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Mais le lendemain, c’est une lettre d’un tout autre ton qui lui est
mise sous les yeux par son pair, le maréchal Schomberg. Le roi
Mais le lendemain, c’est une lettre d’un tout autre ton qui lui est
mise sous les yeux par son pair, le maréchal Schomberg. Le roi
ordonne en effet à ce dernier de l’arrêter. Chute brutale, terrible.
L’annonce de sa perte le met dans une colère effrayante. Il ose des
propos d’une rare violence contre le cardinal, rapporte dans ses
mémoires le chevalier de Pontis, témoin de la scène.
Mais la nuit portant conseil, le jour suivant, le maréchal retrouve
le panache et l’élégance du courtisan fin lettré pour écrire au roi sa
déception, sa tristesse : « Sire, Votre Majesté m’a fait voir entre deux
soleils, mais d’une lumière fort différente, deux commandements de
sa part, qui tous deux m’ont percé le cœur : le premier, de joie à la
vérité très grande, parce qu’il me portait des marques de sa confiance
et de son estime ; l’autre de douleur très amère, parce qu’il me donne
celle de son indignation. Mais l’un n’a pas trouvé moins que l’autre de
prompte obéissance en moi. »
Le roi ni le cardinal ne se laisseront émouvoir par ces mots.
Conduit sous bonne garde d’Italie à Lyon, Marillac tombe malade à
plusieurs reprises durant l’éprouvant périple à travers les Alpes au
plus dur de l’hiver. Il est ensuite transféré à Sainte-Menehould, puis
jugé, condamné à mort et finalement exécuté le 10 mai 1631. La
chronique du temps rapporte que, au moment même où le verdict est
prononcé, le cardinal de Richelieu est à se divertir dans les bras de sa
maîtresse, la courtisane Marion Delorme. Cette sentence, des plus
sévères, permet au prélat-ministre d’assouvir une vengeance
personnelle tout en adressant un message dissuasif à ceux qui, si haut
en Cour qu’ils soient, seraient tentés de conspirer contre lui et sa
politique.
Nombreuses sont les personnes, proches de la reine mère, qui
subiront la répression mise en œuvre par le cardinal. Pour ce qui est
de certaines des dames de la maison de Marie de Médicis, il n’est pas
certain qu’elles aient véritablement conspiré. Il suffit qu’elles aient été
dans sa sphère. Les duchesses d’Elbeuf et d’Ognano, l’épouse du
connétable de Lesdiguières sont exilées dans leurs domaines. La
princesse de Conti est chassée, tout comme d’ailleurs le duc de Guise,
son frère. La duchesse de Chevreuse est reléguée à Tours. Les abbés
de Foix et Vautier sont mis à la Bastille ainsi que Bassompierre,
personnage célèbre du temps mais très impliqué dans la lutte contre
Richelieu. Il restera emprisonné douze ans et ne sera libéré qu’après
la mort de son ennemi le cardinal. Le duc de Montmorency, entraîné
dans la révolte de Monsieur frère du roi contre le prélat, est, quant à
lui, condamné à mort et exécuté.
Vers l’âge de sept ans, alors qu’elle mendie au bord d’un chemin
en débitant son argument : « La charité à une pauvre orpheline du
sang des Valois », elle parvient à attirer l’attention d’une personne de
qualité dont le carrosse passe par là, la marquise de Boulainvilliers.
Émue par la détresse de l’enfant, choquée de voir une descendante de
nos rois tombée si bas, elle la prend en charge, la place dans une
pension pour pauvresses où elle lui fait apprendre ce qu’il faut de
rudiments pour être lingère, blanchisseuse. Plus tard, sans doute en
expiation d’une quelconque inconduite, Jeanne est envoyée dans un
couvent pour jeunes filles bien nées.
L’enfant grandit. Elle a un joli minois, elle est bien faite et
charmeuse. Comment une descendante des rois, jeune, ardente et
belle, pourrait-elle se satisfaire de laver le linge des autres sa vie
durant ou de s’étioler sous la voûte d’un cloître ? En compagnie de sa
sœur, elle s’évade du couvent. Sa fuite la conduit à Bar-sur-Aube où
elle ne tarde pas à séduire un jeune homme de bonne figure. Elle a
alors vingt-deux ans et tombe enceinte.
Ainsi, ce qui aurait pu être une très belle aventure, le sacre d’une
vie jusqu’alors parfaitement réussie, s’arrête là. Le 4 février 1889 la
Compagnie universelle transocéanique du canal de Panama est
déclarée en faillite. Plus de quatre-vingt-cinq mille souscripteurs
perdent soudain tout l’argent qu’ils ont mis dans l’entreprise.
Beaucoup sont ruinés. Certains, désespérés, mettent fin à leurs jours.
Pourtant, pendant des mois, le scandale sera circonscrit, sinon
étouffé. Les journaux, dont la plupart ont touché des pots-de-vin pour
mener des campagnes trompeuses et encourager leurs lecteurs à
souscrire, se font discrets. Les politiciens, dont beaucoup sont encore
bien davantage compromis, se gardent de remuer l’affaire. Quant au
pouvoir judiciaire, il se fait sourd aux rumeurs de corruption et de
malversations qui lui parviennent. Des souscripteurs spoliés ont beau
déposer plainte, le parquet général ne daigne pas déclencher la
moindre enquête.
Exaspérés par tant d’inertie, les spoliés lancent des pétitions qu’ils
adressent à leurs députés dont beaucoup, comme on peut le penser,
ne souhaitent pas donner trop d’écho à ces protestations. Le silence
complaisant s’éternise, même si, plus d’un an après la faillite, un
parlementaire boulangiste, Jules Delahaye, fait un esclandre dans
l’hémicycle, dénonçant la passivité généralisée devant les affaires
financières dont il note qu’elles « se succèdent avec la même
régularité que les quatre saisons ».
Ce n’est qu’en janvier 1892, trois ans après la faillite de la
compagnie, que la Chambre consent à s’émouvoir et à passer à
l’action. Elle vote une motion réclamant une enquête en vue de
réprimer avec énergie et rapidité, est-il précisé avec une ironie bien
involontaire, les responsables du désastre financier.
Il n’empêche, le dossier va encore traîner des mois. Mais à partir
de septembre, un journal de la droite nationaliste et antisémite, La
Libre Parole, préfigurant ce que sera plus tard Gringoire, publie, sous
un obscur pseudonyme, des révélations qui ne tardent pas à
enflammer l’opinion. Le journal accuse nommément le député et
ancien ministre des Travaux publics dans le gouvernement Freycinet,
Charles Baïhaut, de s’être laissé corrompre pour faire voter par ses
pairs l’autorisation de l’emprunt à lots. La publication accuse
également Ferdinand de Lesseps d’avoir fondé sa recherche de
financement sur la pratique des pots-de-vin tous azimuts.
La classe politique ne peut plus feindre de ne pas entendre la
colère qui monte dans le public. Le pouvoir judiciaire non plus, et,
mi-novembre 1892, les dirigeants de la Compagnie universelle
transocéanique du canal de Panama sont inculpés pour tromperie,
abus de confiance, escroquerie. À partir de cet épisode, le scandale ne
fait que croître et embellir. Chaque jour, de nouveaux noms sont
donnés en pâture au public.
Herz que l’on finirait par oublier, ainsi qu’Arton, les commis
voyageurs des campagnes de souscriptions lancées en cascade par la
compagnie du canal. Tous deux sont réfugiés en Angleterre. Herz sait
se protéger, menaçant de révéler le rôle précis de quelques grandes
figures de la politique. Quelle part l’intoxication a-t-elle dans ces
menaces ? Sait-il réellement des choses compromettantes sur
Clemenceau, par exemple, puisque tous les regards se portent sur lui ?
On l’ignore. Jamais il ne comparaîtra devant un tribunal. Jugé par
contumace, il est condamné en août 1894 à cinq années
d’emprisonnement, et encore est-ce pour un motif périphérique à
l’affaire, un chantage qu’il aurait exercé sur le baron de Reinach au
tout début du scandale : argent contre déballage. Cornelius Herz
meurt en 1898, emportant avec lui maints secrets. Et sans aucun
doute le nom de politiciens qui resteront à jamais épargnés.
Arton, lui, est arrêté à Londres puis traduit devant une juridiction
française. N’ayant traité qu’avec le menu fretin des assemblées, les
hauts dignitaires le redoutent moins. Dans l’espoir d’amadouer ses
juges, il livre des noms que l’on ignorait encore. Huit parlementaires
se retrouvent ainsi à la barre du tribunal. Dans un ensemble touchant,
ils protestent de leur bonne foi, de leur innocence, et comme
l’enquête ne permet pas de déterminer s’ils ont touché eux-mêmes
l’argent dont on parle, ils sont purement et simplement relaxés. Arton
s’en tire moins bien : il écope de huit ans de prison. Une remise de
peine viendra adoucir son sort. Il meurt neuf ans plus tard. À côté de
lui, une fiole de cyanure. Comme lors du décès suspect du baron de
Reinach, des années plus tôt. Mais pour Arton, qui, après sa sortie de
prison, n’a jamais vraiment réussi à remonter la pente, le suicide est
assez vraisemblable. D’ailleurs, s’il avait eu vraiment de quoi faire
trembler la classe politique, au point que certains eussent voulu
l’éliminer, aurait-il attendu près de dix ans pour déclencher sa
bombe ? À moins, bien sûr, que, aux abois, il n’ait plus eu alors
d’autre moyen de subsistance que de se livrer à un quelconque
chantage ou de chercher à monnayer certains secrets ?
Quoi qu’il en soit, les disparitions de Herz et Arton sont un réel
soulagement pour bon nombre de personnalités françaises de la
politique, de la presse et de la justice. Quand leur tombe se referme,
c’est le scandale de Panama que l’on enterre enfin.
La vie politique, la vie des affaires mais aussi celle de l’affairisme
peuvent reprendre leurs cours. Cours qui, au vrai, ne se sont jamais
tout à fait interrompus.
S’il est venu à Marseille ce 4 avril 1879, c’est pour défendre cette
S’il est venu à Marseille ce 4 avril 1879, c’est pour défendre cette
orientation et tenter de renforcer le mouvement d’adhésions, qu’il
juge encore trop faible.
« Oui, la pensée de notre colonie libre est née du sentiment
religieux et patriotique, s’enflamme-t-il du haut de la tribune. Les
déchirements de l’Europe, les nuages de l’horizon, les froissements
perpétuels, au plus profond de notre être, de notre sens intime
catholique et français n’y sont pas étrangers ! Hélas ! Pauvre patrie,
qu’est devenue ta gloire ? Fille aînée de l’Église, où donc est ta
couronne ? Ah ! Messieurs, ce sentiment poignant de la tristesse
française, vous l’éprouvez comme moi. De tous côtés vous avez tourné
vos regards et vous n’avez vu que le deuil ! »
Le ton est donné. Et le marquis de poursuivre, poussant avec
habileté ses pions : « L’expansion par le monde d’une idée coloniale a
toujours constitué la grandeur d’un pays. C’est par les colonies qu’un
peuple devient grand ! »
Puis il en vient au cœur du sujet : « Et maintenant que nous avons
placé toutes nos aspirations sous la protection de Celui sans lequel il
n’est rien, nous allons, si vous le voulez bien, aborder l’exposition
pratique, au point de vue des choses humaines, des moyens généraux
qui doivent servir de base à l’entreprise elle-même. »
En d’autres termes, il s’agit de passer à présent du sacré au
chapitre très profane de la « fortune rapide et assurée » vantée dans
les annonces. Pour cela, il faut d’abord un capital, explique le
marquis. Le capital, notion si peu évangélique qu’il la qualifie, en une
formule bien trouvée, de « levier puissant dont la force brutale
s’impose de tout son poids ».
L’orateur anticipe alors la question brûlante des garanties
apportées aux souscripteurs. La réponse est brillante : « De fait, quelle
autre garantie puis-je offrir du succès de l’entreprise que l’exécution
de l’entreprise elle-même ? Cercle vicieux, insoluble problème… »
Problème dont le marquis pense évidemment avoir la solution :
« La nature spéciale et toute particulière de notre œuvre m’oblige, en
effet, pour en assurer l’avenir, à conserver non seulement entre mes
mains la direction suprême, mais encore à la soustraire aux entraves
mortelles d’une organisation industrielle ou commerciale, dont les
étreintes jalouses détruiraient bientôt le caractère sacré de son propre
baptême religieux et social. Je deviens dès lors, par la force même des
choses, l’unique représentant de ma propre pensée, sans contrôle, sans
partage de pouvoirs… »
Pour montrer que l’affaire est sur les rails, l’orateur évoque ceux
qui ont déjà souscrit. Ils sont, dit-il, plus de trois mille. Trois mille
qu’il ne désigne pas comme des actionnaires, des sociétaires, des
détenteurs de parts, mais comme « trois mille cœurs unis dans un
même but », ou mieux encore, « trois mille apôtres ».
L’idéal de Croisade n’est pas loin. À cinq francs l’hectare de terre
promise, qui ne se laisserait tenter ?
« Chacun pourra devenir propriétaire foncier dans notre colonie,
martèle le marquis. Nul porteur de bons ne sera tenu, en effet,
d’habiter la colonie. Le système consiste à établir, sur les terrains
coloniaux, des familles d’agriculteurs chinois, indiens ou malais,
moyennant un cinquième des produits bruts de leur exploitation. On
obtient ainsi des races industrieuses, actives, laborieuses, des résultats
bien plus moraux, et bien plus considérables que par l’esclavage des
nègres (...)
Dans de telles conditions, l’avenir est assuré. Les plus belles
perspectives sont offertes au plus faible capital, et tout Français, tout
Européen peut s’assurer dans notre établissement, pour un prix
insignifiant, de véritables fermes, de belles exploitations, et se créer
ainsi, sans courir aucun risque, sans quitter son foyer, un revenu
considérable (...) et, à raison de cinq francs l’hectare, se créer ainsi en
dehors de tout trouble politique, de tout bouleversement, de toute
révolution, une fortune coloniale proportionnelle à ses désirs et à son
capital, quelque faible qu’il soit... »
L’orateur gravit encore quelques degrés dans l’exaltation lorsqu’il
en vient à décrire son eldorado et ses débouchés commerciaux : « De
Port-Breton, nos visées peuvent s’étendre sur la Nouvelle-Bretagne, la
Lousiade, les îles Salomon, la Nouvelle-Guinée... Nous avons donc le
port. La température océanienne y est très modérée (...) Le pays est
très boisé, très fertile, admirablement arrosé. Il s’élève rapidement à
partir de la mer, ce qui permet à chacun de choisir la hauteur, et par
conséquent, la température qui convient le mieux à son tempérament.
L’abondance des sources et cours d’eau y permet la création
économique de toutes les industries exigeant une force motrice
quelconque, et l’arrosage naturel du pays y facilite, dans des
conditions de fertilité exceptionnelles, toutes les productions
coloniales dont le placement s’effectue en Australie beaucoup plus
avantageusement qu’en Europe. Les vivres y abondent ainsi que le
poisson (...) Dès le début, notre établissement donnera des revenus
suffisants pour l’entretien et le développement immédiats de
l’entreprise commune. Il nous suffira pour cela d’expédier dans les
ports d’Australie nos bois d’œuvre et de construction, nos charbons de
bois, nos coprahs pour la fabrication de l’huile, et nous y chargerons
des charbons de terre à dix francs la tonne que nous revendrons pour
un prix considérable en Chine (...) et, en complément de fret, certains
bois précieux et autres, du poisson fumé ou salé, et surtout du
tripang, sorte de mollusque très abondant en ces parages, dont les
Chinois sont très friands et qu’ils paient, suivant la qualité, de 2,700 à
3,700 francs la tonne ! »
« Nous appuierons sur la Croix la réalisation de notre œuvre
nationale, pour grouper autour de notre centre les intérêts nationaux
de tous ces petits peuples océaniens évangélisés par nos propres
missionnaires », conclut l’entrepreneur soucieux de revenir à la
noblesse du sentiment religieux après avoir été si matérialiste. « La
civilisation des peuples barbares ne peut avoir pour base que la Foi, le
travail et la prière. Tels seront nos moyens 2 ! » clame-t-il enfin.
La salle applaudit à tout rompre. L’auditoire ne peut être que
conquis devant des perspectives à la fois si chrétiennes et si
lucratives. Dès lors, le nombre de souscripteurs ne cesse d’augmenter
et les candidats au départ pour l’eldorado lointain se pressent dans les
agences d’émigration que le marquis a ouvertes à Paris, au 5 de la rue
de la Ville-l’Évêque, mais aussi à Marseille, à Quimper. Bientôt, un
mensuel ou bimensuel, La Nouvelle-France, est publié. Son siège est à
Marseille. Son frontispice est d’inspiration fortement religieuse. Il
montre en son centre, au milieu d’un astre rayonnant, une Vierge
portant une grande croix, qu’entourent des religieuses, un prêtre
missionnaire et des fidèles équipés, armés pour la colonisation. De
part et d’autre de ce frontispice bordé de palmiers, deux devises :
« Espoir et Foi » et « Dieu, Patrie et Liberté ».
L’exotisme et la colonisation sont alors en vogue. Ainsi, la presse
consacre nombre de pages à la mission Gallieni, envoyée au Soudan
pour y créer des comptoirs et tracer une voie ferrée. Sous d’autres
cieux, Tahiti tombe dans le giron de la République. Par ailleurs, la
France des années 1880 connaît une évolution profonde en matière
politique. L’idée républicaine s’enracine, la domination de l’Église est
partout battue en brèche. L’anticléricalisme voit sa représentation, au
sein même de l’Assemblée nationale, se renforcer. La seule année
1880 connaît la suppression du repos dominical obligatoire, et les lois
sur l’enseignement du gouvernement Ferry chassent de leurs
institutions les congrégations religieuses, jésuites, maristes,
dominicains... Le concept de laïcité progresse jusque dans des milieux
et des sphères d’opinion qu’il n’avait jusqu’alors jamais pénétrées. Le
marquis de Rays, lui-même catholique de conviction sinon de mœurs,
ne se trompe donc pas en plaçant son projet sous la bannière de la
religion. Les milieux catholiques se font le relais de son message,
même si l’Église, en tant qu’institution, Rome en premier, se montre
très prudente dans le soutien qu’elle voudra bien apporter à terme.
Cela précisé, il est à noter que l’intention colonisatrice ne se limite
pas aux tenants d’un catholicisme missionnaire. Les forces laïques y
ont part, et l’on voit Jules Ferry prôner, encourager l’envoi
d’instituteurs en Afrique et ailleurs dans le monde pour apporter la
bonne parole républicaine.
Une fois au large, sans doute pour stimuler le moral des partants,
Une fois au large, sans doute pour stimuler le moral des partants,
on fait chanter l’hymne de la Nouvelle-France, car le marquis tient à
ce que sa terre promise ait son hymne. De même, il a pris soin de
concevoir des uniformes pour sa milice de maintien de l’ordre et des
tenues clinquantes pour les principales autorités de son futur
royaume. À la tête de cette milice, Charles de Rays propulse un
certain Titeu de La Croix dont le plus grand titre de compétence est
d’avoir été secrétaire au commissariat de police de Pantin. Il le
nomme en même temps « aide de camp général » et gouverneur
provisoire de la colonie.
Six mois après le Chandernagor, c’est le Génil qui touche les côtes
funestes de Port-Breton. Puis ce sera l’India, embarquant en majorité
des Italiens fuyant la misère de leurs campagnes, et enfin la Nouvelle-
Bretagne.
Les nouveaux venus du Génil sont accueillis par ces paroles d’un
survivant du Chandernagor : « Malheureux ! Qu’êtes-vous venus faire
ici ? »
Pour beaucoup, en réalité, ils sont venus mourir. De fièvres, de
faim, d’épuisement. À peine la mort frappe-t-elle que le cadavre se
mue en une boue grouillante de vers. Le plancher de la grande
cabane-dortoir que l’on a réussi tant bien que mal à dresser, à même
le sol et non sur pilotis, sur le rivage de Port-Breton, baigne presque
constamment dans une eau fangeuse. Rien n’échappe à la moiteur, à
l’humidité ambiante. Les nuits sont hantées de ces chocs sourds,
sinistres que provoque la chute d’arbres gigantesques, eux aussi
vaincus par la spongiosité du sol.
À cela s’ajoute l’incompétence et la brutalité de chefs bombardés
gouverneur ou commandant par Rays. Le redoutable Titeu de La
Croix et Seyghens s’emparent du Chandernagor et désertent, gagnant
Sydney. Le capitaine du Génil, lui aussi promu gouverneur provisoire
de la colonie, restera cloîtré à son bord d’où, avec ses « miliciens », il
fera régner la terreur à terre. Virant à la paranoïa, il n’accorde
confiance qu’à une gamine de douze ans, une indigène, qu’il garde à
ses côtés en permanence. Il mourra assez mystérieusement, peut-être
empoisonné, lorsque l’aventure touchera à sa fin.
Six mois plus tard, en juillet 1913, lorsque la loi militaire portant
le service aux armées de deux à trois ans en vue de la probable guerre
avec l’Allemagne, Poincaré, d’accord sur ce point avec Clemenceau
qui annonce ce conflit depuis près de dix ans, utilisera la même
méthode pour amener la presse à vanter les mérites et avantages de
cette nouvelle loi militaire. Les partisans de la revanche, tant à droite
que dans les rangs de la gauche modérée, ne peuvent que se réjouir.
Or cette loi des trois ans a de farouches adversaires. Les plus
emblématiques, les plus influents sont le socialiste Jean Jaurès et le
grand bourgeois, conservateur devenu socialisant, Joseph Caillaux.
Hostile aux trois ans et à la guerre avec l’Allemagne, par ailleurs
porteur d’un projet d’impôts sur le revenu, ce dernier concentre sur
lui la haine et le mépris de sa classe d’origine. Il lui est notamment
reproché d’avoir su négocier avec l’Allemagne lors du différend
d’Agadir, en 1911, et d’avoir alors évité une confrontation armée qui
semblait inévitable et que, de part et d’autre de la frontière, certains
souhaitaient avec ardeur.
Kujau est lui aussi fasciné par la période nazie. Son enfance en a
été profondément marquée. Il a sept ans lorsqu’il est séparé de sa
Kujau est lui aussi fasciné par la période nazie. Son enfance en a
été profondément marquée. Il a sept ans lorsqu’il est séparé de sa
famille, chassée lors du terrible bombardement de Dresde de février
1945 et dispersée dans le chaos terrible qui suit la chute du Reich.
Jusqu’en 1951, le jeune Konrad vit en orphelinat. Puis, adolescent, il
passe son bac et intègre l’Académie des Beaux-Arts de Dresde. Il
quitte ensuite la RDA et entre à l’Académie des arts de Stuttgart où,
semble-t-il, il fréquente un groupe d’anciens nazis.
Il s’intéresse de plus en plus à tout ce qui a trait à cette époque.
Lorsque la duperie des faux carnets est découverte et que la justice
s’en mêle, les enquêteurs trouvent chez lui quelque cinq cents
ouvrages sur le Führer et le IIIe Reich. Il conserve en archives la
totalité des discours du chef nazi. C’est sur la base de ce matériau
qu’il rédige de sa main les fameux écrits intimes qui, en fait, sont
nourris de fort peu de confidences mais essentiellement de comptes
rendus de réunions, de rapports techniques, de communiqués du
parti, d’ordres du jour, de reprises de morceaux de discours...
Si l’on avait voulu semer le doute sur son suicide, s’y serait-on pris
autrement ? Et, en effet, très tôt le soupçon va émerger. Trop
d’ombres planent autour de cette mort étrange. Vega et les personnes
qui ont côtoyé Guzman les derniers jours et dernières heures de son
existence diront plus tard qu’il ne leur paraissait absolument pas sur
le point de se supprimer. Il est vrai que cela ne prouve rien et que
bien souvent l’entourage d’un désespéré ne voit rien venir.
La justification officielle du « suicide » de Mike de Guzman est
que, confronté à la dégradation de son état de santé du fait de son
hépatite, et miné par la charge trop lourde de son énorme mensonge
sur le filon de Busang, il aurait décidé d’en finir. Cependant, dans le
billet de quelques mots griffonnés qu’il laisse derrière lui avec sa
Rolex, si la mort volontaire est évoquée, il n’est fait allusion ni à la
maladie ni à un quelconque remords.
C’est seulement quelques jours après la découverte du corps dans
la jungle que la vérité éclate. La mine de Busang ne recèle pas la
moindre once d’or. Les forages tests que le gouvernement indonésien
a enfin diligentés pour contrôle ne décèlent aucune trace de minerai.
L’invention du « plus gros filon du XXe siècle » n’était en fait que la
plus grosse arnaque minière de la période. Montant de l’opération ou,
si l’on préfère, de l’entourloupe : six milliards de dollars canadiens
tombés dans l’escarcelle d’une poignée de détenteurs d’actions
particulièrement bien informés, parmi lesquels des dirigeants de la
firme minière, et, bien sûr, Guzman.
Les quelques vêtements retrouvés dans la jungle sur les restes
humains vont être, en quelque sorte, une mine pour les dirigeants de
Bre-X et les autorités concernées. Ils vont faire de feu Mike de
Guzman le seul et unique coupable dans l’affaire, celui qui aurait tout
pensé, organisé, manipulant ses collègues, les instances minières du
pays, et bien sûr sa hiérarchie. La défausse est commode. Les absents
ont toujours tort. Surtout quand ils sont morts. Ou supposés tels.
David Walsh, le big boss et fondateur de Bre-X, nie toute
implication dans la fraude. Il s’est retiré à temps aux Bahamas où ce
fumeur frénétique meurt quelques mois plus tard, en 1998, d’une
rupture d’anévrisme. John Felderhof, le chef du département géologie
de la Bre-X, réfute lui aussi toute responsabilité dans le montage de
l’arnaque. Des poursuites sont néanmoins engagées contre lui pour
complicité de falsification. Celles-ci ne donneront rien puisqu’il s’est
réfugié aux îles Caïmans d’où il ne peut être extradé, les charges
retenues étant qualifiées délits, et non crimes.
Cette fois la haine, moteur de l’intrigue, est celle qui sévit entre
Sarkozy et Villepin. Avec, en arrière-plan, Jacques Chirac, président
de la République, dont on peut dire qu’il fait hostilité commune avec
Villepin à l’encontre du même Nicolas Sarkozy. Nous entrons alors
dans ce qu’il est convenu d’appeler Clearstream 2.
Denis Robert, dans le troisième ouvrage qu’il consacre à l’affaire
sous le titre L’Enquête, s’interroge. À propos de l’initiative prise par
Gergorin de livrer les fichiers au juge, il pose la question sensible
entre toutes : « A-t-il pu agir sans l’aval de Dominique de Villepin ? La
chronologie de l’affaire et l’analyse des rapports entre les acteurs de
cette partie d’échecs montrent le contraire. Je ne vois pas comment
Dominique de Villepin pourrait ne pas être informé de l’initiative de
Gergorin (...) Je ne vois pas comment, ni pourquoi, Jacques Chirac ne
serait pas moins alerté de cette initiative. D’autant que l’un et l’autre
vont s’en réjouir et en profiter. »
La chronologie qu’évoque le journaliste comprend sans doute les
rencontres du printemps 2004 entre Villepin et Gergorin, celle
notamment du 6 mai, où, dans son bureau de la place Beauvau,
Villepin, qui vient d’être nommé ministre de l’Intérieur quelques jours
plus tôt, décore son visiteur des insignes d’officier de l’Ordre national
du mérite. Les relations entre les deux hommes sont alors au beau
fixe. Or, coïncidence troublante, c’est juste un mois plus tard que
Gergorin franchit le Rubicon en tentant d’entraîner le juge Van
Ruymbeke dans son jeu de dupes.
Début juillet, l’hebdomadaire Le Point, bénéficiant de fuites dont
les auteurs ne seraient autres que Villepin et Gergorin, lance la
campagne médiatique sous ce titre : « L’affaire qui fait trembler la
République ». Un scandale mettant en cause des ministres et anciens
ministres, précise l’hebdo. Fureur de Villepin qui, ne voyant nulle part
apparaître dans le long article le nom de Nicolas Sarkozy, ne se prive
pas de faire part de son mécontentement au patron de la publication,
Franz-Olivier Giesbert.
La presse, de longs mois durant, bénéficiant d’autres fuites tous
azimuts, va faire ses choux gras de ce bras de fer au sommet de l’État.
Le Monde divulguera en mai 2006 la déposition du général Rondot
devant les magistrats Pons et d’Huy, et ce sont des extraits des carnets
personnels du général que l’on retrouvera dans différentes
publications. Deux notes du patron des RG Yves Bertrand portant sur
la réaction très vive de Sarkozy, qui l’accuse d’être un des initiateurs
de l’affaire, sortent dans Le Canard enchaîné. Le Point diffuse une
confidence de Lahoud accusant le même Yves Bertrand d’être l’auteur
de l’ajout du nom de Sarkozy dans le listing, ce que l’enquête des
magistrats instructeurs démentira. Fuites orientées, confidences
calculées, légendes urbaines savamment distillées, chaque partie en
présence s’adonne aux délices de l’intoxication.
Tout et son contraire est balancé à l’opinion qui, très vite, s’égare
et n’y comprend plus rien. À croire que le but recherché est aussi
celui-ci. Rendre incompréhensible, une fois encore, une fois de plus,
les mécanismes tortueux qui régissent les liens entre politique et
argent...
La veille, il réunit ses fils et son frère, leur confesse que son
affaire, sa fortune, sa position sociale, tout cela ne repose que sur « un
La veille, il réunit ses fils et son frère, leur confesse que son
affaire, sa fortune, sa position sociale, tout cela ne repose que sur « un
gros mensonge ». Ce sont ses propres mots.
Cet homme, Bernard Madoff, alors âgé de soixante et onze ans, a
en effet réussi la plus grande, la plus formidable escroquerie
financière de tous les temps ! Elle est de fait la plus grande sans doute
par sa longévité, quelque vingt années, par l’importance des fonds
brassés – certains journaux parlent de trois cents milliards de dollars
–, les sommes évaporées, environ soixante-cinq milliards, le nombre
de personnes grugées, près de neuf mille plaignants déclarés auprès
du liquidateur désigné par le tribunal, Irving Picard.
Les médias et l’homme de la rue s’interrogent : comment une telle
arnaque a pu voir le jour et prospérer si longtemps, dans de telles
proportions, à l’heure de l’informatique, d’Internet, de Big Brother où
tout se sait, tout se voit, tout semble sous contrôle ?
Bernard Madoff aurait-il mis au point une combine de génie, un
procédé inédit ? Aurait-il découvert la martingale infaillible,
imparable, la pierre philosophale de la filouterie planétaire ?
Rien de cela. Tout au contraire. Comme il l’avoue lui-même
devant le juge fédéral de Manhattan, c’est une pratique éculée, aussi
ancienne que la cupidité qu’il a mise en œuvre. Ce procédé
d’escroquerie est connu depuis les années 1920 sous l’appellation de
chaîne de Ponzi, ou schéma de Ponzi, ou pyramide de Ponzi, du nom
de Charles Ponzi, un escroc qui a sévi à cette époque au sein de sa
communauté, celle des Italiens de Boston.
Une telle chaîne consiste à payer les intérêts promis aux premiers
souscripteurs d’un placement fictif avec l’argent versé par les
nouveaux souscripteurs. Aucun placement n’est jamais effectué, et le
système fonctionne tant qu’il y a suffisamment de nouveaux entrants
pour financer le rendement promis. Le problème d’une chaîne de
Ponzi est que, inéluctablement, elle aboutit à sa propre asphyxie. Le
moment où le nombre d’entrants ne peut plus être supérieur au
nombre de souscripteurs à rémunérer arrive un jour ou l’autre. Et
c’est le clash. Ou si ce n’est pas cette asphyxie qui ruine la chaîne,
c’est la demande simultanée émise par les souscripteurs de récupérer
leur investissement et ses intérêts. Les placements étant fictifs, et
l’argent confié ayant été consacré à masquer la fraude et à enrichir
l’escroc, ce remboursement est impossible et le pot aux roses est alors
découvert.
Dans le cas de Madoff, c’est ce qui se produit.
Nous sommes le 10 décembre. C’est alors qu’il réunit ses fils, son
frère et confesse « le gros mensonge ». Pour se mettre à l’abri d’une
accusation de complicité, sur les conseils d’un avocat, les fils
dénoncent leur patron et père au FBI. Mark et Andrew sont
responsables de la salle des marchés de l’affaire familiale. Ils ignorent
que les préconisations de ventes ou d’achats que cette salle émet ne
sont jamais suivies d’effet et n’engendrent aucune opération boursière
réelle.
Arrêté, Madoff réitère le lendemain ses aveux devant les agents
fédéraux. Pas un cent de tout l’argent qui lui a été confié n’a été placé
où que ce soit. Et l’entourloupe dure depuis environ vingt ans, sans
doute plus. L’homme reste flou sur ce point, comme sur beaucoup
d’autres, d’ailleurs. « Si mes souvenirs sont exacts, se contente-t-il de
déclarer au juge Chin lors de son procès, la fraude a commencé au
début des années 1990. »
Le prodige – si prodige il y a – est dans la longévité de cette
chaîne de Ponzi. En général, ce dispositif, finalement assez primaire
et grossier, s’effondre en peu de temps, au maximum deux ou trois
années.
Les clients de Madoff ne soupçonnent pas que les rendements
d’environ 10 % si réguliers, miraculeusement épargnés par les
fluctuations habituelles des marchés, qu’il parvient à tenir reposent
sur un tel système. Ceux des observateurs qui ont quelques doutes
doivent penser que le financier, le « gourou de Wall Street », procède
par Front running, pratique boursière illégale, mais fort simple dans
son principe. Un investisseur charge son opérateur en bourse
d’acheter pour lui tant de titres de telle action. L’opérateur se dit que,
si son client lui passe cet ordre, c’est qu’il pense – ou sait – que le
cours du titre va monter. Alors, avant de passer l’ordre de son
interlocuteur, il en passe un pour son propre compte. Puis il traite
l’ordre du client. Il attend que le cours remonte, revend alors ce qu’il
a acheté pour lui et empoche la plus-value. Ainsi fonctionne le Front
running. Certains pensent que c’est avec de telles plus-values,
réalisées à grande échelle, sur un grand nombre de titres chaque jour,
que Madoff parvient à financer ses rendements...
Mais jamais – au grand jamais – une pratique si constante, presque
quotidienne, n’aurait pu passer inaperçue de la SEC (Securities and
exchange commission), le gendarme de la Bourse de Wall Street, ou
être ignorée longtemps de la concurrence.
Le secret de la durée et de l’ampleur de l’escroquerie de Bernard
Madoff réside ailleurs. Il est à chercher dans la personnalité et le
parcours de cet homme.
Amir Weitman rapporte une anecdote qui illustre fort bien ce trait
Amir Weitman rapporte une anecdote qui illustre fort bien ce trait
de caractère.
Le matin du 11 septembre 2001, Bernie Madoff se trouve à son
bureau de Manhattan. Il reçoit le gérant des biens d’une famille
extrêmement riche qui s’apprête à traiter avec lui. Il est en
conversation avec cet homme lorsque le premier avion percute l’une
des twins towers. Lui et son visiteur se rendent dans une pièce d’où
l’on peut voir les tours. C’est un spectacle de film d’épouvante qu’ils
ont sous les yeux. L’immense construction éventrée, des étages en
flammes, des corps précipités dans le vide. « Ce n’est pas un accident,
dit simplement Madoff. C’est une attaque terroriste. Le marché va être
maintenant fermé quelques jours et rouvrira en forte baisse. » Son
interlocuteur est sidéré devant une telle réaction, si distanciée, si
froide... Et il l’est bien davantage encore lorsque, quelques minutes
plus tard, alors qu’un second appareil percute l’autre tour, Madoff
reprend : « C’est un attentat, je vous l’ai dit. L’Amérique est la cible
des terroristes. C’est sûrement Al-Qaida et Ben Laden, ces terroristes
qui ont déjà essayé de faire sauter le World Trade Center en 1993.
Cette fois-ci, ils ont réussi. »
Surprenante maîtrise de ses émotions. Et remarquable justesse
d’analyse. De quoi impressionner... De quoi aussi nourrir les
interrogations de ceux – qualifiés de conspirationnistes – qui
continuent de penser que la terrible surprise n’en était pas vraiment
une pour certains, très introduits dans les hautes sphères et disposant
d’informations ultra-confidentielles.
Ils sont en quelque sorte les Bonnie and Clyde de l’arnaque aux
faux chefs-d’œuvre. Entre eux, une complicité sans faille que paraît
embellir une longue histoire d’amour. Ils se marient en 1992. Il a
alors quarante et un ans, elle trente-quatre.
Il se nomme Wolfgang Fischer. Elle, Hélène Beltracchi.
Wolfgang naît en 1951 à Höxter, agréable petite ville de la
province de Westphalie-Lippe, sur les bords de la Weser, et passe son
enfance à Gelsenkirchen, non loin de Dortmund. Il est le dernier de
cinq enfants. Milieu modeste. Le père se veut artiste peintre. Il gagne
chichement sa vie en restaurant des tableaux, tandis que la mère
s’occupe de la maison et des enfants. L’atmosphère familiale est donc
plutôt artistique et bohème. Très tôt, Wolfgang manifeste des
dispositions pour le dessin et la peinture. Il apprend la technique en
regardant son père reconstituer laborieusement les toiles
endommagées par le temps ou la guerre. Les stigmates de la chute du
nazisme sont encore omniprésents, dans les œuvres picturales comme
ailleurs. Peu à peu, l’enfant prend sa part dans le travail paternel.
C’est dans la peinture de personnages et la reconstitution de fresques
qu’il se montre le plus adroit. Par ailleurs, le père, qui n’oublie pas sa
vocation d’artiste, de créateur, occupe une partie de son temps à
copier les chefs-d’œuvre des grands maîtres. Il lui arrive d’en vendre,
non pas en faussaire, mais en copiste, les toiles qu’il réalise étant
clairement identifiées comme des reproductions.
Un jour, il lance un défi à son fils : reproduire un Picasso. Il lui
soumet une photo de La Mère et l’enfant au fichu. Délai imposé, une
semaine. Le garçon s’y met, par jeu. Le résultat est au-delà de ce que
pouvait imaginer le père, et il n’aura fallu que quelques heures à
Wolfgang pour réaliser cette sorte de prodige. Le père, sidéré, restera
quelque temps sans toucher un pinceau. C’est du moins ce que
Wolfgang raconte aujourd’hui.
Les années passent. Adolescent insouciant, indiscipliné et
fantasque, à dix-sept ans, après de nombreuses alertes, le jeune
Fischer est renvoyé du lycée. La version qu’il donne de cette sanction
dit assez son caractère et ses centres d’intérêt. Selon lui, il se voit
exclure de l’établissement parce que, certains soirs, il fait office de
serveur dans un night-club où les filles ne cantonnent pas leur
prestation au seul strip-tease. Le coup de grâce tombe lorsqu’il
surprend un de ses professeurs en fâcheuse posture dans un des
cabinets discrets de cette boîte. Il semblerait que le garçon ait eu
aussi la légèreté de revendre sous le manteau des revues porno à ses
condisciples.
L’année suivante, il intègre l’école des arts appliqués d’Aix-la-
Chapelle. Là encore, il préfère les cafés et la vie nocturne à
l’enseignement des professeurs. Il mène une vie de bohème, gagnant
un peu d’argent en fourguant ici ou là ce qui n’est pas encore des faux
mais commence à y ressembler. Disons qu’il bricole. Il récupère de
vieux tableaux sans valeur, les rajeunit et les vend à la sauvette ou
aux marchés aux puces. Il raconte aussi qu’il passe certaines nuits,
selon l’humeur du moment, à copier Derain et d’autres grands
peintres. Mais pas de Picasso. Celui qu’il a contrefait à l’incitation de
son père sera, de son propre aveu, malgré la facilité de l’exécution et
l’excellence du résultat, le seul faux du maître espagnol qu’il
s’autorisera dans toute sa carrière. Peut-être redoute-t-il que l’état de
grâce, la magie de cette « première fois » ne soient plus au rendez-
vous ? Plus prosaïquement, sans doute s’abstient-il aussi parce que le
peintre et son œuvre sont trop connus des professionnels du marché
et des amateurs d’art pour laisser la moindre place à l’exploitation de
faux.
Wolfgang Fischer a vingt ans dans les années 1970. La mode est
aux cheveux longs, à la marginalité baba cool et aux substances
planantes. Il s’y adonne sans mesure. Haschich, LSD surtout. Il
avouera avoir beaucoup consommé, avant de cesser définitivement en
1985. Il vit un moment à Amsterdam, alors centre névralgique du
mouvement hippie européen, habite une péniche, hante les lieux
sulfureux et continue à jouer du pinceau en dilettante doué. Puis, il
semble que, revenu en Allemagne, il ait ouvert avec un associé une
modeste galerie à Aix-la-Chapelle où, prétendra-t-il plus tard, il aurait
eu le bonheur de vendre très correctement quelques œuvres
personnelles, signées de son vrai nom.
Un temps, il quitte le monde de la peinture pour celui du cinéma.
Vaguement scénariste et touchant un peu au montage. C’est à cette
période et dans ce milieu qu’il rencontre Hélène Beltracchi. La jeune
femme, après un parcours également sinueux, est alors assistante de
production dans une société de films publicitaires. Elle confesse être
tombée très vite sous le charme de ce beau garçon aux cheveux
blonds mi-longs, au regard espiègle, si prompt à pimenter le quotidien
de belles histoires qui doivent davantage à l’imagination qu’à la
vérité. Dans une interview publiée par le magazine Der Spiegel, elle
confie avoir appris une semaine seulement après leur rencontre que
Wolfgang peignait des faux et les vendait. « Cela avait l’air
complètement fou. Ça m’a impressionnée, et ça m’impressionne
toujours qu’il soit capable de faire un meilleur Max Ernst que Max
Ernst lui-même. Ce qui n’empêche pas de se demander : qui c’est ce
type ? Mais une fois qu’on est tombée amoureuse, une fois qu’on sait
que c’est le bon, on s’accommode. Rencontrer un dentiste, oui ça,
ç’aurait été terrible ! »
Hélène, comme Wolfgang, est issue d’une famille modeste. Elle a
cinq frères et sœurs. L’une d’elles, Jeannette, tiendra d’ailleurs un
petit rôle dans la joyeuse comédie des faux tableaux. Ils se marient, et
assez bizarrement, ce n’est pas Hélène qui prend le patronyme de son
mari, mais Wolfgang. Il remplace le sien par celui de son épouse. Les
raisons de ce choix restent floues. Il se peut que, d’ores et déjà
compromis sous le nom de Fischer dans le négoce d’œuvres
douteuses, il ait cherché par là à se reconstituer une sorte de virginité.
Ou bien l’italianisation de son identité, mieux en conformité d’ailleurs
avec sa personnalité, plus latine que germanique, lui aura-t-elle
semblé devoir s’imposer ? Ou encore, plus ou moins consciemment,
aura-t-il cherché à créer une certaine distance entre lui-même et le
passé nazi de l’Allemagne, passé qui, nous le verrons, tiendra
cependant une place non négligeable – et non totalement innocente –
dans le scénario de ses plus belles arnaques ?
Bien que la période hippie soit loin derrière le couple, au milieu
des années 1990 Wolfgang et Hélène partent pour un périple de
plusieurs mois en camping-car. Leur enfant, une petite fille, est de
cette escapade qui les conduit, semble-t-il, jusqu’en Thaïlande.
Voyage de pur agrément, ou parenthèse opportune au moment où des
histoires de toiles trafiquées vieilles de dix ou quinze ans reviennent
plus ou moins à la surface ? Malgré les enquêtes et le procès à venir,
ce point aussi reste assez flou.
— Le scandale de Panama
— Clearstream
— L’affaire Madoff
ARMAND-DELILLE Hugues, Madoff et moi, Flammarion, 2010
SEAL Mark, Madoff, l’homme qui valait cinquante millards, Allia, 2010
WEITMAN Amir, L’Affaire Madoff, Plon, 2009
Préface
Bibliographie
Dans la même collection
Cahier photos
Notes
1. L’Express, 03/08/2013.
2. Elf, ndla.
3. Service de documentation extérieure et de contre-espionnage.
4. Direction générale de la sécurité extérieure.
5. Bureau central de renseignements et d’actions clandestines de la
France Libre, créé en juillet 1940 par le général de Gaulle.
6. Cf. Rapport de la Cour des comptes.
7. Auteur du livre Enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses
ramifications proches ou lointaines, Fayard, 1984.
8. C’est-à-dire à Villegas en personne, ndla.
9. Jean de Bonnot, éditeur.
Notes