LE JE UNE
HEGEL
SUR LES RAPPORTS
DE LA DIALECTIQUE
ET DE L'ÉCONOMIE
Traduit de l'allemand
et présenté
par Guy Haarscher
et Robert Legros
TOME I
GALLIMARD /
Titre original :
A. Les manuscrits de 1 78 J à 18 o o.
L'intérêt pour la pensée du jeune Hegel ne s'éveilla qu'au début
de ce siècle. L'indifférence des disciples à l'égard des premières
recherches de leur maître est d'autant plus surprenante qu'ils
avaient à leur disposition les manuscrits des périodes de Stuttgart,
Tübingen (1788-1793), Berne (1793-1796) et Francfort (1797-
1 800 ), auxquels Hegel lui-même attachait une certaine impor-
tance puisque, s'il ne les avait pas destinés à la publication, il les
avait néanmoins soigneusement conservés toute sa vie. La pre-
mière édition de ses œuvres, réalisée par cc les amis du défunt » 2 ,
n'en publie aucun. On ne les connaîtra au XIXe siècle que par les
quelques extraits et résumés qu'en donnèrent Rosenkranz et
Haym 3. Ceux-ci n'étudiaient d'ailleurs pas la pensée du jeune
Hegel pour elle-même mais comme introduction au système ulté-
rieur. Toutefois ils apportèrent des informations précieuses sur les
premières conceptions de Hegel, même si l'image qu'ils en don-
nèrent est contestable - est en tout cas violemment contestée par
G. Lukacs - et en dépit de quelques erreurs de chronologie. Leur
4. « Discussion entre Antoine, Octave et Lépide », « Sur la religion des Grecs et des
Romains ,, et « Sur quelques différences caractéristiques entre les écrivains anciens et
modernes >>.
5. Selon Rosenkranz, qui publia lui aussi une partie de ce manuscrit, Hegel aurait
lui-même supprimé ce titre et J' aurait remplacé par : Sur la nouvelle .1ituation intérieure
du W ürtemberg et particulièrement .1ur le.1 défaut.< de la Comtitution concernant le.1 magistrat.<.
G. Schiller a pu montrer que ce changement apporté sur le manuscrit est dû en réalité
« à une main étrangère '" Article cité, p. 148.
Introduction bibliographique 9
évolution. L'image vivante qu'il traça dans son Histoire de la
jeunesse de Hegel 6 devait faire naître l'intérêt pour les premiers
travaux restés inédits. Son disciple Hermann Nohl s'attacha à
classer chronologiquement les manuscrits qu'avait recueillis la
Bibliothèque de Berlin - ils s'y trouvaient dans un état tout à fait
désordonné-, en s'appuyant sur une étude de l'évolution de l'écri-
ture du jeune Hegel. Dès 1907 il fit paraître son édition des
Écrits théologiques de jeunesse, écrits regroupés sous quelques titres
qu'il attribua lui-même : Religion nationale et christianisme, La vie
de Jé.fus 7, La positivité de la religion chrétienne, L'esprit du chris-
tianisme et son destin, le Fragment systématique de 1 8 o o 8 . Désor-
mais la figure du jeune Hegel, effacée au XIXe siècle, ne cesse de
prendre forme et de susciter la recherche. En 1909, H. Falkenheim
découvre la première publication de Hegel : un écrit anonyme paru
à Francfort en 1 798, resté curieusement inconnu aussi bien par
Rosenkranz, Haym et Kuno Fischer que par Dilthey et Nohl. Il
s'agissait d'une traduction, du français en allemand, accompagnée
d'une introduction et de quelques commentaires, de lettres de
l'avocat Jean-Jacques Cart 9, traduction par laquelle Hegel enten-
dait révéler implacablement les exactions commises par le patri-
ciat bernois à l'égard du pays de Vaud, la répression sanglante
qu'il exerçait pour maintenir ses privilèges. L'écrit avait paru sous
le titre : Lettres confidentielles sur les rapports politiques et juridiques
du pays de Vaud avec la ville de Berne. En 191 3 paraissent, dans
l'édition réalisée par G. Lasson, des écrits de philosophie poli-
tique et juridique 10, les essais sur la Constitution allemande
commencés en 1799 (selon Luk:ics dès 1798) et poursuivis au
cours des premières années de la période d'Iéna. En 1916 Lasson
publie une rédaction composée à Stuttgart 11 . En 19 I 7 Rosenzweig
Cet écrit a donné lieu à des discussions qui touchent aux fonde-
ments mêmes de la pensée de Hegel. Dans son grand ouvrage sur
Hegel 16 , Haering s'y réfère en vue d'étayer l'interprétation de la
Phénoménologie de l' Esprit qu'il avait défendue au Congrès hégélien
de Rome en 19 3 3 17 ; selon lui il faut distinguer la Phénoménologie
sous sa forme primitive et la Phénoménologie dans sa rédaction
définitive; le projet aurait changé de nature au cours de la composi-
tion de sorte que l'œuvre porterait en elle deux optiques diver-
gentes : la première partie, qui seule répondrait au projet de l'œuvre
défini par l'Introduction, serait seulement une (( science de r expé-
rience de la conscience )), une sorte d'introduction au Savoir par
laquelle la conscience deviendrait apte à comprendre la nécessité
du point de départ de la Logique; la seconde partie, que n'avait
pas prévue le plan primitif mais qui correspondrait au titre de
l' œuvre, ne serait pas une introduction mais une partie du système.
Pour renforcer cette idée selon laquelle la Phénoménologie ne devait
primitivement s'étendre que jusqu'à la Raison et laisser immé-
diatement la place à la Logique, Haering chercha à montrer que
la conception d'un passage de la Raison à la Logique se retrouve
à différentes reprises dans l' œuvre de Hegel : dans la Propédeu-
tique de Nuremberg, et déjà à Berne dans les Matériaux pour une
philoJophie de l 'Esprit, où est présente, selon lui, la prétention
(psychologiste) de déduire la Logique des facultés de l'âme
(entendement, faculté de juger, raison) 18 • Cependant, la présence
d'un tel psychologisme dans les Matériaux a été contestée par
O. Poggeler : cc On ne peut trouver dans le texte de Hegel le plan
visant à déduire la Logique à partir de la Raison comme faculté de
l'âme, quelle que soit la façon dont on interprète ces matériaux.
16. HAERING, Hegel, sein Wotlen und sein Werk. Eine chronologùche Entwicklung.1-
geschichte der Gedanken und der Sprache Hegels, Leipzig-Berlin, Teubner, 1929-1938,
2 vol. de XXIV-785 et XX-525 p.
1 7. Idem, Entstehung.1ge.ichichte der Phànomenologie des Geùtes, in : Verhandlungen des
III. Intern. H. Kongresses, 1933, Haarlem et Tübingen, 1934, pp. 118-138. Haering
reprend cette interprétation dans son ouvrage Hegel, sein Wotlen und sein Werk, II,
p. 4 79 .<q. Cette interprétation a été réfutée par Otto P6GGELER, « Zur Deutung der
Phanomenologie des Geistes », Hegel-Studien, vol. I, pp. 2 54-294. Bonn, 1961. Trad.
française : « Qu'est-ce que la Phénoménologie de !'Esprit '" Archives de Philo.wphie,
avril-juin 1966, pp. 189-236.
18. Idem, Hegel, .rein Wotlen und sein Werk, op. cit., vol. II, pp. 70 et 75.
12 Le jeune Hegel
2 3. Voir infra, p. 13 2.
24. G. ScHÜLER, art. cité, p. 1 j8.
2 j. Voir infra, pp. 107 .<q.
26. O. PôGGELER, (( Hegel. der Verfasser des altesten Systemprogramms des
deutschen ldealismus »,in : Hegel-Studien, Beiheft 4, Bonn 1968, pp. 17-32.
14 Le jeune Hegel
Robert Legros.
1. Cf. Yvon BouRDET, Fig,ure.1 de Lu/e.dc.1, Paris, Anthropos, 1972. pp. 9-38.
Présentation 21
2. La thèse épistémologique.
20. HEGEL, Principe.1 de la philo.1ophie du droit, Paris, Vrin, 197 j, pp. j7-j8.
2 r. Op. cit., I. pp. 33-79:
28 Le jeune H eg,el
l'économie politique moderne, c'est-à-dire des économistes
anglais 22 , lesquels reflètent » une situation bien plus avancée
cc
que l'Allemagne semi-féodale du début du XIXe siècle. D'autre
part, la réduction, aussi subtile et prudente soit-elle - elle ne r est
d'ailleurs pas toujours -, de la problématique proprement philo-
sophique aux déterminations socio-historiques trouve, ici comme
dans le cas de la première thèse, sa justification dans le marxisme
de Lukics lui-même : quand, en effet, ce dernier loue Hegel
d'avoir pénétré, au moins relativement, les cc secrets » de l'écono-
mie politique moderne, c'est bien sûr parce que, pour un marxiste,
r économie détient la clé de révolution sociale; dès lors, plus
Hegel met l'économie au centre de ses préoccupations, plus il
anticipe, prépare le cc matérialisme historique » : mais aussi bien
est-ce ce cc matérialisme historique » supposé accompli (le point
de vue lukicsien) qui légitime le rattachement de l'idéalisme
philosophique hégélien au retard social et économique de l'Alle-
magne. Hegel, selon Luka.es, prépare la conception matérialiste
de l'histoire, et les éléments qui, chez lui, ne vont pas dans un tel
sens (l' cc idéalisme >J ), peuvent être interprétés du point de vue de
cette même conception, ayant atteint son niveau supérieur :
Hegel ne pouvait aller plus loin en raison, essentiellement, de la
situation historico-économique. La boucle est bouclée, et l'on voit
encore une fois, faut-il le dire, à quel point tout repose sur les
thèses cc accomplies >> du marxisme lukacsien.
Le rôle cc positif >> joué par le travail (l'activité économique)
selon le marxisme est trop connu pour que nous y revenions en
détail ici. La dynamique même de la production matérielle conduit,
par tout un ensemble de médiations qui ont fait difficulté tout
au long de l'histoire du marxisme, à une maîtrise du cc dehors »,
à une abolition de la misère matérielle supposée en même temps
engendrer, ou contribuer décisivement à l'engendrement d'une
société réconciliée, apaisée, non violente et non coercitive (dépé-
rissement de l'État) 23 . Une telle cc réconciliation» - abolition
de la division de la société 24 - ne se comprend, en toute rigueur,
que si la production matérielle (le travail) transforme, dans le
Les trois thèses dont nous examinons l'impact dans les analyses
du Jeune Hegel ne sont certes pas indépendantes les unes des
autres dans l'esprit de Lukacs. Nous les avons distinguées pour
deux raisons majeures : la clarté de l'exposé et - plus fondamen-
talement - la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de saisir
les liens réels articulant l'une à l'autre ces trois thèses. Il est par
exemple frappant que la première et la seconde soient au premier
40. Cf. par exemple chapitre 4, paragraphe 4, t. Il, pp. 368 sq.
41. Cf. chapitre 4, paragraphe 3. t. Il, pp. 301 sq. Cf. également Phénoménologie de
l'esprit, Paris, Aubier-Montaigne, 1939, Il, pp. 142 sq.
4 2. Cf. sur ce thème. : Lutlcs, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seim, op. cit.,
pp. 34 sq.
Présentation 37
« mystification >> inévitable de la solution réelle du problème.
Mais ici encore, l'enchevêtrement des tendances manifeste sa
complexité. Lukacs, appliquant à l'ouvrage de 1807 une termi-
nologie hégélienne ultérieure, appelle cc esprit objectif » la sixième
section (cc Esprit ») de la Phénoménologie de /'esprit 43 . Selon lui,
cette section développe le mouvement historique effectif des
sociétés, lequel - et c'est la marque, nous le savons, de la lucidité
hégélienne - culmine dans la figure vide (dépourvue de contenu)
de r (( esprit moral », société réconciliée incontournable, tout à
la fois exigée et absente. Il semble alors que les septième et hui-
tième sections de la Phénoménologie, intitulées « religion » et
« sa voir absolu n (dans la terminologie de l' Encyclopédie utilisée
par Lukacs : cc esprit absolu ») doivent se réduire à la cc tendance »
idéaliste, du moins au vu de nos résultats précédents. Or ce n'est
aucunement le cas : Lukacs tient que l' cc esprit absolu n, indépen-
damment de r accomplissement de r (( idéalisme objectif )) dont
il témoigne (de la clôture du système, selon la terminologie d'En-
gels ), empêche la Phénoménologie de verser dans le relativisme et
de ne concevoir les différentes figures historiques que selon leur
genèse, leur enchaînement temporel (démarche de l'historiographie
positiviste) 44 . Les deux dernières sections confèrent aux figures
en cause une pondération de vérité : elles les inscrivent dans le
mouvement progressif de spiritualisation qui constitue l'histoire,
tant pour Hegel que pour Lukacs. Mais aussi bien savons-nous
que r autre (( tendance )) se trouve fortement agissante au sein de
l'cc esprit absolu » : l'idéalisme proprement dit. Ces considérations
n'avaient d'autre but que d'indiquer la subtilité des interventions
lukacsiennes dans l'enchaînement du discours hégélien.
C'est l'aliénation qui, à côté de l'Aujhebung, joue un rôle déter-
minant, à cheval pourrait-on dire sur les domaines des deux « ten-
dances ». De ce point de vue, l'évolution du jeune Hegel apparaît
déterminante aux yeux de Lukacs. Elle se résume sur le point
présent, généralement parlant, au passage d'une problématique
centrée sur le concept de « positivité >> à un discours basé sur le
thème de l' cc aliénation n. La cc positivité n, à Berne et à Francfort,
constituait selon Lukacs une propriété des « choses ,y, c'est-à-dire
un mode cl' apparition du monde historico-culturel, auquel se
trouvait opposée l'idée d'une cc belle totalité », d'une vie, d'une
5o. Critique que Lukacs commente et reprend, ici même chapitre 4, paragraphe 4,
t. Il, pp. 361 sq.
j 1. Cf. chapitre 2, paragraphe 6, pp. 309 sq.
p. Ibid.
Le jeune Hegel
6. Le marxisme de Lu/e.dcs.
57. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'hi.rtoire, Paris, Vrin, 1970, p. 346.
Présentation 43
aujbewahrt is -, la persistance de l'intérêt et des comportements
tournés vers la « matière »? Lukacs a donc incontestablement
l'avantage d'une certaine clarté : chez lui, la contradiction la plus
flagrante du capitalisme, celle qui décide du destin des pensées
qu'il étudie, réside dans le combat d'une tendance - légitime
pour lui - visant à condamner (d'un point de vue éthique cette
fois, à la différence du Capital) le monde bourgeois parce qu'il
« positive n ou « aliène >> les relations humaines, c'est-à-dire ne
correspond pas à la norme éthique de la personnalité accomplie,
et une autre tendance fondée sur l'irrépressible progrès de la ratio-
nalisation historique (et rationalisation veut dire ici : progrès en
direction de la société de l'individu générique), tendance qui
contraint le penseur à justifier, à cc conserver », à cc intérioriser n
en quelque façon le monde de l'exploitation et de la plus-value.
Contradiction dès lors de part en part éthique, basée à la fois sur
une visée spiritualiste, « angélique n, plus radicale - nous l'avons
noté - que celle de Hegel, et sur une conception de l'avènement
de cette dernière par des voies objectives (non subjectivistes,
moralistes ou volontaristes).
Certes, Lukacs ne dit pas à la lettre ce que nous venons d'énon-
cer, mais toutes ses analyses l'attestent, comme nous l'avons
montré à propos du Jeune Hegel. Chez Marx, la problématique
éthique n'apparaît que latéralement, tout le champ du discours
explicite, thématique et maîtrisé étant abandonné à la science de
la production matérielle et des contradictions (non éthiques) de
cette dernière. Chez Lukacs, l'éthique est omniprésente, et c'est
r analyse économique qui est quasi absente, sauf références globa-
lement approbatrices au Capital. Certes, nous avons vu Lukacs
parler abondamment du travail et souligner les passages de Hegel
dans lesquels cette activité jouait le rôle déterminant. Mais encore
une fois, ce qui retient l'attention de l'auteur du Jeune Hegel, c'est
précisément le pouvoir humanisant et cc spiritualisant » du travail :
le matérialisme historique .ne semble l'intéresser que pour autant
qu'il est cc travaillé » de l'intérieur par la troisième thèse, le spi-
ritualisme des fins historiques. Voilà dès lors que commence à se
dessiner une sorte de revanche de Hegel : comment s'étonner
qu'à force de vouloir à tout prix trouver chez ce dernier les cc pré-
misses n du matérialisme historique, Lukacs n'y décèle pour finir
qu'un concept du travail entièrement spiritualiste?
58. Cf. HEGEL, Principes de la philo.wphie du droit, op. cit., pp. 21 5 sq.
44 Le jeune Hegel
Guy Haarscher.
Budapest, janvier 1 g J 4.
INTRODUCTION
LA PÉRIODE RÉPUBLICAINE
DU JEUNE HEGEL
(BERNE 1793-1796)
1.
12. Nohl, p. 17 5·
La période républicaine du jeune Hegel 97
avons dit jusqu'ici a montré de façon suffisamment claire que la
manière dont Hegel pose méthodologiquement la question de la
religion future et de sa relation avec la rénovation de !'Antiquité,
est très profondément apparentée aux illusions des révolution-
naires français, aux tendances religieuses et moralistes de la Révo-
lution française. Il relève des conséquences nécessaires de la natio-
nalité allemande de Hegel qu'il ait réagi si fortement dans sa
jeunesse à cet aspect au fond très accessoire de révolution idéo-
logique de la Révolution française. Mais nous verrons plus loin
que, même de ce point de vue éloigné, il a été en mesure de saisir
quelques moments objectivement importants de l'évolution sociale
et historique.
Il appartient certes à l'essence de la philosophie idéaliste de
surestimer démesurément le rôle historique de la religion. Cette
surestimation traverse toute l'évolution de Hegel. Hegel, nous le
verrons, a fondamentalement révisé plus tard, dans presque toutes
les grandes questions de l'interprétation de l'histoire, ses opinions
de jeunesse. Mais il revient encore à la même problématique dans
son cours de Berlin sur la philosophie de l'histoire et dans les
exposés qui se rapportent déjà à la Révolution de juillet 18 30. Il
y polémique contre le libéralisme des pays d'Europe occidentale
et dit :
Car le principe selon lequel on pourrait se débarrasser de ce
qui enchaîne le droit. et la liberté sans une libération de la
conscience morale ( Gewissen), et d'après lequel une révolution
pourrait avoir lieu sans réformation, est faux B.
2. Rosenkranz, p. 482.
La période républicaine du jeune Hegel 101
8. Nohl, p. 2 34.
9. Nohl,p. 236.
106 Le jeune Hegel
On voit combien ces prétendus écrits théologiques du jeune
Hegel constituent au fond une mise en accusation du christianisme.
Celui qui connaît la littérature des Lumières trouvera dans des
exposés tels que ceux que nous venons de citer des échos du combat
général anti-religieux mené à cette époque. Mais il est nécessaire,
après cette constatation d'un tel accord au sein de la tendance anti-
religieuse, de bien mettre en relief également les différences métho-
dologiques qui séparent Hegel des Lumières. Nous avons déjà
attiré l'attention sur le fait que Hegel ne combat jamais, comme
Diderot, d'Holbach ou Helvétius, la religion en général, mais
oppose seulement d'une manière polémique au christianisme positif
une religiosité non positive. (Dans cette perspective, c'est de Rous-
seau qu'il est le plus proche.) Mais s'ajoute encore une divergence
dans la méthodologie générale du combat anti-chrétien : les repré-
sentants importants des Lumières parlent très souvent, de même
que Hegel, du christianisme comme entraînant un esclavage, une
destruction de la liberté et de la dignité humaine. Mais ce thème
ne constitue jamais chez eux le centre exclusif de la polémique,
comme c'est le cas chez Hegel. Il est au moins aussi important
pour eux de mettre en contraste les doctrines du christianisme
et des religions en général avec des faits de la réalité tels qu'ils ont
été établis par la science, et de démasquer de cette manière la
vacuité interne et le caractère contradictoire des religions.
Ce thème joue chez le jeune Hegel un rôle tout à fait subor-
donné. Celui-ci mentionne de temps en temps, comme nous l'avons
vu, que les dogmes du christianisme sont inconciliables avec la
réalité et avec la raison; mais cette constatation ne joue pour lui
qu'un rôle épisodique. Même quand il en vient à parler expressé-
ment de cette question, ce qui est décisif pour lui n'est pas r aspect
scientifique, le désaccord entre les dogmes religieux et la réalité,
mais la prétention immorale de l'Église, qui entend imposer à la
raison humaine de tels dogmes, non établis et positifs, comme
objets de la foi et de la sensibilité religieuse. Cette méthodologie
montre tout à fait clairement en quoi les grands représentants fran-
çais du siècle des Lumières vont plus loin que Hegel dans leur
combat anti-religieux. Le subjectivisme du jeune Hegel, qui a
conduit à cette problématique, provient à vrai dire, socialement et
idéologiquement, du retard de l'Allemagne, de l'Aufk.larung alle-
mande, de la philosophie kantienne, etc., mais constitue toutefois
également la base de l'élaboration tant de cc l'aspect actif» que de
l'historisme qui caractérise sa conception.
La période républicaine du jeune Hegel
Nous devrons encore, au cours de ce chapitre, approfondir les
fondements et les conséquences philosophiques de la conception
hégélienne de la positivité. Jusqu'ici, nous avons seulement tenté de
rendre compréhensibles au lecteur les traits et les contours les plus
importants de ce concept central de la période de Berne, afin qu'il
soit en mesure de comprendre correctement la conception historico-
philosophique du jeune Hegel.
Le jeune Hegel est, comme nous l'avons montré, un partisan
du« primat de la Raison pratique n. L'absolu, l'autonomie, la pra-
tique, sont maintenant pour lui simplement identiques. Cet appel
exclusif à la raison pratique constitue le trait commun de sa phil<~
sophie de jeunesse et de celle de Schelling. Nous avons déjà pu
observer, en ce qui concerne la question du rapport de la raison pra-
tique et de la théologie, ce qui rapprochait et ce qui séparait le
jeune Hegel du jeune Schelling. En raison du rôle important qu'ont
joué, dans la genèse historique de la dialectique, l'amitié philoso-
phique que nouèrent au début Hegel et Schelling, ainsi que leur
séparation ultérieure, nous croyons nécessaire d'exposer brièvement
à nos lecteurs le point de vue de Schelling pendant cette période.
Dans une de ses premières œuvres, La nouvelle déduction du droit
naturel (printemps 1 796), Schelling explique, d'une manière
conforme à la pensée de Fichte et proche, d'une certaine manière,
de la conception hégélienne de la positivité, comment l'incondi-
tionné, l'absolu, ne peut jamais être objet :
Si l'on veut le maintenir comme objet, il revient dans les
limites du conditionné. Ce qui est objet pour moi peut seulement
ayparaître; dès que, pour moi, il est plus qu'une apparition
(mehr ais Erscheinung}, ma liberté est anéantie ... Si je dois réaliser
l'inconditionné, alors il faut qu'il cesse d'être objet pour moi 10 .
L'absolu est identique au moi.
Cette conception de Schelling apparaît encore plus clairement,
avec toutes ses implications, dans un bref essai, non destiné à la
publication, dont des fragments nous sont parvenus grâce à une
transcription qu'en avait fait Hegel au cours de l'année 1 796. Cette
transcription commence par la partie qui porte sur l'éthique. Ce qui
précède, nous ne le connaissons pas. Peut-être est-ce simplement
perdu, peut-être le jeune Hegel - ce qui serait caractéristique de sa
conception - n'a-t-il retranscrit· que cette partie. Schelling y
explique que toute la philosophie (il dit : la métaphysique) est
10. SCHELLING, WerA:e, herausgegeben von Schrôter, Iena, 1926, vol. 1, p. 108.
108 Le jeune Hegel
1 3. Nohl. p. 6.
II 2 Le jeune Hegel
Il compare ensuite la religion subjective aux êtres vivants de la
nature et la religion objective aux animaux empaillés dans le cabi-
net du naturaliste. Cette opposition est à l'œuvre pendant toute
la période de Berne, et il est donc clair, pour qui a lu ce que nous
venons d'exposer, que la religion objective telle qu'elle est décrite
dans les notes de Tübingen est une première ébauche théorique
de ce que sera à Berne la positivité du christianisme. Je citerai
seulement ce passage, extrait d'études historiques élaborées à Berne,
afin de montrer clairement la continuité de ce thème :
La mémoire est la potence à laquelle sont pendus les dieux
grecs... La mémoire est la tombe, le lieu où se maintient ce qui
est mort. Ce qui est mort y repose en tant que mort, et y est
exposé comme une collection de pierres.
Hegel critique alors vivement les cérémonies chrétiennes, à
propos desquelles il écrit :
Ceci est l'action de la mort. L'homme cherche à devenir entiè-
rement objet, à se laisser diriger complètement par quelque chose
d'étranger. Ce service s'appelle la dévotion 14 .
L'attitude du jeune Hegel au cours de la période de Tübingen se
traduit par une polémique très sévère, dans la ligne de l'Aufk.larung,
contre la religion objective. Seule la religion subjective possède
une valeur à ses yeux. Celle-ci conserve certes une nuance anhis-
torique, qui provient de la cc religion naturelle » ou de la religion
de l'Aufk.larung; cette influence de l'Aufk.larung sur la concep-
tion du jeune Hegel vient manifestement et le plus fortement de
Lessing :
La religion subjective est quasi identique chez les hommes bons,
r élément objectif de la religion pouvant avoir pour eux presque
la couleur qu'ils veulent - ce qui, pour vous, fait de moi un chré-
tien, fait pour moi de vous un juif, dit Nathan (acte IV, scène 7,
du Nathan le sage de Lessing, G.L.) - car la religion est une
affaire de cceur, qui agit souvent, de façon inconséquente, contre
les dogmes acceptés par son intelligence (Verstand) ou sa
mémoire ... 11
Mais cette opposition entre religion subjective et religion objec-
tive s'entrecroise, chez le jeune Hegel de Tübingen, avec l'opposi-
tion de la religion publique et de la religion privée; à ce propos,
1 4. Rosenkranz, pp. j 18 sq.
1 j. Nohl, pp. 10 sq.
La période républicaine du jeune Hegel
il faut remarquer qu'une unification méthodologique et historique
de ces deux couples d'oppositions ne se fera que pendant la période
de Berne. Mais, déjà à Tübingen, la conception de Hegel met la
religion publique en étroite connexion avec la religion subjective,
et la religion privée avec la religion objective.
Nous pouvons ici toucher du doigt la dialectique du jeune
Hegel avant que surgisse de manière consciente dans sa pensée
le problème même de la dialectique. En effet, d'après toute concep-
tion formelle et métaphysique, c'est le privé, bien plutôt que le
public, qui devrait se combiner avec le subjectif. Si Hegel dépasse
ici spontanément les limites de la pensée métaphysique, c'est
d'une part sous l'effet de sa conception historique, qui vient pro-
gressivement à maturité, et d'autre part sous l'influence de la
Révolution française, qui suscita en lui un souffle irrésistible de
liberté. D'après lui, la religion subjective est une véritable cc reli-
gion populaire >>. Il résume ainsi les exigences qui se rattachent
à une telle religion :
I. Ses doctrines doivent être fondées sur la raison universelle.
II. L'imagination, le cœur et la sensibilité ne doivent pas
en sortir vides.
III. Cette religion doit être telle que s'y rattachent tous les
besoins de la vie, tous les actes publics de l'État.
Et, dans la partie négative et polémique qui suit, Hegel repousse
toute foi positive, dans laquelle il inclut les thèses des apologistes
du christianisme appartenant prétendument à l'Aufklarung 16 .
Ces considérations parlent un langage clair. On ne doit ajouter
que la remarque suivante : Hegel part explicitement ici de la
rationalité de la religion subjective et publique. En cela, il apparaît
que toutes les interprétations réactionnaires de la période impé-
rialiste, qui voient dans l'opposition hégélienne de l'imagination
et de la mémoire un signe de son cc irrationalisme n, sont fausses
et mensongères. Et en ce qui concerne le contenu social des exi-
gences posées par cette religion, Hegel s'est exprimé durant cette
période d'une manière qui n'admet aucune équivoque. Il souligne
que la religion publique ne doit pas seulement contenir des com-
mandements et des interdits immédiats, par exemple le fait que r on
ne puisse pas voler, mais
qu'on doit surtout faire entrer en ligne de compte les commande-
ments et interdits plus éloignés et les considérer souvent comme
16. Nohl, p. 16.
114 Le jeune Hegel
les plus importants. Ce sont essentiellement l'élévation, la
noblesse d'esprit d'une nation, de telle manière que le sentiment
si souvent endormi de sa dignité s'éveille en son âme, que le
peuple ne s'humilie ni ne se laisse humilier 17 •
La religion subjective, publique, est donc déjà pour Hegel,
étudiant à Tübingen, la religion par laquelle le peuple peut se
libérer.
17. Nohl, p. l·
3·
CONCEPTION DE L'HISTOIRE ET TEMPS PRÉSENT
2. Nohl, p. 3 59.
II8 Le jeune Hegel
3. Nohl,p. zq.
4. Ibid.
La période républicaine du jeune Hegel
pièces - tout comme l'imagination des couches plus cultivées de
la nation relève d'un domaine tout à fait différent de celui qui
correspond à l'imagination des classes populaires; les écrivains et
les artistes qui travaillent pour les premières ne peuvent abso-
lument pas être compris par ces dernières, même en ce qui concerne
les scènes et les personnages.
A ces considérations également est adjointe une confrontation
de l'Allemagne et de !'Antiquité, soulignant que r art suprême
de !'Antiquité classique, celui de Sophocle et de Phidias, fut pré-
cisément un art populaire émouvant toute la nation i _
Dans ce contexte, le jeune Hegel lutte pour que la culture alle-
mande future s'édifie sur des traditions classiques. Il voit dans
r accueil réservé à ces dernières le seul vrai progrès et combat en
particulier les conceptions de Klopstock, qui revient dans sa poé-
sie en partie à l'histoire des origines du peuple allemand (la
bataille livrée par Hermann), en partie aux traditions judéo-
chrétiennes (ce dernier élément constitue un écho des traditions
idéologiques de la révolution anglaise, médiatisé par l'influence de
Milton, retardé et amorti de façon spécifiquement allemande). A
la question anticlassique de Klopstock : cc L'Achaïe est-elle donc
la patrie des Teutons?>>, il répond d'abord par une analyse détail-
lée du fait qu'une rénovation artistique de la tradition de r an-
cienne Allemagne serait aujourd'hui tout aussi désespérée qu'en
son temps la tentative de l'empereur romain Julien visant à réno-
ver la religion antique.
Cette imagination propre à l'ancienne Allemagne ne trouve
dans notre époque aucun élément en lequel elle pourrait s'insi-
nuer, auquel elle pourrait s'accrocher; elle est tout aussi détachée
de l'univers entier de nos représentations, opinions et croyances,
elle nous est tout aussi étrangère que l'est l'imagination d'Ossian
ou de l'Inde (... ).
Il soulève alors, en opposition à la rénovation de la tradition
judéo-chrétienne, la question suivante :
Ce que ce poète clame à son peuple à propos de la mythologie
grecque, on pourrait le clamer, à lui et à son peuple, à propos de
la mythologie judaïque, de façon tout aussi légitime et deman-
der : la Judée est-elle donc la patrie des Teutons? 6
5. Nohl, p. 216.
6. Ibid, p. 2 17.
120 Le jeune Hegel
14. MARX, Da.< Kapital, vol. III, Berlin, 1953, p. 858. Trad. fr. : Œuvre.<, Paris,
Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», II, pp. 1416-1417. Nous citerons désor-
mais : Œuvre.<.
Le jeune Hegel
vail, ce qui est absolument sien ne lui est pas laissé; le contrat
est donc, quant à lui, totalement rompu, et il n'est à partir de ce
moment plus tenu juridiquement de reconnaître la propriété de
quelque individu que ce soit t l.
Ces conceptions de Fichte se rattachent à celles de l'aile d'ex-
trême-gauche du mouvement jacobin. Il est intéressant de constater
que Fichte est celui qui, parmi les philosophes allemands impor-
tants, s'en tient le plus longtemps à ces conceptions. Benjamin
Constant s'est moqué un jour, du fait que Fichte avait décrit, en
1 800 encore, une utopie (L'Etat commercial fermé) dont les prin-
cipes coïncidaient à maints égards avec ceux de la politique sociale
et économique menée durant la dernière période du régime de
Robespierre. Il faut évidemment ajouter que la systématisation
philosophique de ces conceptions par Fichte est à nouveau orientée
dans une direction qui, de façon idéaliste, pousse les illusions à
l'extrême. (L'évolution ultérieure de Fichte et les conflits intérieurs
qui affectèrent ses conceptions philosophiques par suite de son
ralliement au mouvement de libération nationale n'appartiennent
pas au domaine de nos recherches. Mais une brève allusion était
nécessaire, dans la mesure où l'historiographie bourgeoise ignore
ou falsifie chez Fichte également les problèmes et conflits réels
qui surgissent à ce propos.)
Le jeune Hegel n'est jamais allé aussi loin que Fichte, même
dans sa période bernoise. Sa lettre à Schelling nous a déjà montré
qu'il adopte une attitude hostile à l'égard de l'aile radicale et
plébéienne du jacobinisme. Il faut cependant constater que la
théorie rousseauiste et jacobine de l'égalité relative des fortunes
forme la base économique de sa philosophie de la révolution. Mais
cette philosophie possède un caractère remarquable sur lequel nous
devons attirer dès maintenant l'attention pour que nous puissions
comprendre sa portée réelle lorsque nous exposerons de façon
détaillée les conceptions de Hegel concernant !'Antiquité et le
christianisme. Brièvement, il s'agit du fait que !'Antiquité apparaît
aux yeux du jeune Hegel comme une période presque cc dépourvue
d'économie ». Le jeune Hegel part de la constatation, acceptée
dogmatiquement, de l'égalité relative des fortunes dans les répu-
bliques urbaines antiques, et analyse simplement les phénomènes
politiques, culturels et religieux en lesquels se manifeste l'élément
caractéristique de ces États. A l'opposé, ses considérations concer-
16. Cf. larticle " La théorie de la littérature moderne chez Schiller », dans mon
livre Goethe u11d .1ei11e Zeit, Berlin, 1950; Wer('.e, vol. 7, pp. 125-163.
La période républicaine du jeune Hegel 129
1. Rosenkranz, p. j2 j.
Le jeune Hegel
Dans une république, on vit pour une idée, dans les monarchies
on vit toujours pour l'élément individuel - en ces dernières, les
hommes ne peuvent cependant pas être sans idée aucune, ils se
forgent également une idée individuelle, un idéal -; là il s'agit
d'une idée telle qu'elle doit être; ici d'un idéal qui est, qu'ils ont
rarement créé, la divinité. - Dans la république, le grand esprit
applique toutes ses forces, physiques et morales, à son idée, l'en-
semble de sa sphère d'activité possède une unité - le pieux chré-
tien qui se consacre entièrement au service de son idéal est un
exalté mystique; son idéal l'emplit totalement, il ne peut se parta-
ger entre celui-ci et sa sphère mondaine d'activité et dirige toutes
ses forces vers l'aspect de l'idéal : ainsi en va-t-il d'une Guyon
- l'exigence consistant à intuitionner l'idéal satisfera l'imagination
exaltée, la sensibilité affirmant également ses droits; en témoignent
les innombrables moines et nonnes qui courtisèrent Jésus et pen-
sèrent l'étreindre. L'idée du républicain est d'une telle sorte que
toutes ses forces les plus nobles trouvent leur satisfaction dans le
travail véritable, alors que celle de l'exalté n'est que l'illusion de
l'imagination.
Tels sont les traits essentiels par lesquels le jeune Hegel carac-
térise !'Antiquité dans son opposition au christianisme. Maintenant
que le lecteur s'est familiarisé avec ces documents, je ne crois pas
nécessaire de lui indiquer encore une fois que l'image de !'Antiquité
qui apparaît ici chez le jeune Hegel se mue en une représentation
utopique du futur républicain, que des traits passent de façon inin-
terrompue de l'un à l'autre. Du point de vue de l'évolution ulté-
rieure de Hegel, cette position adoptée à l'égard de !'Antiquité
doit être particulièrement soulignée - à savoir le fait que pour le
jeune Hegel !'Antiquité ne constitue pas une période historique
révolue, mais le modèle vivant du présent :
et des siècles s'écouleront encore avant que l'esprit des Européens
ne connaisse et n'apprenne à faire dans la vie pratique, dans les
législations, la différence que les Grecs, menés par leur sentiment
correct, ont atteinte d'eux-mêmes 19 .
Ce caractère de modèle a, comme nous l'avons vu, le républi-
canisme démocratique comme contenu politique. Son mode philo-
sophique de manifestation est le subjectivisme idéaliste radical du
jeune Hegel, le combat ardent et passionné qu'il a mené contre
la religion du despotisme étranger à l'homme, contre la religion
positive chrétienne.
19. Ibid., p. 2 1 1.
5.
CHRISTIANISME : DESPOTISME
ET ASSERVISSEMENT DE L'HUMANITÉ
1. Nohl, p. 2 20.
La période républicaine du jeune Hegel 1 51
2. Nohl, p. 224.
3. Rosenkranz, p. 52 2.
152 Le jeune Hegel
avec une nécessité historique, à l'acceptation de la religion chré-
tienne
Après le déclin de la liberté romaine et grecque, quand les
hommes furent privés de la domination de leurs idées sur les
objets, le génie de l'humanité se divisa. L'esprit de la masse
corrompue dit aux objets : je suis vôtre, prenez-moi! Il se jeta
dans leur torrent, se laissa emporter par eux et disparut dans leur
vicissitude 4 .
Vient alors une analyse des différents courants spirituels qui
s'opposèrent à ce processus. Hegel estime, avec une perspicacité
historique étonnante pour l'époque, qu'en dépit de leur opposition
à l'orientation fondamentale, ces courants ne pouvaient rien
changer. Ainsi explique-t-il sur la base de cette structure le déta-
chement à l'égard de la vie qu'affectent les stoïciens de la Rome
tardive. (Il est caractéristique qu'au cours de cette période il ne
s'occupe ni des épicuriens ni des sceptiques. L'étude du scepticisme
grec n'apparaît qu'au cours de la période d'léna; elle atteint un
niveau de compréhension très élevé. A l'égard d'Épicure, Hegel
n'a jamais trouvé une juste relation.) Par la suite, Hegel montre
comment le sentiment de l'impuissance conduit la pensée à accep-
ter des objets d'adoration invisibles et mène aux courants théur-
giques. Il montre encore qu'un chemin direct relie ces courants
aux chrétiens. Et il conclut ainsi :
L'Église instituée a réuni le désir des stoïciens et ces esprits
intérieurement déchirés. Elle permet à l'homme de vivre dans le
tourbillon des objets, et promet en même temps la possibilité de
les surmonter par de simples exercices, des manipulations, des
chuchotements l.
Donc, le point essentiel qui, selon Hegel, a suscité à Rome et
dans le monde entier le besoin d'une nouvelle religion, besoin qui
fut satisfait ensuite par le christianisme, réside dans la disparition
du caractère public de la république et dans celle de la liberté de la
vie, dans le fait que toutes les manifestations humaines de la vie
acquièrent un caractère privé. C'est dans ce climat social que naît,
selon Hegel, l'individualisme au sens moderne : l'individu qui ne
se préoccupe que de ses propres petites affaires matérielles et, au
besoin, spirituelles, qui se sent comme un cc atome » isolé de la
société et dont l'activité sociale ne peut être qu'un petit rouage
4. Ibid., p. 52 1.
5. Ibid., p. p 2.
La période républicaine du jeune Hegel
dans une immense machinerie, qui n'a ni le moyen, ni l'intention
de pénétrer la totalité, le but ou la finalité de cette machinerie.
L'individualisme moderne est donc en même temps, pour Hegel,
un produit de la division sociale du travail. Dans une telle société
naît le besoin d'une religion privée, d'une religion de la vie privée.
Nous savons déjà par les notes de Tübingen que le jeune Hegel
a vu dans ce caractère privé le moment décisif du christianisme.
Par opposition aux religions antiques, qui s'adressent toujours à
l'entièreté du peuple, il est précisément caractéristique que le chris-
tianisme se réfère toujours à l'homme particulier, à la délivrance,
au salut de l'âme saine de l'homme particulier.
Mais Hegel soulève encore une autre question historique. Ce
christianisme qui a été accueilli par la Rome impériale n'est pas
identique sans plus à celui qui fut fondé originellement par Jésus,
à celui qui nous a été livré dans certaines parties du Nouveau
Testament.
Cette confrontation constitue une des anciennes questions de
l'histoire des religions. Déjà les sectes révolutionnaires du Moyen
Age ont opposé de manière polémique la doctrine originelle de
Jésus à l'Église catholique et ont vu dans le fait qu'elles étaient
exclues de celle-ci l'attestation de la déchéance du christianisme
et de sa transformation en une religion d'exploiteurs et d'oppres-
seurs. Ces doctrines jouent encore un très grand rôle chez les suc-
cesseurs de Thomas Münzer, auprès de l'aile radicale des puri-
tains lors de la Révolution anglaise. Après cette révolution cesse
le fait que des doctrines et des explications déterminées sur l'Ancien
et le Nouveau Testament se transforment en bannières idéologiques
pour des regroupements politiques radicaux. La préparation de la
révolution démocratique bourgeoise en France se tourne d'une
manière toujours plus nette contre le christianisme, contre la reli-
gion et l'Église en général. Même pendant la Révolution fran-
çaise apparaît parfois, dans un but de propagande, la pensée du
«bon Jésus sans-culotte n, image utilisée contre les prêtres contre-
révolutionnaires et monarchistes. Dans l'Allemagne restée en
retard où, comme nous l'avons vu, ne pouvaient naître ni un maté-
rialisme résolument athée, ni une lutte radicale contre la religion
en général, où, même dans le contexte de l'Auf/e.larung, la cc reli-
gion rationnelle >> occupe une place idéologique centrale, il est
naturel d'exploiter de manière idéologique plusieurs affirmations
et enseignements de Jésus (Sermon sur la Montagne, etc.) comme
des éléments de la « religion rationnelle n.
Le jeune Hegel
6. Nohl, p. 3 3.
La période républicaine du jeune Hegel
elle-même combien il est vrai que le Christ n'avait en vue dans son
enseignement que la formation et le perfectionnement de l'homme
individuel, et combien cet enseignement se prête peu à être étendu
à une société dans son ensemble 7•
Par ce biais nous sommes arrivés au second problème historique
soulevé par Hegel dans le présent contexte. La nécessité pour le
christianisme de devenir positif au sens hégélien repose sur ceci
que les commandements moraux, qui ne s'adressent qu'aux indi-
vidus et ne visent que son perfectionnement en tant qu'individu, se
sont propagés dans le domaine social au cours de révolution, que
Hegel divise en différentes étapes : premièrement, l'enseignement
de Jésus lui-même et les rapports qu'il avait noués avec ses disciples
directs; deuxièmement, la secte chrétienne née après sa mise à
mort, contenant des traits positifs qui étaient déjà présents en
germe, mais qui ressortent maintenant encore plus nettement : la
transformation de l'union morale souhaitée par les premières com-
munautés de chrétiens en une seule secte religieuse dont les carac-
tères positifs sont très nets; enfin, troisièmement, la vaste extension
de ces doctrines à toute la société, le christianisme devenu une
Église dominante dans laquelle ces forces de la positivité, étran-
gères et hostiles à la vie, prennent une importance fatale et déter-
minent toute l'évolution du Moyen Age et des Temps modernes.
On voit que le schéma de cette évolution est incomparablement
plus historique que ne l'était la conception, chez le jeune Hegel,
de la cité antique. A ce propos, il est intéressant et remarquable
de constater que le fondement que le jeune Hegel assigne à cette
évolution historique s'identifie à l'idée rousseauiste de l'effet
qualitatif d'une extension quantitative des démocraties. Dans la
section consacrée à la démocratie (Contrat social, livre 3, chap. IV),
Rousseau parle précisément du fait que la pure extension quanti-
tative d'une démocratie peut être dangereuse, voire fatale, pour
son caractère démocratique. Il est alors très caractéristique d'ob-
server que ces remarques de Rousseau qui, chez lui, se réfèrent
directement aux démocraties antiques, n'aient été appliquées par
Hegel qu'au christianisme. Certes, il y a ici un déplacement
d'accent qui n'est pas sans importance : le moteur de la décadence
ne réside pas dans une dialectique interne aux démocraties directes,
comme chez Rousseau, mais dans la dialectique de la propagation,
dans une société plus grande, de la morale privée, des comman-
7. Ibid., p. 360.
156 Le jeune Hegel
dements éthiques qui ne s'adressent qu'à des individus en tant
que tels. Les aspects de l'évolution de la positivité sont qualitati-
vement différents selon l'extension quantitative produite par
l'élargissement de la société. (On peut donc observer ici chez
Hegel la première forme du passage de la quantité à la qualité,
encore très rudimentaire, schématique et inconsciente. Il n'est
pas sans intérêt de mentionner que cette idée rousseauiste revien-
dra plus tard de manière explicite chez Hegel, certes généralisée
et modifiée, mise en relation avec des problèmes concernant les
États et les institutions : voir par exemple l'additif du § r 08
de l'Enryclopédie.)
Hegel part donc du fait que les aspects qui, par la suite, s'avére-
ront épouvantables dans le christianisme,
étaient déjà contenus dans sa première ébauche, et furent ensuite
utilisés et répandus par la soif du pouvoir et l'hypocrisie.
Il ajoute, en généralisant, que l'histoire de la religion chré-
tienne
nous donne un nouvel exemple, parmi de nombreux autres, du
fait que les institutions, les lois d'une petite société de laquelle
chaque citoyen a la liberté d'être membre ou non, lorsqu'elles
sont étendues à la grande société civile, ne sont jamais oppor-
tunes et ne peuvent coexister avec la liberté civile 8.
Hegel analyse alors avec une très grande minutie les modi-
fications qu'ont subies, déjà dans la communauté originelle, les
enseignements isolés et les commandements de Jésus, comment
ils ont évolué par la suite dans l'Église chrétienne pleinement
développée, et ultérieurement jusqu'à la positivité complète,
jusqu'à l'hypocrisie du despotisme. Cette minutie de l'analyse
s'explique à partir des conditions qui définissaient alors l'Alle-
magne. Nous savons cependant par les lettres de Hegel comment
l'orthodoxie réactionnaire a par exemple exploité à ses propres
fins la philosophie de Kant. Aussi ces recherches ne définissent-
elles évidemment pas les écrits de jeunesse de Hegel comme des
cc écrits théologiques u, leur contenu fondamental s'avérant pré-
cisément antithéologique; cependant, l'histoire de la dégénérescence
des doctrines chrétiennes prises une à une n'a plus aujourd'hui
un grand intérêt pour nous. Nous nous limiterons donc à l'exposé
de ce qui est principiel dans l'évolution historique. Et sur ce point
8. Ibid., p. 44.
La période républicaine du jeune Hegel
il faut à nouveau souligner que le jeune Hegel complète partout
le thème de l'extension quantitative de la communauté chrétienne
par celui de la pénétration des différences économiques et sociales
dans cette communauté, c'est-à-dire qu'ici aussi le problème
historique fondamental qui se pose à Hegel, à savoir l'inégalité
des fortunes, joue un rôle décisif. Ainsi, avec l'élargissement de
la communauté, l'union originellement étroite et la fraternisation
des membres se délabrent. Ainsi disparaît la mise en commun
originelle des biens de la communauté, dans la mesure où pré-
cisément les membres de la société sont répartis en couches
matériellement et socialement différentes. Cette mise en commun
originelle des biens
n'est plus requise comme une condition de son admission (de
l'admission du membre, G. L.) ( ... ), mais d'autant mieux accueil-
lies sont les contributions volontaires à la caisse de la société,
et considérées comme un moyen de s'acheter une place au ciel
(... ); par la suite, le clergé tira encore profit de ce moyen en se
recommandant auprès des laïcs pour recevoir ces libéralités, mais
il se garda bien de dispenser les richesses qu'il avait acquises,
et, ainsi, afin de s'enrichir lui-même en tant que représentant
des pauvres et de ceux qui étaient dans le besoin, il réduisit
l'autre moitié des hommes à la mendicité.
S'ils ne gardent pas leur foi pour eux seuls, ils deviennent les
fondateurs d'une secte qui, si elle n'est pas réprimée par l'Église,
prend de l'extension, s'éloigne de plus en plus de sa source, ne
conserve à nouveau que les règles et les lois de son fondateur,
qui ne sont plus dès lors pour les fidèles des lois issues de leur
liberté, mais de nouveau des statuts ecclésiastiques, ce qui entraîne
encore une fois la naissance de nouvelles sectes ... 10
2 1. ENGELS, Deu/.<cher Smjali.rmu.r in Ver.<en und Pro.<a, Il, MEGA, 1, 6, p. 57. Cf.
également : MARX-ENGELS, Über Kun.</ und Literatur, Berlin, 19 50, p. 2 1 8.
6.
LA SIGNIFICATION DE LA cc POSITIVITÉ>>
DANS LE CADRE DE L'ÉVOLUTION
DE LA PENSÉE DE HEGEL
2. Nohl, p. 22i.
3. HAYM, Hegel und .<eine Zeit, Berlin, 18)7, 2° éd. : Leipzig, 1927, p. 164.
La période républicaine du jeune Hegel
faiblesses, ses côtés idéalistes qui ont été très nettement critiqués
par Engels.
Feuerbach, écrit Engels, ne veut aucunement liquider la reli-
gion, il veut l'accomplir. La philosophie elle-même doit se trans-
former en religion 4•
Cette faiblesse idéaliste de Feuerbach ne peut cependant pas nous
empêcher de reconnaître clairement la supériorité de son matéria-
lisme mécaniste dans les questions décisives de la théorie de la
connaissance, laquelle exerça une influence importante sur la cri-
tique de la religion, même si Feuerbach n'est pas toujours totale-
ment conséquent dans son application.
Cette supériorité du matérialisme se manifeste précisément par
la catégorie, décisive pour le jeune Hegel, de la positivité. Ce
n'est pas un hasard si c'est justement Feuerbach qui a dirigé contre
la conception hégélienne ultérieure de la positivité, plus développée
et mieux approfondie philosophiquement, contre !'cc aliénation n,
des attaques critiques qui la réduisaient à néant. Le jeune Marx
a toujours reconnu ce mérite de Feuerbach en ce qui concerne la
critique de l'idéalisme hégélien, et il a toujours continué à déve-
lopper dialectiquement ce qu'il y avait de valable dans cette cri-
tique. Nous parlerons de manière détaillée de cette question dans
notre quatrième chapitre. Contentons-nous d'indiquer ici que, chez
Feuerbach, les objets de la nature sont compris comme indépen-
dants de la conscience humaine. Si, donc, Feuerbach dissout
anthropologiquement la représentation de Dieu, s'il conçoit la
divinité de la religion comme créée par les hommes à leur image, il
n'est aucunement entraîné à dissoudre l'objectivité, comme c'est
le cas chez Hegel, mais au contraire à confirmer l'objectivité réelle,
l'indépendance du monde extérieur par rapport à la conscience
humaine. Ce n'est que par une telle conception que les représen-
tations religieuses peuvent perdre réellement toute consistance.
Car ce n'est qu'en ce cas qu'est mise en lumière de manière mani-
feste leur objectivité usurpée, apparente, trompeuse. Ce n'est que
par contraste avec l'objectivité réelle du monde extérieur que
viennent clairement en lumière la fausseté, le vide et r absence de
toute consistance objective des objets de la religion. Et si Feuer-
bach - comme Engels l'a justement remarqué et critiqué - n'est
pas en mesure de mener jusqu'au bout de façon conséquente son
4. ENGELS, Feuerbach, op. cit., p. 30. Trad. fr. : Études philosophiques, op. cit., p. 34.
Le jeune Hegel
dépassement matérialiste de la religion, on peut cependant trouver
le début d'une solution juste dans la problématique matérialiste
qu'il élabore à propos de la question de savoir comment les repré-
sentations religieuses peuvent être réduites à néant par la philoso-
phie.
La prétendue méthode anthropologique de la critique religieuse,
la démonstration que les représentations religieuses ne sont que
des projections en pensée, des objectivations apparentes de ce que
l'homme pense, ressent, désire, etc., tout cela ne constitue une
méthode juste que dans la mesure où il s'agit d'une partie de la
critique matérialiste réelle. Lénine a reconnu très clairement cette
faiblesse et l'a exprimée d'une manière féconde :
C'est précisément pour cette raison que la caractérisation de Feuer-
bach et de Tchernychevski, le «principe anthropologique», est
étroite pour la philosophie. Aussi bien le principe anthropolo-
gique que le naturalisme ne constituent que des descriptions
impropres et faibles du matérialisme l.
CARACTÉRISATION GÉNÉRALE
DB LA PÉRIODE DB FRANCFORT
Nous remercions M 11• Françoise GALOUX, qui a réalisé une première version de la
traduction de ce chapitre (N.d. T.).
Le jeune Hegel
pement interne des luttes de classes en France, d'autre part à cause
des conséquences des guerres menées par la République Française
contre l'intervention absolutiste et féodale.
Thermidor ( 1 794), grand tournant dans l'histoire de la Révolu-
tion française, s'inscrit encore dans la période bernoise de Hegel. Il
semble que ce tournant n'ait alors produit aucune impression
directe sur ce dernier. Nous avons vu que Hegel s'était réjoui de
la répression exercée contre les partisans de Robespierre; mais ceci
prouve seulement qu'il s'est démarqué d'emblée de l'aile plébéienne
et radicale de la Révolution française. Si nous nous penchons sur
ses conceptions républicaines et révolutionnaires, nous ne pourrons
découvrir aucune différence entre celles qui précèdent Thermidor
et celles qui lui sont postérieures. Surprenant au premier abord, ce
fait s'explique par le développement de la Révolution française elle-
même et par le point de vue selon lequel le jeune Hegel l'approche.
L'histoire intérieure de la France sous le Directoire montre que les
républicains bourgeois, qui voulaient conserver et exploiter les
conquêtes de la Révolution nécessaires à la bourgeoisie, ne cessent
d'hésiter : soutenir les tentatives réactionnaires des royalistes, ou
poursuivre, avec les éléments survivants des partis plébéio-radicaux,
la ligne plébéienne de la Révolution. Les dirigeants de ce mouvement
républicain bourgeois tentèrent à plusieurs reprises de conclure
un compromis provisoire, tantôt avec l'un des extrêmes, tantôt
avec l'autre. De cette situation confuse de luttes de classes naquit
au sein de la bourgeoisie française une aspiration à la dictature
militaire (9 novembre 1 799 : coup d'État de Napoléon Bonaparte).
L'étude de Thermidor du point de vue social est encore plus
significative pour l'analyse de cette période. Contrairement aux
historiens libéraux et à leurs perroquets contre-révolutionnaires,
les trotskystes, Marx définit de façon extrêmement claire le contenu
social de Thermidor :
1. MARX-ENGl!LS, Die Heilige Familie, op. ât., pp. 2 jO sq.; trad. fr. : La Sainte
Famille, op. ât., p. 149.
Le jeune Hegel
manière décisive par le retard qu'a pris l'Allemagne dans tous les
domaines.
C'est à la suite de 1'évolution de la Révolution française que
cette composante se renforce considérablement durant la période
de Francfort. Après trois ans d'absence, Hegel rentre en Alle-
magne; il passe quelques mois dans son pays natal, le Wurtemberg,
pour vivre ensuite dans un des centres du commerce allemand,
Francfort. Il lui est ainsi possible d'observer de près les répercus-
sions de la Révolution française sur la vie en Allemagne. Celles-ci
furent relativement importantes au Wurtemberg et y provo-
quèrent une crise gouvernementale de longue durée, qu'il faut
replacer dans le contexte d'une Allemagne politiquement peu évo-
luée. La question de savoir comment la structure féodale et abso-
lutiste de l'Allemagne doit être modifiée par la Révolution fran-
çaise apparaît donc à Hegel non pas comme une question de
philosophie de l'histoire, mais bien comme un problème politique
concret.
Cependant, l'influence exercée par la Révolution française sur
l'Allemagne n'est plus, à cette époque, seulement idéologique; elle
ne tient pas seulement au fait que le caractère insoutenable des
formes de gouvernement féodales et absolutistes est devenu plus
apparent. A ce moment précis, les guerres françaises, de défensives
qu'elles étaient, se transforment en une offensive quasi ininterrom-
pue, ce qui ne signifie pas seulement que le théâtre de la guerre
n'est plus la France elle-même et se déplace vers l'Allemagne et
l'Italie. En même temps, en raison des changements post-
thermidoriens, la combinaison de guerres défensives et de guerres
de propagande internationale, caractéristique des premières
années de la Révolution, se transforme essentiellement en guerre
de conquête. Certains éléments de la guerre de propagande sont
maintenus durant toute cette période, et même sous l'Empire.
Tous les régimes français de l'époque sont forcés, dans la mesure
du possible, de liquider dans les territoires conquis les restes de
féodalité en les rapprochant le plus possible de la situation écono-
mique et politiqué qui existe en France. Mais cette tendance est
de plus en plus subordonnée aux objectifs de conquête que se sont
fixés la République bourgeoise et, plus tard, l'Empire.
Ainsi les guerres avec la France ont-elles un impact direct et
profond sur la vie en Allemagne. Comme nous le verrons par la
suite avec plus de précision, cette influence est extrêmement
contradictoire. D'une part, les idéologues allemands les plus émi-
Le jeune Hegel
nents et les plus avancés ont placé tous leurs espoirs de renaissance
en Allemagne dans les répercussions de la Révolution française,
et même parfois dans son intervention armée. Nous ne pensons pas
seulement à l'instauration de la République de Mayence et à l'effet
qu'elle provoqua sur la campagne, momentanément victorieuse, de
Custine : elle donna naissance à un état d'esprit qui, même à
l'époque de la Confédération du Rhin, n'était pas tout à fait
dissipé. D'autre part, les conquêtes françaises ont encore aggravé
le morcellement national de l'Allemagne. L'unité nationale, la
naissance d'un État national unifié, semblent encore plus éloignés,
leur réalisation est devenue encore plus contradictoire.
En étudiant de près la période francfortoise, nous verrons que
Hegel était très loin de pouvoir maîtriser, d'un point de vue
politique et philosophique, les contradictions nées de cette situa-
tion. Nous verrons également que la notion de contradiction prend
dans sa pensée une place de plus en plus centrale, qu'elle est de plus
en plus vécue par lui comme constituant le fondement et la force
motrice de la vie, et cela précisément à mesure qu'il s'avance dans
les problèmes concrets de la société bourgeoise, du destin politique
et social de l'Allemagne de l'époque. Elle est cc vécue » : nous
insistons sur ce mot, car l'évolution de Hegel ne prend pas la
forme du passage d'un système philosophique à un autre, comme
ce fut le cas pour la voie suivie par Schelling. Rappelons-nous la
période bernoise de Hegel et gardons à l'esprit ce trait caracté-
ristique de ses travaux d'alors : il a montré peu d'intérêt pour les
problèmes philosophiques, et en particulier pour ceux qui concer-
naient la théorie de la connaissance et la logique. Il voulait maîtriser
avec discernement certains rapports sociaux et historiques, et utili-
sait la philosophie pour effectuer les généralisations indispensables
à ce travail. Ceci reste en premier lieu, et de façon générale, sa
méthode de travail, même à Francfort. Mais nous verrons que,
parallèlement à la concrétisation toujours plus grande des pro-
blèmes sociaux et politiques qu'il pose, la transition vers les ques-
tions philosophiques conscientes et directes se fait de plus en plus
brève : les questions sociales et politiques débouchent de manière
de plus en plus directe sur le domaine philosophique. Et, phéno-
mène intéressant, ceci se produit de façon d'autant plus intense et
directe que le noyau philosophique des problèmes concrets traités
est précisément la contradiction elle-même.
La difficulté d'interpréter correctement les notes et fragments
rédigés par Hegel à Francfort réside dans le fait que cette tran-
La crise des conceptions sociales de Hegel 199
s1t10n vers les problèmes philosophiques est, le plus souvent, de
type extrêmement abrupt, direct, sans fondement. La période
francfortoise s'oppose radicalement aux autres périodes, antérieures
et postérieures : à cette époque la pensée de Hegel part presque
toujours d'expériences vécues de caractère individuel, son style
porte la marque tant de la passion que de la confusion et du manque
de clarté qui caractérisent le vécu personnel comme tel. Les pre-
mières expressions philosophiques qu'il donne aux contradictions
vécues ne se caractérisent pas seulement par le fait qu'elles sont
liées aux souvenirs personnels : elles manquent souvent, tant dans
le contenu que dans la forme, de clarté et de précision réelles. Elles
se perdent très souvent dans l'abstraction mystique. Ajoutons
encore qu'au début, le fait de procéder à une synthèse systéma-
tique des résultats individuels ne se man ifeste que très peu en tant
que besoin. Hegel désire résoudre en premier lieu certains pro-
blèmes concrets, historiques tout autant que politiques. Ce faisant,
les conceptions philosophiques se dégagent de ses analyses des
phénomènes individuels de manière de plus en plus forte, de plus
en plus structurée intérieurement. C'est à la fin de l'époque de
Francfort, quand il vient à bout des problèmes qu'il avait soulevés
durant cette période, que, pour la première fois de sa vie, Hegel
tente de rassembler ses conceptions philosophiques en un système.
La première manifestation de la méthode dialectique chez Hegel
est par conséquent extrêmement confuse. Il insère les contradic-
tions vécues affectant les phénomènes isolés de la vie dans un
ensemble très mystificateur qu'il désigne, au cours de cette
période, par le terme cc vie>>. Il n'a pas encore réglé systématique-
ment ses comptes avec la logique et la théorie de la connaissance
propres à la pensée métaphysique. L'opposition existant entre la
dialectique et la pensée métaphysique lui apparaît donc tout
d'abord comme la contradiction entre la pensée, la représentation,
le concept, etc., d'une part, et la vie d'autre part. Dans cette
confrontation apparaît déjà la profondeur de la dialectique hégé-
lienne future, cette tendance à appréhender de manière passionnée
les phénomènes concrets de la vie dans leur caractère contradic-
toire, tendance par laquelle il se rapproche parfois de la dialec-
tique matérialiste correcte, comme Lénine l'a montré de façon
convaincante. Cependant, au cours de la période de Francfort,
cette conception de la cc vie » n'est pas seulement confuse en rai-
son de son manque de clarté, mais également par le fait du mysti-
cisme qui l'imprègne fortement. A cette époque, l'opposition entre
200 Le jeune Hegel
2. MARX, Zur Judenfrage. Cf. MARX-ENGELS, Die heilige Familie, op. cit., pp. 41,
42, 45; trad. fr.: La question juive, Paris, U.G.E., 1968, pp. 28, 29 et 32; La Sainte
Famille, op. cit., pp. 1 36 sq.
204 Le jeune Hegel
que ceux-ci, sous des modalités différentes, négligent l'élément
social résidant dans l'action à première vue purement individuelle,
passent sous silence les conditionnements sociaux qui affectent
les catégories éthiques individuelles. Ce retour francfortois à
l'individu, retour aux besoins et aux efforts de l'individu, constitue
donc un épisode de l'évolution hégélienne. Épisode qui ne passe
certes pas sans laisser de traces, et dont les séquelles restent
sensibles longtemps après avoir été surmontées. Dans la problé-
matique de Hegel à l'époque de Francfort - le passage de la cons-
cience individuelle aux problèmes sociaux objectifs, les tentatives
de développer dialectiquement, l'un à partir de l'autre, certains
niveaux de l'approche théorique et sentimentale du monde,
c'est-à-dire de faire apparaître le niveau supérieur comme résultat
du dépassement des contradictions des niveaux inférieurs - les
premiers germes de la méthode de la Phénoménologie de l'esprit
se trouvent présents.
Mais les notes prises par Hegel à Francfort ne présentent cette
clarté que si on les examine au travers des œuvres plus tardives.
Si on les considère en elles-mêmes ou si on les lit à la lumière des
écrits bernois, on peut s'étonner de leur obscurité et de leur confu-
sion. Jamais des expressions aussi peu explicites, apparaissant
dans une atmosphère d'associations non exprimées, ne jouent chez
Hegel un rôle si important qu'à cette époque. La manifestation
de plus en plus forte de l'expérience vécue du caractère contra-
dictoire, compris comme fondement de la vie, apparaît durant
cette période en tant que caractère tragiquement insoluble des
contradictions. Ce n'est pas par hasard si, parfois, des catégories
comme le destin deviennent les pivots centraux de ses tentatives
de maîtriser théoriquement le monde; et ce n'est pas un hasard
non plus si c'est durant cette seule période qu'une conception
mystique de la vie religieuse devient le point culminant de sa
philosophie. Une crise s'est produite dans la vie et dans la pensée
de Hegel. Nous n'avons fait qu'esquisser dans notre introduction
les causes sociales et historiques qui l'ont déclenchée : il s'agit de
la crise de ses conceptions républicaines et révolutionnaires, qui
trouve une solution provisoire à Iéna par le truchement d'une
acceptation de la société bourgeoise de l'époque sous sa forme
spécifiquement napoléonienne. La période de Francfort constitue
un tâtonnement douloureux vers le neuf, une destruction lente
mais ininterrompue de l'ancien, une incertitude et une quête :
bref, une crise à proprement parler.
La crise des conceptions sociales de Hegel
Hegel lui-même a ressenti cette période comme une crise, et l'a
exprimé clairement tant dans ses propos d'alors que dans ses écrits
plus tardifs. De manière significative, les écrits plus tardifs parlent,
avec la franchise sans détours qui caractérise toujours Hegel, de
l'état d'esprit pénible et hypocondriaque, du déchirement person-
nel, de la désintégration de soi qu'il a éprouvés. Dans l'Enryclo-
pédie, q~and il caractérise les différents âges de l'homme, Hegel
donne une description de r adolescence, de la maturation de
l'homme, qui puise beaucoup de ses traits essentiels dans la période
de Francfort. Il dit que l'idéal, chez l'adolescent, présente un aspect
plus ou moins subjectif.
Dans cette subjectivité du contenu substantiel d'un tel idéal ne
r
réside pas seulement opposition de celui-ci vis-à-vis du monde
existant, mais également l'impulsion tendant à supprimer cette
opposition par la réalisation de l'idéal.
La transition, pour l'adolescent, de sa vie idéale à la société
bourgeoise (ou civile, N.d. T. ), constitue un processus de souf-
france, de crise.
On n'échappe pas facilement ... à cette hypocondrie. Plus tard
l'homme est-il atteint, plus préoccupants sont ses symptômes.
(A Francfort, Hegel avait entre 27 et 30 ans, G. L.) ... Dans
cet état morbide, l'homme ne veut pas renoncer à sa subjectivité;
il est dans l'impossibilité de surmonter sa répugnance à l'égard
de la réalité et se trouve, par là même, dans un état d'incapacité
relative qui se transforme facilement en une incapacité réelle.
C'est pourquoi, si l'homme ne veut pas périr, il doit reconnaître
le monde comme indépendant et essentiellement déjà consti-
tué... 3
4. Publié par Rosenzweig, op. cit., I, p. 102. Trad. fr. : Cormpondance, I, p. 281-
282.
Rosenzweig a publié également un passage des manuscrits de l'hégélien Gabier. Celui-
ci rapporte le souvenir d'une conversation qu'il a eue avec Hegel en 180j, et au cours
de laquelle il s'exprime sur cette période en des termes tout à fait semblables.
j. Lasson, p. 139; trad. fr. : HEGEL, Écrits politiques, Paris, Champ Libre, 1977•
p. 2 1. Nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous transposons ce fragment de la
Constitution de /'Allemagne dans la période de Francfort lorsque nous traiterons en
détail des fragments tirés de ce manuscrit.
La crise des conceptions sociales de Het,el
précepteur des relations meilleures que cela n'avait été le cas avec
ses élèves bernois et leur famille. Par une lettre de Hegel à Schel-
ling, nous savons qu'il a rejeté radicalement, au nom de ses opi-
nions républicaines, le gouvernement de Berne. La lettre que nous
venons de citer montre qu'à Francfort, Hegel a changé fondamen-
talement d'attitude extérieure vis-à-vis des gens de son entourage.
On pourrait interpréter ce passage de la lettre en soutenant qu'il
s'agit d'une pure tactique dans ses relations avec les gens de son
entourage, voire même d'hypocrisie. Mais cette interprétation ne
tiendrait pas compte du caractère de Hegel. Un passage d'une
autre lettre, datée du 2 juillet de la même année, dans laquelle
il entretient Nanette du changement de sa relation avec la nature,
montre très clairement qu'il s'agit d'une transformation beaucoup
plus profonde de ses conceptions .
... et de même que là-bas (à Berne, G. L.) je me réconciliais
toujours avec moi-même et avec les hommes dans les bras de la
nature, de même ici je me réfugie souvent auprès de cette mère
fidèle, afin de me séparer à nouveau ce faisant des hommes avec
lesquels je vis en paix, afin, sous son égide, de me préserver de
leur influence et de m'empêcher de conclure un pacte avec
eux 6 .
6. Beitriige \.Ur Hege/forschung, édité par Lasson, deuxième cahier, Berlin 191 o,
pp. 7 et 1 1, trad. fr. : Correspondance, 1, pp. p- p et p. jj.
208 Le jeune Hegel
relèvent longtemps de la simple expérience vécue sans être clari-
fiées de façon conceptuelle et systématique, entraîne la manière
déjà soulignée par laquelle Hegel aborde les problèmes durant
cette période, et qui consiste à passer de l'expérience individuelle
à la généralisation abstraite, mais d'une façon telle que, dans les
notes, tout le cheminement, de même que le motif vécu inspirateur,
devient visible. Dans le fragment de La Constitution de l'Allemagne
cité précédemment, nous avons vu un exemple de ce procédé.
Celui-ci provient précisément du fait que Hegel n'est encore qu'en
train de devenir un philosophe dialectique. Il ne considère donc
le motif vécu personnel et inspirateur en aucune manière comme un
simple motif qu'on devrait analyser et rapporter à ses raisons et
lois objectives, comme il le fera par la suite à Iéna, mais il y voit
une partie intégrante du problème lui-même. Et cela bien entendu
parce que le problème que Hegel se pose ici s'identifie précisément
à son débat personnel avec la société bourgeoise, à sa tentative
de trouver place dans la société bourgeoise.
Certes, il ne s'agit pas d'un problème purement personnel.
S'il s'agissait seulement d'une question purement biographique
concernant la vie de Hegel, elle ne présenterait pas pour nous
le grand intérêt qu'elle possède. Mais la contradiction avec
laquelle le jeune Hegel se débat à Francfort est, objectivement, la
contradiction générale à laquelle se heurtent tous les poètes et
penseurs significatifs de l'Allemagne de cette époque; de la
résolution d'une telle contradiction naîtr~nt la philosophie et la
littérature classiques de cette période. Etant donné que cette
littérature et cette philosophie ont eu un retentissement important
et international, il est clair que la contradiction sociale qui
constitue leur base ne pouvait constituer une affaire allemande
locale, même si son mode de manifestation spécifique se trouve
déterminé par les conditions sociales régnant en Allemagne à
cette époque.
Il s'agit de la prise de position des grands humanistes alle-
mands vis-à-vis de la société bourgeoise, société qui, par la Révo-
lution française et la révolution industrielle en Angleterre, atteint
une victoire définitive, mais qui, dans le même temps, commence
à dévoiler ses aspects terrifiants, hostiles à la culture et prosaïques
avec une clarté tout autre qu'au temps de l'illusion héroïque qui
avait régné avant et pendant la Révolution française. Une néces-
sité complexe et contradictoire s'impose maintenant aux huma-
nistes bourgeois importants de l'Allemagne, consistant à recon-
La crise des conceptions sociales de Hegel 209
7. Hoffmeister, p. 388.
2.
L'ANCIEN ET LE NOUVEAU
DANS LES PREMIÈRES ANNÉES DE FRANCFORT
2. Hoffmeister, p. 248.
La brochure elle-même n'a, à cette époque, exercé que très peu d'influence, et est deve-
nue aujourd'hui une rareté bibliographique. Hoffmeister affirme qu'elle n'est disponible
que dans trois bibliothèques allemandes. Nos citations sont donc tirées de la nouvelle
édition de l'avant-propos et des annotations, réalisée par Hoffmeister. A l'époque, la
brochure a été publiée de façon anonyme, mais des notes bibliographiques datant des
années suivantes montrent clairement que Hegel en est l'auteur. Cette brochure est
cependant complètement tombée dans l'oubli, jusqu'à ce que Hugo Falkenheim en parle
dans un article des Preu.<.<Î.<cbe Jabrbücber, Berlin, 1909, pp. 193-2 10. Le lecteur trouvera
les données bibliographiques les plus importantes chez Hoffmeister, pp. 4 j 7-46 j. ·
214 Le jeune Hegel
commentaires de la brochure de Cart ne présentent absolument
aucun changement.
Non moins fausse est la conclusion qu'on veut tirer de la défense
des cc droits anciens ». Les préliminaires de la Révolution fran-
çaise montrent précisément la grande importance de la lutte pour
de tels « droits anciens ». Évidemment, ce mouvement est très
ambigu. D'une part, il s'agit de la défense des privilèges féodaux
contre le nivellement juridique qu'a engendré l'absolutisme, nivel-
lement progressiste du point de vue économique et social; il y a
d'autre part les droits du peuple laborieux, défendus contre
l'accumulation primitive opérée par la féodalité et le capitalisme
coalisés, accumulation qui menace de les supprimer; enfin, cer-
tains privilèges anciennement acquis constituent une protection
contre les usurpations arbitraires de la monarchie absolue. Les
parlements français étaient, par exemple, des institutions essen-
tiellement réactionnaires, qui se sont élevées contre toute réforme
des impôts, contre l'abolition des droits féodaux les plus injustes :
c'est pourquoi ils furent durement critiqués par tous les repré-
sentants importants du mouvement des Lumières. Mais comme ils
étaient restés, provisoirement, les seuls centres organisés de résis-
tance contre les usurpations de l'absolutisme, ils jouirent néanmoins
cl' une popularité extraordinaire à l'époque de la Révolution
française 3. Marx et Engels mettent même en évidence ce trait
cc conservateur» de l'époque préparatoire à la Révolution fran-
çaise comme son aspect particulièrement caractéristique, et ceci en
opposition avec Guizot 4 . Il est clair que, dans des pays beau-
coup plus arriérés, comme la Suisse et l'Allemagne l'ont été,
la défense des cc droits anciens » joue un rôle encore beaucoup plus
important et plus ambigu. Quoi qu'il en soit, il est clair que
lorsque Hegel défend les cc droits anciens » des Vaudois contre
l'oligarchie bernoise, il n'adopte en aucune manière un point
de vue hostile à la Révolution. Naturellement, cette défense des
cc droits anciens» n'est pas clairement et rigoureusement démo-
cratique; Hegel n'opère pas plus une telle distinction que ne le
fera Schiller, quelques années plus tard, quand il glorifiera la
défense des cc droits anciens » du peuple dans le drame Guillaume
Tell. Ce n'est que le jeune Marx qui, dans ses articles importants
3. D. MoRNBT, Les origines intellectuelles de la Révolution Française, Paris, 193 3,
p. 434·
4. Aus dem literarischen Nachlass von Karl MARX, Friedrich ENGBLS, édité par
Mehring, Stuttgart, 1913, vol. Ill, pp. 410 sq.
La crise des conceptions sociales de Hegel 21 5
7. Ibid., p. 249.
8. Il est malheureusement impossible de dater ces fragments avec précision. Les frag-
ments n° 7 (projet pour l'esprit du judaïsme), et n° 8 (moralité, amour, religion), publiés
par Nohl en appendice, n'ont pas encore pu être datés avec précision. Le fragment
n° 9 (amour et religion) fut écrit au début de l'année 1 797, le fragment n° 10 (l'amour)
à la fin de l'année 1797, le fragment n°11 (foi et être) date de 1798. Voir à ce sujet
Nohl, p. 40 3 sq. (N.d. T.): ces fragments ont été traduits en français par Jacques Mar-
tin en appendice de sa traduction de L'Esprit d11 christianisme et son destin, Paris, Vrin,
1967 (seconde édition). Nous citerons désormais ce livre par l'abréviation Esp. d11 Chr.)
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 17
uns pour les autres, qui ne présentent aucun aspect mort les uns
pour les autres à aucun point de vue ... Dans l'amour, ce qui
était séparé subsiste, mais non plus comme séparé mais comme
uni, et le vivant éprouve le vivant 13 .
Il est caractéristique de la continuité de l'évolution hégélienne
que quelques expressions de cette confrontation trouvent leur
origine non seulement à l'époque bernoise en général, mais plus
précisément dans les extraits qu'il fit de Forster. Il en est ainsi
d'une part de l'égalité nécessaire entre les amants, et d'autre
part de la thèse - développée à la suite du passage que nous avons
cité - d'après laquelle l'homme de la société bourgeoise est sou-
mis à une puissance étrangère dont il implore la grâce dans la
crainte et le tremblement. Sans doute ces expressions subissent-elles
un changement d'interprétation essentiel. L'égalité a possédé,
chez Forster et à l'époque où Hegel le lisait à Berne, un sens
principalement politique. Maintenant, il s'agit plutôt pour Hegel
de l'égalité dans le comportement face à la société bourgeoise.
Mais le contenu social de l'égalité (pouvoir égal) s'enrichit,
comme nous le verrons bientôt, d'une problématique nouvelle,
caractéristique de cette période : le pouvoir égal dépend de l'éga-
lité de la situation matérielle, économique, des amants. Cependant,
le fait de soulever cette question n'indique provisoirement pour
Hegel que l'existence d'un obstacle à surmonter sur la voie qu'il
parcourt vers l'unité, unité en laquelle l'amour supprime tout ce
qui sépare les hommes et les réconcilie véritablement.
Il est très compréhensible que les néo-hégéliens réactionnaires
de r époque impérialiste aient tenté d'exploiter à leur avantage le
fait qu'au moment de la crise de Francfort, des catégories telles
que l'amour, la vie, etc., se soient trouvées au centre de la pensée
de Hegel. Ils veulent faire de lui un cc philosophe de la vie n,
un romantique. Ils effacent d'une part le caractère transitoire de
la crise francfortoise, et utilisent les catégories qui y apparaissent -
pour d'ailleurs disparaître ensuite - dans le but d'élaborer une
fausse interprétation de Hegel en le présentant comme un cc phi-
losophe de la vie n issu du courant romantique. Mais, mis à part
le côté inadmissible de cette généralisation, une telle interprétation
ne convient pas, même pour la période de Francfort. Même à
Francfort, Hegel n'a pas été un romantique. Nous avons mis en
évidence avec tant d'insistance les traits que sa problématique
1 4. Rosenkranz, p. 8 7.
La crise des conceptions sociales de Hegel 227
tion. Avec toutes ses illusions, Hegel emprunte une voie totalement
opposée, sur le plan social et par conséquent sur le plan philoso-
phique.
La relation qu'entretient Hegel avec la société bourgeoise se
manifeste clairement là où, dans r analyse de r amour' il aban-
donne les généralisations religieuses prétentieuses et les confusions
de r expérience vécue et examine la réalisation de l'amour dans le
monde de la réalité effective. Sur ce point, il se heurte immédiate-
ment au problème de la possession et de la propriété. Rappelons-
nous qu'à Berne, il n'avait pris vis-à-vis de ces problèmes qu'une
position sociale et historique très générale : r égalité relative de la
propriété constituait dans !'Antiquité le fondement économique
de la liberté républicaine : l'inégalité croissante, à la fin de
!'Antiquité, avait été la cause du déclin, de la corruption du citoyen
antique qui s'était dégradé en devenant le bourgeois moderne,
l' cc homme privé ». Maintenant, Hegel est forcé de discuter de
façon plus concrète les problèmes de la propriété. Ceci se produit
tout d'abord - conformément au caractère général de la période
francfortoise - de façon immédiatement vécue et rudimentaire.
Nous savons certes que, lors de ses études politiques et historiques,
Hegel a également rassemblé des données économiques; mais
ceci ne constituait provisoirement encore qu'une collection empi-
rique de données, desquelles étaient tirées des conséquences poli-
tiques directes. Conformément à cette attitude, il considère tout
d'abord la propriété du point de vue de ses effets directs sur la vie
spirituelle (Seelisch) et morale de l'homme individuel dans la
société bourgeoise. C'est dire qu'il voit dans la propriété quelque
chose de purement mort et de positif, qui ne peut être relié orga-
niquement à aucune activité vivante subjective. Le rapport du
travail et de la propriété ne fait, ces années-là, pas encore partie de
son horizon. Il ne voit dans la propriété qu'un moyen de jouis-
sance, ou, tout au plus, de pouvoir personnel.
Il est clair qu' ainsi comprise, la propriété ne peut être mise en
relation réelle et vivante avec la subjectivité très abstraite propre
à la conception de l'amour qui est alors la sienne. Il est d'autant
plus intéressant que Hegel se préoccupe dès cette époque de réta-
blir une telle relation. Il voit que l'amour doit se réaliser dans la
société bourgeoise concrète, donc entre des hommes qui ont ou
n'ont pas de propriété, et dont la propriété est, dans la plupart des
cas, d'importance différente. Et bien qu'il voie dans la propriété
quelque chose de mort et de positif, donc de diamétralement
Le jeune Hegel
opposé à l'amour et à la vie, il examine cependant les inter-
relations qui se forment de cette manière.
16. Nohl, pp. 381-382. Esp. du Chr., pp. 145, 146, 147.
17. Nohl, p. 382. Esp. du Chr., p. 146.
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 31
Mais cette union n'est qu'un point, un germe, les amants ne
peuvent rien lui adjoindre de façon à produire en lui un divers;
car dans l'union, ils n'ont pas eu affaire à un opposé, elle est
pure de toute séparation; tout ce qui rend possible un divers, un
être-là, l'être nouvellement créé doit le tirer de lui-même, se l'op-
poser et s'y unir 18 .
On le voit : malgré le caractère central que Hegel confère à la
catégorie de l'amour à cette époque, il est malgré tout encore fort
loin de la glorifier à la manière romantique. Il voit en elle le point
culminant de la vie, la véritable victoire sur tout le caractère mort
et positif du monde, mais il voit en même temps qu'aucune réalité
plus élevée, opposable réellement à la positivité de la société bour-
geoise, ne peut être fondée sur ce sentiment. A la suite de son
évolution de Francfort, il traite cette insuffisance de l'amour
comme un manque d'objectivité. Il veut opposer à l'objectivité
morte du monde positif une autre objectivité, vivante et non
positive. L'ancienne opposition des deux époques se transforme en
opposition interne au sein de la société bourgeoise. De cette pro-
blématique naît la tentative de Hegel visant à élever l'objectivité
vivante de la religion non positive au-dessus de la pure subjectivité
vivante de l'amour. Nous parlerons par la suite des contradictions
qui résultent de cette conception. Il nous faut seulement souligner
que Hegel cherche et trouve ici une autre solution à l'inaccomplis-
sement subjectif de l'amour, solution qui, dans sa philosophie
sociale postérieure, restera la solution cruciale : l'amour en tant
que fondement du mariage et de la famille. Immédiatement après
les lignes que nous avons citées, il déclare :
Ainsi il y a désormais : l'être-un, les êtres séparés et l'être à
nouveau unifié. Les êtres unis se séparent de nouveau, mais dans
l'enfant, l'union elle-même est devenue indissoluble.
Et à l'expression cc l'être à nouveau unifié», Hegel ajoute :
ccl'enfant, c'est les parents eux-mêmes » 19 . Ici se trouve contenue
en germe, comme nous le voyons, la théorie hégélienne de la famille
en tant que cellule de la société bourgeoise.
Dans ces premières ébauches de Hegel à Francfort, nous voyons
donc s'esquisser, quoique de façon très confuse et contradictoire,
les premiers contours de sa conception future de la société bour-
1. Rosenkranz, p. 9 1.
Le destin de cette brochure montre avec quelle négligence on a traité les œuvres
posthumes de Hegel : Rosenkranz prétend que seuls quelques fragments de cette bro-
chure ont été conservés; Haym, en revanche, affirme (op. cit., p. 189) avoir eu à sa
disposition la brochure dans son entièreté; il en tire en effet quelques citations qui ne se
trouvent pas chez Rosenkranz et, en outre, il donne une série d'indications plus ou moins
importantes sans citer mot à mot le texte de Hegel. Par la suite, tout le manuscrit a été
perdu.
La crise des conceptions sociales de Hegel 24 3
4. Lasson, p. XIV et XV. Pour ces deux brochures, nous citons, dans la mesure du
possible, le texte de l'édition Lasson, car elle est la plus accessible au lecteur. Nous nous
référerons à d'autres éditions dans les cas où le texte ne figure pas, ou est incomplet,
dans l'édition Lasson (N.d. T.).Les_ deux fragments qui constituent la seconde brochure
ont été traduits dans l'édition des Ecrit.< politique.<, Paris, Champ Libre, I 97 7, pp. I 7 I-
I 7 2, 24-30 et 2 1-24. Il n'existe pas de traduction française de la première brochure.
5. Lasson, p. I 5 1.
6. Ibid.
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 45
7. Ibid., p. 1 p.
Le jeune Hegel
Au cours de sa période bernoise, la résurrection des républiques
antiques qu'il espérait voir se produire à la faveur de la confusion
d'un présent né de la positivité chrétienne et de l'inégalité des
richesses constituait une sorte de catastrophe à la Cuvier. Main-
tenant, il commence, de façon encore très générale et abstraite, à
percevoir dans l'évolution sociale elle-même la force motrice
du progrès : à considérer les différentes institutions sociales et
politiques sous un angle plus historique. Il n'estime plus, en
d'autres termes, qu'une institution est bonne ou mauvaise en soi
- comme il le pensait encore à Berne; il considère maintenant
qu'au cours de l'évolution historique, une chose, bonne à l'origine,
peut donner naissance à une institution fausse, réactionnaire,
freinant le progrès. Hegel élucide donc le caractère insoutenable
de la situation régnant au Wurtemberg de la façon suivante :
Comme ils sont aveugles, ceux qui peuvent croire que sont sus-
ceptibles de se maintenir des institutions, des constitutions, des
lois qui ne concordent plus avec les mœurs, les besoins, l'opinion
des gens, et dont l'esprit s'est échappé; qui peuvent croire que
r
des formes auxquelles ni entendement, ni la sensibilité ne
prennent plus d'intérêt, sont encore assez fortes pour continuer
à constituer le lien d'un peuple 8 .
On voit ici quelle grande importance ont eue pour l'évolution
hégélienne les raisonnements confus et compliqués qu'il tenait au
sujet de la notion de positivité, notion que nous avons analysée
dans la section précédente. Nous n'avions alors pu que constater
que la conception de la positivité se réélaborait d'une certaine
façon : à partir des antinomies rigides et métaphysiques de la
positivité et de la non-positivité commençaient à naître des ten-
tatives de transition dialectique. Ce que Hegel formulait naguère
sur la vraie ou la fausse réconciliation commence à devenir concrè-
tement historique : s'appelle maintenant positif ce dont cc l'esprit
s'est échappé». Hegel ne se demande plus ce qui est positif ou
non : son attention en vient à se tourner vers la question de
savoir comment une institution devient positive. Nous verrons à la
fin de la période francfortoise que cette tendance s'approfondit
jusqu'à devenir une approche nouvelle, philosophiquement et
historiquement consciente de tout le problème de la positivité,
et devient ainsi le fondement méthodologique de toute la philo-
sophie de l'histoire hégélienne ultérieure. A partir des fragments
8. Ibid., p. 1 p.
La crise des conceptions sociales de Hegel 24 7
9· HAYM, p. 67.
10. Lasson, p. 1 j 3.
Le jeune Hegel
féodaux. Il est donc clair que le but final de Hegel ne pouvait
être qu'un troisième objectif, radicalement différent : la transfor-
mation bourgeoise et démocratique du Wurtemberg.
La timidité et la confusion des remarques par lesquelles Hegel
formule ses propositions concrètes en sont d'autant plus déce-
vantes. Après une critique très sévère de la situation wurtember-
geoise, après la justification, sur le plan de la philosophie de
l'histoire, de la nécessité absolue d'un remaniement radical, il
nous apparaît comme fort décevant que Hegel rejette la question
de savoir
1 1. Ibid., p. XV et XVI.
La criJe des conceptions sociales de Hegel 2 49
12. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, Berlin, 1953, p. 198; trad. fr.: L'idéolo-
gie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 2 2 r.
1 3. Rosenkranz, p. 6 2.
14. Haym, p. 67.
La cri.le des conceptions sociales de Hegel 2 51
l 6. Les deux fragments de l'écrit de Hegel sur la Constitution que nous nous propo-
sons de traiter maintenant sont, selon toute vraisemblance, nés au tournant des années
1798-1799. Pour le premier fragment, Rosenzweig (I., pp. 88 .<q.) et Hoffmeister
(p. 468) l'ont démontré avec la plus grande vraisemblance. Ils ont montré notamment
que, dans le manuscrit de Hegel, là où il parle du Congrès de Rastatt, le mot " werden "
(deviennent) a été transformé par la suite en "wurden" (devinrent) avec une encre
différente. Ce qui indique que le manuscrit a été rédigé sans aucun doute pendant
la session du Congrès de Rastan, et a été plus tard, vraisemblablement lorsque
Hegel a repris ce thème à Iéna, revu et retravaillé. En ce qui concerne le second
fragment, il existe des divergences d'opinion entre les exégètes de Hegel qui ont
disposé des manuscrits originaux. Haering (p. 595 et p. 78 5) transfère ce frag-
ment dans la période d'Iéna, et le considère donc comme datant de la même époque
que la version plus tardive de l'écrit tout entier. Par contre, Rosenzweig (1, p. 92
et p. 2 3 j) et Hoffmeister (pp. 469-4 70) défendent le point de vue suivant lequel
ce fragment a encore été composé à Francfort. Rosenzweig et Hoffmeister invoquent
des arguments purement philologiques tirés de la transformation de l'écrit hégélien,
tandis que H aering fonde son point de vue sur de prétendus « indices internes ».
Cela doit déjà nous inciter à accepter plutôt la première conception. Mais les « indices
internes " parlent également contre Haering. Car la méthode et la structure du
second fragment manifestent des traits qui caractérisent la méthode francfortoise
de Hegel; elles partent de problèmes individuels vécus et s'élèvent de là à des rapports
historiques et à des généralisations philosophiques. Cette subjectivité dans l'exposé
est plutôt éloignée de la manière dont procède Hegel après la période francfortoise.
Le lecteur, qui connaît une partie des considérations préliminaires grâce à notre pre-
mière section (ici même, p. 206), peut juger par lui-même de cet état d'esprit, de l'atmos-
phère spirituelle régnant dans ce fragment. Le fait que nous restituions les fragments à
l'époque citée plus haut est fondé sur les éléments suivants : d'une part, comme le lecteur
le verra, ils contiennent des idées semblables à celles de la brochure sur le Wurtemberg,
mais à un niveau de généralisation plus élevé; ils sont donc apparemment nés plus tard
que cette brochure. D'autre part, en février l 799· Hegel commence ses études écono-
miques approfondies. Or nous ne trouvons pour ainsi dire aucune trace de raisonne-
ments économiques dans nos fragments. C'est pourquoi ils ont été vraisemblablement
rédigés avant que Hegel s'occupe de !' œuvre économique de Steuart. Bien entendu,
tout cela n'est qu'hypothétique, mais, dans l'état actuel de l'héritage hégélien, nous ne
pouvons progresser sans émenre de telles hypothèses si nous voulons reconstituer le
cours suivi par l'évolution de Hegel.
La crise des conceptions sociales de Hegel
Si cette tendance à l'isolement se révèle comme le seul principe
actif dans l'Empire germanique, c'est que l'Allemagne ne cesse
de sombrer dans l'abîme de sa désagrégation et, quoique le fait
de donner l'alerte témoigne sans doute d'un certain zèle, cela
constituerait en même temps une folie, une fatigue inutile. Ne
voit-on pas que l'Allemagne se situe encore à la croisée des che-
mins, entre le destin de l'Italie et l'unification qui ferait d'elle
un État unique? Deux circonstances en particulier nous laissent
de l'espoir en la deuxième solution, deux circonstances que l'on
peut considérer en tant que tendance opposée au principe de la
dissolution de l'Allemagne 17 .
Mais à propos de ces deux principes, on ne trouve rien dans le
manuscrit.
Nous avons déjà indiqué que l'analyse de Hegel menant à ce
résultat a pour point de départ exclusif des circonstances alle-
mandes internes et n'impute pas la crise qui affecte l'Empire
allemand aux guerres françaises. Comme tous les Allemands pro-
gressistes de cette époque, Hegel voit le mal fondamental dont
souffre l'Allemagne dans la souveraineté des principautés, qu'elles
soient grandes ou petites, dans le morcellement en une série d'États
indépendants, grands et petits. Il en arrive à cette constatation
très radicale
Mis à part les États despotiques, c'est-à-dire dépourvus de
constitution, aucun pays, en tant qu'unité politique, ne possède
une constitution plus indigente que l'Empire allemand.
Et, en marge, il ajoute :
Voltaire a qualifié la constitution de ce pays d'anarchie; c'est la
dénomination la meilleure, si l'on considère l'Allemagne comme
un État. Mais à présent, elle n'est même plus valable, car on ne
peut plus considérer l'Allemagne comme un État 18 .
La justification de ce jugement abrupt est caractéristique et
pleine d'intérêt. Elle montre d'une part comment les constatations
factuelles de Hegel entrent en contradiction avec ses premières
conceptions, et comment - tout en élaborant des constructions
idéalistes très hardies - il progresse cc dans le ferment » de ces
contradictions vers des connaissances nouvelles et enrichies. En
effet, il voit la contradiction fondamentale de la constitution alle-
17. Lasson, p. 142. Trad. fr. Écrits politiques, op. cit., p. 172.
18. Hoffmeister. p. 283. Trad. fr. : Écrits politiques, op. cit., pp. 2j-26. (La traduc-
tion française ne suit pas le texte de l'édition Hoffmeister; elle intègre parfois dans
le corps du texte ce qui a été ajouté par Hegel dans la marge du manuscrit; N.d. T.)
Le jeune Hegel
mande dans le fait que son caractère juridique n'est pas pour
l'essentiel de droit public, mais de droit privé. Cette approche
recèle encore maintes conceptions anciennes de l'État, qui relèvent
en partie du droit naturel, en partie du modèle de l'Antiquité.
C'est pourquoi il critique dans les principes du droit public alle-
mand le fait qu'ils ne sont cc pas des principes dérivés de concepts
fondés sur la raison », mais de simples cc abstractions de réalités
effectives >>. Il s'appuie donc sur la réalité pour montrer comment
les formulations juridiques sont nées des luttes sociales effectives;
il reconnaît ce fait là où il le rencontre, mais voit en lui quelque
chose de contraire à la raison, contredisant la réalité telle qu'elle
devrait être 19 •
Cette opposition possède un caractère fortement idéaliste et
métaphysique, qui saute encore plus nettement aux yeux, lors-
qu'on prend en considération son explication théorique <lesdites
cc abstractions de réalités effectives ». Condamnant nettement
une telle évolution de l'Allemagne, Hegel écrit :
Car la possession a précédé la loi; elle n'est pas née des lois,
mais ce qui avait fait l'objet d'une conquête a été transformé
en droit, en légalité.
Mais si nous suivons de plus près les analyses concrètes de Hegel,
nous voyons que la critique qu'il adresse au caractère de droit
privé dont est empreint l'Empire allemand tend à montrer que,
dans les conflits sociaux qui ont mené du Moyen Age aux Temps
modernes, ce sont les forces féodales qui ont triomphé en Alle-
magne.
L'État a toujours dû se borner à entériner ce qui était soustrait
à sa puissance ... L'individu membre du corps politique est, en
Allemagne, personnellement redevable de sa place dans l'État,
comme de ses droits et de ses devoirs, à sa famille, son état
(Stand) ou sa corporation 20 .
Il est manifeste que Hegel voit dans cette victoire des principes
féodaux la raison pour laquelle l'Allemagne a cessé d'être un
État. Il poursuit en expliquant que ces droits publics fondés sur le
droit privé possèdent une tendance interne à se rendre indépen-
dants, à se détacher de l'ensemble de l'État et de la nation, de sorte
qu'à cause d'eux est nécessairement né un chaos de droits et de
revendications juridiques contradictoires. Certes, Hegel considère,
19. Ibid., p. 28 5. Trad. fr., ibid., pp. 27-28.
20. Ibid., p. 28 5. Trad. fr., p. 27.
La crise de.1 conceptions .1ociale.1 de Hegel 2 57
édition comprend plusieurs anicles et comptes rendus de Hegel rédigés pour le Jour-
nal critique de la Philosophie et pour le Journal de Littérature de Erlangen, ainsi que
l'écrit sur la Différence entre les .<y.<tèmes philo.wphiques de Fichte e! de Schelling. La tra-
duction française parue sous le titre Premières publication.<, aux Editions Ophrys-Gap.
1964, ne reprend que ce dernier écrit et l'article Foi et savoir. En marge de cette traduc-
tion, que l'on doit à M. Mery, est indiquée la pagination de l'édition Lasson; N.d. T.)
2 j. Rosenkranz, pp. 88-90. Trad. fr. : Écrits politiques, op. cit., pp. 21-24. Rosen-
kranz place ce fragment (pp. 88-89) immédiatement après le texte d'une critique que
Hegel a adressée à Kant en 1 798. Étant donné que Rosenkranz était un élève per-
sonnel de Hegel. ce fait vient con~rmer notre hypothèse de datation.
26. Lasson, p. 140. Trad. fr. : Ecrits politiques, op. cit., pp. 22-23. Par métaphysique,
Hegel entend ici la philosophie qui dépasse les limites de l'idéalisme subjectif.
Le jeune Hegel
DISCUSSION CRITIQUE
DE L'ÉTHIQUE KANTIENNE
son ami Schelling se sont situés par rapport à cet aspect de l'éthique
kantienne. Voir ici même, p. I oo sq.} La philosophie de Hegel à
Francfort culmine également dans la religion. Mais d'une façon
radicalement opposée à celle de Kant. Et comme le fait d'élever
la religion au sommet de la philosophie a été pour Hegel à Franc-
fort une démarche centrale, le débat avec Kant était, tôt ou tard,
inévitable.
La critique adressée à la conception kantienne de la relation
existant entre la religion et l'État semble avoir constitué l'un des
points principaux du premier grand débat de Hegel avec Kant.
Nous disons « semble n, car ici aussi, quand on veut traiter de la
jeunesse de Hegel, on doit arriver à la triste constatation sui-
vante : le manuscrit en question est également perdu. Dès l'époque
de la rédaction de la biographie de Hegel par Rosenkranz, il res-
tait très peu de textes concernant la critique adressée par Hegel
à la doctrine kantienne des vertus. Par contre, le premier biographe
de Hegel possédait encore son commentaire sur la Métaphysique
des mœurs et la Doctrine du droit au complet. Par la suite, tous ces
manuscrits ont été perdus; nous ne possédons d'eux que quelques
remarques et citations fournies par Rosenkranz. (Rosenkranz tire
principalement ses citations des discussions engagées par Hegel
sur la relation de l'État et de l'Église 1.) La connaissance que nous
avons acquise de l'évolution de Hegel durant la période francfor-
toise permet aisément de concevoir que nous nous trouvons ici
face à un problème central de son débat avec Kant. Mais il serait
erroné de ne pas penser également que si Rosenkranz met en évi-
dence ce problème précis c'est en raison de l'intérêt particulier
qu'il lui porte : cette question avait peut-être, dans le manuscrit
original de Hegel, une importance plus limitée que cela n'appa-
raît chez Rosenkranz.
Il nous faut donc commencer notre analyse par les fragments
publiés par Rosenkranz. Mais nous devrons cependant procéder
avec prudence et en gardant à l'esprit la réserve que nous venons
d'émettre. Cette réserve est d'autant plus justifiée que les débats
polémiques très détaillés avec l'éthique kantienne que l'on trouve
dans L 'Esprit du christianisme et son destin concernent des domaines
de r éthique tout à fait différents; cette question de r Église et de
l'État joue même dans le manuscrit plus tardif un rôle subordonné.
Certes, nous ne pouvons, étant donné l'évolution rapide et abrupte
2. Rosenkranz, p. 8 7.
La crise des conceptions sociales de Hegel 267
3. ErJte Druck_Jchriften, p. 2 1 1.
Le jeune Hegel
Hegel analyse alors les deux extrêmes que constituent les jésuites
et les Quakers, sans approuver leurs tentatives de solution. Il
rejette également la suprématie de l'État par rapport à l'Église
comme « inhumaine n; cette suprématie ferait nécessairement
naître un fanatisme
qui, parce qu'il voit les hommes singuliers, les rapports humains,
au pouvoir de l'État, voit l'État en eux et, par là même, les
détruit.
5. FICHTE, Das System der Sittenlehre (1798), § 23. Wer(e, Leipzig, 1908, ausg. von
Medicus, vol. Il, p. 67 5.
6. Hegel ne vise ici directement que l'éthique kantienne. Si nous ne nous appuyons
que sur le matériel disponible, nous ne pouvons affirmer avec certitude qu'il avait déjà
lu les écrits éthiques de Fichte, qui ont précisément paru à cette époque. Mais comme les
écrits éthiques et philosophiques détaillés que Hegel a rédigés à Iéna ultérieurement cri-
tiquent presque toujours en même temps la morale de Kant et celle de Fichte, et comme
Hegel, à Iéna, considère Fichte comme le successeur logique de Kant, l'héritier de
toutes les erreurs de celui-ci, nous pouvons considérer que la critique que Hegel adresse,
à Francfort, à la morale kantienne, vaut aussi pour la morale fichtéenne.
Le jeune Hegel
est toujours un esclave opposé à un tyran, et en même temps un
tyran opposé à un esclave 7 •
Dans le manuscrit achevé, il donne une justification détaillée de ce
rejet. Il dit à ce propos :
Celui qui voulait rétablir l'homme dans son intégrité ne pouvait
suivre cette voie sur laquelle le déchirement humain s'adjoint seu-
lement un orgueil entêté. Agir dans l'esprit de la loi ne pouvait
vouloir dire pour Jésus agir par respect pour le devoir en contra-
diction avec les inclinations 8 .
Hegel reproche donc à Kant d'éterniser, par son opposition
abrupte du devoir et de l'inclination (de r esprit et de la sensi-
bilité), le déchirement de l'homme dans la société bourgeoise,
déchirement que Hegel lui aussi reconnaît en tant que fait, et donc
en tant que point de départ pour l'activité philosophique. Non
seulement la solution apportée par la morale kantienne n'est pas
une véritable solution, mais elle tend encore à l'inhumanité; cette
solution apparente a pour conséquence qu'aux défauts habituels de
la vie s'ajoute l'hypocrisie morale.
Hegel voit donc également dans l'éthique kantienne une forme
de mesquinerie petite-bourgeoise qui doit être combattue dans
l'intérêt de l'être humain et du progrès social.
Rappelons-nous que Hegel, dans ses premières notes de Franc-
fort, avait mis l'éthique kantienne en rapport avec le maintien
religieux de la positivité (voir ici même, p. 240). En justifiant la
thèse du passage cité plus haut, Hegel se réfère à un exposé de
Kant tiré de son écrit sur la religion, écrit dans lequel celui-ci
tente de démontrer la supériorité de son éthique par rapport aux
religions positives 9 . Hegel combat de la façon la plus vive ce
dépassement.
Mais par cette voie (la voie suivie par la pensée de Kant), la
positivité n'a été que partiellement écartée, car l'obligation du
devoir est une universalité qui reste opposée au particulier et celui-ci
se trouve asservi tant qu'elle exerce sa domination; et entre le
Chaman toungouse, les prélats d'Europe qui dirigent l'Église et
l'État, le Mongol, le Puritain ... d'une part, et l'homme qui obéit
10. Nohl, pp. 265-266. Trad. fr., Esp du Chr., pp. 31-32.
Le jeune Hegel
14. KANT, Metaphylil{ der Sitten, Leipzig, 1907 (Vorlander), p. 27. Trad. fr. :
Métaphysique des mœurs, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin 1971, p. 98.
1 5. FICHTE, op. rit., p. 694.
La crise des conceptions sociales de Hegel
qui, traduits dans le langage de la philosophie morale, s'appellent
conflits de devoirs, mais aussi sur le plan de la théorie. Schiller en
particulier a placé ce problème à l'avant-plan de ses écrits sur
l'esthétique, spécialement en ce qui concerne le problème du tra-
gique. Mais comme Schiller, sur le plan philosophique, ne peut
jamais se détacher réellement des présuppositions kantiennes, on
voit constamment apparaître chez lui une contradiction entre sa
présentation vivante, authentique, provenant de la pratique
poétique, des oppositions sociales et historiques particulières d'une
part, et ses principes philosophiques dépendants du kantisme
d'autre part 16 . La critique adressée par Hegel à la morale kan-
tienne met à l'avant-plan, avec une acuité croissante, ce caractère
contradictoire. Il ne s'agit pas tellement en vérité, pour Hegel à
Francfort, des conflits concrets surgissant entre les devoirs concrets
particuliers - ce qui a constitué l'intérêt principal de Goethe et
Schiller-, mais du caractère contradictoire qui découle nécessaire-
ment de la conception du devoir dans le sens kantien. Rappelons-
nous que Hegel a récusé le dépassement de la positivité par
l'éthique kantienne. Il caractérise la quintessence philosophique de
la vie au sein de la positivité de la façon suivante :
L'homme positif, eu égard à une vertu qui se présente à lui
et en lui comme un service, n'est sans doute ni moral ni immoral,
et le service au travers duquel il accomplit certains devoirs n'est
pas immédiatement une non-vertu vis-à-vis de ces mêmes devoirs :
mais à cette indifférence déterminée se relie immédiatement, d'un
autre côté, une immoralité : parce que son service positif déter-
miné a des limites qu'il ne peut dépasser, cet homme devient
immoral au-delà d'elles. Cette immoralité de la positivité concerne
donc un autre aspect des rapports humains que l'obéissance posi-
tive - dans la sphère de celle-ci, l'élément non-moral n'est pas
immoral. La vertu n'est pas seulement opposée à la positivité, mais
aussi au vice, à l'immoralité 17 .
Dans une remarque marginale de ce même passage, Hegel
reproche à toute éthique de type kantien le fait qu'en elle ne se
trouve cc aucun changement, aucun acquis, aucune apparition,
aucune disparition >>. Par contre, la vertu, telle qu'elle est en réalité
selon la conception hégélienne, peut, cc comme modification du
vivant », être ou ne pas être, cc peut apparaître et disparaître ».
16. Consulter à ce propos les essais sur l'esthétique de Schiller dans mes livres
Goethe et son ttmps et Contribution à l'histoire de l'tSthitique.
q. Nohl, p. 276. Trad. fr. : Esp. du Chr., p. 44.
Le jeune Hegel
2. ROSENKRANZ, p. 8 j.
La crise des conceptions sociales de Heg,el 297
Toutes les idées de Hegel sur l'essence de la société civile [ou
« bourgeoise », dans le langage de Lukacs (N.d. T.)], sur le
besoin et le travail, sur la division du travail et la richesse des
états (Stande), sur les pauvres et la police, sur les taxes, etc., se
rassemblent finalement dans un Commentaire de la traduction alle-
mande du livre d'économie politique de Steuart, commentaire
que Hegel rédigea entre le I 9 février et le 16 mai 1 799, et qui a
été entièrement conservé. S'y trouvent de nombreuses vues remar-
quables sur la politique et l'histoire, ainsi que des remarques très
fines. Steuart avait encore été un partisan du mercantilisme. Avec
une noble passion, et en s'appuyant sur une foule d'exemples
intéressants, Hegel combattait ce qu'il y avait de mort dans cette
doctrine, tandis qu'il s'efforçait de sauver, au milieu de la concur-
rence et de la mécanisation, tant du travail que du commerce,
l'âme (Gemüt) de l'homme 3 .
Ne perdons pas de temps à constater la médiocrité et l'absence
totale de compréhension que ma nifestent ces remarques du pre-
mier biographe de Hegel. Cependant, même à partir de ce misé-
rable extrait, nous pouvons saisir l'importance, pour l'évolution
de Hegel, du document que nous avons perdu. Car on aperçoit
clairement que Hegel abordait les problèmes de l'économie du
point de vue de sa critique de la positivité morte, et nous attein-
drions à une tout autre clarté en ce qui concerne ses relations de
départ avec la société bourgeoise si nous avions connaissance de
ses premières discussions de la théorie économique.
L'extrait de Rosenkranz pose en outre un problème insoluble.
Dans la dernière phrase, Rosenkranz parle du fait que Hegel
essayait, face au caractère mécanique de la société capitaliste, de
sauver l'âme. Cela sonne presque comme si Hegel s'était préoc-
cupé de l'économie politique en commençant par suivre l'orienta-
tion du romantisme économique. Si l'on considère l'évolution
ultérieure de Hegel et la physionomie qu'acquièrent sa philosophie
et sa critique de la société, avec lesquelles nous nous sommes main-
tenant familiarisés, ceci apparaît comme tout à fait invraisemblable.
La formule célèbre suivant laquelle tout ce qui est rationnel est
réel et tout ce qui est réel est rationnel n'a été énoncée par Hegel
que beaucoup plus tard, mais, depuis Francfort, elle constitue,
prise dans un sens général, le fil conducteur inconscient du cours
pris par ses pensées. Nous verrons au cours de l'examen des notes
économiques prises par Hegel à Iéna à quel point il s'est approché
3. Ibid., p. 8 5.
Le jeune Hegel
de la conception cc cynique » des classiques anglais, conception
sincère et impitoyable exprimant clairement toute l'horreur et les
scandales de la société capitaliste, tout en continuant à affirmer
son caractère progressiste. Nous croyons donc que cette remarque
de Rosenkranz repose simplement sur le fait qu'il n'a pas compris
l'exposé de Hegel. Comme nous ne pouvons cependant apporter
aucune preuve stricte de cette affirmation, et comme il est possible,
sur le plan abstrait, qu'il y ait eu chez Hegel une courte période
d'indécision durant laquelle il aurait penché dans le sens de l'éco-
nomie romantique, il ne peut s'agir, en ce qui concerne notre rejet
de l'interprétation de Rosenkranz, que d'une hypothèse. Mais nous
croyons que le lecteur tirera de la ligne d'évolution générale du
jeune Hegel la conclusion selon laquelle notre hypothèse est
correcte.
L'influence directe de certaines conceptions économiques de
Steuart sur Hegel est difficile à démontrer. Non seulement parce
que le commentaire sur Steuart a été égaré et que nous ne pouvons
pas savoir ce qui a impressionné le plus le jeune Hegel, ce qu'il
a approuvé, ce qu'il a refusé, etc., mais encore parce que l'intérêt
porté à Steuart n'a pas été suivi par l'application directe des nou-
velles vues économiques à la société bourgeoise. La versatilité de
l'évolution hégélienne au cours de la crise traversée à Francfort
se manifeste également ici. Après s'être intéressé pendant trois
mois aux problèmes de l'économie, Hegel se consacre à son œuvre
principale de la période de Francfort : L 'Esprit du christianisme.
Sans doute les problèmes de la société bourgeoise sont-ils égale-
ment traités dans ce texte, mais le thème immédiat est autre, et la
modification des conceptions sociales et économiques n'apparaît
que dans certains passages et sur un mode philosophique général.
Nous ne disposons qu'à partir d'Iéna de manuscrits dans lesquels
les problèmes de la société bourgeoise sont traités de manière
directe et détaillée, où le problème de l'économie joue un rôle
explicite et important. Nous ne pouvons pas savoir dans quelles
mesures de tels problèmes ont été traités dans le dernier travail
rédigé par Hegel à Francfort, le Fragment d'un Système de 1800,
car ce travail lui aussi a, comme nous le verrons, été égaré, à
l'exception de deux fragments minuscules. Mais les manuscrits
d'Iéna attestent, outre la lecture de Steuart, celle d'Adam Smith.
Notons encore que l'influence exercée par des éléments particuliers
est difficile à déceler et à prouver étant donné la grande abstraction
philosophique avec laquelle Hegel traite des problèmes de l'écono-
La crise des conceptions sociales de Hegel 299
5. Nohl, pp. 349-350. Trad. fr. par K. Papaioannou, in: Hegel, Éditions Seghers,
1962, pp. 127-128.
La crise des conceptions sociales de Hegel
On le voit : ce passage est à première vue très mystique et
obscur. Le sacrifice est présenté comme une échappatoire reli-
gieuse à la positivité nécessaire, cc prescrite par le destin », du monde
de la propriété, de la société bourgeoise. La confrontation du
sacrifice en tant qu' cc anéantissement dépourvu de fin », en tant
qu' cc anéantissement pour l'anéantissement», avec un cc anéantisse-
ment en vue d'une fin », est pour nous intéressante même si, dans
ce texte, elle est tout à fait inintelligible. Le fragment duquel nous
tirons nos citations constitue le dernier feuillet, la conclusion du
manuscrit. Si Hegel n'explique donc pas clairement ce qu'il
entend par le concept, si important ici, d'cc anéantissement en vue
d'une fin », c'est manifestement parce que cette catégorie a été
discutée en détail dans les parties antérieures du manuscrit, égarées
par la suite. On peut néanmoins tirer des propos de Hegel rappor-
tés ici que l' cc anéantissement en vue d'une fin >> est la relation
normale, quotidienne des hommes avec le monde des objets. Le
sacrifice devrait précisément les élever au-dessus de cette sphère.
Nous devons donc laisser ici inexpliquée la signification du sacri-
fice pour Hegel. Nos analyses ultérieures, en particulier celle de la
théorie de la société élaborée par Hegel à Iéna, montreront qu'il
ne s'agit en aucun cas d'une affaire d'ordre purement religieux et
mystique, et qu'une telle question est en rapport étroit avec les
illusions dominantes nourries par Hegel à cette époque en vue
d'aboutir à la solution des contradictions de la société bourgeoise.
Nous nous intéresserons ici au concept opposé, celui d' cc anéantis-
sement » des objets cc en vue d'une fin ». Pour déchiffrer cette
détermination d'aspect obscur au premier abord, le Système de la
vie éthique, rédigé à Iéna deux ans plus tard, nous offre une expli-
cation suffisamment claire. c· est la notion de travail qui est en
cause. Dans le Système de la vie éthique, utilisant une terminologie
caractéristique de la première partie de son séjour à Iéna et rappe-
lant Schelling, Hegel définit le travail comme un cc anéantissement
de l'objet u, et à vrai dire comme l'anéantissement de l'objet en
vue d'une fin. La première triade dialectique dont Hegel part ici
est la suivante : besoin-travail-jouissance. Le travail est défini de
la façon suivante :
6. Lasson, p. 420. Trad. fr. : Système de la vie éthique, op. cit., p. 116.
7. L'ouvrage de Steuart avait été publié dans deux traductions allemandes au
xvur siècle. L'une, due à J. von Pauli, parut à Hambourg en deux volumes, 1 769 et
1 770, l'autre, due à Chr. Fr. Schott, parut à Tübingen en 1769, 1770 et 177 2. Hegel
utilisa vraisemblablement cette dernière. Voir Paul CHAMLEY, « Les origines de la pensée
économique de Hegel'" Hegel-.1tudien, vol. 3, Bonn 1965, pp. 22 5-261, particulière-
ment pp. 2 3 p 39 (N.d. T.).
8. Theorien über den Mehrwert, op. cit., vol. 1, p. 3 2. Trad. fr. : Théories sur la plus-
value, t. 1, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 30.
La crise des conceptions sociales de Hegel 3o 3
C'est précisément maintenant, durant cette période traversée par
Hegel, période où il a tenté de démontrer sur le plan philosophique
la nécessité historique de la société bourgeoise, que la foule de faits
que l'on trouve dans l'œuvre de Steuart, les indications nombreuses
des différences existant entre l'économie antique et l'économie
moderne, ont dû lui laisser une impression profonde.
Outre cela, il nous faut cependant encore constater que cer-
taines limitations de Steuart, ou des conceptions par lesquelles il
restait encore loin derrière Smith, étaient plus facilement acces-
sibles au jeune Hegel et susceptibles d'être appropriées par lui que
maintes conceptions plus claires et plus résolues de Smith. Bien
sûr, Hegel a lutté partout contre la positivité morte, et il avait
pour cette raison certainement tendance à rejeter, avec Smith,
certains aspects des survivances de r ancienne théorie économique,
la fétichisation d'une série de catégories à laquelle elle se livrait.
Cependant, ces dernières conceptions étaient profondément enra-
cinées dans la situation des pays arriérés sur le plan économique.
En particulier, une conception capitaliste conséquente de la rela-
tion existant entre l'économie et l'État ne pouvait naître qu'en
Angleterre, chez Smith et Ricardo. Si l'on considère les écono-
mistes français de la période napoléonienne, on voit, comme Marx
l'a montré de façon répétée, qu'il reste chez eux, précisément t;,n ce
qui concerne la question de la relation de l'économie et de l'Etat,
beaucoup de survivances des anciennes conceptions théoriques.
Cette situation existe en Allemagne à un degré encore plus impor-
tant, et l'histoire très lente de la théorie économique dans ce pays
n~us apprend que les illusions concernant le rôle économique de
l'Etat sont restées vivantes bien après l'époque de Hegel : on peut
même dire qu'elles ont directement pénétré l'apologétique ulté-
rieure. (Il suffit de penser à Lassalle ou à Rodbertus.) Si l'on consi-
dère en outre que la période durant laquelle Hegel a séjourné à
Iéna témoigne chez lui d'une foule d'illusions de type napoléonien
à propos de la solution des contradictions de la société bourgeoise,
illusions dont nous parlerons plus tard, il est compréhensible que,
en ce qui concerne cette question, Hegel se soit appuyé sur Steuart
plus que sur Smith.
Sur un point encore, concernant les lois du capitalisme et décisif
du point de vue économique, Hegel ne dépassera jamais le point
de vue de Steuart, n'arrivera jamais au niveau atteint par Smith
et Ricardo. Il s'agit du problème du surtravail et de la plus-value.
Dans la critique qu'il adresse à l'économie de Steuart, Marx sou-
Le jeune Hegel
ligne de façon très nette le fait que ce dernier reste empêtré dans
la vieille théorie du profit réalisé lors de l'aliénation 9 , du «profit
upon alienation ,J, Steuart distingue certes un profit positif et un
profit relatif. Ce dernier est le profit réalisé lors de l'aliénation.
En ce qui concerne le premier, Marx dit :
Le profit positif a sa source dans un cc accroissement du travail,
de l'habileté et de l'ingéniosité ». Comment il y prend source, Steuart
ne cherche pas à en rendre compte. En ajoutant que ce profit a
pour effet d'accroître et de gonfler cc la richesse sociale », il semble
que Steuart n'entende par là rien d'autre que l'accroissement de la
masse de valeurs d'usage produites grâce au développement des
forces productives du travail, et qu'il sépare complètement ce profit
positif du profit des capitalistes qui, lui, présuppose toujours un
accroissement de la valeur d'échange 10 .
Si nous examinons de plus près les conceptions économiques de
Hegel à l'époque d'Iéna, nous verrons combien il reste profondé-
ment prisonnier de cette approche confuse, et, en ce qui concerne
l'Angleterre, arriérée. Les opinions plus avancées qu'il fait siennes
quand il étudie Adam Smith et les faits de la vie économique de
l'Angleterre elle-même, l'amènent il est vrai à appréhender de façon
relativement claire certaines contradictions économiques du capi-
talisme, certaines oppositions existant entre le capital et le travail,
et à les exprimer ouvertement; mais il n'a jamais percé à jour le
secret de la véritable exploitation capitaliste, il ne s'en est jamais
autant approché que les économistes classiques bourgeois. Sur ce
point, Hegel reste toute sa vie prisonnier d'une limitation, qui
provient manifestement du fait que l'opposition, clairement conçue,
du capital et du travail ne résulte toutefois pour lui que de la
connaissance des relations économiques internationales, et non pas
de l'expérience vécue réelle, de la connaissance véritable du capi-
talisme dans la vie même; autrement dit, cette limitation de Hegel
constitue également un reflet dans la pensée de l'état de retard
capitaliste de l'Allemagne.
Évidemment, le caractère infranchissable de cette limite est
renforcé par les tendances idéalistes de Hegel dans ce domaine,
en particulier par la façon dont il conçoit le rapport existant entre
le droit et l'État d'une part, l'économie d'autre part : il inverse la
9. "durch Verausserung enjelten Profits». On ne confondra pas l'aliénation dont
il est question ici, qui est synonyme de« vente"- (Verausserung) avec l'aliénation au sens
philosophique (Entausserung, Entfremdung) (N.d. T.).
1 o. Ibid., P- 3o. Trad. fr., op. cit., p. 2 8.
La crise des conceptions sociales de Hegel 30 5
13. Ibid., pp. 273-274. Trad. fr. : Esp. du Cbr., pp. 41-42.
Le jeune Hegel
est en train, lentement, de se cristalliser. Nous verrons, lors de
1'analyse du plus grand manuscrit de la période de Francfort, que,
sur la base de cette approche, le conflit tragique des éléments inso-
lublement contradictoires pénétrera sa conception de la religiosité
et affectera la personne de Jésus : or à Francfort, Hegel essaye
précisément de dépasser les contradictions en se basant sur cette
même conception. On verra qu'il s'agit là d'une contradiction
interne présente dans toute la dialectique idéaliste de Hegel,
contradiction qu'il tentera plus tard, à un niveau beaucoup plus
élevé mais toujours en vain, d'amener à la réconciliation sur le
plan philosophique.
6.
7. Ibid., p. 308. Esp. du Cbr., p. 84. Au cours de son exposé, Hegel en vient, à plu-
sieurs reprises, à faire une analogie avec les peuples primitifs, par ex. p. 3 2 2 (Esp. du Cbr.,
p. 1o1) où il utilise des récits de voyage anglais publiés par Forster.
La crise des conceptions sociales de Hegel 31 5
17. Rappelons au lecteur qu'il ne s'agit pas ici d'un problème tout à fait neuf pour
Hegel. Au début de la période de Francfort, il a tenté de concilier amour et réflexion
(voir pp. 2 2 7 .1q.); le problème est maintenant transposé dans la sphère de la religion.
Le jeune Hegel
24. Ibid., pp. 309 sq. Erp. du Chr., p. 86. L'expression « mystère sacré'" utilisée
à propos du rapport qu'entretiennent !Infini et le fini, apparaît à plusieurs reprises dans
ce manuscrit. Cf. p. 304. Erp. du Chr., p. 78.
Le jeune Hegel
future, problème grâce à l'explication scientifique duquel il a sur-
monté tant de préjugés de la pensée métaphysique, à savoir celui de
la relation du fini avec l'infini, est devenu un mystère religieux,
un cc mystère sacré ».
Il est de loin plus simple de considérer l'autre aspect de cette
antinomie. Hegel ne dissout pas toujours l'objectivité dans un
brouillard mystique; il est, en particulier lorsqu'il s'agit de l'ana-
lyse de rapports sociaux ou historiques, beaucoup trop sobre
et réaliste pour prendre au sérieux r exigence religieuse de l'objec-
tivité sans objet. Mais dès lors, l'objectivité morte du monde social
qui doit être supprimée, la positivité de celui-ci, continue de subsis-
ter, inchangée, et la religion se dévoile comme quelque chose de
puremeent subjectif, qui n'est pas supérieur à l'amour, est empreint
de toutes ses limitations et faiblesses. La subjectivité devenue pure-
ment religieuse se trouve alors à nouveau face à un monde d'objets
morts et succombe à son emprise. Ainsi le nouveau concept de Dieu,
conquis de haute lutte, devient-il également quelque chose de positif.
Nous sélectionnerons un passage dans lequel Hegel exprime de
façon particulièrement abrupte cette auto-critique - inconsciente -
de son extravagante conception mystique et religieuse.
Si sublime que puisse être l'idée de Dieu, il subsiste toujours le
principe juif de l'opposition de la pensée et de la réalité, du ration-
nel et du sensible, le déchirement de la vie, une relation morte entre
Dieu et le monde, liaison qu'on ne doit concevoir que comme une
relation vivante, et telle qu'on ne doit parler qu'en langage mys-
tique du rapport qu'elle institue entre les termes 2 '.
Hegel tient ces propos au sujet de Jean-Baptiste, et non de Jésus
lui-même qui, selon ses conceptions, représente une religiosité
plus élevée, plus accomplie. Chez Jésus, comme nous l'avons montré
à l'aide de quelques citations, les catégories mystiques que consti-
tuent le fils de Dieu et le royaume de Dieu doivent établir l'objec-
tivité sans objet. Mais nous verrons plus tard, en traitant de la
tragédie de Jésus, que plus Hegel s'exprime concrètement, plus il
est orienté dans un sens historique, moins il est à même de main-
tenir son orientation mystique; car il évolue d'autant plus dans la
direction caractérisée par le deuxième membre de l'antinomie exa-
minée ici, dans le sens d'un retour au monde des objets.
Nous le voyons : il ne s'agit pas d'une contradiction dialectique
34. Recht.1philo.1ophie, Leipzig, 1911 (éd. Lasson), paragraphe 270, addition, p. 3 54.
Trad. fr. : Principe.1 de la philo.1ophie du droit, Paris, Vrin, 1975· p. 343.
Le jeune Hegel
Parce que l'hostile est lui aussi senti comme vie, la réconci-
liation avec le destin est possible ... Ce sentiment de la vie qui se
retrouve est l'amour, et c'est en lui que se réconcilie le destin ...
Ainsi, le destin n'est plus un être étranger, comme le châtiment;
La crise des conceptions sociales de Hegel 337
il n'est pas une réalité déterminée de façon fixe, comme la mau-
vaise action dans la conscience morale; le destin est la cons-
cience de soi, mais comme d'un ennemi : le tout peut rétablir
r amitié en lui-même; il peut retourner à la pureté de sa vie par
l'amour; ainsi, sa conscience redevient foi en soi-même, l'intui-
tion de soi-même devient autre et le destin se trouve réconcilié H.
On le voit : au niveau de cet affleurement conscient de sa concep-
tion du destin, Hegel abandonne les acquisitions essentielles de
ses autres développements : la nécessité sociale du destin est trans-
formée en un« sentiment du destin», c'est-à-dire l'expérience vécue
que fait un individu de la nécessité de ce qui lui est arrivé. De cette
expérience vécue purement subjective découle la réconciliation avec
le destin au moyen de l'amour. Cette subjectivisation constitue, en
tant que telle, une déformation complète des rapports réels, car
une telle nécessité du sort individuel ne peut absolument pas décou-
ler des conditions objectives de l'évolution sociale. Les traits indi-
viduels et contingents du destin personnel, dont Hegel percevra
plus tard très clairement la contingence dans sa philosophie de la
société et de l'histoire, sont absolutisés ici par un tel subjectivisme
et enflés jusqu'à la nécessité. La vision purement subjective de la
prétendue nécessité de ce qui arrive devrait en outre acquérir la
dignité d'une objectivité encore plus élevée : la réconciliation du
destin par l'amour forme pour Hegel, à Francfort, une voie en
direction de l'objectivité mystique de la vie religieuse telle qu'il la
conçoit.
Il n'est donc pas étonnant que ce soit justement cette définition
du destin - non seulement son aspect subjectif, dont nous venons
de parler, mais également les germes de la conception ultérieure
de la société et de l'histoire qu'elle recèle - qui disparaît très
rapidement du vocabulaire philosophique de Hegel. Les tendances
fécondes pénètrent sa dialectique de la société, mais elles ne sont
plus désignées par le terme cc destin ». La reconciliation du destin
par l'amour disparaît complètement dès que Hegel - comme cela
se produit déjà à Iéna - considère les phénomènes sociaux de
façon conséquente du point de vue social et historique, et non plus
du point de vue individuel 36 .
39. Ibid., pp. 328 Jq. (souligné par moi, G. L.). fap. du Cbr., pp. rn8-109.
La crise des conceptions sociales de Hegel 34 1
s'écroule. Il s'avère que le dépassement religieux de la pure sub-
jectivité de l'amour, la tentative de créer une objectivité sans
objet, ne fait que reproduire à un niveau supérieur, où elles appa-
raissent dans leur caractère tragiquement insoluble, les contra-
dictions de l'amour, à savoir le maintien de la positivité des déter-
minations sociales, et, dans l'interaction de cette positivité avec
le subjectivisme de l'amour, la provocation du destin par la
fuite. La représentation théorique de la figure de Jésus n'atteste
donc en aucune façon la possibilité de réaliser historiquement la
vie religieuse telle que la conçoit Hegel; elle constitue plutôt le
pendant philosophique des figures tragiques créées par son ami
de jeunesse Hôlderlin, en particulier celle d'Empédocle. Certes,
la différence essentielle qui existe entre eux réside dans le fait que
Hôlderlin est resté fidèle aux idéaux de la Révolution française
jusqu'à sa fin tragique, et a pour cette raison voulu le tragique,
l'a placé de façon consciente au centre de ses tentatives poétiques,
tandis que Hegel, à Francfort, voulait amener à la réconciliation
les contradictions de la société bourgeoise grâce à sa conception
de la vie religieuse, et est arrivé, contre ses intentions conscientes,
par suite du conflit objectif existant entre le système qu'il visait
et la méthode qu'il appliquait effectivement, par suite de sa fidélité
non démentie à cette méthode malgré l'opposition de cette der-
nière avec les conclusions qu'il visait, à cette tragédie. La conclu-
sion tragique est donc loin d'être aussi consciente chez Hegel
que chez Hôlderlin.
Nous verrons même, quand nous traiterons du Fragment d'un
Système de Francfort, que Hegel, malgré la contradiction inso-
luble à laquelle il s'est heurté, continue à chercher la solution
des contradictions de la vie contemporaine sous cette forme
religieuse. Les résultats effectifs de la période de Francfort se
manifestent donc toujours à travers une lutte intérieure, une
critique ininterrompue - et inconsciente - des tendances qui
constituent, sur le plan conscient, l'élément central de ses tentatives
de l'époque. Comme nous l'avons vu, des oppositions complè-
tement irrésolues subsistent. Dans ses notes, elles sont tout à fait
antinomiques. Mais c'est précisément parce qu'il ne se soucie
pas de ce caractère antinomique, développe avec vigueur les deux
pôles de l'opposition, et, afin de les concrétiser, accumule inlas-
sablement des matériaux empiriques, que sa méthode dialectique
évolue cc au sein du ferment des contradictions >>.
A ces oppositions appartient le fait que Hegel, à cause de
Le jeune Hegel