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2.

B/ Art et technique et logos


Date Created @November 30, 2021 7:54 PM

Status Préparation à l'écrit

Property

I) Pourquoi penser que c’est "l'imitation" plutôt que la rationalité, qui définit la
création artistique?
1.Que veut dire irrationnel?
Peut-on opposer l’irrationalité de l’art à la rationalité de la technique?

Raison: vient du grec logos. La raison = faculté qui doit nous permettre de parvenir à une connaissance, à un discours objectif.
Un discours conforme aux principes logiques et aux lois de la nature est un discours rationnel. La rationalité exclut ce qui n’est
pas cela, ce qui est l’ordre de l’affectivité, de la subjectivité, de la passion, ce qui fait intervenir les pulsions du corps,
l’imaginaire => tout cela est considéré comme irrationnel. Ce qui ne se laisse pas démontrer, expliquer, est irrationnel. De plus,
le propre du rationnel est de mettre en évidence le commun, l’universel. Ce qui ne se laisse pas conceptualiser est irrationnel. De
même, la raison met en évidence des règles, élabore des lois qui régissent des phénomènes. Est irrationnel le singulier, ce qui ne
se répète pas, ce qui est imprévisible: cela échappe à la volonté de rationaliser.

Démontrer = prouver la vérité d’une proposition par la médiation du seul raisonnement.

2.L’art peut se définir par la rationalité


Partant de cette définition, on peut tout d’abord conclure que l’art est rationnel: l’art en effet obéit à des règles. Ces règles
permettent d’expliquer le travail de l’artiste.

On parle des “règles de l’art”. Cette expression introduit un génitif: est-il objectif ou subjectif? Subjectif = sujet / objectif =
relatif à l’objet.

Exemple: la peur des Romains = soit les romains sont sujets et ont peur / soit les Gaulois expriment la peur des romains: dans ce
cas les Romains sont objets de la peur.

S’il est pris comme objectif: ce sont les règles assignées à l’art par les académies, elles sont conventionnelles et relatives.
S’il est pris comme subjectif: c’est l’art qui se donne ses propres règles. Exemple: en architecture, le matériau impose ses
règles.
Exemple à la Renaissance: volonté d’intellectualiser l’art, de lui donner une dimension scientifique. Les artistes ont voulu se
séparer des artisans, et accéder à un statut social différent des artisans. De Vinci, Dürer, Della Francesca ont fait apparaître cette
distinction en montrant que leur art était quelque chose de scientifique, et reviennent au modèle antique de l’art comme imitation
de la nature.
Sur l’imitation de la nature:

1. On peut imiter son apparence

2. On peut imiter son essence

A la Renaissance, on veut imiter l’essence de la nature.


Exemple: les personnages de Molière: il peint des caractères: Le Misanthrope, les Précieuses ridicules, etc. Alceste n’existe pas
tel quel dans la vraie vie, il est certainement la quintessence d’un défaut observé chez différentes personnes à des degrés

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différents.
=> L’art peut se définir par sa rationalité: celle des règles de la technique.
L’idée sous-jacente est qu’il faut imiter la nature, or on ne peut pas l’imiter sans en connaître les lois.

Exemple: si l’on veut représenter un homme, on n’imite pas l’homme lambda mais des canons, un homme idéal aux proportions
exactes définies par le nombre d’or.

La perspective est un exemple-type d’artifice. Procédé inventé par Alberti et Brunelleschi. Procédé technique d’organisation de
l’espace: il s’agit d'organiser un espace bidimensionnel de façon à représenter un espace tridimensionnel, afin de restituer
l’apparence vraie des choses. La perspective est une construction géométrique qui donne l’illusion de profondeur: l'œil restitue
la profondeur là où elle n’est pas car il est habitué à lire ces images.
Panofsky, Idea: la perspective est un procédé technique qui nous informe sur l’attitude globale des hommes devant le monde.
En effet, la perspective est construite à partir du point de vue du spectateur du tableau face à la nature.
Les artistes de la Renaissance insistent donc sur le statut scientifique de leur art, ce qui permet qu’ils changent de statut social.
Autre raison à ce changement de statut: les mécènes font des commandes aux artistes, les amateurs d’art se multiplient et font des
collections => cela permet aux artistes de vivre de leur art. De plus, certains artistes commencent à se faire un nom (Raphaël, De
Vinci, Michel-Ange). La naissance des académies joue également en leur faveur. (Ex: en France, l’Académie royale de peinture
et de sculpture.)
Mais ces artistes qui tirent l’art vers le scientifique, vont également insister contradictoirement sur la dimension individuelle,
singulière, originale, créatrice de l’art. Ils tirent donc paradoxalement l’art vers l’irrationnel aussi.

3. L’énigme de la création
a) L'œuvre d’art doit son apparition à un processus inexplicable.

L’art renvoie à un processus irrationnel. La création se distingue de la production : dans la production, l’idée préexiste à
l'œuvre. Elle est une conception claire de l’objet achevée. Dans le cadre de la création, aucune idée de l'œuvre achevée ne
préexiste à l'œuvre, et donc aucune idée des processus à mettre en place pour la réaliser ne préexiste à l'œuvre.

cf. Exemple d’Hamlet, texte de Bergson sur le possible.


=> L'œuvre n’est jamais l’effet nécessaire d’un ensemble de causes préalablement connues, ni une reproduction d’un
modèle préexistant.
L’art véritable commence là où il n’y a pas d’idée des processus que l’on va mettre en œuvre pour parvenir à cette œuvre.

Kant, Critique de la faculté de juger, “Analytique du sublime” p. 295 - §47

Objectif de Kant: comparer l’artiste de génie et le grand scientifique.

Le scientifique (ex: Newton) peut expliquer tout son raisonnement à quelqu’un. VS L’artiste ne sait pas lui-même comment
il en est arrivé là. // “Le premier vers est toujours donné” (Valéry)=> quelque chose arrive et on ne sait pas comment.

La raison veut expliquer la création par plusieurs concepts:

concept d’inspiration divine. Platon, Ion. L’artiste est enflammé, connaît ce que les Grecs appelaient l’enthousiasme. Ce
n’est pas l’artiste qui crée mais les muses qui le possèdent. Certains artistes tentent de se mettre dans un tel état, notamment
par la prise de substances (drogue, alcool).

concept de génie: Kant, Critique de la faculté de juger Selon Kant, les Beaux-Arts sont les arts du génie. Ceux qui cherchent
à produire une jouissance esthétique chez le spectateur.

Première thèse: tout art suppose des règles. Une fois que l'œuvre sera achevée, l'œuvre fera apparaître les règles qui ont servi à
sa création.

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Problème: l’artiste de génie n’a pas connaissance des règles qu’il va utiliser avant de se mettre au travail. Mais il crée une
œuvre organisée selon des règles, lesquelles étant radicalement nouvelles. On a l’impression que chaque mouvement a concouru
à l’organisation harmonieuse de l'œuvre : il semble donc qu’il ne soit pas possible de réaliser une telle œuvre sans en avoir une
idée préalable. Normalement, c’est de la connaissance de la fin que se déduisent nos moyens. Paradoxalement, dans une grande
oeuvre, on a le sentiment que rien ne pourrait être modifié, que tout a été fait selon des règles pour aboutir à un tout harmonieux,
alors que l’artiste de génie n’a pas connaissance des règles.
Exemple: Amadeus: Mozart compose le requiem et entend tous les instruments en même temps dans sa tête. Salieri n’arrive pas à
prendre en note car l’organisation de tous les instruments.
=> Mystère: comment quelque chose dont je n’ai pas l’idée préalable peut apparaître comme un tout totalement organisé?
Kant dit: le génie = la disposition innée de l’esprit par l’intermédiaire de laquelle la nature donne à l’art ses règles. Cette
disposition n’est pas acquise comme une technique. Cela veut dire que ce n’est pas le sujet lui-même qui invente de nouvelles
règles mais la nature en eux qui est à l'œuvre. Le génie est un être qui a une nature particulière.
Kant désigne l'œuvre finale par l’expression “finalité sans fin”. A l’intérieur de l'œuvre d’art, toutes les parties servent la
totalité: elles sont donc toutes finalisées. Mais on ne peut pas dire qu’il y ait une représentation consciente de cette fin avant que
l'œuvre ne soit représentée.
Selon Kant,les règles de l’art sont trouvées au fur et à mesure de la création
Exemple: Monet, Cathédrale de Rouen, Nymphéas.

=>Il y a une intention créatrice de la part de Monet de rendre compte du mouvement sur le paysage. Il en arrive à peindre par
taches de couleur. Il rompt avec la tradition qui veut que l’on souligne les contours des motifs peints, et choisit de peindre par
touches de couleur => impression de mouvement. Il trouve,en faisant, le procédé technique subordonné à son intention
créatrice.

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1) ce procédé est donc radicalement nouveau

2) il ne peut servir que cette intention (car après c’est de l’imitation sinon).
On peut dire qu’il n’y a pas de règles de l’art que l’on peut apprendre et qui nous permettent de savoir comment créer de
nouvelles règles. Le propre du chef-d'oeuvre est qu’il est singulier:

1. remarquable, se distingue des autres oeuvres par des règles radicalement nouvelles

2. n’existe qu’en un seul exemplaire

Dans l’art, on peut donc distinguer une partie rationnelle (partie technique) et irrationnelle (proprement artistique) car on ne
peut pas rendre compte de son processus de production.
Le propre des écoles est d’enseigner les règles appliquées précédemment par d’autres. Mais si l’on ne fait qu’imiter, l’application
des règles ne produit que de l’imitation. Mais tous les grands artistes ont commencé par imiter. Mais l'œuvre peut être à l’origine
d’écoles (cubisme, impressionnisme, etc). Le chef-d'œuvre ouvre de nouvelles voies. En ce sens, il peut y avoir imitation et
inspiration.
Georges de la Tour, Adoration des Bergers

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Georges de La Tour a tout pris à Le Caravage:

sa palette (noir rouge ocre)

ses sujets (mêmes scènes) Les Tricheurs => Le Tricheur à l’As de carreau

le contraste entre fond noir et couleurs des personnages

Mais il ajoute ses propres éléments, notamment la diffusion de la lumière par les bougies. Il peut y avoir filiation sans qu’il y ait
imitation.
Les écoles servent à apprendre les techniques + familiariser les esprits avec les œuvres d’art.

Baudelaire dit que les grands artistes sont des “phares”: permettent de guider mais ne doivent pas être imités (ou juste pour
apprendre).

Ex: les cubistes rompent avec la perspective et la représentation réaliste des objets => marque son époque.
=> La grande oeuvre s’impose-t-elle par ses qualités propres ou est-ce une intelligentsia qui décide que c un grand artiste?

Sur la filiation entre artistes:

Influence d’Eisenstein sur Capra: d’autant plus intéressant que l’un est soviétique et l’autre est américain d’origine italienne
donc il doit montrer qu’il est américain en exaltant dans ses films les valeurs américaines.

Exemple: L’Extravagant Mr Deeds (Mr. Deeds Goes to Town) (1936) / Le cuirassé Potemkine (1925)
(Résumé de l’intrigue: Longfellow Deeds est un jeune homme simple et naïf qui vit en bohème dans un village perdu de l’Ouest
américain. A la mort d’un vieil oncle inconnu, il hérite de 20M de dolalrs. Après avoir traîné dans les quartiers riches de la ville
et s’être installé dans le manoir du défunt, il distribue toute sa fortune aux pauvres fermiers aux chômages. Il est accusé d’être
fou, et finit par être convoqué à un procès, après être resté muet il prononce un discours qui prouve sa raison, il finit par être
embrassé par celle qu’il aime.)

Dans la séquence finale, on constate une alternance de plans larges (foule / collectif) et de gros plans (filment l’individu) qui
rappellent ceux du Cuirassé Potemkine. Mais renversement des valeurs d’Eisenstein: c’est ici l’individu, la vedette qui est mise
en valeur VS dans le Cuirassé Potemkine c’est le peuple qui est mis en valeur.
Cette filiation ne sera jamais reconnue par Capra lui-même, naturellement.

Rapport entre De Palma et Hitchcock

Sur le texte de Kant:

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Entre un scientifique lambda et un grand scientifique, il n’y a qu’une différence de degré, alors qu’entre un artiste et un génie, il y
a une différence de nature. Cela signifie que le scientifique lambda peut devenir un grand scientifique, en acquérant
progressivement des connaissances, alors qu’on ne peut devenir un génie en travaillant. Être un grand scientifique suppose
d’avoir un raisonnement qui peut s’expliquer de façon rationnelle.
Exemple: Newton: loi de la chute des corps: toute personne qui a les connaissances nécessaires peut comprendre ce principe et
aurait pu le découvrir par lui-même.
Si l’on suit ce raisonnement, à l’inverse, si Proust n’avait pas existé, La Recherche n’aurait pas pu être créée par un autre que lui.
En effet, alors que Newton est l’héritier d’un savoir scientifique, qui est la condition de la découverte de ce principe, il n’en va
pas du tout de même pour Proust. Même si l’écrivain est en un certain sens héritier d’une tradition littéraire, cela n’est pas la
condition première de la condition de la Recherche: pour l’écrire, il faut être Proust, car la Recherche est le fruit de sa propre
histoire en tant qu’homme; elle est l’expression de sa subjectivité. Proust est détenteur d’une force créatrice qui n’est pas
transmissible, alors que Newton a reçu par ses connaissances les conditions de son travail. La force créatrice de Proust disparaît
avec lui.
=> Est-ce que cela signifie pour autant que les scientifiques ont moins de valeur que les artistes? Non, car ce qui caractérise leur
travail est qu’il est susceptible de progrès. Le savoir scientifique se transmet et s’abrège: on ne conserve qu’un savoir abrégé. VS
L’art selon Kant n’est pas susceptible de progrès. Si l’art progressait, cela signifie que les œuvres récentes seraient les meilleures.
(Exemple: on ne peut pas comparer les sculptures de Phidias et de Rodin, car ce sont deux génies différents qui mettent en place
des techniques différentes; on ne peut pas dire non plus que De Vinci peint mieux que les hommes qui ont pratiqué l’art pariétal,
car les époques et donc les techniques diffèrent). Ainsi, chaque artiste recommence pour lui-même tout le chemin, il n’est pas un
maillon d’une chaîne comme le scientifique.
Cette conception de l’art comme la capacité de créer des nouvelles règles ex nihilo permet de comprendre la critique des
académismes.

b) L’art véritable s’oppose à tous les académismes


Nietzsche, Considérations inactuelles, II
“L’art monumental” désigne les grandes œuvres du passé, celles qui ont marqué leur temps.
Les “personnages non artistes” sont tous ceux qui se prétendent experts en art mais qui sont incapables d’en créer. On les
range dans la catégorie des faibles. Ces hommes-là se servent des œuvres du passé dans une lutte contre les artistes du présent. Ils
érigent les œuvres du passé en modèle, comme si ces œuvres manifestaient l’essence de l’art. Elles sont considérées comme des
idoles, des fétiches (= objet vénéré dans les sociétés primitives, car le Dieu est lui-même dans le fétiche. ce n’est pas qu’un
symbole, le totem est le Dieu). Elles manifestent l’idéal artistique, la seule conception possible de l’art.

Exemple: Raphaël en peinture, Michel-Ange en peinture et sculpture, les oeuvres de Bach, etc…
Les artistes du passé auraient défini ce qu’est l’art par la médiation de leurs oeuvres. Ainsi, tout ce qui est fait après ne pourrait
être qu’inférieur. On ne peut donc qu’imiter ce qui a déjà été fait; tout ce qui est nouveau ne peut pas être accepté dans la
catégorie de l’art selon ce raisonnement.

Le propre des critiques, selon Nietzsche, est d’empêcher les artistes de créer du nouveau. Le rapport qui existe entre les critiques
et les artistes est un cas particulier de la revanche des faibles sur les forts. (Dichotomie traditionnelle de Nietzsche, qui pense que
l’on peut expliquer les relations humaines de Nietzsche selon un rapport entre les hommes qui auraient plus de puissance et
d’autres qui en auraient moins.) Ici, les faibles sont ceux qui n’ont pas de force créatrice, contrairement aux forts. Les faibles font
barrage à la puissance des artistes pour conserver une position dominante, en créant une définition de l’art qui exclut toute forme
de création nouvelle.
=> Cela est la manifestation, selon Nietzsche, d’une médiocrité ambiante de la culture, et d’une pathologie des faibles.

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Exemple: peinture hollandaise du XVIIème siècle : cela est magnifique mais a été fait => pourquoi les artistes contemporains
devraient-ils exprimer une vision du monde qui est celle des hollandais du XVIIème siècle? Cela n’a pas de sens. Or, c’est ce que
demandent les faibles, les critiques, aux artistes, les forts, car ils ont peur du changement et de la surprise, car l’imprévisible est
ce qui ne se maîtrise pas. Ils veulent que l’art demeure ce qu’il a toujours été. Ils veulent un art qui soit achevé, fini.

Les “connaisseurs” voudraient supprimer l’art, c'est-à-dire supprimer le processus créatif. Pour Nietzsche, l’art n’est pas le
produit fini mais le travail de l’artiste.

Selon Nietzsche, les artistes contemporains doivent imiter le processus de création des anciens: c’est-à-dire le courage d’inventer
de nouvelles règles relativement radicales. Par conséquent, selon Nietzsche, la survalorisation du passé entrave la création des
artistes présents.

Henri-Georges Clouzot, Le mystère Picasso (1956)


Film qui met en scène deux artistes: Clouzot, réalisateur; et Picasso, artiste peintre au sommet de son art. Ce sont des amis et
Clouzot souhaite faire un film sur le mystère de la création. Il s’agit donc d’essayer de capter ce qui se passe au moment même
de la création. Auparavant, le travail de création était caché, et le spectateur n’était confronté qu’à l'œuvre achevée.
Mais on peut considérer aussi que le processus de travail de l’artiste est intéressant, autant voire plus que l'œuvre achevée -
c’est le parti pris par Clouzot.
Le film est une fiction, et nous donne l’impression que l’on rentre dans l’intimité de l’atelier, alors que c’est un décor. Dans le
prologue, Clouzot explique son objectif: saisir la création de l’artiste.
(Le film est composé de 20 scènes.) Un dispositif technique est mis en place par le réalisateur, rendu possible parce que Picasso
avait reçu des encres et des feutres que l’on peut utiliser sans que l’encre soit bue par le papier, mais qui permet de faire
apparaître le même dessin au verso de la feuille. Une plaque de verre est installée en face de Picasso, qui peint sur une page
blanche posée dessus. Le plus souvent, Clouzot ne se trouve pas derrière Picasso, mais en face de l’artiste, et on voit l’arrière de
la feuille.

Clouzot choisit de faire coïncider l’écran avec la feuille de la toile, pour nous montrer le processus d’élaboration du tableau en
cours. L’espace est réduit à l’espace de la toile. Le réalisateur nous oblige à focaliser notre regard sur la toile; notre champ de
vision est totalement purifié. Feuille blanche = sentiment que tout peut advenir. Clouzot nous montre le surgissement de quelque
chose. La toile est le lieu d’apparition de quelque chose, et non de l’imitation du réel.
Sur la transformation du poisson en poule: virtuosité qui consiste en un art de la métamorphose. Picasso est un peu comme un
magicien, il fait surgir des formes. Cette impression est renforcée par l’absence du peintre: le toile se remplit “toute seule”
d’applats de couleur => illusion d’apparition. André Bazin a écrit un article sur ce film: il rappelle que Picasso dit: “Je ne cherche
pas, je trouve.” Il n’y a pas d’hésitation chez Picasso. VS Miro: s’arrête, hésite, etc. Néanmoins, ce qui domine dans le travail de
Picasso, c’est l’imprévisibilité et c’est ce qui le rend intéressant.
Une illusion est créée par le film: le travail de Picasso étant passé en accéléré, on peut avoir l’impression qu’il y a une nécessité
interne à l’oeuvre, l’idée que chaque geste appelle le suivant (cf. texte d’Alain), comme s’il y avait un lien nécessaire entre
chaque étape. Mais le film s’insurge contre cela: il n’y a aucune nécessité: ce qui domine c’est l’imprévisibilité. On ne sait jamais
à quoi s’attendre, et Picasso fait continuellement autre chose que ce à quoi on pourrait s’attendre. “Chaque trait de Picasso est une
création qui en implique une autre, non pas comme une cause entraîne un effet, mais comme la vie entraîne la vie.” Mais
attention: quand la vie engendre un vivant, il y a une nécessité qui fait que chaque partie va croître et en entraîner une autre (ex:
on peut décrire les lois d’organisation de la nature de façon précise et certaine). Il ne faut pas penser que la création se passe de
cette façon-là, car à chaque moment de la création, tout est absolument possible. Chaque trait, chaque geste est une micro-
décision. Il y a à chaque moment de l'œuvre une pluralité de possibles. La création est absolument libre, imprévisible, et rien ne
nécessite Picasso à aller dans une direction plutôt qu’une autre. Chaque étape de la création peut toujours être déconstruite.
La peinture de Picasso peut être conçue comme un palimpseste, en raison des différentes étapes de recouvrement: “Il faut
montrer les tableaux sous le tableaux”. Pour nous, ce sont des étapes intermédiaires, mais pour l’artiste ce ne sont pas des parties

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du tableau, mais des tableaux à part entière, il pourrait s’arrêter à tout moment, ou le modifier / métamorphoser. Dans son esprit,
le nombre de métamorphoses est infini: il ne sait pas où il va ni quand il va s’arrêter.
On peut penser le travail de Picasso par rapport au modèle du génie décrit par Kant. Il y a chez Picasso une discontinuité dans les
différents moments de la création. On peut penser que les premiers gestes de l’artiste appellent les gestes suivants, comme si tout
était déjà présent au commencement, et que le travail ne faisait que développer ce qui était déjà en germe dans l’esprit de l’artiste.
Le film de Clouzot montre une création opposée à cela. La logique qui est à l'œuvre dans la création n’est pas un long processus
harmonieux et nécessaire mais une série de destructions. C’est ainsi que Picasso pense son œuvre: comme une série de
destructions. Chaque nouveau geste peut détruire le précédent. Ce qui intéresse Picasso, ce n’est pas l'œuvre achevée, mais
l'œuvre à faire. Il conçoit l’art comme un terrain de jeu, un terrain d’exploration. L'art est une série d’essais et
d’expérimentations./ l’objectif est qu’il soit surpris lui-même par ce qu'il fait. La surprise vient de l’imprévisibilité du geste.
Le tableau n’est, selon Picasso, jamais achevé ou au contraire pourrait être dit achevé à tout moment. Quelques fois dans le film,
il s’arrête en plein milieu du processus. Pourquoi s’arrête-t-il? Car à un moment, le dessin ne l’intéresse plus, il ne prend plus de
plaisir, il ne voit pas ce qu’il pourrait ajouter de plus. Il a l’impression d’avoir atteint un certain équilibre, cela lui plaît. Ce qui
l’intéresse ne sont pas les œuvres finies, mais les œuvres à faire.
Le film ne nous permet pas de comprendre ce qu’il y a dans la conscience de Picasso. Le film nous permet de voir la vision du
génie de Clouzot. le créateur s’efface en quelque sorte pour laisser place au spectacle des œuvres. Il y a eu de multiples courants.
(Repère plan: toujours dans le I, tvb)

a. Position du problème et première solution possible.

Freud démystifie la création: l’artiste n’est plus un être extraordinaire: c’est monsieur Toutlemonde, un névrosé, et non pas
quelqu’un qui vit une expérience surnaturelle, divine. La frontière entre le normal et le pathologique n’est qu’une différence de
degré — cela n’empêche pas, cependant, une admiration pour les grandes oeuvres. La création artistique , selon Freud,
s’explique donc sur le modèle du rêve, qui n’est jamais que la satisfaction symbolique d’un désir qui a été mal refoulé (= on
continue à chercher la satisfaction de ce désir car il est mal refoulé, pour cela il doit essayer passer par la conscience; il se déguise
donc en rêve pour passer la censure.) Le dormeur réussirait donc à satisfaire symboliquement dans le rêve le désir qu’il n’a
pas pu satisfaire dans son existence. On transpose cette analyse à la création artistique: selon Freud, l’origine de la création
artistique est un désir refoulé. Il essaye de se manifester à la conscience, non pas par la voie du rêve mais par celle de la
création. L’oeuvre serait l’expression sublimée, figurée du désir: dans l’oeuvre apparaîtrait des traces déformées d’un désir
qui a été mal refoulé. L’oeuvre ne s’expliquerait donc pas par un acte d’une nature singulière: elle n’est, dans cette conception,
que la manifestation d’une pulsion à laquelle l’artiste a donné une forme maîtrisée. L’art serait donc une forme de thérapie
— mais dans l’oeuvre d’art, contrairement à la thérapie analytique, il n’y a pas de prise de conscience du traumatisme à l’origine
du trouble.
b. Autres explications possibles.
Pour Nietzsche, Humain trop humain, il n’y a pas de réel ni de vérité en soi (un discours vrai = un discours qui dit adéquatement
le réel). S’il y a le réel, il n’y a pas une vérité, et donc seulement des interprétations.

📎 Interpréter, cela veut dire proposer une signification, en partant du principe que l’élément interprété est univoque
(=il y a une pluralité de sens possibles).

⇒ Il n’y a pas de réel en soi, seulement des interprétations du réel. S’il n’y a pas de réel en soi, ces interprétations se jugent en
fonction de leur utilité pour la vie selon Nietzsche. Il y en a qui accroissent ou qui affaiblissent la volonté de puissance. Le
principe de la hiérarchie est dit pragmatisme vital (classement des interprétations du réel en fonction de leur utilité pour la vie).
Nous nous donnons toujours la représentation du monde dont notre physiologie a besoin pour vivre. On a besoin de transformer
la nature en un monde habitable, familier. Partant de là, le terme d’art chez Nietzsche a donc une extension extrêmement large: il
considère comme relevant de l’art toute création de forme. Cela veut dire que quand on interprète le monde, on donne une

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forme à la réalité, on crée un monde dans lequel on peut vivre. Interpréter, c’est donner une forme, faire oeuvre artistique.
L’artistique commence donc avec l’organique. La vie est art, puisque pour vivre, tout vivant doit métaboliser l’extérieur, c’est-
à-dire transformer ce qu’il reçoit de l’extérieur, en faire un élément semblable à lui, familier (ex: transformer les éléments
extérieurs en nutriments). Cette activité est instinctive, purement pulsionnelle, organique, elle ne résulte pas d’une pensée, d’une
décision consciente: cela se fait en nous. L’artistique est donc pensé, par référence aux besoins vitaux, par référence à la
rationalité. Le conscient n’est que la traduction de l’infra-conscient. Nous croyons être les auteurs de nos pensées, de nos
décisions, mais selon Nietzsche, toutes nos réflexions viennent d’un besoin vital qui correspond au type d’homme que nous
sommes.

On peut avoir du monde une interprétation scientifique qui permet aux hommes faibles de se rassurer en se reposant sur un
monde quantifiable et stable, régi par des lois objectives. Mais Nietzsche dit que cette représentation est superficielle,
appauvrissante : que sait on de la musique lorsqu’on sait qu’un son est une longueur d’onde? Le point de vue scientifique de la
musique ne nous permet pas de faire l’expérience de celle-ci. Faire l’expérience de la musique = se laisser absorber par celle-ci.
Exemple: La sonate de Vinteuil et ses effets sur Swann.
Dans cet exemple, on voit bien qu’en un sens les scientifiques sont artistes, et que les artistes sont artistes également.
Cependant, il y a une différence entre eux: le scientifique pense qu’il dit vrai, il prend une interprétation du monde pour la
vérité. Il est un artiste, mais qui refuse de se penser comme tel. Il s’ignore en tant qu’artiste et nie le caractère fictionnel de ce
qu’il nous présente comme la vérité, à la différence de l’artiste qui admet que ce qu’il crée n’est qu’une fiction, une illusion.

II. Que cette irrationalité de l’art peut également être décelée dans la réception de
l’oeuvre d’art.
1.L’oeuvre exerce sur les esprits une fascination toujours susceptible de mettre la raison en déroute.
Les thèses platoniciennes.
a. Un art illusionniste est une menace pour la raison.
La réflexion sur l’art apparaît chez Platon dans La République, V: le passage traite de l’éducation des gardiens de la cité.
Platon se demande en quoi doit consister l’éducation des gardiens de la cité. Il s’en prend à la poésie d’Homère, oeuvre de
référence qui fait partie de l’éducation de base dans la Grèce Antique, parce qu’il considère qu’elle est une mauvaise
représentation de ce que sont vraiment les dieux. Homère parle en effet des dieux de l’Olympe, qui ont toutes les
caractéristiques des hommes: des vices, des passions, etc. Pour Platon, Homère donne une représentation des dieux qui ne
convient pas: sa poésie donne à imiter des actions violentes, injustes et gouvernées par les passions, alors même qu’il faut
absolument leur donner à imiter de bons modèles selon Platon. L’artiste a une fonction sociale, éthique, selon Platon: il a une
fonction éducative. Son travail doit donc être subordonné au politique. L’art doit être soumis à une législation, que Platon
compare à la législation sur le vin, car le vin libère les passions des hommes, produit une dépossession de soi, un dérèglement des
sens, il faut donc encadrer sa consommation. En effet, comme le vin, une tragédie par exemple peut avoir un pouvoir hypnotique,
magnétique: on perd la conscience de nous-mêmes pour nous identifier à ce que nous voyons. Les Grecs définissaient la
contemplation d’une certaine façon: elle est à la fois l’identité du contemplant et du contemplé. Dans la contemplation, nous
devenons ce que nous regardons. Nous sommes totalement fascinés, subjugués: il y a une dépossession dans le sens où nous ne
sommes plus nous-mêmes: nous devenons ce que nous regardons. Il y a donc une coïncidence entre l’esprit du contemplateur
et le contemplé: nous ne distinguons plus notre propre identité de ce que nous contemplons. Ce que nous vivons en nous
identifiant aux acteurs sur scène peut nous imprégner au point de nous influencer une fois la représentation finie. La coïncidence
avec ce qui est vu a des limites: la condition pour qu’il y ait plaisir esthétique c’est que jamais on oublie qu’on est face à une
oeuvre, une fiction, que jamais on ne confonde le réel et l’imaginaire.

Dans La Poétique, Aristote explique les règles propres à la comédie, la tragédie, etc; et il insiste sur le fait que les oeuvres ne
sont pas une imitation du réel: c’est une représentation du réel, qui est construite, fabriquée, composée. Le poète est un
“faiseur”: poiein (= 1er sens = fabriquer). ce qu’on nous donne à voir est une histoire inventée. On nous raconte une histoire

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possible, pas une histoire réelle. En aucun cas le spectateur ne doit oublier qu’il a en face de lui une oeuvre et pas la réalité = le
travail de construction d’un artiste. Mais en même temps pour que l’œuvre fasse l’effet attendu, il est nécessaire que l’oeuvre
se donne les aspects du réel. Mais faire croire à la réalité de ce qui est représenté, ce n’est pas nier la différence entre le réel et le
représenté. Le spectateur doit adhérer à la fiction, à son illusion, sans pour autant oublier que c’est une illusion (illudere = se
jouer de): Willing suspension of Disbelief, Coleridge. Le spectateur joue également: il feint (fingo, fingere = modeler, donner
forme – a donné fiction ) de croire à la fiction. Il y a une sorte de contrat, de pacte, de convention tissée entre l’auteur et les
spectateurs dans la salle. A partir du moment où la lumière s’éteint, le rideau se lève, nous sommes tous d’accord pour accepter
ce contrat: nous suspendons notre jugement et acceptons de croire à ce monde imaginaire.

“La consciente imageante pose son objet comme absent ou inexistant, mais

Ce qui caractérise la conscience du spectateur / du lecteur, c’est toujours de faire comme s’il prenait le réel pour l’imaginaire,
alors qu’il conserve toujours une distance avec l’oeuvre. Nous avons une capacité à feindre le fait de prendre une oeuvre pour la
réalité. Nous décidons de ne plus percevoir le réel comme à l’ordinaire: on passe d’une consciente perceptive à ce que Sartre
appelle une conscience imageant dans L’imaginaire: c’est une conscience qui décide de constituer une image à partir d’une
perception réelle. Saisie d’une réalité par la médiation de la perception. Nous décidons de faire des acteurs des substituts, des
analogon d’autre chose (autre chose= le personnage représenté). Suspension de l’objectivité. La réalité est perçue, non pas pour
elle-même, mais pour un analogon d’autre chose. La conscience ne voit plus l’acteur mais le prend pour autre chose que ce qu’il
incarne. C’est une activité volontaire de la conscience.
Si je perçois de façon normale, je prends l’objet de ma perception pour réelle.

2. B/ Art et technique et logos 10

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