informations au niveau de l’état-major
des armées constitue alors la chasse gardée du Centre d’exploi-
tation du renseignement militaire (CERM). Celui-ci a cepen-
dant « confié une mission de recherche et d’exploitation à deux
organismes avancés : le Centre de renseignement avancé (CRA)

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

de Baden d’une part, et le deuxième bureau de la FATac2 à


Metz d’autre part. Le premier organisme est responsable de la
recherche et de l’exploitation du renseignement sur l’Allemagne
de l’Est et sur la Tchécoslovaquie tandis que le second s’inté-
resse aux mêmes pays et à la Pologne »3. Pour ce faire, l’une des
principales sources d’informations à la disposition du Centre
de renseignement avancé de Baden-Baden n’est autre que la
Mission militaire française de liaison auprès du haut-comman-
dement soviétique en Allemagne. La boucle est ainsi bouclée.
En pratique, le CRA est subdivisé en trois sections opé-
rationnelles thématiques. La première prend en compte le
suivi détaillé du Groupe de forces soviétiques en Allemagne
(GFSA redésigné, plus tard, GFO pour « Groupe de forces
Ouest ») ; la deuxième fait de même en ce qui concerne la NVA
(Nationale Volksarmee, armée populaire est-allemande) ainsi
que la Tchécoslovaquie (forces armées nationales plus « Groupe
de forces Centre » soviétique) ; la troisième enfin est chargée
d’expédier les formalités administratives. Aux privilégiés en
uniformes ayant l’insigne honneur d’être admis en cet antre
s’ajoutent deux spécialistes civils. Le premier répond au nom de
monsieur Grandmaire. Un parcours atypique. Il commence par
enseigner la langue de Shakespeare à Lunéville en tant qu’em-
ployé de l’Éducation nationale. Une expérience pas totalement
concluante, l’homme ayant parfois un peu de mal à saisir les
subtilités de l’état d’esprit régnant au sein du milieu enseignant.
C’est alors qu’il est appelé sous les drapeaux afin d’effectuer son
service national avec le grade d’aspirant ; il est affecté au Centre
de renseignement avancé. Là, on lui demande principalement
de mettre à profit ses connaissances linguistiques, ce qu’il fait
avec d’autant plus d’entrain que l’ambiance lui convient tout à
fait. Lorsque vient l’heure de raccrocher l’uniforme, sa décision
est prise : il reste. On lui confie alors la tâche consistant à suivre

2.  Force aérienne tactique.


3.  Maurice Faivre, « Le renseignement militaire français (1970-1985) dans
le cadre de l’OTAN », Stratisc.org, accédé le 12 décembre 2010.

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de très près l’évolution des capacités logistiques propres aux


forces armées du pacte de Varsovie stationnées non seule-
ment en République démocratique allemande mais aussi en
Tchécoslovaquie. Sa carrière atteint son apogée lorsque, peu
après le démantèlement du Rideau de fer, M. Grandmaire
est appelé à confronter ses évaluations à la réalité en visitant
quelques sites logistiques situés en ex-République démocra-
tique allemande. Sur l’île de Rügen au nord d’une Allemagne
réunifiée, il est admis à côtoyer brièvement un officier soviéto-
russe avec lequel il entame une conversation animée. Animée
certes, elle l’est, du moins jusqu’à ce que le Français ne rabroue
cet homme que des temps troublés ballottent entre deux
nationalités :
–  Cela fait plus de 70 ans que vous nous donnez du travail,
maintenant que vous n’êtes plus notre ennemi, comment allons-
nous vivre ? Vous mettez des centaines de familles au chômage !4
Quelque peu estomaqué, le galonné à la solde de Moscou
préfèrera battre prudemment en retraite… Sa parfaite connais-
sance de la langue anglaise permettra à M. Grandmaire de se
recycler ultérieurement sans aucune difficulté : quelques années
plus tard, Pierre Bach aura l’agréable surprise de le retrouver à
Nantes dans les fonctions de professeur au sein de l’état-major
des forces n° 2. Le second personnage civil est M. Louisin, un
spécialiste renommé ayant une connaissance à la fois précise et
encyclopédique de l’ensemble du matériel de combat mis en
œuvre par les hordes armées du pacte de Varsovie.
Lors de son séjour à Baden-Baden entre 1989 et 1992,
l’une des attributions de Pierre Bach consiste à assister aux
nombreuses réunions interalliées. Le CRA entretient en effet
des relations étroites avec ses homologues étrangers, tout
particulièrement l’état-major de la British Army of the Rhine
(BAOR, armée britannique du Rhin, QG à Rheindahlen),
celui de l’US Army in Europe (USAREUR, armée de terre

4.  Daniel Trastour, La guerre sans armes, Éditions des Écrivains, Paris,
2001, p. 105.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

américaine en Europe, QG à Heidelberg 5) ou encore le


Bundesnachrichtendienst (BND, service de renseignement
extérieur ouest-allemand, QG à Pullach6, près de Munich). Sur
une base hebdomadaire, d’autres réunions, franco-françaises
cette fois-ci, sont également organisées. On y trouve des repré-
sentants du « bureau renseignement » de Berlin (qui n’a rien à
voir avec la MMFL), du 44e régiment de transmissions (inter-
ception des communications radio ainsi que des signaux radar
au niveau stratégique ; l’unité possède des stations d’écoute dis-
séminées le long de la frontière interallemande) ainsi que du 54e
régiment de transmissions (interceptions au niveau tactique).
À l’été 1989, le CRA participe encore aux manœuvres et
exercices organisés par le 2e corps d’armée (2e CA), princi-
pal « pion » des Forces françaises en Allemagne (FFA) dont
l’état-major est précisément implanté à Baden-Baden. À cette
époque, l’organisme en question constitue le plus gros état-
major français de ce type : pas moins de 600 personnes y sont
affectées. À partir de 1990, lorsque l’état-major de la 1re armée
est transféré de Strasbourg à Mercy-les-Metz et voit en cette
occasion ses prérogatives évoluer jusqu’à devenir un véritable
organisme de commandement, le Centre de renseignement
avancé échappe à l’orbite du 2e corps d’armée et tombe défi-
nitivement dans l’escarcelle de la 1re armée. À titre de lot de
consolation, quelques spécialistes du CRA sont cependant
mutés au « bureau renseignement » du 2e CA. Le Centre est
toutefois maintenu dans sa garnison allemande, un petit arran-
gement entre amis qui offre bien des avantages ; il permet en
particulier d’alléger substantiellement les formalités de passage
de la frontière lorsque les officiers de la 1re armée se rendent en

5.  À l’heure où ces lignes sont écrites, soit en octobre 2012, le QG


d’USAREUR est toujours implanté à Heidelberg. Son déménagement à
Wiesbaden est cependant planifié pour la fin d’année 2014.
6.  À l’heure où ces lignes sont écrites, soit en octobre 2012, le QG du BND
est partagé entre Pullach et Berlin. C’est cependant à Berlin que l’ensemble
des services du BND devraient être centralisés là encore à l’horizon 2014.

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République fédérale d’Allemagne dans le cadre des leurs rela-


tions avec les membres du commandement intégré de l’OTAN.
Servir dans les rangs du CRA alors que le mythe du commu-
nisme triomphant vole en éclats, c’est être le témoin privilégié
de bouleversements stratégiques radicaux. Des bouleverse-
ments dont certains aspects particuliers se révèlent pour le
moins très surprenants…

Les surprises du retrait soviétique

1992, Centre de renseignement avancé à Baden-Baden. Le


travail du major Pierre Bach consiste à suivre l’évolution du
Groupe de forces Ouest (GFO)7, autrement dit les unités ex-
soviétiques encore stationnées sur le territoire de l’ancienne
Allemagne de l’Est récemment intégrée à la République fédérale
d’Allemagne. Comment ? Les reconnaissances effectuées par les
observateurs de la Mission militaire française de liaison mainte-
nant dissoute ont, entre autres, permis de dresser un répertoire
exhaustif des unités ennemies. Grâce aux immatriculations et
autres numéros affichés sur les blindages, l’ensemble de l’ordre
de bataille du GFO a été dressé, division par division, régiment
par régiment, bataillon par bataillon, engin par engin. Or, un
accord passé entre Bonn et Moscou stipule que les ex-Sovié-
tiques devenus Russes ont jusqu’en 1994, année incluse, pour
achever leur retrait. À l’époque, une grande partie des effectifs
a d’ores et déjà repris le chemin vers le soleil levant, le plus
souvent via le port de Rostock à destination de l’escale obligée
que constitue l’enclave de Kaliningrad coincée entre la Pologne
au sud et la Lituanie au nord.
Afin de suivre cette gigantesque transhumance stratégique,
Pierre Bach a dressé un grand tableau et, au fur et à mesure que
les troupes disparaissent comme avalées par la steppe russe, il
y biffe les cases correspondantes. Or, certaines observations

7.  Anciennement Groupe de forces soviétiques en Allemagne (GFSA).

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effectuées sur le terrain cadrent mal avec ce que l’on croyait


savoir du Groupe de forces Ouest. À tel point que le major Bach
commence à se forger une conviction : il est des unités qui ne
regagneront jamais la rodina8, du moins en tant qu’unité consti-
tuée. Il commence à s’en douter lorsqu’un beau jour il reçoit
un coup de téléphone provenant d’un de ses correspondants
américains :
–  Par le plus grand des hasards, auriez-vous entendu dire
que la 27e division de fusiliers motorisés de la garde encasernée
à Halle avait enterré un bataillon de chars en totalité ?
–  Non, mais cela ne m’étonnerait guère…
Eh oui : incapables de déménager l’ensemble de leur arsenal,
les Soviétiques paraissent se débarrasser un peu n’importe
comment d’un matériel volumineux entretemps devenu encom-
brant. Jusque et y compris en creusant au bulldozer, sur leurs
anciens terrains d’exercice, de gigantesques fosses communes
afin d’y faire prestement disparaître les surplus. Ce qui n’était
au départ qu’une conviction se transforme peu à peu en une
certitude. Car au fur et à mesure du retrait, certaines cases du
tableau récapitulatif persistent à demeurer vierges de tout trait
porté au stylo-feutre… Outre le cas de ces unités fantomatiques,
voilà qu’un autre problème tout aussi mystérieux ne tarde pas
à surgir. Toutes les cases du tableau ayant été noircies sauf les
cases litigieuses dûment répertoriées, peu s’en faut que les ana-
lystes en tirent la seule conclusion logique qui s’impose, à savoir
que le retrait peut être considéré comme achevé. Surprise :
cela n’empêche nullement les ex-Soviétiques devenus russes
de continuer à déménager des tombereaux de chars et autres
véhicules blindés de transport de troupes semblant sortir du
néant. Là encore, Pierre Bach ne s’émeut pas outre mesure.
Cela fait déjà longtemps que des « reconnaissances aériennes un
peu osées de la Mission » ont permis de voir « sortir de terre des
matériels en mobilisation, anciens certes, mais en parfait état de
marche, dont nous ne pouvions soupçonner la présence, car ils

8.  « Patrie » en langue russe.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

étaient situés en ZIP9 et stockés dans d’anciens dépôts souter-


rains de la Wehrmacht »10.
Autre dossier brûlant relatif au retrait des forces soviétiques
d’Allemagne : la question du nucléaire. Justement. Dans le cadre
de ses fonctions au sein du Centre de renseignement avancé,
Pierre Bach entretient une liaison épisodique avec un corres-
pondant restant très discret quant à son organisme d’apparte-
nance. Est-il une barbouze émargeant au budget de la DGSE,
principal service français de renseignement extérieur ? Peut-
être, peut-être pas, difficile à déterminer même si l’individu sent
tellement le souffre qu’il en prend des airs de Lucifer. Toujours
est-il que cet interlocuteur fait un jour état d’une source d’ori-
gine autrichienne, bien placée et jugée fiable, qui le ravitaille en
documents souvent très croustillants. Deux de ces documents
finissent par échouer entre les mains de Pierre Bach. Pour
bien comprendre la question soulevée par le premier, qu’il me
soit permis, une fois n’étant pas coutume, d’adapter un court
passage extrait d’un de mes précédents ouvrages11.
Il était une fois au fin fond de la Russie caucasienne une
agglomération mystérieuse connue sous la dénomination non
moins mystérieuse de Tcheliabinsk-70, à l’évidence un nom
de code. Alors soviétique, la ville faisait partie de ces garni-
sons ultrasecrètes où le complexe militaro-industriel nucléaire
régnait en maître absolu et tyrannique. Mais nous sommes en
2003 et c’est désormais l’Oncle Sam qui tient les cordons de la
bourse. Plus ces cordons sont lâches, plus il est facile à Moscou
de financer le démantèlement dans les règles de l’art des bombes
et missiles nucléaires devenus obsolètes ou inutiles, c’est selon.
De temps à autre, un ponte américain vient s’oxygéner à
Tcheliabinsk-70 entretemps devenue Snezhinsk, histoire de

9.  « Zones interdites permanentes » à l’intérieur desquelles les véhicules de


la MMFL ne pouvaient théoriquement pas pénétrer.
10.  Daniel Trastour, op. cit., p. 103.
11.  Jean-Jacques Cécile, Espions et terroristes, les liaisons dangereuses, Éditions
Nouveau Monde, mars 2008.

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constater in situ comment sont dépensés les dollars du contri-


buable yankee. C’est le cas en ce jour au cours duquel la délé-
gation conduite par Aleksandr Rumyantsev, ministre russe de
l’Énergie atomique, déroule le tapis rouge sous les semelles de
son excellence Alexander Vershbow, ambassadeur américain en
Russie. Aujourd’hui est prévue la visite du musée retraçant l’his-
toire des armes nucléaires soviéto-russes. Une histoire marquée
au sceau de la compétition avec l’adversaire d’outre-Pacifique.
Années soixante, le Kremlin est sur pied de guerre, les
nouvelles sont mauvaises. Les barbouzes du KGB viennent
d’apprendre que les Américains sont fort occupés à mettre en
service une nouvelle génération d’obus nucléaires pouvant être
lancés par de simples canons d’artillerie d’un modèle courant.
Jusqu’à présent, l’Oncle Sam ne disposait que du W9, lourd
projectile de 365 kg tiré par un gigantesque obusier spécial
surnommé « Atomic Annie ». Mais les nouvelles ogives W33 et
W48 sont respectivement aux calibres standards de 155 mm et
de 203 mm, ce qui signifie qu’elles peuvent être tirées par des
tubes dont il existe des régiments entiers. Une frappe nucléaire
venant de n’importe où peut désormais anéantir par surprise
les divisions blindées soviétiques dans le cas où le Kremlin
déciderait de les lancer à l’assaut de l’Europe occidentale. En
termes stratégiques, cela s’appelle une technologie de rupture :
elle menace l’équilibre des forces sur l’échiquier militaire car
elle donne un avantage décisif à un seul des deux adversaires. Il
faut réagir. Le Soviet suprême décide à son tour de développer
un obus nucléaire au calibre de 203 mm. Le programme est
confié à l’Institut de recherche scientifique et technique pour
la physique (VNIITF) de Tcheliabinsk-70. Le premier projec-
tile est livré aux forces armées en 1977. Dans les années qui
suivent, le VNIITF conçoit dix types d’obus ainsi que de mines
nucléaires.
Le visiteur de 2003, l’ambassadeur américain Alexander
Vershbow, n’est pas un expert en matière de munitions d’artille-
rie ou d’ogives atomiques. Il pressent pourtant que l’engin qu’il
a maintenant sous le nez est quelque chose de véritablement

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spécial, ses faibles dimensions en témoignent. Le projectile ne


mesure en effet qu’une quinzaine de centimètres de diamètre
pour une cinquantaine de centimètres de long. Le diplomate se
retourne prestement vers son hôte :
–  Qu’est-ce c’est, monsieur le ministre ?
À son tour, le ministre se retourne vers son aide de camp.
Connaissant le dossier sur le bout de ses doigts, l’officier répond
dans la foulée :
–  Excellence, il s’agit d’un obus atomique au calibre de
152 mm…
– Vous avez donc réussi à faire entrer une charge nucléaire
dans un projectile aussi petit ? Je dois avouer que nos services de
renseignement ont toujours eu un doute.
–  Excellence, j’attire respectueusement votre attention sur le
fait que vos propres forces armées ont réussi le même tour de
force pour vos canons de 155 mm.
–  C’était la Guerre froide. Vous n’ignorez pas que les choses
ont bien changé depuis. Mais qu’est-ce que dit le texte sur le
panneau ?
–  Précisément, Excellence. Vous autres Américains, il vous
a fallu un calibre de 155 mm. Nous autres Russes, nous avons
fait mieux avec 152 mm seulement. Le texte dit qu’il s’agit de la
plus petite charge nucléaire au monde.
Le ministre ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire. Il
s’empresse cependant d’ajouter illico :
–  Excellence, excusez l’impétuosité de ce jeune officier…
Qu’est-ce que Pierre Bach vient faire dans tout cela ? Un des
deux documents dont il entre en possession par le biais de son
correspondant au début des années quatre-vingt-dix concerne
justement l’obus nucléaire au calibre de 152 mm susceptible
d’être tiré par l’automoteur d’artillerie blindé 2S3. Rédigé en
langue allemande, le dossier subtilisé à on ne sait trop qui inclut
des schémas de la munition dont la longueur atteint 1,5 mètre
au total (obus plus cartouche de propulsion). Or, des années
durant, tout ce que le Landerneau du renseignement militaire
français a compté en matière d’analystes, CERM en tête, n’a

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eu de cesse de se cramponner à ce crédo : les Soviétiques n’ont


la capacité nucléaire qu’à partir du calibre de 203 mm ou du
missile SS-21 qui remplace les roquettes lourdes FROG-7.
Évaluation erronée qui, du coup, réduisait artificiellement le
volume de projectiles atomiques susceptibles de prendre pour
cibles les blindés occidentaux. Deuxième affaire, elle aussi
hantée par le spectre apocalyptique.
À l’époque de la RDA, Dresde est une ville intimement
liée à l’atome. On y trouve non seulement l’Institut pour les
applications techniques des isotopes radioactifs mais aussi, à
quelques kilomètres dans le soleil levant, l’Institut central pour
la recherche nucléaire (Zentralinstitute für Kernforschung)
implanté à Rossendorf. Ce dernier a notamment été fréquenté
par Klaus Fuchs, un Allemand ayant travaillé aux États-
Unis dans le cadre du projet Manhattan avant de livrer aux
Soviétiques les secrets de la bombe atomique américaine. Mais
l’affaire révélée par le deuxième document entré en possession
de Pierre Bach est tout autre.
Lorsqu’après la chute du Mur les Soviétiques entament leur
transhumance, ils commencent par vider de leur contenu les
dépôts de munitions destinés à ravitailler les unités de niveaux
régiment et division. La tâche est incommensurable, les quan-
tités impliquées sont telles que l’ensemble ne peut être évacué
immédiatement. Alors ils stockent momentanément ce qu’ils
ne peuvent pas emporter dans les dépôts, cette fois-ci du
niveau armée, en l’occurrence situés dans la nature à l’écart des
agglomérations. S’agissant de Dresde, un dépôt divisionnaire
existait en centre-ville. Lorsque les autorités ouest-allemandes
investissent l’endroit immédiatement après la réunification, les
détachements précurseurs adoptent par principe la précaution
élémentaire consistant à mettre en batterie des détecteurs de
radiations nucléaires. Bien leur en prend : ils ont à peine franchi
l’enceinte que les compteurs s’affolent. Non seulement des
munitions nucléaires ont bel et bien été stockées en pleine ville
mais encore elles l’ont été dans des conditions déplorables !
L’affaire ne tarde pas à être confirmée par les Américains

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

qui, eux, ont détecté des rayonnements au passage des trains


ramenant les munitions nucléaires vers la mère-patrie…
Plus généralement, le retrait du Groupe de forces Ouest
constitue pour les services de renseignement occidentaux une
occasion de piller la technologie militaire soviétique. Connue
sous le nom de code Girafe, une opération conjointe améri-
cano-germano-britannique cible avant tout les officiers et sous-
officiers sur le départ inquiets pour leur avenir. Jouant parfois
sur l’appât du gain, flattant les uns, menaçant les autres, les
barbouzes occidentales font leur marché sans vergogne, mettant
la main, entre autres, « sur des plans stratégiques de l’état-major
général à Moscou, sur des listes de personnel et des tables de
chiffrement, mais également sur des éléments de l’ordinateur
de bord de l’avion de chasse MiG-29, des appareils d’optique
de précision »12. Sont également concernés le char d’assaut alors
ultramoderne T-80, le système d’identification ami-ennemi
équipant l’hélicoptère d’assaut Mi-24 (un capitaine russe en
obtient 100 000 dollars), le radar Parola (système terrestre per-
mettant de déterminer si un aéronef en vol est ami ou ennemi),
etc. Il n’est pas interdit d’imaginer que les deux documents dont
Pierre Bach est entré en possession ont été discrètement détour-
nés dans le cadre de l’opération au long cou.

Destination Zagreb via Munich

Chute du Mur de Berlin, démantèlement de la frontière inte-


rallemande, dissolution de l’Union soviétique : à cette époque,
il n’est pas indispensable d’être diplômé de Saint-Cyr pour
deviner qu’en France comme ailleurs, la mutation du paysage
stratégique va induire une réorganisation militaire de grande
ampleur. Pierre Bach le sait bien qui, dans ses fonctions comme
à titre personnel, est un des témoins privilégiés de la guerre

12.  Michael Mueller & Erich Schmidt-Eenboom, Histoire des services secrets
allemands, Éditions Nouveau Monde, 2009, p. 426.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

du Golfe, premier conflit d’après Guerre froide. Du côté amé-


ricain, les combats mettent surtout à contribution les unités
d’USAREUR (United States Army in Europe, armée de terre
américaine en Europe). Profitant d’une permission en 1991,
le vieux briscard visite les Pays-Bas, se délectant à caresser du
regard les couleurs chatoyantes des champs de tulipes, apaisant
son âme à l’aune des évolutions majestueuses auxquelles se
complaisent paresseusement les ailes des moulins, imaginant
aussi, en empruntant un pont enjambant une voie d’eau, la
dureté des combats menés par les parachutistes alliés lors de
la Seconde Guerre mondiale (opération Market Garden). Sans
oublier, l’atavisme à n’en pas douter, de faire parler un quidam
maniant admirablement la langue de Goethe à l’occasion d’une
virée sur le port de Rotterdam. Oui, une bonne partie des
blindés d’USAREUR, encore recouverts d’une fine pellicule
de cette poussière caractéristique des sables moyen-orientaux,
ne fait qu’une très éphémère escale en terre batave. Aussitôt
vomis par le navire qui les achemine depuis le Koweït, les véhi-
cules se traînent avec force cliquetis de chenilles sur quelques
centaines de mètres avant de disparaître illico presto dans les
flancs d’un autre bâtiment en instance d’appareillage, cap sur
les États-Unis. Les troupes de l’Oncle Sam stationnées sur le
Vieux Continent subissent une réduction drastique de leurs
effectifs, des rumeurs insistantes évoquent même un rapatrie-
ment intégral sans autre forme de procès. Les armées fran-
çaises sont peu ou prou logées à la même enseigne. Dans ces
conditions, quel genre de mutation espérer ? Aussi Pierre Bach
s’empresse-t-il de faire acte de candidature lorsqu’au mois de
mars 1992 il voit passer une circulaire mentionnant que le poste
de secrétaire d’attaché de Défense à Bonn va se libérer l’année
suivante. Théoriquement, sa parfaite connaissance du parler
allemand est de nature à le propulser en tête de liste ; c’est pré-
cisément ce qui arrive. Dans ses rêves les plus fous, Pierre Bach
se voit servir encore une année au Centre de renseignement
avancé puis déménager pour la capitale fédérale. Sauf qu’une
nouvelle fois, l’impénétrabilité des voies escarpées sur lesquelles

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

cheminent douloureusement les penseurs sévissant à l’État-


major de l’armée de terre (EMAT) va se révéler redoutable. Le
couperet tombe à l’orée de l’été et c’est un colonel de l’adminis-
tration centrale à qui revient le redoutable honneur de tirer le
coup de grâce :
–  Major Bach ? Bonjour. Il y a un problème : on ne va pas
pouvoir vous affecter à Bonn, vous êtes trop vieux !
–  Je suis trop vieux pour quoi ?
–  En 1993, vous aurez cinquante ans révolus et au-delà de
cinquante ans, on n’affecte plus les gens en ambassade.
–  Puis-je savoir quand ce règlement a été édicté ?
–  C’est relativement récent. Vous étiez effectivement numéro
un sur la liste mais la décision est désormais prise. Elle est irré-
vocable, vous n’avez aucune chance de décrocher cette affecta-
tion en raison de votre âge.
Ainsi soit-il ! S’il ne peut échapper à la sentence, Pierre
Bach, c’est un de ses traits de caractères, n’aime pas s’en laisser
compter, alors il n’aura de cesse de se rencarder. Il appren-
dra un peu plus tard que la limite d’âge a été instituée parce
qu’auparavant, les militaires titulaires, leurs annuités en poche,
avaient pris la désagréable habitude de se faire démobiliser sur
place, quitte à frapper immédiatement à la porte des Affaires
étrangères. C’était tout bénéfice pour le ministère concurrent
qui raflait la mise, récupérant par ce biais des individus aguerris
et parfaitement formés sans bourse délier. Quant à Pierre Bach,
toujours en conversation téléphonique avec le ponte de l’EMAT,
il suscite malgré tout certaines convoitises. Dans l’écouteur, la
voix rendue nasillarde poursuit :
–  En revanche, nous allons bientôt reconnaître la Croatie où
la France compte ouvrir une ambassade. Un poste d’attaché de
Défense va y être créé. On a interrogé les fichiers informatisés
d’où l’on a extrait les noms de 300 candidats potentiels. Après
une première sélection, on en a sorti 30, nombre que l’on a fina-
lement réduit à 3 candidats. Vous êtes numéro un sur la liste…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Ah ! Mais, mon colonel, veuillez avoir l’obligeance d’éclai-


rer ma lanterne. Je suis trop vieux pour Bonn mais suffisamment
jeune pour la Croatie, c’est bien cela que je dois comprendre ?
–  Oui, parce qu’en fait, il faut cumuler plusieurs conditions
restrictives, par exemple avoir déjà servi dans un poste des pays
de l’Est, être qualifié « renseignement », être linguiste…
Ben voyons… Sans doute n’est-ce qu’un hasard si les can-
didats se bousculent en ce qui concerne la capitale allemande
mais sont nettement moins nombreux s’agissant d’un pays en
guerre… Montrant quelques signes d’impatience, le képi télé-
phonique insiste :
–  Alors, cela vous intéresse ?
–  Effectivement. Vous me donnez un délai de réflexion ?
–  Vingt-quatre heures, pas plus.
–  Bien, mon colonel.
Il en faudra moins que ça au vieux soldat pour peser le pour
et le contre. Quelques heures plus tard, il rappelle l’officier
supérieur :
–  D’accord, je prends. C’est pour quand ?
–  Je ne sais pas. Cela peut être dans quinze jours comme
dans trois mois. La seule chose que je peux vous dire, c’est
que l’affaire est lancée. Considérez que c’est fait en ce qui vous
concerne.
L’ambassade est portée sur les fonts baptismaux à l’occa-
sion de la fête nationale le 14 juillet, l’affectation prend quant à
elle effet en septembre. Reste qu’avoir l’intention de se rendre
à Zagreb est nettement plus facile que de concrétiser ladite
intention depuis Baden-Baden. Une première solution consiste
à prendre la direction de Roissy afin d’attraper un vol à destina-
tion de la capitale croate. Autre possibilité, le train. À Strasbourg,
un fonctionnaire de la SNCF commence par avouer ignorer où
se situe Zagreb. Après s’être renseigné, il suggère finalement un
itinéraire traversant la Suisse, imposant deux correspondances
et d’une durée totale de 24 heures. C’est finalement à la gare de
Baden-Baden que Pierre Bach résout son problème avec l’aide
d’un employé de la Deutsche Bundesbahn :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Qu’est-ce que vous allez faire à Zagreb ? Il y a la guerre,


là-bas !
–  Oui, je sais. Mais il faut que j’y aille…
–  Directement depuis Baden ? Pas de problème. Vous prenez
le train demain matin à 8 heures, vous allez directement à
Munich sans changement. À Munich, vous avez une heure et
demie d’attente avant de prendre au quai n° 4 un train direct
Munich-Zagreb. Départ de Munich vers 16 heures, arrivée à
Zagreb vers 21 heures.
Ah ! la proverbiale efficacité allemande…

Balbutiements français dans les Balkans

Pierre Bach débarque finalement dans la capitale croate le


15 septembre 1992, il y a été précédé de quelques jours par
l’attaché de Défense, le colonel Ledeuil. Là où il n’existait qu’un
consulat en cours de déménagement vers d’autres cieux, il s’agit
de mettre une ambassade sur pied de guerre. Pour l’heure, tout
est sens dessus dessous, des cartons encombrent les locaux.
Finalement, les deux hommes se voient royalement affecter
un petit réduit meublé à la spartiate en tout et pour tout de
deux petites tables ainsi que d’un téléphone ! L’argent, lui, fait
défaut, les crédits tardent à pointer le bout de leurs billets, la
règle plus que l’exception, un mal bien français. Au chapitre des
transports, un break Renault 21 est certes disponible mais cette
magnificence a une durée de vie très limitée : en inaugurant son
carrosse, l’attaché de Défense refuse la priorité à un tramway.
Les dégâts sont plus spectaculaires qu’importants, la réparation
pourrait ne prendre que quelques jours. Mais voilà : la société
Renault est encore mal implantée en Croatie, les pièces de
rechange manquent, on doit en désespoir de cause les faire venir
d’Autriche. Trois semaines à un mois de délai. Entretemps, la
première tranche de crédits, soit 20 000 francs, daigne faire une
apparition inespérée ; elle est quasi instantanément engloutie
dans la location d’un véhicule, une voiture pourtant des plus

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

modeste puisqu’il s’agit d’une Opel Kadett. Cette situation


bancale perdure jusqu’en novembre, époque à laquelle une
remplaçante est amenée à pied d’œuvre par voie maritime, nous
y reviendrons.
Finalement, une pièce de grandes dimensions est affectée
au poste de l’attaché de Défense, le premier des douze travaux
d’Hercule consiste donc à requérir d’une entreprise croate
qu’elle installe des cloisons antibruit afin de découper l’espace
en trois parties inégales par ordre hiérarchique décroissant :
le bureau du « patron », le bureau du secrétaire, en l’occur-
rence Pierre Bach lui-même, et enfin un petit local réservé au
chiffre. Immédiatement surgit un premier problème d’impor-
tance. Les locaux doivent être réglementairement fermés par
une porte blindée. Une commande est effectuée en urgence
mais les services douaniers cabotinent. Résultat : deux mois
de délai. Une armoire blindée et un coffre-fort subissent le
même sort voire plus si affinités : qui peut certifier que les
« services » adverses n’en ont pas profité ? En attendant, soixante
jours durant, les documents classifiés errent en peine de cette
protection dont ils sont accoutumés à avoir le privilège. Les
portes intérieures, elles, sont équipées de sûretés à compteurs.
Le principe en est simple. À chaque ouverture, un compteur
intrinsèque à la serrure est automatiquement incrémenté d’une
unité. Ergo, lorsque l’on ouvre la porte pour la première fois de
la journée à l’aurore, le compteur doit afficher le nombre de la
veille au soir augmenté du chiffre un, ce dernier correspondant
à la manœuvre matinale. Dans le cas contraire, il y a du souci à
se faire…
Deuxième problème majeur : comment se procurer du
mobilier dans un pays en guerre ? Système français, débrouil-
lez-vous ! Reste que malgré le conflit, les Croates demeurent
un peuple industrieux et plein de ressources. Une secrétaire de
l’ambassade fait remarquer qu’une exposition a justement lieu
dans la capitale, elle l’a lu dans la presse locale. Eurêka ! Aussitôt
dit, aussitôt fait. Pierre Bach s’y rue et lie langue avec une brave
dame tenant un stand où elle propose du mobilier sur catalogue.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Qui plus est, la tenancière parle allemand ! Elle prétend exercer


le noble métier de designer et accepte de se rendre sur place
afin d’examiner le problème puis de rédiger un devis avec
plan à l’appui. Ne subsiste que l’épineuse question du finance-
ment. Car le temps presse. S’ils ne sont pas dépensés avant le
31 décembre, les crédits généreusement attribués par l’admi-
nistration française ne seront pas reconduits l’année suivante,
ils doivent donc être rapidement consommés. Mais le mobilier
n’est pas en stock et doit être importé d’Italie, ce qui impose un
délai supplémentaire. Comment faire ? Pierre Bach propose à la
commerçante éberluée cet arrangement inespéré :
–  Je vous fais confiance, je vous paye le mobilier immédiate-
ment rubis sur ongle et vous me livrerez ultérieurement dès que
vous le pourrez !
Un deal en or car dans le milieu, il est nettement plus courant
d’éprouver les pires difficultés à se faire régler après la livrai-
son… Troisième problème, celui de l’informatique, une nou-
veauté pour Pierre Bach peu accoutumé, jusque-là, à côtoyer
ces machines de plastique et de silicium. Il faut tout d’abord
attendre patiemment l’attribution d’une tranche de crédit afin
de financer l’acquisition. Acheter, d’ailleurs, oui, mais où ?
Faire venir les équipements de France coûte cher, très cher,
trop cher. Coup de chance, un informaticien bon camarade de
Pierre Bach est momentanément détaché auprès de la Force
de protection des Nations unies. Il en a monté l’ensemble du
système informatique en achetant tout le matériel à Zagreb
auprès d’une société capable d’ajuster les équipements aux
desiderata du client. Bingo ! Une solution ne présentant que des
avantages : la facture est moins salée, la société croate assure la
maintenance et, the last but not the least, il est possible de payer
en devise locale. Pourquoi est-ce si important ? Tout simplement
parce qu’ainsi, cela ne coûte rien au contribuable français. Car
le coffre du comptable à l’ambassade regorge de cette monnaie
de singe inutilisable sauf à être dépensée sur place ; les deman-
deurs de visas sont en effet priés de verser une obole équivalant
à cent francs français. Payer les ordinateurs se limite donc à un

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

jeu d’écritures totalement indolore. Que ferait-on, sinon, de ces


montagnes de biffetons couleur locale perdant toute valeur dès
la frontière franchie ? Une commodité dont Pierre Bach appren-
dra vite à user puis à abuser…
Dans les premiers temps, l’effectif militaire se limite à deux
hommes, à savoir l’attaché de Défense et son secrétaire. En l’ab-
sence de chiffreur, c’est le secrétaire en question qui y pourvoit.
Lorsque de surcroit le chiffreur aux ordres du ministère des
Affaires étrangères est absent, la panne est interdite sauf à avoir
recours à une manière de hotline avant l’heure en alertant les
services parisiens concernés via une banale ligne téléphonique.
Les débuts sont donc difficiles et excluent toute prétention à
consacrer ne serait-ce qu’un peu de temps aux tâches de rensei-
gnement pourtant censées représenter l’attribution prioritaire
de Pierre Bach. Autant dire que l’arrivée même tardive d’un
chiffreur made in ministère de la Défense est saluée comme il
se doit. Déchargé de cette corvée contraignante, libéré de la
réunion générale quotidienne à vocation purement politique,
Pierre Bach fourbit ses armes. Reste que certaines obligations
sont inévitables, des obligations qui ne présentent néanmoins
pas toutes un caractère rébarbatif, loin s’en faut.

La croisière s’amuse

Une imposante coque grise longue de 168 mètres affichant


un déplacement en charge de 12 000 tonnes : le navire a fière
allure. Il bat pavillon chilien et a été baptisé Sargento Aldea, du
nom d’un héro national ayant combattu lors de la guerre du
Pacifique contre le Pérou en 187913. C’est un véritable couteau
suisse de la projection de puissance. Catégorisé en tant que
Transport de chalands de débarquement (TCD), le Sargento
Aldea est capable d’accueillir dans son radier (sorte de bassin

13.  Jean-Louis Venne, « La France cède la Foudre et trois chalands à la


marine chilienne », Mer et Marine, 24 décembre 2011.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

intérieur) toute une gamme de bâtiments légers permettant de


mettre à terre des fantassins, des blindés ou du matériel en vue
d’accomplir une palette de missions allant du transport opéra-
tionnel à l’évacuation de ressortissants en passant par le soutien
logistique. Sans oublier, bien entendu, la politiquement correcte
action humanitaire. En sus de son équipage, le navire peut loger
500 soldats sous la houlette de leur propre état-major. Mais
bien avant d’arborer l’étendard sud-américain, ce sont les trois
couleurs que ce TCD-ci a fièrement montrées sur toutes les
mers du globe. Car le Sargento Aldea n’est autre que l’ex-Foudre,
admis en service actif le 7 décembre 1990 dans les rangs de la
marine nationale.
Or donc, en novembre, Pierre Bach reçoit de son colonel de
chef les instructions suivantes :
–  Le TCD la Foudre fait escale pendant 48 heures au port
de Split. Le pacha a réclamé une certaine somme en monnaie
locale. Il faut la lui livrer. Vous irez donc à Split par avion. De
là, un véhicule d’une unité française vous prendra en charge et
vous transportera de l’aéroport au port.
La marine nationale sait recevoir, c’est une évidence qu’il
serait futile de nier. Après la présentation au pacha, le com-
missaire de bord, un militaire frappé d’un grade équivalent à
celui de major dans l’armée de terre, se fait à la fois un devoir
et un plaisir de cornaquer son invité. L’hôte est logé dans
une cabine ordinairement réservée aux officiers supérieurs,
ce n’est certes pas le Crillon mais quand même ! Finalement,
le navire ne reste à quai que 36 heures durant. Au moment
d’appareiller, catastrophe : il manque un homme à l’appel
du large. Fiévreusement, des équipes descendent à terre qui
entament aussitôt les recherches. Une chasse qui ne durera au
final que deux petites heures, le temps de retrouver, dans une
boîte de nuit, le mataf fautif quelque peu éméché… Enfin, la
longue coque grise s’éloigne majestueusement du quai, cap
sur Rijeka. Après l’inconsistance humaine, voilà que la méca-
nique a l’outrecuidance de trahir son marin : alors que Pierre
Bach est en train de visiter la salle des machines, un des deux

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

moteurs s’étrangle, filtre à gasoil encrassé. Une déficience qui ne


manque pas d’inquiéter le chef mécanicien car aucun filtre de
rechange n’est immédiatement disponible et les deux filtres ont
été changés en même temps, ce qui laisse augurer d’une panne
analogue sur la pièce jumelle. Pendant que le navire continue sa
croisière à petite vitesse, une poignée de ces tâcherons peuplant
les entrailles d’acier se voit contrainte de démonter le tamis
fautif afin de le nettoyer à grands coups d’air comprimé. Encore
du retard : fortunes et infortunes des gens de mer ! Quoi faire
pendant ce temps ? « En Provence, le soleil se lève deux fois,
le matin et après la sieste », un dicton d’Yvan Audouard que le
terrien d’eau douce toléré en ces prestigieux lieux salés applique
scrupuleusement. Sauf qu’en mer, la sûreté a ses raisons que
l’indolence ignore. Pierre Bach vient à peine de s’abandonner
langoureusement dans les bras de Morphée qu’une cacophonie
stridente retentit sans crier gare. Alerte incendie. Mais le digne
représentant de l’armée de terre n’a pas pris connaissance des
consignes, il laisse passer l’orage et ne tarde pas à se rendormir
du sommeil du juste. Plus tard, « on » lui en fera grief…
Reste que partout où il a l’audace de traîner ses guêtres,
la préoccupation principale de tout secrétaire d’attaché de
Défense bien né demeure l’acquisition du renseignement aux
dépens du pays hôte. À fond de cale est entassé un bataillon de
fantassins qui a dépêché sur la passerelle un détachement muni
de jumelles avec pour mission d’assurer une veille de cabotage ;
Pierre Bach se joint volontiers à eux. Justement, les guetteurs ont
repéré sur la côte des véhicules qu’ils peinent à identifier. Il ne
faudra qu’un instant au vieux briscard du renseignement pour
reconnaître des Tatra 813 d’origine tchécoslovaque côtoyant
des MAN aimablement cédés aux Croates par les forces armées
allemandes.
La Foudre accoste finalement à Rijeka en début de soirée, il
est temps de récupérer le reliquat des devises et de mettre les
voiles avec une nouvelle monture. Car bonheur ineffable, l’éta-
blissement régional du matériel sis à Versailles a fait embarquer
sur le navire une Renault 21 destinée au bureau de l’attaché

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

de Défense. Elle est en livrée de la Force de protection des


Nations unies et pleine comme une huitre, surchargée par un
train de pneus « hiver » surnuméraire, des chaînes à neige, un pot
d’échappement de rechange et tutti quanti. Mais ayant repris
le contact avec le plancher des vaches, les fantassins ont formé
un convoi dont le chef décide souverainement de passer la nuit
à Rijeka avant de s’aventurer le lendemain sur les routes dan-
gereuses de Croatie. Un arrangement qui ne convient guère à
Pierre Bach ; il le dit sans détour avant de faire sécession :
–  On m’attend à l’ambassade.
–  Mais vous allez circuler dans une zone non sécurisée !
–  Écoutez, j’effectue ce parcours quasiment deux fois par
semaine, je connais parfaitement l’itinéraire, il n’y a aucun
risque. Quoi qu’il en soit, il me faut être à Zagreb ce soir, j’ai du
courrier urgent pour l’ambassadeur. À la limite, si vous l’exigez,
je vous signe une décharge mais je ne peux pas rester avec vous.
Du courrier urgent pour l’ambassadeur : un mensonge diplo-
matique ayant valeur de sésame omnipotent apte à foudroyer
sur place la moindre entrave hiérarchique. Deux heures plus
tard, Pierre Bach a regagné ses pénates sain et sauf à la grande
joie de son colonel de chef, un colonel heureux de disposer enfin
d’un véhicule de fonction sans bourse délier ou presque. Reste
que la vie d’un secrétaire d’attaché de Défense dans une Croatie
en guerre n’est pas toujours empreinte d’une telle placidité.

Là-haut sur la montagne, au son du canon

Tomislavgrad, petite bourgade de Bosnie-Herzégovine


rassemblant à peine plus de 5 000 âmes. Elle est perchée sur
un plateau situé à 850 mètres au-dessus du niveau de la mer
et ceinturée par des sommets enneigés l’hiver, dont le mont
Plocno qui culmine à 2 298 mètres. Ce n’est certes pas le
mont Blanc mais on s’y croirait, d’autant plus que les altitudes
environnantes portent la dénomination d’Alpes dinariques. Le
charme de la contrée est réel et doit beaucoup à la présence de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

deux lacs. Mais c’est aussi un charme dont les belligérants, en


cette année 1995, se foutent éperdument, tout occupés qu’ils
sont à s’entretuer.
Ce jour-là, le major Pierre Bach a pour compagnon d’équi-
pée le commandant Bristiel, quelqu’un, et c’est plus rare qu’on
ne l’imagine, qui sait sur le bout de ses doigts ce que le mot
« renseignement » veut dire. Ancien sous-officier tombé très
jeune dans la marmite du 54e régiment de transmissions, une
unité capable de percer les secrets de l’ennemi en interceptant
ses communications radio comme ses signaux radars, c’est
aussi un homme qui n’a pas froid aux yeux, qualité indispen-
sable dès lors qu’il s’agit d’exercer l’art délicat de l’espionnage
militaire dans un pays en proie à une guerre civile. Le com-
mandant Bristiel a été détaché auprès de l’ambassade pour une
durée de six mois. Dans l’immédiat, les deux militaires français
ont résolu d’aller traîner les roues de leur carrosse non loin de
Tomislavgrad car, ils le savent, il y a là une ligne de front fluc-
tuante où les combats font rage. Et puis, on y a remarqué un
drôle de trafic : de nombreuses voitures civiles vont et viennent
qui arborent des immatriculations venant de toute l’Allemagne,
Cologne, Francfort, Karlsruhe, Munich, Stuttgart, etc. Bizarre,
vous avez dit bizarre… Il faut en avoir le cœur net.
À l’approche de la zone dangereuse en sortant de la grosse
bourgade, les deux hommes font profil bas, la prudence est de
mise. Un premier carrefour, un premier contrôle, les sentinelles
tournent le dos. Comment faire ? Par la ruse. Pierre Bach est à
la manœuvre :
–  Mon commandant, on attend l’arrivée d’un camion et dès
qu’il nous dépasse, on se colle dans son sillage. On y va au culot !
–  Chouette ! Enfin un peu d’animation…
Aussitôt dit, aussitôt fait. Reste que, si l’on en juge aux grands
gestes qu’elles font, les sentinelles en faction semblent avoir
moyennement apprécié, le retour risque d’être chaud… Le son
du canon, lui, enfle jusqu’à saturer l’espace sonore. En fait de
canons, c’est une batterie de BM-21, des lance-roquettes mul-
tiples genre « orgues de Staline », qui tire une salve vers le nord

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

depuis un village situé à quelques kilomètres de Tomislavgrad.


Puis c’est le silence, les tubes ont craché toutes leurs fusées,
les artilleurs croates s’affairent à les recharger. Des artilleurs
qui ne cherchent nullement à arrêter le véhicule français, ils
répondent même aux gestes amicaux des deux espions en
grande vadrouille qui décident de pousser leur chance dans
ses derniers retranchements. Bientôt, une autre salve se rue à
l’assaut du ciel dans un bruit de tonnerre, s’en allant semer la
mort 19 kilomètres plus loin, en limite de portée, derrière une
crête barrant l’horizon. « Quand tu es arrivé au sommet de la
montagne, continue de grimper », énonce un proverbe chinois :
ce proverbe-là, les deux hommes sont bien décidés à le mettre
en pratique. Bientôt, un deuxième village, un deuxième poste de
contrôle aussi. La barrière est levée, des véhicules civils entrent,
d’autres sortent. La berline de l’ambassade se mêle au trafic,
passe sans coup férir, personne ne lui fait barrage. Un peu plus
loin dans la bourgade, une foule d’individus manifestement
enjoués s’agite de-ci, de-là. Dans les rues, des débris fument
encore, sans doute quelques roquettes sont-elles tombées un
peu court. Vers le nord, un tunnel s’enfonce dans la montagne,
menant à une autre vallée par-delà les sommets. Mais la rue est
barrée, pas moyen d’aller plus loin. Et puis les regards se font
pesants, suspicieux, parfois hostiles, Pierre Bach sent le danger :
–  Le coin est malsain, on a vu ce que l’on voulait voir, il
vaudrait mieux faire demi-tour et nous éclipser !
–  Je n’en pense pas moins, on va prendre cette rue-là…
Bingo : dans cette rue-là justement stationnent deux magni-
fiques GBC-8KT, des camions Berliet de l’armée française
arborant en l’occurrence des numéros d’immatriculation témoi-
gnant de leur appartenance à la Hrvatsko vijece obrane (HVO),
autrement dit les Forces armées de l’éphémère République
d’Herceg-Bosna (entité territoriale de Bosnie-Herzégovine
peuplée de Croates). Les engins apparaissent être en parfait état
de marche, aucune bosse, pas la moindre égratignure ne dépare
leur magnifique livrée kaki. D’où viennent-ils ? Ont-ils été cédés
par les Français ou volés par les Croates ? Mystère… Vite, faire

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

quelques photos, relever les numéros d’immatriculation, le tout


sans perdre une seule seconde car cela sent le roussi. Retour par
le même itinéraire qu’à l’aller. Ce n’est pas vraiment prudent,
loin de là, mais pas vraiment le choix. Première mauvaise
surprise : à l’entrée du village, la barrière est cette fois-ci baissée
et des sentinelles sont là qui apparaissent attendre les deux
Français de pied ferme. Le commandant Bristiel parle la langue
de Dostoïevski, il commence à baisser sa vitre. Avant qu’il ait
eu le temps d’en placer une, Pierre Bach se hâte de lui clouer le
bec :
–  Attendez, ce n’est sans doute pas le moment de les apos-
tropher en russe ! Cela peut être mal vu… Il est très certaine-
ment préférable de baragouiner anglais ou en allemand.
Comme de fait, c’est dans la langue de Goethe que se
poursuit la conversation :
–  Qui êtes-vous ?
–  Nous sommes français et appartenons à l’ambassade de
Zagreb. Voici ma carte d’identité diplomatique. Nous avions
une affaire à régler dans la région…
–  D’accord mais ne restez pas trop longtemps, c’est dange-
reux. Où allez-vous maintenant ?
–  Vers Tomislavgrad.
–  Cela tombe bien. Vous avez de la place dans votre voiture ?
J’ai deux lieutenants qui doivent également s’y rendre. Est-ce
que vous pouvez les prendre en stop ?
–  Pas de problème. En revanche, notre coffre est plein à ras
bord !
Les deux officiers s’entassent à l’arrière avec armes et
bagages. En matière de renseignement, il n’y a pas de petit
profit : Pierre Bach y voit là une occasion à ne pas dédaigner, il
s’emploie à les faire parler :
–  D’où êtes-vous ?
–  On vit en Allemagne et on est venu faire une période de
service actif ici.
Pierre Bach comprend instantanément. Les immatricula-
tions allemandes, c’est cela ! Les belligérants du cru accueillent

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

volontiers ces enfants de la diaspora installés outre-Rhin et


qui estiment devoir payer de leurs personnes avant de retour-
ner à leurs vies « normales », celles qu’ils mènent dans ce pays
d’accueil à la langue minée de consonances gutturales. Les
deux militaires croates ne jouent cependant le jeu que jusqu’à
un certain point, se montrant prudents et discrets dès lors que
les sujets qui fâchent sont abordés. Ils demandent à descendre
non loin d’un estaminet alors que leur destination finale, les
deux Français s’en doutent, est une caserne toute proche. Des
Français qui ne sont cependant pas au bout de leurs peines car
le véhicule à plaques diplomatiques se voit dans l’obligation
d’emprunter à nouveau la route barrée par ce premier contrôle
superbement ignoré au grand dam des sentinelles. Le comité
d’accueil s’est depuis renforcé, il y a là une voiture de la police
civile ainsi que deux véhicules portant l’estampille de la police
militaire. Le ton est cordial mais ferme :
–  Qui êtes-vous ?
–  Des membres de l’ambassade de France à Zagreb.
–  Tout cela est bien joli mais ici, vous êtes en Herceg-Bosna,
pas en Croatie !
–  Je n’ai vu aucun panneau l’indiquant…
–  Si, si, si. Et vous n’êtes pas habilité à circuler dans cette
zone. Si vous voulez y pénétrer, faites une demande officielle
auprès du ministère de l’Intérieur. S’ils donnent leur accord,
alors vous pourrez revenir et on vous emmènera où vous
voudrez.
–  Bon, on va faire comme cela.
S’ensuit un raccompagnement à la « frontière » avec une
voiture de police devant et une autre derrière. Ce n’est qu’une
fois revenus à l’ambassade que les deux compères d’équipée
prennent finalement connaissance d’informations leur permet-
tant de remettre les événements en perspective. Les Croates
avaient bel et bien repoussé les Serbes par-delà la crête, leur
infligeant au passage un revers cinglant, raison pour laquelle les
« soldats » rencontrés faisaient preuve d’une certaine allégresse.
Qui plus est, entre Tomislavgrad et le front, une navette de

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

voitures civiles, pour la plupart immatriculées en Allemagne,


avait été organisée afin d’acheminer sur place relève et renforts.
Un pis-aller rendu obligatoire par un manque criant de moyens
logistiques aptes à assurer le transport des troupes…

Il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire !

Sous la casquette à feuilles de chêne, un visage carré, un


menton en galoche, des yeux profondément enchâssés dans les
orbites qui dardent un regard perçant, des cheveux courts d’un
noir de geai tirant sur le poivre et sel l’âge venant, coupés en
brosse à la mode militaire, bref, une belle gueule de reître, un
mot que le Petit Larousse illustré définit en ces termes : « soldat
brutal, soudard ». Un soudard ? C’est à chacun d’en juger. Sans
doute lui a-t-il en revanche très certainement fallu à l’occasion
faire preuve de brutalité pour avoir déroulé la carrière dont
il s’enorgueillit. Cela lui a-t-il été difficile ? On a du mal à le
croire tant les attitudes qu’il adopte volontiers témoignent
d’une dureté d’âme peu commune, d’une volonté farouche de
parvenir à ses fins, d’une détermination sans faille. Et puis « il
n’y a pas de fumée sans feu », énonce un adage populaire usé
jusqu’à la corde car effrontément galvaudé. Galvaudé certes
mais en l’occurrence, une condamnation par le Tribunal pénal
international pour l’ex-Yougoslavie à 24 ans de prison aux
motifs de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité,
même si la condamnation en question a finalement été annulée
en appel au mois de novembre 201214, composent un curriculum
vitæ plus que suffisant pour, à tout le moins, raviver les braises
de la suspicion.
Né le 12 octobre 1955 dans une Croatie alors rattachée à la
République fédérale socialiste de Yougoslavie, Ante Gotovina a
moins de 20 ans lorsqu’en 1973 il s’engage à la Légion étrangère

14.  « War Crimes Tribunal Overturns Convictions of Two Croatian


Generals », The Associated Press, 16 novembre 2012.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

française sous le pseudonyme d’Ivan Grabovac. Pas n’importe


où : il décroche l’insigne honneur d’intégrer les rangs du 2e
régiment étranger de parachutistes et n’y tarde pas à forcer la
porte du club très fermé des commandos de recherche et d’action
dans la profondeur, ancêtres des commandos-parachutistes
de l’actuelle 11e brigade. Il passe cinq ans à la Légion, en sort
avec le grade de caporal-chef et nanti de la nationalité française.
Mais lorsqu’éclate le conflit yougoslave, il revient à ses racines
croates et rejoint en tout premier lieu la garde nationale, proto-
type succinct de ce que seront plus tard les forces armées d’une
contrée en passe d’être promue au rang de nation à part entière.
Il fait tant et si bien que son ascension hiérarchique est d’une
fulgurance inouïe. Sans aucun doute à cause de l’excellente for-
mation militaire dispensée par les forces armées hexagonales,
l’ancien caporal-chef est bombardé colonel en 1992 et se retrouve
général de division en 1994 puis général de corps d’armée l’année
suivante ; il commande le district militaire de Split et est nommé
inspecteur général de l’armée croate. Du jamais-vu, sauf peut-
être en ex-Yougoslavie en ces temps troublés.
Car ils sont nombreux, les ex-légionnaires, à se refaire une
virginité professionnelle dans les Balkans. Il y a Ante Gotovina,
bien entendu, mais aussi Ante Roso dont la notice biogra-
phique s’apparente à un gruyère où les trous domineraient au
détriment de la substance nourricière à texture grasse. On sait
seulement qu’il aurait, entre mai et août 1991, commandé le
bataillon Zrinski, une unité spéciale du ministère de la Défense
croate. En novembre 1993, on le retrouve commandant en chef
de la HVO (Forces armées d’Herceg-Bosna) avec le grade de
colonel-général ; il avait quitté la Légion étrangère française seu-
lement nanti des chevrons de sergent-chef… Citons aussi, entre
autres, Zvonimir Skender, numéro deux de la garde présiden-
tielle croate après avoir été, à Djibouti, lieutenant-colonel dans
les rangs de la 13e demi-brigade de légion étrangère française15.

15.  « Croatie – Les opérations des anciens légionnaires », Le monde du


Renseignement n° 407, 7 juin 2001.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Pierre Bach comprend très vite l’avantage qu’il y a à être intro-


duit dans le cercle pas trop restreint des ex-légionnaires hexa-
gonaux poursuivant leurs carrières respectives sous d’autres
cieux car, vestige de leurs anciennes allégeances, ces hommes ne
sont pas avares d’informations parfois croustillantes. D’autant
moins avares que ce sont parfois eux-mêmes qui se présentent
de leur plein gré à l’ambassade afin de prendre contact avec
l’attaché de Défense. C’est notamment ce que fait un ancien
commandant qui, du jour au lendemain, s’est vu décerner à la
hussarde ses étoiles de général. De quoi faire pâlir d’envie tous
les képis franchouillards végétant en deuxième section avant de
rejoindre ces cimetières remplis à craquer, comme chacun le
sait, de grenouilles suffisamment infatuées pour avoir un jour
caressé l’espoir d’être indispensables. L’ancien commandant
en question est-il en retraite ? A-t-il été mis en disponibilité à
sa demande ? Mystère… Tout aussi mystérieux est le cas de
quelqu’un se présentant comme un ancien colonel de la Légion
répondant au doux nom de Philipovitch. Pierre Bach en entend
parler et ce qu’il en entend dire le convainc de rester prudent :
l’homme, dit-on, appartiendrait à une espèce de service secret.
Outre les ex-légionnaires, on rencontre aussi ponctuellement
dans ces guerres balkaniques certains personnages pittoresques
hauts en couleurs, tel cet ancien barman bombardé comman-
dant d’une brigade, soit 2 500 à 3 000 hommes, ou encore cet
autre commandant de brigade se vantant d’avoir auparavant
porté la soutane… L’histoire ne dit pas si, perverti par la cruauté
ambiante, il a fait sienne la devise qu’Arnaud Amaury, légat du
pape lors du siège de Béziers en juillet 1209, lance à ses troupes
lorsqu’on lui demande comment distinguer les chrétiens des
hérétiques cathares : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » !
Ante Roso, lui, n’a rien d’un Philipovitch, il n’éprouve nul-
lement le besoin de rester dans l’ombre. Il ne fait aucune dif-
ficulté à accepter le principe d’une rencontre le jour où Pierre
Bach sollicite une entrevue. Car une rumeur insistante circule,
il se murmure que l’ex-sergent-chef de la Légion se serait
vanté de pouvoir « récupérer » un avion de transport américain

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

quadriturbopropulseur C-130 Hercules pour la modique


somme d’un million de dollars, ce qui est quasiment donné. Et
puis l’homme, malgré le refus de Paris, s’est longtemps accroché
à l’idée d’acquérir des FAMAS (Fusil d’assaut de la manufac-
ture d’armes de Saint-Étienne) français afin d’en équiper ses
troupes. Il s’est ensuite ravisé pour des raisons qu’il pourrait
être intéressant de connaître. Lorsqu’il soulève ce dernier point,
Pierre Bach s’entend répondre :
–  De toute façon, le FAMAS n’est pas terrible. Et puis c’est
une arme beaucoup trop chère. Pour le prix d’un FAMAS, je
peux avoir une demi-douzaine de Kalachnikov russes ou deux
M16 américains. Je peux aussi me fournir en G3 allemands ou
en Beretta italiens, aucun problème. Donc maintenant, je ne
demande plus rien aux Français !
Une historiette à méditer sous l’angle « de l’influence fran-
çaise dans les Balkans et des moyens de la favoriser »… Une
fenêtre d’opportunité s’était pourtant ouverte au tout début du
déchirement yougoslave, à une époque à laquelle les Croates
avaient toutes les peines du monde à se fournir en armes légères.
Lorsque les Serbes se sont retirés en effet, ils ont pris soin de
désarmer toutes les unités restant sur place, la police seule
conservant quelques rares armes individuelles. D’où une disette
congénitale ayant eu pour conséquence, entre autres, d’élever
les trafiquants entre l’Italie et la côte dalmate au rang et à la
dignité de héros nationaux…

Des bribes d’informations glanées ici et là…

Dans le combiné, une voix métallique annonce un texte


confinant au surréalisme : « les oiseaux sont au nid. Aujourd’hui,
cela a beaucoup chanté dans les ramures ». La nuit est déjà bien
avancée lorsque Pierre Bach, éreinté par une longue journée à
arpenter les routes croates et plus si affinités, pose à la diable
son baluchon de barbouze itinérante. Mais il est dans les forces
armées hexagonales un impératif, une règle d’or, un dogme

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

tellement ancré sous les képis qu’il en ravale la Sainte-Trinité au


rang d’épisode insignifiant : aussi las que l’on soit, l’on se doit
de sacrifier à la religion du compte-rendu. Reste qu’en terre
étrangère et lorsque pèse l’omniprésente menace de l’espion-
nage adverse, en dire trop est un des sept péchés capitaux.
D’où le recours, convenu à l’avance, à deux phrases codées
signifiant que l’on est bien rentré au bercail et que la moisson
d’informations croustillantes a été abondante. Et ces jours-ci,
cela a, au propre comme au figuré, véritablement chanté dans
les ramures…
Des arbres arrachés, des voitures soufflées comme des fétus
de paille, des débris retrouvés jusque dans la banlieue de Zagreb
pourtant distante de quinze kilomètres à vol d’oiseau : lorsque le
7 avril 1994 un dépôt de munitions situé non loin de la capitale
est ravagé par un incendie, le Premier ministre croate, Nikica
Valentic, emploie le mot de « catastrophe ». Il y a de quoi. Alors
qu’un premier bilan provisoire fait état d’une quinzaine de
blessés, le chef du gouvernement ne manque pas de rappeler
que nombre d’employés sont encore portés disparus. Pensez
donc : les explosions se succèdent une après-midi entière. Pour
un espion, une crise est avant tout un champ d’opportunités
qu’il est urgent d’exploiter. Justement. Pierre Bach cherche
depuis longtemps à établir si oui ou non l’armée croate possède
des obusiers au calibre de 203 mm. À quelque chose malheur
est bon : peut-être cette tragédie-là lui offrira-t-elle la réponse
sur un plateau ?
Les investigations commencent pourtant sous de funestes
auspices. Lorsqu’en début d’après-midi du 7 avril il aborde la
zone sinistrée après s’être infiltré en empruntant des chemins
de traverse, Pierre Bach ne peut que battre en retraite car dans
les ramures vrombissent encore de drôles d’oiseaux métalliques,
en l’occurrence des éclats d’obus. Puis pompiers et policiers
investissent l’endroit, rendant de ce fait illusoire toute préten-
tion à cette discrétion qui sied aux espions. Retour le lende-
main sur des lieux où règne une agitation décidément moins
frénétique. Et là, surprise : des munitions entières jonchent le

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sol qui ont été projetées tous azimuts par la violence des explo-
sions. La majorité des obus est au calibre de 155 mm mais il y a
aussi, dans le lot, quelques projectiles accusant sous la toise un
diamètre de 203 mm. Les appareils photo crépitent. Quelques
jours après, la Croatie requiert le plus officiellement du monde
une aide française afin d’effectuer une évaluation des dégâts ;
une équipe NEDEX (neutralisation des explosifs) composée
d’un lieutenant-colonel ainsi que d’un adjudant-chef est pres-
tement envoyée sur place. Plus tard, le sous-officier confirmera
avoir effectivement constaté la présence d’obus de 203 mm.
Jamais auparavant une telle observation n’avait été faite en
Croatie. Le renseignement sera confirmé lors d’une virée dans
le sud afin d’observer le développement d’une offensive serbe
présentée comme imminente. Pierre Bach aura alors l’occasion
de repérer, dans le lointain, des batteries croates équipées de très
gros obusiers courts et trapus, sans aucun doute une énième
déclinaison d’antiques pièces d’origine soviétique au calibre de
203 mm.
Tel est souvent le renseignement en ex-Yougoslavie : il n’a
rien, mais alors rien à voir avec le même art tel que pratiqué
en Allemagne de l’Est à l’époque radieuse de la faucille et du
marteau. Dans les Balkans, foin de cette profusion d’objec-
tifs à la teutonne, point de convois formés par des centaines
de véhicules se succédant à la queue leu leu, pas plus de ces
systèmes d’armes hypersophistiqués faisant la gloire de l’indus-
trie moscovite. Sinon embryonnaires, les forces armées croates
manquent quand même de ce foisonnement qui était la marque
de fabrique des spadassins communistes à la solde de Moscou.
Plus que jamais, les espions doivent s’armer de patience et
savoir mettre bout à bout des bribes d’informations un peu
comme on assemble un puzzle. Car lorsqu’en 1992 Pierre Bach
débarque à Zagreb, tout est à faire. Certes, une ambassade fran-
çaise avait existé à Belgrade mais elle avait été évacuée, seuls
un consul ainsi qu’un sous-officier étaient restés sur place, les
archives ayant quant à elles été détruites. Toutes les archives ? Il
existe à tout le moins l’espoir d’en récupérer une partie, c’est ce

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

que Pierre Bach croit comprendre à la faveur d’un déplacement


de l’attaché de Défense :
–  Je fais un saut à Budapest où je vais rencontrer mon homo-
logue nouvellement réinvesti à Belgrade. Il va me donner des
dossiers d’objectifs.
Trois jours plus tard, le colonel Ledeuil réapparaît les bras
encombrés d’un carton prestement détourné de son usage
initial car arborant le logo d’une célèbre marque de whisky. À
vue de nez, l’ensemble fait piètre impression :
–  Quoi, les dossiers de Belgrade tiennent là-dedans ? Mais
qu’est-ce que vous m’avez ramené ?
–  Eh là, ne tirez pas sur le pianiste, il fait ce qu’il peut. J’ai
pris ce que l’on m’a donné, c’est tout ce qui reste.
Mauvaise surprise : dans le carton, foin de ce divin breuvage
ambré à l’écossaise mais une foultitude de chemises pleurant
misère. Sur les couvertures sont certes portés des noms de
localités censées abriter des objectifs dignes d’intérêt mais le
contenu brille par son absence ! Heureusement, l’homologue
allemand de Pierre Bach, un Teuton bon vivant prénommé
Dieter, se montre très coopératif, la photocopieuse est abon-
damment mise à contribution.
En fait, 80 % du renseignement produit par le bureau de
l’attaché de Défense hexagonal en Croatie proviennent alors
d’une exploitation avisée de la presse ouverte. Celle-ci est en
particulier réalisée par un aspirant affecté en renfort pour
une raison très particulière : étudiant né de parents croates, il
a de toute éternité passé ses vacances scolaires à sillonner les
Balkans. Il est de ce fait parfaitement capable de passer pour un
habitant du cru à tel point que d’aucuns ne veulent pas croire
être en présence d’un Français. Il pousse le bouchon jusqu’à
se procurer une carte d’étudiant le rattachant à la faculté de
Zagreb. En termes d’espionnage, cela ressemble fort à ce que
l’on appelle une couverture, de ce type de couverture permet-
tant aux opérations discrètes de rester, comment dire, discrètes,
justement…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Par ailleurs, lorsque les Croates mettent sur pied une nouvelle
unité, ils convoquent séance tenante le ban ainsi que l’arrière-
ban des médias, sans aucun doute afin de favoriser une manière
de dissuasion à l’égard de l’ogre serbe. Pierre Bach le sait qui
s’arrange pour être invité aux réjouissances, par exemple à Split
le jour où l’étendard d’une nouvelle brigade interarmes est pour
la première fois déployé au vent ; pourtant, le matériel tel que
présenté est à peine suffisant pour prétendre équiper un batail-
lon, soit le quart de l’effectif d’une brigade. Il y a là, pêle-mêle,
des BMP-1, véhicules blindés de combat d’infanterie reconnais-
sables à leurs canons courts surmontés de missiles, d’antiques
chars de combat T-55, des véhicules de reconnaissance BRDM
ou encore quelques ZPU-4, affût antiaérien formé de quatre
mitrailleuses soviétiques de 14,5 mm. Le tout est complété par
une poignée de canons tractés au calibre de 23 mm en affûts
simples ou doubles. Parfois, un bricolage inattendu témoigne du
dénuement propre aux forces armées croates. C’est ainsi qu’en
l’absence d’engins militaires spécialisés, les véhicules porte-
chars sont de banals camions de travaux publics Mercedes à
la benne lestée pour des raisons d’adhérence et tractant parfois
péniblement des remorques civiles surchargées car conçues
pour accueillir ordinairement de frêles bulldozers.
Les maraudes campagnardes, elles, sont d’une efficacité
souvent aléatoire et le danger est omniprésent. Il n’est pas
rarissime qu’elles soient ponctuées par un épisode style vol
de projectiles au-dessus d’une voiture d’espions. C’est ce qui
arrive lorsque Pierre Bach, en l’occurrence accompagné du
colonel Ledeuil, l’attaché de Défense, décide un beau jour de
s’intéresser à une tour munies d’antennes ayant des formes inu-
sitées. L’infrastructure est entourée d’une clôture, la zone boisée
alentour est parsemée de pancartes d’interdiction, certains
sentiers sont barrés et gardés par des militaires. Un dépôt ? Une
unité très spéciale dotée de missiles ? Qu’est-ce que tout cela
cache ? L’installation est visible depuis la route voisine mais
se rapprocher impose d’emprunter un chemin forestier cail-
louteux. Les deux hommes s’arrêtent prudemment à environ

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

200 mètres de distance, là où un virage permet de mieux dissi-


muler le véhicule à la vue d’une éventuelle sentinelle : on n’est
jamais trop prudent. L’officier saisit la carte, tente de relever les
coordonnées au plus précis. Pendant ce temps, Pierre Bach a
ouvert sa portière et, brandissant un appareil photo muni d’un
téléobjectif, prend cliché sur cliché. Pas pour longtemps. Dans
le téléobjectif justement surgit un individu portant un uniforme
et armé d’une Kalachnikov, fusil d’assaut qui, c’est bien connu,
tient lieu d’argument décisif lorsque l’on a soi-même les mains
vides. Prestement, par réflexe, Pierre Bach regagne l’habitacle,
balance à la volée l’appareil photo sur les genoux d’un attaché
de Défense interloqué, enclenche la marche arrière et fait rugir
le moteur. C’est alors que le staccato caractéristique d’une
rafale d’arme automatique crépite. Pourtant, aucun impact ne
vient ponctuer la carrosserie. La sentinelle a-t-elle vraiment visé
le véhicule ? A-t-elle au contraire tiré en l’air ? Pas vraiment le
temps de s’attarder pour réfléchir là-dessus…
Presse ouverte, inauguration de chrysanthèmes, balades
d’aération mais aussi relations cordiales entre l’ambassade d’une
part et la Force de protection des Nations unies d’autre part.
Entre les deux, le courant passe, les renseignements itou. Une
amitié de bon voisinage mutuellement profitable car il y a des
endroits infréquentables par la Forpronu qui sont accessibles
aux militaires de l’ambassade ayant capacité à opérer attifés de
vêtements civils et réciproquement. Une autre source d’infor-
mations bien plus délicate à manier consiste à collecter soigneu-
sement les observations souvent effectuées par des personnels
ignorant tout de ce qu’est le renseignement, caractéristique que
partage la grande majorité des individus affectés aux tâches
administratives. Cela donne alors un dialogue de sourds, genre :
–  Alors, qu’est-ce que tu as vu ?
–  Je ne sais pas, c’était des engins avec des roues.
–  Oui, c’est assez souvent le cas s’agissant de véhicules
terrestres…
–  Ils étaient gros, ils étaient gros !

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Fais-moi un croquis. Quelle forme ils avaient ? Combien


de roues ?
–  Ah, c’était gros, c’était gros, je te dis !
–  Mazette ! Avec cela, on est bien avancés…
Parfois, la quête vire carrément au burlesque en sacrifiant
occasionnellement à la grande tradition française de l’histoire
belge. Belge, précisément, l’individu disant se prénommer
Daniel que Pierre Bach rencontre aujourd’hui prétend l’être.
L’objectif du jour est un massif montagneux, le Goré. Il est pour
l’heure occupé par les Serbes mais les Croates ont l’intention de
les en déloger. C’est ainsi que dans la conversation, Pierre Bach
lâche :
–  Les Croates ont l’intention d’aller nettoyer le Goré.
Il a alors la surprise d’entendre le Belge de service répliquer :
–  Par chez nous, on dirait plutôt qu’on va nettoyer le cochon !
Mais revenons aux choses sérieuses. Peut-on prétendre tirer
un bilan du séjour effectué par Pierre Bach en terre croate ?
Peut-on évaluer son intérêt en termes de plus-value apportée à
la connaissance des événements par les militaires hexagonaux ?
Prétendre le faire de manière globale serait présomptueux ; il est
en revanche une historiette qui en dit long à ce sujet et mérite
donc d’être contée. Elle débute en septembre 1993, époque à
laquelle le téléphone sonne à Zagreb. Depuis une année que
Pierre Bach est en poste, il a envoyé rapport sur rapport mais
n’a, à titre de félicitations, reçu que les bordereaux de récep-
tion signés par un de ces vagues sous-fifres sévissant dans les
tréfonds où se perd souvent le courrier adressé à l’adminis-
tration centrale parisienne. À l’autre bout du fil, une vieille
connaissance, l’adjudant-chef Souquet, figure de proue du 13e
régiment de dragons parachutistes avant de s’être fait happer
par la toute nouvelle Direction du renseignement militaire. Les
deux hommes se connaissent bien, s’apprécient même mais
pour l’heure, un soupçon de dépit pointe derrière la cordialité
de rigueur :
–  Qu’est-ce que tu fous à Zagreb, tu te la coules douce ?
Cela fait douze mois que tu t’y prélasses et nous n’avons rien

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

reçu, absolument rien. Aucune nouvelle, aucun rapport, nada,


nothing, nichts, des prunes…
–  Oh là, doucement camarade, mets la pédale douce !
Attends un peu…
Fébrilement, Pierre Bach fouille dans ses archives, exhume
les bordereaux d’envoi conservés précieusement, déniche les
bordereaux de réception transmis par le secrétariat du destina-
taire. Depuis septembre 1992, au moins deux douzaines d’épais
dossiers ont été acheminés vers la capitale française.
– Tu as de quoi noter ? Je te fais le récapitulatif des docu-
ments justificatifs…
Suit une longue litanie de dates, de numéros de référence, de
listes de pièces jointes, indications qui, dans le petit monde des
administratifs et de ceux qui aspirent à le devenir, apportent la
preuve indubitable qu’il a été procédé à autant d’envois postaux
et que ceux-ci ont bel et bien été reçus par le destinataire men-
tionné, à savoir cette omnipotente, omnisciente et ô combien
éminente Direction du renseignement militaire ! Étonnement,
surprise, stupeur, stupéfaction à l’autre bout du fil !
–  Bon, je vais voir cela, je te rappelle.
Effectivement quelques jours plus tard, nouveau coup de
téléphone. Le ton est cette fois-ci nettement plus cordial :
– Tu avais bougrement raison. J’ai retrouvé toute ta docu-
mentation accompagnée des pellicules, le tout oublié dans le bas
d’une armoire !
La faute à un colonel de l’armée de l’air sévissant dans le
service considéré, le genre d’officier ne se sentant pas vraiment
concerné. Par le plus grand des hasards, le général Heinrich,
patron de la DRM, est amené à visiter Zagreb quelques
semaines plus tard. Or, l’attaché de Défense est retenu par
ailleurs et l’ambassadeur est indisponible. C’est à Pierre Bach
qu’échoit le redoutable honneur de récupérer le prestigieux
soldat à l’aéroport puis de lui faire un brin de conduite jusqu’à
l’hôtel où une chambre a été réservée à son intention. Le len-
demain matin, l’hôte étoilé est admis entre les murs de l’ambas-
sade ; il trouve un moment pour s’entretenir avec ce major qui

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

paraît tellement bien connaître son sujet. Car tout ponte de


l’administration centrale bien né sait qu’il est souvent plus utile
de discuter à bâtons rompus avec un excellent spécialiste de
rang hiérarchique moyen que de perdre son temps avec ces offi-
ciers dits supérieurs plus préoccupés par leur carrière que par
l’efficacité dont ils font preuve dans l’exercice de leur charge.
Alors le général prend son temps :
–  Vos relations avec la DRM se passent-elles bien ?
–  Pas vraiment, mon général…
Un blanc s’invite dans la conversation, vite rempli par l’il-
lustre personnage qui relance son vis-à-vis :
–  Qu’est-ce qui ne va pas ?
–  Eh bien ! cela fait des mois que j’envoie des dossiers à la
DRM. Il semblerait qu’a priori, le service destinataire ne soit pas
véritablement intéressé par leur exploitation.
Le visage du général se durcit. Le ton aussi, lorsqu’il rétorque :
–  Bien. Je vais voir cela à mon retour.
Si l’on en croit des sources bien informées, les couloirs de l’ha-
bituellement benoîte Direction du renseignement militaire ont,
à la suite de cette confession entre petits fours et Champagne,
résonné d’une agitation pour le moins inhabituelle…

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CHAPITRE 7

CRÉPUSCULE DE CARRIÈRE

À l’Ouest rien de nouveau, écrivait en 1929 Erich Maria


Remarque mais lorsqu’en 1990 le colonel Théodoly-
Lannes est introduit aux arcanes du Centre de renseignement
avancé (CRA) sis à Baden-Baden, l’Est, lui, tremble sur ses
fondations. L’officier supérieur vient tout juste de prendre le
commandement du bureau « renseignement » attaché à l’état-
major de la 1re armée et le CRA lui est à ce titre subordonné. Or,
il en ignore tout du fonctionnement, situation particulièrement
dommageable alors que s’annonce une recomposition dras-
tique du paysage stratégique. Certes, « on » vient de lui infliger
une présentation de l’organisme ainsi que de ses missions mais
comme souvent en pareil cas, l’auteur du pensum a incon-
sciemment cherché à démontrer sa connaissance du sujet sans
songer un seul instant à répondre aux attentes de son auditoire.
Les explications ont divagué, se sont noyées dans un charabia
professionnel pédant et, à l’heure de la pause-café, le colonel
Théodoly-Lannes n’est pas beaucoup plus avancé. Abordant le
major Pierre Bach, il en est réduit à lui faire ce surprenant aveu :
–  Je n’ai absolument rien compris ! Est-ce que vous pouvez
me résumer en dix minutes le rôle que joue le CRA ?
–  Pas de problème !
Le Centre de renseignement avancé a alors pour mission
d’exploiter les informations transmises en premier lieu par la
MMFL (elle sera dissoute le 30 juin 1991, ayant auparavant

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

cessé toute activité à l’Est depuis octobre 1990), mais aussi tant
par l’USMLM (équivalent américain de la MMFL, dissoute le
1er octobre 1990) que par Brixmis (équivalent britannique de
la MMFL, dissoute le 31 décembre 1990). Ensuite, formés par
Brixmis ainsi que par l’USMLM, les militaires allemands pren-
dront le relais dans des conditions toujours aussi difficiles : un
équipage teuton se fera même tirer dessus. Mais revenons à nos
moutons. Pierre Bach entame son explication de texte en rap-
pelant quelques généralités puis aborde un sujet qui lui tient à
cœur, son propre travail. Tant que faire se peut, celui-ci consiste
à identifier les unités en fonction des numéros peints sur les
tourelles des chars ou sur les caisses des blindés. C’est là, nous
l’avons vu, une tâche particulièrement importante dès lors qu’il
s’agit de tenir à jour l’état récapitulant non seulement les unités
soviétiques encore stationnées en ex-RDA mais aussi a contrario
celles ayant d’ores et déjà entamé le retour forcé vers une mère-
patrie pas très reconnaissante. Les explications fournies sur le
pouce par le major sont claires, synthétiques, facilement com-
préhensibles et vont à l’essentiel.
Deux ans plus tard, l’heure du départ destination l’ex-
Yougoslavie a sonné pour Pierre Bach, une petite cérémonie
informelle est organisée à Mercy-les-Metz où est implanté
l’état-major de la 1 re armée. En cette occasion, le colonel
Théodoly-Lannes convie la vedette du jour à un aparté. Il
n’a pas oublié la compétence dont le major a fait preuve deux
années auparavant, une compétence qui ne s’est pas démentie
depuis. D’où cette promesse glissée à son oreille par l’officier
supérieur :
–  Si un jour vous avez un problème, vous pourrez frapper à
ma porte, elle vous sera toujours ouverte.
Un problème, justement.
L’aventure croate touche à sa fin ; la mutation, ritournelle
saisonnière obsédante, redevient soudainement d’actualité.
Les perspectives ne sont guère réjouissantes. Nous sommes
en fin d’année 1994 et la jeune Direction du renseignement
militaire (DRM) n’a que deux ans d’existence, autant dire que

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

ses ressources humaines sont loin d’être stabilisées. Bien au


contraire : dès lors qu’il s’est agi de fournir du personnel au
profit de l’organisme ayant tout juste poussé son premier vagis-
sement, les états-majors ont été contraints de racler les fonds
de tiroir. Une gymnastique d’urgence ayant eu le tort d’induire
nombre d’incongruités au premier rang desquelles la présence
à Creil, l’un des deux sites où la DRM a établi ses campements,
d’individus ignorant tout de ce qu’est le renseignement. L’heure
est à la normalisation et les recruteurs sont aux abois pour
fournir leurs quotas de spécialistes disponibles, Pierre Bach est
du lot. Or, c’est un euphémisme, la garnison de Creil ne jouit
pas d’une bonne réputation et, arrivant quasiment au terme de
sa longue carrière, le vieux soldat répugne à s’exiler en région
parisienne. C’est bel et bien ce qui risque fort d’arriver, du
moins est-ce là le langage que lui a tenu un camarade bien placé
dans l’administration centrale :
–  Je te préviens, je viens de voir passer une note, on veut te
récupérer à la DRM.
–  Est-ce que tu peux faire quelque chose pour moi ?
–  Pour l’instant non, je peux juste te prévenir.
–  O.K., merci.
Songeur, Pierre Bach raccroche le combiné. Le canon est
chargé, le dégorgeoir a percé la gargousse, le boutefeu se prépare
à enflammer l’amorce, la cible ne va pas tarder à sentir le vent
du boulet. Sauf que… Le colonel Ledeuil, attaché de Défense
français en Croatie, entretient d’excellents rapports avec le
général Théodoly-Lannes qui a entretemps, le 1er septembre
1993 pour être précis, été placé à la tête de la Brigade de rensei-
gnement et de guerre électronique (BRGE). Un coup de télé-
phone et la voix distante du képi étoilé tonne dans l’écouteur :
–  Cela tombe bien. J’effectue la semaine prochaine une
liaison à la Direction du personnel militaire de l’armée de terre,
j’ai des affaires à régler là-bas. Je vais leur soumettre votre cas,
vous pouvez compter sur moi.
La réponse parvient une semaine plus tard via le même
canal :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Votre affaire est réglée, vous irez à Metz soit à la BRGE soit
au Commandement de la doctrine et de l’entraînement. Ce sera
l’un ou l’autre mais ce sera Metz.
–  Merci, mon général !
Piston ? Vous avez dit piston ? Cela en a toutes les appa-
rences. Sauf que cette fleur faite par le système à un soldat
ayant beaucoup donné et plus encore, c’est aussi la concréti-
sation d’un intérêt bien compris de part et d’autre. En passant
outre aux desiderata du vieux soldat, le système en question
aurait pris le risque de voir un spécialiste hautement qualifié lui
tourner irrémédiablement le dos : « Il me restait trois ans à servir
avant de raccrocher l’uniforme. En fait, à l’époque, j’avais déjà
toutes mes annuités. Si l’administration centrale avait maintenu
son ordre de mutation à Creil, j’aurais fait valoir mes droits à
la retraite »1, confiera Pierre Bach beaucoup plus tard. Mais
pour l’instant, l’ordre de mutation parvenu avec quelque délai
confirme bel et bien un départ, destination le Commandement
de la doctrine et de l’entraînement.

Les affres de la réflexion doctrinale

Empruntons la machine à remonter le temps, projetons-nous


l’espace d’un instant fugace dans ces années de deuil territorial
ayant immédiatement suivi le désastre subi par la France en
1870-1871. Les Teutons germanisent à tout va ces provinces de
l’Est abritées derrière la légendaire ligne bleue des Vosges, appli-
quant en cela une vieille tactique d’asservissement des peuples
consistant à leur faire rentrer dans la gorge une assimilation
forcée un peu comme l’on gave un oie. Le noir dessein pour-
suivi par les hordes de casques à pointe est clair comme de l’eau
cristalline : il s’agit de coloniser une fois pour toutes l’Alsace
et la Lorraine, filles indisciplinées ayant eu l’outrecuidance de
s’affirmer françaises. Et pour cela, tous les moyens sont bons.

1.  Interview réalisée par l’auteur, 27 octobre 2011.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

John von Haniel, député prussien et grand industriel, achète en


1891 à Landonvillers, entre Metz et Saint-Avold, un château
qu’il remanie à plusieurs reprises avec la volonté d’en faire
une « preuve heureuse que les vieux Allemands pouvaient eux
aussi collaborer au travail du sol culturel lorrain »2. Rhétorique
bien rodée d’occupant sans scrupule, communication made in
langue de bois, appel délétère au détournement de nationalité.
L’initiative comble d’aise un de ses prestigieux voisins quant à
lui installé au château d’Urville, à savoir l’empereur Guillaume
II en personne. Résolue à ne pas s’en laisser conter, l’opposition
fourbit ses armes et décide de lutter, entre autres, sur le même
terrain. Nombre de bâtisses sont alors érigées par des maîtres
d’œuvre locaux qui mettent un point d’honneur à respecter
les canons d’un style résolument français ; c’est le cas du castel
édifié à Mercy-les-Metz. Achevé en 1905, il acquiert vite la
réputation d’être un « symbole de résistance architectural »3.
La lutte contre l’envahisseur venu d’outre-Rhin : consécration
précoce pour un manoir dont l’existence allait être indissoluble-
ment liée à la chose militaire. Car lorsqu’en 1990 l’état-major de
la 1re armée déserte Strasbourg à la faveur d’une revalorisation
de ses compétences, c’est là que les huiles parisiennes décident
de l’implanter. Une mesure éphémère. Devenue inutile à la
suite de la recomposition du paysage stratégique que l’on sait,
la 1re armée est rapidement dissoute et les locaux sont rendus
vacants. Pas pour longtemps. Le firmament des képis étoilés
phagocytant l’administration centrale s’est entretemps inquiété
d’un certain déficit français en matière de réflexion doctrinale
concernant l’emploi des forces terrestres et l’on s’est avisé de
ce que ledit déficit ne saurait perdurer. En conséquence, le
Commandement de la doctrine et de l’entraînement (CDE)
propre à l’armée de terre est porté sur les fonts baptismaux
dès l’an de grâce 1993 et jette l’ancre cette même année entre

2.  Niels Wilcken, « La politique de construction de Guillaume II en Alsace-


Lorraine », Société d’histoire du Pays naborien.
3.  Ibid.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

les murs de la vieille demeure imposante située à la périphérie


de l’agglomération messine. C’est là que Pierre Bach débarque
début septembre 1995.
Consacré en tant qu’organisme de réflexion à haut niveau, le
Commandement est à la botte d’une triplette de généraux (un
général de division ainsi que deux généraux de brigade) régnant
sans partage sur un parterre ramassé se limitant à une soixan-
taine d’hommes et de femmes. Comme il se doit, Pierre Bach
et affecté à la cellule « renseignement » dont certaines des tâches
sont nettement plus prosaïques qu’on ne pourrait l’imaginer
de prime abord, par exemple dès lors qu’il s’agit d’exploiter
la presse ouverte. But : en tirer la substantifique moelle afin de
rédiger des fiches thématiques ainsi qu’une courte synthèse de
renseignement hebdomadaire tenant en tout et pour tout sur
une page. Pour ce faire, Pierre Bach s’est abonné à différents
journaux et revues, en premier lieu au quotidien Le Monde
ainsi qu’à l’excellente publication allemande Soldat und Technik
dont les informations et analyses font référence. La diffusion de
cette prose est cependant limitée aux seuls pontes ayant sans
ambages fait état de leur intérêt, ce qui n’est pas le cas de tous.
Heureusement, Pierre Bach est par ailleurs investi de responsa-
bilités nettement plus exaltantes. Sauf que parfois, cela donne
lieu à la survenue de scènes tragicomiques ayant le mérite d’en
dire long quant à l’état d’esprit de certains officiers. L’une
d’entre elles vaut d’être contée.
En ces temps stratégiquement troublés, réviser la doctrine
d’emploi en vigueur dans les forces terrestres réclame en
particulier de revoir les tactiques, techniques et procédures
indispensables à l’exercice de la fonction renseignement dans
un environnement volatil. Pour ce faire, l’administration
centrale parisienne prend la sage décision de mettre sur pied
un Comité du renseignement de l’armée de terre (CRAT) ; le
Commandement de la doctrine et de l’entraînement est bien
entendu partie prenante. En deux occasions, Pierre Bach a
l’insigne honneur d’être désigné comme représentant du CDE
lors de conclaves organisés dans la capitale. Le premier raout

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

commence mal. Les hostilités sont à peine ouvertes que Pierre


Bach, portant alors le grade de major, rang qui est dans l’armée
française intermédiaire entre sous-officier supérieur et officier
subalterne, est pris pour cible par un colonel courroucé. Le
cinq ficelles infatué a quelques difficultés à comprendre qu’un
militaire de plumage aussi peu digne de son propre ramage
puisse avoir droit à la parole en ce cénacle censé être réservé aux
espions bien nés, c’est-à-dire à ceux ayant le bon goût d’arborer
des épaulettes surchargées. L’oiseau de malheur le comprend
mal et a le mauvais goût de le clamer à la cantonade :
–  Mais qu’est-ce qu’un major vient foutre ici ?
Eh oui, un personnage de si basse extraction noyé au sein
d’un aréopage de colonels et de généraux, cela fait tache !…
Malheureusement pour cet empêcheur de conclaver en rond, le
colonel Ledeuil, ancien attaché de Défense à Zagreb et inscrit
sur la liste d’avancement pour le grade de général de brigade, est
présent dans l’hémicycle, il a vent de l’algarade. Il prend à part
l’officier et, d’un ton peu amène, le tance comme l’on gronde un
môme. Ce qu’il lui reproche, c’est bien évidemment d’avoir eu
une réaction déplacée injurieuse tant pour Pierre Bach que pour
ceux l’ayant délégué là mais pas seulement. Car étant spécialiste du
renseignement, le personnage aurait pu se renseigner, c’est le mot
juste, sur le background de l’homme par qui le scandale arrive avant
d’éructer sa sentence, ce qui l’aurait sans aucun doute amené à
délayer son vinaigre dans un filet d’eau. Mais il ne l’a pas fait. Il n’y
a décidément pas que les cordonniers à être mal chaussés…
À l’époque, il faut le reconnaître, forfanterie mise à part,
la compétence de Pierre Bach en matière de renseignement
l’amène à être souvent investi de responsabilités allant bien
au-delà de celles généralement attribuées aux spécialistes de
son grade. C’est ainsi qu’à la Noël 1997, il est convoqué dans le
bureau du général de brigade Cuq qui lui confie en ces termes
une mission très particulière :
–  Je crois savoir que vous avez abondamment fréquenté les
armées étrangères. Il faudrait que vous rédigiez un rapport sur
la dernière refonte des forces terrestres britanniques…

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Stupeur : habituellement, une tâche d’une telle complexité


est plutôt confiée à un officier ! Mais il en faut plus pour désar-
çonner Pierre Bach dont l’un des premiers réflexes consiste à
aller quêter quelques informations originales auprès de l’officier
de liaison expressément dépêché auprès du CDE par la perfide
Albion. Incroyable coup de chance : celui-ci a fait partie de la
commission chargée de fixer les nouvelles règles du jeu censées
être désormais appliquées par les terriens d’outre-Manche.
Pierre Bach est par ailleurs resté en contact avec un camarade
qui sévit à l’ambassade de France en Grande-Bretagne ; un
coup de téléphone plus tard, une liasse de documents débute
à Londres un périple postal qui s’achèvera à Mercy-les-Metz.
En un tournemain, la synthèse est ficelée et bien ficelée qui met
en exergue les deux piliers propres à la réforme britannique, à
savoir la consécration de l’échelon brigade en tant que niveau
hiérarchique pivotal et le recours étendu à la sous-traitance pour
assumer les tâches de soutien non directement liées aux opéra-
tions de combat.
Impliqué dans les travaux menés par le Comité du rensei-
gnement de l’armée de terre, Pierre Bach l’est aussi en ce qui
concerne le Comité franco-allemand, sorte de CRAT focalisé
sur la même problématique mais envisagé sous l’angle binatio-
nal. Qu’est-ce qui lui vaut une telle considération ? Tout sim-
plement d’être le seul dans les rangs du Commandement de la
doctrine et de l’entraînement à véritablement maîtriser la langue
de Goethe. C’est là un redoutable honneur qui oblige celui qui
en est le modeste dépositaire à donner de sa personne lorsque
certains colloques imposent des tâches de traduction dignes du
mythe de Sisyphe.
En 1998 cependant, coup de tonnerre : le Commandement
de la doctrine et de l’entraînement est victime de la dissolu-
tionite ambiante, il passe purement et simplement à la trappe.
Que faire des personnels qui en composent l’effectif ? Les res-
ponsabilités du CDE sont reprises par un nouvel organisme, le
Commandement de la doctrine et de l’enseignement militaire
supérieur de l’armée de terre, qui s’installe à Paris. Voilà Pierre

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Bach brutalement ramené à un cas de figure équivalent à celui


rencontré trois années auparavant. Trente-six mois qui n’ont
nullement changé sa façon de voir les choses : pas question
d’aller traîner ses guêtres en région parisienne. Au mois de
juin, il fait valoir ses droits à la retraite, liquide son reliquat
de permissions en suspens et est rayé des cadres d’active un
jour prédestiné, le 11 novembre. Mais on n’envoie pas comme
cela au placard un vieux soldat ayant acquis sous le harnais
une expérience précieuse. Pierre Bach n’a pas encore rac-
croché l’uniforme qu’il reçoit un coup de téléphone émanant
d’un officier dont le nom lui dit quelque chose, et pour cause :
l’homme est du sérail, il a commandé le 13e régiment de dragons
parachutistes avant de rejoindre la Brigade de renseignement et
de guerre électronique (BRGE) dont la dénomination vient tout
juste d’être raccourcie4 :
–  J’ai appris que vous alliez partir en retraite. Est-ce que cela
vous intéresserait de faire chez nous des périodes en tant que
réserviste ?
–  Oui, mon colonel, bien entendu.
De quoi adoucir la brutalité d’une transition vers un avenir
civil que l’on sait parfois douloureusement hanté par le spectre
de l’ennui…

Bavardez, bavardez, les espions sont tout ouïe…

Nom : SIPG pour Sections d’interrogation des prisonniers


de guerre, une appellation très explicite. Mais à l’heure où
Pierre Bach raccroche l’uniforme, ces unités ont été dissoutes
et personne, du reste, ne les regrette tant leur évocation a des
relents politiquement fort incorrects. Et puis la nature même des
conflits a évolué, les sources humaines qu’on estime maintenant
être intéressantes à traiter ne se limitent plus aux prisonniers de

4.  Créée en septembre 1993, la Brigade de renseignement et de guerre


électronique (BRGE) a été redésignée « Brigade de renseignement (BR) » le
1er juillet 1998.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

guerre. Lier langue avec les réfugiés, insurgés, opposants, déten-


teurs d’une quelconque parcelle d’autorité voire simplement les
habitants du cru peut se révéler précieux sur le plan du rensei-
gnement. Pour cette raison et pour d’autres encore, l’État-major
de l’armée de terre décide au tournant du millénaire de mettre
sur pied le Groupement de recueil de l’information (GRI) sur
la base des tactiques, techniques et procédures défrichées par
une formation prototype, l’URIEx (Unité de recueil de l’infor-
mation expérimentale). À quelles fins ? « Agissant dans le cadre
d’une force, sous uniforme et dans un environnement sécurisé,
le GRI » se verra confier pour mission, « aux niveaux stratégique
et opératif, de recueillir des informations ou des renseignements
militaires ou d’intérêt militaire par des capteurs humains auprès
de sources nationales et étrangères »5, précise la prose officielle.
Plus simplement, retenons que ces spécialistes sont destinés à
opérer en uniformes de l’armée française (parfois cependant
sous couvert de l’uniforme d’une autre unité hexagonale, c’est
le « mode banalisé ») aux fins d’acquisition du renseignement
par le biais d’entretiens réalisés avec des individus ciblés, c’est-
à-dire avec des personnes préalablement identifiées suscep-
tibles de satisfaire les besoins en renseignement exprimés par le
commandant de la force. Beaucoup plus tard, en 2010, le GRI
disparaîtra en tant que tel, ses attributions devenant la chasse
gardée d’un 2e régiment de hussards pour l’occasion revigoré
par l’adjonction de deux escadrons spécialisés surnuméraires.
Pour l’instant cependant, nous ne sommes qu’en 1999 et le trai-
tement des sources humaines dans la sphère militaire est encore
l’apanage de l’URIEx qui, en passe d’acquérir ses lettres de
noblesse, ne va pas tarder à y perdre son suffixe diminutif « Ex »6.

5.  « Groupement de recueil de l’information », Le Carabinier, revue de l’école


d’application de l’arme blindée et de la cavalerie, mai 2004.
6.  Le processus de transformation de l’URIEx en URI puis en GRI reste
flou, en préciser les dates est peu aisé. Sur les indications de Pierre Bach,
l’auteur a pris le parti : 1) de considérer qu’en 1999, alors que Pierre Bach
effectue son séjour au Kosovo comme réserviste en situation d’activité, il

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Le début d’été inonde de lumière la terre lorraine. Pierre


Bach repose sa carcasse, profite de la chaleur que prodiguent
les rayons d’un soleil déclinant. Instants de nonchalance peuplés
de ces souvenirs qui ont l’outrecuidance de s’inviter dans le
présent sans y avoir été conviés, parenthèses d’existence parfois
corrodées par ce brin de nostalgie douce-amère lorsque vient le
moment de dresser le bilan d’une vie bien remplie. Une rêverie
de soldat solitaire brusquement interrompue par la sonnerie du
téléphone. À l’autre bout du fil, une voix mandatée par l’état-
major dirigeant la Brigade de renseignement :
–  Est-ce que vous seriez volontaire pour un séjour de trois
mois au Kosovo en tant que membre de l’URIEx ?
–  Dans quelles conditions ?
–  Eh bien ! on vous intègre au détachement de l’URIEx
rattaché la brigade française implantée à Mitrovica. Là, vous
ferez partie des équipes de recueil de l’information qui iront sur
le terrain, vous serez armé. Vous aurez pour tâche d’interroger
des Kosovars et aussi quelques Serbes.
–  C’est alléchant. Où est-ce que je signe ?
Mais bien fol qui se fie dans l’instant aux atermoiements
consubstantiels au Landerneau militaire dont l’une des règles
d’or commande d’attendre le contrordre avant d’exécuter
l’ordre. Car courant juillet 1999, le téléphone se manifeste
derechef mais cette fois-ci pour relayer un tout autre son de
cloche :
–  Vous allez vraisemblablement partir début septembre mais
vous n’êtes plus prévu pour intégration à une équipe de recueil
de l’information. On vous bombarde au grade de lieutenant
et vous serez détaché auprès du bataillon de renseignement
britannique.
–  Où ça ?
–  L’état-major du BatRens est implanté à Pristina. C’est là
que vous irez.

s’agit de l’Unité de recueil de l’information expérimentale, soit URIEx ; 2)


qu’il s’agit ensuite de l’URI.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Pour bien comprendre, faisons une courte digression.


Lorsqu’en juin 1999 le principe de l’intervention d’une force
terrestre d’interposition au Kosovo est acquis, c’est Londres
qui, initialement, pilote l’affaire. L’ossature de la Kosovo Force
(KFOR) est formée sur la substance d’un état-major de réaction
rapide, l’Headquarters Allied Rapid Reaction Corps (HQ
ARRC) auquel sont rattachées les unités nationales fournies
par les États parties prenantes, l’HQ ARRC étant quant à lui
dominé par une contribution britannique majoritaire en termes
d’effectifs comme en termes de financement. L’état-major de
la KFOR s’implante à Pristina et, afin de satisfaire ses besoins
ressentis dans le domaine du renseignement, il lui est adjoint un
bataillon spécialisé commandé par un colonel britannique. Pour
des raisons linguistiques, le problème se pose alors d’effectuer la
liaison entre l’état-major du BatRens d’une part et les détache-
ments spécialisés nationaux d’autre part, c’est le cas concernant
l’URIEx rattachée à la brigade française dont l’état-major est
implanté à Mitrovica. C’est là qu’intervient Pierre Bach que
nous retrouvons sur le départ. Reste une dernière formalité, la
visite médicale. Et là, rien ne va plus. À l’infirmerie messine du
4e régiment de hussards règne sans partage un médecin féminin
éprouvant une aversion, c’est un signe des temps, envers le
moindre risque. Or, l’âge venant, l’état de santé affiché par ce
patient spécial impatient de prendre la poudre d’escampette,
certificat médical en poche, commence à présenter des signes
de faiblesse, le diabète a fait son apparition :
– Vous me posez un problème, vous êtes sous traitement. Il
est contrindiqué de vous envoyer en opération extérieure.
–  Mais justement, le traitement m’a ramené dans la norme
admise, je suis stabilisé et régulièrement suivi par mon médecin
traitant !
–  Je ne prends pas ce risque-là. Vous pourriez faire un coma
diabétique, c’est tout dernièrement arrivé en Afrique à un adju-
dant-chef qui est mort sur place. Je ne vous délivre pas de cer-
tificat médical.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Le couperet est tombé, adieu veau, vache, cochon, couvée…


Mais coup de chance, une semaine après avoir éructé son docte
diagnostic, l’empêcheuse de guerroyer en rond part fort heu-
reusement profiter de permissions bien méritées, remplacée
qu’elle est par un médecin-capitaine masculin. Pierre Bach joue
son va-tout. D’emblée, le très temporaire maître de céans se
montre plus compréhensif :
–  Bon, quelles seront vos fonctions sur place ?
–  Eh bien ! Je vais me contenter de crapahuter derrière un
ordinateur. Le seul risque que je prends, c’est de m’user la
vue à fixer l’écran de longues heures durant. Ou de voir mon
uniforme se consteller de taches de moisissure à force de rester
rivé à mon bureau. Éventuellement de m’électrocuter en bran-
chant la machine si elle ne l’est pas quand je poserai mes valises
à Pristina mais à part cela… En un mot comme en cent, les
sorties sur le terrain, c’est tintin en ce qui me concerne !
–  O.K., pas de problème, vous êtes bon pour le service.
Revenez me voir à votre retour, que je vous donne l’adresse
d’un confrère ophtalmologue ! Et faites attention où vous
mettrez vos doigts…
Un coup de tampon, une signature, enlevez, c’est pesé !
Destination Pristina pour un dernier tango balkanique mettant
un point final à une carrière bien remplie.

Ultime mission

Première étape : Metz-Istres aux bons soins de la SNCF


tandis qu’entretemps, les bagages rejoignent par liaison routière,
chargés qu’ils ont été dans les véhicules d’un convoi formé à
Metz par l’URIEx. À Istres, deux Peugeot P4 avec remorques
sont embarquées dans un Transall à destination de Skopje,
en Macédoine. L’avion décolle le lendemain 1er septembre
1999 pour une arrivée sur place dans l’après-midi. Les aviateurs
ont fort heureusement prévu de quoi se caler l’estomac. Cerise

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

sur le gâteau, ils se font même un devoir de vanter les attraits du


paysage :
–  Si vous voulez bénéficier d’une vue imprenable sur le
Vésuve, c’est le moment ou jamais, nous allons le survoler !
Et le passager solitaire ainsi hélé de coller son nez au hublot
pour la seule distraction notable d’un vol par ailleurs sans
histoire, plutôt ennuyeux, rythmé par l’obsédant bourdonne-
ment monotone des turbopropulseurs. Un bourdonnement qui
endort son militaire, l’incite à se laisser aller dans les bras de
Morphée jusqu’à ce réveil en fanfare provoqué par une reprise
de contact brutale du train d’atterrissage avec le tarmac. Une
facétie du pilote, sans doute…
Ayant retrouvé le plancher des vaches dans la bouse de
Skopje, premier impératif pour Pierre Bach, celui de se dissi-
muler dans un coin sombre afin de se transmuer discrètement
en lieutenant. Deuxième impératif, récupérer la platine de son
pistolet automatique auprès du pilote qui, au départ, avait exigé
qu’elle lui soit remise pour des raisons de sécurité. Prestement
remontée, l’arme rejoint aussitôt son étui. Pour le reste, c’est
plus nébuleux. Les deux P4 traînant leurs remorques ont été
déchargées par des manutentionnaires de l’armée de terre puis
laissées là en souffrance. Mais l’équipe de l’URIEx chargée de
ramasser homme et bêtes de somme mécaniques brille par son
absence. Une heure, deux heures passent, l’aérodrome se vide.
Un convoi est formé qui décampe en toute hâte pour aller se
réfugier dans l’enceinte d’une base logistique française proche
où il passera la nuit en sûreté. Le comité de réception, lui, s’obs-
tine à jouer les Arlésiennes. Tout vient à point à qui sait attendre :
il daigne enfin faire une apparition sur les chapeaux de roues,
comme si afficher ostensiblement une hâte de bon aloi suffisait
à compenser un retard de mauvais augure. À sa tête, l’aspirant
que Pierre Bach doit remplacer. Après une explication franche
et virile, l’ensemble prend la direction de Pristina.
Dès l’arrivé à destination finale, premier hiatus. Un déta-
chement du 13e régiment de dragons parachutistes a été mis
sous contrôle opérationnel du BatRens, il est commandé par un

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

capitaine connaissant bien Pierre Bach pour l’avoir auparavant


côtoyé entre les murs de la Brigade de renseignement à l’occa-
sion d’exercices effectués en commun. Or, apercevant le faux
lieutenant, notre vrai capitaine ne peut qu’endiguer tant bien
que mal un haut-le-corps instantanément suivi d’un sourire
fendant son visage d’une oreille à l’autre :
–  À ce que je vois, les grades ont ceci en commun avec les
étiquettes qu’ils valsent rapidement en temps de crise !
–  Pour la circonstance, oui, mais chut, c’est secret-défense !
N’alertez pas la maréchaussée : je me ferai un devoir de rendre
tablier et épaulettes dès mon retour au pays !
–  Je n’en attends pas moins de vous ! Vous voilà donc
condamné à être lieutenant en sursis…
Mais au fait, pourquoi avoir pris soin de surgrader Pierre
Bach ? Parce culturellement parlant, il est très difficile tant aux
Américains qu’aux Britanniques de comprendre qu’un major
français puisse être investi de responsabilités habituellement
réservées à un officier. Et puis l’appellation du grade elle-même
prête à confusion. Dans les forces armées hexagonales nous
l’avons vu, le grade de major est intermédiaire entre sous-offi-
cier supérieur et officier subalterne. Or, un major chez l’Oncle
Sam, c’est l’équivalent d’un commandant français qui se situe,
lui, au premier rang de la caste des officiers supérieurs hexago-
naux. Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Chez les Français en revanche, personne n’est dupe tant l’âge
respectable de Pierre Bach est en déphasé avec son grade de
lieutenant, personnage dont on attend généralement qu’il soit
à la fois très jeune et très inexpérimenté. Dans d’autres cir-
constances, on verra ainsi un major français se voir attribuer les
épaulettes de commandant le temps d’un éphémère mandat…
Place ensuite à la traditionnelle transmission des consignes
entre l’aspirant libérable et le vieux briscard fraîchement
débarqué, formalité effectuée à la faveur d’une liaison sur
Mitrovica où Pierre Bach est accouru afin d’effectuer les
démarches administratives de rattachement à la brigade fran-
çaise. Enfin, une transmission de consignes, façon de parler

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

tant le passage de flambeau est bref : à peine une demi-heure


en commun passée à papoter aimablement devant l’écran d’un
ordinateur portable. Pourquoi y consacrer plus de temps, ce
serait le perdre tant la tâche est banale qui consiste en tout et
pour tout à effectuer la traduction des notes que le détachement
de l’URIEx fait parvenir aux Britanniques via le système de
transmissions Ptarmigan. La traduction est quand même censée
être complétée d’une courte synthèse. Lorsque les Anglais
plient bagages, une variante est introduite. Car les militaires
d’outre-Manche démontent leur Ptarmigan et le remmènent
avec eux, alors un des membres de l’URIEx est contraint d’ef-
fectuer périodiquement une liaison routière sur Pristina afin de
remettre à Pierre Bach une disquette, on n’arrête pas le progrès,
contenant les messages en langue française. D’autres officiers
de liaison, un commandant américain féminin, un lieutenant-
colonel italien et un Allemand pour ne citer qu’eux, fournissent
aussi des informations, la moisson étant au final synthétisée par
un commandant britannique.
Le travail pourrait à la limite être intéressant si l’essentiel de
la matière brute concernait la sphère militaire ; or, ce n’est certes
pas le cas. 5 % de militaire voisine avec 90 % de tuyaux écono-
miques et 5 % d’informations à caractère humanitaire. Tant et si
bien que Pierre Bach, enfermé à longueur de journée dans la cave
sans lucarne qui lui a été attribuée à titre de bureau, commence
à se poser des questions. Pourquoi dépêcher là un technicien
hautement qualifié rompu à toutes les ficelles de l’espionnage
en uniforme si c’est pour en mésuser ainsi ? Pourquoi gaspiller
de telle manière des compétences si chèrement acquises ? N’y
tenant plus, Pierre Bach s’ouvre de ses doutes auprès du capi-
taine dirigeant le détachement de l’URIEx :
–  Je m’ennuie chez les Anglais. Tout ce que je fais, c’est de
demeurer cloitré des jours durant à fond de cale d’un bunker
dépourvu d’aération et de commodités. L’aspirant qui était là
avant moi était détenteur d’une licence de langue anglaise, il
faisait parfaitement l’affaire, il n’y a nullement besoin d’être un

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

spécialiste en matière de renseignement. Même pas besoin de


maîtriser la terminologie militaire, il n’y a pas de militaire ici.
–  Vous me voyez dans l’embarras…
–  Le travail n’est pas intéressant. Je passe la moitié de mon
temps à attendre que l’on veuille bien me donner quelque
chose à faire puis d’un seul coup, cela coule à flots, j’en ai pour
24 heures à m’échiner comme un damné sur ma machine alors
que j’ai passé les trois jours précédents à me curer les ongles.
Lorsque les détachements de l’URIEx sont sur le terrain, je me
tourne littéralement les pouces en attendant qu’ils reviennent
de leurs excursions. Alors je m’occupe comme je peux, je passe
mon temps à regarder CNN, je vais faire un peu de muscula-
tion, histoire de m’occuper.
Pourtant, une quinzaine de jours avant que Pierre Bach ne
quitte son affectation pour entamer le voyage de retour vers la
métropole, l’officier fait de la retape :
–  Cela ne m’arrange pas que vous repartiez dans deux
semaines. Seriez-vous tenté si je vous demandais de rester avec
nous ?
–  La mission est limitée à 90 jours, vous le savez bien !
–  On peut toujours s’arranger… Vous prenez une semaine
de permissions et c’est reparti pour trois mois…
Le premier réflexe de Pierre Bach est de refuser tout net
mais à l’ultime seconde, un reste de prudence l’en empêche.
Il marque un temps d’arrêt, tourne sept fois sa langue dans sa
bouche et répond :
–  J’accepte mais à condition d’être intégré à une équipe de
recueil de l’information. Je ne veux plus faire ce travail de tra-
duction enfermé dans une cave.
Ce n’est pas ce dont le commandement a besoin. Le partant
sera finalement remplacé au pied levé par un lieutenant de cava-
lerie faisant partie de la brigade française.
Bref, côté boulot, ce n’est pas la joie. Pour ne rien arranger,
les installations du camp témoignent d’une manière spartiate
d’envisager la vie en campagne. Non que cela rebute le vieux
soldat qui en a connu d’autres, mais tout de même ! Seules les

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

œuvres vives de l’état-major sont installées dans des bâtiments,


d’anciens studios ayant autrefois abrité une entreprise de pro-
duction cinématographique. Pour le reste… Un peu plus d’un
millier de soldats, 1 200 pour être précis, sont tous logés à la
même enseigne dans des tentes collectives où des colonies de
souris à la recherche d’une nourriture facile ont élu domicile.
Par un petit matin brumeux, encore à moitié endormi, Pierre
Bach plonge ainsi une main hésitante dans son sac, un geste
banal qu’une paire de rongeurs n’apprécie que modérément.
Les deux fouineurs grisâtres taille petit poucet prennent préci-
pitamment la poudre d’escampette, au grand étonnement d’un
propriétaire sachant pertinemment, et pour cause, qu’il n’a pas
stocké ici quoi que ce soit de comestible justement afin d’éviter
ce genre de désagrément. Mais qu’est-ce qui a pu motiver
l’intérêt des dentiers quadrupèdes miniatures par l’odeur
alléchés ? Intrigué, Pierre Bach prend le taureau par les cornes.
Maintenant totalement éveillé, il se lève et renverse le contenu
de sa besace sur le lit pliant, décidé à en avoir le cœur net. Il
fouille, fouille encore jusqu’à retrouver un rouleau de papier
hygiénique portant manifestement la trace des petites incisives
aiguisées…
Seule embellie, l’ordinaire britannique est d’une magnifi-
cence inhabituelle. Des plats diversifiés en abondance, quatre
à cinq menus différents à chaque repas, entrées, accompagne-
ments et desserts à profusion sans aucune forme de restriction.
Idem en ce qui concerne le petit déjeuner : thé, café, beurre,
confiture, viande, légumes, œufs préparés de toutes les manières
possibles et imaginables, le tout à profusion.
Côté professionnel, si le désintérêt est de mise, nous l’avons
vu, le séjour est cependant pour Pierre Bach l’occasion d’être
témoin de quelques bizarreries. C’est ainsi que le BatRens est
périodiquement mais fort furtivement hanté par un deuxième
officier de liaison hexagonal dont les fonctions exactes sont
mal définies. Détaché de la brigade française en ces lieux
anglo-saxons, il ne parle pas un traître mot de la langue chère
à Shakespeare. Il faut oser, il n’y a que la France pour se

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

permettre une telle ineptie ! Un état de fait générant une incon-


gruité, à savoir la nécessité de le flanquer l’oiseau rare d’un
traducteur à la moindre réunion. C’est le cas un beau jour au
cours duquel le fantôme fugace est amené à prendre la parole
au nom de la brigade française lors d’un conclave réunissant
tous les officiers de liaison. Il lui est en l’occurrence adjoint un
traducteur… belge ! Car c’est là une autre bizarrerie : en matière
d’interprétariat, les militaires d’outre-Quiévrain tiennent le
haut du pavé. Nombre d’entre eux passent dans l’instant sans
aucun problème du français à l’anglais puis à l’allemand ou au
néerlandais. Une faculté explicitée un jour en ces termes par un
sous-officier du cru côtoyé par Pierre Bach :
–  Ce n’est pas compliqué. Un bon Belge est au minimum
bilingue. Je suis wallon mais réside à deux pas de la frontière
flamande, je pratique les deux langues sans problème. Entre
le flamand et le hollandais, il n’y a qu’un pas qu’il est facile de
franchir allègrement, c’est quasiment le même langage. Quant à
l’anglais, on le pratique à l’école puis sur le plan professionnel et
ce depuis très longtemps puisque nous avons toujours fait partie
de l’OTAN. Tu vois, il n’y a pas de lézard…
En matière de linguistique donc, les Français sont alors les
mauvais élèves de la classe otanesque. À de nombreuses reprises
du reste, Pierre Bach se verra apostrophé par ce leitmotiv lancé
à la cantonade :
–  Mais pourquoi avez-vous quitté l’OTAN ? Quelle mouche
vous a donc piqués ?
Au cours de ces trois mois sans aucun jour de repos, les
distractions sont rares. Les nuits sont régulièrement ponctuées
d’explosions, les appartements habités par des Serbes ayant une
tendance certaine à se voir transformés en chaleur et poussière
les nuits de grand vent. Coups de feu et rafales d’armes automa-
tiques sont monnaie courante, on n’y fait même plus attention.
Dans un tel contexte, la moindre altération d’un quotidien par
ailleurs morne est bienvenue. C’est ainsi qu’un samedi, tout en
lui remettant la disquette sacramentelle, l’officier commandant
le détachement de l’URIEx surprend Pierre Bach :

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

–  Demain, nous avons l’intention d’organiser un barbecue à


Mitrovica. Me feriez-vous l’honneur d’être des nôtres ?
–  Ce serait avec plaisir mais je n’ai aucun moyen de locomo-
tion. Et Mitrovica est quand même à une heure de route !
–  Je vous enverrai un véhicule pour vous récupérer.
Le lendemain dimanche à l’heure de la messe, surprise, c’est
l’ensemble du détachement URIEx qui fait une entrée remar-
quée dans l’enceinte du camp :
–  On a eu un problème, pas moyen d’organiser le barbecue
comme prévu. Mais on a réservé dans un restaurant en ville, ici
à Pristina.
À peine attablée, l’assemblée est alors le témoin d’un remue-
ménage inhabituel. Sa Majesté Bernard Kouchner, haut-repré-
sentant de l’ONU pour le Kosovo, fait une entrée remarquée
dans le même établissement. Et les appareils photo de crépiter
d’abondance…

Dernières servitudes

Quelle que soit l’impression que l’on en retire, le temps


s’écoule à une vitesse imperturbable, ignorant superbement
nos impatiences humaines. Après trois mois passés à croupir
au fond de sa geôle putride, fin novembre 1999, vient pour
Pierre Bach le moment de faire son baluchon. Dans l’immédiat
pourtant, l’affaire se présente mal. Bill Clinton est l’hôte des
autorités kosovares et, pour des raisons de sécurité, l’aéroport
de Pristina reste obstinément fermé 72 heures durant. Au jour
dit, une Land Rover britannique prend en charge le partant
ainsi que ses bagages pour rejoindre la piste enfin rendue à son
usage normal. Arrivée à 8 heures, deux heures d’attente, appel,
contrôle des passagers, enregistrement des bagages. Puis atterrit
sur la piste un petit avion biturbines à ailes hautes Antonov
An-26 de conception soviétique. Stupeur ! Il n’y a pas si long-
temps, ce genre d’engin aurait motivé l’intérêt de l’espion Pierre
Bach lorsqu’il arpentait furtivement les plaines est-allemandes

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

puis hongroises. Signe des temps, c’est un aéronef de ce type


qui va maintenant le ramener vers la terre promise !
À bord, quarante-quatre sièges disponibles mais seulement
une quinzaine occupés, les bagages squattant la place centrale
en cabine. Le niveau de confort est rustique mais acceptable.
Après vingt minutes de vol sans histoire, escale à Skopje pour
un ravitaillement en carburant. Une opération que l’habitude
héritée des Soviétiques rend beaucoup moins sophistiquée que
ne le dictent les standards occidentaux en la matière : allongé
de tout son long sur l’extrados, le mécano s’y prend en tous
points comme s’il s’agissait de faire le plein d’une voiture
dans une station-service. Sauf que cela dure un moment, les
réservoirs d’un avion n’ayant pas grand-chose à voir avec
celui d’une automobile. Deuxième décollage, destination Split.
Débarquement, passage à la douane. À la vue du pistolet auto-
matique, un policier croate tique. Le gabelou est indécis, hésite,
ne sachant pas s’il peut prendre la responsabilité de laisser un tel
outil pénétrer dans les locaux de l’aérogare. Sur ces entrefaites
survient un sous-officier féminin britannique qui propose une
solution :
–  Confiez-moi votre arme, je vous la rendrai au moment où
vous rembarquerez.
Une proposition acceptée avec une réticence non dissimulée
mais, finalement, tout se passe bien, le pistolet est récupéré par
son propriétaire en temps voulu. À l’heure dite, le Transall de
la Luftwaffe prévu pour le retour atterrit puis redécolle, cap
sur Ramstein, gigantesque base aérienne américaine au cœur
de la République fédérale d’Allemagne. Là attend un véhicule
de l’URIEx qui ramène homme et bagages vers la métropole.
À 21 heures, le soldat retournant de grande vadrouille retrouve
son petit chez-soi. Quelques jours après, Pierre Bach sacrifie
au rituel du débriefing entre les murs messins de l’URIEx. Et
chacun de tomber d’accord, mais un peu tard, sur le fait que
déléguer au Kosovo un spécialiste ès renseignement pour s’in-
terposer entre l’unité d’une part et le BatRens d’autre part est
un gaspillage de compétences.

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

Dans les mois qui suivent, l’URI fait encore ponctuellement


appel à Pierre Bach notamment pour expliciter la nature du
travail effectué par les secrétaires d’attachés de Défense en poste
dans les pays de l’Est car il est un moment question que des
personnels dépendant de l’unité soient effectivement envoyés
dans les ambassades. Puis c’est le trou noir. Une année durant,
les militaires semblent éviter soigneusement tout contact. Le
pourquoi du comment reste un mystère pour le réserviste en
situation d’inactivité, à tel point qu’il s’en ouvre au colonel
Tozzi, chef d’état-major de la Brigade de renseignement après
avoir commandé le 61e régiment d’artillerie, l’unité de drones :
–  Mon colonel, suis-je devenu un pestiféré ? Je n’ai aucune
nouvelle de l’URI depuis un an…
–  On laisse tomber l’URI, ils sont de toute manière en sursis.
Je vous affecte à la cellule renseignement « pays de l’Est » au sein
de l’état-major de brigade.
On pourra s’étonner de ce que l’armée française fasse encore
cas des « pays de l’Est » alors que nous sommes à l’orée du IIIe
millénaire, époque à laquelle le péril communiste matérialisé
par des hordes de chars déboulant dans les plaines de l’Europe
occidentale a été ravalé au rang de lointain cauchemar dont les
miasmes se sont dissipés depuis des lustres. L’URSS a disparu
certes mais lors des exercices, l’utilisation des organigrammes
soviétiques fait encore foi et ce pour une raison simplissime : il
n’en existe pas d’autres. Alors on continue à faire comme si en
se consolant à l’aune de justifications malhabiles et bancales.
Les occupations de Pierre Bach dans ses fonctions de réser-
viste en cette fin d’année 2000 revêtent un caractère épisodique.
Il est notamment rappelé en service actif à l’occasion d’exer-
cices au cours desquels il tient à jour la situation ennemie tant
sur panneau cartographique que sur ordinateur. Parallèlement,
il dirige des sessions de formation au profit des caporaux et
caporaux-chefs auxquels il enseigne l’identification des maté-
riels militaires sur le champ de bataille ainsi que l’emploi des
sigles tactiques normalisés qui, lorsque disposés sur une carte,
permettent au spécialiste y étant accoutumé d’appréhender la

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

situation d’un seul coup d’œil. En moyenne, tout cela représente


annuellement une quarantaine de jours d’activité.
C’est, une fois de plus, une fois de trop, l’occasion de consta-
ter à quel point les officiers réservistes sont encore ignorants de
la formidable puissance que représentait l’ennemi passé qu’on
s’obstine toujours à leur désigner comme ennemi du moment
malgré sa disparition. Cette coterie est totalement ignare en la
matière, tel ce commandant exerçant dans la vie civile le noble
métier de dentiste. Que vient-il faire à la Brigade de renseigne-
ment ? Sa place, sa juste place, aurait été dans les rangs d’une
unité médicale. Et puis ses façons sont déconcertantes, il se
prend au sérieux et se montre de surcroît intransigeant en ce qui
concerne le respect dû à son grade. Il disparaîtra vite. D’autres
disparaîtront aussi, remplacés qu’ils seront en particulier par
des sous-officiers réservistes ayant effectué une longue carrière
d’active dans les rangs du 13e régiment de dragons parachu-
tistes. On verra ainsi des adjudants et adjudants-chefs expéri-
mentés se substituer avec bonheur à un nombre égal d’officiers
dits supérieurs. Avec au passage de substantielles économies
pour la République, les émoluments des premiers n’étant certes
pas au même niveau que ceux réglés aux seconds rubis sur
ongle. Car en matière d’écus sonnants et trébuchants, un lieute-
nant-colonel même incompétent touche environ deux fois plus
qu’un adjudant compétent.
À l’époque, les dispositions statutaires autorisent Pierre Bach
à servir en pointillé jusqu’à l’âge canonique de 56 ans, soit cinq
années au-delà de la limite supérieure de son grade. Un terme
de rigueur atteint en janvier 2004. Au passage, un témoignage
de satisfaction ainsi qu’une lettre de félicitations enrichissent la
collection du vieux soldat. Quelques mots dont la dramatique
suffisance peine à décrire une longue, très longue carrière. C’est
ainsi que les hommes vivent…

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ÉPILOGUE

M ardi 8 octobre 2013, Pierre Bach me reçoit chez lui une


fois encore, avec la gentillesse et la patience dont il sait
faire preuve en toutes circonstances. Au fil du temps, j’ai appris
à aimer ces rencontres, à ne plus pouvoir m’en passer, c’est que
le bonhomme est attachant. Dans quelques jours se déroule à
Paris la réunion annuelle des délégués départementaux quadril-
lant le territoire hexagonal au profit de l’Union nationale des
sous-officiers en retraite ; Pierre a accepté d’endosser cette res-
ponsabilité pour la Moselle. Il en faut du courage car les volon-
taires, c’est le moins que l’on puisse dire, ne se bousculent pas
au portillon. À l’usage, un tel poste se révèle emblématique d’un
des mots les plus admirables de la langue française : bénévolat.
C’est qu’il importe d’être disponible pour prendre le temps
d’écouter, d’aider les uns et les autres, surtout les plus âgés car au
vu de la moyenne, l’organisme est un de ceux au sein desquels,
la cinquantaine pourtant bien tassée, il est encore possible d’être
versé dans la catégorie jeune pousse prometteuse. Plutôt que de
vider leurs porte-monnaie en s’arrachant les jours de soldes ces
crèmes de perlimpinpin que les publicitaires parent de toutes
les vertus, y compris celle de remonter le temps, sans doute les
donzelles bon chic bon genre feraient-elles mieux de fréquenter
les bains de jouvence estampillés UNSOR ! Depuis MacArthur,
l’on sait que les vieux soldats ne meurent jamais. Certes, mais
ils n’en sont pas moins soumis aux contingences de la nature

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

humaine. Pierre Bach pourra-t-il honorer la capitale de sa


présence ? À l’heure où ces lignes sont écrites, rien n’est moins
certain. L’âge venant, la santé se fait très capricieuse. Mais si le
physique ne suit pas, la détermination à servir, elle, est toujours
là, pétillante comme une flambée de sarments crépitant dans la
cheminée à la veillée de Noël.
Car même rendu à la vie civile, l’homme n’a pas abandonné
pour autant toute idée d’être utile à la communauté militaire.
Quand il se défroque en 2004, il s’engage dans la réserve
citoyenne où il prend fait et cause pour le devoir de mémoire.
En tant que délégué départemental, il met un point d’honneur
à assister à la quasi-totalité des cérémonies militaires organisées
par la garnison de Metz. Historiquement marquée au sceau de
l’uniforme, la métropole Lorraine est cependant, s’agissant de
ce domaine au moins, en perte de vitesse et l’on s’attend à ce
que les restructurations qui s’annoncent n’arrangent en rien les
choses. Pierre Bach le sait bien qui, en première ligne de cette
grisaille patriotique, constate jour après jour la démobilisation
ambiante. C’est une évidence : à la bourse où fluctuent les
valeurs de notre société franchouillarde, les actions émises par
le ministère de la Défense ont beaucoup baissé ces dernières
années. Plutôt que de s’adonner à un défaitisme communicatif,
Pierre préfère mettre en exergue une des rares embellies. Étant
il n’y a pas si longtemps encore farouchement imperméable à
l’idéologie véhiculée par les valeurs militaires, le monde ensei-
gnant est en train d’évoluer. Dans une certaine mesure, bien
entendu, mais il n’est cependant plus aussi rare qu’auparavant
de constater, lors de diverses cérémonies, la présence de classes
entières, professeurs en tête. Il suffit désormais de bien peu de
choses pour que l’uniforme n’opère un retour en grâce dans les
cours d’école, cela tient parfois simplement à un changement
de recteur d’académie… L’uniforme, Pierre Bach ne l’a pas tout
à fait raccroché. Il s’est vu décerner l’honorariat de son grade,
ce qui lui permet, sur simple demande de sa part adressée au
commandement, d’être autorisé à le revêtir pour quelques rares
instants encore si l’occasion s’en présente. Oh ! certes, il ne le

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

fait qu’exceptionnellement, la nostalgie n’étant vraiment pas le


genre de la maison.
Au fil de ces entretiens dont le premier remonte à mars
2005 – huit ans et demi déjà ! –, Pierre m’a beaucoup appris, et
pas seulement sur le plan professionnel. Il m’a aussi et surtout
redonné le goût de fouiner afin de ressusciter cette histoire
contemporaine qu’est la Guerre froide, une histoire à laquelle
j’ai fort modestement participé. Une histoire, aussi, en désué-
tude, en errance, et qui le restera jusqu’à ce que les médias,
champions de la pensée unique, ne décident unanimement qu’il
y a là un gisement d’audimat. Pour l’instant, seul les éditeurs les
plus courageux ont l’audace de se lancer contre vents et marées.
Mais peu importe, là n’est pas le problème. Pierre m’a réconcilié
avec ce passé, mon propre passé que moi aussi je considérais
auparavant comme négligeable, c’est une dette que j’ai envers
lui. Puisse cet ouvrage la réduire quelque peu, c’est là toute mon
ambition.

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION............................................................................ 5

CHAPITRE PREMIER – PREMIÈRES ARMES............................. 13


Initiation militaire d’un futur espion......................................... 15
La mutation inattendue, le coup de pied de l’âne...................... 21
Une sélection impitoyable. .......................................................... 27
Former les tankistes dans l’urgence.......................................... 31
Saint-Clément, morne plaine...................................................... 37
Destination l’Allemagne de l’Est.............................................. 44

CHAPITRE 2 – DANS LA TANIÈRE DE L’OURS


SOVIÉTIQUE..................................................................................... 49
Aux avant-postes de l’Occident. ................................................ 51
Un premier contact déconcertant............................................. 55
Les espions en uniforme................................................................ 60
Patrouille en territoire ennemi.................................................. 67
Une poursuite à la Starsky et Hutch. ....................................... 74
Relève russe.................................................................................. 80
Terriens contre aviateurs : la guéguerre des boutons.............. 83
Dans la clandestinité.................................................................. 91
Bilan est-allemand...................................................................... 93

CHAPITRE 3 – EN AMBASSADE À BUDAPEST......................... 97


L’école des espions. ...................................................................... 101
Arrivée en terre hongroise.......................................................... 106
Les Américains au secours de la République............................... 111
Le renseignement, une denrée précieuse..................................... 119

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UN ESPION FRANÇAIS À L’EST

L’espionnage au ras des pâquerettes........................................... 123


Le T-72, un char qui joue les Arlésiennes. .................................. 134
Commandos fantomatiques.......................................................... 139

CHAPITRE 4 – ALLEMAGNE DE L’EST,...................................... 145


LE RETOUR...................................................................................... 145
Les méthodes d’espionnage évoluent.......................................... 148
L’assassinat d’un sous-officier français. .................................... 153
L’art capricieux du renseignement. ............................................ 161
Pour les espions, le facteur ne sonne qu’une fois...................... 168

CHAPITRE 5 – LA FORCE D’ACTION RAPIDE,


UN ENFANTEMENT DANS LA DOULEUR................................ 173
Intervention à la française......................................................... 175
Un poste de commandement de bric et de broc.......................... 179
Les grandes manœuvres............................................................... 185
« Moineau hardi », des centaines de kilomètres
pour les blindés. ........................................................................... 193
Raid express à Berlin-Est............................................................ 199

CHAPITRE 6 – LES SOVIÉTIQUES PLIENT BAGAGES ;


L’EX-YOUGOSLAVIE S’EMBRASE................................................ 207
Un nid d’espions adossé à la frontière. ...................................... 209
Les surprises du retrait soviétique. ............................................ 215
Destination Zagreb via Munich.................................................. 221
Balbutiements français dans les Balkans.................................. 225
La croisière s’amuse...................................................................... 228
Là-haut sur la montagne, au son du canon. .............................. 231
Il sentait bon le sable chaud, mon légionnaire !........................ 236
Des bribes d’informations glanées ici et là…............................. 239

CHAPITRE 7 – CRÉPUSCULE DE CARRIÈRE............................ 249


Les affres de la réflexion doctrinale........................................ 252
Bavardez, bavardez, les espions sont tout ouïe…....................... 257
Ultime mission............................................................................... 261
Dernières servitudes.................................................................... 268

ÉPILOGUE........................................................................................ 273

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