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Dominique Labarrière

12 Arnaques qui ont changé l’Histoire

Pygmalion

Maison d’édition : Flammarion

© 2015 Pygmalion, département de Flammarion


Dépôt légal : janvier 2015

ISBN numérique : 978-2-7564-1487-4


ISBN du pdf web : 978-2-7564-1488-1

Le livre a été imprimé sous les références :


ISBN : 978-2-7564-1486-7

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Présentation de l’éditeur :

Que ce soit pour acquérir pouvoir, argent ou gloire, certains individus


ont su déployer des trésors de ruse et d’ingéniosité dans les arnaques,
les tromperies et les manipulations afin d’exploiter la crédulité de
leurs contemporains. « La fin justifie les moyens » paraît être le credo
de ces Machiavel qui semblent avoir surgi à toutes les périodes de
l’Histoire.
Dominique Labarrière raconte certaines de ces entreprises les plus
stupéfiantes, qui secouèrent parfois violemment l’opinion publique. Il
en décrit les mécanismes et met au jour leurs implications humaines
ainsi que leurs enjeux avec des conséquences qui, le plus souvent,
dépassèrent ce qu’avaient prévu les apprentis sorciers qui les ont
ourdies. Parmi celles-ci : l’affaire du collier de la reine, celle de
Panama, les faux carnets d’Hitler, la fausse mine d’or de Bre-X
Busang, la guerre politique sans pitié de Clearstream, l’intoxication de
masse effectuée autour des emprunts russes, la farce coûteuse des
avions renifleurs, le trafic de décorations sous la IIIe République, les «
chefs-d’œuvre » du génial faussaire Wolfgang Beltracchi et, pour finir,
l’escroquerie flamboyante de Bernard Madoff, le gourou de Wall
Street.
Lire ces 12 histoires, c’est retrouver tous les ressorts de véritables
scénarios de films ou de romans !
Du même auteur
Bouffe Kaiser, Flammarion, 1988
Folie douce, Flammarion, 1989
Le Majordome myope, théâtre. Traduction et adaptation du roman
espagnol de Javier Tomeo, 1991
Héros, Albin Michel, 1993

Survivre. La vie des Français de l’Ouest en 1944, Éditions Ouest-France-


Survivre. La vie des Français de l’Ouest en 1944, Éditions Ouest-France-
Mémorial de Caen, 1994
Le Courage de dire, Bayard, 1996
La Part du fou, Éditions Hors Commerce-Hors Bleu, 1996
Terminus La Baule, Siloë, 1998
Mississippi sur Loire, Siloë, 1999
Total Fureur, Siloë, 2000
Les Trépassés de la Baie, Siloë, 2001
Meurtre et plus si affinités, Belami, 2001
Autopsie d’une intime conviction, Belami, 2001
Esther 1939, Belami, 2002
Esther, juin 1940, Belami, 2002
« Cet homme a été assassiné », La Table Ronde, 2003
Contre-enquête. L’affaire Viguier, La Table Ronde, 2003
Corps et âme, La Table Ronde, 2006
Marie Besnard, l’énigme (avec Olga Vincent), Michel Lafon, éditeur,
2006
La Diabolique Affaire des Templiers, Éditions Alphée-Jean-Paul
Bertrand, 2011
La Bataille de l’Ouest, Pascal Galodé éditeurs, 2011
Marie Stuart, sainte ou putain ? Pascal Galodé éditeurs, 2012
La Baule d’antan, HC éditions, 2013
La Mort de Pierre Bérégovoy, La Table Ronde, 2013
Quand la politique tue, La Table Ronde, 2014
À mes enfants
« Vous pouvez tromper tout le monde un certain
temps.
Vous pouvez tromper quelques personnes tout le
temps.
Mais vous ne pouvez tromper tout le monde tout
le temps. »
Abraham Lincoln
12 arnaques

qui ont changé


l’Histoire
Préface

L’arnaque est vieille comme le monde et ne finira probablement


qu’avec lui. Tant qu’il y aura des hommes pour rêver à plus de gloire,
de fortune, de pouvoir, il y aura d’autres hommes pour leur faire
croire que le miracle est à portée de rêve.
L’arnaque a les couleurs, les tonalités de la vie. Il en est de
tragiques, il en est de plaisantes. Certaines sont diaboliques, d’autres
peuvent sembler puériles. Toutes reposent sur l’émergence, à un
moment donné, du couple bizarre que forment le mystificateur et le
mystifié. Un couple dont le ferment est la confiance. Aveugle le plus
souvent. Hors de raison dans la plupart des cas.
Si certaines d’entre elles ont une influence évidente sur le cours de
l’histoire, toutes y jouent un rôle parce que, mieux et plus crûment
que tant d’autres manifestations humaines, elles disent leur temps,
leur époque. Elles en révèlent les ressorts, les travers, les mœurs, les
obsessions, les peurs, les appétits, les aspirations secrètes. Dans ce
sens, elles nous apprennent beaucoup sur nous-mêmes et sur le
monde dans lequel nous vivons.
Si elles reposent sur des caractéristiques immuables de l’âme
humaine telles que la cupidité, l’envie, l’ambition, la haine, les
arnaques sont le fruit – pourri sans doute – de circonstances, et donc
d’un moment de l’histoire.
Sans la déliquescence d’une fin de règne qui marque de surcroît la
fin d’un régime, l’affaire du collier de Marie-Antoinette aurait-elle pu
exister ? Sans la montée en puissance d’une bourgeoisie d’affaires sûre
d’elle-même et de sa capacité à transformer le monde à son gré, le
scandale de Panama aurait-il été possible ? Sans l’obsession de la
revanche de 1870 sur l’Allemagne et de la reconquête des provinces
perdues, les largesses russes de Raffalovitch auraient-elles été aussi
efficientes ? Sans l’angoisse de la France découvrant avec effroi sa
fragilité face aux crises pétrolières, la farce des avions renifleurs
aurait-elle été seulement imaginable ? Si Hitler et le nazisme ne
continuaient à exercer une fascination morbide sur tant de nos
contemporains, l’arnaque des faux carnets aurait-elle pu être
montée ? Si l’on n’avait fait de l’argent un maître absolu, une divinité
moderne, et de la spéculation un culte, l’escroquerie monstre d’un
Madoff aurait-elle pu se prolonger quelque vingt années ?
Il en va ainsi de chaque mystification. Elle est un miroir, parfois
déformant certes, mais elle l’est à la manière des caricatures d’un
Daumier. Forçant le trait, elle traduit le réel et rompt la conspiration
du non-dit. D’une certaine manière, l’arnaque, une fois dévoilée, est
porteuse de salubrité. À ceci près qu’elle fait des victimes. Certaines
pathétiques, et c’est l’affaire de Port-Breton, celle des emprunts russes
et de Raffalovitch ; certaines plutôt lamentables ou ridicules, comme
on le voit avec les scandales des décorations, des faux carnets
d’Hitler, des faux vrais tableaux de Wolfgang Fischer-Beltracchi.
Face à ces victimes, les arnaqueurs. Eux aussi sont divers. Il y a les
fantasques, les rêveurs, les pervers, les cyniques, les mythomanes, les
psychopathes, les sociopathes... Certains inspireraient une forme
d’indulgence, alors que d’autres ne méritent que le mépris et la
rigueur de la loi. Le Scapin de Molière fait sourire avec ses fourberies.
Le Iago de Shakespeare suscite le dégoût par la bassesse de la
manipulation que lui inspire sa haine pour Othello. La haine !
L’héroïne désincarnée de l’affaire Clearstream, cette guerre sans merci
entre deux hommes parvenus au sommet de l’État !
Nous évoquions le binôme mystificateur-mystifié. Il convient de
lui associer un troisième personnage : le bouc émissaire. Dans ces
affaires qui sont autant de pièces de théâtre ou de scénarios de film,
le rôle de bouc émissaire est quasi récurrent. Il est intéressant de
constater, en effet, que, lorsque le pot aux roses est découvert et que
les masques tombent, l’on déploie des trésors d’ingéniosité et
d’hypocrisie pour faire porter à une seule, ou très peu de personnes,
l’entière responsabilité du crime. Des très nombreux « chéquards » de
Panama, rares sont ceux qui auront maille à partir avec la justice, et
un seul subira vraiment la sévérité des juges. Nous sommes ici en
quelque sorte devant une manipulation dans la manipulation. Ce n’est
pas le moindre des charmes sulfureux de ces histoires.

Voici donc le récit de douze arnaques que l’on peut dire


exemplaires. Elles le sont par leur ampleur, l’importance et parfois la
gravité de leurs conséquences, la qualité des protagonistes, mais aussi
et surtout par ce questionnement, dérangeant à maints égards, qui
s’impose lorsque sonne l’heure de la vérité et de la désillusion :
comment cela a-t-il été possible ? Comment des êtres sensés, doués de
jugement et d’intelligence, ont-ils pu, individuellement ou
collectivement, donner dans le panneau ? Comment se fait-il que le
petit grain de sable qui, au bout du compte, grippe la machination
n’ait pas été découvert plus tôt ? Comment tant de personnes ont-elles
pu marcher, comme hypnotisées, dans des combines aussi énormes ?
Car elles le sont toutes, et là aussi est un des mystères des duperies
réussies : plus gros est le piège, mieux il fonctionne.
Ainsi, il y a dans le mécanisme de toute arnaque cette place
étrange prise par l’irrationnel. Un irrationnel qui abolit, un temps au
moins, la lucidité des plus clairvoyants, la circonspection des plus
prudents, la méfiance des plus soupçonneux et la malignité des plus
rusés.
Cela dit beaucoup, sans doute, sur la folie du monde. Et plus
encore sur celle des hommes.
La journée des Dupes

Le 30 septembre 1630, Louis XIII, roi de France, est à l’agonie. Ses


médecins l’estiment perdu. Dans les églises, des prières sont dites
pour le repos de son âme. La Cour se prépare au deuil. L’affliction,
sincère chez certains, est de façade dans l’entourage proche du
monarque. Son turbulent jeune frère, Gaston d’Orléans, se voit déjà
sur le trône. La reine mère, Marie de Médicis, s’apprête à prendre
langue avec les caciques du parti catholique, pro-espagnol, qu’elle
souhaite placer aux postes clefs du gouvernement. Anne d’Autriche,
son alliée dans cette politique contraire à celle du cardinal de
Richelieu, envisage sans grand chagrin son imminent veuvage. N’est-il
pas arrêté, en effet, que le roi son époux décédé, elle convolerait avec
son frère, Gaston ? Ces plans exigent cependant une condition :
l’élimination du cardinal de Richelieu dont la politique de défiance à
l’encontre des Habsbourg et de mansuétude calculée pour les
huguenots de France et les puissances protestantes allemandes déplaît
tant au parti de la reine mère.
Nul plus que Marie de Médicis n’est acharnée à la perte du
cardinal. C’est pourtant elle qui, dans une large mesure, l’a fait ce
qu’il est, l’exhaussant au sommet du pouvoir et de la hiérarchie de
l’Église. L’homme lui doit son rang, le commencement de son
immense fortune et la pourpre cardinalice.

Chassée de la Cour en 1617 et exilée à Blois à la suite de la


disgrâce et de l’élimination des Concini – ce couple d’aventuriers
italiens qu’elle protège et qui a accaparé pouvoir et richesses –, elle
parvient à se réconcilier avec le roi son fils par l’entremise de ce
même Richelieu, évêque de Luçon. Le jeune prélat est habile,
ambitieux et pressé. Il voit en la reine mère le seul moyen de se
mettre en lumière, d’approcher le monarque. Il n’hésite pas à lui
adresser des lettres flatteuses à l’excès, et surtout à se prétendre
chaud partisan de la politique favorable aux Habsbourg et donc à
l’Espagne.
Marie de Médicis le choisit pour confesseur, puis elle parvient à le
faire entrer au conseil du roi. C’est alors que, d’une certaine manière,
le masque tombe. Elle croyait avoir placé auprès de Louis XIII un allié
de sa stratégie hispanophile, et c’est une tout autre politique que
Richelieu, devenu entre-temps cardinal, inspire au roi. Voyant dans la
puissance de l’empire des Habsbourg une menace pour le royaume de
France dont il ne peut accepter qu’il perde son rang et sa puissance, il
entend tout à la fois remettre de l’ordre dans le pays et lutter contre
les menaces hégémoniques de l’empire.
Marie de Médicis, qui estime non sans raison avoir été jouée par
son protégé, lui voue dès lors une haine qui ne faiblira jamais. Elle
compte pour alliés Anne d’Autriche, la reine régnante, espagnole de
naissance puisque fille du roi d’Espagne, et Gaston d’Orléans, le jeune
et unique frère du roi, ivre de complots et d’intrigues, et qui, alors
que le couple royal n’a toujours pas d’héritier, ne cesse de convoiter
le trône.
La maladie du monarque se déclare à l’été 1630. Épousant la
politique prônée par Richelieu, il guerroie alors aux marches de la
Savoie, alliée de l’Espagne dont les troupes menacent la ville de
Cazal. Il se trouve à Lyon lorsque, en septembre, son état empire de
façon inquiétante.
Marie de Médicis entend mettre à profit l’affaiblissement de son
fils pour obtenir de lui le renvoi de Richelieu. « La reine mère avertit
le roi que le cardinal était amoureux de la reine sa femme : cet avis fit
son effet, et le roi en fut vivement touché, écrit La Rochefoucauld
dans ses mémoires. Il parut même disposé à chasser le cardinal et
demanda à la reine mère qui on pourrait mettre à sa place. Elle
hésita, et ne lui osa nommer personne... »
Selon le mémorialiste, cette hésitation de Marie de Médicis sauve
le cardinal, car elle laisse ainsi au roi son fils le temps de se
reprendre. Par la suite, elle ne parviendra plus à le convaincre
vraiment de se séparer de Richelieu et n’obtiendra plus sur ce point
qu’un vague assentiment et point de résolution ferme.
Les derniers jours du mois, donc, le mal s’aggrave, et, au matin du
30 septembre, le roi donne tous les signes d’une mort imminente.
Néanmoins, Marie et Anne d’Autriche essaient une fois encore de lui
arracher la destitution du cardinal-ministre.
De son côté, Richelieu n’ignore pas que, même si la Florentine ne
réussit pas à convaincre son fils, celui-ci mort, c’en est fait de lui.
Aussi, se prépare-t-il à prendre la fuite afin d’échapper à une disgrâce
certaine et au traitement de la dernière dureté que ses ennemis lui
promettent déjà à mots à peine couverts.
Mais voilà que le destin s’en mêle. Dans l’après-midi, l’abcès
intestinal, cause de la maladie, crève et se résorbe de lui-même. Dans
l’instant, le roi revit et son état s’améliore d’heure en heure, si bien
que l’on peut envisager de rentrer à Paris. Pour Richelieu, cette
guérison inespérée est à tout le moins un sursis, un temps précieux
gagné sur le camp adverse.
Mais celui-ci ne désarme pas pour autant.

Le retour à Paris s’effectue en grande partie par la Loire.


Navigation lente, propice aux manœuvres de persuasion. La reine
mère fait le siège du convalescent tout en prenant soin d’endormir la
méfiance du cardinal, lui prodiguant sourires et amabilités. Elle tente
bien sûr d’obtenir du roi qu’il convertisse le mol assentiment qu’il a
peut-être concédé dans sa maladie en décision définitive. Mais Louis
ne tranche pas. Il élude, il prétend attendre d’être de retour dans sa
capitale pour arrêter sa décision.

Le Louvre étant alors inhabitable à cause d’importants travaux, le


roi se loge à l’hôtel des ambassadeurs extraordinaires, la demeure des
Concini avant leur disgrâce. Cet hôtel, situé rue de Tournon, est à
deux pas du Palais du Luxembourg, la résidence que la reine mère
s’est fait construire, aujourd’hui siège du Sénat.
Richelieu, lui, occupe le Petit Luxembourg, bel hôtel attenant au
palais principal. Marie de Médicis lui a octroyé cette résidence à
l’époque où elle pouvait le croire acquis à ses vues. Elle l’y maintient
malgré sa « trahison » sans doute pour mieux le contrôler, mais entre-
temps le prélat-ministre s’est fait construire, sur l’autre rive de la
Seine, rue Saint-Honoré, son propre havre, le palais cardinal, que l’on
connaît aujourd’hui sous l’appellation de palais royal. C’est là qu’il se
retirera bientôt, au plus fort du conflit entre la reine mère et lui.
Le ministre, qui ne consent à consacrer au sommeil que quatre
heures par nuit et travaille avec ardeur et méticulosité le reste du
temps, a des espions partout. Y compris, cela va sans dire, dans
l’entourage de ses ennemis. Marie de Médicis, brouillonne, bavarde,
obstinée mais souvent incohérente, s’agite et redouble d’insistance
auprès du roi. Elle veut en finir. Il lui faut la disgrâce, et
probablement le bannissement, si ce n’est l’emprisonnement, du
cardinal.
Celui-ci n’ignore rien de cette guerre d’usure menée dans son dos.
Avec habileté, début novembre, il s’adresse à la Médicis, l’assurant de
son dévouement, protestant de sa bonne foi et de son indéfectible
souci de lui plaire. « Madame, écrit-il, j’ai su comme mes ennemis, ou
plutôt ceux de l’État, non contents de m’avoir décrié auprès de Votre
Majesté, veulent encore rendre suspecte ma présence auprès du Roi.
Comme si je ne l’approchais que pour l’éloigner de vous et pour
diviser ce que Dieu et la nature ont joint. J’espère en la divine bonté
que leur malice sera reconnue, que mes déportements seront bientôt
justifiés et que mon innocence triomphera de la calomnie. Ce n’est
pas, Madame, que je ne m’estime malheureux et coupable de ce que
j’ai cessé de plaire à Votre Majesté et que la vie ne me soit odieuse en
l’état où je suis, privé de l’honneur de vos bonnes grâces et de cette
estime que je prisais bien plus que les grandeurs de la terre ; comme
je les tiens de votre main libérale, aussi je les porte et les abaisse à
vos pieds. Mais, Madame, épargnez-moi, de grâce, par cette pitié qui
vous est naturelle ; car la pourpre que je porte, dont vous m’avez
revêtu, perdra son éclat et son lustre, si le rebut de Votre Majesté y
imprime de si noires taches. Quelle apparence y a-t-il que le plus
obligé des hommes fût le plus ingrat et que, ma conscience, mes
intérêts et ma première inclination m’attachant à votre service, je
m’en sois séparé pour le seul avantage d’acquérir le nom de traître à
la meilleure et à la plus grande Reine de l’univers ? »

Lettre de pure diplomatie, car Richelieu sait qu’il ne saurait


Lettre de pure diplomatie, car Richelieu sait qu’il ne saurait
convaincre cette femme et son camp si fort résolus à sa perte. Sans
doute un sourire s’esquisse-t-il sous sa fine moustache lorsque sa
plume trace des mots tels que : « à la meilleure et à la plus grande
Reine de l’univers » ? Ou encore ceux-ci, qui viennent plus loin dans
la missive : « Je m’ennuierais partout où Votre Majesté ne serait
point, et, sans la permission de la voir, je ne veux plus que celle de
mourir. »
Dans le même temps, se donnant le beau rôle et prenant les
devants, le cardinal-ministre propose au roi, dans un souci
d’apaisement, prétend-il, sa démission du Conseil.
Le roi refuse. Plus curieusement, Marie de Médicis s’oppose, elle
aussi, à cette démission 1. Laissant la haine supplanter le sens
politique – qui souvent lui fait défaut d’ailleurs –, elle ne se
contenterait pas d’une issue si douce, d’une sortie de son ennemi,
auréolé de la gratitude et d’un éloge du roi pour services rendus. C’est
à un ennemi déchu, ruiné, discrédité, acculé à une retraite honteuse
qu’elle entend donner l’estocade.

En ces premiers jours de novembre, elle peut penser toucher enfin


au but. Le roi paraît gagné à ses vues. Il ne faudrait encore que peu de
chose pour qu’il bascule tout à fait, se persuade-t-elle. Un ultime
entretien privé, à l’insu du cardinal et bien sûr hors de sa présence, y
suffirait sans doute.
L’heure de la mise à mort approche. Le 10 novembre, après le
Conseil qui s’est tenu au Luxembourg dans sa chambre, la reine mère
retient Richelieu. Elle lui fait part de sa décision de le démettre le
lendemain de toutes les charges et fonctions qu’il occupait jusqu’alors
dans sa Maison, Grand Aumônier, surintendant, chef de son Conseil.
Le même sort est promis à toute personne à son service y ayant été
admise sur recommandation du prélat. Il est patent pour la Cour
entière, promptement informée, que cette disgrâce n’est que le
premier acte d’un désaveu définitif et d’une tout autre portée,
prononcé celui-là par le roi.
Le soir même, Richelieu, renseigné par ses espions, peut faire le
compte de ceux des courtisans qui, déjà, l’abandonnent ou passent à
l’ennemi. Ils sont, comme toujours en pareil cas, nombreux et fort
empressés.
La situation est grave. Le roi en est bien conscient qui entend
provoquer pour le lendemain une réunion entre les protagonistes, en
sa présence. Il espère rapprocher les points de vue, et si cela s’avère
impossible, circonscrire le conflit à une querelle de personnes afin
d’éviter que la politique générale du royaume en pâtisse. Réunion de
la dernière chance, en quelque sorte. Chance ultime autant que ténue,
tant la situation s’est envenimée. Les gens de Cour murmurent,
s’agitent. Eux ne doutent guère : les heures du cardinal sont comptées.

Le lundi 11 novembre, à onze heures, Richelieu se rend au Grand


Luxembourg où, stupeur, il se voit refuser l’accès aux appartements
de la reine mère. Le roi est déjà là, pour la rencontre qu’il a souhaitée
la veille. Le cardinal bat en retraite et tente d’emprunter un autre
chemin. Sa manœuvre a été anticipée et, de nouveau, il se voit
interdire d’aller plus loin.
Il ne lui reste plus qu’à passer par un escalier dérobé, pratiqué à
l’intérieur d’un pilier et conduisant de la chapelle à la chambre même
de la reine mère. Là, étrangement, il ne trouve pas porte close. Selon
certaines versions, il se serait fait remettre la clef par une dame au
service de la Médicis, selon d’autres, il s’agirait d’un oubli, d’une
négligence. Qu’importe. Voilà qu’il surgit au beau milieu du
réquisitoire enflammé que la reine mère développe devant le roi son
fils, exigeant une fois encore qu’il chasse le cardinal-ministre et le
désavoue comme elle-même l’a fait la veille.
Richelieu se jette à genoux aux pieds de la Médicis. Il pleure de
vraies larmes, implore le pardon de fautes qu’il aurait pu commettre,
mais dont il ne comprend pas quelle pourrait en être la nature. Le roi
intervient, cherche à temporiser et prie le cardinal de se retirer
quelques jours à Pontoise afin de lui laisser le temps de régler le
différend.
Richelieu se soumet et quitte la pièce. La reine mère ne fléchit pas,
clame encore qu’il est « le plus méchant des hommes » et que si le roi
le maintient à son Conseil, elle n’y paraîtra plus.
Le cardinal, la mine décomposée, se poste au bas de l’escalier par
où le roi doit passer. L’attente, bien que brève, lui paraît
interminable. Légèrement à l’écart, les courtisans sont à l’affût du
moindre signe, dans ce monde où tout est signe. Un regard, un
mouvement de tête, une esquisse d’attention ou au contraire de
dédain, valent autant que les mots.
Le monarque paraît, descendant l’escalier. Sur son passage, le
cardinal se prosterne plus bas qu’il ne l’a sans doute jamais fait. Mais
le roi, visage fermé, passe sans même un regard.
Pour tous, à commencer par le cardinal lui-même, la disgrâce est
consommée.

Dans l’heure, les revirements initiés la veille se précipitent. Marie


de Médicis savoure l’élixir d’une victoire qu’elle juge totale,
définitive. Autour d’elle et de ses alliés, tous s’empressent, s’exaltent,
font assaut d’éloges et de flatteries. Les Bassompierre, les Marillac se
voient aux plus hauts postes du Conseil. Les éminences du parti
catholique exultent. Des dépêches de triomphe partent en tous sens.
Le roi, quant à lui, prend ses distances. Il est déjà parti pour son
pavillon de chasse, à Versailles, où il aime tant se retirer. Il y est dans
la paix, et il y goûte une rusticité de vie qui lui convient assez. Il y est
surtout proche de sa passion majeure, sa seule passion peut-être
même, la chasse.
Richelieu s’est retiré au Petit Luxembourg. Il sait qu’il ne doit pas
perdre de temps. De la disgrâce à la Bastille, il n’y a guère. Partir pour
Pontoise afin de sembler obéir au roi, et de là gagner Le Havre où,
derrière les murs de la forteresse, il sait pouvoir trouver un refuge
sûr. C’est alors qu’il reçoit de Louis XIII un message le priant de le
rejoindre à Versailles le soir même.
Richelieu hésite. Versailles, ce modeste relais de chasse, n’est-il
pas le lieu idéal pour un piège ? Sur les conseils d’un des rares
personnages qui lui soient restés fidèles, le cardinal de La Valette, qui
lui glisse le sage adage selon lequel « Qui quitte la partie la perd 2 », il
se résout à se rendre au rendez-vous de son seigneur et maître.
Le roi le reçoit dans la soirée. Moment crucial. Richelieu n’a plus
d’espoir. Il se croit perdu. Afin de s’épargner de plus grands
dommages, il offre une nouvelle fois sa démission, s’engage à se
retirer sur ses terres et s’y faire oublier.
Le roi écoute avec attention.
L’entretien terminé, il convoque, à l’exception près de Marillac,
garde des Sceaux, les ministres et secrétaires de son Conseil pour une
séance qui se tiendra donc non pas à Paris, mais à Versailles, en
pleine nuit. Chacun des participants s’attend à voir consacrée la fin de
Richelieu et, certains, à s’entendre promus à de hautes et gratifiantes
dignités.

L’atmosphère est tendue. Les enjeux, il est vrai, sont d’importance.


L’atmosphère est tendue. Les enjeux, il est vrai, sont d’importance.
Louis ne laisse rien transparaître sur ses traits de la décision qu’il a
prise. Une décision qui lui est dictée par la conviction qu’il est, selon
ses propres termes, « plus obligé à son État » qu’à quelque personne
que ce soit, fût-elle sa propre mère. Avec calme et détermination, il
fait part de ce qu’il a arrêté. Le choc est rude pour les ministres
présents. Les mots qu’ils entendent les glacent de stupeur. Le roi leur
apprend qu’il garde sa confiance envers le cardinal et qu’il le
maintient dans son rôle et ses prérogatives de principal ministre.

Marie de Médicis est vaincue. Richelieu triomphe. Il sort de ce


bras de fer avec la reine mère et son parti plus puissant que jamais.
Tous ceux qui ont cru trop vite à sa fin sont anéantis. Ce sont les
dupes de cette journée qui, en fait, s’est déroulée sur trois jours d’une
intensité dramatique rare.
La réaction du cardinal ne ressemblera en rien à la clémence
d’Auguste. Il se montre sans pitié. Les Marillac, proches de la Médicis
et particulièrement compromis dans les tentatives d’élimination du
prélat, sont les premiers visés. Michel de Marillac, garde des Sceaux,
que l’on a vu évincé de la séance de nuit à Versailles, est destitué de
sa charge. D’abord assigné à résidence à Glatigny, il est ensuite
interné à Châteaudun où il meurt deux ans plus tard. C’est lui qui
devait devenir principal ministre à la place de Richelieu.
Le maréchal Louis de Marillac, neveu du précédent, se trouve au
moment des faits à l’armée d’Italie. Il reçoit là d’abord deux courriers,
l’un lui annonçant sa promotion comme seul commandant en chef de
l’armée, et un autre, de son oncle Michel, l’informant de la chute de
Richelieu et de la victoire de leur camp.

Mais le lendemain, c’est une lettre d’un tout autre ton qui lui est
mise sous les yeux par son pair, le maréchal Schomberg. Le roi
Mais le lendemain, c’est une lettre d’un tout autre ton qui lui est
mise sous les yeux par son pair, le maréchal Schomberg. Le roi
ordonne en effet à ce dernier de l’arrêter. Chute brutale, terrible.
L’annonce de sa perte le met dans une colère effrayante. Il ose des
propos d’une rare violence contre le cardinal, rapporte dans ses
mémoires le chevalier de Pontis, témoin de la scène.
Mais la nuit portant conseil, le jour suivant, le maréchal retrouve
le panache et l’élégance du courtisan fin lettré pour écrire au roi sa
déception, sa tristesse : « Sire, Votre Majesté m’a fait voir entre deux
soleils, mais d’une lumière fort différente, deux commandements de
sa part, qui tous deux m’ont percé le cœur : le premier, de joie à la
vérité très grande, parce qu’il me portait des marques de sa confiance
et de son estime ; l’autre de douleur très amère, parce qu’il me donne
celle de son indignation. Mais l’un n’a pas trouvé moins que l’autre de
prompte obéissance en moi. »
Le roi ni le cardinal ne se laisseront émouvoir par ces mots.
Conduit sous bonne garde d’Italie à Lyon, Marillac tombe malade à
plusieurs reprises durant l’éprouvant périple à travers les Alpes au
plus dur de l’hiver. Il est ensuite transféré à Sainte-Menehould, puis
jugé, condamné à mort et finalement exécuté le 10 mai 1631. La
chronique du temps rapporte que, au moment même où le verdict est
prononcé, le cardinal de Richelieu est à se divertir dans les bras de sa
maîtresse, la courtisane Marion Delorme. Cette sentence, des plus
sévères, permet au prélat-ministre d’assouvir une vengeance
personnelle tout en adressant un message dissuasif à ceux qui, si haut
en Cour qu’ils soient, seraient tentés de conspirer contre lui et sa
politique.
Nombreuses sont les personnes, proches de la reine mère, qui
subiront la répression mise en œuvre par le cardinal. Pour ce qui est
de certaines des dames de la maison de Marie de Médicis, il n’est pas
certain qu’elles aient véritablement conspiré. Il suffit qu’elles aient été
dans sa sphère. Les duchesses d’Elbeuf et d’Ognano, l’épouse du
connétable de Lesdiguières sont exilées dans leurs domaines. La
princesse de Conti est chassée, tout comme d’ailleurs le duc de Guise,
son frère. La duchesse de Chevreuse est reléguée à Tours. Les abbés
de Foix et Vautier sont mis à la Bastille ainsi que Bassompierre,
personnage célèbre du temps mais très impliqué dans la lutte contre
Richelieu. Il restera emprisonné douze ans et ne sera libéré qu’après
la mort de son ennemi le cardinal. Le duc de Montmorency, entraîné
dans la révolte de Monsieur frère du roi contre le prélat, est, quant à
lui, condamné à mort et exécuté.

Le roi ne désespère pas, cependant, de voir la reine mère et


Richelieu renouer des relations de bon aloi. Par l’entremise du nonce
apostolique, trois rencontres ont lieu vers Noël, dont une dans la nuit
même de la Nativité. Mais de miracle, point ! Marie de Médicis ne
cède rien, même si, dans les semaines qui suivent, elle consent à se
montrer à quelques séances du Conseil au cours desquelles elle
s’applique à faire comme si le cardinal n’existait pas. Elle n’a pas un
regard pour lui et ne lui adresse pas la parole. De son côté, Anne
d’Autriche, dont l’époux ressuscité a peu apprécié le projet
matrimonial avec son propre frère s’il était mort (même s’il en
comprend l’intérêt dynastique), répond aux griefs du roi en boudant
les manifestations et festivités de la Cour. Marie de Médicis se fait
évidemment un plaisir de la rejoindre dans ces démonstrations de
dédain.
Quant à Gaston d’Orléans qui, du fait de la guérison de Louis son
frère, voit tout à la fois s’éloigner le trône et son mariage avec Anne,
il se conduit comme trop souvent, c’est-à-dire de manière compulsive
et irréfléchie. Voltaire fera de lui dans son Siècle de Louis XIV un
portrait sans concession : « Entrant dans toutes les combines et
abandonnant souvent ses amis (...) Il fut la cause de la mort du duc de
Montmorency, de Cinq-Mars, du vertueux de Thou. Jaloux de son
rang et de l’étiquette, il fit un jour changer de place toutes les
personnes de la cour à une fête qu’il donnait, et prenant le duc de
Montbazon par la main pour le faire descendre d’un gradin, le duc de
Montbazon lui dit : “Je suis le premier de vos amis que vous ayez aidé
à descendre de l’échafaud.” »
À la fin de janvier, n’en pouvant plus de ruminer sa haine du
ministre prélat, il décide de défier l’ennemi de front. Il se rend au
palais cardinal en compagnie de nombre de ses courtisans et en force
l’entrée. Richelieu, n’ayant d’autre choix, le reçoit.
D’emblée, Monsieur se lance dans une diatribe l’accusant d’être le
« plus grand persécuteur » de celle à qui il doit tant, la reine mère, et
de continuer « par ses artifices à la noircir dans l’esprit du Roi ».
Gaston conclut son attaque en assurant qu’il n’aurait pas tant attendu
pour « réprimer » le cardinal s’il « n’en eût été retenu par sa qualité de
prêtre ».
L’intrus ne laisse nullement le loisir à l’intéressé de répondre. Il
repart comme il est venu, flanqué de ses gens.
Démarche maladroite, provocation inutile qui contrarie fort le roi,
lequel voit derrière cette audace l’ombre de sa mère. De ce fait, tout
espoir de réconciliation, même de façade, entre le cardinal-ministre et
cette dernière devient chimérique.
Néanmoins, Louis entreprend d’ultimes tentatives pour amener sa
mère à accepter un accord. Richelieu assurerait celle-ci de sa bonne
volonté et de sa fidélité, à la condition qu’elle consente à reparaître
au Conseil et s’engage à ne plus comploter contre la politique du roi
et de son ministre. Marie de Médicis refuse catégoriquement ces deux
points. Ce faisant, elle ne laisse guère le choix au roi son fils.
Comment pourrait-il tolérer à la Cour une personne, fût-elle sa mère,
qui n’exclut pas l’éventualité de comploter contre lui et sa politique ?
Louis se résigne donc à l’éloigner de la Cour. Hésitant encore, il a
pris avis auprès de théologiens avant d’arrêter sa décision. Leur
réponse est sans ambiguïté. Les devoirs du roi primant sur ceux du
fils, il peut, en parfaite harmonie avec le Ciel et sa conscience,
décréter l’éloignement.

Dans un premier temps, Marie de Médicis sera confinée à


Compiègne. Là, elle est invitée à donner son avis sur les lieux où il est
envisagé de l’assigner à résidence. Aucun ne lui convient, on s’en
doute. Elle déploie des trésors de mauvaise foi, invente mille
prétextes pour se dérober et faire traîner les choses.
Une fois encore, le roi essaiera de l’amener à la raison. Les 22 et
23 février, il se rend à Compiègne avec Anne d’Autriche, mais en
repart sans avoir abouti. Pire, le désaccord est tel qu’il ne va même
pas saluer sa mère lorsqu’il reprend le chemin de Paris. Ils ne se
reverront jamais.
En fait, Marie de Médicis prépare sa fuite en Flandre, territoire
espagnol. Elle y parvient en effet quelque temps plus tard. Le démon
de l’intrigue ne la quittera pas. Elle passe les onze années de vie qui
lui restent à conspirer encore, passant de Belgique en Angleterre, puis
en Allemagne. C’est là qu’elle meurt, le 3 juillet 1642. Celui qui a été
un temps son favori avant de devenir son ennemi de presque toute
une vie, la suit dans la mort le 4 décembre, et cinq mois plus tard
vient le tour de Louis XIII.

Entre le monarque et son ministre, la collaboration aura duré


quelque dix-huit années. Sauf à la fin de leur vie où une certaine
Entre le monarque et son ministre, la collaboration aura duré
quelque dix-huit années. Sauf à la fin de leur vie où une certaine
proximité – on ne peut parler d’amitié ou d’intimité – s’instaure, ils
auront toujours limité leurs relations, leur entente au seul domaine de
la politique et du gouvernement du royaume. Le roi a su voir en
Richelieu, dès les premiers moments de leur rencontre, un esprit
concis, clair, et une énergie sans faille. Bien que l’on ait souvent
accusé le monarque d’indécision et de faiblesse, il a su soutenir son
ministre contre vents et marées. Le feuilleton de la journée des Dupes
en est la parfaite illustration.
L’affaire du collier de la reine

Elle naît dans le ruisseau, ou peu s’en faut. Elle se prénomme


Jeanne et ne porte que guenilles sur elle. À l’âge où les autres petites
filles savent à peine se coiffer seule, elle n’ignore déjà plus rien des
ruses pour dénicher de quoi se nourrir, ou plus exactement, ne pas
mourir de faim. Son père, qui vit de braconnage, de rapines, et qui,
quand il n’est pas assommé de vinasse, terrorise la contrée, meurt
alors qu’elle est encore tout enfant. Qu’importe, au fond. Ce père
n’existait guère pour la petite fille, laissée à elle-même, sinon
totalement abandonnée. On lui connaît une sœur dont on perd assez
tôt la trace. Leur mère est une ancienne servante séduite par l’ivrogne
et qui, celui-ci étant parti ad patres, se réfugie dans la prostitution.
C’est probablement en attendant l’âge de s’y livrer elle-même que
la gamine se contente de petits vols et de mendicité. Pour attendrir le
passant, elle se dit orpheline, mensonge véniel. Mais elle se vante
aussi d’être « du sang des Valois ». On se gausse, bien sûr. Comment
cette sauvageonne, cette souillon, cette pauvresse couverte de gale
pourrait-elle être de sang royal ? Cela amuse et l’enfant est jolie, donc
on donne assez volontiers une piécette, et l’on passe son chemin en
riant de cette affabulation audacieuse, certes, mais bien trouvée.
Des années plus tard, l’ancienne pouilleuse brillera dans le monde,
se targuant d’être l’amie de Marie-Antoinette, la reine de France. Rien
de moins. Et on la croira. Il est même un très grand personnage de la
noblesse française, une éminence très en vue du haut clergé, pour
accorder crédit à cette revendication. Membre de l’Académie
française, évêque de Strasbourg, grand aumônier, proviseur de la
Sorbonne, un temps ambassadeur, ce personnage appartient à une des
plus illustres maisons du royaume ; il porte un nom prestigieux,
Rohan. Bien qu’homme d’Église, il est fort libertin, ce qui n’est pas
rare à l’époque. La devise que l’on prête à sa Maison claque, hautaine
en diable : « Roi ne puis, duc ne daigne, Rohan suis. » Mais une autre
devise lui est attachée, avec laquelle le cardinal prend certaines
libertés : « Plutôt la mort que la souillure. »
Il ne manque que deux choses à la gloire et au contentement du
prélat : l’estime de la reine et le poste de principal ministre. Le second
point dépendant dans une large mesure du premier.
Marie-Antoinette n’a en effet guère de considération pour ce
prélat. Elle perpétue en cela l’hostilité très vive que sa mère,
l’impératrice Marie-Thérèse, n’a cessé de manifester contre lui.
Lorsqu’il fut ambassadeur à Vienne, il mena une vie de faste et de
libertinage si scandaleuse qu’il dut être rappelé à Versailles. Marie-
Thérèse a gardé de lui une piètre opinion qu’elle a transmise à sa fille.
Mais sa fille a contre Rohan un tout autre grief. Dans une des
correspondances diplomatiques secrètes qu’il a adressées au roi alors
qu’il se trouvait à Vienne, il fait de l’impératrice un portrait rien
moins que flatteur et l’accuse même de comploter contre l’intégrité
territoriale de la Pologne. Cette lettre, qui aurait dû rester secrète, est
tombée entre les mains de la Du Barry, favorite du roi Louis XV, qui
n’hésite pas à en faire une lecture publique lors d’un dîner. On
comprend que Marie-Antoinette, la propre fille de l’impératrice, ait
peu apprécié le courrier de Rohan et que, sa vie durant, elle lui ait
voué une profonde haine.

Lorsque Marie-Antoinette devient reine de France, à l’avènement


de Louis XVI, ce ressentiment ne faiblit ni ne s’efface devant les
impératifs de la politique ou du protocole, et Rohan ne peut ignorer
qu’il y ait là un obstacle majeur à ses ambitions. S’il veut atteindre le
but suprême qu’il s’est fixé, se voir nommé principal ministre du roi,
il sait qu’il lui faut revenir en grâce auprès de Marie-Antoinette. Mais
il lui manque le moyen. La bonne personne capable de le remettre en
cour lui fait défaut, du moins jusqu’à ce qu’il tombe sous le charme de
cette Jeanne qui saura si bien, le moment venu, sur le ton de la
confidence, et dans l’intimité de l’alcôve sans doute, distiller ces
paroles si douces aux oreilles du prélat : « mon amie la reine… »

Dans cette affaire si romanesque, il est un fait que l’on a souvent


négligé : comment Jeanne, la petite sauvageonne illettrée, élevée dans
la fange, a-t-elle pu acquérir assez de manières, assez d’éducation,
assez d’aisance pour, devenue adulte, se faufiler dans ce monde et ne
pas soulever des tonnerres d’hilarité lorsqu’elle confie être l’amie de
la reine ? Qui lui a enseigné les règles, les usages et les rites
spécifiques, faits de petits riens, de détails insignifiants qui
deviennent grossiers s’ils ne sont pas respectés, s’ils sont exagérés, ou
placés mal à propos ? D’où tient-elle cet art du monde si codifié, où la
moindre maladresse est une faute de goût, la moindre faute de goût
un ridicule, et le moindre ridicule une cause rédhibitoire de mise au
ban ?

Est-ce en elle le sang des Valois qui, conjugué à des rencontres de


Est-ce en elle le sang des Valois qui, conjugué à des rencontres de
hasard mais de bonne compagnie ou de bonne tenue, a permis cette
métamorphose ? Car elle ne mentait pas jadis, Jeanne la mendiante,
la souillon, lorsqu’elle se disait du sang des anciens rois. Pour canaille
qu’il ait été, son père, qui se nommait Jacques de Saint-Rémy, était
bel et bien un descendant en ligne directe des Valois par les bâtards.
Le cheminement de Jeanne aurait pu être exemplaire, digne des
plus grands éloges, si la jeune femme s’était tournée vers le bien et « à
bonnes mœurs dédiée », comme dit le poète. Mais c’est une tout autre
voie qu’elle suit.

Vers l’âge de sept ans, alors qu’elle mendie au bord d’un chemin
en débitant son argument : « La charité à une pauvre orpheline du
sang des Valois », elle parvient à attirer l’attention d’une personne de
qualité dont le carrosse passe par là, la marquise de Boulainvilliers.
Émue par la détresse de l’enfant, choquée de voir une descendante de
nos rois tombée si bas, elle la prend en charge, la place dans une
pension pour pauvresses où elle lui fait apprendre ce qu’il faut de
rudiments pour être lingère, blanchisseuse. Plus tard, sans doute en
expiation d’une quelconque inconduite, Jeanne est envoyée dans un
couvent pour jeunes filles bien nées.
L’enfant grandit. Elle a un joli minois, elle est bien faite et
charmeuse. Comment une descendante des rois, jeune, ardente et
belle, pourrait-elle se satisfaire de laver le linge des autres sa vie
durant ou de s’étioler sous la voûte d’un cloître ? En compagnie de sa
sœur, elle s’évade du couvent. Sa fuite la conduit à Bar-sur-Aube où
elle ne tarde pas à séduire un jeune homme de bonne figure. Elle a
alors vingt-deux ans et tombe enceinte.

Le garçon, que Jeanne n’a pas choisi au hasard, se trouve être un


officier subalterne de gendarmerie, et, détail qui compte aux yeux de
Le garçon, que Jeanne n’a pas choisi au hasard, se trouve être un
officier subalterne de gendarmerie, et, détail qui compte aux yeux de
l’aventurière, de petite noblesse. Il se nomme Nicolas de La Motte.
L’état de grossesse avançant, il est grand temps de se marier, ce qui
est bientôt fait.
C’est un couple fort libre que celui des La Motte. Elle batifole
volontiers et le mari n’y voit rien à redire. Ils vivent assez gaiement et
se trouvent bientôt couverts de dettes. L’état de gendarme ne saurait
suffire, en effet, à assouvir les appétits de la jeune femme.
Celle-ci se souvient alors qu’une bonne âme lui a jadis tendu la
main, la marquise de Boulainvilliers. Jeanne se met en tête de la
rejoindre pour lui demander conseil et aide. La marquise séjourne à
ce moment-là à Salerne, chez le cardinal de Rohan. Et c’est là qu’elle
reçoit Jeanne.
Le cardinal voit la jeune femme, bien sûr. Et la trouve, comme
tout un chacun, fort jolie. La visiteuse perçoit sur l’instant le parti
qu’elle peut tirer de cette situation qu’elle s’empresse d’interpréter
comme une faveur du destin, un signe des dieux. Le cardinal, svelte,
séduisant, hanté du désir de plaire et très versé dans « la galanterie »,
se laisse circonvenir. Lorsque la belle Jeanne quitte son château, et
son lit, les dettes du ménage sont réglées, le mari complaisant se voit
promu capitaine de dragons. Surtout, Jeanne a désormais en la
personne du cardinal l’atout maître d’une ascension sociale qui n’en
est qu’à ses premiers pas. Il ne lui a pas fallu plus de quelques heures
pour obtenir de si beaux résultats.

Afin de compléter le tableau, les époux La Motte se dotent bientôt


sans vergogne des titres de comte et comtesse. C’est bien le moins
quand on veut triompher, non plus à Bar-sur-Aube ou dans une
quelconque cité de province, mais à Paris.

Car le couple s’installe dans la capitale. Il y loue une belle


Car le couple s’installe dans la capitale. Il y loue une belle
demeure, donne des réceptions fastueuses et quand il faut trouver de
l’argent, il s’en fait prêter en gageant de chimériques droits à
percevoir sur des terres, des domaines, des forêts, improbables
reliquats des possessions foncières des Valois.
Paris, voilà qui est bien. Mais Versailles, voilà qui serait
infiniment mieux.
Comme tant d’autres quémandeurs, Jeanne de La Motte s’y rend,
espérant être reçue, ou au tout au moins remarquée, par Madame
Élisabeth, sœur du roi, dont on dit qu’elle est la plus aisée d’approche
et qu’elle sait avoir une oreille attentive. Mais il y a foule à espérer le
miracle d’une attention particulière. Alors Jeanne simule un malaise.
On s’émeut, on se précipite. Le mari complice appelle au secours. « La
comtesse de La Motte défaille ! Vite, de l’aide ! » Il n’est pas inutile en
effet de clamer bien haut nom et titre. Puis il explique aux gens de la
maison de Madame, que c’est la misère endurée si longtemps par sa
femme, cette infortunée descendante des Valois, qui est la cause de sa
santé précaire. La comédie de l’évanouissement est récompensée d’un
don sonnant et trébuchant. Beau résultat, mais loin de satisfaire la
voracité de la belle Jeanne.
Elle usera du même stratagème du côté des appartements de la
comtesse d’Artois, belle-sœur de la reine, et une autre fois là même où
la reine elle-même doit paraître, dans la galerie des Glaces. Un grain
de sable se sera sans doute glissé dans le dispositif scénique ; la reine
est déjà passée, ou se trouve retardée, toujours est-il que, cette fois,
l’intrigante se pâme en vain.
Qu’à cela ne tienne !
Le couple invente une version flatteuse de cette nouvelle visite à
Versailles. La reine aurait reçu longuement « la comtesse Jeanne de
Valois de La Motte », sa presque parente au fond, et il ressort de cette
entrevue que les affaires concernant les biens et droits à récupérer par
la jeune femme au titre de sa royale ascendance sont en très bonne
voie. Sur la base de cette fable, Jeanne trouve de nouveau à
emprunter de quoi mener encore grand train, au moins quelque
temps. Or, pour les La Motte, quelque temps, ce n’est pas encore
assez. Il faudrait réussir un coup d’éclat, une opération grandiose qui
assure l’opulence non pas un mois, un semestre, une année, mais la
vie entière !

Il se trouve que Rohan, le candide Rohan, est, comme beaucoup


dans le Paris d’alors, entre les mains d’un ensorceleur hors pair, le
plus brillant manipulateur de l’époque, le célébrissime Cagliostro.
Celui-ci ne réussit-il pas à convaincre le cardinal qu’il est en ses
pouvoirs de faire de lui le plus grand détenteur d’or et de richesses de
l’Europe entière ? Et le prélat, qui croit tout et en tout, sauf peut-être
en Dieu, tombe dans le panneau !
C’est dans la résidence parisienne de Rohan, au Palais-Cardinal,
bâti par Richelieu, que Jeanne de La Motte et Joseph Balsamo, comte
de Cagliostro, se rencontrent. Tous deux, coquins émérites, sont faits
pour s’entendre. Et c’est de la bouche de Cagliostro que la comtesse
de La Motte apprend à la fois l’ambition cachée de leur hôte, devenir
le ministre du roi, et l’obstacle auquel cette ambition se heurte,
l’inimitié de la reine.
Rohan est subjugué par le mage Cagliostro depuis que celui-ci a,
sous ses yeux, fait surgir de son creuset d’alchimiste un solitaire de
vingt-cinq mille livres. Ébloui par ce splendide tour de passe-passe, le
cardinal ouvre sa bourse sans rechigner, le temps que le faiseur de
miracles réussisse le prodige suprême : produire de l’or à la demande.
Cela ne saurait tarder, le cardinal en est convaincu.

Jeanne de La Motte pouvait-elle rêver meilleure opportunité ? La


Jeanne de La Motte pouvait-elle rêver meilleure opportunité ? La
confidence de Cagliostro ne lui fournit-elle pas l’argument pour une
tromperie de grande envergure, ce coup d’éclat dont elle rêve et qui
la ferait riche à jamais ?
Il ne reste au couple d’escrocs qu’à peaufiner un scénario.
Étant parvenue, sans grande peine peut-on croire, à faire exprimer
au cardinal de vive voix le dépit que l’attitude de la reine lui cause,
l’aventurière condescend à l’assurer qu’elle ne manquera pas
d’entreprendre la démarche, certes audacieuse mais dictée par
l’amitié, de tenter d’intercéder en sa faveur.

Quelque temps plus tard, et après d’autres prétendues visites à


Versailles, la comtesse affirme avoir progressé dans son approche.
D’ailleurs, lors de la manifestation de Cour suivante, le prélat ne se
persuade-t-il pas avoir surpris comme l’esquisse d’un vague signe, non
pas d’intérêt mais seulement de non-indifférence, de la part de la
souveraine ? Il exulte. Le signe n’a sans doute jamais existé, mais il le
désire tellement qu’il l’a vu !
Toutefois, il faudrait davantage qu’un signe ténu, Jeanne en est
bien consciente. Quelque chose qui montre clairement que la
défaveur a pris fin. Un écrit, voilà ce qu’il conviendrait de mettre sous
le nez de cette dupe de cardinal !
Or, le comte et la comtesse ont à disposition l’homme de la
situation en la personne d’un certain Rétaux de Villette. Depuis leur
installation à Paris, il est leur secrétaire, mais aussi, et sans que
l’époux trouve à y sourciller, l’amant de madame. De là à l’instituer
complice de la tromperie du siècle, il n’y a qu’un pas, celui qui sépare
le lit de l’écritoire.

Rétaux se fait un plaisir de prendre la plume. En quelques lignes,


il dit le pardon de la reine, « charmée » « de ne plus trouver
Rétaux se fait un plaisir de prendre la plume. En quelques lignes,
il dit le pardon de la reine, « charmée » « de ne plus trouver
coupable » le cardinal, et il n’hésite pas à laisser entrevoir
l’éventualité d’une audience « quand les circonstances le
permettront ». Et enfin, il ose cette recommandation : « Soyez
discret ! » Ainsi écrivant ces mots en lieu et place de la souveraine, il
laisse entendre au cardinal qu’il s’agit clairement d’une transgression
des codes de bienséance, ou, pire encore, d’une faute assumée. Que la
reine de France puisse aller si loin dans la complaisance et que, dès
un premier billet, elle accepte la compromission d’une rencontre avec
lui, son ennemi déclaré depuis si longtemps, ne surprend nullement le
candide cardinal ni n’éveille en lui le moindre soupçon. Tout au
contraire, il est aux anges. Il exulte. Mais comment pourrait-il
montrer son infinie reconnaissance à celle qui a réussi ce prodige,
plaider sa cause devant Marie-Antoinette elle-même et obtenir un mot
de sa main ?
Jeanne de La Motte voit très bien, quant à elle, comment le
cardinal peut exprimer sa gratitude : en la faisant bénéficier toujours
davantage de ses largesses. Elle exprime des besoins, il s’empresse de
les satisfaire. Pour cela, il s’endette, lui qui est déjà endetté au-delà de
l’imaginable. Il signe reconnaissance sur reconnaissance, hypothèque
tel bien puis tel autre. Mais qu’est cela en regard de la faveur de la
reine et du maroquin de principal ministre ?

Le comte et la comtesse de La Motte roulent carrosse, portent


bijoux de la tête aux pieds et possèdent une propriété d’agrément en
province, dans la région de Bar-sur-Aube. Ils donnent là des fêtes qui
n’ont rien à envier à celles de Marly ou du Petit Trianon. Mais cela
coûte fort cher, évidemment. Il faut trouver de l’argent, toujours plus
d’argent.

Jeanne invente alors un stratagème qui présente le double intérêt


Jeanne invente alors un stratagème qui présente le double intérêt
de lui procurer une belle somme et de tester la servilité du prélat. Elle
prétend que la reine veut venir en aide à des personnes en grande
nécessité et que, pour ce faire, ne pouvant s’ouvrir de son souhait au
roi son époux, il lui faut se procurer quelques dizaines de milliers de
livres. Rohan ne barguigne pas. Il convoque quelque prêteur ou
usurier de sa connaissance, emprunte la somme et la remet à la
comtesse.
Cette fois, elle en est sûre, elle peut emmener le naïf très loin ! Il
est bel et bien la proie idéale pour le grand coup de filet dont elle
rêve depuis toujours et elle entrevoit à présent comment elle va
parvenir à s’assurer une fortune princière !
À ce point de l’affaire, ne faut-il pas reconnaître une sorte de génie
à Jeanne de La Motte ?
Cette forme de génie réside dans le fait que, malgré l’extravagance
de son plan, malgré l’énormité des couleuvres qu’elle s’apprête à faire
avaler, elle exploite si bien les travers, les imprudences, la légèreté de
la reine que son dispositif va paraître crédible jusque dans ses
outrances, ses invraisemblances.
Car si le cardinal de Rohan est la dupe idéale, Marie-Antoinette
est l’instrument tout aussi idéal de la filouterie qu’imagine la fausse
comtesse. Elle l’est par sa passion inconsidérée des bijoux, des
diamants, et par les moyens, tout aussi imprudents, qu’elle a souvent
employés pour satisfaire ses incessants caprices.
Quelques années plus tôt, elle a acquis, à l’insu du roi, une paire
de boucles d’oreilles en diamants de très grande valeur. Usant de
mille et un moyens plus ou moins troubles pour se procurer des fonds,
elle est parvenue à en acquitter le prix. En quatre ans !
À la même période, la reine se fait prêter deux cent mille livres
dans la plus grande discrétion. Pour intermédiaire, elle a alors recours
à une certaine dame Cahouet de Villers, une aventurière tout aussi
audacieuse et aussi peu scrupuleuse que Jeanne de La Motte.
Madame de Villers se targue d’avoir été la maîtresse du feu roi
Louis XV, et, de ce fait, d’avoir à la Cour ses grandes et petites
entrées. Assurant pouvoir favoriser telle ou telle entreprise, elle se fait
rétribuer en sous-main, et n’obtient jamais rien, mais qu’importe !
Pour une de ses escroqueries, et se voir livrer à bon compte des
toilettes et des articles de « frivolités » par une négociante nommée
Rose Bertin, elle n’a pas hésité à imiter la signature de la reine. Celle-
ci apprenant ce méfait convoque la coupable, la réprimande avec
vigueur devant ses dames, mais aussitôt après elle la charge de lui
trouver les deux cent mille livres mentionnées plus haut 1. La Cahouet
de Villers, trop heureuse d’une promotion aussi inattendue, se fait fort
d’y parvenir. Elle y réussit en effet, au-delà de toute espérance
d’ailleurs, puisqu’elle aurait capté deux fois la somme en question,
une fois pour la reine auprès du fermier général Loiseau de Béranger,
et une autre fois pour son profit personnel.
Hélas, le crédit que l’on pouvait lui accorder pour avoir été, soi-
disant, la maîtresse de Louis XV ne se prolonge pas indéfiniment, et,
ayant eu vent de ses malversations, Louis XVI l’envoie à la Bastille.
Pour autant, Marie-Antoinette ne renonce pas à sa passion des bijoux.

Jeanne de La Motte s’emploie donc à exploiter cette faiblesse.


Pour que le coup magistral réussisse, il faut éblouir toujours
davantage la proie, la fasciner comme le rapace procède avec le
souriceau. Il faut abolir chez Rohan tout reliquat de prudence et de
bon sens. Dans ce but, il convient bien sûr de lui montrer autre chose
que quelques lignes sur un papier. Il est temps qu’il soit mis en
présence de la reine elle-même.

Comment faire ? Madame de La Motte, qui n’a bien sûr jamais


Comment faire ? Madame de La Motte, qui n’a bien sûr jamais
approché la souveraine, serait bien en peine d’obtenir une audience,
une quelconque rencontre, même furtive. D’ailleurs, quand même
serait-elle au mieux avec Marie-Antoinette, elle échouerait sans doute,
tant son animosité à l’encontre de Rohan est vive.
Il faut donc une fois encore user de rouerie.
Il n’est pas mystère que la reine n’hésite guère à prendre des
libertés avec les règles de conduite que son statut exige. On sait
qu’elle se rend assez souvent, de nuit, en grande discrétion au bal de
l’Opéra et qu’elle y danse, le visage dissimulé sous un masque qui ne
trompe que ceux qui le veulent bien. On n’ignore pas non plus qu’elle
aime les promenades nocturnes, et tout aussi discrètes, dans le parc
de Versailles.
Mettre en scène une de ces promenades, l’agrémenter d’une brève
rencontre avec le cardinal, voilà le scénario retenu par Jeanne de La
Motte. Il suffit de créer les circonstances. Et de dénicher un sosie, une
femme dont la silhouette, le maintien pourraient la faire passer pour
la reine.
L’obligeant époux, le prétendu comte de La Motte, se charge en
personne de la recherche. Il se tourne tout naturellement vers le
Palais-Royal où les dames de petite vertu mènent leur négoce de
charmes. Et il trouve. Elle a la taille bien prise, se déplace avec un
soupçon d’élégance et se montre peu regardante sur ce que l’on attend
d’elle. De plus, elle est très sotte. Elle fera donc l’affaire.
On connaît son nom, Nicole Legay, ainsi que le pseudonyme
ronflant qu’elle adoptera plus tard, baronne d’Oliva, lorsque la
douteuse notoriété que lui aura apportée l’affaire du collier lui
permettra de se hisser plus haut dans l’aristocratie de la galanterie.

Nous sommes au mois d’août 1784. La douce saison des


Nous sommes au mois d’août 1784. La douce saison des
promenades nocturnes dans les allées de Versailles. Moment propice.
On loue un appartement non loin du palais, et Jeanne de La Motte se
charge de coiffer, d’habiller Nicole, sa marionnette, comme est coiffée
et vêtue la reine. Un large chapeau pour masquer aux trois quarts le
visage complète le déguisement.
Rétaux de Villette, le secrétaire-amant, jouant le rôle de complice
de cour, se charge de guider Rohan jusqu’au bosquet de Vénus où
l’éphémère entrevue doit avoir lieu. Le comte et la comtesse de La
Motte escortent la fausse reine à qui, au prix de grandes difficultés, on
s’est efforcé d’apprendre quelques paroles à dire par cœur au prélat.
Mais la pauvre fille perd son sang-froid lorsqu’elle voit la silhouette
du cardinal, sortant de la pénombre, s’avancer vers elle et se
prosterner jusqu’à ses pieds. Elle bredouille ce qu’elle n’a pas oublié
des quelques mots appris. Qu’importe ! De toute évidence, le cardinal
est ravi, qui se fend de courbettes à répétition et de formules de
gratitude. Il s’attarderait volontiers, s’approcherait encore de la royale
apparition... « Vite, on vient ! », feint de s’alarmer La Motte. Le
cardinal tressaille, bat en retraite, disparaît dans les bosquets.
La farce est jouée.
La fausse reine est reconduite hors du parc, débarrassée de sa mise
coûteuse et reconduite à Paris où elle se met sans doute à attendre
l’argent promis, dont elle ne percevra qu’une toute petite partie.

Le cardinal, lui, est l’homme le plus heureux de la terre. La reine


lui a pardonné. Il a entendu de sa bouche ces mots magiques : « Le
passé est oublié »... ou « sera oublié ». Qu’importe la nuance ! Le
pardon est bien là. Et le maroquin ministériel enfin à portée de main !

Pour Jeanne de La Motte, la nuance n’est pas insignifiante. Elle dit


la différence entre une clémence acquise et une clémence seulement
Pour Jeanne de La Motte, la nuance n’est pas insignifiante. Elle dit
la différence entre une clémence acquise et une clémence seulement
promise. Sous condition, en quelque sorte. La comtesse saura
exploiter à merveille cette subtilité.
Est-ce aussi par Cagliostro ou par une rumeur de salon qu’elle est
informée de l’embarras dans lequel se trouvent deux fournisseurs de
la couronne, les joailliers associés Bohemer et Bassanges ? On ne sait.
Mais ce qu’elle apprend alors est pour elle une aubaine.
Bohemer et Bassanges livrent des joyaux à Versailles depuis des
lustres. Et rien n’est trop beau, trop cher pour leur prestigieuse
clientèle. Alors que Louis XV régnait encore sur la France et que sa
favorite, la Du Barry, régnait sur lui, ces maîtres ès joyaux d’exception
devaient apporter à celle-ci une parure incomparable, chargée des
plus beaux diamants, dont l’acquisition les avait lourdement endettés.
Malheureusement, avant que le bijou ait pu être livré, la petite
vérole a emporté le roi. Le marché a été annulé.
Le temps passe et la charge de la dette contractée pour
l’acquisition des pierres devient de plus en plus pesante. La situation
financière des joailliers se dégrade au point qu’ils entrevoient, avec
effroi, la perspective d’une banqueroute. Il leur faut trouver un
débouché pour la parure, cela dans les meilleurs délais.
C’est alors qu’ils entendent vanter les mérites d’une certaine
comtesse de La Motte. Celle-ci aurait l’oreille de la reine. Alors qu’ils
ont autrefois échoué dans leurs tentatives de vendre la parure à
Marie-Antoinette, celle-ci renonçant devant son prix (seize cent mille
livres !), cette comtesse de La Motte ne pourrait-elle pas revenir à la
charge, quitte à consentir des arrangements, des facilités ?
Bohemer et Bassanges prennent donc langue avec elle.
La fausse comtesse condescend à promettre de tenter d’intervenir
auprès de la souveraine. Encore faudrait-il qu’elle sache si cette
parure est bien la merveille que l’on dit. Les joailliers se rendent chez
elle pour la lui montrer. Fascination ! Fût-ce en rêve, Jeanne n’a
jamais rien vu de semblable ! Elle est enfin devant ce qui va lui
permettre d’atteindre le but suprême : vivre riche, riche à millions,
jusqu’au dernier de ses jours ! Ne plus avoir à combiner, comploter,
conspirer, ourdir d’épuisants stratagèmes...
Quelque temps après, elle revient vers les joailliers, porteuse d’une
grande nouvelle. Elle a trouvé la personne qui accepte de se substituer
à la reine pour se porter caution, s’engager à verser la somme
convenue en lieu et place de la souveraine. Cet homme est bien sûr le
cardinal de Rohan. Certes, le montant de l’acquisition est
considérable, mais si l’on parvient à s’accorder sur des modalités,
l’affaire sera bientôt conclue.

À la fin de janvier 1785, c’est chose faite. Le paiement s’effectuera


sur deux ans par un versement tous les six mois. Le collier est livré le
1er février, la première échéance tombe donc le 1er août.
Mais voilà que le cardinal, dans un éclair de lucidité, demande un
engagement écrit de la reine. Qu’à cela ne tienne ! Le fidèle Rétaux se
charge de rédiger une sorte de contrat. Il commet cependant une
erreur. Il signe Marie-Antoinette de France. Or, une souveraine ne
signe jamais que par son prénom. Cette bévue, preuve qu’il s’agit
d’une contrefaçon, va-t-elle éveiller les soupçons du cardinal ?
Nullement. Il serre contre lui le précieux document en jurant de ne
jamais s’en défaire. Et, surtout, de ne jamais le montrer à quiconque.
Le soir du 1er février, dans les appartements de la comtesse de La
Motte, la parure est remise entre les mains d’un soi-disant envoyé de
la reine, qui n’est autre en réalité que le secrétaire-amant Rétaux de
Villette. Le tour est joué. Le cardinal se répand en paroles de
reconnaissance pour la si généreuse et si influente comtesse. Il ne lui
reste plus qu’à attendre son retour en grâce auprès de la reine.
Courant février, il s’en faut d’un rien que le pot aux roses ne soit
découvert. Un bijoutier se plaint à la police qu’un individu propose
sur le marché des diamants magnifiques, mais à un prix si bas qu’il
constitue une concurrence déloyale. Probablement, ces pierres ont-
elles été volées. Le signalement permet d’identifier Rétaux. Un
commissaire de police le convoque. L’individu fait front avec sang-
froid, exposant qu’il est chargé de la vente de ces joyaux par une
parente du roi, la comtesse de La Motte-Valois, qui les tient elle-
même par héritage. Le policier se contente de cette explication. Il
n’est pas homme à aller chercher noise à une descendante des rois de
France. Mais la comtesse a bien compris l’alerte. Aussi, ce n’est pas à
Paris qu’elle fera vendre les pierres du collier démonté, mais à
Londres où, pour cette mission de confiance, elle envoie son mari.

Peu après, le cardinal assiste à une grande réception à Versailles.


Lorsque la reine paraît, il s’attend à ce qu’elle porte la merveilleuse
parure. Il n’en est rien. Et pour cause. Le lendemain, Rohan s’en
étonne auprès de la comtesse. Celle-ci prétend que, par décence, la
reine ne portera le joyau en public que lorsque la dernière échéance
sera couverte. Ce nouveau mensonge passe comme les précédents.
Cependant, la première échéance, celle du 1er août, est bientôt là.
Mais pas l’argent. Jeanne de La Motte s’emploie à atermoyer. Selon
elle, la reine se serait ravisée. Elle trouve le prix trop élevé et
demande un rabais substantiel. La comtesse pense que les joailliers
vont vouloir entrer en négociation et qu’ainsi on gagnera du temps.
Or, ils acceptent sur-le-champ le rabais demandé... Et écrivent un
courrier à la reine en personne pour l’en informer. Une lettre qui lui
est remise en main propre par Bohemer, car, entre-temps, la
souveraine continue bien sûr d’acquérir quelques bijoux, de moindre
coût certes, mais au grand jour. Elle est donc en contact avec ses
fournisseurs attitrés. Au demeurant, pourquoi s’en abstiendrait-elle
puisqu’elle ignore tout du prétendu achat à son nom de la fameuse
parure ?
Elle ne lit la lettre qu’après le départ du joaillier. Elle ne
comprend pas ce que cela signifie, ne songe même pas à s’étonner à
l’évocation de « la plus belle parure qui existe ». Insouciante, elle
brûle le mot, comme elle jette au feu, d’ailleurs, à peu près tous les
écrits non officiels qu’on lui remet et que, le plus souvent, elle ne fait
que parcourir d’un œil distrait.
Le 1er août, jour de l’échéance, rien ne se passe. Les joailliers ne
voient arriver aucun argent dans leur caisse, bien qu’ils aient consenti
le rabais demandé. Alors la fausse comtesse se paie d’audace : elle
leur avoue qu’ils ont été joués, que la reine n’a rien écrit et rien signé.
Mais qu’ils ne s’inquiètent pas : le cardinal, lui aussi pris au piège,
paiera pour éviter le scandale.
Cependant, Bohemer et Bassanges ne sont pas rassurés pour
autant. Le cardinal, endetté comme il l’est, pourra-t-il payer ? Ils en
doutent. Alors, Bohemer demande audience à la reine afin de tenter
de récupérer le collier. Ainsi l’affaire sera close.
Le joaillier est reçu par la souveraine, et c’est alors que tout est
découvert. Jamais Marie-Antoinette n’a eu entre les mains le joyau.
Jamais elle n’a signé le moindre contrat garantissant des échéances ou
un quelconque paiement. Et jamais, au grand jamais, elle n’a eu
parmi ses amies, ses relations, une comtesse Jeanne de La Motte !
La reine est furieuse. Elle se sent atteinte dans son honneur et sa
réputation. Et c’est encore ce Rohan, qu’elle déteste, qui est sur son
chemin !
Mais c’est alors que, aveuglée par la haine, le ressentiment, elle
commet une erreur. Une erreur compréhensible sur le plan humain,
mais impardonnable au plan politique. Elle veut un procès. Et elle
l’obtient.

Le 15 août, le roi fait arrêter le cardinal au beau milieu de la


Cour, alors que le prélat, en sa qualité de grand aumônier, s’apprête à
dire l’office de l’Assomption. L’émoi est considérable à Versailles. Il ne
le sera pas moins partout à Paris et dans le royaume lorsque la
nouvelle sera connue. Un Rohan, allié ou parent des Soubise, des
Condé, un haut dignitaire de l’Église, arrêté devant ses pairs et
conduit à la Bastille ! Quel grand crime a donc été commis ?
Le procès s’ouvre le 22 mai suivant.
Le procès officiel, judiciaire s’entend. Parce que dans l’opinion
publique, les neuf mois écoulés entre l’arrestation spectaculaire et
l’audience n’ont été qu’un long réquisitoire à grand renfort de libelles,
de pamphlets, de couplets, de caricatures. Si ce procès de la rue
tourne avec éclat au désavantage de la reine, l’action judiciaire lui
sera également très défavorable.
Nous sommes en 1786. La prise de la Bastille, si elle est loin
encore dans le temps – trois ans – est peu ou prou en gestation dans
les esprits. La reine voulait que l’on jugeât des faits, des personnes.
Or, c’est un système, un monde, celui de la Cour, du pouvoir, de ses
privilèges et de ses abus qui passe en jugement.
Faisant preuve d’une cécité, innocente mais dommageable, sur son
propre statut, sur la nature de sa personne, Marie-Antoinette apparaît
comme la première cause et la première cible royale de ce
déferlement d’imprécations prérévolutionnaires. Souveraine, épouse
du monarque de droit divin, participant de ce fait de la nature sacrée
du trône, elle déroge à cette dignité en considérant que sa personne
peut relever de la justice ordinaire. Vouloir ce procès comme elle l’a
voulu, c’est, symboliquement au moins, descendre du trône. D’une
petite marche encore, sans doute, mais descendre tout de même.
Le Parlement, qui est l’instance judiciaire concernée, ne se fera pas
plus royaliste que la reine. Le 31 mai, jour du verdict, il acquitte le
cardinal de Rohan, sans même lui infliger le blâme pour « excessive
témérité » que réclame contre lui le parti de la Cour : excessive
témérité pour s’être imaginé qu’une reine pouvait s’abaisser à
entretenir avec lui une correspondance clandestine, et, pis encore, lui
accorder une entrevue de nuit dans les bosquets de Versailles. Le
Parlement ne s’engage pas sur cette voie et donne raison au parti
ennemi de la reine, car en acquittant le prélat sans plus de précisions,
il accrédite l’opinion selon laquelle ces missives clandestines, l’achat
en cachette de bijoux et un rendez-vous nocturne ne sont pas en
contradiction avec le comportement habituel de la souveraine. Ainsi,
sans que cela soit exprimé haut et clair, c’est elle qui se trouve
condamnée.
Cagliostro est, quant à lui, acquitté. Le comte de La Motte, retiré
en Angleterre, jugé par contumace, est condamné aux galères à
perpétuité. Le secrétaire-amant, Rétaux de Villette, est banni à vie du
royaume de France ; aucune charge n’est retenue contre la naïve
Nicole qui joua, à son insu, le rôle de la reine un soir d’août dans les
jardins du palais.
C’est évidemment Jeanne de La Motte qui paie le prix fort. Elle se
voit condamnée à « ayant la corde au cou, être battue et fustigée nue
de verges et flétrie par un fer chaud en forme de la lettre V sur les
deux épaules par l’exécuteur de la haute justice. Cela fait, menée et
conduite à la maison de force de la Salpêtrière pour y être détenue et
renfermée à perpétuité ».
Elle se débat telle une furie lorsqu’on la flagelle et la marque au
fer rouge. Elle se démène tant que ce n’est pas sur l’épaule que la
première marque est appliquée, mais sur son sein. Elle hurle comme
une bête qu’on égorge et couvre la reine d’injures.
Aux yeux du public, elle est une victime. Son châtiment est une
injustice de plus à porter au passif du « parti prêtre » et des rois. On
l’enferme à la Salpêtrière, mais bientôt sa cellule devient l’endroit le
plus couru de la capitale, le lieu où il faut être vu. Des dames au
visage à peine voilé viennent en carrosse lui faire visite, baronnes,
duchesses, marquises. On la plaint. Mieux, on la glorifie, on la couvre
de cadeaux. Le duc d’Orléans en personne y va de son soutien. Il met
en place une sorte de quête au profit de la « malheureuse ». Ce sont
autant de marques de désaveu et d’hostilité contre la reine. Toute une
aristocratie de Cour et de mode se plaît ainsi à scier la branche en
voie de pourrissement sur laquelle elle est assise depuis si longtemps.

Environ un an plus tard, Jeanne de La Motte-Valois, déguisée en


homme, s’évade de la maison de force, fuit en barque par la Seine et
parvient sans grande peine à gagner Londres où elle rejoint son
époux. De quelles complicités a-t-elle bénéficié pour réussir une telle
évasion ? Nul n’a su apporter de réponse convaincante à cette
question. Cependant, aussitôt la rumeur court : Marie-Antoinette
serait l’instigatrice, rendant sa liberté à la comtesse pour la remercier
de ne pas l’avoir compromise en révélant son vrai rôle dans l’affaire
du collier. Car l’opinion est tenace en cela qu’elle continue de
considérer que rien n’a pu se faire sans l’assentiment de Marie-
Antoinette, dont le but principal aurait été de discréditer et d’abattre
son ennemi de toujours, le cardinal de Rohan.

D’Angleterre, Jeanne de La Motte inondera le royaume de France


d’écrits abjects contre la souveraine, de récits biographiques
D’Angleterre, Jeanne de La Motte inondera le royaume de France
d’écrits abjects contre la souveraine, de récits biographiques
odieusement mensongers dans lesquels toutes les turpitudes
imaginables sont imputées à Marie-Antoinette et à son entourage
proche. La Motte prétend avoir pu mener grand train, non pas grâce à
des escroqueries, mais pour avoir été la maîtresse préférée du cardinal
de Rohan. Afin d’enjoliver le tableau, elle va jusqu’à prétendre qu’elle
a eu une liaison amoureuse, torride, avec la reine elle-même. Ces
écrits orduriers rencontrent un succès considérable. Jamais l’image de
la souveraine ne sera lavée de ces accusations ignobles, et c’est sur ce
terreau-là que, plus tard, l’accusation du tribunal révolutionnaire aura
beau jeu de prétendre que, créature corrompue, s’adonnant à tous les
vices, elle s’est livrée à des actes contre nature avec son propre enfant
entre les murs de la prison du Temple.
Jeanne de La Motte ne connaîtra pas ce prolongement pitoyable.
Elle meurt en 1791, ruinée, en proie à des pulsions de démence. Au
cours d’une de ces crises, elle se défenestre, se tuant net.

À la sortie du palais de justice, le verdict à peine prononcé et


connu, le public fait un triomphe à Cagliostro, et surtout au cardinal
de Rohan que la foule, en liesse, escorte jusqu’à la Bastille où il passe
une dernière nuit.
Le roi, mécontent du jugement, exile le cardinal dans son abbaye
de La Chaise-Dieu. Il s’en prend aussi à Cagliostro, qu’il bannit.
Décisions humiliantes pour le Parlement qui voit en quelque sorte son
jugement désavoué. Et décisions tout aussi désastreuses, en fait, que
celle d’avoir permis à sa royale épouse de porter l’affaire en justice.
Cagliostro termine sa carrière et sa vie en 1795 dans une
forteresse italienne où ses filouteries l’ont conduit. Il purge là une
peine de mort commuée en détention à perpétuité.

Le cardinal de Rohan, fort de l’appui de l’opinion publique, passe


Le cardinal de Rohan, fort de l’appui de l’opinion publique, passe
outre l’assignation à résidence à La Chaise-Dieu où il ne s’impose
qu’un bref séjour et regagne son évêché de Strasbourg et son château
de Saverne. Il sera élu député aux états généraux de 1789 comme
représentant du clergé du bailliage de Wissembourg et Hagueneau,
mais il ne fera que de la figuration au sein de la Constituante. Opposé
à la Constitution civile du clergé, et, plus globalement à l’orientation
de la politique qui en découle, il passe à l’émigration où il s’emploie à
lever des troupes pour les armées du prince de Condé.
Lorsque celles-ci sont licenciées, à la suite du traité de Lunéville,
le cardinal de Rohan se retire à Ettenheim, non loin de Strasbourg, de
l’autre côté de la frontière. Là, il offre asile à un hôte prestigieux, le
duc d’Enghien que Bonaparte fera enlever en mars 1804 puis exécuter
dans le fossé du château de Vincennes. Un scandale d’une tout autre
nature que l’affaire du collier, et dont, cette fois, le cardinal n’aura
pas à connaître, étant mort l’année précédente.
Le scandale des décorations

Tout commence par un différend de rien, une sorte de crêpage de


chignon entre dames de très petite vertu. Une certaine Henriette
Boissier, retirée depuis peu de la prostitution active en maison close,
et nourrissant un profond ressentiment à l’encontre de deux
tenancières sous la houlette desquelles elle a œuvré, se venge en
allant raconter à la police que, dans les lupanars de ces mères
maquerelles, le commerce de charmes couvre en fait bien d’autres
trafics. Et la bavarde donne des noms, ceux de mesdames Limouzin et
Ratazzi.
Celles-ci se voient bientôt convoquées par la police. Là, elles
s’entendent menacées de la fermeture de leurs établissements et, pire,
d’emprisonnement. Par chance, elles ont quelque chose à livrer en
échange de la mansuétude des autorités. Elles évoquent des
tractations peu claires se déroulant dans le secret de leurs boudoirs,
dans leur dos, bien sûr, et sans qu’elles y aient – prétendent-elles – le
moindre intéressement. Des messieurs très comme il faut, membres de
la meilleure société, négocieraient à prix d’or des faveurs, ou plutôt
des honneurs, sans qu’elles veuillent en dire beaucoup plus. Ce sont là
des affaires qui dépassent de loin leur domaine ordinaire de
compétence. Il s’agirait de rubans, de médailles...
Cependant, malgré ces manifestations de bonne volonté, « la
femme Limouzin » n’échappe pas à un procès en correctionnelle pour
abus de confiance, plainte ayant été déposée par un « client » déçu de
ne rien voir venir alors qu’il a payé. Parfois, en effet, la tenancière,
travaillant pour son seul profit, promet plus qu’elle ne peut tenir et
empoche l’argent sans rien entreprendre pour la satisfaction du
solliciteur. La comparution a lieu à Paris en novembre 1887 et, bien
que la police ait falsifié ou escamoté des pièces du dossier afin
d’épargner certaines personnalités trop haut placées, des noms sont
lâchés et des précisions livrées. Parmi ces noms, celui du général
Thibaudin, ancien ministre de la Guerre, dont le plus grand tort aura
été de tomber amoureux de la maquerelle. Sans doute dans l’espoir de
la séduire en affichant des moyens financiers hors de proportion avec
sa solde, s’est-il entremis maladroitement pour que des clients de la
dame de ses pensées obtiennent ce que leurs seuls mérites ne
pouvaient leur procurer, une décoration flatteuse, dont la plus
glorieuse entre toutes, la Légion d’honneur.
Autre personnalité impliquée, le général Caffarel, sous-chef d’état-
major des Armées et vice-président de la Commission des chemins de
fer. À ce poste, n’est-il pas aisé – et tentant ! – de favoriser, contre
récompense, telle ou telle entreprise pour l’obtention de marchés ou
de chantiers ? Caffarel met ainsi le doigt dans un engrenage qui le
conduit bien vite à exploiter d’autres débouchés lucratifs, les rubans
et médailles... Est également mentionné le sénateur-comte d’Andlau,
général lui aussi, mais qui saura se faire assez discret pour échapper
aux poursuites.
Puis c’est enfin le nom de Daniel Wilson qui sort au grand jour.
Cela n’est guère une surprise pour les initiés du sérail. Que le gendre
du président de la République, Jules Grévy, ait le goût des
tripatouillages et un appétit d’ogre pour l’argent est bien connu sur la
place de Paris, ailleurs aussi.

Au sein même de l’Élysée, au premier étage du palais présidentiel,


se trouve ce que le Tout-Paris politique appelle alors, a mezza voce,
« le ministère des recommandations et des démarches ». Il s’agit d’une
sorte de cabinet de l’ombre, passage obligé pour ceux qui souhaitent
voir aboutir un dossier de candidature ou de prestation. Tout un
personnel besogneux et discret s’affaire à ces tâches obscures,
délicates mais fructueuses.
À la tête de ce ministère fantôme, Daniel Wilson, le mari de la fille
unique du président Grévy, Alice. Du fait de cette position enviable, il
peut se croire intouchable.
Il a quarante-sept ans quand le scandale des décorations éclate.
Lors de son mariage avec Alice Grévy, il en a quarante et un et,
derrière lui, un lourd passé de noceur, de joueur, de jouisseur. Par
ailleurs, professant des opinions qualifiées à l’époque de « très
avancées », il est élu député du parti radical en 1869 dans la
troisième circonscription d’Indre-et-Loire, celle de Loches. Victoire
électorale remarquable puisque son adversaire n’est autre que le
grand imprimeur tourangeau Mame, candidat de l’Église et du
pouvoir en place, le Second Empire.
Cette appartenance politique, en fort contraste avec le mode de
vie que cet homme affiche, révèle une personnalité plus complexe que
ce que l’on a bien voulu en dire. Rien, en effet, ne le prédisposait à
épouser la cause radicale. Tout, au contraire, semblait le destiner à
n’avoir dans la vie qu’un seul pôle d’intérêt : l’argent, le luxe. Et une
seule vocation, le plaisir.

Le nom de Wilson lui vient de son père, anglais, prénommé Daniel


Le nom de Wilson lui vient de son père, anglais, prénommé Daniel
lui aussi. Ingénieur et homme d’affaires, il crée en association les
forges de Charenton et rachète celles du Creusot. Mais c’est surtout
grâce à sa société pour l’éclairage de la ville de Paris qu’il fait fortune.
Ce père meurt en 1848, laissant deux orphelins, son épouse, née
Cazenave, étant décédée cinq ans plus tôt alors que le jeune Daniel
n’avait que trois ans, et sa sœur aînée, Marguerite, onze ans. De cette
situation tragique, naît entre le frère et la sœur une relation très forte,
fusionnelle, dirait-on aujourd’hui.
Bien que le garçon soit placé jusqu’à sa majorité – vingt et un ans
– sous la tutelle de son oncle maternel, c’est avec Marguerite, son
aînée de huit années, qu’il trouve soutien et affection. Leur père leur a
laissé une fortune très importante. À sa majorité, lorsque le partage
de la succession devient effectif, Daniel hérite de trois millions de
francs, d’un vaste hôtel particulier à Paris, rue de Varenne, d’un
domaine à Ruffec, d’un château et de terres près de Coulommiers.
Quant à Marguerite, elle aussi très richement nantie, elle acquiert en
1864 le château de Chenonceau, l’un des prestigieux « châteaux de la
Loire ». Chenonceau, bâti par Catherine Briçonnet au début du XVIe
siècle, remanié par Diane de Poitiers et Catherine de Médicis, habité
par Louise de Lorraine, veuve d’Henri III, sauvé sous la Révolution
par Louise Dupin, acheté enfin par Marguerite Wilson, épouse
Pelouze. C’est en raison de cette longue empreinte féminine que ce
joyau de la Renaissance est appelé « le château des dames ».
Marguerite l’acquiert pour huit cent cinquante mille francs. Voilà
qui permet de se faire une idée de ce que représente le pactole de
trois millions tombé dans l’escarcelle de son jeune frère.
Ce dernier mène une vie de sybarite. Il fréquente et entretient des
filles de petite vertu, des danseuses, mène grand train, joue un jeu
d’enfer dans les cercles de la capitale et aux tables des salons les plus
huppés. Il brûle dans ses plaisirs des sommes folles, tant et si bien que
Marguerite, mieux avisée sinon plus sage, en vient à le faire placer
sous la tutelle d’un conseil judiciaire.
En parallèle à cette existence insouciante, le jeune Daniel,
s’affichant donc en libre penseur, se passionne pour la politique et
adhère très tôt aux idées républicaines, socialisantes. C’est l’autre face
de ce Janus, à la fois séduisant, attachant, généreux et exaspérant.

En 1869, deux événements surviennent dans l’existence des jeunes


gens. L’un public et plutôt heureux, l’autre privé et consternant. Le
premier est l’élection de Daniel à l’Assemblée nationale. Le second,
d’une tout autre nature, est l’annulation du mariage de Marguerite. Le
motif de cette annulation est des plus graves : le mari aurait surpris
son épouse en flagrant délit d’adultère. Or, il ne s’agit pas d’un
adultère banal, puisque l’amant de Marguerite ne serait autre que son
propre frère, Daniel... Liaison incestueuse qui durerait depuis
l’adolescence du garçon et dont on ne saurait dire si elle prit fin avec
le scandale – assez bien étouffé d’ailleurs – du flagrant délit.
Marguerite est une très belle femme. Une femme de classe. Une
femme libre aussi. Plus que libre, pourrait-on dire. Elle a en commun
avec son frère de ne pas être un parangon de moralité. Elle ne se
soucie guère des conventions, et moins encore du qu’en-dira-t-on. Est-
elle déjà, lorsque son mariage implose, la maîtresse de Jules Grévy,
futur président de la République ? Cela est possible car c’est elle qui
présente Daniel, son frère, à celui qui est alors le leader national de la
gauche républicaine. Cela va de soi, Grévy apportera un soutien actif
à sa campagne électorale. Une campagne pour laquelle on ne regarde
pas à la dépense, arrosant généreusement les personnes influentes du
cru, organisant des fêtes fastueuses dans le cadre enchanteur de
Chenonceau.

Quoi qu’il en soit, Marguerite est bel et bien la maîtresse de Grévy


lorsque celui-ci accède à l’Élysée, en janvier 1879, à la suite de la
démission de son prédécesseur, Patrice de Mac-Mahon, mis en
minorité par la double victoire des républicains et de la gauche aux
élections législatives d’octobre et aux sénatoriales de début janvier.
Jules Grévy est un républicain très attaché au système
parlementaire. Membre de l’Assemblée constituante après la
révolution de 1848, il propose alors un amendement contre le projet,
d’ailleurs rejeté, d’instituer le suffrage universel pour l’élection
présidentielle. Lors du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en
1851, il est arrêté et brièvement incarcéré en tant qu’opposant. En
1870, il affirme son hostilité à la déclaration de guerre contre la
Prusse. Assez isolé sur cette ligne pacifiste, il n’est pas suivi et la
guerre aura bien lieu, avec le résultat désastreux que l’on sait.
Président de la République, Grévy poursuit son programme visant
à instituer et renforcer les pouvoirs du Parlement. C’est ainsi qu’il
renonce au droit de dissolution de l’Assemblée, jusqu’alors
prérogative du chef de l’État, une réforme qui va bien au-delà du seul
symbole. Sous son mandat, le 14 juillet est institué fête nationale, cela
sur proposition du député Raspail, et la Marseillaise redevient l’hymne
officiel, ce qu’elle n’était plus depuis 1795. Grévy se veut le
dépositaire et le continuateur de l’esprit de 1789.

En 1882, le krach retentissant de l’Union Générale, banque


lyonnaise monarchiste et catholique – nombre d’ecclésiastiques en
sont actionnaires –, a des conséquences lourdes sur le plan social,
entraînant de nombreuses faillites, des fermetures de mines et
d’entreprises industrielles, et donc une poussée du chômage et de la
misère, non seulement à Lyon mais dans bon nombre d’autres régions
de l’hexagone. Au plan politique, cette catastrophe boursière – alors
sans précédent et dans laquelle l’opinion voit la conséquence d’une
guerre sans pitié entre la banque Rothschild, « la banque juive », et
cet établissement catholique – va engendrer tout à la fois une
défiance à l’encontre des milieux d’affaires, et faire prospérer, pour
longtemps en France, l’antisémitisme. Le titre que le polémiste
Auguste Chirac donne à son brûlot dénonçant les profiteurs du
pouvoir est sur ce point très clair. Le livre, publié en 1883, s’intitule
en effet : Les rois de la République – Histoire des juiveries.
Le choc de ce désastre financier a une autre conséquence très
négative. Il fait écran à un affairisme ambiant, ce qui permet à maints
filous de moindre envergure, à de petits et moyens escrocs, à de rusés
corrupteurs-corrompus, de mener à bien leurs juteuses combines. Au
nombre de ces personnages troubles Daniel Wilson, bien sûr, celui
que l’on surnomme dans son dos Monsieur Gendre.
Au demeurant, celui-ci mène une carrière politique brillante.
Réélu dans sa circonscription en 1871, il devient rapporteur général
du budget en 1879, puis sous-secrétaire d’État aux Finances de 1879 à
1881, notamment dans les gouvernements de Freycinet et de Jules
Ferry 1. Le cupide, le trafiquant Wilson aux Finances ! Le loup dans la
bergerie, en quelque sorte...
Avant même l’affaire des décorations, les milieux de la Bourse
ainsi que la police considèrent que ce personnage, depuis qu’il a eu le
bonheur de convoler avec la fille du président, a amassé « des sommes
énormes », se chiffrant en millions. Le député bonapartiste Paul de
Cassagnac l’accuse publiquement à la Chambre des députés de s’être
encore enrichi grâce à la politique coloniale au Tonkin 2. Il apparaît
aussi qu’il monnaie son influence dans les tractations en cours entre
les nombreuses compagnies de chemin de fer de l’époque et l’État. Il
est également soupçonné d’intervenir en bourse, de spéculer sur la
conversion de la rente, de bénéficier de ce que l’on appelle
aujourd’hui des délits d’initié. Tout lui est bon, semble-t-il, pour
s’enrichir, empocher des fortunes, qu’il dépense toujours avec la
même frénésie.
Il se fait construire un splendide hôtel particulier, avenue d’Iéna,
non loin de l’Arc de Triomphe, acquiert bijoux, œuvres d’art et
continue de s’adonner à sa passion du jeu. Probablement aussi à son
penchant pour les femmes.
1881 est donc l’année de son mariage avec Alice Grévy. La rumeur
publique prétend que Marguerite, la sœur si dévouée au bonheur de
son frère, a su manœuvrer avec doigté pour que son amant président
de la République consente à ce projet d’épousailles. Par conséquent,
1881 est aussi l’année où s’est ouverte pour Wilson la voie royale de
la corruption à grande échelle.

Le système qu’il met en place pour le trafic des décorations est


d’une remarquable efficacité. Wilson a bien compris que son fonds de
commerce repose sur un travers humain des plus répandus et quasi
sans limite : la vanité ! Le théâtre de l’époque, de Labiche à Feydeau
en passant par Courteline, est plein de personnages prêts à tout ou
presque pour pouvoir arborer enfin au revers de leur redingote le
fameux « ruban ». Ils vendraient leur femme, leur fille. Ils vendraient
leur âme, s’ils en avaient une ! Daniel Wilson a bien saisi cela, aussi
met-il en place un maillage, un système de rabatteurs remarquable.
Pour les salons et les lieux de bonne tenue, les d’Andlau, les
Caffarel, les Thibaudin et quelques autres du meilleur monde font
merveille. Quoi de plus simple pour eux que de glisser, sur la fin d’un
souper, à l’heure du cigare et des alcools : « Mon cher, votre Légion
d’honneur, j’en fais mon affaire. Vous la voulez, vous l’avez... Il suffit
pour cela que vous y mettiez du vôtre... » Sous-entendu, bien sûr, de
votre argent...
Pour les classes moyennes, la maison close est le bon endroit. Les
coqs de lupanar n’ont pas moins que d’autres des désirs d’honorabilité
bien visible. Il leur faut du rouge à la boutonnière. Et telle mère
maquerelle, qui sait si bien décrypter les goûts de chacun en matière
de partenaire, a l’œil tout aussi aigu pour repérer ceux de ces bons
bourgeois qui seraient tout disposés à écorner leur rente pour un peu
de gloire au revers.
Ensuite, il suffit de faire remonter la requête au bon bureau, c’est-
à-dire au premier étage du palais de l’Élysée, là où s’affairent les
petites mains dévouées à « Monsieur Gendre ».
Il en coûte de vingt-cinq mille à cinquante mille francs pour une
Légion d’honneur. Le montant est fixé à la tête du client, et aussi en
fonction de l’état de fortune de l’heureux récipiendaire. Wilson n’est
pas assez stupide pour encaisser directement ces sommes. Le système
qu’il met en place est beaucoup plus subtil, et surtout plus opaque.
Notre homme a un autre centre d’intérêt que les femmes, le jeu, la
politique : la presse. Il possède des journaux. Leur nombre varie au
gré des rachats, des cessions, des créations, des cessations de
parution. Bon an mal an, on en dénombrerait une vingtaine. C’est par
ce moyen que l’aigrefin va se faire rétribuer. Pas un sou ne vient
directement dans ses poches. En remerciement du service rendu, les
décorés se voient invités à acquérir des actions de ces journaux, à
acheter des pages de réclame plus ou moins utile, à financer des
campagnes, à contracter des abonnements en nombre. Les procédés
ne manquent pas. Les clients non plus, bien qu’il soit très difficile de
démêler, parmi les décorations accordées dans la période, celles qui
sont légitimes et celles qui ont été obtenues contre argent. Il est vrai
que les recherches dans ce domaine ne seront pas menées avec une
vigueur exemplaire. Étudier un à un tous les dossiers reviendrait à
prendre le risque d’atteindre beaucoup de monde, dans des sphères
sensibles de la société, tant parisienne que provinciale. Les autorités
jugent préférable de laisser planer le flou. Il n’empêche, un certain
discrédit vient entacher ces distinctions et leurs bénéficiaires. On se
gausse dans les dîners en ville et jusque dans les arrière-salles de
cabarets des « rubans à la mode Wilson », des « rosettes sonnantes et
trébuchantes », de « la bourse aux honneurs où la médaille va au
mieux disant ».

Bientôt, les journaux d’opposition, boulangistes notamment


comme le XIXe siècle, sonnent la charge à chaque numéro. À
l’Assemblée nationale, dans les cénacles politiques, le ton monte.
En marge du procès en correctionnelle de la femme Limouzin,
dont la défense consiste à accuser Wilson, celui-ci est entendu par le
juge d’instruction. Il se montre si habile dans la présentation des faits,
si convaincant dans ses dénégations, que l’accusatrice elle-même
revient sur ses dénonciations. Pour l’heure, « Monsieur Gendre » s’en
tire à moindres frais. Par ailleurs, il utilise à l’envi ses journaux pour
travailler l’opinion, présenter les choses à sa convenance. Il met les
rieurs de son côté, ce qui, en France, est toujours profitable. Il réussit
si bien qu’il peut croire, un temps, passer à travers l’orage.
Mais, au-delà de lui, c’est le président de la République que les
politiciens de l’opposition veulent atteindre. Or, Grévy sous-estime
l’ampleur des dégâts. Il affecte de prendre la chose à la légère. Au
Figaro qui l’interroge sur l’affaire, il répond que, selon lui, « il n’y a
pas là de quoi fouetter un chat ». Il fait cette déclaration alors que le
gouvernement Rouvier, qui a tenté quelque temps plus tôt de
s’opposer à la constitution d’une commission d’enquête du Parlement,
est balayé, contraint à la démission.
« Pas de quoi fouetter un chat », alors que le nombre de dossiers
de corruption traités par le cabinet très spécial de son gendre est
évalué à plus de vingt mille ! Vingt mille en seulement six années !
Un océan de passe-droits, de fausses facturations, de délibérations de
complaisance, de tripatouillages bancaires et boursiers. Tout cela
ourdi et ficelé, à un moment ou à un autre, au sein de cette officine
élyséenne. Car s’il est un service où l’on ne chôme pas au palais
présidentiel, c’est bien celui-ci ! Wilson le premier donne l’exemple. Il
n’est pas rare qu’il reçoive lui-même cent, voire cent cinquante,
quémandeurs en une seule journée 3 !

Au Palais-Bourbon, Clemenceau fait entendre sa voix. Il accuse,


dénonce, vitupère. Et, bien sûr, décline habilement le poste de
président du Conseil que le président lui propose en remplacement de
Rouvier. Il sait, comme d’autres éminents parlementaires pressentis et
qui se dérobent également, que Grévy est politiquement mort. Lui
seul l’ignore encore. Il faut que la rue s’en mêle pour qu’il cède. Cela
se produit le 2 décembre 1887. Paris retentit de la clameur exaspérée
de milliers de manifestants de tous bords politiques, nationalistes,
bonapartistes, socialistes, boulangistes, unis pour exiger sa démission.
Certains, dans cette foule très excitée, espèrent la fin de la
République, le retour à la monarchie, alors que d’autres, au contraire,
souhaitent un renforcement des institutions républicaines rendant
impossible à l’avenir toute corruption. La droite nationaliste, alors
naissante dans le paysage politique français, fédère les mécontents de
tout bord autour du général « La Revanche », le général Boulanger, et
appelle au grand nettoyage des écuries d’Augias. Les radicaux de
Clemenceau veulent la perte des modérés en place, qui espèrent quant
à eux la mise hors jeu des radicaux. Mais qu’importent les
contradictions politiques, les conflits ouverts ou latents, les
antagonismes idéologiques ou humains, l’opinion veut la peau de
Grévy. Elle l’obtient.

La succession ne tarde guère. Les chambres propulsent à l’Élysée


le terne Sadi Carnot. Clemenceau a su intriguer dans ce sens afin de
barrer la route à Jules Ferry. Voilà donc Carnot président de la
République. Il est insignifiant, sans doute, mais intègre. De plus, on
ne lui connaît pas de gendre scandaleux. Sa grande gloire, la seule
peut-être, sera de mourir sous le poignard de l’anarchiste Caserio,
sept ans plus tard.
Avec la démission de Grévy, Monsieur Gendre perd un soutien
déterminant. Dès lors, même si le préfet de police a été
opportunément changé, si le juge en charge de l’instruction de
l’affaire Limouzin a été écarté, même si la police a, comme nous
l’avons vu, escamoté des pièces qui n’étaient autres que des courriers
explicites de Wilson à sa complice tenancière de maison close, ce
dernier ne peut échapper plus longtemps à la justice.
Le procès s’ouvre devant la 10e chambre correctionnelle du
tribunal de Paris le 16 février 1888.
À ce moment-là, éclate un scandale, moins retentissant mais tout
aussi accablant, qui pourrait faire diversion si, à quelques individus
près, on n’y retrouvait les mêmes acteurs. La « vedette » en est cette
fois le parlementaire et ancien ministre des Travaux publics Albert
Christophle, de surcroît gouverneur du Crédit foncier. L’établissement
bancaire accorderait des prêts à des entreprises de travaux publics en
échange de pots-de-vin, et, afin d’obtenir l’autorisation légale
d’émettre des emprunts, Christophle aurait offert à Jules Grévy
d’importants paquets d’actions. Ce dernier aurait aussi été
récompensé par le banquier pour lui avoir obtenu des aménagements
fiscaux favorables. Cet arrangement fiscal entre amis aurait permis à
son bénéficiaire d’économiser plus d’un million cinq cent mille francs
chaque année. Une manne dont il se serait servi pour arroser avec
générosité, non seulement Grévy en un juste retour des choses, mais
aussi quelques autres personnages utiles dans la combine, dont bien
sûr, l’incontournable Daniel Wilson, sans oublier, selon une pratique
des plus courantes à l’époque, quelques individus influents du monde
de la presse.
Cette économie d’impôts lui permet également de jouer gros jeu
en bourse, ce que son statut de gouverneur d’un établissement
financier lui interdit pourtant formellement.
En fait, ce nouveau scandale accouchera d’une souris. Au fil du
temps, Christophle s’est constitué, moyennant finances, tant d’alliés
dans la politique et dans les journaux qu’il se sort de ce mauvais pas
sans grand dommage. L’enquête parlementaire à laquelle il n’a
cependant pas réussi à échapper se contente de rappeler le fautif au
respect des règles d’administration et de gestion d’un établissement
comme le sien. Bref, une petite tape sur les doigts. Albert Christophle
restera à la tête du Crédit foncier encore cinq années, jusqu’à ce que
son état de santé l’oblige à démissionner.

C’est dans ce climat délétère que s’ouvre le procès de Daniel


Wilson pour l’affaire des décorations. Sont jugés en même temps que
lui quatre de ses complices, la dame Ratazzi, le directeur d’un de ses
journaux et deux petites mains de son officine élyséenne. Wilson
comparaît pour « complicité d’escroquerie par dons, promesses et
recels ». En effet, dans une mansuétude qui peut surprendre, le
parquet n’a retenu que le chef de « complicité », une accusation a
minima, une sorte d’indulgence, qui s’explique, comme dans l’affaire
du Crédit foncier, par la profusion avec laquelle Wilson a distribué de
l’argent tous azimuts, se ménageant ainsi des soutiens influents dans
tous les milieux, presse, justice, politique. Il a su aussi endiguer les
velléités de trahison d’anciens proches. Ainsi de cette ex-maîtresse,
une certaine Miss Hading qui, alors que le procès se profile, menace
de mettre en circulation certaines lettres très compromettantes qu’il
lui a écrites du temps de leur idylle. Appât du gain ou dépit
amoureux ? Toujours est-il qu’il en coûtera quelque huit cent
cinquante mille francs à Wilson pour qu’elle s’abstienne...
D’ailleurs, l’accusation n’a pas réussi à trouver plus de trois
pauvres quidams disposés à porter plainte contre l’accusé. Trois naïfs
qui osent sortir du bois et déclarer au grand jour avoir payé pour
obtenir une décoration. C’est peu en regard de la foule de ceux qui,
on les comprend, préfèrent rester discrets et ne pas jeter d’ombre sur
leur médaille.
Le représentant du ministère public a beau exposer dans un long
réquisitoire – bien trop long au demeurant pour ne pas devenir
ennuyeux et inefficace – les mécanismes du système Wilson, décrivant
dans le menu les échanges d’actions contre des interventions
favorables, exposant avec minutie le rôle des intermédiaires et
rabatteurs, il ne parvient pas à établir de preuve directe de la
culpabilité de Wilson.
Néanmoins, après dix jours de procès, ce dernier se voit condamné
à deux ans de prison, trois mille francs d’amende et cinq ans de
privation de ses droits civiques. La peine de deux années
d’emprisonnement peut paraître lourde. Elle est dictée par
l’exaspération d’une opinion publique qui, depuis quelque temps,
n’ignore plus rien des malversations du gouverneur du Crédit foncier
que nous avons évoquées. L’impression de scandales en chaîne et
d’accumulation crée un climat d’hostilité à l’encontre des élites qui,
enfin, s’en émeuvent. Il faut donc un exemple, montrer que la justice,
les autorités ne cautionnent pas les bandits d’État. Le tribunal entend
frapper fort en frappant haut. Mais ce sera un coup d’épée dans l’eau.

Le condamné Wilson fait appel. Nouveau procès. Les faiblesses du


réquisitoire de la première instance sont habilement exploitées,
démontées. Les si rares témoins à charge ne sont plus tellement sûrs
de leur fait et ne sauraient se prononcer sur le point de savoir si
l’argent qu’ils ont donné pour leur décoration est allé ou non à
l’accusé. Bref, les débats s’enlisent. La Cour se prononce. Cette fois,
c’est l’acquittement pur et simple. Wilson sort du prétoire libre de
toute condamnation. Il convient de préciser que le code pénal de
l’époque ignore le délit de trafic d’influence qui, d’ailleurs, va
apparaître dans l’arsenal pénal à la suite de ce scandale. Ce motif ne
pouvant être invoqué, il reste à la Cour le délit d’escroquerie ou de
complicité d’escroquerie, mais elle estime qu’il n’est pas constitué car,
l’accusé n’étant pas le détenteur des décorations, les quémandeurs ne
pouvaient interpréter son intention d’intercéder en leur faveur comme
une promesse ferme de les leur obtenir. Subtilité juridique qui ravit
les esthètes de la chose mais désappointe fort la rue.
La justice a également considéré l’éventualité de juger Wilson
pour corruption de fonctionnaire, reprenant en cela les termes de la
demande d’enquête parlementaire présentée en octobre 1887 par le
député bonapartiste d’Ornano qui évoquait le délit de « trafic de
fonctions publiques », mais là encore c’est l’impasse : Wilson ne peut
pas être poursuivi pour ce motif, tout simplement parce qu’il n’est pas
fonctionnaire...
Surtout, la défense de l’accusé fait valoir devant la Cour que la
condamnation en première instance n’est pas fondée puisque
l’accusation a dû se rendre à l’évidence que l’accusé n’a pas perçu
personnellement les sommes dont on parle. Ce sont des fonds qui ont
été apportés à ses journaux, à ses entreprises, non à sa personne.
Argument légèrement artificieux, mais qui porte car il permet aux
avocats de Wilson de prétendre que leur client n’a jamais rien
demandé à ses donateurs qui, en investissant dans ses affaires, ont
seulement voulu manifester, spontanément, leur reconnaissance en
même temps que leur intérêt pour les publications en question.
Bien entendu, l’homme de la rue n’est pas dupe. Personne ne l’est.

Quelque temps après, Daniel Wilson, innocenté, retrouve son banc


de député à l’Assemblée. Le jour de la rentrée parlementaire, ses pairs
se livrent à une mascarade de dignité outragée où l’hypocrisie le
dispute à la pusillanimité.
Alors que Wilson vient prendre sa place, les autres députés
quittent l’hémicycle durant une heure pour afficher leur réprobation.
« Cachez ce corrompu que nous ne saurions voir », en quelque sorte.
Wilson reste seul à son banc, faisant mine de tracer les lignes d’un
article ou d’un discours. Peut-être passe-t-il cette longue heure de
purgatoire à ruminer un projet de vengeance. Une vengeance qui
pourrait prendre la forme de révélations sur nombre de ses
« collègues », ces briscards de la politique qui, ce jour-là, lui tournent
le dos. Dans les feuillets de ses vingt mille dossiers, il a de quoi, sans
nul doute.
Néanmoins, aux élections suivantes, en 1889, il perd son siège.
Le battu fait alors courir le bruit qu’il s’apprête à publier ses
souvenirs, ses notes. Une bombe dont chacun redoute la déflagration.
Il possède des journaux, arme redoutable s’il en est dans une guerre
de réputations. Durant des mois, des années même, il jouera la
partition que l’on résume d’ordinaire par cette formule : « Retenez-
moi ou je fais un malheur ! »
Et cela marche. La classe politique le craint. La grande presse le
ménage. En 1893, le voici réélu député d’Indre-et-Loire, élection un
temps invalidée pour suspicion de corruption, certes, mais confirmée
devant la menace qu’il brandit une nouvelle fois de publier des
révélations.
Au terme de ce nouveau bras de fer, l’insubmersible Daniel Wilson
est donc de retour à la Chambre. Il est vrai qu’à ce moment-là l’affaire
des décorations est quelque peu occultée par un autre scandale, plus
récent, celui de la faillite de la Compagnie universelle du canal de
Panama.
Wilson sera réélu en 1898, puis battu en 1902. Mais nous assistons
alors à l’avènement d’une nouvelle génération de politiciens. Une
page se tourne avec le siècle nouveau, et, comme celle de beaucoup
de ses pairs, la carrière de Monsieur Gendre prend fin.
Il meurt dix-sept ans plus tard. Il emporte ses secrets dans la
tombe, ne laissant derrière lui aucun écrit posthume qui pourrait
troubler si peu que ce soit l’ordre républicain.
Toute une escouade d’élus et de hauts fonctionnaires, du moins les
survivants, respire. Monsieur Gendre a eu jusqu’au bout la délicatesse
de ne rien publier sur les arrangements, les malversations, les
filouteries en tout genre qu’il a pu orchestrer, tant de l’Élysée que de
l’Assemblée nationale. Attitude assez élégante qui aurait pu lui valoir,
post mortem, le grand cordon, mais ses pairs auront sans doute trouvé
plus sage de ne pas évoquer cette éventualité…
Jamais non plus il n’aura livré l’explication, le secret intime de sa
frénétique activité de corrupteur-corrompu. Faut-il y voir le seul
attrait de l’argent facile, ou un irrépressible goût du jeu ? Tout au
long de sa carrière, quand il s’assied à son banc de l’Assemblée ou
dans son fauteuil du palais présidentiel, cet homme, né riche, peu
bridé par les conventions et le souci des bonnes mœurs, n’éprouve-t-il
pas la jubilation du flambeur s’installant à une table de baccarat ou
de roulette ? Ne cherche-t-il pas en permanence la volupté qu’il y a à
se jouer de la vie ? À se jouer d’abord de la vanité sans bornes de ses
semblables, à regarder le monde politique de son temps comme une
scène du théâtre de boulevard dont les personnages seraient à peine
moins caricaturaux, moins amoraux que ceux nés sous la plume des
maîtres du genre ?
Cela ne le dédouanerait en rien, sans doute. Mais voilà qui nous le
rendrait assurément plus sympathique.
Le scandale de Panama

L’idée est belle, le projet grandiose. Une entreprise de nature à


changer, en quelque sorte, la face du monde.
Il s’agit, à travers l’isthme de Panama, de percer un canal reliant
les océans Atlantique et Pacifique de sorte que les navires n’aient plus
à affronter le cap Horn et ses tempêtes si redoutables. L’autre
avantage serait un gain de temps considérable. Ce projet est un rêve
ancien. Charles Quint, le premier, évoque, en 1534, la création d’une
voie permettant aux bateaux de gagner plus rapidement le Pérou et
l’Équateur. Longtemps, ce rêve parut une chimère. Aussi, au XVIIe
siècle se rabat-on sur un projet moins ambitieux, la création d’une
route terrestre. Ce sont les Anglais qui mènent le chantier, mais
l’échec est au bout de l’ambition. L’insalubrité du climat, les maladies
déciment les équipes d’ouvriers. Les conditions sont telles, les
difficultés si nombreuses qu’il faut abandonner.
Néanmoins, au milieu du XIXe siècle les deux côtes sont enfin
reliées, par le rail. La voie ferrée du chemin de fer de Panama est
inaugurée le 27 janvier 1855. Très tôt, les avantages de cette liaison
se font sentir et cela ne peut que raviver le vieux rêve de Charles
Quint, faire passer des navires de l’un à l’autre océan sans avoir à
décharger le fret dans un port, le transférer dans des wagons et le
recharger de l’autre côté. Le projet du canal renaît donc avec une
vigueur nouvelle, d’autant que l’existence de la voie ferrée représente
désormais un atout non négligeable, facilitant le transport des
hommes, des matériels et matériaux le long du chantier.
Un homme, de ce côté-ci de l’Atlantique, rêve plus fort que les
autres à cette jonction, à ce canal. Cet homme est l’ingénieur français
Ferdinand de Lesseps. Qui d’autre que lui, en effet, serait capable de
mener à bien une telle entreprise ? Visionnaire avant d’être ingénieur,
il est celui qui a pour légitimité d’avoir réussi, une décennie plus tôt,
à rapprocher deux continents, l’Europe et l’Asie, au prix d’une
entreprise d’une audace remarquable, le percement du canal de Suez.
Bonaparte y avait pensé, et avant lui, semble-t-il, d’éclairés pharaons,
mais c’est bel et bien Lesseps qui fait entrer ce rêve dans la réalité.

Il a cinquante-quatre ans lorsque, après maintes difficultés


soulevées par l’Angleterre et son alliée vassalisée la Turquie, il donne
le premier coup de pioche dans l’isthme égyptien. Jusqu’alors, rien ne
semblait le prédisposer à entreprendre de si grands travaux.
Si, avant cela, il a œuvré pour le rapprochement des nations et des
peuples, c’est en tant que consul. Fils de diplomate, neveu de
diplomate, il fait lui-même carrière au sein d’ambassades et de
consulats. Lisbonne, Tunis, Le Caire, Alexandrie, Rotterdam, Malaga,
Barcelone, Madrid. Riche parcours où il manifeste de la clairvoyance
et une belle humanité lors de crises politiques, comme en Espagne, ou
de catastrophes naturelles, comme en Égypte. Mais, en désaccord avec
la politique étrangère de l’Assemblée législative issue de la révolution
de 1848, il demande sa mise en disponibilité dès janvier 1849.

En Égypte, il a laissé un excellent souvenir du fait de sa conduite


généreuse et courageuse en tant que consul lors de l’épidémie de
En Égypte, il a laissé un excellent souvenir du fait de sa conduite
généreuse et courageuse en tant que consul lors de l’épidémie de
peste qui a décimé la ville d’Alexandrie en 1834-1835. Le
dévouement aux populations dont il a alors fait preuve lui vaut la
reconnaissance des autorités et, du côté français, la Légion d’honneur.
En outre, le fait qu’il soit un cavalier émérite et passionné est un atout
non négligeable dans ces pays arabes où le cheval est sujet de culte.
Ferdinand de Lesseps retourne en Égypte en 1854 à l’invitation du
vice-roi Mohamed Saïd dont il a été l’allié dans sa marche vers le
pouvoir. C’est alors que le projet de creusement du canal prend son
essor. Le pouvoir égyptien y est favorable, qui accorde à Lesseps une
concession de quatre-vingt-dix-neuf ans sur les territoires concernés.
Se pose dès lors la question du financement de ce chantier
proprement pharaonique. Quelque deux cents millions de francs-or
sont nécessaires.
Lesseps décide de se passer du concours des banques. Il procède
par souscription. La société française d’alors, celle du Second Empire,
se veut sûre d’elle-même. Paris se livre aux audacieux
bouleversements haussmanniens, et l’on construit, aménage, assainit à
grande cadence dans les villes et les campagnes, aussi le projet de
Lesseps rencontre-t-il l’adhésion de l’épargnant, du rentier, convertis à
la religion du progrès et confiants en l’avenir. Ainsi, l’ingénieur
rassemble bientôt les fonds nécessaires. Le chantier peut démarrer.
Dix ans plus tard, qui sont dix ans de travaux homériques, âpres,
mais qui ont vu des machines inventées tout exprès, actionnées par la
vapeur, venir suppléer la seule force des bras, le canal de près de
deux cents kilomètres est inauguré. Succès triomphal pour son
créateur. L’impératrice Eugénie est là, l’empereur d’Autriche François-
Joseph aussi. Maintes têtes couronnées, maints chefs d’États et de
gouvernements célèbrent l’événement, honorent le pionnier français
de leur présence. Pour l’occasion, Verdi a reçu commande d’un opéra,
Aïda, dont les célèbres trompettes sonnent en quelque sorte la gloire
du héros. Un bémol tout de même : en vérité, Aïda ne sera joué à
l’opéra du Caire que deux ans plus tard, en décembre 1871.
Qu’importe ce contretemps ! Avec l’ouverture du canal de Suez à la
navigation, Lesseps devient le Français le plus prestigieux de son
temps. À l’égal de Victor Hugo, sans doute. Tous deux étant, chacun à
sa façon, d’étonnants visionnaires.

Dix autres années plus tard, en mai 1879, toujours auréolé de


cette gloire méritée, peut-être encore grisé du sentiment que la nature
se soumet à sa volonté toute-puissante, Ferdinand de Lesseps se lance
dans l’aventure du percement de l’isthme centre-américain et fonde la
Compagnie universelle transocéanique du canal de Panama. Il a alors
soixante-quatorze ans. Parmi ses nombreux enfants – il en aura dix-
sept en deux mariages –, deux de ses fils le secondent. Figurent aussi
à la tête de la compagnie le baron Cottu et un certain Marius Fontane.
Aucun d’eux n’a de connaissance particulière des territoires à
traverser. Lesseps pas plus que les autres, d’ailleurs. Alors qu’il
connaissait l’Égypte pour y avoir été diplomate, il ne sait rien ou
presque de l’Amérique centrale, des particularités géographiques,
topographiques, climatiques de la région. Il semble même qu’il n’ait
pas étudié les raisons du renoncement anglais dans le percement de la
route transocéanique, ni les rapports et descriptions laissés par les
bâtisseurs de la voie ferrée.
Jules Verne dira de lui qu’il a « le génie de la volonté ». Armé de
ce génie, il lance donc son entreprise sur le modèle qui lui a si bien
réussi en Égypte. Il crée sa compagnie et ouvre la souscription. Il faut
réunir cette fois quatre cents millions de francs-or. Trois cents sont
promptement collectés. L’affaire s’annonce donc fort bien.
L’assemblée inaugurale des actionnaires rassemble quelque cinq mille
contributeurs enthousiastes au Cirque d’hiver, à Paris, le dernier jour
de janvier 1881.

La liesse, hélas, ne dure qu’une saison. Dès les premiers mois, le


chantier se heurte à la réalité du terrain. Des pluies incessantes
transforment la terre en bourbier où les machines s’enlisent et les
hommes s’épuisent. La chaleur humide vient à bout des organismes
les plus résistants. Des maladies se déclarent, paludisme, fièvre jaune,
qui déciment les équipes. Puis ce sont les crues du rio Chagrès, et l’on
n’en est pas encore à se colleter avec la barrière des Andes. Le
chantier n’avance guère. Or, Lesseps s’était fait fort de réussir la
jonction en huit années au maximum. Deux de moins que pour le
canal de Suez. Pari insensé, irréaliste.
Obstination de vieillard pour qui le temps est compté, ou ténacité
de pionnier éclairé ? On ne saurait dire. Toujours est-il qu’il ne
désarme pas. Bien que les obstacles et les retards s’accumulent, il
persiste. Bien entendu, il faut de l’argent. Toujours plus d’argent.
De nouvelles campagnes de souscriptions sont bientôt lancées.
Elles se succèdent à une cadence – une par an de 1862 à 1868 – qui
commence à inquiéter jusqu’aux plus fervents défenseurs du projet.
Huit cents autres millions sont ainsi récoltés. Mais des rumeurs
circulent. Où passe réellement une part importante de cet argent ?
Des intermédiaires, dont des organismes bancaires, se
commissionnent grassement au passage, et il y a bien d’autres causes
de déperdition. Ne convient-il pas en effet d’entretenir la flamme chez
ceux qui font l’opinion ? Par ailleurs, devant ce flux d’argent, certains,
dans l’entourage même du promoteur, ne se prennent-ils pas à rêver
d’une vie dorée ? Et bien sûr, comme toujours lorsque de telles
sommes sont en circulation, des aigrefins astucieux parviennent à se
faufiler dans le circuit, pour leur plus grand profit.
De son côté, Lesseps tarde à prendre la mesure des difficultés du
chantier. C’est seulement cinq ans après le lancement de l’opération
qu’il s’avise de devoir changer ses plans initiaux. Sur la foi de relevés
erronés, il pensait pouvoir réaliser un canal sur le modèle de celui de
Suez, à niveau. Mais la topographie de Panama ne le permet pas. Les
dénivelés de terrain imposent de concevoir un système d’écluses, des
aménagements spécifiques...

Dès le commencement, en 1881, Lesseps et ses fils ont pris soin de


mettre la presse de leur côté. Lors du lancement de la toute première
souscription, un million de francs a été distribué tous azimuts pour
présenter le projet panaméen sous les meilleurs auspices. Mais au fil
des déconvenues, il faut faire davantage encore, et travestir la réalité,
faire le chantier plus beau et plus prometteur qu’il n’est. Il convient
aussi de cacher combien les travaux sont coûteux en vies humaines.
Lorsque le canal sera finalement mis en service, ce sont quelque vingt-
sept mille ouvriers qui y auront laissé la vie.
L’argent est là pour endormir la conscience professionnelle des
rédacteurs et patrons de presse. La compagnie consacre à cela des
budgets de plus en plus considérables. Les articles qui paraissent ne
sont qu’un travestissement, parfois habile, parfois grossier, de la
réalité. Ainsi, ce ne serait pas parce que les plans initiaux étaient faux
qu’il faudrait construire à présent des écluses, mais parce que cela
constituerait une amélioration notable du dispositif pour une
exploitation à venir encore plus génératrice de profits. Tout est à
l’avenant.

Malgré les efforts des thuriféraires de la plume, la confiance de


l’opinion publique s’étiole. Le contexte général n’est plus le même que
Malgré les efforts des thuriféraires de la plume, la confiance de
l’opinion publique s’étiole. Le contexte général n’est plus le même que
lors du lancement de la compagnie. Le krach boursier de la banque
1’Union Générale en 1882, la défaillance d’autres établissements
financiers, l’émergence de scandales, comme celui des décorations en
1887, troublent les esprits, incitent l’investisseur à la prudence.
Mais Lesseps veut y croire encore lorsqu’il lance une nouvelle
campagne de récolte de fonds. Cette fois, il opte pour un emprunt à
lots. Il s’agit d’un emprunt dont les souscripteurs peuvent, par tirage
au sort, se voir attribuer des actions gratuites ou des gratifications
sous quelque autre forme. Toutefois, ce dispositif ne peut être mis en
place sans un vote du Parlement. Il est donc indispensable que
députés et sénateurs soient convaincus du bien-fondé de l’opération.
Pour les en persuader, quel autre moyen plus rapide et plus
efficace que l’argent, la distribution d’enveloppes, de chèques pour de
fantomatiques services, de fausses prestations, des études sans objet
véritable ?
De nouveau, ce sont des millions qui vont être distribués. Trois
personnages principaux, collaborateurs de Lesseps, sont à la
manœuvre. Jacques de Reinach, baron mué en homme d’affaires, ou
plutôt en affairiste, descendant des banquiers Reinach et Kohn ; un
dénommé Cornelius Herz, californien et médecin débarqué en France
dix ans plus tôt, très en faveur dans les milieux politiques parisiens ;
et un certain Léopold Arton, de moindre envergure et de moindre
abattage, chargé d’acheter le vote du parlementaire tout-venant.
Combien d’argent ces personnages prélèvent-ils pour leur propre
compte sur chaque transaction, sur chaque enveloppe ? Nul ne le sait
avec précision. Combien de rendez-vous galants avec des filles ou des
actrices de caf’ conc’ Arton a-t-il organisés pour le contentement
d’élus de la France profonde ? On l’ignore également.

Toutefois, la méthode se révèle efficace puisque, en juin 1888,


Toutefois, la méthode se révèle efficace puisque, en juin 1888,
l’Assemblée vote l’autorisation de l’emprunt à lots. Lesseps peut se
croire sorti de l’ornière. Or, s’il a encore quelques illusions sur l’issue
de son grand chantier, le résultat de cette énième campagne de
souscriptions le force à regarder la réalité en face. Il espérait glaner
sept cent vingt millions de francs-or. Malgré une débauche d’articles
fallacieux sans précédent, il ne récolte qu’un tiers de cette somme.

Ainsi, ce qui aurait pu être une très belle aventure, le sacre d’une
vie jusqu’alors parfaitement réussie, s’arrête là. Le 4 février 1889 la
Compagnie universelle transocéanique du canal de Panama est
déclarée en faillite. Plus de quatre-vingt-cinq mille souscripteurs
perdent soudain tout l’argent qu’ils ont mis dans l’entreprise.
Beaucoup sont ruinés. Certains, désespérés, mettent fin à leurs jours.
Pourtant, pendant des mois, le scandale sera circonscrit, sinon
étouffé. Les journaux, dont la plupart ont touché des pots-de-vin pour
mener des campagnes trompeuses et encourager leurs lecteurs à
souscrire, se font discrets. Les politiciens, dont beaucoup sont encore
bien davantage compromis, se gardent de remuer l’affaire. Quant au
pouvoir judiciaire, il se fait sourd aux rumeurs de corruption et de
malversations qui lui parviennent. Des souscripteurs spoliés ont beau
déposer plainte, le parquet général ne daigne pas déclencher la
moindre enquête.
Exaspérés par tant d’inertie, les spoliés lancent des pétitions qu’ils
adressent à leurs députés dont beaucoup, comme on peut le penser,
ne souhaitent pas donner trop d’écho à ces protestations. Le silence
complaisant s’éternise, même si, plus d’un an après la faillite, un
parlementaire boulangiste, Jules Delahaye, fait un esclandre dans
l’hémicycle, dénonçant la passivité généralisée devant les affaires
financières dont il note qu’elles « se succèdent avec la même
régularité que les quatre saisons ».
Ce n’est qu’en janvier 1892, trois ans après la faillite de la
compagnie, que la Chambre consent à s’émouvoir et à passer à
l’action. Elle vote une motion réclamant une enquête en vue de
réprimer avec énergie et rapidité, est-il précisé avec une ironie bien
involontaire, les responsables du désastre financier.
Il n’empêche, le dossier va encore traîner des mois. Mais à partir
de septembre, un journal de la droite nationaliste et antisémite, La
Libre Parole, préfigurant ce que sera plus tard Gringoire, publie, sous
un obscur pseudonyme, des révélations qui ne tardent pas à
enflammer l’opinion. Le journal accuse nommément le député et
ancien ministre des Travaux publics dans le gouvernement Freycinet,
Charles Baïhaut, de s’être laissé corrompre pour faire voter par ses
pairs l’autorisation de l’emprunt à lots. La publication accuse
également Ferdinand de Lesseps d’avoir fondé sa recherche de
financement sur la pratique des pots-de-vin tous azimuts.
La classe politique ne peut plus feindre de ne pas entendre la
colère qui monte dans le public. Le pouvoir judiciaire non plus, et,
mi-novembre 1892, les dirigeants de la Compagnie universelle
transocéanique du canal de Panama sont inculpés pour tromperie,
abus de confiance, escroquerie. À partir de cet épisode, le scandale ne
fait que croître et embellir. Chaque jour, de nouveaux noms sont
donnés en pâture au public.

Beaucoup s’interrogent sur l’origine des révélations publiées sous


pseudonyme par La Libre Parole et d’autres organes d’opinion, comme
La Cocarde. Nombre de regards se tournent vers Daniel Wilson,
impliqué lourdement dans le scandale des décorations quelque temps
plus tôt. Wilson aurait voulu ainsi se venger de ceux qui l’auraient
alors chargé ou lâché. Hypothèse que certains jugent assez
vraisemblable, faisant observer que, parlementaire lui-même et
patron de presse, il est mieux placé que quiconque pour connaître
dans le détail le mécanisme de la corruption. Prévarication dont il est
lui-même un praticien expert. Mais aucun élément de preuve n’est
venu confirmer son éventuelle responsabilité dans ces fuites.

Cinq jours après l’inculpation pour escroquerie de l’équipe


dirigeante, l’un de ses principaux membres, le baron Jacques de
Reinach, est trouvé mort, au matin, dans son lit. Sur sa table de nuit,
un flacon de poison. Suicide, meurtre ? Les spéculations vont bon
train. À l’analyse, la thèse du suicide semble prévaloir. Pourquoi, en
effet, assassiner Reinach plutôt que tel autre dirigeant partageant les
mêmes secrets, les mêmes compromissions ? Les fils de Lesseps, par
exemple, Lesseps lui-même, ou encore le Franco-Californien Herz si
proche du gratin politique du moment, dont Clemenceau, d’ailleurs,
qui paiera d’une traversée du désert cette proximité encombrante ? Et
surtout, pourquoi éliminer Reinach si tard, alors que la machine
médiatico-judiciaire est lancée ?
Car la machine est en marche !
Les langues se délient, les dénonciations pleuvent. La somme de
trois millions distribuée à cent cinquante parlementaires est évoquée
à l’Assemblée même. La rue se fait un plaisir de multiplier les
montants et le nombre des bénéficiaires, mais c’est une liste de cent
quatre noms de politiciens corrompus dans l’affaire que l’un des
administrateurs de la compagnie, Henry Cottu, soucieux de coopérer
et de se dédouaner, fait parvenir au ministre de l’Intérieur. Outre ces
parlementaires, quatre cents autres personnages auraient également
perçu des pots-de-vin. Quelques jours après, à la mi-décembre, les
membres du conseil d’administration de la compagnie sont arrêtés,
sauf l’informateur Henry Cottu, qui a eu la bonne idée de partir en
voyage à l’étranger ; cependant, il comparaîtra en janvier devant un
tribunal correctionnel. Quant à Reinach, Herz et Arton, les trois
principaux corrupteurs actifs lâchés aux basques des parlementaires
pour les acheter, ils échapperont au procès. Reinach parce qu’il est
mort, les deux autres parce qu’ils sont en fuite hors de France. Arton,
lui, sera finalement jugé, mais beaucoup plus tard. Herz, surtout,
aurait beaucoup à révéler du fait qu’il évoluait dans les hautes
sphères de la société politique. Mais il a trouvé refuge en Angleterre
et la Perfide Albion refuse son extradition. C’est du moins l’argument
avancé, car, en fait, la France n’ignore pas que sa demande a toutes
les chances de ne pas aboutir : Herz est américain plus que français ;
surtout, le délit de corruption présumée pour lequel on le réclame
n’entre pas dans le registre des crimes, notamment crimes de sang,
ouvrant la voie à une extradition. Le refus de l’Angleterre de donner
suite à la requête de la France soulage sans doute chez nous nombre
de ministres et de chefs de parti peu soucieux de voir cet homme
déballer ce qu’il sait devant un juge ou dans la presse.

Parmi ces politiciens en vue, n’y aurait-il pas Clemenceau lui-


même ? Le bruit court, qui fait florès.
Lors d’un débat particulièrement virulent à la Chambre des
députés, Paul Déroulède, le leader nationaliste, attaque de front le
chef radical, l’accusant de protéger Cornelius Herz, le « Juif Herz »,
agent de l’étranger. Clemenceau accuse à son tour Déroulède de
mentir. Nous sommes alors au plus fort de l’exaspération des esprits,
tant au Parlement que dans le public. S’estimant diffamé, Clemenceau
demande réparation. Déroulède et lui se retrouvent deux jours plus
tard, à Saint-Ouen, au petit matin, sur le champ de courses, pour un
duel au pistolet. Trois balles sont tirées de part et d’autre. Aucune
n’atteint sa cible. Un duel pour amuser la galerie, ironisent les
sceptiques. Une mascarade pétaradante pour divertir le peuple,
détourner son regard des cent quatre politiciens compromis nommés
dans la fameuse liste, ceux que l’on appelle dans la presse de droite et
dans les bistrots les chéquards de Panama. Cent quatre qui, dit-on
encore au Café du Commerce, sont l’arbre qui cache la forêt, le petit
peloton de « véreux » jeté en pâture à la vindicte populaire, alors
qu’ils devraient être deux cents, trois cents ! Le citoyen lambda se
sent pris de vertige devant ce qu’il apprend de jour en jour et
qu’alourdit l’inévitable déferlement de fantasmes, de rumeurs
infondées. Que fait la justice ? s’insurge l’homme de la rue.
La réponse est désespérante. Pour que les cent quatre de la liste
d’infamie puissent passer en justice, il faudrait que leurs pairs lèvent
leur immunité parlementaire. Cela reviendrait peu ou prou à décimer
l’Assemblée. Alors, les députés et sénateurs vont se satisfaire du
minimum. Cette immunité est levée dans un premier temps pour cinq
députés, parmi lesquels Albert Grévy, le propre frère de l’ancien
président de la République, puis elle l’est aussi, quelques jours plus
tard, pour cinq sénateurs. À défaut d’être juste et équitable, il faut
que la mesure le paraisse.
Ce sont donc, en tout et pour tout, dix parlementaires, chiche
troupeau de boucs émissaires, que l’on livre à la justice. Pour sept
d’entre eux, l’instruction débouche sur un non-lieu. N’ayant pas
empoché personnellement l’argent des chèques, ils échappent à
l’accusation de corruption. Dans les chaumières, cette accommodante
forme de justice ne trompe personne. La rue crie à la collusion entre
les politiciens et les juges.
Sentiment qui se trouve renforcé au mois de mars 1893 lorsque les
journaux annoncent que ceux des élus qui n’ont pas d’ores et déjà
bénéficié du non-lieu sont acquittés, à l’exception notable d’un seul,
l’ancien ministre Baïhaut, qui, contrairement aux autres, a cru de son
devoir de ne pas nier l’évidence, reconnaissant avoir cédé au chant
des sirènes. Comme si, sur lui seul, devait se concentrer la lourdeur
des peines encourues par la meute des corrompus, le tribunal
l’accable de cinq années de prison, de la privation de ses droits
civiques et de deux amendes qui, cumulées, représentent plus d’un
million de francs !
Ferdinand de Lesseps, qui a alors quatre-vingt-huit ans, absent
excusé lors des audiences, est condamné à cinq ans de prison, peine
dont il est dispensé en raison de son grand âge. L’un de ses fils,
Charles, est puni de la même peine. Le baron Cottu est condamné à
deux ans. Tous trois pour détournements de fonds, faillite
frauduleuse, abus de confiance...
Deux ans également et vingt mille francs d’amende pour
complicité infligés à Gustave Eiffel, le père de la Tour éponyme,
fourvoyé dans cette affaire. Il y est entré en sa qualité d’ingénieur
lorsque la nécessité de concevoir des écluses est apparue. Le défi
technique que cela représentait était à sa mesure. Il a tenté de le
relever. Il n’est pas douteux que son nom ait été « exploité » pour
appâter toujours davantage les souscripteurs potentiels. Mais à aucun
moment lui-même n’a trempé dans les méandres financiers de
l’affaire. Le jugement de condamnation sera d’ailleurs annulé par la
Cour de cassation à la suite d’une brillante démonstration d’innocence
que fait un avocat de premier ordre, maître Waldeck-Rousseau qui,
quelque temps plus tard, après avoir quitté le barreau pour entrer en
politique, deviendra président du Conseil.

Bien que réhabilité et rétabli dans son honneur, Eiffel ne se


Bien que réhabilité et rétabli dans son honneur, Eiffel ne se
relèvera jamais vraiment de l’opprobre. Avant l’arrêt de la Cour de
cassation, des rues qui portaient son nom ont été débaptisées, une
cabale a été montée pour qu’il soit destitué de l’Ordre de la Légion
d’honneur, par chance ces basses menées sont sans effet. Il reste que
le père de la Tour et de tant d’autres réalisations technologiques de
l’époque est bien une des personnalités les plus durement touchées
dans le cloaque du canal panaméen.

À travers tout le pays, l’effet de l’acquittement des parlementaires


est désastreux. Ainsi, la montagne accouche d’une souris. La classe
politique entière est discréditée, et avec elle les institutions
républicaines, institutions toutes jeunes, la République n’en étant, en
fait, qu’à ses premiers pas.
Les journaux d’extrême droite, monarchistes, nationalistes, se
déchaînent. Ils sonnent l’hallali. Ils veulent à leur tableau de chasse
une figure emblématique. Ils veulent l’homme dont on redoute, selon
les termes mêmes de Déroulède, « son pistolet, son épée, sa langue ».
Sa plume, aurait-il pu ajouter. Cet homme est bien sûr Georges
Clemenceau, le radical intransigeant, l’imprécateur impénitent.
Dès le mois de juin 1893, le voici de nouveau propulsé sur le
devant de la scène du théâtre médiatique et politique où les pièces à
scandale se succèdent à grande cadence. Le journal de droite – que
l’on qualifierait aujourd’hui de droite populiste – La Cocarde l’accuse
d’être à la solde de l’Angleterre. L’accusation est reprise à la Chambre
des députés. Dans le climat délétère du moment, où plus personne ne
s’étonne de rien, l’attaque porte, même si Clemenceau se réfugie
derrière la formule crue mais parlante qu’il oppose avec délectation à
toute rumeur contre lui : « Quand on parle dans mon dos, c’est à mon
cul que l’on parle ! »
Cette fois, il n’y aura pas de coups de pétoire sur le champ de
Saint-Ouen, mais une plainte déposée pour diffamation et un procès.
L’instruction montre que les documents sur lesquels La Cocarde base
son attaque sont des faux fabriqués par un certain Véron, escroc
notoire. Début août 1893, l’aigrefin est condamné à trois ans de
prison, le directeur du journal complice à un an, et Clemenceau reçoit
un franc symbolique de dommages et intérêts.
Mais le fiel de la calomnie a fait son œuvre, et, le mois suivant, il
est battu aux élections législatives. Il paie alors tout à la fois cette
accusation, pour infondée qu’elle soit, et surtout le trouble qu’entoure
la nature exacte des liens qu’il a pu avoir, dans le cadre de l’affaire de
Panama, avec Cornelius Herz.

Herz que l’on finirait par oublier, ainsi qu’Arton, les commis
voyageurs des campagnes de souscriptions lancées en cascade par la
compagnie du canal. Tous deux sont réfugiés en Angleterre. Herz sait
se protéger, menaçant de révéler le rôle précis de quelques grandes
figures de la politique. Quelle part l’intoxication a-t-elle dans ces
menaces ? Sait-il réellement des choses compromettantes sur
Clemenceau, par exemple, puisque tous les regards se portent sur lui ?
On l’ignore. Jamais il ne comparaîtra devant un tribunal. Jugé par
contumace, il est condamné en août 1894 à cinq années
d’emprisonnement, et encore est-ce pour un motif périphérique à
l’affaire, un chantage qu’il aurait exercé sur le baron de Reinach au
tout début du scandale : argent contre déballage. Cornelius Herz
meurt en 1898, emportant avec lui maints secrets. Et sans aucun
doute le nom de politiciens qui resteront à jamais épargnés.
Arton, lui, est arrêté à Londres puis traduit devant une juridiction
française. N’ayant traité qu’avec le menu fretin des assemblées, les
hauts dignitaires le redoutent moins. Dans l’espoir d’amadouer ses
juges, il livre des noms que l’on ignorait encore. Huit parlementaires
se retrouvent ainsi à la barre du tribunal. Dans un ensemble touchant,
ils protestent de leur bonne foi, de leur innocence, et comme
l’enquête ne permet pas de déterminer s’ils ont touché eux-mêmes
l’argent dont on parle, ils sont purement et simplement relaxés. Arton
s’en tire moins bien : il écope de huit ans de prison. Une remise de
peine viendra adoucir son sort. Il meurt neuf ans plus tard. À côté de
lui, une fiole de cyanure. Comme lors du décès suspect du baron de
Reinach, des années plus tôt. Mais pour Arton, qui, après sa sortie de
prison, n’a jamais vraiment réussi à remonter la pente, le suicide est
assez vraisemblable. D’ailleurs, s’il avait eu vraiment de quoi faire
trembler la classe politique, au point que certains eussent voulu
l’éliminer, aurait-il attendu près de dix ans pour déclencher sa
bombe ? À moins, bien sûr, que, aux abois, il n’ait plus eu alors
d’autre moyen de subsistance que de se livrer à un quelconque
chantage ou de chercher à monnayer certains secrets ?
Quoi qu’il en soit, les disparitions de Herz et Arton sont un réel
soulagement pour bon nombre de personnalités françaises de la
politique, de la presse et de la justice. Quand leur tombe se referme,
c’est le scandale de Panama que l’on enterre enfin.
La vie politique, la vie des affaires mais aussi celle de l’affairisme
peuvent reprendre leurs cours. Cours qui, au vrai, ne se sont jamais
tout à fait interrompus.

Le canal de Panama est inauguré et ouvert à la navigation en


1914. Les Américains, mettant les moyens financiers et humains
nécessaires, ont achevé le chantier. Ils rendent ainsi un hommage post
mortem à l’ambition visionnaire de Ferdinand de Lesseps.

Cependant, ne peut-on décrypter, derrière la reprise du défi et


Cependant, ne peut-on décrypter, derrière la reprise du défi et
l’achèvement du projet grandiose, l’une des toutes premières
manifestations du leadership financier, technologique, industriel,
politique des États-Unis d’Amérique, leadership qui ne va cesser de
s’affirmer tout au long du XXe siècle, alors naissant ?
En donnant le premier coup de pioche du canal panaméen, le
Français Ferdinand de Lesseps leur aura en quelque sorte ouvert la
voie. Mort l’année suivant sa condamnation, à l’âge de quatre-vingt-
neuf ans, retiré sur ses terres de la campagne berrichonne, loin du
monde, loin du tumulte du scandale aux milliers de gens ruinés, aux
dizaines de suicidés, il n’a jamais su que son rêve était devenu réalité,
et qu’il allait générer des décennies de prospérité maritime et
commerciale de l’autre côté de l’océan.
Port-Breton.
De l’utopie à l’escroquerie

En cette soirée du 4 avril 1879, la salle de conférences du Salon


des Œuvres de Marseille est comble. La presse catholique locale a
battu le rappel. L’invité du jour passe pour être un orateur de talent
ainsi qu’un visionnaire et un personnage de grand mérite. Il s’agit de
Charles du Breil, marquis de Rays, gentilhomme breton, châtelain de
Quimerc’h en Bannalec, non loin de Lorient. L’homme a alors
quarante-sept ans.
Un journaliste du Figaro en brossera ce portrait : « Le marquis de
Rays est un homme assez replet, très blond, portant la moustache et
la mouche (...) L’ensemble de la physionomie est sympathique et la
manière de porter la tête n’est point sans noblesse (...) L’œil est celui
d’un rêveur et d’un chercheur d’idéal. »
Rêveur, chercheur d’idéal. Voire.
Est-ce son sang celte qui charrie en lui la fièvre des odyssées
lointaines, menées au-delà des mers, au-delà aussi, semble-t-il, du
raisonnable ?
À vingt ans à peine, celui que ses condisciples du collège Saint-
Vincent de Rennes surnomment déjà le Petit Colon part pour
l’Amérique où sévit une autre fièvre, celle de l’or dont on parle tant
de ce côté-ci de l’Atlantique. Le jeune Charles ne fait pas fortune là-
bas. Il semble qu’il participe à une expédition en Georgie et qu’il se
soit fait ensuite dresseur de chevaux quelque part en Louisiane 1. Plus
tard, il envisage de devenir producteur de canne à sucre à la Réunion,
puis colonisateur d’un vaste espace à Madagascar. N’y parvenant pas,
il se rabat sur le Sénégal où il projette de devenir planteur
d’arachides. Son plan consiste à innover grandement l’exploitation de
cette matière première en créant sur place une industrie de
fabrication et de conditionnement de l’huile afin de permettre un
transport par bateau plus aisé et plus rentable. Le projet est séduisant
mais il se heurte aux intérêts de colons bien en place qui n’entendent
pas voir s’établir une concurrence aussi redoutable. Échec donc.
Enfin, on voit Rays en Indochine, au Cambodge. Il aurait alors
dans ses cartons, dit-on, un projet de percement de l’isthme de
Malacca, au Siam, pour relier le golfe aujourd’hui thaïlandais au golfe
du Bengale. Il semble fort que cela soit resté au stade d’intentions
floues.
L’Afrique et l’Asie se montrant rétives, le marquis se tourne vers
l’Océanie. Cette fois, c’est un peu le rêve de Madagascar qu’il
reprend : la création d’une colonie. Rien de moins.
Il lui faut juste trouver l’endroit ad hoc, une terre inoccupée que
ne lui disputerait aucune des nations présentes dans ces lointaines
contrées, l’Angleterre, la Hollande et aussi l’Allemagne. Charles jette
son dévolu sur un chapelet d’îles à l’ouest de la Nouvelle-Guinée dont
le navigateur Bougainville livre une description dans son ouvrage Le
Voyage autour du monde. Parmi ces îles, il en choisit une, la Nouvelle-
Irlande, qu’il rebaptise Nouvelle-France, et, sur cette île, un endroit,
une anse que Bougainville a nommée Port-Praslin en hommage au
duc de Praslin, ministre de Louis XV. Charles du Breil s’empresse de
changer cela et d’appeler le site Port-Breton.
Comme le rêve se nourrit plus volontiers de lui-même que de la
confrontation avec le réel, notre colonisateur ne juge pas nécessaire
de se rendre sur place pour voir à quoi ressemble vraiment cet
endroit. La succincte description de Bougainville, qui n’a pourtant fait
que longer la côte de l’île, lui suffit.
En 1877, Rays lance son affaire : la création de « La colonie libre
de Port-Breton ». Les premières annonces paraissent dans la presse.
Alléchantes, bien sûr : « Colonie libre de Port-Breton, terres à cinq
francs l’hectare, fortune rapide et assurée. Pour tous renseignements
s’adresser à M. du Breil de Rays, consul de Bolivie, Château de
Quimerc’h en Bannalec, Finistère. »
Consul de Bolivie, le marquis l’est en effet. Par un jeu de relations,
il s’est vu nommer consul à Brest de ce pays d’Amérique du Sud dont
la vigueur des liens avec la Bretagne ne saute pas aux yeux. Mais le
titre est d’un bel effet sur une carte de visite. Ou sur une annonce de
presse promettant « fortune rapide et assurée ».
Hélas, le succès n’est pas tel qu’escompté. Alors, quelques mois
plus tard, l’intitulé s’enrichit d’une épithète dont le marquis attend
beaucoup. Ce n’est plus seulement une colonie libre qu’il crée, c’est-à-
dire indépendante de l’État, mais une colonie libre et catholique. Ce
faisant, Rays affine sa cible et choisit de manière claire son camp. En
cette période où la lutte fait rage entre les tenants de l’Église et un
anticléricalisme ardent, entre monarchistes et républicains, cette
clarification confère à l’entreprise une légitimité idéologique,
politique, confessionnelle dont le marquis n’ignore pas qu’elle est
aussi un remarquable argument de vente.

S’il est venu à Marseille ce 4 avril 1879, c’est pour défendre cette
S’il est venu à Marseille ce 4 avril 1879, c’est pour défendre cette
orientation et tenter de renforcer le mouvement d’adhésions, qu’il
juge encore trop faible.
« Oui, la pensée de notre colonie libre est née du sentiment
religieux et patriotique, s’enflamme-t-il du haut de la tribune. Les
déchirements de l’Europe, les nuages de l’horizon, les froissements
perpétuels, au plus profond de notre être, de notre sens intime
catholique et français n’y sont pas étrangers ! Hélas ! Pauvre patrie,
qu’est devenue ta gloire ? Fille aînée de l’Église, où donc est ta
couronne ? Ah ! Messieurs, ce sentiment poignant de la tristesse
française, vous l’éprouvez comme moi. De tous côtés vous avez tourné
vos regards et vous n’avez vu que le deuil ! »
Le ton est donné. Et le marquis de poursuivre, poussant avec
habileté ses pions : « L’expansion par le monde d’une idée coloniale a
toujours constitué la grandeur d’un pays. C’est par les colonies qu’un
peuple devient grand ! »
Puis il en vient au cœur du sujet : « Et maintenant que nous avons
placé toutes nos aspirations sous la protection de Celui sans lequel il
n’est rien, nous allons, si vous le voulez bien, aborder l’exposition
pratique, au point de vue des choses humaines, des moyens généraux
qui doivent servir de base à l’entreprise elle-même. »
En d’autres termes, il s’agit de passer à présent du sacré au
chapitre très profane de la « fortune rapide et assurée » vantée dans
les annonces. Pour cela, il faut d’abord un capital, explique le
marquis. Le capital, notion si peu évangélique qu’il la qualifie, en une
formule bien trouvée, de « levier puissant dont la force brutale
s’impose de tout son poids ».
L’orateur anticipe alors la question brûlante des garanties
apportées aux souscripteurs. La réponse est brillante : « De fait, quelle
autre garantie puis-je offrir du succès de l’entreprise que l’exécution
de l’entreprise elle-même ? Cercle vicieux, insoluble problème… »
Problème dont le marquis pense évidemment avoir la solution :
« La nature spéciale et toute particulière de notre œuvre m’oblige, en
effet, pour en assurer l’avenir, à conserver non seulement entre mes
mains la direction suprême, mais encore à la soustraire aux entraves
mortelles d’une organisation industrielle ou commerciale, dont les
étreintes jalouses détruiraient bientôt le caractère sacré de son propre
baptême religieux et social. Je deviens dès lors, par la force même des
choses, l’unique représentant de ma propre pensée, sans contrôle, sans
partage de pouvoirs… »
Pour montrer que l’affaire est sur les rails, l’orateur évoque ceux
qui ont déjà souscrit. Ils sont, dit-il, plus de trois mille. Trois mille
qu’il ne désigne pas comme des actionnaires, des sociétaires, des
détenteurs de parts, mais comme « trois mille cœurs unis dans un
même but », ou mieux encore, « trois mille apôtres ».
L’idéal de Croisade n’est pas loin. À cinq francs l’hectare de terre
promise, qui ne se laisserait tenter ?
« Chacun pourra devenir propriétaire foncier dans notre colonie,
martèle le marquis. Nul porteur de bons ne sera tenu, en effet,
d’habiter la colonie. Le système consiste à établir, sur les terrains
coloniaux, des familles d’agriculteurs chinois, indiens ou malais,
moyennant un cinquième des produits bruts de leur exploitation. On
obtient ainsi des races industrieuses, actives, laborieuses, des résultats
bien plus moraux, et bien plus considérables que par l’esclavage des
nègres (...)
Dans de telles conditions, l’avenir est assuré. Les plus belles
perspectives sont offertes au plus faible capital, et tout Français, tout
Européen peut s’assurer dans notre établissement, pour un prix
insignifiant, de véritables fermes, de belles exploitations, et se créer
ainsi, sans courir aucun risque, sans quitter son foyer, un revenu
considérable (...) et, à raison de cinq francs l’hectare, se créer ainsi en
dehors de tout trouble politique, de tout bouleversement, de toute
révolution, une fortune coloniale proportionnelle à ses désirs et à son
capital, quelque faible qu’il soit... »
L’orateur gravit encore quelques degrés dans l’exaltation lorsqu’il
en vient à décrire son eldorado et ses débouchés commerciaux : « De
Port-Breton, nos visées peuvent s’étendre sur la Nouvelle-Bretagne, la
Lousiade, les îles Salomon, la Nouvelle-Guinée... Nous avons donc le
port. La température océanienne y est très modérée (...) Le pays est
très boisé, très fertile, admirablement arrosé. Il s’élève rapidement à
partir de la mer, ce qui permet à chacun de choisir la hauteur, et par
conséquent, la température qui convient le mieux à son tempérament.
L’abondance des sources et cours d’eau y permet la création
économique de toutes les industries exigeant une force motrice
quelconque, et l’arrosage naturel du pays y facilite, dans des
conditions de fertilité exceptionnelles, toutes les productions
coloniales dont le placement s’effectue en Australie beaucoup plus
avantageusement qu’en Europe. Les vivres y abondent ainsi que le
poisson (...) Dès le début, notre établissement donnera des revenus
suffisants pour l’entretien et le développement immédiats de
l’entreprise commune. Il nous suffira pour cela d’expédier dans les
ports d’Australie nos bois d’œuvre et de construction, nos charbons de
bois, nos coprahs pour la fabrication de l’huile, et nous y chargerons
des charbons de terre à dix francs la tonne que nous revendrons pour
un prix considérable en Chine (...) et, en complément de fret, certains
bois précieux et autres, du poisson fumé ou salé, et surtout du
tripang, sorte de mollusque très abondant en ces parages, dont les
Chinois sont très friands et qu’ils paient, suivant la qualité, de 2,700 à
3,700 francs la tonne ! »
« Nous appuierons sur la Croix la réalisation de notre œuvre
nationale, pour grouper autour de notre centre les intérêts nationaux
de tous ces petits peuples océaniens évangélisés par nos propres
missionnaires », conclut l’entrepreneur soucieux de revenir à la
noblesse du sentiment religieux après avoir été si matérialiste. « La
civilisation des peuples barbares ne peut avoir pour base que la Foi, le
travail et la prière. Tels seront nos moyens 2 ! » clame-t-il enfin.
La salle applaudit à tout rompre. L’auditoire ne peut être que
conquis devant des perspectives à la fois si chrétiennes et si
lucratives. Dès lors, le nombre de souscripteurs ne cesse d’augmenter
et les candidats au départ pour l’eldorado lointain se pressent dans les
agences d’émigration que le marquis a ouvertes à Paris, au 5 de la rue
de la Ville-l’Évêque, mais aussi à Marseille, à Quimper. Bientôt, un
mensuel ou bimensuel, La Nouvelle-France, est publié. Son siège est à
Marseille. Son frontispice est d’inspiration fortement religieuse. Il
montre en son centre, au milieu d’un astre rayonnant, une Vierge
portant une grande croix, qu’entourent des religieuses, un prêtre
missionnaire et des fidèles équipés, armés pour la colonisation. De
part et d’autre de ce frontispice bordé de palmiers, deux devises :
« Espoir et Foi » et « Dieu, Patrie et Liberté ».
L’exotisme et la colonisation sont alors en vogue. Ainsi, la presse
consacre nombre de pages à la mission Gallieni, envoyée au Soudan
pour y créer des comptoirs et tracer une voie ferrée. Sous d’autres
cieux, Tahiti tombe dans le giron de la République. Par ailleurs, la
France des années 1880 connaît une évolution profonde en matière
politique. L’idée républicaine s’enracine, la domination de l’Église est
partout battue en brèche. L’anticléricalisme voit sa représentation, au
sein même de l’Assemblée nationale, se renforcer. La seule année
1880 connaît la suppression du repos dominical obligatoire, et les lois
sur l’enseignement du gouvernement Ferry chassent de leurs
institutions les congrégations religieuses, jésuites, maristes,
dominicains... Le concept de laïcité progresse jusque dans des milieux
et des sphères d’opinion qu’il n’avait jusqu’alors jamais pénétrées. Le
marquis de Rays, lui-même catholique de conviction sinon de mœurs,
ne se trompe donc pas en plaçant son projet sous la bannière de la
religion. Les milieux catholiques se font le relais de son message,
même si l’Église, en tant qu’institution, Rome en premier, se montre
très prudente dans le soutien qu’elle voudra bien apporter à terme.
Cela précisé, il est à noter que l’intention colonisatrice ne se limite
pas aux tenants d’un catholicisme missionnaire. Les forces laïques y
ont part, et l’on voit Jules Ferry prôner, encourager l’envoi
d’instituteurs en Afrique et ailleurs dans le monde pour apporter la
bonne parole républicaine.

Deux mois après la conférence de Marseille, paraissent les


premiers numéros de La Nouvelle-France. Tout au long de sa vie – le
mensuel cesse de paraître en juin 1885 –, les illustrations qu’il publie
pour vanter les charmes et avantages de la colonie libre de Port-
Breton sont des gravures et dessins tirés d’ouvrages exotiques qui
n’ont que peu de rapports avec la réalité du lieu et l’avancement réel
de l’implantation.
Le journal lance bientôt un appel aux dons d’objets pouvant aider
le développement de la colonie. Les images pieuses, les chapelets, les
psautiers, les crucifix, les vierges en miniature arrivent par dizaines à
la rédaction de Marseille. Pendant ce temps, la campagne de
souscriptions se poursuit. Les partants pour l’Océanie piaffent
d’impatience. Un premier navire s’apprête à lever l’ancre, le
Chandernagor. Il doit embarquer quelque quatre-vingts émigrants de
différentes nationalités : Allemands, Français, Belges, Italiens et
Suisses 3.
C’est alors que les premières difficultés se font jour.
L’administration, considérant que le marquis enfreint les lois
françaises sur l’émigration, s’oppose à ce que le navire appareille du
Havre comme prévu. Le Chandernagor se rabat alors sur le port
d’Anvers. Mais les autorités belges ne se montrent pas plus
conciliantes et l’autorisation de prendre le large n’est pas accordée. Il
faut se résoudre à remonter jusqu’en Hollande, à Flessingue. Les
candidats colons se voient donc contraints de se rendre en train, ou
par tout autre moyen, sur ce nouveau lieu d’embarquement. De ce
fait, les retards s’accumulent. L’équipage initialement prévu se
défausse. Le marquis doit en recruter un autre, constitué du tout-
venant des ports.
Pour éviter que se renouvellent à Flessingue les embarras causés
par la France à Anvers via son consulat, Charles de Rays procède à un
tour de passe-passe. Il vend – vente plus ou moins fictive – le bateau à
un Américain, un certain Febrer, médecin de son état et nullement
armateur. Puis il désigne comme capitaine un autre Américain,
nommé MacLaughlin, dont la principale caractéristique est de ne rien
connaître en matière de navigation. Il est, paraît-il, musicien. Aussi, le
commandement effectif est-il remis entre les mains d’un marin belge
du nom de Seyghens. Pour finir, le marquis prétend que son bateau
est placé désormais sous protectorat américain, en vertu d’un
mystérieux accord dont il semble bien qu’il n’ait jamais existé. Malgré
ces faux-semblants, il y a toujours un risque de voir le Chandernagor
interdit de sortie de port. Le marquis détourne cette difficulté en le
faisant appareiller en pleine nuit, à trois heures du matin, tous feux
éteints.

Une fois au large, sans doute pour stimuler le moral des partants,
Une fois au large, sans doute pour stimuler le moral des partants,
on fait chanter l’hymne de la Nouvelle-France, car le marquis tient à
ce que sa terre promise ait son hymne. De même, il a pris soin de
concevoir des uniformes pour sa milice de maintien de l’ordre et des
tenues clinquantes pour les principales autorités de son futur
royaume. À la tête de cette milice, Charles de Rays propulse un
certain Titeu de La Croix dont le plus grand titre de compétence est
d’avoir été secrétaire au commissariat de police de Pantin. Il le
nomme en même temps « aide de camp général » et gouverneur
provisoire de la colonie.

Le voyage du Chandernagor prend quatre mois entiers. Quatre


mois qui ne sont pas la paisible croisière que certains ont imaginée.
Dès la première escale, Madère, des difficultés nouvelles apparaissent.
Les États-Unis font enlever le pavillon américain, refusant de paraître
s’associer si peu que ce soit à une entreprise maritime que le pays
d’origine du promoteur, la France, désapprouve. Le marquis de Rays
se tourne alors vers le Liberia, et obtient son pavillon. Le périple peut
reprendre. Mais ces incidents répétés sèment le doute parmi certains
colons. Le climat à bord se dégrade. Les conditions de vie sont dures.
Il avait été promis aux émigrants qu’ils seraient nourris comme
l’équipage. Tel n’est pas le cas. Un semblant de café le matin, un peu
de soupe avec très peu de lard le midi, des haricots par-ci par-là, le
tout avarié. Mais gare à celui qui ose protester. Titeu de La Croix et le
« commandant » Seyghens se font un plaisir de sanctionner
l’impudent. Celui-ci se voit soumis à un supplice d’un rare sadisme.
On le suspend par les pouces à une corde accrochée au grand mat. À
chaque mouvement du bateau, le malheureux, qui peut croire que ses
pouces vont être arrachés, pousse des hurlements terrifiants.

Quant à ceux qui tombent malades, ils doivent se contenter de


Quant à ceux qui tombent malades, ils doivent se contenter de
prendre leur mal en patience et s’en remettre à leur bonne étoile, car
il n’y a ni pharmacie ni aucun remède à bord du Chandernagor. Et,
bien sûr, pas de médecin ou d’infirmier.
Aussi, enregistre-t-on quelques défections aux escales. Ceux qui
persistent se persuadent sans doute que ces sales moments en mer
sont une sorte de sacrifice à consentir pour gagner le paradis si bien
vanté – et si bien vendu – par le bon marquis de Rays.

Lorsque, en janvier 1880, le Chandernagor atteint le terme de son


voyage et longe, à faible allure, le rivage qui doit accueillir la colonie
libre de Port-Breton, il n’est plus guère question d’entonner le bel
hymne aux accents conquérants. Ce que les aspirants colons
découvrent alors est fort éloigné de ce que les prospectus, les
annonces, les discours, les articles du marquis promettent. Défile sous
leurs yeux une jungle impénétrable, dominée par le mont Véron, qui
plonge dans la mer. Pas la moindre clairière, pas de grève
accueillante, pas de signe de fertilité et moins encore de riante
cascade comme décrite dans l’ouvrage de Bougainville. Règne sur cet
enfer vert et très sombre un silence impressionnant que rompent le cri
strident d’oiseaux, le hurlement de bêtes inconnues, ou le craquement
sinistre d’arbres géants qui tombent à cause du sol gorgé d’eau. Car il
pleut en cet endroit près de dix mois sur douze. L’humidité de l’air est
insupportable, et la température ne varie guère entre le jour et la
nuit, ou d’une saison à l’autre. Elle est de 28° à 30°.
Pourtant, à quelques heures de navigation seulement se
rencontrent des endroits plus hospitaliers, voire fertiles, où des colons
allemands ou anglais ont réussi à s’implanter, et l’on comprend mal
comment le marquis de Rays a pu jeter son dévolu sur ces terres
apocalyptiques, où toute graine pourrit à peine plantée, infestées de
scorpions, de serpents, d’énormes fourmis rouges qui attaquent le
malade alité. La première cause de ce choix est l’ignorance. Le
marquis n’est jamais venu dans ces contrées. Il les méconnaît. Elles ne
sont pour lui qu’un dessin sur une carte. La seconde est que, s’il y
avait quelque chose à tirer, à attendre de ces hectares de désespoir, ils
seraient déjà la propriété de quelqu’un. Le marquis, vendant à ses
colons une terre qui en fait ne lui appartient pas plus qu’à quiconque,
n’a d’autre choix que de se contenter de ce rebut que personne ne
s’aventurerait à convoiter.

Les émigrants du Chandernagor se divisent en deux groupes, l’un


tentant sa chance à Port-Breton même – une anse minuscule qui n’a
de port que le nom – et l’autre en un endroit opposé de l’île, joliment
appelé Likiliki. Seul le nom est charmant. Le lieu ne se révélera pas
plus hospitalier que le cloaque humide et pestilentiel de Port-Breton.
Une poignée de ces colons tombera aux mains d’indigènes que,
dans le langage de l’époque, on a la bonté d’appeler « les naturels ».
Leur captivité commencera plutôt bien, puisque, enfin, depuis qu’ils
ont débarqué dans cet hostile bourbier, ils sont bien nourris. Puis,
après quelque temps de ce régime, ils sont même relâchés. En fait, ils
ne le sont que pour servir de gibier à leurs bienfaiteurs qui, après les
avoir de nouveau capturés, les mangent un à un. Un seul de ces
malheureux s’en tire. Ses sanglots amusent en effet le chef de la tribu
qui en fait son bouffon et son souffre-douleur. Par chance, il sera
récupéré plus tard par une autre expédition.
À la suite du Chandernagor, trois autres bateaux apporteront sur
ces rivages leurs contingents d’infortunés. Car, à des milliers de
kilomètres de là et sous de tout autres cieux, le marquis continue par
voie de presse et de réclames sa propagande trompeuse. Son journal
La Nouvelle-France persiste à vanter l’eldorado du bout du monde,
relate de prétendus développements de la colonie libre, évoque le
contentement des colons qui auraient trouvé là-bas la douceur de
vivre et donné un sens à leur vie.
Indésirable en France où il est toujours en butte à des tracasseries
administratives et judiciaires pour contravention aux lois sur
l’émigration, le marquis a établi son siège en Espagne, à Barcelone, où
ont lieu désormais les embarquements et l’appareillage des navires.

Six mois après le Chandernagor, c’est le Génil qui touche les côtes
funestes de Port-Breton. Puis ce sera l’India, embarquant en majorité
des Italiens fuyant la misère de leurs campagnes, et enfin la Nouvelle-
Bretagne.
Les nouveaux venus du Génil sont accueillis par ces paroles d’un
survivant du Chandernagor : « Malheureux ! Qu’êtes-vous venus faire
ici ? »
Pour beaucoup, en réalité, ils sont venus mourir. De fièvres, de
faim, d’épuisement. À peine la mort frappe-t-elle que le cadavre se
mue en une boue grouillante de vers. Le plancher de la grande
cabane-dortoir que l’on a réussi tant bien que mal à dresser, à même
le sol et non sur pilotis, sur le rivage de Port-Breton, baigne presque
constamment dans une eau fangeuse. Rien n’échappe à la moiteur, à
l’humidité ambiante. Les nuits sont hantées de ces chocs sourds,
sinistres que provoque la chute d’arbres gigantesques, eux aussi
vaincus par la spongiosité du sol.
À cela s’ajoute l’incompétence et la brutalité de chefs bombardés
gouverneur ou commandant par Rays. Le redoutable Titeu de La
Croix et Seyghens s’emparent du Chandernagor et désertent, gagnant
Sydney. Le capitaine du Génil, lui aussi promu gouverneur provisoire
de la colonie, restera cloîtré à son bord d’où, avec ses « miliciens », il
fera régner la terreur à terre. Virant à la paranoïa, il n’accorde
confiance qu’à une gamine de douze ans, une indigène, qu’il garde à
ses côtés en permanence. Il mourra assez mystérieusement, peut-être
empoisonné, lorsque l’aventure touchera à sa fin.

Le bilan humain de l’odyssée du Chandernagor, pour ne parler que


de ce navire, est éloquent. « Sur les quatre-vingt-quatre émigrants
partis à la fin de 1879 du port de Flessingue, il restait au mois de
juillet 1880 vingt-cinq survivants, dénonce Le Figaro. Ainsi, cinquante-
neuf hommes naïfs ont été conduits là et y sont morts de faim, de
fièvre et de désespoir. Aujourd’hui, dix hommes sur les quatre-vingt-
quatre sont encore vivants. Ce sont les nommés Arcade (Fécamp),
Carméla (Polonais), Segard (Melun), Lachet (Gonesse), Minguy (Saint-
Brieuc), Gervais (Dieppe), Delavour (Le Havre), Vitel (Paris),
Delaville (Paris), et Vincent (Le Havre) 4. » Hécatombe effrayante, qui,
cependant, n’entame pas la foi aveugle – ou le cynisme – du marquis
dont la propagande se poursuit et dont les affaires ne cessent de
prospérer. Il crée, ou fait créer en sous-main, des sociétés
d’exploitation de son eldorado lointain. La Société des Fermiers
Généraux, chargée de gérer pour des investisseurs restés en Europe
leurs terres de Port-Breton prétendument louées à des paysans
chinois ; la Société des Sucreries et Distilleries de la Nouvelle-France,
censée exploiter les mirifiques récoltes de canne à sucre que ne
manqueront pas de réaliser les agriculteurs éclairés que sont supposés
être les heureux colons !
Au total, l’exploitation du rêve océanien aura fait rentrer cinq
millions de francs dans les caisses du marquis, dont près de deux
millions dans sa propre poche. Avec ses bons de souscription à
l’hectare, il aura vendu l’équivalent de sept cent mille de ces hectares
d’une terre dont il n’est même pas propriétaire. Il y a bien trace d’une
transaction entre le roitelet ou le chef d’une autre île, voisine de Port-
Breton, mais celle-ci porte sur à peine un millier d’hectares, et rien ne
prouve de façon irréfutable que le naturel qui lui a vendu ces terrains
ait eu sur eux le moindre droit de propriété. Au moment de la
prétendue transaction, le représentant du marquis, gouverneur
fantoche de la colonie, s’est contenté de faire dire à l’indigène que ce
bien lui venait de l’héritage d’un aïeul.

Cependant, en février 1881, soit un peu plus d’une année après


l’arrivée du Chandernagor à Port-Breton, le bel édifice commence à se
lézarder, notamment avec la parution de l’article du Figaro. Celui-ci
reprend les témoignages des quelques rescapés de l’expédition du
premier bateau. Plus chanceux que leurs compagnons, ils ont pu
regagner Sydney et, après bien des épreuves, bien des souffrances, ils
sont parvenus à rentrer en France.
« Un mois puis deux, puis quatre, puis huit s’écoulent sans que les
malheureux abandonnés voient passer au large la moindre voile, écrit
le journaliste. Le découragement vient vite dans ces poignantes
situations. En effet, ce rocher volcanique est d’autant plus éloigné de
toutes les routes de navires qu’il est inutile à leur approvisionnement.
Rien à boire d’autre qu’une eau saumâtre, que le chef Boskwé autorise
les Européens à puiser près de ses cases. La nourriture consiste en
ignames et lézards (...) Bientôt, on prend les balles de fusil pour en
faire du petit plomb et tirer sur les perroquets. On mange les
perroquets. Notez que dans les prospectus du marquis de Rays et dans
son journal illustré, La Nouvelle-France, il n’était question que de fruits
savoureux, de viandes succulentes, de froment exquis et d’huiles
incomparables, auxquels toute la vieille France a bien pu croire (...)
Le 27 août 1880, une voile parut enfin à l’horizon. Ce n’était même
pas le hasard qui l’envoyait. Non, le Chandernagor et les gens qui le
commandaient (Titeu de La Croix et Seyghens) avaient été capturés
après je ne sais quels exploits, en pleine mer, comme pirates et
remorqués par un croiseur anglais jusqu’à Sydney (...) Un matelot
avait vendu la mèche, comme on dit, et raconté l’abandon des
émigrés. Le vaisseau Le Rapide qui s’avançait vers Tombara (Port-
Breton) était donc envoyé par l’amirauté anglaise pour sauver les
victimes qui pouvaient survivre. Le Rapide n’arriva que pour arracher
à la mort vingt de ces malheureux. Il les amena à Sydney, le 28 août.
De là, ils sont venus à Londres et ont été rapatriés par Newhaven et
Dieppe, ces jours-ci (...) Ces malheureux sont sans le sou, comme on
pense, et leur misère est affreuse. Quant au marquis de Rays, il est à
Barcelone, en train de vendre aux Espagnols – qui sait ? – peut-être de
nouveaux terrains à Likiliki et à dix francs l’hectare... »
Découvrant ces lignes, le marquis se permet de s’offusquer. Il
entend répliquer et adresse un droit de réponse au journal. Il veut
voir derrière l’article incriminé l’ombre de comploteurs anticléricaux,
francs-maçons, radicaux et libres penseurs, acharnés à sa perte. Quant
aux propos des témoins recueillis par le journaliste, ils ne seraient que
calomnies débitées par de pitoyables déserteurs, indignes de la belle
œuvre entreprise. Pour le reste, le marquis ne fait que reprendre dans
sa lettre les arguments de propagande de son discours de Marseille. À
la différence près que chaque bon vaut maintenant vingt francs, au
lieu du prix de cinq francs consenti aux tout premiers émigrants. Rays
justifie cet écart par un souci d’équité, afin que les premiers pionniers
ne soient pas désavantagés par rapport à ceux qui, débarquant après
eux, n’auront pas à connaître l’incertitude, la dureté et les dangers des
débuts de l’implantation.
La situation sur place, à Port-Breton, ne s’améliore en aucune
façon, expédition après expédition. La quatrième et dernière, celle du
bateau La Nouvelle-France n’apporte rien de plus que la première, celle
du Chandernagor. L’échec est total, sans appel. L’évacuation définitive
s’impose donc. Le rêve océanien du marquis de Rays n’aura été en
vérité qu’un cauchemar.
Et voilà que sonne l’heure de rendre des comptes.

Des rescapés ruinés, des souscripteurs spoliés déposent plainte.


Une instruction est ouverte pour escroquerie et homicide involontaire.
Dans un premier temps, par la magie d’une bienveillance judiciaire
assez étrange, l’instruction se verra réduite au seul chef d’infraction
aux lois régissant l’émigration. Mais cette position se révèle bientôt
intenable. Les faits constatés sont en effet d’une tout autre gravité. Et
c’est bien pour escroquerie et homicide involontaire que la justice
française se décide finalement à instruire.
Or, il se trouve que le marquis vit en Espagne où, grâce à de
troubles mais influentes relations, il s’est fait remettre, sur la base
d’attestations de complaisance dûment monnayées, un certificat de
résident. À l’époque, les conditions d’extradition entre les deux pays
sont complexes. Elles ne reposent pas sur des accords précis, rendant
automatique la remise d’un suspect aux autorités de l’autre pays.
L’Espagne objecte que l’intéressé n’est pas en fuite sur le sol
hispanique, mais qu’il y réside légalement et que, en conséquence,
son cas n’entre pas dans les conditions ordinaires d’entraide
judiciaire.
La France parvient toutefois à franchir l’obstacle et sa demande
officielle d’extradition pour escroquerie est enfin acceptée par les
autorités espagnoles. Mais cette demande ne mentionnant pas
l’accusation d’homicide, les avocats français du marquis ont beau jeu
d’imposer que leur client ne soit inculpé et jugé que pour le seul délit
évoqué. En clair, sur la base même de la requête présentée à
l’Espagne, ils barrent la route à toute possibilité de faire comparaître
Charles de Rays pour homicide. Les défenseurs sont appuyés dans
cette démarche par l’ambassadeur d’Espagne en personne qui saisit le
ministère des Affaires étrangères, celui-ci transmettant l’objection au
ministère de la Justice, qui, bien sûr, donne consigne au parquet. La
question de l’homicide par imprudence – ainsi d’ailleurs que celle sur
l’infraction aux lois de l’émigration – est donc écartée du dossier.
Pour le marquis, c’est un grand soulagement. Chez les malheureux
rescapés de l’aventure, pour les veuves et orphelins de ceux qui ont
péri là-bas, c’est au contraire la consternation...

Arrêté en juillet 1882, Charles de Breil, marquis de Rays


comparaît devant la 8e chambre correctionnelle du tribunal de Paris
en novembre 1883. Le temps entre l’interpellation et le début des
audiences a été occupé par les tergiversations sur la question de
l’extradition, les hésitations sur la nature des chefs d’inculpation, une
instruction ayant nécessité de nombreux témoignages et la collecte
d’éléments disséminés en France, en Espagne, en Australie. De plus, le
marquis et ses défenseurs n’ont pas hésité à recourir à l’arsenal
procédurier – appel, pourvoi en cassation – pour tenter de faire
déclarer la juridiction française incompétente.
Néanmoins, le marquis se plaint de la longueur de sa détention
préventive. Aussi, lors de l’audience d’ouverture du procès, le
président du tribunal, M. Bagnéris, se fait-il un plaisir de lui en
imputer la responsabilité. En quelque sorte, le ton est donné.
L’accusation ne cessera d’émailler son réquisitoire de touches
ironiques sur la vraie personnalité du marquis et les buts véritables de
son entreprise de colonisation océanienne.
— Quel droit de propriété aviez-vous donc sur ces terres ?
interroge le président Bagnéris.
— Le droit qu’a tout colonisateur de prendre possession et de
cultiver, répond le marquis.
Le magistrat souligne alors que sur les sept cent mille hectares
vendus, seuls un petit millier aurait été acquis, qui plus est dans des
conditions douteuses. Il aborde ensuite la question du profit.
— Vous avez recueilli cinq millions, et pour votre part, vous avez
touché un million huit cent mille francs. Qu’est devenu cet argent ?
La défense du marquis a de quoi surprendre.
— Une des conditions de l’entreprise était que je ne subirais aucun
contrôle, réplique l’inculpé 5.
En effet, dès l’origine, Rays a organisé l’affaire de manière à ne
pas avoir à justifier la part des rentrées d’argent qui lui reviendrait,
non plus que la destination finale de ces sommes. Pour le magistrat et
l’opinion publique, cette précaution ne manque pas de jeter une
ombre sur le désintéressement et l’idéal chrétien qu’il revendique.
— Entreprise chimérique, souligne le président.
— Je serais alors une franche canaille ! se cabre le marquis avec
une belle audace.
— C’est ce que pense le ministère public, glisse le président,
narquois...
Le juge révèle alors au grand jour la face cachée du prévenu,
marié, père de famille, catholique affirmé et qui, sur les fonds de son
« entreprise », entretient deux jeunes femmes, l’une à hauteur de
douze mille francs par an, l’autre pour seize mille francs.

— Et vous affichiez des sentiments très purs, très chrétiens, tance


— Et vous affichiez des sentiments très purs, très chrétiens, tance
le président Bagnéris. Vous meniez une existence de luxe et de
désordre alors que vos malheureuses victimes mouraient de misère au
bout du monde.
Plus tard au cours du procès, le substitut du procureur de la
République, M. Falcimaigne, enfonce le clou, expliquant que
l’intéressé n’hésite pas à présenter comme étant sa femme une des
deux « créatures » entretenues, alors qu’il est légalement marié et que
son épouse légitime, mère de ses quatre enfants, est reléguée au
manoir de Quimerc’h. Fausse épouse donc que cette « cocotte »
parisienne qu’il fait figurer en tant qu’associée dans l’organigramme
d’une affaire de poudre dentifrice dont la fabrication est confiée à la
propre sœur du marquis, là-bas, en Bretagne. Épouse de la main
gauche, enfin, à laquelle l’habile homme fait établir un testament en
faveur de son fils aîné, « issu, souligne le procureur, du mariage
légitime du prévenu. Voilà le sens moral de l’homme que vous avez
devant vous ! ».
Puis l’accusation met en évidence l’immense fossé qu’il y a entre
la réalité de l’implantation de la colonie libre de Port-Breton et la
présentation qui en est faite dans les colonnes du journal La Nouvelle-
France. Là, l’enfer d’une jungle marécageuse et l’insalubrité de
baraques mal bâties, faites de bric et de broc ; ici des gravures
montrant des routes carrossables, des bâtiments bien construits, une
église, des terres exploitées et fertiles, une forêt d’arbres de haute
futaie et un environnement peuplé de « bons sauvages ».
Le public de la salle d’audience se gausse. La presse s’en donne à
cœur joie. Lorsque la parole est à la défense, la cause est entendue.
Les avocats du marquis seront impuissants à corriger l’image
désastreuse de l’apôtre de la colonisation métamorphosé par
l’accusation en exploiteur, en polygame débauché, avide d’argent
facile et de plaisirs frelatés.
Le verdict tombe au lendemain du 1er janvier 1884. Charles du
Breil, marquis de Rays (en outre, la légitimité du titre de marquis lui
a été contestée par l’accusation) est condamné à trois ans de prison et
trois mille francs d’amende pour escroquerie.
Le condamné interjette appel de cette sentence, mais la cour, sans
réelle surprise, ne fait que confirmer les termes de la condamnation
prononcée en première instance.

Certains considèrent alors que le marquis s’en tire plutôt bien. Il y


a certes ces trois années de détention à purger, minorées toutefois des
huit mois de préventive, mais il est à rappeler que jamais le chef
d’accusation, autrement grave, d’homicide par imprudence n’a été
évoqué. S’il l’avait été, éventuellement non pas en correctionnelle
mais devant une cour d’assises, la peine encourue eût été beaucoup
plus sévère.
Le marquis de Rays, sa peine effectuée, se retire en Bretagne. Ses
biens sont hypothéqués, saisis ou vendus. L’homme a perdu et son
argent et sa superbe, mais point totalement son esprit d’entreprise ni
son goût pour les affaires louches. Ne pouvant plus nourrir
d’espérances dorées du côté des horizons lointains, il se rabat sur une
entreprise de moindre envergure : la fabrication et la
commercialisation d’une poudre minérale censée permettre d’avorter
sans dommage. Mais l’affaire fera long feu. Il faudra cependant
l’intervention des autorités judiciaires locales pour mettre fin à cet
autre rêve chimérique.
Ce nouvel échec sera le chant du cygne du marquis breton. Le
28 juillet 1893, alors qu’il rend visite à un de ses amis, M. de
Kerguélen, au manoir de Kergoat, il est pris d’un malaise. Il meurt
quelques heures plus tard. Le 31, il est inhumé dans le cimetière de
Bannalec.
Jamais il n’a cessé de défendre la pureté de ses intentions dans la
conception de la colonie de Port-Breton. Sans doute y crut-il
sincèrement dans les commencements. Mais s’il y eut à l’origine le
mirage d’une utopie généreuse, le refus de se rendre à l’évidence
lorsque les déconvenues se succédèrent, ce rêve exotique et
missionnaire, tellement dans l’air du temps, se mua bel et bien en
escroquerie.
L’affaire des emprunts russes

Raffalovitch : ce nom sonne comme celui d’un héros de Tolstoï.


L’homme ne déparerait pas en effet dans la galerie de personnages
que l’on voit s’animer, souvent en second plan, dans les pages de
Guerre et Paix. Personnalité complexe, Arthur Raffalovitch est à la fois
un économiste reconnu, un journaliste incisif et brillant, un homme
du monde raffiné, un diplomate subtil, avec cela le plus russe des
Parisiens et le plus parisien des Russes, toutes qualités propres à faire
de lui un manipulateur de haut parage. Mais il est surtout un
serviteur loyal et zélé du tsar Nicolas, et, peut-être plus encore, de la
Sainte Russie, sa mère patrie d’origine.
Fuyant Odessa et les pogroms de 1881, ses parents et lui-même se
sont installés à Paris où son père, banquier fortuné, ne tarde pas à
fonder une compagnie d’assurances en association avec le financier et
baron Jacques de Gunzbourg. Arthur a alors vingt-huit ans. Ses
compétences en économie, son entregent font qu’il intègre bientôt les
services de l’ambassade du tsar à Paris. Parallèlement, il exerce ses
indéniables talents de plume dans diverses publications, le Journal des
Débats notamment. Correspondant de l’Institut, il collabore à
l’élaboration du dictionnaire d’économie de Jay et Chailly. Ainsi, à
tout juste trente ans Arthur Raffalovitch compte déjà parmi les
personnalités en vue et influentes qui naviguent entre finance,
politique et médias. Cette position et ces talents avérés font qu’il ne
tarde pas à devenir le conseiller secret, à Paris, du gouvernement
russe, notamment auprès du ministère des Finances.
Aussi, lorsque la Russie se lance dans ses campagnes répétées
d’emprunts menées en France, Raffalovitch est-il aux avant-postes
pour faciliter la bonne marche des opérations. Il connaît fort bien à la
fois les rouages de la mécanique bancaire et les arcanes de la presse
française. Plus que tout autre, il est l’homme de la situation.
S’ajoutent à cela son sens de la diplomatie et la sincérité de son
engagement pour le rapprochement politique et stratégique des deux
pays, la Russie et la France, qui sont désormais, en quelque sorte, ses
deux patries.
Sur l’échiquier international, la France se trouve alors isolée.
Depuis la défaite de 1870 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine au
profit de l’Allemagne, elle cherche à se renforcer face à la puissance
dominatrice d’outre-Rhin, et c’est vers la Russie qu’elle se tourne
devant la menace que représente la Triplice, l’entente militaire entre
l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie conclue en plusieurs étapes
dans les années 1880. La France rêve alors d’une revanche sur 1870
et d’une reconquête des provinces perdues. Rêve encore secret. « N’en
parler jamais, y penser toujours », selon le mot de Thiers. Il lui faut
donc un allié puissant. L’empire du tsar, que l’on se plaît à décrire ici
comme « le rouleau compresseur russe », paraît être le partenaire
idéal. Du moins veut-on s’en convaincre.

De son côté, la Sainte Russie a entrepris d’immenses chantiers de


développement et de modernisation. Elle construit des voies ferrées,
dont le célèbre transsibérien, intensifie les recherches et l’exploitation
minières, crée une industrie de la chimie, se dote d’infrastructures
modernes. Pour ces réalisations, et tant d’autres, il faut de l’argent.
Beaucoup d’argent.
L’Allemagne, où elle en avait trouvé auparavant, privilégiant à
présent l’investissement sur son propre territoire et doutant de la
capacité de la Russie à rembourser, se désengage. L’Angleterre, qui
n’a pas une plus grande confiance dans la solvabilité de l’empire
tsariste, s’abstient de tout concours. Ces préventions n’atteignent pas
la France qui, riche de bas de laine où dorment des millions de francs-
or, se lance dans l’aventure. Car c’est bien d’une aventure qu’il s’agit.
Durant près de trente ans, les appels à l’épargne française vont se
succéder. Non seulement l’État russe lui-même y a recours, mais aussi
des collectivités territoriales, des compagnies de chemin de fer, etc.
Entre 1887 et 1913, on estime que ce sont quinze millions de francs-
or, soit 3,5 % du produit intérieur brut français, qui sont versés au
Trésor russe.
Obnubilés par le désir de revanche contre l’Allemagne et pressés
par la nécessité d’une alliance capable de permettre cette revanche,
les gouvernants français ne veulent pas voir ce que les Allemands et
les Anglais ont très bien vu quant à eux, la faiblesse financière de
l’emprunteur. Allemands et Anglais qui sont au demeurant les
premiers bénéficiaires du dispositif, puisque c’est avec Londres ou
Berlin, et non Paris, que la Russie conclut ses principaux marchés
d’équipements et de matériels, financés pourtant par des capitaux
français ! Mais qu’importe ! Chez nous, on s’ingénie à croire que,
comme le ressasse à l’envi le slogan du moment : « Prêter à la Russie,
c’est prêter à la France. »

Cette illusion va perdurer jusqu’à la guerre de 1914. Pour


Cette illusion va perdurer jusqu’à la guerre de 1914. Pour
l’entretenir, des moyens considérables vont être déployés. Une
stratégie de duperie, de manipulation de grande envergure est mise
en place, dont le conseiller secret Arthur Raffalovitch est la cheville
ouvrière.
Pour l’essentiel, cela consiste à « acheter » la presse, corrompre les
directeurs de journaux, soudoyer les rédacteurs. En soi, le fait n’est
guère nouveau. En 1869, lorsque Bismarck eut décidé de faire la
guerre à la France, il cessa brusquement de faire distribuer des fonds
aux journaux français qui, tout aussi abruptement, virèrent de bord et
se firent germanophobes. Parmi les financements étrangers de la
presse hexagonale de l’époque ne trouve-t-on pas aussi la Serbie, la
Turquie, et même le Brésil ? La corruption médiatique, de pratique
courante, va cependant connaître un développement exceptionnel,
tant par son importance que par ses implications, avec cette affaire
des emprunts russes.
Pratique assez ordinaire donc, et, tout bien considéré, à peine
clandestine car, dans le cas qui nous intéresse, si l’on fait exception de
quelques éléments codés, de quelques références chiffrées de comptes
ou de destinataires, le dispositif, les noms des bénéficiaires, les
sommes versées, l’identité des intermédiaires, tout figure en clair dans
la correspondance nourrie que Raffalovitch entretient avec son
autorité russe de tutelle, qu’il s’agisse de Kokovtzev, président du
Conseil des ministres, Sazonov, ministre des Affaires étrangères,
Davidoff, directeur de la chancellerie des opérations de crédit, ou
Ivolski, ambassadeur à Paris. Correspondance conservée dans les
archives russes et dont une partie a été publiée en France par le
journal communiste L’Humanité en 1923 et 1924, puis in extenso, en
volume, en 1931, par les éditions du Travail avec pour titre une
expression employée par Raffalovitch lui-même : « L’abominable
vénalité de la presse française ».
C’est à la suite de cette parution et de l’émoi causé dans l’opinion
par ces révélations que, en 1935, le Parlement adopte à l’unanimité la
loi Brachard créant le statut de journaliste professionnel. Il s’agit, en
plaçant la liberté et l’indépendance du journaliste sous la protection
du législateur, d’éviter que de tels faits de corruption se reproduisent.

En fonction des périodes, mais aussi des journaux et des


journalistes concernés, le versement de l’argent de Raffalovitch revêt
plusieurs formes. La première est légale. Il s’agit de réserver des
placards publicitaires dans les publications et de les payer au tarif
normal. La deuxième consiste en une surfacturation de ces annonces
publicitaires. Ainsi voit-on, par exemple, le journal Le Matin
augmenter son tarif de cinq francs la ligne à dix francs. La troisième
consiste tout simplement à allouer des sommes sans contrepartie aux
journaux eux-mêmes en tant qu’entreprises, mais aussi à leurs
directeurs et aux rédacteurs des rubriques financières. Ces largesses,
ces pots-de-vin, pudiquement désignés « subventions » dans les
échanges épistolaires, sont évidemment récompensés par des articles
de commande, des reportages de complaisance visant à présenter sous
un jour favorable la situation tant économique que politique et
militaire de la Russie.
Militaire parce que, en février 1904, survient la guerre russo-
japonaise. Souffle alors en France un vent de panique qui refroidit
grandement l’ardeur des souscripteurs. Ces circonstances vont avoir
deux conséquences. La première est de rendre les responsables des
journaux et les reporters de plus en plus gourmands pour accepter de
passer les publicités et diffuser les informations rassurantes, erronées
bien sûr, que leur glisse sous le manteau Raffalovitch, quand il n’écrit
pas lui-même les articles. La seconde est que les messages ainsi
distillés sont sans cesse plus mensongers. Raffalovitch ne peut
évidemment cacher l’entière réalité, par exemple telle bataille perdue,
mais tout le reste de l’actualité russe est peint de couleurs flatteuses,
et la moindre avancée des troupes présentée comme une victoire
quasi décisive. C’est donc à partir de ce moment-là que la vénalité des
médias atteint son niveau le plus haut, et le plus scandaleux.

Il convient de préciser que ce système de corruption n’est


absolument pas ignoré des hauts responsables politiques de la
République française. Non seulement, ils en sont informés mais mieux
encore, ils prennent une part active à son organisation.
Dans une note datée du 26 janvier 1906 adressée au président du
Conseil Kokovtzev par Davidoff, directeur de la chancellerie russe des
opérations de crédit, ce dernier décrit avec précision ce système.
« C’est à partir de février 1904 que la trésorerie de l’État russe a
commencé à allouer des subventions aux journaux et aux plus
influents journalistes français, écrit-il. La panique qui, au moment de
la déclaration de guerre en Extrême-Orient, a saisi les porteurs de
fonds russes a forcé le ministre des Finances d’alors, M. Rouvier, de
s’adresser au gouvernement russe par l’intermédiaire de M. de
Verneuil, syndic des agents de change, et de M. Bénac, ancien
directeur des mouvements des fonds, en lui proposant d’ouvrir un
crédit dans le but de tranquilliser la presse française. »
Ainsi, apprend-on par cette note que ce sont les autorités
boursières, bancaires et le gouvernement français eux-mêmes qui,
suscitant ces financements, sont à l’origine de la campagne
d’endormissement et de tromperie menée à travers tout le pays.

« Notre ambassadeur à Paris, poursuit Davidoff, a approuvé la


« Notre ambassadeur à Paris, poursuit Davidoff, a approuvé la
proposition de M. Rouvier. Afin de distribuer judicieusement les
sommes entre les journaux et entre les représentants de la presse
française, M. Rouvier a conseillé au gouvernement russe de prendre
comme intermédiaire M. Lenoir, chevalier de la Légion d’honneur,
homme suffisamment connu dans ce genre d’affaires et méritant
pleine confiance. La façon de procéder est la suivante : la chancellerie
des opérations de crédit avise la Banque de Paris et des Pays-Bas qui
ouvre un crédit à M. Raffalovitch, lequel verse les sommes à la
Compagnie Algérienne au compte de M. Lenoir. La Compagnie
Algérienne paie à la présentation les chèques signés Lenoir et présente
les quittances à M. Raffalovitch, et ce dernier les transmet chiffrées à
la Chancellerie des opérations de crédit. » Par ailleurs, il est précisé
dans la même note que certains directeurs de journaux, rédacteurs,
secrétaires de rédaction sont « payés de la main à la main ».
Du côté français, les responsables ne se cantonnent pas à émettre
des conseils, comme le ministre Rouvier. Ils se font parfois beaucoup
plus pressants, ainsi que le montre le ton du courrier que Verneuil, le
syndic des agents de change de la Bourse de Paris, n’hésite pas à
adresser au comte de Witte, alors président du Conseil des ministres
de Russie, le 28 février 1905 lorsque éclate le conflit russo-japonais.
« Je suis effrayé de voir votre gouvernement se préoccuper si peu
des manœuvres que poursuivent ici ses adversaires et qui peuvent,
d’un jour à l’autre, ruiner complètement le crédit de la Russie en
France, et, par suite, dans le monde entier, écrit le syndic après avoir
protesté de son amitié pour la Russie et de son désintéressement.
Comment garder le silence, poursuit-il, quand je vois vos ennemis
mener au grand jour contre vous une campagne financière dont les
effets commencent à se faire sentir et dont les conséquences peuvent
être si redoutables ? (...) Avez-vous quelquefois envisagé, mesuré les
conséquences d’une panique sur les fonds russes à la Bourse de Paris ?
(...) La Russie subirait un désastre plus irréparable que la perte de ses
armées en Mandchourie (...) Que fait votre gouvernement pour
conjurer ce danger ? Rien. En vérité, on reste stupéfait de tant
d’inconscience du danger. Si encore le remède était difficile ou
héroïque, je m’expliquerais, sans l’approuver, une pareille inertie.
Mais la chose est si simple et si facile qu’il est irritant pour les amis de
la Russie de voir gâcher une situation financière unique au monde.
Avoir à sa disposition, en temps de guerre, la plus belle, que dis-je, la
seule réserve de capitaux considérable qui soit au monde et s’exposer
à la perdre ! (...) Et cela quand il suffit, pour ménager cette réserve
inestimable, de rassurer un peu l’opinion éveillée, de sacrifier par an
deux ou trois millions, peut-être moins, répandus dans la presse.
Votre gouvernement ne s’en occupe même pas alors que ses
adversaires s’en occupent si activement. Quel aveuglement et quel
réveil effroyable lorsque vos ennemis auront enfin provoqué la crise
qui vous fermera à tout jamais la caisse de l’épargne française et
toutes les autres caisses à la suite (...) L’heure est venue, grandement
venue, d’intervenir ; l’heure est peut-être proche où, si vous n’avez
rien su faire, vous éprouverez de cuisants et tardifs regrets ! »
Nous sommes loin, dans cette lettre, des précautions oratoires et
des formules chantournées de la diplomatie. Le haut responsable des
transactions à la Bourse de Paris qu’est Verneuil ne mâche pas ses
mots pour dire la situation et les risques encourus. Il ne rechigne pas
davantage à se montrer de mauvaise foi. Quand il accuse le
gouvernement russe de n’avoir rien fait, il passe sous silence que des
fonds russes alimentent déjà les journaux français depuis presque une
décennie.
Toutefois, sa démarche s’explique par le fait que, à ce moment-là,
la Russie entreprend de lancer en France un nouvel emprunt, de huit
cents millions, et que l’affaire paraît fort mal engagée. L’opération se
soldera en effet par un échec. Raffalovitch en fait état dans sa
correspondance : « En mars 1905, après la bataille de Moukden et
l’insuccès de l’emprunt français par la faute des banquiers sans doute
trop frileux, Verneuil exigea une somme énorme par mois, jusqu’à la
paix, au nom de la chambre syndicale 1. Il avait même ouvert des
pourparlers avec les journaux antigouvernementaux, comme La Libre
Parole, La Liberté, etc., leur promettant des sommes absurdes. » Les
exigences de Verneuil évoquées ci-dessus se montent à un million de
francs-or. Il obtiendra trois cent mille francs.
Dans le sillage du conflit russo-japonais éclate la révolution de
1905. De tels événements ne sont pas de nature à restaurer la
confiance chez les épargnants français. Des affiches hostiles à la
Russie et à ses emprunts apparaissent sur les murs. Les émissaires du
tsar protestent, Poincaré, alors ministre des Finances, déplore, mais
assure qu’il ne peut rien contre ces affiches, nullement illégales ici...
Une fois encore, il semble que seul l’argent, l’argent déversé à flots,
puisse quelque chose.

De nouveau, les appétits des faiseurs d’opinion français


s’aiguisent. Celui des banques également, qui prélèvent sur chaque
opération des frais injustifiés. Certains journaux ne reculent pas
devant des procédés pour le moins discutables. Le Matin, puissant
organe de la droite modérée, qualifié par Raffalovitch de « journal le
plus menteur du monde » ou encore de « journal le plus bizarre et le
plus méprisable », souffle le chaud et le froid. Sous le pseudonyme
passe-partout de Jean d’Orsay, il distille un savant dosage de
nouvelles défavorables à la Russie et d’informations rassurantes, ces
dernières étant en proportion des efforts financiers consentis par le
système Raffalovitch. Par exemple, en juillet 1908, il publie le
manifeste de Léon Tolstoï contre les exécutions en Russie, ce qui ne
peut que mécontenter Raffalovitch et les siens. Sans doute ceux-ci
s’empressent-ils de faire ce qu’il convient pour ramener le journal à
de meilleurs sentiments, car, quelques jours plus tard, le lecteur
découvre dans ses colonnes un article très hostile à l’écrivain, intitulé
« Faux prophète, Tolstoï mauvais Russe », signé Prince Kotchoubey.
Le Matin n’est qu’un cas parmi d’autres. En fait, la quasi-totalité de
la presse, qu’elle soit de gauche, de droite ou apolitique, perçoit de
l’argent russe. Si des journaux n’ont rien touché, commente
Raffalovitch, « c’est parce qu’on ne leur a rien offert ». Ou que leur
« ton ne convenait pas ».
Ceux-là sont peu nombreux et la liste des publications qui
bénéficient des largesses tsaristes est fort longue. Il n’est pas jusqu’au
Journal officiel et au Journal des Débats qui n’aient droit à la manne
russe. Mais le spectre de la distribution d’argent est beaucoup plus
large. Cela va du Temps ou du Figaro à La Petite Gironde, au Petit
Marseillais, ou encore à La Dépêche de Toulouse en passant par Le Petit
Parisien, Le Gaulois, L’Écho de Paris, Le Journal, Le Radical, Le Progrès
de Lyon, Le Nord, L’Éclair, La Liberté, La Patrie, Le Rentier,
L’Indépendant belge, L’Étoile belge, Le Moniteur, L’Aurore, La Lanterne,
La Libre Parole, Le Rappel, La France, L’Information, etc. L’agence
Havas figure également parmi les bénéficiaires, et bien sûr
l’intégralité de la presse économique, à l’exception notable de
L’Économiste français dont le directeur, Paul Leroy-Beaulieu, est le
« seul, par conviction et d’une façon désintéressée absolue, à protéger
le crédit public russe », reconnaît Raffalovitch.
Entre 1900 et 1914, les Russes auraient distribué à la presse de
l’hexagone quelque six millions et demi de francs-or, soit environ
vingt-quatre millions d’euros d’aujourd’hui !
Tout aussi fournie que celle des publications est la liste des
directeurs de journaux qui touchent de l’argent russe. Parmi eux,
Gaston Calmette, le directeur du Figaro, le seul dont le nom soit
encore connu du public. Parfois, ces messieurs se font implorants,
comme un certain Henry Simond qui demande « satisfaction, point
tant au point de vue matériel que moral, pour avoir publié des articles
bien longs et bien ennuyeux ». Comportements qui inspirent à
Raffalovitch ce commentaire désabusé : « Quant aux relations avec les
journalistes quémandeurs et affamés, j’en suis profondément dégoûté
et écœuré. » Et d’ajouter : « MM. Deshoux, du Matin, Marcel Hutin, de
L’Écho de Paris, Roels, du Temps, sont des pieuvres affamées. »
Cela dit, les hommes de presse ne sont pas les seuls à
« quémander ». Ne voit-on pas le sénateur Gouin, par ailleurs
président un temps de la Banque de Paris et des Pays-Bas, gémir de ne
pas avoir été décoré en récompense de l’émission de bons du Trésor ?
Un oubli sans doute, car Gouin appartient en effet à la catégorie de
ceux pour qui Raffalovitch recommande de « donner au besoin
quelques rubans, des cadeaux personnels, et de les traiter très bien ».

Environ un an après la révolution de 1905, le tsar Nicolas II


parvient à remettre la main sur ses affaires et ses sujets. Le système
impérial a été malmené, mais la secousse semble définitivement
passée. Les affaires peuvent donc reprendre.
Or, dans les années qui suivent, le financement occulte de la
presse française va avoir un tout autre effet que celui affiché qui est
d’encourager l’épargnant, le rentier à adhérer aux nouvelles
opérations d’emprunt. Un effet périphérique en quelque sorte dont les
conséquences vont dépasser de loin les seules pertes financières ou la
ruine de milliers de souscripteurs.
Dans une lettre du 16 mars 1909, faisant preuve d’une prescience
impressionnante, Arthur Raffalovitch annonce avec une troublante
précision ce qui se passera cinq années plus tard. « Les impressions
politiques sont détestables, écrit-il. On entrevoit les germes d’une
déflagration générale par suite de l’attitude de la Serbie que le parti
militaire et impérialiste autrichien juge intransigeante. On voit déjà
l’armée austro-hongroise occupant Belgrade et souffrant d’une
guérilla dans les montagnes serbes en même temps qu’une guerre
austro-monténégrine et un soulèvement en Bosnie-Herzégovine avec
des troubles en Bohême. On voit la Russie mobilisant et appuyant ses
protestations par quelques corps d’armée sur la frontière autrichienne,
l’Allemagne répondant par la même mesure sur nos frontières, la
France à son tour sur la frontière de l’Est et l’Angleterre envoyant des
cuirassés dans la Baltique. L’échiquier européen ainsi garni, le crédit
des différents États compromis, les affaires arrêtées, sauf celles des
fournisseurs militaires, on négociera une fois encore, et puis surgira la
guerre universelle. Le gouvernement français, conscient de ses
obligations à notre égard, du moment que l’honneur russe est engagé
en Serbie contre l’Autriche, remplira ses engagements. Mais la
population verra-t-elle avec satisfaction la paix compromise pour la
Serbie, et la guerre contre l’Allemagne pour conséquence ? »
Peut-on mieux exprimer les enjeux et les risques qui se profilent à
l’horizon ? Et peut-on mieux sous-entendre la stratégie médiatique
que ces perspectives suggèrent ou imposent ?
Dès lors, il devient clair que la propagande russe en France n’a
plus pour seul objet de promouvoir des emprunts mais aussi, en
filigrane dans un premier temps, de présenter la Russie comme une
puissance égale sinon supérieure, sur le plan militaire, à l’Allemagne.
C’est alors qu’est assené avec le plus de force le mythe « du rouleau
compresseur russe ». Ce message répété à l’infini sous toutes les
formes et sur tous les tons consiste à instiller dans l’opinion l’idée
qu’avec un tel allié aucune guerre, contre quelque puissance que ce
soit, ne pourrait être perdue.
La propagande qui s’ensuit épouse une préoccupation, bien
française celle-ci : la revanche de 1870 et la reconquête de l’Alsace-
Lorraine. Autrement dit, le désir d’une nouvelle guerre contre
l’ennemi héréditaire. « Y penser toujours, n’en parler jamais »,
disions-nous plus haut.
Vient ensuite le temps où l’on ne se contente plus d’y penser sans
en parler. On en parle, et de plus en plus ouvertement. Il convient de
préparer les esprits, d’exacerber dans les populations le sentiment
antiallemand, ce qui n’est guère difficile, et de donner à croire que,
fortement alliée comme elle l’est, la France ne fera qu’une bouchée,
en un éclair, de la puissance germanique. Ainsi, dans une alliance que
l’on pourrait qualifier d’objective, les propagandes russes et françaises
se rejoignent-elles.
L’affaire, bientôt, est prise en main au plus haut de l’État.

En décembre 1912, Raymond Poincaré, président du Conseil et


ministre des Affaires étrangères depuis janvier, fait savoir aux
autorités russes, par Louis-Lucien Klotz son ministre des Finances,
qu’il est « ennuyé par la campagne esquissée (sic) par les radicaux-
socialistes consistant à dire : “Nous ne permettrons pas une guerre
dont le point de départ serait dans les affaires d’Orient, notamment
dans les relations de la Serbie avec l’Autriche.” Pour paralyser cette
campagne, plaide Poincaré, il faudrait quelque argent ». Selon lui, des
journaux de gauche tels La Lanterne, L’Aurore, L’Événement devraient
être les principaux bénéficiaires de ces nouvelles largesses.
Cet appel de Poincaré est assorti d’une exigence qui montre bien
que ce ne sont plus les intérêts de la Russie qui sont en jeu, mais ceux
de la politique française, de plus en plus belliciste. Il impose en effet
que la direction de l’opération soit laissée à son gouvernement,
autrement dit à lui-même. « Nous dirigerons la distribution, nous
indiquerons à Lenoir les bénéficiaires parce que nous sommes en
mesure de les connaître alors que vous ne l’êtes pas. Nous tenons à
savoir qui reçoit », ainsi s’exprime le président du Conseil par la
bouche de Klotz.

Six mois plus tard, en juillet 1913, lorsque la loi militaire portant
le service aux armées de deux à trois ans en vue de la probable guerre
avec l’Allemagne, Poincaré, d’accord sur ce point avec Clemenceau
qui annonce ce conflit depuis près de dix ans, utilisera la même
méthode pour amener la presse à vanter les mérites et avantages de
cette nouvelle loi militaire. Les partisans de la revanche, tant à droite
que dans les rangs de la gauche modérée, ne peuvent que se réjouir.
Or cette loi des trois ans a de farouches adversaires. Les plus
emblématiques, les plus influents sont le socialiste Jean Jaurès et le
grand bourgeois, conservateur devenu socialisant, Joseph Caillaux.
Hostile aux trois ans et à la guerre avec l’Allemagne, par ailleurs
porteur d’un projet d’impôts sur le revenu, ce dernier concentre sur
lui la haine et le mépris de sa classe d’origine. Il lui est notamment
reproché d’avoir su négocier avec l’Allemagne lors du différend
d’Agadir, en 1911, et d’avoir alors évité une confrontation armée qui
semblait inévitable et que, de part et d’autre de la frontière, certains
souhaitaient avec ardeur.

Leurs positions valent à Jaurès et Caillaux d’être qualifiés dans la


Leurs positions valent à Jaurès et Caillaux d’être qualifiés dans la
presse d’agents de l’Allemagne, de défaitistes, de traîtres. Ils sont
traités en ennemis de la Patrie. Aussi, les journaux qui leur sont
proches sont-ils exclus des largesses dispensées par les Russes via le
gouvernement français : Le Rappel, L’Humanité, Le Radical, etc. Sont
exclus également les journaux clairement affirmés de droite : L’Action
française, La Libre Parole, L’Autorité, Le Soleil, L’Ordre, L’Intransigeant,
que « leur couleur politique trop marquée frapperait de suspicion dès
le départ 2 ».

Cet argent russe dispensé par Raffalovitch n’abuse plus seulement


le peuple de France sur la fiabilité des emprunts. Elle le trompe
désormais sur une réalité plus sombre encore, la guerre. Ces sommes
énormes servent à la présenter comme nécessaire, inéluctable,
glorieuse, rapide, quasi indolore. Des pages entières de journaux vont
dire et redire que la Russie et la France ensemble sont invulnérables,
que leurs troupes ne feront qu’une bouchée de l’Allemand. Des
enveloppes glissées sous des tables de bistrot inspirent à des plumes
vénales des credo imbéciles qui vont convaincre les pauvres conscrits
de 14 que, partant pour le front en août, les moissons rentrées, ils
seront de retour chez eux pour les vendanges. L’intoxication est si
bien menée que, l’état-major des armées prévoyant un taux
d’insoumission de 13 % à la mobilisation générale d’août 1914, ce
pourcentage sera à peine de 1,5 %.

Mais ne peut-on voir une autre conséquence de cette « abominable


vénalité de la presse » et de la propagande pro-russe, pro-guerre,
hystériquement anti-allemande ? Comment, en effet, Raoul Villain
justifie-t-il son geste lorsqu’on l’interroge après qu’il a assassiné
Jaurès, le soir du 31 juillet, au Café du Croissant ? Il débite presque
mot à mot les accusations de trahison qu’il a lues dans des journaux
qu’il donne en référence : La Liberté, L’Écho de Paris. Esprit faible, il a
pris pour vérité de sales rumeurs payées parfois à vil prix.
Quant à Caillaux, sa mort n’est pas du même ordre. Elle est
politique. Il a succombé à une ahurissante campagne accusatoire du
Figaro, menée par son directeur en personne, Gaston Calmette. Du
4 janvier au 13 mars ce journal publie quelque cent trente-huit
articles qui lui sont hostiles 3. Soit une moyenne d’environ deux
articles par jour ! Le Figaro dont on sait qu’il profite depuis des années
des largesses de Raffalovitch, après avoir eu droit à celles de
l’Allemand Krupp jusqu’en 1912, moment où, ne touchant plus de ce
côté-là du Rhin, il devient farouchement hostile à l’Allemagne. Quant
à Calmette lui-même, nous n’ignorons pas qu’il est lui aussi soudoyé
par Raffalovitch, à titre personnel.
On connaît la fin de l’histoire pour le directeur du Figaro. Mme
Caillaux, poussée à bout par tant d’acharnement et craignant que des
lettres intimes soient publiées, se rend au siège du journal, sort un
pistolet de son manchon de fourrure, tire et blesse mortellement le
directeur. Quelques mois plus tard, à l’issue d’un procès à grand
retentissement mondain, elle est acquittée.

On connaît aussi la fin, hélas, pour les centaines de milliers de


soldats tués au front, ou revenus infirmes, brisés, déshumanisés.
« L’abominable vénalité » qui sous-tend l’affaire Raffalovitch a aussi
sa part dans cet immense désastre humain, et c’est au prix d’une
singulière restriction mentale que l’on s’ingénie à ne vouloir l’accabler
que du désastre financier, de la spoliation de dizaines de milliers de
gens pour qui le placement russe devait faire office de retraite pour
les vieux jours. En vantant sans vergogne la puissance de l’allié russe,
la presse française a contribué à anesthésier la vigilance des
populations, à entretenir dans les esprits la certitude d’une victoire
facile. Chaque million de francs offert aux journaux par Raffalovitch
a, au bout du compte, tout à la fois ruiné tant et tant de familles et
rempli les cimetières de tant et tant de croix.

En décembre 1917, le gouvernement bolchevique met à mal toute


espérance de retour des fonds versés. Il répudie purement et
simplement la dette. Cependant, le cours des titres ne s’effondre pour
de bon que trois ans plus tard. Les souscripteurs se bercent tout ce
temps de l’illusion que l’État français se substituera, au moins en
partie, à la Russie défaillante, comme il l’a fait sous le Second Empire
pour l’emprunt mexicain, tout aussi calamiteux que ceux du tsar. Mais
cette fois, on le sait, il n’en sera rien.
Les avions renifleurs

L’arnaque des avions renifleurs repose sur l’association d’un Géo


Trouv’tout italien, ancien cultivateur reconverti dans le dépannage et
la réparation de télévisions, et d’un aristocrate belge assez illuminé,
très impécunieux, mais nanti d’un convenable carnet d’adresses et
d’un réel talent de bonimenteur. L’un et l’autre débordent
d’imagination et sont en mal d’argent.

L’Italien se nomme Aldo Bonassoli, l’aristocrate belge, Alain de


Villegas. Le premier n’a aucun diplôme mais est particulièrement
ingénieux. En avance sur son temps, il se passionne pour la création
d’images vidéo, d’effets spéciaux et tâtonne du côté de ce que l’on
n’appelle pas encore l’infographie. Il fait un peu parler de lui dans les
journaux italiens au cours des années 1960 lorsqu’il prétend avoir
découvert un rayonnement capable de détruire la matière. Pacifiste
utopiste, il compte utiliser cette improbable invention pour anéantir
les bombes atomiques et divers autres outils de mort. L’affaire paraît
en bonne voie puisqu’il prétend avoir déjà réussi à pulvériser une
paire de casseroles en bon métal. C’est donc du sérieux. Ce génie a
aussi mis au point, assure-t-il, une longue-vue munie d’un capteur
sonore qui permet d’entendre la voix des astronautes, tout là-haut
dans leur capsule spatiale.
Villegas, lui, a en poche un diplôme d’ingénieur civil dont, à la
vérité, il ne fait pas grand-chose, entretenant avec la notion de
« travail » des relations assez distantes. En revanche, il s’intéresse de
très près à l’argent et à tout moyen de s’en procurer au moindre
effort. Il est persuadé que la fin du monde est pour l’an 2000 et que
quelques « élus » seront enlevés par des extraterrestres pour être
sauvés. Sans doute pense-t-il devoir être du nombre. Pour faire
fortune, il a un plan. Un projet des plus scientifiques : isoler le sel de
l’eau de mer pour le convertir en or 1.
On le voit, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer.

Comment, quand exactement leur association débute-t-elle ?


L’histoire ne le dit pas. Car, bien que l’escroquerie des avions
renifleurs soit avérée et que des sommes, aussi folles que le projet lui-
même, soient parties en fumée, il n’y a jamais eu de procès. Aucune
véritable enquête policière, aucune instruction judiciaire n’ont été
diligentées, qui auraient permis de nourrir le dossier, ou plutôt le
roman, de la joyeuse imposture. Les autorités politiques et
industrielles de l’époque n’ont, il est vrai, aucun intérêt à ce que les
prouesses de ce duo de pieds nickelés soient étalées sur la place
publique. Ainsi, même lorsque l’entourloupe aura fait long feu et que
l’heure des repentirs aura sonné, veillera-t-on à ce que le moins de
choses filtre. Cela au motif que, si les pertes de centaines de millions
ne tuent pas, le ridicule si.
Sur ce point, le préambule du rapport confidentiel de la Cour des
comptes du 21 janvier 1981 – rapporteur, François Gicquel – est fort
clair. Le rapporteur écrit : « Aussi convenait-il, tout en exerçant la
totalité des pouvoirs dont dispose la Haute Juridiction, d’observer des
règles particulières dans l’instruction de cette affaire afin qu’un secret
absolu pût être conservé tant au sein du groupe d’État 2, où quelques
personnes seulement nommément désignées étaient informées, qu’à
l’égard des ministères de tutelle. Les dispositions à cet égard ont été
prises au sein même de la Cour. »
Parmi ces dispositions, la destruction des exemplaires du rapport,
le Premier ministre du moment, Raymond Barre, héritier bien malgré
lui de cette sombre plaisanterie, ayant exigé d’en être le seul et
unique destinataire. Le député socialiste Henri Emmanuelli devait
d’ailleurs qualifier de forfaiture cet acte de destruction.

L’affaire des avions renifleurs commence quelques années plus tôt.


Nous sommes dans les années 1973-1974. Jamais le pétrole n’a
davantage mérité d’être qualifié d’or noir. En raison de secousses
géopolitiques, il se fait rare, donc cher. Les cours s’envolent et
l’incertitude plane sur la fiabilité des approvisionnements. En 1971,
déjà, la forte baisse du dollar, à la suite de la décision américaine de
mettre fin à sa convertibilité en or, avait atteint l’économie des pays
producteurs et renchéri les coûts pour les pays importateurs. Un
nouveau choc survient en 1973 lors de la guerre du Kippour,
opposant Palestiniens et Israéliens. Les membres de l’OPEP
(Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole) réunis à Koweït
décident alors un embargo à l’encontre de tous les pays supposés
soutenir Israël. Conséquence immédiate : pour cette seule année, le
prix du baril est multiplié par quatre, passant de trois dollars à douze
dollars.

L’inquiétude gagne les nations occidentales qui craignent la


pénurie, voire l’asphyxie. La quête de nouvelles sources
L’inquiétude gagne les nations occidentales qui craignent la
pénurie, voire l’asphyxie. La quête de nouvelles sources
d’approvisionnement vire à l’obsession, d’autant que la France voit en
1974 son entreprise d’État, Elf-Aquitaine, perdre ses concessions
irakiennes et algériennes. L’heure est grave. Le pétrole devient la
préoccupation majeure des gouvernements.
Pour les duettistes Villegas et Bonassoli, cette situation est une
aubaine. Une dizaine d’années plus tôt, ils ont prétendu avoir mis au
point un procédé capable de détecter à grande profondeur, depuis la
surface de la terre et sans forage, des nappes phréatiques. Le dispositif
a été testé en Bretagne et – miracle ! – l’engin a repéré de l’eau là où
il y en avait.
Ce succès vaut au duo l’attention d’un milliardaire italien, Carlo
Pesenti, qui finance généreusement l’aventure. De nouveau la réussite
est au rendez-vous puisque, en Espagne, à Murcie, les chercheurs
tombent – par chance ? – sur une nappe nichée à plus de deux cents
mètres de profondeur. Dès lors, tous les espoirs ne sont-ils pas
permis ?

Les circonstances étant ce qu’elles sont au moment des chocs


pétroliers, nos inventeurs se targuent d’avoir réussi à adapter leur
géniale invention – dénommée « Appareil de vision sélective – AVS »
– pour la détection de gisements pétrolifères. La méthode qu’ils
préconisent est des plus simples : il suffit d’embarquer la machine
qu’ils ont mise au point à bord d’un avion et de survoler telle ou telle
zone à une altitude convenue. Si, à la verticale de l’avion une poche
de pétrole se trouve enfouie, à quelque profondeur que ce soit, elle
doit apparaître avec précision sur l’écran magique. Il fallait seulement
y penser !

Un bonheur n’arrivant jamais seul, nos deux génies croisent alors


le chemin d’un troisième homme : il s’agit d’un avocat français du
Un bonheur n’arrivant jamais seul, nos deux génies croisent alors
le chemin d’un troisième homme : il s’agit d’un avocat français du
nom de Jean Violet, peut-être davantage espion qu’avocat, puisqu’il
travaille en liaison avec le SDECE 3 sur des plans de déstabilisation de
pays satellites de l’Union Soviétique. Violet gravite aussi dans la
nébuleuse d’hommes de loi et de certains conseillers qui entourent le
milliardaire italien, bienfaiteur des inventeurs.
Ses activités clandestines d’honorable correspondant le mettent en
relation avec les milieux catholiques engagés dans ces actions de
déstabilisation, parmi lesquels se trouvent des membres ou des
proches de l’Opus Dei. Il a ainsi ses entrées auprès d’un banquier
suisse, Philippe de Weck, qui est un des dirigeants de l’UBS (Union
des Banques Suisses) et auprès d’Antoine Pinay, ancien président du
Conseil, à qui l’on prête plus que des sympathies pour l’organisation
confessionnelle ci-dessus mentionnée.
Sa position procure à Violet bien d’autres contacts, en particulier
chez Elf, où sont affectés des agents ou ex-agents des services de
renseignements, de la DGSE 4 en particulier. Pierre Guillaumat, alors
P-DG de l’entreprise d’État, est lui-même un ancien des services de
renseignements, de la Résistance ceux-là, puisqu’il a été un membre
actif du BCRA 5 où il a noué des relations utiles, notamment avec
Jacques Foccart, l’éminence grise et le Monsieur Afrique du
gaullisme.

Usant de ses relations et nanti de la bénédiction de Pinay, Violet


parvient donc à intéresser les gens d’Elf à la prodigieuse innovation
technologique de ses compères.
Pierre Guillaumat donne bientôt le feu vert à des
expérimentations. Celles-ci se déroulent à la plus grande satisfaction
de tous et, dès 1976, un premier accord est signé avec les inventeurs
et leurs partenaires, l’avocat Violet et le banquier de Weck, réunis
dans une société, la Fisalma. « Charge nette 6 » (autrement dit
montant) du premier accord : cinq cent vingt millions de francs.
Les fonds sont versés à la Filsama sur un compte domicilié... au
Panama. Deux autres contrats suivent, en 1977 et 1978, ayant pour
objet « le perfectionnement et le développement » du détecteur et
l’achat d’un Boeing 707 pour élargir le champ d’exploration. Cela
représente bien sûr énormément d’argent versé dans ce tonneau des
Danaïdes des temps modernes. Le rapport de la Cour des comptes
évalue « les pertes financières directes entre 740 et 790 millions de
francs sur quatre ans, soit de l’ordre d’un milliard, valeur 1980 ».
Il faut dire que les arnaqueurs ont su, avec habileté, faire monter
les enchères. Au plus léger froncement de sourcils de leurs
interlocuteurs, à la moindre réticence à mettre la main au
portefeuille, ils opposent la menace de vendre leur invention à
l’étranger. Aux Américains ou aux Russes. Car le monde entier est
fasciné par leur extraordinaire invention, cela va de soi.
Dans le même temps, ils font en sorte que leur procédé miracle ne
concerne plus seulement la prospection pétrolière mais aussi la
défense nationale. L’appareil serait à même de détecter des sous-
marins en plongée, et la preuve en est bientôt administrée en rade de
Brest où, depuis l’avion, les traces d’uranium laissées par le passage
récent d’un sous-marin nucléaire apparaissent sur l’écran de
Bonassoli. Les observateurs ne pouvaient espérer mieux. Ils sont
subjugués.

Albin Chalandon, arrivé en 1977 à la tête d’Erap (Entreprise de


recherche et d’activités pétrolières), filiale d’Elf, mandate, en juin
1978, des experts physiciens, informaticiens, électroniciens pour y
regarder de plus près. L’ancien ministre se pose en effet des
questions : cent millions ont été perdus dans l’exploration d’un
prétendu gisement en Afrique du Sud qu’aurait détecté l’appareil
fantastique. En fait, le sous-sol ne recelait rien qui ressemblât de près
ou de loin à de l’hydrocarbure. Néanmoins, les experts dépêchés par
Chalandon ne relèvent aucune anomalie et établissent, bien sûr, un
compte rendu dans ce sens. Le rapport de la Cour des comptes justifie
cet étonnant défaut de perspicacité par le fait que ces experts
« avaient pour mission de comprendre, non d’exercer un doute
systématique (sic) ».
La déconvenue sud-africaine à cent millions de francs est donc
passée par pertes et profits. Et ce n’est pas parce qu’une petite erreur
technique est venue se glisser dans le processus que l’aventure doit
être remise en cause. Les explorations se poursuivent donc et les
Bonassoli, Villegas, de Weck, Violet, qui ne cessent de prospérer au fil
des semaines et des mois, peuvent rêver d’encore plus de gloire et de
fortune.
Ils ne s’en privent pas, d’ailleurs : dans le souci d’enjoliver
l’affaire, ils assurent maintenant qu’ils sont entrés en phase de tests
d’un appareil nouvelle génération, dénommé Omega, beaucoup plus
puissant, plus précis, et plus fiable que le précédent, dont le nom de
code était Delta. Une expérimentation a lieu en Méditerranée, au
large des côtes françaises et italiennes. Pas moins de onze gisements
totalement ignorés jusqu’alors apparaissent sur l’écran. Les envoyés
d’Elf sont ébahis et enthousiastes.
En prolongement de cette euphorie, le 4 avril 1979 une
démonstration est organisée quelque part en Champagne à l’intention
d’un observateur de marque, Valéry Giscard d’Estaing, président de la
République. Il s’agit pour Bonassoli de faire apparaître tel objet par la
seule magie de ces mystérieuses résonances qu’il est le seul au monde
à maîtriser avec une telle maestria.
Pendant la prestation et à l’issue de celle-ci, Giscard se montre
intéressé et satisfait. L’homme est courtois, il est vrai. Il complimente
en quelques mots. Les auteurs de l’arnaque prétendront, eux, l’avoir
trouvé enthousiaste.
En vérité, Giscard, qui n’oublie pas qu’il est ancien élève de
Polytechnique, nourrit de sérieux doutes quant à la crédibilité du
système et à l’intégrité de ses promoteurs. De retour à l’Élysée, il
rédige une note confidentielle et fait part de sa grande perplexité à
son ministre de l’Industrie, André Giraud. Celui-ci confie alors une
mission de vérification à un éminent physicien du Commissariat à
l’énergie atomique, Jules Horowitz.

Un mois plus tard, le 24 mai, le scientifique organise une


expérience. En vrai savant qu’il est, il opte pour la simplicité. Pas de
survol de la Méditerranée ou de rade bretonne, pas de mobilisation
impressionnante de matériels, pas de convocation de ban et d’arrière-
ban de sommités. Juste un bureau, le merveilleux appareil, ses
inventeurs, un mur, et... une règle.
Horowitz montre la règle, posée sur une table, puis il prend le
temps d’expliquer ce qu’il attend de l’expérience. Il se saisit ensuite de
cette règle, passe dans le bureau voisin, de l’autre côté du mur donc,
dépose l’objet, et revient. L’appareil est alors mis en marche. Il doit, à
travers l’obstacle du mur, faire apparaître la règle sur son écran. Un
jeu d’enfant pour les inventeurs.
Horowitz vient se placer devant l’écran. L’écran passe du flou au
net, et la règle apparaît comme annoncé... Et c’est à cet instant précis
que l’on découvre que toute l’affaire n’est qu’une vaste fumisterie,
doublée d’une fabuleuse escroquerie !
En se rendant dans la seconde pièce, Horowitz a tout simplement
cassé la règle en deux. Or, c’est entière qu’elle apparaît sur l’écran de
Bonassoli. Fin de la folle aventure du Géo Trouv’tout et de l’aristo
illuminé !
Pour autant, le procédé utilisé tout ce temps par les escrocs n’est
pas dépourvu d’astuce technique, et sa manipulation non exempte
d’une certaine virtuosité. Depuis le début, ce sont des dessins ou des
photographies réalisés par Aldo Bonassoli et introduits au moment
opportun dans l’appareil qui apparaissent à l’écran. Dans le cas du
test fatal, il s’agit d’une photo de la règle captée par l’appareil lui-
même pendant que Horowitz donnait, en prenant exprès son temps,
ses explications liminaires. Pour les gisements pétrolifères, Bonassoli
y allait de son petit talent de dessinateur, traçant des cartes, des plans
de zone, faisant apparaître des formes de poches d’hydrocarbures,
selon sa fantaisie, l’essentiel étant que les gens d’Elf voient ce qu’ils
avaient envie de voir.

Le 29 juillet 1979, au cœur de l’été, et en toute discrétion, la


convention liant la Fisalma à Elf-Erap est dénoncée. Le rideau tombe
en même temps qu’un voile pudique sur cette drolatique arnaque. Pas
de pétrole au rendez-vous des forages, mais, nous l’avons vu, un trou
de près d’un milliard de francs. Et aussi nombre de questions en
suspens.
Certaines réponses sont apportées par le rapport de la Cour des
comptes de 1981. Nous avons évoqué les précautions qui ont été
prises pour en assurer le secret. Toutefois, son contenu nous est connu
aujourd’hui grâce à Pierre Péan 7, alors journaliste au Canard
enchaîné, et qui, infatigable chasseur de scandales politico-financiers,
a réussi à « sauver » un exemplaire de ce document accablant.
D’entrée, le rapporteur de la Cour stigmatise la totale stérilité de
l’entreprise : « Aucune retombée positive n’apparaît ni sur le plan
technologique, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan économique. »
Il dénonce également la désinvolture avec laquelle les dirigeants d’Elf
se sont engagés dans cette mascarade : « La lacune la plus grave
concerne l’absence de précautions relatives à l’existence même de
l’invention (...) Aucune enquête n’a permis en temps utile de
connaître la personnalité et le passé scientifique de MM. Bonassoli et
Villegas et la surface financière de la structure juridique, la Filsama,
avec laquelle étaient passés les accords. » Le rapport s’étonne aussi de
la consigne donnée aux spécialistes d’Elf concernés par le projet :
« Les géologues et experts scientifiques avaient pour mission de faire
preuve d’une collaboration exemplaire avec les inventeurs. Ils s’y sont
tenus. »
Il est certaines zones d’ombre que la Cour relève sans cependant
les éclaircir vraiment. Ainsi, il semble que les expérimentations du
début aient été orientées, voire pipées. Le « prospecteur du ciel »,
Bonassoli, l’homme en charge de faire apparaître les gisements, aurait
disposé de données lui permettant de rendre crédible ce qu’il
montrait. Le rapporteur Gicquel écrit à ce sujet : « Loin de rechercher
systématiquement une mise à l’épreuve des inventeurs et de leurs
procédés, les responsables d’Elf-Aquitaine ont fourni délibérément les
informations techniques et géologiques dont ils disposaient sur les
gisements connus et les sondages anciens. Ils ont toujours privilégié
les grandes campagnes de prospections aériennes (...) au détriment
des missions ponctuelles qui pouvaient permettre de tester les
instruments et de faire des contre-épreuves. » Autrement dit,
Bonassoli et sa machine voyaient du pétrole là où on savait qu’ils
allaient en voir, et n’en décelaient pas là où l’on avait sondé
auparavant sans succès. Ainsi, les responsables d’Elf faisaient reposer
la fiabilité du procédé sur sa capacité à confirmer ce que l’on savait
déjà.
Les magistrats de la Cour des comptes posent aussi des questions
sur la destination de certaines sommes d’argent. Ils s’interrogent en
particulier sur celles qui ont été versées à Alain de Villegas, soit à lui-
même, soit à une société luxembourgeoise dont il est le gérant et le
seul actionnaire. « Comment M. de Villegas qui, selon les
renseignements recueillis par Elf-Aquitaine, connaît de sérieuses
difficultés financières, a-t-il pu dépenser seul en si peu de temps les
soixante-cinq millions de dollars qui représentent le solde net des
comptes Fisalma, auxquels s’ajoutent les quarante-sept millions de
francs versés directement en Belgique 8 ? »
Une partie de l’explication est que notre homme n’a guère regardé
à la dépense. Outre le Boeing 707, trois autres avions constituent la
flotte de prospection qu’il a créée. Douze pilotes sont employés, et
trente collaborateurs au sol. Un hangar de deux mille mètres carrés
est loué sur l’aérodrome militaire de Bruxelles. Figure également à
l’inventaire un bateau de vingt mètres, dont il est malaisé de
déterminer la destination scientifique. Il tiendrait davantage du yacht
de plaisance que du navire océanographique. Dans le même registre,
Villegas a fait restaurer intégralement son château belge de Rivieren,
siège d’un obscur centre de recherche fondamentale équipé des
dernières innovations technologiques. Toutefois, on note aussi que,
belle âme, il a fait des dons généreux à des bonnes œuvres.
Pour ce qui est d’Aldo Bonassoli, il semble qu’il ne soit jamais
vraiment descendu de ses nuages. Il n’aurait pas vu beaucoup plus
d’argent tomber dans ses poches grâce à son génie que les dirigeants
d’Elf n’ont vu de pétrole couler dans leurs pipelines.
Néanmoins, les deux compères ne se montrent pas avares de
bonnes intentions, et l’on trouve dans la conclusion du rapport cette
précision touchante : « L’engagement pris par MM. de Villegas et
Bonassoli de rembourser à Erap quarante-trois millions de francs
suisses en cas de retour à meilleure fortune ne doit pas être perdu de
vue. »
Hélas, de retour à meilleure fortune, il n’y aura pas ! Et les
millions devront bel et bien être perdus de vue.

À la fin des fins, Alain de Villegas, ruiné, se serait retiré dans un


monastère quelque part en Amérique du Sud. Quant à Aldo Bonassoli,
il s’en est retourné dans son bourg italien réparer des télévisions.
Il reste que beaucoup d’argent a été dépensé. Beaucoup aussi s’est
évaporé sans laisser de traces. Dès lors, d’autres questions émergent.
Où sont passés ces millions, à qui ont-ils profité ? Et cette autre,
troublante : une arnaque pourrait-elle en cacher une autre ?
L’hypothèse est avancée dans un ouvrage paru en 1986, Les
Industriels de la fraude fiscale 9 dont l’auteur, Jean Cosson, est un
ancien chef de la brigade financière du parquet de Paris et conseiller
à la Cour de cassation.
Ses investigations l’amènent à affirmer que, dès le
commencement, certaines autorités, en particulier politiques, auraient
su à quoi s’en tenir sur le sérieux scientifique de Bonassoli, Villegas et
de leur lanterne magique, et que ce serait donc en parfaite
connaissance de cause qu’ils auraient marché dans la combine,
alimentant cette farce à coups de millions. Millions dont une partie
aurait servi, prétend l’auteur, à alimenter les caisses noires de la
droite en vue des élections législatives de 1978 et présidentielles de
1981. Jean Cosson se montre particulièrement critique à l’encontre de
Jacques Chirac. Il note que celui-ci est Premier ministre, en 1976,
lorsqu’il donne l’aval au premier accord entre Elf et les inventeurs, les
contrats signés plus tard, en 1978, avec la bénédiction de son
successeur à Matignon, Raymond Barre, n’étant que la reconduction
ou le prolongement induit du précédent.
Toutefois, à l’analyse, nous trouvons un élément, fort troublant
d’ailleurs, qui va à l’encontre de cette hypothèse et qui, selon nous,
infirme, au moins en partie, la théorie du conseiller Cosson. En lisant
attentivement le rapport de la Cour des comptes, ne découvre-t-on pas
que les premières avances de fonds consenties par Elf à Alain de
Villegas remontent à 1969, époque où Jacques Chirac n’est pas encore
aux affaires à un poste éminent ? On apprend aussi que, entre cette
année-là et 1975, ce sont quelque huit millions de dollars qui ont été
versés à l’aristocrate belge. Or, en 1969 et jusque dans le courant de
1974, la crise pétrolière étant inconnue, il n’est nullement question
d’affecter l’invention de Bonassoli à la prospection d’hydrocarbure,
que ce soit au profit d’Elf ou de tout autre industriel. Dès lors, il
convient de se demander à quel titre l’entreprise d’État se montre si
généreuse envers Villegas. Quels services, quelles interventions,
quelles missions rémunère-t-elle avec une telle prodigalité ? Pourquoi
depuis si longtemps et sur une si longue période...
Aucune réponse à ces interrogations n’est apportée par la Cour des
comptes, dont le rapport se borne à constater, dans sa conclusion, que
« ces points, qui relèvent d’autres compétences que celle de la Cour,
demanderaient des enquêtes supplémentaires ».
À notre connaissance, ces « enquêtes supplémentaires » n’ont
jamais été menées. D’où cette autre question, si simple : pourquoi ?
Cent bonnes raisons l’expliquent sans doute. Dont la première est à
l’évidence l’absence de volonté politique. Car s’ils aiment être dans la
lumière des médias et des estrades, les gens du pouvoir ont parfois un
goût très prononcé pour le silence et la discrétion.
Une mise en lumière médiatique que pourraient d’ailleurs
revendiquer aujourd’hui Bonassoli et Villegas, au titre de précurseurs,
de visionnaires. Désormais leur invention n’est plus regardée comme
le fruit d’un délire fantaisiste mais comme une voie prometteuse de
prospection. En effet, depuis quelques années, la NASA développe un
très sérieux programme de radargraphie aérienne dont les
applications attendues sont, à peu de chose près, celles décrites en
leur temps par nos improbables génies.
Les faux carnets d’Hitler

Ce 24 avril 1983, l’effervescence est à son comble au siège du


magazine allemand Stern, à Hambourg. Du plus haut dirigeant au plus
humble coursier, tous s’apprêtent à savourer l’heure de gloire. Dans
quelques instants, au cours d’une conférence de presse où les
journalistes des autres médias allemands et les correspondants de la
presse étrangère ont été conviés, va être révélé, non pas un scoop
parmi d’autres, mais le scoop des scoops, celui que tous les
Rouletabille, tous les Tintin reporters de la planète rêvent un jour
d’accrocher à leur tableau de chasse. Après des mois de quête et de
tractations, la direction de l’hebdomadaire peut enfin annoncer au
monde entier qu’elle détient une somme de documents dont on pense
qu’ils apporteront de nouveaux développements à l’histoire de la
Seconde Guerre mondiale : le journal intime d’Adolf Hitler !
Peter Koch, le rédacteur en chef de Stern, ne dit pas autre chose
lorsque, ouvrant le show, il lance à l’assistance, brandissant fièrement
un des volumes : « Mesdames, Messieurs, chers confrères, nous allons
devoir réécrire l’histoire du IIIe Reich ! »
Deux jours plus tard, l’hebdomadaire paraît, publiant les premiers
extraits. En moins de quarante-huit heures quelque deux millions
d’exemplaires sont vendus.
En Angleterre, le Sunday Times a acquis les droits de publication et
versé quatre cent mille dollars pour apporter à cette publication la
caution de Magnus Linklater, fameux traqueur de faux qui s’est fait
une réputation en dénonçant une biographie falsifiée de Howard
Hughes. L’hebdomadaire américain Newsweek envisage de consacrer
un dossier de treize pages à « cette découverte qui empuantit
l’histoire ». Puanteur peut-être, mais dont on attend néanmoins
qu’elle dope les ventes. Des journaux italiens, espagnols, japonais et
de bien d’autres pays entrent à leur tour dans le jeu. En France, Paris-
Match s’est assuré l’exclusivité et fait évidemment sa une sur les
carnets du Führer, juste une semaine après Stern.
Il faut dire que, dans l’euphorie du moment, des historiens, des
spécialistes tiennent pour vrais ces documents. L’Anglais Hugh
Trevor-Tropper, alias Lord Dacre, auteur notamment de Les Derniers
Jours d’Hitler et de Propos de table d’Hitler – 1941-1944 et l’Allemand
Eberhard Jäckel, professeur d’histoire contemporaine à l’université de
Stuttgart, se disent convaincus de leur authenticité. D’autres se
montrent plus circonspects, mais on ne leur prête pas attention.
Mieux encore, dans cet accès de fascination collective, on ne les
entend même pas. Ainsi, Gerhard Ludwig Wemberg, professeur
émérite à l’université de Caroline du Nord, né en Allemagne et émigré
avec sa famille en Angleterre puis aux États-Unis en 1941, émet des
doutes et préconise des vérifications approfondies. Il est notamment
l’auteur d’un ouvrage de référence, A world at arms, une histoire
globale de la Seconde Guerre mondiale, et bien qu’il soit un éminent
spécialiste de la politique étrangère d’Hitler, on ignore son conseil.
David Irving, le très controversé négationniste, condamné, en 2005, à
un an de prison ferme en Autriche – où il était interdit de séjour –
pour avoir contesté la réalité de la Shoah au cours d’une conférence
donnée quelques années plus tôt, les dira vrais avant de se raviser
avec éclat. Nous verrons comment...

La belle histoire du journal intime d’Adolf Hitler commence trois


ans plus tôt, en 1980, lorsque Gerd Heidemann, qui n’est pas à
proprement parler journaliste à Stern mais qui y officie en tant que
consultant sur la période nazie, entend évoquer chez un antiquaire,
versé dans le négoce de reliques de cette même période, l’existence
d’écrits personnels d’Hitler. Ceux-ci se trouveraient quelque part en
Allemagne de l’Est.
Apprenant cela, Heidemann est stupéfait autant que captivé.
Comment cela est-il possible ? Comment des documents aussi
importants ont-ils pu rester inconnus près de vingt ans ? Comment se
fait-il, surtout, que lui qui, depuis tant d’années, court après le
moindre souvenir du nazisme, n’en ait jamais entendu parler ? Ce
personnage a la passion de ces années-là. Passion trouble qu’il partage
sans doute avec de très nombreux autres individus en Allemagne et à
travers le monde, mais qu’il ne craint pas, lui, d’afficher au grand
jour. Il en a même fait son moyen d’existence, sinon un vrai métier. Il
est allé jusqu’à s’endetter au-delà du raisonnable pour acquérir et
restaurer le yacht délabré d’Hermann Göring, ancien commandant en
chef de l’aviation nazie et proche collaborateur d’Hitler. Heidemann
aurait donné à son bord des réceptions où se retrouvaient d’anciens
dignitaires et fonctionnaires du Reich, ces relations – troubles, elles
aussi – étant censées lui faciliter sa recherche d’informations et de
vestiges de l’époque hitlérienne.
Un temps, il s’est même cru en situation de débusquer un autre
haut dignitaire nazi, activement recherché celui-là, Martin Bormann,
successeur de Rudolf Hess à la tête des Escadrons de la mort, proche
conseiller, confident et exécuteur testamentaire d’Hitler.
Bormann disparaît totalement du paysage le 2 mai 1945. Il ne
figure pas parmi les nazis jugés à Nuremberg. Cette absence ouvre la
voie à maintes spéculations, et beaucoup, comme Heidemann,
pensent qu’il est toujours en vie, quelque part, en Amérique du Sud,
voire en Allemagne même. Heidemann et ceux qui partagent cette
vision de l’histoire croient savoir qu’il a été exfiltré de Berlin, en
kayak, le 1er mai 1945, par un commando de cent cinquante hommes
placé sous les ordres du superagent britannique Ian Fleming, qui se
fera connaître plus tard en tant qu’auteur des fameux James Bond.
Fort de ses certitudes, Heidemann se lance à sa recherche, et
parvient à convaincre la direction de Stern de financer l’aventure en
contrepartie, bien sûr, de l’exclusivité du scoop lorsqu’il aura mis la
main sur le fugitif. Malheureusement, malgré mille et une démarches,
il n’aboutit à rien et doit renoncer. Perte sèche pour l’hebdomadaire.
Il faudra attendre 1998 et les résultats d’une recherche ADN sur
un fémur et un tibia exhumés en 1972 lors de travaux dans un
quartier de Berlin-Ouest pour obtenir la confirmation que ces
ossements sont bien de Bormann. Les prélèvements effectués ont été
comparés avec ceux d’une prise de sang effectuée sur un parent de
l’ex-dignitaire du Reich.

L’échec dans cette traque à l’homme n’a pas entamé


l’enthousiasme de Gerd Heidemann qui, lorsqu’il entend parler des
écrits intimes du Führer, s’enflamme de nouveau et s’emploie sur-le-
champ à en apprendre plus.
Bientôt, des précisions viennent satisfaire sa curiosité, ou plus
exactement la stimuler. Il finit par entendre dire que, peu de temps
avant sa chute, le dictateur aurait fait décoller un avion pour une
destination secrète. Cet appareil se serait écrasé au sud de Dresde,
près d’un village nommé Börnersdorf. Informé de l’accident, Hitler se
serait montré particulièrement contrarié. Il aurait alors confié à son
entourage que l’avion transportait des notes personnelles de première
importance sur son action à la tête du Reich, sur sa stratégie pour la
victoire finale et sur les moyens qu’il comptait mettre en œuvre pour
assurer la prospérité de l’Allemagne éternelle.
Un habitant du village aurait récupéré ces papiers dans la carcasse
de l’appareil et les aurait conservés, cachés dans une grange.
Heidemann reçoit ces prétendues informations de l’antiquaire-
collectionneur qui les tient lui-même d’un mystérieux contact dont il
ne peut encore révéler le nom. De plus en plus alléché, Heidemann
commence à parler argent, évoquant des sommes importantes qui
pourraient être consacrées à l’achat de ces écrits. Alors, après
toutefois quelques mois de patience, il obtient enfin l’identité de
l’informateur mystérieux. Il s’agit d’un certain docteur Fischer.
Konrad Fischer.
Bien entendu, Heidemann veut le rencontrer.
Pour faire monter tout à la fois le suspense et les enchères, on lui
impose de patienter un peu et il s’écoule encore quelques mois avant
qu’une rencontre ait enfin lieu. Dans un premier temps, Konrad
Fischer feint la circonspection. Heidemann le harcèle de questions
qui, toutes, tournent autour de sa seule et unique préoccupation :
comment entrer en possession des fameux écrits ?
Konrad Fischer distille les renseignements avec parcimonie, et ne
cesse d’insister sur la nécessité absolue de garder l’affaire secrète. Il
prétend que c’est par son frère, ancien militaire devenu général garde-
frontière en RDA, qu’il peut se procurer les carnets retrouvés dans la
grange de Börnersdorf. Le général joue gros, évidemment, en
acceptant de se livrer à ce petit jeu. Donc, le secret est impératif.
Fischer parle de vingt-sept volumes. Il y en aura au total soixante-
deux, couvrant treize années – 1932-1945 – de la vie d’Hitler et du
parti nazi. C’est d’ailleurs cette amplitude de temps qui incitera
l’Anglais Trevor-Tropper à croire à leur authenticité. Il considère qu’il
est exclu qu’un faux puisse traiter avec cohérence une période aussi
longue et aussi fertile en événements de toute sorte.
Chaque volume est constitué de trois cahiers reliés ensemble,
présentant sur la couverture un cachet de cire rouge et les initiales
A.H.

Puis un jour – un très beau jour pour Heidemann –, il peut enfin


tenir entre ses mains le premier de ces volumes. Il est sidéré. C’est le
plus exaltant moment de sa vie. Même lorsque, entre-temps, il a pu
négocier auprès du même docteur Fischer un manuscrit de Mein
Kampf, il n’a pas ressenti une joie aussi intense.
Konrad Fischer exige cent mille marks par volume. Soit environ
deux millions cinq cent mille pour les vingt-sept que compte alors la
collection. Le prix se justifie selon lui par la valeur des documents,
mais aussi par les risques encourus par son général de frère en RDA,
et aussi par la difficulté de faire parvenir les documents en RFA. Ils
passeront en fait à l’intérieur de pianos.
Heidemann rend compte à la direction de Stern qui se montre
enthousiaste. Elle fait ouvrir un compte spécial pour les transactions.
Heidemann y puise à sa guise, ce dont il ne se prive guère. Au bout de
la chaîne, Konrad Fischer fait monter les enchères. Ce n’est plus cent
mille marks qu’il réclame mais deux cent mille. Et ce ne sont plus
seulement vingt-sept volumes mais soixante-deux qui auraient été
finalement découverts dans la grange miraculeuse.

Au final, Stern aura déboursé quelque neuf millions trois cent


Au final, Stern aura déboursé quelque neuf millions trois cent
mille marks pour se procurer ce fameux journal intime d’Adolf Hitler
auprès de l’énigmatique docteur Fischer et de l’émerveillé Gerd
Heidemann. Émerveillé, il l’est tout autant par sa remarquable
découverte que par le million et demi de marks que lui verse le
magazine pour sa prestation, cette somme considérable s’ajoutant à ce
qu’il prélève pour son propre compte sur la part censée revenir à
Fischer.

Ce 25 avril 1983, la conférence de presse exceptionnelle donnée


par Stern est donc bien pour lui une sorte d’apothéose.
Toutefois, lors de ce face-à-face avec la presse, un léger grain de
sable vient se glisser dans les rouages si bien huilés de l’arnaque.
David Irving, cet auteur négationniste dont nous avons parlé et qui,
jusqu’alors, se disait convaincu de l’authenticité des documents, pose
une simple question : a-t-on soumis l’encre des manuscrits à des tests
pour en déterminer l’origine, la composition ? Le silence se fait dans
la salle. À la tribune, sous le regard des journalistes, le staff de Stern
accuse le coup. Un temps d’hésitation, puis la réponse à peine audible
tombe : « Non, l’encre n’a pas été analysée. » Ni le papier des cahiers,
d’ailleurs. Ni la colle. Ni la cire du cachet...
Dès lors, la machine va s’emballer. Ou plutôt se gripper. La
bibliothèque de Coblence mais aussi la police fédérale allemande
diligentent des expertises. Dans le même temps, on se prend à
accorder enfin attention aux doutes exprimés çà et là par divers
experts. Newsweek, ayant reçu copie d’extraits avant de confirmer sa
décision d’acquérir ou non les droits, prend avis auprès d’un
graphologue. Pour celui-ci, les écrits ne sont pas de la main d’Hitler.
Opinion que conforte une anomalie que l’on s’avise enfin de prendre
en compte. Les textes sont d’une écriture identique sur les douze
années du journal intime. Or, depuis 1943, Hitler était atteint d’une
paralysie partielle et victime de tremblements qui affectaient et
modifiaient sa graphie.
De même, commence-t-on à se poser des questions qui auraient dû
l’être dès le début. Pourquoi personne dans l’entourage d’Hitler, ni
aucun biographe, ni aucun témoin, n’a jamais évoqué l’existence de
ces écrits intimes ? Pourquoi aucune mention n’en est faite, par
exemple, dans les pièces du procès de Nuremberg ?
Quant au contenu lui-même, il ne semble pas qu’il ait fait l’objet
d’études ou d’analyses bien fouillées. Une fois la supercherie
découverte, les historiens rivaliseront d’ardeur pour déceler les
incohérences, les invraisemblances, les fantaisies, les erreurs du texte.
Certains ont pu penser que la contestation de l’authenticité allait
déclencher une querelle byzantine interminable entre deux camps et
que jamais on n’aboutirait à une évidence. Ceux-là furent hélas privés
de ce plaisir.
Une preuve absolue de la fausseté tombe en effet moins d’une
semaine après la si glorieuse présentation à la presse : l’encre, le
papier, la colle de reliure sont d’une composition et d’une fabrication
postérieures à 1945. Aucun doute n’est permis : le journal intime
d’Adolf Hitler en soixante-deux volumes est un faux !

Tout comme est « faux » d’ailleurs ce bon docteur Konrad Fischer


qui a si bien su appâter Gerd Heideman, pris au piège de sa passion.
Fischer n’existe pas. Il s’appelle en réalité Konrad Kujau. Quant à son
frère et complice, il n’est nullement général, mais simple employé de
gare.

Kujau est lui aussi fasciné par la période nazie. Son enfance en a
été profondément marquée. Il a sept ans lorsqu’il est séparé de sa
Kujau est lui aussi fasciné par la période nazie. Son enfance en a
été profondément marquée. Il a sept ans lorsqu’il est séparé de sa
famille, chassée lors du terrible bombardement de Dresde de février
1945 et dispersée dans le chaos terrible qui suit la chute du Reich.
Jusqu’en 1951, le jeune Konrad vit en orphelinat. Puis, adolescent, il
passe son bac et intègre l’Académie des Beaux-Arts de Dresde. Il
quitte ensuite la RDA et entre à l’Académie des arts de Stuttgart où,
semble-t-il, il fréquente un groupe d’anciens nazis.
Il s’intéresse de plus en plus à tout ce qui a trait à cette époque.
Lorsque la duperie des faux carnets est découverte et que la justice
s’en mêle, les enquêteurs trouvent chez lui quelque cinq cents
ouvrages sur le Führer et le IIIe Reich. Il conserve en archives la
totalité des discours du chef nazi. C’est sur la base de ce matériau
qu’il rédige de sa main les fameux écrits intimes qui, en fait, sont
nourris de fort peu de confidences mais essentiellement de comptes
rendus de réunions, de rapports techniques, de communiqués du
parti, d’ordres du jour, de reprises de morceaux de discours...

Arrêté avec Heidemann, Kujau est condamné pour escroquerie à


trois ans et demi d’emprisonnement. Il mourra en 2000, d’un cancer
du larynx. Après sa sortie de prison, il continue d’exploiter ses talents
de faussaire en peignant des répliques d’œuvres de Picasso, Van Gogh
qu’il présente, non sans humour, sous l’appellation générique des
« vraies contrefaçons de Kujau ».
Gerd Heidemann, qui, en vérité, victime de sa passion pour les
reliques nazies, aura été le premier berné, car il a toujours cru à
l’authenticité des carnets, écope lui de quatre ans et demi de prison,
le tribunal retenant surtout son enrichissement personnel et son
manque de vigilance pour n’avoir pas fait procéder aux vérifications
élémentaires des pièces qu’il fournissait.

Quoique d’une autre nature, la sanction est lourde aussi pour


Quoique d’une autre nature, la sanction est lourde aussi pour
l’hebdomadaire Stern. Bien que le rédacteur en chef et ses adjoints
soient immédiatement débarqués, la crédibilité du magazine est
affectée, ses ventes s’effondrent. Son image pâtit encore aujourd’hui
de cette arnaque dans laquelle il s’est fourvoyé, voilà pourtant plus de
trente ans.
L’estimation de la perte financière globale de Stern dans cette
affaire s’élève à dix-neuf millions de marks !

Arnaque énorme, donc, derrière laquelle se profile ce qui, au fond,


a été le plus difficile à admettre par le public, tant en Allemagne
qu’ailleurs : la formidable fascination qu’exercent encore en 1983
Hitler, ses œuvres et ses pompes ! L’attrait est si puissant que, dans un
aveuglement presque irrationnel, des journalistes, des gens dont le
métier consiste à contrôler les sources d’information, à les recouper,
les examiner avec soin, passent outre et tombent dans le panneau.
Pour ne donner qu’une illustration de cette aberrante cécité : pas
un seul journaliste de Stern ou de quelque autre média n’a eu la
curiosité, pourtant élémentaire, de remonter à la source et d’aller
vérifier dans le village de Börnersdorf si, au printemps 1945, un
appareil de la Luftwaffe s’y est bien écrasé. Rien de tel n’a été
entrepris.
Toutefois, avec le recul, n’est-il pas permis de prendre un certain
plaisir à imaginer la jubilation que Kujau et son faux général de frère
ont pu ressentir au fil des mois à concocter et à livrer ces cahiers
d’écolier pour la jolie somme de deux cent mille marks l’un...
Quant à Heidemann, sans doute dans l’espoir de sauver la face, il
prétendra plus tard avoir agi en tant qu’agent de la police politique
d’Allemagne de l’Est, la Stasi, et avoir monté cette belle machination
dans le but de discréditer et d’affaiblir la « presse bourgeoise » de
l’Ouest.
Cette fois, personne ne l’a cru un seul instant. Ni à Stern ni
ailleurs...
La fausse mine d’or de Busang

1997 – La modeste compagnie minière canadienne Bre-X Minerals,


basée à Calgary dans l’Alberta, commence l’année en fanfare. Elle
s’apprête à annoncer au monde entier le début d’exploitation d’un
filon aurifère récemment découvert dans une concession qu’elle a
acquise en Indonésie, à Bornéo, sur le site de Busang, en pleine
jungle. Depuis la fin de l’année précédente, son cours en bourse a
grimpé, atteignant des sommets. Alors que la compagnie stagnait
parmi les pennies stocks, ces sociétés plus ou moins bancales dont la
valeur du titre est inférieure à un dollar, chaque action se négocie
maintenant à près de trois cents à la Bourse de Vancouver tandis que
la capitalisation de la compagnie atteint le montant faramineux de
vingt milliards de dollars canadiens.
La raison de cette flambée est toute simple. Le filon détecté serait
« le plus important jamais découvert au XXe siècle ». Il est évalué à
quatre mille tonnes d’or. Le site, bien que perdu en pleine jungle et
difficile d’accès, est gardé secret pour décourager la curiosité des
journalistes et des concurrents. Depuis plusieurs mois, la Bre-X
Minerals distille avec une parcimonie calculée les informations sur sa
découverte. Son équipe dirigeante et surtout ses géologues de terrain
passent à présent pour des génies de la prospection, et la pertinence
de leur intuition suscite autant d’admiration que de surprise.
Lorsque, quelques années plus tôt, en 1993, ils ont racheté à la
société australienne Montague les droits sur cette concession, les rares
personnes de la profession qui avaient eu vent de cette transaction de
second ordre n’y avaient accordé aucun intérêt. Puis, le temps
passant, commencèrent à arriver de prometteurs relevés de forages
exploratoires. Et d’autres suivirent, jusqu’à l’été 1996 où tombèrent
des analyses prospectives, des évaluations semblant confirmer que
l’on se trouvait bien en présence d’un gisement d’une très grande
richesse. Nous l’avons dit : quelque deux cents millions d’onces d’or.
Ainsi, des fuites bien organisées font en sorte que les esprits et la
Bourse s’embrasent. De jour en jour, la cote de la Bre-X Minerals
s’envole.

Début mars 1997, les dirigeants de la compagnie jugent que le


temps est venu d’officialiser cette réussite formidable et d’annoncer le
début de l’exploitation. Pour ce grand moment, ils choisissent la
convention annuelle de la Prospectors and Developpers Association
qui doit se tenir à Toronto au Royal York Hotel.
Mike de Guzman, le géologue prospecteur de la compagnie, celui
qui a mis au jour le filon prodigieux, vient d’Indonésie tout
spécialement pour faire le show devant les congressistes. Il s’agit bien
de cela en effet, un show, avec graphiques aux courbes ensorcelantes,
vues captivantes de Bornéo et de la jungle, indigènes au sourire
éclatant. Le rôle lui va à merveille. De fait, il s’en tire à la perfection.
Les rédacteurs des journaux économiques et ceux traitant plus
particulièrement de l’activité minière se pressent pour l’interviewer.
Dans tous les autres médias, l’annonce de la découverte du « plus
important gisement aurifère du siècle » est en bonne place. Mike de
Guzman se voit promu star du moment. Il est aux anges. De plus, son
sort étant étroitement lié à celui de sa compagnie, il est devenu lui
aussi fort riche en quelques semaines. Ses stock-options ont connu un
bond prodigieux. Or, Guzman aime l’argent. Il aime surtout le
dépenser.
À Toronto, il devient bien vite une figure connue et reconnue de
la vie nocturne. On le voit jusqu’à l’aube dans les boîtes de strip-tease,
les clubs plus ou moins interlopes où il dépense sans compter. Il a par
ailleurs un goût prononcé pour le karaoké. Chaque soirée commence
par une de ces prestations. Il y met une belle énergie, même s’il ne
laisse pas aux spectateurs et auditeurs un souvenir impérissable. Son
répertoire préféré : les grands succès de Frank Sinatra.
Mais s’il chante, Mike parle aussi beaucoup. Trop. La bière ou le
scotch aidant, il raconte à qui veut l’entendre ses exploits miniers
dans la jungle d’Indonésie. Ses patrons finissent par s’émouvoir. La
vie qu’il mène n’est pas celle que l’on attendrait d’un responsable de
société cotée en bourse. Et ses bavardages incontrôlés inquiètent.
Alors, sa direction le réexpédie en Asie toutes affaires cessantes.

Sur le chemin du retour, il fait halte à Singapour. Il profite de


cette escale pour se soumettre à un check-up, car il serait atteint de
malaria et porteur du virus de l’hépatite C. Puis il reprend l’avion
pour Bornéo. Un métallurgiste de la Bre-X l’accompagne, Rudy Vega.
Vega est un joyeux compagnon de soirées et de fêtes.
Le 18 mars, dans un hôtel de Balikpapan, Mike rédige une note à
l’attention de ses supérieurs en vue d’une réunion avec le ministère
des mines indonésien. Il joint à son envoi une précision personnelle. À
l’issue de la consultation médicale de Singapour, il lui a été conseillé
de s’adresser à un spécialiste pour ses problèmes de santé. Il termine
son message en annonçant qu’il sera de retour à Jakarta, où se trouve
le siège Asie de la Bre-X Minerals, à la fin du mois.
Ce travail effectué, Mike de Guzman, fidèle à ses habitudes,
entraîne son ami Vega dans une tournée des karaokés du coin.
Comme toujours, il y abreuve l’assistance de ses interprétations très
personnelles de My way, de Stranger in the night, et de ses plaisanteries
plus ou moins fines. Le lendemain, les deux compères prennent un
hélicoptère. Vega s’arrête à Samarinda, mais Guzman prétend
continuer pour se rendre sur le site de Busang.
Il n’y arrivera jamais.
Alors que l’appareil survole la jungle à six cents pieds, il
abandonne l’appareil et se jette dans le vide.
Son corps sera retrouvé quatre jours plus tard, à demi dévoré par
les sangliers et dans un état de décomposition très avancé. Ce sont ses
vêtements qui permettent de l’identifier. Il a laissé derrière lui, avant
de partir en hélicoptère, sa montre Rolex et un mot d’adieu griffonné
à la hâte. D’après certaine rumeur, la veille de son départ, il aurait eu
par-devers lui une sacoche bourrée de billets de banque. La somme de
trois cent mille dollars américains a été avancée 1.
Précision intéressante : sa dépouille mortelle ne fait l’objet
d’aucun examen spécifique, ni analyse dentaire ni recherche ADN, et
l’on procède très vite, en catimini pourrait-on dire, à son incinération.

Si l’on avait voulu semer le doute sur son suicide, s’y serait-on pris
autrement ? Et, en effet, très tôt le soupçon va émerger. Trop
d’ombres planent autour de cette mort étrange. Vega et les personnes
qui ont côtoyé Guzman les derniers jours et dernières heures de son
existence diront plus tard qu’il ne leur paraissait absolument pas sur
le point de se supprimer. Il est vrai que cela ne prouve rien et que
bien souvent l’entourage d’un désespéré ne voit rien venir.
La justification officielle du « suicide » de Mike de Guzman est
que, confronté à la dégradation de son état de santé du fait de son
hépatite, et miné par la charge trop lourde de son énorme mensonge
sur le filon de Busang, il aurait décidé d’en finir. Cependant, dans le
billet de quelques mots griffonnés qu’il laisse derrière lui avec sa
Rolex, si la mort volontaire est évoquée, il n’est fait allusion ni à la
maladie ni à un quelconque remords.
C’est seulement quelques jours après la découverte du corps dans
la jungle que la vérité éclate. La mine de Busang ne recèle pas la
moindre once d’or. Les forages tests que le gouvernement indonésien
a enfin diligentés pour contrôle ne décèlent aucune trace de minerai.
L’invention du « plus gros filon du XXe siècle » n’était en fait que la
plus grosse arnaque minière de la période. Montant de l’opération ou,
si l’on préfère, de l’entourloupe : six milliards de dollars canadiens
tombés dans l’escarcelle d’une poignée de détenteurs d’actions
particulièrement bien informés, parmi lesquels des dirigeants de la
firme minière, et, bien sûr, Guzman.
Les quelques vêtements retrouvés dans la jungle sur les restes
humains vont être, en quelque sorte, une mine pour les dirigeants de
Bre-X et les autorités concernées. Ils vont faire de feu Mike de
Guzman le seul et unique coupable dans l’affaire, celui qui aurait tout
pensé, organisé, manipulant ses collègues, les instances minières du
pays, et bien sûr sa hiérarchie. La défausse est commode. Les absents
ont toujours tort. Surtout quand ils sont morts. Ou supposés tels.
David Walsh, le big boss et fondateur de Bre-X, nie toute
implication dans la fraude. Il s’est retiré à temps aux Bahamas où ce
fumeur frénétique meurt quelques mois plus tard, en 1998, d’une
rupture d’anévrisme. John Felderhof, le chef du département géologie
de la Bre-X, réfute lui aussi toute responsabilité dans le montage de
l’arnaque. Des poursuites sont néanmoins engagées contre lui pour
complicité de falsification. Celles-ci ne donneront rien puisqu’il s’est
réfugié aux îles Caïmans d’où il ne peut être extradé, les charges
retenues étant qualifiées délits, et non crimes.

Donc, le deus ex machina tout désigné reste Mike de Guzman. Pour


tromper son monde, il aurait truqué les forages exploratoires en
introduisant des pépites achetées à un indigène chercheur d’or dont la
petite exploitation se trouverait sur un cours d’eau, non loin de
Busang. À partir de là, le géologue aurait établi avec habileté des faux
rapports, exagérant les estimations jusqu’à faire du filon, nous l’avons
vu, le plus important jamais mis au jour en près d’un siècle. Cette
exagération n’a, semble-t-il, intrigué personne dans le monde si
restreint, et généralement si suspicieux, des chercheurs d’or.
Alors, pour embellir le scénario, on exhume la part d’ombre de cet
homme, ce fêtard, amateur de frime et de femmes, de nuits blanches
et arrosées. Il a une épouse aux Philippines. Et six enfants. Mais l’on
découvre bientôt que sa vie conjugale est sensiblement plus
compliquée. Depuis des années, il parcourt l’Asie pour son job. Il
passe de longues semaines, des mois, dans divers pays. Il y a connu
des femmes, certaines qu’il n’a pas craint d’épouser. Il a en effet, de-ci
de-là, trois autres épouses. Trois foyers qu’il faut bien entretenir. Et
comme la vie qu’il mène le plus clair de son temps est celle d’un
célibataire dépensier, Guzman a besoin d’argent, de plus en plus
d’argent.
Il semble que les chirurgiens philippins à mains nues et leurs
« miracles » exercent sur lui, depuis longtemps déjà, une grande
fascination. Dans les années 1980-1990, les médias du monde entier
reviennent périodiquement sur ces étranges guérisseurs. Il en aurait
fréquenté certains, dont sans doute l’un des plus célèbres, Alex Orbito,
gourou charismatique pour certains, escroc fieffé pour d’autres,
poursuivi au Canada pour abus de confiance, tromperies, charges
subitement abandonnées en 2005 pour insuffisance de preuves. Mike
de Guzman voit-il dans la pratique de ces chirurgiens l’authentique
mise en œuvre de pouvoirs psychiques ou s’y intéresse-t-il parce qu’il
soupçonne une arnaque fructueuse, à travers laquelle il aurait en
quelque sorte puisé l’inspiration de celle qu’il montera lui-même le
moment venu ? Orbito et ses semblables, prétendant opérer à mains
nues, faisaient sortir du corps un organe supposé malade qui ne s’y
trouvait pas. Pourquoi lui ne copierait-il pas le procédé en faisant
apparaître de l’or là où il n’y en a pas ?
Une autre des facettes de Mike est qu’il éprouve un fort besoin de
reconnaissance, de célébrité. Il y a certes les sunlights et le public des
karaokés, mais ce n’est pas suffisant. L’homme a été habitué à mieux,
il est vrai.
Dans sa jeunesse, il brille sur les parquets de salles de basket. Il se
colporte qu’il fut une saison ou deux tout près d’intégrer l’équipe
nationale des Philippines. Mais, une nuit, il est agressé par une bande
de voyous qui le rouent de coups et lui brisent un genou. Adieu
carrière de basketteur professionnel ! Sa blessure le fera boiter pour le
reste de ses jours. Boiter dans sa démarche, et probablement aussi
dans sa tête.
Cette nuit-là, il perd son rêve, ses espérances. Il se peut que cela
ait fait de lui un être profondément meurtri, frustré, cherchant à
masquer derrière ses pitreries de boîtes de nuit, ses chansons braillées
au karaoké, une détresse lancinante, devenue insupportable lorsque
l’escroquerie à la fausse mine d’or allait être découverte, ce qui était
inéluctable. Mike savait cela mieux que quiconque.
La police canadienne cesse ses investigations sur l’affaire en 1999
et clôt le dossier de la fausse mine de Busang, l’absence du principal –
voire unique – auteur de la fraude, le cher disparu Mike de Guzman,
rendant impossible l’émergence de la vérité dans tous ses tenants et
aboutissants. Au Canada, le temps de prescription pour ce genre de
délits est de six ans. Celle-ci devient effective en 2003. À partir de ce
moment-là, s’il est mort, Guzman peut dormir en paix. S’il est encore
de ce monde, il a tout le loisir de vivre tranquille. Et de chanter à tue-
tête dans tous les karaokés de la planète.

Mais en 2005, l’affaire connaît un rebondissement spectaculaire.


L’une des épouses du géologue-aventurier dit avoir reçu de son
mari qui, comme nous l’avons vu, est mort depuis huit ans, un
virement de vingt-cinq mille dollars provenant de la filiale brésilienne
de la City Bank 2. L’heureuse bénéficiaire s’empresse de donner une
interview à un journal de Jakarta, The Straigts Times, dans lequel elle
dit n’avoir jamais cru à la mort de Mike. Elle déclare aussi qu’elle le
soupçonne d’avoir emporté avec lui un magot de quelque cinq
millions de dollars.
Le mort vivant de la jungle de Bornéo aurait donc toute latitude
de vivre sous des cieux paradisiaques, au Brésil ou ailleurs, dans le
luxe. Aussitôt, la rumeur se propage : le fantasque géologue serait
donc toujours de ce monde. Y aurait-il enfin une chance de lui mettre
la main au collet, d’obtenir de lui les réponses qu’il est le seul à
pouvoir apporter aux questions que tous les grugés du filon de Busang
se posent depuis toutes ces années ? Espoir déçu. Comme le souligne
Steve Maich dans son récit d’Historica dominion, l’épouse ne joint à ses
confidences aucune preuve du versement des vingt-cinq mille dollars.
Lorsque la curiosité à ce sujet se fait plus pressante et qu’on lui
demande de produire un relevé de compte ou tout document attestant
le virement, elle se mure dans le silence et s’empresse de retourner à
l’anonymat. Il est donc permis de s’interroger sur la fiabilité de ses
prétendues révélations. Dit-elle la vérité ou cherche-t-elle seulement à
braquer un instant les projecteurs des médias sur elle ? Ou encore,
victime à son tour d’une sorte de fièvre de l’or, s’offre-t-elle tout
simplement un moment de rêve à vingt-cinq mille dollars ?

Le mystère Guzman demeure donc entier. Cet homme a-t-il


concocté seul l’arnaque prodigieuse de la fausse mine d’or de
Busang ? Ses employeurs, les géologues et les ingénieurs de la
compagnie, ont-ils pu se laisser abuser des mois durant par des
résultats de forages grossièrement truqués, des comptes rendus
faussés, où l’exagération est poussée jusqu’à faire miroiter
l’exploitation d’un gisement jamais vu en cent années ! Les experts de
la Bourse de Vancouver, annexe de celle de Toronto, ont-ils assisté à
l’envol sidérant des cours de la modeste Bre-X Minerals sans chercher
à en savoir davantage ? Les anciens détenteurs du site, les Australiens
de la compagnie Montague, n’ont-ils jamais émis de réserves, posé de
questions, repris les résultats de leurs propres campagnes de
prospection au même endroit ? Ou bien s’est-il constitué, autour de ce
très gros bluff, un réseau d’intérêts parallèles ou croisés soumis à la
sacro-sainte loi du silence ? Beaucoup d’argent en effet a circulé de
comptes à comptes, de banques à banques, de pays à pays dans les
quelques mois d’effervescence boursière qui ont précédé la révélation
de l’arnaque...
S’il a agi seul, notre crooner de karaoké a dû prendre beaucoup de
plaisir. Mais s’il n’a été que le maillon d’une chaîne, éventuellement
le premier, celui qui est à l’origine de l’idée de fraude mais qui ne
peut avancer qu’épaulé et protégé, il a dû beaucoup moins se divertir.
Car, dans ce cas, il est fort probable que la dépouille à demi
décomposée et dévorée retrouvée dans la jungle de Bornéo soit bien
la sienne.
En effet, qu’espérer de mieux en matière de bouc émissaire qu’un
bouc émissaire mort ?
Clearstream

Clearstream, ou le feuilleton peu ordinaire d’une haine ordinaire.


Une haine gigogne, à tiroirs, et qui, tel le mistigri, se transmet de
protagoniste en protagoniste.
Les premiers appartiennent au monde de l’industrie et des affaires.
Les seconds à la sphère politique.
Au commencement, il y a le ressentiment d’un collaborateur
licencié de la société luxembourgeoise Clearstream, Ernest Backes.
Remercié en 1983, Backes révèle au journaliste Denis Robert
l’existence et le fonctionnement secret des comptes non publiés de
l’établissement financier. Clearstream est une chambre de
compensation dont les seuls clients autorisés par la loi sont des
banques ou des institutions financières, éventuellement certaines
grosses entreprises, mais en aucun cas des particuliers. Les comptes
non publiés, explique Backes, sont destinés à effacer complètement le
cheminement réel de l’argent, à supprimer toute trace des
transactions en amont, et donc, en fait, à dissimuler l’origine des
fonds. C’est le cheminement parfait pour l’évasion fiscale et pour le
blanchiment d’argent sale.
Sur la base de ces informations, Denis Robert et Ernest Backes
publient en 2001 Révélation$ 1, un livre dans lequel Backes livre son
expérience, et Robert son analyse. Backes rapporte notamment avoir
été chargé de faire transférer, en 1980, sept millions de dollars de la
Chase Manhattan Bank à la City Bank pour payer la rançon des otages
américains de l’ambassade US de Téhéran. Cela est une illustration du
savoir-faire de la firme luxembourgeoise. Les États ayant pour règle
intangible de prétendre ne jamais verser de rançon, il convient que les
paiements qu’ils effectuent à ce titre demeurent occultes, intraçables.
Pour ce genre de pratique, Clearstream est l’instrument idéal. Mais la
chambre de compensation l’est tout autant lorsque le but est moins
défendable que la libération d’otages. C’est la thèse que les auteurs de
Révélation$ développent et démontrent.
La parution du livre ne laisse pas indifférente la justice
luxembourgeoise. Des investigations sont lancées. Un autre ancien
collaborateur de Clearstream, Régis Hempel, révèle alors que des
données ont été détruites avant que les magistrats n’interviennent.

L’affaire est d’importance et l’on comprend en haut lieu que l’on


ne peut rester inerte. En mars 2001, Denis Robert et Ernest Backes
sont invités à présenter le résultat de leurs recherches devant le
Parlement européen et l’Assemblée nationale française, ce qui montre
combien leurs révélations sont prises au sérieux. Sans doute aussi,
engendrent-elles de l’inquiétude dans les milieux de la banque et
certaines sphères du pouvoir.
Quelques mois plus tard, en octobre 2001, Denis Robert diffuse un
listing de plusieurs milliers de comptes enregistrés à la banque
luxembourgeoise, dont des comptes privés. Ce listing lui a été fourni
par un collaborateur du cabinet Arthur Andersen, Florian Bourges,
qui l’a subtilisé au cours d’une mission d’audit diligentée par le
gouvernement du Luxembourg. Nourri de ces informations, Denis
Robert publie, en janvier 2002, le deuxième volet de son travail, La
Boîte noire 2. Devant ces nouvelles révélations, les dirigeants de
Clearstream s’empressent de démentir l’existence dans leur banque de
comptes privés, mais le journaliste diffuse dans les heures qui suivent
un document, une vidéo, démontrant le contraire.
Robert est alors plus que jamais l’homme par qui le scandale
arrive.
Cela lui vaut un nombre extravagant de poursuites judiciaires, pas
moins de soixante procès qu’il gagne au terme de procédures
kafkaïennes sans doute davantage destinées à briser sa détermination,
ou à le casser lui-même, qu’à faire émerger la vérité 3.
La divulgation du listing aboutit à ce que cette affaire vienne en
télescoper une autre, celle des frégates de Taïwan.

L’affaire des frégates est également un des grands feuilletons


politico-financiers de la période. Il s’agit au départ d’un contrat
d’armement. La France vend à Taïwan six frégates de type Lafayette.
Montant du marché, seize milliards de francs. La convention officielle
interdit le recours aux intermédiaires, proscrit les commissions, et, a
fortiori, les rétrocommissions, c’est-à-dire la rétrocession d’une part
des commissions à celui qui les verse. La pieuse interdiction est du
meilleur effet sur le papier, mais en réalité il y aura bien, tout au long
du marché, des intermédiaires à rémunérer, des commissions à
débourser et des rétrocommissions à empocher. Un gâteau clandestin
de plusieurs centaines de millions de francs. Le pactole aurait transité
par Clearstream, en partie aux moyens de comptes privés.
Depuis 2001, un magistrat français, le juge Renaud Van
Ruymbeke, qui soupçonne l’existence de commissionnements
occultes, enquête sur cette affaire des frégates et la circulation des
paiements. Il est donc particulièrement intéressé par les listings de
Denis Robert et son travail d’investigation. En 2004, alors que son
enquête ne progresse pas comme il le souhaiterait, il a soudain
l’impression de toucher au but. Des données enfin exploitables
tombent dans son escarcelle. Elles lui sont transmises par un
informateur de choix. Le magistrat ignore bien sûr qu’elles sont le
fruit d’une manipulation. Néanmoins, à ce stade, il a la confirmation
qu’il y a bien eu rétrocommissions et il est convaincu d’avoir
découvert à qui elles ont été versées.
Le but du mystificateur, du falsificateur des listings est atteint. En
choisissant pour cible le juge Van Ruymbeke, il ne s’est pas trompé.
Ce juge d’instruction est un illustre pourfendeur des mœurs
sulfureuses de la République. À ce titre, il s’intéresse de près aux
travaux de Robert, et donc à Clearstream. Après la parution du
premier ouvrage, Révélation$, il a signé dans Le Monde, avec d’autres
magistrats, une tribune encensant la démarche du journaliste et
stigmatisant les pratiques bancaires lorsqu’elles facilitent le
blanchiment d’argent et la corruption. Surtout, nous l’avons dit, il est
alors en charge de l’enquête sur l’affaire des frégates.
Avec la manipulation, de nouveaux personnages apparaissent dans
son paysage. Et c’est là que le moteur de l’intrigue devient cette haine
gigogne que nous évoquions plus haut et qui s’exprime sous la forme
de tentatives de règlements de comptes à répétition aussi sournois
qu’impitoyables.
Dans un premier temps, ces coups bas ont pour théâtre le monde
industriel. L’auteur de la manipulation du listing et de l’intox auprès
de Van Ruymbeke appartient à ce monde. Il s’agit de Jean-Louis
Gergorin.
Polytechnicien et énarque, il est, au moment des faits, directeur de
la coordination stratégique d’EADS (Airbus Group), notamment
chargé à ce titre de l’intelligence économique, autrement dit
l’espionnage et le contre-espionnage économiques dans leur forme
légale. Sans doute collabore-t-il déjà à cette époque avec les services
de renseignements de la DGSE et de la DST.
Auparavant, après avoir été conseiller d’État et directeur du
Centre d’analyse et de prévision du ministère des Affaires étrangères,
il entre en 1984 chez Matra en qualité de conseiller spécial de Jean-
Luc Lagardère, le président charismatique de ce fleuron de
l’aéronautique, de l’automobile et des médias.
Fervent admirateur de Lagardère, Gergorin devient un de ses
proches collaborateurs. Il est donc aux premières loges, voire en
première ligne, dans les rivalités commerciales très âpres auxquelles
se livrent Thompson-Thalès, dirigé par Alain Gomez, et le groupe
Matra. Tous les coups ou presque sont permis. Désinformation,
manipulation, et certainement corruption pour tenter de discréditer le
concurrent sur les marchés internationaux.
À la fin des années 1990, s’opère la fusion de Matra et de
l’Aérospatiale qui donne naissance à EADS, et donc Airbus. C’est à
une autre lutte impitoyable que Gergorin est alors mêlé, celle qui
oppose pour la présidence du groupe son poulain Philippe Camus au
tandem Noël Forgeard-Philippe Delmas. En juillet 2001, Noël
Forgeard l’emporte. Lui aussi est un ancien Matra. Il a été président
exécutif de la branche hautes technologies.

Ces luttes diverses et variées n’ont pas manqué de laisser des


Ces luttes diverses et variées n’ont pas manqué de laisser des
traces dans l’esprit de ces hauts dirigeants qui n’en sont pas moins des
hommes. Chez Jean-Louis Gergorin, peut-être plus que chez d’autres.

Le 14 mars 2003 survient un événement dramatique qui, est-on en


droit de penser, aura marqué assez profondément cet homme pour le
faire passer des coups tordus d’usage courant dans le monde des
affaires au complot pur et simple. Ce jour-là, Jean-Luc Lagardère
meurt.
Une semaine après avoir été opéré de la hanche à la clinique du
sport, il dîne à son domicile en compagnie de sa femme et de
quelques amis, puis il se couche. Au matin, il est découvert dans le
coma. Transporté à l’hôpital Lariboisière, il est placé en réanimation
mais décède peu après. Encéphalomyélite aiguë auto-immune,
diagnostique le professeur Payen.
Cette issue inattendue est un choc pour Gergorin. Non seulement
il en est sincèrement et profondément affecté, mais il ne veut pas
croire à une mort naturelle. Pour lui, le président Lagardère a été
assassiné par empoisonnement du sang. Un crime perpétré par les
mafias russes, croit-il, alliées de Thompson, le concurrent industriel.
Une enquête préliminaire est ouverte sur les causes de la mort qui
confirme le décès de cause naturelle. Gergorin n’est nullement
convaincu. Il ne le sera jamais. Seraient-ce cette disparition, cette
blessure affective qui vont le pousser à franchir la ligne et à s’engager
sur la voie assez improbable du complot ? On peut le penser.

Rien des développements de l’affaire Clearstream en cours, celle


que l’on désigne sous l’appellation Clearstream 1, basés sur la
publication des travaux de Denis Robert, n’échappe à Gergorin. Et ne
lui échappera pas non plus le parti que l’on pourrait tirer de listings
comme ceux que détient le journaliste. Il suffit de faire dire à ces
fichiers ce qu’ils ne disent pas. De mettre des noms là où il n’y a
encore que des identifiants de compte. L’affaire est possible, mais elle
requiert des connaissances informatiques et une habileté dans ce
domaine qui n’est pas l’apanage de tout un chacun. Il faut aussi
pouvoir compter sur une discrétion absolue.
Or, au long de son parcours, Gergorin a tissé les liens. Il a fait la
connaissance du général Rondot 4, probablement dans le cadre de son
mandat de directeur au ministère des Affaires étrangères, où il avait
d’ailleurs parmi ses subordonnés un certain Dominique de Villepin.
En tant que collaborateur, même intermittent et plus ou moins
distant, des services de la DGSE et de la DST, il a été à même
d’entretenir de tels contacts, notamment avec Rondot. Et sans doute
est-ce le général qui recommande l’informaticien Imad Lahoud à
Gergorin, non pas pour falsifier des listings, mais pour l’embaucher à
EADS dans le cadre d’une mission de renforcement de la sécurité
informatique. Rondot a auparavant recouru aux services de Lahoud
pour tracer les flux financiers clandestins d’Al-Qaida et Ben Laden.
L’informaticien s’est donc intéressé de près à Clearstream, lieu de
passage et de toilettage idéal pour de tels flux. Et à Florian Bourges,
l’auditeur d’Andersen qui, croyant de bonne foi contribuer à la lutte
contre le terrorisme, lui transmet – comme il l’a fait à Denis Robert –
ce qu’il a subtilisé dans les tuyaux informatiques de la banque
luxembourgeoise.
Dès lors, Lahoud va en quelque sorte exploiter la blessure affective
de Gergorin consécutive à la mort de Lagardère, en le confortant dans
l’idée que l’utilisation des listings est l’arme idéale pour se venger de
ses « ennemis industriels ». Gergorin, qui n’en attendait pas moins,
utilise donc à cette fin le savoir-faire informatique exceptionnel de
Lahoud et sa connaissance approfondie du fonctionnement de la
chambre de compensation luxembourgeoise. Ce sont d’ailleurs cette
maîtrise informatique et la connaissance pointue du système
Clearstream qui rapprochent Lahoud et Denis Robert. Le journaliste
est alors poursuivi par la banque luxembourgeoise pour les deux
livres qu’il a publiés. Obtenir des données nouvelles, secrètes et
compromettantes sur son adversaire l’intéresse au premier chef.
Lahoud le lui fait miroiter. Robert l’aide en lui fournissant les
éléments en sa possession, complémentaires de ceux qu’il a obtenus
auprès de Florian Bourges. Comme ce dernier, Denis Robert est en
confiance car il pense que Lahoud travaille pour les services de
renseignements et que, dans une sorte d’alliance objective, ces
services et lui-même font cause commune. Il dit attendre de Lahoud
qu’il lui permette de voir ce qu’il y a « derrière le miroir » dans le
système Clearstream.
Ainsi, de septembre 2003 à mars 2004, le scénario de la
manipulation se met en place.

Lahoud réussit à trafiquer les listings de manière à y faire


apparaître des comptes et des noms qui n’y figurent pas. Ces noms
sont ceux des « ennemis industriels » de Gergorin : Alain Gomez,
Philippe Delmas... Puis viendront des noms de personnalités
politiques : Fabius, Strauss-Kahn, Chevènement, Madelin... et, bien
sûr, Sarkozy. Ce travail effectué, il reste à Gergorin à faire passer ces
fausses révélations falsifiées au juge Van Ruymbeke. Il charge son
avocat, Thibaut de Montbrial, de prendre contact avec lui. Trois
rencontres auront lieu au cours desquelles Gergorin exprime ses
soupçons sur la mort de Jean-Luc Lagardère, les manœuvres
douteuses pour la conquête de la direction d’EADS, la possible
collusion entre les mafias russes et Thompson. Il dévoile aussi les
tenants et aboutissants de ses investigations.
L’une de ces rencontres est un épisode de roman. Elle se déroule à
minuit, le 29 avril 2004. Le magistrat et le conspirateur se retrouvent
dans les bureaux du cabinet de Montbrial. Gergorin confirme au
magistrat qu’il est disposé à lui remettre des éléments déterminants
pour son enquête dans l’affaire des frégates et des preuves de
l’implication de la banque luxembourgeoise, mais comme il s’oppose
à ce que ces révélations soient officialisées par une déposition en
bonne et due forme, il faut procéder autrement.
Voici la scène telle que la rapporte Denis Robert : « “Alors,
comment on fait ?” demande Van Ruymbeke. Silence. Gergorin
répond : “Ça va, j’ai compris.” Le 3 mai, Montbrial dépose au pôle
financier du Palais de justice une enveloppe fermée. »
À l’intérieur, une partie des fameuses révélations du corbeau.
D’autres livraisons – lettre, liste, cd-rom – suivront.

Quelques jours plus tard, Van Ruymbeke, qui ne soupçonne pas


qu’il a entre les mains un faux, fait interpeller Philippe Delmas,
coprésident d’Airbus, alors qu’il se trouve en pleine inauguration
d’une nouvelle chaîne de montage de l’A 380, cérémonial que préside
le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin. Bientôt innocenté, Delmas
porte plainte pour dénonciation calomnieuse. C’est alors que la
manipulation des listings est découverte... et que s’ouvre vraiment la
phase politique de la manipulation. Sur fond de haine et de rivalité,
comme dans le volet EADS.
Ce sont les juges Jean-Marc d’Huy et Henri Pons qui sont
désormais chargés d’instruire, Van Ruymbeke s’étant mis hors jeu en
acceptant la rencontre nocturne, juridiquement fort discutable, avec
Gergorin et son avocat.

Cette fois la haine, moteur de l’intrigue, est celle qui sévit entre
Sarkozy et Villepin. Avec, en arrière-plan, Jacques Chirac, président
de la République, dont on peut dire qu’il fait hostilité commune avec
Villepin à l’encontre du même Nicolas Sarkozy. Nous entrons alors
dans ce qu’il est convenu d’appeler Clearstream 2.
Denis Robert, dans le troisième ouvrage qu’il consacre à l’affaire
sous le titre L’Enquête, s’interroge. À propos de l’initiative prise par
Gergorin de livrer les fichiers au juge, il pose la question sensible
entre toutes : « A-t-il pu agir sans l’aval de Dominique de Villepin ? La
chronologie de l’affaire et l’analyse des rapports entre les acteurs de
cette partie d’échecs montrent le contraire. Je ne vois pas comment
Dominique de Villepin pourrait ne pas être informé de l’initiative de
Gergorin (...) Je ne vois pas comment, ni pourquoi, Jacques Chirac ne
serait pas moins alerté de cette initiative. D’autant que l’un et l’autre
vont s’en réjouir et en profiter. »
La chronologie qu’évoque le journaliste comprend sans doute les
rencontres du printemps 2004 entre Villepin et Gergorin, celle
notamment du 6 mai, où, dans son bureau de la place Beauvau,
Villepin, qui vient d’être nommé ministre de l’Intérieur quelques jours
plus tôt, décore son visiteur des insignes d’officier de l’Ordre national
du mérite. Les relations entre les deux hommes sont alors au beau
fixe. Or, coïncidence troublante, c’est juste un mois plus tard que
Gergorin franchit le Rubicon en tentant d’entraîner le juge Van
Ruymbeke dans son jeu de dupes.
Début juillet, l’hebdomadaire Le Point, bénéficiant de fuites dont
les auteurs ne seraient autres que Villepin et Gergorin, lance la
campagne médiatique sous ce titre : « L’affaire qui fait trembler la
République ». Un scandale mettant en cause des ministres et anciens
ministres, précise l’hebdo. Fureur de Villepin qui, ne voyant nulle part
apparaître dans le long article le nom de Nicolas Sarkozy, ne se prive
pas de faire part de son mécontentement au patron de la publication,
Franz-Olivier Giesbert.
La presse, de longs mois durant, bénéficiant d’autres fuites tous
azimuts, va faire ses choux gras de ce bras de fer au sommet de l’État.
Le Monde divulguera en mai 2006 la déposition du général Rondot
devant les magistrats Pons et d’Huy, et ce sont des extraits des carnets
personnels du général que l’on retrouvera dans différentes
publications. Deux notes du patron des RG Yves Bertrand portant sur
la réaction très vive de Sarkozy, qui l’accuse d’être un des initiateurs
de l’affaire, sortent dans Le Canard enchaîné. Le Point diffuse une
confidence de Lahoud accusant le même Yves Bertrand d’être l’auteur
de l’ajout du nom de Sarkozy dans le listing, ce que l’enquête des
magistrats instructeurs démentira. Fuites orientées, confidences
calculées, légendes urbaines savamment distillées, chaque partie en
présence s’adonne aux délices de l’intoxication.
Tout et son contraire est balancé à l’opinion qui, très vite, s’égare
et n’y comprend plus rien. À croire que le but recherché est aussi
celui-ci. Rendre incompréhensible, une fois encore, une fois de plus,
les mécanismes tortueux qui régissent les liens entre politique et
argent...

D’après les listings fournis par Gergorin au magistrat, les comptes


des hommes politiques cités seraient à chercher dans une banque
italienne de la région de Milan, Il Banco populare di Sondria. Sarkozy
y figure sous deux pseudonymes assez limpides puisqu’ils sont
fabriqués à partir de ses prénoms et nom au complet : Nicolas Paul
Stéphane Sarkozy de Nagy-Bocsa, qui deviennent dans le listing
Stéphane de Nagy et Paul Bocsa.
Le juge français saisit le tribunal de Milan qui délivre une
commission rogatoire aux fins d’enquête auprès de la banque de
Sondria. Le résultat tombe en novembre 2005. Il n’y a aucun compte
correspondant aux personnages politiques dénoncés par le faux
listing.
Il est important de noter que, par cette initiative, le magistrat a
choisi la voie rapide car s’il avait procédé de manière classique en
faisant analyser scientifiquement les listings informatiques, explorer
les enchevêtrements financiers, très techniques, de la chambre de
compensation, cela aurait pris deux ou trois années. Les élections
présidentielles de 2007 seraient passées, et le candidat Sarkozy,
empêtré dans cette suspicion de compte à l’étranger, dûment nourrie
et exploitée au plan médiatique, en aurait été exclu. Il s’en est donc
fallu de peu que la machination, dans sa phase politicienne au moins,
ne réussisse.
Devant le résultat d’enquête qui l’innocente et fait de lui une
victime, Nicolas Sarkozy dépose plainte pour dénonciation
calomnieuse. Dans son collimateur, bien sûr, Dominique de Villepin.
La parole est dès lors à la justice.

Le procès Clearstream s’ouvre le 21 septembre 2009. Il dure cinq


semaines. « Devant moi la cour, derrière moi la basse-cour, raconte
Denis Robert. J’étais au cœur d’un chaudron où les passions étaient
palpables. » « Une densité de haine comme je n’en avais jamais vu, a
décrit l’avocat d’une partie civile. C’était une expérience intéressante.
De l’extérieur, on n’a sans doute pas senti à quel point les
protagonistes de cette histoire se haïssaient. Pas seulement Villepin et
Sarkozy ou leurs supporters. Les autres aussi. Gergorin et Delmas (...)
Lahoud et Rondot (...) Je comprenais soudain pourquoi l’affaire avait
pris de telles proportions. Cette haine au cœur de l’appareil d’État.
Cette vibration qui fait se taire et respirer différemment, qui se
propage et écrase toute rationalité sur son passage. Plus de prudence,
de neutralité. Plus de contrôle. »
C’est la période où Sarkozy déclare, sans nommer Villepin, qu’il
veut « retrouver le salopard qui a monté cette affaire et le suspendre à
un croc de boucher 5 ». C’est Villepin qui lance d’emblée à la cour que
sa présence en tant qu’accusé n’est due qu’à « l’acharnement d’un
homme, Nicolas Sarkozy, qui est aussi président de la République
française ». « Acharnement d’un cerveau tordu », ajoute-t-il par
ailleurs 6. En cours d’audience, l’un des avocats donnera lecture de
propos de Villepin parlant de Sarkozy, rapportés dans un livre de
Dominique Ambiel, directeur de cabinet de Raffarin à Matignon : « Il
appelait Sarkozy le despote. Il faut l’ignorer, le mépriser. Il est petit. Il
faut le traiter comme un petit. Moi j’ai une stratégie. Elle est simple.
On ne parle pas avec Sarko. Car lui parler, c’est le rassurer (...) Il ne
sera pas candidat en 2007. Nous l’en empêcherons 7. »
Ambiance !
La question centrale du procès est « qui ? ». Qui, à part Lahoud et
Gergorin, savait que les listings remis au magistrat étaient falsifiés ?
Une autre question, périphérique au procès lui-même, est de savoir où
sont passés les millions de rétrocommissions de l’affaire des frégates
de Taïwan. Cinq cents millions ont été reversés par les Taïwanais. Qui
en a bénéficié ?
Aucune réponse claire ne sera apportée à ces questions au terme
de ces cinq semaines de débats où, avec la haine, l’autre star
omniprésente aura été le mensonge. Avec aplomb, et parfois non sans
talent, on a vu ceux qui, de toute évidence, « savaient » se faire plus
ignorants, plus innocents que l’agneau qui vient de naître. À ce jeu,
les politiques ont été les plus habiles. Sans doute faut-il voir dans
cette habileté la récompense d’une longue pratique.

Le verdict est rendu le 28 janvier 2010. Dominique de Villepin est


relaxé. Aucune charge n’est retenue contre lui. Jugement confirmé en
appel. Jean-Louis Gergorin se voit condamné à trois ans
d’emprisonnement (dont quinze mois avec sursis) ramenés à six mois
en appel, et quarante mille euros d’amende pour dénonciation
calomnieuse, faux, recel d’abus de confiance, vol. Imad Lahoud écope
de trois ans de prison dont dix-huit mois de sursis et quarante mille
euros d’amende, pour complicité de dénonciation calomnieuse, faux,
peine confirmée en appel. Florian Bourges s’en tire avec quatre mois
de prison assortis du sursis.
En février 2013, la Cour de cassation rejette les pourvois de
Gergorin et Lahoud dont les peines deviennent définitives.
Tout aussi définitif, sans doute, le flou qui nimbe l’ensemble de
cette étonnante intrigue. Plusieurs lectures du scénario sont possibles.
Avec, en filigrane, une interrogation majeure : qui manipule qui ?
Gergorin manipule Lahoud qui manipule Gergorin, cela est clair. Les
deux manipulent le général Rondot que manipulent les politiques ;
cela est un peu moins clair, mais fort probable...
Autre énigme : l’origine du montage est-elle à chercher dans le
conflit de personnes à EADS, ou dans la guerre des chefs pour
l’Élysée ? A-t-on ajouté des noms de politiques aux listings pour, en
quelque sorte, complaire à tel ou tel homme de pouvoir, profiter de
l’aubaine, offrir cette piste aux juges et aux médias juste parce que
l’occasion s’en présentait ? Ou, à l’inverse, a-t-on manipulé Gergorin
en exploitant son ressentiment professionnel et son refus de croire à la
mort naturelle de son mentor Jean-Luc Lagardère afin de l’amener à
glisser dans son montage ce que l’on voulait l’y faire mettre dès le
commencement, les noms de personnalités politiques, et, au premier
chef, celui de Nicolas Sarkozy ?

Dans cette histoire, il en va des questionnements comme de la


haine, ils sont à tiroirs. Mais après que tant de coups tordus ont
émaillé ce jeu de massacre assez pitoyable, après tant de péripéties de
mauvais film ou de roman de gare, quoi de changé au fond dans le
fonctionnement des chambres de compensation ? Les flux d’argent
sont-ils plus transparents, mieux maîtrisés ? La pratique des
rétrocommissions sur les ventes d’armes est-elle effectivement
abolie ? Le système s’est-il prémuni contre l’émergence d’une nouvelle
affaire de ce genre ?
On peut en douter, car tant que les hommes seront ce que sont les
hommes, et la haine ce qu’est la haine, des conspirations de bas étage
ne manqueront pas de refleurir. Il reste à espérer qu’il se trouvera
alors un Denis Robert pour fouiller avec constance, et des magistrats
indépendants autant qu’intègres pour instruire avec obstination.
L’affaire Madoff

« A vrai dire, je suis heureux d’avoir l’occasion, pour la première


fois, de m’exprimer publiquement au sujet des crimes que j’ai commis
et qui m’inspirent une peine et une honte profondes. En m’engageant
dans cette fraude, je savais que ce que je faisais était mal, que c’était
criminel. Lorsque j’ai commencé à mettre en place la chaîne de Ponzi,
je croyais que ce serait de courte durée et que je parviendrais à me
sortir et à sortir mes clients du système. Cependant, cela s’est avéré
difficile, et finalement impossible. Les années passant, j’ai compris
que mon arrestation et ce jour arriveraient inéluctablement. »

Voilà ce que déclare Bernard Lawrence Madoff devant le juge


fédéral Denny Chin, le 16 juin 2009. L’audience ne dure qu’à peine
deux heures. Pour un dossier aussi gigantesque, c’est fort peu. Mais
dès ses aveux, le 11 décembre 2008, et son arrestation par le FBI, le
financier déchu a endossé la pleine et entière responsabilité de ses
actes. Il a choisi de plaider coupable.
Madoff affirme avoir agi seul et n’avoir partagé ses secrets avec
personne. Il met ainsi à l’abri de poursuites son frère Peter et ses deux
fils Mark et Andrew qui, tous trois, occupent cependant d’importantes
fonctions dans son affaire. Il échappe également à la comparution
devant un grand jury et à un procès plus tapageur encore que ne l’est
cette procédure express. Recourant à ce « plaider coupable », il
s’épargne en outre d’avoir à répondre à l’avalanche de questions
personnelles et techniques que n’auraient pas manqué de poser le
ministère public et les avocats des plaignants dans un procès
contradictoire. La stratégie qu’il a décidée lui permet donc de ne
livrer que le strict minimum d’informations sur le mécanisme, les
tenants et aboutissants et, surtout, sur les complicités éventuelles de
son escroquerie.
À l’issue de ces deux heures d’audience, le verdict est mis en
délibéré. Il tombe treize jours plus tard, le 29 juin. Madoff est
condamné à la peine maximum pour ce genre de crime, cent
cinquante ans de prison, trois fois ce que réclamait le ministère public
et environ dix fois la sanction envisagée par ses avocats qui plaidaient
l’indulgence au motif que leur client n’avait pas tenté de se soustraire
à l’arrestation et avait passé spontanément des aveux.
La sentence énoncée, Madoff se tourne vers l’assistance où l’on
compte quelques proches mais aussi certaines de ses victimes. Ruth,
son épouse, n’est pas venue. Madoff, pâle, amaigri, de sombres cernes
sous les yeux, lâche : « Je suis désolé. » Et il ajoute aussitôt : « Je sais
que cela ne vous est d’aucune aide. »

Depuis le 11 décembre précédent où le scandale a éclaté avec la


soudaineté et la violence d’un orage dans un ciel d’été, l’homme fait
la une de la presse du monde entier. Car le monde entier est concerné
par ce cataclysme financier.

La veille, il réunit ses fils et son frère, leur confesse que son
affaire, sa fortune, sa position sociale, tout cela ne repose que sur « un
La veille, il réunit ses fils et son frère, leur confesse que son
affaire, sa fortune, sa position sociale, tout cela ne repose que sur « un
gros mensonge ». Ce sont ses propres mots.
Cet homme, Bernard Madoff, alors âgé de soixante et onze ans, a
en effet réussi la plus grande, la plus formidable escroquerie
financière de tous les temps ! Elle est de fait la plus grande sans doute
par sa longévité, quelque vingt années, par l’importance des fonds
brassés – certains journaux parlent de trois cents milliards de dollars
–, les sommes évaporées, environ soixante-cinq milliards, le nombre
de personnes grugées, près de neuf mille plaignants déclarés auprès
du liquidateur désigné par le tribunal, Irving Picard.
Les médias et l’homme de la rue s’interrogent : comment une telle
arnaque a pu voir le jour et prospérer si longtemps, dans de telles
proportions, à l’heure de l’informatique, d’Internet, de Big Brother où
tout se sait, tout se voit, tout semble sous contrôle ?
Bernard Madoff aurait-il mis au point une combine de génie, un
procédé inédit ? Aurait-il découvert la martingale infaillible,
imparable, la pierre philosophale de la filouterie planétaire ?
Rien de cela. Tout au contraire. Comme il l’avoue lui-même
devant le juge fédéral de Manhattan, c’est une pratique éculée, aussi
ancienne que la cupidité qu’il a mise en œuvre. Ce procédé
d’escroquerie est connu depuis les années 1920 sous l’appellation de
chaîne de Ponzi, ou schéma de Ponzi, ou pyramide de Ponzi, du nom
de Charles Ponzi, un escroc qui a sévi à cette époque au sein de sa
communauté, celle des Italiens de Boston.
Une telle chaîne consiste à payer les intérêts promis aux premiers
souscripteurs d’un placement fictif avec l’argent versé par les
nouveaux souscripteurs. Aucun placement n’est jamais effectué, et le
système fonctionne tant qu’il y a suffisamment de nouveaux entrants
pour financer le rendement promis. Le problème d’une chaîne de
Ponzi est que, inéluctablement, elle aboutit à sa propre asphyxie. Le
moment où le nombre d’entrants ne peut plus être supérieur au
nombre de souscripteurs à rémunérer arrive un jour ou l’autre. Et
c’est le clash. Ou si ce n’est pas cette asphyxie qui ruine la chaîne,
c’est la demande simultanée émise par les souscripteurs de récupérer
leur investissement et ses intérêts. Les placements étant fictifs, et
l’argent confié ayant été consacré à masquer la fraude et à enrichir
l’escroc, ce remboursement est impossible et le pot aux roses est alors
découvert.
Dans le cas de Madoff, c’est ce qui se produit.

La première cause de sa chute se trouve dans la catastrophe


bancaire de 2007-2008. Des milliers d’emprunteurs américains aux
revenus modestes ne peuvent plus rembourser les prêts hypothécaires
qu’ils ont contractés auprès des banques. Ces prêts à risques sont les
fameux « subprimes ». La crise financière que ces défaillances en
cascade entraînent s’accompagne d’une défiance quasi généralisée qui
touche l’intégralité des marchés et des institutions de la finance. La
tempête atteint son paroxysme en septembre et octobre 2008. Le
15 septembre, l’un des fleurons bancaires américains, la Lehman
Brothers, fait faillite. Trois semaines plus tard, se produit un krach
boursier d’une ampleur considérable. En France, pour les seuls quatre
jours de cotation du 6 au 10 octobre, le CAC 40 dégringole de 22 % !
Toutes les bourses du monde sont touchées.
Chez nombre d’investisseurs, la succession de tels événements crée
la panique. Ayant perdu toute confiance, ils cherchent à récupérer
leurs capitaux. Le fonds Madoff, qui a, en apparence, plutôt mieux
tenu que la concurrence pendant cette période, est lui aussi sollicité.
Les demandes de récupération des capitaux investis se succèdent.
Madoff essaie de temporiser. Il prétend être sur le point de lancer un
nouveau produit financier hyperperformant dont le droit d’entrée
serait réservé aux seuls clients qui, lui conservant leur confiance,
renonceraient à lui retirer leurs avoirs. Mieux encore, il invite ceux-ci
à investir encore davantage.
Ainsi, deux jours avant sa chute, et bien qu’il sache celle-ci
inéluctable, il parvient à lever deux cent cinquante millions de dollars
auprès de Carl Shapiro, son ami et soutien fidèle parmi les fidèles, le
tout premier client de ses débuts, l’homme à qui il doit sa carrière.
Mais que sont deux cent cinquante millions ! Au moment où cet
argent lui arrive, Bernie Madoff est confronté à des exigences de
remboursement dont le montant s’élève, pour une seule journée, à
quelque sept milliards de dollars !

Nous sommes le 10 décembre. C’est alors qu’il réunit ses fils, son
frère et confesse « le gros mensonge ». Pour se mettre à l’abri d’une
accusation de complicité, sur les conseils d’un avocat, les fils
dénoncent leur patron et père au FBI. Mark et Andrew sont
responsables de la salle des marchés de l’affaire familiale. Ils ignorent
que les préconisations de ventes ou d’achats que cette salle émet ne
sont jamais suivies d’effet et n’engendrent aucune opération boursière
réelle.
Arrêté, Madoff réitère le lendemain ses aveux devant les agents
fédéraux. Pas un cent de tout l’argent qui lui a été confié n’a été placé
où que ce soit. Et l’entourloupe dure depuis environ vingt ans, sans
doute plus. L’homme reste flou sur ce point, comme sur beaucoup
d’autres, d’ailleurs. « Si mes souvenirs sont exacts, se contente-t-il de
déclarer au juge Chin lors de son procès, la fraude a commencé au
début des années 1990. »
Le prodige – si prodige il y a – est dans la longévité de cette
chaîne de Ponzi. En général, ce dispositif, finalement assez primaire
et grossier, s’effondre en peu de temps, au maximum deux ou trois
années.
Les clients de Madoff ne soupçonnent pas que les rendements
d’environ 10 % si réguliers, miraculeusement épargnés par les
fluctuations habituelles des marchés, qu’il parvient à tenir reposent
sur un tel système. Ceux des observateurs qui ont quelques doutes
doivent penser que le financier, le « gourou de Wall Street », procède
par Front running, pratique boursière illégale, mais fort simple dans
son principe. Un investisseur charge son opérateur en bourse
d’acheter pour lui tant de titres de telle action. L’opérateur se dit que,
si son client lui passe cet ordre, c’est qu’il pense – ou sait – que le
cours du titre va monter. Alors, avant de passer l’ordre de son
interlocuteur, il en passe un pour son propre compte. Puis il traite
l’ordre du client. Il attend que le cours remonte, revend alors ce qu’il
a acheté pour lui et empoche la plus-value. Ainsi fonctionne le Front
running. Certains pensent que c’est avec de telles plus-values,
réalisées à grande échelle, sur un grand nombre de titres chaque jour,
que Madoff parvient à financer ses rendements...
Mais jamais – au grand jamais – une pratique si constante, presque
quotidienne, n’aurait pu passer inaperçue de la SEC (Securities and
exchange commission), le gendarme de la Bourse de Wall Street, ou
être ignorée longtemps de la concurrence.
Le secret de la durée et de l’ampleur de l’escroquerie de Bernard
Madoff réside ailleurs. Il est à chercher dans la personnalité et le
parcours de cet homme.

Bernard Lawrence Madoff naît le 28 avril 1938 au sein d’une


famille juive qui habite le quartier de Laurelton, dans le Queens. Le
Bernard Lawrence Madoff naît le 28 avril 1938 au sein d’une
famille juive qui habite le quartier de Laurelton, dans le Queens. Le
père est plombier. Il semble que les parents du jeune Bernie aient eu,
par la suite, ou parallèlement, une petite affaire de courtage dont
l’activité cesse après que la SEC a relevé et sanctionné l’absence de
présentation de comptes annuels.
Bernie a une sœur aînée, Sondra, et un frère cadet, Peter, qui
l’accompagnera tout au long de sa carrière. Les enfants Madoff
fréquentent l’école publique et reçoivent à la maison l’éducation juive
en vigueur dans ces familles implantées aux États-Unis depuis
seulement une ou deux générations. Famille modeste au demeurant,
que celle où grandit Bernie et où l’on cultive le rêve américain en
même temps que le sentiment d’appartenance à la communauté juive.
Bernie va au lycée du quartier. C’est là qu’il rencontre celle qui
devient sa femme en 1959, Ruth Alphern. Ils auront deux enfants,
deux fils, Mark et Andrew. Étudiant moyen au parcours moyen, le
jeune homme commence des études de droit à la Brooklyn Law
School mais abandonne au bout d’une année. Son ambition est de
réussir dans les affaires, et d’y réussir vite. Pendant ses études, il
travaille pour se constituer un petit capital de départ. On le voit
surveillant de plage à Long Island à la belle saison, et vendeur de
systèmes anti-incendie le reste du temps. Il réussit à mettre cinq mille
dollars de côté et, en 1960, il crée sa propre société de courtage, la
Bernard L. Madoff Investment Securities.
Son beau-père, le père de Ruth, expert-comptable, lui indique des
clients potentiels. Il semble aussi qu’il ait contribué au financement
des débuts en prêtant à son gendre cinquante mille dollars. Selon
l’analyste financier Amir Weitman, auteur du livre L’Affaire Madoff 1,
Bernie aurait déclaré dans sa période de gloire : « C’est le seul
moment de ma vie où j’ai eu une dette ! » Cocasse affirmation de la
part de celui qui, au moment où il lance ces mots, est endetté de
plusieurs dizaines de milliards !

Il vient juste de commencer son activité lorsqu’il a la chance de


croiser sur son chemin Carl J. Shapiro, milliardaire et philanthrope.
La fondation qu’il dirige avec son épouse est l’une des plus actives de
la côte Est, notamment à Boston où elle finance le musée d’Art
moderne, l’orchestre symphonique, ainsi qu’un centre médical
anticancéreux, une unité de traitement des maladies cardio-
vasculaires, etc. Le couple Shapiro est également le principal bailleur
de fonds de l’université juive Brandéis. En 1960, Carl confie au jeune
Bernie un paquet d’actions qu’il souhaite liquider sans perdre de
temps. L’affaire est difficile. Les autres courtiers demandent plusieurs
semaines pour placer la totalité des titres. Bernie se targue d’y réussir
avant la fin de la semaine en cours, en trois jours. Il y parvient. Dès
lors, Shapiro, tant pour sa fortune personnelle que pour les avoirs
considérables de sa fondation, s’en remet à Bernie, le fils qu’il n’a
jamais eu, lui qui n’a que des filles. Il lui confie toutes ses opérations
de placements. Un parrainage aussi prestigieux et influent n’est pas
un mince atout pour se mouvoir et prospérer au sein de la
communauté juive et dans les milieux de la finance.
Bénéficiant d’un tel soutien, la petite affaire de Madoff ne tarde
guère à prospérer. Toutefois, elle demeure à un stade qui ne convient
pas à son créateur. Son ambition va bien au-delà de ce que peut lui
apporter une officine qui se classe dans la moyenne du peloton,
moyenne basse d’ailleurs.

C’est alors que Bernie va réaliser un coup de génie. Cela consiste


tout simplement à épouser son temps, à intégrer ce que les nouvelles
technologies peuvent apporter à son job. Dès sa première affaire avec
Shapiro, il a été à même de mesurer combien la promptitude de
l’intervention, l’immédiateté de la réaction sont des paramètres
déterminants. Son idée est donc de faire en sorte que cette réactivité
soit aussi instantanée que le permet désormais l’outil informatique.
Nous sommes à la fin des années 1960. Madoff se lance dans
l’automatisation des échanges, innovation que les dinosaures de Wall
Street regardent comme un sacrilège et considèrent vouée d’emblée
au plus cuisant des échecs.
Or, les faits donnent raison à Madoff. Sur la base de cette
« révolution » de la méthode, en 1971, il fonde, avec quatre de ses
confrères, une structure nouvelle visant à concurrencer le Nyse, le
New York Stock Exchange, la Mecque boursière américaine. Cette
nouvelle institution n’est autre que le Nasdaq, National Association of
Securities Dealers Automated Quotations.
Bernie n’a alors que trente-trois ans. Une voie royale s’ouvre
devant lui. Le succès du Nasdaq s’affirme de mois en mois et cette
nouvelle structure devient très vite le passage obligé de la vie
financière mondiale. La planète entière a les yeux fixés sur ses
informations en instantané. Une telle réussite suffirait à garantir la
prospérité de Madoff, à asseoir sa légitimité, à inscrire dans le marbre
sa crédibilité. En 1990, puis en 1991, et de nouveau en 1993, ses
pairs l’élisent président du directoire du Nasdaq. Poste tout à la fois
d’influence et de prestige. Bien entendu, il a déjà gagné, et continue
de gagner, beaucoup d’argent.
En plus d’une résidence à Palm Beach, en Floride, achetée en 1967
pour moins de quatre-vingt mille dollars, et qui en vaut dix millions
aujourd’hui, il acquiert en 1981 une propriété à Montauk, sur la côte
sud de Long Island, dans les fameux Hamptons, le sanctuaire proche
de New York pour résidents secondaires milliardaires. À cette époque,
sa société, la Bernard L. Madoff Investment Securities, traite environ
15 % des transactions du New York Stock Exchange 2. En 1990, Bernie
se porte acquéreur, moyennant quelque trois millions de dollars, d’un
superbe duplex dans l’Upper East Side de New York. Dans le même
temps, il s’offre quelques bateaux, notamment un yacht, Le Bull.

Bernard Madoff est alors déjà à la tête d’une fortune considérable.


Mais il sait ne pas tomber dans les travers du nouveau riche. Il
s’abstient de faire étalage de son argent. Il n’y a rien d’ostentatoire
chez lui. Il vit dans un confort haut de gamme, non dans un luxe
tapageur. Cette discrétion dans l’opulence correspond sans doute à sa
nature profonde, mais elle est aussi une des composantes de cette
image de sérieux, de rigueur si souvent mise en avant et qui ne peut
qu’inspirer confiance aux investisseurs.
Par ses propos, par son comportement, Bernard Lawrence Madoff
accrédite l’idée qu’il est avant tout soucieux de gérer l’argent, le sien
comme celui qui lui est confié, en bon père de famille, en homme
intègre et attentif à la prospérité de chaque client comme s’il était
proche de lui. Ne le surnomme-t-on pas d’ailleurs Oncle Bernie ? Est-
ce assez dire l’estime dans laquelle on le tient et qui dépasse de
beaucoup le critère du professionnalisme.
L’homme s’attache à donner toutes apparences de ne pas accorder
une importance excessive à la richesse, de ne considérer l’argent qu’il
gagne que comme un résultat logique, non comme un but en soi.
Cette carte-là est un atout maître dans son jeu d’escroc. Ce qui semble
compter plus que tout à ses yeux, c’est le bon fonctionnement de ses
affaires, la performance de son entreprise dans ce secteur tellement
concurrentiel de la finance.

Au tournant des années 1990, sa réussite paraît totale. Il a tout ce


qu’il pouvait espérer en entrant dans cette carrière, considération,
Au tournant des années 1990, sa réussite paraît totale. Il a tout ce
qu’il pouvait espérer en entrant dans cette carrière, considération,
position sociale, honneurs, argent, et son aura dans les milieux
boursiers internationaux ne cesse de grandir… Mais il semble que ce
ne soit pas encore assez pour lui, le fils de plombier du Queens.
Si l’on se reporte à ses déclarations devant le tribunal fédéral lors
de son procès, en juin 2009, ce serait précisément à cette époque – le
début des années 1990 – qu’il aurait initié sa fraude, son « gros
mensonge ».

La Bernard L. Madoff Investment Securities est implantée à New


York, 3e Avenue, dans le Lipstick Building où elle occupe trois étages,
les 17e, 18e et 19e. Le 17e, dont l’entrée est strictement réservée au
personnel qui y travaille, soit une vingtaine de collaborateurs, est le
siège de l’escroquerie. Les deux autres étages, où officient un peu plus
de deux cents personnes, sont dévolus à l’activité légale, officielle, et
c’est là que Madoff reçoit visiteurs et clients. Quand il les reçoit... Car,
et c’est un autre aspect de la stratégie particulière de l’escroc, il sait se
faire invisible, insaisissable. Nombre de ses investisseurs, ayant
pourtant placé chez lui des sommes très importantes, n’ont jamais eu
le plaisir de le rencontrer. Pour obtenir ce privilège, il faut pouvoir
compter sur la recommandation – insistante – d’un familier, ou
représenter une institution, une puissance financière telle que ne pas
recevoir son mandataire serait une faute professionnelle grave et
susciterait la suspicion.
Ceux qui ont le privilège de le rencontrer sont séduits, tant par sa
simplicité que par sa courtoisie. Il ne dit rien de ce qu’ils sont venus
entendre, mais c’est avec délicatesse, subtilité et amabilité qu’il
esquive et les laisse sur leur faim. Et quand ce n’est pas son affabilité
qui impressionne, c’est son exceptionnel sang-froid.

Amir Weitman rapporte une anecdote qui illustre fort bien ce trait
Amir Weitman rapporte une anecdote qui illustre fort bien ce trait
de caractère.
Le matin du 11 septembre 2001, Bernie Madoff se trouve à son
bureau de Manhattan. Il reçoit le gérant des biens d’une famille
extrêmement riche qui s’apprête à traiter avec lui. Il est en
conversation avec cet homme lorsque le premier avion percute l’une
des twins towers. Lui et son visiteur se rendent dans une pièce d’où
l’on peut voir les tours. C’est un spectacle de film d’épouvante qu’ils
ont sous les yeux. L’immense construction éventrée, des étages en
flammes, des corps précipités dans le vide. « Ce n’est pas un accident,
dit simplement Madoff. C’est une attaque terroriste. Le marché va être
maintenant fermé quelques jours et rouvrira en forte baisse. » Son
interlocuteur est sidéré devant une telle réaction, si distanciée, si
froide... Et il l’est bien davantage encore lorsque, quelques minutes
plus tard, alors qu’un second appareil percute l’autre tour, Madoff
reprend : « C’est un attentat, je vous l’ai dit. L’Amérique est la cible
des terroristes. C’est sûrement Al-Qaida et Ben Laden, ces terroristes
qui ont déjà essayé de faire sauter le World Trade Center en 1993.
Cette fois-ci, ils ont réussi. »
Surprenante maîtrise de ses émotions. Et remarquable justesse
d’analyse. De quoi impressionner... De quoi aussi nourrir les
interrogations de ceux – qualifiés de conspirationnistes – qui
continuent de penser que la terrible surprise n’en était pas vraiment
une pour certains, très introduits dans les hautes sphères et disposant
d’informations ultra-confidentielles.

Madoff, homme de sang-froid donc, cultive aussi le mystère. Il se


montre et s’expose juste ce qu’il faut. Il ne parle qu’avec quelques
interlocuteurs choisis, et encore le fait-il avec parcimonie. En vingt
ans, pas un seul des financiers qu’il a rencontrés, avec lesquels il a eu
un entretien à caractère professionnel, n’a pu tirer de lui le descriptif
précis de sa méthode de placements et de gestion. Lorsque
l’escroquerie sera découverte, on comprendra la raison de tant de
mystères, mais jusqu’à cet instant, cette réserve dans la
communication contribue à façonner l’image de gourou de la finance,
de sorcier de l’investissement garanti que la rumeur et les médias
propagent à l’envi.

Le mythe repose sur une autre particularité, tout aussi ingénieuse.


L’escroc a le talent de ne jamais apparaître comme un rapace de la
finance qui s’empresserait d’accumuler les clients, de ratisser aussi
large que possible, d’attirer jusqu’à la plus petite épargne, sans
sélection ni discernement. Bien au contraire, il parvient à instiller
l’idée qu’être admis à intégrer son fonds de placement est un
privilège. Pour cela, il fait en sorte que tout le monde ne puisse y être
admis. Et, bien sûr, lui seul en décide, sur la base de critères qui lui
sont propres et qui demeurent aussi mystérieux que sa méthode.
Au début des années 2000 on le voit refuser l’entrée à tel
investisseur qui, cependant, se propose de souscrire à hauteur de cinq
millions de dollars. À ce moment-là, où l’escroquerie Madoff est à son
apogée, le cas n’est pas unique, et le plancher fixé pour être admis
dans le sérail Madoff est effectivement de cinq millions. Quelques
années plus tard, lorsque le marché montrera des signes
d’essoufflement, la barre sera fixée moins haut, à un million environ.
Cela précisé, tous les investisseurs, en particulier les personnes
physiques, ne mobilisent pas nécessairement de tels montants. Madoff
dispose d’un système de relais qui, par regroupement de souscriptions
de moindres montants, permet de franchir le seuil minimum. C’est
une des facettes du rôle des feeder funds, que l’on peut traduire par
fonds nourrissiers, et qui sont en fait des satellites, très richement
commissionnés, de l’astre Madoff. Parmi ces relais, la société conseil
en investissements Access International Advisors fondée et dirigée par
deux Français, dont Thierry Magon de La Villehuchet.
Le parcours de La Villehuchet aux côtés de Madoff s’achève en
tragédie puisqu’il se suicide dans son bureau de New York, l’avant-
veille de Noël 2008. Victime du « charme » de Bernie l’enchanteur, il
n’a jamais soupçonné que le système du magicien reposait sur une
escroquerie. La preuve en est que son propre argent, celui de sa
famille sont engloutis dans le naufrage. Notons qu’il n’aurait jamais
soupçonné non plus que les pourcentages de commissions qu’il
percevait, pourtant sans rapport avec l’usage de la profession,
pouvaient cacher quelque chose.

Cette cécité des partenaires et clients de l’escroc est d’ailleurs une


des grandes énigmes de l’affaire.
Nombre de ses « victimes » sont des hommes d’affaires aguerris,
sortis pour beaucoup de prestigieuses universités, des millionnaires et
milliardaires entourés des meilleurs conseils, des meilleurs avocats
d’affaires, ce sont aussi des banques, comme la banque suisse UBS, et
bien d’autres établissements de par le monde. Comment se fait-il que
des personnes et des institutions si bien armées, si compétentes, du
moins sur le papier, si rompues aux risques financiers n’aient rien
soupçonné en vingt années de pratique frauduleuse ?
Beaucoup de ses souscripteurs sont des relations amicales,
membres comme lui du fameux Palm Beach Country Club, dont on dit
qu’il est le plus cher club de golf du monde : l’adhésion annuelle
serait de trois cent cinquante mille dollars, somme à laquelle
s’ajouterait le même montant en dons obligatoires à des œuvres
caritatives ou à des fondations.
Ce cénacle très huppé a été créé après-guerre par des personnes
appartenant à la communauté juive de la station balnéaire de Floride,
les autres clubs étant alors purement et simplement interdits aux
Juifs ! Ironie de l’histoire, de nos jours les hyper-riches non juifs font
des pieds et des mains pour y être admis. Et cette fièvre était plus
virulente encore à l’époque où l’un des plus prestigieux adhérents
était Bernard Madoff en personne. Quelle excellente occasion, en
effet, de l’approcher enfin !
Palm Beach fait figure de réserve de milliardaires. Ils s’y
concentrent, vivent entre eux, se reçoivent, mènent une vie très
codifiée, rythmée par le golf, les sorties en yacht, les garden-parties et
les dîners de charité. On estime que près de la moitié des adhérents
du Palm Beach Country Club étaient clients chez leur cher ami Bernie.
Certains à hauteur de dizaines ou de centaines de millions de dollars.
Chez ceux-là, le choc du 11 décembre 2008 a été presque aussi
violemment ressenti que celui du 11 septembre 2001. Le monument
de confiance qu’ils avaient érigé sur le nom de leur partenaire de
green s’effondrait soudain. Mais, une fois encore, ne peut-on s’étonner
que des gens si introduits dans les milieux de la finance n’aient rien
soupçonné ? Certains côtoyaient Madoff depuis plus de vingt ans, et le
fait qu’ils n’aient jamais obtenu de lui d’informations claires, reçu la
moindre confidence d’ami à ami sur la marche de sa société, sur sa
méthode de placements, ne les aurait donc jamais alertés ?
Il y a quatre raisons à cela. La première, essentielle, décisive : tant
que la chaîne de Ponzi fonctionne, ils touchent effectivement les
rendements annoncés, de 8 à 12 % bon an mal an. Dès lors, pourquoi
se poser des questions ?

La deuxième est que l’emballage de l’arnaque est particulièrement


La deuxième est que l’emballage de l’arnaque est particulièrement
bien soigné. Chaque mois, depuis le 17e étage du Lipstick Building de
Manhattan, la vingtaine de petites mains qui y est employée adresse
par la poste un relevé de situation concocté avec soin et parfaitement
crédible en regard de l’état des marchés boursiers. Toute la
méticulosité, presque tatillonne, de Bernie s’exprime là. Les relevés
sont parfaits. Ils comportent la liste précise des titres que le
souscripteur est supposé détenir, leurs fluctuations. Du travail très
sérieux, sauf que, bien entendu, aucun de ces titres n’a été acquis par
l’escroc qui se contente de virer les fonds qui lui sont confiés sur des
comptes à la JP Morgan Chase Bank.
La troisième raison tient évidemment à l’aura que Madoff a su
créer autour de sa personne. Une aura qui repose, en partie, sur des
bases concrètes, comme son rôle déterminant dans la création et la
direction du Nasdaq, comme également le louable travail de la
fondation qu’il anime et dirige avec Ruth, son épouse. Bernie a ceci
d’exceptionnel qu’il adopte un comportement qui est à l’opposé de
celui des escrocs ordinaires, volontiers flambeurs et flamboyants, se
fourvoyant dans l’ostentation et le clinquant. Madoff, janséniste de
l’arnaque, se fait au contraire humble, lisse, presque terne.
Tout est relatif, certes, et pour l’homme de la rue, son mode de vie
est celui d’un riche, mais dans le microcosme qui est le sien, il
apparaît comme extrêmement « raisonnable » dans l’usage qu’il fait de
l’argent. La clef est dans ce mot : « raisonnable ». Les rendements qu’il
propose, à travers des placements qu’il qualifie de « conservateurs »,
c’est-à-dire rien moins qu’aventureux, sont présentés comme
« raisonnables ». Tout est à l’avenant. On ne lui connaît pas de
passion, pas d’extravagance, sa vie conjugale est, au moins en
apparence, d’une parfaite rectitude. Le flou qu’il sait si bien entretenir
sur sa méthode est interprété comme de la prudence, le souci d’un
gourou, d’un génie de ne pas divulguer le secret de son art. En tout,
décidément, il se montre « raisonnable ». Alors on admire et on
respecte.
La quatrième raison est le brio avec lequel Bernie sait utiliser deux
travers humains très répandus et fort puissants : la cupidité et la
vanité. La cupidité : en avoir toujours plus. Il ne suffit pas d’être
milliardaire, il faut l’être encore davantage. La vanité : Bernie a réussi
à faire en sorte qu’être admis à se faire plumer par lui était comme se
voir honoré d’une sorte de Légion d’honneur de la finance. Nous
l’avons dit, on l’a vu refuser – cela par un simple message laissé sur
un répondeur téléphonique – une offre de souscription de cinq
millions de dollars. Sans véritable justification. Un refus qui
s’apparente à une forme de fait du prince. Pourquoi ne se le
permettrait-il pas, lui, le roi de la finance, l’empereur du placement
« conservateur » ? Alors, aux yeux de beaucoup, être « chez Madoff »,
« chez Bernie », est non seulement le meilleur placement pour ses
dollars, mais aussi pour son ego.
Comment n’accorderait-on pas confiance à un homme qui
concentre sur sa personne tant d’atouts, tant de qualités,
professionnelles et humaines ?

Le mirage ne trompe pas que les investisseurs. Il égare aussi les


experts de la SEC, l’organisme de contrôle des activités de bourse. La
Bernard L. Madoff Investment Securities est soumise aux mêmes
vérifications que les autres entreprises du secteur. Comme il est de
pratique courante, elle est contrôlée par la SEC huit fois en onze ans.
Jamais de réel dysfonctionnement n’a été identifié, et même s’il est
arrivé une fois que l’escroc ait été pris en flagrant délit de
contradiction dans certaines de ses explications, les agents de la SEC
n’iront pas plus loin. Pour cette institution aussi, la société
d’investissement Madoff est un temple dont Bernie serait le grand
prêtre, l’un et l’autre à la fois irréprochables et intouchables. Pour une
part non négligeable, la foi aveugle en ce personnage ressortit à
l’irrationnel.
Lorsque, après le procès de l’escroc, les responsables de la SEC
sont entendus par le Congrès des États-Unis et que le représentant
démocrate Gary Ackermann les met littéralement sur le gril, avec une
virulence assez stupéfiante d’ailleurs, ils ne savent que rétorquer, ils
ânonnent des explications puériles, tentent de se réfugier derrière des
généralités. « Qu’avez-vous fait pour que cela n’arrive pas ? Comment
avez-vous pu ne pas voir, ne pas savoir ? », tonne Ackermann, hors de
lui. Les réponses ne viennent pas, ou désarmantes. « Nous ne pouvons
vous dire que ce que nous faisons en général ; nous ne pouvons que
décrire le processus de contrôle en usage. » Rien de plus.

Pourtant des signaux d’alerte ont été lancés. Dès 1999, un


professionnel de l’activité boursière, Harry Markopolos, est convaincu
que le système Madoff est une imposture : « Le plus grand hedge fund
du monde est une escroquerie », affirme-t-il. En 2005, au terme d’une
longue enquête, il l’écrit noir sur blanc dans un rapport qu’il
communique à la SEC.
Si ses investigations ont été longues, en revanche, selon lui,
découvrir que Madoff était un escroc ne prit que cinq minutes. Amené
à étudier ses performances pour éventuellement les dupliquer au
profit de la société de Boston pour laquelle il travaille, la Rampart
Investment Management Co., il débusque très vite l’arnaque.
La constance et la régularité des rendements promis et tenus par
Madoff attirent son attention. Les fluctuations habituelles du marché,
les baisses n’affectent presque jamais ses résultats. Dans un monde où
tout fonctionne en pics et en creux, lui maintient une ligne droite,
plutôt ascendante. Pour Markopolos, cette régularité est la marque
d’une escroquerie. Son diagnostic est immédiat : soit cela repose sur
le Front running, soit il s’agit d’une chaîne de Ponzi de grande
envergure.
Au gré de ses investigations, il relève vingt-neuf points critiques,
dont six lui semblent ne laisser aucun doute sur l’organisation
frauduleuse du fonds Madoff.
Nous l’avons vu, en 2005, il transmet à la SEC un rapport
circonstancié, point par point. Que se passe-t-il alors ? Rien.
Les experts de l’organisme de régulation et de contrôle restent
inertes. Ils se reposent sur les vérifications périodiques de leurs
services et sur l’audit annuel qui leur est transmis. Un audit qui est
établi, chaque année donc, par un cabinet spécialisé dont on découvre
in fine qu’il n’est composé que de trois personnes, dont un seul
expert-comptable actif ! Cette disproportion entre, d’une part le « plus
grand hedge fund du monde » et la modicité de la structure
produisant les audits d’authentification des comptes n’a jamais suscité
non plus le moindre étonnement de la part de la SEC. Pourtant, dès
2001, des publications spécialisées comme Mar Hedge, ou encore
Barron’s se posent des questions sur le fonctionnement du fonds
Madoff, émettent des réserves. Feutrées encore, mais qui auraient pu
éveiller les soupçons, sinon les consciences

Une fois l’escroquerie avouée et révélée à la terre entière, la presse


américaine publie une pléthore d’articles dont le thème est « Tout le
monde savait ». « Tout le monde », c’est beaucoup, mais il est évident
que quelques-uns « savaient ». Et depuis longtemps.

Franck Di Pascali, entré au service de Bernie à dix-huit ans et qui


a été trente-trois ans son bras droit, déclare devant le tribunal fédéral
Franck Di Pascali, entré au service de Bernie à dix-huit ans et qui
a été trente-trois ans son bras droit, déclare devant le tribunal fédéral
de Manhattan : « J’ai aidé Bernard Madoff et d’autres personnes à
réaliser une fraude (...) Bernard Madoff savait que je savais et que
d’autres personnes savaient. » Il reconnaît en outre avoir menti « sous
serment à la SEC à la demande de Madoff ». Inculpé et encourant une
peine de prison de cent vingt-cinq ans, il a accepté de collaborer avec
la justice et négocié une libération conditionnelle.
Parmi ceux qui « savaient », la justice a retenu notamment Peter,
le frère de Bernie, condamné à dix ans de réclusion, la JP Morgan
Chase, la banque où Madoff remettait l’argent des investisseurs. Le
tribunal a estimé qu’elle ne pouvait ignorer la fraude compte tenu de
la nature des mouvements sur les différents comptes. La banque
obtient de pouvoir négocier. Elle verse 1, 7 milliard de dollars pour
échapper aux poursuites, somme qui s’ajoute aux 6, 4 milliards que le
liquidateur Irving Picard lui réclame.

La presse s’est également précipitée à la recherche des victimes de


l’escroc du siècle. Moisson fructueuse du point de vue médiatique car
le casting est de qualité : Spielberg y côtoie Elie Wiesel, et, selon la
rumeur, Liliane Bettencourt ou Bernard Arnault. Le nom d’autres
personnalités très connues circule, mais sans preuve formelle qu’elles
aient investi chez le gourou de Wall Street. Discrétion oblige...
Cela dit, dans cette affaire, il y a victimes et victimes. Certaines
ont effectivement été ruinées, ou durement spoliées, mais d’autres
n’ont, en fait, beaucoup perdu qu’après avoir beaucoup gagné.
Pendant des années, ces fausses-vraies victimes ont bel et bien touché
les 8 ou 10 % de rendement promis. Les grands perdants sont à
chercher parmi les derniers arrivés dans la chaîne de Ponzi, ceux qui,
investissant en 2007 et 2008, n’ont bénéficié d’aucun retour sur leur
mise de fonds.
Irving Picard, le liquidateur, réclame donc la restitution de ces
profits, finalement illicites puisque le fruit d’une escroquerie. Le
montant de ces restitutions fait bien sûr l’objet de tractations. Il
s’élève à 6, 4 milliards de dollars pour la JP Morgan Chase, nous
l’avons vu, 7, 2 milliards pour la succession du fonds Jeffrey Picower,
six cent vingt-cinq millions pour le nonagénaire Carl Shapiro, neuf
milliards pour la banque de Hong-Kong HSBC, quatre cents millions
pour BNP-Paribas, cinq cents millions pour la banque suisse UBS,
deux millions de dollars pour chacune des fondations Madoff, le père
et les deux fils ayant chacun la leur, quarante-cinq millions (sur les
quatre-vingt-dix demandés par Picard) pour l’association à but non
lucratif des femmes sionistes Hadassa, etc.
Hors États-Unis, les banques ont remboursé environ quinze
milliards de dollars à sept cent vingt mille investisseurs recensés.

Mais il y a de vraies victimes. Parmi celles-ci, une veuve de


quarante-quatre ans, mère de quatre enfants. Son mari, décédé jeune,
lui laisse deux millions de dollars. Avant de mourir, il lui conseille de
placer cet argent chez le magicien Madoff, ce bon oncle Bernie. Chose
rare, elle parvient à le rencontrer en personne. Elle lui expose sa
situation. Alors qu’il sait pertinemment qu’il va la voler, il accepte ses
deux millions, lui à qui il aurait été si facile de l’orienter ailleurs avec
l’argument qu’on n’entre pas dans son fonds à moins de cinq
millions ! Il n’en fait rien, empoche, et ruine cette veuve. Avec cet
exemple, nous sommes devant le comportement d’un prédateur à sang
froid, incapable d’empathie vraie. Le masque du Bernie l’affable, le
courtois, le gentil, l’humain ne résiste pas. Le magazine Conde Nast
Portfolio rapporte qu’Elie Wiesel dit de lui qu’il « est simplement un
escroc, un voleur, un vaurien ». Wiesel stigmatise « l’inhumanité de
cet homme qui croyait pouvoir priver les gens de leurs moyens
d’existence ». Et d’ajouter : « Une fois qu’on entre dans le mal, ce n’est
pas statique, c’est dynamique. On entre dedans toujours plus loin. Au
début c’était une petite chose. Il a essayé de tromper une banque ou
quelque chose comme cela, et ensuite c’est allé plus loin. Il a escroqué
des milliers et des milliers de personnes (...) Cet homme n’est pas
simplement un menteur et un escroc mais plus que cela, bien plus que
cela ! »

Plus que cela en effet, cet homme qui, en 1990, au faîte de la


reconnaissance professionnelle, au zénith de sa carrière, bascule dans
une spirale dont il ne peut ignorer qu’elle le conduira à sa perte. À
quels ressorts psychologiques profonds une telle ambivalence obéit-
elle ? D’un côté la pleine lumière de la réussite, de l’autre le choix
délibéré d’aller se fourvoyer dans les méandres inavouables d’une
combine éculée dont tout financier, si peu avisé soit-il, sait qu’elle se
termine toujours mal. Quand il se lance dans cette aventure, Madoff
croit-il lui-même vraiment que, comme il le déclare au juge en 2009,
cette pratique doit être provisoire, qu’il est en mesure d’y mettre fin à
sa guise ? Comment peut-il feindre d’oublier que la chaîne de Ponzi
est, par sa nature même, un engrenage diabolique dont on ne sort
pas ?
Il s’enferme dans un piège où il entraîne, sans état d’âme, non
seulement de parfaits étrangers, mais aussi des proches, des amis, des
personnes qui lui sont dévouées, certaines depuis des décennies.
Le cheminement est étrange. Il peut ressembler à une marche
quasi délibérée vers un suicide social dont la motivation la plus forte,
la plus agissante, serait la volupté de détruire. Dans une société où
l’argent est aussi sacralisé que le sang, où Dieu est sur les billets de
banque, le crime de dollars peut être regardé comme un avatar du
crime de sang. Dans cette optique, Madoff serait une variante du
serial killer, un prédateur narcissique et implacable. Les mots qu’il
prononce devant le juge sont, de ce point de vue, éclairants : « Je suis
heureux de pouvoir enfin… » Heureux de se montrer « enfin » au
grand jour, de livrer au monde entier sa vérité cachée de génial
criminel ?

De sa cellule, dans une lettre adressée à sa belle-fille, la veuve de


son fils Mark, suicidé quelques mois plus tôt, il ose dire à quel point il
se sent bien en prison où, détenus et surveillants le traitent avec
considération, comme « un parrain de la mafia », précise-t-il. Il
savoure la gloire d’être reconnu et célébré pour ce qu’il est vraiment.
Sa belle-fille, mère de deux enfants, dira la nausée qui l’a submergée à
la lecture de ces lignes pitoyables.
Lorsqu’il écrit cette lettre, il purge sa peine à la maison d’arrêt de
Butner, en Caroline du Nord, dans une cellule de 5, 5 m2. Son job
consiste à tenir propres les écrans d’ordinateurs et les téléphones. Il
touche pour cela environ quarante dollars par mois. De quoi
apprendre la vraie valeur de l’argent.
De sa prison, il communique. Il donne, entre autres, une longue
interview par téléphone à CBS. Avec un certain cynisme jubilatoire, il
y établit un parallèle entre le fonctionnement financier de l’État et la
pratique frauduleuse de la chaîne de Ponzi. Comme, par exemple,
pour certains pays, les dispositifs de retraite par répartitions. Cette
fois, c’est en vrai expert de la chose qu’il s’exprime. Ce qui, pour
nous, en France, n’est guère rassurant.
Les faux vrais tableaux de Wolfgang
Beltracchi

Ils sont en quelque sorte les Bonnie and Clyde de l’arnaque aux
faux chefs-d’œuvre. Entre eux, une complicité sans faille que paraît
embellir une longue histoire d’amour. Ils se marient en 1992. Il a
alors quarante et un ans, elle trente-quatre.
Il se nomme Wolfgang Fischer. Elle, Hélène Beltracchi.
Wolfgang naît en 1951 à Höxter, agréable petite ville de la
province de Westphalie-Lippe, sur les bords de la Weser, et passe son
enfance à Gelsenkirchen, non loin de Dortmund. Il est le dernier de
cinq enfants. Milieu modeste. Le père se veut artiste peintre. Il gagne
chichement sa vie en restaurant des tableaux, tandis que la mère
s’occupe de la maison et des enfants. L’atmosphère familiale est donc
plutôt artistique et bohème. Très tôt, Wolfgang manifeste des
dispositions pour le dessin et la peinture. Il apprend la technique en
regardant son père reconstituer laborieusement les toiles
endommagées par le temps ou la guerre. Les stigmates de la chute du
nazisme sont encore omniprésents, dans les œuvres picturales comme
ailleurs. Peu à peu, l’enfant prend sa part dans le travail paternel.
C’est dans la peinture de personnages et la reconstitution de fresques
qu’il se montre le plus adroit. Par ailleurs, le père, qui n’oublie pas sa
vocation d’artiste, de créateur, occupe une partie de son temps à
copier les chefs-d’œuvre des grands maîtres. Il lui arrive d’en vendre,
non pas en faussaire, mais en copiste, les toiles qu’il réalise étant
clairement identifiées comme des reproductions.
Un jour, il lance un défi à son fils : reproduire un Picasso. Il lui
soumet une photo de La Mère et l’enfant au fichu. Délai imposé, une
semaine. Le garçon s’y met, par jeu. Le résultat est au-delà de ce que
pouvait imaginer le père, et il n’aura fallu que quelques heures à
Wolfgang pour réaliser cette sorte de prodige. Le père, sidéré, restera
quelque temps sans toucher un pinceau. C’est du moins ce que
Wolfgang raconte aujourd’hui.
Les années passent. Adolescent insouciant, indiscipliné et
fantasque, à dix-sept ans, après de nombreuses alertes, le jeune
Fischer est renvoyé du lycée. La version qu’il donne de cette sanction
dit assez son caractère et ses centres d’intérêt. Selon lui, il se voit
exclure de l’établissement parce que, certains soirs, il fait office de
serveur dans un night-club où les filles ne cantonnent pas leur
prestation au seul strip-tease. Le coup de grâce tombe lorsqu’il
surprend un de ses professeurs en fâcheuse posture dans un des
cabinets discrets de cette boîte. Il semblerait que le garçon ait eu
aussi la légèreté de revendre sous le manteau des revues porno à ses
condisciples.
L’année suivante, il intègre l’école des arts appliqués d’Aix-la-
Chapelle. Là encore, il préfère les cafés et la vie nocturne à
l’enseignement des professeurs. Il mène une vie de bohème, gagnant
un peu d’argent en fourguant ici ou là ce qui n’est pas encore des faux
mais commence à y ressembler. Disons qu’il bricole. Il récupère de
vieux tableaux sans valeur, les rajeunit et les vend à la sauvette ou
aux marchés aux puces. Il raconte aussi qu’il passe certaines nuits,
selon l’humeur du moment, à copier Derain et d’autres grands
peintres. Mais pas de Picasso. Celui qu’il a contrefait à l’incitation de
son père sera, de son propre aveu, malgré la facilité de l’exécution et
l’excellence du résultat, le seul faux du maître espagnol qu’il
s’autorisera dans toute sa carrière. Peut-être redoute-t-il que l’état de
grâce, la magie de cette « première fois » ne soient plus au rendez-
vous ? Plus prosaïquement, sans doute s’abstient-il aussi parce que le
peintre et son œuvre sont trop connus des professionnels du marché
et des amateurs d’art pour laisser la moindre place à l’exploitation de
faux.
Wolfgang Fischer a vingt ans dans les années 1970. La mode est
aux cheveux longs, à la marginalité baba cool et aux substances
planantes. Il s’y adonne sans mesure. Haschich, LSD surtout. Il
avouera avoir beaucoup consommé, avant de cesser définitivement en
1985. Il vit un moment à Amsterdam, alors centre névralgique du
mouvement hippie européen, habite une péniche, hante les lieux
sulfureux et continue à jouer du pinceau en dilettante doué. Puis, il
semble que, revenu en Allemagne, il ait ouvert avec un associé une
modeste galerie à Aix-la-Chapelle où, prétendra-t-il plus tard, il aurait
eu le bonheur de vendre très correctement quelques œuvres
personnelles, signées de son vrai nom.
Un temps, il quitte le monde de la peinture pour celui du cinéma.
Vaguement scénariste et touchant un peu au montage. C’est à cette
période et dans ce milieu qu’il rencontre Hélène Beltracchi. La jeune
femme, après un parcours également sinueux, est alors assistante de
production dans une société de films publicitaires. Elle confesse être
tombée très vite sous le charme de ce beau garçon aux cheveux
blonds mi-longs, au regard espiègle, si prompt à pimenter le quotidien
de belles histoires qui doivent davantage à l’imagination qu’à la
vérité. Dans une interview publiée par le magazine Der Spiegel, elle
confie avoir appris une semaine seulement après leur rencontre que
Wolfgang peignait des faux et les vendait. « Cela avait l’air
complètement fou. Ça m’a impressionnée, et ça m’impressionne
toujours qu’il soit capable de faire un meilleur Max Ernst que Max
Ernst lui-même. Ce qui n’empêche pas de se demander : qui c’est ce
type ? Mais une fois qu’on est tombée amoureuse, une fois qu’on sait
que c’est le bon, on s’accommode. Rencontrer un dentiste, oui ça,
ç’aurait été terrible ! »
Hélène, comme Wolfgang, est issue d’une famille modeste. Elle a
cinq frères et sœurs. L’une d’elles, Jeannette, tiendra d’ailleurs un
petit rôle dans la joyeuse comédie des faux tableaux. Ils se marient, et
assez bizarrement, ce n’est pas Hélène qui prend le patronyme de son
mari, mais Wolfgang. Il remplace le sien par celui de son épouse. Les
raisons de ce choix restent floues. Il se peut que, d’ores et déjà
compromis sous le nom de Fischer dans le négoce d’œuvres
douteuses, il ait cherché par là à se reconstituer une sorte de virginité.
Ou bien l’italianisation de son identité, mieux en conformité d’ailleurs
avec sa personnalité, plus latine que germanique, lui aura-t-elle
semblé devoir s’imposer ? Ou encore, plus ou moins consciemment,
aura-t-il cherché à créer une certaine distance entre lui-même et le
passé nazi de l’Allemagne, passé qui, nous le verrons, tiendra
cependant une place non négligeable – et non totalement innocente –
dans le scénario de ses plus belles arnaques ?
Bien que la période hippie soit loin derrière le couple, au milieu
des années 1990 Wolfgang et Hélène partent pour un périple de
plusieurs mois en camping-car. Leur enfant, une petite fille, est de
cette escapade qui les conduit, semble-t-il, jusqu’en Thaïlande.
Voyage de pur agrément, ou parenthèse opportune au moment où des
histoires de toiles trafiquées vieilles de dix ou quinze ans reviennent
plus ou moins à la surface ? Malgré les enquêtes et le procès à venir,
ce point aussi reste assez flou.

Néanmoins, il est établi que la véritable entreprise de vente de


faux tableaux de maîtres imaginée et conduite par le couple
Beltracchi a pris son essor très tôt après leur rencontre, dès 1992
vraisemblablement. Établi aussi le fait que la prospérité ne s’est guère
fait attendre. Mis à part le trompe-l’œil du séjour en camping-car, le
train de vie des Beltracchi devient, en quelques mois seulement, très
enviable. Puis, quasi princier au bout de peu d’années.
Réussite fulgurante. En 1999, le couple fait l’acquisition d’un très
beau domaine en France, Les Rivettes, à Mèze, sur les bords de l’étang
de Thau, dans l’Hérault. Ils y investissent des sommes énormes en
aménagements fastueux, et parfois fantaisistes. Une chapelle
funéraire, par exemple. Pour le parc, rien n’est trop beau. On fait
venir d’Espagne des oliviers adultes que l’on transplante 1.
Humour volontaire ou non, le couple prétend avoir financé
l’acquisition du domaine par la vente en Allemagne d’une affaire de
« restauration ». De la brasserie à l’art pictural, le terme de
restauration n’a-t-il pas cours, en effet ? Wolfgang dit aussi avoir
bénéficié de quelques jolis coups de bourse. Il roule en Jaguar et joue
les mécènes, achetant des toiles à des peintres locaux pour les
encourager dans leur art. Il achète aussi les terres à vignes autour du
domaine. Près de trente hectares au total dont il met l’exploitation en
fermage. Jusqu’en 2005, Les Rivettes sont la résidence presque
exclusive des Beltracchi. Lorsqu’ils n’y sont pas, ils sont en
villégiature dans des palaces ou tels autres endroits de rêve. Un
voisin, qui fréquenta un temps le couple, rapportera que Wolfgang
faisait de fréquents voyages à Andorre au volant de sa Jaguar.
L’enquête découvrira un écheveau de domiciliations bancaires plus ou
moins exotiques, dont la discrète principauté est un des points
névralgiques. Les policiers du LKA 2 de Berlin relèvent ainsi l’existence
de plusieurs dizaines de comptes dans divers pays réputés pour leur
discrétion bancaire, et au moins une société fictive basée à Panama.
Cette année 2005, les Fischer-Beltracchi, qui sont au sommet de
leur art, si l’on peut ainsi s’exprimer, acquièrent un bien immobilier à
Fribourg dont ils font une sorte de palais délirant au prix de cinq
millions d’euros de travaux. Plus de quatre cent cinquante mètres
carrés habitables sur cinq niveaux, comprenant notamment une vaste
piscine intérieure chauffée d’où, par de grandes baies chauffées elles
aussi pour éviter la buée, l’on domine la ville. Cet espace aquatique a
coûté à lui seul sept cent mille euros. Le tout est à l’avenant.
À plusieurs reprises, Wolfgang déclarera que l’argent « ne
l’intéresse pas ». Les enquêteurs interpréteront cela comme un
grossier mensonge, une posture hypocrite. En fait, Wolfgang et
Hélène sont moins fascinés par l’argent que par le luxe, dont l’argent
n’est que l’indispensable vecteur. Quand Wolfgang investit en bourse,
c’est en joueur, en flambeur qu’il le fait, non en spéculateur.
D’ailleurs, il semble qu’il s’amuse de tout. Par exemple, lorsqu’il
évoque l’opération de chirurgie esthétique qu’il s’est offerte afin de
gommer des poches sous les yeux qu’il trouvait disgracieuses, il rit de
bonne grâce pour confesser que même ses amis les plus proches n’ont
rien remarqué du changement.

Durant environ vingt ans, peut-être même davantage, des sommes


folles passent entre les mains des époux. Un pactole qui paraît devoir
s’écouler sans fin, tant leur système est bien ficelé...

Si leur arnaque a pu durer aussi longtemps, et abuser tant de


monde, l’explication est à chercher davantage dans la grande astuce
Si leur arnaque a pu durer aussi longtemps, et abuser tant de
monde, l’explication est à chercher davantage dans la grande astuce
du scénario que dans l’éventuel génie artistique de Wolfgang.
Avec intelligence, le couple va notamment exploiter les ombres
mêmes de l’histoire de son pays, l’Allemagne. Là, réside la singularité
majeure de l’affaire. D’ordinaire, les faussaires, quelque habiles qu’ils
soient, font reposer leur entourloupe sur l’œuvre copiée, la qualité de
la contrefaçon, sans aller beaucoup plus loin. Les Beltracchi, eux,
enrichissent l’œuvre falsifiée d’un contexte historique totalement
inventé mais qui, par sa vraisemblance et sa charge émotionnelle,
devient la caution première de son authenticité. Maints experts, non
des moindres, tomberont dans le piège de cette géniale manipulation.
Géniale, en effet, parce que les toiles nées sous le pinceau de
Wolfgang Fischer-Beltracchi ne sont pas de banals faux tableaux, ce
sont de faux vrais tableaux ! Tout au moins pour les plus
emblématiques de l’affaire. La belle astuce est là.

À l’avènement d’Hitler et du nazisme, tout ce qui ressortit à l’art


moderne est condamné comme étant l’expression d’un « art
dégénéré » visant à avilir l’esprit et la sensibilité du peuple aryen qui
doit désormais n’accorder d’attention qu’à des productions officielles,
estampillées « art héroïque ». Pour Hitler et les nazis, « l’art
dégénéré » est une des manifestations du vaste complot antiallemand
ourdi par les Juifs, les bolcheviques, les francs-maçons, etc. Dans un
premier temps, seuls les arts plastiques sont visés. Viendront ensuite
la littérature, le cinéma, la musique. Les créateurs juifs sont
évidemment en première ligne. Leurs œuvres sont saisies, soustraites
au regard du public. Des galeries, tenues par des Juifs ou présentant
des productions relevant de l’art moderne, sont fermées, leurs
propriétaires chassés. Nombre d’artistes s’expatrient, d’autres tentent
de se faire oublier, quelques-uns paraissent se plier à la norme tout en
essayant de poursuivre clandestinement leur œuvre véritable.
Lorsque l’Allemagne sort enfin de ce long obscurantisme, il se
révèle très difficile, voire impossible, de déterminer ce qu’il a pu
advenir de milliers de tableaux et de sculptures. Ont-ils été détruits,
cachés, volés, détournés ? Interrogations alors sans réponses. D’autant
que leurs auteurs, souvent, ne sont plus de ce monde. C’est dans ce
vide que Wolfgang et Hélène Beltracchi vont s’engouffrer car, si les
tableaux eux-mêmes sont introuvables, il reste les catalogues
raisonnés où ils sont répertoriés, des documents d’expositions, des
listes établies par les artistes eux-mêmes ou leurs marchands dans les
années qui ont précédé l’éclipse nazie. Wolfgang et Hélène explorent
ces archives à la recherche de tableaux dont il ne reste donc plus que
le titre et qui sont réputés disparus. À partir de ces données, Wolfgang
se met au travail pour, en quelque sorte, ressusciter l’œuvre.
Lorsque le faux vrai tableau réapparaît sur le marché, après tant
d’années, que font les experts ? Ils se reportent aux mêmes documents
que Wolfgang a utilisés pour ses recherches : anciens catalogues
d’exposition, listes d’artistes, etc. Ils y trouvent évidemment la
référence du tableau en question, ce qui constitue à leurs yeux un
premier élément plaidant en faveur de son authenticité.
Ainsi, selon Wolfgang, un faussaire « ne doit pas seulement savoir
peindre (...) il doit être aussi le meilleur des experts de l’artiste qu’il
veut copier 3 ». Notre homme aurait pu ajouter qu’il doit être aussi
« le meilleur des experts » du marché de l’art, de la vie des galeries,
des mérites et des insuffisances des spécialistes et, plus généralement,
un connaisseur tout aussi affirmé des travers tellement humains que
sont la cupidité et la vanité. Force est de constater que ces domaines
d’excellence, Wolfgang et Hélène Beltracchi les ont cultivés avec
bonheur. Et d’ailleurs, avec tout autant de délectation.
Une fois que le tableau manquant existe de nouveau par la magie
de l’illusionniste Wolfgang, il reste à lui accoler un historique
convaincant. L’exemple des faux Max Ernst est une bonne illustration
de la méthode employée.
À la lecture d’archives de la revue Der Querschnitt, ils découvrent
qu’une exposition de tableaux de Max Ernst a été présentée à
Düsseldorf en 1929 chez Alfred Flechtheim, galeriste réputé d’avant-
guerre et éditeur de ladite revue. Poursuivant leurs investigations, les
Beltracchi constatent que certains de ces tableaux n’ont jamais été
revus pas la suite. Une aubaine pour le couple ! D’autant que l’histoire
même de Flechtheim et de sa galerie est là pour enjoliver le scénario.
En mai 1933, Alfred Flechtheim, qui présente aux yeux des nazis
la double tare de promouvoir l’art moderne et d’être juif, quitte
l’Allemagne pour la Suisse, puis Paris et Londres où il s’installe. Il
meurt en mars 1937 des suites d’une intervention chirurgicale 4. Il a
tout juste cinquante-sept ans.
Quittant le Reich quatre ans plus tôt, il laisse derrière lui un
nombre important de tableaux, tant du stock de sa galerie que de sa
collection personnelle. Ce sont des Picasso, des Braque, des
Kandinsky, des Van Gogh... Avant lui, dès janvier 1933, un de ses
artistes a précipitamment fui l’Allemagne nazie, George Grosz,
stigmatisé par le nouveau pouvoir comme « l’un des pires
représentants de l’art dégénéré, qui se comporte en ennemi de
l’Allemagne ». Son atelier berlinois a été saccagé par les nervis
d’Hitler. Plus de soixante-dix tableaux, et un nombre plus important
encore de documents graphiques, ont disparu qui n’ont jamais été
retrouvés. Réfugié à New York, George Grosz est anéanti lorsqu’il
apprend qu’on a détruit son travail de tant d’années. Il sombre dans
l’alcool. Ses œuvres rescapées, celles laissées par Flechtheim et qui
n’auraient pas été détruites, ou subtilisées par tel ou tel dignitaire
nazi, sont discrètement dispersées chez différents marchands d’art
étrangers, et l’on ignore le plus souvent ce qu’elles sont devenues.
Parmi ces tableaux répertoriés « manquants » du fonds
Flechtheim, les Beltracchi jettent donc leur dévolu prioritairement sur
des Max Ernst. Or, Wolfgang a pour règle de conduite de ne mettre
sur le marché que des œuvres, des reconstitutions qu’il a réussi à faire
authentifier par un expert, spécialiste de l’artiste en question. La
précaution est audacieuse, certes, mais c’est bien parce que le
faussaire s’y est astreint que son arnaque a pu durer aussi longtemps.
Hélène entre véritablement en scène à ce stade de la
manipulation. Deux autres personnes tiennent un rôle identique. Sa
propre sœur, Jeanne, qui officie épisodiquement, et un certain Otto
Schulte-Kellinghauss. Celui-ci présente le grand intérêt d’avoir une
apparence de respectabilité en parfait contraste avec ce qu’il est en
réalité. Il fait sérieux, comme l’on dit. Un sérieux de notaire ou de
notable. Ne le surnomme-t-on pas comte Otto ? Cela est un atout dans
ce genre de scénario. Touche-à-tout sans grande envergure, il fait la
connaissance de Wolfgang dans un bistrot de Krefeld. Fils de
boulanger, il se détourne de sa formation de technicien de laboratoire
dans l’industrie chimique 5 pour occuper divers emplois de
noctambule – gérant de boîte et d’hôtel, DJ, serveur. Il se fait aussi
agent d’artistes de rue, puis il se voudra producteur de musiciens à
Ibiza après avoir eu la généreuse initiative de soutenir des créateurs
contemporains en créant une sorte de collectif d’artistes. Par ailleurs,
il sera un temps commercial dans une firme de matériel pour la taille
de diamants. Mais ce ne sont pas ces activités brouillonnes et
aléatoires qui lui procurent de quoi mener la vie d’insouciance qui est
la sienne. L’argent lui vient plutôt de son rôle aux côtés des
Beltracchi.

Tout comme Hélène, il a pour mission de prendre contact avec les


Tout comme Hélène, il a pour mission de prendre contact avec les
experts, de leur soumettre les œuvres contrefaites afin d’obtenir le
sésame, l’authentification qui ouvrira l’accès au marché. Et au
pactole.
Le texte de la pièce qu’Hélène et Otto ont à jouer est parfaitement
rodé, qui obéit aux mêmes critères que les tableaux eux-mêmes, un
mélange entre invention et vérité. Pour expliquer que ces toiles de
maîtres sont en leur possession, ils prétendent les détenir de leurs
grands-pères qui les auraient acquises avant-guerre et conservées en
toute discrétion pendant l’ère nazie avant de les leur léguer en
héritage. Hélène présente ainsi les faux de Wolfgang comme étant
issus de la collection Werner Jägers, son grand-père bien réel, mais
qui n’a jamais collectionné le moindre tableau et dont, bien sûr,
personne, sur le marché de l’art, n’a jamais entendu parler. La
vigilance des experts, des spécialistes, des marchands n’est pas
éveillée pour autant. Mieux encore, lorsque dans les années 1990-
2000 ils ont affaire à cette jeune femme alors âgée d’à peine quarante
ans, pas un ne se posera la question de l’âge que pouvait avoir son
grand-père quand, en 1920, prétend-elle, il a commencé à constituer
sa collection. Né en 1912, le cher homme n’avait alors que huit ans.
Le Mozart de la collectionnite, en quelque sorte.
Le grand-père d’Otto Schulte-Kellinghauss se nomme, lui, Wilhelm
Knops. Tailleur enchaîné à sa table de couture du matin au soir tous
les jours de la semaine, il n’a, tout comme Jägers, jamais acquis la
moindre estampe.
Pourtant, c’est de sa prétendue collection que sont censés être
issus les Max Ernst que le comte Otto présente au jugement du grand
expert du peintre, Werner Spies. Spies est une sommité dans le monde
de l’art. En 1997-2000, il a dirigé le Musée national d’art moderne au
Centre Pompidou. Ses avis font autorité, singulièrement sur Max Ernst
dont il est un spécialiste incontesté et qu’il a côtoyé, accompagnant
les dix dernières années de sa vie. Max Ernst est mort en avril 1976, à
Paris.

Un samedi matin du printemps 1999, une entrevue a lieu entre


Spies et Otto à la galerie Brusberg de Berlin. Otto a sollicité cette
rencontre par courrier quelques semaines plus tôt : « J’ai en ma
possession un tableau de Max Ernst provenant de la collection de mon
grand-père qui était un ami d’Alfred Flechtheim », écrit-il. Il joint une
photo du tableau. Intitulé La Forêt celui-ci est supposé avoir été peint
en 1926. Il n’en faut pas davantage pour exciter la curiosité de
l’expert. Pour lui, la toile peut fort bien être une de celles qui n’ont
pas pu être récupérées après l’exposition de 1929 chez ce même
Flechtheim. Sur le plan historique la présentation d’Otto Schulte-
Kellinghauss se tient.
Werner Spies examine le tableau, conclut qu’il s’agit bien d’un
Max Ernst.
Deux années plus tard, en septembre 2001, La Forêt est acheté par
un marchand d’art new-yorkais deux millions trois cent vingt-cinq
mille dollars. Pour couronner l’affaire, il sera accroché tout le
printemps 2005 aux cimaises du prestigieux Metropolitan Museum of
New York lors d’un hommage à Ernst.
Ce premier succès ouvre une voie royale à Beltracchi. Quelque
temps après la fructueuse vente de La Forêt au marchand new-yorkais,
lors d’une rencontre dans une célèbre galerie parisienne que dirige un
ancien directeur de Sotheby’s France, Otto présente à Spies deux
autres toiles, La Mer et La Horde. Une nouvelle fois, l’expert décrète
qu’il s’agit bien d’œuvres peintes par Ernst lui-même. Le faussaire
Beltracchi triomphe. Ces deux toiles seront le clou de prestigieuses
expositions internationales. Suite logique, La Horde sera mise en vente
en juin 2006 chez Christie’s pour environ trois millions d’euros... Et
Spies donnera par la suite sa bénédiction à d’autres faux Ernst de la
prétendue collection de Wilhelm Knops, le grand-père d’Otto.
Là encore, pas un instant, l’expert lui-même, les marchands d’art,
les spécialistes et directeurs des temples du marché que sont
Sotheby’s, Christie’s, ou encore Lempertz, ne songeront à s’étonner
que personne, en trois ou quatre décennies, n’ait jamais entendu
parler de cet autre grand-père détenteur de tant de pépites et qui,
modeste et besogneux artisan tailleur de Krefeld, aurait eu les
moyens, et la finesse de goût, d’acquérir de telles œuvres !
Il est vrai que Beltracchi ne néglige aucun détail pour berner son
monde. Les cadres de ses tableaux sont d’anciens encadrements de
l’époque concernée. Au dos des toiles figure par exemple une vignette
contrefaite de la galerie Flechtheim imprimée sur des pages de garde
de livres anciens, patinée grâce au bon vieux procédé qui consiste à
altérer et jaunir un document par imprégnation de café. Les toiles
utilisées sont celles de vieilles peintures minutieusement effacées par
frottement. Étape très délicate, précise Wolfgang aux enquêteurs. Le
ponçage doit tout faire disparaître de l’ancien motif sans pour autant
trop fragiliser la toile. L’homme maîtrise pour ce faire une technique
qu’il tient secrète. De même garde-t-il pour lui le procédé par lequel il
parvient à purger ses productions de toute odeur d’huile, alors que
celle-ci, si caractéristique, est perceptible de longs mois, voire de
longues années. Le repérage de cette odeur reste même encore
aujourd’hui un des moyens efficaces de déceler la contrefaçon.
Mais il y a mieux. Les tableaux font l’objet d’une mise en scène
astucieuse visant à accréditer l’idée qu’ils proviennent effectivement
de collections privées. Beltracchi fait l’acquisition d’un appareil photo
des années 1920. Hélène se déguise en femme distinguée de l’époque.
Chignon strict, robe noire ras du cou, collier de perles, regard fier,
sourire discret, elle pose, assise dans un fauteuil avec, en arrière-plan,
sur un mur, deux Fernand Léger, un Max Ernst, un Van Dongen, etc.
Des faux, bien entendu. Ces photos sont prises par Wolfgang dans la
propriété de Mèze, et l’on imagine assez aisément combien le couple a
pu s’amuser en se livrant à ces mascarades !
Toutefois, l’expert Werner Spies confesse ne pas accorder trop
d’importance à ces éléments, notamment aux vignettes ou étiquettes
de galeries. Il préfère s’en remettre à son sens artistique et à sa grande
connaissance – incontestable au demeurant – de l’œuvre d’Ernst et de
ses techniques picturales. Une fois l’escroquerie éventée, en manière
de justification de ses erreurs il en viendra à tresser une couronne de
lauriers sur la tête de Wolfgang : « Rien ne laissait penser à une autre
signature que celle de Max Ernst, déclare-t-il à un journaliste du
magazine allemand Stern. Je n’avais encore jamais vu un faux aussi
subtil. Beltracchi est une sorte de clone génial de Max Ernst. » Le
compliment n’est pas mince. Il n’est pas non plus désintéressé. En
créditant de génie le faussaire, l’expert cherche à esquiver l’accusation
d’incompétence.
D’autres connaisseurs ou critiques ne partagent pas cet avis, qui
considèrent au contraire que le travail de Beltracchi n’est pas des plus
convaincants, assez médiocre même. Il est à noter que ceux-là ne
s’expriment qu’après la chute de l’arnaqueur, dans les moments de
l’hallali. Il sévit alors depuis vingt ou trente ans. Aurait-il réussi à
mystifier tant de personnes éclairées sur une aussi longue période s’il
n’avait, au fond, une part de génie, ou à tout le moins, un réel talent ?
En 2006, un faux Max Ernst, La Forêt II, est exposé au Max Ernst
Museum de Brühl, la ville natale de l’artiste, à l’initiative de Werner
Spies en personne. Ce dernier aurait-il pris un tel risque s’il n’avait été
sincèrement convaincu de son authenticité ? Auréolé de cette
consécration, le tableau est mis en vente quelques semaines plus tard
lors de la biennale des antiquaires de Paris. Mise à prix six millions
d’euros. L’acheteur, un collectionneur averti, l’acquiert un peu plus
tard pour un montant de sept millions de dollars. Beau joueur et bon
perdant, il dira simplement que, lorsqu’il a appris qu’il s’agissait d’un
faux, il s’est contenté de le décrocher de son appartement new-yorkais
pour en mettre un plus beau à la place.

Wolfgang raconte que, peignant de faux Derain, par exemple, il


entrait dans un état d’osmose psychique quasi parfaite avec l’artiste
lui-même. Il en épousait mystérieusement la manière de peindre, le
rythme, le geste, et jusqu’au regard. Dans d’autres cas, si le peintre
était gaucher, il se prenait à peindre de la main gauche 6.
Le fauve André Derain représente une variante intéressante de la
méthode Beltracchi. Lorsque ce ne sont pas des tableaux manquants
qu’il fait renaître, il donne une suite cohérente à une série, à un cycle.
Dans le cas de Derain, il prolonge une déclinaison de toiles ayant le
port et la cité de Collioure pour sujets. Sans doute y réussit-il avec
assez de maestria, puisque l’un de ses faux figure en 2003 dans une
rétrospective de l’œuvre du peintre organisée à Lausanne par la
Fondation de l’Hermitage. De nouveau, on imagine sans peine la
jubilation, l’amusement du faussaire lorsque, visitant l’exposition, il
tombe sur sa propre production.

Ce joyeux moment, Wolfgang Fischer-Beltracchi l’a certainement


vécu en d’autres occasions. Car ce ne sont pas seulement au pinceau
de Max Ernst ou d’André Derain qu’il a substitué le sien. De son
atelier secret de Mèze sont sorties, de son aveu même, des
contrefaçons de quelque cinquante artistes. Il n’en dévoile pas les
noms, mais l’enquête montrera qu’il se trouve dans le lot des Dufy,
des Pechstein, des Léger, des Braque, des Van Dongen, des Mense, des
Campendonk...
Heinrich Campendonk ou la falsification de trop, celle qui va
entraîner le déclin et la chute de la maison Beltracchi-Fischer.
L’œuvre a pour titre Tableau rouge avec chevaux.
Là est une autre des habiletés de Wolfgang : ne pas se tourner
uniquement vers des artistes phares, et s’intéresser aussi à de moins
connus pourvu qu’ils soient assez bien cotés sur le marché. Tel est le
cas de Heinrich Campendonk (1889-1957), expressionniste allemand
proche, dans les années 1910, du groupe munichois Blaue Reiter (Le
Cavalier Bleu) que composent Franz Marc, Wassily Kandisky, August
Macke, Paul Klee. Moins en vue que ceux-là, Campendonk est une
cible idéale pour Beltracchi. Il va donc exploiter cette veine avec,
notamment, une œuvre intitulée Tableau rouge avec chevaux, supposée
avoir été peinte en 1914.
Comme le mentionnent les journalistes Stefan Koldehoff et Tobias
Timm dans leur enquête, cette toile est la sensation de la vente aux
enchères dédiée à l’art moderne que la très sérieuse société de vente
Lempertz, de Cologne, organise le 26 novembre 2006. Le tableau, qui
fait d’ailleurs la couverture du catalogue de cette vente d’automne,
est estimé à environ un million d’euros. Le grand quotidien
Frankfurter Allgemeine Zeitung ne tarit pas d’éloges, quant au
Süddeutsche Zeitung, il ne craint pas de le présenter comme une
« œuvre clef de l’art moderne ».
Tableau rouge avec chevaux sera adjugé deux millions quatre cent
mille euros. Ainsi, le record de vente pour un Campendonk est à
porter au crédit d’un faux peint par Wolfgang Fischer-Beltracchi. De
plus, le prix atteint est le summum de l’année sur l’ensemble du
marché allemand. Une fois encore, on imagine la jubilation du
faussaire devant ce triomphe. Triomphe qui sonne cependant comme
le chant du cygne, puisque ce tableau et cette réussite incontestable
sont à l’origine de sa chute.

L’acquéreur souhaite garder l’anonymat. La vente est conclue par


l’intermédiaire d’une galerie genevoise de grande réputation. Environ
trois semaines après les enchères, les responsables de cette galerie
découvrent, non sans surprise, qu’aucun rapport d’expertise
n’accompagnait l’œuvre lors de sa mise en vente. En l’absence d’un
certificat d’authenticité, comment justifier le prix auprès de
l’acheteur ? Il convient donc de pallier ce manque au plus tôt. La
galerie de Genève se tourne alors vers la maison Lempertz qui, en la
personne de son directeur, Henrik Hanstein, sollicite l’avis de la
spécialiste de Campendonk, l’historienne de l’art Andrea Firmenich.
L’apparition inattendue d’une toile disparue de cet artiste dont elle
connaît si bien l’œuvre l’a sans doute intriguée au moment de la
vente, comme elle a intrigué, semble-t-il, le propre fils du peintre,
mais l’histoire accompagnant le tableau et sa prétendue réapparition
étant crédible, ils en sont alors restés là.
Après avoir pris le temps d’examiner ce Tableau rouge surgi de
nulle part, Andrea Firmenich exprime deux requêtes. La première,
que soit fourni un certificat de provenance fiable. Autrement dit, que
soit établie une traçabilité de l’œuvre depuis 1914, année où elle est
censée avoir été produite. Et surtout, qu’elle soit confiée pour
expertise scientifique à l’institut Doerner de Munich, la référence
absolue dans ce domaine.
L’institut se penche sur le Campendonk de tous les records et ne
trouve rien à redire sur le châssis, la toile, la signature, ni même sur
la fameuse vignette figurant au dos. Les craquelures de la peinture
sont conformes à ce qu’elles seraient sur une toile effectivement
peinte quatre-vingt-dix ans plus tôt. À ce stade, il est à noter que ni
les professionnels de Lempertz, ni Andrea Firmenich, ni les
collaborateurs de l’institut Doerner n’ont émis de réserves quant à une
éventuelle faiblesse picturale, technique ou artistique du faussaire.
Les uns et les autres semblent en effet admettre que le Tableau rouge
avec chevaux est bel et bien de la main de Campendonk lui-même.
Il faudra attendre les résultats de l’analyse des couleurs pour que
la lumière soit faite. Sont détectés alors des traces de deux pigments,
un minuscule résidu vert au dos de la toile, et des reliquats de blanc
de titane mêlé au blanc de zinc. Or, ces pigments ne sont apparus
qu’en 1937-1938. Pour confirmation, une seconde expertise est
diligentée. Pratiquée à Londres, ses résultats sont identiques à ceux de
l’institut Doerner. Dès lors, il apparaît fort improbable que le tableau
ait été réalisé en 1914. Une hypothèse est avancée : Campendonk,
originaire de Krefeld, tout comme le grand-père « collectionneur »
d’Hélène Beltracchi, peut avoir côtoyé ce dernier des années après
l’achat du tableau et avoir procédé, pour telle ou telle raison, à des
retouches tardives, d’où la présence des pigments douteux. En fin de
compte, Beltracchi expliquera la présence de ces pigments
anachroniques par un reste d’impuretés dans un tube ou sur la toile
même, malgré la méticulosité du ponçage et les précautions infinies
qu’il a toujours prises.
Malheureusement pour notre homme, en 2010, les laboratoires de
la police berlinoise poussent plus avant les investigations
scientifiques, non plus sur la peinture elle-même, mais sur l’étiquette
« Sammlung Flechtheim » (Collection Flechtheim) figurant au dos. Il
s’avère que la colle avec laquelle cette vignette a été apposée n’était
pas encore fabriquée en 1957, année de la mort de Campendonk. Et
ce sont ces analyses qui révèlent également le vieillissement de
l’étiquette à la caféine.
Cette fois, il n’est pas possible d’évoquer des retouches tardives ou
quelque autre scénario plus ou moins bien ficelé. Il y a bel et bien eu
tromperie. Plus aucun doute n’est permis : le Campendonk star de la
vente Lempertz d’automne 2006 n’est qu’un faux ! Coup de tonnerre
et tempête dans le Landerneau du marché de l’art !

Wolfgang et Hélène Fischer-Beltracchi sont arrêtés par la police


dans leur résidence de Fribourg, le 27 août 2010. Treize mois plus
tard, en septembre 2011, leur procès s’ouvre au palais de justice de
Cologne. Durant ces treize mois où ils sont emprisonnés, séparés pour
la première fois, ils s’écrivent. Ce sont de belles lettres d’amour,
touchantes. Et qui, malgré tout, nous rendent ces deux-là plutôt
sympathiques.
Dans le prétoire du tribunal d’instance de Cologne, ils sont quatre
sur le banc des accusés : Hélène et Wolfgang ainsi que leurs complices
Otto Schulte-Kellinghauss, et Jeannette, la sœur d’Hélène. Principal
chef d’accusation : escroquerie en bande organisée.
La presse, l’opinion, les collectionneurs du monde entier attendent
beaucoup de ce procès. Ils espèrent des révélations de Wolfgang, des
informations inédites des témoins et des enquêteurs. Le dossier
comporte quelque huit mille pages et l’on compte sur l’audition de
près de deux cents intervenants, galeristes, marchands, experts,
détectives privés et policiers pour voir enfin clair dans les obscurités
et les méandres du commerce d’œuvres d’art moderne, œuvres à
propos desquelles un des policiers de l’unité spécialisée de la police
allemande ne craint pas de déclarer que 30 % sont des faux ! Et c’est
dans l’intention, ô combien louable, de faire toute la lumière sur les
tenants et aboutissants de cette arnaque magistrale, la plus
importante du siècle, emblématique de toutes les autres, que
l’administration judiciaire prévoit un procès marathon de sept mois,
les audiences devant se poursuivre jusqu’en mars 2012.
Il n’en sera rien. En fait, la montagne accouche d’une souris. Le
procès tourne à la parodie. Après seulement trois jours d’audience, on
apprend que, comme le permet le droit allemand, un accord est
intervenu entre l’accusé principal, Wolfgang Beltracchi, et le
ministère public. L’accusé plaidera coupable, passera des aveux
devant le tribunal et l’on en restera là. L’accord prévoit une peine de
six ans de prison pour Wolfgang, cinq ans pour Hélène, quatre ans
pour Otto et deux ans pour Jeannette.
En matière de révélations sur le marché de l’art et ses ombres, il
faudra se contenter de ce que voudra bien déclarer l’accusé Wolfgang
Beltracchi, c’est-à-dire le minimum. Et l’on ne connaîtra pas
davantage l’ampleur de l’escroquerie, le nombre exact de faux
tableaux mis en circulation, les éventuelles complicités de marchands,
d’experts, de critiques. Du fait de cet accord, et de la prescription qui
est de cinq ans en matière d’escroquerie et dix ans s’il y a bande
organisée, seules quatorze toiles sont évoquées au cours de ce procès
express. Un non-procès serait-on tenté de dire.
Wolfgang, portant beau, très à l’aise, fait son numéro devant le
juge et la presse. Il bat sa coulpe juste ce qu’il faut pour ne pas
paraître trop mauvais garçon, mais il a soin de lâcher au passage que,
en fin de compte, il s’est plutôt bien amusé. « Tout a été absurdement
facile », précise-t-il encore. Il distille aussi des perfidies assez
divertissantes sur l’argent qu’ont pu empocher grâce à lui certains
marchands qu’il s’abstient de nommer, bien entendu. Et puis il y a
cette petite phrase, délicieusement accusatrice, qu’Hélène reprendra à
son compte lorsque son tour viendra de s’exprimer devant le tribunal :
« Les experts nous ont vraiment facilité la tâche… » Otto Schulte-
Kellinghauss, le troisième larron, interrogé par le magistrat, ne dit pas
autre chose : « Le marché de l’art nous a facilité la tâche. Peut-être
qu’il ferme volontiers les yeux. Après tout, certains galeristes ont
gagné beaucoup plus d’argent que nous avec ces tableaux. »
Encore une fois, combien de tableaux ? Voilà ce que l’on aurait
aimé apprendre. Nous l’avons dit, seules quatorze toiles sont évoquées
à l’audience. Combien d’autres ont été lancées sur le marché ? Cela
reste une inconnue. On sait que Wolfgang a admis avoir contrefait
cinquante artistes. Quand bien même se serait-il contenté d’un faux
par artiste, cela en fait cinquante. Or, on sait également que pour
certains peintres il a produit davantage. Ernst, Derain, Campendonk,
nous l’avons vu, mais aussi Dufy, Marcoussis, Braque... Nous arrivons
assez vite à des chiffres propres à donner le vertige. Cent toiles ? Cent
vingt ? Davantage ? Où sont-elles ? Qui les détient ? Ont-elles été
discrètement détruites ? Sont-elles réapparues sur le marché ? Qui
saurait à présent démêler les faux tableaux des vrais ?
Connaître à l’unité près la production de Beltracchi afin de se
donner les moyens de faire le tri, de déterminer avec certitude dans
l’œuvre d’un artiste ce qui est bien de sa main et ce qui ne l’est pas,
aurait dû s’imposer comme un devoir moral envers ces artistes,
disparus aujourd’hui, et sur l’œuvre de qui la contrefaçon jette
l’ombre intolérable du doute. Ces artistes-là sont les premières vraies
victimes de l’affaire. Et c’est avant tout à eux que le procès avait à
rendre justice. Ce n’a pas été le cas.
Le grand déballage n’a pas eu lieu.
Au tribunal de Cologne, l’opération vérité sur les dessous du
marché tourne court, vire à la farce. On n’apprend rien, ou si peu, sur
les méthodes des experts, leurs improbables obligations techniques,
éthiques, sur les évidents conflits d’intérêts entre les parties
prenantes, la circulation de l’argent, la valse des commissionnements,
les suspicions de blanchiment. Le plus grand scandale de faux
tableaux des cinquante dernières années est bâclé en quelques heures
d’audience. Au grand soulagement, croyons-nous savoir, de tout un
petit milieu plus soucieux de confidentialité que de vérité. Même
parmi ceux qui ont perdu beaucoup d’argent dans l’affaire quand ils
se sont vus contraints de rembourser leurs clients collectionneurs, il
s’en trouve qui respirent mieux en apprenant que le procès fait long
feu.
Procès frustrant, donc, qui, de ces mystères, de ces secrets, de ces
vérités inavouables n’aura en fin de compte brossé qu’un tableau tout
aussi faux et trompeur que les meilleurs Beltracchi... Une fois encore,
on peut imaginer la secrète jubilation de notre homme.

Du fait des aveux, les accusés bénéficient d’aménagements de


peine. Wolfgang jouit d’un régime de semi-liberté. Cellule la nuit,
dehors le jour sous la contrainte d’un bracelet électronique. À notre
connaissance, il ne lui est pas interdit de s’adonner à l’aquarelle pour
meubler ses journées.
Neuf cent cinquante mille euros ont été saisis sur un compte qu’il
détenait à la banque suisse UBS. Saisis également environ sept cent
mille euros transférés en urgence, juste avant l’arrestation, sur le
compte de la société fictive domiciliée à Panama. Pour le reste,
Wolfgang prétendra avoir tout perdu en raison de placements
hasardeux. Et ce n’est pas la moindre ironie de cette histoire de voir
l’arnaqueur Beltracchi s’inspirer des turpitudes et déconvenues de
l’arnaqueur Madoff pour justifier sa relative insolvabilité.
Ses biens immobiliers ont été vendus pour couvrir d’énormes
amendes et pénalités fiscales ainsi que des dettes privées et, selon la
rumeur, pour dédommager discrètement certains spoliés. Néanmoins,
il ne semble pas que le couple vive aujourd’hui dans le dénuement,
même s’il ne connaît plus le grand luxe de ses vingt ou trente
« glorieuses ».
Quoi qu’il en soit, le retentissement de l’affaire a eu un effet
bénéfique. Les grandes officines du marché ont depuis intégré un
certain nombre de précautions et de vérifications systématiques visant
à éliminer au maximum les risques de voir se glisser des faux dans
leurs catalogues et leurs offres. De même, des experts ont enrichi leurs
examens de contrôles scientifiques quasi systématiques et n’hésitent
plus à s’entourer d’avis et de compétences autres que purement
artistiques. En Angleterre, une loi anti-corruption de 2011,
s’appliquant aussi au négoce des œuvres d’art, prévoit que toute
personne servant d’intermédiaire dans une transaction peut être
sévèrement condamnée si elle dissimule le fait de toucher des fonds
des deux parties, ce qui semble être le cas pour Werner Spies,
rémunéré par Beltracchi pour ses expertises et commissionné ensuite
par les marchands sur les ventes.
Si ces tendances visant à assainir les échanges se confirment dans
la durée, les artistes, l’art, le marché auront beaucoup gagné dans ce
scandale. L’acheteur aussi, qui aura de meilleures garanties quant à
l’authenticité de ce qu’il acquiert. Il n’en reste pas moins qu’un procès
explorant dans le détail toutes les facettes de cette escroquerie hors
norme, débusquant les responsabilités, les connivences, les
complicités, aurait constitué une avancée décisive sur ce chemin de
vertu.
Faute de cela, comme lors des affaires précédentes de faux en art,
on peut se demander combien de temps durera l’embellie. Sans doute,
ne se prolongera-t-elle que jusqu’au jour où un nouveau faussaire –
que nous nous garderons bien de qualifier de génial – relèvera ces
défis et parviendra à mystifier, une fois encore, tout ce petit monde.
Sans le savoir, celui-ci aura apporté de l’eau au moulin du pertinent
et impertinent dialoguiste Michel Audiard qui fait dire à Pierre
Brasseur dans le film La Métamorphose des cloportes : « Sur le plan de
l’arnaque les coups les plus tordus ne sont rien – vous entendez, rien !
– à côté de la peinture abstraite. »
Si cela se produit, Wolfgang Fischer-Beltracchi, où qu’il se trouve
alors, ne manquera certainement pas d’esquisser un énième sourire de
ravissement.
BIBLIOGRAPHIE

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DELORME Philippe, Marie-Antoinette, Pygmalion, 2001
HAYIN Éric de, Louis de Rohan, le cardinal « collier », Perrin, 1997
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GARRIGUES Jean, Les Scandales de la République, Robert Laffont, 2004
GRÉVY Jérôme, La République des opportunistes, Perrin, 1988
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MIQUEL Pierre, La IIIe République, Fayard, 1989
MOLLIER Jean-Yves, Le scandale de Panama, Fayard, 1981
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MARCERON Gilles, 1885. Le Tournant colonial de la République, La
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— L’affaire des emprunts russes

COLLING Alfred, La Prodigieuse Histoire de la Bourse, Éditions


économiques et financières, 1949
L’abominable vénalité de la presse française, correspondance d’Arthur
RAFFALOVITCH, Éditions du Travail, 1931

— Les avions renifleurs

BACELON Jacques, La République de la fraude fiscale, Jacques Grancher,


1986
PÉAN Pierre, Enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses ramifications
proches ou lointaines, Fayard, 1984

— La fausse mine d’or de Busang

LEMARCIAK Alfred, BRE-X : Dead man’s story, Authorhouse, 2014

— Clearstream

AMBIEL Dominique, Qui veut la peau du président ?, Denoël, 2008


GARRIGUES Jean, Les Scandales de la République, Nouveau Monde, 2010
GIESBERT Franz-Olivier, La Tragédie du président, Flammarion, 2006
ROBERT Denis, Tout Clearstream, Les Arènes, 2011

— L’affaire Madoff
ARMAND-DELILLE Hugues, Madoff et moi, Flammarion, 2010
SEAL Mark, Madoff, l’homme qui valait cinquante millards, Allia, 2010
WEITMAN Amir, L’Affaire Madoff, Plon, 2009

— Les faux vrais tableaux de Wolfgang Beltracchi

KODEHOFF Stefan et TIMM Tobias, L’Affaire Beltracchi, enquête sur l’un


des plus grands scandales de faux tableaux du siècle et sur ceux qui en ont
profité, Éditions Jacqueline Chambon, 2013
MENDAX Fritz, Le Monde des faussaires, La Table Ronde, 1956
KURTZ Otto, Faux et faussaires, Flammarion, 1948
DANS LA MÊME COLLECTION
12 lettres qui ont changé l’Histoire
Christian Bouyer

12 corsets qui ont changé l’Histoire
Michel de Decker

12 reines d’Europe qui ont changé l’Histoire
Ivan Gobry

12 trains qui ont changé l’Histoire
Dominique Lormier

12 assassinats politiques qui ont changé l’Histoire
Jean-Pax Méfret

12 couturières qui ont changé l’Histoire
Bertrand Meyer-Stabley

12 couturiers qui ont changé l’Histoire
Bertrand Meyer-Stabley

12 récits de chevaux qui ont changé l’Histoire
Pierre Montagnon

12 résistantes qui ont changé l’Histoire
Guy Perrier

12 voitures qui ont changé l’Histoire
Anne Muratori-Philip et Jean-Claude Seven

12 femmes d’Orient qui ont changé l’Histoire
Gilbert Sinoué

12 reines d’Égypte qui ont changé l’Histoire
Pierre Tallet

12 banquets qui ont changé l’Histoire
Suzanne Varga
CAHIER PHOTOS
TABLE

Préface

La journée des Dupes


L’affaire du collier de la reine
Le scandale des décorations
Le scandale de Panama
Port-Breton. De l’utopie à l’escroquerie
L’affaire des emprunts russes
Les avions renifleurs
Les faux carnets d’Hitler
La fausse mine d’or de Busang
Clearstream
L’affaire Madoff
Les faux vrais tableaux de Wolfgang Beltracchi

Bibliographie
Dans la même collection
Cahier photos
Notes

1. Marie de Médicis, Michel Carmona, Éditions Fayard, 1981.


2. Ibid.
Notes

1. Grandes énigmes de l’histoire - Le collier de la reine, François


Brigneau, Gautier-Langereau, 1964.
Notes

1. Les scandales de la République, Jean Garrigues, Robert Laffont, 2004.


2. Ibid.
3. Ibid.
Notes

1. L’Odyssée de Port-Breton, le rêve océanien du marquis de Rays, Daniel


Raphalen, éditions Les Portes du Large, Rennes, 2006.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Article de Pierre Giffard, Le Figaro, 23 février 1881.
5. Ibid.
Notes

1. Des agents de change, ndla.


2. La Chute du président Caillaux, Dominique Jamet, Pygmalion, 2013.
3. Ibid.
Notes

1. L’Express, 03/08/2013.
2. Elf, ndla.
3. Service de documentation extérieure et de contre-espionnage.
4. Direction générale de la sécurité extérieure.
5. Bureau central de renseignements et d’actions clandestines de la
France Libre, créé en juillet 1940 par le général de Gaulle.
6. Cf. Rapport de la Cour des comptes.
7. Auteur du livre Enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses
ramifications proches ou lointaines, Fayard, 1984.
8. C’est-à-dire à Villegas en personne, ndla.
9. Jean de Bonnot, éditeur.
Notes

1. Steve Maich, « Bre-X geologiste Mike de Guzman rumoured to be


alive », in Historica Dominion, juin 2005.
2. Ibid.
Notes

1. Éditions Les Arènes.


2. Idem.
3. Après que l’interdiction de ses ouvrages a été levée, ils ont été
publiés en un seul volume sous le titre Tout Clearstream, Éditions Les
Arènes, 2011.
4. Officier à la DGSE de 1975 à 1984, il rejoint alors le service
« rival » la DST et devient conseiller ministériel, notamment à la
Défense pour les « opérations spéciales ».
5. La Tragédie du Président, Franz-Olivier Giesbert, Flammarion, 2006.
6. ibid.
7. Qui veut la peau du président ?, Denoël, 2008.
Notes

1. Éditions Plon, 2009.


2. Ibid.
Notes

1. L’Express, 2 avril 2013.


2. Office national des enquêtes criminelles.
3. L’Affaire Beltracchi, Stefan Koldehoff et Tobias Timm, éditions
Jacqueline Chambon/Actes Sud, 2013.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid.

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