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On appelle art, au sens restreint, « toute production de la beauté par les oeuvres d’un

être conscient » (Vocabulaire de la philosophie. Lalande).


Originairement voué au culte du divin, l’art s’est coupé de sa racine
religieuse. Aussi le musée ou d’autres espaces profanes se sont-ils substitués au
temple pour accueillir les oeuvres d’art. Celles-ci s’offrent à une expérience
esthétique, expérience de jouissance, indistinctement sensible et spirituelle.

Sensible parce que l’oeuvre a une matérialité affectant de manière heureuse la


sensibilité; spirituelle car la satisfaction éprouvée n’est pas celle d’un désir, le beau
n’est pas l’agréable; ni d’un besoin, le beau n’est pas l’utile.
*

D’où la spécificité du plaisir esthétique et du jugement qu’il fonde.


*

L’oeuvre s’impose dans sa présence glorieuse qui n’est ni consommable, ni


utilisable. Elle subsiste dans sa liberté et fait exister le sujet qui la rencontre comme
une liberté s’émerveillant de la contempler.
*

PB:
•Qu’est-ce qui distingue les Beaux-Arts des Arts et Métiers?
•Faut-il définir les Beaux-Arts comme les arts du génie?
•Qu’est-ce que le jugement de goût?
•L’art est-il un langage?
•L’art est-il inutile?
•Une oeuvre d’art peut-elle être immorale?
•Pourquoi des artistes?
•Que faut-il entendre par beauté adhérente et beauté libre?
•L’art n’est-il qu’apparence et illusion?
•Beauté naturelle et beauté artistique.
•Art et nature.

A) L’être œuvre de l’œuvre d’art.


*

Elle se distingue du simple effet naturel en ce qu’elle est le produit d’une activité humaine. Même si nous le
trouvons beau, le chant du rossignol n’est pas une œuvre d’art, et si le « vol du bourdon » en est une, c’est
parce qu’elle a un ouvrier : le compositeur Rimski- Korsakov.
Cf. Kant : « L’art se distingue de la nature comme le « faire » (facere) l’est de « l’agir » ou du « causer » en
général (agere) et le produit ou la conséquence de l’art se distingue en tant qu’œuvre (opus) du produit de la
nature en tant qu’ « effet » » Critique de la faculté de juger.
Relèvent de l’art, ainsi défini, aussi bien l’activité artisanale, technicienne, industrielle que l’activité artistique.
Avant le 17° siècle d’ailleurs, l’école des Beaux-Arts ne se distingue pas de l’école des Arts et Métiers.

L’Académie distingue en 1762 les deux ordres :

-Artiste : Celui qui travaille dans un art où le génie et la main doivent concourir : un peintre, un architecte sont
des artistes.

-Artisan : ouvrier dans un art mécanique, homme de métier.

Il s’ensuit que si toute œuvre d’art est œuvre, toute œuvre n’est pas œuvre d’art.

PB : A quoi reconnaît-on le caractère artistique de l’œuvre ?


*

B) L’être artistique de l’œuvre d’art.


*

Il faut bien avouer que la réponse à cette question ne va pas de soi.

*
1) Classiquement les critères énoncés sont les suivants :
*

a) L’œuvre d’art se distingue quant à sa fin.


*

Elle n’a pas en soi de vocation utilitaire. Elle est à elle-même sa propre fin. Au contraire, un objet artisanal,
industriel, technique a d’abord pour fonction de satisfaire des besoins.
En ce sens, l’art est une activité libérale par rapport à une activité utilitaire ou une activité désintéressée par
rapport à une activité mercenaire (Activité exercée en échange d’un salaire).

L’œuvre d’art, remarque Kant, est le résultat d’une activité non contrainte, non forcée, ne convenant qu’à des
hommes libres. Comme tel, l’art s’apparente à un jeu. Il est en lui-même une activité agréable que l’on distingue
du travail : « activité qui est en elle-même désagréable (pénible) et qui n’est attirante que par son effet (par
exemple la salaire) et qui par conséquent peut être imposée de manière contraignante » Kant.

PB : Ce critère est problématique, dans la mesure où il définit l’art comme une activité autonome, ayant sa fin
en soi, or l’autonomisation de l’art est un fait historique relativement récent.
En gros jusqu’à l’avènement de la modernité esthétique (2° moitié du 19°siècle) l’art est une activité
subordonnée, tant dans ses moyens que dans ses fins. L’artiste est un homme de métier, même si à partir de la
Renaissance, il se veut quelque chose d’autre qu’un simple artisan. Il reçoit commande et doit satisfaire les
besoins de ceux qui font appel à ses services. Dans le monde antique et médiéval, l’art est au service du sacré
tel qu’il est codé par la religion positive, ensuite il sert les valeurs des classes dominantes (aristocratie et
bourgeoisie). Dans ces situations, l’art n’est pas une activité libérale. C’est une fonction sociale. L’artiste n’est
libre ni de choisir son sujet, ni de transgresser les règles du goût commun. Aussi y a-t-il accord entre les artistes
et le public. Ils partagent les mêmes valeurs et s’accordent sur les critères de qualité. Le style de l’artiste,
malgré des variantes personnelles correspond à ce qu’on définit socialement comme une œuvre réussie.

Cet accord se fracture avec la modernité. L’artiste conquiert son autonomie contre une tradition à laquelle il
refuse le droit de définir son rôle et de prescrire ses modèles. La communauté d’évidence liant l’artiste à la
société et à sa symbolique cesse d’être, au 19° siècle, une réalité vivante. Désormais « les artistes commencent
à se savoir plus au moins sans lieu défini » écrit Hans Gadamer dans L’Actualité du Beau. 1992, et il leur faudra
se créer leur propre communauté.
*

b) L’œuvre d’art se distingue quant aux moyens d’exécution.


*
Par rapport aux Beaux-Arts, les Arts et Métiers mettent en jeu le métier.
Le métier s’apprend. Il est une manière d’agir reposant sur des règles et sur un savoir (empirique ou rationnel)
qu’il suffit de maîtriser pour avoir compétence dans un domaine donné. Cela suppose bien sûr l’exercice, de
solides apprentissages permettant de conquérir de l’habileté et tout grand artiste commence par là. Les grands
peintres de la Renaissance se forment, des années durant, dans l’atelier de leurs illustres prédécesseurs. Ils
apprennent à devenir d’habiles artisans aptes à exceller dans toutes les opérations nécessaires à la production
d’une œuvre bien faite.

Mais la maîtrise des règles du métier ne suffit pas à faire un artiste.

Car l’art a pour fin le beau, or il n’y a pas un concept de l’œuvre belle préexistant mentalement à son
exécution, et telle que sa représentation pourrait déterminer les règles à mettre en œuvre pour la produire. Par
là l’objet d’art se distingue de l’objet technique. La fonction de ce dernier déterminant ce qu’il doit être, il est
possible de le concevoir et de définir les opérations nécessaires à sa production. Rien de tel dans l’art.

Aussi la création artistique recèle-t-elle un mystère : celui du rapport de la spontanéité et des règles.
L’artiste ne peut pas concevoir par principe, l’agencement des moyens de son œuvre, il les sent et les donne à
sentir en présentant son œuvre. Celle-ci prend forme au fur et à mesure qu’il la produit. Il est tout autant
l’auteur que le spectateur de l’œuvre en gestation et si celle-ci implique un jeu avec les règles d’un métier
parfaitement bien assimilées, elle fait aussi intervenir la richesse spirituelle et le goût de son créateur :
• Son goût car la capacité de distinguer le beau du laid, [1] la réussite d’une forme, couleur, dessin,
enchaînement de notes ou de mots, est l’objet d’un jugement. En composant le poème ou en peignant la toile,
l’artiste juge ce qui convient et ce qui ne convient pas. Il élimine telle touche, en ajoute une autre, reprend son
geste pour obtenir ce qu’il recherche et dont il ne saura ce que c’est que lorsqu’il l’aura obtenu. Kant pointe cette
importance du jugement dans l’activité créatrice lorsqu’il écrit : « Le goût, comme faculté de juger en général est
la discipline du génie ; il lui rogne les ailes, le civilise, et le polit ; en même temps il lui donne une direction, lui
montrant en quel sens et jusqu’où il doit s’étendre pour demeurer dans les limites de la finalité » Critique de la
faculté de juger. § 50. En ce sens l’œuvre achevée est une surprise pour son créateur et il est incapable de
définir les règles ayant assuré la réussite de l’œuvre. « Un beau vers n’est pas d’abord en projet et ensuite fait,
mais il se montre beau au poète. Ainsi, la règle du beau n’apparaît que dans l’œuvre et y reste prise en sorte
qu’elle ne peut servir d’aucune manière à faire une autre œuvre » Alain. Ex : Lorsque Flaubert commence la
rédaction de son roman : « Madame Bovary » il n’a qu’une vague idée de ce qu’il entreprend. Le roman prend
forme à mesure qu’il l’écrit et l’auteur ne sait ce qu’il voulait faire qu’une fois l’œuvre terminée.
• La puissance de ses idées aussi, la richesse de son imagination (« reine des facultés » selon Baudelaire) pour
donner à son œuvre le souffle sans lequel elle ne brillerait que par sa technicité. L’artiste fait de ses idées la
matière même de son oeuvre. Sans cette matière, l’œuvre est sans âme, privée de la profondeur spirituelle
s’exhibant dans la réussite d’une forme. Le miracle de l’art est de rendre sensible du sens et s’il est impossible de
disjoindre en lui le fond et la forme, il va de soi que la gloire de la forme est tributaire de la densité du sens dont
elle rayonne. Lorsque cette dimension est absente, l’art n’est plus qu’effets, sans intérêt pour ceux qui lui
demandent de combler des besoins spirituels. Rimbaud disait de la poésie qu’elle est « de l’âme pour
l’âme » Lettre à P. Demeny. L’émotion esthétique ne s’y trompe pas. Déserté par la profondeur du sens, l’art ne
suscite plus qu’ennui.
PB : Il y a donc un mystère de la création du beau. D’où vient la puissance spirituelle d’un homme, d’où vient
sa capacité à trouver le moyen de produire un effet qu’il semble le seul à obtenir ?
Impossible de l’expliquer d’une manière claire. Il s’ensuit que, parce que l’activité créatrice du beau est
« compliquée à miracle » selon la formule de Nietzsche, on a été tenté d’en faire « un miracle » et on a recouru
à l’idée de génie.

Pourquoi « un miracle » ?
Parce que le terme a des connotations religieuses. Kant le rappelle d’ailleurs au terme d’une analyse qui se
veut surtout descriptive de la singularité de l’activité artistique. « Le mot génie est vraisemblablement dérivé
de genius, l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source
de l’inspiration dont procèdent ces idées originales ». Critique de la faculté de juger § 46.
A défaut de pouvoir s’expliquer clairement le processus de la création, on en rapporte donc le principe à une
sorte de « part divine » qui arracherait le créateur d’un chef-d’œuvre à l’ordre des choses humaines et lui
conférerait une dimension surhumaine. Le génie serait l’enfant chéri des dieux ou en terme kantien de la nature.

Cf. L’analyse de Kant : « On voit par là que le génie :


1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas
d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa
première propriété ;

2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-
dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent
toutefois servir aux autres de mesure ou de règle de jugement ;

3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire
c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne
sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est pas en son pouvoir ni de
concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer à d’autres dans des préceptes, qui
les mettraient à même de réaliser des produits semblables » Ibid.
L’œuvre d’art se caractérise ainsi par son caractère unique, original, exemplaire.
Pour dire cette réussite, on dit qu’elle est belle et on définit les Beaux-Arts comme les arts du génie.

PB : Qu’en est-il de cette conception de l’art comme art du génie ?


N’y a-t-il pas là un rapport imaginaire à la production artistique ? Tel est le soupçon nietzschéen dont le
marteau fait voler en éclat cette idée d’une spécificité de l’art. En réalité affirme Nietzsche, il n’y a pas de
différence de nature entre les diverses activités humaines, qu’il s’agisse de celle du savant, du technicien ou de
l’artiste. Toute œuvre de grande envergure découle de l’excellence d’une formation, d’un travail rigoureux,
« d’une pensée active dans une direction unique », d’une élaboration patiente des matériaux utilisés, d’essais et
d’erreurs que nous avons le tort d’occulter pour n’être sensibles qu’à la réussite finale. Qualifier l’œuvre de
géniale ne serait, selon la généalogie nietzschéenne, que l’aveu de la vanité et le goût de la facilité permettant
de se dispenser de faire l’effort de rivaliser. Cf. Cours. [2]
*

2) Aujourd’hui les critères sont moins clairs.


*

Cette nouvelle donne procède de la rupture revendiquée par de nombreux artistes entre art et beauté.

Barnett Newman (école de New York) écrit en 1948 : « Le mobile de l’art moderne a été de détruire la beauté…
en niant complètement que l’art ait quoi que ce soit à voir avec le problème de la beauté ».

Il s’ensuit qu’on nous demande de séparer radicalement la démarche artistique de la démarche


esthétique. L’œuvre d’art ne relève plus de ce que Kant appelait le jugement esthétique ou jugement de goût.
La soumettre à ce jugement revient à accepter que l’art n’ait pas d’autonomie, que son évaluation relève d’une
instance extérieure à la création elle-même. Or la tendance lourde de l’art contemporain est de revendiquer
l’autonomie du geste artistique, d’affirmer la souveraineté de l’artiste, maître des règles du jeu qu’il soumet à un
spectateur.

D’où le glissement de la question : on ne se demande plus, comme c’était le cas à l’époque où l’on admettait la
qualité esthétique de l’œuvre d’art : « Qu’est-ce que l’œuvre belle ou le chef-d’œuvre ? Mais qu’est-ce que
l’art ? ».
Si hier, l’artiste tenait son statut d’artiste de la nature de l’objet qu’il produisait, l’œuvre d’art tient aujourd’hui
son propre statut d’un auto décret de l’artiste lui-même ou de l’institution qui le cautionne.

Ex : Donald Judd (mouvement minimaliste). « Si quelqu’un appelle cela de l’art c’est de l’art ».

En 1917, Marcel Duchamp présente un objet industriel produit par R Mutt ; un urinoir qu’il intitule Fontain et
déclare que le ready-made (l’œuvre déjà faite) est une œuvre d’art.
Le geste de Marcel Duchamp est iconoclaste. Son projet consiste à démystifier la sacralisation de l’artiste que
la Renaissance avait opérée. Ce faisant il introduit de nouveaux critères de l’œuvre d’art :
-Il souligne le caractère œuvré de l’œuvre d’art. Il s’ensuit que l’art n’est pas que dans les musées. Il est aussi
dans la rue, dans les objets d’usage, les objets techniques, les affiches. Toute une tendance de l’art
contemporain consiste à conférer les lettres de noblesses de l’art à ce que la tradition avait disqualifié comme tel.
La frontière entre l’art et la vie se brouille, le monde dans lequel nous évoluons ayant été, de fait, profondément
transformé par l’art moderne. Les maîtres du Bauhaus ont inspiré les designers industriels, l’art cinétique de
Vasarely la mode et les sigles des grandes entreprises comme la FNAC ou Renault.

César peut donc présenter comme œuvre d’art ses compressions de voiture et Andy Warhol la bouteille de
Coca-cola en noir et blanc ou la Marilyn des affiches où on a l’habitude de la voir.

-Marcel Duchamp établit aussi que le caractère artistique de l’œuvre procède essentiellement du regard porté
sur elle. Dans la vie courante la présence de l’objet urinoir disparaît sous sa fonction. L’objet utile, l’objet ayant
une valeur d’usage cesse d’exister dans son insolite présence et dans ses propriétés formelles. Exposé dans un
musée, il se met à exister dans cette dimension ordinairement occultée parce qu’il s’offre à un autre type de
regard. Ce qui est une manière de décliner une grande leçon de l’esthétique classique : l’art donne à voir. « L’art
n’imite pas le visible, il rend visible » disait le peintre Paul Klee.
Mais plus fondamentalement Duchamp nous invite à une réflexion sur l’art. Il traduit une tendance lourde de
l’art contemporain qui est moins de donner à voir que de donner à penser l’art, en mettant en évidence les
conditions de visibilité de l’œuvre d’art. Celle-ci requiert pour exister la mise en déroute du rapport pragmatique
au réel, des significations traditionnelles, des évidences collectives. L’art contemporain est donc
substantiellement lié à la subversion, à la critique sociale, politique, philosophique, à l’expérimentation.

Ainsi de nombreux artistes font l’économie du tableau ou de la sculpture. L’art conceptuel, par exemple,
entend substituer l’idée ou le projet de l’œuvre à sa réalisation. Avec d’autres artistes l’œuvre est la mise en
scène d’un objet d’usage dans un lieu où il s’impose dans son énigmatique présence. Notre monde étant un
monde d’objets techniques, les artistes révèlent et interrogent ce monde là.

Ex: Chris Burden expose à la 4° Biennale d’art contemporain de Lyon en 1997 un bulldozer volant de douze
tonnes.

Bertrand Lavier nous confronte à un réfrigérateur dont l’étrange réalité s’impose dès lors qu’il cesse d’être un
objet de consommation, simple objet utile que je ne vois plus lorsque je l’ouvre pour prendre un yaourt.

Le pop art montre le monde de la représentation, celui des affiches, de la publicité mais aussi du musée
traditionnel comme c’est le cas avec les dizaines de Mona Lisa chez Warhol ou les séries entières de Lichtenstein
d’après Mondrian ou Picasso.

Au fond, l’art est devenu « contemporain » en s’alignant sur notre vie de tous les jours, en en reflétant et en
en induisant en même temps la dimension critique. Aussi les œuvres d’art contemporaines déstabilisent-elles les
catégories traditionnelles de l’esthétique.

Par exemple, la notion de pérennité est disqualifiée. De nombreuses œuvres n’existent que le temps de la
performance de l’artiste. Le body art. Les happening (littéralement, ce qui est en train d’arriver). Les
empaquetages du Reichstag (1971 à 1975) ou du Pont Neuf à Paris en 1985 par Christo et Jeanne- Claude.

La notion d’unicité et d’originalité subit le même sort. De nombreux artistes défendent l’idée « d’une œuvre
ouverte » où l’artiste n’est, pas plus l’auteur de l’œuvre, que les spectateurs. Cf. Sarkis qui cherche des
interprètes de son œuvre à la manière d’une partition musicale.

Le spectateur est appelé à être le co-producteur d’une œuvre en mouvement.

Marcel Duchamp disait : « Je donne à celui qui la regarde autant d’importance qu’à celui qui l’a faite ».

« L’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de
l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités
s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent
tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne
se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres,
ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute
activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n’est un
« miracle ».
D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? Qu’eux seuls
ont une « intuition » ? (Mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient
directement dans « l’être » !) Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la
grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer
quelqu’un « divin », c’est dire : « ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre tout ce qui est fini, parfait, excite
l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de
l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister à la formation, on est un
peu refroidi. L’art achevé de l’expression écarte toute idée de devenir, il s’impose tyranniquement comme
perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non
les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la
raison ».

Nietzsche. Humain trop humain (1878), I, Chap. IV, aph. 162.


*

Thème : Le génie.
Question : Y a-t-il une légitimité du recours à l’idée traditionnelle du génie ?
Thèse : Non. Ce que la notion de génie recouvre relève d’une véritable mystification.
Enjeu du texte : Procéder à une radicale démystification de la thématique du génie. L’argumentation se déploie
en deux moments.
*

Dans la première partie, Nietzsche conteste la singularité de l’activité artistique, présupposée dans la définition
traditionnelle des Beaux-Arts comme arts du génie. En réalité, toutes les grandes œuvres
humaines sont créatrices, qu’elles soient scientifiques, militaires, techniques ou artistiques et toutes ont dans
leurs conditions de production quelque chose de commun. Le philosophe énumère les traits caractéristiques des
génies scientifiques, techniques, artistiques ou autres en procédant à une sorte de phénoménologie de l’activité
créatrice de haut vol : un engagement total de la pensée dans un seul but (monomanie), un sens aigu de
l’observation, en particulier de la vie intérieure en tant qu’elle est la vie de l’esprit, une capacité de faire son
miel de tout ce qui se présente, la confrontation à un matériau mis en forme patiemment mais obstinément par
un travail régulièrement remis sur le métier.
Si Nietzsche pointe les conditions de possibilité des oeuvres de grande envergure, ce n’est pas
pour banaliser ce qui est exceptionnel ou pour clarifier totalement ce qui garde sa part d’obscurité car « toute
activité de l’homme est compliquée à miracle » mais c’est pour humaniser ce qu’on a divinisé de manière puérile.
En effet « aucune n’est un miracle » c’est-à-dire quelque chose qui déroge aux lois naturelles et implique une
intervention divine. La croyance au miracle n’est pas autre chose qu’ « un enfantillage de la raison ».
Dans la deuxième partie, le marteau nietzschéen prétend dévoiler les intérêts, les affects, la supercherie qui
sont au principe de la construction de l’idole. L’auteur donne ici un exemple de son puissant instinct de
généalogiste.

Il interroge, comme à son habitude « les entrailles de l’esprit » et il remarque premièrement, qu’on est tenté de
parler de génie, en présence d’œuvres d’un certain genre. Ce sont celles qui suscitent en nous du plaisir.
Tels sont les Beaux-Arts. Ils s’offrent à une expérience esthétique. Ils donnent lieu à une jouissance, ils
plaisent par leur réussite formelle. L’œuvre d’art s’impose par sa beauté et la beauté est le propre de l’œuvre
signifiante, saturée d’un contenu spirituel qu’elle rend sensible. L’œuvre réussie exhibe du sens et émeut par là
celui qui la rencontre. Son expressivité lui confère ainsi un privilège car la sensibilité, la vie spirituelle qu’elle
révèle est une expérience plus communément partagée que celle dont relève l’œuvre scientifique ou technique
de haut vol.
Or, remarque Nietzsche, le plaisir esthétique ne veut pas être gâché par le poison de l’envie. L’envie est une
haine à l’endroit de celui qui possède quelque chose dont on s’estime injustement privé. L’envie implique de la
part de l’envieux le sentiment d’une infériorité se traduisant par une hostilité à l’égard de celui qui le suscite. Que
la puissante réussite des « effets de la grande intelligence » puisse attiser l’envie, rien de plus naturel, mais en
l’attribuant au « génie », c’est-à-dire à une aptitude divine et non humaine, on coupe en quelque sorte l’herbe
sous le pied de ce triste sentiment en ne laissant place qu’à l’admiration. Tout se passe comme si on se mettait
en situation de dire: « ici il ne peut pas y avoir de rivalité entre nous ». Nous ne sommes pas sur le même pied
d’égalité.
Nietzsche remarque ensuite que la grande œuvre est admirée comme produit fini. On s’émerveille d’un
résultat, on se garde bien de se faire une idée du travail d’élaboration. Car si on devait suivre le créateur dans le
difficile accouchement de son œuvre, il y aurait de quoi être « refroidi » dit Nietzsche. Il signifie par là que
l’attention à la genèse d’une œuvre réussie, quelle qu’elle soit, donne la mesure de l’ effort humain, rien
qu’humain avec les hésitations, les essais et les erreurs, les reprises patientes, dont elle est l’accomplissement.
Tout cela est effacé dans la réussite finale, l’œuvre s’offre dans une forme ayant l’apparence du naturel,
d’une facilité miraculeuse. Elle s’impose dans l’évidence de sa « perfection actuelle » et fait oublier qu’elle est le
résultat d’une patiente et difficile gestation. Voilà pourquoi « les artistes de l’expression » jouissent d’un privilège
sur les grands savants ou les grands techniciens car il est impossible de faire l’économie des étapes d’un
raisonnement dans une théorie scientifique ou de l’enchaînement des moyens dans un savoir-faire complexe.
Par ailleurs une réussite scientifique ou technique est inscrite dans une histoire témoignant qu’elle est destinée
à être dépassée. Il y a un progrès scientifique et technique, il n’y a pas de progrès en art. Chaque chef-d’oeuvre
incarne un sommet se mesurant à l’intensité de l’émotion esthétique qu’il suscite. Poussin notait que le signe de
l’art est « la délectation », Léonard, « l’émerveillement » et Eugène Delacroix disait qu’un tableau digne de ce
nom devait prendre à la gorge celui qui l’admirait. « Il est une fête pour l’oeil ». Peut-être faut-il admettre qu’il y
a moins de participants aux fêtes de la grande intelligence scientifique ou technique.

Ce n’est pas l’argument kantien. Les sciences ne font pas intervenir le génie dit-il. « La raison en est que
Newton pouvait rendre parfaitement clairs et déterminés non seulement pour lui-même, mais aussi pour tout
autre et pour ses successeurs tous les moments de la démarche qu’il dut accomplir, depuis les premiers éléments
de la géométrie jusqu’à ses découvertes les plus importantes et les plus profondes ; mais aucun Homère ou
aucun Wieland ne peut montrer comment ses idées riches de poésie et toutefois en même temps grosses de
pensées surgissent et s’assemblent dans son cerveau, parce qu’il ne le sait pas lui-même et aussi ne peut
l’enseigner à personne » Critique de la faculté de juger.§ 47.
De là à prétendre que : « Dans le domaine, scientifique (…) le plus remarquable auteur de découvertes ne se
distingue que par le degré de l’imitateur et de l’écolier le plus laborieux, tandis qu’il est spécifiquement différent
de celui que la nature a doué pour les beaux-arts », il n’y a qu’un pas franchi allégrement par Kant. Or n’est-ce
pas faire fi de ce qu’il y a de créateur dans l’invention d’une hypothèse qui sera ensuite élaborée sous la forme
d’un système ayant une cohérence interne? Le saut dans l’imaginaire qu’impliquent les changements de
paradigmes, l’intuition scientifique à l’oeuvre dans les grandes réussites théoriques ont-ils moins d’obscurité que
la production artistique? Bref ne faut-il pas suivre Nietzsche lorsqu’il dit que : « Toute activité de l’homme est
compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie mais aucune n’est un miracle « ?

D’où la nécessité d’expliciter ce que recouvre l’idée de génie, afin de comprendre que cette notion romantique
et mystique soit le nom donné à ce qui demeure inexplicable dans le phénomène de la création.
*

La notion de génie.
*

Cf. https://www.philolog.fr/quest-ce-quune-oeuvre-dart/ [1]


*

Sont qualifiées de géniales des œuvres, ayant ceci de spécifique que leur mode de production semble impliquer
une part de mystère. De fait l’artiste ne peut pas expliciter les opérations qu’il met en œuvre pour avoir telle idée
ou pour réussir tel effet lorsqu’il donne forme au matériau qu’il travaille. C’est ce qui différencie un artiste d’un
homme de métier. Celui-ci peut avoir un très grand talent mais ce qui distingue le talent du génie c’est que le
premier peut définir ses opérations. Il s’ensuit qu’on peut apprendre les règles d’un métier, par exemple de la
charpente, et au terme d’un apprentissage toujours exigeant, on peut être un bon charpentier. Partout où les
techniques opératoires sont définissables, on peut par l’étude des règles et par leur application répétée parvenir
à une certaine maîtrise dans une activité.
Il semble que ce ne soit pas le cas dans l’activité artistique car elle cesserait d’être artistique si elle n’était que
l’application mécanique de certaines règles. Non point que l’artiste ne doive pas maîtriser des techniques. Le
génie suppose bien du métier, mais il ne s’y réduit pas. Il faut posséder la technique du ciseau pour être
sculpteur, être un bon artisan dans la domestication des caractéristiques d’une matière, mais cela ne suffit pas.
La réussite d’une œuvre tient à son originalité et celle-ci ne résulte pas d’une application mécanique de règles
préalablement définies. L’artiste invente ses règles en même temps qu’il produit son œuvre. Son œuvre prend
forme au cours d’un processus dont il ne connaît pas à l’avance les étapes et les moyens. Cézanne voulait
rendre, comme il disait « sa petite sensation » en présence de la montagne St Victoire ou d’un compotier de
pommes. Mais comment ? Cézanne le sait si peu qu’il reprend inlassablement l’œuvre en gestation, changeant
telle couleur, rectifiant le modelé jusqu’au moment où le résultat lui semble satisfaisant. Voilà pourquoi Kant écrit
que « le génie est le talent qui consiste à produire ce pour quoi on ne saurait donner aucune règle déterminée, il
n’est pas une aptitude à quoi que ce soit qui pourrait être apprise d’après une règle quelconque ». Ibid.
Certes on peut après coup décrire la manière d’un artiste et les artistes se forment d’ordinaire en apprenant la
manière de leurs illustres prédécesseurs. Mais tant qu’un artiste imite la manière d’un autre, fût-ce avec un très
grand talent, il ne peut pas être reconnu comme un artiste à part entière. Il est un bon imitateur, il n’est pas
un créateur. L’originalité et l’exemplarité sont les caractéristiques de l’œuvre d’art. Et c’est ce qu’on signifie en
disant que l’œuvre est belle et en définissant les Beaux-Arts comme les arts du génie.
Du fait que l’art ne peut pas expliciter ses opérations, on a été tenté de voir dans cette
activité la manifestation d’un don, d’une aptitude naturelle. Kant le dit clairement : « A travers le génie la nature
prescrit ses règles à l’art ». La nature est opposable à la culture, elle est ce qui est donné, ce qui relève de la
spontanéité, ce qui exclut les idées d’apprentissages, d’acquisitions, de travail. Par ailleurs un don présuppose
une instance qui donne. Un don est reçu. Il semble relever de la grâce comme en témoigne l’expression « un don
gracieux ». D’où la référence au divin.
Platon, par exemple, propose de penser l’art du poète en termes religieux. Le don poétique est une faveur et
une ferveur divine, une sorte de délire qui vient des dieux. « Le don des dieux l’emporte sur le talent qui vient
des hommes ». Phèdre 244.a.
« Il y a une troisième espèce de possession et de délire, celui qui vient des Muses. Quand il s’empare d’une
âme tendre et pure, il l’éveille, la transporte, lui inspire des odes et des poèmes de toute sorte et, célébrant
d’innombrables hauts faits anciens, fait l’éducation de leurs descendants. Mais quiconque approche des portes de
la poésie sans que les Muses lui ait soufflé le délire, persuadé que l’art suffit pour faire un bon poète, celui-là
reste loin de la perfection, et la poésie du bon sens est éclipsée par la poésie de l’inspiration ». Phèdre 245.a.
(Les deux premières formes de délire auxquelles Platon fait allusion sont d’une part le délire amoureux, d’autre
part l’inspiration prophétique ou la divination (Platon rappelle qu’on appelle cet art mantikè et que mantikè
dérive de manikè : délire)

La création artistique aurait donc quelque chose de divin qui s’attesterait comme don ou inspiration. (Relisez le
poème de Rimbaud : « Ma bohème », « J’allais sous le ciel, Muse, et j’étais ton féal… »)

La notion de génie cristallise tout cet arrière plan religieux. Cf. Kant : « C’est sans doute la raison pour laquelle
le mot génie vient de genius qui désigne l’esprit que reçoit en propre un homme à sa naissance pour le protéger
et le guider et qui est la source d’inspiration d’où proviennent ces idées originales ».
Réfléchissant sur la force et l’origine des grandes œuvres, Nietzsche conduit une critique radicale de tous
les présupposés impliqués dans la notion de génie.
*

Critique de la notion de don :


*
« Ne venez surtout pas me parler de dons naturels, de talents innés ! On peut citer dans tous les domaines de
grands hommes qui étaient peu doués. Mais la grandeur leur est « venue », ils se sont faits « génies » (comme
on dit) grâce à certaines qualités dont personne n’aime à trahir l’absence quand il en est conscient. Ils
possédaient tous cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de
se risquer à un grand travail d’ensemble ; ils prenaient leur temps parce qu’ils trouvaient plus de plaisir à la
bonne facture du détail, de l’accessoire, qu’à l’effet produit par un tout éblouissant. Il est facile, par exemple,
d’indiquer à quelqu’un la recette pour devenir un bon nouvelliste, mais l’exécution en suppose des qualités sur
lesquelles on passe en général en disant : « Je n’ai pas assez de talent ». Ch. 163.

*
Critique de l’idée d’inspiration :
*

« La croyance à de grands esprits supérieurs et féconds est associée, non pas nécessairement, mais encore très
fréquemment à cette superstition, religieuse en tout ou en partie, que, ces esprits sont d’origine surhumaine et
possèdent certaines facultés merveilleuses grâce auxquelles ils acquerraient leurs connaissances par de tout
autres voies que le reste des hommes. On leur attribue volontiers un regard plongeant directement dans
l’essence du monde, comme par un trou du manteau de l’apparence et les croit capables, sans passer par la
fatigue et la rigueur de la science, grâce à ce merveilleux regard divinatoire, de nous communiquer des vérités
capitales et définitives sur l’homme et le monde ». Ch. 164.

« Les artistes ont quelques intérêts à ce que l’on croit à leurs intuitions subites, à leurs prétendues
inspirations ; comme si l’idée de l’œuvre d’art, de poème, de pensée fondamentale d’une philosophie tombait du
ciel comme un rayon de grâce. En vérité, l’imagination du bon artiste ou penseur, ne cesse de produire, du bon,
du médiocre et du mauvais mais son jugement extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit
ainsi aujourd’hui dans les Carnets de Beethoven qu’il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les
tirant pour ainsi dire d’esquisses multiples ».Ch.164.
« Quand l’énergie créatrice s’est accumulée pendant un certain temps, quelque obstacle en ayant empêché le
cours, elle se déverse à la fin dans un flot aussi soudain que si se produisait une inspiration immédiate sans
aucun travail intérieur préalable, c’est-à-dire un miracle. C’est en cela que consiste l’illusion, bien connue au
maintien de laquelle sont un peu trop intéressés, on l’a vu, les artistes. Le capital n’a justement fait que
« s’accumuler », il n’est pas tombé du ciel tout à coup. Il y a du reste une inspiration apparente du même genre
en d’autres matières, par exemple dans le domaine de la bonté, de la vertu, du vice ». Ch. 156.
*

Critique de la manière d’être hypnotisé par la perfection de l’œuvre achevée :


*
« Nous sommes habitués, devant toute chose parfaite, à omettre la question de sa genèse et à jouir de sa
présence comme si elle avait surgi du sol d’un coup de baguette magique ». Ch.145.

*
Pb : Qu’est-ce qui est au principe du culte du génie ? La vanité.
*
« Parce que nous avons une bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu’à nous attendre à jamais
pouvoir faire même l’ébauche d’une toile de Raphaël ou une scène comparable à celle d’un drame de
Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d’un prodige vraiment au-dessus de la
moyenne ; représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une
grâce d’en haut. C’est ainsi notre vanité, notre amour propre qui nous poussent au culte du génie : car il faut
l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas (même Goethe l’homme sans envie
appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera alors ce vers : « les étoiles, on
ne les désire pas »). Mais compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît
pas… » Ch. 162.
*
Cf. « le génie, c’est un pour cent de lueur, quatre vingt dix neuf pour cent de sueur ».
Newton : « Comment j’ai fait mes plus grandes découvertes ? En y pensant toujours ».

Tant qu’on ne disjoint pas la dimension artistique de la dimension esthétique d’une œuvre d’art, celle-ci relève
des Beaux-Arts, la beauté étant la valeur de l’esthétique.

PB : Pourquoi parler d’esthétique ?

Parce que la beauté est affaire de sensibilité, d’émotion, de goût.

Le concept d’esthétique (issu du grec aisthèsis, signifiant : sensation, appréhension sensible au sens large)
apparaît en 1750 et Baumgarten (1712.1762) fonde sous ce nom « la science de la connaissance sensible ».

Kant précise que « Ce qui est simplement subjectif dans la représentation d’un objet, c’est-à-dire ce qui
constitue sa relation au sujet et non à l’objet, c’est sa nature esthétique ». Critique de la faculté de juger.
Introduction VII.
L’esthétique concerne donc la manière dont la sensibilité humaine est affectée par des objets. Elle ne
concerne pas l’objet dans sa réalité objective, mais la subjectivité qui est en rapport avec lui. Or bien qu’il en soit
ainsi, l’expérience esthétique fait intervenir un jugement, le jugement esthétique ou jugement de goût.
Le goût, écrit Kant, est : « la faculté de juger du beau ».
D’où le problème : Comment un tel jugement est-il possible ?

Dans une analyse magistrale, Kant montre que le jugement de goût se caractérise par d’apparentes
contradictions qu’il analyse en 1790 dans La Critique de la faculté de juger.

1° : Lorsque je dis « c’est beau » je prononce un jugement de valeur. Je reconnais une valeur propre à l’objet
mais cette valeur ne se fonde pas dans une appréciation objective de la nature de cet objet. Le jugement de goût
n’est pas un jugement de connaissance. Il ne détermine pas son objet, il ne m’apprend rien sur lui, comme par
exemple que cette fleur est une rose, qu’elle appartient à telle famille ou fleurit à telle époque. Il me renseigne
seulement sur le sujet qui le prononce. Il exprime le plaisir que j’éprouve à contempler tel objet. En disant :
« c’est beau » je dis que ma perception est heureuse, que « cela me plaît » et pourtant en prononçant un
jugement je prétends que ce plaisir doit être celui de tout homme.
D’où cette première contradiction : Dans la mesure où il fait intervenir la sensibilité, le jugement de goût a
une subjectivité irréductible et comme tel, il semblerait qu’il faille admettre sa relativité. Or il prétend à la
validité universelle. Il ne dit pas « cela me plaît à moi » mais « c’est beau ». Il parle du beau comme s’il était la
propriété de l’objet, reconnaissable par tous.
Certes l’universalité revendiquée est une universalité esthétique et non logique, et « le jugement de goût ne
postule pas l’adhésion de chacun (…) il ne fait qu’attribuer à chacun cette adhésion » Ibid. §8, reste qu’il récuse
son caractère personnel.
« Lorsqu’il s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment
personnel et en fonction duquel il affirme d’un objet qu’il lui plaît, soit restreint à sa seule personne. (…) Ce
serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme
s’il lui était logiquement opposé ; le principe : « A chacun son goût » (s’agissant des sens) est un principe
valable pour ce qui est agréable.

Il en va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l’inverse) ridicule que quelqu’un, s’imaginant avoir du
goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (…) est beau pour moi. Car il ne doit pas appeler beau, ce
qui ne plaît qu’à lui. (…) lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge
pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des
choses » Ibid. § 7

2° : S’ensuit-il que ce jugement, comme tout jugement puisse se justifier par des concepts, des raisons, par
une argumentation susceptible d’emporter la conviction d’autrui ? Non répond Kant, car quelles que soient les
raisons susceptibles d’être énoncées, il ne se fonde pas sur autre chose que le plaisir ressenti devant l’objet
beau. D’où une nouvelle contradiction : En disant : « c’est beau » je prétends que chacun peut partager mon
jugement mais je ne peux pas le justifier par des concepts.
« Le beau est ce qui est représenté sans concept comme objet d’une satisfaction universelle ».Ibid. § 6

3° : Si le plaisir ressenti devant l’œuvre belle peut être universalisé, c’est, remarque Kant, que la satisfaction
qu’elle donne n’est pas une satisfaction intéressée.

Elle n’est pas la satisfaction d’une inclination sensible portant par nature la marque de la particularité d’un
sujet : un sentiment esthétique est autre chose qu’une sensation agréable, car comme il a été dit l’agréable est
simplement ce qui me plaît à moi.
Il n’est pas non plus ce qui satisfait un intérêt qu’il s’agisse d’un intérêt sensible ou d’un intérêt rationnel. Il ne
faut confondre le beau ni avec l’utile ni avec le bien. Car le bien ou l’utile implique une connaissance de l’objet et
sont l’objet, l’un d’une satisfaction pathologique, l’autre d’une satisfaction pratique.
Le beau, en revanche, ne dépend d’aucun concept déterminé et la satisfaction qu’il donne est pure de tout
intérêt.
« La satisfaction que détermine le jugement de goût est libre de tout intérêt » (Kant).

Il s’ensuit que le beau est paradoxalement l’objet d’une satisfaction désintéressée.

C’est ce caractère désintéressé du plaisir esthétique qui fonde, aux yeux de Kant, sa prétention à l’universalité.
« Car qui a conscience que la satisfaction produite par un objet est exempte d’intérêt, ne peut faire autrement
qu’estimer que cet objet doit contenir un motif de satisfaction pour tous (…) sans que cette prétention dépende
d’une universalité fondée objectivement ; en d’autres termes, la prétention à une universalité subjective doit être
liée au jugement de goût » Ibid. §6.

Comme telle cette expérience est de l’ordre de la réconciliation :

Elle réconcilie dans le sujet lui-même, la dimension sensible et la dimension intelligible. Dans l’expérience
esthétique ce qui d’ordinaire s’oppose (la sensibilité et l’intelligence, l’imagination et l’entendement) s’accorde. Le
jugement de goût témoigne que nous sentons une harmonie naturelle entre notre sensibilité et notre
entendement. Le plaisir vient de l’accord des facultés de l’esprit. Kant définit ainsi l’art comme libre jeu des
facultés ou libre accord.
Accord éprouvé en présence d’un objet manifestant une complaisance à leur endroit. Il nous semble que
l’objet est fait pour provoquer cet état et le plaisir qui en découle ; qu’il y a en lui cette finalité. Pour autant
impossible de dire que c’est le cas, ni pour la beauté naturelle car il n’y a pas d’intention dans la nature, ni pour
la beauté artistique car l’artiste atteint le beau sans se l’être préalablement représenté. D’où cette nouvelle
définition paradoxale « La beauté est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle est perçue en celui-ci sans
représentation d’une fin » Ibid. §17.

Elle réconcilie les subjectivités. L’universalité de la satisfaction, liée à son caractère désintéressé exprime
le postulat « d’un sens commun esthétique ». En effet, on a vu qu’il est ridicule de prétendre : « cela est beau
pour moi ». Ce qui vaut pour un seul ne vaut rien. En matière de beau : « A chacun son goût » signifierait que le
goût n’existe pas. Il s’ensuit qu’on peut définir le goût comme « la faculté de juger ce qui rend notre sentiment
procédant d’une représentation donnée, universellement communicable sans la médiation d’un concept » Ibid. §
40. Il ne s’agit pas, bien sûr, de prétendre que ce sens commun est une réalité empirique, mais le jugement
esthétique le présuppose comme « une norme idéale » et la raison le pose comme une Idée régulatrice de
l’exercice du jugement esthétique.

PB : Faut-il remettre en question l’exigence d’un sens commun esthétique ?

Tel est l’enjeu de la critique sociologique qui, avec Bourdieu, dénonce dans « le goût » défini par Kant, ce qui
sanctionne le goût partagé par les membres d’une classe privilégiée. L’art, sous sa forme classique, serait un
instrument de distinction sociale et de domination d’une classe qui imposerait son « bon goût » en stigmatisant
ce qui serait le « mauvais goût » des autres.

PB : N’est-il pas injurieux pour tous les hommes de considérer que les grandes œuvres que le temps a
consacrées comme classiques ne seraient que l’expression du goût arbitraire d’une classe sociale ? Si la critique
sociale, d’essence marxiste, était absolument fondée, comment pourrait-on comprendre qu’un athée éprouve une
émotion esthétique en écoutant une cantate de Bach, manifestement destinée à la jouissance d’un monde
chrétien, ou que l’homme du 20° siècle, membre de la société occidentale soit ému par une œuvre de la Grèce
classique ?
Ne faut-il pas admettre qu’il y a, en droit, une universalité du goût, mais que celui-ci doit être éduqué au
contact des grandes œuvres, comme l’intelligence de chacun doit être éduquée au contact des grandes œuvres
intellectuelles ? Ne faut-il pas dénoncer le caractère démagogique d’un discours flattant le barbouilleur d’une toile
en lui laissant croire que ce qu’il fait est comparable à un Rembrandt ou à un Braque ; que tout se vaut et que
nul n’est habilité à distinguer le beau du laid en prétendant à l’universalité ?
Que le relativisme soit la tendance lourde d’un monde démocratique, n’est pas un argument pour considérer
que le beau, comme le vrai ou le juste dépendent de l’arbitraire des uns et des autres. Si comme le dit le
proverbe « des goûts et des couleurs, on ne peut discuter » ce n’est sans doute pas parce qu’il n’y a pas de sens
commun esthétique, c’est plutôt, comme Kant l’analyse, parce que le jugement de goût, s’étayant sur le plaisir
éprouvé à regarder la chose jugée belle, ne peut pas se justifier par des raisons.

En témoigne le fait que certaines œuvres deviennent des classiques et traversent les siècles autant que les
civilisations. L’expérience montre que le consensus est fort autour des grandes œuvres. L’empiriste Hume
remarquait avec ironie qu’il y a moins de désaccord sur la grandeur d’Homère ou de Shakespeare que sur la
validité de la physique de Galilée.

Cf. Peut-on convaincre autrui de la beauté d’un objet? [1]

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