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BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE

Collection fondée par Jean-Paul Sartre


et Maurice Merleau-Ponty,
dirigée par Jean-Paul Sartre et Pierre Verstraeten.
GEORGES L UKAcs

LE JE UNE
HEGEL
SUR LES RAPPORTS

DE LA DIALECTIQUE

ET DE L'ÉCONOMIE

Traduit de l'allemand
et présenté
par Guy Haarscher
et Robert Legros

TOME I

GALLIMARD /
Titre original :

DER JUNGE HEGEL. ÜBER DIE BEZIEHUNGEN


VON DIALEKTIK UND OEKONOMIE

Tou.< droits de traduction, de reproduction et d'adaptation


réservés pour tous les pays.
© Europa-Verlag A_.G., Zürich, 1 g48.
© Éditions Gallimard, Paris, Îy8 r, pour la traduction française
et les introductions.
INTRODUCTION BIBLIOGRAPHIQUE
AUX ÉCRITS DU JEUNE HEGEL 1
LA PUBLICATION DES MANUSCRITS

A. Les manuscrits de 1 78 J à 18 o o.
L'intérêt pour la pensée du jeune Hegel ne s'éveilla qu'au début
de ce siècle. L'indifférence des disciples à l'égard des premières
recherches de leur maître est d'autant plus surprenante qu'ils
avaient à leur disposition les manuscrits des périodes de Stuttgart,
Tübingen (1788-1793), Berne (1793-1796) et Francfort (1797-
1 800 ), auxquels Hegel lui-même attachait une certaine impor-
tance puisque, s'il ne les avait pas destinés à la publication, il les
avait néanmoins soigneusement conservés toute sa vie. La pre-
mière édition de ses œuvres, réalisée par cc les amis du défunt » 2 ,
n'en publie aucun. On ne les connaîtra au XIXe siècle que par les
quelques extraits et résumés qu'en donnèrent Rosenkranz et
Haym 3. Ceux-ci n'étudiaient d'ailleurs pas la pensée du jeune
Hegel pour elle-même mais comme introduction au système ulté-
rieur. Toutefois ils apportèrent des informations précieuses sur les
premières conceptions de Hegel, même si l'image qu'ils en don-
nèrent est contestable - est en tout cas violemment contestée par
G. Lukacs - et en dépit de quelques erreurs de chronologie. Leur

1. Notre présentation s'appuie essentiellement sur les analyses de Gisela ScHÜLER,


« Zur Chronologie von Hegels Jugendschriften >>,in : Hegel-Studien, vol. 2, Bonn, 196 3,
pp. 111-1 l9· et de H. KIMMERLE, « Zur Chronologie von Hegels Jenaer Schriften '"in:
Hegel-Studien, vol. 4, Bonn, 1967, pp. 12 j-176.
2. HEGEL, Werke, herausgegeben von einem Verein der Freunde des Verewigten,
Berlin, 1832-1845.
3. K. RosENKRANZ, " Aus H egels Leben '" in : Literarhistorische.< Ta.<chenbuch, heraus-
gegeben von R. E. Prutz, Leipzig, 184 3, pp. 89-200. Rosenkranz a repris et amplifié
ce travail dans son livre : Georg Wilhelm Friedrich Hegel'.< Leben, Berlin, 1 844.
R. HAYM, Hegel und .<eine Zeit, Berlin, 18 57. Il faut également mentionner, parmi
les auteurs du XIXe siècle qui ont édité quelques travaux du jeune Hegel : G. THAULOW,
Hegel'.< An.iichten über En,/ehung und Unterricht, Kiel, 18)4.
8 Le jeune Hegel

livre constitue du reste une source indispensable : une partie impor-


tante des manuscrits qu'ils publièrent en annexe, de ceux qu'ils
résumèrent ou mentionnèrent dans le corps de leur texte, se sont
perdus entre-temps. Parmi les extraits publiés par Rosenkranz,
citons trois rédactions datant de l'époque où Hegel était élève
au Gymnasium de Stuttgart 4. le Journal d'un voyage qu'il entre-
prit en juillet-août 1 796 dans !'Oberland bernois, des cc Frag-
ments d'études théologiques n et des cc Fragments d'études histo-
riques n. Parmi les manuscrits mentionnés par Rosenkranz mais
perdus : des commentaires de Kant - un commentaire de la
Critique de la Raison pure, écrit à Tübingen, un commentaire de
la Critique de la Raison pratique, écrit à Berne, un commentaire
de la Métaphy.1ique de.1 mœun, écrit à Francfort - et le commen-
taire auquel Lukâcs accorde une si grande importance, qui porte
sur le livre de James Steuart Inquiry into the Princip/es of Political
Œconomy, paru à Londres en I 767, en traduction allemande à
Tübingen en 1769-1772. Le livre de R. Haym nous livre notam-
ment des extraits de l'écrit auquel Hegel avait donné le titre :
Que les magistrats doivent être élus par les citoyens ( 1 798) l.
Au point de vue de la chronologie, les études récentes de la
Hegelforschung ont pu montrer qu'en général Rosenkranz et,
dans une moindre mesure Haym, ont eu tendance à antidater.
Rosenkranz, par exemple, fait remonter à la période de Tübingen
un fragment rédigé à Berne en 1 794, où Hegel compare la
représentation de la mort qui dominait chez les chrétiens à celle
qui s'imposait aux Grecs; les Fragments d'études historiques auraient
été rédigés selon lui (et selon Lukâcs) à Berne, alors que certains
d'entre eux datent certainement de Francfort. Nous verrons qu'il
situe à Francfort la conception de certains écrits rédigés en réa-
lité au cours de la période d'Iéna. En revanche il situe en 1 806-
1 808 l'écrit sur la Constitution allemande, rédigé en fait entre
1799 et I 802.
Dilthey fut le premier à étudier la pensée du jeune Hegel pour
elle-même, à porter r attention à la fois sur son originalité et son

4. « Discussion entre Antoine, Octave et Lépide », « Sur la religion des Grecs et des
Romains ,, et « Sur quelques différences caractéristiques entre les écrivains anciens et
modernes >>.
5. Selon Rosenkranz, qui publia lui aussi une partie de ce manuscrit, Hegel aurait
lui-même supprimé ce titre et J' aurait remplacé par : Sur la nouvelle .1ituation intérieure
du W ürtemberg et particulièrement .1ur le.1 défaut.< de la Comtitution concernant le.1 magistrat.<.
G. Schiller a pu montrer que ce changement apporté sur le manuscrit est dû en réalité
« à une main étrangère '" Article cité, p. 148.
Introduction bibliographique 9
évolution. L'image vivante qu'il traça dans son Histoire de la
jeunesse de Hegel 6 devait faire naître l'intérêt pour les premiers
travaux restés inédits. Son disciple Hermann Nohl s'attacha à
classer chronologiquement les manuscrits qu'avait recueillis la
Bibliothèque de Berlin - ils s'y trouvaient dans un état tout à fait
désordonné-, en s'appuyant sur une étude de l'évolution de l'écri-
ture du jeune Hegel. Dès 1907 il fit paraître son édition des
Écrits théologiques de jeunesse, écrits regroupés sous quelques titres
qu'il attribua lui-même : Religion nationale et christianisme, La vie
de Jé.fus 7, La positivité de la religion chrétienne, L'esprit du chris-
tianisme et son destin, le Fragment systématique de 1 8 o o 8 . Désor-
mais la figure du jeune Hegel, effacée au XIXe siècle, ne cesse de
prendre forme et de susciter la recherche. En 1909, H. Falkenheim
découvre la première publication de Hegel : un écrit anonyme paru
à Francfort en 1 798, resté curieusement inconnu aussi bien par
Rosenkranz, Haym et Kuno Fischer que par Dilthey et Nohl. Il
s'agissait d'une traduction, du français en allemand, accompagnée
d'une introduction et de quelques commentaires, de lettres de
l'avocat Jean-Jacques Cart 9, traduction par laquelle Hegel enten-
dait révéler implacablement les exactions commises par le patri-
ciat bernois à l'égard du pays de Vaud, la répression sanglante
qu'il exerçait pour maintenir ses privilèges. L'écrit avait paru sous
le titre : Lettres confidentielles sur les rapports politiques et juridiques
du pays de Vaud avec la ville de Berne. En 191 3 paraissent, dans
l'édition réalisée par G. Lasson, des écrits de philosophie poli-
tique et juridique 10, les essais sur la Constitution allemande
commencés en 1799 (selon Luk:ics dès 1798) et poursuivis au
cours des premières années de la période d'Iéna. En 1916 Lasson
publie une rédaction composée à Stuttgart 11 . En 19 I 7 Rosenzweig

6. W. D1LTHEY, Di; JugendgeJchichte Hegels, Berlin, 190 j. Gesammelte Schriften,


IV, herausgegeben von H. Nohl, Gôttingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 4. Auflage,
1968.
7. P. Roques venait de faire paraître cet écrit - le premier ouvrage «achevé n de
Hegel - : G. W. F. HEGEL, Das Leben JeJu. Harmonie der Evangelien nach eigener
Uebmm,ung, Iéna, l 906.
8. HEGEL, Theologische Jugend<ehriften, herausgegeben von H. Nohl, Tübingen,
J. C. B. Mohr (Paul Siebeck). 1907.
9. Lettres parues à Paris en l 793 sous le titre : Lettres de Jean-JacqueJ Carl à Bernard
Demuralt, TréJorier du Pays de Vaud, Sur le droit public de ce Pays et Jur leJ événementJ
actuels, in 8°, 3 3 3 p.
1 o. Schriften \Ur Politik und RechtJphilo.rnphie, herausgcgcbcn von G. Lasson, Leipzig,
F. Meiner, 191 3.
l I. Elle s'intitule : Quelque.1 remarqueJ Jur la repré.<entation de la grandeur.
IO Le jeune Hegel

fait paraître un manuscrit qu'il vient de découvrir dans une


liasse de papiers qui avaient appartenu à Hegel, auquel il donne
le titre : Le pluJ ancien programme JJJlématique de l'idéalisme alle-
mand 12; il s'agit selon lui du fragment d'une copie que Hegel a
faite en 1 796 d'un texte conçu par Schelling, sous l'influence de
Hôlderlin. En I 9 3 1 Hoffmeister publie des notes inédites de Hegel
qui datent selon lui des périodes de Tübingen et de Berne, aux-
quelles il donne le titre : PremièreJ ébaucheJ d'une philoJophie de
l' Esprit Jubjectif 1 3, et en I 9 36 il fait paraître ses DocumentJ
Jur l'évolution de Hegel 14 , qui comprennent des textes déjà
parus, notamment les ébauches sur la Philosophie de l'Esprit,
auxquelles il donne maintenant un nouveau titre : Matériaux pour
une philoJophie de l' Esprit Jubjectif, et quelques inédits : les SermonJ
que Hegel avait dû rédiger à titre d'exercice quand il était étudiant
au Stift, des études de géométrie, écrites en 1 800, et des notes
de lecture. Du livre de Rosenkranz aux documents de Hoffmeister,
la publication des manuscrits de Stuttgart, Tübingen, Berne et
Francfort se sera échelonnée, à peu près, sur un siècle.
A propos de quelques-uns de ces manuscrits, la question se pose
de savoir s'ils traduisent réellement la pensée de Hegel ou s'ils
ne sont que des notes que celui-ci a copiées sans adhérer à leur
contenu. Les Sermons qu'il a rédigés au Stift, par exemple, ne
pourraient être traités comme s'ils exprimaient vraiment sa pen-
sée : on a pu montrer, grâce à des études historiques sur le Stift
de Tübingen Il, que les sermons composés à titre d'exercice par les
étudiants ne reflétaient pas nécessairement la pensée de ceux-ci
dans la mesure où leurs brouillons étaient soumis à la censure des
répétiteurs. Mais la question se pose d'une manière plus aiguë à
propos des Matériaux pour une philoJophie de l 'Esprit Jubjectif,
d'un des écrits qui constituent les Fragments d'études historiques
publiés par Rosenkranz et enfin du Programme J)Jtématique de
l 'idéaliJme allemand.

l 2. Da.< iilteste Sy.<temprogramm de.< deut.<chen Idealùmu.<. Ein handschriftlicher Fund


mitgeteilt von F. Rosenzweig. Heidelberg, 1917.
13. J. HoFFMEISTER, Hegel.< enter Entwutf einer Philo.wphie de.< .<ubjek_tiven Geùte.< (Bern,
1976), in : Logo.<, 20, 1931, pp. 141-1 5 r.
1 4. Dokumente 7.JI Hegel.< Entwick_lung. herausgegeben von J. Hoffmeister, Stuttgart,
Fr. Fromman, 1936.
l 5. Principalement l'étude de M. LEUDE, Da.< Tübinger Stift 1170-1910, Stuttgart,
1954· Cf. G. ScHÜLER, art. cité, pp. 135-136.
Introduction bibliographique 11

a) LeJ Matériaux pour une philoJophie de l 'Esprit Jubjectif.

Cet écrit a donné lieu à des discussions qui touchent aux fonde-
ments mêmes de la pensée de Hegel. Dans son grand ouvrage sur
Hegel 16 , Haering s'y réfère en vue d'étayer l'interprétation de la
Phénoménologie de l' Esprit qu'il avait défendue au Congrès hégélien
de Rome en 19 3 3 17 ; selon lui il faut distinguer la Phénoménologie
sous sa forme primitive et la Phénoménologie dans sa rédaction
définitive; le projet aurait changé de nature au cours de la composi-
tion de sorte que l'œuvre porterait en elle deux optiques diver-
gentes : la première partie, qui seule répondrait au projet de l'œuvre
défini par l'Introduction, serait seulement une (( science de r expé-
rience de la conscience )), une sorte d'introduction au Savoir par
laquelle la conscience deviendrait apte à comprendre la nécessité
du point de départ de la Logique; la seconde partie, que n'avait
pas prévue le plan primitif mais qui correspondrait au titre de
l' œuvre, ne serait pas une introduction mais une partie du système.
Pour renforcer cette idée selon laquelle la Phénoménologie ne devait
primitivement s'étendre que jusqu'à la Raison et laisser immé-
diatement la place à la Logique, Haering chercha à montrer que
la conception d'un passage de la Raison à la Logique se retrouve
à différentes reprises dans l' œuvre de Hegel : dans la Propédeu-
tique de Nuremberg, et déjà à Berne dans les Matériaux pour une
philoJophie de l 'Esprit, où est présente, selon lui, la prétention
(psychologiste) de déduire la Logique des facultés de l'âme
(entendement, faculté de juger, raison) 18 • Cependant, la présence
d'un tel psychologisme dans les Matériaux a été contestée par
O. Poggeler : cc On ne peut trouver dans le texte de Hegel le plan
visant à déduire la Logique à partir de la Raison comme faculté de
l'âme, quelle que soit la façon dont on interprète ces matériaux.
16. HAERING, Hegel, sein Wotlen und sein Werk. Eine chronologùche Entwicklung.1-
geschichte der Gedanken und der Sprache Hegels, Leipzig-Berlin, Teubner, 1929-1938,
2 vol. de XXIV-785 et XX-525 p.
1 7. Idem, Entstehung.1ge.ichichte der Phànomenologie des Geùtes, in : Verhandlungen des
III. Intern. H. Kongresses, 1933, Haarlem et Tübingen, 1934, pp. 118-138. Haering
reprend cette interprétation dans son ouvrage Hegel, sein Wotlen und sein Werk, II,
p. 4 79 .<q. Cette interprétation a été réfutée par Otto P6GGELER, « Zur Deutung der
Phanomenologie des Geistes », Hegel-Studien, vol. I, pp. 2 54-294. Bonn, 1961. Trad.
française : « Qu'est-ce que la Phénoménologie de !'Esprit '" Archives de Philo.wphie,
avril-juin 1966, pp. 189-236.
18. Idem, Hegel, .rein Wotlen und sein Werk, op. cit., vol. II, pp. 70 et 75.
12 Le jeune Hegel

Hegel accumule des notes pour des questions à considérer, il ne


dresse pas un plan 19 . » Par la suite, Dieter Henrich a pu montrer
que la partie centrale des Matériaux correspond à des extraits
d'un cours de Flatt, l'un des maîtres de Hegel à Tübingen 20 .
Par ailleurs G. Schüler a pu démontrer que les Matériaux ne
datent pas de l'époque de Tübingen, contrairement à ce que pré-
tendait Rosenzweig, mais furent rédigés entièrement à Berne 21 .
Pourquoi Hegel recopiait-il des extraits du cours de Flatt alors
qu'il avait quitté le séminaire de Tübingen? La question devient
énigmatique quand on sait que, parmi les théologiens du Stift,
J. F. Flatt était, avec Storr, l'un des principaux adversaires du
kantisme. Or dans les lettres qu'il écrit à Schelling quand il est
précepteur à Berne, Hegel s'en prend violemment aux théologiens
de Tübingen qui cherchent à protéger l'orthodoxie luthérienne
contre les critiques qui viennent du kantisme 22 . Nul doute que,
quand il recopie à Berne les extraits d'un cours de Flatt, le jeune
Hegel ne soit farouchement hostile aux conceptions ami-kantiennes
de celui-ci. Ébauches de la première philosophie de l'esprit de
Hegel, anticipation du Système de la maturité, cc notes pour des

19. O. PÔGGELER, art. cité (en français), p. 2 l 5.


20. Idem, op. cit., p. 2 l 5.
2 r. G. ScHÜLER, art. cité, p. l 4 r.
2 2. Cf. les lettres du 24 décembre 1794 et de janvier 179 5, Correspondance, Paris,
Gallimard, 1962, vol. 1, pp. 17-18 et 21-2 3. A propos de l'attitude critique qu'avaient
Hegel et Schelling, quand ils étaient au Stift de Tübingen, à l'égard de l'orthodoxie
luthérienne, et plus précisément de leur attachement à la critique kantienne de la théo-
logie orthodoxe, il est intéressant de savoir qu'ils entretenaient au Stift des relations
amicales étroites avec le répétiteur Karl lmmanuel Diez (1766-1796) (Cf. D. Henrich,
« Leutwein über Hegel», in Hegel-Studien, vol. 3, Bonn 1965, p. 72, et D. Henrich
et J. L. Doderlein, « Karl 1mmanuel Diez. Ankündigung einer Ausgabe seiner Schriften
und Briefe n, Ibid., pp. 276-287), qui était un défenseur acharné de la philosophie de
Kant (on l'appelait au Stift un" Kantischer Enragé"), contre les interprétations orientées
que les théologiens du Stift tentaient d'en donner, particulièrement G. Ch. Storr ( 1746-
180 5) et J. F. Flatt ( 17 59-182 l) qui visaient à en tirer des arguments pour justifier la
théologie orthodoxe. Il est vrai que Hegel et Schelling entretenaient également des
liens d'amitié avec leur condisciple Süskind (1773-1838) (voir les lettres de Schelling
à Hegel de janvier 1796 et du 20 juin 1796), qui traduisit du latin en allemand la cri-
tique que Storr fit de l'ouvrage de Kant sur La religion dan.< les limite.< de la .<impie raiJon
et publia en appendice de cette traduction une critique de !' E.uai d'une critique de toute
révélation de Fichte. Mais si Süskind est moins radical que Diez dans sa critique des
théologiens qui se servaient de Kant pour renforcer l'orthodoxie, il est néanmoins hostile
à l'égard du dogmatisme de la théologie traditionnelle. S'il ne peut suivre Fichte dans
son exigence de restreindre la religion aux principes justifiés par la raison pratique, il
reste néanmoins proche de la conception kantienne d'une religion dans les limites de la
simple raison. (Sur la critique du kantisme par Storr et Flatt et de Fichte par Süskind,
cf. Paul AsvELD, La pensée religieuse du jeune Hegel, Louvain et Paris, 195 3, pp. 31-33
et 67-n)
Introduction bibliographique

questions à considérer », ou simples copies? Il est difficile de pré-


ciser la nature de ces Matériaux.

b) La dernière note des c< Fragments des études historiques et poli-


tiquesJ),

La dernière note des Fragments d'études historiques publiées par


Rosenkranz, écrite en français, a soulevé une controverse. Elle
constitue la fin d'un essai sur cr la transformation qui affecte la
guerre par là même que la Constitution d'un État paJSe de la forme
monarchique à la forme républicaine)), Rosenzweig et Hoffmeister,
étonnés par r enthousiasme républicain que traduit ce fragment, en
attribuèrent la paternité à un Français. Estimant au contraire que
la ferveur républicaine qui anime cet écrit exprime fidèlement
l'orientation politique du jeune Hegel, Luka.es s'est élevé contre
la thèse de Rosenzweig et Hoffmeister 23 sans pouvoir toutefois
la réfuter d'une manière décisive. Un argument important en faveur
de la thèse de Luka.es a été apporté par la suite : l'analyse des
tournures de style et de la ponctuation révèle que la langue mater-
nelle ou usuelle de l'auteur n'est certainement pas le français mais
probablement l'allemand 24 .

c) Le plus ancien programme systématique de l'idéalisme allemand.

La thèse de Rosenzweig, selon laquelle ce programme philo-


sophique fut sans doute rédigé par Schelling, entre mars et
août I 796, sous l'influence que Hôlderlin exerçait sur lui depuis
leurs rencontres de I 79 5, et copié de la main de Hegel au cours de
l'été 1 796, fut généralement acceptée. Lukacs ne la conteste pas,
il met au contraire en évidence le ton schellingien du pro-
gramme 25. En 1965, toutefois, O. Pôggeler a cherché à montrer
que Hegel pouvait être l'auteur de ce projet 26 . Pour justifier cette
thèse, il commença par mettre en évidence le fait que la photocopie
qui nous reste du manuscrit (perdu au cours de la Seconde Guerre

2 3. Voir infra, p. 13 2.
24. G. ScHÜLER, art. cité, p. 1 j8.
2 j. Voir infra, pp. 107 .<q.
26. O. PôGGELER, (( Hegel. der Verfasser des altesten Systemprogramms des
deutschen ldealismus »,in : Hegel-Studien, Beiheft 4, Bonn 1968, pp. 17-32.
14 Le jeune Hegel

mondiale) ne porte aucune trace d'un indice qui pourrait donner


à penser qu'il s'agit d'une copie. Il précisa ensuite que le texte n'a
pas été nécessairement rédigé en 1 796 mais peut, selon l'étude
statistique des lettres, avoir été écrit au cours des premiers mois
de 1797, quand Hegel était à Francfort, précisément à une époque
où il avait de nombreuses discussions philosophiques avec Holder-
lin : l'attribution à Hegel ne peut donc être écartée en raison de
l'influence exercée par le poète sur l'auteur du projet. Poggeler
montra enfin que la pensée de Hegel au cours de ces années 1 796-
1 797 est entièrement compatible avec les idées du Systempro-
gramm 27 . Sans doute certains thèmes - par exemple celui d'une
cc mythologie au service des idées n - évoquent-ils plus Schelling
que Hegel, mais il convient de remarquer que souvent, et curieu-
sement, ils sont plus caractéristiques du Schelling de 1 800 que du
Schelling de 1 796. Il n'empêche que finalement la critique interne,
nous semble-t-il, doit faire pencher en faveur de la thèse de
Rosenzweig. Les travaux récents sur l'évolution de la pensée de
Schelling - particulièrement ceux de X. Tilliette, J.-F. Marquet et
M. Richir 28 - mettent en évidence non seulement que le ton et les
expressions du Systemprogramm sont en accord avec le style qui
caractérisait Schelling à cette époque, mais aussi que certains thèmes
sont directement issus de la problématique él!lborée par ce dernier
entre 1795 et 1 797 : par exemple celui de !'Ethique comme cc sys-
tème complet de toutes les idées n, dont la première est cc la repré-
sentation de moi-même en tant qu'être absolument libre >>, celui de
la physique et de l'apparition du monde réel à partir du néant, celui
du droit absolu de la volonté individuelle. Néanmoins les para-
graphes qui portent sur l'esthétique reflètent davantage, sur cer-
tains points, les idées de Holderlin : il est possible, selon Marquet,
2 7. X. TILLIEITE, en 1969, a répondu à !'article de Pôggeler : « Schelling ais V erfasser
des Systemprogramms? », Hegel-Studien, Beiheft 9. Bonn 197 3, pp. 3 j-49. Dans le
même Beiheft, O. Pôggeler répond aux arguments de X. Tilliette, dans un article intitulé :
Ho/der/in, Hegel und da.1 alteJte Systemprogramm, pp. 211-2 59· Sur cette question, voir
également : H. S. HARRIS, Hegel'.1 development, Oxford, 197 2, pp. 249-2 j 7;
D. HENRICH, "Aufklarung der Herkunft des Manuskriptes "Das iilteste Systempro-
gramm des deutschen Idealismus " '" Zeit.1chrift für philo.10phische For.1chung. 3 o, 1976,
4, pp. 510-528; X. TILLIEITE, Schelling. l'art et le.1 artiste.<, présentation à Schelling,
Texte.< e.1thétique.1, Paris, Klincksieck, 1978, pp. XIV-XV; Ph. LACOUE-LABARTHE et
J.-L. NANCY, L 'ab.10/u littéraire, Paris, Seuil, 1978, pp. 39-40; voir également les
ouvrages cités dans la note suivante.
28. X. T1LLIEITE, Schelling. une philo.1ophie en devenir, Paris, Vrin, 1970, tome 1,
pp. 112-114. J.-F. MARQUET, Liberté et existence, Paris, Gallimard, 197 3, pp. 7 3-80.
M. RicmR, Introduction à SCHELLING, Recherche.< .1ur la liberté humaine, Paris, Payot,
1977· pp. 57-61.
Introduction bibliographique

que cc les paragraphes IV et V du Systemprogramm représentent une


intercalation de Holderlin >> 29 •

B. Les manuscrits de la période d'Iéna.


Hegel entre sur la scène philosophique à Iéna, où il apparaît
- mais, selon Lukâcs, il ne s'agit que d'une apparence - comme le
défenseur, le disciple ou le collaborateur de Schelling. Au cours
des deux premières années ses publications se succèdent à un
rythme extraordinaire : en 1801 paraît son premier ouvrage (si
l'on ne tient pas compte de la traduction de 1 798) : Différence
entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, et sa disser-
tation d'habilitation sur Les orbites des planètes; au cours des années
1801 -1802 il rédige pour le Journal critique de la philosophie, la
revue qu'il publie en collaboration avec Schelling, cinq articles (et
quelques notices) parmi lesquels Rapport du scepticisme à la philo-
sophie, Foi et savoir, et Des manières de traiter scientifiquement du
droit naturel 30 ; en outre il rédige plusieurs comptes rendus pour
le Journal de littérature de Erlangen 31 . Les années suivantes, jusqu'à
la publication en 1807 de la Phénoménologie, il ne fait plus rien
paraître, si ce n'est quelques pages sur le Traité théologico-
politique de Spinoza 32 , mais il accumule de nombreuses notes, dont
une partie est destinée à ses cours. Il enseigne en effet le ius natura
civitatis et gentium à cinq reprises, du semestre d'été 1802 au
semestre d'été 1805et,àpartirdusemestred'hiver1801-1802,la
Logique et la Métaphysique.
De même que les manuscrits des périodes antérieures, ceux
d'Iéna ne seront connus au XIXe siècle que par quelques extraits
et citations faites par Rosenkranz et Haym. Dans son livre sur la
vie de Hegel, Rosenkranz cite un ensemble de notes qu'il réunit
sous le titre : Aphorismes de la période d'Iéna, qui constituent une
série de remarques sur des sujets divers écrites entre 1802 et

29. J.-F. MARQUET, op. cit., p. 80.


30. Le Journal critique de la pbilo.1opbie se présentait comme l'ceuvre commune de
Schelling et de Hegel. Il se composa de deux tomes comprenant chacun trois cahiers.
Les six cahiers parurent entre le début de l'année 1 80 2 et le milieu de l'année 1 80 3. Les
contributions les plus importantes de Hegel, outre les trois articles cités, sont De l'e.1.<ence
de la critique pbilo.<opbique (tome I, cahier 1) et Comment le .<en.< commun prend la pbilo.1opbie
(Ibid.)
3 1. Quatre comptes rendus ont paru dans ce Journal : Sur les élément.< de la pbilo.1opbie
.rpéculative de Bouterwek., Sur deux écrit.< de Werneburg. Sur l'e.1.1ai de Ger.<tiic/eer d'une déduc-
tion du droit naturel, et Sur un nouvel organe de la pbilo.ropbie, à propo.1 d'un e.<.<ai de Krug.
3 2. Ces quelques pages paraissent dans une édition des Œuvre.< de Spino'l,fl, édition
H. E. G. Paulus, vol. II, Iéna, pp. XXXVI-XXXIX.
Le jeune Hegel

l 806 33 , et des extraits de notes de cours rédigées entre l 80 l


et 1806, dont les unes portent sur la métaphysique, la logique,
la philosophie de la nature et de l'esprit 34, les autres sur le droit
naturel 3 l.
A côté de ces notes et de ces extraits 36 , la plus grande partie
des manuscrits de la période d'Iéna se répartit en quatre groupes :
l. un manuscrit inachevé auquel Rosenkranz a donné le titre de
Sy.1tème de la vie éthique, édité incomplètement par les soins de
G. Mollat en l 89 3 3 7 et intégralement dans l'édition Lasson des
écrits politiques, parue en 191 3 38 ;
2. les notes sur la ConJtitution de l'Allemagne, commencées à
Francfort et poursuivies au cours des deux premières années de la
période d'Iéna, publiées également par G. Mollat en 189 3 39 et
ensuite, plus scientifiquement, par Lasson dans son édition des
écrits politiques;
3. un manuscrit sur la Logique, la Métaphysique et la Philoso-
phie de la Nature, édité pour la première fois en 191 5 par
Ehrenberg et Link, sous le titre Premier système de Hegel 40 , publié
ensuite par les soins de Lasson sous le titre Logique, Métaphysique
et Philosophie de la Nature de la période d'Iéna 41 ;
4. les manuscrits des cours de l 8 o 3-1 8 04 et des cours de
l 80 5-1 806, sur la philosophie de la nature et de r esprit, publiés
par Hoffmeister sous les titres Jenenser Realphilosophie I ( 19 3 2) et
Jenenser Realphilosophie II ( 19 31) 42 .

33. ROSENKRANZ, op. cit., pp. 198-201 et 537-5 5 5.


34- Ibid., pp. 178-198.
3 5. Ibid., PP· l 32-14r.
36. On peut également mentionner une traduction du De anima, III, 4, 5, faite
en 1805, cf. Hegel-Studien, I, Bonn, 1961, pp. 49-5 5.
37. System der Sittlichk_eit, aus dem handschriftlichen Nachlasse des Verfassers,
herausgegeben von G. Mollat, Osterweick/Hartz, A. W. Zickfeld, 189 3. IV-7 1 p.
38. Signalons que dans sa remarquable « Présentation " à sa traduction du Système
de la Vie éthique (Paris, Payot, 1976), J. Taminiaux esquisse une interprétation de la
pensée du jeune Hegel très nettement opposée à celle de G. Lukâcs, cf. pp. 10-4 7 et
89-104, et plus particulièrement en ce qui concerne la pensée politique : pp. 45-46
et 95-104.
39. HEGEL, Kritik. der Verfassung Deutschlands. Aus dem handschriftlichen Nachlasse
des Verfassers herausgegeben von Georg Mollat, Kassel, 189 3.
40. Hegels Erstes System, herausgegeben von H. Ehrenberg und H. Link, Heidelberg,
191 5.
4 r. Jenen.<er Logik, Metaphysik. und Naturphilosophie, aus dem Manuskript heraus-
gegeben von G. Lasson, Leipzig, F. Mainer, 1923, XLVIII-392 p.
42. Jenen.<er Realphilosophie, aus dem Manuskript herausgegeben von J. Hoffmeister,
Leipzig, F. Meiner, 1931-1932, 2 vol.: r. Die Vorlesungen von 1803-1804 (1932);
2. Die Vorlesungen von 1805-1806 (1931).
Introduction bibliographique

Des questions de chronologie se sont posées à propos du Sy.1tème


de la vie éthique et du manuscrit intitulé par Lasson Logique,
Métaphysique et Philosophie de la Nature 43 . Selon Rosenkranz,
ces deux ouvrages auraient été conçus à la fin de la période franc-
fortoise : Hegel, selon lui, aurait déjà élaboré l'embryon de son
système, l'ébauche de son encyclopédie, en arrivant à Iéna. Haym
montra que le Sy.1tème de la vie éthique ne pouvait avoir été conçu
à Francfort mais devait être né au moment de la collaboration avec
Schelling : au cours des premières années d'Iéna. Ehrenberg et à
sa suite Lasson situèrent la naissance du manuscrit sur la Logique,
la Métaphysique et la Philosophie de la Nature dans les années
l 80 l - l 80 2. Ce dernier manuscrit apparut dès lors, aussi bien à
Hoffmeister et Rosenzweig qu'à Haering et à Lukacs, comme
contemporain du Sy.1tème de la vie éthique et l'idée s'imposa que
ces deux écrits devaient former comme deux faces ou deux aspects
d'un même système élaboré au cours des années 1801-1802.
Cependant, grâce à une analyse des variations orthographiques et
graphologiques des manuscrits, Heinz Kimmerle a ruiné cette idée
d'un premier système d'Iéna datant de 1801-1802 et s'exprimant
à travers ces deux ouvrages. Il a pu en effet montrer que le Système
de la vie éthique date de la fin de 1802 ou du début de 1803,
tandis que le manuscrit sur la Logique, la Métaphysique et la Philo-
sophie de la Nature date en réalité de la seconde moitié de l 804.
Cette nouvelle chronologie des manuscrits d'Iéna conduit à
remettre en question, ou du moins à nuancer, l'analyse de Lukacs
sur l'évolution de la pensée de Hegel à Iéna. Selon Lukacs, en effet,
Hegel se serait dégagé peu à peu, au cours des premières années
de cette période, de l'influence que Schelling exerçait sur lui quant
à la terminologie et à la manière de former des concepts; or cet
éloignement progressif se manifeste, selon lui, dans le fait que l'in-
fluence de Schelling est nettement plus forte dans le Système de la vie
éthique que dans l'essai sur les Manières de traiter scientifiquement
du droit naturel. Mais ce dernier écrit est terminé, en tout cas
dans sa plus grande partie, au début du mois de novembre l 80 2 44 ,

4 3.Cf. H. KiMMERLE, art. cité, pp. I 2 j- 1 2 8, 1 j 3- 1 j 4 et 164-1 67. Voir également


J. TAMINIAUX, op. cit., pp. 8-10.
44. Il a été publié dans les cahiers 2 et 3 du deuxième tome du Journal critique de
la philosophie, respectivement en novembre-décembre 1802 et en mai-juin 1803. Mais
il y a tout lieu de penser que Hegel avait terminé de rédiger la totalité de son manuscrit
au plus tard au début du mois de novembre 1802. Cf. Hartmut BUCHNER,« Hegel und
das kritische Journal der Philosophie» in : Hegel-Studien, vol. 3, Bonn, 1965, pp. 95-
1 j6; particulièrement pp. 127-130.
Le jeune Hegel

c'est-à-dire, precisement, à l'époque où, selon la nouvelle chrono-


logie, Hegel vient de commencer la rédaction du Système de la vie
éthique.
D'une manière générale, les études de la Hegelforschung sur la
chronologie et l'authenticité des manuscrits du jeune Hegel
conduisent, nous semble-t-il, à comprendre l'évolution de sa pensée
comme plus sinueuse, moins linéaire, moins réductible à des
influences ou à un système qu'il n'a pu le paraître aux grands inter-
prètes de la première moitié de ce siècle. Plus précisément, elles
nous incitent à nuancer le schéma simple et séduisant d'un Hegel
kantien, moraliste, rationaliste, héritier de l'esprit des lumières et
attaché aux idéaux de la Révolution à Tübingen et Berne, évo-
luant vers un certain romantisme lié à une intuition mystique de la
vie à Francfort, et devenant enfin, mais progressivement, original
à Iéna, où la Raison, et non plus la vie - mais une Raison mainte-
nant opposée à l'entendement - devient la réalité fondamentale 4 5•
La prise en considération de tous les manuscrits en fonction de
leur chronologie réelle nous force en effet à reconnaître que, dès
Tübingen, la Raison dont se réclame Hegel n'est déjà plus kan-
tienne, car elle est conçue comme devant s'accorder et s'unir à une
cc sensibilité vivante >J, qu'à Francfort l'opposition du concept et de
la vie n'est nullement réductible à un mysticisme ou à un intui-
tionnisme panthéiste mais est indissociable d'une compréhension
philosophique de l'Être 46 , et qu'à Iéna enfin le débat avec

4 5- Ce schéma général ressort de l'interprétation de Dilthey, qui opposait la vision


panthéiste et mystique qui se serait esquissée dès la fin de la période de Berne (dans le
poème Eleusù) et se serait développée à Francfort quand le concept de vie est devenu le
« Grundbegriff » (Die Jugendgeschichte Hegel<, op. cit., pp. 138-148), au rationalisme
moral et kantien qui caractérisait selon lui les écrits antérieurs de Berne. On le retrouve
dans la présentation générale de H. GLOCKNER (Hegel, Bd. II : « Entwicklung und
Schicksal der hegelschen Philosophie », Stuttgart, Frommann Verlag, r 940, pp. 84 sq.)
qui opposait le rationalisme moral et kantien dominant jusqu'à la fin de la période ber-
noise et l'irrationalisme s'exprimant à Francfort à travers le concept de vie. Il domine
également l'interprétation que propose B. BouRGEOIS dans son livre Hegel à Francfort
(Paris, Vrin, 1970) : «A Iéna, écrit-il, Hegel réconciliera la raison (Berne) et la vie
historique (Francfort) en élaborant en sa concréité positive l'hégélianisme qui, à Franc-
fort, n'est là en quelque sorte que négativement » (p. r r r ). Ce schéma général ne pouvait
manquer de séduire les interprètes hégélien.< du jeune Hegel puisqu'il permet de retrouver
dans l'évolution de la pensée de celui-ci les étapes traversées par l'idéalisme allemand lui-
même tel qu'il est interprété par le Hegel de la maturité : rationalisme formel (Kant et
Fichte), romantisme de l'intuition (Schelling) et synthèse par la Raison de l'entendement
et de la vie, du concept et de l'intuition (Hegel) (Cf. J. HYPPOLITE, « Les travaux de
jeunesse de Hegel d'après des ouvrages récents », Revue de métaphysique et de morale,
juillet et octobre 1 9 3 5).
46. Cf. H. MARCUSE, L'Ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité, Paris, Éditions
Introduction bibliographique
Schelling, mais aussi avec le romantisme politique, ne cesse de se
poursuivre en dépit des ruptures proclamées.
A vrai dire, si la pensée du jeune Hegel conserve pour nous une
si grande puissance d'interpellation, si elle ne cesse de susciter les
commentaires et les interrogations, c'est précisément dans la mesure
où elle ne se réduit pas à n'être que la manifestation d'une concep-
tion générale du monde, l'expression d'un système ou le point de
convergence de diverses influences, mais qu'elle œuvre à rouvrir
les questions que font naître ses propres réponses, avec une exigence
proprement philosophique 4 7 •

Robert Legros.

de Minuit, 1972, pp. 209-226; J. TAMINIAUX, La nostalgie de la Grèce à l'aube de l'idéa-


lisme allemand, La Haye, Martinus Nijoff, 1967, pp. 207-232.
4 7. Sur la portée proprement philosophique de la pensée du jeune Hegel, outre les
ouvrages cités dans la note précédente, voir, également de J. TAMINIAUX, Le regard et
/"excédent, La Haye, Martinus Nijoff, 1971, chap. VII et VIII, et notre livre : Le jeune
Hegel et la nai.1.1ance de la pen.1ée romantique, Édition Ousia, Bruxelles, 1980.
PRÉSENTATION nu Jeune Hegel

Lukacs a rédigé Le jeune Hegel dans les années trente, durant


son exil en U.R.S.S. Ce n'est cependant qu'en 1948 que l'ou-
vrage fut publié, en allemand, à Berlin-Est. L'interprétation de
Hegel qui nous est proposée se base bien évidemment sur une
certaine lecture de Marx, caractéristique du Lukacs de la maturité
et différant notablement, comme on le sait, de l'approche propre à
Histoire et conscience de classe (1923). Hegel est apprécié, tout au
long de l'ouvrage dont nous présentons la traduction, comme un
précurseur de Marx : ce dernier est censé avoir mis à jour un cer-
tain nombre de vérités - de thèses que Lukacs adopte sans réserves
- à l'élaboration desquelles Hegel, malgré certaines limitations,
aurait contribué pour une part essentielle. Ainsi la hiérarchie des
textes apparaît-elle tout à fait nettement chez Lukacs : Marx
aurait repris de l'œuvre hégélienne ce qui allait dans le sens des
thèses que l'on groupera plus tard sous les rubriques cc matérialisme
historique >> et cc matérialisme dialectique », tout en l'expurgeant
de ses éléments irrecevables, cc idéalistes ».
Il nous faudra donc tout d'abord tenter de cerner ce que l'on
a appelé le cc marxisme de Lukacs n 1, c'est-à-dire le corps de doc-
trine qui forme effectivement l'arrière-plan interprétatif du Jeune
Hegel et de certains autres de ses ouvrages majeurs, autrement dit
la façon dont Lukics lui-même se rapporte aux classiques du
marxisme. Nous verrons en effet qu'il s'agit bel et bien d'une inter-
prétation originale de ces textes de référence, interprétation qui,
par ailleurs, ne laissera pas de soulever un certain nombre de ques-
tions capitales. C'est ainsi qu'après avoir tenté de présenter les

1. Cf. Yvon BouRDET, Fig,ure.1 de Lu/e.dc.1, Paris, Anthropos, 1972. pp. 9-38.
Présentation 21

thèses philosophiques fondamentales de Lukacs - du moins dans


la mesure où elles jouent un rôle déterminant dans le Jeune Hegel-,
nous en viendrons à r analyse du type de lecture dont elles
témoignent, des présupposés que celle-ci implique et des consé-
quences qu'elle entraîne.

r. Le contexte philosophique général.

On peut, pour rendre visible la structure de l'argumentation


lukicsienne telle qu'elle se déploie dans le Jeune Hegel, distinguer
schématiquement trois thèses directrices, lesquelles constituent le
point de vue marxiste qui se trouve à la base de l'interprétation
proposée :
a) Une thèse épistémologique : celle-ci énonce, sur la base des déve-
loppements de Matérialisme et empiriocriticisme 2 de Lénine, que la
connaissance se rapporte à une réalité extérieure, cc matérielle »,
cc indépendante de la conscience ». La pensée consiste en un
cc reflet », adéquat ou inadéquat, de ce donné objectif qu'elle
rencontre sans l'a voir constitué 3 (nous expliciterons plus loin cette
thèse, ainsi que celles qui suivent).
b) Une thèse concernant le moteur de l'évolution historique : elle pose
que l'activité économique - telle que Marx l'a décrite et analysée
- constitue l'élément fondamental du processus historique, élément
auquel se rapportent, par le truchement d'un ensemble plus ou
moins complexe de médiations, les autres niveaux de révolution
humaine 4 .
c) Une thèse concernant les fins du processus historique : elle énonce
que certaines valeurs cc spirituelles >> - mais le mot, nous verrons
pourquoi, serait récusé par Lukics -, c'est-à-dire l'idée d'une
communauté réconciliée ou d'un cc développement libre et univer-
sel de la personnalité » 5, sont progressivement réalisées dans

2. Cf. LÉNINE, Matérialisme et empiriocriticisme, Moscou, Éditions du Progrès, l 970.


3. Lukacs reprend cette thèse de façon plus développée dans une polémique engagée
contre Sartre et Merleau-Ponty : cf. Existentialisme et marxisme, Paris, Nagel, 1961,
pp. 282 sq.
4. Lukacs développe cette thèse dans un manuscrit posthume, publié partiellement :
cf. Ontologie-Arbeit, Neuwied und Darmstadt, Luchterhand, l 97 3, en particulier
pp. 6 l sq. (« Le travail comme modèle de la praxis sociale ").
j. Lmu\cs, Goethe et son époque, Paris, Nagel. 1949· p. 29. L'expression est fré-
quente chez Marx lui-même, dans son œuvre de maturité - en particulier les Grundri.ue -,
ce qui ne laisse pas, nous le verrons, de soulever des problèmes embarrassants.
22 Le jeune Hegel

le mouvement historique. Il s'agit là de ce que Lukacs appelle


l'humanisme socialiste 6 : un tel thème joue chez lui un rôle décisif
puisque, comme nous le montrerons, il permet à l'auteur du Jeune
Hegel de reprendre à son compte certaines visées de l'idéalisme ou
du spiritualisme allemands.
A ce niveau d'abstraction et de schématisme, de telles thèses
frapperont par leur banalité ou leur évidence en ce qui concerne
le corps de doctrine marxiste. Ce n'est qu'au cours de leur concré-
tisation que se dessineront leurs enjeux respectifs et, du même
coup, ceux du marxisme lui-même, dans la mesure où Lukacs en
offre une interprétation satisfaisante : ainsi l'interprétation de
Hegel se trouve-t-elle suspendue à une interprétation de Marx,
d'Engels et de Lénine, cette dernière fournissant le sol à partir
duquel Lukacs construit l'édifice du Jeune Hegel. Autrement dit
encore, Hegel étant considéré comme un précurseur du Marx de
Lukacs, l'ensemble de l'entreprise se trouve - indépendamment de
l'autonomie de certaines analyses particulières - suspendu à la
validité et à la cohérence des thèses que nous avons distinguées.
Les tenants et aboutissants de la tripartition que nous avons
choisie seront explicités au cours de l'analyse qui va suivre.

2. La thèse épistémologique.

La théorie matérialiste de la connaissance développée par


Lénine, et à laquelle Lukacs adhère entièrement, joue un rôle rela-
tivement latéral dans le Jeune Hegel. Il n'empêche qu'elle n'est
aucunement sans importance. En effet, l'une des oppositions cen-
trales sur lesquelles se base Lukacs dans ses diverses œuvres de
maturité est celle de la raison et de l'irraison. Un gros ouvrage 7 ,
qu'il rédige et publie à la même époque que le Jeune Hegel, entre-
prend de dénoncer dans la pensée allemande de ces deux derniers
siècles une tendance à l' cc irrationalisme ». Or une définition que
donne Lukacs de ce terme consiste à dire qu'il s'agit d'un courant
rfrusant les pouvoirs de la raison dans l'accession au réel, à
r (( en-soi », seule une (( intuition », qualifiée de (( mystique »,
permettant de découvrir le fond des choses. Il n'entre pas dans

6. Le socialisme se fonde sur a l'homme complet ayant retrouvé sa totalité », la


révolution constitue la a reconquête de la totalité humaine » (Existentialisme et
. marxisme, op. cit. p. 289).
7. La deJtruction de la raison, Paris, L'Arche, 1958.
Présentation

nos intentions de juger sur ce point de l'entreprise lukacsienne, et


donc de nous poser la question de savoir si les pensées analysées
dans La destruction de la raison méritent bien - sans plus - une
telle accusation : bien au contraire, il nous faut tout d'abord res-
tituer dans sa généralité le contexte théorique qui se trouve à la
base de l'ouvrage dont nous proposons la traduction. En ce sens,
nous dirons simplement ici qu'un tel recours à l'intuition, une telle
attitude cc irrationaliste n, s'opposent à la théorie matérialiste de la
connaissance, laquelle affirme en même temps que l'objet de la pen-
sée ne se trouve pas cc posé n par le sujet (qu'il se tient donc cc en
soi n) et que cet objet est connaissable, se reflète, par le truchement
de la raison discursive, dans la conscience. D'emblée, nous voyons
donc se dessiner deux attitudes, jugées unilatérales par Lukâcs, qui
adopte la thèse épistémologique de Lénine : d'une part l' cc idéa-
lisme subjectif n, lequel, considérant l'objet de connaissance
comme « posé n par le sujet, ne peut qu'adopter - au mieux -
une attitude dite (( agnostique )) à r égard d'un éventuel (( en-soi n,
situé hors des pouvoirs de la raison; d'autre part r (( idéalisme
objectif'' - ou du moins son aspect négatif, car nous verrons qu'il
contribue également, de façon inconsciente et par certains de ses
aspects, à l'élaboration de l'épistémologie matérialiste-, lequel
voit dans l'objet un élément qui, s'il n'est pas cc posé >1 par le sujet,
n'en manifeste pas moins les pouvoirs d'une spiritualité trans-
cendante ou divine. Dans ce dernier cas, la réalité extérieure se
trouve, toujours du point de vue lukacsien, chargée d'un contenu
cc mystificateur >1 : l'e< en-soin, cette fois, est susceptible d'être
atteint, mais souvent, étant donné son caractère spirituel, par une
sorte de contact direct d'esprit à esprit, de sujet à objet, bref par
une cc intuition intellectuelle >1. Ce dernier élément ne constitue
d'ailleurs qu'une tendance de l'idéalisme objectif, et Lukâcs tâche
précisément d'opposer Hegel à Schelling à partir du point de
vue suivant lequel le premier aurait, malgré la spiritualisation de
r (( en-soi n, maintenu jusqu'à un certain point (les présupposés de
l'idéalisme objectif devant nécessairement faire la décision en ultime
instance) les pouvoirs de la raison 8 .
Ainsi voit-on immédiatement que Lukâcs, quand il aborde une
pensée qu'il juge grânde - telles celles de Hegel et de Goethe-,
s'emploie à y distinguer des cc tendances n, positives et négatives,
" matérialistes n et cc idéalistes n, dont l'enchevêtrement s'avère,

8. Cf. tome II, chapitre 4, paragraphe I, pp. 198-202.


Le jeune Hegel

nous le verrons suffisamment, rien moins que simple. La thèse


épistémologique nous montre déjà que Lukacs joue en quelque
sorte tout d'abord l'idéalisme objectif contre l'idéalisme subjectif,
le premier reconnaissant la possibilité pour la pensée d'atteindre
r (( en-soi )) ; dans un second temps, il prend parti pour certaines
orientations de l'idéalisme objectif, contre d'autres, tout cela dans
le but de déterminer les courants effectifs ayant contribué à la for-
mation de la théorie matérialiste de la connaissance. On aura
reconnu, au travers de cette brève approche, Kant et Fichte (du
moins la lecture très particulière que Lukacs en propose) en tant
que représentants de l' cc agnosticisme », ainsi que Schelling et
Hegel pour l'cc idéalisme objectif» 9 .
Le rôle joué par la thèse épistémologique dans la structure d'en-
semble du Jeune Hegel se manifeste encore à travers l'appréciation
ambivalente que Lukacs donne du concept hégélien de « réconci-
liation >> (Versiihnung}. Il n'accepte en effet aucunement la thèse,
défendue entre autres par certains marxistes, suivant laquelle
l'évolution de Hegel se réduirait au passage d'une position révolu-
tionnaire à un accommodement avec le régime prussien lors de
son séjour berlinois. De ce point de vue, que Lukacs conteste
(même s'il lui reconnaît une part de vérité), la Versohnung signi-
fierait une acceptation de la réalité socio-politique du temps, la
critique du moralisme (du Sollen) apparaissant comme purement
réactionnaire. Or précisément, une première relativisation de ce
point de vue consiste à dire que la « réconciliation » revient à
reconnaître l'indépendance de la réalité objective par rapport à
la conscience : un tel concept marquerait donc, dans le moment
même où il impliquerait l'abandon d'un certain progressisme révo-
lutionnaire, une étape déterminante sur la voie menant à la théorie
matérialiste de la connaissance 10 .
Ainsi, pour prendre un autre exemple, Lukacs reconnaît-il à
Hegel le mérite d'avoir, à Francfort, considéré la cc positivité »
(terme clé dont nous parlerons plus loin) comme un reflet inadé-
quat de la réalité, frayant de nouveau la voie au matérialisme 11 ,
même si - et voici r enchevêtrement des tendances - cette réduc-
tion du cc positif » à la représentation (« reflet inadéquat ») contre-
dit une autre orientation par laquelle Hegel se révèle être un
précurseur cc génial » de Marx (cf. infra, troisième thèse).
9. Cf. ici même, chapitre 2, paragraphe 1 à 3, pp. 193-241.
IO. Cf. chapitre 2, paragraphe 7. PP· 3 n .<q.
1 1. Cf. chapitre 2, paragraphe 2, pp. 239-241.
Présentation

Tout ceci nous montre en quoi Lukacs n'hésite pas à arracher


carrément certaines thèses hégéliennes à leur contexte d'origine
pour les faire travailler à la formation de l'épistémologie maté-
rialiste. Cette attitude de l'interprète ne fera que s'accentuer par la
suite, mais nous pouvons d'emblée en fournir la justification pro-
prement lukacsienne. Le contexte en question, c'est bien entendu
le « système n : or Lukacs, reprenant la distinction opérée par
Engels entre « système n et « méthode n 12 , attribue au premier
les « péchés n de l'idéalisme, à savoir - du point de vue épisté-
mologique où nous nous plaçons maintenant - le retour à un
contact cc mystificateur n avec l'cc en-soi ». Autrement dit, le sys-
tème, ainsi que tous les thèmes qui lui appartiennent (savoir absolu,
transformation de la substance en sujet, identité du sujet et de
l'objet, etc. 13 ), constituerait l'élément négatif de la pensée hégé-
lienne : il signerait la victoire des présupposés de l'idéalisme objec-
tif, malgré les cc tendances » (la cc méthode », selon la terminologie
d'Engels) dont nous avons donné quelques exemples ci-dessus. De
ce point de vue - mais on perçoit l'ambition inouïe de l'entreprise-,
Lukacs peut plaider la rupture de l'unité du contexte et privilégier
certains éléments qui, s'ils n'eussent peut-être possédé aucun sens
pour Hegel une fois détachés du « système », contribuent à l'éta-
blissement d'une cohérence jugée supérieure, celle de r cc épisté-
mologie matérialiste ». On voit donc combien se vérifie notre
affirmation liminaire : la lecture de Hegel proposée par Lukacs se
trouve suspendue à la cohérence et à la légitimité du corps de doc-
trine marxiste qui la commande, à l'interprétation de Marx qui la
sous-tend. Seule la solidité de cette dernière, son caractère iné-
branlable, pourrait rendre acceptable une telle rupture du contexte.

3. La thèse concernant l'économie.

La seconde partie constitutive de l'édifice interprétatif lukac-


sien s'identifie à l'énoncé central du matérialisme historique tel
qu'on le trouve, par exemple, dans la préface de la Critique de
l'économie politique 14 : la production matérielle constitue la clé

1 2. Cf. chapitre 4, paragraphe 1, t. Il, pp. 19 3 sq.; et également MARX-ENGELS.


Études philo.rnphique.1, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 18.
1 3. Cf. chapitre 4, paragraphe 4, t. Il, pp. 3 j o sq.
14. MARX, Critique de /'économie politique, avant-propos, in : Œuvre.1 1, Paris, Galli-
mard, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 271-27j.
26 Le jeune Hegel

ou le secret de la société et de révolution historique. C'est dans


cette perspective que Lukics place le sous-titre du Jeune Hegel :
cc Sur les relations de la dialectique et de l'économie. >> Il met à
jour dans ce contexte - et conformément à son attitude générale -
les éléments de l'œuvre hégélienne susceptibles de préparer, de
préfigurer les thèses du matérialisme historique. A partir de la
période francfortoise, Hegel commence à s'occuper d'économie
politique. Lukics relie à une telle préoccupation un changement
décisif qui affecte la problématique hégélienne 11 . Jusque-là,
essentiellement à Berne, Hegel refusait, selon Lukacs, la société
moderne en lui opposant l'idéal de la société grecque antique 16 .
La pièce décisive du dossier constitué par Hegel contre la société
de son temps était le concept de cc positivité ». Par ce terme,
Hegel entendait le fait de la cc suppression de l'autonomie morale
du sujet » 17 : ce dernier se trouvait confronté à des normes, à
un univers culturel dans lesquels il ne se reconnaissait pas, qu'il
considérait comme des puissances étrangères. Ainsi l'individu
se trouvait-il ramené à son existence singulière, cc privée », les
questions concernant l'universel ou l'cc espèce» (Gattung} lui
apparaissant liées à un destin non maîtrisé 18 . Or, souligne Lukacs,
cette attitude bernoise du jeune Hegel impliquait un rejet radical
de la société moderne (ainsi que du christianisme, religion de
l'homme privé et du despotisme 19 ) au nom de l'espérance d'une
sorte de résurrection du monde antique, fantasme d'ailleurs partagé
par de nombreux penseurs de l'époque. La société cc bourgeoise »
(selon le vocabulaire, et donc l'approche, de Lukacs} se trouvait
appréciée d'une façon purement négative, assimilée à la cc misère »
de l'époque moderne. Dès Francfort, Lukacs voit Hegel changer
d'attitude : de plus en plus, celui-ci accepte r existence de la société
bourgeoise comme un état de choses nécessaire et inévitable; autre-
ment dit, il tâche de se cc réconcilier » avec elle, tout en mainte-
nant, nous dit Lukics, sa critique précédente, fondée sur la
cc positivité » du monde de la privatisation. De là surgit, bien
évidemment, une contradiction apparemment insoluble : comment
à la fois reconnaître la nécessité, la légitimité du capitalisme et
1 j. Cf. chapitre 2, paragraphe j, pp. 297 .1q.
16. Cf. chapitre 1, en particulier paragraphe 4.
17. Cf. chapitre 1, paragraphe 2, pp. 104 .1q.
18. Lukâcs a mis une telle question au centre de la lecture de Marx qu'il a donnée
dans Histoire et comcience de cla.ue ( 192 3);, cf. en particulier « La réification et la
conscience du prolétariat '" op. cil., Paris, Editions de Minuit, 1960, pp. 1 09 .1q.
19. Cf. chapitre 1, paragraphe 2, pp. 104 .1q.
Présentation
maintenir le refus du monde de la cc positivité »? Lukacs s'efforce
de montrer que Hegel, dans sa maturité, résout au moins par-
tiellement le problème, et cela en forgeant précisément la pensée
dialectique, laquelle sera censée permettre de concevoir le capi-
talisme, la société bourgeoise moderne, comme progressiste en
même temps que génératrice de cc positivité », bref de cc recon-
naître la raison comme la rose dans la croix du présent» 20 . On
voit donc en quoi économie et dialectique, sous-titre de l'ouvrage,
se relient chr\. Hegel dans l'interprétation de Lukacs : la lecture
des économistes (Steuart, Smith) aurait ouvert les yeux de Hegel
sur le caractère (( progressiste )) du capitalisme, et r aurait par là
même conduit à accepter celui-ci comme un moment nécessaire du
processus historique. Et comme la dialectique ne se trouvait pas
encore élaborée à Francfort, il était normal que la reconnaissance
du fait incontournable constitué par la société bourgeoise entrât
en conflit violent avec la conception de la cc positivité », qui
conduisait justement à rejeter un tel fait.
A ce niveau de notre présentation, il nous faut insister sur un
point important de l'analyse lukâcsienne : La destruction de la
raison s'ouvre par un chapitre intitulé cc Sur quelques particula-
rités du développement historique de l'Allemagne » 21 . Lukacs
s'efforce d'y montrer que le retard accusé par le monde germa-
nique dans le domaine de la révolution bourgeoise, les survivances
féodales qui s'y manifestent, entraînent un certain retard spirituel,
une sorte de cécité des penseurs allemands, même des plus grands,
à l'égard du progrès historique. En d'autres termes, Lukacs consi-
dère que les progrès économiques et politiques enregistrés en France
et en Angleterre tant sur le plan pratique que sur le plan théorique
se cc reflètent >> de façon déformée dans les œuvres des théori-
ciens allemands, et cela à cause de r état de retard historique
caractérisant leur horizon pratique réel. Cette déformation consti-
tue pour Lukacs une cause déterminante de l'idéalisme propre
à la pensée classique allemande. Nous verrons plus loin en quoi.
Mais il est essentiel de souligner ici deux éléments : d'une part,
Lukâcs fait mérite à Hegel d'avoir, au moins en partie (puisque,
nous le savons, l'idéalisme sera vainqueur en dernière analyse),
transgressé l'horizon restreint de la culture allemande : ses thèses
économiques se situent, comme le dira Marx, cc au niveau » de

20. HEGEL, Principe.1 de la philo.1ophie du droit, Paris, Vrin, 197 j, pp. j7-j8.
2 r. Op. cit., I. pp. 33-79:
28 Le jeune H eg,el
l'économie politique moderne, c'est-à-dire des économistes
anglais 22 , lesquels reflètent » une situation bien plus avancée
cc
que l'Allemagne semi-féodale du début du XIXe siècle. D'autre
part, la réduction, aussi subtile et prudente soit-elle - elle ne r est
d'ailleurs pas toujours -, de la problématique proprement philo-
sophique aux déterminations socio-historiques trouve, ici comme
dans le cas de la première thèse, sa justification dans le marxisme
de Lukics lui-même : quand, en effet, ce dernier loue Hegel
d'avoir pénétré, au moins relativement, les cc secrets » de l'écono-
mie politique moderne, c'est bien sûr parce que, pour un marxiste,
r économie détient la clé de révolution sociale; dès lors, plus
Hegel met l'économie au centre de ses préoccupations, plus il
anticipe, prépare le cc matérialisme historique » : mais aussi bien
est-ce ce cc matérialisme historique » supposé accompli (le point
de vue lukicsien) qui légitime le rattachement de l'idéalisme
philosophique hégélien au retard social et économique de l'Alle-
magne. Hegel, selon Luka.es, prépare la conception matérialiste
de l'histoire, et les éléments qui, chez lui, ne vont pas dans un tel
sens (l' cc idéalisme >J ), peuvent être interprétés du point de vue de
cette même conception, ayant atteint son niveau supérieur :
Hegel ne pouvait aller plus loin en raison, essentiellement, de la
situation historico-économique. La boucle est bouclée, et l'on voit
encore une fois, faut-il le dire, à quel point tout repose sur les
thèses cc accomplies >> du marxisme lukacsien.
Le rôle cc positif >> joué par le travail (l'activité économique)
selon le marxisme est trop connu pour que nous y revenions en
détail ici. La dynamique même de la production matérielle conduit,
par tout un ensemble de médiations qui ont fait difficulté tout
au long de l'histoire du marxisme, à une maîtrise du cc dehors »,
à une abolition de la misère matérielle supposée en même temps
engendrer, ou contribuer décisivement à l'engendrement d'une
société réconciliée, apaisée, non violente et non coercitive (dépé-
rissement de l'État) 23 . Une telle cc réconciliation» - abolition
de la division de la société 24 - ne se comprend, en toute rigueur,
que si la production matérielle (le travail) transforme, dans le

22. Cf. chapitre 3, paragraphe 5, t. Il, pp. p-76.


2 3. Cf. MARX, Critique du programme du parti o_uvrier allemand, in Œuvres I.
op. cit., p. 1420. L'expression « dépérissement de l'Etat » est de Lénine, mais est
anticipée dans le même texte à travers la critique du droit (ibid., pp. 1418 sq. ).
24. « Avec la suppression des différences de classes, toute espèce d'inégalité sociale
et politique qui en découle s'évanouit d'elle-même. »(Ibid., p. 1426.)
Présentation

mouvement même où elle permet de maîtriser l'extériorité, l'inté-


rieur de l'homme, crée les conditions d'un cc nouvel humanisme».
De là l'importance attribuée par Lukacs à la place qu'occupe le
concept de travail dans le Système de la vie éthique 25 et, bien
entendu, dans la Phénoménologie de l'esprit 26 : le travail huma-
nise, c'est-à-dire que l'homme ne se fait homme qu'en interposant
entre désir et satisfaction r (( écran », la médiation du travail 27 .
Autrement dit, le travail, tout en conduisant à une cc abondance»
de biens (maîtrise de la réalité extérieure), cc spiritualise »l'homme,
contribue à engendrer cet individu cc réconcilié » qui formera
l'axe de la société apaisée (socialiste).
Suivant la même voie que celle que nous l'avions vu parcourir
lors de notre analyse de la thèse cc épistémologique », Lukacs
n'hésite pas, dans la perspective présente, à briser le contexte et
la cohérence des écrits hégéliens qu'il interprète. Ainsi certains
éléments constituent-ils des cc anticipations >> du marxisme : Hegel
aurait presque découvert le cc fétichisme >1 de la marchandise 28
analysé par Marx dans le Capital; il aurait contribué à la dénoncia-
tion de la division du travail 29 ' transposé les concepts de r écono-
mie politique dans le langage de la dialectique 30 . C'est une telle
transposition, à savoir la façon dont Lukacs fait travailler l'éco-
nomie politique à l'émancipation, qu'il nous faut maintenant
comprendre de façon plus précise.

4. La thèse concernant les fins du processus historique.

Les trois thèses dont nous examinons l'impact dans les analyses
du Jeune Hegel ne sont certes pas indépendantes les unes des
autres dans l'esprit de Lukacs. Nous les avons distinguées pour
deux raisons majeures : la clarté de l'exposé et - plus fondamen-
talement - la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de saisir
les liens réels articulant l'une à l'autre ces trois thèses. Il est par
exemple frappant que la première et la seconde soient au premier

2 j. Cf. chapitre 3. paragraphe j, t. II, pp. j 7 sq.


26. Cf. chapitre 4, paragraphe 4, t. II, pp. 344 sq.
27. Cf. chapitre 3, paragraphe j, t. II, p. 60.
2 8. Cf. chapitre 4, paragraphe 4, t. II, p. 349.
29. Tout comme les écrivains du classicisme allemand : cf. Goethe et son époque,
op. cil.
30. Cf. chapitre 4, paragraphe 3. pp. 292 sq.
Le jeune Hegel

abord absolument indépendantes l'un de l'autre : le fait d'adopter


une théorie matérialiste de la connaissance telle qu'elle a été décrite
plus haut n'implique aucunement qu'il faille, dans l'approche de
l'histoire, privilégier les phénomènes économiques. Et surtout, un
élément précis doit nous inciter à la prudence. Chacune des deux
thèses en question fait appel au concept de matière : la première
en r assimilant au (( donné )) indépendant du sujet pensant, la
seconde en lui donnant le sens d'un comportement spécifique
(la relation avec la nature que présuppose l'économie). Il va de
soi que ces deux occurrences du même terme ne sont aucunement
par elle.1-mêmes reliées au sein d'une problématique qui les ferait com-
muniquer. Peut-être le sont-elles : mais alors, cela présuppose une
élaboration philosophique qui, se portant au-delà du phénomène
d'homonymie, penserait dans un même mouvement le donné exté-
rieur à la conscience et la production économique (le travail).
Lukacs a-t-il élaboré cette articulation philosophique? C'est la
question que nous poserons plus loin. Mais il est indispensable
de souligner que l'on. ne peut s'en passer, sous peine de se conten-
ter d'un simple jeu de mots sur le terme <r matière >),
La même difficulté apparaît à propos des deuxième et troi-
sième thèses. Nous avons vu se profiler le thème de la société
cc réconciliée » et de l'homme cc humanisé » dans l'analyse du tra-
vail. Encore faut-il bien voir que les deux thèses, si elles commu-
niquent, appartiennent à des horizons distincts. La seconde postule
que les phénomènes historiques (ainsi en a-t-il été, on se le rappelle,
de r (( idéalisme )) affectant les analyses hégéliennes) doivent être
interprétés à partir de la production économique. La troisième
énonce que l'histoire forme un mouvement progressif au sein
duquel viennent petit à petit à l'existence, au travers de contra-
dictions dont nous avons déjà esquissé certains aspects, l'individu
et la société supérieurs (socialisme). Or il faut noter immédiatement
que Lukacs attribue à ce monde à venir des prédicats que l'on
doit qualifier de cc spiritualistes » : univers réconcilié dans lequel
la particularité des intérêts ne devrait plus être bridée, rapportée à
l' cc affaire universelle n, comme le dit Marx 31 , par la contrainte
intérieure (norme morale), extérieure (sanction du droit), voire par
le jeu aveugle de forces économiques (cc main invisible>> de Smith).
Toutes ces modalités d'articulation de l'individualité avec la
totalité sociale sont qualifiées par Luk:ics, reprenant la terminolo-

3 1. MARX, Critique du droit politique hégélien, Paris, Éditions sociales, 197 j, p. 1 1 1.


Présentation

gie hégélienne, de cc positives » ou d' cc aliénantes ». Dès lors,


l'homme socialiste, cet cc être générique » des Manuscrits de 1 8 44
- texte de référence pour Luka.es -, réalise incontestablement les
valeurs spirituelles qui étaient - pour ce même Lukics - celles de
Goethe et de Hegel : l'idée d'une cc personnalité développée n,
libérée de la cc privatisation n et de la violence. C'est ainsi que
Lukacs peut penser cc annexer » certains pans de l'idéalisme alle-
mand et de la littérature classique (Goethe, Schiller, Holderlin) 32 :
il lui cc suffira n de montrer que seul le socialisme, l'abolition de la
propriété privée des moyens de production, bref du capitalisme,
permet de réaliser leurs cc idéaux n, la société bourgeoise s'y oppo-
sant par nature.
On voit combien il est nécessaire, pour saisir l'interprétation
lukicsienne de Hegel, de distinguer les deuxième et troisième
thèses. Des marxistes, tel Althusser, récuseraient précisément la
filiation par le truchement de la dernière, assimilant celle-ci à une
résurgence du spiritualisme hégélien au sein du matérialisme
marxiste 33 . Lukacs, pour sa part, accepte, du point de vue où
nous nous sommes placés, l'héritage hégélien dans ses cc ten-
dances» essentielles (nous verrons plus loin - mais nous l'avons
déjà esquissé - en quoi il le récuse partiellement) : l'histoire est
conçue comme une humanisation de l'homme, une spiritualisation
qui doit mener au type de société dont nous avons indiqué briève-
ment les présuppositions. L'étroitesse de vues de Hegel - mais,
on le sait, c'est la myopie d'une époque - consiste en ceci qu'il ne
peut saisir ce que Lukacs appelle, dans toutes ses œuvres de matu-
rité, la cc perspective socialiste n 34, c'est-à-dire la figure historique
ultime, qui ne commence à se profiler qu'avec le développement
du prolétariat industriel. Mais cette perspective incarne, pour
Lukâcs, - et abstraction faite des effets du retard allemand - les
valeurs mêmes des grands penseurs de la période classique :
Goethe, Schiller, Holderlin, Hegel. En même temps, son absence
dans la réalité concrète du début du XIXe siècle mène à des atti-
tudes spécifiques à chaque auteur : r effondrement face à la contra-
diction (la cc tragédie dans l'éthique », dit Hegel dans son essai
sur le Naturrecht) chez Fichte et Holderlin, voire chez Hegel lui-

32. Cf. Goethe et .wn époque, op. cit.


3 3. Cf. en particulier Pour Marx, Paris, Maspero, 1968, pp. 2 2 7 .1q.
34. Le terme joue un rôle crucial dans les analyses littéraires de Lulcacs lorsqu'il
défend le « réalisme critique » (cf. La signification pré.lente du réalisme critique, Paris,
Gallimard, 1960, notamment pp. 169 .rq.).
32 Le jeune Hegel

même s'il était resté fixé à la crise de Francfort; le sentimentalisme


utopique vide de contenu; l'acceptation de la société bourgeoise,
signifiant l'abandon de l'idéal spirituel (point de vue benthamien);
la poursuite lucide de l'analyse dans le cc ferment des contradic-
tions n, c'est-à-dire la tentative de comprendre le capitalisme dans
son caractère contradictoire - son inéluctabilité et le renverse-
ment des valeurs spirituelles dont il témoigne -, même si, en ultime
instance, cette voie - faute de cc perspective socialiste n - doit
mener à une impasse (Goethe, Schiller, Hegel); et finalement -
dernière possibilité pour Lukacs -, la nostalgie romantique du
passé médiéval et de la société supposée cc organique n, le refus
du progrès impliqué par la figure historique de la bourgeoisie ~ 5•
Le spiritualisme des penseurs classiques ne se trouve donc aucu-
nement mis en cause dans ses perspectives ultimes : bien au
contraire, c'est, selon Lukacs, le socialisme seul qui en fournira
l'incarnation. Or on voit immédiatement qu'un tel contexte est
au premier abord indépendant de la thèse selon laquelle r écono-
mie forme le cc moteur >> du développement historique : il n'est
aucunement nécessaire que cette cc instance n particulière constitue
l'incarnation de la Raison historique. Encore une fois, l'articulation
des deuxième et troisième thèses suppose une élaboration philo-
sophique - une articulation pensée du cc matérialisme » historique
et du cc spiritualisme » des fins de l'histoire - dont il nous faudra
voir si elle figure chez Lukacs. Encore moins peut-il, bien évidem-
ment, être question d'une relation directe, évidente, cc bien
connue » dirait Hegel, entre l'épistémologie matérialiste et la
cc perspective socialiste ».
Mais tout ceci nous montre à quel point la doctrine de la
contradiction, ainsi que la théorie de la dialectique qui s'y rattache,
jouent un rôle important dans la lecture à laquelle se livre Lukacs.
La grandeur de Hegel consiste selon lui à avoir tout à la fois sou-
tenu la thèse d'un progrès historique objectif indépendant du
Sol/en et du subjectivisme moral - la nécessité du capitalisme -,
et la thèse des fins spirituelles radicalement opposées à la réalité
de la société bourgeoise. Ce progrès cc rusé », frayant sa voie sous
des apparences qui le masquent, trompe le penseur non cc dialec-
ticien » : au lieu de cc reconnaître la rose dans la croix du pré-
sent », celui-ci s'en tient aux pôles fixes de la contradiction, soit
qu'il fuie le capitalisme dans un ciel de valeurs qu'il incarnera

3 j. Cf. pour tout ceci, ici même, notamment t. 1. pp. 1 44 Jq.


Présentation 33
ailleurs, dans le passé, le futur ou le non-lieu de l'utopie, soit qu'il s'y
résigne, soit qu'il se brise au contact du conflit insoluble. Luka.es
appelle cc raison n ce progrès de !'Histoire, et cc irrationalistes n
ceux qui, incapables d'en comprendre les détours, le refusent,
s'échappent de la nécessité du présent. Tout son combat est dirigé
contre une telle tendance, combat philosophique (La destruction
de la raison, Existentialisme et marxisme) ou littéraire (La significa-
tion présente du réalisme critique).
C'est de ce point de vue que les oppositions que nous avions
vues se manifester lors de notre analyse de la thèse épistémolo-
gique prennent un sens différent. Là, en effet, la raison s'opposait
à l'irraison comme l'appréhension discursive, réflexive, de
r (( en-soi )) à r (( intuition intellectuelle )) ((( mysticisme )) ). Ici, la
raison et l'irraison sont entre elles comme la reconnaissance du
progrès et son rejet; or comme ce progrès est contradictoire, seule
une raison « dialectique n peut l'appréhender sans s'y briser :
telle est l'importance de la pensée hégélienne dans la perspective
présente. C'est le rôle des cc déterminations de la réflexion n
(Reflexiombestimmungen) 36 qui forme l'enjeu du débat : ou bien
le c~pitalisme fait édater les cadres de !'cc entendement n (Vers-
tand) - comment l'accepter et le rejeter d'un même mouvement?
- et il ne reste au penseur non dialecticien que le recours à l'intui-
tion, à une sorte de contact suprarationnel avec le fond des choses;
ou bien le dialecticien se trouve à même de substituer à l'entende-
ment une pensée supérieure : la cc spéculation n, capable de saisir
les détours de la cc ruse de la raison n. Telle est l'opposition que
Lukacs tente d'instituer entre Schelling d'une part, Hegel d'autre
part.
Qui ne voit cependant que l'opposition de la raison et de l'irrai-
son ne se laisse pas immédiatement « transporter >> de la première
à la troisième thèse? La dialectique, en effet, n'est impliquée par
le point de vue de r épistémologie matérialiste que si l'on présuppose
une décision concernant l'en-soi, le style de son devenir, bref que
si la raison qui l'appréhende y saisit du même coup une autre rai-
son - laquelle, hors de toute élaboration philosophique, n'entre-
tient avec la première que des rapports d'homonymie -, un pro-
grès consistant en la réalisation à venir d'une société réconciliée
telle que nous l'avons définie plus haut. On comprend donc à quel
36. Lukacs a traité cette question de façon approfondie dans un texte tardif non
publié de son vivant : Zur Ontologie des gesellschaftlichen Sein.<, N euwied und Berlin.
197 1 • PP· 7 1 .tq.
34 Le jeune Hegel
point il est nécessaire - ce que nous tenterons de faire en conclu-
sion - de tester la cohérence du point de vue interprétatif à partir
duquel Lukacs lit Hegel, autrement dit son marxisme, faute de
quoi on risque de se contenter, dans l'établissement des ponts
entre les trois domaines concernés, d'un simple jeu de polysémies
inaperçues. Cela dit, on peut maintenant faire le compte des
mérites hégéliens, du point de vue de la troisième thèse. Hegel a,
selon Lukacs - et l'énumération qui suit emprunte sa cohérence à
ce que nous venons de dire-, reconnu le progrès lié au développe-
ment de la bourgeoisie (contre l'irrationalisme de Schelling); il
s'en est tenu - abstraction faite des retombées idéalistes - à
la thèse d'une raison objective (contre le subjectivisme du Sol/en
kantien et fichtéen); il a conçu cette raison dans son caractère
dialectique et contradictoire (contre r unilatéralité d'entendement
des Lumières) 37 et, ce faisant, a substitué à la pensée cc métaphy-
sique '' une rationalité cc supérieure n; il a critiqué le morcellement
de la personnalité (tout comme l'ont fait Goethe et Schiller), la
cc réification n des rapports humains, les méfaits de la division du
travail, un monde dans lequel la propriété est devenue cc des-
tin n 38 , et tout cela sans succomber au pessimisme romantique,
sans désespérer de la raison historique. Mais il est également
resté nécessairement prisonnier, du point de vue de la présente
thèse comme de celui des précédentes, de l'idéalisme, c'est-à-dire,
comme nous le verrons, qu'il fut tout de même en ultime instance -
et comme il renseignait lui-même - fils de son temps et du retard
de l'Allemagne. Ce sont ces traits négatifs de l'hégélianisme tel
que le conçoit Lukâcs que nous voudrions maintenant étudier : en
quoi, faut-il se demander, Hegel n'est-il pas un précurseur du
marxisme lukâcsien?

5. Hegel et l '« idéalisme objectif >1.

Commençons par la troisième thèse, qui nous fournit l'accès le


plus aisé à notre problème. Lukâcs a, nous l'avons vu, vanté la
lucidité hégélienne, la probité de Hegel au sein du cc ferment des
contradictions " de son temps, de l'histoire, de la raison. Mais il
a également indiqué que, la cc perspective socialiste n faisant

37. Cf. chapitre 4, paragraphe I, t. Il, pp. 193-226.


38. Cf. chapitre 2, paragraphe 5, p. 300.
Présentation 35
encore - nécessairement - défaut, tous les éléments anticipant le
marxisme devaient inéluctablement se trouver réinscrits dans un
système - cohérence et problématique ultimes de Hegel - où la
raison historique apparaîtrait comme privée d'un horizon de réali-
sation concrète. A vrai dire, cet horizon émancipateur se trouve
doublement masqué : par la situation franco-anglaise, politique
et économique, c'est-à-dire le niveau qu'a atteint l'esprit du monde
ou la rationalité historique (le développement du capitalisme); par
le décalage supplémentaire qu'implique la conjoncture allemande
elle-même, son semi-féodalisme, son état de retard. Certes, nous
avons vu Lukacs faire mérite à Hegel d'avoir pu, au niveau écono-
mique, se hisser au niveau de la situation anglaise par l'intermé-
diaire de Smith, mais, philosophiquement parlant, les déter-
minants proprement allemands ne pouvaient pas ne pas faire
sentir leurs effets, et de toute façon le niveau de l'Angleterre ne
permettait pas encore de dévoiler la perspective socialiste : il
témoignait seulement d'une abolition radicale de la féodalité.
Toujours est-il qu'il nous faut saisir maintenant par quel processus
de pensée effectif le retard de la situation allemande (voire le
niveau anglais) se « reflète » dans la pensée spéculative de Hegel.
C'est le concept décisif d'Aujhebung et celui, corrélatif, d'Entfrem-
dung-Entdusserung (aliénation) qui forment le nœud du problème.
La contradiction de l'époque est là, ouverte et insurpassable pour
Hegel : sa lucidité même l'empêche de fuir la difficulté qui le
requiert : comment maintenir r exigence visant à la dépasser
(aujheben) sans retomber dans l'irrationalisme? C'est en dernière
analyse impossible : la situation est tragique (cc tragédie dans
l'éthique ») 39 . Hegel doit donc retomber dans l'idéalisme, ou
plutôt ne jamais l'avoir quitté et n'avoir pu anticiper le marxisme
que latéralement, en dépit de sa cc tendance » idéaliste, nécessaire-
ment dominante en dernier ressort, en cc pensant contre lui-même »,
pour reprendre la belle expression de Sartre. Ainsi le concept
d'Aujhebung se situe-t-il à la charnière des cc tendances » hégé-
liennes : d'une part, il peut renvoyer à la dialectisation de la
raison, au dépassement de la cc tragédie » que constitue pour le
penseur cc lucide '' la société capitaliste, mais une telle perspective
n'est tenable jusqu'au bout que sur la base de la réconciliation
« socialiste "· Hegel, jusqu'à un certain point, développe correc-

39. C'est le titre du paragraphe 8, chapitre 3 (l'expression vient de l'essai de Hegel


sur le Naturrecht).
Le jeune Hegel

tement - selon Lukacs - les implications du concept d'Aujhe-


bung 40 : ainsi, même si la cc perspective » lui permettant de four-
nir une base mondaine à la dialectique de la réconciliation ne lui
est pas ouverte, rejette-t-il, selon une cc tendance » fondamentale
de son discours, tout abandon de la rationalité. Lukacs analyse,
lisant la Phénoménologie de l'esprit, la figure de l'cc esprit moral>> 41 ,
laquelle devrait présenter la cc réconciliation » visée : or il loue
Hegel d'avoir laissé celle-ci dépourvue de contenu - le seul contenu
pensable eût été le cc socialisme » -, d'avoir renoncé lucidement
à retomber dans le subjectivisme du Sol/en qu'appelait le fait que
la raison objective ne se manifestait pas encore aux yeux du pen-
seur cc spéculatif». Mais d'autre part, I'Aujhebung appartient éga-
lement selon Lukics à l'autre tendance, idéaliste.
Comment, devons-nous nous demander pour pénétrer la ques-
tion, Lukacs conçoit-il l'idéalisme de Hegel? Nous avons com-
mencé à esquisser la réponse en analysant la première thèse :
Hegel représente aux yeux de Lukacs le point de vue de l'idéalisme
objectif En ce qui concerne la thèse épistémologique, ce point de
vue signifie, nous le savons, que r extériorité de r (( en-soi )) par
rapport à la conscience se trouve préservée, mais que celui-ci se
voit attribué à une instance spirituelle objective. En ce qui concerne
la troisième thèse, l'idéalisme objectif prend le sens suivant :
l'histoire, appréhendée - selon Lukacs - dans sa réalité par
Hegel, saisie dans ses contradictions effectives, se trouve malgré
tout ramenée à un principe spirituel supérieur. Et comment s'en
étonner si la cc réconciliation » effective fait, nous l'avons vu,
défaut? Hegel se trouve contraint, nous dit Lukacs, de perdre
sa lucidité et, pour clore son système, de faire appel à une Aujhe-
bung des contradictions, laquelle, étant donné la situation histo-
rique, est nécessairement imaginaire, idéaliste. L'idéalisme objectif
lui permet dès lors de concevoir l'histoire comme le déploiement
de ce que Lukacs appelle le cc sujet-objet identique » 42 (ou identité
du sujet et de l'objet) : en dernière instance, au sein de l'cc esprit
absolu» (dans l'art, la religion, la philosophie), le sujet s'identifie
à l'objet, ou, selon la perspective interprétative de Lukacs, le pro-
grès historique peut quand même être maintenu, moyennant une

40. Cf. par exemple chapitre 4, paragraphe 4, t. Il, pp. 368 sq.
41. Cf. chapitre 4, paragraphe 3. t. Il, pp. 301 sq. Cf. également Phénoménologie de
l'esprit, Paris, Aubier-Montaigne, 1939, Il, pp. 142 sq.
4 2. Cf. sur ce thème. : Lutlcs, Zur Ontologie des gesellschaftlichen Seim, op. cit.,
pp. 34 sq.
Présentation 37
« mystification >> inévitable de la solution réelle du problème.
Mais ici encore, l'enchevêtrement des tendances manifeste sa
complexité. Lukacs, appliquant à l'ouvrage de 1807 une termi-
nologie hégélienne ultérieure, appelle cc esprit objectif » la sixième
section (cc Esprit ») de la Phénoménologie de /'esprit 43 . Selon lui,
cette section développe le mouvement historique effectif des
sociétés, lequel - et c'est la marque, nous le savons, de la lucidité
hégélienne - culmine dans la figure vide (dépourvue de contenu)
de r (( esprit moral », société réconciliée incontournable, tout à
la fois exigée et absente. Il semble alors que les septième et hui-
tième sections de la Phénoménologie, intitulées « religion » et
« sa voir absolu n (dans la terminologie de l' Encyclopédie utilisée
par Lukacs : cc esprit absolu ») doivent se réduire à la cc tendance »
idéaliste, du moins au vu de nos résultats précédents. Or ce n'est
aucunement le cas : Lukacs tient que l' cc esprit absolu n, indépen-
damment de r accomplissement de r (( idéalisme objectif )) dont
il témoigne (de la clôture du système, selon la terminologie d'En-
gels ), empêche la Phénoménologie de verser dans le relativisme et
de ne concevoir les différentes figures historiques que selon leur
genèse, leur enchaînement temporel (démarche de l'historiographie
positiviste) 44 . Les deux dernières sections confèrent aux figures
en cause une pondération de vérité : elles les inscrivent dans le
mouvement progressif de spiritualisation qui constitue l'histoire,
tant pour Hegel que pour Lukacs. Mais aussi bien savons-nous
que r autre (( tendance )) se trouve fortement agissante au sein de
l'cc esprit absolu » : l'idéalisme proprement dit. Ces considérations
n'avaient d'autre but que d'indiquer la subtilité des interventions
lukacsiennes dans l'enchaînement du discours hégélien.
C'est l'aliénation qui, à côté de l'Aujhebung, joue un rôle déter-
minant, à cheval pourrait-on dire sur les domaines des deux « ten-
dances ». De ce point de vue, l'évolution du jeune Hegel apparaît
déterminante aux yeux de Lukacs. Elle se résume sur le point
présent, généralement parlant, au passage d'une problématique
centrée sur le concept de « positivité >> à un discours basé sur le
thème de l' cc aliénation n. La cc positivité n, à Berne et à Francfort,
constituait selon Lukacs une propriété des « choses ,y, c'est-à-dire
un mode cl' apparition du monde historico-culturel, auquel se
trouvait opposée l'idée d'une cc belle totalité », d'une vie, d'une

43. Cf. chapitre 4, paragraphe z, t. Il, p. z 56.


44. Cf. chapitre 4, paragraphe 3, t. Il, .pp. 306 sq.
Le jeune Hegel

société, d'une religion cc non positives », au sem desquelles le


sujet se sentirait cc auprès de lui-même », cc autonome ». L'alié-
nation recouvre partiellement le même phénomène, mais elle se
distingue de la cc positivité » en ceci qu'elle constitue une modalité
de l'activité humaine 45 . Dès lors, il est possible - et c'est un avan-
tage par rapport à l'alternative tranchée du positif et du non-
positif - de l'inscrire au sein du processus d'évolution historique,
de la comprendre à la fois comme une sorte d'effet de positivité
et comme le produit de l'activité humaine. Dans cette perspective,
le concept de cc fétichisme de la marchandise », qui avait joué un
rôle déterminant, sous le nom de cc réification », dans Hùtoire et
conscience de classe, occupe une place centrale : il renvoie en effet
à un monde de cc choses » qui cachent des cc rapports humains »,
à une réification, temporaire et nécessaire, de ces derniers, qu' abo-
lira le socialisme en en retenant (aujhebend) les effets cc progres-
sistes » (le développement des forces productives avec tout ce qu'il
implique pour Marx). Lukacs cite à plusieurs reprises les Théories
sur la plus-value, ouvrage resté inédit dans lequel Marx oppose
le matérialisme cc grossier>> des économistes qui s'en tiennent au
cc chosisme » des rapports humains à l'idéalisme de ceux qui ne
peuvent penser la nécessité de la réification 46 . Il loue Hegel
d'avoir, fût-ce au prix d'une accentuation du second terme,
compris la dialectique de ces deux positions partielles en référant
le monde des cc choses » à une activité socio-historique dont
celui-ci constitue un moment nécessaire. Tel est donc l'aspect
positif, progressiste - selon Lukacs - de l'aliénation hégélienne :
elle constitue un moment, cc inhumain » mais nécessaire, du deve-
nir humain, alors que la cc positivité » impliquait une alternative
tranchée entre deux mondes. Marx aurait dit de la théorie de la
cc positivité» qu'elle ne voyait que cc la misère dans la misère» 47 ,
le thème de l'aliénation permettant, dans le moment même où
l'on dénonce l'inhumanité du capitalisme, d'en célébrer la cc grande
influence civilisatrice » 48 .
Mais le concept d'aliénation forme en même temps une pièce
centrale du dispositif idéaliste. Lukacs distingue, dans le quatrième
chapitre du Jeune Hegel, trois définitions du terme 49 .
4 j. Cf. chapitre 3, paragraphe 4, t. Il, p. jO.
46. Cf. par exemple : chapitre 4, paragraphe 4, t. Il, p. 349.
4 7. MARX, Mi.<ère de la philosophie, in Œuvm I, op. cit., p. 93.
48. MARX, Grundri.<.re, in Œuvre.r Il, op. cit., p. 260. Cf. également, pour tout ceci,
G. HAARSCHER, L'ontologie de Marx, Bruxelles, Éditions de l'Université, 1980.
49. Cf. chapitre 4, paragraphe 4, t. II, pp. 34 7 .rq.
Présentation 39
1. La relation d'objectivation du sujet impliquée par toute
activité, et en particulier par le travail : Hegel l'a reconnue, et
a indiqué le caractère humanisant (cf. supra) d'une telle objecti-
vation.
2. L'aliénation spécifiquement capitaliste dont nous venons de
parler, une de ses manifestations marquantes consistant dans le
cc fétichisme de la marchandise » : la dialectique hégélienne per-
met de la comprendre comme un moment nécessaire de 1' évolu-
tion humaine (de 1' activité, de r (( aliénation )) au premier sens).
3. L'aliénation qu'implique, pour l'idéalisme hégélien, toute
objectivation : son dépassement consiste donc dans la cc suppres-
sion de 1' objectivité » (selon le vocabulaire des Manuscrits de 1 8 44)
ou, en termes hégéliens, la cc transformation de la substance en
sujet», reprise, Aujhebung de l'aliénation, c'est-à-dire de l'cc objec-
tivité » comme telle; il s'agit de la victoire ultime de l' cc idéalisme
objectif » : la réconciliation atteinte de façon (( mystificatrice ». Ce
dernier concept d'aliénation (qui se relie au sens idéaliste de
l'Aujhebung) forme bien sûr le noyau de ce que Luk.dcs rejette chez
Hegel, et correspond à la critique de la Phénoménologie de l'esprit
à laquelle s'est livré Marx dans les Manuscrits de 1844 rn. C'est
à cette idée d'une cc suppression ( Aujhebung) de l'objectivité »
que se relient, par exemple, les analyses lukâcsiennes du texte le
plus important de 1' époque de Francfort : L'esprit du christianisme
et son destin li. Nous avons vu que cette période correspondait
à une crise de la pensée hégélienne, crise que la dialectique ulté-
rieure viendrait résoudre par le double biais d'une approche des
contradictions dans leur caractère progressiste et d'une fuite irra-
tionaliste dans les cieux du sujet-objet identique. A Francfort
cependant, le déchirement se manifestant de façon éclatante, le
pôle idéaliste àevait nécessairement, nous dit Lukâcs, prendre une
place nettement plus importante : ainsi les thèmes de l'amour et
de la religion i 2, centraux dans le grand manuscrit de Francfort,
sont-ils interprétés comme des tentatives de cc réconciliation »
imaginaires, fantasmatiques, suppression de 1' objectivité, laquelle
est assimilée au (( positif» pur et simple. Hegel se rapproche dès
Iéna d'une conciliation effective des contradictions, de l'idée d'une
suppression de la ((positivité» dans l'(< objectivité,,, c'est-à-dire

5o. Critique que Lukacs commente et reprend, ici même chapitre 4, paragraphe 4,
t. Il, pp. 361 sq.
j 1. Cf. chapitre 2, paragraphe 6, pp. 309 sq.
p. Ibid.
Le jeune Hegel

temporelle, mondaine, historico-sociale. Mais on sait que cette


dernière lui est quand même finalement refusée à cause de la situa-
tion culturelle qui est la sienne : l'absence de cc perspective socia-
liste >J, aggravée par le retard spécifiquement allemand. Telles
sont donc les cc tendances )) idéalistes de Hegel selon Luk:lcs,
fondées en dernière instance sur des considérations d'ordre social
et économique.

6. Le marxisme de Lu/e.dcs.

Nous avons pu voir à l'œuvre le procédé de lecture lukacsien :


les écrits de jeunesse de Hegel - et, occasionnellement, ses œuvres
de maturité - se trouvaient rapportés à une théorie qu'ils anti-
cipaient, pour peu que l'on séparât le bon grain de l'ivraie, les
cc tendances )) matérialistes de l'horizon formé par l'idéalisme
objectif (le cc système )) ). Il nous faut maintenant approcher cette
théorie pour elle-même. Nous y avons distingué trois thèses.
Comment s'articulent-elles dans le discours de Lukacs? Quelle
est leur cohérence? Possèdent-elles un horizon théorique commun
que nous pourrions mettre à jour?
La thèse la plus problématique est assurément la troisième.
Celle-ci considère en effet l'histoire comme un processus de spiri-
tualisation progressive, comme une sorte d'élévation de l'homme
jusqu'au point où la société ne se rassemblerait plus à partir d'une
contrainte quelconque (d'une cc police )) du corps, des instincts
ou de l' cc intérêt )) ), mais s'axerait sur une sorte de spontanéité :
la nature générique de l'individu. Un tel point de vue pris sur
l'histoire, son déroulement et son telos est, dans le marxisme, à
la fois omniprésent et introuvable, partout et nulle part : c'est pour-
quoi la thèse spiritualiste apparaît problématique. Quelle en est la
raison? Pourquoi - selon quelle ressource, quelle exigence du dis-
cours marxiste - Lukacs ne l' énonce-t-il pas comme telle, alors
que - nous l'avons vu-, sa présence, son effectivité dans le déve-
loppement argumentatif sont flagrantes? Comment comprendre
que les premi~re et seconde thèses se trouvent très explicitement
énoncées en tant que cc vérités » alors que la troisième, qui - on
l'a vu plus haut - joue peut-être le rôle essentiel, n'est pas exposée
telle quelle, à titre de thèse explicite?
Pour comprendre un tel état de choses, il faut nous rappeler
certains traits marquants de l'œuvre de maturité de Marx. Dès
Présentation 41

L'idéologie allemande ( 1 84 5- I 846), celui-ci rejette radicalement


toute philosophie, toute éthique, tout moralisme, tout cc volon-
tarisme >l et tâche, grâce aux seules ressources de la cc science >) 53,
de pénétrer le mouvement intime des sociétés à partir de leur
cc anatomie n l 4 , c'est-à-dire l'économie politique. Celle-ci, placée
au fondement (Unterbau) du développement historique tel qu'il
est appréhendé par la pensée (primat de la production matérielle),
est censée, nous dit Marx au seuil du Capital, dévoiler la cc loi >l
inéluctable menant du capitalisme au socialisme, la volonté
humaine se trouvant réduite à la tâche d'abréger les « douleurs
d'enfantement >l l l du monde à venir. Cette « loi n consiste en la
prédiction de l'éclatement nécessaire du mode de production
capitaliste, en sa condamnation à terme (loi de la baisse tendan-
cielle du taux de profit), comme on le dit d'un malade et non d'une
iniquité. Pourtant, à s'en tenir à ce point de vue rigoureusement
« scientifique n, Marx laisserait totalement dans l'ombre la société
socialiste elle-même, puisqu'il se refuserait à valoriser, à partir de
considérations d'ordre éthique, telle ou telle société cc réconci-
liée n. Or ce n'est aucunement le cas : çà et là, au détour d'un
argument, dans le foisonnement d'idées et d'interrogations que
forment les milliers de pages des GrundrisJe, dans des textes pro-
prement politiques, Marx hiérarchise les types de sociétés de
l'cc outre-capitalisme n, préférant par exemple - c'est le cas le
plus célèbre - le principe de répartition des biens (norme éthique
s'il en est) « à chacun selon ses besoins n à une société rémunérant
chacun cc selon son travail >l l 6 . Il serait absurde de reprocher à
Marx de telles cc incohérences n, ou du moins l'apparition au sein
de son œuvre de maturité d'énoncés ou d'interrogations sans
statut si r on s'en tient à ses propres présupposés théoriques et
méthodologiques. Ces fragments de discours, qui eussent été
déclarés<< idéologiques n - c'est-à-dire radicalement irrecevables -
par les auteurs de L'idéologie allemande, témoignent des hésitations
de Marx : tout se passe comme s'il n'avait pu, dans le mouve-
ment et le travail de sa pensée, sinon dans sa méthodologie (dans
sa « conscience de soi )) ), ne pas laisser resurgir des interrogations
inéluctables, sorte de résidu philosophique insuppressible, débor-

j 3. MARX, L'idéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1 968, en particulier


PP· l l sq.
)4. MARX, Critique de l'économie politique, op. rit., p. 27 z.
j j. MARX, Le Capital, préface, in : Œuvre.< 1, op. cit., p. j j o.
j 6. Critique du programme du parti ouvrier allemand, op. cit., pp. 1418 sq.
42 Le jeune Hegel

dant de toutes parts les cadres naïfs de son scientisme explicite. A


lire donc un Marx qui n'est pas le plus accessible - ce n'est pas
celui des préfaces -, on en vient nécessairement à lui faire mérite
de ses hésitations, de ses conflits de cc tendances n, pour adopter
le vocabulaire lukacsien. La visée d'émancipation ne peut se lais-
ser enfermer au sein d'un système de présuppositions scientistes,
et c'est donc la grandeur de Marx que de s'être montré, peut-être
honteusement, infidèle à lui-même.
Cela dit, une telle intrication des perspectives ne pouvait pas ne
pas interpeller les héritiers, les interprètes marxistes de Marx.
C'est ici, pensons-nous, que se manifeste l'importance de l'approche
lukacsienne. Schématiquement parlant, on pourrait dire que
Lukacs inverse les proportions par rapport à Marx : il met au
premier plan - fût-ce avec prudence, avec des réserves dont on
devrait évaluer le poids dans l'économie du Jeune Hegel - la dimen-
sion cc humaniste n, la perspective d'ordre éthique à laquelle s'iden-
tifie la visée du développement intégral de la cc personnalité n.
Certes ce point de vue est-il, nous l'avons noté, exempt de tout
volontarisme moral : Lukacs suit Hegel quand celui-ci dénonce
le subjectivisme du Sallen. Mais une telle dénonciation ne peut se
soutenir - et Lukacs ne le nie pas - qu'à la condition d'cc objec-
tiver n les finalités éthiques, de les considérer comme inscrites
dans un mouvement historique effectif, une rationalité cc indépen-
dante de la conscience >>. Or le statut d'une telle cc raison >> dans
l'histoire, s'il ne faisait aucun problème dans le contexte de l'hégé-
lianisme, explicitement spiritualiste (cc l'histoire est la théodicée
véritable n l 7 ), ne laisse évidemment pas de rendre précaire, de
faire vaciller une entreprise à prétention matérialiste, censée baser
r étude de l'histoire sur le mode de production matériel, sur les
conflits d'intérêts enracinés dans la problématique économique du
besoin : qu'est-ce qui peut bien faire travailler cette Unterbau
matérielle à la venue au monde d'une société centrée sur l'individu
générique, c'est-à-dire l'homme du cc dés-intérêt>> par excellence,
l'homme d'au-delà du besoin et de la Selbstsucht? Quel souffle
peut animer cette sorte de procession historico-mondaine dont -
notons-le - le but apparaît comme plus cc dématérialisé n, plus
cc angélique >> encore que celui de Hegel, lequel assumait, sous les
traits de la bürgerliche Gesellschaft - moment seulement de la
Sittlichkeit, mais moment tout de même, c'est-à-dire conservé,

57. HEGEL, Leçons sur la philosophie de l'hi.rtoire, Paris, Vrin, 1970, p. 346.
Présentation 43
aujbewahrt is -, la persistance de l'intérêt et des comportements
tournés vers la « matière »? Lukacs a donc incontestablement
l'avantage d'une certaine clarté : chez lui, la contradiction la plus
flagrante du capitalisme, celle qui décide du destin des pensées
qu'il étudie, réside dans le combat d'une tendance - légitime
pour lui - visant à condamner (d'un point de vue éthique cette
fois, à la différence du Capital) le monde bourgeois parce qu'il
« positive n ou « aliène >> les relations humaines, c'est-à-dire ne
correspond pas à la norme éthique de la personnalité accomplie,
et une autre tendance fondée sur l'irrépressible progrès de la ratio-
nalisation historique (et rationalisation veut dire ici : progrès en
direction de la société de l'individu générique), tendance qui
contraint le penseur à justifier, à cc conserver », à cc intérioriser n
en quelque façon le monde de l'exploitation et de la plus-value.
Contradiction dès lors de part en part éthique, basée à la fois sur
une visée spiritualiste, « angélique n, plus radicale - nous l'avons
noté - que celle de Hegel, et sur une conception de l'avènement
de cette dernière par des voies objectives (non subjectivistes,
moralistes ou volontaristes).
Certes, Lukacs ne dit pas à la lettre ce que nous venons d'énon-
cer, mais toutes ses analyses l'attestent, comme nous l'avons
montré à propos du Jeune Hegel. Chez Marx, la problématique
éthique n'apparaît que latéralement, tout le champ du discours
explicite, thématique et maîtrisé étant abandonné à la science de
la production matérielle et des contradictions (non éthiques) de
cette dernière. Chez Lukacs, l'éthique est omniprésente, et c'est
r analyse économique qui est quasi absente, sauf références globa-
lement approbatrices au Capital. Certes, nous avons vu Lukacs
parler abondamment du travail et souligner les passages de Hegel
dans lesquels cette activité jouait le rôle déterminant. Mais encore
une fois, ce qui retient l'attention de l'auteur du Jeune Hegel, c'est
précisément le pouvoir humanisant et cc spiritualisant » du travail :
le matérialisme historique .ne semble l'intéresser que pour autant
qu'il est cc travaillé » de l'intérieur par la troisième thèse, le spi-
ritualisme des fins historiques. Voilà dès lors que commence à se
dessiner une sorte de revanche de Hegel : comment s'étonner
qu'à force de vouloir à tout prix trouver chez ce dernier les cc pré-
misses n du matérialisme historique, Lukacs n'y décèle pour finir
qu'un concept du travail entièrement spiritualiste?

58. Cf. HEGEL, Principes de la philo.wphie du droit, op. cit., pp. 21 5 sq.
44 Le jeune Hegel

Mais peut-être Lukacs cherchait-il ce dernier. Peut-être la


dimension éthique de l'homme générique, indissociable du
marxisme, reprend-elle chez lui la place qu'elle n'occupait, dans le
marxisme cc scientifique n, que souterrainement, rôle clandestin et
donc d'autant plus redoutable. En effet, il est flagrant que, si l'on
étale cette dimension face au regard théorique - ce que Lukics,
trop préoccupé d'orthodoxie, n'a jamais fait explicitement, mais
peut-être ses critiques staliniens n'ont-ils pas eu, de leur point de
vue, entièrement tort en le suspectant de faire vaciller les assu-
rances du cc matérialisme n dogmatique l 9 - , l'hori\9n théorique
commun aux trois thèses apparaît dans sa cohérence. Mais - juste
retour des choses? - cette base solide sur laquelle s'appuie l'argu-
ment apparaît comme incontestablement hégélienne, ainsi que nous
allons le montrer. Et si c'est, comme nous le croyons, le cas, si
Luk:ics s'avère hégélien à un niveau et par un biais qu'il n'avait
pas cc prévus n, c'est-à-dire de telle sorte que, loin que Hegel puisse
être considéré comme un précurseur du Marx de Lukics, ce soit
le Marx explicité - et en un sens accompli - par Lukacs qui
forme un moment du discours hégélien, un corps d'énoncés dont
l'hégélianisme détient la cc vérité », alors la hiérarchisation des
discours dont nous parlions en commençant ne peut être main-
tenue jusqu'au bout. Alors, c'est un dialogue de pensées, une
Auseinanderse(\~ng qui noùs requiert quand nous approchons
Hegel, Marx et Lukacs, dialogue qui nous concerne sans pouvoir
se trouver rabattu sur le modèle de la vérité (Marx) et de ses pro-
dromes (Hegel).
Soit la première thèse : l'en-soi est cc extérieur>> à la conscience,
indépendant des pouvoirs constituants de celle-ci et, quant à
l'éthique, des décrets de sa volonté (thème du Sallen). Pour relier
cet énoncé au contexte spiritualiste de la troisième thèse, il faut
penser ce cc reflet » en lequel consiste la pensée non pas sous la
forme que lui donnerait une idéologie positiviste de la science
(sans quoi le spiritualisme deviendrait inengendrable), mais sous
r espèce du regard C< spéculatif,) : telle la chouette de Minerve se
levant au crépuscule, attestant qu'une forme de la vie a vieilli et
que l'esprit poursuit son avancée : alors, effectivement, l'en-soi est
cc indépendant de la conscience », de la Willkür (arbitraire, libre
arbitre), même si le mouvement objectif mène à r en-soi-pour-soi,

59· Cf. sur ce point d'histoire, F. G. RADDATZ, Lu/e/m, Hambourg, Rowohlt.


1972. p. 94·
Présentation 45
c'est-à-dire à une conciliation supposée de la substance et du sujet,
puisque le chemin de cette Venohnung se situe au-delà des projets
humains conscients, chemin détourné et cc rusé » de la cc véritable
théodicée ». Autr~ment dit, le cc socialisme scientifique >> des
première et troisième thèses doit être compris au sens de la
conscience philosophique de la Phénoménologie, chemin du Zwei-
Jeln, du doute et de la progression de figure en figure, et non de la
Verzl!eiflung 60 , du désespoir, tels ces romantiques stigmatisés par
Lukacs qui ne pouvaient percevoir le socialisme se profiler sous
les ruses du capitalisme.
Ce n'est qu'à ce prix que l' cc épistémologie » matérialiste et le
spiritualisme des fins de l'histoire peuvent opérer de pair dans la
lecture à laquelle se livre Lukacs et lui permettre - sans que l'une
des thèses contredise r autre et mette à bas r édifice interprétatif,
comme ce serait évidemment le cas si r (( épistémologie )} était
comprise de façon positiviste - de découper le texte de Hegel pour
reformer un autre corps théorique. Dans ce contexte, la seconde
thèse ne fait aucunement problème : nous avons dit plus haut
qu'une fois l'horizon spiritualiste et providentialiste adopté,
n'importe quelle instance historique pouvait - la ruse de la raison
faisant fonction de raccord - servir de levier du progrès.
Mais finalement, comme nous l'avions anticipé, la situation
engendre des effets dont l'ironie ne peut échapper à personne.
Ce nouveau corps théorique engendré par Lukacs sur le cadavre
du système hégélien - corps se nourrissant de Hegel, donc le
tuant tout d'abord, brisant sa cohérence ou la cc vie >> de ses textes -
eJt hégélien de part en part. C'est la conception hégélienne du savoir
(première thèse), de la raison dans l'histoire (troisième thèse) et
des ruses de la cc théodicée véritable » (seconde thèse) qui fonde,
au sens propre du terme, fournit l'assise ontologique du point de
vue interprétatif lukacsien. Hegel précurseur de lui-même : voilà un
résultat bien hégélien.
Lukics a résolument centré toutes ses perspectives sur la dimen-
sion spiritualiste du marxisme, et c'est là incontestablement sa
perspicacité, ce par quoi il interprète originalement r œuvre de
Marx, et adéquatement, c'est-à-dire en faisant droit aux interro-
gations qui la sous-tendent, fût-ce au détriment d'une méthodolo-
gie étriquée. Par ce fait même, il se distingue heureusement de la
version scientiste du marxisme, laquelle, jusqu'à ses développe-

60. Cf. Phénoménologie de l'esprit, op. cil., I, p. 69.


Le jeune Hegel
ments les plus intéressants - l'œuvre d'Althusser - a plutôt consisté
à dés-hégélianiser, à déspiritµaliser l' œuvre de Marx, à l'épurer de
ses hésitations pour restituer la cc théorie matérialiste de l'histoire n
dans sa pureté. Althusser a très bien saisi r enjeu du problème
quand il a traité Lukacs d'cc hégélien honteux n 6 . Mais cette part
honteuse de lui-même, c'est assurément un élément irrécusable -
et hautement problématique - de l'héritage marxien, celui d'une
sorte de résistance de la pensée philosophique (de la rigueur de
l'interrogation) aux présuppositions de Marx lui-même. Et si
Lukacs ne pouvait évidemment assumer le fait que le Jeune Hegel
ait été écrit d'un point de vue interprétatif qui empruntait l'essen-
tiel de ses ressources théoriques à l'hégélianisme lui-même, un tel
dialogue en quelque sorte cc intra-hégélien n peut se montrer philo-
sophiquement passionnant.

Guy Haarscher.

61. L. ALmussu, Pour Marx, op. dt., p. 1 14.


Le jeune Hegel

A Michaïl Alexandrovitch Lifschitz


en témoignage de respect et d'amitié
AVANT-PROPOS

Ce livre fut achevé en automne 19 38. La guerre, qui éclata peu


après, empêcha sa parution pendant plusieurs années. Lorsqu'il put
être imprimé en 1947-1948, je soumis le texte à une profonde
révision. Par suite de mes nombreuses occupations, je ne pus cepen-
dant prendre en considération qu'une très petite partie de la litté-
rature hégélienne parue depuis 1938. Cette nouvelle édition, pour
la République Démocratique Allemande, a été revue encore une
fois; en dehors des améliorations de style, je n'y ai apporté que
peu de changements.
En ce qui concerne les points de vue méthodologiques qui ont
guidé l'auteur, le lecteur trouvera une information détaillée dans
l'introduction. A cet égard non plus, je ne vois pas de raison
de soumettre mes exposés d'il y a seize ans à une révision. Les ten-
tatives qui furent faites en France en vue de « moderniser » Hegel
dans un sens existentialiste et irrationaliste - cela apparaît surtout
dans le livre célèbre de Jean H yppolite - ne donnent pas le
moindre motif de changer, ou même seulement de compléter mes
exposés sur quelque point que ce soit. La critique de principe por-
tant sur l'hégélianisme de la période impérialiste vaut aussi pour la
nouvelle interprétation de Hegel qui fut tentée en France, bien qu'il
soit évident que les conditions, tant externes qu'internes, d'une
telle cc renaissance hégélienne », doivent nécessairement être à
maints égards différentes de celles qui ont prévalu en Allemagne.
Pour les lecteurs allemands de mes autres œuvres, la plupart
écrites ultérieurement, qu'il me soit permis ici quelques brèves
remarques. L'exposé de l'évolution du jeune Hegel complète à
maints égards ce que j'ai tenté de formuler sur l'histoire de la philo-
sophie et de la littérature allemandes dans d'autres études. On trou-
Le jeune Hegel
vera donc principalement ici une contrepartie positive de la
période cc classique J> de l'irrationalisme, que j'ai présentée dans
mon livre La destruction de la raison. La même lutte qui, là, est
analysée comme le combat mené par Schelling et ses successeurs,
apparaîtra ici pour ce qui concerne Hegel comme la critique et
le dépassement de l'irrationalisme; certes, ce dernier combat n'a
lieu qu'à titre de thème simplement négatif et critique, servant à la
fondation de la nouvelle méthode idéaliste et dialectique. Mais la
complémentarité des deux œuvres va encore plus loin. Ce n'est
que dans la présente étude sur Hegel que put être éclaircie positi-
vement la raison pour laquelle c'est précisément la philosophie hégé-
lienne qui fut le grand adversaire des irrationalistes de cette
période; on y voit aussi pourquoi ceux-ci ont combattu - avec
raison - en Hegel le représentant le plus important du progrès
philosophique et bourgeois de leur époque, et en même temps
pourquoi leur critique de la dialectique de l'historisme put trouver
dans les erreurs et les limites idéalistes de Hegel des points d'appui
réels et des prétextes pour le critiquer de façon relativement perti-
nente. La présentation et la critique de l'évolution du jeune Hegel
fournissent par là même également la raison pour laquelle, avec
Nietzsche, après que le socialisme scientifique se fut manifesté
comme l'ennemi principal de l'irrationalisme, devaient également
disparaître les traces de légitimité philosophique que celui-ci pos-
sédait encore au temps du jeune Schelling. Pour comprendre tout à
fait le rôle de Marx dans l'évolution de la pensée allemande, son
influence qui fut non seulement directe, mais aussi parfois très
détournée, une véritable connaissance de Hegel - de sa grandeur
et de ses limites - est absolument nécessaire.
Cette question n'est pas moins importante pour la compréhen-
sion de la littérature allemande au moment de son apogée. Dans
mes études sur Hôlderlin et Heine, mais surtout dans celle sur le
Faust de Goethe, j'ai attiré l'attention sur ces rapports du point
de vue de la littérature allemande. Du fait que, dans ce livre-ci,
c'est la Phénoménologie del' Esprit qui constitue le centre des exposés,
et que tout naturellement nous y montrons la profonde parenté de
pensée et d'idées avec Faust, le lecteur attentif trouvera un complé-
ment qui n'est peut-être pas inutile aux analyses de l'œuvre de
Goethe, publiées antérieurement, complément dans lequel les pro-
portions ont dû évidemment être inversées. La situation est la
même à l'égard de presque tous les problèmes de la littérature pro-
gressiste allemande. Établir par la pensée les circonstances exactes
Avant-propos p

est une tâche scientifique importante; en effet, la liquidation idéolo-


gique du romantisme réactionnaire constitue une question centrale
de l'histoire de la littérature allemande; en outre, ses représentants
furent l'objet d'une exaltation d'autant plus démesurée qu'ils furent
plus réactionnaires; enfin, l'histoire de la littérature allemande
de la période impérialiste, quand elle ne se présenta pas dans un
sens ouvertement et clairement réactionnaire, chercha à éliminer
la différence entre classicisme et romantisme allemands.
Mais c'est en même temps une tâche telle qu'elle devient aussitôt
d'ordre politique et culturel. A une époque où le peuple allemand
cherche sa voie, où un nombre important de ses intellectuels n'a
pas encore décidé s'il veut prendre une orientation progressiste ou
réactionnaire, la juste compréhension des luttes spirituelles du passé
constitue également une boussole pour l'avenir. Dans ses travaux de
philosophie et d'histoire de la littérature, r auteur s, est toujours
efforcé de contribuer aux grandes tâches dont il s'agit ici. Il croit
que la clarification de la philosophie de Hegel lui-même, comme de
ses rapports avec les tendances progressistes et réactionnaires de
son temps, peut de même aider à mieux éclaircir cette question si
importante et si actuelle.
En ce qui concerne de telles décisions d'ordre idéologique, la
question du rapport avec Marx joue un rôle déterminant. De plus,
ce n'est pas simplement notre rapport à Marx comme penseur, poli-
tique, philosophe, économiste et historien qui est important, mais
aussi la compréhension de ce que Marx a signifié et signifie pour
la culture allemande. Thomas Mann a écrit il y a environ trente
ans : cc J'ai dit que l'Allemagne ne se porterait bien et ne se trouve-
rait elle-même qu'au moment où Karl Marx aurait lu Friedrich
H ôlderlin - une rencontre qui, du reste, est sur le point de s' ac-
complir. J'oubliais d'ajouter qu'une prise de connaissance unilaté-
rale resterait nécessairement infructueuse. '' C'est déjà en tant que
tel un programme culturel plein de promesses; particulièrement si
l'on rétablit - comme l'auteur de ce livre a cherché à le faire ici
et ailleurs - l'authentique Hôlderlin. Mais ce serait une dange-
reuse illusion que de penser que ce programme s'est déjà réalisé,
ne serait-ce que dans une certaine mesure, au sein du peuple alle-
mand. Et certes, le fait que Marx ne pénètre pas la conscience
culturelle de larges couches de la population allemande est une
faiblesse inquiétante qui a des effets à tous moments dans chaque
domaine de la vie. Le peuple allemand, qui possède des traditions
révolutionnaires objectivement plus faibles que celles d'autres
Le jeune Hegel

nations, ne peut pas se payer le luxe de renoncer à cette valeur


centrale.
Plusieurs voies mènent à un tel but. L'une d'elles consiste à
montrer que la totalité de l'œuvre de Marx a des racines spécifi-
quement allemandes, et par là même à souligner à quel point Marx
est lié à l'évolution progressiste en Allemagne, qui va de Lessing
à Heine, de Leibniz à Hegel et à Feuerbach, et à quel point son
œuvre, depuis la forme de sa pensée jusqu'à l'expression linguis-
tique, est allemande. Une analyse historique correcte de Hegel,
qui l'envisage et l'explicite dès l'abord dans une perspective
marxiste, peut aussi constituer une contribution à la solution de ce
problème.
Naturellement, ce livre-ci consiste en premier lieu en une
recherche scientifique portant sur des faits et des relations qui
appartiennent au domaine de la philosophie et de l'histoire de la
philosophie. Sa valeur dépend de la mesure dans laquelle il a apporté
à ces questions une clarté plus grande que celle obtenue jusqu'à
maintenant. Toutefois, aucune connaissance n'est isolée. L'intelli-
gence correcte de l'évolution de Hegel soulève toutes les questions
que nous venons d'esquisser brièvement, et ce livre a aussi l'inten-
tion de faire la lumière dans cette direction. En ce qui concerne
son succès ou son échec, l'auteur lui-même ne peut trancher, mais
c'est son devoir de révéler au lecteur ses intentions.

Budapest, janvier 1 g J 4.
INTRODUCTION

L'histoire de la genèse et de l'évolution de la philosophie clas-


sique allemande constitue un problème important de l'histoire
marxiste de la philosophie, qui n'est pas encore bien clarifié. Elle
est loin d'avoir été approfondie, bien que les classiques du marxisme
aient indiqué avec insistance l'importance extraordinaire de cette
question, qu'Engels ait rangé Kant, Fichte et Hegel parmi les
ancêtres de la philosophie du mouvement révolutionnaire des tra-
vailleurs, et que Marx, Engels, Lénine et Staline aient, dans des
travaux fouillés, brillamment fait la lumière sur les questions cen-
trales correspondant à ce problème.
Nous n'en sommes même pas encore arrivés à une clarification
historique concrète des problématiques, à une analyse concrète des
faits et des textes en présence, à une critique radicale des théories
bourgeoises les plus importantes concernant cette évolution, qui
sont fausses et désorientent.
L'interprétation de la genèse historique et de l'évolution de la
philosophie classique allemande a été, dans la science bourgeoise,
déterminée pendant longtemps par la conception de Hegel lui-
même, conception géniale, même si elle est déformée par son aspect
idéaliste et à maints égards schématique. L'idée géniale de Hegel
concernant l'histoire consiste en la constatation d'un enchaînement
interne et dialectique des systèmes philosophiques. Il fut le premier
à élever l'histoire de la philosophie à la hauteur d'une science, en
ne la ramenant pas à une collection d'anecdotes et de biographies,
de constatations métaphysiques sur la justesse ou la fausseté de
représentations particulières liées à des philosophies particulières.
En ce qui concerne l'histoire de la philosophie classique allemande,
cette conception signifie ceci : Hegel voit dans la « philosophie
54 Le jeune Hegel
transcendantale n, dans la philosophie « critique n de Kant, le
point de départ de r élan pris par la philosophie dialectique de
l'idéalisme, considère avec raison que le point culminant de l'idéa-
lisme et sa clôture sont constitués par son propre système, et
montre, avec une grande perspicacité et une pénétration profonde,
en envisageant les problèmes les plus importants de la dialectique
(la chose en soi et la possibilité qu'on a de la connaître, l'antinomie
et la doctrine de la contradiction, etc.), comment naquit, à partir
des contradictions et des insuffisances du système kantien, la pro-
blématique centrale de Fichte, et comment les contradictions et
les questions non résolues de celui-ci ont conduit à Schelling, et
ensuite à lui-même.
En tout cela, il y a beaucoup de vrai et de nombreux éléments
importants pour l'histoire marxiste de la philosophie. Mais dès lors
que Hegel, en tant qu'idéaliste objectif, voit dans la philosophie
l'auto-mouvement du concept, il est forcé de placer, ici comme
ailleurs, les enchaînements sur la tête. Engels montre à plusieurs
reprises que les systèmes philosophiques particuliers se rattachent
certes immédiatement aux problèmes non résolus par ceux qui les
ont précédés, mais, en tant que dialecticien matérialiste, il ne cesse
de montrer que cet enchaînement purement philosophique ne pré-
sente que les aspects superficiels de r enchaînement réel, que l'his-
toire de la philosophie doit descendre plus profondément, jus-
qu'aux fondements objectifs et réels de l'évolution de la philosophie.
Si le mode de manifestation immédiat de l'histoire de la philoso-
phie est absolutisé de façon idéaliste jusqu'à devenir une
succession cc immanente n des systèmes philosophiques particuliers,
une cc histoire des problèmes n, comme c'est le cas chez Hegel
lui-même, le noyau correct qui est présent dans la constatation de
tels enchaînements doit par là même se manifester de façon
outrancière et déformée. Chez Hegel, un tel état de choses a
pour conséquence que le caractère disparate et tortueux de l'histoire
réelle de la philosophie, même celle de cette période, doit néces-
sairement être négligé, et que les reflets des événements réels de
l'histoire, reflets très complexes dans la réalité, tout autant que les
tentatives scientifiques visant à saisir les résultats de l'évolution
de la science de la nature de façon dialectique, sont réduits à l'en-
chaînement cc immanent n de quelques catégories, certes très impor-
tantes.
Par là même naît un schéma de compréhension des enchaîne-
ments de l'histoire de la philosophie qui, lors du déclin ultérieur
Introduction 55
de la philosophie bourgeoise, a conduit à des distorsions et à des
déformations de l'histoire dépourvues de tout caractère scientifique.
Cette conception schématiquement « immanente n de l'histoire
de la philosophie s'introduit alors également, durant la période de
la ne Internationale, dans celle de marxistes comme Plekhanov
et Mehring. Les conceptions de l'histoire de la philosophie propres
à l'idéalisme de type menschéviste sont très fortement influencées
par les erreurs et les faiblesses de l'interprétation hégélienne de
cette histoire. Ce n'est que par le dépassement de ces erreurs, par
la reconnaissance du progrès philosophique que représente la
période léniniste et stalinienne du marxisme, par l'étude des œuvres
philosophiques de Lénine et de Staline, que nous sommes également
en mesure de prendre position à l'égard de ces problèmes de façon
conséquemment marxiste-léniniste. Pour une telle histoire de la
philosophie classique allemande, pour une telle étude critique de
son évolution, les œuvres de Marx et d'Engels récemment décou-
vertes et parues dans les dernières décennies jouent de même un
rôle décisif.
Au sein de la philosophie bourgeoise elle-même, la conception
hégélienne de l'histoire de la philosophie ne survit pas longtemps à
la défaite de la révolution bourgeoise de 1848. Avant cette époque
déjà, de nombreuses conceptions opposées à l'histoire réelle, et très
inférieures à celle de Hegel, s'étaient manifestées. La plus impor-
tante de ces conceptions anhistoriques, celle d'Arthur Scho-
penhauer, ne commença à exercer une influence sur de larges
cercles qu'après la révolution de I 848. La pensée fondamentale
de Schopenhauer consiste en ce qu'il voit dans les tentatives de
Fichte, de Schelling et de Hegel, lesquelles visent à dépasser les
contradictions de Kant, une grande aberration. La philosophie doit,
selon Schopenhauer, revenir à la seule méthode correcte, celle de
Kant; tout le reste n'est pour lui que tromperie, vain bavardage
et charlatanisme. Schopenhauer liquide ainsi d'une part toute l'évo-
lution dialectique de la philosophie classique allemande et réclame
un retour à la conception métaphysique de la réalité; d'autre part,
il « purifie >> Kant lui-même de tout ce qui le pousse, avec hésita-
tion, en direction du matérialisme; il ramène Kant et Berkeley à
un dénominateur commun. (A maints égards, l'action d'Herbart
se situe dans une même perspective, même si son œuvre est d'un
genre différent.)
Cette conception, qui se réduit au fond à une annihilation
complète de l'histoire de la philosophie classique allemande, se
Le jeune Hegel
manifeste chez les néo-kantiens, apparus ultérieurement, sous une
forme petite-bourgeoise encore plus prononcée. On le voit le plus
clairement dans les œuvres d'Otto Liebmann (Kant et les épigones,
1 86 5, etc.). Avec Liebmann, ce néo-kantisme allemand, qui fait
de Kant un subjectiviste et un agnostique à cent pour cent, qui
rejette tout effort visant à connaître la réalité objective telle qu'elle
est indépendamment de la conscience comme une « métaphysique
non scientifique n, triomphe philosophiquement. Par là même,
l'orientation schopenhauérienne de l'histoire de la philosophie,
pour laquelle la philosophie post-kantienne s'identifie à un grand
égarement par rapport à la perspective subjectiviste de Kant, la
seule correcte, est poursuivie de façon conséquente et plus pro-
saïque par les néo-kantiens, sans les vitupérations pittoresques de
Schopenhauer. Hegel est traité de cc chien crevé n.
Cette conception détermine la plupart des exposés de l'histoire
de la philosophie classique allemande rédigés au milieu du siècle
dernier, et en particulier la manière de présenter Hegel. Assuré-
ment, quelques restes de l'hégélianisme, devenu alors national-
libéral et superficiel, subsistent encore durant cette période. La
conception qui s'y trouve liée s'exprime dans les histoires célèbres
de la philosophie écrites par Kuno Fischer et J. E. Erdmann.
Cependant, l'écrit essentiel concernant Hegel qui a paru durant
cette période, celui de Rudolf Haym, est au premier chef un
pamphlet important dirigé contre le cc caractère non scientifique n
de l'objectivisme et de la dialectique chez ce même Hegel.
Ce n'est qu'au cours de la période impérialiste qu'est reprise
l'étude de la philosophie classique allemande. Le néo-kantisme
libéral satisfait de moins en moins les besoins idéologiques de la
bourgeoisie impérialiste allemande. D'une manière de plus en
plus prononcée se manifestent des tendances qui, certes, laissent
intacts les principes agnostiques du néo-kantisme, mais s' ef-
forcent de susciter une restauration réactionnaire de l'idéalisme
objectif (restauration du romantisme, cc philosophie de la vie n,
phénoménologie husserlienne, « psychologie réelle n de Dil-
they, etc.). C'est en contact intime avec ces courants réaction-
naires que se manifeste une restauration de la philosophie clas-
sique allemande, et en premier lieu de celle de Hegel; en étroite
liaison avec ce point est soulevé le problème de l'histoire de cette
philosophie, dans une perspective visant à dépasser à la fois le
schématisme des hégéliens ultérieurs et le rejet en bloc à la manière
des kantiens orthodoxes.
Introduction

C'est pourquoi la « renaissance » de la philosophie classique


allemande durant la période impérialiste ne constitue pas une réno-
vation ou une continuation de la dialectique hégélienne, mais bien
plutôt un essai d'exploitation de la philosophie hégélienne, visant à
refondre dans un sens impérialiste et réactionnaire le néo-kantisme.
C'est la raison pour laquelle la polémique des théoriciens et histo-
riens des débuts du néo-hégélianisme vise principalement les
arguments de la période au cours de laquelle Hegel était tombé
en discrédit, arguments par lesquels on a opposé de façon exclusive
Kant à Hegel. Le néo-hégélianisme impérialiste ignore complète-
ment la critique, profonde et radicale, à laquelle Hegel a soumis
le subjectivisme et l'agnosticisme kantiens. Sa thèse fondamentale
est : l'unité de la philosophie classique allemande, et principale-
ment l'unité de Kant et de Hegel. Tous ces philosophes (Windel-
band, J. Ebbinghaus, Brunstad, etc.) s'efforcent de démontrer
que tous les problèmes de la philosophie hégélienne sont déjà pré-
sents chez Kant, et que Hegel n'a fait que rendre conscient et
explicite tout ce qui était présent chez Kant sous forme implicite et
inconsciente. C'est ainsi que prend naissance une conception de
l'histoire qui n'est une répétition et une restauration du schème de
développement hégélien de la philosophie classique allemande
qu'en apparence et extérieurement, conception qui contient, dans
une mesure accrue, l'ensemble des erreurs idéalistes qui découlent
d'une construction schématique. En vérité, cette conception est tout
à fait opposée à celle de Hegel. Celui-ci, s'il mit en relief avec
force et évalua, selon leur signification historique, les traits sous
lesquels étaient déjà présents les débuts de position et de solution
des problèmes dialectiques, critiqua en même temps durement,
chez tous ses prédécesseurs, les erreurs non corrigées du point de
vue de l'idéalisme objectif et de la dialectique. Les néo-hégéliens
impérialistes, eux, suivent une voie opposée. Ils ramènent Hegel à
Kant, ce qui signifie qu'ils ne reconnaissent chez Hegel que ce
qui se laisse facilement concilier avec l'agnosticisme kantien. Ils
réduisent toute l'évolution de la philosophie classique allemande à
un niveau kantien. On peut encore voir cette tendance tout à fait
clairement à l'œuvre dans le néo-hégélianisme de l'après-guerre,
qui travaille à maints égards sur la base de thèmes encore plus
ouvertement réactionnaires. Hermann Glockner, éditeur de la
nouvelle édition des œuvres de Hegel, l'un des dirigeants du néo-
hégélianisme de l'après-guerre, l'a clairement exprimé au premier
Le jeune Hegel
congrès consacré à Hegel : cc La question Hegel est, aujourd'hui
en Allemagne, tout d'abord une question Kant. »
Nous ne pouvons indiquer ici que brièvement les bases de
classe générales et les dessous politiques de cette transformation
de la compréhension de l'œuvre de Hegel. Une comparaison peut
éclairer le changement de situation. Si, en son temps. Haym a
combattu l'objectivisme et la dialectique de la philosophie hégé-
lienne, son orientation principale était libérale, et sans doute déjà
proche du national-libéralisme. En méconnaissant totalement leur
caractère dialectique, il a repoussé comme réactionnaires les thèses
de Hegel, et il a pensé que la mise à l'écart de la philosophie hégé-
lienne faciliterait l'élaboration d'une idéologie libérale. Pour le
célèbre historien de la période impérialiste Friedrich Meinecke,
qui était en relation intime avec les néo-kantiens de l'Allemagne
du Sud-Ouest (Windelband, Rickert), la philosophie hégélienne
est par contre annonciatrice de la politique de Bismarck et de sa
conception de l'État. Le renouveau de l'hégélianisme est donc
intimement lié au fait que se sont déjà complètement éteintes
dans la bourgeoisie allemande les résistances, encore vivantes à
l'époque de Haym, mais avec la timidité et l'inconséquence libé-
rales, à l'instauration de l'empire sous sa forme bismarckienne,
ainsi qu'à l'aspect réactionnaire et apparemment constitutionnel
de l'organisation de l'État allemand. Le néo-hégélianisme veut
favoriser idéologiquement la conception consistant en une récon-
ciliation concrète, positive et complète avec la forme étatique de
l'Allemagne. Il est donc clair que, dans une telle perspective, ce
sont précisément les thèmes réactionnaires de la philosophie hégé-
lienne qui doivent venir au premier plan.
Mais de tels thèmes réactionnaires ne proviennent pas seule-
ment, bien entendu, du domaine directement politique et histo-
rique. Les néo-hégéliens, dont nous avons parlé jusqu'à présent,
se sont efforcés d'élargir et de moderniser le néo-kantisme en éten-
dant le champ de sa validité à toi;te l'histoire de la philosophie
classique allemande. Mais cela était loin de satisfaire tous les
besoins idéologiques réactionnaires de la période impérialiste.
Nous avons déjà parlé de l'importance croissante des courants
irrationalistes et de la cc philosophie de la vie ». La grande popu-
larité dont a bénéficié la rénovation de l'hégélianisme à la manière
de Dilthey est précisément en rapport avec le fait qu'elle a faussé
la dialectique hégélienne dans le sens d'un accueil philosophique
de l'irrationalisme. Dans cette perspective, la monographie de
Introduction 59
Dilthey sur le jeune Hegel ( 1906) marque un tournant dans l'in-
terprétation allemande de Hegel. Du point de vue de l'histoire de
la philosophie, l'essentiel est que Dilthey vienne à la rencontre
de tendances impérialistes et réactionnaires qui caractérisent la
rénovation du romantisme, en mettant Hegel, au prix d'une
absence de considération ou d'une distorsion des faits historiques
les plus importants, en rapport très étroit avec le romantisme phi-
losophique.
Le néo-hégélianisme de l'après-guerre suit essentiellement les
voies ouvertes par Dilthey, tout en utilisant bien sûr les résultats
philosophiques des autres courants du néo-hégélianisme. Dans son
livre De Kant à Hegel, décisif pour la phase de développement ulté-
rieure du néo-hégélianisme, Richard Kroner écrit : cc La dialec-
tique est l'irrationalisme transformé en méthode, devenu rationnel. »
L'orientation générale de ces néo-hégéliens, telle qu'elle se reflète
clairement dans les discours de Kroner, Glockner, etc., aux dif-
férents congrès consacrés à Hegel, consiste à accomplir, avec
raide du concept hégélien de cc réconciliation )) et en appliquant
apparemment la méthode hégélienne de l'histoire de la philosophie,
une synthèse de r ensemble des courants philosophiques du
moment (y compris le fascisme).
Ce n'est pas un hasard si l'on trouve, au commencement de
toute cette évolution, la monographie de Dilthey consacrée à
Hegel, qui a pour objet central le jeune Hegel. Dilthey a pensé
découvrir dans la période de transition de l'évolution de Hegel,
dans les moments de crise de cette évolution, certains thèmes,
qu'il a cru pouvoir exploiter en faveur d'une interprétation irra-
tionaliste et mystique de la philosophie de cet auteur. Il avait
déjà, longtemps auparavant, déformé dans un même sens la figure
de celui qui fut, justement durant cette période, rami de jeunesse
et le compagnon de Hegel, Hôlderlin. (J'ai donné une critique
détaillée de cette falsification réactionnaire de Hôlderlin dans
mon essai sur Hypérion, in Goethe et son temps, Berlin, 19 5o.) Avec
Dilthey, la conception irrationaliste de la philosophie hégélienne
réintroduit dans l'interprétation de Hegel certaines tendances liées
à la dissolution de l'hégélianisme en Allemagne. Le célèbre théo-
ricien hégélien de l'esthétique F. Th. Vischer s'est, dans une
période ultérieure, retourné contre son propre passé hégélien, et
a opposé à la dialectique de Hegel une théorie irrationaliste des
mythes. Dilthey réintroduit alors cette théorie dans l'interpréta-
tion de la philosophie de Hegel. (Sur ces rapports, voir mon essai
60 Le jeune Hegel
« Karl Marx et Friedrich Theodor Vischer », Contributions à
/'Histoire de !'Esthétique, Berlin, 195 3.)
Comme nous l'avons vu, l'interprétation diltheyenne de Hegel a
été décisive pour les développements ultérieurs du néo-hégélianisme.
C'est ainsi que la figure du jeune Hegel, qui joue un rôle épi-
sodique chez Kuno Fischer et chez Haym, devient peu à peu le
centre d'intérêt de la recherche consacrée à Hegel. Les projets
et les notes de Hegel, pour la plupart non destinés à l'impression,
sont interprétés d'une manière toujours plus tranchante, de façon
qu'à travers eux puisse naître l'image d'un philosophe cc authen-
tiquement allemand », ce qui veut dire mystico-irrationaliste,
agréable au fascisme. Le sommet de cette évolution est caractérisé
par la monographie de Th. Haering sur Hegel (premier volume
paru en 1929).
Bien que nous ayons atteint ici, dans l'histoire de la philosophie
allemande, le sommet de la falsification de l'ceuvre de Hegel, ce
mouvement a été propice à la publication tardive des manuscrits de
jeunesse de Hegel, jusque-là dispersés, inconnus ou oubliés. De
cette manière, nous commençons à disposer d'un certain aperçu
du matériel relatif à l'évolution du jeune Hegel.
Voici les plus importantes de ces publications, sur lesquelles
nous devrons revenir sans cesse dans notre recherche concrète
concernant l'évolution du jeune Hegel :

Hegels Theologische Jugendfchriften, Tübingen, 1907, édité par


Hermann Nohl (désormais cité : Nohl).
Die Verfa.uung Deutschlandf et System der Sittlichk._eit, tous deux
édités dans les Schriften \f:ir Politik.. und Rechtsphilosophie Hege/J
par G. Lasson, Leipzig, 192 3 (désormais cité : Lasson).
Jenenser Logit Metaphysik.. und Naturphilosophie Hegels, édité
par G. Lasson, Leipzig, 192 3 (désormais cité : Jenenser Logik._).
Les cours donnés par Hegel à l'époque qui précède directement
la Phénoménologie de l'esprit ont paru sous le titre : Jenemer
Realphilosophie, vol. I et II, édité par J. Hoffmeister, Leipzig,
1 9 3 1 (désormais cité : Realphilosophie ).
Dok..umente \,U Hegels Entwick._lung, édité par J. Hoffmeister, Stutt-
gart, 1 9 36 (désormais cité : H offmeister) 1•

Toutes ces publications fournissent un matériel assez riche et


presque non utilisé jusqu'à aujourd'hui sur l'histoire de la genèse
1. Cf. dans notre Introduction la mise à jour de cette bibliographie (N.d. T.).
Introduction 61
de la dialectique hégélienne. Le travail qui porte sur cette histoire
est parfois facilité par le travail philologique qui a été réalisé à
l'occasion de l'édition et de l'utilisation de ces textes. Nohl, Hoff-
meister, Haering, Rosenzweig et d'autres ont mené, sur la base
des lettres et des manuscrits datés avec certitude, une recherche
précise concernant la datation des manuscrits de Hegel. Ils ont
établi une chronologie précise des transformations de son écriture,
et, avec l'aide de ces points d'appui, ils ont daté, en partie exac-
tement en partie approximativement, les manuscrits isolés. En
attendant de pouvoir contrôler cette chronologie, nous devons
l'accepter comme base de la nôtre, à moins que des objections
philosophiques importantes ne s'y opposent.
Cependant, cela ne signifie pas que nous possédions tous les
documents sur l'évolution de la jeunesse de Hegel en général ou
qu'ils soient disponibles dans des conditions scientifiquement
utilisables. Les premiers éditeurs des œuvres posthumes de Hegel
ont usé de ce matériel avec une légèreté et une négligence inouïes.
Une partie des plus importants manuscrits de Hegel est, à ce qu'il
semble, définitivement perdue. Ainsi en est-il par exemple des
premiers manuscrits économiques de la période de Francfort,
et surtout du grand commentaire des œuvres de Steuart. Nous
verrons clairement dans le deuxième chapitre quelle perte repré-
sente, précisément, la disparition de ce manuscrit pour la recherche
concernant 1' évolution des conceptions économiques de Hegel.
Rosenkranz, qui l'a encore eu entre les mains, n'avait aucune idée
de l'importance de l'économie pour les conceptions de Hegel.
D'après ses seules remarques, nous ne pouvons nous en faire la
moindre idée. Nous sommes donc réduits, en ce qui concerne
justement un point décisif de l'évolution de Hegel, à des combi-
naisons, à des conclusions tirées d'observations éparses ou d'œuvres
ultérieures.
Mais dans les manuscrits que Rosenkranz a publiés en totalité
ou en partie, les bases d'une utilisation scientifique sont aussi très
précaires. Il a par exemple, dans sa biographie de Hegel, reproduit,
certes seulement en partie, des notes relatives à l'histoire et prises
par Hegel pendant la période de Berne, des remarques philoso-
phiques qui datent de la période d'Iéna, mais sans dire à quelle
phase de ces périodes les remarques en question appartiennent.
Il n'aurait pas été difficile de le déterminer, pour lui qui a eu les
manuscrits sous les yeux. Par suite de la perte des manuscrits, nous
sommes aujourd'hui réduits à des combinaisons. La signification
62 Le jeune Hegel
réelle des remarques publiées pour l'évolution de Hegel est très
grande, parfois même déterminante. Ainsi les notes de Berne
contiennent-elles quelques remarques sur la Révolution française.
A ce propos, il serait très important de déterminer la chronologie
précise, pour repérer les différentes étapes des positions que Hegel
a prises en ce qui concerne ces questions : pour voir par exemple
à quels événements de la Révolution française ces positions consti-
tuent une réaction immédiate. Il serait encore plus important
de connaître la chronologie précise des notes philosophiques
d'Iéna. Comme on le sait, Hegel s'attaqua, à Iéna, d'abord avec
Schelling, à Kant et à Fichte, pour se tourner ensuite également,
dans l'introduction à la Phénoménologie de l' Esprit, contre Schel-
ling lui-même. Ces notes d'Iéna contiennent des remarques cri-
tiques sur les élèves de Schelling, et également sur Schelling
lui-même. Il est clair que c'est précisément sur ce point que la
connaissance exacte du moment où Hegel s'est tourné d'une
manière nettement critique contre Schelling, en un temps où il ne
s'était assurément pas encore manifesté ouvertement contre lui,
ferait apparaître l'évolution de la jeunesse de Hegel d'une manière
beaucoup plus concrète qu'il n'est encore objectivement possible
de le faire aujourd'hui. Dans l'utilisation d'un tel matériel, on ne
peut donc considérer comme base sûre que la période générale
de la genèse.
Cependant, malgré toutes ces lacunes et carences, nous avons
à notre disposition pour l'évolution de la jeunesse de Hegel un
matériel relativement important. Et dès lors que le néo-hégélianisme
fascisant a exploité cette période pour composer un Hegel irra-
tionaliste et favorable au fascisme, ce n'est pas une tâche ines-
sentielle que de confronter ces falsifications de l'histoire avec les
faits historiques réels. Cela d'autant plus que les voix de cc la
science la plus récente » ont aussi pénétré dans la littérature
marxiste, en profitant du fait que les marxistes ne se sont jusqu'ici
quasi pas occupés de l'évolution de la jeunesse de Hegel. Ainsi,
à r époque de r anniversaire hégélien de 19 3 1. les pseudo-
marxistes ont-ils accepté et propagé à la lettre l'interprétation
donnée par Dilthey de l'évolution de la jeunesse de Hegel.
Mais l'intérêt porté à cette évolution va au-delà de la destruc-
tion polémique des mensonges historiques du fascisme. Si on la
considère dans une perspective marxiste, on doit voir qu'elle
constitue une phase très importante de l'histoire de la genèse de
la dialectique en Allemagne. Il n'est pas non plus superflu, pour
Introduction

la compréhension marxiste correcte de l'œuvre de maturité de


Hegel, de savoir par quels chemins il a atteint ses conceptions.
Son attitude à l'égard de ses prédécesseurs, Kant, Fichte et Schel-
ling, apparaît dans un éclairage plus concret qu'auparavant. La
légende de la relation de Hegel avec le romantisme se révèle dans
toute son inanité et son inconsistance. En un mot - et d'une
manière qui est de toute façon claire pour un marxiste - : on peut
comprendre incomparablement mieux le Hegel ultérieur si l'on a
suivi l'histoire de la genèse de son système et si l'on ne met pas
en liaison et en opposition d'une manière immédiate, comme c'est
le cas dans le traitement de l'histoire de la philosophie par Hegel
lui-même, les œuvres de maturité de Schelling et de Hegel, sans
rechercher leurs genèses respectives.
Mais l'histoire de l'évolution de la philosophie hégélienne
soulève en même temps les grandes questions historiques à travers
lesquelles s'est formée la base générale de la philosophie classique
en Allemagne, la base du déploiement de la méthode dialectique
au cours de cette évolution, jusqu'à la compréhension hégélienne
de la dialectique. Le présent travail ne prétend pas développer dans
toute son ampleur cette question extraordinairement vaste, même
pas la poser dans son rapport avec l'évolution personnelle de
Hegel. Il se limitera seulement à une composante de cette évolu-
tion, la composante historico-sociale.
Car dans la genèse de la dialectique au sein de la philosophie
classique allemande, un rôle directement décisif est joué par la
crise d'évolution qui règne alors dans la science de la nature, par
les découvertes extrêmement importantes qui bouleversent les
principes jusqu'alors admis par cette science, par la naissance de la
chimie, par le fait que différentes sciences de la nature posent des
problèmes génétiques, etc. Engels décrit de manière très détaillée
dans son livre sur Feuerbach l'influence de ce bouleversement des
sciences de la nature sur la crise de la pensée métaphysique et sur
le fait que la philosophie est entraînée vers une saisie dialectique
de la réalité.
Ce processus d'évolution très important n'a pas encore ete
jusqu'à présent réellement étudié dans sa totalité. L'histoire bour-
geoise de la philosophie a longtemps considéré avec une condes-
cendance hautaine les cc spéculations de la philosophie de la nature »
qu'a élaborées la philosophie classique allemande. Au milieu et à la
fin du XIXe siècle, Marx et Engels étaient les seuls à avoir vu et
apprécié les problèmes réels de cette période, en dépit de leur
Le jeune Hegel
apparence non seulement idéaliste, mais souvent carrément
absurde et mystique. Engels écrit à ce propos dans la préface de
l'Anti-Dühring :
Il est beaucoup plus facile, avec la plèbe sans idée à la Karl
Vogt, d'attaquer la vieille philosophie de la nature que d'appré-
cier sa signification historique. Elle contient une bonne part de
non-sens et de fantaisie, mais pas plus que les théories non-
philosophiques contemporaines des naturalistes empiristes, et le
fait qu'elle contienne aussi beaucoup de choses intelligentes et
sensées commence à être compris depuis la propagation de la
théorie de l'évolution [...). Les philosophes de la nature sont à
la science de la nature consciemment dialectique ce que les uto-
pistes sont au communisme moderne.
La recherche marxiste concernant ces connexions suppose une
ample et profonde connaissance de l'histoire concrète de 1' évolu-
tion de toutes les sciences de la nature. L'auteur de ce livre ne
s'estime pas compétent pour seulement aborder ces questions. Ces
remarques ne visent qu'à faire apparaître au lecteur l'inévitable
unilatéralité de la présente étude et la nécessité de la compléter.
Ce n'est pas seulement pour les raisons déjà citées que ce complé-
ment est nécessaire, important et actuel. Il faut encore ajouter
que la philosophie réactionnaire contemporaine de la période
impérialiste est beaucoup plus positive dans son rapport avec la
philosophie de la nature que ne 1' étaient les philosophies anté-
rieures. Cependant, par ce changement, la question n'est que plus
embrouillée et déformée. Car ceux qui jugent aujourd'hui d'une
manière positive la philosophie de la nature retiennent justement
de celle-ci son aspect absurde, son côté mystique, son élément
scientifiquement réactionnaire, et veulent de cette façon l'utiliser
d'une manière générale comme un moyen de combat contre la
conception scientifique de la nature. La recherche visant à mettre
au jour la connexion réelle existant entre 1' évolution de la science
de la nature à cette époque et la naissance de la méthode dia-
lectique implique donc en même temps une lutte contre les théo-
ries anti-scientifiques du fascisme et de ses précurseurs.
Notre étude s'occupera d'un autre ensemble de questions,
extrêmement importantes elles aussi, relatives à l'histoire de la
genèse de la dialectique dans la philosophie classique allemande,
à savoir l'influence et les effets des grands événements socio-
politiques, en particulier ceux de la Révolution française, sur le
développement de la pensée dialectique en Allemagne.
Introduction

L'histoire des influences exercées par la Révolution française


sur l'Allemagne constitue également un domaine qui est encore
loin d'avoir été suffisamment exploré. Les historiens bourgeois,
particulièrement après I 848, se sont toujours efforcé d'enfouir
dans r oubli le plus complet toutes les tendances démocra-
tiques et révolutionnaires de la vie allemande. Nous savons
aujourd'hui extraordinairement peu de choses des nombreux
Allemands qui se sont ralliés immédiatement à la Révolution
française. Georg Forster est le seul qui, parce qu'il était déjà
antérieurement connu de tous comme naturaliste et publiciste,
ne soit pas tombé complètement dans l'oubli, bien qu'une étude
réellement marxiste concernant son activité et ses œuvres manque
encore aujourd'hui. Mais Forster n'est qu'un cas parmi d'autres,
et une véritable vue d'ensemble de l'influence de la Révolution
française ne serait possible que si l'on se livrait à un examen de ces
faits autant en extension qu'en profondeur. On devrait naturelle-
ment essayer d'examiner également l'état d'esprit des larges
couches populaires. On peut voir clairement par exemple, à travers
les Mémoires de Goethe - malgré l'extrême prudence de sa
manière de s'exprimer -, à quel point l'opinion générale fut
bouleversée par les événements qui se produisaient en France.
Mais une telle recherche ne peut jamais négliger le retard de
l'Allemagne à cette époque, aussi bien au point de vue économique
et social qu'au point de vue politique. Les déclarations isolées et
les prises de position des Allemands à l'égard de la Révolution
française doivent toujours être envisagées à partir de ce point de
vue. On ne peut donc pas appliquer directement et d'une manière
mécanique les catégories politiques, qui sont nées et se sont déve-
loppées en France même comme des conséquences nécessaires des
luttes de classes réelles, aux reflets idéologiques suscités par ces
événements dans l'Allemagne restée en retard. Que l'on pense par
exemple au fait qu'en France même, les Girondins ont longtemps
pris part aux assemblées du Club des Jacobins, et que c'est seule-
ment l'intensification des luttes de classes réelles qui a produit
la différenciation nette et claire des partis. C'est pourquoi il serait
mécanique et faux de vouloir caractériser les attitudes et les décla-
rations isolées des Allemands au moyen des étiquettes politiques
de la Révolution française elle-même, alors que la vraie différen-
ciation sociale ne s'est formée en Allemagne que beaucoup plus
tard.
A cela s'ajoute encore un autre problème extrêmement impor-
66 Le jeune Hegel
tant, le problème central de la révolution bourgeoise en Allemagne.
Il est bien connu que Lénine a vu dans l'établissement de l'unité
nationale des Allemands le problème central de cette révolution
en Allemagne. Or, l'enthousiasme pour la Révolution française
a nécessairement engendré un puissant élan de sentiment national
en Allemagne, une forte tendance à la liquidation du morcelle-
ment des petits États féodaux et absolutistes et de l'impuissance
nationale, une profonde aspiration à une Allemagne libre, unifiée
et forte. Cependant, les bases historiques de ces tendances recèlent
en elles-mêmes une contradiction insoluble. Marx écrit, à propos
de la lutte de libération des Espagnols contre Napoléon, qu'en
elle - comme en chaque mouvement de libération semblable à
cette époque - cc la réaction s'accouple à la rég~nération ». Ce
jugement profond de Marx est parfaitement vrai pour l'Allemagne
d'alors. D'une part, les guerres révolutionnaires de la République
française se transforment nécessairement en guerres de conquête;
et si les conquêtes napoléoniennes, particulièrement en Rhénanie,
suppriment les vestiges féodaux et accomplissent ainsi objective-
ment les tâches de la révolution bourgeoise, ces conquêtes, néan-
moins, doivent nécessairement favoriser en même temps la désu-
nion et l'impuissance du peuple allemand. D'autre part, par suite
du retard social de l'Allemagne, les mouvements nationaux sont
imprégnés d'une mystique réactionnaire. Ils ne sont pas en mesure
de secouer d'une manière révolutionnaire le joug des petits princes,
pour organiser une résistance démocratique et nationale contre
la conquête napoléonienne. Ils sont même si faibles qu'ils ne sont
pas capables de soulever cette question et de tenter d'organiser
la résistance nationale avec l'alliance et sous la direction des monar-
chies réactionnaires de Prusse, d'Autriche, etc. C'est pour cette
raison qu'ils doivent se transformer objectivement et par une
nécessité historique en protecteurs du mouvement réactionnaire qui
a dominé toute l'Allemagne après la chute de Napoléon.
Nous trouvons ces contradictions objectives dans la vie, dans la
pensée et dans l'activité de tous les Allemands éminents de cette
époque. Qu'il s'agisse de chefs d'armée ou d'hommes d'État
comme le baron von Stein, Gneisenau ou Scharnhorst, de poètes
comme Goethe ou Schiller, de philosophes comme Fichte ou
Hegel : toute leur œuvre est dominée par ces contradictions et
leur caractère insoluble.
La présentation historique de cette période doit donc accomplir
la double tâche complexe consistant à maintenir constamment
Introduction

présent au regard le grand événement mondial et historique en


même temps que son reflet déformé dans l'Allemagne en situation
de retard. Dans L'idéologie allemande, Marx a clairement exprimé
cette connexion à propos de Kant, dans la pensée duquel il trouve
un écho cc en Allemagne du libéralisme français qui s'appuie sur de
réels intérêts de classe >>; et il ajoute aussitôt qu'en raison du retard
de l'Allemagne, on trouve chez cet auteur une déformation essen-
tielle des problèmes.
Kant, poursuit Marx, isola pour cette raison cette expression
théorique des intérêts qu'elle exprimait. Des déterminations de la
volonté de la bourgeoisie française, motivées par la situation
matérielle, il fit de pures auto-déterminations de la « volonté
libre ,,, du vouloir en tant que tel, du vouloir humain, et trans-
forma ainsi cette volonté en déterminations conceptuelles pure-
ment idéologiques et en postulats moraux.
Marx a révélé ici avec une acuité incomparable une des raisons
essentielles pour lesquelles l'évolution de la philosophie en Alle-
magne devait être nécessairement idéaliste. Par là même il indique,
avec la même acuité et la même clarté, les inévitables déforma-
tions des problèmes que l'idéalisme philosophique devait entraîner.
Toutefois, on n'a nullement épuisé les problèmes historiques
de cette période de l'histoire de la philosophie par cette manière
de déduire génétiquement le caractère idéaliste de la philosophie
classique allemande, ni par une telle critique, énergique, des fai-
blesses idéalistes de cette dernière. Marx lui-même, dans ses
Thèses sur Feuerbach, souligne nettement le côté positif de l'idéa-
lisme classique. Après une critique du caractère simplement intuitif
du vieux matérialisme, il écrit :
C'est pour cette raison que l'idéalisme, contrairement au maté-
rialisme, développe le côté actif, - mais seulement de manière
abstraite, car naturellement, il ignore l'activité comme telle,
réelle et sensible.
C'est ainsi que Marx exprime les principes essentiels d'une cri-
tique juste, féconde et authentiquement historique de la philosophie
hégélienne, une critique comme celle qu'il nous a donnée lui-
même dans ses ceuvres de jeunesse et comme celle que, plusieurs
décennies plus tard, Lénine nous a livrée dans ses géniales
remarques sur les ceuvres de Hegel.
La tâche de l'historien de la philosophie classique allemande
consiste donc à dégager concrètement l'influence, fructueuse pour
68 Le jeune Hegel

la dialectique, de ce cc côté actif ». Il doit montrer en même temps


comment, à la suite de la réflexion des grands événements histo-
riques mondiaux dans l'Allemagne restée en retard, cette abstrac-
tion idéaliste est née de r activité réelle des hommes et comment,
à travers cette réflexion abstraite et relativement déformée de la
réalité, ont été saisis d'une manière géniale des principes généraux
déterminés de l'activité, du mouvement, etc. Car la tâche de l'histo-
rien de la philosophie serait très simple, unilatérale et limitée, si
elle se réduisait à constater les conséquences négatives du retard
de l'Allemagne. Le rôle historique joué par la philosophie clas-
sique allemande dans la pensée humaine est un fait historique qui
doit également être déduit de façon marxiste des conditions sociales
concrètes de cette époque.
C'est ainsi que Marx et Engels ont critiqué la philosophie clas-
sique allemande. Mais leur enseignement, également en ce domaine,
a disparu au cours de la ne Internationale. Ici aussi, ce n'est
qu'avec Lénine que l'orientation de Marx fut reprise, renouvelée
et poursuivie. Il écrit, à propos de la critique que ses contempo-
rains adressaient à Kant :
1. Plekhanov critique le kantisme (et 1' agnosticisme en géné-
ral) plutôt d'un point de vue vulgairement matérialiste que dialec-
tiquement matérialiste, dam la mesure où il ne fait que rejeter
a limine leurs raisonnements sans les rectifier (comme Hegel recti-
fiait Kant) par un approfondissement, une généralisation, un
élargissement, en montrant l'enchaînement et les transitiom de tous
les concepts.
2. Les marxistes critiquaient (au début du xx• siècle) les kan-
tiens et les disciples de Hume plutôt à la manière de Feuerbach
(et de Büchner) qu'à celle de Hegel.
Il est clair que ces importantes remarques de Lénine s'appliquent
parfaitement aussi à la méthodologie du traitement historique et
critique de la philosophie hégélienne.
Dans une lettre, Engels a bien montré, d'une manière convain-
cante, comment l'hégémonie philosophique passa successivement
d'Angleterre en France et de France en Allemagne, comment
même dans le domaine de la philosophie, ce n'est aucunement le
pays le plus développé économiquement et socialement qui a tou-
jours joué le rôle directeur, comment dans les pays particuliers
r apogée du développement économique ne coïncide aucunement
avec celle de la philosophie, comment donc dans ce domaine égale-
ment règne la loi du développement inégal.
Introduction

Ce qui est fructueux et génial dans la philosophie classique alle-


mande se rattache de la manière la plus étroite au reflet théorique
qu'elle donne des grands événements mondiaux de cette période.
De la même manière, les côtés faibles, non seulement de la
méthode idéaliste en général, mais aussi de son application
concrète à certains points, reflètent la situation de retard de l'Alle-
magne. C'est à partir de cette interaction très compliquée qu'il
faut constituer l'enchaînement dialectique vivant de l'évolution de
la philosophie classique allemande.
Répétons-le : les événements historiques centraux, ceux dont
nous devons rechercher ici les reflets, sont la Révolution fran-
çaise et les violentes luttes de classes qui l'ont suivie en France,
avec leur influence sur les problèmes qui sont propres à la situa-
tion intérieure de l'Allemagne. On peut dire en général que l'im-
portance des grands représentants idéologiques de cette période
est à la mesure de l'intérêt qu'ils portent aux événements histo-
riques internationaux. La philosophie de Fichte a été intérieure-
ment déchirée par le caractère insoluble des contradictions de la
Révolution nationale-démocratique en Allemagne. Par contre,
l' œuvre littéraire de Goethe, la Phénoménologie de l' Esprit et la
Logique de Hegel ont exercé dès leur apparition un effet décisif
sur toute l'évolution idéologique.
Mais la position de Hegel dans cette évolution, l'intérêt qu'il
porte aux événements historiques les plus importants et les plus
significatifs de son époque, constituent encore un trait particulier
qui le distingue de tous ses contemporains dans le domaine de la
philosophie. Hegel n'est pas seulement celui qui, en Allemagne,
a la plus haute et la plus juste compréhension de la Révolution
française et de la période napoléonienne; il est également le seul
penseur allemand qui se soit penché sérieusement sur les pro-
blèmes de la révolution industrielle en Angleterre; le seul qui ait mis
en rapport les problèmes de l'économie classique anglaise avec
ceux de la philosophie et de la dialectique. Marx montre dans
L'idéologie allemande que les idées économiques ont été reformulées
par les matérialistes français d'une manière abstraite et philo-
sophique, correspondant aux besoins idéologiques de la bourgeoisie
qui se préparait à la révolution. Il montre en outre comment ces
idées sont ensuite retournées en Angleterre pour y recevoir une
formulation économique plus concrète, qui devait cependant
conduire nécessairement, chez les idéologues de la bourgeoisie
déjà dominante, à un complet affadissement philosophique (voir
Le jeune Hegel
Marx à propos de Bentham). D'autre part, l'opposition, composée
de couches très diverses, qui se manifesta vis-à-vis des effets
sociaux et économiques de l'expansion du capitalisme, constitue
un des éléments les plus importants qui ont suscité le romantisme.
Dans la conception dialectique de ces problèmes, Hegel est aussi
éloigné de la platitude benthamienne que de la fausse et réaction-
naire «profondeur n romantique. Il s'efforce plutôt de concevoir
théoriquement la vraie structure interne, les véritables forces
montantes de son temps, du capitalisme, et de fonder la dialec-
tique de son mouvement.
Il serait faux de limiter cette tendance de la philosophie de
Hegel à ses analyses explicites et immédiates des problèmes de la
société capitaliste. Ces analyses déterminent plutôt la structure de
son système, la spécificité et la grandeur de sa dialectique. Nous
trouvons justement ici une des sources les plus importantes de sa
supériorité philosophique et dialectique par rapport à ses contem-
porains. Notre étude se propose de présenter, au moins par
quelques indices et esquisses, cette relation réciproque à propos
de l'évolution du jeune Hegel. Nous comptons montrer que c'est
l'analyse de l'économie politique, de la situation économique de
l'Angleterre, qui l'a guidé pour trouver son chemin vers la dia-
lectique et sortir du labyrinthe des idéaux révolutionnaires dans
lequel il s'était égaré à un moment de crise décisif de son évolu-
tion. Et nous essayerons d'indiquer concrètement la grande impor-
tance, chez le jeune Hegel, de la compréhension des problèmes
économiques pour la naissance de la pensée consciemment dialec-
tique.
Cette interprétation de la philosophie de Hegel n'est rien de
plus que la tentative d'appliquer à l'évolution de sa jeunesse l'in-
terprétation géniale que Marx a exposée en 1 844 dans ses
Manuscrits économico-philosophiques :
La grandeur de la Phénoménologie de Hegel( ... ) consiste d'abord
en ceci : Hegel conçoit la production de l'homme par lui-même
comme un processus (... ); il saisit donc la nature du travail et
conçoit l'homme objectif, véritable parce que réel, comme résultat
de son propre travail.

Marx montre ici à quel point la philosophie hégélienne est un


mouvement de pensée analogue à celui de r économie classique
anglaise. Sans doute les problèmes concrets des sociétés bour-
geoises apparaissent-ils, dans cette économie, sous forme de lois
Introduction 71
économiques concrètes, alors que Hegel ne nous donne que le
reflet abstrait (idéaliste} des principes généraux de ces sociétés;
il est pourtant le seul, d'un autre côté, à saisir le caractère dia-
lectique de leur mouvement, et à progresser à partir de lui vers la
dialectique générale. (Je doi~ rappeler une nouvelle fois au lecteur -
nous l'avons déjà souligné - que nous n'abordons par là qu'un
aspect de la genèse de la dialectique hégélienne.}
Grâce aux explications que nous avons apportées jusqu'à pré-
sent, il sera clair pour le lecteur que cette grandiose conception
de la dialectique de la société humaine est à vrai dire une dialec-
tique idéaliste, avec tous les défauts, les limitations et les défor-
mations que l'idéalisme doit nécessairement introduire dans une
conception de la dialectique. La tâche de cette étude est précisé-
ment de faire apparaître concrètement l'interaction vivante des
aspects importants et des côtés faibles de la genèse de la dialec-
tique hégélienne dans ses étapes particulières. L'auteur espère que
des travaux suivront bientôt, qui compléteront et corrigeront le
caractère unilatéral de sa problématique historique, qui s'occupe-
ront de l'influence des sciences de la nature sur la naissance de la
dialectique hégélienne. Ce n'est qu'en présence de tels travaux que
nous aurons une vue d'ensemble claire de l'évolution de Hegel
dans son intégralité. Certains points de notre travail, en raison du
caractère nécessairement unilatéral de sa problématique, pourront
être probablement concrétisés et améliorés. L'auteur espère cepen-
dant avoir présenté correctement, dans ses traits fondamentaux,
l'évolution de Hegel, dans la mesure où il est possible de la
comprendre à partir du matériel déjà connu.
Notre étude a atteint son but si elle a mis en évidence une
perspective méthodologique concernant l'histoire de la philo-
sophie, dont l'importance dépasse de loin le cadre d'une intro-
duction à une juste compréhension de l'évolution de jeunesse de
Hegel. Nous pensons à la relation intime existant entre économie
et philosophie, entre économie et dialectique. Les exposés d'his-
toire de la philosophie furent entraînés, au cours du temps, d'une
manière de plus en plus accentuée, à dépasser la problématique
philosophique au sens étroit pour découvrir et faire apparaître des
connexions plus profondes, à diriger l'attention sur l'évolution
historique de la pensée humaine au sein du vaste ensemble consti-
tué par l'approche scientifique de la réalité concrète. A ce point
de vue, les sciences naturelles eurent et ont encore évidemment
une importance de premier ordre. La recherche consacrée à l'inter-
72 Le jeune Hegel
action existant entre la science de la nature d'une part, la méthodo-
logie philosophique, la théorie de la connaissance et la logique
d'autre part, a produit des résultats qui ne sont pas non plus
négligeables, bien qu'elle ait toujours souffert d'avoir considéré
l'agnosticisme de Kant, de Hume ou de Berkeley comme un
sommet et un critère méthodologique, et par suite d'avoir négligé
les rapports réciproques et compliqués qui relient la dialectique
philosophiquement consciente, même si elle est idéaliste (la phi-
losophie allemande de la nature), à la dialectique qui, constituant
une excroissance de la pratique des sciences de la nature, n'est pas
réfléchie sur le plan de la théorie de la connaissance (Lamarck,
Darwin, etc.). Par contre, le rapport méthodologique entre la
philosophie et le travail théorique qui tend à dominer les phé-
nomènes sociaux est resté jusqu'à aujourd'hui presque totalement
inexploré.
Nous croyons que ce n'est pas un hasard. La situation sociale
elle-même et son évolution en sont la cause. Tandis qu'aux débuts
de l'économie bourgeoise les grands représentants de la nouvelle
science reconnaissaient en elle la science fondamentale de la vie
sociale et voyaient, avec une liberté d'esprit authentique et naïve,
des relations entre les hommes dans les catégories économiques,
par la suite la méthodologie des sciences sociales fut influencée,
d'une manière toujours plus profonde et décisive, par la fétichi-
sation des catégories économiques que l'évolution du capitalisme
réalisa avec une nécessité objective et d'une manière de plus en
plus accentuée. La méthodologie travailla de plus en plus exclu-
sivement avec ces catégories fétichisées, sans accéder aux rapports
entre les hommes (ni à leurs rapports avec la nature, médiatisés
par ceux qu'ils entretiennent entre eux); de science fondamentale
de la vie sociale, elle devint - cette évolution est parallèle à celle
que l'on vient de décrire, et elle en est en grande partie une consé-
quence - une des nombreuses sciences particulières étroitement
spécialisées. Et comme la philosophie aussi a alors choisi princi-
palement la voie de la spécialisation et de la transformation en
une science particulière, il est naturel que les philosophes n'aient
jamais eu l'idée d'enrichir leur point de vue méthodologique par
l'étude particulière de l'évolution des catégories économiques.
Répétons que les anciens économistes avaient une attitude dif-
férente à l'égard de ces questions. Galiani écrivait : cc La valeur
est un rapport entre personnes », et, à l'époque de la dissolution
de l'école de Ricardo, ce caractère des catégories économiques fut
Introduction 73
encore consciemment et fortement mis en évidence, par exemple
par Th. H odgskin. Cette importante connaissance n'est toutefois
qu'une demi-vérité. Citant le mot de Galiani, Marx le commente
ainsi : cc Il aurait dû ajouter : rapport caché sous un voile réifié
(dinglich) n; dans son analyse critigue de H odgskin, il écrit :
Hodgskin dit donc en d'autres termes : les effets d'une forme
sociale déterminée de travail sont attribués à la chose, au produit
de ce travail; le rapport lui-même est imaginé sous une forme
réifiée. Nous avons vu que c'est là un caractère spécifique du
travail fondé sur la production de marchandises, sur la valeur
d'échange, et que ce quiproquo se montre dans la marchandise,
dans l'argent (ce que Hodgskin ne voit pas), et encore plus puis-
samment dans le capital. Les effets que produisent les choses, en
tant que moments objectifs du processus de travail, leur sont
attribués, sous la forme du capital, en tant que leur appartenant
dans leur personnification, dans leur autonomie à !'égard du tra-
vail. Elles cesseraient de produire ces effets si elles cessaient de
se comporter à l'égard du travail sous cette forme aliénée. Le
capitaliste en tant que capitaliste est simplement la personnification
du capital, ce dernier étant le produit du travail doté d'une volonté
propre, d'une personnalité, en opposition au travail lui-même.
Hodgskin interprète cela comme une illusion purement subjective,
derrière laquelle se dissimulent la duperie et l'intérêt des classes
exploiteuses. Il ne voit pas comment le mode de représentation
naît du rapport réel lui-même, comment celui-ci n'est pas l'expres-
sion de celui-là, mais bien inversement 2.
Ainsi, nous nous trouvons au centre du rapport réciproque exis-
tant entre les catégories économiques et philosophiques : les caté-
gories dialectiques des sciences sociales apparaissent comme des
reflets théoriques de la dialectique qui se déroule objectivement
dans la vie des hommes, indépendamment de leur savoir et de leur
volonté, et dont l'objectivité fait de la réalité sociale une cc seconde
nature n. Une réflexion plus étendue montre de plus que c'est
précisément dans cette dialectique de r économie, si elle est cor-
rectement comprise, que les rapports fondamentaux entre les
hommes, les plus originels et les plus décisifs, parviennent à l'ex-
pression; que précisément se trouve ici le terrain où la dialectique
de la vie sociale peut être étudiée sous sa forme non mystifiée. Il
n'est par suite aucunement fortuit que coïncident l'heure de la
naissance du matérialisme dialectique - du point de vue de la
2. MARX, Theorien über den Mehrwerl, Stuttgart, 1921, vol. III, p. 3 l4 sq.
74 Le jeune Hegel
théorie de la science - et celle de la découverte de cette dialec-
tique de la vie économique. La « géniale esquisse 11 de Engels
sur les catégories économiques dans les Annales franco-allemandes
et les Manuscrits économico-philosophiques de Marx caractérisent
clairement ce commencement. Et il n'est non plus aucunement
fortuit que dans cette dernière œuvre nous soit donnée r analyse
de la nature dialectique des conceptions des économistes classiques
d'une part, et d'autre part des fondements économiques de la
Phénoménologie de /'Esprit de Hegel.
Le lecteur verra que ces exposés de Marx sont décisifs pour
p.otre étude. Mais si nous en avons parlé d'une manière quelque
peu détaillée, c'est aussi pour la raison qu'une porte s'y ouvre,
pensons-nous, vers un élargissement méthodologique fructueux
de l'histoire de la philosophie. Notre étude recherche l'interaction
qui s'exerce entre révolution des conceptions économiques de
Hegel et sa dialectique purement philosophique, et nous espérons
avoir réussi, grâce à ce nouveau point de vue, à découvrir scien-
tifiquement des relations qui n'avaient pas encore été reconnues,
ou qui avaient été considérées de manière inadéquate.
Mais cette problématique est-elle limitée à Hegel? Est-il le seul
grand penseur dans l'œuvre duquel l'économie occupe une place
importante? Celui qui connaît la philosophie anglaise répondra
tout de suite et catégoriquement par la négative à une telle ques-
tion. Il connaît l'importance des rapports existant entre Hobbes
et Petty; il sait que Locke, Berkeley et Hume étaient aussi des
économistes, qu'Adam Smith a aussi été philosophe, que les
conceptions sociales de Mandeville sont inséparables de ses
connaissances économiques, etc. Mais en même temps, il sait
aussi que la connexion méthodologique de l'économie et de la
théorie de la connaissance de Locke constitue un domaine qui
n'a pas encore été étudié, que la littérature s'est jusqu'à présent
limitée à établir par la biographie cette réunion en une personne
de l'économie et de la philosophie, et à traiter ensuite séparément
les deux champs d'activité de ces penseurs.
Bien entendu, de telles connexions n'existent pas seulement
dans la philosophie anglaise. Depuis Platon et Aristote, même
depuis Héraclite, il n'y a peut-être pas un penseur universel. pas
un véritable philosophe qui ait été tout à fait inattentif à cette
problématique. Et il n'est certes aucunement nécessaire que l'inté-
rêt porté aux rapports entre les hommes qui, dans les Temps
modernes, sont devenus objets de la science économique, ait été
Introduction 75
conçu consciemment par les penseurs en question sous la forme
de problèmes particuliers de l'économie; il suffit que, sous une
forme quelconque, ces rapports se soient man ifestés comme un
problème.
On se trouve ici - c'est du moins ce que croit l'auteur - devant
un champ d'étude concernant l'histoire de la philosophie qui est
nouveau et extrêmement fécond. C'est pourquoi l'auteur termine
ces remarques introductives en espérant que ce champ sera cultivé
très bientôt avec énergie, et que cette première tentative, visant
à découvrir de telles connexions, pourra rapidement être dépas-
sée par d'autres travaux, qui domineront mieux le sujet.
Chapitre premier

LA PÉRIODE RÉPUBLICAINE
DU JEUNE HEGEL
(BERNE 1793-1796)
1.

LA PÉRIODE cc THÉOLOGIQUE » DE HEGEL


UNE LÉGENDE RÉACTIONNAIRE

Comme c'est le cas pour la quasi-totalité des hommes impor-


tants de l'Allemagne de ce temps, l'esprit des Lumières constitue
le point de départ de l'évolution de Hegel. Ce fait constitue
comme d'autres un domaine étendu et peu exploré jusqu'à aujour-
d'hui du point de vue de l'histoire de la philosophie. L'histoire
de la littérature et de la philosophie allemandes s'est en effet
longtemps évertuée à ériger une muraille de Chine entre l'Aufk.la-
rung et la période classique. Déjà, le Sturm und Drang a été inter-
prété de façon entièreme·nt erronée en se trouvant mis en opposi-
tion diamétrale avec l'Aufklarung. Ce n'est que durant les dernières
décennies, quand la science historique a commencé à transformer
l'Aufk.larung elle-même dans un sens apologétique et réaction-
naire, que l'on s'est mis à accorder un peu plus d'importance à ces
relations en tâchant, grâce à une telle interprétation de l'Aufk.la-
rung, de réinterpréter plus aisément les œuvres des hommes de la
période classique dans un sens réactionnaire.
A ce propos, une histoire marxiste de la philosophie devra étu-
dier avec plus de soin le caractère de classe de l'Aufk.larung alle-
mande, ainsi que l'influence qu'a exercée l'esprit des Lumières
français et anglais en Allemagne. Elle devra mettre à jour les
oppositions de classes qui ont traversé l'Aufk.larung; car l'on voit
d'emblée que l'idéologie de l'Aufklarung en Allemagn~ a servi
aussi bien les buts de l'absolutisme féodal des petits Etats que
ceux de la bourgeoisie révolutionnaire occupée à s'organiser
idéologiquement. Marx a souligné cette opposition interne à
l' Aufk.larung dès L'idéologie allemande. Quant à la France, son
avance plus grande et sa différenciation de classes plus accentuée,
la plus grande détermination et la plus grande clarté de ses luttes
80 Le jeune Hegel
de classes y ont naturellement transformé les principaux repré-
sentants de l'esprit des Lumières en idéologues qui préparèrent
la révolution bourgeoise. Cette dernière ne se trouvant pas réel-
lement à l'ordre du jour en Allemagne, l'influence des représentants
français de l'esprit des Lumières y fut par là même plus diffuse et
plus éparse qu'en France.
L'absolutisme féodal et les idéologues qui le représentaient ont
souvent tenté d'exploiter certains aspects de l'Aufk../iirung au
profit de leurs propres buts. L'opposition à ces tentatives, en par-
ticulier l'opposition politique et sociale des Aufkliirer allemands,
fut bien plus faible qu'elle ne l'eût été dans un pays économique-
ment plus évolué. Ce trait caractérisant les Aufkliirer allemands
se reflète dans tous les domaines idéologiques ( weltanschaulichen
Gebieten). Tandis qu'en France, l'évolution se poursuit toujours
plus clairement en direction du matérialisme résolu de Diderot,
de d'Holbach et d'Helvétius, l'Aufkliirung allemande ne va géné-
ralement pas au-delà de l'idée d'une cc religion rationnelle ». Les
athées et les matérialistes constituent, dans l'Allemagne de ce
temps, l'exception : ce sont, comme J. Ch. Edelmann, la plupart
du temps des isolés, des solitaires. Le point le plus radical qu'aient
atteint les champions de l'Aufkliirung allemande consiste en un
panthéisme spinoziste. Et même l'aveu d'un tel panthéisme, tel
celui de Lessing dans sa vieillesse ainsi que celui du jeune Goethe,
provoque l'effroi et la terreur dans les rangs des Aufkliirer alle-
mands moyens. Il est extrêmement révélateur à ce propos que
Lessing n'ait pas fait part de ses conceptions spinozistes à
l'Aufkliirer allemand Moses Mendelssohn, avec qui il était par
ailleurs étroitement lié, et que, pour cette raison, Mendelssohn
ait été ébranlé au plus profond lorsque, après la mort de Lessing,
le spinozisme de celui-ci fut connu de tous, grâce à la publication
de l'entretien avec F. H. Jacobi.
Le cadre de cette étude ne permet évidemment pas que l'on y
inclue une recherche concernant I'Aufkliirung allemande elle-
même. Relativement à nos buts, il doit suffire de constater que
l'enseignement au séminaire de Tübingen, où le jeune Hegel passa
ses années d'études, fut donné dans le sens d'une Aufkliirung
adaptée aux conditions de la cour. Nous possédons depuis peu
une série d'extraits, publiés par Hoffmeister, desquels il ressort
clairement que le jeune Hegel était très intimement familiarisé
avec toute la littérature de l'esprit des Lumières allemand, français
et anglais. Ses études ultérieures de Berne montrent elles aussi
La période républicaine du jeune Hegel

qu'il s'est occupé de façon très minutieuse des écrits appartenant à


l'esprit des Lumières, sans se limiter à la science historique et à
la philosophie, mais en se penchant également sur la littérature de
cette période : ainsi, par exemple, un roman de Marivaux est cité
dans les extraits de Berne. Les AufkJiirer allemands constituent,
particulièrement au début, l'essentiel de ces lectures. Dans les
extraits de la période de Tübingen mentionnés ci-dessus, nous
trouvons la totalité des AufkJiirer allemands, y compris ceux
d'un moindre rang, non seulement recensés, mais encore traités
de façon plus ou moins détaillée. Au début de la période bernoise
en particulier, il est fait également référence de façon répétée et
détaillée à l'œuvre, alors très renommée, de Mendelssohn : Jeru-
salem. Les écrits et les poèmes de Lessing, en particulier Nathan
le Sage, sont très fréquemment mentionnés.
Mais le champ des lectures du jeune Hegel est loin de se limi-
ter à cela, même durant ses études à Tübingen. De ses études et
de ses notes, il résulte très clairement qu'il avait une connaissance
précise des grands représentants français de l'esprit des Lumières,
Montesquieu, Voltaire, Diderot, d'Holbach, Rousseau, et d'autres
encore. Ses études historiques doivent avoir été très approfondies
en particulier à Berne. Les extraits montrent très clairement qu'il
a étudié en profondeur les œuvres de Hugo Grotius, !'Histoire
indienne de Raynal, !'Histoire de la Grande-Bretagne de Hume,
Décadence et chute de l'empire romain de Gibbon. A cela s'ajoute la
lecture des œuvres historiques de Schiller, de divers articles de
Benjamin Constant et des écrits du révolutionnaire allemand
Georg Forster. On comprend que Hegel, dans les conditions
propres à la culture du temps, ait eu une connaissance très précise
des philosophes et historiens de !'Antiquité. Il est important de
constater à ce propos que son interprétation des œuvres des his-
toriens et des philosophes antiques relève dans sa totalité de
l'orientation' de l'esprit des Lumières franco-anglais. Le jeune
Hegel ne considère pas, lui non plus, comme nous le montrerons
en détail dans les exposés qui suivront, r antique république urbaine
(polis) comme un phénomène social passé, né et disparu dans des
conditions concrètes déterminées, mais bien comme l'éternel
modèle, r exemple inégalé d'une transformation actuelle de la
société et de l'Etat.
Tout cela rend déjà l'orientation des lectures du jeune Hegel
clairement perceptible. En ce qui concerne les luttes de tendances
qui déchirent l'ensemble de l'Aufk.liirung allemande, le jeune Hegel
82 Le jeune Hegel
se situe dans une mesure croissante aux côtés de r aile gauche démo-
cratique, qui critique et combat les aspects de l'Aufkliirung nés de
l'adaptation à l'absolutisme des petits États allemands. De
Tübingen à Berne, l'évolution des intérêts du jeune Hegel va dans
le sens d'une éviction croissante des Aufkliirer allemands par les
représentants français et anglais des Lumières. Et quand, durant
la période de Berne, il se réclame des Aufkliirer allemands, ceux-ci
appartiennent de plus en plus à l'aile radicale de ce mouvement.
Il est donc frappant et significatif de voir avec quelle fréquence
Hegel se réclame à cette époque de la critique de la religion, très
radicale dans le cadre de la situation allemande, que présente le
drame de Lessing déjà mentionné. Il est de même frappant et
caractéristique que son interprétation de la relation existant entre
le monde antique et son temps, formulée par le truchement de la
question du rapport de l'art antique et de l'art chrétien, reprenne
les thèses exprimées dans les Réflexions en provenance du Rhin
Inférieur de Georg Forster. Hegel a pris note d'extraits détaillés
de ce livre, et il est caractéristique de r orientation de ses éditeurs
modernes que Hermann Nohl, bien que contraint de reconnaître
le fait de leur existence, se garde cependant, pour rendre plus
difficile r estimation par le lecteur de leur importance en ce qui
concerne l'évolution de Hegel, de les reproduire dans son volume.
Nous devrons nous occuper plus tard et plus en détail d'un fait
surprenant : le jeune Hegel fut assez indifférent aux problèmes
philosophiques au sens étroit du terme. Certes, il a lu les philo-
sophes antiques, Spinoza et Kant, mais, parmi ses lectures de
Spinoza, seul le Traité théologico-politique, dont l'étude peut
très bien avoir été liée à ses études de critique de la religion et
d'histoire des religions, est attesté avec certitude.
Il faut encore mentionner dans cette perspective la lecture de
l' Histoire de l'Église de Mosheim, étant donné que tous les édi-
teurs et interprètes modernes de l'évolution du jeune Hegel
attribuent à cette lecture une importance extraordinaire, voulant
par là mettre en évidence son intérêt pour les questions religieuses
et théologiques. Nous discuterons cette question de façon détaillée
dans les exposés qui suivront. Qu'il nous suffise de mentionner
ici que les œuvres historiques de l'époque des Lumières que nous
avons mentionnées traitent souvent aussi de l'histoire des religions,
en particulier de celle du christianisme. Et tandis que Hegel ne
recopie du livre de Mosheim que des extraits relatifs aux faits, il
prend nettement position dans ses exposés en faveur de la
La période républicaine du jeune Hegel
sévère critique du christianisme contenue dans les écrits de Gibbon,
de Forster, etc. Le fait que Hegel, dans ce contexte, ait sans
doute étudié également les mystiques allemands (Maître Eckhart,
Tauler, etc.) ne prouve rien non plus en faveur des constructions
de Dilthey, de Nohl et consorts. Car, comme nous le verrons
également en détail par la suite, les sectes sont d'une grande impor-
tance pour la façon dont Hegel conçoit alors le christianisme. De
même qu'il a mis en lumière et critiqué le caractère sectaire du
christianisme primitif, il s'est aussi occupé durant cette période,
en témoignant d'un intérêt d'ordre historique et polémique, du pro-
blème des sectes ultérieures.
Toutefois, pour en revenir à la question des lectures philoso-
phiques du jeune Hegel, il nous faut naturellement parler de sa
connaissance de Kant, qui remonte avec certitude aux années
d'études de Tübingen. Pour cette phase de l'évolution et l'état
d'esprit de la jeune génération philosophique à ce moment, il est
cependant caractéristique que, chez le jeune Hegel comme chez le
jeune Schelling, la Critique de la Raison pratique se soit trouvée au
centre de leurs intérêts, mais plus encore chez Hegel que chez
Schelling. Pendant la période de Berne, il n'y a pas une seule
remarque de Hegel qui témoigne d'une analyse approfondie des
problèmes de la Critique de la Raison pure, des problèmes de la
théorie de la connaissance au sens strict du terme. Il ressort clai-
rement aussi de sa correspondance avec Schelling que le jeune
Hegel ne s'occupe qu'avec hésitation et peu d'intérêt des écrits
de Fichte, et prend à leur égard, pour autant que l'on puisse
juger à partir du matériel disponible, une attitude très critique.
Par ailleurs, il est très caractéristique que les Lettres sur l 'éduca-
tion esthétique de Schiller aient suscité chez lui un véritable
enthousiasme; et certes, conformément à la tendance générale de
sa pensée à cette époque, ce n'est pas tellement pour leur contenu
esthétique et philosophique que pour la critique sévère de la carence
culturelle moderne et la confrontation de cette décadence cultu-
relle avec la grandeur de la culture antique.
Tout ceci ne signifie évidemment pas que le jeune Hegel puisse
être assimilé à l'esprit des Lumières pour la totalité de sa concep-
tion du monde, même pas à l'Aufk.larung allemande. Car son
point de vue d'emblée idéaliste le sépare des Français et des Anglais.
Hegel n'oscilla jamais sérieusement en direction du matérialisme
philosophique, comme ce fut le cas de nombreux hommes impor-
tants parmi ses contemporains. Lénine, dans son Empiriocriti-
Le jeune Hegel
ctsme, a constaté cette oscillation chez Kant; dans les tout pre-
miers travaux du jeune Schiller, à l'époque où il étudiait la
médecine, on trouve également certaines tendances en direction
du matérialisme; nous pourrons montrer, lors de notre présenta-
tion de l'évolution de Hegel à Iéna, la force qu'eurent parfois
ces oscillations chez Schelling à l'époque où il professait sa
philosophie de la nature. Hegel fut - de façon bien plus consé-
quente que les penseurs dont nous avons parlé - durant toute sa
vie un philosophe idéaliste. Ses points de convergence avec le
matérialisme, comme Lénine le constate par endroits dans ses
remarques sur la Logique, sont nés indirectement de l'idéalisme
objectif, de l'étendue encyclopédique de son savoir et de son
observation lucide et impartiale des faits. Mais sa pensée philoso-
phique consciente est toujours restée idéaliste.
Nous avons déjà souligné qu'à Tübingen et à Berne, le jeune
Hegel ne s'est pas occupé très profondément de problèmes pro-
prement philosophiques, que son intérêt à cette époque ne fut
jamais orienté vers des questions concernant la théorie de la
connaissance. Malgré cela, un point de vue unitaire dans l'appré-
ciation des phénomènes de la société et de l'histoire voit le jour
chez lui; il y a peu d'indices attestant qu'il se soit occupé à Berne
des problèmes de la philosophie de la nature d'une façon vraiment
détaillée. Les bases philosophiques de ce point de vue unitaire, le
jeune Hegel ne les examine cependant pas de façon philosophique.
Il veut, comme nombre d'hommes importants parmi ses contem-
porains, appliquer la problématique kantienne de la Critique de la
Raison pratique à la société et à l'histoire. Ce faisant, le point de
vue de Kant reste prédominant à deux égards : d'une part parce
que Hegel comprend surtout les problèmes sociaux comme des
problèmes moraux, d'autre part parce que le problème de la pra-
tique, c'est-à-dire de la transformation de la réalité sociale par
l'homme, constitue le problème central de sa pensée.
Pourtant, sur un point décisif, Hegel, dès ses premiers écrits,
dépasse déjà Kant. Celui-ci examine les problèmes sociaux du
point de vue de l'individu; le fait moral fondamental est pour lui
la conscience morale. Et il n'atteint un semblant d'objectivité
idéaliste que par le fait qu'il projette les traits généraux qu'il
cherche à mettre à jour, la légalité universelle de l'éthique, dans
un sujet fictif, apparemment supra-individuel, en réalité individuel
sous une forme mystifiée, dans le soi-disant « moi intelligible ».
Les problèmes sociaux ne se développent que secondairement chez
La période républicaine du jeune Hegel
Kant, à partir de la relation mutuelle ultérieure des sujets indi-
viduels, examinés en premier lieu.
Par contre, le subjectivisme du jeune Hegel, orienté vers la
pratique, est d'emblée collectif et social. Pour Hegel, c'est toujours
r activité, la pratique de la société, qui constitue le point de départ
ainsi que l'objet central de la recherche. Ceci inclut une métho-
dologie qui, sur certains points, rejoint celle de Herder. Herder,
le premier dans l'Aufkliirung allemande, a soulevé le problème de
la pratique sociale collective, sans cependant avoir été en état de
fixer conceptuellement avec clarté le type de sujet agissant de la
sorte et les lois réelles de son mode d'action; il reste toujours chez
lui, précisément sur le plan méthodologique, une impénétrable
pénombre. Le jeune Hegel ne se rattache en aucun point concrè-
tement attestable aux recherches historiques de Herder, il n'existe
même aucun document concernant le fait qu'il ait été particulière-
ment impressionné par Herder. Toutefois, les pensées de Herder
étaient en quelque sorte dans l'atmosphère de l'Allemagne du
tc;mps, et ce serait par conséquent un travail philosophique oiseux
que de rechercher des passages parallèles chez Herder et chez le
jeune Hegel.
Cependant, le point suivant est important pour toute l'évolu-
tion de Hegel : celui-ci part du concept non élucidé de sujet collec-
tif chez Herder. Pendant sa période de Berne, il ne s'efforce pas
du tout d'en éclairer l'essence en termes conceptuels et du point
de vue de la théorie de la connaissance. Il examine plutôt ce
sujet collectif, ses actes et son destin au cours des événements his-
toriques, de la transformation de la réalité sociale. Nous verrons
que, sur ce point, la décadence de ce sujet collectif, qui se trans-
forme en cc individus privés >> dont la simple cc somme » constitue
désormais la société, joue un rôle décisif.
Durant sa période bernoise, le jeune Hegel considère également,
comme nous le verrons, cette décadence comme un simple fait his-
torique, sans en tirer de profondes conséquences philosophiques.
Son problème fondamental durant cette période est un problème
pratique : il se demande comment cette décadence de la subjec-
tivité collective des anciennes républiques urbaines fut possible.
Ainsi se produit chez lui, par un réflexe théorique, l'illusion histo-
riquement significative qui a guidé r action des chefs jacobins de
la Révolution française, Robespierre et Saint-Just. Ce n'est qu'après
la défaite du jacobinisme, après Thermidor, que surgit, à Franc-
fort durant la crise de sa pensée, le problème d'une appréciation
86 Le jeune Hegel
positive de la société moderne, de la société du bourgeois, de
1' cc individu privé >>; et nous verrons comment prennent leur
source dans cette crise, étroitement liées l'une à l'autre, aussi bien
la préoccupation relative aux problèmes d'économie politique
que la conception dialectique de la réalité sociale.
Nous avons donc à nous occuper pour l'instant de ce sujet
historique collectif, non analysé conceptuellement. Nous savons
déjà que tous les problèmes sociaux et historiques qui surgissent à
ce propos prennent la forme de problèmes moraux. Il découle
nécessairement d'une telle problématique que la religion joue, dans
ces analyses historico-philosophiques, un rôle déterminant. Il
s'agit de l'un des points qu'a exploités la philosophie réactionnaire
de la période impérialiste pour falsifier l'image de Hegel. De
façon très caractéristique, Hermann Nohl nomme son édition des
fragments de jeunesse de Berne et de Francfort Écrits théologiques
de jeunesse de Hegel. Cela a pour but de mettre en évidence l'inter-
prétation selon laquelle Hegel n'aurait pas terminé ses études de
théologie à Tübingen dans le seul but de gagner sa vie, les pro-
blèmes théologiques ayant, bien au contraire, constitué la base
et le point de départ de toute sa pensée. Cette tendance est encore
plus accentuée chez l'autre éditeur récent de Hegel, Georg Lasson.
Pour ce dernier, la religion et la théologie en général forment
l'axe de tout le système hégélien; il critique tout interprète de
Hegel, aussi réactionnaire soit-il, qui ne place pas absolument le
point de vue religieux au centre de son interprétation. Appartient
également à ce contexte la pensée de Th. L. Haering, qui voit en
Hegel un cc pédagogue du peuple)), au sens où il interprète le point
de départ pratique de Hegel, que nous venons d'analyser, comme
une tentative d'enseigner la religion au peuple.
Qu'en est-il en réalité de ce caractère cc théologique)) des écrits
de jeunesse de Hegel? Le lecteur impartial et attentif trouvera
extrêmement peu d'éléments théologiques dans ces écrits, il sera
même confronté de bout en bout chez le jeune Hegel à une
atmosphère explicitement antithéologique. Il est évident, comme
nous l'avons déjà souligné, que la question religieuse joue dans
l'ensemble des problèmes historiques du jeune Hegel un rôle très
important, et la religion ne cesse jamais, comme nous le savons,
de jouer un tel rôle dans le système de Hegel.
Il faut néanmoins rechercher concrètement les éléments sui-
vants : en premier lieu, quelle est la nature de cette préoccupation
d'ordre religieux chez le jeune Hegel; en second lieu, quelle est
La période républicaine du jeune Hegel
la base historique de cette problématique, quelles en sont les cir-
constances et les conditions historiques. Si nous nous tournons
d'abord vers la seconde question, nous devons aussitôt constater
que le problème du contenu historique, de l'efficience historique
des religions, principalement du christianisme, a constitué en per-
manence une des questions fondamentales de toute l'Aufe.larung,
jusqu'à Reimarus et Lessing. Il faut encore ajouter que ce problème
resurgit à l'époque de la dissolution de l'hégélianisme, dans les
écrits de Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, etc. Le jeune Hegel
appartient donc par cette problématique à l'orientation générale
de l'Aufk.liirung. Engels a révélé avec clarté les raisons réelles de
ce phénomène chez Feuerbach : cc Mais la politique constituait à
cette époque un domaine très épineux, et dès lors le combat prin-
cipal se déroula contre la religion; ce qui était certes, surtout
depuis I 840, un combat indirectement politique 1 . ))
Ce caractère indirectement politique de la religion et du combat
contre elle est également entièremsnt présent dans la période
durant laquelle Hegel rédige ses Ecrits théologiques de jeunesse;
mais tandis que dans la période préparant immédiatement la révo-
lution de I 848 le radicalisme philosophique dépassa très vite
la critique de la théologie comme une demi-mesure, une forme
insuffisante d'opposition idéologique, tout commencement sérieux
de débat critique avec la théologie dans l'Aufk.liirung allemande
du xvuf siècle devait nécessairement être ressenti comme révo-
lutionnaire dans une mesure bien plus grande, et ce suivant les
conditions moins évoluées de l'époque. Les Écrits théologiques de
jeunesse de Hegel se trouvent dans ce dernier cas : ils sont dirigés
dans leur tendance fondamentale contre la religion chrétienne.
Nous avons déjà parlé de la pensée fondamentale de la philoso-
phie de l'histoire de Hegel à cette époque, selon laquelle la déca-
dence des républiques urbaines antiques a signifié le déclin de la
société de la liberté et de la grandeur humaines, la transformation
du citoyen héroïque et républicain de la polis en le simple
cc homme privé )) et égoïste de la société moderne, en bourgeois.
En anticipant brièvement ici sur le résultat final de l'analyse
que Hegel donnait à cette époque de l'essence de la religion
chrétienne, nous devons dire : le jeune Hegel voit précisément
dans le christianisme la religion de l' « homme privé )), du bour-
1. ENGELS, Ludwig Feuerbach und der Ausgang der k.lassischen Philosophie, Berlin, 1 9 52,
p. 1 3; trad. fr. :
MARX-ENGELS, Études philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1968,
p. 22.
88 Le jeune Hegel
geois, la religion de la perte de la liberté humaine, la religion du
despotisme et de l'esclavage millénaires. Par ces pensées, Hegel
évolue dans la ligne générale de l'Aufk.ldrung.
Il faut néanmoins ajouter que le jeune Hegel, comme l'Aufk.ld-
rung allemande en général, n'est jamais allé aussi loin dans le
combat contre la religion chrétienne que les grands Anglais et les
grands Français. Sa lutte contre le christianisme ne va jamais
jusqu'à un athéisme matérialiste, bien au contraire. Le point
essentiel de son effort est d'ordre religieux : la recherche des
conditions sociales sous lesquelles la religion du despotisme et
de l'esclavage pourrait être remplacée par une religion de la
liberté selon le modèle antique.
Il n'y a là rien de frappant, dans les circonstances allemandes
de l'époque. Engels a même montré à propos de Feuerbach que
son combat antireligieux, sa volonté de démasquer les religions,
se transforment parfois en revendications d'une nouvelle religion,
« purifiée >>. Engels montre également que la surestimation de la
signification historique de la religion, la conception selon laquelle
les grands tournants historiques de l'évolution de l'humanité
seraient conditionnés par les transformations religieuses, est
encore caractéristique de la conception feuerbachienne de l'his-
toire. Tout ceci vaut dans une mesure plus grande encore pour
les Aufk.ldrer allemands antérieurs à Hegel. Que l'on pense à
ce sujet en premier lieu à un penseur aussi honorable et important
que Lessing, dont les combats d'Aufk.ldrer se déroulèrent néan-
moins constamment dans un horizon religieux. D'autre part, on
ne peut, dans l'étude historique de cette période, négliger que, si
l'Aufk.ldrung allemande n'a certes jamais atteint dans le combat
antireligieux la résolution matérialiste et athée que nous trouvons
chez Diderot, d'Holbach ou Helvétius, elle a cependant parfois
été plus loin que ces derniers dans l'interprétation historique de
la naissance de la religion, des racines sociales de la transformation
de ses formes (Lessing, Herder).
C'est précisément ici que se trouve la signification des écrits
de jeunesse de Hegel. Avec un grand radicalisme, le jeune Hegel
place au centre de son investigation la question des raisons
sociales de la naissance du christianisme. Il voit dans le christia-
nisme - avec la surestimation idéaliste du rôle historique de la
religion dont nous venons de parler - la cause en dernière instance
décisive de tous les événements sociaux et politiques de la vie
moderne, contre lesquels son combat fondamental est dirigé. Son
La période républicaine du jeune Hegel
but pratique central, la restauration de la démocratie de la polis,
de sa liberté et de sa grandeur, nécessite, selon ses conceptions
du moment, une fondation historique, une infrastructure histo-
rique : r exposition des mouvements sociaux, du déclin social et
politique, dont la conséquence fut que le christianisme devint la
religion régnante. Son but est d'abolir ce système dans sa totalité.
Il recherche les causes de sa naissance pour pouvoir décrire
clairement la perspective de son déclin.
On voit clairement ici à quel point toutes ces conceptions du
jeune Hegel sont nées de l'influence de la Révolution française.
L'enthousiasme précoce de Hegel pour la Révolution française
est un fait universellement connu. Il est notoire que Hegel, Hol-
derlin et Schelling, amis dans leur jeunesse, ont planté, quand ils
étaient encore à Tübingen, un arbre de la liberté, et ont dansé
autour de lui en chantant des chants révolutionnaires. Ils ont
également, suivant la tradition, formé au séminaire de Tübingen
le noyau d'un club secret dont l'activité consistait à lire les écrits
interdits sur la Révolution française. Cette exaltation appartient
à l'ambiance générale d'enthousiasme pour la Révolution fran-
çaise, ambiance qui régnait alors au sein de l'élite de l'intelli-
genhja allemande, et dont nous avons déjà parlé plus haut. Nous
avons indiqué que cet enthousiasme, qui régnait chez de très
nombreux écrivains de premier plan à cette époque, fut de courte
durée. Les événements de 1793-1794, très peu d'intellectuels alle-
mands contemporains purent les comprendre et les estimer cor-
rectement. La dictature plébéienne des Jacobins parisiens a indigné
et effrayé la plupart d'entre eux (comme par exemple Schiller,
Klopstock, etc.). Il appartient certes aux légendes historiques
bourgeoises de dire qu'ils seraient dès lors, par le fait de cette
désillusion, devenus des ennemis décidés de la Révolution fran-
çaise en général, qu'ils se seraient désolidarisés des principes
de I 789. Dans la plupart des cas, il s'agit justement du contraire.
C'est en particulier le cas chez le jeune Hegel.
Dans une lettre à Schelling (Noël 1794), Hegel écrit par
exemple : cc Vous .1avez sans doute que Carrier a été guillotiné.
Lisez-vous encore l~s journaux français? Si je me souviens bien,
on m'a dit qu'ils sont interdits au Wurtemberg. Ce procès est
très important et a dévoilé toute l'infamie des robespierristes 2• »
2. K. RosENJtRANZ, G.W.F. Hegels Leben, Berlin, 1844, p. 66. Désormais nous cite-
rons Rosenkranz. Trad. fr. : HEGEL, Co"espondançe, 1, Paris, Gallimard, 1962, p. 18.
Désormais nous citerons : Comspondance, 1.
Le jeune Hegel

Ce passage montre très clairement que le jeune Hegel a déjà pris


position de façon hostile au Jacobinisme plébéien. La position
particulière prise par Hegel parmi ses contemporains allemands
ne consiste pas non plus en son radicalisme politique. Non seule-
ment Forster alla bien plus loin que lui dans cette probiématique
- il la mit aussi en pratique-, mais Fichte également; et des
Aufkliirer plus anciens comme Herder ou Wieland conservèrent
bien plus longtemps une vive sympathie, même vis-à-vis des
éléments extrêmes de la Révolution française. La particularité
de la position de Hegel réside dans le fait qu'il refuse à vrai dire
dès le début l'aile d'extrême-gauche de la Révolution française,
mais se tient toute sa vie inébranlablement à la pensée de la
néceJJité historique de cette révolution, qu'il voit en elle jusqu'à
la fin de sa vie la base de la société bourgeoise moderne.
Certes, ses conceptions à propos de la société bourgeoise se
modifient très fortement. Dans la période bernoise de sa jeu-
nesse dont nous parlons maintenant, Hegel, malgré son refus de
la politique robespierriste, voit en celle-ci la base de la rénovation
naissante de la société. Plus tard, après la crise de Francfort,
lorsqu'il est arrivé à une pénétration plus profonde de l'essence
économique de la société bourgeoise, il ne considère plus la
Révolution française comme l'impulsion, le véhicule d'une rénova-
tion future de la société, mais au contraire comme la base histo-
riquement passée, mais également historiquement nécessaire, de
la réalité telle qu'elle existe précisément dans la société de son
temps. Il en vient même ce faisant à un enthousiasme, certes
tempéré historiquement, pour les aspects radicaux de la Révolution
française.
Nous pourrons suivre plus tard cette évolution de Hegel, sur
la base des déclarations dont nous disposons, jusqu'au chapitre
célèbre de la Phénoménologie de l' Esprit. Il s'agit maintenant de
nous familiariser de façon plus intime et plus concrète avec l'état
d'esprit de Hegel à cette époque. Dans une lettre à Schelling,
quelque peu postérieure ( 17 94-17 9 5), il écrit :
Je crois qu'il n'est pas de meilleur signe du temps que le fait
que l'humanité se donne une représentation si estimable d'elle-même.
C'est une preuve que le nimbe qui entourait les têtes des oppres-
seurs et des dieux de la terre disparaît. Les philosophes démontrent
cette dignité, et les peuples apprendront à prendre conscience
d'eux-mêmes, à ne pas seulement revendiquer leurs droits foulés
aux pieds, mais à les reconquérir eux-mêmes, à en reprendre
La période républicaine du jeune Hegel 91
eux-mêmes possession. La religion et la politique ont agi de
connivence. La première a enseigné ce que le despotisme voulait :
le mépris de l'espèce humaine, son incapacité de réaliser quelque
bien que ce soit, d'être quelque chose par elle-même. Avec la
propagation de l'idée de la façon dont tout doit (roll) être, l'in-
dolence des gens satisfaits, consistant à considérer toutes choses,
telles qu'elles sont, comme éternelles, disparaîtra 3•
Cette lettre est intéressante à maints égards. Elle montre
d'abord à quel degré le point de départ du jeune Hegel se trouve
dans la Critique de la Raison pratique. Tout à l'opposé de ses
conceptions ultérieures, dans lesquelles ce sont précisément le
point de départ dans la réalité et le rejet du devoir abstrait, kan-
tien, qui occupent le centre de la méthodologie de la science de
la société, Hegel oppose ici, de manière kantienne, le devoir qui
transforme à l'être inerte et réactionnaire. On voit cependant en
même temps comme, sans beaucoup se soucier des bases ressor-
tissant à la théorie de la connaissance, il modifie profondément
l'interprétation de Kant. Le devoir a ici une signification pure-
ment politico-sociale, son caractère moral ne forme que la base
idéaliste générale. Il s'ensuit que l'opposition de l'être et du devoir
n'est pas ici une opposition interne à l'âme individuelle de
l'homme singulier entre le moi empirique et le moi intelligible,
comme c'est le cas chez Kant, mais une opposition de tendances
progressistes et réactionnaires dans la vie sociale et politique
elle-même.
En ce qui concerne ce contenu socio-politique lui-même, on voit
clairement que le combat de Hegel contre la philosophie et la
religion régnantes a constitué r aspect idéologique de sa lutte de
l'époque contre le despotisme en général. En comprenant la critique
du christianisme comme un élément constitutif du combat général
contre le despotisme féodal et absolutiste, Hegel fait front avec
I'Aufe.ldrung, et en particulier avec les grandes luttes de classes
qui, pendant la Révolution française, ont également tourné autour
de la religion. Engels souligne très justement, comme une carac-
téristique essentielle de la Révolution française - par opposition
à toutes les révolutions bourgeoises précédentes -, sa nature areli-
gieuse. Tandis que les révolutions bourgeoises antérieures - la
Révolution anglaise du XVIf siècle également - furent encore
menées sous la bannière religieuse, la Révolution française en

3. Rosenkranz, p. 70; trad. fr. : Correspondance, l, pp. 28-29.


92 Le jeune Hegel

appelle « aux idées juridiques et politiques... et elle ne se soucia


de la religion que pour autant que celle-ci lui faisait obstacle, mais
il ne lui vint pas à r esprit de mettre une nouvelle religion à la place
de l'ancienne. On sait comment cela fit échouer Robespierre 4 . >>
Engels a par là même caractérisé avec pertinence les grandes
lignes de la façon dont les événements se sont réellement déroulés
dans la Révolution française elle-même. Si nous considérons main-
tenant le rapport qu'entretient le jeune Hegel avec ces événements,
nous ne pouvons négliger le point de vue souligné plus haut, à
savoir le reflet déformé de ces événements en Allemagne, par suite
du retard économique et politique de ce pays. Car quel que soit
le degré auquel les dirigeants politiques de la Révolution française
ont été eux aussi prisonniers des préjugés et illusions les plus divers
(partiellement dans la question religieuse également), ils ont tout
de même abordé ces problèmes en tant que penseurs politiques. Le
rapport qu'entretint l'État révolutionnaire en France avec la reli-
gion catholique fut en réalité déterminé par le fait que, d'une part
l'Église catholique formait un centre idéologique et organisateur
de la contre-révolution royaliste, d'autre part les dirigeants poli-
tiques comprirent, ou du moins sentirent que l'influence de la
religion catholique sur les masses paysannes ne pouvait être éli-
minée par un simple décret d'abolition. Si l'on étudie dans le détail
les faits historiques jalonnant le cours de révolution, très diverse
et hésitante, de cette question, la caractérisation d'Engels se
confirme complètement 5•
Les historiens bourgeois des mouvements religieux qui eurent
lieu pendant la Révolution française s'accordent sur une extra-
ordinaire surestimation de leur signification réelle. Ainsi Mathiez
par exemple a-t-il donné une grande importance aux relations
existant entre la conjuration de Babeuf et les théophilanthropes,
alors qu'il ressort clairement de son propre exposé, des faits qu'il
rapporte lui-même, que Babeuf et ses compagnons n'ont mis à
profit les assemblées de ces sectes, de caractère moral et religieux,
que pour conférer une légalité relativement inoffensive à leurs
réunions 6 . Et il ressort clairement des faits rapportés par Aulard
4. ENGELS, Feuerbach, op. cit., p. 3 3; trad. fr. : MARX-ENGELS, Études philo.wphiques,
op. cit., p. 37.
j. Les monographies les plus importantes concernant cette question sont : AULARD,
Le culte de la raison et le culte de l'être suprême, Paris, 1909; MATHIEZ, Les origines
des cultes révolutionnaires, Paris, 1 904; La théophilanthropie et le culte décadère, 1 7.9 tf-18 o 1,
Paris, 1904.
6. MATHIEZ, La théophilanthropie, op. cit., pp. 40 sq.
La période républicaine du jeune Hegel 93
et Mathiez que la lutte de Danton et de Robespierre a eu des
bases purement politiques, même quand elle fut dirigée contre les
conceptions religieuses d'Hébert, de Chaumette, etc., à savoir la
peur que leur agitation extrémiste ne pousse complètement le
paysannat à rejoindre le camp de la contre-révolution royaliste.
Même la tentative de fondation d'une nouvelle religion par
Robespierre durant la dernière période de son règne, le culte de
l'cc Être suprême n, doit en vérité sa coloration spécifique à ses
conceptions rousseauistes, aux illusions que lui-même et ses parti-
sans nourrissaient à propos de la perspective et des possibilités de
développement de la révolution démocratique bourgeoise. Mais
cette tentative constitue fondamentalement, dans son essence
même, une action également politique, et non religieuse, même si
c'est l'action d'un homme politique désespéré au sein d'une situa-
tion désespérée du point de vue social objectif. Le combat
désespéré de Robespierre contre les tendances capitalistes libérées
par la Révolution, tendances qui poussaient inéluctablement à la
liquidation de la dictature plébéienne des Jacobins, à la dictature
ouverte et cynique de la bourgeoisie, à Thermidor, ce combat se
reflète dans le fait qu'il a, de plus en plus, placé la question de la
morale au centre de la Terreur révolutionnaire des Jacobins. La
Terreur menée au nom de la vertu républicaine, le combat contre
toutes les formes de dégradation morale et de corruption, consti-
tuent chez Robespierre l'aspect idéologique de sa défense de la
manière plébéienne de mener la révolution démocratique bour-
geoise, en s'opposant non seulement à la contre-révolution royaliste,
mais encore à la bourgeoisie elle-même. Que cette politique de
Robespierre fût, quant à sa perspective, fondée sur des illusions,
que la dictature plébéienne des Jacobins, après avoir rempli sa
tâche, c'est-à-dire sauver la Révolution face à l'intervention
étrangère grâce à la mobilisation des masses, dût nécessairement
s'écrouler, tout cela ne change rien au fait que l'action de Robes-
pierre eut un caractère fondamentalement politique dans la
dernière période de son règne, même concernant la question reli-
gieuse.
Si donc Robespierre parle, dans son discours à la Convention
du 5 février I 794 7 , du fait qu'une contre-révolution morale est à
l'œuvre dans le but de préparer la contre-révolution politique, il
a tout à fait raison de son point de vue - abstraction faite évidem-

7. ROBESPIERRE, Œuvres, publiées par A. Vermorel, Paris, 1867, p. 302.


94 Le jeune Hegel
ment de ses illusions inévitables. Sa tentative de fonder une nou-
velle religion, le culte de l'cc Être suprême», repose précisément
sur le fait qu'il essaie, pour assurer et poursuivre la Révolution, de
se créer une large base au sein des conceptions morales du peuple,
un contrepoids aussi bien contre l'agitation de l'Église contre-
révolutionnaire que contre la désor§anisation et la corruption qui
venaient du côté de la bourgeoisie .
Au cours des luttes de classes irrésolues qui se déroulèrent après
Thermidor naquirent en France différentes sectes qui voulurent,
elles aussi, maintenir l'esprit du républicanisme dans les voies
d'une influence religieuse et morale exercée sur les masses. La
plus importante d'entre elles est celle des cc théophilanthropes ».
Elle est formée en majorité de républicains modérés et acquiert
de temps à autre une certaine influence sur des membres isolés du
Directoire, d'opinion républicaine. Elle part du principe selon
lequel d'une part les anciennes religions sont inaptes à transformer
les mœurs dans une perspective révolutionnaire, et d'autre part la
république ne bénéficierait d'aucun soutien dans les masses, dans
les mœurs du peuple, sans une telle réforme morale.
Robespierre déjà considérait les grandes fêtes populaires, les
mœurs républicaines qui se manifestaient dans les événements les
plus significatifs de la vie quotidienne (naissance, mariage, funé-
railles), comme d'importants moyens au service d'une telle
influence religieuse et morale sur le peuple. Dans son discours à
la Convention cité ci-dessus, il parla de façon circonstanciée de
la signification des fêtes populaires grecques, et en particulier de
l'importance que revêtit l'activité spontanée du peuple en ces
fêtes; il conclut en posant comme perspective que tout cela pour-
rait se reproduire et revivre en France sur une plus grande
échelle : cc L'institution de telles fêtes constituerait en même temps
le plus doux lien de fraternité et le plus puissant moyen de régé-
nération 9 . » Évidemment, ces éléments plus extérieurs de la
cc rénovation religieuse » jouent un rôle encore plus important
dans le mouvement des sectes après Thermidor que chez l'homme
politique Robespierre.
Nous avons déjà remarqué que des historiens comme Aulard
et Mathiez surestiment fortement la signification de ces mouve-
ments religieux. Quant à notre problème cependant, ce n'est pas

8. Discours à la Convention du 7 mai 1 794, ibid, pp. 3 08 sq.


9· Op. cit., PP· 329 sq.
La période républicaine du jeune Hegel 95
la signification effective que revêtirent ces mouvements dans la
France révolutionnaire qui entre en considération au premier chef,
mais la manière dont ils furent accueillis par l'Allemagne retardée,
et en particulier comment ils agirent sur le jeune Hegel.
Nous ne disposons certes pas d'une preuve directe attestant
que Hegel se serait occupé de façon circonstanciée de ces courants
religieux dans la France révolutionnaire, mais il est fort probable
qu'il les a bien connus. Mathiez 10 donne dans son livre une biblio-
graphie détaillée des revues dans lesquelles furent publiés des
articles favorables ou opposés aux théophilanthropes. On y trouve
entre autres le Mercure germanique de Wieland, une des revues les
plus lues alors, ainsi que la Minerve d'Archenholz. Nous sommes
sûrs à présent que Hegel a connu et lu cette dernière revue 11 .
Nous savons également qu'il a suivi régulièrement les publications
françaises les plus diverses lorsqu'il séjournait en Suisse, et il est
dès lors fort improbable, si l'on considère son intérêt pour la réno-
vation religieuse et morale de l'humanité dans ses rapports avec
la Révolution française, qu'il n'ait pas eu connaissance des mouve-
ments religieux qui se manifestèrent en France.
Mais le rapport intérieur est plus important que ce rapport
extérieur. Nous en viendrons au cours de ce chapitre, quand nous
considérerons de façon détaillée l'interprétation hégélienne de
!'Antiquité, à parler de la signification importante qu'il attribua
dans la religion grecque en général aux fêtes populaires et à l'acti-
vité autonome du peuple en ces dernières; ses pensées sur ce point
sont très étroitement apparentées à celles du discours de Robes-
pierre que nous avons cité. Quant à l'influence générale qu'exerça
sur les mœurs la religion qui, depuis peu, était en train de naître
et devait être créée sur la base d'une rénovation de !'Antiquité,
cette question est alors au centre de son intérêt.
Comme la plupart des idéalistes allemands de cette époque,
Hegel considère la rénovation morale du peuple moins comme une
conséquence que comme une présupposition de la Révolution.
Schiller déjà avait défendu une telle conception dans ses Lettres
esthétiques, œuvre dont nous avons déjà constaté l'influence sur le
jeune Hegel. La conception de Schiller est pourtant pessimiste.
C'est justement parce qu'il considère la rénovation morale du
peuple comme le présupposé indispensable d'une révolution

10. MATHIEZ, op. cit., pp. 390 sq.


1 1. Lettre à Schelling. Noël 1794. Rosenkranz, p. 66; Correspondance, I, p. 17.
Le jeune Hegel
réussie qu'il désespère de la possibilité d'une telle révolution, bien
qu'il considère la suppression du système absolutiste et féodal
comme une nécessité historique et morale. Il est néanmoins remar-
quable et significatif à ce propos que Schiller tienne également
pour impossible, dans la question de la rénovation morale du
peuple, toute action éducative de l'État.
Le jeune Hegel se distingue précisément de Schiller dans cette
question par son optimisme concernant la possibilité d'une réno-
vation de l'humanité, d'une période révolutionnaire de liberté et
d'humanité réveillées. C'est pourquoi la religion joue un rôle telle-
ment important dans la pensée idéaliste de sa jeunesse. Il voit -
en rapport également avec l'éthique et la théorie kantiennes de la
société - que l'État n'est en mesure de faire prévaloir auprès de
ses citoyens que l'observance extérieure des lois, la légalité, au lieu
de la moralité. Mais, estimant que la solidité d'un régime dépend
justement de son enracinement dans les conceptions morales de
ses citoyens, il recherche dans l'histoire des facteurs qui déter-
minent ces mêmes conceptions et trouve dans la religion le plus
efficace de ces moyens. Il dit ainsi, à propos de ce rapport du
citoyen à l'État, dans un de ses textes les plus importants de la
période bernoise, La positivité de la religion chrétienne :

Amener les citoyens à recourir à ces institutions, il (à savoir


l'État - G. L.) ne peut le faire que par la confiance qu'il doit
éveiller à l'égard de celles-ci. La religion constitue principalement
ce moyen, et le fait qu'elle soit apte à correspondre au but pour-
suivi dépend de l'emploi qu'en fait l'État. Ce but est clair pour
les religions de tous les peuples, elles ont toutes en commun le
fait qu'elles tendent à faire naître la conviction ( Gesinnung),
laquelle ne peut être objet des lois de la cité (... ) 12 .

Ici apparaît clairement, pensons-nous, ce qu'il en est du carac-


tère « théologique » des écrits de jeunesse de Hegel. Le jeune
Hegel pense que les tournants historiques qu'il tiei:t pour impor-
tants, le passage de la liberté antique au despotisme du Moyen
Age et des Temps modernes, ainsi que le passage espéré de ce
despotisme à la nouvelle liberté, sont très intimement liés aux
tournants religieux, et qu'aussi bien la démocratie que le despo-
tisme ont besoin de religions adaptées à leurs buts particuliers
pour pouvoir subsister de façon durable. D'autre part, ce que nous

12. Nohl, p. 17 5·
La période républicaine du jeune Hegel 97
avons dit jusqu'ici a montré de façon suffisamment claire que la
manière dont Hegel pose méthodologiquement la question de la
religion future et de sa relation avec la rénovation de !'Antiquité,
est très profondément apparentée aux illusions des révolution-
naires français, aux tendances religieuses et moralistes de la Révo-
lution française. Il relève des conséquences nécessaires de la natio-
nalité allemande de Hegel qu'il ait réagi si fortement dans sa
jeunesse à cet aspect au fond très accessoire de révolution idéo-
logique de la Révolution française. Mais nous verrons plus loin
que, même de ce point de vue éloigné, il a été en mesure de saisir
quelques moments objectivement importants de l'évolution sociale
et historique.
Il appartient certes à l'essence de la philosophie idéaliste de
surestimer démesurément le rôle historique de la religion. Cette
surestimation traverse toute l'évolution de Hegel. Hegel, nous le
verrons, a fondamentalement révisé plus tard, dans presque toutes
les grandes questions de l'interprétation de l'histoire, ses opinions
de jeunesse. Mais il revient encore à la même problématique dans
son cours de Berlin sur la philosophie de l'histoire et dans les
exposés qui se rapportent déjà à la Révolution de juillet 18 30. Il
y polémique contre le libéralisme des pays d'Europe occidentale
et dit :
Car le principe selon lequel on pourrait se débarrasser de ce
qui enchaîne le droit. et la liberté sans une libération de la
conscience morale ( Gewissen), et d'après lequel une révolution
pourrait avoir lieu sans réformation, est faux B.

On le voit : ce point de départ méthodologique du jeune Hegel


concernant r efficacité historique des religions raccompagne toute
sa vie, tout en étant soumis à de grandes transformations dans son
contenu. C'est un héritage indépassable de l'idéalisme philoso-
phique. Mais, malgré tout cela, la conception d'une période cc théo-
logique» de jeunesse chez le jeune Hegel reste une légende histo-
rique forgée par les apologistes réactionnaires de l'impérialisme.

1 3. HI!Gi!L, Wer~e, IX, Berlin, p. 542.


2.

QUE SIGNIFIE LA cc POSITIVITÉ n


CHEZ LE JEUNE HEGEL?

La véritable question centrale de la période bernoise du jeune


Hegel est celle de la positivité de la religion, en particulier de la
religion chrétienne. Pour éclairer immédiatement le lecteur sur le
noyau de la pensée du jeune Hegel, disons que pour lui la religion
positive qu'est le christianisme constitue un soutien du despotisme
et de l'oppression, tandis que les religions antiques non positives
furent les religions de la liberté et de la dignité humaine. Leur
renaissance est, selon le jeune Hegel, un objectif révolutionnaire à
la réalisation duquel l'humanité de son époque est confrontée.
On doit donc avant tout mettre en évidence ce que le jeune Hegel
entend par positivité d'une religion. Il exprime cette idée en diffé-
rents endroits de ses écrits de Berne, et nous apporterons quelques
citations pour faire connaître au lecteur ce concept central du
jeune Hegel, si possible dans ses propres termes :
Une foi positive est le système de principes religieux qui doit
avoir pour nous une vérité pour cette raison qu~il nous est ordonné
par une autorité à laquelle nous ne pouvons refuser de soumettre
notre foi. Dans ce concept apparaît tout d'abord un système de
principes religieux (ou de vérités religieuses) qui doivent être
considérés comme vérités indépendamment du fait que nous les
tenions pour vrais et qui demeureraient vrais même s'ils n'avaient
jamais été connus, jamais été tenus pour vrais par quelqu'un et qui,
pour cette raison, sont souvent appelés vérités objectives - mais
ces vérités doivent devenir aussi vérités pour nous, vérités subjec-
tives 1•
L'essentiel dans cette définition de Hegel est l'indépendance des
principes religieux positifs par rapport au sujet, en même temps que
1. Nohl, p. 2 3 3.
La période républicaine du jeune Hegel 99
l'exigence pour celui-ci de reconnaître ces principes, qu'il n'a pas
créés lui-même, comme obligatoires pour lui. Positivité signifie
donc ici surtout la suppression de l'autonomie morale du sujet.
Dans cette mesure, cette conception serait étroitement apparentée
à la morale kantienne. De fait, il y a en elle de nombreux éléments
attestant cette parenté. Mais nous devons être attentifs au fait que
le sujet auquel Hegel pense à proprement parler n'est pas identique
au sujet moral kantien; il possède au contraire toujours un carac-
tère historique et social. La détermination d'un tel sujet est, chez
le jeune Hegel, extrêmement confuse et ondoyante. Car le contenu
de sa conception - dans la mesure où il s'agit de l'hellénisme non
positif, donc de l'idéal historico-moral - est constitué par la
coïncidence de l'autonomie morale du sujet individuel avec la
collectivité démocratique de tout le peuple. La contradiction entre
la subjectivité de l'individu et l'activité collective du tout social
ne surgit, selon la conception du jeune Hegel, qu'avec la déca-
dence de la démocratie urbaine, et, en relation avec cette déca-
dence, avec la religion chrétienne. La religion chrétienne se tient
alors en face du sujet individuel comme quelque chose d'objectif,
de positif, et l'obéissance à ses préceptes est d'une part une consé-
quence de la perte de la liberté, d'autre part une continuelle repro-
duction de l'oppression et du despotisme.
Selon la conception du jeune Hegel, cette période de despo-
tisme s'est prolongée jusqu'à son époque et a pénétré toutes les
manifestations de la vie sociale et de l'idéologie. Le jeune Hegel
juge surtout de la décadence des hommes en fonction de leur adap-
tation réelle à la perte de la liberté, et selon qu'ils répondent aux
questions qui ont trait à leur conception du monde dans le sens de
la liberté ou de la sujétion à la positivité. Un passage du journal de
voyage de Hegel durant la période de Berne Guillet-août I 796)
caractérise très exactement son état d'esprit et éclaire encore mieux
la définition générale de la positivité rapportée plus haut. Hegel
faisait à cette époque un bref voyage dans !'Oberland bernois et
y observait la pauvreté de la nature, les grandes difficultés pour
les hommes de se créer, dans de telles conditions et par leur travail,
une base de vie, une existence. Conformément à ce qui l'intéres-
sait alors, il soulève la question de savoir quelle religion, quelle
conception du monde devait nécessairement naître dans ces
conditions de vie, et il arrive à la solution suivante, qui est très
caractéristique :
100 Le jeune Hegel
Dans ces déserts désolés, des hommes cultivés auraient peut-
être trouvé toutes les autres théories et sciences, mais ils auraient
difficilement inventé la partie de la théologie physique qui démontre
à la fierté de l'homme comment la nature a préparé toute chose
pour son bien-être et sa satisfaction; une fierté qui caractérise en
même temp.1 notre époque, dans la mesure où l'homme trouve plu-
tôt sa satisfaction dans la représentation selon laquelle tout a été
fait pour lui par un être étranger que dans la conscience qu'il est
lui-même proprement ce qui a ordonné à la nature tous ces buts 2 •
On aperçoit très clairement ici le subjectivisme radical du jeune
Hegel. Kant également combat les arguments de la conception
grossière et dogmatique de la finalité dans la prétendue théologie
physique. Mais il les combat en indiquant la contradiction interne
de cette conception de la finalité, en montrant les antinomies qui
en découlent. Tout cela n'intéresse pas le jeune Hegel. Pour lui, la
question tient en ceci : qu'en est-il pour l'homme qui croit en la
théologie physique, et qu'en est-il pour celui qui la refuse? L'homme
est-il fier de ce qu'il fait lui-même, de ce qu'il a lui-même créé, ou
trouve-t-il sa satisfaction dans le fait qu'une puissance étrangère
(Dieu) se soucie de lui? Hegel veut donc purifier la morale de tous
les éléments théologiques - positifs-, non pas, comme Kant, parce
qu'il estime inconnaissables les objets de la théologie, mais bien
parce qu'il juge que la foi, en elle-même, est inconciliable avec la
liberté et la dignité humaines. Le jeune Hegel rejette donc nette-
ment r attitude kantienne, qui vise à réintroduire dans la concep-
tion du monde, avec raide des « postulats de la raison pratique »,
tous les éléments théologiques que la Critique de la Raison pure
avait dissous au moyen de la théorie de la connaissance, et décla-
rés inconnaissables.
Dans ce combat contre la renaissance de la théologie, mené
avec l'aide de l'éthique de Kant, le jeune Hegel ne se trouve pas
seul : il est, sur cette question, dans la même ligne que son ami de
jeunesse Schelling. Dans une lettre de l'année 17 9 5, Schelling se
plaint à Hegel de ce qu'à Tübingen, où il demeurait alors, la Cri-
tique de la Raison pratique fût devenue le levier pour une restaura-
tion de la théologie réactionnaire et orthodoxe.
Tous les dogmes possibles prennent déjà la figure de postulats
de la raison pratique, et là où les preuves théoriques et historiques
ne suffisent jamais, la raison pratique (version de Tübingen) tranche

2. Rosenkranz, p. 482.
La période républicaine du jeune Hegel 101

le nœud. C'est un délice d'assister au triomphe de ces héros phi-


losophiques. Les temps de l' affiiction philosophique sont mainte-
nant révolus! 3
Dans cette lutte, le jeune Schelling s'appuie essentiellement sur la
philosophie de Fichte.
Hegel est tout à fait d'accord avec le combat de Schelling
contre cette nouvelle théologie d'observance kantienne. Mais sa
réponse manifeste quelques traits caractéristiques, que nous devons
maintenant faire apparaître. Avant tout, il se montre plutôt indif-
férent aux problèmes philosophiques au sens étroit et, en même
temps, adopte déjà une attitude très critique à l'égard de Fichte.
Après s'être ainsi déclaré d'accord avec Schelling, il écrit :
Quant à la fâcheuse confusion de pensée dont tu parles dans
ta lettre, et dont je peux me représenter, d'après ce que tu me
dis, le mode d'argumentation, Fichte lui a indiscutablement ouvert
les portes toutes grandes dans sa Critique de toute révélation. Lui-
même en a fait un usage modéré; mais une fois que ses principes
sont fermement admis, il n'est plus possible d'assigner un but ni
d'opposer une digue à la logique théologique. Il déduit de la sain-
teté de Dieu ce que celui-ci est obligé de faire en raison de sa
nature purement morale, etc., et il réintroduit ainsi r ancien mode
de démonstration en usage dans la dogmatique; il vaudrait peut-
être la peine de mettre mieux en lumière le point suivant : dans
quelle mesure, après avoir fortifié la foi morale, nous avons mainte-
nant besoin en revenant en arrière, de l'idée légitimée de Dieu
(p. ex. dans r explication des rapports de finalité, etc.), dans
quelle mesure nous pouvons la faire passer de l'éthico-théologie à
la physico-théülogie et opérer avec elle dans ce domaine 4 •
Si nous nous rappelons le passage déjà cité sur la théologie phy-
sique, nous voyons clairement que Hegel cherche à purifier, d'une
manière beaucoup plus radicale que tous ses contemporains, la rai-
son pratique kantienne, l'autonomie morale de l'homme, des élé-
ments théologiques, et qu'il ne voit rien d'autre, dans tous ces
efforts de Kant et de Fichte, qu'une continuation de la positivité
chrétienne sous une autre forme.
La réponse à Schelling contient encore un autre passage qui est
si caractéristique de la pensée du jeune Hegel que nous devons
absolument le citer. Tandis que Hegel a une position plutôt indif-
3. Purr, Au.1 Schelling.< Leben in Briefin, Leipzig, 1869, vol. I. p. 72. (Nous citerons
désormais : Purr) Trad. fr. : Correspondance, l, pp. 19-20.
4. Rosenkranz, p. 67 sq.; trad. fr. : Correspondance, l, p. 22.
102 Le jeune Hegel

férente à l'aspect que prend, du point de vue de la théorie de la


connaissance, la question de la positivité dans la religion et la théo-
logie, il s'intéresse profondément au fondement social du conflit,
en caractérisant de façon fermement naturaliste les fondements
réels de cette renaissance théologique :
Ce que tu me dis de la démarche théologico-kantienne - si
Diis placet - de la philosophie à Tübingen n'a rien de surprenant.
L'orthodoxie ne peut pas être ébranlée aussi longtemps que sa
profes_sion, liée à des avantages mondains, est intégrée dans le tout
de l'Etat. Cet intérêt est trop fort pour qu'elle puisse être aban-
donnée de sitôt, et il agit sans qu'on en ait au total clairement
conscience l.
Par cet extrait de lettre, on voit clairement combien le concept
de pratique est plus large et plus social chez le jeune Hegel que
chez Kant, Fichte ou même le jeune Schelling. Hegel prend sans
doute le concept de liberté pratique de Kant comme point de
départ philosophique pour ses exigences de liberté et de dignité
humaine, mais la manière dont il conçoit la réalisation de ces
exigences passe tout de suite sur le plan social. Et il ne se préoc-
cupe aucunement au cours de cette période de la façon dont ce
point de départ subjectif et idéaliste peut se concilier du point de
vue d'une théorie de la connaissance avec les conséquences sociales
et historiques qu'il associe à de telles exigences. Or, comme on le
sait, Hegel, au cours de son évolution ultérieure, a soumis à une
critique très rigoureuse le subjectivisme de r éthique kantienne, et,
en cela, a tenté de résoudre les problèmes sociaux réels que celle-ci
contient, sur la base de l'idéalisme objectif, de la dialectique
objective de l'évolution sociale conçue de manière idéaliste.
Cependant, durant la période de Berne, Hegel tente une inté-
ressante élaboration historique et sociale du dualisme kantien et
fichtéen; chez lui aussi ce dualisme résulte nécessairement de sa
conception idéaliste et subjective de ce qui constitue le point essen-
tiel de la morale. Pour Kant, il y a deux mondes radicalement sépa-
rés et sans transition : le monde de l'éthique, du Moi intelligible
(noumène) dans lequel les catégories du monde des phénomènes
(causalité, etc.) n'ont aucune validité, et le monde de la connais-
sance, du Moi empirique (phénomène), dans lequel ces catégories
s'appliquent. Avec sa théorie du «non-Moi» (c'est-à-dire de la
totalité du monde extérieur) posé par le Moi, Fichte transfère ce
l· Rosenkranz, p. 67; trad. fr.: Correspondance, I, pp. 21-22.
La période républicaine du jeune Hegel 103

problème sur le plan de la philosophie générale et se sert de la fon-


dation kantienne de r éthique comme principe et point de départ de
la théorie de la connaissance. Cette conception a exercé, comme
nous le verrons tout à l'heure, une influence décisive sur la philo-
sophie du jeune Schelling.
Le jeune Hegel voit tout autrement le rapport qui s'établit entre
la conscience morale libre et la réalité objective. Celle-ci est aussi
pour lui un monde extérieur qui se tient en face de la conscience
morale comme quelque chose d'étranger, d'objectif et de cc mort»
par rapport à sa subjectivité vivante. Cependant, cette opposition
n'est pas chez lui cc éternelle», philosophique, ne se réfère pas à une
théorie de la connaissance comme chez Kant et ses successeurs,
mais est historique. Elle caractérise, historiquement, le Moyen Age
et les Temps modernes, mais non les républiques urbaines de
!'Antiquité, et la perspective de son dépassement constitue l'essen-
tiel des espérances du jeune Hegel.
C'est seulement sous cet éclairage que la question centrale de la
période de Berne, la question de la positivité de la religion chré-
tienne, nous devient accessible dans toute sa signification. Cette
positivité, selon la conception du jeune Hegel, est la réalité sociale
elle-même, qui correspond au dualisme de l'éthique kantienne.
C'est seulement si cette problématique nous est claire que nous
pouvons comprendre que l'indifférence du jeune Hegel vis-à-vis
de la réforme fichtéenne de la philosophie kantienne ne résulte pas
d'une disposition d'esprit non philosophique. Ce serait donc
une illusion de penser que le jeune Hegel ne se serait pas intéressé
aux problèmes réellement philosophiques et que la biographie de
Hegel révélerait l'histoire de son éveil à la philosophie. Av
contraire, nous verrons plus loin que la plupart des éléments carac-
téristiques de sa philosophie sont issus organiquement de cette
conception de l'opposition de la positivité et de la subjectivité
morale. Mais les problèmes qui se posent dans le cadre d'une
théorie de la connaissance ne commencent à émerger dans la phi-
losophie hégélienne et à devenir conscients comme problèmes
centraux de la philosophie qu'à partir du moment où le caractère
contradictoire, tel qu'il fut conçu à l'origine, lui apparaît comme
appartenant de manière intrinsèque et objective à la réalité sociale
elle-même, à partir du moment où la théorie de la connaissance
devient dialectique de la réalité elle-même.
C'est pourquoi ce .caractère étranger, mort, «donné>> des lois
morales (Moralgeset7) est, pour le jeune Hegel, le trait le plus
104 Le jeune Hegel
important de la positivité. Il dit qu'il appartient à l'essence de
toute loi morale (Sittengeset'rJ que le sujet moral soit lui-même son
propre législateur :
Mais la religion chrétienne nous fait connaître la loi morale
(da.r moralische Ge.ret7) comme quelque chose qui existe en dehors
de nous, quelque chose de donné, et doit donc essayer de donner à
cette loi une autre manière de se faire respecter. Le concept de
religion positive pourrait déjà offrir la caractéristique suivante :
elle impose la loi morale (5ittenge.ref7.) aux hommes comme quelque
chose de donné 6 •
Par là même, la religion chrétienne se donne une casuistique
morale compliquée qui s'oppose au libre épanouissement du senti-
ment pur de l'ordre éthique, tel qu'il se déploie dans la situation
sociale où domine une religion non positive. L'Église chrétienne a
un code où sont présents
ce que l'homme ~oit faire, ce qu'il doit savoir et écrire, ce qu'il
doit ressentir. L'Eglise fonde son pouvoir législatif et judiciaire
sur la possession et l'application de ce code; il est contraire au
droit de la raison de tout homme d'être soumis à ce mode étran-
ger, et c'est pour cette raison que la totalité du pouvoir de l'Église
est illégitime; aucun homme n'a la possibilité de renoncer au
droit de se donner lui-même sa loi, de n'avoir à rendre de comptes
qu'à soi en ce qui concerne son application, car par cette aliénation
(Verau.uerung) il cesserait d'être homme 7 .
La contradiction insoluble entre la religion positive et la liberté
humaine est ici clairement exprimée. Dans l' œuvre la plus impor-
t~nte de la période de Berne, La positivité de la religion chrétienne,
dont nous venons de citer un extrait et dont nous allons encore à
l'instant citer quelques passages, Hegel applique cette opposition
à tous les domaines de la vie morale de l'homme et aux problèmes
sociaux les plus essentiels. La positivité de la religion, telle qu'elle
vient d'être décrite, constitue, selon le jeune Hegel, l'élément qui
détermine de manière décisive toute la vie du Moyen Age et des
Temps modernes. Cette détermination s'étend naturellement aussi
au domaine de la connaissance, de r entendement et de la raison.
La perte de la liberté morale entraîne nécessairement avec soi,
d'après Hegel, la perte de l'usage autonome de la raison. L'objet
étranger, mort, donné et cependant dominant que constitue la reli-
6. Nohl, p. 212.
7. Nohl, p. 212.
La période républicaine du jeune Hegel 105

gion positive brise l'unité et l'accord de la vie dans lesquels


l'homme a vécu précédemment à l'époque de sa liberté, et trans-
forme les questions décisives de la vie en problèmes qui portent
sur le transcendant, sur l'inconnaissable, sur ce qui est inaccessible
à la raison.
Cet ensemble de problèmes trouve précisément son origine,
pour le jeune Hegel, dans la religion positive. La puissance de
celle-ci repose justement sur le fait que l'homme, envisagé dans
toute r extension de son être et de sa pensée, reconnaît ce pouvoir
étranger qui s'exerce sur lui; dès lors qu'il a renoncé à sa liberté
morale, il n'a plus la possibilité de se soustraire à la prédomi-
nance de la religion positive. Et alors celle-ci étend son pouvoir
dans tous les domaines de la vie et étouffe dans son germe toute
tentative d'un usage libre de la raison humaine.
L'aptitude à une telle foi (la foi positive, G. L.) présuppose
nécessairement la perte de la liberté et de l'autonomie de la raison
qui ne peut rien opposer à un pouvoir étranger. Voilà donc le pre-
mier point d'où dérive toute croyance ou incroyance en une reli-
gion positive, et en même temps le point central autour duquel
tournent pour cette raison toutes les controverses; et si ce point
n'est même pas clairement conscient, il constitue cependant la
raison de toute soumission ou de toute insoumission. Ici, les ortho-
doxes doivent nécessairement tenir bon, ils ne peuvent rien
céder ... 8 .
Cette domination s'étend donc aussi au domaine de la connais-
sance. En ce qui concerne les vérités soi-disant historiques de la
religion, pour ne pas parler des miracles, la raison doit nécessaire-
ment juger qu'il s'agit simplement de produits de l'imagination
et d'éléments poétiques. Cela, la religion positive ne peut le tolé-
rer :
Il doit donc entrer en jeu un pouvoir plus élevé, devant lequel
l'entendement lui-même doit se taire; la foi devient une affaire
de devoir et est renvoyée dans le domaine du supra-sensible où
l'entendement n'a plus le droit de se manifester; à cet égard, croire
signifie maintenir par le devoir, c'est-à-dire par la crainte de l'auto-
rité, un ensemble de faits donnés à l'imagination et dont l'enten-
dement ne se satisfait jamais; c'est donc contraindre l'entendement
à consentir lui-même à cette entreprise qui l'écrase ... 9 •

8. Nohl, p. 2 34.
9. Nohl,p. 236.
106 Le jeune Hegel
On voit combien ces prétendus écrits théologiques du jeune
Hegel constituent au fond une mise en accusation du christianisme.
Celui qui connaît la littérature des Lumières trouvera dans des
exposés tels que ceux que nous venons de citer des échos du combat
général anti-religieux mené à cette époque. Mais il est nécessaire,
après cette constatation d'un tel accord au sein de la tendance anti-
religieuse, de bien mettre en relief également les différences métho-
dologiques qui séparent Hegel des Lumières. Nous avons déjà
attiré l'attention sur le fait que Hegel ne combat jamais, comme
Diderot, d'Holbach ou Helvétius, la religion en général, mais
oppose seulement d'une manière polémique au christianisme positif
une religiosité non positive. (Dans cette perspective, c'est de Rous-
seau qu'il est le plus proche.) Mais s'ajoute encore une divergence
dans la méthodologie générale du combat anti-chrétien : les repré-
sentants importants des Lumières parlent très souvent, de même
que Hegel, du christianisme comme entraînant un esclavage, une
destruction de la liberté et de la dignité humaine. Mais ce thème
ne constitue jamais chez eux le centre exclusif de la polémique,
comme c'est le cas chez Hegel. Il est au moins aussi important
pour eux de mettre en contraste les doctrines du christianisme
et des religions en général avec des faits de la réalité tels qu'ils ont
été établis par la science, et de démasquer de cette manière la
vacuité interne et le caractère contradictoire des religions.
Ce thème joue chez le jeune Hegel un rôle tout à fait subor-
donné. Celui-ci mentionne de temps en temps, comme nous l'avons
vu, que les dogmes du christianisme sont inconciliables avec la
réalité et avec la raison; mais cette constatation ne joue pour lui
qu'un rôle épisodique. Même quand il en vient à parler expressé-
ment de cette question, ce qui est décisif pour lui n'est pas r aspect
scientifique, le désaccord entre les dogmes religieux et la réalité,
mais la prétention immorale de l'Église, qui entend imposer à la
raison humaine de tels dogmes, non établis et positifs, comme
objets de la foi et de la sensibilité religieuse. Cette méthodologie
montre tout à fait clairement en quoi les grands représentants fran-
çais du siècle des Lumières vont plus loin que Hegel dans leur
combat anti-religieux. Le subjectivisme du jeune Hegel, qui a
conduit à cette problématique, provient à vrai dire, socialement et
idéologiquement, du retard de l'Allemagne, de l'Aufk.larung alle-
mande, de la philosophie kantienne, etc., mais constitue toutefois
également la base de l'élaboration tant de cc l'aspect actif» que de
l'historisme qui caractérise sa conception.
La période républicaine du jeune Hegel
Nous devrons encore, au cours de ce chapitre, approfondir les
fondements et les conséquences philosophiques de la conception
hégélienne de la positivité. Jusqu'ici, nous avons seulement tenté de
rendre compréhensibles au lecteur les traits et les contours les plus
importants de ce concept central de la période de Berne, afin qu'il
soit en mesure de comprendre correctement la conception historico-
philosophique du jeune Hegel.
Le jeune Hegel est, comme nous l'avons montré, un partisan
du« primat de la Raison pratique n. L'absolu, l'autonomie, la pra-
tique, sont maintenant pour lui simplement identiques. Cet appel
exclusif à la raison pratique constitue le trait commun de sa phil<~­
sophie de jeunesse et de celle de Schelling. Nous avons déjà pu
observer, en ce qui concerne la question du rapport de la raison pra-
tique et de la théologie, ce qui rapprochait et ce qui séparait le
jeune Hegel du jeune Schelling. En raison du rôle important qu'ont
joué, dans la genèse historique de la dialectique, l'amitié philoso-
phique que nouèrent au début Hegel et Schelling, ainsi que leur
séparation ultérieure, nous croyons nécessaire d'exposer brièvement
à nos lecteurs le point de vue de Schelling pendant cette période.
Dans une de ses premières œuvres, La nouvelle déduction du droit
naturel (printemps 1 796), Schelling explique, d'une manière
conforme à la pensée de Fichte et proche, d'une certaine manière,
de la conception hégélienne de la positivité, comment l'incondi-
tionné, l'absolu, ne peut jamais être objet :
Si l'on veut le maintenir comme objet, il revient dans les
limites du conditionné. Ce qui est objet pour moi peut seulement
ayparaître; dès que, pour moi, il est plus qu'une apparition
(mehr ais Erscheinung}, ma liberté est anéantie ... Si je dois réaliser
l'inconditionné, alors il faut qu'il cesse d'être objet pour moi 10 .
L'absolu est identique au moi.
Cette conception de Schelling apparaît encore plus clairement,
avec toutes ses implications, dans un bref essai, non destiné à la
publication, dont des fragments nous sont parvenus grâce à une
transcription qu'en avait fait Hegel au cours de l'année 1 796. Cette
transcription commence par la partie qui porte sur l'éthique. Ce qui
précède, nous ne le connaissons pas. Peut-être est-ce simplement
perdu, peut-être le jeune Hegel - ce qui serait caractéristique de sa
conception - n'a-t-il retranscrit· que cette partie. Schelling y
explique que toute la philosophie (il dit : la métaphysique) est
10. SCHELLING, WerA:e, herausgegeben von Schrôter, Iena, 1926, vol. 1, p. 108.
108 Le jeune Hegel

identique à la morale, que Kant est à l'origine de cette évolution


sans l'avoir menée jusqu'à son terme, et que, grâce à cette concep-
tion, on doit réussir à former des concepts entièrement nouveaux
sur la nature, sur la science naturelle. Les premiers rêves du jeune
Schelling, concernant une philosophie de la nature, se manifestent
ici. Mais ce qui importe le plus, pour notre problème, c'est sa
conception de la société et de l'Etat. Il écrit à ce propos :
De la nature, j'en viens à l' œuvre humaine. En premier lieu,
l'idée de l'_!mmanité - je veux montrer qu'il y a tout aussi peu une
idée de l'Etat qu'il y a une idée d'une machine, puisque l'Etat est
quelque chose de mécanique. C'est seulement ce qui est objet ~e la
liberté qui s' app~lle idée. Nous devons donc aller au-delà de l'Etat!
En effet, tout Etat doit nécessairement traiter les hommes libres
comme des objets mécaniques, et il ne faut pas qu'il le fasse; donc,
il doit disparaître 11 .
A partir de ces réflexions, le jeune Schelling veut poser les prin-
cipes d'une histoire ds l'humanité et cc mettre à nu toute la misérable
œuvre humaine de l'Etat, de la constitution, du gouvernement, de
la législation >>. Après cela, il exposera les idées du monde moral
et de la religion.
Renverser toute fausse croyance, pourchasser le sacerdoce qui
feint à nouveau la Raison par la Raison elle-même. Liberté de
tous les esprits qui portent en eux le monde intellectuel et ne
peuvent chercher ailleurs qu'en eux-mêmes ni Dieu ni immorta-
lité.
Le fragment se termine par l'affirmation que l'esthétique consti-
tue le point culminant de la philosophie de l'esprit, et par l'exigence
de créer une nouvelle mythologie populaire 12 .
Il n'est pas difficile de reconnaître, dans ces remarques du jeune
Schelling présentées de manière éparse, des idées importantes de la
période devenue célèbre, au cours de laquelle il élabora sa philo-
sophie de la nature, la période d'Iéna. Il n'est pas difficile non plus
de voir combien les applications et les extensions schellingiennes
de la cc Raison pratique » sont proches de la conception hégélienne
de la positivité. Il est donc très compréhensible que Schelling et
Hegel se soient mutuellement considérés dans leur jeunesse comme
des alliés philosophiques. Cependant, il n'est pas moins important
1 1. Hoffmeister, pp. 2 19 .1q. Trad. fr. in : HôLDERUN, Œuvre.<, « Bibliothèque de la
Pléiade », p. 1 1 l7.
1 2. Hoffmeister, pp. 219 .<q. Trad. fr., ibid, p. 11 58.
La période républicaine du jeune Hegel
de voir clairement que, déjà au cours de cette période, de profondes
divergences apparurent entre Schelling et Hegel, même si elles ne
se sont jamais exprimées ouvertement. Schelling va, comme nous
l'avons vu, beaucoup plus loin que le jeune Hegel dans son refus
de toute cc positivité ». Pour lui, l'État, et tout ce qui est en rela-
tion avec lui est a priori et par principe cc positif » au sens hégé-
lien; une libération de l'humanité est pour lui identique à une libé-
ration à l'égard de l'État en général. Cela montre que, déjà
pendant cette période, Schelling ne partage pas, ou au moins ne
partage plus les illusions révolutiol}naires du jeune Hegel à propos
d'un renouvellement radical de l'Etat et de la société, renouvelle-
ment qui entraînerait le dépassement de ses propriétés cc posi-
tives ,,, Mais par là même, l'utopie révolutionnaire du jeune Hegel
se transforme en une utopie qui serait anarchiste - si nous pouvons
employer un concept qui n'apparaîtra que plus tard - en ce sens
qu'elle viserait à une libération de l'humanité par l'absence de tout
Etat. Et il est également clair qu'une telle conception est en très
étroite relation - qu'elle en soit l'origine ou la conséquence -
avec le fichtéisme résolu du jeune Schelling.
Le jeune Hegel se distingue tout d'abord de son allié r,hiloso-
phique par sa problématique plus historique. Pour lui, l'Etat en
général n'est aucunement quelque chose de positif; c'est seulement
le cas de l'État despotique, qui trouve son origine dans la R9me
impériale et s'est prolongé jusqu'à aujourd'hui. Cependant, l'Etat
de !'Antiquité est en nette opposition avec cet État despotique en
ceci qu'il est le produit et l'expression de l'activité libre et auto-
nome des hommes, de la société démocratique. Et conformément à
cette conception, la destruction de l'État en général n'est pas le
but de Hegel, ni le terme à partir duquel il envisage l'évolution; il
vise plutôt à la restauration de l'État urbain non positif de !'Anti-
quité et de la libre et autonome démocratie antique.
Apparemment et par rapport aux habitudes méthodologiques
de cette époque, la problématique du jeune Hegel est moins phi-
losophique que celle de Schelling. Celui-ci utilise les oppositions
kantiennes et fichtéennes : liberté-nécessité, essence-phénomène
(couples antithétiques qui, chez lui et chez Fichte, convergent
d'une manière beaucoup plus directe que chez Kant lui-même), de
manière à entraîner complètement la théorie de la connaissance
dans l'éthique. Tout ce qui, pour l'éthique, ne forme que l'objet
et non le sujet de la praxis, se transforme en pur objet (est, selon
la terminologie du jeune Hegel, cc positif»). Ce monde de l'objec-
I IO Le jeune Hegel
tivité morte est identique également au monde kantien des « phé-
nomènes »; seule la praxis met l'homme en rapport avec la vraie
réalité, avec l'essence. On voit ici clairement la connexion existant
entre la théorie de la connaissance du jeune Schelling, d'inspiration
kantienne, et son point de vue anti-historique. En même temps, on
comprend la raison pour laquelle la continuation fichtéenne et
schellingienne du kantisme sur le terrain de la théorie de la connais-
sance n'a pas attiré le jeune Hegel, pour lequel la positivité était
en premier lieu un problème historique.
L'indifférence que Hegel manifeste ici à l'égard des théories de
la connaissance et de l'éthique, telles celles que son ami de jeu-
nesse élabora, ne signifie donc nullement qu'il adopte une position
non philosophique. En vérité, nous pouvons déjà entrevoir ici les
premiers germes de la future et grandiose conception de Hegel,
qui consiste à placer les problèmes philosophiques, les problèmes
qui concernent les catégories, dans une étroite relation avec l'évo-
lution historique de la réalité objective. En mettant au centre de
ses considérations le concept de positivité, qui a été, dans la théo-
logie et la science du droit, un concept général et non historique, et
a constitué le pôle antithétique de la religion déiste naturelle, ou
encore le pôle antithétique du droit naturel, le jeune Hegel fait un
premier pas, inconscient, vers sa future conception dialectique de
l'histoire. Certes, il faut toujours répéter à ce propos que non seule-
ment le jeune Hegel n'a pas aperçu, au cours de cette période, la
portée philosophique de sa problématique, mais encore qu'il se sou-
ciait très peu du fondement de ses exigences philosophiques.
Ce caractère historique de la problématique centrale du jeune
Hegel ne se développe que progressivement. Pour autant que les
sources de son évolution nous soient connues, il existe certainement
dès le début certains éléments attestant cette vue historique, par
exemple le contraste de !'Antiquité et du christianisme. Mais l'his-
torisme de la problématique ne commence à se développer que peu
à peu : nous verrons dans le prochain chapitre, lors de l'analyse de
la période de Francfort, comment le concept de positivité, déjà
compris de manière historique à Berne, est cette fois développé de
manière plus ample et plus souple, dans le sens de l'historicité telle
que l'entendra Hegel.
Pendant la période d'étude à Tübingen, cette problématique de
Hegel possède encore un caractère fortement anthropologique
et psychologique. Nous avons déjà mentionné le fait qu'il nous
reste de cette période un nombre relativement important de notes
La période républicaine du jeune Hegel 111

et d'extraits de lectures de Hegel sur le traitement anthropologique


des facultés spirituelles, des diverses propriétés corporelles et
spirituelles de l'homme; ces extraits contiennent presque toute la
littérature de l'Aufkldrung allemande concernant ce problème, et
font en même temps référence à d'importants écrits français et
anglais du mouvement des Lumières. Ils n'ont été publiés que dans
les dernières décennies (d'abord dans la revue Logos, ensuite dans
le livre de Hoffmeister) et n'ont pas encore été complètement
exploités pour les recherches sur Hegel. En particulier, il ne s'est
fait aucune recherche pour voir jusqu'à quel point on les retrouve
dans les parties anthropologiques de la Phénoménologie et de
l' Encyclopédie.
Cette recherche sort du cadre de notre essai. Nous n'entendons
faire ici qu'une remarque méthodologique : r (( historisation )) de
r anthropologie est rune des caractéristiques générales de révolu-
tion d'ensemble de Hegel. Non seulement en ce sens que dans la
Phénoménologie il cherche à intégrer les problèmes de l'anthropo-
logie dans un processus historico-dialectique, mais dans le sens
requis par toute la construction systématique ultérieure. C'est ainsi
que l'intuition, la représentation, le concept, qui étaient tous les
trois traités, dans les premières notes, dans le cadre d'une problé-
matique anthropologique, deviennent, plus tard, d'une part les
principes de (( systématisation )) (intuition : r esthétique; repré-
sentation : la religion; concept : la philosophie), d'autre part et
en même temps les bases d'une cc périodisation '' (esthétique :
!'Antiquité; religion : Moyen Age; philosophie: Temps modernes).
Pour le problème qui nous concerne, l'opposition, qui fut à
r origine anthropologique, entre la mémoire et l'imagination, est
importante. Hegel met en contraste, durant cette période, la reli-
gion objective et la religion subjective. Pour la première,
l'entendement (Verstand) et la mémoire... (sont) les forces
qui agissent en elle ... A la religion objective peuvent aussi appar-
tenir des connaissances pratiques, mais elles ne constituent qu'un
capital mort - la religion objective peut être ordonnée dans
l'esprit, réduite à un système, présentée dans un livre, exposée
dans un discours; la religion subjective ne s'extériorise qu'en
sentiments et en actions... La religion subjective est vivante,
réalité efficiente et intérieure à l'être humain, activité tournée vers
l'extérieur 13 .

1 3. Nohl. p. 6.
II 2 Le jeune Hegel
Il compare ensuite la religion subjective aux êtres vivants de la
nature et la religion objective aux animaux empaillés dans le cabi-
net du naturaliste. Cette opposition est à l'œuvre pendant toute
la période de Berne, et il est donc clair, pour qui a lu ce que nous
venons d'exposer, que la religion objective telle qu'elle est décrite
dans les notes de Tübingen est une première ébauche théorique
de ce que sera à Berne la positivité du christianisme. Je citerai
seulement ce passage, extrait d'études historiques élaborées à Berne,
afin de montrer clairement la continuité de ce thème :
La mémoire est la potence à laquelle sont pendus les dieux
grecs... La mémoire est la tombe, le lieu où se maintient ce qui
est mort. Ce qui est mort y repose en tant que mort, et y est
exposé comme une collection de pierres.
Hegel critique alors vivement les cérémonies chrétiennes, à
propos desquelles il écrit :
Ceci est l'action de la mort. L'homme cherche à devenir entiè-
rement objet, à se laisser diriger complètement par quelque chose
d'étranger. Ce service s'appelle la dévotion 14 .
L'attitude du jeune Hegel au cours de la période de Tübingen se
traduit par une polémique très sévère, dans la ligne de l'Aufk.larung,
contre la religion objective. Seule la religion subjective possède
une valeur à ses yeux. Celle-ci conserve certes une nuance anhis-
torique, qui provient de la cc religion naturelle » ou de la religion
de l'Aufk.larung; cette influence de l'Aufk.larung sur la concep-
tion du jeune Hegel vient manifestement et le plus fortement de
Lessing :
La religion subjective est quasi identique chez les hommes bons,
r élément objectif de la religion pouvant avoir pour eux presque
la couleur qu'ils veulent - ce qui, pour vous, fait de moi un chré-
tien, fait pour moi de vous un juif, dit Nathan (acte IV, scène 7,
du Nathan le sage de Lessing, G.L.) - car la religion est une
affaire de cceur, qui agit souvent, de façon inconséquente, contre
les dogmes acceptés par son intelligence (Verstand) ou sa
mémoire ... 11
Mais cette opposition entre religion subjective et religion objec-
tive s'entrecroise, chez le jeune Hegel de Tübingen, avec l'opposi-
tion de la religion publique et de la religion privée; à ce propos,
1 4. Rosenkranz, pp. j 18 sq.
1 j. Nohl, pp. 10 sq.
La période républicaine du jeune Hegel
il faut remarquer qu'une unification méthodologique et historique
de ces deux couples d'oppositions ne se fera que pendant la période
de Berne. Mais, déjà à Tübingen, la conception de Hegel met la
religion publique en étroite connexion avec la religion subjective,
et la religion privée avec la religion objective.
Nous pouvons ici toucher du doigt la dialectique du jeune
Hegel avant que surgisse de manière consciente dans sa pensée
le problème même de la dialectique. En effet, d'après toute concep-
tion formelle et métaphysique, c'est le privé, bien plutôt que le
public, qui devrait se combiner avec le subjectif. Si Hegel dépasse
ici spontanément les limites de la pensée métaphysique, c'est
d'une part sous l'effet de sa conception historique, qui vient pro-
gressivement à maturité, et d'autre part sous l'influence de la
Révolution française, qui suscita en lui un souffle irrésistible de
liberté. D'après lui, la religion subjective est une véritable cc reli-
gion populaire >>. Il résume ainsi les exigences qui se rattachent
à une telle religion :
I. Ses doctrines doivent être fondées sur la raison universelle.
II. L'imagination, le cœur et la sensibilité ne doivent pas
en sortir vides.
III. Cette religion doit être telle que s'y rattachent tous les
besoins de la vie, tous les actes publics de l'État.
Et, dans la partie négative et polémique qui suit, Hegel repousse
toute foi positive, dans laquelle il inclut les thèses des apologistes
du christianisme appartenant prétendument à l'Aufklarung 16 .
Ces considérations parlent un langage clair. On ne doit ajouter
que la remarque suivante : Hegel part explicitement ici de la
rationalité de la religion subjective et publique. En cela, il apparaît
que toutes les interprétations réactionnaires de la période impé-
rialiste, qui voient dans l'opposition hégélienne de l'imagination
et de la mémoire un signe de son cc irrationalisme n, sont fausses
et mensongères. Et en ce qui concerne le contenu social des exi-
gences posées par cette religion, Hegel s'est exprimé durant cette
période d'une manière qui n'admet aucune équivoque. Il souligne
que la religion publique ne doit pas seulement contenir des com-
mandements et des interdits immédiats, par exemple le fait que r on
ne puisse pas voler, mais
qu'on doit surtout faire entrer en ligne de compte les commande-
ments et interdits plus éloignés et les considérer souvent comme
16. Nohl, p. 16.
114 Le jeune Hegel
les plus importants. Ce sont essentiellement l'élévation, la
noblesse d'esprit d'une nation, de telle manière que le sentiment
si souvent endormi de sa dignité s'éveille en son âme, que le
peuple ne s'humilie ni ne se laisse humilier 17 •
La religion subjective, publique, est donc déjà pour Hegel,
étudiant à Tübingen, la religion par laquelle le peuple peut se
libérer.

17. Nohl, p. l·

CONCEPTION DE L'HISTOIRE ET TEMPS PRÉSENT

Le jeune Hegel cherche donc à faire de la religion subjective


et publique la base et le support du mouvement de libération en
Allemagne. Nous avons vu qu'un mélange particulier d'objectivité
historique d'une part, de subjectivité radicale et philosophique
d'autre part, est né, à l'époque bernoise, de cette tentative. Le
problème historique que se pose le jeune Hegel consiste à copier
concrètement de !'Antiquité le subjectivisme démocratique de la
société sous sa forme suprême et la plus développée, puis à
dépeindre en de sombres couleurs le déclin de ce monde, la nais-
sance de la période despotique, morte et étrangère à l'homme,
correspondant à la religion positive, pour extraire de ce contraste
la perspective de la future libération. La confrontation de !'Anti-
quité et du christianisme, de la religion subjective et de la religion
positive, forme donc pendant la période bernoise la base de la
philosophie politique du jeune Hegel.
Ce caractère pratique de sa philosophie, ses interprètes réaction-
naires devaient évidemment le remarquer. Haering accorde même
à ce problème une place centrale, quand il conçoit les tendances
de «pédagogue du peuple » que manifeste le jeune Hegel comme
les traits essentiels de son évolution philosophique. Jusqu'à ce
point, il n'y a pas de problème. Mais Haering et d'autres apolo-
gistes réactionnaires partent, dans l'interprétation des concep-
tions du jeune Hegel, des traits réactionnaires que manifestent
ses prises de position politiques ultérieures, considèrent ceux-ci
comme l' « essence » ayant toujours été présente de la philosophie
hégélienne, et tentent d'exploiter les confusions du jeune Hegel,
abondantes et inévitables en particulier dans le domaine des
II6 Le jeune Hegel
questions religieuses, afin de placer a priori les tendances
réactionnaires au centre de la pensée hégélienne.
Certes, les tendances républicaines du jeune Hegel ne peuvent être
complètement passées sous silence. Il est vrai qu'elles sont effacées
et ignorées autant que possible, mais elles ne peuvent être laissées
totalement de côté. Les apologistes impérialistes se tirent d'affaire
dans de tels cas en voyant dans le républicanisme du jeune Hegel
une « maladie d'enfance ». Franz Rosenzweig, par exemple, consi-
dère Hegel comme un précurseur idéologique de la politique
bismarckienne. D'une part il omet, de façon totalement antihis-
torique et en maquillant les faits, que même le vieil Hegel n'a
jamais été un précurseur de Bismarck, que même ses conceptions
les plus réactionnaires prennent une direction différente de celle
prise par Bismarck; d'autre part, il recouvre d'un voile les grandes
crises historiques (Thermidor, la chute de Napoléon) qui ont déter-
miné le caractère politique de l'évolution de Hegel et engendré
plus tard chez celui-ci un état d'esprit profondément résigné, très
caractéristique des grands penseurs Allemands qui avaient attendu
de la période napoléonienne une rénovation de l'Allemagne (que
l'on pense seulement au vieux Goethe). Quand donc on découvre
chez Hegel une ressemblance avec Bismarck, déjà cc préformée »
dans l'âme du jeune Hegel, il est très facile de présenter
tout le républicanisme, tout le rapport avec la Révolution française,
comme un élément superficiel, peu à peu éliminé par le progressif
«mûrissement» de Hegel.
Dans cette question, le fait que l'intelligence du caractère histo-
riquement nécessaire de la Révolution française, l'interprétation de
celle-ci comme formant la base de la culture contemporaine, soient
exprimés sans équivoque possible dans les écrits du vieil Hegel
également, ne joue aucun rôle pour ces apologistes. Ne donnons
qu'un exemple de ce mélange raffiné de citations et d'omissions.
Rosenzweig parle quelque part d'un écrit politique du jeune Hegel
et met en avant tous les éléments possibles qui permettraient
d'inférer, à partir des indications concernant son antirépublica-
nisme, son opposition à l'Aufi.larung; mais il ajoute alors de façon
méprisante - en apparence objectivement, dans la réalité en
maquillant les faits - : «Mais il est vrai qu'à cette époque les
éloges que Hegel adressait à la monarchie n'allaient pas très loin
non plus » 1.
1. RosBNZWEJG, Hegel und der Staal, Munich-Berlin, 1920, vol. 1, p. 5 1, (nous cite-
rons désormais : RosBNZWEJG).
La période républicaine du jeune Hegel 117
Nous savons déjà à quel point le caractère pratique de la philo-
sophie chez le jeune Hegel était étroitement rattaché à ses rêves
politiques. Nous avons seulement à montrer brièvement sur la
base de quelques citations à quel degré il a conçu la situation de
l'Allemagne à cette époque comme le produit de l'évolution qui se
caractérisait à ses yeux par la positivité de la religion. Car cela
nous permet de voir clairement en quoi la mise en évidence de la
liberté et de la démocratie antiques est pour le jeune Hegel en
contraste révolutionnaire avec la situation de l'Allemagne de
l'époque.
Après ce qui a été dit jusqu'ici, personne ne s'étonnera de ce que
le point de départ des considérations de Hegel soit constitué ici
également par les conceptions et traditions religieuses. C'est
pourquoi il écrit, à propos de l'Allemagne :
Notre tradition - chants populaires et ainsi de suite. Il n'y a
pas d'Harmodios, pas d'Aristogiton, accompagnés de la gloire
éternelle parce qu'ils ont abattu le tyran et donné à leurs conci-
toyens des droits égaux et des lois, qui vivraient dans la bouche
de notre peuple, dans ses chants. - Quelles sont les connaissances
historiques de notre peuple? Une tradition propre et nationale lui
fait défaut, la mémoire et l'imagination sont remplies par l'histoire
des origines de l'humanité, par l'histoire d'un peuple étranger,
les prouesses et les forfaits de ses rois, qui ne nous concernent
pas 2 .
Dans ce contexte, Hegel compare les architectures allemande
et grecque; mais cette comparaison n'est pas esthétique au premier
chef chez le jeune Hegel. Il s'agit bien plutôt de comparer les
différentes habitudes de vie, la vie libre et belle des Grecs, avec
la vie des Allemands, étroite, mesquine, petite-bourgeoise, et inter-
rompue seulement par de bruyants et sots excès de boisson. La
différence existant entre les architectures n'est, chez le jeune Hegel,
que l'expression de la différence dans le contenu de la vie sociale
de peuples différents. (En ce point également, un mode de consi-
dération se manifeste déjà, qui sera maintenu, certes à un niveau tout
différent de la dialectique et de l'analyse historique concrète,
même dans son Esthétique, d'époque tardive.)
Mais c'est à nouveau dans l'ceuvre maîtresse du jeune Hegel,
La positivité de la religion chrétienne, écrite pendant sa période
bernoise, que nous trouvons les considérations les plus importantes

2. Nohl, p. 3 59.
II8 Le jeune Hegel

sur l'Allemagne de son époque. Il y dit que la conquête romaine,


et plus tard le christianisme ont anéanti les religions nationales
primitives, celles des Allemands également. L'évolution allemande
a été telle selon lui qu'elle n'a pu nourrir l'imagination nationale
et religieuse.
Hormis peut-être Luther chez les protestants, quels pour-
raient être nos héros, nous qui n'avons jamais formé une nation?
Qui serait notre Thésée, aurait fondé un État et lui aurait
donné des lois? Où sont nos Harmodios et nos Aristogiton, pour
qui nous chanterions des scolies, eux qui seraient les libérateurs
de notre pays? Les guerres, qui ont englouti des millions d'Alle-
r
mands, furent motivées par ambition ou l'indépendance des
princes, la nation ne fut qu'un instrument qui, même s'il combat-
tait avec rage et acharnement, ne pouvait pourtant que dire :
pourquoi? Et qu'avons-nous gagné?

Plus loin, Hegel donne une description très sceptique du main-


tien en vie des traditions historiques protestantes en ironisant sur
le fait qu'il n'importe absolument pas aux souverains de maintenir
en vie au sein du peuple le côté libérateur du mouvement protes-
tant 3.
Il suit pour Hegel de cette analyse de la situation allemande
que le peuple allemand, ne possédant pas une imagination reli-
gieuse qui se serait développée sur son propre sol en relation avec
sa propre histoire, est également cc absolument dénué d'imagina-
tion politique » 4 . Ce manque d'une vie spirituelle propre et
nationale s'exprime dans toute la culture allemande. Ce qui, à ce
propos, intéresse le jeune Hegel au premier chef - à nouveau de
façon très caractéristique - n'est pas le niveau absolu des réali-
sations culturelles allemandes, bien que nous ayons vu qu'il était
très intimement familiarisé avec elles, mais le défaut de caractère
populaire de la culture allemande, son manque d'enracinement
·dans le peuple. Il reproche principalement ce défaut à la culture
allemande de son époque :

Les pièces agréables d'un Héilty, d'un Bürger et d'un Musaus,


qui relèvent d'un tel genre, se perdent complètement pour notre
peuple, étant donné qu'il est bien trop retardé dans le reste de sa
culture pour être accessible aux plaisirs que procurent de telles

3. Nohl,p. zq.
4. Ibid.
La période républicaine du jeune Hegel
pièces - tout comme l'imagination des couches plus cultivées de
la nation relève d'un domaine tout à fait différent de celui qui
correspond à l'imagination des classes populaires; les écrivains et
les artistes qui travaillent pour les premières ne peuvent abso-
lument pas être compris par ces dernières, même en ce qui concerne
les scènes et les personnages.
A ces considérations également est adjointe une confrontation
de l'Allemagne et de !'Antiquité, soulignant que r art suprême
de !'Antiquité classique, celui de Sophocle et de Phidias, fut pré-
cisément un art populaire émouvant toute la nation i _
Dans ce contexte, le jeune Hegel lutte pour que la culture alle-
mande future s'édifie sur des traditions classiques. Il voit dans
r accueil réservé à ces dernières le seul vrai progrès et combat en
particulier les conceptions de Klopstock, qui revient dans sa poé-
sie en partie à l'histoire des origines du peuple allemand (la
bataille livrée par Hermann), en partie aux traditions judéo-
chrétiennes (ce dernier élément constitue un écho des traditions
idéologiques de la révolution anglaise, médiatisé par l'influence de
Milton, retardé et amorti de façon spécifiquement allemande). A
la question anticlassique de Klopstock : cc L'Achaïe est-elle donc
la patrie des Teutons?>>, il répond d'abord par une analyse détail-
lée du fait qu'une rénovation artistique de la tradition de r an-
cienne Allemagne serait aujourd'hui tout aussi désespérée qu'en
son temps la tentative de l'empereur romain Julien visant à réno-
ver la religion antique.
Cette imagination propre à l'ancienne Allemagne ne trouve
dans notre époque aucun élément en lequel elle pourrait s'insi-
nuer, auquel elle pourrait s'accrocher; elle est tout aussi détachée
de l'univers entier de nos représentations, opinions et croyances,
elle nous est tout aussi étrangère que l'est l'imagination d'Ossian
ou de l'Inde (... ).
Il soulève alors, en opposition à la rénovation de la tradition
judéo-chrétienne, la question suivante :
Ce que ce poète clame à son peuple à propos de la mythologie
grecque, on pourrait le clamer, à lui et à son peuple, à propos de
la mythologie judaïque, de façon tout aussi légitime et deman-
der : la Judée est-elle donc la patrie des Teutons? 6

5. Nohl, p. 216.
6. Ibid, p. 2 17.
120 Le jeune Hegel

Ici également, nous nous trouvons en présence d'une prise de


position de Hegel, concernant en particulier les tendances cen-
trées sur l'ancienne Allemagne, position qu'il maintiendra toute sa
vie. Nous verrons qu'il ne refuse pas seulement politiquement les
guerres de libération, mais également toutes les tentatives germa-
nisantes du romantisme. Cela aussi est passé sous silence, ou, ce
qui revient au même, cc réinterprété >> par les falsificateurs impéria-
listes de Hegel qui veulent le marquer du sceau du Romantisme.
Cette image d'absence de liberté et de médiocrité, caractéristique
de l'Allemagne de son temps, le fait qu'elle soit dépourvue d'une
véritable culture populaire, est très étroitement reliée à l'ensemble
de l'attitude politique démocratique du jeune Hegel. Pendant son
séjour à Berne, gouvernée en ce temps par une oligarchie patri-
cienne, Hegel en vient à des jugements aussi réprobateurs à l'égard
de cette ville suisse qu'à l'égard de l'Allemagne. Son jugement est
même encore plus clairement politique, puisqu'il l'a formulé dans
une lettre et non dans des écrits qu'il devait destiner à une publi-
cation soumise aux conditions de censure propres à l'Allemagne.
Le 16 avril 1795, Hegel écrit à Schelling :
Tous les dix ans, le comeil souverain 7 est complété pour rem-
placer les membres susceptibles de le quitter à ce moment. Je ne
peux te décrire comme cela se passe humainement, comme toutes
les intrigues ourdies dans les cours princières par les cousins et
cousines sont peu de choses par rapport aux combines auxquelles
on se livre ici. Le père nomme son fils ou le gendre qui apporte la
plus grosse dot, etc. Pour apprendre à connaître une constitution
aristocratique, il faut avoir passé ici un tel hiver avant Pâques,
époque à laquelle on complète le conseil 8 .
Cette, lettre se passe de commentaire. Qu'il suffise de remarquer
pour l'évolution future de Hegel que ses expériences bernoises ont
imprimé en lui un mépris indélébile pour le régime aristocratique
et oligarchique. Même après la révision fondamentale à laquelle il
soumit ses convictions politiques de r époque bernoise, il conserva
cette attitude de refus.
Une telle situation tant politique que culturelle, Hegel la consi-
dère alors comme le produit d'une évolution dont la force motrice
déterminante fut la domination de la religion chrétienne positive.
Si l'on se rappelle en outre que Hegel, à la fin de sa vie, qualifiait
toujours la Révolution française d' cc aurore magnifique n, on se
7. En français dans le texte (N. d. T.).
8. Rosenkranz, p. 69. Correspondance, I, p. 2 8.
La période républicaine du jeune Hegel 121

représentera sans difficultés l'impatience avec laquelle, à l'époque


bernoise, il attendit d'elle la rénovation du monde. Cette rénova-
tion a chez lui pour présupposition polémique la critique du chris-
tianisme, et son contenu positif apparaît comme une rénovation
de !'Antiquité. L'analyse et la glorification de la démocratie
antique revêt donc dans ce contexte pour Hegel une grande signi-
fication politique actuelle.
Sur ce point également, la conception hégélienne a de très nom-
breux précurseurs. Lors des grandes luttes de classes menées en
vue de liquider la société féodale, le modèle de la démocratie
antique joue dans les écrits de l'avant-garde idéologique un rôle
déterminant depuis la Renaissance. Le fait que cette relation entre
la renaissance de !'Antiquité et la lutte de la classe bourgeoise pour
sa libération n'ait été nulle part développée renvoie ici également
aux très grandes carences de l'historiographie et du traitement des
questions idéologiques. L'historiographie bourgeoise s'est même
de plus en plus efforcée d'effacer ces traces pour présenter la
renaissance de !'Antiquité comme une question immanente à l'art,
à la philosophie, etc. L'histoire réelle de ces luttes idéologiques
montrerait, de l'art pictural à la science de l'État et à l'histo-
riographie, que ces relations ont été étroites et que - si l'on
illustre le rapport par un contre-exemple -, quand ce contenu
politico-social disparut au cours du xix<= siècle, la vénération de
!'Antiquité perdit tout de suite sa signification progressiste et
dégénéra en vain académisme. Nous ne pouvons évidemment pré-
senter ici fût-ce une esquisse d'une telle évolution, qui va de
Machiavel, en passant par Montesquieu, Gibbon, etc., jusqu'à
Rousseau, chez qui, Engels le met clairement en évidence, appa-
raissent déjà dans ce contexte les premiers rudiments d'une dialec-
tique de révolution sociale.
Il découle clairement de ce que nous avons dit jusqu'ici que
Hegel a bien connu la plus grande partie de cette littérature. (Il
n'y a que Machiavel dont il semble n'avoir pris connaissance que
plus tard, probablement à la fin de la période de Francfort.) Mais
même abstraction faite de telles influences littéraires, la relation
essentielle qu'entretient la vénération du jeune Hegel pour !'An-
tiquité avec cette évolution est indubitable. Car la philosophie
politique de la Révolution française, la systématisation de ses
illusions héroïques, s'élabore sur la base de toute cette évolution.
Les dirigeants jacobins sont des élèves directs de Rousseau.
Même si l'idéologie jacobine visant à la rénovation de la démo-
122 Le jeune Hegel

cratie antique fut une illusion héroïque des révolutionnaires plé-


béiens, elle ne flottait pourtant en aucun cas complètement en l'air.
Les idéologues de cette rénovation sociale prirent comme point de
départ des présuppositions déterminées, fortement enracinées dans
la réalité économique et sociale. Ce qui les différencie des quelques
défenseurs décidés de la révolution démocratique, c'est précisément
une question économique : les Jacobins radicaux estiment que
l'égalité relative des fortunes forme la base économique d'une démo-
cratie réelle, que l'inégalité croissante affectant les conditions de
fortune des citoyens d'un État doit nécessairement mener à l'anéan-
tissement de la démocratie, à la naissance d'un nouveau despotisme.
Cette doctrine est contenue dans la partie radicale de la litté-
rature, mentionnée précédemment, concernant la rénovation de
!'Antiquité, et l'évolution conduisant à voir dans l'égalité relative
des fortunes la base de la démocratie. atteint précisément son som-
met avec le Contrat social de Rousseau.
On peut établir à partir de n'importe quel traitement historique
consciencieux de cette période l'importance du rôle que jouèrent
les débats concernant ce problème dans la Révolution française.
Donnons seulement quelques exemples caractéristiques. Rabaut-
Saint-Étienne pose en 1793, dans un article souvent cité de la
Chronique de Paris, les exigences suivantes :
1° ... faire le partage le plus égal des fortunes; 2° ... créer
des lois pour le maintenir et pour prévenir les inégalités futures 9 •
La même année, la Révolution de Paris écrit :
Pour prévenir la trop grande inégalité de richesses chez des
républicains, tous égaux, il faut poser un maximum aux fortunes,
au-delà duquel on ne pourra acquérir, même en payant une impo-
sition proportionné,e 10 .
Une résolution prise par l'assemblée du peuple de Castres va
dans le même sens :
Ne jamais renoncer aux principes véritables et ne jamais
admettre chez un individu de fortune démesurée au cas où il
n'est pas reconnu comme un pur et ardent patriote et n'a pas
auparavant tenté de faire disparaître cette inégalité avec tous les
moyens qui étaient en son pouvoir 11 •
9. Cité d'après Aulard, Histoire politique de la Révolution française, Paris, 1901,
p. 449. Rabaut prit le plus souvent le parti des Girondins. Mais il va de soi que cette
proposition ne trouva chez eux aucun écho.
10. AuLARD, op. ât. p. 4p.
l I. Ibid., p. 4 57, note.
La période républicaine du jeune Hegel 123
Cambon s'exprime semblablement en 1793 dans le débat
concernant l'impôt progressif et l'emprunt forcé :
Ce système est le plus sage et le plus conforme à nos principes,
car c'est par de telles mesures que vous réaliserez l'égalité, que
quelques hommes voudraient faire passer pour une chimère 12 .
Nous pourrions allonger à loisir cette liste d'exemples.
Marx a impitoyablement démasqué les illusions grevant la
rénovation de !'Antiquité tentée par la révolution jacobine en sou-
mettant à une analyse précise la différence économique existant
entre les deux évolutions sociales. Il écrit à ce propos dans La
Sainte Famille :
Robespierre, Saint-Just et leur parti périrent parce qu'ils avaient
confondu la communauté antique, réellement démocratique, qui était
fondée sur un esclavage effectif, avec l'État représentatif moderne,
spirituellement démocratique, lequel a pour fondement l'émancipa-
tion de l'esclavage, la .wciété bourgeoise. Quelle énorme illusion que
de devoir légitimer et sanctionner par les droits de l'homme la
société bourgeoise moderne, la société de l'industrie, de la concur-
rence universelle, des intérêts privés poursuivant librement leurs
buts, de l'anarchie, de l'individualité naturelle et spirituelle
devenue étrangère à elle-même {lich selbst entfremdet), et de vou-
loir à la fois annuler après coup les manifestations vitales de cette
société dans le chef de quelques individus, en construisant la tête
politique de cette société à la manière antique! 13
Ces illusions furent cependant, en France même, les illusions
héroïques des hommes politiques plébéiens et révolutionnaires;
autrement dit, elles furent - abstraction faite de leur caractère
illusoire - étroitement liées à la phase déterminée de l'activité
réelle et politique du parti plébéien qui correspond aux circons-
tances des années 1793- I 794. Ainsi, même sur la base de telles
illusions, des mesures politiques purent être prises en France, qui,
du point de vue de l'évolution réelle, étaient indispensables. Ne
mettons en évidence que deux d'entre elles. En premier lieu, la
stratégie guerrière de la France, menacée par la coalition de l'Eu-
rope entière, rendit nécessaires une série de mesures coercitives,
tant, du point de vue politique, pour neutraliser les courants contre-
révolutionnaires - et cela même au sein de la bourgeoisie -, que

12. Ibid., p. 414·


'3· MARX-ENGELS, Die heilige Familie, Berlin, 195 3. pp. 210-2 j 1. Trad. fr.
La Sainte Famille, Paris, Éditions sociales, 1972. p. 148.
124 Le jeune Hegel

pour assurer l'approvisionnement de l'armée et le ravitaillement


minimum des couches inférieures des villes, qui constituaient la
base sociale du Jacobinisme radical. En second lieu, la conduite
radicale de la révolution démocratique eut pour conséquence la
confiscation et la répartition d'une grosse partie des biens féodaux,
et donc - en intention, et même pour un certain temps en réalité,
du moins partiellement - le nivellement de la propriété foncière
sur la base de l'appropriation des parcelles par les paysans.
La critique de Marx que nous avons citée nous montre que le
caractère illusoire qui a grevé l'action des Jacobins se rattache
au fait qu'ils ne comprirent pas les fondements réels politiques
et sociaux de leurs mesures révolutionnaires, et entretinrent des
conceptions entièrement fausses sur la perspective de l'évolution
que de telles mesures révolutionnaires étaient censées susciter.
Ce caractère illusoire ne supprime donc en aucun cas l'essence
démocratique, le caractère révolutionnaire de leur activité. Au
contraire, c'est précisément ce mélange indissoluble de politique
réaliste, correcte, plébéienne, démocratique, révolutionnaire, et
d'illusions de l'imagination concernant les perspectives d'évolution
des forces de la société bourgeoise libérées par la révolution démo-
cratique, qui constitue la contradiction dialectique vivante carac-
térisant cette période de la Révolution.
C'est de ce point de vue qu'il faut considérer la relation qu'entre-
tiennent les précurseurs idéologiques de la révolution démocra-
tique et les Jacobins eux-mêmes avec !'Antiquité. Marx indique
très justement que cette conception illusoire néglige complètement
la base réelle de l'économie antique, l'esclavage, de la même
manière que, dans l'image qu'elle donne de la société bourgeoise,
elle n'est pas en état de comprendre conceptuellement la place et
le rôle du prolétariat. Cette fausseté de la conception fondamen-
tale ne supprime pourtant pas le sentiment correct - du moins
à l'intérieur de limites historiques déterminées - selon lequel il
existe une relation définie entre l'égalité relative de ·la propriété
des parcelles et la démocratie antique. C'est cette relation que
Marx établit avec une grande précision. Il dit :
D'une part, cette forme de la libre propriété des parcelles par
les paysans qui les exploitent constitue, comme forme dominante
et normale, la base de la société aux meilleures époques de !'Anti-
quité classique; d'autre part, nous la trouvons chez les peuples
modernes comme une des formes qui procèdent de la dissolution
de la propriété foncière féodale. Ainsi la yeomanry en Angleterre,
La période républicaine du jeune Hegel I 2 5
la paysannerie en Suède, les paysans de France et d'Allemagne
occidentale ... La propriété du sol est tout aussi nécessaire au déve-
loppement intégral de ce type d'activité que l'est la propriété des
instruments pour le libre développement de l'activité artisa-
nale 14 •
Ces remarques de Marx sont à maints égards d'une extrême
importance pour le problème qui nous occupe. Avant tout, Marx
établit ici avec sécheresse la relation économique existant entre
l'époque de floraison des démocraties antiques et l'égalité relative
de la propriété paysanne des parcelles. Ensuite, la mise en avant
de la yeomanry est très significative. Car tout comme les paysans
propriétaires de parcelles, libérés par la Révolution, formèrent
dans les guerres de la Révolution française et de Napoléon le
noyau de l'armée, la yeomanry constitua, lors de la Révolution
anglaise, la troupe d'élite dans le combat de libération du peuple
contre le joug des Stuarts.
Dans cette mesure, les illusions jacobines possèdent un noyau
réel et économique. L'élément illusoire des conceptions des Jaco-
bins se dévoile à travers le fait qu'ils ont vu dans cette situation
de transition économique vers le capitalisme développé un état
permanent de libération de l'humanité, qu'ils ont tenté de fixer
cette situation de transition et d'en faire quelque chose de définitif.
Les travaux historiques de Marx et Engels ont apporté de nom-
breuses preuves attestant le caractère infondé et erroné de ces
illusions. Ainsi, Engels établit que cette yeomanry, qui avait mené
les batailles de Cromwell, a disparu presque sans laisser de traces
cent ans après celui-ci, sous les assauts du processus d'accumula-
tion primitive et de !'enclosure des propriétés foncières. Marx,
quant à lui, montre dans ses écrits historiques sur la Révolution
de r 848 que le paysan français propriétaire de parcelles, libéré du
joug féodal, est maintenant tombé sous le joug encore plus pesant
des capitaux à intérêt. L'illusion des révolutionnaires jacobins
consiste donc cc uniquement » en ce qu'ils ont négligé le détail sui-
vant : leurs mesures révolutionnaires sont devenues objectivement
des mesures qui ont servi à la libération du développement capi-
taliste.
Cette réalité et cette idée exercent une influence extrêmement

14. MARX, Da.< Kapital, vol. III, Berlin, 1953, p. 858. Trad. fr. : Œuvre.<, Paris,
Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», II, pp. 1416-1417. Nous citerons désor-
mais : Œuvre.<.
Le jeune Hegel

profonde sur l'évolution de la philosophie allemande de l'époque.


En nous penchant de plus près sur ces répercussions, nous devrons
à nouveau rappeler que la philosophie allemande de cette époque
constitue certes un écho des événements de la Révolution française,
mais dans les conditions de l'Allemagne retardée du point de vue
économique et politique. Nous avons déjà indiqué que le caractère
idéaliste de la philosophie allemande de cette époque était né de
cet état de retard. Cet idéalisme, de son côté, agit dans le sens
suivant : le reflet dans la pensée et r élaboration philosophique
des événements de la Révolution française se rattachent précisé-
ment au point où l'idéologie des acteurs réels est la plus illusoire.
La philosophie allemande des années I 790 se rattache donc à ces
illusions mêmes et," les systématisant en les approfondissant philo-
sophiquement, en renforce le caractère illusoire. Ces illusions
constituent déjà en tant que telles un reflet déformé de façon
idéaliste, et ce caractère qui est le leur est encore accru dans les
élaborations des philosophes allemands. Ce sont des illusions à
la seconde puissance.
C'est Fichte qui, en Allemagne, prit parmi tous les philosophes
la position la plus résolue en faveur des idées de la Révolution
française. Ses premiers livres - parus anonymement - sont des
prises de position ouvertes et polémiques en faveur de la Révolu-
tion française et contre ses ennemis, les monarchies européennes
féodales et absolutistes. En I 796 encore, lorsque Fichte entre-
prend de systématiser ses conceptions dans leur relation à la
philosophie pratique au sens étroit par son œuvre Fondement du
droit naturel, il tire, à partir des conceptions illusoires entretenues
par les Jacobins à propos de la Révolution française, des conclu-
sions extrêmement radicales. Le droit naturel selon Fichte est
bâti, comme les écrits de philosophie du droit des xVIf et
XVIIIe siècles, sur la théorie du cc contrat social », mais d'une
manière définie d'une part par le subjectivisme de la philosophie
kantienne, d'autre part par les conceptions sociales des Jaco-
bins. Le contrat social inclut par conséquent pour Fichte l'obli-
gation pour la société - à l'intérieur du cadre de l'égalité
relative des fortunes - de veiller à r existence de ses membres.
Fichte dit :
Tout droit de propriété se fonde sur le contrat que tous les
individus ont conclu entre eux, contrat qui stipule : nous possé-
dons tous telle ou telle chose sous la condition que nous te laissons
ce qui est tien. Ainsi, dès que quelqu'un ne peut vivre de son tra-
La période républicaine du jeune Hegel 127

vail, ce qui est absolument sien ne lui est pas laissé; le contrat
est donc, quant à lui, totalement rompu, et il n'est à partir de ce
moment plus tenu juridiquement de reconnaître la propriété de
quelque individu que ce soit t l.
Ces conceptions de Fichte se rattachent à celles de l'aile d'ex-
trême-gauche du mouvement jacobin. Il est intéressant de constater
que Fichte est celui qui, parmi les philosophes allemands impor-
tants, s'en tient le plus longtemps à ces conceptions. Benjamin
Constant s'est moqué un jour, du fait que Fichte avait décrit, en
1 800 encore, une utopie (L'Etat commercial fermé) dont les prin-
cipes coïncidaient à maints égards avec ceux de la politique sociale
et économique menée durant la dernière période du régime de
Robespierre. Il faut évidemment ajouter que la systématisation
philosophique de ces conceptions par Fichte est à nouveau orientée
dans une direction qui, de façon idéaliste, pousse les illusions à
l'extrême. (L'évolution ultérieure de Fichte et les conflits intérieurs
qui affectèrent ses conceptions philosophiques par suite de son
ralliement au mouvement de libération nationale n'appartiennent
pas au domaine de nos recherches. Mais une brève allusion était
nécessaire, dans la mesure où l'historiographie bourgeoise ignore
ou falsifie chez Fichte également les problèmes et conflits réels
qui surgissent à ce propos.)
Le jeune Hegel n'est jamais allé aussi loin que Fichte, même
dans sa période bernoise. Sa lettre à Schelling nous a déjà montré
qu'il adopte une attitude hostile à l'égard de l'aile radicale et
plébéienne du jacobinisme. Il faut cependant constater que la
théorie rousseauiste et jacobine de l'égalité relative des fortunes
forme la base économique de sa philosophie de la révolution. Mais
cette philosophie possède un caractère remarquable sur lequel nous
devons attirer dès maintenant l'attention pour que nous puissions
comprendre sa portée réelle lorsque nous exposerons de façon
détaillée les conceptions de Hegel concernant !'Antiquité et le
christianisme. Brièvement, il s'agit du fait que !'Antiquité apparaît
aux yeux du jeune Hegel comme une période presque cc dépourvue
d'économie ». Le jeune Hegel part de la constatation, acceptée
dogmatiquement, de l'égalité relative des fortunes dans les répu-
bliques urbaines antiques, et analyse simplement les phénomènes
politiques, culturels et religieux en lesquels se manifeste l'élément
caractéristique de ces États. A l'opposé, ses considérations concer-

1 5. F1cHTE, Wer.('.e, vol. II, Leipzig, 1908, p. 217.


Le jeune Hegel

nant le christianisme sont encore développées fort naïvement.


Car à ses yeux cette période est celle de l'homme privé, préoccupé
de sa propriété et seulement de celle-ci. Le dépérissement de la
vie publique de !'Antiquité, la période du despotisme constituent
précisément pour le jeune Hegel la période de la vie économique
telle qu'il la comprend. Ce n'est qu'après que ses illusions jaco-
bines furent entrées en conflit avec la réalité que naquit chez lui
le besoin d'une conception économique fondée plus profondément.
Il est donc très caractéristique que la constatation du rôle de
l'esclavage dans !'Antiquité ne se manifeste chez Hegel que rela-
tivement tard, dans sa période d'léna.
Mais cela ne signifie absolument pas que le jeune Hegel ait été
aveugle aux problèmes sociaux, bien au contraire. Le problème
de la division du travail joue dans son interprétation de la diffé-
rence entre !'Antiquité et le christianisme un rôle très important.
Le caractère illusoire de sa philosophie de l'histoire se ma nifeste
aussi dans le fait qu'il idéalise l'absence de division du travail
dans !'Antiquité et espère que la Révolution française aura pour
conséquence le retour, entre autres, de ce caractère-ci de !'Anti-
quité ..
En tant que telle, la considération critique de la division capi-
taliste du travail constitue certes un moment très progressiste de
la philosophie humaniste de cette période. C'est en partie le mérite
de Schiller d'avoir fait de cette question le centre de ses préoccu-
pations. Nous savons déjà que le jeune Hegel a lu avec enthou-
siasme l' œuvre de Schiller déterminante à cet égard, les Lettres
sur l'éducation esthétique. rai exposé de façon détaillée dans une
recherche particulière concernant l'esthétique de Schiller que cette
critique de la division capitaliste du travail ne constitue pas le
produit d'un anticapitalisme romantique, mais la poursuite de la
meilleure tradition des Lumières, en particulier de celle de Fer-
guson 16 • Il est difficile d'établir à quel degré les conceptions
du jeune Hegel sont influencées par Schiller, à quel degré elles se
reportent à Ferguson, qu'il a sûrement connu. L'accord méthodo-
logique qui existe entre Schiller et Hegel par rapport à Ferguson
est important : chez tous deux, la base économique de la division
capitaliste du travail apparaît très effacée, et tous deux se préoc-
cupent en premier lieu des conséquences idéologiques et culturelles

16. Cf. larticle " La théorie de la littérature moderne chez Schiller », dans mon
livre Goethe u11d .1ei11e Zeit, Berlin, 1950; Wer('.e, vol. 7, pp. 125-163.
La période républicaine du jeune Hegel 129

de la division du travail. Avec, il est vrai, chez le jeune Hegel la


nuance que pour lui, l'idéal humaniste de l'homme non déchiré
par la division du travail ne se trouve pas sur la voie de l'art, mais
sur celle de l'action politique. La grandeur de l'art antique consti-
tue pour Schiller un problème central, en tant précisément que
forme de manifestation de l'homme universel (allseitig} encore
non morcelé. Ce même idéal s'incarne chez Hegel dans le mode
d'action pleinement humain et universellement politique de la
démocratie antique; l'art de !'Antiquité n'est mentionné qu'occa-
sionnellement, et surtout en tant qu'illustration de ce contexte,
central pour lui.
Cependant, la différence entre Schiller et Hegel est encore plus
importante du point de vue de la conception de la philosophie
de l'histoire. Schiller a écrit son œuvre à un moment où il s'était
déjà détourné du mode d'action qui caractérisait la Révolution
française; corrélativement, son œuvre est marquée d'un profond
pessimisme à l'égard du présent, et !'Antiquité est pour lui une
période grandiose de l'humanité, un modèle éternel, mais qui
appartient intégralement et définitivement au passé. Le jeune
Hegel de la période bernoise a sur ce point une position opposée.
Pour lui, !'Antiquité est un modèle vivant et actuel; elle est certes
passée, mais sa grandeur est susceptible d'une rénovation, laquelle
forme justement la tâche politique, culturelle et religieuse centrale
du présent.

LES RÉPUBLIQUES ANTIQUES

L'Antiquité forme donc chez le jeune Hegel une image poli-


tique et utopique contrastant avec le présent. Les travaux fragmen-
taires de Hegel datant de sa période bernoise et publiés par Nohl
nous donnent une image très claire de la manière dont il s'est
représenté la culture antique à cette époque. Mais pour comprendre
réellement la signification politique de cette image, il nous faut
recourir à quelques fragments de ses études historiques de r époque
bernoise, dans lesquels la relation au présent apparaît de façon
encore plus nuancée que dans les études publiées par Nohl. L'im-
portance des questions et la falsification systématique de révolu-
tion de Hegel par l'historiographie bourgeoise de la philosophie
nous obligent à citer intégralement ces fragments. Nous prions
donc le lecteur d'être indulgent à l'égard de la longueur des cita-
tions.

Dans les États des Temps modernes, écrit Hegel, la sécurité de la


propriété constitue le pivot autour duquel tourne toute la législa-
tion, et auquel se rapportent la plupart des citoyens. En mainte
république libre de l' Antiquité, le strict droit de propriété, souci
de tous nos gouvernements, orgueil de nos États, a été bien
entamé par la constitution étatique. Dans la constitution lacédé-
monienne, la sécurité de la propriété et de l'industrie constituait
un élément qui ne venait pour ainsi dire pas en considération, qui
était quasiment omis. A Athènes, les citoyens riches étaient ordi-
nairement privés d'une partie de leur fortune. Mais on usait à
l'égard de la personne que l'on voulait déposséder (berauben) d'un
subterfuge honorable : on lui offrait une profession exigeant
d'énormes dépenses. Celui qui, au sein des tribus en lesquelles
étaient divisées les cités, était choisi pour exercer une profession
La période républicaine du jeune Hegel
onéreuse, pouvait chercher parmi les citoyens de sa tribu s'il
ne s'en trouvait pas un qui fût plus riche que lui. S'il croyait avoir
trouvé un tel homme et que celui-ci affirmât être moins riche, le
premier pouvait lui proposer d'échanger leurs fortunes, et l'autre
ne pouvait refuser. A quel point la richesse disproportionnée de
quelques citoyens est dangereuse, même pour la forme de consti-
tution la plus libre, à quel point elle est même en mesure de
détruire la liberté elle-même, l'histoire le montre à travers les
exemples d'un Périclès à Athènes, des patriciens et de la déca-
dence de Rome que l'ascendant menaçant des Gracques et d'autres
individus tenta en vain d'entraver par des propositions de lois
agraires, ou des Médicis à Florence. Et une recherche impor-
tante consisterait à se demander à quel degré le strict droit de
propriété devrait être sacrifié à la forme durable d'une répu-
blique. On a peut-être commis une injustice à l'égard du système
des sans-culottes en France, lorsqu'on a cherché uniquement dans
la rapacité la source de leurs projets visant à une plus grande éga-
lité de la propriété 1 .
Cet exposé ne nécessite aucun commentaire, par le simple fait
qu'il est à maints égards éclairé par les passages, tirés des études
de Berne, auxquels nous aurons recours plus loin. Il était simple-
ment nécessaire de commencer par ce fragment, pour la raison que
la question de l'égalité des fortunes dans !'Antiquité et dans la
Révolution française, le problème de l'égalité des fortunes comme
base de la liberté républicaine, se manifeste ici plus clairement que
dans la plupart des autres notes bernoises de Hegel.
Peut-être le fragment suivant, écrit en français et concernant
la relation existant entre les questions militaires, la conduite de la
guerre, dans la monarchie et dans la république, est-il encore plus
intéressant. Un grand débat philologique a éclaté à propos de ce
fragment parmi les apologistes impérialistes, nommément à pro-
pos du fait de savoir s'il s'agit d'un travail de Hegel lui-même ou
d'un simple extrait de lecture. Quand Rosenkranz publia ce frag-
ment pour la première fois, il le considéra comme un travail per-
sonnel de Hegel qu'il caractérisa comme la fin d'un article sur les
changements qui naissent dans le domaine de la guerre du fait
qu'un État passe de la monarchie à la république. (Il nous faut à
nouveau déplorer à ce propos la négligence inouïe avec laquelle
les élèves immédiats de Hegel ont traité ses œuvres posthumes.
En effet, le manuscrit de l'article dont Rosenkranz avait publié la

1. Rosenkranz, p. j2 j.
Le jeune Hegel

conclusion fut perdu entre-temps.) Les défenseurs de la cc science


nouvelle » dans la recherche hégélienne, les Lasson, Rosenzweig,
Hoffmeister et compagnie, nient pour leur part le fait qu'il puisse
s'agir d'une œuvre de Hegel lui-même. cc Le texte apparaît plus à
la lecture comme le discours démagogique d'un général français
que comme un article de Hegel 2 », dit Hoffmeister. Le contenu
réel de cette cc critique » est évidemment nul. En effet, d'une part
messieurs les néo-hégéliens en appellent toujours, quand cela leur
convient, au fait que Rosenkranz, élève immédiat de Hegel, avait à
sa disposition pour ses publications des traditions vivantes; ce
n'est qu'en des cas comme celui-ci que le premier biographe de
Hegel, et jusqu'à aujourd'hui le plus scrupuleux, leur apparaît
cc soudainement » comme indigne de confiance. D'autre part,
même si Hoffmeister et compagnie avaient raison, s'il s'agissait
effectivement d'un extrait de lecture tiré d'un manifeste français,
cela ne prouverait rien : en ce dernier cas, il faudrait justement
soulever la question de savoir pourquoi le jeune Hegel a, à son
propre usage, recopié précisément ce texte, et quelle relation celui-ci
entretenait avec l'article - perdu - de Hegel. Et puisque tout
lecteur impartial des notes bernoises de Hegel doit constater que
règne un profond accord entre les conceptions développées dans
ce texte et la totalité de sa philosophie de la société et de l'histoire,
messieurs les néo-hégéliens n'ont, en réalité, rien gagné, par leur
cc pénétration philologique », pour leurs buts de falsification.
Voici le fragment en français :
Dans la monarchie, le peuple ne fut une puissance active, que
pour le moment du combat. Comme une armée soldée, il devait
garder les rangs non seulement dans le feu du combat même,
mais aussitôt après la victoire rentrer dans une parfaite obéis-
sance. Notre expérience est accoutumée, de voir une masse
d'hommes armés entrer, au mot d'ordre, dans une furie réglée du
carnage et dans les loteries de mort et de vie, et sur un même mot
rentrer dans le calme. On le demanda la même chose d'un peuple,
qui s'était armé lui-même. Le mot d'ordre était la liberté, l'enne-
mie la tyrannie, le commandement en chef une constitution, la
subordination l'obéissance envers ses représentants. Mais il y a
bien de la différence entre la passivité de la subordination mili-
r
taire et la fougue d'une insurrection; entre obéissance à ordre r
d'un général et la flamme de l'enthousiasme que la liberté fond
par toutes les veines d'un être vivant. C'est cette flamme

2. HoFFMEISTER, p. 466. Cf. également : LASSON, p. VII-XII, et RosENZWEIG, 1, p. 2 39.


La période républicaine du jeune Hegel
sacrée, qui tendait tous les nerfs, c'est pour elle, pour jouir d'elle,
qu'ils s'étaient tendus. Ces efforts sont les jouissances de la liberté,
et vous voulez qu'elle renonce à elles; ces occupations, cette acti-
vité pour la chose publique, cet intérêt est /'agent, et vous voulez
que le peuple s'élance encore à l'inaction, à l'ennui 3 ?
Ces deux passages parlent un langage suffisamment clair. Ils
montrent que l'enthousiasme de Hegel pour les démocraties
antiques fut profondément et intimement lié à son attitude vis-
à-vis de la Révolution française. Notre tâche consiste maintenant,
en utilisant si possible les termes de Hegel lui-même, étant donné
que ses formules sont extrêmement caractéristiques et ne peuvent
être affaiblies par des périphrases, à donner l'image la plus synthé-
tique possible de la façon dont l'idéal antique a vécu en son âme
durant cette période de son évolution. Il nous faut commencer
notre exposé par une longue citation synthétique tirée de récrit
majeur de Hegel à Berne sur la positivité du christianisme,
auquel nous avons déjà fait référence à plusieurs reprises, pour
pouvoir alors en passer à la présentation de ses conceptions concer-
nant les aspects particuliers de la vie antique.
La religion grecque et romaine était une religion pour les
seuls peuples libres; avec la perte de la liberté doivent néces-
sairement se perdre également le sens et la force de cette religion,
son adéquation aux hommes. Quelle est l'utilité des canons pour
l'armée qui a épuisé ses munitions? Elle doit chercher d'autres
armes. Quelle est l'utilité des filets pour le pêcheur, si la rivière
est asséchée?
En tant qu'hommes libres, ils obéissaient aux lois qu'ils
s'étaient librement données, ils obéissaient aux hommes qu'ils
avaient librement choisis comme chefs, ils menaient des guerres
qu'ils avaient décidées eux-mêmes, faisaient don de leur pro-
priété, de leurs passions, sacrifiaient mille vies à une cause qui
était la leur; ils n'enseignaient et n'apprenaient pas, mais pra-
tiquaient en agissant des maximes de vertu qu'ils pouvaient
connaître comme leur étant entièrement propres; dans la vie
publique comme dans la vie privée et domestique, chacun était
un homme libre, chacun vivait selon ses propres lois. L'idée
de sa patrie et de son État constituait !'élément invisible et
supérieur pour lequel il travaillait, qui lui donnait l'impulsion;
c'était son but final du monde, ou le but final de son monde,
qu'il trouvait réalisé (dargestellt) dans la réalité (Wirk./ichk.eit),
ou contribuait lui-même à réaliser ( darstellen) et à maintenir.
3. Rosenkranz, p. 5 3 2. Toute la citation est« en français "dans le texte (N. d. T.).
Le jeune Hegel
Son individualité disparaissait dans cette idée, il ne réclamait
que le maintien, la vie, la permanence de cette idée. Il ne pou-
vait lui venir à l'esprit - ou seulement rarement - de réclamer
ou de quémander la permanence ou la vie éternelle pour son
individualité, il ne pouvait éprouver avec un peu plus de force
un désir qui ne concernait que lui que dans des moments d'inac-
tivité et d'indolence. Caton ne se tourna vers le Phédon de
Platon que lorsque ce qui avait constitué jusque-là pour lui
l'ordre suprême des choses, son monde, sa république, fut détruit.
Il s'enfuit alors en direction d'un ordre encore supérieur.
Leurs dieux régnaient dans le domaine naturel sur tout ce
par quoi les hommes peuvent souffrir ou être heureux. Les
passions élevées étaient leur œuvre, tout comme les grands dons
de la sagesse, du discours et du conseil constituaient leur
cadeau. On les consultait à propos du résultat heureux ou mal-
heureux d'une entreprise et on implorait leur bénédiction, on les
remerciait de leurs divers dons. A ces maîtres de la nature, à cette
puissance elle-même, l'homme pouvait, quant à lui, opposer sa
liberté, quand il entrait en conflit avec eux. La volonté des
hommes était libre, obéissait à ses propres lois, ils ne connaissaient
pas de commandements divins, ou s'ils qualifiaient la loi morale
de commandement divin, celui-ci ne leur était donné nulle part
en toutes lettres, il régnait de façon invisible (Antigone). En
outre, les hommes reconnaissaient en chacun le droit d'avoir sa
volonté, qu'il fût bon ou mauvais. Les bons reconnaissaient pour
eux-mêmes le devoir d'être bons, mais respectaient en même
temps chez l'autre la liberté de pouvoir ne pas l'être, et n'insti-
tuaient par ce fait ni une morale divine, ni une morale faite
par eux-mêmes ou abstraite qu'ils pussent imposer aux autres.
Les guerres heureuses, l'accroissement de la richesse, le fait
d'apprendre à connaître diverses commodités de la vie et le luxe,
engendrèrent à Athènes et à Rome une aristocratie de la gloire
guerrière et de la richesse, et donnèrent à ses membres maîtrise
et influence sur de nombrtux hommes qui, corrompus par les actes
de ceux-ci et plus encore par l'usage qu'ils faisaient de leurs
richesses, leur concédèrent librement et volontairement la pré-
pondérance et le pouvoir dans l'État ... Bientôt, la prépondérance
concédée librement fut affirmée avec violence; déjà cette possi-
bilité présuppose la perte de ce sentiment, de cette conscience
dont Montesquieu, sous le nom de vertu, fait le principe des
républiques, et qui consiste à être prêt à pouvoir sacrifier l'individu
à une idée qui, pour le républicain, est réalisée dans sa patrie.
L'image de l'Etat comme produit de son activité disparut de
l'âme du citoyen (Bürger); le souci et la vue du tout reposèrent
dans l'âme d'un individu ou de quelques-uns; chacun fut affecté
La période républicaine du jeune Hegel
à une place plus ou moins restreinte, différente de la place occupée
par l'autre; on confia le gouvernement de la machine étatique à
un nombre réduit de citoyens, et ceux-ci ne servirent que de
rouages isolés, n'acquérant leur valeur que dans leur liaison avec
les autres. La partie du tout morcelé qui se voyait confiée à
chacun était si insignifiante par rapport à ce tout que l'individu
n'avait pas_ besoin de connaître çe rapport ou de l'avoir devant
les yeux. Etre utilisable dans l'Etat, tel était le grand but que
posait celui-ci pour ses sujets, et le but qu'eux-mêmes, de leur
côté, se posaient était le gain et la subsistance, et aussi par
exemple la vanité. Toutes les activités, tous les buts se rappor-
taient maintenant à l'individualité; plus d'activité pour un tout,
pour une idée - chacun travaillait pour soi, ou, contraint, pour
un autre individu; la liberté d'obéir à des lois que l'on s'est soi-
même données, de suivre des autorités en temps de paix et des
généraux que l'on s'est soi-même donnés, de réaliser des plans à
la décision desquels on a soi-même participé, disparut; toute
liberté politique disparut; le droit du citoyen (Bürger) ne conféra
qu'un droit à la sécurité de la propriété, laquelle remplissait
maintenant la totalité de son monde; la mort, le phénomène
qui déchirait tout le tissu de ses buts et l'activité de toute sa
vie, devait nécessairement être pour lui quelque chose de terri-
fiant, car rien ne lui survivait; la république survivait au répu-
blicain, et la pensée se présentait à celui-ci que celle-là, son âme,
était quelque chose d'éternel 4 •
Nous avons ici clairement devant les yeux les traits fondamen-
taux de l'interprétation hégélienne des démocraties antiques. La
relation au présent, à la Révolution française, ressort clairement
du texte même pour tout lecteur impartial de ce passage, et ne peut
qu'être renforcée par la comparaison avec les passages précédents.
Il est par exemple caractéristique que le jeune Hegel quitte ici
à plusieurs reprises le ton narratif de l'historien et parle tout
simplement des républicains et des vertus républicaines; à ce
propos, Montesquieu est certes cité, mais tout lecteur pensera
invinciblement à la vertu républicaine telle qu'elle fut mise à l'ordre
du jour par Robespierre.
Cette relation est encore soulignée par le fait que la fin de l'éga-
lité des richesses est présentée comme la cause déterminante de la
décadence du monde républicain antique; la naïveté et le caractère
idéologique qui affectent la manière dont Hegel construit ici encore
la transition de la liberté à la non-liberté frapperont tout lecteur. Il
4. Nohl, pp. 22I Jq.
136 Le jeune Hegel
reconnaît l'importance de ces causes économiques, mises en ev1-
dence par Rousseau, mais pour le moment de façon encore totale-
ment abstraite, sans être à même d'établir à partir de là aucune
médiation en direction des problèmes idéologiques qui l'intéressent
au premier chef.
Le problème idéologique central pour le jeune Hegel est, à ce
propos, à nouveau ce qu'il nomme, en opposition à la positivité,
la subjectivité. Celle-ci peut s'exprimer de façon relativement
simple et claire dans le domaine purement politique : les hommes
obéissent à des lois qu'ils ont édictées eux-mêmes, à des autorités
qu'ils ont élues, etc., l'État est constamment le produit de leur
propre activité. Il est très caractéristique des conceptions du
jeune Hegel à cette époque qu'il rejette tout état (Stand) pour ce
type de société, qu'il soit mondain ou spirituel. Nous savons
déjà que le jeune Hegel a complètement négligé l'existence et la
signification de l'esclavage dans !'Antiquité. Sa conception de la
démocratie était dépourvue de toute division en états. Dès que les
différences d'états se furent affermies économiquement et politi-
quement, ce fut, selon sa conception, la fin de la liberté réelle.
Il faut encore remarquer à cet égard qu'il décrit également ces
processus de façon extrêmement abstraite et fort idéologique. Il
écrit ainsi dans une de ses premières études bernoises :
Mais lorsqu'un état - l'état qui gouverne ou celui des pr.êtres,
ou les deux à la fois - perd cet esprit de simplicité qui était à la
base des lois et dispositions de la société et les inspirait jusqu'ici,
celle-ci n'est pas seulement irrémédiablement engagée dans cette
voie, mais l'oppression, le déshonneur, l'avilissement du peuple
sont alors assurés (on voit par là que la séparation en états est
dangereuse pour la liberté par le seul fait qu'elle peut créer un
esprit de corps l qui devient vite l'opposé de l'esprit du tout) 6 .
Ce rejet des états dans la démocratie est fondé de façon tout
aussi résolue que naïve. Il ne faut cependant pas négliger le fait que
les premiers pressentiments d'une représentation de la société
gentilice ( Gentilgesellschaft) commencent à poindre ici chez le
jeune Hegel. Il est vrai que même dans sa maturité, Hegel n'at-
teignit jamais à une conception concrète de la société gentilice
- seul Bachofen en a une représentation correcte quant aux aspects
importants, même si elle est déformée elle aussi de façon idéaliste

5. En français dans le texte (N. d. T.).


6. Nohl, p. 38.
La période républicaine du jeune Hegel 1 37
et mystique-, mais il est indubitable que l'analyse du conflit tra-
gique d'Antigone dans la Phénoménologie de l'esprit par exemple,
ou toute la conception esthétique ultérieure de r « époque des
héros » dans l' Esthétique, recèlent, sous un voile mystique, de forts
pressentiments de ce type de société. Cet aspect de la conception
du jeune Hegel est encore très abstrait : d'une part l'égalité
abstraite (société sans états), d. autre part r autonomie et la spon-
tanéité intégrales du peuple. En outre, le réalisme lucide de Hegel
dans l'observation des faits de la vie quotidienne, dont nous
avons déjà pu nous rendre compte en lisant une lettre à Schelling
sur les fondements matériels de l'orthodoxie, perce à nouveau ici.
Il n'est par exemple pas inintéressant d'observer que Hegel parle
des fêtes antiques avec le plus grand enthousiasme, mais n'oublie
pas d'ajouter comme trait essentiel que le peuple n'organise pas
seulement lui-même les fêtes, mais décide aussi lui-même de tous
les dons religieux 7•
Cette liberté et cette spontanéité du peuple ont pour conséquence
le caractère non positif, non fétichisé et non objectif de la religion
antique. Certes, le jeune Hegel, malgré toutes les prétentions sub-
jectives et idéalistes qu'il manifeste dans son absolutisation de la
«raison pratique», sait très bien qu'un monde sans aucune objec-
tivité, sans aucune objectivation des sentiments et des pensées, est
quelque chose d'impossible. C'est ainsi qu'il cherche, par des des-
criptions et analyses très complexes, à exposer en quoi réside
l'élément spécifique de cette objectivité antique qui n'a pas le
caractère de l'objet (diese antik.e nicht objek.thafte Objek.tivitat).
Ne retenons de ces analyses qu'un exemple extrême et, préci-
sément pour cette raison, caractéristique. Dans ses études histo-
riques de Berne, Hegel en vient à parler des funérailles publiques
des Athéniens et des pleureuses qui s'y manifestaient. Déjà dans
les larmes, Hegel voit une objectivation de la souffrance.
Mais puisque la souffrance est subjective selon sa nature, il lui
répugne fortement de s'extérioriser. Seule la détresse la plus grande
peut l'y pousser ... Cela ne peut arriver par le fait d'un élément
hétérogène. Ce n'est qu'en se donnant à elle-même qu'elle se
possède en tant qu'elle-même et en tant que quelque chose qui
lui est en partie extérieur ... Le discours est pour l'élément subjec-
tif la forme d'objectivité la plus pure. Il n'est encore rien d'objec-
tif, mais il est cependant le mouvement vers l'objectivité. La
plainte dans le chant a en même temps plus encore la forme du
7. Ibid., p. 39.
138 Le jeune Hegel
beau parce qu'elle se meut selon une règle. Les chants de lamenta-
tions des femmes qui sont commises à cette fonction constituent
par conséquent l'élément le plus humain pour la souffrance, pour
le besoin de s'en décharger, dans la mesure où on la développe
pour soi de la façon la plus profonde et où on se la représente
dans toute son étendue 8 .
Pour le jeune Hegel, le moment décisif de cette analyse consiste
dans le caractère non fixé, non définitivement établi, de l'objec-
tivité; aucun élément objectif définitif ne doit naître, mais seule-
ment un processus en direction de l'élément objectif, et, à partir
de là, un retour au sein de la subjectivité transformée, sublimée.
Ce processus de pensée est très intimement apparenté, dans la
philosophie de la culture qui est celle du jeune Hegel, à l'image
purement politique, basée sur le pur citoyen, qu'il se fait de !'Anti-
quité. La vie des hommes de !'Antiquité possède son centre dans
l'élément public. Mais en même temps, les hommes sont des indi-
vidus libres et autonomes, ayant des destinées propres. Leurs
pensées, sentiments et passions privés doivent donc être consti-
tués de manière qu'ils ne se fixent jamais à ce niveau, qu'ils
puissent toujours réintégrer la vie publique sans aucune difficulté.
Durant cette période, le jeune Hegel trace à plusieurs reprises
un parallèle entre Jésus et Socrate. D'une part, il constate l'élément
fétichiste attaché au nombre des disciples de Jésus tel que le rap-
porte la tradition, mais attribue la signification majeure au fait que
Jésus arrache ses disciples à la vie, à la société, les en isole, les
transforme en hommes dont le trait fondamental consiste préci-
sément en ce caractère de disciples, tandis que dans le cas de
Socrate les disciples restent socialement ce qu'ils sont, ce qui
implique que leur individualité ne soit pas, elle non plus, trans-
formée de façon artificielle. Les disciples de Socrate reviennent
donc enrichis dans la vie publique, cc chacun de ses disciples était
son propre maître; nombre d'entre eux fondèrent leurs propres
écoles, plusieurs furent de grands généraux, hommes d'État, héros
de toutes sortes », tandis que dans le cas de Jésus une secte étroite
et fermée est née; cc chez les Grecs, on se serait moqué de lui » 9 .
C'est dans cette voie de retour à la vie publique, toujours ouverte
à l'individu, que se trouve, selon la conception du jeune Hegel, le
fondement du caractère normal du monde antique par opposition

8. Rosenkranz, pp. j 1 9 sq.


9. Nohl, p. 33. Cf. également Nohl, pp. 162 sq.
La période républicaine du jeune Hegel
à la pathologie, défigurante, monstrueuse de la vie au sein du
christianisme.
Pour éclairer les conceptions de Hegel, le plus simple est de
nous référer à un cas extrême qu'il a lui-même choisi. Il analyse à
maintes reprises la différence existant entre la sorcellerie du Moyen
Age et les bacchanales de !'Antiquité.
Dans les fêtes bachiques, il était donné aux femmes grecques
latitude de se déchaîner. L'épuisement du corps et de l'imagina-
tion était suivi d'un paisible retour dans la sphère des senti-
ments ordinaires et de la vie traditionnelle. La sauvage ménade
était, le reste du temps, une femme raisonnable.
L'élément essentiel de !'Antiquité consiste donc dans le cc retour
à la vie ordinaire n, tandis que la sorcellerie chrétienne s'identifie
à la cc progression à partir de crises de démence isolées jusqu'à la
ruine totale et permanente de r esprit )) lO. Il ne s'agit pas ici de la
question de savoir si Hegel a correctement interprété les baccha-
nales antiques, mais de sa caractérisation générale de la vie antique,
de cette relation entre la vie publique et la vie privée, de cet
abandon libre et spontané de la vie privée à la vie publique, qui
se confirme également là où, comme dans r exemple présent, il est
question des aspects de la vie de l'âme humaine qui frôlent la
pathologie.
Connaître exactement cette action réciproque est également
importante pour la conception du jeune Hegel dans la mesure où
nous pourrons, à partir de cela, nous rendre compte encore plus
clairement du peu de rapport qu'entretient le subjectivisme répu-
blicain de ses thèses de l'époque avec un individualisme au sens
moderne du terme; on peut même dire que la conception hégélienne
se situe, du point de vue théorique, directement à l'opposé de l'in-
dividualisme moderne. Le jeune Hegel a certes pris ce dernier en
considération, mais il le tient pour un produit du déclin, de la
positivité de la religion, un produit de la période chrétienne. Il
est très caractéristique de la perspicacité historique du jeune Hegel
qu'il prenne clairement en considération, malgré le fait qu'il soit
embarrassé dans les illusions, malgré l'excessive ambition de son
idéalisme subjectif, la relation intime existant entre l'individua-
lisme moderne, en tant que sentiment vital et conception du monde,
et le dépérissement de la personnalité humaine au cours des phases

10. Rosenkranz, p. p4. Cf. également Nohl, pp. H sq.


Le jeune Hegel

d'évolution du Moyen Age et des Temps modernes. Il possède


également, d'autre part, une claire représentation de ce que la
personnalité humaine riche et développée ne naît et ne peut se
développer que dans les temps et les lieux où les conditions
sociales fournissent la possibilité d'une telle convergence de la
vie publique et de la vie privée de l'homme, d'une telle action
réciproque vivante entre la vie publique et la vie privée.
L'appauvrissement et l'atrophie de la vie humaine constituent
par conséquent r un des éléments fondamentaux de la critique que
Hegel adresse, en ce qui concerne la culture, à l'époque moderne.
Enchaînant sur des extraits du grand récit de voyage Réflexions
en provenance du Rhin Inférieur, fait par le Jacobin de Mayence
Georg Forster, Hegel, fortement influencé par la confrontation
de la culture et de r art antiques et modernes à laquelle se livre
celui-ci - contraste qui, chez Forster également, s'enracine dans
r esprit républicain -, trace les parallèles suivants entre la vie
antique et la vie moderne :

Dans une république, on vit pour une idée, dans les monarchies
on vit toujours pour l'élément individuel - en ces dernières, les
hommes ne peuvent cependant pas être sans idée aucune, ils se
forgent également une idée individuelle, un idéal -; là il s'agit
d'une idée telle qu'elle doit être; ici d'un idéal qui est, qu'ils ont
rarement créé, la divinité. - Dans la république, le grand esprit
applique toutes ses forces, physiques et morales, à son idée, l'en-
semble de sa sphère d'activité possède une unité - le pieux chré-
tien qui se consacre entièrement au service de son idéal est un
exalté mystique; son idéal l'emplit totalement, il ne peut se parta-
ger entre celui-ci et sa sphère mondaine d'activité et dirige toutes
ses forces vers l'aspect de l'idéal : ainsi en va-t-il d'une Guyon
- l'exigence consistant à intuitionner l'idéal satisfera l'imagination
exaltée, la sensibilité affirmant également ses droits; en témoignent
les innombrables moines et nonnes qui courtisèrent Jésus et pen-
sèrent l'étreindre. L'idée du républicain est d'une telle sorte que
toutes ses forces les plus nobles trouvent leur satisfaction dans le
travail véritable, alors que celle de l'exalté n'est que l'illusion de
l'imagination.

Hegel enchaîne en opérant une confrontation, également très


influencée par Forster, entre l'art (architecture) antique et chré-
tien, laquelle tourne bien entendu entièrement à r avantage de !'An-
tiquité; il faut également noter à ce propos que l'art n'est pas
traité pour lui-même, mais en tant qu' expression des différents sen-
La période républicaine du jeune Hegel
timents de la vie sociale qui se manifestent dans les deux grandes
périodes 11 •
un passage polémique dirigé contre le théoricien de r esthétique
Schiller, déjà fort admiré à cette époque par le jeune Hegel, atteste
la radicalité de sa prise de position dans la condamnation de r en-
semble de l'évolution moderne en comparaison avec !'Antiquité.
Il est vrai que Schiller a, dans son article, fondamental pour la
connaissance du caractère spécifique de la poésie moderne, inti-
tulé cc Sur la poésie naïve et la poésie sentimentale >> ( 1 79 5-1 796),
reconnu la grandeur impérissable et incomparable de la poésie
antique, mais il a en même temps tenté de fonder la légitimation de
la poésie moderne d'un point de vue philosophique et historique.
Ces tentatives de Schiller - de même que les orientations contem-
poraines et semblables de Goethe - ont exercé ultérieurement sur
la conception hégélienne de l'art moderne une importante influence.
Dans la période présente, Hegel ne prend absolument pas en consi-
dération ces découvertes philosophiques et historiques. Il polé-
mique même, certes sans mentionner le nom de Schiller, contre un
passage important de ce texte.
Schiller met en évidence dans son article la supériorité du poète
moderne sur le poète antique du point de vue de r expression de
l'amour.
Sans prendre le parti de l'exaltation qui n'ennoblit certes pas la
nature mais l'abandonne, j'espère que l'on pourra admettre que
la nature, considérée du point de vue de ce rapport des sexes et
de la passion amoureuse, est susceptible d'une caractérisation plus
noble que celle qu'ont donnée les anciens à cette question.
Il en appelle pour illustrer cet état de choses aux œuvres de
Shakespeare ou de Fielding. Il faut penser à l'exposé de l'histoire
de l'amour individuel et de son reflet dans la poésie, développé
dans l'ouvrage fondamental de Friedrich Engels intitulé L'origine
de la famille, pour voir à quel point Schiller a pressenti correcte-
ment les relations historiques effectives, même s'il n'a évidemment
pu avoir aucune idée de leurs causes réelles. Mais la polémique
engagée par le jeune Hegel est justement dirigée contre la consta-
tation de cette relation historique correcte. Il voit dans la suresti-
mation de l'amour caractéristique des Temps modernes, dans le
peu de considération dont celui-ci bénéficiait dans !'Antiquité,
une conséquence de r opposition politique et sociale qu'il analyse
1 1. Nohl, pp. 366 sq.
Le jeune Hegel
à maintes reprises. Il demande : cc Ce phénomène ne devrait-il pas
également se relier à l'esprit de leur (c'est-à-dire des Grecs, G. L.)
vie libre? >> Il forge la fictio':?- selon laquelle un chevalier raconte-
rait à Aristide, l'homme d'Etat athénien, tous les actes qu'il a
accomplis par passion amoureuse, sans lui communiquer l'objet
de ces actes. En ce cas, selon Hegel,
Aristide, qui ne saurait pas à qui cet étalage de sentiments, d'actes
et d'enthousiasmes est consacré, ne répliquerait-il pas par exemple
de la façon suivante : j'ai consacré ma vie à ma patrie; je n'ai rien
connu de plus élevé que sa liberté et sa prospérité; j'ai travaillé
pour cela sans aucune revendication de distinction honorifique, de
pouvoir ou de richesse, mais je suis conscient de n'avoir pas
fait autant (que vous) pour cela, de n'avoir pas éprouvé un respect
si exclusif et si profond; je connais par ailleurs bien des Grecs qui
ont fait plus, qui furent plus enthousiastes, mais je n'en connais
aucun qui ait atteint à l'élévation du sentiment d'abnégation à
laquelle vous vous trouvez. Quel fut l'objet de cette vie élevée qui
est la vôtre? Il doit être infiniment plus grand et plus digne que
l'élément le plus élevé que j'aie pu me représenter, plus grand que
la patrie et la liberté 12 !
Ce rejet ironique de toute la civilisation moderne, liée aux sen-
timents de l'amour individuel, implique une glorification enthou-
siaste de la vie normale de !'Antiquité. Toute la civilisation du sen-
timent (Gefühlskultur) propre à l'époque moderne est rejetée par
Hegel comme une outrance, comme la dissipation de sentiments
élevés dans des objets purement individuels, purement privés, et
par conséquent indignes. Car, à ses yeux, seules la patrie et la
liberté constituent un objet digne d'actes héroïques.
Ces thèses impliquent un certain degré d'ascétisme républicain
que l'on trouve également dans la philosophie des disciples jaco-
bins de Rousseau, et auquel le jeune Hegel a également été préparé
philosophiquement par l'ascétisme idéaliste de la Critique de la
Raison pratique. Mais, sur ce point également, il surpasse large-
ment Kant quant au radicalisme, et critique ce dernier à cause de
l'inconséquence de sa conception ascétique de la morale.
Comme on le sait, Kant rejette dans son éthique toute relation
des commandements liés au devoir avec la sensibilité, toute
influence d'exigences liées au bonheur sensible de l'homme sur leur
contenu et sur leur forme. Hegel est d'accord avec lui sur ce

I 2. Rosenkranz, pp. j 23 .iq.


La période républicaine du jeune Hegel 1 43

point. Il s'oppose seulement au fait que Kant accorde au bonheur


une dignité dans l'argumentation d'ordre religieux se manifestant
au sein de son éthique, au fait que cette catégorie joue un rôle
important en relation avec l'apparition de Dieu comme « postulat
de la raison pratique >>. A nouveau, Hegel voit avant tout dans
ce fait une restauration de la positivité de la religion. L'éthique
kantienne exige selon son interprétation,
un être étranger auquel échoit la maîtrise sur la nature, nature
dont la raison éprouve maintenant la perte et qu'elle ne peut plus
dédaigner. De ce point de vue, la foi signifie que l'on n'a pas
conscience du fait que la raison est absolue, accomplie en elle-
même - du fait que son idée infinie ne doit nécessairement être
créée que par elle-même, pure de toute addition étrangère, qu'une
telle idée ne peut être parfaite que par éloignement de cet être
étranger qui s'impose justement (à savoir le Dieu kantien, G. L.)
- et non en copiant celui-ci. - Le but final de la raison, déterminé
de cette manière, implique la foi morale en l'existence de Dieu,
foi qui ne peut avoir un caractère pratique ... 13
Hegel critique ici l'éthique kantienne à partir des propres pré-
suppositions de celle-ci, et arrive certes par ce moyen à une éli-
mination des preuves subreptices de l'existence de Dieu, à un rejet
de la doctrine kantienne de la foi, sur la base cependant d'une
intensification encore plus forte de l'ascétisme moral de la Cri-
tique de la Raison pratique.
Pourtant, ceci n'est pas le motif déterminant d'un tel rejet.
Hegel voit également quelque chose de positif dans le Dieu
kantien, notion qu'il a sévèrement critiquée dans sa période
bernoise, mais il rejette principalement de telles orientations théo-
riques de l'éthique kantienne parce qu'il perçoit en elles une
entrave à l'élaboration d'une morale héroïque et républicaine, une
express10n de l'esprit petit-bourgeois moderne. Ainsi se moque-
t-il :
Si quelqu'un a succombé en sacrifiant sa vie à l'honneur, ou
pour la patrie, ou pour la vertu, ce n'est que de nos jours que l'on
a pu dire que l'homme eût été digne d'un meilleur destin.
Et, polémiquant vivement contre le caractère positif de la liai-
son kantienne du bonheur et de la morale dans le Dieu postulé, il
ajoute :

13. Nohl, p. 2 38.


1 44 Le jeune Hegel
Celui qui - par exemple un républicain ou un combattant,
qui ne lutte pas précisément pour la patrie, mais bien pour l'hon-
neur - a donc assigné un but à son existence; et pour autant
que le second élément - la félicité - ne se présente pas, il a un
but dont la réalisation dépend entièrement de lui, et n'a donc
besoin d'aucune assistance étrangère 14 .
Il est clair qu'Hegel glorifie ici l'héroïsme ascétique de la Révo-
lution française, et projette même dans !'Antiquité les caractères de
celle-ci, qui sont à maints égards étrangers à cette même Antiquité.
Mais il apparaît dans tous ces développements de Hegel à quel
point il voit durant cette période l'accomplissement intégral des
buts de la vie humaine, le déploiement effectif des forces essentielles
de la personnalité humaine, dans le dévouement absolu à la patrie,
aux intérêts de la vie publique, de la république; il apparaît qu'il
ne voit dans toute tentative portant sur la vie privée de l'individu
rien d'autre qu'un élément petit-bourgeois.
Dans cette critique ironique de l'esprit petit-bourgeois égale-
ment, les circonstances historiques exactes doivent être prises
en considération. Car en Allemagne l'historiographie pense selon
le schéma général consistant à voir dans tout combat contre le
philistinisme quelque chose de romantique. Mais cette caracté-
risation s'avérerait, dans le cas présent, complètement fausse. Les
historiens bourgeois de la littérature ont qualifié Holderlin, idéo-
logiquement très proche du jeune Hegel, de romantique; aujour-
d'hui, il est généralement de mode dans l'histoire bourgeoise de
la philosophie de rapprocher également Hegel du romantisme. A
l'encontre d'un tel point de vue, il faut dire quant aux principes
que la critique romantique de la petite-bourgeoisie est dirigée
contre les aspects modernes et prosaïques de cette dernière et
lui oppose un idéal esthétique. Par conséquent, la critique roman-
tique de la petite-bourgeoisie se transforme d'une part très souvent
en une apologie des orientations bohèmes et anarchistes, tandis
que d'autre part elle célèbre l'étroitesse spirituelle et morale de
r artisanat précapitaliste, non encore affecté par la division du tra-
vail.
La lutte menée par le jeune Hegel et ceux qui partageaient sa
manière de voir contre la petite-bourgeoisie n'a rien à voir avec
tout cela. La petite-bourgeoisie consiste précisément pour le jeune
Hegel dans l'empiétement (Hinüberragen) vivant de l'étroitesse

14. Ibid., p. 239.


La période républicaine du jeune Hegel 145

d'horizon propre au Moyen Age sur la vie et la pensée du présent.


Il n'oppose jamais à la petite-bourgeoisie quelque chose d'esthé-
tique. Au contraire, le caractère essentiel de la petite-bourgeoisie
consiste bien plutôt pour le jeune Hegel dans le fait de rester pri-
sonnier des problèmes liés aux intérêts purement privés de la vie,
et c'est pourquoi l'image opposée d'un tel état de choses consiste,
comme nous l'avons vu, en l'absorption complète du citoyen des
villes antiques dans la vie publique. Marx a, sur ce point égale-
ment, caractérisé avec une profonde pénétration historique les
traits spécifiques de la ligne de combat des Jacobins. Il dit :
Tout le terrorisme français ne fut rien qu'une manière plébéienne
de triompher des ennemis de la bourgeoisie, de l'absolutisme, du
féodalisme et de la petite-bourgeoisie (souligné par moi, G. L.)1 '.
Il est donc clair que le combat du jeune Hegel contre la petite-
bourgeoisie appartient lui aussi à la sphère de la lutte idéologique
qu'il mène en vue des fins de la révolution démocratique.
Le jeune Hegel oppose ainsi à la morale chrétienne et petite-
bourgeoise de l' « homme privé » la morale héroïque de la vie
publique. Cette confrontation va si loin qu'il défend contre la
morale chrétienne philistine - en utilisant des exemples tirés de
!'Antiquité et des arguments stoïciens - le droit au suicide. Cette
prise de position n'est nullement isolée parmi les intellectuels pro-
gressistes de la fin du xvnf siècle. Nous trouvons par exemple
une défense passionnée de ce droit au suicide dans le Werther de
Goethe. Là également, cette prise de position fut légitimée en
relation avec le combat démocratique pour la liberté. Mais le
jeune Hegel va plus loin sur ce point également, et, à vrai dire,
dans la direction de la prééminence exclusive de la vie publique,
des intérêts de la république et de la liberté. Ce n'est que dans ce
contexte qu'il trouve le suicide moralement justifiable. Il cite
diverses condamnations chrétiennes et petites-bourgeoises du sui-
cide et ajoute pour conclure :
Pour Caton, Cléomène et d'autres, qui se donnèrent la mort
après la suppression de la libre constitution de leur patrie, il
était impossible de revenir dans la sphère privée, leur âme avait
embrassé une idée, il était maintenant impossible d' encore tra-
vailler pour celle-ci; leur âme, repoussée de la grande sphère

1 j. MARX, article de la Nouvelle ga'"l,!tte rhénane, 1 j décembre 1848, MEGA, 1,


7, p. 493·
Le jeune Hegel
d'activité, aspirait à se dégager des chaînes du corps et à passer
à nouveau dans le monde des idées infinies 16 .

Le problème de la mort et du passage de vie à trépas appar-


tient lui aussi à la confrontation entre la grandeur antique et
républicaine et la médiocrité, la bassesse modernes et chrétiennes.
Le jeune Hegel n'adhère pas à l'abrupte opposition chrétienne de
la vie et de la mort, il voit dans le trépas une continuation néces-
saire et organique de la manière dont la vie en général a été
menée.
Les héros de toutes les nations meurent de la même manière,
car ils ont vécu, et ils ont appris dans leur vie à reconnaître la
puissance de la nature - mais l'insensibilité à celle-ci, à ses
petits maux, rend quand même inhabile à supporter ses effets
plus importants. Sinon, comment pourrait-il se faire que les
peuples chez lesquels la religion est un point fondamental, une
pierre d'angle dans tout l'édifice de la préparation à la mort,
meurent dans l'ensemble avec tellement peu de virilité, alors que
d'autres nations voient s'approcher cet instant sans préven-
tion?

Suit une description de la belle mort chez les Grecs, influencée


sur de nombreux points par les poèmes philosophiques de
Schiller. Hegel oppose alors à cette beauté la médiocre limitation
de la religion positive, du christianisme :
Par conséquent, nous voyons les lits des malades entourés
de prêtres et d'amis qui, face à l'âme oppressée du mourant,
poussent de faux soupirs de circonstance 17 •

Dans un autre passage, Hegel fait directement porter ses rail-


leries sur la mort de Jésus. Il parle ironiquement du fait que l'en-
semble du monde devait, à cause de cette mort sacrificielle, être
empli de gratitude envers la personne de Jésus, -
comme si des millions de gens déjà ne s'étaient pas sacrifiés à
des buts plus restreints avec le sourire - comme s'ils ne s'étaient
pas sacrifiés, sans sanglante sueur froide, à leur roi, à leur patrie,
à leur bien-aimée - comment ne seraient-ils pas morts pour le
genre humain 18 l

16. Nohl, p. 362.


17. Nohl, p. 46.
18. Ibid., p. l9·
La période républicaine du jeune Hegel 147

Tels sont les traits essentiels par lesquels le jeune Hegel carac-
térise !'Antiquité dans son opposition au christianisme. Maintenant
que le lecteur s'est familiarisé avec ces documents, je ne crois pas
nécessaire de lui indiquer encore une fois que l'image de !'Antiquité
qui apparaît ici chez le jeune Hegel se mue en une représentation
utopique du futur républicain, que des traits passent de façon inin-
terrompue de l'un à l'autre. Du point de vue de l'évolution ulté-
rieure de Hegel, cette position adoptée à l'égard de !'Antiquité
doit être particulièrement soulignée - à savoir le fait que pour le
jeune Hegel !'Antiquité ne constitue pas une période historique
révolue, mais le modèle vivant du présent :
et des siècles s'écouleront encore avant que l'esprit des Européens
ne connaisse et n'apprenne à faire dans la vie pratique, dans les
législations, la différence que les Grecs, menés par leur sentiment
correct, ont atteinte d'eux-mêmes 19 .
Ce caractère de modèle a, comme nous l'avons vu, le républi-
canisme démocratique comme contenu politique. Son mode philo-
sophique de manifestation est le subjectivisme idéaliste radical du
jeune Hegel, le combat ardent et passionné qu'il a mené contre
la religion du despotisme étranger à l'homme, contre la religion
positive chrétienne.

19. Ibid., p. 2 1 1.
5.

CHRISTIANISME : DESPOTISME
ET ASSERVISSEMENT DE L'HUMANITÉ

Si nous passons maintenant à l'exposé sur le christianisme, sur


l'incarnation haïe et méprisée de la positivité philosophique, sur le
despotisme politique, nous ne trouvons pas seulement un tout autre
ton dans la manière d'exposer - ceci est évident-, mais aussi une
tout autre façon de voir les choses, une manière beaucoup plus
historique de les considérer, sans doute à l'intérieur d'un cadre qui
était compatible avec l'historisme du jeune Hegel au cours de sa
période de Berne.
Nous avons vu que Hegel a étroitement mis en relation la gran-
deur antique et l'héroïsme républicain avec leur fondement éco-
nomique, conçu de manière rousseauiste. Mais nous avons vu
aussi que la question de la naissance d'une telle société, d'un tel
État, n'apparaissait même pas en tant que question. L'Antiquité
est, pour le jeune Hegel, un idéal purement utopique. Ce carac-
tère anhistorique de la méthodologie n'est pas seulement une
conséquence de son extrême subjectivisme philosophique; nous
avons en effet pu observer dans le détail que ce subjectivisme
n'exclut nullement chez lui une conception très réaliste des rap-
ports sociaux concrets et déterminés. Nous croyons seulement que
si les problèmes concernant !'Antiquité ne sont pas posés d'une
manière historique, c'est en raison des conditions politiques et éco-
nomiques de l'Allemagne, en raison de son retard. Aussi illusoire
qu'ait été, même en France, le rêve d'une renaissance du républica-
nisme antique, là au moins il était en étroit et réel rapport avec les
objectifs réels d'une révolution effective et de sa préparation idéo-
logique. En raison de la possibilité et de la nécessité de mettre ces
idéaux et ces illusions dans un rapport réel avec la réalité sociale,
la France a été forcée d'atteindre un plus haut degré dans la
La période républicaine du jeune Hegel 1 49

compréhension historique du passé, de !'Antiquité. Mais en Alle-


magne, la situation n'était pas telle que la révolution démocratique
y fût effectivement portée à l'ordre du jour de la politique. L'en-
thousiasme que le jeune Hegel lui portait était par conséquent pure-
ment idéologique. c· est pourquoi les passages dans lesquels s'il-
lustre la réalisation de ses rêves, où apparaît le mode de leur
réalisation, constituent toujours la partie la plus faible, la plus
terne, la plus abstraite de ses exposés. (Nous verrons que cette
faiblesse de la philosophie hégélienne persistera encore longtemps
et ne sera jamais, au cours de son évolution, complètement sur-
montée.) La période bernoise ne se caractérise pas seulement par
le fait que l'enthousiasme révolutionnaire de Hegel y atteint son
point culminant, mais en même temps par le fait, qui résulte de la
très grande distance qui sépare les objectifs idéologiques de la
situation sociale réelle en Allemagne, que son abstraction y atteint
également un sommet. Cette abstraction, cette distance qui sépare
ses perspectives d'avenir de la situation sociale réelle, se reflète
dans la manière abstraite et non historique de poser le problème
de la genèse réelle du modèle que constituent les républiques
antiques.
Il en va tout autrement pour la conception du christianisme. Ici,
la problématique historique résulte directement de l'enthousiasme
révolutionnaire du jeune Hegel. Plus grand fut son enthousiasme
pour la vie antique, plus aigu lui apparut le contraste opposant
cette vie au caractère misérable de l'évolution ultérieure, plus il
souffrait des conditions de la vie chrétienne et moderne et d'au-
tant plus énergiquement, plus concrètement et de façon plus
historique dut-il se poser la question : comment une société aussi
belle et aussi digne a-t-elle pu disparaître, pour laisser la place à
un monde aussi misérable? Ainsi Hegel écrit-il :

Le fait que la religion chrétienne ait supplanté la religion


païenne constitue une de ces révolutions remarquables dont l'his-
torien pénétrant doit se préoccuper de trouver les causes. Les
révolutions importantes qui se manifestent au grand jour sont
nécessairement précédées d'une révolution silencieuse et secrète
dans l'esprit du temps, qui n'est pas visible pour chacun, à laquelle
les contemporains sont les plus aveugles et qui est aussi difficile à
exprimer avec des mots qu'à interpréter. Le fait que l'on n'ait pas
connaissance de ces révolutions dans le monde de l'esprit donne
alors un aspect étonnant à ce qui en résulte; une révolution de ce
genre, par laquelle une très ancienne religion indigène est sup-
150 Le jeune Hegel
plantée par une religion étrangère, une révolution qui advient de
manière immédiate dans le domaine de l'esprit, doit avoir ses
causes d'autant plus immédiatement dans l'esprit de l'époque elle-
même.
Comment une religion qui était établie depuis des siècles dans
les États, qui dépendait de la manière la plus étroite de la consti-
tution de l'État a-t-elle pu être supplantée? Comment a pu cesser
la foi en des dieux auxquels les cités et les empires attribuaient
leur origine; auxquels les peuples offraient chaque jour des
sacrifices et dont ils demandaient la bénédiction pour toutes leurs
entreprises; sous la bannière desquels les armées avaient tou-
jours été victorieuses et qui étaient remerciés pour ces victoires;
auxquels la joie dédiait ses chants et le sérieux ses prières; dont
r
les temples et les autels, la richesse et les statues étaient orgueil
du peuple et la gloire des arts; dont r adoration et les fêtes
n'étaient qu'occasion d'une joie générale? Comment la foi en des
dieux, qui était tissée de mille fils dans la trame de la vie
humaine, a-t-elle pu être arrachée de ce lien 1 ?
La réponse historique et fondamentale de Hegel à cette ques-
tion nous est déjà donnée par la longue citation que nous avons
tirée de l'étude bernoise sur La positivité de la religion chrétienne :
la cause, c'est la naissance de l'inégalité des fortunes, inégalité
qui entraîne nécessairement, selon Hegel et ses prédécesseurs fran-
çais et anglais, la perte de la liberté et le despotisme. Même ici,
Hegel est loin d'atteindre le caractère historique et concret d'un
Gibbon ou d'un Ferguson, d'un Montesquieu ou d'un Rousseau.
Si nous disons que sur cette question l'historisme de la problé-
matique s'accentue, nous devons rappeler que celui-ci, naturelle-
ment, ne se manifeste que dans le cadre de ce qui était possible à
cette époque pour le jeune Hegel.
Mais cet esprit plus historique de la problématique apparaît
avant tout dans le fait que Hegel ne cherche pas à expliquer en
premier lieu la domination du christianisme par l'histoire de la
genèse de ce même christianisme, mais par l'histoire de la déca-
dence des États antiques. Il part donc du besoin social pour
éclairer une religion, de la disposition à abandonner la liberté,
à accepter le despotisme, et explique la victoire du christianisme
par le fait qu'il répondait à cette demande.
Dans cette situation où la foi en quelque chose de durable
et d'absolu était inexistante, dans cette habitude d'obéir à une

1. Nohl, p. 2 20.
La période républicaine du jeune Hegel 1 51

volonté étrangère, à une législation étrangère, alors qu'il n'y


avait plus de patrie, dans un État qui ne peut susciter aucune
joie (... ), dans cette situation se présenta aux hommes une reli-
gion qui, ou bien correspondait déjà aux besoins de !'époque, car
elle était née dans un peuple dont la corruption était semblable
à la sienne, et semblables aussi, mais autrement colorés, le vide
et l'indigence, ou bien une religion à partir de laquelle les
hommes pouvaient façonner ce à quoi leurs besoins réclamaient
de s'accrocher 2 .

Le fait premier est donc pour Hegel la dissolution, provenant


de l'inégalisation des fortunes, de la liberté démocratique et de
l'autonomie du peuple qui régnaient dans !'Antiquité. A la situa-
tion antique correspond cette religion naturelle non positive qui
n'est au fond rien d'autre que l'aiguillon et le mobile qui poussent
à réaliser des actions héroïques dans le cadre d'une vie étroite-
ment reliée à la nature, et qui lui est conforme. Le mouvement
de destruction de ces formes de vie est le processus le plus impor-
tant que Hegel cherche ici à éclairer. Il parle à différentes reprises
du fait que l'extension de l'Empire romain a nivelé les différentes
nations et a anéanti les religions nationales. Mais, dans ses
recherches ultérieures, il va plus loin et met en rapport r anéan-
tissement des relations antiques de l'homme et de la Nature avec
la décadence de la République romaine :

Avec l'instauration de l'État romain, qui enleva la liberté à


presque toute la terre connue, la nature fut soumise à une loi
étrangère à l'homme, et les relations que celui-ci entretenait avec
elle furent brisées. La vie de la nature se figea en pierre et en
bois; les dieux se transformèrent en êtres créés et serviables. Là
où la force s'agitait, où le bienfait se manifestait, où la grandeur
régnait, là était le cœur et le caractère de l'homme. Ce n'est
qu'après sa mort que Thésée devint un héros pour les Athéniens ...
Les Césars, à Rome, furent déifiés. Apollonios de Tyane faisait des
miracles. La grandeur n'était plus divine, donc n'était plus belle
ni libre. A !'occasion de cette séparation de la nature et du divin,
un homme devint le lien, donc le réconciliateur et le rédempteur 3.

Hegel recherche alors les différents courants spirituels qui ont


traversé la Rome décadente, pour montrer le chemin qui conduisit,

2. Nohl, p. 224.
3. Rosenkranz, p. 52 2.
152 Le jeune Hegel
avec une nécessité historique, à l'acceptation de la religion chré-
tienne
Après le déclin de la liberté romaine et grecque, quand les
hommes furent privés de la domination de leurs idées sur les
objets, le génie de l'humanité se divisa. L'esprit de la masse
corrompue dit aux objets : je suis vôtre, prenez-moi! Il se jeta
dans leur torrent, se laissa emporter par eux et disparut dans leur
vicissitude 4 .
Vient alors une analyse des différents courants spirituels qui
s'opposèrent à ce processus. Hegel estime, avec une perspicacité
historique étonnante pour l'époque, qu'en dépit de leur opposition
à l'orientation fondamentale, ces courants ne pouvaient rien
changer. Ainsi explique-t-il sur la base de cette structure le déta-
chement à l'égard de la vie qu'affectent les stoïciens de la Rome
tardive. (Il est caractéristique qu'au cours de cette période il ne
s'occupe ni des épicuriens ni des sceptiques. L'étude du scepticisme
grec n'apparaît qu'au cours de la période d'léna; elle atteint un
niveau de compréhension très élevé. A l'égard d'Épicure, Hegel
n'a jamais trouvé une juste relation.) Par la suite, Hegel montre
comment le sentiment de l'impuissance conduit la pensée à accep-
ter des objets d'adoration invisibles et mène aux courants théur-
giques. Il montre encore qu'un chemin direct relie ces courants
aux chrétiens. Et il conclut ainsi :
L'Église instituée a réuni le désir des stoïciens et ces esprits
intérieurement déchirés. Elle permet à l'homme de vivre dans le
tourbillon des objets, et promet en même temps la possibilité de
les surmonter par de simples exercices, des manipulations, des
chuchotements l.
Donc, le point essentiel qui, selon Hegel, a suscité à Rome et
dans le monde entier le besoin d'une nouvelle religion, besoin qui
fut satisfait ensuite par le christianisme, réside dans la disparition
du caractère public de la république et dans celle de la liberté de la
vie, dans le fait que toutes les manifestations humaines de la vie
acquièrent un caractère privé. C'est dans ce climat social que naît,
selon Hegel, l'individualisme au sens moderne : l'individu qui ne
se préoccupe que de ses propres petites affaires matérielles et, au
besoin, spirituelles, qui se sent comme un cc atome » isolé de la
société et dont l'activité sociale ne peut être qu'un petit rouage
4. Ibid., p. 52 1.
5. Ibid., p. p 2.
La période républicaine du jeune Hegel
dans une immense machinerie, qui n'a ni le moyen, ni l'intention
de pénétrer la totalité, le but ou la finalité de cette machinerie.
L'individualisme moderne est donc en même temps, pour Hegel,
un produit de la division sociale du travail. Dans une telle société
naît le besoin d'une religion privée, d'une religion de la vie privée.
Nous savons déjà par les notes de Tübingen que le jeune Hegel
a vu dans ce caractère privé le moment décisif du christianisme.
Par opposition aux religions antiques, qui s'adressent toujours à
l'entièreté du peuple, il est précisément caractéristique que le chris-
tianisme se réfère toujours à l'homme particulier, à la délivrance,
au salut de l'âme saine de l'homme particulier.
Mais Hegel soulève encore une autre question historique. Ce
christianisme qui a été accueilli par la Rome impériale n'est pas
identique sans plus à celui qui fut fondé originellement par Jésus,
à celui qui nous a été livré dans certaines parties du Nouveau
Testament.
Cette confrontation constitue une des anciennes questions de
l'histoire des religions. Déjà les sectes révolutionnaires du Moyen
Age ont opposé de manière polémique la doctrine originelle de
Jésus à l'Église catholique et ont vu dans le fait qu'elles étaient
exclues de celle-ci l'attestation de la déchéance du christianisme
et de sa transformation en une religion d'exploiteurs et d'oppres-
seurs. Ces doctrines jouent encore un très grand rôle chez les suc-
cesseurs de Thomas Münzer, auprès de l'aile radicale des puri-
tains lors de la Révolution anglaise. Après cette révolution cesse
le fait que des doctrines et des explications déterminées sur l'Ancien
et le Nouveau Testament se transforment en bannières idéologiques
pour des regroupements politiques radicaux. La préparation de la
révolution démocratique bourgeoise en France se tourne d'une
manière toujours plus nette contre le christianisme, contre la reli-
gion et l'Église en général. Même pendant la Révolution fran-
çaise apparaît parfois, dans un but de propagande, la pensée du
«bon Jésus sans-culotte n, image utilisée contre les prêtres contre-
révolutionnaires et monarchistes. Dans l'Allemagne restée en
retard où, comme nous l'avons vu, ne pouvaient naître ni un maté-
rialisme résolument athée, ni une lutte radicale contre la religion
en général, où, même dans le contexte de l'Auf/e.larung, la cc reli-
gion rationnelle >> occupe une place idéologique centrale, il est
naturel d'exploiter de manière idéologique plusieurs affirmations
et enseignements de Jésus (Sermon sur la Montagne, etc.) comme
des éléments de la « religion rationnelle n.
Le jeune Hegel

Il "est naturel que ces conceptions, qui dominaient en Allemagne,


aient exercé également une forte influence sur le jeune Hegel.
Cette manière allemande d'envisager une telle problématique se
rênforcera même encore de façon essentielle, comme nous le verrons
dans notre prochain chapitre, au cours de la crise de Francfort
qui affecte ses perspectives concernant révolution de l'humanité, et
conduira à une conception du fondateur du christianisme identifié
à une figure tragique de l'histoire universelle. A Berne, la sympathie
et le sentiment de proximité qu'il éprouve à l'égard de Jésus sont
encore, dans leur essence, moins importantes. Il est vrai que Hegel
lui manifeste une certaine sympathie parce qu'il enseigne une
morale pure. Mais en tant que tel, il le place, comme nous l'avons
vu dans la section précédente, essentiellement en dessous de
Socrate. Cette comparaison défavorable à Jésus ressort de manière
organique de la conception d'ensemble du jeune Hegel. Jésus,
comme enseignant, éduque ses disciples en vue d'une séparation
entre la vie et la société, en vue d'un renfermement individuel
en leur propre coquille, tandis que Socrate conduit ses disciples
vers les activités de la vie publique.
Aussi grandes que puissent être les différences qui séparent la
religion de Jésus de la religion chrétienne ultérieure, elles sont donc
néanmoins toutes deux des religions privées. C'est pourquoi la
communauté originaire des disciples de Jésus a déjà, aux yeux du
jeune Hegel, un caractère cc positif>> déterminé. Cette positivité
se manifeste déjà dans le nombre des disciples de Jésus, signe, pour
le jeune Hegel, de fétichisme 6 .
Le fondement de cette positivité ainsi que de l'enseignement de
Jésus réside, selon Hegel, dans le fait que Jésus se tourne toujours
et par principe vers l'individu et délaisse par principe les pro-
blèmes sociaux. Cela se manifeste particulièrement dans son atti-
tude à r égard de la richesse, de l'inégalité, etc., à propos desquelles
il défend des vues qui devraient apparemment être sympathiques
au jeune Hegel, et que celui-ci, pourtant - de manière consé-
quente-, repousse en raison de leur caractère asocial. Hegel parle
par exemple du célèbre cas du jeune homme riche de la manière
suivante :
Le Christ dit au jeune homme : « Veux-tu te perfectionner,
alors vends ce que tu as et donne tes biens aux pauvres. » Cette
image du perfectionnement proposée par le Christ montre en

6. Nohl, p. 3 3.
La période républicaine du jeune Hegel
elle-même combien il est vrai que le Christ n'avait en vue dans son
enseignement que la formation et le perfectionnement de l'homme
individuel, et combien cet enseignement se prête peu à être étendu
à une société dans son ensemble 7•
Par ce biais nous sommes arrivés au second problème historique
soulevé par Hegel dans le présent contexte. La nécessité pour le
christianisme de devenir positif au sens hégélien repose sur ceci
que les commandements moraux, qui ne s'adressent qu'aux indi-
vidus et ne visent que son perfectionnement en tant qu'individu, se
sont propagés dans le domaine social au cours de révolution, que
Hegel divise en différentes étapes : premièrement, l'enseignement
de Jésus lui-même et les rapports qu'il avait noués avec ses disciples
directs; deuxièmement, la secte chrétienne née après sa mise à
mort, contenant des traits positifs qui étaient déjà présents en
germe, mais qui ressortent maintenant encore plus nettement : la
transformation de l'union morale souhaitée par les premières com-
munautés de chrétiens en une seule secte religieuse dont les carac-
tères positifs sont très nets; enfin, troisièmement, la vaste extension
de ces doctrines à toute la société, le christianisme devenu une
Église dominante dans laquelle ces forces de la positivité, étran-
gères et hostiles à la vie, prennent une importance fatale et déter-
minent toute l'évolution du Moyen Age et des Temps modernes.
On voit que le schéma de cette évolution est incomparablement
plus historique que ne l'était la conception, chez le jeune Hegel,
de la cité antique. A ce propos, il est intéressant et remarquable
de constater que le fondement que le jeune Hegel assigne à cette
évolution historique s'identifie à l'idée rousseauiste de l'effet
qualitatif d'une extension quantitative des démocraties. Dans la
section consacrée à la démocratie (Contrat social, livre 3, chap. IV),
Rousseau parle précisément du fait que la pure extension quanti-
tative d'une démocratie peut être dangereuse, voire fatale, pour
son caractère démocratique. Il est alors très caractéristique d'ob-
server que ces remarques de Rousseau qui, chez lui, se réfèrent
directement aux démocraties antiques, n'aient été appliquées par
Hegel qu'au christianisme. Certes, il y a ici un déplacement
d'accent qui n'est pas sans importance : le moteur de la décadence
ne réside pas dans une dialectique interne aux démocraties directes,
comme chez Rousseau, mais dans la dialectique de la propagation,
dans une société plus grande, de la morale privée, des comman-

7. Ibid., p. 360.
156 Le jeune Hegel
dements éthiques qui ne s'adressent qu'à des individus en tant
que tels. Les aspects de l'évolution de la positivité sont qualitati-
vement différents selon l'extension quantitative produite par
l'élargissement de la société. (On peut donc observer ici chez
Hegel la première forme du passage de la quantité à la qualité,
encore très rudimentaire, schématique et inconsciente. Il n'est
pas sans intérêt de mentionner que cette idée rousseauiste revien-
dra plus tard de manière explicite chez Hegel, certes généralisée
et modifiée, mise en relation avec des problèmes concernant les
États et les institutions : voir par exemple l'additif du § r 08
de l'Enryclopédie.)
Hegel part donc du fait que les aspects qui, par la suite, s'avére-
ront épouvantables dans le christianisme,
étaient déjà contenus dans sa première ébauche, et furent ensuite
utilisés et répandus par la soif du pouvoir et l'hypocrisie.
Il ajoute, en généralisant, que l'histoire de la religion chré-
tienne
nous donne un nouvel exemple, parmi de nombreux autres, du
fait que les institutions, les lois d'une petite société de laquelle
chaque citoyen a la liberté d'être membre ou non, lorsqu'elles
sont étendues à la grande société civile, ne sont jamais oppor-
tunes et ne peuvent coexister avec la liberté civile 8.
Hegel analyse alors avec une très grande minutie les modi-
fications qu'ont subies, déjà dans la communauté originelle, les
enseignements isolés et les commandements de Jésus, comment
ils ont évolué par la suite dans l'Église chrétienne pleinement
développée, et ultérieurement jusqu'à la positivité complète,
jusqu'à l'hypocrisie du despotisme. Cette minutie de l'analyse
s'explique à partir des conditions qui définissaient alors l'Alle-
magne. Nous savons cependant par les lettres de Hegel comment
l'orthodoxie réactionnaire a par exemple exploité à ses propres
fins la philosophie de Kant. Aussi ces recherches ne définissent-
elles évidemment pas les écrits de jeunesse de Hegel comme des
cc écrits théologiques u, leur contenu fondamental s'avérant pré-
cisément antithéologique; cependant, l'histoire de la dégénérescence
des doctrines chrétiennes prises une à une n'a plus aujourd'hui
un grand intérêt pour nous. Nous nous limiterons donc à l'exposé
de ce qui est principiel dans l'évolution historique. Et sur ce point
8. Ibid., p. 44.
La période républicaine du jeune Hegel
il faut à nouveau souligner que le jeune Hegel complète partout
le thème de l'extension quantitative de la communauté chrétienne
par celui de la pénétration des différences économiques et sociales
dans cette communauté, c'est-à-dire qu'ici aussi le problème
historique fondamental qui se pose à Hegel, à savoir l'inégalité
des fortunes, joue un rôle décisif. Ainsi, avec l'élargissement de
la communauté, l'union originellement étroite et la fraternisation
des membres se délabrent. Ainsi disparaît la mise en commun
originelle des biens de la communauté, dans la mesure où pré-
cisément les membres de la société sont répartis en couches
matériellement et socialement différentes. Cette mise en commun
originelle des biens
n'est plus requise comme une condition de son admission (de
l'admission du membre, G. L.) ( ... ), mais d'autant mieux accueil-
lies sont les contributions volontaires à la caisse de la société,
et considérées comme un moyen de s'acheter une place au ciel
(... ); par la suite, le clergé tira encore profit de ce moyen en se
recommandant auprès des laïcs pour recevoir ces libéralités, mais
il se garda bien de dispenser les richesses qu'il avait acquises,
et, ainsi, afin de s'enrichir lui-même en tant que représentant
des pauvres et de ceux qui étaient dans le besoin, il réduisit
l'autre moitié des hommes à la mendicité.

De la même manière, l'égalité originelle se transforme en une


hypocrisie, en un dogme religieux positif;
cette théorie a sans doute été conservée dans toute sa portée, mais
on ajouta intelligemment qu'il en est ainsi aux yeux du ciel, et
que, dès lors, on n'en tient pas du tout compte dans cette vie
terrestre.

Tous les usages et ceremonies du christianisme deviennent de


cette manière positifs; cela signifie qu'ils se transforment en comé-
dies étrangères à l'homme, et qu'ils ignorent hypocritement la
situation réelle des hommes qui y participent. Ainsi la cène, qui
signifiait à l'origine le fait que le Maître prend congé de ses dis-
ciples, se transforma ensuite en une fête commémorative en l'hon-
neur du Maître aimé et mort, et, à ce propos, le problème reli-
gieux et moral déterminant fut précisément celui de l'égalité et de
la fraternité.
Mais comme une plus grande inégalité de rangs parmi les chré-
tiens accompagna l'universalisation du christianisme, inégalité
158 Le jeune Hegel
certes niée par la théorie mais maintenue dans la pratique, une
telle fraternisation disparut 9 .

Le christianisme évolue dans tous les domaines vers une Église


positive, et transforme la morale privée originelle de son fonda-
teur en l'hypocrisie dogmatique qui, selon la conception du jeune
Hegel, est nécessairement le propre d'une religion qui convient
à une société basée sur des intérêts privés, à la société bourgeoise.
D'après la conception du jeune Hegel, il n'existe qu'une issue
pour sortir de cette situation : la renaissance de la liberté antique
et de l'autonomie des hommes. Nous nous sommes déjà référés
au fait que les interprètes impérialistes de l'évolution du jeune
Hegel font observer en triomphant qu'il a étudié attentivement
l'histoire de l'Église écrite par Mosheim. Mais, de là non plus, on
ne peut tirer argument en faveur du caractère théologique de l' évo-
lution de jeunesse de Hegel. Car pour lui, toute tentative de sur-
monter la positivité du christianisme par la voie de la religion chré-
tienne est d'avance vouée à l'échec. Il a assurément étudié les sectes
constituées plus tardivement, mais il est arrivé à la même conclu-
sion négative. Il parle, en se référant précisément à l'œuvre de
Mosheim, de ces hommes que l'on rencontre à différentes époques
et qui veulent dépasser la positivité morte du christianisme au
moyen d'un retour à sa moralité originaire. A propos du destin
de telles tentatives, il écrit :

S'ils ne gardent pas leur foi pour eux seuls, ils deviennent les
fondateurs d'une secte qui, si elle n'est pas réprimée par l'Église,
prend de l'extension, s'éloigne de plus en plus de sa source, ne
conserve à nouveau que les règles et les lois de son fondateur,
qui ne sont plus dès lors pour les fidèles des lois issues de leur
liberté, mais de nouveau des statuts ecclésiastiques, ce qui entraîne
encore une fois la naissance de nouvelles sectes ... 10

La positivité du christianisme, avec toutes ses conséquences


fatales, est donc insurmontable aussi longtemps que subsiste cette
forme de société humaine à laquelle le christianisme a dû sa dif-
fusion et sa prédominance.
Les écrits du jeune Hegel contiennent des descriptions très
détaillées de la manière dont tous les problèmes moraux furent
déformés par le christianisme et transformés en. hypocrisie et en
soumission envers le despotisme. Nous sautons toutes les recherches
9. Les trois extraits qui viennent d'être cités : Nohl, pp. 167 sq.
1 o. Ibid., pp. 2 1 o sq.
La période républicaine du jeune Hegel
de Hegel concernant les problèmes de la morale purement indi-
viduelle pour diriger notre attention sur la critique , des effets
exercés par le christianisme sur la vie publique, sur l'Etat et sur
l'histoire.
Les observations critiques les plus caractéristiques et les plus
tranchantes, nous les trouvons dans des exposés de la période de
Berne qui furent joints directement aux extraits de lecture de
l'œuvre historique de Gibbon. Hegel y écrit :
Les premiers chrétiens trouvaient dans leur religion la conso-
lation et l'espérance d'une récompense future pour eux et d'un
châtiment pour leurs ennemis, pour leurs oppresseurs, qui ado-
raient de faux dieux. Cependant, celui qui est soumis à un cloître,
ou celui qui est, d'une manière générale, soumis à un État despo-
tique, n'a pas la possibilité d'en appeler à sa religion pour exer-
cer une vengeance contre son prélat ou son fermier général, qui
nagent dans l'abondance et vivent de la sueur des pauvres, étant
donné que ceux-ci écoutent les mêmes messes, lisent les mêmes
livres, etc.; mais il a trouvé dans sa religion mécanique tant de
consolation et de compensation pour la perte des droits qu'il pou-
vait exercer en tant qu'homme, qu'il a perdu, dans son animalité,
le sens de son humanité (... ).
La religion chrétienne fut incapable, sous les empereurs romains,
d'endiguer la perte de toutes les vertus, l'exploitation de la liberté
et des droits des Romains, la tyrannie et la cruauté des gouver-
nants, la décadence du génie et de tous les beaux-arts, de toute la
connaissance fondamentale; elle fut incapable de redonner vie au
courage qui s'était estompé, au rameau desséché de la vertu et
de la félicité nationales; mais, dévorée elle-même par cette peste
universelle, empoisonnée, elle devint, sous un aspect déformé,
avec ses serviteurs, un instrument du despotisme; elle institua en
système la décadence des arts et des sciences, la tolérance passive
à l'égard de ceux qui écrasent toutes les belles fleurs de l'humanité
et de la liberté - elle organisa l'obéissance au despote, elle défen-
dit et loua avec une grande ardeur les crimes révoltants du despo-
tisme, et, ce qui est encore plus grave que ces crimes particuliers,
loua le despotisme qui ronge et mine avec un venin lent et caché
toutes les forces vitales humaines 11 .
Hegel trace ce sombre tableau des effets historiques du chris-
tianisme pour expliquer non seulement la décadence de Rome,
mais aussi toute l'histoire du Moyen Age et des Temps modernes.

11. Nohl, pp. 36 5 sq.


160 Le jeune Hegel
Il écrit dans un autre passage, à propos de la religion chrétienne
et de l'influence historique qu'elle exerça :
Elle est loin d'avoir pu maîtriser et éliminer la corruption de
toutes les classes, la barbarie des temps, les préjugés grossiers du
peuple. Les adversaires du christianisme dont le cœur, tourné
vers des sentiments humains, était déchiré à la lecture de l'histoire
des croisades, de la découverte de l'Amérique, du commerce des
esclaves, non setÙement de tous ces brillants épisodes où la reli-
gion joua en partie un rôle remarquable, mais aussi de toute la
cascade de corruption des princes et de tout ce qui indigne les
nations - quand ils entendaient par contre ceux qui enseignent et
servent la religion en prétendant qu'elle est une chose excellente
et d'une utilité générale, ou en faisant d'autres déclamations du
même ordre, devaient être remplis d'amertume et de haine à
l'égard de la religion chrétienne ... 12
Hegel considère d'une manière semblable, dans tous ses écrits,
les effets de la religion chrétienne durant chacune des périodes
de l'histoire, et dans tous les domaines où elle a exercé une influence
histo:ique. Il ne cesse de souligner q~e les par,s, où l'influence
de l'Eglise est la plus forte, comme les Etats de l'Eglise ou Naples,
sont socialement et politiquement les États les plus dép:avés d'Eu-
rope. Et l'accusation qui revient sans cesse contre l'Eglise, il la
résume de la manière suivante :
L'Église a enseigné à mépriser la liberté politique et fraternelle
comme de la crasse en comparaison des biens célestes et de la
jouissance de la vie 1 3•
Ainsi le christianisme engendre-t-il pendant sa domination une
dégradation de toute humanité; ainsi devient-il le principal soutien
de toute volonté despotique, de chaque sombre réaction. Et ce ne
sont pas des abus isolés, des excès venant de dominateurs dépra-
vés, qu'ils soient ecclésiastiques ou laïcs, que le jeune Hegel entend
dénoncer. Bien plutôt ces effets engendrés par le christianisme
viennent-ils de son essence la plus intime : la positivité.
Nous avons vu très clairement, grâce à des écrits antérieurs de
Hegel, dans lesquels il opposait l'État lamentable du christianisme
à la morale héroïque de !'Antiquité, à quel point il était nécessaire
pour le christianisme, religion de la vie privée, des intérêts pri-
vés, religion qui se tourne vers l'individu, de nier toutes les hautes
1z. Nohl, p. 39.
13. Ibid., p. 207.
La période républicaine du jeune Hegel

vertus de !'Antiquité. Il donne naissance à une conception du


monde où tout héroïsme, tout sacrifice de soi, semblent ridi-
cules. A un homme qui ne se soucie que de ce qui lui appartient en
propre, le sacrifice héroïque de sa vie pour la communauté ne peut
en effet apparaître que comme ridicule 14 . Hegel refuse également
les satisfactions plus ou moins subtiles et spirituelles de l'individua-
lisme, aussi bien que les expressions d'un égoïsme petit-bourgeois :
ainsi, plus particulièrement, la foi en l'immortalité de l'âme et en
la béatitude éternelle. Nous rappelons au lecteur les considérations
de Hegel sur l'héroïsme des républicains de !'Antiquité qui, juste-
ment parce que leur vie s'identifiait complètement à celle de la
communauté républicaine, ne ressentaient pas le besoin d'une
immortalité et ne la recherchaient pas.
La base d'un tel héroïsme était, comme nous le savons, l'acti-
vité autonome du peuple dans les républiques urbaines antiques.
A propos de cette conception de Hegel, nous avons attiré l'atten-
tion sur le fait qu'il se représentait les républiques antiques comme
des sociétés sans classes. Par contre, il met en étroite relation,
comme cela résulte clairement des citations que nous avons faites,
le christianisme avec la formation de classes sociales, et, en parti-
culier, il considère que les prêtres constituent une classe particu-
lière. Cette constitution en une classe - Hegel compare à l'occa-
sion le clergé avec les corporations - correspond pour lui à des
intérêts sociaux matériels et spirituels. Nous avons déjà vu pré-
cédemment comment Hegel a décrit comme un processus histo-
rique nécessaire la transformation de la mise en commun des biens
dans un sens qui a entraîné un enrichissement égoïste des couvents.
Dans un autre passage, il parle en détail de l'activité autonome du
peuple non encore articulé en classes, et oppose à cette autonomie
le fait que le sacerdoce chrétien est cc dépositaire des légendes l l » et
détient le monopole des vérités religieuses. Ce monopole constitue
également le moyen par lequel le clergé peut exercer sa propre
domination et apporter son soutien aux détenteurs laïcs du pou-
voir. Et le fait que les mythes et traditions du christianisme soient
étrangers aux peuples d'Europe accroît encore, aux yeux de Hegel,
aussi bien la force de ce monopole que son hostilité à la liberté.
Les hommes vivent donc sous la domination de la religion posi-
tive du christianisme, dans un monde social qui se tient devant

14. Ibid, p. 2 30.


1 5. Ibid, p. 6 5.
Le jeune Hegel
eux comme un cc donné » indépassable, quelque chose qui leur
est complètement étranger; la mission historique fatale de la reli-
gion positive du christianisme se résume chez le jeune Hegel à
ceci qu'elle brise chez l'homme la volonté d'agir de façon auto-
nome et de vivre dans une société d'hommes libres. C'est pourquoi
Hegel résume la fonction sociale de la religion chrétienne de cette
manière :
Cela (l'absolu, l'autonomie, N. d. T.) se montrait encore à elle
(à la raison, N. d. T.) dans la divinité que lui présentait la religion
chrétienne, divinité qui résidait en dehors de la sphère de notre
pouvoir, de notre vouloir mais non de notre supplication et de
notre prière - la réalisation d'une idée morale ne pouvait donc
plus être que désirée (car ce qu'on peut désirer, on ne peut soi-
même l'accomplir, on attend passivement de le recevoir) et non pas
voulue. C'est d'une telle révolution, qui doit être amenée au jour
par un être divin, et devant laquelle les hommes se comportent
tout à fait passivement, que les premiers prédicateurs donnèrent
l'espoir, et lorsque disparut l'espoir de la réalisation de cette révo-
lution, on se contenta de reporter cette révolution du Tout à la
fin du monde 16.
On voit très clairement ici que, chez le jeune Hegel, la haine
et le mépris de la religion positive, du christianisme, trouvent
leur source la plus profonde dans son enthousiasme pour la Révo-
lution. C'est précisément parce qu'il conçoit la Révolution d'une
manière purement idéaliste, comme la réalisation de la cc Raison
pratique " réinterprétée dans un sens social, que la question du vou-
loir doit jouer chez lui un rôle décisif. La volonté est, pour le jeune
Hegel, comme nous l'avons vu, non seulement le principe du
domaine pratique, mais aussi l'absolu lui-même. Tout dépend de
cette volonté. Aussi longtemps que les hommes ont exercé libre-
ment leur volonté, la splendeur des républiques antiques subsista.
Dès lors que le christianisme eut transformé l'actif et libre vouloir
en un souhait passif et humble, le despotisme put et dut régner
sur le monde. Naturellement, Hegel a décelé les raisons sociales
et historiques de cette transformation du vouloir en un simple
souhait. Mais c'est précisément parce qu'il était Allemand - et
en Allemagne (quand bien même les préjugés et illusions idéalistes
se seraient beaucoup moins imposées à lui), les forces objectives qui
poussaient vers une révolution démocratique n'étaient pas visibles

16. Ibid, p. 224 (souligné par moi, G. L.).


La période républicaine du jeune Hegel

à cette époque-, que ses espoirs révolutionnaires et utopiques


devaient se concentrer dans la volonté, dans une volonté exaltée
de manière idéaliste.
Dans une telle conception idéaliste du monde, la religion doit
naturellement constituer le moteur central du mouvement histo-
rique. C'est pourquoi la positivité de la religion chrétienne semble
constituer pour le jeune Hegel l'obstacle décisif qui empêche la
libération de l'humanité; elle lui apparaît comme le monstre contre
lequel il lance, tel Voltaire, son cc écrasez l'infâme! >>. Ainsi résume-
t-il ses conceptions sur la religion et sur son rôle historique de la
manière suivante :
Ainsi le despotisme des princes romains avait-il chassé de la
terre l'esprit de l'homme; le vol de sa liberté avait forcé celui-ci
à mettre à l'abri dans la divinité ce qu'il avait lui-même d'éternel
et d'absolu; il propagea la misère quand il chercha et attendit
la béatitude dans le ciel. L'objectivité de la divinité va de pair
avec la dépravation et l'esclavage des hommes, et ne consiste au
fond qu'en une révélation, une manifestation de cet esprit du
temps. (... ) L'esprit du temps se révéla dans l'objectivité de son
Dieu, quand celui-ci fut posé (... ) dans un monde qui nous est
étranger, auquel nous ne participons pas du tout, où nous ne pou-
vons nous établir par notre action, dont nous pouvons à peine
nous rapprocher en mendiant et en usant de magie, quand
l'homme lui-même fut un non-moi et sa divinité un autre non-moi.
( ... ) Durant une telle période, la divinité devait avoir complète-
ment cessé d'être une subjectivité et s'être transformée complète-
ment en un objet; cette inversion des maximes morales fut, par la
suite, justifiée avec grande facilité et d'une manière logique par
la théorie. (... ) Voilà le système de toute Église 17 .
Nous devons encore souligner, pour conclure, un aspect de la
critique hégélienne de la religion chrétienne, à savoir la question
de la réconciliation avec la réalité. Il nous faut mettre cette question
en évidence pour la raison principale qu'en elle ressort d'une
manière particulièrement abrupte l'opposition du jeune Hegel à
son évolution ultérieure. Hegel y revient à différentes reprises et
en parle dans les termes les plus nets. Nous ne citerons que les
passages les plus significatifs. Il écrit :
17. Ibid., p. 227. C'est précisément ici, dans le moment décisif de son combat contre
le christianisme, que l'influence des conceptions de Georg Forster est visible jusque
dans le style. Ainsi Hegel a-t-il retranscrit, dans les extraits de Forster qu'il a recopiés
l'expression imagée " hineinbetteln » (se rapprocher en mendiant), et l'utilise-t-il ici
lui-même dans un contexte analogue à celui de Forster.
Le jeune Hegel
Au sein de cette humanité corrompue qui devait, d'un point
de vue moral, se mépriser elle-même( ... ), la doctrine de la corrup-
tion de la nature humaine devait être proposée et volontiers adop-
tée; elle ( ... ) satisfit à r orgueil en disculpant de la faute et en
trouvant dans le sentiment de la misère elle-même une raison de
fierté, réhabilita ce qui était objet de honte, consacra et rendit
éternelle cette incapacité, en faisant elle-même un péché de la
croyance en la possibilité d'une force 18 .
Et, dans un autre passage :
Mais quand le christianisme pénétra dans les classes supérieures
et plus corrompues, quand naquirent en son sein de fortes diffé-
rences entre supérieurs et inférieurs, quand le despotisme conta-
mina, en les empoisonnant toujours plus fortement, toutes les
sources de la vie et de l'être, l'époque révéla sa totale insigni-
r
fiance par orientation que prirent en elle les concepts concer-
nant la divinité de Dieu et les querelles qui naquirent à ce sujet,
et montra d'autant plus son dénuement qu'elle le couvrit d'un
nimbe de sainteté et r exalta comme le plus grand honneur de
l'humanité 19 .
Et finalement, Hegel revient encore sur ce thème
A un peuple qui vivait dans cet état d'esprit devait être la
bienvenue une religion qui considérait comme honorable et comme
ce qu'il y a de plus vertueux, en le désignant comme obéissance
passive, ce qui appartenait à l'esprit dominant du temps : l'impuis-
sance morale et le déshonneur d'être humilié; par cette opération,
les hommes virent avec un étonnement joyeux se transformer
le mépris des autres et le sentiment de leur propre honte en
gloire et en fierté 20 .
Nous devions recourir à des citations si détaillées pour présen-
ter ces conceptions de Hegel afin que celui qui connaît sa pensée
ultérieure puisse voir toute la distance qui sépare, sur cette ques-
tion, le jeune Hegel de son évolution plus tardive. Nous savons
que la cc réconciliation » avec la réalité constitue un élément central
de la philosophie de l'histoire que Hegel a développée par la suite,
pour autant qu'on comprenne celui-ci de la manière dialectique
dont Engels présente ces conceptions de Hegel dans son Feuerbach.
Que ce rapport que Hegel établit avec la réalité quand sa pensée a

18. Ibid.. p. 22j.


19. Ibid., p. 226.
20. Ibid., p. 2 29.
La période républicaine du jeune Hegel

atteint sa maturité contienne de nombreuses contradictions internes,


nous le verrons au cours de nos analyses ultérieures, quand nous en
viendrons à l'histoire de la genèse de ce point de vue au cours de
la crise de Francfort, et, plus tard, à Iéna. Mais le noyau dialec-
tique de cette conception réside toujours dans la reconnaissance de
la réalité sociale telle qu'elle est; même si, conformément à sa
nature, cette réalité ne représente qu'une étape, qu'un moment dans
l'évolution historique, même si elle doit être transformée au cours
de l'évolution historique en non-réalité, en non-être, en un être-
dépassé. C'est pourquoi les conceptions du monde apparaîtront
plus tard à Hegel comme des vues théoriques d'ensemble de
l'époque, vues historiquement nécessaires. Cette conception ulté-
rieure présuppose une représentation de l'histoire comme évolution
dialectique continue, qui va des débuts du genre humain jusqu'à
!'époque actuelle.
La cc réconciliation » chez ce Hegel ultérieur est une catégorie
en laquelle s'exprime l'indépendance du parcours historique objec-
tif à l'égard des aspirations et des évaluations morales des hommes
qui agissent en lui. Les différentes conceptions du monde, les dif-
férentes religions, etc., apparaissent par conséquent sous ce rap-
port comme des vues d'ensemble théoriques d'une période histo-
rique déterminée. Le Hegel ultérieur repousse donc de façon
logique les évaluations purement morales. Ce qui ne signifie pas,
bien entendu, qu'il ne prenne aucune position à leur égard. Simple-
ment, ce qu'il considère comme décisif est leur caractère progres-
siste ou réactionnaire, et non, comme le Hegel que nous étudions
ici, le rapport qu'elles entretiennent avec une morale éternelle et
au-dessus de l'histoire. La cc réconciliation », dans cette mesure,
représente, pour le progrès du sens historique de Hegel, un grand
pas en avant.
Mais cette évolution est pleine de contradictions. Car, d'un
autre côté, l'application de cette catégorie signifie également une
réconciliation réelle avec les tendances misérables et rétrogrades
du présent, de r époque actuelle; elle revient à enjoliver les institu-
tions misérables et réactionnaires qui existent en Allemagne,
conduit à r abandon de toutes les luttes, de toute critique réelle,
et en particulier de celle qui s'en prend au christianisme. Le pas
historico-scientifique au-delà de l'indignation moralisante de la
période de Berne se paiera donc en revanche d'un amoindrissement
considérable de l'aspect progressiste de la pensée hégélienne.
Le jeune Hegel ne perçoit encore aucune voie historiquement
166 Le jeune Hegel

nécessaire et objective qui conduise au présent « réel >>. Celui-ci


se condense pour lui dans la grande merveille de la Révolution
française, dans la renaissance illusoire de la liberté démocratique
antique. Et, entre !'Antiquité proprement dite et sa renaissance
dans le futur, s'étend alors la période corrompue et dépravée du
despotisme, de l'exploitation, de la religion positive. Il ne peut
cependant pas apercevoir des forces historiques et réelles qui
seraient à r œuvre en elle, et dont la dialectique interne conduirait
à la renaissance de !'Antiquité. (Il est caractéristique que nous ne
possédions aucune note du jeune Hegel sur les causes réelles de la
Révolution française.)
Le caractère illusoire et dépassé de son aspiration à une renais-
sance révolutionnaire de l'humanité empêche sa première philo-
sophie de l'histoire de s'en tenir à un point de vue méthodologi-
quement unitaire, d'indiquer vraiment, à partir de sa propre
dialectique, le chemin qui conduit au présent et à une perspective
sur l'avenir. Aussi celle-ci et la renaissance de la liberté antique ne
sont-elles rien de plus qu'un simple postulat, et ce postulat abstrait
a comme complément nécessaire et organique cette haine passion-
née vis-à-vis du christianisme, dont nous venons de voir les mani-
festations. Cette haine prend sa source dans la conception que se
fait le jeune Hegel de la liberté et d'autres concepts moraux comme
étant des catégories éternelles, supra-historiques. Selon lui, le
christianisme offense ces vérités éternelles de la morale, les perver-
tit, recouvre la bassesse, ce qui est éternellement répréhensible, du
nimbe mensonger de la sainteté. Le jeune Hegel décharge toute sa
haine révolutionnaire contre cette perversion des concepts moraux.
Il serait injuste d'interpréter simplement le devenir de la pensée
de Hegel vers sa maturité comme un progrès de ses conceptions.
Évidemment, il y a d'énormes progrès dans son évolution, et
précisément dans sa conception de l'histoire. Mais c'est justement
en s'éloignant des idéaux révolutionnaires de sa jeunesse que Hegel
est devenu la figure philosophique culminante de l'idéalisme
allemand, et qu'il a saisi la nécessité de l'évolution historique et
la méthodologie liée à la compréhension de celle-ci, d'une
manière aussi vraie et aussi profonde, alors qu'elles ne sont pas
saisissables dans le cadre de l'idéalisme en général. Mais que cette
évolution, la maturation de sa pensée, ne puissent s'accomplir
que sur la base d'un renoncement aux objectifs de la révolution
démocratique, c'est en cela que se manifeste chez Hegel le carac-
tère tragique du retard économique et social de l'Allemagne.
La période républicaine du jeune Hegel
Marx et Engels ont indiqué à différentes reprises comment, dans
la lutte contre la cc misère allemande )), même les plus grands
Allemands de l'époque en sont restés à un niveau inférieur,
comment même un géant comme Goethe put n'être que cc tantôt
colossal, tantôt borné 21 )), Même Hegel ne pouvait échapper à
ce destin. Et si nous suivons l'évolution ultérieure de ses concep-
tions jusqu'à la forme grandiose dans laquelle il ramassa la dia-
lectique idéaliste en une méthode unitaire, il faut que nous gar-
dions continuellement présent à l'esprit ce double aspect qui
caractérise l'évolution allemande, et qui a rendu Hegel, lui aussi,
cc tantôt colossal, tantôt borné >>.

2 1. ENGELS, Deu/.<cher Smjali.rmu.r in Ver.<en und Pro.<a, Il, MEGA, 1, 6, p. 57. Cf.
également : MARX-ENGELS, Über Kun.</ und Literatur, Berlin, 19 50, p. 2 1 8.
6.

LA SIGNIFICATION DE LA cc POSITIVITÉ>>
DANS LE CADRE DE L'ÉVOLUTION
DE LA PENSÉE DE HEGEL

Dans les considérations précédentes, nous avons fait le tour


de la philosophie de l'histoire du jeune Hegel. Il ne s'agit plus
maintenant que de caractériser par quelques remarques la signi-
fication philosophique du concept central développé par Hegel
au cours de cette période. Cela ne nous mènera pas encore à une
véritable critique des concepts hégéliens. Notre tâche consiste
provisoirement à suivre l'évolution des conceptions de Hegel
dans leurs grandes lignes jusqu'à ce que nous soyons arrivés à
la première formulation définitive et historiquement importante
de cette pensée dans la Phénoménologie de /'Esprit. Ce n'est qu'à
ce stade qu'il sera possible, nécessaire et réellement instructif de
mettre à l'épreuve la vérité contenue dans l'étape de la dialectique
atteinte par Hegel, de confronter cette étape à la dialectique
matérialiste, afin de pouvoir, de cette manière, établir la gran-
deur historique et les limites philosophiques de ce moment culmi-
nant de la dialectique idéaliste. Jusque-là, notre problématique
reste, dans une certaine mesure, à l'intérieur de l'évolution de
Hegel elle-même, c'est-à-dire que nous cherchons à établir la
signification que les formulations et solutions de certains pro-
blèmes possèdent pour les étapes ultérieures et plus avancées de
la dialectique hégélienne. Il ne serait certainement pas difficile de
soumettre dès maintenant tous les concepts de cette période à
une critique matérialiste détaillée. Mais, d'une part, Hegel lui-
même dépasse dans les phases ultérieures de son évolution cer-
tains défauts et éléments unilatéraux, certains aspects non
dialectiques de sa pensée, et d'autre part, les faiblesses idéalistes
La période républicaine du jeune Hegel
que ses conceptions n'ont jamais dépassées sont, dans leur sub-
stance, les mêmes pour toutes les périodes. Dans les deux cas,
une critique philosophique détaillée qui serait menée dès mainte-
nant devrait donc conduire inévitablement à des répétitions.
Nous avons vu que le concept central, historiquement et phi-
losophiquement décisif, avec lequel Hegel travaille pendant cette
période est celui de positivité. Dans la forme que la philosophie
hégélienne a atteinte jusqu'ici, dans l'opposition de l'activité
autonome et de la liberté subjective à l'objectivité morte, à la
positivité, est contenue en germe une question centrale de la
dialectique hégélienne ultérieure : la question que Hegel aura plus
tard l'habitude de désigner du terme d' cc aliénation », et dans
laquelle est contenu - selon des conceptions que Hegel a alors
coordonnées et systématisées - tout le problème de l'objectivité
dans la pensée, dans la nature et dans l'histoire. Que l'on pense
simplement au fait que, selon la philosophie ultérieure de Hegel,
toute la nature est conçue comme une aliénation de l'esprit.
Au cours de cette période, Hegel ne soulève encore aucune
question qui soit formulée dans le cadre d'une théorie de la
connaissance. Aussi, lorsqu'il se sert occasionnellement de la
philosophie de Fichte, par exemple, et désigne les hommes et le
Dieu du christianisme au moyen de l'expression cc non-moi »,
cela est bien loin de signifier, comme nous l'avons vu, qu'il
se tienne simplement sur le terrain de la théorie de la connais-
sance fichtéenne. Il utilise cette expression pour désigner, de
façon imagée et pathétique, un état social et moral de l'huma-
nité. C'est tout aussi librement qu'il procède avec les catégo-
ries de la philosophie de Kant. Ce qui l'intéresse durant cette
période, exclusivement pourrait-on dire, c'est la connexion réci-
proque existant entre la praxis sociale et l'idéologie religieuse et
morale. En cela, il est très caractéristique pour l'étape du déve-
loppement atteinte ici que le jeune Hegel conçoive certes le sujet
de cette praxis sociale comme un sujet collectif, mais sans faire la
moindre tentative d'éclairer philosophiquement l'essence de ce
sujet, ni de le déterminer avec précision. Il est clair, pour qui-
conque connaît le développement ultérieur de la philosophie de
Hegel, que ce sujet prendra par la suite la figure de l'esprit, que le
couronnement de son système, érigé sur la logique et la philoso-
phie de la nature, représente un processus de développement qui
va de l'esprit subjectif à l'esprit objectif, et de celui-ci à l'esprit
absolu. D'une telle systématisation il n'est pas question à Berne,
170 Le jeune Hegel

ni encore à Francfort. La première conception de ce processus


apparaîtra seulement dans la Phénoménologie de /' füprit. Dans les
études de Berne, l'intérêt immédiat de Hegel est historique : il
entend suivre à travers le cours de l'histoire concrète le destin réel
de ce sujet collectif, mystifié de façon idéaliste, et porteur de la
continuité de révolution sociale. Que ce parcours historique
lui-même soit construit abstraitement et de façon idéaliste, c'est
ce qui pourrait faire l'objet d'un chapitre à part; mais que Hegel,
au cours de cette recherche historique concernant le concept de
positivité, soit aux prises avec l'objectivité, voilà qui est d'une
extrême importance pour toute son évolution philosophique
ultérieure.
Par là même en effet, Hegel en vient à concevoir l'objectivité
proprement dite, l'indépendance des objets par rapport à la
raison humaine, comme un produit de l'évolution de cette même
raison humaine, comme un produit de son activité. Il frôle alors
les processus de pensée qui constitueront un point culminant de
sa dialectique achevée, de même cependant qu'il érige et se fixe
pour lui-même cette limite de l'idéalisme, que sa pensée ne pourra
jamais franchir. Le deuxième moment est immédiatement
compréhensible pour tout matérialiste, et nous nous référerons
largement dans le quatrième chapitre à la critique extraordinaire-
ment profonde adressée par Marx à cette limite idéaliste de la
philosophie hégélienne. Pour la genèse de la dialectique hégé-
lienne, le premier moment est - certes dans son indissoluble entre-
lacement avec les limites du second - d'une importance déci-
sive. Il implique la conception suivant laquelle toute révolution
sociale, en même temps que toutes les formes idéologiques qu'elle
suscite au cours de l'histoire, est un produit de l'activité humaine
elle-même, un mode de manifestation de l'auto-production et de
l'auto-reproduction de la société. Par cette conception dialectique
de l'histoire, l'idéalisme allemand dépasse certaines limites -
idéalistes elles aussi - de la conception de l'histoire propre au
matérialisme mécaniste. Celui-ci ne pouvait, pour l'essentiel,
inclure dans ses considérations historiques que les conditions
naturelles, toujours présentes dans toute société (climat, etc.),
et limitait d'autre part l'étude de la praxis humaine à la recherche
des principes visibles et tangibles qui déterminent r action des
hommes individuels. Engels souligne avec force cette supériorité
de la philosophie de l'histoire de Hegel, en tout cas de celle qu'il
élaborera ultérieurement, sur ses prédécesseurs :
La période républicaine du jeune Hegel
La philosophie de l'histoire, par contre, telle qu'elle est repré-
sentée surtout par Hegel, reconnaît que les motifs apparents,
ainsi que ceux qui déterminent véritablement les actions des
hommes dans l'histoire, ne sont pas du tout les causes dernières
des événements historiques, et que, derrière ces motifs, il y a
d'autres puissances déterminantes qu'il s'agit précisément de
mettre à jour; mais cette philosophie ne les cherche pas dans
l'histoire elle-même, elle les importe plutôt de l'extérieur, de
l'idéologie philosophique, dans l'histoire 1•
Cette reconnaissance et cette critique de la philosophie hégé-
lienne de l'histoire doivent être modifiées pour le jeune Hegel,
en ce sens que, chez lui, les défauts idéalistes sont plus accentués,
tandis qu'on ne peut trouver que les premiers éléments d'une pro-
blématique importante pour l'évolution de la science historique.
Mais ces premiers éléments sont assurément présents. D'une
part dans le caractère social fortement accentué des forces
motrices de l'évolution historique (si mystifiées de manière
idéaliste que soient ces forces), et d'autre part en ce que, déjà pour
le jeune Hegel, le noyau de l'évolution historiqu'" consiste dans
l'histoire de la liberté humaine. C'est précisément par le fait que
la positivité de la religion implique certes une conception géné-
rale de r objectivité, mais qu'elle constitue essentiellement un
résultat de révolution sociale, produit historiquement et voué à
être dépassé au cours de l'histoire, que naît une dialectique histo-
rique de la liberté, même si elle est construite très abstraitement
et de façon très idéaliste. Le processus de l'histoire consiste,
durant la période de Berne, en une grande construction tria-
dique : liberté originaire et auto-activité de la société humaine,
perte de cette liberté sous la domination de la positivité, recon-
quête de la liberté perdue. Une telle connexion entre cette phi-
losophie de l'histoire et les conceptions idéalistes-dialectiques
de l'histoire chez Rousseau est frappante.
Ce processus de perte et de reconquête de la liberté se
concentre chez le jeune Hegel dans le problème de la religion.
Le caractère mort, étranger et hostile à l'homme, de la positivité,
de l'objectivité, trouve son expression la plus manifeste dans la
religion chrétienne. D'autre part, et malgré toutes les tentatives
du jeune Hegel visant à approcher les motifs économiques et
sociaux de cette transformation, cette religion est pour lui la
1. ENGELS, Feuerbach, op. cit., p. 48. Trad. fr. : MARX-ENGELS, Études philosophiques,
op. CÎt., p. jO.
Le jeune Hegel

cause ultime d'une telle situation sociale indigne de l'homme,


de cet indigne rapport existant entre l'homme et son monde
extérieur. Par conséquent, comprendre et se débarrasser du joug
despotique équivaut en premier lieu, pour le jeune Hegel, à se
libérer de cette positivité, à une libération des hommes à l'égard
d'une religion dont les objets sont pour eux transcendants, les
dépassent. C'est pourquoi le jeune Hegel réclame de la philoso-
phie qu'elle démasque par ses théories et anéantisse r objectivité
transcendante de la positivité, qu'elle convertisse toute objectivité
en une subjectivité autonome.
En dehors des tentatives antérieures, il restait de nos jours la
tâche de revendiquer, au moins en théorie, à titre de propriétés
qui reviennent aux hommes, les trésors prodigués au ciel 2 .

Se dessine, dans de telles formules du jeune Hegel, et d'autres


qui sont analogues, une tendance philosophique qui révèle une
certaine parenté avec Feuerbach. Cette parenté a déjà été remar-
quée vers 1 8 5o par un spécialiste libéral des études hégéliennes,
Rudolph Haym, lequel attire également l'attention sur une dif-
férence existant entre le jeune Hegel et Feuerbach, tout en négli-
geant totalement, bien sûr, la supériorité du matérialisme feuer-
bachien sur Hegel. Il écrit :
Feuerbach prétend que la véritable essence de Dieu est l'es-
sence de l'homme. La véritable essence de Dieu, prétend Hegel,
est l'essence de la politique accomplie 3 .

Haym, dont l'évolution philosophique appartient encore à la


période antérieure à 1 848, qui a assisté à la dissolution de l'hégé-
lianisme et, durant sa jeunesse, a pu constater la forte influence
de Feuerbach, est donc en mesure, pour ces raisons, d'avoir au
moins un pressentiment des rapports réels qui relient les philo~
sophies, et ne veut pas déformer et défigurer consciemment ceux-ci,
comme le feront les néo-hégéliens de la période impérialiste. Dans
sa conception, ce ne seront en tout cas que les bons côtés de la
philosophie hégélienne qui seront mis en évidence et opposés à
Feuerbach, tandis que le côté matérialiste, totalement déprécié
dans sa comparaison avec Feuerbach, sera négligé. Sans doute
la critique feuerbachienne de la religion a-t-elle également ses

2. Nohl, p. 22i.
3. HAYM, Hegel und .<eine Zeit, Berlin, 18)7, 2° éd. : Leipzig, 1927, p. 164.
La période républicaine du jeune Hegel
faiblesses, ses côtés idéalistes qui ont été très nettement critiqués
par Engels.
Feuerbach, écrit Engels, ne veut aucunement liquider la reli-
gion, il veut l'accomplir. La philosophie elle-même doit se trans-
former en religion 4•
Cette faiblesse idéaliste de Feuerbach ne peut cependant pas nous
empêcher de reconnaître clairement la supériorité de son matéria-
lisme mécaniste dans les questions décisives de la théorie de la
connaissance, laquelle exerça une influence importante sur la cri-
tique de la religion, même si Feuerbach n'est pas toujours totale-
ment conséquent dans son application.
Cette supériorité du matérialisme se manifeste précisément par
la catégorie, décisive pour le jeune Hegel, de la positivité. Ce
n'est pas un hasard si c'est justement Feuerbach qui a dirigé contre
la conception hégélienne ultérieure de la positivité, plus développée
et mieux approfondie philosophiquement, contre !'cc aliénation n,
des attaques critiques qui la réduisaient à néant. Le jeune Marx
a toujours reconnu ce mérite de Feuerbach en ce qui concerne la
critique de l'idéalisme hégélien, et il a toujours continué à déve-
lopper dialectiquement ce qu'il y avait de valable dans cette cri-
tique. Nous parlerons de manière détaillée de cette question dans
notre quatrième chapitre. Contentons-nous d'indiquer ici que, chez
Feuerbach, les objets de la nature sont compris comme indépen-
dants de la conscience humaine. Si, donc, Feuerbach dissout
anthropologiquement la représentation de Dieu, s'il conçoit la
divinité de la religion comme créée par les hommes à leur image, il
n'est aucunement entraîné à dissoudre l'objectivité, comme c'est
le cas chez Hegel, mais au contraire à confirmer l'objectivité réelle,
l'indépendance du monde extérieur par rapport à la conscience
humaine. Ce n'est que par une telle conception que les représen-
tations religieuses peuvent perdre réellement toute consistance.
Car ce n'est qu'en ce cas qu'est mise en lumière de manière mani-
feste leur objectivité usurpée, apparente, trompeuse. Ce n'est que
par contraste avec l'objectivité réelle du monde extérieur que
viennent clairement en lumière la fausseté, le vide et r absence de
toute consistance objective des objets de la religion. Et si Feuer-
bach - comme Engels l'a justement remarqué et critiqué - n'est
pas en mesure de mener jusqu'au bout de façon conséquente son

4. ENGELS, Feuerbach, op. cit., p. 30. Trad. fr. : Études philosophiques, op. cit., p. 34.
Le jeune Hegel
dépassement matérialiste de la religion, on peut cependant trouver
le début d'une solution juste dans la problématique matérialiste
qu'il élabore à propos de la question de savoir comment les repré-
sentations religieuses peuvent être réduites à néant par la philoso-
phie.
La prétendue méthode anthropologique de la critique religieuse,
la démonstration que les représentations religieuses ne sont que
des projections en pensée, des objectivations apparentes de ce que
l'homme pense, ressent, désire, etc., tout cela ne constitue une
méthode juste que dans la mesure où il s'agit d'une partie de la
critique matérialiste réelle. Lénine a reconnu très clairement cette
faiblesse et l'a exprimée d'une manière féconde :
C'est précisément pour cette raison que la caractérisation de Feuer-
bach et de Tchernychevski, le «principe anthropologique», est
étroite pour la philosophie. Aussi bien le principe anthropolo-
gique que le naturalisme ne constituent que des descriptions
impropres et faibles du matérialisme l.

Par ce fait, Lénine désigne et critique avec sa netteté habituelle la


faiblesse de la philosophie feuerbachienne, et ouvre à partir de là
une large perspective pour la critique du principe anthropologique,
là où il se présente dans le cadre d'une philosophie idéaliste.
Car tel est le cas du jeune Hegel. Le grave défaut de Haym est
d'abstraire complètement le principe anthropologique de l'idéa-
lisme et du matérialisme, alors que ce principe acquiert une signi-
fication toute nouvelle dès qu'il se situe dans le contexte d'une
conception idéaliste. Pour l'idéalisme, il n'existe aucune objecti-
vité indépendante de la conscience. La véritable objectivité des.
objets du monde extérieur et la fausse objectivité, la pseudo-
objectivité mensongère des représentations religieuses, se situent,
dans l'idéalisme, sur un seul et même plan. Toutes deux sont les
produits d'un sujet mystifié, de façon idéaliste, et, en cela, il est
indifférent, si r on se place à ce point de vue, de déterminer si le
philosophe idéaliste part simplement de la conscience réelle de
l'homme individuel ou d'une conscience mystifiée, collective,
cc universelle » ou surhumaine. Le philosophe idéaliste est donc
contraint, s'il veut attribuer, grâce à quelques expédients, une cer-
taine objectivité à l'objet réel du monde extérieur, à ne plus la
contester aux objets de la religion. Si, au contraire, il prétend dis-
soudre les objets de la religion, comme Hegel entreprend de le
j. LÉNINE, Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 197 3, pp. 8 1-8 2.
La période républicaine du jeune Hegel
faire à l'égard de la religion positive, il dissout par là même toute
l'objectivité du monde réel, la ramène à une quelconque cc subjec-
tivité créatrice n. Ce dernier destin caractérise non seulement la
philosophie du jeune Hegel, mais toute la philosophie classique
allemande y conduit. Les tentatives de Schelling, et de Hegel, visant
à surmonter le solipsisme mystique et l'idéalisme subjectif de
Fichte, se terminent - de manière certes différente chez chacun
d'eux - par l'acceptation d'une identification mystique du sujet
et de l'objet, unité qui fait sortir de soi le monde de l'objectivité
et le réabsorbe en elle-même.
Chez le jeune Hegel, cette méthode n'est naturellement pas
encore développée de façon conséquente; mais la tendance y est
déjà présente en germe. Et cette position fondamentale détermine
les limites et les défigurations idéalistes qui résultent de l'applica-
tion du principe anthropologique dans la critique de la religion
menée par le jeune Hegel. Les prémices d'une telle conception
anthropologique des représentations religieuses sont fort anciennes.
On les trouve déjà dans la philosophie grecque, et elles apparaissent
très souvent dans les écrits des représentants français des Lumières.
Lorsque le jeune Hegel cherche donc à voir dans les représenta-
tions religieuses de certaines périodes des projections de la manière
d'exister des hommes, à mettre ces formes religieuses en rapport
étroit avec ces manières d'exister, il n'a pas encore accompli un
travail philosophique original. Bien plus, le principe anthropolo-
gique, la critique anthropologique de la religion, subissent chez
lui, en raison de sa position fondamentalement idéaliste, une atté-
nuation essentielle, beaucoup plus grave que celle que Lénine a
critiquée, avec raison, chez les plus importants matérialistes de
l'ancien type. Brièvement, cette différence peut se formuler ainsi :
à côté de toutes les faiblesses qui peuvent caractériser le principe
anthropologique chez les penseurs matérialistes en général, il y a
cependant toujours chez eux une relation causale univoque et
claire : c'est l'homme qui crée son Dieu (sa représentation de
Dieu). Par contre, chez Hegel apparaît une singulière et confuse
interaction. D'une part, les traces ne manquent pas d'une concep-
tion de ce genre : la liberté et l'indépendance du peuple grec démo-
cratique créent le monde serein des dieux olympiens; à partir de
l'indignité et de la dégradation des hommes sous le despotisme
de l'empire romain naît la religion positive du christianisme, etc.
Mais en même temps, le rapport est également inversé : les dieux
apparaissent comme des acteurs réels dans l'arène de l'histoire uni-
176 Le jeune Hegel
verselle, la liberté n'est pas à elle seule l'origine des dieux olym-
piens, mais également un don qu'ils ont fait à l'humanité; le chris-
tianisme ne résulte pas seulement de la dégénérescence morale
d'un peuple gouverné tyranniquement, mais la tyrannie est égale-
ment une conséquence de la religion chrétienne.
Hegel ne dépassera jamais ce clair-obscur de la philosophie
de la religion. Non seulement dans la Phénoménologie de l' Esprit,
mais également dans ses écrits ultérieurs qui traitent du problème
religieux, nous trouvons cette confuse ambiguïté du point de vue,
qui conduit, au cours de l'évolution ultérieure, à une reconnais-
sance toujours plus importante de la pseudo-objectivité de la reli-
gion. Car, dans sa jeunesse, Hegel veut encore, avec une passion
très forte, détruire la religion chrétienne. Mais sa lutte antireli-
gieuse a ce principal et incurable défaut de vouloir mettre à la
place d'une religion une autre religion, à la place de la chrétienté
positive la religion grecque non positive.
Par là même, la religion devient une composante inséparable
de la vie humaine, de tout le processus de l'histoire. Dans l'histoire,
l'humanité ne se libère pas des représentations religieuses qu'elle a
reçues des temps primitifs et qu'elle a transformées au cours des
millénaires selon les changements des formations sociales. L'his-
toire est plutôt celle du changement des religions; ou, dans le
langage conséquent de l'idéalisme objectif : elle est l'histoire de
la transformation de Dieu lui-même. Et une fois que l'idéalisme
en est venu à ce point de vue - ce qui est le cas chez le jeune
Hegel, mais seulement à l'état de tendance et sous une forme
encore confuse et inconséquente -, cette histoire de Dieu devient
nécessairement l'élément premier et le plus important de l'histoire
elle-même, et toutes les tendances dérivant de la critique anthro-
pologique des représentations religieuses, qui s'opposent à ce point
de vue et sont en elles-mêmes correctement pensées, se trouvent
obscurcies, et même étouffées, par la prédominance de ce principe
théologico-idéaliste. Nous voyons donc que toute une série de ten-
dances idéalistes, qui seront fatales pour l'édifice ultérieur que
constituera le système hégélien, apparaissent déjà en réalité chez
le jeune Hegel. Mais reconnaître cela n'autorise pas à obscurcir les
principes à partir desquels les tendances dialectiques et historiques
qui sont véritables et consistantes commencent à naître. Car, si
fausse que puisse être la conception hégélienne de cette confuse
interaction de l'homme et de la divinité, dont nous venons de par-
ler, un problème réel réside en elle, que seul le matérialisme dia-
La période républicaine du jeune Hegel

lectique, bien sûr, sera en mesure de résoudre réellement et scien-


tifiquement, et en face duquel même Feuerbach et les autres
matérialistes mécanistes sont restés impuissants : celui de la genèse
historique des représentations religieuses. Et il n'y a aucun doute,
comme tout lecteur attentif des passages que nous avons cités
peut s'en rendre compte, que le jeune Hegel a soulevé cette ques-
tion, ra affrontée sérieusement, même si, évidemment, il ne lui
était pas possible de parvenir à une solution satisfaisante, ou même
seulement à éclairer la problématique.
Le jeune Marx, dans la phase encore idéaliste de son évolution,
dans sa Dissertation, a soulevé cette question, bien sûr avec un
degré de clarté incomparablement plus grand que celui du jeune
Hegel, mais sans pouvoir encore y apporter une solution. Il écrit :
Les preuves de l'existence de Dieu ne sont en un sens que de
vides tautologies - par exemple, la preuve ontologique ne signifie
que ceci : « ce que je me représente réellement (realiter) est pour
moi une représentation réelle n, qui agit sur moi; en ce sens,
tous les dieux possèdent une existence réelle, aussi bien les dieux
chrétiens que païens. L'antique Moloch n'a-t-il pas régné? L'Apol-
lon de Delphes n'était-il pas une puissance réelle dans la vie des
Grecs? Dans ce cas, la critique kantienne est elle-même sans
valeur 6 .
Il fallait que Marx eût accédé à la claire conception du maté-
rialisme pour pouvoir répondre d'une manière satisfaisante à ce
problème; ce n'est qu'à ce moment qu'il a pu, d'une manière
dialectique et matérialiste, démasquer toutes les représentations
religieuses, faire apparaître nettement leur nullité, les réduire
mieux à néant que n'avaient pu le faire avant lui les penseurs
matérialistes mécanistes importants, et en même temps montrer
historiquement et concrètement, sur la base du développement des
forces productives et de la transformation, engendrée par celles-ci,
des rapports de production, comment sont apparus, au cours de
certaines périodes historiques, tel ou tel type de représentations
religieuses, et comment ils ont dominé la vie intellectuelle et
affective des hommes.
Ce qu'il y a d'intéressant et d'important dans les orientations
philosophiques si confuses du jeune Hegel, c'est qu'il se pose la
question de l'efficacité historique concrète des religions. L'Auf-

6. MARX, Dijferen-z der demo/e.ristischen und epi/e.ureischen Naturphilo.wphie, MEGA,


1, 1, premier tome, p. 80.
178 Le jeune Hegel
k.larung a combattu la religion chrétienne, et cela plus radicale-
ment, avec plus de subtilité que ne l'a fait le jeune Hegel. Mais
ce mouvement pouvait à peine poser la question, et encore moins
était-il capable de chercher à la résoudre. Même chez Feuerbach,
elle n'est pas formulée de manière vraiment satisfaisante, préci-
sément parce que le christianisme est devenu la religion domi-
nante de l'Occident. Feuerbach accepte ce fait comme un fait,
et cherche alors à déduire le christianisme de r (( essence ))
abstraite d'un homme tout aussi abstrait, de l'Homme. De cette
déduction ne peut nécessairement résulter que la genèse des
représentations religieuses en général, et aucunement celle des
représentations religieuses déterminées, encore moins leurs trans-
formations historiques.
C'est précisément dans ce cadre que nous devons situer le jeune
Hegel. Les remarques de Haym que nous avons citées plus haut
mettent le doigt sur le mérite essentiel du jeune Hegel : il pose
la question de la genèse de la religion non seulement en termes
historiques, mais en même temps, et inséparablement, en termes
sociaux. Pour lui, l'histoire est celle de l'activité sociale des
hommes. Aussi simpliste que soit son analyse sociale, aussi
naïves, illusoires et artificielles que soient les catégories qu'il
utilise, si chargées des préjugés de l'Aufk.larung et de la pensée
kantienne que soient ses constructions (de même que les Aufk.larer,
il considère la situation sociale comme une conséquence du bon
ou du mauvais gouvernement, de même que Kant, il surévalue
l'importance sociale des problèmes purement moraux), il n'empêche
que cette conception constitue un progrès essentiel dans l'évolu-
tion de la méthodologie liée à l'étude de la naissance et de la
disparition des religions. On voit précisément ici avec quelle
exactitude et quelle vérité Marx a déterminé, dans ses Thèses sur
Feuerbach, le rapport de l'ancien matérialisme avec l'idéalisme
classique en Allemagne. Car la naissance et la disparition des
religions sont déterminées avec une radicalité rare par Hegel,
qui met à jour leurs composantes sociales d'une manière qui
renvoie précisément aux « côtés actifs )) que Marx a mis en évi-
dence. Notre analyse précédente a également fourni des arguments
pour l'autre aspect de la caractérisation marxienne de l'idéalisme,
à savoir le fait que ce cc côté actif)) ne peut être, en celui-ci, qu'une
activité idéologique et abstraite.
Nous avons déjà souligné une conséquence négative essentielle
de cette nécessaire abstraction de l'idéalisme : l'incapacité, dont
La période républicaine du jeune Hegel 1 79
témoigne le jeune Hegel, de lutter de façon conséquente contre
la religion. Dans la dialectique inconsciente de cette conception
historique de Hegel se dessine une tendance selon laquelle seules
les religions positives sont, au sens rigoureux du terme, de vraies
religions; dès lors, ni la religion grecque ni sa renaissance attendue
par Hegel ne sont des religions au sens strict. La polémique
menée contre le caractère inhumain de la religion positive chré-
tienne acquiert dans ce contexte un accent plus nettement anti-
religieux que lorsqu'elle est dirigée contre la religion au sens
large. Il est vrai que Hegel ne peut suivre jusqu'au bout cette
tendance radicalement antireligieuse, et cela précisément en
raison de son idéalisme. La positivité se transforme par là même
en un concept ambigu et à aspects changeants. D'une part, elle
constitue l'expression philosophique de la suppression ultra-
idéaliste de toute objectivité, tandis que, d'autre part, commence
à poindre en elle l'idée vague de ces types d'objectivité sociale
que Marx a désignés par la suite par le terme de fétichisme. Bien
entendu, cette tendance reste chez Hegel une idée vague très
obscure et très confuse; même la version ultérieure et plus mûre
du problème, la conception de l'objectivité sociale comme cc alié-
nation n, ne peut accéder à une claire problématique. Le fonde-
ment d'un tel état de choses se trouve, comme nous l'avons
montré, dans l'idéalisme lui-même. En effet, le caractère fétichiste
de la marchandise dans son cc objectivité fantomatique n ne peut
être déduit et exposé par Marx que parce que le matérialisme
dialectique a déjà pris en considération, avec une parfaite clarté,
l'objectivité réelle des objets, parce que jamais il ne brouille ni
n'efface les limites qui séparent l'objectivité réelle des choses de
l'objectivité fétichisée. (Il faut se référer ici à l'opposition philo-
sophique entre matérialisme et idéalisme; le fait que Hegel, en
particulier dans sa jeunesse, n'a disposé d'aucune connaissance
économique qui lui eût permis de déduire concrètement ces formes
fétichisées à partir de la structure économique concrète de la
société, est évident.)
Si nous ne pouvons donc attester chez le jeune Hegel qu'une
idée vague, extrêmement confuse et comme dissoute dans un
nimbe mystique, de certaines connexions sociales et philosophiques
importantes, ce fait n'est pas, historiquement, sans importance.
Il s'agit ici de deux tendances de pensée étroitement reliées
l'une à l'autre, et qui joueront un grand rôle dans la construction
ultérieure de la dialectique hégélienne. Ces tendances sont : pre-
Le jeune Hegel
mièrement, que toute l'histoire humaine, avec toutes les formes de
société qui apparaissent et disparaissent, est un produit de r activité
sociale des hommes. Deuxièmement, que dans cette activité, il y a
autre chose que ce que les hommes se sont proposé consciemment
comme fin de leurs actions, que les produits de cette activité se
retournent contre les hommes eux-mêmes et acquièrent vis-à-vis
d'eux un pouvoir propre indépendant, une objectivité spécifique.
Nous pensons à la manière dont, selon la conception de Hegel, le
christianisme est devenu quelque chose qui ne correspondait
plus essentiellement aux intentions de son fondateur. Mais cette
dialectique est aussi à l'œuvre dans toute l'évolution du christia-
nisme. Nos considérations précédentes nous ont conduit à consta-
ter que cette seconde tendance était fortement esquissée par le
concept hégélien de positivité. Cette positivité n'est en effet aucu-
nement un élément qui aurait pénétré de r extérieur dans l'histoire
humaine. Au contraire, c'est précisément dans le fait de la déduire
que l'historisme du jeune Hegel a atteint le sommet le plus élevé
auquel il lui était possible d'accéder à cette époque. Les aspects
de la religion chrétienne qui manifestent le plus fortement la posi-
tivité, dans leur prétention de constituer une transcendance par
rapport aux hommes (Dieu tout-puissant, révélation, miracle, etc.),
ont été justement présentés par le jeune Hegel, avec une passion
débordante, comme le produit d'un processus social interne, et,
bien sûr, d'une dissolution, d'une décadence. La positivité, le som-
met historique de l'inactivité sociale des hommes, du renoncement
à la dignité humaine, trouvent leur origine, selon Hegel, dans
le développement nécessaire de r activité sociale de l'homme
lui-même.
A chaque nouveau pas dans l'analyse de ces conceptions du
jeune Hegel, il nous faut attirer l'attention sur les limites idéa-
listes de sa vision du monde. Nous avons vu en effet que les ten-
dances contenues dans l'idée vague qu'il se fait des connexions
sociales, si elles s'approchent d'une connaissance réelle, échouent
toujours en raison d'une transformation de la conception de la
positivité en une théorie de l'objectivité en général. Transforma-
tion fatale, comme nous le savons et le montrerons en détail dans
le quatrième chapitre, pour toute la dialectique hégélienne. Que
cela ne nous empêche pas de voir cependant que les grandes
tendances révélatrices de la future dialectique hégélienne sont,
d'un point de vue historique, apparues en étant, dès leur nais-
sance, entrelacées étroitement avec leur côté faible; la recherche
La période républicaine du jeune Hegel
historique concernant la genèse de cette dialectique a précisément
pour tâche de mettre à jour cet entrelacement, que la critique de
la philosophie hégélienne doit démêler. Dans notre cas, le pro-
blème réside en ceci que le jeune Hegel transforme l'objectivité
morte de la religion positive en un mouvement social, en un pro-
duit de l'activité sociale des hommes eux-mêmes : aussi s'engage-
t-il sur un chemin qui aboutira, comme nous le verrons, à une
pensée qui se trouve à la base de sa méthode dialectique, à la
transformation de toute réalité rigide en mouvement. Avant d'en
arriver là, bien sûr, le chemin est encore long. Tout d'abord, en
effet, c'est, au cours de la période de Berne, exclusivement à
propos des problèmes sociaux que sa pensée s'engage dans cette
direction. D'une généralisation - un passage au mouvement en
général, comme ce sera plus tard le cas dans sa Logique -, il
n'est encore nullement question ici. Cet aspect de l'évolution de
Hegel, il nous faudra bien ne l'envisager que très incomplètement :
nous avons dû nous limiter à présenter les conceptions sociales
de Hegel; or c'est justement dans son étude des sciences natu-
relles et de l'évaluation philosophique de leurs nouveaux résultats
que cette généralisation joue un rôle primordial. Seul un travail
complémentaire au nôtre, qui mettrait en lumière l'évolution des
conceptions de Hegel dans le domaine de la philosophie de la
nature, pourrait donc apporter un éclaircissement réel à propos de
cette question historique.
Même dans le domaine des catégories sociales, le jeune Hegel
est cependant encore loin d'ériger en méthode effectivement
philosophique son pressentiment d'un enchaînement dialectique,
d'une reproduction théorique des objets sociaux en tant que pro-
duits de l'activité humaine, de leur dissolution théorique dans le
mouvement social. Ajoutons que le contraste entre les deux
périodes qu'il analyse est encore beaucoup trop rigide et méta-
physique : le monde grec, où tout est spontanéité et vie publique,
et le christianisme, où tout est passivité et vie privée. Le monde
du citoyen antique est rigidement opposé à celui du bourgeois
moderne. A peine est-il question d'une compréhension consciente
de la dialectique par laquelle la passivité des hommes au cours
de l'ère chrétienne constitue malgré tout une forme de l'activité
sociale. Bien moins encore d'une interrogation concernant l'en-
trelacement dialectique et contradictoire, dans chaque société, des
intérêts individuels, ceux des hommes considérés isolément et
ceux de chacune des classes (Hegel n'utilise pas le mot « Klasse ,)
Le jeune Hegel
mais toujours «Stand,,), avec les intérêts publics. Nous ana-
lyserons en détail dans les prochains chapitres les progrès que la
connaissance plus approfondie que Hegel a prise des problèmes
de r économie politique a fait naître dans sa conception dialec-
tique du mouvement social. Nous devrons alors tracer les frontières
qui limitent nécessairement sa connaissance. Ici, nous devons
constater, en résumé, que son pressentiment obscur de la dialec-
tique de l'évolution historico-sociale n'a jamais été qu'un pressen-
timent des enchaînements, non seulement par suite des limites
générales et idéalistes de sa pensée, mais aussi en raison d'un
héritage métaphysique qu'il ne surmontera pas avant longtemps.
Au sein de ce pressentiment si confus se dessinent cependant
différentes tendances qui sont d'une grande importance, aussi
bien du point de vue scientifique en général que pour l'évolution
ultérieure. Avant tout, la pensée suivante : le principe réel qui
donne à une religion sa validité réside dans son adéquation aux
circonstances sociales au sein desquelles elle est née, ou dans
lesquelles elle a acquis sa prédominance. Par là même, Hegel
dépasse les conceptions qui ne voient dans la religion qu'une
manière consciente d'égarer le peuple, et, dans l'efficacité historique
des religions, que les conséquences d'un tel égarement, d'une telle
tromperie; il dépasse donc la conception purement idéologique
de beaucoup d'Aufa.larer. Dépasser une telle conception n'implique
chez le jeune Hegel, nous l'avons vu, aucune tolérance à l'égard du
christianisme. Il parle au contraire avec une indignation pathé-
tique et satirique des diverses formes d'hypocrisie et de tromperie
qui, selon sa conception d'alors, découlent avec nécessité de l'es-
sence du christianisme. Mais le progrès consiste précisément dans
la connaissance de cette nécessité, et de sa concrétisation sociale.
Ainsi Hegel montre-t-il par différents exemples comment les
habitudes originaires des premières communautés chrétiennes,
dans lesquelles régnaient encore une certaine fraternisation, une
certaine égalité sociale, comment les pratiques chrétiennes origi-
nelles devaient nécessairement se muer en hypocrisie avec la
naissance de l'Église universelle et la pénétration en son sein de
distinctions sociales et économiques, qu'elle confirma. Il fonde
d'autre part continuellement son argumentation sur le fait que, si
les conceptions religieuses et morales du christianisme contre-
disent fortement la vérité, la raison et la dignité humaine, c'est
justement dans leur contradiction, cependant, qu'elles sont à la
mesure des conditions sociales et morales de cette période. Les
La période républicaine du jeune Hegel
démystifier en tant qu'elles sont trompeuses et hypocrites consis-
tera dès lors à se situer sur un terrain plus concret, plus social et
plus historique que celui des Aufe.liirer, qui était abstrait et
idéologique. Les hommes sont trompés par les prêtres de la
religion chrétienne, mais, ajoute Hegel, ils ne peuvent être trompés
que parce que la désagrégation de la société dans laquelle ils vivent
et la dépravation morale qui en découle exigent précisément cette
tromperie qui est le fait des prêtres chrétiens.
Une tentative de concrétisation sociale et historique plus appro-
fondie se manifeste également dans le caractère particulier, non
objectif et non positif, de la religion grecque, qui joue un rôle
si central dans les conceptions du jeune Hegel. Assurément, le
caractère contradictoire de son subjectivisme d'alors apparaît ici
de la manière la plus manifeste; si les conséquences absurdes
de celui-ci ne se révèlent pas au grand jour, c'est seulement parce
que Hegel ne tire pas jusqu'au bout ni n'exprime ouvertement les
conséquences de sa position fondamentale. Nous pensons naturel-
lement au caractère non objectif de l'ensemble du monde grec, à
la conception d'une autonomie libre et subjective qui crée les
objets, lesquels, pour ainsi dire, ne se maintiennent comme tels
que jusqu'à nouvel ordre : objets qui, avant même de pouvoir se
fixer dans une indépendance et une séparation vis-à-vis du sujet,
seraient constamment retransformés par cette autonomie en
subjectivité, repris à nouveau dans le sujet actif du peuple.
Cette conception de la subjectivité jouera plus tard dans le
système hégélien un rôle important. Une des questions dialectiques
fondamentales de la Phénoménologie de l' Esprit est précisément
celle de la transformation de la substance en sujet. La conception
de jeunesse du monde grec contient le premier germe de cette
idée. Celle-ci est présente, de manière plus particulière il est vrai,
dans son application révolutionnaire au temps présent, dans le rêve
de la restauration du monde grec, de l'autonomie et de la liberté
du peuple, de la non-objectivité du monde existant durant la
période qui commence avec la Révolution française. Nous
obtenons ainsi, dans le langage de la Phénoménologie de l' Esprit,
le schéma suivant : période du Sujet qui ne s'est pas encore trans-
formé en substance; subjectivité engloutie par la substance (posi-
tivité); reprise de la substance par le Sujet ressuscité. Naturellement,
ce schéma n'est jamais présenté avec une telle clarté dans les écrits
de jeunesse de Hegel, mais il se trouve au fondement de ses
constructions historiques.
Le jeune Hegel

Assurément, r élaboration ultérieure de la philosophie de l'histoire


de Hegel ne consiste pas simplement, comme nous le verrons dans
les chapitres suivants, à aménager cette méthode, à clarifier par
la dialectique le cours de l'histoire, mais conduit à une transforma-
tion radicale de ce schéma historique. Car chez le Hegel ultérieur,
l'histoire ne commence nullement par cette période grecque, et
cela non seulement parce qu'il introduit (déjà à Francfort} dans
sa philosophie les problèmes historiques de l'Orient.
Le processus historique se détache de plus en plus nettement chez
lui de cette triade, qui trouve son origine chez Rousseau : liberté
- perte de la liberté - liberté reconquise. S'y substitue une
conception beaucoup plus évolutionniste de l'extension univer-
selle de l'idée de liberté à travers le cours de l'histoire : liberté
pour un seul (despotisme oriental) - liberté pour quelques-uns
(Antiquité) - liberté pour tous (christianisme et Temps modernes).
Mais la croyance selon laquelle la conception de jeunesse de
Hegel a disparu sans laisser de traces dans sa philosophie est fausse.
Cette conception est au contraire à la base - sous une forme certes
très modifiée et rendue anhistorique - du système tel qu'il se
présente dans l'Encyclopédie. Dans ce dernier cas, le schéma fon-
damental de la construction est le suivant : Logique (autonomie
de r esprit) - philosophie de la nature (extériorisation de r es-
prit) - philosophie de r esprit (chemin de r esprit vers la liberté
complète, vers le sujet-objet identique, logique comme résultat
final de la philosophie de l'esprit).
Mais à côté de ces répercussions si lointaines, de la survie de
ce premier schéma, qui n'avait pas été examiné complètement, à
travers l'évolution de Hegel, d'autres conséquences historiquement
plus importantes, plus concrètes, se dégagent de sa conception,
chargée de contradictions, du monde grec. Dans la critique que
nous avons faite de ses conceptions concernant la philosophie de
la religion, nous avons attiré l'attention sur la faiblesse de la
position hégélienne qui vient de ce qu'il ne condamne ni ne combat
la religion d'une manière générale, mais oppose à la religion posi-
tive une religion non positive. La popularité des écrits de jeunesse
de Hegel pendant la période impérialiste vient essentiellement
de cette faiblesse. Remarquons naturellement à ce sujet que cette
popularité ne s'alimentait que de citations fréquentes de quelques
passages particulièrement confus, et non de r étude complète de
l'évolution. Il ne fait pas de doute qu'à côté de l'irrationalisme
·prétendu du jeune Hegel, c'est précisément cette religion sans
La période républicaine du jeune Hegel
objet déterminé, cette religion éthérée et esthétique, sans substance
et sans dogme, qui a joué un rôle déterminé. Très souvent et en
particulier au cours de la période cl' avant-guerre, les idéologues
réactionnaires de la période impérialiste, sans oser défendre
publiquement la religion effective, ont cependant voulu défendre
en théorie la religion en général, et ont contribué à sa conserva-
tion. Lénine a reconnu très clairement le grave danger idéologique
lié à cette tendance. Il écrit à ce sujet à Maxime Gorki :
Un prêtre catholique qui violente une jeune fille est beaucoup
moins dangereux pour la démocratie qu'un prêtre qui ne porte
pas l'habit, un prêtre sans religion grossière, un prêtre idéal et
démocratique qui prêche l'instauration d'un nouveau Dieu. Car
démasquer le premier prêtre est facile, ~l n'est pas difficile de le
condamner et de le rejeter; mais le second ne se laisse pas condam-
ner si facilement, il est mille fois plus difficile de le démasquer,
et aucun petit-bourgeois « fragile et chancelant » ne sera disposé
à le condamner 7•
Ce défaut central de la conception de la religion propre au jeune
Hegel possède cependant un aspect historique qui est d'une grande
importance pour toute son évolution ultérieure. Cette même idée,
à savoir que la religion grecque n'est aucunement une religion
au sens du christianisme positif, conduit Hegel à la tentative
d'une détermination concrète et historique de l'essence du monde
grec. Ces traits historiques deviennent d'autant plus accentués que
la conception de Hegel concernant la Grèce est moins liée à sa
conception du présent, aux perspectives qu'il trace pour l'avenir.
Cela veut dire qu'il considérera de plus en plus l'Antiquité comme
quelque chose de définitivement passé, comme une étape dépassée
de l'évolution de l'esprit. Nous montrerons en détail dans les cha-
pitres suivants comment cette mutation dans les conceptions de
Hegel est fonction de la transformation de sa position à l'égard
du présent, de l'actualité historique de la Révolution et de la
république démocratique en Allemagne, et nous verrons par là
en quoi ce changement de position a eu des conséquences impor-
tantes pour tout le système de Hegel.
Il suffit de remarquer ici que, dans cette conception particulière
de !'Antiquité, réside le germe de la conception historique carac-
7. LÉNINE, Lettre à Maxime Gorki du 1 4 septembre 1 91 3. Sur cette question concer-
nant l'évolution idéologique en Allemagne, voyez mon article : « Feuerbach und die
deutsche Literatur '" dans mon livre : Literaturtheorien des 1 J· Jahrhunderts und des
Marxismus. Moscou, 19 3 7.
186 Le jeune Hegel
tensttque de !'Esthétique hégélienne, c'est-à-dire le destin histo-
rique du Beau au cours de l'évolution de l'humanité. Il est bien
connu que, dans le système hégélien, l'art grec est la véritable
objectivation du principe esthétique, que cette conception ne
repose aucunement, dans !'Esthétique de Hegel, sur des bases
artistiques formelles, mais est dégagée organiquement de l'analyse
de la vie grecque dans son ensemble. Dans toutes les époques ulté-
rieures, et déjà durant la période romantique (pour Hegel, le
Moyen Age et la Renaissance), l'esthétique n'apparaît plus sous
une forme réellement pure. Le principe dominant de cette période
réside déjà dans la religion, dans le christianisme. En dépassant
dialectiquement ces deux périodes, l'esprit n'a nullement reconduit
au monde grec, mais, bien au contraire, à une période où ce
même esprit se rapporte à lui-même sous une forme conceptuelle,
période qui, du point de vue esthétique, est celle de la prose. Le
monde grec acquiert dès lors un statut et une signification tout à
fait particuliers dans le système hégélien, et nous devons, pour
une grande part, à ces derniers le caractère extraordinairement
concret, la richesse des principes esthétiques hégéliens. Il va de soi
que les raisons principielles de cette périodisation possèdent un
caractère fortement idéologique, très idéaliste. La grande valeur
des analyses de !'Esthétique hégélienne apparaît justement aux
endroits où Hegel outrepasse ces principes et analyse la vie
grecque dans ses manifestations réelles, dans les objectivations
réelles auxquelles elle a atteint dans l'art. Mais il ne faut pas négli-
ger le fait que, pour Hegel lui-même, cette conception suivant
laquelle la religion grecque ne possède pas un caractère proprement
religieux a constitué une clé et une voie d'accès pour la recherche
des éléments spécifiques de la vie grecque, même si les résultats
réels qu'il a atteints vont bien au-delà de ce schéma idéaliste.
Au point où nous en sommes, il est possible de rendre visible
la contradiction tragique qui caractérise l'évolution de Hegel.
Penseur allemand au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, il n'avait
le choix qu'entre un illusionnisme utopique et un accommodement
résigné à la réalité misérable qui caractérisait l'Allemagne à cette
époque. Le monde grec ne pouvait constituer pour Hegel que, soit
une illusion jacobine de renouveau démocratique de l'humanité,
ce qui fut le cas au cours de la période de Berne, soit une époque
de floraison de la beauté, définitivement révolue, une époque de
culture humaine organique, à laquelle a dû succéder la période
de la prose avec sa sécheresse, prose qui ne laisse à l'humanité
La période républicaine du jeune Hegel
aucune issue, la plus haute tâche de la philosophie consistant à
s'y rapporter en pensée, à la saisir correctement par la pensée.
Nous savons que la pensée de Hegel a basculé de la première
branche de l'alternative vers la seconde, et nous pourrons étudier
dans les chapitres suivants quelques étapes importantes de ce
chemin. Nous verrons également que la dialectique hégélienne ne
pouvait naître que par un tel engagement de l'évolution de Hegel
dans cette voie. Les jacobins héroïques, parmi ses prédécesseurs
et ses contemporains, tels Georg Forster ou Hôlderlin, sont
restés des figures épisodiques de l'évolution idéologique de l'Alle-
magne.
Il est très instructif à cet égard de nous pencher brièvement sur
la différence existant entre la dialectique idéaliste de Hegel et la
dialectique matérialiste de Marx et d'Engels. Le monde grec est
également au centre des considérations esthétiques de Marx;
pour lui également, le monde grec représente le mode de mani-
festation de l'activité esthétique le plus pur et le plus élevé que
l'humanité ait connu jusqu'ici. De la manière la plus nette, Marx
souligne ce caractère exemplaire de l'art grec. Après avoir indiqué
les conditions historiques concrètes de sa naissance, il précise :
La difficulté n'est cependant pas de comprendre que l'art grec
et l'épopée sont liés à certaines formes de l'évolution sociale.
La difficulté provient de ce qu'ils nous procurent encore une
jouissance artistique, et, à certains égards, servent de norme,
constituent pour nous un modèle inaccessible 8 .
Marx oppose également, de manière abrupte, la beauté grecque
à la prose capitaliste. Mais, pénétrant l'essence du capitalisme
d'une tout autre manière que ce n'avait été le cas de Hegel, même
à l'époque de sa maturité scientifique la plus accomplie, s'opposant
de manière inconciliable, avec une hostilité profondément et scien-
tifiquement fondée, au système capitaliste, il arrive par conséquent
à condamner la culture capitaliste de façon plus profonde, plus
étendue et plus radicale que ce que Hegel avait pu faire. C'est
précisément pour cette raison qu'un sentiment de résignation
face à la culture humaine n'a pu naître chez Marx, mais bien chez
Hegel, que la considération de la beauté révolue et inaccessible
de l'Antiquité ne constitua pas pour Marx un motif de mélancolie.
C'est précisément à partir de cette connaissance profonde et
8. MARX, Zur Kritik der politi.ichen Ôkonomie, Berlin, 19 p, p. 269. Trad. fr. :
Œuvres, 1, p. 266.
188 Le jeune Hegel

étendue de l'histoire de l'humanité, des véritables forces motrices


de son évolution, de la structure réelle, économique et sociale
du capitalisme, que Marx développe la perspective, non plus uto-
pique mais scientifique, du renouveau de l'humanité dans le socia-
lisme. Le caractère exemplaire de l'art grec constituera, de ce point
de vue, un héritage inouï pour l'humanité quand elle se libérera
au terme de sa cc préhistoire n, un élément stimulant qui la poussera
à créer, à raide de cet héritage, une culture qui surpassera de loin
tout le passé. Apparaît ainsi, dans le dénouement du dilemme
hégélien de l'utopie et de la résignation, non seulement la supé-
riorité scientifique de la dialectique matérialiste sur la dialectique
idéaliste, mais en même temps le fait que, là où Marx a beaucoup
appris de Hegel, où il a recueilli et préservé pour l'avenir des élé-
ments essentiels de sa pensée, de telles observations et affirmations
hégéliennes ont acquis, dans le contexte de la dialectique maté-
rialiste, une signification complètement différente de celle qu'elles
avaient eue chez Hegel.
Pour Hegel lui-même, ce dilemme n'offrait aucune issue. La
poursuite de son chemin de jeunesse n'aurait pu lui réserver qu'un
destin à la Forster ou à la Hôlderlin. Les germes et les premiers
éléments géniaux que l'on rencontre çà et là dans les écrits de jeu-
nesse de la période de Berne n'ont pu devenir significatifs pour la
pensée humaine que dans la mesure où Hegel a surmonté les illu-
sions républicaines de sa première période de jeunesse. Nous avons
vu que ces premiers éléments, même sous leur forme encore primi-
tive et confuse, indiquent cependant la voie en direction d'une
conception dialectique de l'histoire. Pour une maîtrise dialectique
véritable du devenir historique - même dans le cadre d'une dialec-
tique idéaliste-, il manque encore au jeune Hegel de Berne
certaines possibilités. Nous pouvons le voir au mieux dans le fait
que les catégories dialectiques les plus importantes de sa méthode
ultérieure ne sont pas encore à proprement parler présentes à Berne :
immédiateté et médiation, universel et particulier dans leur inter-
action dialectique, etc. On trouve un schéma du devenir historique
qui, en son noyau, n'est pas dépourvu de caractère dialectique, mais
qui ne se développe en une théorie qu'en recourant presque toujours
à des concepts métaphysiques. Le jeune Hegel n'échappe à de nom-
breuses conceptions rigides et métaphysiques que dans la mesure
où il ne tire pas certaines conséquences de ses présupposés, et
laisse ceux-ci flotter dans le vague d'un clair-obscur. Il ne s'agit
évidemment que d'un semblant de solution, et un penseur de la
La période républicaine du jeune Hegel
trempe de Hegel ne pouvait s'en satisfaire à la longue. Nous avons
pu remarquer à différentes reprises que cette confusion, ce clair-
obscur n'a, en aucune manière, une origine théorique, méthodolo-
gique. Au contraire. Il est souvent apparu que l'obscurité et la
confusion de la méthodologie du jeune Hegel sont déterminées par
la confusion, porteuse d'illusions et d'utopies, qui provient de son
rapport avec le présent. La vérité de la conception marxienne
d'après laquelle la connaissance exacte d'étapes historiques donne
la clé de la connaissance des étapes antérieures, selon laquelle, par
suite, le présent doit être connu avec exactitude pour que l'on
puisse saisir et exposer de manière adéquate l'histoire du passé,
cette vérité trouve sa confirmation dans le cas de Hegel. La crise
décisive de sa pensée - nous la décrirons en détail dans le prochain
chapitre - provient précisément de la transformation de son atti-
tude à l'égard du présent, de la réalité capitaliste.
Chapitre II

LA CRISE DES CONCEPTIONS SOCIALES


DE HEGEL
LES PREMIERS COMMENCEMENTS
DE SA MÉTHODE DIALECTIQUE
(FRANCFORT 1797-1800)
1.

CARACTÉRISATION GÉNÉRALE
DB LA PÉRIODE DB FRANCFORT

Les conceptions bernoises de Hegel étaient coupées de la réalité


sociale allemande de l'époque. La révolution bourgeoise en Alle-
magne n'était pas à l'ordre du jour, et le fait qu'elle fût objecti-
vement impossible rendait d'emblée sans espoir la transposition de
ces conceptions dans l'action pratique. Or, par nature, Hegel fut
nettement orienté vers la pratique, toujours il espéra pouvoir
intervenir activement dans la vie politique de son époque. A cet
égard, il est tout à fait caractéristique qu'après avoir terminé
la Phénoménologie de l'esprit, il ait accepté avec joie et enthou-
siasme le poste de rédacteur qui lui était offert à Bamberg; ce
n'est que dans l'exercice de cette activité qu'est née sa déception,
due en grande partie aux limites très étroites que la censure de
l'époque imposait à son action.
Il est exact qu'une partie relativement grande de l'intelligentsia
bourgeoise allemande a sympathisé avec les idées de la Révolution
française. Selon toute vraisemblance, cette fraction était plus large
que ne le laisseraient supposer les exposés tendancieux de l'histo-
riographie bourgeoise. Cependant, son importance et sa puissance
restreintes ne pouvaient en aucun cas permettre une diffusion
des idées de la Révolution française par la voie journalistique,
philosophique et littéraire. Le destin tragique de l'ami de jeunesse
de Hegel, Hôlderlin, en est la preuve frappante.
L'évolution de la Révolution elle-même a encore élargi le fossé
existant entre les conceptions bernoises de Hegel et la réalité
sociale, et cela à deux égards. D'une part en raison du dévelop-

Nous remercions M 11• Françoise GALOUX, qui a réalisé une première version de la
traduction de ce chapitre (N.d. T.).
Le jeune Hegel
pement interne des luttes de classes en France, d'autre part à cause
des conséquences des guerres menées par la République Française
contre l'intervention absolutiste et féodale.
Thermidor ( 1 794), grand tournant dans l'histoire de la Révolu-
tion française, s'inscrit encore dans la période bernoise de Hegel. Il
semble que ce tournant n'ait alors produit aucune impression
directe sur ce dernier. Nous avons vu que Hegel s'était réjoui de
la répression exercée contre les partisans de Robespierre; mais ceci
prouve seulement qu'il s'est démarqué d'emblée de l'aile plébéienne
et radicale de la Révolution française. Si nous nous penchons sur
ses conceptions républicaines et révolutionnaires, nous ne pourrons
découvrir aucune différence entre celles qui précèdent Thermidor
et celles qui lui sont postérieures. Surprenant au premier abord, ce
fait s'explique par le développement de la Révolution française elle-
même et par le point de vue selon lequel le jeune Hegel l'approche.
L'histoire intérieure de la France sous le Directoire montre que les
républicains bourgeois, qui voulaient conserver et exploiter les
conquêtes de la Révolution nécessaires à la bourgeoisie, ne cessent
d'hésiter : soutenir les tentatives réactionnaires des royalistes, ou
poursuivre, avec les éléments survivants des partis plébéio-radicaux,
la ligne plébéienne de la Révolution. Les dirigeants de ce mouvement
républicain bourgeois tentèrent à plusieurs reprises de conclure
un compromis provisoire, tantôt avec l'un des extrêmes, tantôt
avec l'autre. De cette situation confuse de luttes de classes naquit
au sein de la bourgeoisie française une aspiration à la dictature
militaire (9 novembre 1 799 : coup d'État de Napoléon Bonaparte).
L'étude de Thermidor du point de vue social est encore plus
significative pour l'analyse de cette période. Contrairement aux
historiens libéraux et à leurs perroquets contre-révolutionnaires,
les trotskystes, Marx définit de façon extrêmement claire le contenu
social de Thermidor :

C'est après la chute de Robespierre que les esprits politiques


éclairés ... , qui avaient péché par excès d'enthousiasme, commencent
seulement à se réaliser prosaïquement. C'est sous le gouvernement du
Directoire que la société bourgeoise - société que la Révolution
avait elle-même libérée des entraves féodales et reconnue officiel-
lement, bien que la Terreur eût voulu la sacrifier à une conception
antique de la vie politique - manifeste une vitalité prodigieuse. La
course impétueuse aux entreprises commerciales, la rage de s'enri-
chir, le vertige de la nouvelle vie bourgeoise dont on commence
à jouir hardiment, dans une atmosphère de frivolité, de légèreté
La crise des conceptions sociales de Hegel 1 95
enivrantes; le progrès réel de la propriété foncière française, dont
la structure féodale avait été brisée par le marteau de la Révolution,
et que, dans la première fièvre de la possession, les nombreux
propriétaires nouveaux imprègnent largement de civilisation sous
toutes ses formes; les premiers mouvements de l'industrie devenue
libre, - voilà quelques-uns des signes de vitalité que donne cette
société bourgeoise qui vient de naître. La société bourgeoise est
positivement représentée par la bourgeoisie. La bourgeoisie
inaugure donc son gouvernement 1.
On comprendra aisément que ce tournant que prit en France la classe
bourgeoise ait trouvé dans l'Allemagne arriérée un écho encore
plus déformé, plus indirect et plus idéologique que celui qu'avaient
suscité les événements héroïques de la Révolution elle-même. En
Allemagne, une croissance économique correspondant à cette évo-
lution française ne pouvait évidemment pas se produire. Très peu
d'observateurs allemands ont compris - ou pu comprendre - les
aspects économiques de l'évolution post-thermidorienne en France.
Mais les conséquences idéologiques agirent d'autant plus forte-
ment. La plupart des humanistes bourgeois de l'Allemagne ne
comprirent pas et refusèrent l'ascétisme plébéien de l'aile
d'extrême-gauche de la Révolution française. Par ce seul fait,
une certaine sympathie devait naître pour ce système bourgeois
qui refusait la féodalité et la réaction en s'opposant de façon
tout aussi violente aux cc extrêmes »révolutionnaires, pour ce régime
de la bourgeoisie qui acceptait la vie et en jouissait. Sympathie qui,
plus tard, se concentrera fortement sur la personne de Napoléon
Bonaparte, et qui est liée à une sublimation humaniste et idéaliste,
une idéalisation du développement post-thermidorien.
Une illusion se forme : la réalisation de l'idéal humaniste de
l'homme universel, entièrement développé, acceptant la vie, semble
possible. Évidemment, les représentants de l'humanisme bourgeois
perçoivent également les contradictions d'un tel développement,
en particulier les obstacles et les freins que la société capitaliste
oppose au véritable épanouissement de la personnalité. La dis-
cussion de ces problèmes constitue un thème essentiel de la litté-
rature classique en Allemagne. En analysant les conceptions que
défend Hegel à cette époque, nous pourrons voir que tous les
problèmes qu'il pose sont étroitement liés à ceux des représentants

1. MARX-ENGl!LS, Die Heilige Familie, op. ât., pp. 2 jO sq.; trad. fr. : La Sainte
Famille, op. ât., p. 149.
Le jeune Hegel

importants de l'humanisme classique allemand, Goethe et Schiller.


Les néo-hégéliens impérialistes, qui exploitent particulièrement
la confusion régnant dans la pensée et dans la terminologie de Hegel,
son obscurité et son mysticisme tels qu'ils se manifestent durant la
période de Francfort, afin de faire de lui un précurseur et un par-
tisan du romantisme réactionnaire, inversent complètement, ici
comme ailleurs, la véritable évolution.
Cette phase de l'évolution historique que connaît la France met
donc à l'avant-plan le débat concernant la société bourgeoise.
Étant donné le retard économique, social et politique de l'Alle-
magne, ce débat prend une orientation presque purement idéolo-
gique : il ne permet pas de poser politiquement les questions de la
société bourgeoise, comme le font certains penseurs français, ni
d'analyser scientifiquement les lois économiques qui en constituent
la base, comme c'est le cas en Angleterre; la situation de l'homme,
de la personnalité et de son épanouissement dans la société bour-
geoise est examinée dans une perspective humaniste. Quelque
idéologique que soit cette problématique, elle constitue sans aucun
doute un reflet de l'évolution historique post-thermidorienne en
France, et, dans les œuvres littéraires de cette époque, en parti-
culier chez Goethe, elle atteint un très grand réalisme.
Dans la philosophie du jeune Hegel, les traits idéalistes appa-
raissent de façon incomparablement plus forte et plus marquée.
Mais anticipant ici sur une orientation fondamentale de l' évolu-
tion de Hegel, il nous faut déjà souligner qu'il est le seul penseur
allemand de l'époque qui, dans le débat concernant la société
bourgeoise, ait été amené à s'attaquer sérieusement aux problèmes
de l'économie. Ceci ne se manifeste pas seulement par le fait que
Hegel est le seul penseur important de cette époque qui ait étudié
de manière approfondie les économistes classiques anglais; son
étude s'étend aussi, comme nous pourrons le voir, aux conditions
économiques concrètes régnant en Angleterre. Ainsi le point de
vue de Hegel s'élargit-il considérablement au cours de la période
de Francfort. Tandis qu'à Berne il se contentait d'élaborer, à par-
tir de la réalité historico-mondiale de la Révolution française, des
constructions relevant de la philosophie de l'histoire, désormais
le développement économique de l'Angleterre devient également
partie constitutive fondamentale de sa conception de l'histoire,
de sa vision de la société. Il est inutile d'insister particulièrement
sur le fait que Hegel reste à cet égard un philosophe allemand,
dont les conceptions de base sont, en cela même, déterminées de
La crise des conceptions sociales de Hegel 197

manière décisive par le retard qu'a pris l'Allemagne dans tous les
domaines.
C'est à la suite de 1'évolution de la Révolution française que
cette composante se renforce considérablement durant la période
de Francfort. Après trois ans d'absence, Hegel rentre en Alle-
magne; il passe quelques mois dans son pays natal, le Wurtemberg,
pour vivre ensuite dans un des centres du commerce allemand,
Francfort. Il lui est ainsi possible d'observer de près les répercus-
sions de la Révolution française sur la vie en Allemagne. Celles-ci
furent relativement importantes au Wurtemberg et y provo-
quèrent une crise gouvernementale de longue durée, qu'il faut
replacer dans le contexte d'une Allemagne politiquement peu évo-
luée. La question de savoir comment la structure féodale et abso-
lutiste de l'Allemagne doit être modifiée par la Révolution fran-
çaise apparaît donc à Hegel non pas comme une question de
philosophie de l'histoire, mais bien comme un problème politique
concret.
Cependant, l'influence exercée par la Révolution française sur
l'Allemagne n'est plus, à cette époque, seulement idéologique; elle
ne tient pas seulement au fait que le caractère insoutenable des
formes de gouvernement féodales et absolutistes est devenu plus
apparent. A ce moment précis, les guerres françaises, de défensives
qu'elles étaient, se transforment en une offensive quasi ininterrom-
pue, ce qui ne signifie pas seulement que le théâtre de la guerre
n'est plus la France elle-même et se déplace vers l'Allemagne et
l'Italie. En même temps, en raison des changements post-
thermidoriens, la combinaison de guerres défensives et de guerres
de propagande internationale, caractéristique des premières
années de la Révolution, se transforme essentiellement en guerre
de conquête. Certains éléments de la guerre de propagande sont
maintenus durant toute cette période, et même sous l'Empire.
Tous les régimes français de l'époque sont forcés, dans la mesure
du possible, de liquider dans les territoires conquis les restes de
féodalité en les rapprochant le plus possible de la situation écono-
mique et politiqué qui existe en France. Mais cette tendance est
de plus en plus subordonnée aux objectifs de conquête que se sont
fixés la République bourgeoise et, plus tard, l'Empire.
Ainsi les guerres avec la France ont-elles un impact direct et
profond sur la vie en Allemagne. Comme nous le verrons par la
suite avec plus de précision, cette influence est extrêmement
contradictoire. D'une part, les idéologues allemands les plus émi-
Le jeune Hegel

nents et les plus avancés ont placé tous leurs espoirs de renaissance
en Allemagne dans les répercussions de la Révolution française,
et même parfois dans son intervention armée. Nous ne pensons pas
seulement à l'instauration de la République de Mayence et à l'effet
qu'elle provoqua sur la campagne, momentanément victorieuse, de
Custine : elle donna naissance à un état d'esprit qui, même à
l'époque de la Confédération du Rhin, n'était pas tout à fait
dissipé. D'autre part, les conquêtes françaises ont encore aggravé
le morcellement national de l'Allemagne. L'unité nationale, la
naissance d'un État national unifié, semblent encore plus éloignés,
leur réalisation est devenue encore plus contradictoire.
En étudiant de près la période francfortoise, nous verrons que
Hegel était très loin de pouvoir maîtriser, d'un point de vue
politique et philosophique, les contradictions nées de cette situa-
tion. Nous verrons également que la notion de contradiction prend
dans sa pensée une place de plus en plus centrale, qu'elle est de plus
en plus vécue par lui comme constituant le fondement et la force
motrice de la vie, et cela précisément à mesure qu'il s'avance dans
les problèmes concrets de la société bourgeoise, du destin politique
et social de l'Allemagne de l'époque. Elle est cc vécue » : nous
insistons sur ce mot, car l'évolution de Hegel ne prend pas la
forme du passage d'un système philosophique à un autre, comme
ce fut le cas pour la voie suivie par Schelling. Rappelons-nous la
période bernoise de Hegel et gardons à l'esprit ce trait caracté-
ristique de ses travaux d'alors : il a montré peu d'intérêt pour les
problèmes philosophiques, et en particulier pour ceux qui concer-
naient la théorie de la connaissance et la logique. Il voulait maîtriser
avec discernement certains rapports sociaux et historiques, et utili-
sait la philosophie pour effectuer les généralisations indispensables
à ce travail. Ceci reste en premier lieu, et de façon générale, sa
méthode de travail, même à Francfort. Mais nous verrons que,
parallèlement à la concrétisation toujours plus grande des pro-
blèmes sociaux et politiques qu'il pose, la transition vers les ques-
tions philosophiques conscientes et directes se fait de plus en plus
brève : les questions sociales et politiques débouchent de manière
de plus en plus directe sur le domaine philosophique. Et, phéno-
mène intéressant, ceci se produit de façon d'autant plus intense et
directe que le noyau philosophique des problèmes concrets traités
est précisément la contradiction elle-même.
La difficulté d'interpréter correctement les notes et fragments
rédigés par Hegel à Francfort réside dans le fait que cette tran-
La crise des conceptions sociales de Hegel 199
s1t10n vers les problèmes philosophiques est, le plus souvent, de
type extrêmement abrupt, direct, sans fondement. La période
francfortoise s'oppose radicalement aux autres périodes, antérieures
et postérieures : à cette époque la pensée de Hegel part presque
toujours d'expériences vécues de caractère individuel, son style
porte la marque tant de la passion que de la confusion et du manque
de clarté qui caractérisent le vécu personnel comme tel. Les pre-
mières expressions philosophiques qu'il donne aux contradictions
vécues ne se caractérisent pas seulement par le fait qu'elles sont
liées aux souvenirs personnels : elles manquent souvent, tant dans
le contenu que dans la forme, de clarté et de précision réelles. Elles
se perdent très souvent dans l'abstraction mystique. Ajoutons
encore qu'au début, le fait de procéder à une synthèse systéma-
tique des résultats individuels ne se man ifeste que très peu en tant
que besoin. Hegel désire résoudre en premier lieu certains pro-
blèmes concrets, historiques tout autant que politiques. Ce faisant,
les conceptions philosophiques se dégagent de ses analyses des
phénomènes individuels de manière de plus en plus forte, de plus
en plus structurée intérieurement. C'est à la fin de l'époque de
Francfort, quand il vient à bout des problèmes qu'il avait soulevés
durant cette période, que, pour la première fois de sa vie, Hegel
tente de rassembler ses conceptions philosophiques en un système.
La première manifestation de la méthode dialectique chez Hegel
est par conséquent extrêmement confuse. Il insère les contradic-
tions vécues affectant les phénomènes isolés de la vie dans un
ensemble très mystificateur qu'il désigne, au cours de cette
période, par le terme cc vie>>. Il n'a pas encore réglé systématique-
ment ses comptes avec la logique et la théorie de la connaissance
propres à la pensée métaphysique. L'opposition existant entre la
dialectique et la pensée métaphysique lui apparaît donc tout
d'abord comme la contradiction entre la pensée, la représentation,
le concept, etc., d'une part, et la vie d'autre part. Dans cette
confrontation apparaît déjà la profondeur de la dialectique hégé-
lienne future, cette tendance à appréhender de manière passionnée
les phénomènes concrets de la vie dans leur caractère contradic-
toire, tendance par laquelle il se rapproche parfois de la dialec-
tique matérialiste correcte, comme Lénine l'a montré de façon
convaincante. Cependant, au cours de la période de Francfort,
cette conception de la cc vie » n'est pas seulement confuse en rai-
son de son manque de clarté, mais également par le fait du mysti-
cisme qui l'imprègne fortement. A cette époque, l'opposition entre
200 Le jeune Hegel

vie et représentation pousse Hegel à voir dans la religion l'accom-


plissement suprême de la cc vie », et donc à en faire le point culmi-
nant du système philosophique.
C'est là un changement extrêmement important par rapport à la
période bernoise. Le fondement de ce tournant réside, comme
nous l'expliquerons en détail par la suite, dans le fait que, pour
Hegel, la problématique centrale concerne désormais la position
de l'individu, de l'homme dans la société bourgeoise. A Berne, Hegel
a en quelque sorte observé de r extérieur la société bourgeoise de
son temps : il a interprété toute révolution historique qui va de
la chute de la république romaine à r époque contemporaine comme
une période de déclin uniforme, un moment historico-mondial
provisoire, même s'il dure plusieurs siècles, auquel devait succéder
la renaissance des républiques antiques; ainsi n'a-t-il pris en consi-
dération que les traits négatifs de cette période. On pourrait
même dire qu'il a considéré l'existence entière de la société bour-
geoise comme un unique phénomène de déclin.
La nouvelle étape de l'évolution de Hegel apparaît surtout en
ceci qu'il commence à voir dans la société bourgeoise un fait fon-
damental et inévitable, fait à r essence et aux lois duquel il doit se
mesurer sur le plan de la pensée et de la pratique. Ce débat se situe
au départ sur une base très subjectiviste : Hegel n'envisage pas encore
la question de l'essence objective de la société bourgeoise, comme il
le fera plus tard à Iéna. Le problème qu'il soulève se pose plutôt
dans les termes suivants : il s'agit de savoir comment l'homme,
l'individu, doit se mesurer à la société bourgeoise, comment les
postulats moraux et humanistes de l'épanouissement de la per-
sonnalité entrent en contradiction avec la structure et les lois de la
société bourgeoise, et comment ils peuvent, malgré tout, être mis
en harmonie avec celle-ci, être réconciliés avec elle.
Ainsi l'attitude adoptée par Hegel vis-à-vis du présent s'est-
elle modifiée de façon fondamentale. Nous avons déjà utilisé, pour
qualifier sa prise de position, la catégorie de son système ayant
pour nom cc réconciliation » (Versohnung}, catégorie devenue
célèbre autant que décriée. Nous ne l'avons pas fait par hasard,
car cette catégorie, contre laquelle Hegel, on se le rappelle, a
mené à Berne le combat le plus violent (voir ici même, p. I 6 3),
apparaît précisément dans la période présente comme un problème
central de sa pensée. La relation de l'individu avec la société
bourgeoise est scrutée jusque dans ses contradictions; mieux
encore : au cours de r observation concrète, des contradictions
La crise des conceptions sociales de Hegel 201

nouvelles apparaissent sans cesse; le but de la pensée hégélienne


consiste cependant à dépasser (aujheben) ces contradictions, à les
amener à la réconciliation - (Le terme Aujhebung, qui prendra
tant d'importance par la suite, apparaît pour la première fois chez
Hegel au cours de la période de Francfort, et devient peu à peu
une catégorie dominante de sa pensée.)
Il faut distinguer nettement cette nouvelle forme du subjecti-
visme hégélien de l'idéalisme subjectif qui était le sien durant la
période bernoise. Nous avons analysé longuement celui-ci dans le
premier chapitre, et nous nous contenterons de rappeler le résultat
final de nos investigations : le sujet de l'événement socio-
historique fut pour Hegel, à cette époque, toujours collectif. La
séparation de l'individu, la rupture avec le caractère jadis immédia-
tement social de sa vie au sein des républiques urbaines antiques,
la naissance de l' cc homme privé », apparaissaient alors à Hegel
comme le symptôme le plus clair du déclin. Par contre, le subjec-
tivisme de Hegel tel qu'il se manifeste à Francfort l'est au sens
littéral du terme. Hegel part vraiment et directement de l'individu,
de ses expériences et de son destin, et examine les formes parti-
culières de la société bourgeoise ainsi que l'influence que celle-ci
exerce sur ce destin individuel, le rapport réciproque qu'elle entre-
tient avec ce dernier.
Ce n'est que de manière lente et progressive que l'observation
de l'environnement objectif de l'individu, l'observation de la
société bourgeoise, vient au premier plan. A partir .du destin
individuel de l'homme en tant qu'cc homme privé», autrefois si
méprisé, Hegel tente maintenant de saisir les lois générales de la
société bourgeoise, de la pénétrer et de parvenir à sa connaissance
objective. De façon centrale réapparaît ici l'ancienne question de la
période bernoise, celle de la cc positivité », mais elle prend une
tournure beaucoup plus complexe, plus contradictoire et plus
historique qu'à Berne. Cette problématique conduit Hegel à
observer de façon de plus en plus approfondie les forces motrices
de la vie dans la société bourgeoise, à faire l'examen des pro-
blèmes économiques. La tentative de réconcilier philosophique-
ment les idéaux humanistes du développement de la personnalité
et les réalités objectives, inévitables, de la société bourgeoise,
mène Hegel à une compréhension de plus en plus claire des pro-
blèmes de la propriété privée et du travail, compris en tant que
relation réciproque fondamentale entre l'individu et la société.
Cette attitude nouvelle de Hegel face au présent, si on la
202 Le jeune Hegel
compare à celle qu'il avait adoptée à Berne, comporte une prise
de position radicalement différente vis-à-vis du christianisme. Ce
changement n'étonnera guère après les explications que nous avons
données. On admet communément que toute conception idéaliste
de l'histoire met les grands tournants de l'évolution en rapport
avec les changements religieux; même la conception de l'histoire
de Feuerbach n'a pas dépassé ce stade. Chez le jeune Hegel, l'ap-
préciation négative de la société bourgeoise, de la société des
cc hommes privés », était très étroitement liée à la critique du

christianisme. Bien qu'il ait recherché les raisons sociales du


déclin du républicanisme antique, le jeune Hegel a considéré le
christianisme comme la cause essentielle, la force motrice de l'évo-
lution moderne. Personne ne sera surpris, étant donné une telle
conception de l'histoire, qu'une modification dans l'appréciation
du présent influence directement le jugement porté sur le chris-
tianisme. En effet la conception idéaliste de base du jeune Hegel
est restée inchangée à Francfort, tout en se chargeant plus encore
de mysticisme religieux : il est donc clair que le christianisme
devait plus que jamais continuer à former le fondement moral
et idéologique du présent.
Inutile de s'attarder sur le caractère idéaliste d'une telle concep-
tion. Il faut néanmoins comprendre qu'elle ne fut pas fortuite et
sans racines - d'où sa solidité, son caractère indéracinable. Ses
racines, dont les effets se manifestent de façon si dénaturée et si
mystique dans les différentes conceptions idéalistes de l'histoire,
s'identifient au lien historique objectif du christianisme et de toute
l'évolution de l'Europe à l'époque moderne. Grâce à des observa-
tions historiques concrètes et approfondies, Marx et Engels ont
montré comment le christianisme s'est érigé en religion mondiale
à partir des différentes sectes qui se sont manifestées à r époque
de la dissolution de l'Empire Romain, comment la religion chré-
tienne, durant les diverses phases du développement de l'éco-
nomie en Europe, s'est adaptée aux besoins dominants, et comment
sont nées, au cours des différentes étapes de la lutte des classes en
Europe, des formes nouvelles de la religion chrétienne (mouve-
ments des sectes au Moyen Age, luthéranisme, calvinisme, etc.). Ils
ont montré que la société bourgeoise moderne doit elle aussi
réengendrer, à titre de superstructure, la religion chrétienne, modi-
fiée sous certaines formes. Dans sa propre polémique contre
l'idéaliste jeune hégélien Bruno Bauer, Marx écrit :
La crise des conceptions sociales de Hegel 20 3
Bien plus, l'État chrétien parfait, ce n'est pas le prétendu
État chrétien qui reconnaît le christianisme comme sa base,
comme la religion d'État, et prend donc une attitude exclusive
envers les autres religions; c'est plutôt l'État athée, l'État démo-
cratique, l'État qui relègue la religion parmi les autres éléments
de la société bourgeoise (ou civile, N.d. T. )... Il peut, au contraire,
faire abstraction de la religion, parce qu'en lui le fond humain
qe la religion est réalisé de façon profane ... Ce qui fonde cet
Etat, ce n'est pas le christianisme, mais le principe humain du
christianisme. La religion demeure la conscience idéale, non
mondaine, de ses membres, parce qu'elle est la forme idéale du
degré de développement humain qui s'y trouve réalisé 2.
Ce rapport réel et socio-historique apparaît, dans les philo-
sophies de l'histoire des penseurs idéalistes, y compris chez le
jeune Hegel, de façon dénaturée et complètement inversée. Produit
nécessaire du développement social du Moyen Age européen et
des Temps modernes, le christianisme apparaît comme la force
primaire conductrice et motrice du déroulement historique de cette
période. Dans cette perspective générale, aucun changement
décisif ne se produit au sein de la philosophie de Hegel lors du
passage de la période bernoise à celle de Francfort. En effet, qu'à
Berne il rejette le christianisme, ou qu'à Francfort il cherche à se
réconcilier avec lui, la religion conserve dans les deux cas au sein
de la conception de l'histoire la position dominante qui est carac-
téristique de l'idéalisme. Certes, du fait que Hegel part des pro-
blèmes vitaux de l'individu et recherche une réconciliation avec
le présent, il s'ensuit qu'il entretient une relation beaucoup plus
intime qu'auparavant avec le christianisme. Vue sous cet angle, sa
prise de position de Francfort constitue un changement radical
par rapport à celle de Berne.
Le fait de prendre pour point de départ les problèmes de la
vie individuelle est caractéristique de la crise de transition qui
bouleverse la pensée de Hegel au cours de la période de Francfort.
A ses débuts comme dans sa maturité, il est caractéristique que
l'individu n'ait d'intérêt pour Hegel qu'en tant que membre de la
société. La critique tranchante qu'il adressera plus tard aux
conceptions morales de Kant et de Fichte, à Schleiermacher
et au romantisme, trouve principalement son origine dans le fait

2. MARX, Zur Judenfrage. Cf. MARX-ENGELS, Die heilige Familie, op. cit., pp. 41,
42, 45; trad. fr.: La question juive, Paris, U.G.E., 1968, pp. 28, 29 et 32; La Sainte
Famille, op. cit., pp. 1 36 sq.
204 Le jeune Hegel
que ceux-ci, sous des modalités différentes, négligent l'élément
social résidant dans l'action à première vue purement individuelle,
passent sous silence les conditionnements sociaux qui affectent
les catégories éthiques individuelles. Ce retour francfortois à
l'individu, retour aux besoins et aux efforts de l'individu, constitue
donc un épisode de l'évolution hégélienne. Épisode qui ne passe
certes pas sans laisser de traces, et dont les séquelles restent
sensibles longtemps après avoir été surmontées. Dans la problé-
matique de Hegel à l'époque de Francfort - le passage de la cons-
cience individuelle aux problèmes sociaux objectifs, les tentatives
de développer dialectiquement, l'un à partir de l'autre, certains
niveaux de l'approche théorique et sentimentale du monde,
c'est-à-dire de faire apparaître le niveau supérieur comme résultat
du dépassement des contradictions des niveaux inférieurs - les
premiers germes de la méthode de la Phénoménologie de l'esprit
se trouvent présents.
Mais les notes prises par Hegel à Francfort ne présentent cette
clarté que si on les examine au travers des œuvres plus tardives.
Si on les considère en elles-mêmes ou si on les lit à la lumière des
écrits bernois, on peut s'étonner de leur obscurité et de leur confu-
sion. Jamais des expressions aussi peu explicites, apparaissant
dans une atmosphère d'associations non exprimées, ne jouent chez
Hegel un rôle si important qu'à cette époque. La manifestation
de plus en plus forte de l'expérience vécue du caractère contra-
dictoire, compris comme fondement de la vie, apparaît durant
cette période en tant que caractère tragiquement insoluble des
contradictions. Ce n'est pas par hasard si, parfois, des catégories
comme le destin deviennent les pivots centraux de ses tentatives
de maîtriser théoriquement le monde; et ce n'est pas un hasard
non plus si c'est durant cette seule période qu'une conception
mystique de la vie religieuse devient le point culminant de sa
philosophie. Une crise s'est produite dans la vie et dans la pensée
de Hegel. Nous n'avons fait qu'esquisser dans notre introduction
les causes sociales et historiques qui l'ont déclenchée : il s'agit de
la crise de ses conceptions républicaines et révolutionnaires, qui
trouve une solution provisoire à Iéna par le truchement d'une
acceptation de la société bourgeoise de l'époque sous sa forme
spécifiquement napoléonienne. La période de Francfort constitue
un tâtonnement douloureux vers le neuf, une destruction lente
mais ininterrompue de l'ancien, une incertitude et une quête :
bref, une crise à proprement parler.
La crise des conceptions sociales de Hegel
Hegel lui-même a ressenti cette période comme une crise, et l'a
exprimé clairement tant dans ses propos d'alors que dans ses écrits
plus tardifs. De manière significative, les écrits plus tardifs parlent,
avec la franchise sans détours qui caractérise toujours Hegel, de
l'état d'esprit pénible et hypocondriaque, du déchirement person-
nel, de la désintégration de soi qu'il a éprouvés. Dans l'Enryclo-
pédie, q~and il caractérise les différents âges de l'homme, Hegel
donne une description de r adolescence, de la maturation de
l'homme, qui puise beaucoup de ses traits essentiels dans la période
de Francfort. Il dit que l'idéal, chez l'adolescent, présente un aspect
plus ou moins subjectif.
Dans cette subjectivité du contenu substantiel d'un tel idéal ne
r
réside pas seulement opposition de celui-ci vis-à-vis du monde
existant, mais également l'impulsion tendant à supprimer cette
opposition par la réalisation de l'idéal.
La transition, pour l'adolescent, de sa vie idéale à la société
bourgeoise (ou civile, N.d. T. ), constitue un processus de souf-
france, de crise.
On n'échappe pas facilement ... à cette hypocondrie. Plus tard
l'homme est-il atteint, plus préoccupants sont ses symptômes.
(A Francfort, Hegel avait entre 27 et 30 ans, G. L.) ... Dans
cet état morbide, l'homme ne veut pas renoncer à sa subjectivité;
il est dans l'impossibilité de surmonter sa répugnance à l'égard
de la réalité et se trouve, par là même, dans un état d'incapacité
relative qui se transforme facilement en une incapacité réelle.
C'est pourquoi, si l'homme ne veut pas périr, il doit reconnaître
le monde comme indépendant et essentiellement déjà consti-
tué... 3

Cette appréciation de la période de Francfort s'exprime, dans


une lettre de 1 8 1 o, de façon encore plus sincère parce que plus
personnelle :
Je connais par ma propre experience cet état de l'âme, ou
plutôt de la raison, lorsqu'elle a pénétré avec intérêt et appréhen-
sion dans un chaos de phénomènes et que, intérieurement certaine
du but, ... elle n'est pas encore parvenue à une vue claire et détail-
lée de l'ensemble. J'ai pendant quelques années souffert de cette
hypocondrie jusqu'à en perdre les forces; chaque homme a sans
doute connu un tel point critique dans sa vie, le point nocturne
de la contraction de son être, lorsqu'il est contraint de traverser
3. En7Jlc/opiidie, § 396, addition.
206 Le jeune Hegel
un passage étroit jusqu'à ce qu'il soit fortifié et confirmé dans
son assurance de soi, dans l'assurance de la vie ordinaire et quo-
tidienne, ou, s'il s'est rendu incapable d'être comblé par cette
dernière, dans l'assurance d'une existence intérieure plus noble 4 .
Les documents de Francfort parlent un langage encore plus
clair. On y perçoit les éléments concrets, humains et sociaux qui
ont déclenché cette crise, et cela de façon beaucoup plus claire
que dans les souvenirs ultérieurs, déjà conçus sur un mode généra-
lisateur. Ainsi un fragment de la brochure hégélienne sur la Cons-
titution de l'Allemagne débute-t-il par une présentation de la
situation spirituelle de l'homme contemporain.
Ces derniers (les hommes, G. L.) ne peuvent pas vivre seuls,
et l'homme est toujours seul... La situation de l'homme que le
temps a relégué dans un monde intérieur ou bien peut n'être
qu'une mort permanente, s'il tient à se maintenir dans ce monde,
ou bien, si la nature le pousse vers la vie, n'est qu'une tentative
pour supprimer le négatif du monde existant, afin de pouvoir
accepter ce monde, en jouir et y vivre i.
Nous trouvons les aveux les plus personnels de Hegel dans
quelques lettres écrites au début de la période de Francfort à
Nanette Endel, une amie de sa sœur, qu'il avait rencontrée lors
de son séjour à Stuttgart, entre Berne et Francfort. Il dit, dans
une lettre du 9 février I 797 :
... Et comme je trouve que ce serait un travail tout à fait
ingrat de donner ici aux gens un exemple de cette sorte, et que
saint Antoine de Padoue a certainement obtenu plus de résultats
en prêchant aux poissons que je ne pourrais le faire en menant
ici une telle vie, je me suis résolu - après mûre réflexion - à ne
rien vouloir réformer en eux, mais au contraire à hurler avec les
loups ...
Nous savons par d'autres documents que Hegel entretenait
avec la famille de commerçants de Francfort dans laquelle il était

4. Publié par Rosenzweig, op. cit., I, p. 102. Trad. fr. : Cormpondance, I, p. 281-
282.
Rosenzweig a publié également un passage des manuscrits de l'hégélien Gabier. Celui-
ci rapporte le souvenir d'une conversation qu'il a eue avec Hegel en 180j, et au cours
de laquelle il s'exprime sur cette période en des termes tout à fait semblables.
j. Lasson, p. 139; trad. fr. : HEGEL, Écrits politiques, Paris, Champ Libre, 1977•
p. 2 1. Nous indiquerons les raisons pour lesquelles nous transposons ce fragment de la
Constitution de /'Allemagne dans la période de Francfort lorsque nous traiterons en
détail des fragments tirés de ce manuscrit.
La crise des conceptions sociales de Het,el
précepteur des relations meilleures que cela n'avait été le cas avec
ses élèves bernois et leur famille. Par une lettre de Hegel à Schel-
ling, nous savons qu'il a rejeté radicalement, au nom de ses opi-
nions républicaines, le gouvernement de Berne. La lettre que nous
venons de citer montre qu'à Francfort, Hegel a changé fondamen-
talement d'attitude extérieure vis-à-vis des gens de son entourage.
On pourrait interpréter ce passage de la lettre en soutenant qu'il
s'agit d'une pure tactique dans ses relations avec les gens de son
entourage, voire même d'hypocrisie. Mais cette interprétation ne
tiendrait pas compte du caractère de Hegel. Un passage d'une
autre lettre, datée du 2 juillet de la même année, dans laquelle
il entretient Nanette du changement de sa relation avec la nature,
montre très clairement qu'il s'agit d'une transformation beaucoup
plus profonde de ses conceptions .
... et de même que là-bas (à Berne, G. L.) je me réconciliais
toujours avec moi-même et avec les hommes dans les bras de la
nature, de même ici je me réfugie souvent auprès de cette mère
fidèle, afin de me séparer à nouveau ce faisant des hommes avec
lesquels je vis en paix, afin, sous son égide, de me préserver de
leur influence et de m'empêcher de conclure un pacte avec
eux 6 .

Dans ces lettres, et particulièrement dans la dernière, nous


voyons très clairement que l'attitude de Hegel vis-à-vis de la
société de son époque se transforme et que cette modification
contient d'emblée une contradiction interne; mieux encore : son
noyau contient toute une série de contradictions. Le caractère et
le fondement objectif de ces contradictions ne se sont clarifiés
pour Hegel que très progressivement. Il en résulte d'une part son
état d'esprit torturé, hypocondriaque, sa crise de la période de
Francfort, quoique ses conditions de vie personnelles fussent bien
meilleures qu'à Berne. Je ne pense pas seulement à des cir-
constances extérieures : son isolement intellectuel était moins
grand qu'à Berne, et il passa, par exemple, les premiers temps en
contact étroit avec son ami de jeunesse Hôlderlin : grâce à lui, il
fut très proche de représentants non négligeables de la jeune
génération littéraire et philosophique allemande, tel Sinclair.
Par ailleurs, le fait que ces contradictions possèdent un carac-
tère vécu, soient liées à son destin personnel, et, pour cette raison,

6. Beitriige \.Ur Hege/forschung, édité par Lasson, deuxième cahier, Berlin 191 o,
pp. 7 et 1 1, trad. fr. : Correspondance, 1, pp. p- p et p. jj.
208 Le jeune Hegel
relèvent longtemps de la simple expérience vécue sans être clari-
fiées de façon conceptuelle et systématique, entraîne la manière
déjà soulignée par laquelle Hegel aborde les problèmes durant
cette période, et qui consiste à passer de l'expérience individuelle
à la généralisation abstraite, mais d'une façon telle que, dans les
notes, tout le cheminement, de même que le motif vécu inspirateur,
devient visible. Dans le fragment de La Constitution de l'Allemagne
cité précédemment, nous avons vu un exemple de ce procédé.
Celui-ci provient précisément du fait que Hegel n'est encore qu'en
train de devenir un philosophe dialectique. Il ne considère donc
le motif vécu personnel et inspirateur en aucune manière comme un
simple motif qu'on devrait analyser et rapporter à ses raisons et
lois objectives, comme il le fera par la suite à Iéna, mais il y voit
une partie intégrante du problème lui-même. Et cela bien entendu
parce que le problème que Hegel se pose ici s'identifie précisément
à son débat personnel avec la société bourgeoise, à sa tentative
de trouver place dans la société bourgeoise.
Certes, il ne s'agit pas d'un problème purement personnel.
S'il s'agissait seulement d'une question purement biographique
concernant la vie de Hegel, elle ne présenterait pas pour nous
le grand intérêt qu'elle possède. Mais la contradiction avec
laquelle le jeune Hegel se débat à Francfort est, objectivement, la
contradiction générale à laquelle se heurtent tous les poètes et
penseurs significatifs de l'Allemagne de cette époque; de la
résolution d'une telle contradiction naîtr~nt la philosophie et la
littérature classiques de cette période. Etant donné que cette
littérature et cette philosophie ont eu un retentissement important
et international, il est clair que la contradiction sociale qui
constitue leur base ne pouvait constituer une affaire allemande
locale, même si son mode de manifestation spécifique se trouve
déterminé par les conditions sociales régnant en Allemagne à
cette époque.
Il s'agit de la prise de position des grands humanistes alle-
mands vis-à-vis de la société bourgeoise, société qui, par la Révo-
lution française et la révolution industrielle en Angleterre, atteint
une victoire définitive, mais qui, dans le même temps, commence
à dévoiler ses aspects terrifiants, hostiles à la culture et prosaïques
avec une clarté tout autre qu'au temps de l'illusion héroïque qui
avait régné avant et pendant la Révolution française. Une néces-
sité complexe et contradictoire s'impose maintenant aux huma-
nistes bourgeois importants de l'Allemagne, consistant à recon-
La crise des conceptions sociales de Hegel 209

naître cette société bourgeoise, à l'accepter comme une réalité


nécessaire, la seule possible, progressiste, tout en découvrant et
exprimant ouvertement, de façon critique, ses contradictions, sans
capituler de façon apologétique devant le caractère inhumain lié
à l'essence de cette société. La manière dont la philosophie et la
littérature classiques allemandes soulèvent et essaient de résoudre
ces problèmes dans le Wilhelm Meister et le Faust de Goethe,
dans Wallenstein et les écrits esthétiques de Schiller, dans la
Phénoménologie de l'esprit et les ouvrages ultérieurs de Hegel, etc.,
montre leur grandeur universelle, et en même temps leur limita-
tion, posée par l'horizon bourgeois en général et la « misère alle-
mande >> en particulier.
Lorsque Hegel, dans la lettre citée en dernier lieu, va se réfugier
auprès de la nature afin de ne pas être absorbé par son environ-
nement social, il exprime, sous une forme immédiate, primitive
et relevant de l'expérience vécue, cette contradiction. D'une
part, il souhaite comprendre à fond la société bourgeoise de son
temps telle qu'elle est, telle qu'elle évolue, et y exercer une
influence; d'autre part, il se refuse à reconnaître son caractère
inhumain, mort et meurtrier comme vivant et générateur de vie.
La contradiction qui apparaît dans les premières expériences
vécues de Hegel à Francfort est donc tout autant une contradic-
tion passionnée, pleine d'émotion, vécue dans sa vie personnelle,
que - en même temps et indissociablement - une contradiction
objective importante de son époque.
La crise francfortoise de la vie et de la pensée de Hegel se rat-
tache donc à la tâche d'élever cette contradiction au niveau de
l'objectivité philosophique. Le génie philosophique de Hegel, sa
supériorité de penseur par rapport à ses contemporains, se mani-
festent par le fait que, partant de la simple expression de la
contradiction vécue dans son existence personnelle, il est arrivé
non seulement à la reconnaissance du caractère contradictoire de
la société bourgeoise (en restant certes prisonnier de l'horizon
bourgeois général et des limites de la philosophie idéaliste), mais
a vu également dans ce caractère contradictoire le caractère dia-
lectique général de toute vie, de tout l'être et de toute la pensée.
La crise francfortoise débouche sur les premières formulations de
la méthode dialectique par Hegel, sous une forme certes encore
très mystique. Cette crise se termine également - et d'une manière
qui n'est pas fortuite - par une cc réconciliation» dialectique avec
la société bourgeoise de son époque, réconciliation qui reconnaît
2 IO Le jeune Hegel

le fondement contradictoire de cette société. Dans un court


poème écrit soit à la fin de la période de Francfort, soit au début
de la période d'Iéna, Hegel exprime très clairement cet état
d'âme, par lequel il a surmonté la crise qu'il avait traversée à
Francfort :
Hardiment, le fils des dieux peut entamer la lutte pour la perfec-
tion;
Romps la paix avec toi-même, romps avec l'œuvre du monde;
Tends, aspire à dépasser hier et aujourd'hui,
Alors, tu ne seras pas meilleur que l'époque, mais l'époque au
meilleur d'elle-même 7 .

7. Hoffmeister, p. 388.
2.

L'ANCIEN ET LE NOUVEAU
DANS LES PREMIÈRES ANNÉES DE FRANCFORT

Des traits essentiels de la personnalité philosophique de Hegel,


il résulte que son évolution s'accomplit pas à pas, de manière
très progressive. Lors de nos investigations précédentes, et
afin de faire pénétrer le lecteur dans r atmosphère de la pensée
hégélienne de Francfort, nous avons fortement insisté sur le
changement intervenu dans son univers intellectuel. Dans la
réalité, ce processus se déroule de manière très progressive, et
souvent par saccades. De nombreux éléments typiques de la
période bernoise restent longtemps inchangés ou sont maintenus
avec peu de modifications. Hegel transforme partiellement ses
idées anciennes, ses anciennes constructions historiques, parfois
même sans se rendre compte clairement de l'importance de la
transformation. Nous verrons par exemple que le dernier ouvrage
écrit durant la période francfortoise constitue une introduction
nouvelle à l'écrit principal de Berne, La Positivité de la Religion
chrétienne, la conception de la positivité ayant subi, au cours de
ces années, une transformation fondamentale. C'est de cette
manière que s'accomplit l'évolution hégélienne dans presque tous
les domaines.
Il est un fait que nous ne pouvons surtout pas oublier : ce n'est
absolument pas du jour au lendemain que Hegel a désavoué ses
conceptions républicaines de Berne; on peut même dire que ce
n'est qu'après la défaite de Napoléon, après avoir perçu la stabi-
lité de la période de la Restauration, qu'il s'est « réconcilié »
avec la monarchie de type allemand. Jusque-là, il y a chez Hegel
des transitions compliquées qu'il est difficile, en partie à cause de
la perte des manuscrits les plus importants, de reconstituer
complètement. Cependant, on peut dire en général que cette
212 Le jeune Hegel

évolution - compte tenu naturellement de quelques retards -


suit l'évolution politique de la France. Mais il faut à ce propos
émettre la réserve suivante : chez Hegel la prise en considéra-
tion théorique et pratique de la situation concrète de l'Allemagne
passe de plus en plus à l'avant-plan; par ce fait même, ses ana-
lyses politiques gagnent en exactitude et en vérité sur le plan de
la vie; mais le caractère utopique de· ses buts et efforts, qui se
heurtent à la situation réelle de l'Allemagne arriérée, émousse
constamment la pointe de ses propos, ou les fait s'égarer dans une
nébulosité floue.
Hegel a conservé à Francfort ses conceptions républicaines de
Berne. Le poème Éleusis, qu'il écrivit encore à Berne et qu'il
adressa à Hôlderlin dans la perspective d'une rencontre proche,
donne une image claire de son état d'esprit de l'époque. Je n'en
citerai que quelques vers pour permettre au lecteur de percevoir
cet état d'âme :
... la joie née de la certitude de trouver encore plus solide, plus
mûrie l'alliance,
r alliance qu'aucun serment ne scella,
fondée en vue de ne vivre que pour la libre vérité,
de ne jamais, jamais conclure la paix avec le dogme
qui régente l'opinion et le sentiment 1.
Au début de la période francfortoise paraît le premier ecnt
imprimé de Hegel, qui reflète encore complètement ses concep-
tions bernoises. Il s'agit d'une traduction commentée de l'ouvrage
que l'avocat lausannois Cart écrivit pour défendre les droits
du canton de Vaud contre l'oligarchie bernoise qui l'opprimait. Le
canton de Vaud subissait depuis longtemps l'oppression ber-
noise. Une tentative de libération, sous l'influence de la Révolu-
tion française, avait échoué et n'avait fait que renforcer la répres-
sion réactionnaire exercée par l'oligarchie bernoise. La libération
du canton de Vaud se produisit dans la foulée des guerres révo-
lutionnaires, mais seulement à l'époque où Hegel rédigeait sa tra-
duction et ses commentaires. Dans son avant-propos, il se réfère
très clairement à cet événement, et publie sa brochure dans l'in-
tention de donner à la réaction allemande, qui triomphait orgueil-
l. Hoffmeister, pp. 3 80-3 81 (N.d. T.) : il existe plusieurs traductions françaises du
poème Éleu.ris : Correspondance, 1, pp. 40-43 (trad. J. Carrère); K. PAPAIOANNOU,
Hegel, Paris, Seghers, 1962, pp. 99-102. Pour un commentaire détaillé du poème, le
lecteur français se reportera au livre de J. D'HoNDT, Hegel secret, PUF 1968, pp. 2 2 7-
281.
La crise des conceptions sociales de Hegel 213

leusement, une image de l'instabilité de sa propre domination. Il


écrit, à la fin de son Avertissement :
De la comparaison du contenu de ces lettres avec les derniers
événements qui se sont produits dans le canton de Vaud, du
contraste entre, d'une part, le calme apparent et forcé de l'an-
née 1792, l'orgueil que le gouvernement tirait de sa victoire, et,
d'autre part, la faiblesse réelle de ce gouvernement dans le can-
ton de Vaud et le soulèvement soudain de celui-ci contre ce même
gouvernement, on pourrait tirer une série de leçons utiles; mais
les événements parlent suffisamment par eux-mêmes : il n'y a rien
d'autre à faire qu'à apprendre à les connaître dans leur plénitude;
ils crient à la face du monde : DiJcite justiciam moniti, mais le
destin frappera lourdement ceux qui sont sourds 2 •
Par cette remarque préliminaire de Hegel, nous voyons déjà
que son orientation est, ici encore, celle de Berne, totalement
inchangée. Mais Falkenheim, qui a découvert cet écrit, a essayé
d'exploiter quelques passages des commentaires de Hegel pour en
nier l'orientation révolutionnaire. Il part du fait que Hegel, dans
son Avertissement, défend les cc droits anciens » des Vaudois contre
l'oligarchie bernoise. Falkenheim croit qu'il est impossible qu'une
telle orientation soit révolutionnaire. A cela s'ajouterait le mode
historique de présentation, qui constituerait un symptôme supplé-
mentaire de la tendance non révolutionnaire de Hegel. Cet
argument se fonde, du point de vue méthodologique, sur le vieux
préjugé des professeurs allemands réactionnaires suivant lequel
l'historisme serait une invention de la réaction, commencerait
avec Burke et les philosophes français de la Restauration, tandis
que l'époque précédente aurait été, par principe, anti-historique.
Ne discutons pas cette théorie, elle n'en vaut pas la peine, d'autant
plus que le lecteur a pu voir clairement dans le premier chapitre
combien les conceptions républicaines et révolutionnaires de Hegel
étaient orientées dans une perspective historique; à cet égard, les

2. Hoffmeister, p. 248.
La brochure elle-même n'a, à cette époque, exercé que très peu d'influence, et est deve-
nue aujourd'hui une rareté bibliographique. Hoffmeister affirme qu'elle n'est disponible
que dans trois bibliothèques allemandes. Nos citations sont donc tirées de la nouvelle
édition de l'avant-propos et des annotations, réalisée par Hoffmeister. A l'époque, la
brochure a été publiée de façon anonyme, mais des notes bibliographiques datant des
années suivantes montrent clairement que Hegel en est l'auteur. Cette brochure est
cependant complètement tombée dans l'oubli, jusqu'à ce que Hugo Falkenheim en parle
dans un article des Preu.<.<Î.<cbe Jabrbücber, Berlin, 1909, pp. 193-2 10. Le lecteur trouvera
les données bibliographiques les plus importantes chez Hoffmeister, pp. 4 j 7-46 j. ·
214 Le jeune Hegel
commentaires de la brochure de Cart ne présentent absolument
aucun changement.
Non moins fausse est la conclusion qu'on veut tirer de la défense
des cc droits anciens ». Les préliminaires de la Révolution fran-
çaise montrent précisément la grande importance de la lutte pour
de tels « droits anciens ». Évidemment, ce mouvement est très
ambigu. D'une part, il s'agit de la défense des privilèges féodaux
contre le nivellement juridique qu'a engendré l'absolutisme, nivel-
lement progressiste du point de vue économique et social; il y a
d'autre part les droits du peuple laborieux, défendus contre
l'accumulation primitive opérée par la féodalité et le capitalisme
coalisés, accumulation qui menace de les supprimer; enfin, cer-
tains privilèges anciennement acquis constituent une protection
contre les usurpations arbitraires de la monarchie absolue. Les
parlements français étaient, par exemple, des institutions essen-
tiellement réactionnaires, qui se sont élevées contre toute réforme
des impôts, contre l'abolition des droits féodaux les plus injustes :
c'est pourquoi ils furent durement critiqués par tous les repré-
sentants importants du mouvement des Lumières. Mais comme ils
étaient restés, provisoirement, les seuls centres organisés de résis-
tance contre les usurpations de l'absolutisme, ils jouirent néanmoins
cl' une popularité extraordinaire à l'époque de la Révolution
française 3. Marx et Engels mettent même en évidence ce trait
cc conservateur» de l'époque préparatoire à la Révolution fran-
çaise comme son aspect particulièrement caractéristique, et ceci en
opposition avec Guizot 4 . Il est clair que, dans des pays beau-
coup plus arriérés, comme la Suisse et l'Allemagne l'ont été,
la défense des cc droits anciens » joue un rôle encore beaucoup plus
important et plus ambigu. Quoi qu'il en soit, il est clair que
lorsque Hegel défend les cc droits anciens » des Vaudois contre
l'oligarchie bernoise, il n'adopte en aucune manière un point
de vue hostile à la Révolution. Naturellement, cette défense des
cc droits anciens» n'est pas clairement et rigoureusement démo-
cratique; Hegel n'opère pas plus une telle distinction que ne le
fera Schiller, quelques années plus tard, quand il glorifiera la
défense des cc droits anciens » du peuple dans le drame Guillaume
Tell. Ce n'est que le jeune Marx qui, dans ses articles importants
3. D. MoRNBT, Les origines intellectuelles de la Révolution Française, Paris, 193 3,
p. 434·
4. Aus dem literarischen Nachlass von Karl MARX, Friedrich ENGBLS, édité par
Mehring, Stuttgart, 1913, vol. Ill, pp. 410 sq.
La crise des conceptions sociales de Hegel 21 5

de la Rheinische Zeitung,, adoptera à cet égard un point de vue


révolutionnaire et démocratique et établira une distinction nette
entre les cc droits anciens ,, du peuple laborieux et les privilèges
nés de r exploitation l _
Bien que nous ayons vu que cette brochure ne présente aucune
modification du point de vue adopté par Hegel, les remarques
qu'elle contient n'en constituent pas moins des documents non
négligeables pour l'étude de son évolution. Nous mentionnerons
brièvement le fait que la haine contre le régime aristocratique
de Berne se ma nifeste ici de façon tout aussi vive - mais fondée
cette fois sur de nombreux faits - que dans la lettre à Schelling
déjà citée. En outre, il est intéressant de constater avec quel zèle
Hegel a rassemblé des données économiques concernant la situa-
tion à Berne, la fiscalité, etc. On peut de la sorte jeter un coup
d'œil dans son atelier, et comprendre à travers quels efforts il a
développé par la suite son savoir encyclopédique dans tous les
domaines. Mais par un autre aspect, négatif cette fois, ces études
économiques constituent des documents intéressants pour son
évolution : il ne s'agit en fait que d'un rassemblement de données
purement empirique, accompagné de commentaires politiques;
l'idée d'une généralisation économique de ces données n'est pas
encore née chez Hegel 6 . Le fait qu'il commence à s'occuper pour
la première fois de la situation de l'Angleterre contemporaine
présente en outre pour nous un certain intérêt d'ordre biogra-
phique. Cependant, il le fait encore purement dans le cadre de ses
préoccupations concernant la politique de la Révolution française.
Il commente un jugement de Cart, qui polémique contre l'idée
selon laquelle le bonheur d'un peuple se mesurerait au bas
niveau du taux d'imposition. Cart cite à titre de contre-exemple
la libre Angleterre, qu'il vénère, où le peuple paie certes de
lourds impôts, mais s'administre lui-même et librement. Hegel est
d'accord avec cette théorie, et invoque même pour la renforcer
r exemple de l'influence de la taxe sur le thé au début de la guerre
de libération en Amérique : à son avis, la taxe était en tant que telle
insignifiante, mais c'est justement la lutte pour les droits de l'indé-
pendance qui a déclenché la révolution. Il ne corrige Cart qu'en ce
qui concerne le jugement porté sur la liberté en Angleterre. Hegel
parle de la répression exercée dans ce pays après la Révolution
)· MEGA, 1, vol. I, tome 1, pp. 271 .rq. Il s'agit de l'article sur la loi concernant le
vol de bois. (N.d. T.)
6. Hoffmeister, pp. 4 )9 .rq.
Le jeune Hegel
française, de la suprématie du gouvernement par rapport au par-
lement, de la suspension de la constitution et de la limitation
des libertés individuelles ainsi que des droits civiques. Il déclare
en résumant sa pensée :
Car à la suite de ces faits, l'estime portée à la nation anglaise
a diminué, même chez nombre de ses plus fervents admira-
teurs 7 .
Nous pouvons donc considérer cet écrit de Hegel comme un
écho de la période bernoise, écho qui a acquis sa forme littéraire
achevée à Francfort.
Le changement de son univers intellectuel, de son style, de ses
problèmes, etc., est d'autant plus frappant dans les fragments écrits
à la même époque ou juste après, fragments qui ont été publiés par
Nohl 8 . C'est là qu'apparaît clairement la crise de transition de
Francfort. Nous avons déjà indiqué que la terminologie hégé-
lienne n'a jamais été aussi vacillante et confuse qu'à cette époque.
Il saisit des concepts au vol, les expérimente, les interprète autre-
ment, puis les abandonne, etc. Ses notes révèlent à première vue
un nœud de contradictions, et cela précisément parce que sa pen-
sée commence maintenant à concevoir le caractère contradictoire
de la vie. Le caractère tout d'abord essentiellement personnel
- relevant de l'expérience vécue - de cette approche de la réa-
lité constitue en vérité la raison de sa confusion. On comprend
sans aller plus avant que ce soit précisément cette confusion qui a
fait des fragments francfortois de Hegel le théâtre des interpréta-
tions réactionnaires, des tentatives visant à rapprocher Hegel
du mysticisme réactionnaire caractérisant le romantisme. Le
célèbre livre de Dilthey, en particulier, est devenu sur ce point
caractéristique de toute l'exégèse hégélienne de l'époque impé-
rialiste. Si de tels interprètes ont déjà éliminé autant que possible
de la période bernoise de Hegel toute relation avec les événements
et les problèmes sociaux de l'époque, on ne sera pas surpris que les

7. Ibid., p. 249.
8. Il est malheureusement impossible de dater ces fragments avec précision. Les frag-
ments n° 7 (projet pour l'esprit du judaïsme), et n° 8 (moralité, amour, religion), publiés
par Nohl en appendice, n'ont pas encore pu être datés avec précision. Le fragment
n° 9 (amour et religion) fut écrit au début de l'année 1 797, le fragment n° 10 (l'amour)
à la fin de l'année 1797, le fragment n°11 (foi et être) date de 1798. Voir à ce sujet
Nohl, p. 40 3 sq. (N.d. T.): ces fragments ont été traduits en français par Jacques Mar-
tin en appendice de sa traduction de L'Esprit d11 christianisme et son destin, Paris, Vrin,
1967 (seconde édition). Nous citerons désormais ce livre par l'abréviation Esp. d11 Chr.)
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 17

fragments de Francfort soient interprétés comme un pur cc pan-


théisme mystique » (Dilthey). C'est précisément pourquoi il est
important de voiler le noyau rationnel - tout d'abord pauvre
et confus - qu'ils contiennent ainsi que leur rapport avec la vie
réelle, avec les problèmes réels de la société bourgeoise.
Lorsque Hegel, comme nous l'avons vu, part maintenant du
rapport de l'individu avec la société bourgeoise moderne, le vieux
problème bernois de la positivité réapparaît. Dans la lutte menée
contre l'ordre social féodal et absolutiste, les humanistes ont consi-
déré, non sans se faire beaucoup d'illusions, la société bourgeoise
comme constituant le monde propre de l'homme, le monde créé
par lui. La naissance réelle de la société bourgeoise qui s'épanouit
en France et en Angleterre donne à cette conviction, en même
temps qu'à ces illusions, une tournure nouvelle. La société appa-
raît encore plus comme le résultat - résultat en vérité constam-
ment recréé - de l'activité propre des hommes. Mais en même
temps, cette société présente toute une série de phénomènes, de
formes de vie, d'institutions, etc., qui font face à l'individu dans
une objectivité morte, entravent son épanouissement personnel,
tuent dans l'individu et dans ses échanges avec les autres les exi-
gences humanistes de la vie humaine. Les humanistes allemands
importants de cette époque se doivent, en tant qu'idéologues bour-
geois, de confirmer les bases générales de la société bourgeoise
ainsi née. Mais, en même temps, ils se trouvent dans la plus vive
opposition avec tout ce qui, dans cette société, est de caractère
mort et meurtrier. Cette opposition, cette critique, ne va cepen-
dant jamais, du moins de façon directe, au-delà de l'horizon de
la société bourgeoise. Au contraire, la tendance de base consiste
à trouver des formes d'activité subjective, à construire des types
humains et des formes de vie à l'aide desquels tout le caractère
mort et meurtrier de la société bourgeoise puisse être supprimé
à l'intérieur de son cadre, dans son domaine d'existence. Le grand
roman de Goethe, Les années d'apprentissage de Wilhelm Meis-
ter, est l'accomplissement littéraire le plus important de ces efforts.
Mais Faust, qui ne fut achevé que trente ans plus tard, décrit égale-
ment le débat, que Goethe mena sa vie durant, avec cette oppo-
sition entre l'humanisme et la société bourgeoise, et cela au niveau
des possibilités historiques données à l'époque. Ce n'est pas un
hasard si Pouchkine a appelé Faust cc l'Iliade de notre temps ».
Durant la période francfortoise de Hegel, nous pouvons cons-
tater un glissement de sa problématique de la positivité dans
218 Le jeune Hegel

cette direction. Sa discussion de la positivité s'est déroulée, à


Berne, exclusivement sur les plans de la philosophie de la société
et de la philosophie de l'histoire : la positivité apparaissait alors
à Hegel comme le produit de la période de décadence de l'huma-
nité qu'il définissait dans sa philosophie de l'histoire sous les traits
du christianisme et de la société bourgeoise. Seule la renaissance
révolutionnaire des républiques antiques aurait pu, d'après ses
conceptions, mener à une suppression de la positivité. Et cela de
façon fondamentale, d'un coup, car d'après ses idées de l'époque
les républiques urbaines antiques ne contenaient, dans leur période
florissante, aucun élément de positivité ou de quoi que ce soit
de similaire.
Maintenant la question se pose différemment. Hegel prend
comme point de départ la vie de l'individu. L'individu vit dans
une société qui, pourvue d'instructions positives, de relations posi-
tives entre les hommes, l'est aussi d'hommes tués par la positivité
et métamorphosés par elle en choses objectives. Il ne pose plus la
question en ces termes : comment cette société de la positivité
pourrait-elle être mise en pièces et remplacée par une société
radicalement différente? Au contraire, il la pose plutôt de cette
façon : comment l'individu pourrait-il, dans cette société, mener
une vie humaine, c'est-à-dire une vie qui supprime en lui, dans les
autres, dans ses rapports avec les hommes et les choses, la positi-
vité? La question sociale se transforme donc en une question morale
et individuelle, qui s'énonce ainsi : Que devons-nous faire?
Comment devons-nous vivre? Et cela avec comme tendance de
base une tentative d'arriver, à travers cette problématique indivi-
duelle et morale, à une réconciliation avec la société bourgeoise,
à une suppression (éventuellement partielle) de son caractère posi-
tif. (En ceci, Hegel est apparemment plus proche de l'éthique
kantienne que durant sa période bernoise. Mais nous verrons par
la suite que ce rapprochement a précisément permis de donner aux
oppositions philosophiques réelles existant entre Kant et Hegel
une formulation dense et frappante.)
La catégorie centrale par laquelle Hegel tente à cette époque
d'exprimer ses tentatives philosophiques est l'amour. Ici appa-
raît à nouveau chez le jeune Hegel une catégorie qui, à certains
égards, fait penser à Feuerbach. (Feuerbach ne pouvait évidem-
ment pas connaître les écrits de jeunesse de Hegel, encore iné-
dits à l'époque.) Comme certains philosophes modernes (Lowith,
par exemple) accordent beaucoup d'importance à une prétendue
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 19

convergence d'orientation entre le jeune Hegel et Feuerbach, il


est nécessaire de souligner l'oppoJition qui se manifeste dans le cas
présent. Car quelque problématique et confuse que puisse être
l'éthique de l'amour de Feuerbach, quel que soit son degré d'idéa-
lisme, elle a quand même pour fondement du point de vue de la
théorie de la connaissance le rapport du Je avec le Tu, conçu en
définitive de façon matérialiste. C'est ce qu'Engels a montré de
façon convaincante. Feuerbach considère l'indépendance matéria-
liste du Tu par rapport à la conscience du Je comme essentielle;
son éthique de l'amour verse certes dans l'outrance idéaliste,
elle témoigne d'un affadissement idéaliste des contradictions de la
société bourgeoise, mais repose cependant, en ce qui concerne la
théorie de la connaissance, sur une base matérialiste : la recon-
naissance de l'indépendance de tous les objets (et, par conséquent,
également de tous les autres hommes) par rapport à la conscience
du Je. Chez Hegel, au contraire, c'est précisément cette indépen-
dance qui doit être surmontée dans la pensée par l'amour. Le
défaut idéaliste de base qui affecte la conception de la positivité
chez Hegel, en l'occurrence le fait que venir à bout de celle-ci n'est
possible qu'en venant à bout de l'objectivité en général, que donc
dans toute objectivité non directement produite par la conscience
doit se trouver quelque chose de positif, ce défaut s'exprime très
fortement dans la formulation exaltée et mystique de l'amour.
C'est pourquoi sa conception de l'amour doit nécessairement
déboucher sur le domaine religieux.
La religion ne fait qu'un avec l'amour. L'être aimé ne nous
est pas opposé, il ne fait qu'un avec notre être; nous ne voyons
que nous en lui - ensuite, il n'est pourtant à nouveau plus nous-
même - miracle que nous ne pouvons comprendre 9 •
Nous le voyons : les deux conceptions de l'amour, celle de
Feuerbach et celle de Hegel, sont diamétralement opposées en
ce qui concerne leur fondement sur le plan de la théorie de la
connaissance. Mais cette opposition ne peut cependant masquer le
fait évident que chez aucun de ces deux philosophes la catégorie
de l'amour n'est née fortuitement : elle a chez tous deux des bases
sociales similaires; seulement, sa signification est, étant donné les
quarante ans de développement économique et de luttes de classes
en Allemagne qui les séparent, fort différente chez l'un et chez
l'autre. Dans les deux cas, d'une part l'amour est l'expression idéa-
9· Nohl, p. 377. E.<p. du Chr., p. 140.
220 Le jeune H eg,el
liste confuse de la revendication humaniste, bourgeoise et révolu-
tionnaire d'un homme aux aspects multiples, pleinement épanoui,
et qui, par conséquent, entretient des rapports riches, étendus,
multiples et humains avec ses semblables. D'autre part, dans la
confusion, dans l'extravagance idéaliste de cette catégorie s'ex-
prime l'illusion suivant laquelle la réalisation de ces efforts
serait possible au sein de la société bourgeoise. Dans les années
1 840-1 8 5o, à l'époque où le mouvement de libération proléta-
rien s'est déjà renforcé, au moment de la naissance du socialisme
scientifique, ces illusions possèdent une signification tout autre
qu'aux alentours de 1 800. Quand parmi les cc vrais socialistes »
allemands les partisans de Feuerbach veulent tirer de son éthique
de l'amour des conséquences socialistes, ils dévoilent tout le
caractère limité et réactionnaire des illusions qui se trouvent à la
base de cette catégorie.
A l'époque où le jeune Hegel affronte ces problèmes, de telles
illusions ne se trouvent pas encore dans une opposition aussi
tranchée avec les tendances progressistes de l'époque. Nous ver-
rons certes qu'au cours de son évolution ultérieure Hegel arrivera
à une prise de position beaucoup plus englobante vis-à-vis de la
société bourgeoise, plus conforme à sa réalité. Mais malgré tout
leur mysticisme et leur confusion, les positions de Francfort cons-
tituent pour Hegel l'étape indispensable en vue d'atteindre la
compréhension du caractère contradictoire de l'amour possède
chez Hegel ce caractère transitoire, elle acquiert une signification
différente.
En outre, il eût été impossible dans l'Allemagne de l'époque
de pénétrer objectivement l'essence illusoire de telles catégories,
qui ont exprimé des tentatives généralement humanistes de façon
idéaliste. Dans l'Allemagne économiquement arriérée de l'époque,
le caractère progressiste du développement capitaliste ne pouvait
être formulé sur une base purement économique, comme le fit
l'économie classique anglaise. La connaissance du fait que ce carac-
tère progressiste réside dans le déploiement des forces productives
matérielles ne pouvait être acquise qu'en Angleterre même. Et là
également, cette connaissance ne recevra sa formulation la plus
accomplie, du point de vue bourgeois, que quelques décades plus
tard, dans l'économie de Ricardo.
Mais ce développement économique très florissant de l'Angle-
terre, qui fut à l'origine de la grandeur théorique de l'économie
classique, a, en même temps, empêché la formulation des contra-
La crise de.1 conception.1 .1ociale.1 de Hegel 221

dictions et antinomies du développement capitaliste sous une forme


consciemment dialectique. Smith et Ricardo expriment, il est vrai,
toutes les contradictions qu'ils rencontrent avec l'insouciant amour
de la vérité qui caractérise les penseurs importants, et cela d'une
façon directe et sans aucune gêne; ils se soucient très peu de l'in-
compatibilité des enchaînements qu'ils constatent par eux-mêmes.
C'est pourquoi Marx dit, avec raison, de Ricardo :
Chez le maître, l'élément nouveau et important se développe
au sein du cc ferment n des contradictions; avec force, il met au
jour la loi à partir des phénomènes contradictoires. Les contra-
dictions mêmes qui apparaissent à la base témoignent de la richesse
r
du soubassement vivant à partir duquel, en affrontant, la théorie
se développe 10 .
Mais le caractère contradictoire n'existe que sur le plan maté-
riel, de facto, et rien n'est plus éloigné de la pensée des économistes
anglais classiques que de voir dans le caractère contradictoire lui-
même la réalité de base de la vie économique, et, par conséquent,
de la méthodologie de l'économie politique.
En revanche, la conscience de ce caractère contradictoire de la
vie constitue le problème de base de la philosophie et de la litté-
rature classiques allemandes. Du fait qu'elles partent justement
de la contradiction existant entre les idéaux humanistes et la société
bourgeoise encore empreinte, en Allemagne, de survivances féo-
dales, le cc ferment des contradictions » devient le fondement de
leur problématique et des solutions qu'elles y apportent. Cette
littérature et cette philosophie ont comme thème la sphère de la
vie humaine dans son ensemble, elles vivent, mettent en forme et
méditent toutes les contradictions qui se manifestent dans ce
contexte large et complexe. Comme le fondement économique de
ces contradictions ne leur apparaît pas et ne peut leur apparaître
clairement, elles s'égarent, sur le plan de la pensée, dans des cons-
tructions idéalistes. Mais précisément parce que l'aspect théorique
d'un tel processus est accompli consciemment sur le plan philo-
sophique, parce que ces constructions partent de l'expérience vécue
du caractère contradictoire, de la contradiction qui se manifeste
à partir de la résolution d'une autre contradiction, leur chemine-
ment les conduit à la première formulation - idéaliste - de la dia-
lectique.
Le contraste existant entre l'homme vivant, multiple et épanoui,
1 o. MARX, Theorien über den Mehrwert, Stuttgart, 192 1, vol. III, p. 94.
222 Le jeune Hegel

et l'homme qui, dans la société bourgeoise, défiguré en devenant


r automate de la relation marchande, est rabaissé au niveau du
cc spécialiste » unilatéral d'une certaine fonction étroite de la
division capitaliste du travail, constitue le thème fondamental
du Wilhelm Meister de Goethe. Ce contraste n'est pas seulement
démontré à l'aide de l'opposition entre Wilhelm et son compa-
gnon d'enfance, le marchand Werner. Il apparaît aussi dans
l'exposé concernant l'art, en l'occurrence le théâtre : Goethe y
montre avec une grande maîtrise les formes les plus diverses
d'influence dévastatrice qu'exerce sur l'homme la spécialisation
engendrée par la division du travail. Il est très caractéristique
de la situation de l'Allemagne contemporaine que Goethe ne
soit pas totalement éloigné, lui non plus, de vouloir résoudre ces
contradictions par la religion. La vie de la chanoinesse (Confes-
sions d'une belle âme) fournit une description affectueuse d'une
telle résolution des contradictions, dans laquelle un être humain
aux sentiments délicats se maintient, à raide de la religion, en
dehors de la vie quotidienne et garde intacts l'amour, la relation
humaine vivante avec tous ses semblables. De toute façon, cette
phase ne constitue absolument pas le point culminant pour Goethe.
Au contraire, elle est opposée de façon critique, comme un autre
extrême, à la solution qui consiste à se laisser absorber par la vie
quotidienne du capitalisme. Les figures idéales de ce roman,
Lothaire et Nathalie, sont celles qui représentent la vitalité
humaine de r amour au milieu du puissant empiètement de la
société bourgeoise sur le quotidien.
Le point de vue du jeune Hegel de Francfort n'atteint pas le
niveau de cette conception goethéenne. Chez lui, la solution
religieuse joue, dans une telle crise de transition, un rôle incompa-
rablement plus grand : il la considère de façon beaucoup moins
critique et la place, sur le plan humain et historique, beaucoup
plus haut que Goethe. Mais nous verrons que cette opposition,
elle non plus, n'est en aucune façon aussi abrupte qu'elle semble
r être à première vue.
Au début, Hegel oppose avec une rudesse qui est un héritage
de sa méthodologie bernoise le subjectif, l'humain et le vivant à
l'objectif, au mort et au positif. Mais, précisément en raison de
la nouvelle problématique, ces antagonismes abrupts se dissolvent
de plus en plus dans des contradictions mouvantes. D'une part,
l'obscurité mystique de ses conceptions en est accrue; le domaine
religieux reste, durant toute la période de Francfort, la sphère
La crise des conceptions sociales de Hegel 22 3
effective de la vie réelle, de la véritable vitalité, de la véritable
suppression du caractère mort et positif. Mais d'autre part, à partir
des confrontations concrètes du subjectif et de l'objectif se
développent des contradictions toujours nouvelles, de plus en plus
complexes, qui empruntent une direction toute différente de celle
que prend le schéma philosophique général, orienté vers la reli·
gion.
La constatation d'Engels à propos du contraste entre le système
et la méthode chez Hegel vaut déjà pour cette transition de
Francfort, et au premier chef pour la critique, accomplie long-
temps inconsciemment par ce dernier, du dépassement des contra-
dictions dans la religion. Hegel cherche dans la religion, comme
nous le verrons, la forme la plus élevée de l'amour, c'est-à-dire
de la réalité sociale pénétrée par la subjectivité humaine, réalité
qui n'est donc plus positive. Cependant, dans le moment même
où ses idées religieuses se rapprochent des conceptions chré-
tiennes et où il renonce à sa négation bernoise du christianisme,
les traits de ce même christianisme, du comportement religieux,
qui témoignent d'un éloignement et d'une fuite par rapport à la
vie, apparaissent de plus en plus distinctement à sa conscience.
Et comme sa tentative principale est précisément tournée vers
la réconciliation de l'individu avec la réalité concrète de la
société bourgeoise du temps, il doit à ce propos, dans une plus
large mesure qu'avant, percevoir un manque, une faiblesse dans
l'attitude religieuse. D'après ses conceptions de l'époque, cette
faiblesse réside dans le fait qu'une telle attitude religieuse laisse
intacte en l'homme, non supprimée, la positivité du monde
environnant : elle constitue par conséquent un phénomène complé-
mentaire à la positivité de la société bourgeoise. La subjectivité
extrême, religieuse, apparaît sous cet éclairage comme une
autre forme de l'abandon des tentatives humanistes face à la
positivité de la société.
L'autre extrême - le premier constituant la dépendance à
l'égard d'un objet -, c'est la crainte des objets, la fuite devant
eux, la crainte de l'union, la suprême subjectivité 11 •
Ce jugement porté à propos de la subjectivité pure, de la fuite
religieuse devant les objets, comme équivalant à la positivité,
jouera un rôle décisif dans la période francfortoise de Hegel.

11. Nohl, p. 376. Esp. du Chr., p. 138.


224 Le jeune Hegel
A travers ce jugement, comme nous le verrons, la contradiction,
en particulier celle de la vie et de la doctrine de Jésus, entrera
dans sa conception du christianisme. Et même après la période
francfortoise, Hegel considérera à Iéna l'idéalisme subjectif de
Fichte et le matérialisme français comme deux faux extrêmes,
qui expriment cependant chacun pour sa part des courants impor-
tants de l'époque.
Provisoirement cependant, il n'en tire aucune conséquence
vraiment radicale. Son intérêt principal ne consiste tout d'abord
qu'à donner d'une part une image nettement critique des hommes
en proie à la puissance de la positivité dans la société de l'époque,
et d'autre part à louer inversement la puissance salvatrice et
rédemptrice de l'amour.
Parce que cet amour porté à l'élément mort.n'est entouré que
de matière, et que la matière en elle-même est indifférente à
cet amour .. ., ses objets varient certes, mais ne lui font jamais
défaut ... C'est pourquoi il ne s'inquiète pas de les perdre et trouve
l'assurance d'une consolation à la pensée que la perte sera réparée
parce qu'elle peut l'être. La matière, de cette façon, est absolue
pour l'homme; certes, si lui-même n'existait pas du tout, plus
rien non plus ne serait pour lui, et pourquoi devrait-il exister
lui aussi? Qu'il désire exister, c'est très compréhensible; car en
dehors de l'ensemble des limitations qui sont siennes, en dehors
de sa conscience .. ., il n'y a que la stérilité du néant; mais se penser
en celui-ci, c'est ce que l'homme ne peut certes pas supporter 12 .
A cette description très maladroite et confuse de l'état d'âme
de l'homme moyen dans la société bourgeoise, Hegel oppose son
idéal de l'amour. Pour cet homme de la société bourgeoise, le
monde entier est fait d'objets impénétrables, incompréhensibles,
séparés mécaniquement les uns des autres ainsi que de l'homme,
objets parmi lesquels celui-ci se meut, en exerçant une occupation
dépourvue de sens et insatisfaisante. Il n'entretient aucune rela-
tion effective· et substantielle, que ce soit avec les choses, avec
ses semblables ou avec lui-même. L'amour, par contre, est pour
Hegel le principe qui abolit ces barrières mortes et crée entre les
hommes des relations vivantes, rendant par là même l'homme
réellement vivant pour lui-même.
Il n'y a de véritable union, d'amour proprement dit qu'entre
vivants de pouvoir égal, qui sont donc entièrement vivants les
12. Ibid., p. 378. Esp. du Chr., p. 141.
La crise des conceptions sociales de Hegel 22 5

uns pour les autres, qui ne présentent aucun aspect mort les uns
pour les autres à aucun point de vue ... Dans l'amour, ce qui
était séparé subsiste, mais non plus comme séparé mais comme
uni, et le vivant éprouve le vivant 13 .
Il est caractéristique de la continuité de l'évolution hégélienne
que quelques expressions de cette confrontation trouvent leur
origine non seulement à l'époque bernoise en général, mais plus
précisément dans les extraits qu'il fit de Forster. Il en est ainsi
d'une part de l'égalité nécessaire entre les amants, et d'autre
part de la thèse - développée à la suite du passage que nous avons
cité - d'après laquelle l'homme de la société bourgeoise est sou-
mis à une puissance étrangère dont il implore la grâce dans la
crainte et le tremblement. Sans doute ces expressions subissent-elles
un changement d'interprétation essentiel. L'égalité a possédé,
chez Forster et à l'époque où Hegel le lisait à Berne, un sens
principalement politique. Maintenant, il s'agit plutôt pour Hegel
de l'égalité dans le comportement face à la société bourgeoise.
Mais le contenu social de l'égalité (pouvoir égal) s'enrichit,
comme nous le verrons bientôt, d'une problématique nouvelle,
caractéristique de cette période : le pouvoir égal dépend de l'éga-
lité de la situation matérielle, économique, des amants. Cependant,
le fait de soulever cette question n'indique provisoirement pour
Hegel que l'existence d'un obstacle à surmonter sur la voie qu'il
parcourt vers l'unité, unité en laquelle l'amour supprime tout ce
qui sépare les hommes et les réconcilie véritablement.
Il est très compréhensible que les néo-hégéliens réactionnaires
de r époque impérialiste aient tenté d'exploiter à leur avantage le
fait qu'au moment de la crise de Francfort, des catégories telles
que l'amour, la vie, etc., se soient trouvées au centre de la pensée
de Hegel. Ils veulent faire de lui un cc philosophe de la vie n,
un romantique. Ils effacent d'une part le caractère transitoire de
la crise francfortoise, et utilisent les catégories qui y apparaissent -
pour d'ailleurs disparaître ensuite - dans le but d'élaborer une
fausse interprétation de Hegel en le présentant comme un cc phi-
losophe de la vie n issu du courant romantique. Mais, mis à part
le côté inadmissible de cette généralisation, une telle interprétation
ne convient pas, même pour la période de Francfort. Même à
Francfort, Hegel n'a pas été un romantique. Nous avons mis en
évidence avec tant d'insistance les traits que sa problématique

13. Ibid., p. 379. Esp. du Chr., p. 142-143.


Le jeune Hegel
humaniste a en commun avec celles de Schiller et de Goethe pour
convaincre le lecteur du caractère insoutenable de cette légende.
Nous pourrons voir par la suite qu'au cours de sa période d'Iéna,
alors même qu'il vit au cœur du mouvement romantique, Hegel
ne partage pas du tout les aspirations de celui-ci.
En ce qui concerne la prétendue philosophie de la vie, on sait
assez, par les écrits ultérieurs de Hegel, qu'il l'a rejetée. Dès Iéna,
il critique de façon vive et sévère le représentant typique de cette
tendance à l'époque, Friedrich Heinrich Jacobi, et il n'abandonnera
jamais cette attitude de refus à l'égard de la cc philosophie de la
vie n. Pour peu qu'on lise avec quelque attention philosophique
les fragments de Francfort, on voit que Hegel n'a jamais vraiment
accepté la thèse qui est à la base de la théorie de la connaissance
de ces philosophies de la vie : la possibilité d'un cc savoir immé-
diat >>. Certes, Hegel lutte, comme nous le verrons, contre la
cc philosophie de la réflexion n rationaliste de son temps, et la
période de Francfort est particulièrement occupée par la pre-
mière grande discussion de la philosophie kantienne. De même,
à la fin de la période de Francfort, quand sa conception de la
positivité est devenue plus historique et plus dialectique, Hegel
se tourne contre le rationalisme de la philosophie des Lumières.
Cependant, tout ceci ne signifie pas qu'il ait approuvé la cc phi-
losophie de la vie n de son époque. Il ne faut pas se laisser induire
en erreur par des termes tels qu' cc amour n et cc vie n. Le premier
biographe de Hegel, Rosenkranz, qui, il est vrai, a souvent affadi
la dialectique hégélienne et l'a rapprochée d'un idéalisme subjectif
de type kantien, mais qui devait cependant rester imperméable
aux modes philosophiques ultérieures, voit beaucoup plus clai-
rement que les néo-hégéliens que ce que Hegel caractérise par le
terme de cc vie n à Francfort est au fond identique à ce que, plus
tard, à Iéna, il nommera vie éthique (Sittlichk_eit) 14 : la totalité
concrète que forme le mode d'action des hommes dans la société
bourgeoise.
Durant la période de Francfort, l'amour est opposé par Hegel
à la réflexion, mais non à la façon antinomique de la théorie du
cc savoir immédiat n de l'époque : bien plutôt au sens où l'amour
constitue un dépassement dialectique du niveau de la réflexion.
Évidemment, on ne peut attendre de Hegel, au début de son séjour
à Francfort, qu'il ait établi consciemment ce rapport dialectique

1 4. Rosenkranz, p. 8 7.
La crise des conceptions sociales de Hegel 227

et l'ait développé de façon rigoureuse. Mais il ressort clairement


de ses notes que le double sens qu'il attribuera ultérieurement au
mouvement de dépassement ( Aujheben), c'est-à-dire également la
signification du processus de conservation, lui est venu à l'esprit
dans l'exposé du rapport de la réflexion avec l'amour.
Il dit :
Cette unité est la vie accomplie parce que la réflexion s'y
trouve aussi satisfaite; à l'unité non développée s'opposait la
possibilité de la réflexion, de la séparation; dans cette unité-ci,
l'unité et la séparation sont unifiées, elles constituent un être
vivant qui a été opposé à lui-même (et a maintenant le sentiment
de lui-même), mais n'a pas rendu absolue cette opposition. Le
vivant a le sentiment du vivant dans l'amour. Dans l'amour sont
donc résolus tous les problèmes, tant l'unilatéralité qui se détruit
elle-même de la réflexion que l'opposition infinie de l'unité
inconsciente et non développée 1'.
De tels passages ne sont pas seulement importants parce qu'ils
constituent des réfutations des entreprises de falsification réaction-
naires du néo-hégélianisme impérialiste, mais parce qu'ils défi-
nissent en même temps très clairement le niveau d'évolution
atteint par Hegel à cette époque. Ils montrent avec quelle rapi-
dité, à partir de l'opposition vécue à la société bourgeoise, à partir
du divorce vécu avec soi-même, sont nés chez Hegel les éléments
théoriques de l'appréhension dialectique de la contradiction. Il
devait seulement faire accéder à la conscience de soi ce qu'il avait
élaboré confusément à partir de ces discussions pour pouvoir
être à même cc tout à coup» d'apparaître comme un dialecticien
accompli. La maturité cc soudaine » de Hegel à Iéna, qui a frappé
de nombreux historiens bourgeois de la .philosophie, trouve ici
son explication.
Bien évidemment, cette évolution en direction de la dialectique
s'accomplit chez Hegel de façon inégale et contradictoire. Le
caractère intimement contradictoire de sa position philosophique
se manifeste le plus clairement à propos du problème de la
réflexion. Comme nous l'avons vu, il veut concevoir l'amour en
tant que dépassement dialectique de la réflexion, c'est-à-dire,
pour cette raison même, comme un stade supérieur à cc l'unité
inconsciente et non développée », car il contient en lui la réflexion
dépassée (aufr,ehoben). Les tendances mystiques et religieuses

1 j. Nohl. p. 379. Esp. du Chr., p. 142.


Le jeune Hegel

prennent souvent le dessus chez Hegel, et alors l'amour apparaît


comme une cc réunion » complète et parfaite, de laquelle toute
trace de séparation et de réflexion a disparu. De telles solutions
diamétralement contradictoires n'apparaissent pas uniquement au
début de la période francfortoise de Hegel, mais également dans
son Fragment d'un Système, qui clôt toute cette phase de son évolu-
tion; ces solutions ne se trouvent pas seulement dans r amour'
mais aussi dans la vie religieuse qui, selon sa pensée de l'époque,
devrait dépasser les contradictions de l'amour.
Mais la façon dont il cherche, dans le passage cité, une solution
dialectique, qui reste provisoirement inconsciente, au problème du
rapport de la réflexion et de la vie, est encore caractéristique à
un autre égard, et éclaire en même temps les raisons sociales de
l'opposition profonde entre Hegel d'une part, les romantiques et
cc philosophes de la vie>> d'autre part. Lorsque Hegel, à Francfort,
ne considère pas la vie comme quelque chose d'immédiat, mais
comme un objectif qui ne peut être réalisé qu'après le dépassement
( Aujhebung} de la réflexion (également dans le sens de sa conser-
vation), il pense sauver philosophiquement en cela les idéaux
humanistes dans la société capitaliste; il pense à une évolution ou
une transformation de la société bourgeoise qui rendrait possibles
de telles relations humaines. Le fait qu'il mette en évidence la
nécessité de la conservation de la réflexion au sein de son dépasse-
ment ne signifie ni qu'il aspire socialement à un état pré-capitaliste
primitif de la société (comme le souhaitent les romantiques réac-
tionnaires), ni qu'il conçoive l'accomplissement effectif de la vie
et son appréhension théorique comme se situant en dehors de ces
relations sociales, cc indépendants >> de celles-ci, les repoussant par
la pensée, les abandonnant complètement derrière eux. (C'est le
cas dans l' cc intuition intellectuelle » de Schelling.) Il est clair, et
révolution ultérieure de la philosophie allemande le montre nette-
ment, que ces deux tendances auxquelles Hegel se trouve confronté
visent socialement, malgré une polémique violente et sporadique,
un seul et même but : résoudre les contradictions de la société bour-
geoise de telle manière qu'on puisse la ramener à une situation plus
primitive, pré-capitaliste (philosophie de la Restauration). Nous
avons déjà parlé longuement des illusions de Hegel et nous les
critiquerons de façon plus concrète et plus sévère lorsqu'elles
apparaîtront plus concrètement du point de vue social. Mais
toutes ces illusions ne peuvent instaurer quelque rapport que ce
soit entre Hegel et les tendances réactionnaires de la Restaura-
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 29

tion. Avec toutes ses illusions, Hegel emprunte une voie totalement
opposée, sur le plan social et par conséquent sur le plan philoso-
phique.
La relation qu'entretient Hegel avec la société bourgeoise se
manifeste clairement là où, dans r analyse de r amour' il aban-
donne les généralisations religieuses prétentieuses et les confusions
de r expérience vécue et examine la réalisation de l'amour dans le
monde de la réalité effective. Sur ce point, il se heurte immédiate-
ment au problème de la possession et de la propriété. Rappelons-
nous qu'à Berne, il n'avait pris vis-à-vis de ces problèmes qu'une
position sociale et historique très générale : r égalité relative de la
propriété constituait dans !'Antiquité le fondement économique
de la liberté républicaine : l'inégalité croissante, à la fin de
!'Antiquité, avait été la cause du déclin, de la corruption du citoyen
antique qui s'était dégradé en devenant le bourgeois moderne,
l' cc homme privé ». Maintenant, Hegel est forcé de discuter de
façon plus concrète les problèmes de la propriété. Ceci se produit
tout d'abord - conformément au caractère général de la période
francfortoise - de façon immédiatement vécue et rudimentaire.
Nous savons certes que, lors de ses études politiques et historiques,
Hegel a également rassemblé des données économiques; mais
ceci ne constituait provisoirement encore qu'une collection empi-
rique de données, desquelles étaient tirées des conséquences poli-
tiques directes. Conformément à cette attitude, il considère tout
d'abord la propriété du point de vue de ses effets directs sur la vie
spirituelle (Seelisch) et morale de l'homme individuel dans la
société bourgeoise. C'est dire qu'il voit dans la propriété quelque
chose de purement mort et de positif, qui ne peut être relié orga-
niquement à aucune activité vivante subjective. Le rapport du
travail et de la propriété ne fait, ces années-là, pas encore partie de
son horizon. Il ne voit dans la propriété qu'un moyen de jouis-
sance, ou, tout au plus, de pouvoir personnel.
Il est clair qu' ainsi comprise, la propriété ne peut être mise en
relation réelle et vivante avec la subjectivité très abstraite propre
à la conception de l'amour qui est alors la sienne. Il est d'autant
plus intéressant que Hegel se préoccupe dès cette époque de réta-
blir une telle relation. Il voit que l'amour doit se réaliser dans la
société bourgeoise concrète, donc entre des hommes qui ont ou
n'ont pas de propriété, et dont la propriété est, dans la plupart des
cas, d'importance différente. Et bien qu'il voie dans la propriété
quelque chose de mort et de positif, donc de diamétralement
Le jeune Hegel
opposé à l'amour et à la vie, il examine cependant les inter-
relations qui se forment de cette manière.

Mais par ailleurs, les amants se trouvent en outre en rapport


avec beaucoup de réalités mortes; chacun possède beaucoup de
choses, c'est-à-dire qu'il se rapporte à des opposés qui demeurent
à ses yeux des opposés, des objets; ainsi les amants peuvent-ils
toujours s'opposer de diverses manières dans l'acquisition et la
possession de biens et droits divers .. ., et si la possession et la
propriété ont tant d'importance pour l'homme et tiennent tant de
place dans ses soucis et ses pensées, même les amants ne peuvent
pas s'abstenir de réfléchir sur cet aspect de leurs rapports ... 16

Étant donné l'aspect rudimentaire de cette conception écono-


mique et le caractère psychologique des relations examinées entre
l'homme et la propriété, Hegel ne peut maintenant arriver plus
loin qu'à un compromis superficiel. Le seul fait important ici
est qu'il ait aperçu le caractère inévitable de ce problème, la
nécessité de le discuter. La solution qu'il pense trouver maintenant
est constituée par la communauté des biens entre les amants.
Mais il est à nouveau caractéristique de la sobriété réaliste de
Hegel qu'il pressente que cette solution n'est qu'apparente. Dans
une note marginale du passage que nous venons de citer, il dit,
à propos de la communauté des biens entre les amants :

Par la propriété indivise ... , la communauté des biens donne


l'illusion d'une disparition complète des droits; au fond, un droit
sur la part de la propriété qui n'est pas immédiatement employée,
subsiste, mais il reste tacite. Dans la communauté des biens, les
choses ne sont pas propriété, mais le droit, la propriété portant
sur une part d'elles-mêmes, se cache en elles 17 .

Hegel voit donc que la suppression de la positivité de la pro-


priété par la communauté des biens entre amants ne constitue pas
une véritable suppression.
La sobriété réaliste qui apparaît ici, la critique impartiale et la
destruction de ses propres conceptions excessivement ambitieuses
et exaltées, se manifeste également dans le fait que Hegel voit
parfois avec clarté le caractère momentané, ponctuel, de r amour
lui-même.

16. Nohl, pp. 381-382. Esp. du Chr., pp. 145, 146, 147.
17. Nohl, p. 382. Esp. du Chr., p. 146.
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 31
Mais cette union n'est qu'un point, un germe, les amants ne
peuvent rien lui adjoindre de façon à produire en lui un divers;
car dans l'union, ils n'ont pas eu affaire à un opposé, elle est
pure de toute séparation; tout ce qui rend possible un divers, un
être-là, l'être nouvellement créé doit le tirer de lui-même, se l'op-
poser et s'y unir 18 .
On le voit : malgré le caractère central que Hegel confère à la
catégorie de l'amour à cette époque, il est malgré tout encore fort
loin de la glorifier à la manière romantique. Il voit en elle le point
culminant de la vie, la véritable victoire sur tout le caractère mort
et positif du monde, mais il voit en même temps qu'aucune réalité
plus élevée, opposable réellement à la positivité de la société bour-
geoise, ne peut être fondée sur ce sentiment. A la suite de son
évolution de Francfort, il traite cette insuffisance de l'amour
comme un manque d'objectivité. Il veut opposer à l'objectivité
morte du monde positif une autre objectivité, vivante et non
positive. L'ancienne opposition des deux époques se transforme en
opposition interne au sein de la société bourgeoise. De cette pro-
blématique naît la tentative de Hegel visant à élever l'objectivité
vivante de la religion non positive au-dessus de la pure subjectivité
vivante de l'amour. Nous parlerons par la suite des contradictions
qui résultent de cette conception. Il nous faut seulement souligner
que Hegel cherche et trouve ici une autre solution à l'inaccomplis-
sement subjectif de l'amour, solution qui, dans sa philosophie
sociale postérieure, restera la solution cruciale : l'amour en tant
que fondement du mariage et de la famille. Immédiatement après
les lignes que nous avons citées, il déclare :
Ainsi il y a désormais : l'être-un, les êtres séparés et l'être à
nouveau unifié. Les êtres unis se séparent de nouveau, mais dans
l'enfant, l'union elle-même est devenue indissoluble.
Et à l'expression cc l'être à nouveau unifié», Hegel ajoute :
ccl'enfant, c'est les parents eux-mêmes » 19 . Ici se trouve contenue
en germe, comme nous le voyons, la théorie hégélienne de la famille
en tant que cellule de la société bourgeoise.
Dans ces premières ébauches de Hegel à Francfort, nous voyons
donc s'esquisser, quoique de façon très confuse et contradictoire,
les premiers contours de sa conception future de la société bour-

18. Ibid, p. 38r. Esp. du Chr., pp. 144-145.


1 9.Ibid., p. 38 r. Esp. du Chr., p. 1 4 s.
Le jeune Hegel
geoise. Mieux encore, nous voyons naître chez le jeune Hegel les
tendances et exigences qui le conduiront plus tard à sa connais-
sance de la société bourgeoise. Nous verrons que l'idée directrice
de base de l'évolution de Hegel est la suivante : trouver, dans
l'objectivité apparemment morte des objets et institutions de la
société bourgeoise, un rapport dialectique, de telle façon que
l'objectivité de toute chose perde son caractère mort et apparaisse
comme la condition et le résultat de l'activité du sujet; que la
société et l'histoire soient conçues par la philosophie comme le
monde propre des hommes, le produit de leur propre activité.
Sur ce point, il n'existe que de très modestes ébauches, assez obs-
cures, tant quant au contenu que du point de vue méthodologique.
La connaissance que possède Hegel de la structure de la société
bourgeoise moderne est encore très vague, très empirique, fort
éloignée de la pénétration de ses lois immanentes. Et, de façon
tout à fait parallèle, sa méthodologie ne consiste encore qu'en
une quête obscure des rapports vivants existants entre le sujet et
le monde social des objets. Des pressentiments des rapports dia-
lectiques apparaissent à plusieurs reprises mais se perdent dans la
brume mystique de la religion.
Le principe dominant de cette époque reste toujours la confron-
tation rigide du sujet et de l'objet, accompagnée néanmoins du
désir passionné de la vaincre. Depuis le début de la période de
Francfort, Hegel cherche à trouver une conception de l'activité
de l'individu dans la société bourgeoise qui corresponde à ses
idéaux humanistes et mène tout de même à une activité au sein de
la société bourgeoise. La société bourgeoise doit, selon cette for-
mulation philosophique, être vécue de l'intérieur, et non à travers
un principe qui lui serait appliqué de l'extérieur; de machinerie
morte (telle qu'elle apparaît immédiatement), elle doit être trans-
formée en quelque chose de vivant. Cette voie qui va du mort au
vivant constitue cependant dès le début, comme nous l'avons vu,
une voie de découverte des contradictions de la société bourgeoise,
même si cette découverte s'accompagne de l'intention de les sup-
primer dans le cadre de la société bourgeoise. Telle est la voie par
laquelle Hegel tente d'accomplir la réconciliation de l'homme,
des idéaux humanistes, avec la société bourgeoise, et nous pouvons
percevoir, dès la première apparition de ces problèmes, tant les
points faibles que les points forts de la conception hégélienne de
la société.
La tendance actuelle de Hegel à se tourner vers l'élément
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 33

vivant doit nécessairement, de par sa confusion sentimentale et


liée à l'expérience vécue, déboucher souvent sur le domaine reli-
gieux. Nous avons déjà pu constater que Hegel se rapprochait
fortement du christianisme, contrairement au refus rigide qu'il
lui avait opposé à Berne. Si, comme nous l'avons mentionné,
r amour s'identifie maintenant pour Hegel à la religion, OU, comme
il le formulera bientôt, si r amour forme une voie vers la religion,
cette tendance est indubitablement orientée vers une réconci-
liation avec le christianisme. Sur ce point également, Hegel a
pris au cours de sa crise francfortoise une orientation qu'il suivra
tout au long de sa vie. Mais il serait erroné de prendre à la lettre
les interprétations réactionnaires de sa philosophie, élaborées
par l'aile droite de ses propres élèves, et selon lesquelles Hegel
serait, ou serait devenu sans réserves un philosophe du christia-
nism\'. protestant. (Ces derniers temps, Georg Lasson en parti-
culier a défendu passionnément cette conception et a critiqué tous
les néo-hégéliens, aussi réactionnaires soient-ils par ailleurs, qui
ont cc sous-estimé >> cette religiosité protestante.)
L'attitude adoptée par Hegel vis-à-vis de la religion chrétienne
a toujours été équivoque, contradictoire et réservée. Au cours de
l'examen de la période de Francfort, nous verrons qu'il sera
amené à entamer un grand débat avec le christianisme, et princi-
palement avec la personnalité de son fondateur Jésus; les catégo-
ries religieuses du christianisme joueront un rôle extraordinaire-
ment important dans toute sa pensée; mais en même temps, ce
débat se terminera par la constatation d'une contradiction tragique
et insoluble dans la vie et dans la doctrine de Jésus : le fait que le
point culminant du système hégélien réside dans le domaine
religieux n'impliquera en aucune manière une simple identifica-
tion avec le christianisme. Au contraire, nous rencontrerons encore
à Iéna des ébauches de philosophie de l'histoire relatives à l'évolu-
tion des religions, ébauches qui mènent au-delà du christianisme et
visent la naissance d'une nouvelle, d'une troisième religion. L'ana-
lyse de ces prises de positions ultérieures de Hegel vis-à-vis du
christianisme et de la religion en général nous permettra d'éclair-
cir - au moins par allusions brèves - r ambiguïté qui caractérise
jusqu'à ses attitudes les plus tardives. Pour la compréhension de la
phase d'évolution actuelle de la philosophie hégélienne, il nous
suffira donc d'une part de constater la forme contradictoire de
son approche du christianisme, l'abandon du refus abrupt de ce
dernier qui caractérisait r époque bernoise, et d'autre part d'attirer
Le jeune Hegel
l'attention sur le fait que ce que Hegel recherche durant toute la
période francfortoise dans la religion, dans le principe de l'élément
religieux, est l'unité vivante des contradictions, et donc, selon sa
conception qui s'affermit de plus en plus, la forme la plus élevée
de la vie. Du caractère contradictoire de cette conception découle
la tendance fondamentale de la systématisation qu'il élabore à
Francfort, tendance visant à dépasser (aujheben) la philosophie
dans la religion. (Le renversement de ce rapport de la philosophie
et de la religion constitue une des modifications les plus impor-
tantes accomplies dans la pensée hégélienne à l'époque d'Iéna.)
Cette modification dans l'attitude adoptée par Hegel vis-à-vis
de la religion chrétienne a des conséquences non négligeables en
ce qui concerne le caractère général de ses conceptions de la philo-
sophie de l'histoire et de la philosophie en général. Nous ne ferons
ici que souligner quelques-uns des éléments les plus importants.
Comme nous nous le rappelons, Hegel adopte à Berne le schéma
de l'évolution historique suivant lequel la période de déclin du
christianisme se développe à partir du dépérissement de la liberté
républicaine antique. L'origine juive du christianisme joue ici
le rôle subalterne d'une occasion historique. Ce qui est essentiel,
c'est la désagrégation politique, économique et morale de l'Em-
pire Romain. Les Juifs, en tant qu'ils ont engendré la religion de
la nouvelle ère mondiale, ne sont traités que comme un peuple
assez corrompu pour se trouver à même de produire une religion
correspondant aux besoins de la déchéance humaine générale. Il
est compréhensible que l'histoire du judaïsme suscite maintenant
chez Hegel un intérêt en tant que telle : il commence à étudier
de façon plus approfondie la liaison et l'opposition existant entre
le judaïsme et le christianisme. Cette extension de sa sphère d'inté-
rêt historique forme la première ébauche de la philosophie de
l'histoire ultérieure, qui fait précéder l'histoire de !'Antiquité d'une
partie importante consacrée à l'Orient.
Durant les premières années de Francfort, cette façon de traiter
du monde oriental est encore très peu historique à proprement
parler. Il s'agit d'une analyse, menée du point de vue de la philo-
sophie de l'histoire, des traditions juives tirées de la Bible plutôt
que d'histoire véritable. Cependant, nous rencontrons quelques
points de vue qui prennent de l'importance pour l'élaboration des
conceptions historiques de Hegel. En ce qui concerne l'analyse
du judaïsme, Hegel part du fait que, pour ce peuple, le cc divorce
avec la nature » est typique, par opposition à ce qui fut le cas pour
La crise des conceptions sociales de Hegel
le monde grec; nous nous trouvons en présence d'un des germes
de sa conception future de l'Orient; en outre, il tire une conséquence
très remarquable même si elle reste tout d'abord purement apho-
ristique : il di~ que cette désunion cc entraîne nécessairement la
naissance de l'Etat, etc. » 20
Il est en effet très important pour la conception hégélienne
de l'histoire que l'État naisse à un certain niveau des contradic-
tions sociales. A Berne, l'État antique représentait pour Hegel
le produit d'une période sans contradictions sociales internes,
et c'était la naissance et l'aggravation de ces contradictions qui
provoquaient la chute de l'État. Ici se trouve le germe de la concep-
tion inverse, plus dialectique et plus historique, même si l'opposi-
tion n'est provisoirement envisagée que de façon méthodologi-
quement rigide, et possède un contenu très mystificateur.
La transformation des conceptions hégéliennes concernant le
rôle historique de l'État et le rapport du citoyen avec l'État,
ressort de façon encore plus claire dans un autre passage du même
fragment qui a trait à cc l'esprit du judaïsme ». Pour comprendre
pleinement cette transformation, il faut nous rappeler à nouveau les
conceptions bernoises de Hegel. A l'époque, il considérait que les
citoyens n'avaient de relation avec l'Etat que sous la forme d'un
libre dévouement à la républi9ue démocratique. Hegel caractéri-
sait la période de déclin de l'Etat par le fait que le despotisme y
régnait et que les citoyens, en tant qu'h~mmes purement privés,
ne pouvaient nouer aucune relation avec l'Etat. Maintenant, Hegel
souligne avec tout autant de force le violent contraste entre les
républiques antiques et la théocratie judaïque, mais il développe,
à propos de la période d'évolution du judaïsme qui commence
avec la création du royaume, la thèse suivante :
L'individu était entièrement exclu d'une participation active aux
affaires de l'État; l'égalité politique des citoyens était le contraire
de l'égalité républicaine, elle n'était que l'égalité dans !'insigni-
fiance. Ce n'est que sous les rois qu'en dépit de l'inégalité né5=es-
sairement introduite avec eux, un rapport s'établit entre l'Etat
et de nombreux sujets; beaucoup acquirent de ce fait une certaine
20. Nohl, p. 368. Esp. du Chr., p. 1 26.
Nous nous contenterons de mentionner brièvement ici que ces fragments de Hegel
sont dans le prolongement d'une brève annotation historique datant de la période de
Berne et publiée par Rosenkranz (pp. 5 1 5 sq. ). Mais les conceptions qui y sont esquis-
sées à propos de l'essence de l'Orient n'ont exercé aucun effet sur les constructions que
Hegel a élaborées à Berne du point de vue de la philosophie de l'histoire, et c'est la raison
pour laquelle nous ne les examinerons pas de façon approfondie.
Le jeune Hegel
importance par rapport aux catégories inférieures, et un certain
r
nombre eut tout au moins la possibilité de acquérir 21 .
Ce passage est lui aussi assez vague. Mais il s'en dégage quand
même ceci : d'après les conceptions nouvelles de Hegel, il naît
de l'inégalité croissante des positions politiques et sociales des
citoyens sous la royauté une relation avec l'État plus puissante
que ne l'avait été auparavant l'égalité abstraite sous la théocratie
primitive.
En d'autres termes, ceci signifie que Hegel commence à consi-
dérer comme essentiels et déterminants les états (Stande) et classes
sociales nés au cours de l'histoire, et cela en ce qui concerne la
relation entre les citoyens et l'État. A Berne, il voyait dans toute
différenciation de classes un moment de la désagrégation et du
déclin de l'État. Maintenant, alors qu'il s'efforce d'arriver à une
compréhension théorique de la société bourgeoise moderne, il
doit évidemment comprendre la liaison réelle entre les états et
classes, en lesquels la société se différencie, comme un moment
fondamental de l'État. Hegel n'accomplira ce pas que durant
la période d'Iéna; il ne donnera une forme définitive à cet enchaî-
nement que beaucoup plus tard, dans la Philosophie du Droit
( 182 1 ). Mais c'est précisément pourquoi il est important d'attirer
l'attention sur le fait que le premier germe de cette conception
apparaît chez Hegel dès le moment où il engage la discussion sur
la société bourgeoise.
Notre dernière citation montre que le jugement porté par Hegel
sur la vie politique antique a été repris intégralement, et sans
modification, à la période bernoise. Ce jugement ne changera
plus au cours de son évolution future : seule la place que Hegel
assignera à !'Antiquité dans l'évolution historique sera différente;
il considérera de plus en plus !'Antiquité comme inéluctablement
dépassée, et ceci parallèlement à la tentative d'appréhender théori-
quement les conditions concrètes de la société moderne dans leur
nécessité et dans leurs lois.
Au cours de la période de Francfort, cependant, l'état d'esprit
religieux généralement dominant pénètre aussi la conception de
!'Antiquité. En recherchant une objectivité religieuse, non positive,
Hegel se reporte également à la religion antique et voit dans sa
façon d'animer la nature un modèle pour ses propres tentatives.
Mais plus encore que ce déplacement d'accents il faut noter qu'à
2 1. Nohl, p. 370. Esp. du Chr. p. 130.
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 37

partir de l'analyse de cette question, il cherche à aborder les pro-


blèmes de l'unité de la nécessité et de la contingence du sujet et
de l'objet.
Là où sujet et objet - ou liberté et nature - sont pensés comme
unis, de telle sorte que la nature soit liberté, que le sujet et l'objet
soient inséparables, là est le divin : un tel idéal est l'objet de
toutes les religions. Une divinité est à la fois sujet et objet; on ne
peut dire d'elle qu'elle soit sujet par opposition à des objets, ou
qu'elle ait des objets. - Les synthèses théoriques deviennent
complètement objectives, tout à fait opposées au sujet. - L'acti-
vité pratique anéantit l'objet, elle est complètement subjective :
ce n'est que dans l'amour que l'on est un avec l'objet, celui-ci
ne domine pas et n'est pas dominé. - Cet amour, transformé en
essence par l'imagination, est la divinité ... On peut appeler cette
union union du sujet et de l'objet, de la liberté et de la nature,
du réel et du possible 22 .
On voit ici comment, de la toute première tentative hégélienne
pour formuler des problèmes dialectiques, se dégage immédiatement
la forme de l'idéalisme objectif, caractéristique de la philosophie
allemande : l'identité du sujet et de l'objet. Sur le plan de la ter-
minologie également, ces assertions de Hegel rejoignent les tenta-
tives de Schelling, qui, tout en conservant pour l'essentiel la concep-
tion fichtéenne de la théorie de la connaissance, tentait cependant
de la développer plus avant, en une dialectique objective. A cet
égard, il n'est pas très important d'établir jusqu'à quel point les
conceptions hégéliennes de l'époque furent influencées par les
écrits de Schelling, ou empruntèrent spontanément la même direc-
tion. Car, étant donné les problèmes qui, dans l'idéalisme classique
allemand, ont mené à l'idéalisme absolu, la conception de l'identité
du sujet et de l'objet constituait une nécessité inéluctable. Il s'agit
seulement de voir comment est conçu, dans cette unité supérieure, le
dépassement du sujet et de l'objet. Ceci est décisif pour déterminer
si l'idéalisme absolu se perd totalement dans un mysticisme religieux
(ce qui fut le processus d'évolution de Schelling), ou si, au
contraire, un champ important de l'appréhension dialectique de la
réalité est arraché à ce mysticisme idéaliste par le fait que les
contradictions vivantes sont, dans la mesure du possible, dégagées
avec force et restent maintenues au sein de leur être dépassé
(Aufgehobensein). La lutte de ces deux tendances traverse dans

22. Nohl, p. 376. Esp. du Chr. pp. 138-139.


Le jeune Hegel
une large mesure toute l'évolution de Hegel. L'influence de
Schelling n'entraîne chez lui que le renforcement sporadique
d'une des tendances, la tendance rétrograde. Hegel mène une polé-
mique contre Schelling, se détache de lui, ce qui ne constitue à nou-
veau que le triomphe de l'autre tendance, - une victoire qui,
cependant, dans le cadre de l'idéalisme absolu, ne peut jamais être
totale.
De toute manière, ces fragments montrent que Hegel se préoc-
cupe déjà beaucoup plus intensément des problèmes philosophiques
qu'il ne l'a fait à Berne. A cet égard, il est très caractéristique de
l'état présent de la pensée hégélienne que sa conception de l'objec-
tivité soit devenue extraordinairement vacillante, qu'il se débatte
avec les formulations les plus diverses de l'objectivité, sans parve-
nir à une solution définitive. Il est intéressant, par exemple, que
dans le passage que nous venons de citer, Hegel conçoive la reli-
giosité qui, d'après lui, est destinée à supprimer l'opposition du
sujet et de l'objet, de façon purement subjective. Il s'agit d'une
sorte d'introduction de la subjectivité - par l'imagination (Einbil-
dungsk_raft), dit Hegel- dans les objets; quelque chose qui, par
conséquent, pensé dans toutes ses implications, ne peut rien changer
à l'objectivité. Ce vacillement s'exprime surtout par le fait que
Hegel recherche dans la religion, dans la vie, un être qui devrait
être supérieur à tous les concepts et représentations, un être qui
dépasserait, et par là même corrigerait, tous les aspects unilatéraux
et la rigidité de la réflexion.
En affrontant cet ensemble d'idées, Hegel se heurte à l'indépen-
dance de l'être vis-à-vis de la conscience; mais comme il n'aban-
donne pas un instant sa théorie de la connaissance idéaliste, il ne
peut tirer de la constatation de cette indépendance aucune conclu-
sion fructueuse.
Cette indépendance, le caractère absolu de l'être, voilà ce qui
heurte; l'être doit bien être, mais le fait qu'il soit n'est pas une
raison pour qu'il soit pour nous; l'indépendance de l'être doit
consister dans le fait qu'il est, que ce soit pour nous ou non; l'être
doit pouvoir être quelque chose d'absolument séparé de nous, en
quoi ne réside pas la nécessité que nous entrions en rapport avec
lui.

De ces présupposés, Hegel tire des conséquences tout à fait diffé-


rentes les unes des autres. Il écrit quelques lignes plus haut :
« croire présuppose un être n, et prétend alors d'une part démontrer
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 39

la priorité de l'être sur la pensée, et cependant découvrir en même


temps dans la croyance le principe religieux supérieur à l'aide
duquel pouvoir établir l'unité objective et idéaliste. C'est pourquoi
il écrit : cc ce qui est ne doit pas être cru mais ce qui est cru doit
être» 23 .
Ces enchaînements d'idées sont extraordinairement confus. Mais
on peut en tout cas percevoir en eux que les questions concernant
la théorie de la connaissance, celles de l'objectivité selon Hegel,
sont déjà en train de s'élaborer. Et il est extrêmement intéressant
de constater 9ue les premiers germes de l'établissement des niveaux
(Abstufungen) dialectiques de l'être (être, être-là, existence, etc.)
tels qu'ils se manifesteront ultérieurement apparaissent pour la
première fois chez Hegel dans de tels enchaînements d'idées.
Certes, c'est le cas sous une forme obscure, éloignée du concept
dialectique. Mais il est très caractéristique de l'évolution de la
pensée hégélienne que ces questions apparaissent en rapport avec le
problème central de Berne, celui de la positivité. Le rapport entre
la positivité en tant que problème social et en tant que question de
l'objectivité ( Objek,tivitatsfrage, Gegenstandlichk,eitsfrage) dans la
philosophie, qui était présent à Berne au stade inconscient et ins-
tinctif, commence à constituer un problème. Et ce n'est certes pas
par hasard si, parallèlement, l'ancienne conception de la positivité
se réélabore elle aussi, si les contradictions commencent à émerger
à ce propos également.
Hegel, il est vrai, donne à Francfort une définition de la positi-
vité qui correspond tout à fait à la conception bernoise 24 . Mais au
cours des investigations ultérieures, plus concrètes, ce concept se
concrétise, reçoit une formulation consciemment philosophique, et,
par là même, la conception devient plus souple qu'elle ne l'était à
Berne. Nous avons vu à maintes reprises que Hegel visait mainte-
nant une réunion vivante des éléments opposés, des oppositions de
la vie. La positivité n'apparaît pour lui, à cet égard, que comme une
forme fausse de la réunion.
La positivité advient si, quand règne dans la nature la sépara-
tion éternelle, l'inconciliable est uni ri.
Et, complétant les idées précédentes concernant la foi et l'être, il
définit la positivité de la façon suivante
23. Nohl, p. 383. Esp. du Chr. p. 148.
24. Nohl, p. 364.
25. Ibid., p. 377. Esp. du Cbr. p. 140.
Le jeune Hegel
Une foi positive est celle qui, à la place de la seule union pos-
sible, établit une autre union; à la place du seul être possible, pose
un autre être; qui donc unit les opposés d'une manière telle qu'ils
sont certes unis, mais incomplètement, c'est-à-dire qu'ils ne sont
pas unis eu égard à cela en quoi ils doivent être unis 26 .
Il est également intéressant d'observer combien Hegel, comme
c'était le cas précédemment à propos de l'indépendance de l'être
par rapport à la conscience, est poussé jusqu'à la limite de l'idéa-
lisme et comment cependant, de là, il retourne immédiatement dans
la direction opposée et se jette dans les bras de la subjectivité. Car
si on lit attentivement le dernier passage cité, et si on garde à l'es-
prit que, pour Hegel, la cc vie » est la réconciliation des oppositions
dans r être, il est clair que plane sur cette conception de la positivité
quelque chose qui, exprimé de façon matérialiste, correspondrait
précisément à la théorie du reflet incorrect des rapports objectifs.
Mais au moment décisif, il effectue un virage à cent quatre-vingts
degrés et ajoute le mot cc devoir être ,, (c< Sol/en ,)) par lequel il
devient tout à fait impossible de comprendre en vertu de quoi les
unifications mentales accomplies par la foi positive doivent ou ne
doivent pas être adéquates. On perçoit également ses hésitations
dans le fait qu'à la suite des enchaînements d'idées cités plus haut,
il dit, au sujet de la positivité :
La foi positive exige la foi en quelque chose qui n'est pas 27 •
Il renforce encore cette formulation quand, dans la confrontation
de la foi positive et de la foi non positive, il pousse l'opposition à
sa pleine acuité en en faisant r opposition de la représentation et de
l'être.
Dans la religion positive, l'étant - l'union - n'est qu'une repré-
sentation, une pensée - je crois qu'il est, signifie : je crois à la
représentation, je crois que je me représente quelque chose, je
crois en quelque chose de cru (Kant, divinité); philosophie kan-
tienne - religion positive (divinité comme volonté sainte, homme
comme négation absolue; on unit dans la représentation, on unit
des représentations - La représentation est une pensée mais la
pensée n'est pas un étant) 28 •
Une telle conception de la positivité comme simple représentation
ne sera pas maintenue par Hegel quand il concrétisera ultérieure-
26. Ibid., p. 383. Esp. du Chr. p. 148-149.
2 7. Ibid., p. 384. Esp. du Chr. p. l j o.
28. Ibid., p. 38 j. Esp. du Chr. p. l jO.
La crise des conceptions sociales de Hegel 241

ment ses vues. L'importance de ces premières formulations du


concept de positivité sur le plan de la théorie de la connaissance
réside surtout dans le fait que l'opposition rigide de la période ber-
noise est en cours de réélaboration; en outre, comme nous l'avons
montré, l'établissement des niveaux de l'être est apparu à l'horizon
de sa pensée; enfin, cette conception de la positivité a fait émerger
pour la première fois à la surface de façon nette r opposition entre
Kant et Hegel, et ainsi s'est faite jour la première amorce de la dis-
cussion à laquelle Hegel soumettra la philosophie kantienne.

DEUX FRAGMENTS DE BROCHURE
SUR DES QUESTIONS ALLEMANDES ACTUELLES

Le caractère contradictoire de la phase présente de l'évolution


hégélienne apparaît de façon particulièrement claire dans les frag-
ments qu'il nous reste de deux brochures rédigées au cours des
années I 798- I 799. La première brochure devait traiter des conflits
constitutionnels dans la patrie au sens restreint de Hegel, le Wur-
temberg. Elle doit avoir été écrite dans la première moitié de l'an-
née I 798, car Rosenkranz 1 publie la lettre d'un ami de Hegel
qui lui répond le 1 7 août I 798; la brochure devait donc être ter-
minée à ce moment. Le motif de la rédaction de cette brochure
fut le conflit constitutionnel qui éclata au Wurtemberg à la fin du
xvuf siècle entre le duc et les états (Landftdnde). Ce conflit naquit
de la position adoptée vis-à-vis de la France, car le duc soutenait
l'intervention autrichienne contre la France, tandis que les états
sympathisaient avec cette dernière. Après une tentative faite par le
duc de gouverner en monarque absolu, sans les états, ceux-ci furent
à nouveau rappelés en I 796, pour élire une nouvelle délégation en
laquelle le monarque espérait acquérir un organe plus souple qui
s'adapterait à sa politique. Mais le conflit ne fit que s'accentuer
et fut l'objet de nombreux pamphlets, qui parurent au Wurtemberg:
ils critiquaient de manière acerbe la situation féodale et abso-
lutiste régnant dans cet État, le caractère vieillot de sa constitu-

1. Rosenkranz, p. 9 1.
Le destin de cette brochure montre avec quelle négligence on a traité les œuvres
posthumes de Hegel : Rosenkranz prétend que seuls quelques fragments de cette bro-
chure ont été conservés; Haym, en revanche, affirme (op. cit., p. 189) avoir eu à sa
disposition la brochure dans son entièreté; il en tire en effet quelques citations qui ne se
trouvent pas chez Rosenkranz et, en outre, il donne une série d'indications plus ou moins
importantes sans citer mot à mot le texte de Hegel. Par la suite, tout le manuscrit a été
perdu.
La crise des conceptions sociales de Hegel 24 3

tion, et allaient même jusqu'à revendiquer des représentants élus


par la population tout entière. En outre, il y avait également au
Wurtemberg des tendances républicaines, des voix réclamant une
république souabe.
La brochure de Hegel fut rédigée à propos de ces conflits. Les
parties qui nous en sont restées montrent très clairement la position
hésitante de Hegel vis-à-vis des problèmes de son époque. Ceci
ne doit pas être entendu dans le sens où Hegel aurait penché vers
un compromis avec la situation féodale et absolutiste existant alors
en Allemagne, ou aurait capitulé devant elle. La critique qu'il
émet à propos de cette situation est, comme nous le verrons, très
dure, et, lorsqu'il peut adopter une attitude critique d'ordre philo-
sophique général, elle s'oriente avec beaucoup de détermination
contre l'état de choses existant en Allemagne. A cet égard, on ne
peut vraiment parler, dans le cas présent non plus, d'une modifi-
cation essentielle de son point de vue politique. Il veut maintenant
intervenir de façon directe dans les problèmes concrets du jour,
on voit apparaître chez lui une grande incertitude, un tâtonnement,
et même, par moments, une modération très surprenante, si l'on
considère les prémisses qu'il a lui-même posées. Le grand élan
critique se termine par des propositions de réformes relativement
modérées, comme Haym l'établit en son temps 2•
On peut voir très clairement cette incertitude dans les change-
ments qu'il a apportés au titre de la brochure. A l'origine, elle s'in-
titulait : Que les magistrats wurtembourgeois doivent être élus par le
peuple. Par la suite, il modifia ce titre, en remplaçant le mot
cc peuple » par le mot « citoyens ». Le titre définitif devint cepen-
dant : Des plus récentes affaires intérieures du Wurtemberg, et en parti-
culier du statut des magistrats.
A l'origine, la brochure comportait une dédicace : « Au peuple
du Wurtemberg», qui fut éliminée par la suite 3. Nous ne pou-
vons plus établir avec certitude aujourd'hui si cette modification
du titre fut apportée en raison de la censure, ou à cause des oscil-
lations de la position de Hegel lui-même, ou si, et dans quelle
mesure, elle fut effectuée en liaison avec des changements appor-
tés dans le texte. Nous ne pouvons qu'analyser les maigres frag-
ments de la brochure qui nous ont été transmis.
Son point de départ politique est très proche des conceptions

2. HAYM, op. cit., p. 67.


3. ROSENKRANZ, p. 9 1.
244 Le jeune Hegel

républicaines pronees à Berne et des remarques concernant la


brochure de Cart. Dans les fragments publiés par Haym, nous
trouvons des jugements vigoureux violemment défavorables à
l'absolutisme. A ce sujet, Hegel dit :

A la fin, tout tourne autour d'un homme, qui réunit en lui, ex


providentia maiorum, tous les pouvoirs, et ne donne aucune
garantie quant à la reconnaissance et au respect des droits de
l'homme.

Et, en accord complet avec ce jugement, il déclare

Tout le système représentatif du Wurtemberg est en lui-même


défectueux et nécessite une transformation totale 4 •

Cette critique trouve son fondement théorique dans un appel


à la justice et aux droits de l'homme.
La justice est le seul critère qui convienne pour ce jugement. Le
courage d'exercer la justice, le seul pouvoir qui puisse liquider
complètement, dans l'honneur et la paix, ce qui est chancelant et
produire un état de sécurité 1 •

Seule cette aspiration à la justice, seule une tentative pour s'élever


au plan universel rendront possible une victoire sur les intérêts
mesquins, particuliers, de la petite bourgeoisie bornée.
Dans les remarques préliminaires des fragments disponibles,
Hegel dépeint de façon très vivante le souhait sans cesse crois-
sant d'un changement à apporter à la situation régnant au Wur-
temberg; il décrit cet état cl' esprit comme une force irrésistible
qui ne peut que croître à mesure que les réformes tardent.

Il ne consiste pas en un vertige accidentel et passager. L'appelle-


t-on paroxysme fiévreux? Mais il ne s'achève que dans la mort
ou quand la matière malade a été éliminée. Il est une tension de
la force encore saine qui est capable d'expulser le mal 6 •

4. Lasson, p. XIV et XV. Pour ces deux brochures, nous citons, dans la mesure du
possible, le texte de l'édition Lasson, car elle est la plus accessible au lecteur. Nous nous
référerons à d'autres éditions dans les cas où le texte ne figure pas, ou est incomplet,
dans l'édition Lasson (N.d. T.).Les_ deux fragments qui constituent la seconde brochure
ont été traduits dans l'édition des Ecrit.< politique.<, Paris, Champ Libre, I 97 7, pp. I 7 I-
I 7 2, 24-30 et 2 1-24. Il n'existe pas de traduction française de la première brochure.
5. Lasson, p. I 5 1.
6. Ibid.
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 45

Hegel constate à nouveau que la situation du Wurtemberg, telle


qu'elle existe, est devenue intenable et nécessite une transforma-
tion profonde.
Il se tourne alors avec une ironie amère contre ceux qui
approuvent la nécessité d'une réforme dans l'abstrait, mais
s'élèvent par égoïsme de classe contre toute réforme concrète.
Trop souvent se dissimule derrière les souhaits et le zèle concer-
nant le bien général la réserve suivante : tant que celui-ci s'ac-
corde avec notre intérêt. Un tel empressement dans l'acquiesce-
ment donné à toutes les améliorations se transforme en crainte,
expire, dès qu'une seule revendication est adressée à cette bonne
volonté.
Et il résume ainsi ses remarques satiriques au sujet de la nécessité
des réformes :
Si une transformation doit advenir, quelque chose doit être trans-
formé. Une si pauvre vérité doit être dite parce que la peur - qui
doit ( muss), - se distingue du courage - qui veut - par le fait
que les hommes qui sont mus par la peur manifestent la faiblesse
de vouloir conserver tout ce qu'ils possèdent : tel le prodigue,
qui se trouve dans la nécessité de limiter ses dépenses, mais qui,
quand on lui parle d'une restriction concernant un article qui,
jusqu'alors, satisfaisait ses besoins, le trouve indispensable, ne
veut renoncer à rien jusqu'à ce que, finalement, lui soit retiré
r
tant indispensable que ce dont il aurait pu se priver 7 •
Pourquoi l'état de choses existant au Wurtemberg est-il devenu
insoutenable? La réponse donnée par Hegel est claire et simple.
Cette situation est insoutenable parce qu'elle provient d'une
époque ancienne, révolue, socialement et politiquement dépassée,
parce qu'elle ne correspond plus à l'esprit et aux besoins du
temps présent. Il s'agit d'une prise de position générale de type
bourgeois et progressiste vis-à-vis des institutions féodales et
absolutistes existant en Allemagne. Mais nous devons cependant
nous attarder quelque peu sur ces remarques de Hegel, parce
qu'elles représentent un grand pas en avant dans l'évolution de sa
conception de la philosophie de l'histoire, ainsi que de la philoso-
phie en général. Hegel utilise ici pour la première fois l'idée de
révolution historique en vue de la défense idéologique du progrès
social.

7. Ibid., p. 1 p.
Le jeune Hegel
Au cours de sa période bernoise, la résurrection des républiques
antiques qu'il espérait voir se produire à la faveur de la confusion
d'un présent né de la positivité chrétienne et de l'inégalité des
richesses constituait une sorte de catastrophe à la Cuvier. Main-
tenant, il commence, de façon encore très générale et abstraite, à
percevoir dans l'évolution sociale elle-même la force motrice
du progrès : à considérer les différentes institutions sociales et
politiques sous un angle plus historique. Il n'estime plus, en
d'autres termes, qu'une institution est bonne ou mauvaise en soi
- comme il le pensait encore à Berne; il considère maintenant
qu'au cours de l'évolution historique, une chose, bonne à l'origine,
peut donner naissance à une institution fausse, réactionnaire,
freinant le progrès. Hegel élucide donc le caractère insoutenable
de la situation régnant au Wurtemberg de la façon suivante :
Comme ils sont aveugles, ceux qui peuvent croire que sont sus-
ceptibles de se maintenir des institutions, des constitutions, des
lois qui ne concordent plus avec les mœurs, les besoins, l'opinion
des gens, et dont l'esprit s'est échappé; qui peuvent croire que
r
des formes auxquelles ni entendement, ni la sensibilité ne
prennent plus d'intérêt, sont encore assez fortes pour continuer
à constituer le lien d'un peuple 8 .
On voit ici quelle grande importance ont eue pour l'évolution
hégélienne les raisonnements confus et compliqués qu'il tenait au
sujet de la notion de positivité, notion que nous avons analysée
dans la section précédente. Nous n'avions alors pu que constater
que la conception de la positivité se réélaborait d'une certaine
façon : à partir des antinomies rigides et métaphysiques de la
positivité et de la non-positivité commençaient à naître des ten-
tatives de transition dialectique. Ce que Hegel formulait naguère
sur la vraie ou la fausse réconciliation commence à devenir concrè-
tement historique : s'appelle maintenant positif ce dont cc l'esprit
s'est échappé». Hegel ne se demande plus ce qui est positif ou
non : son attention en vient à se tourner vers la question de
savoir comment une institution devient positive. Nous verrons à la
fin de la période francfortoise que cette tendance s'approfondit
jusqu'à devenir une approche nouvelle, philosophiquement et
historiquement consciente de tout le problème de la positivité,
et devient ainsi le fondement méthodologique de toute la philo-
sophie de l'histoire hégélienne ultérieure. A partir des fragments
8. Ibid., p. 1 p.
La crise des conceptions sociales de Hegel 24 7

disponibles, nous ne pouvons déterminer avec certitude dans


quelle mesure Hegel est arrivé, au moment de la rédaction de
cette brochure, à la clarté philosophique concernant ce problème
et dans quelle mesure il a relié la formulation rapportée plus haut
au problème de la positivité en général. Quelques petites citations
extraites et rapportées par Haym indiquent certes que quelque
chose ayant trait à cette liaison doit avoir été présent dans la
brochure. Mais Haym reproduit, à l'exception de quelques mots,
le texte hégélien dans une version qui lui est propre, fortement
réduite, de sorte que nous ne disposons pour traiter notre pro-
blème que d'indications. Haym écrit :
Il caractérise et condamne en termes frappants ce fonctionna-
risme qui a perdu « le sens des droits innés de l'homme », et qui,
se situant à l'arrière-garde de son époque progressiste, pris entre
sa fonction et sa conscience, ne recherche jamais que « des rai-
sons historiques qui justifieraient le positif» 9 .
Comme on peut le constater, une relation entre la positivité et
ce qui a vieilli historiquement semble avoir été présente à r origine
dans la brochure de Hegel, mais, à l'aide des textes disponibles,
on ne peut cependant établir dans quelle mesure cette relation fut
claire et consciente dans le sens philosophique.
La citation tirée de Haym reproduite ci-dessus nous montre
un autre aspect important, sur le plan pratique et politique, de la
brochure hégélienne : sa critique acerbe de la bureaucratie abso-
lutiste régnant au Wurtemberg. Dans un autre fragment de la
brochure, Hegel se tourne, en s'exprimant très durement,, contre
l'appareil bureaucratique de l'absolutisme dans un petit Etat. Il
perçoit et combat le fait que cet appareil est, dans la réalité, plus
puissant que les états (Landftiinde) eux-mêmes.
Ainsi les fonctionnaires (Offr:.jale) ... mènent par le bout du nez
les délégués et, avec eux, tout le pays 10 .
Ces remarques sont importantes, car on y voit clairement
exprimé le fait que Hegel n'est pas seulement un opposant et un
critique sévère des aspects féodaux subsistant dans la constitu-
tion du Wurtemberg, mais qu'en même temps il mène un combat
tout aussi dur contre l'absolutisme régnant dans ce petit État,
et qui est maintenant entré en conflit avec les états (Stiinde)

9· HAYM, p. 67.
10. Lasson, p. 1 j 3.
Le jeune Hegel
féodaux. Il est donc clair que le but final de Hegel ne pouvait
être qu'un troisième objectif, radicalement différent : la transfor-
mation bourgeoise et démocratique du Wurtemberg.
La timidité et la confusion des remarques par lesquelles Hegel
formule ses propositions concrètes en sont d'autant plus déce-
vantes. Après une critique très sévère de la situation wurtember-
geoise, après la justification, sur le plan de la philosophie de
l'histoire, de la nécessité absolue d'un remaniement radical, il
nous apparaît comme fort décevant que Hegel rejette la question
de savoir

si, dans un pays qui connaît la monarchie héréditaire depuis des


siècles, il convient de confier soudain le choix des représentants
à une masse ignorante, habituée à une obéissance aveugle et
encline à suivre l'impression du moment.

Sa proposition de transformation concrète se situe dans le pro-


longement de ces remarques; elle ne va pas dans le sens de la cri-
tique aiguë qu'il a faite de la situation au Wurtemberg.

Aussi longtemps que subsistent les résidus de l'ancienne situa-


tion, que le peuple ignore ses droits, que ne souffle aucun esprit
commun, que le pouvoir des fonctionnaires n'est pas limité, les
élections populaires ne serviront qu'au bouleversement total de
notre constitution. La chose principale qu'il conviendrait de faire
serait de confier le droit de vote à des hommes éclairés et
honnêtes qui formeraient un corps indépendant de la cour. Mais
je ne comprends pas de quel genre d'élection on pourrait espérer
une telle assemblée, même si on déterminait avec le maximum de
soins le droit électoral actif et passif 11 .

L'inadéquation entre l'âpreté de la critique et la timidité, la


confusion des propositions de réformes, est manifeste. Le fait que
Hegel, comme nous l'avons vu à propos de la période bernoise,
ait pris ses distances par rapport à r aile plébéienne et radicale de
la Révolution française, ne suffit pas à expliquer cette timidité
- à savoir sa proposition de constituer une assemblée de notables
cc indépendante » -, même si l'on tient compte du fait que cette
brochure fut déjà rédigée après les expériences de la Révolution
française, et que Hegel redoutait la transformation éventuelle

1 1. Ibid., p. XV et XVI.
La criJe des conceptions sociales de Hegel 2 49

d'une représentation élue en une convention radicale. Car, aussi


bien en France à cette époque que plus tard, même en Allemagne,
beaucoup de libéraux modérés ont pensé qu'une assemblée de
représentants élus pourrait constituer la transition adéquate vers
des réformes modernes.
La cause véritable réside évidemment dans la situation géné-
rale régnant en Allemagne et dans la position idéologique qui en
résulte et qui fut constamment déterminante pour l'attitude de
Hegel (de même que pour celle de contemporains importants,
Goethe par exemple). En raison de son point de vue international,
Hegel voyait assez clairement tant le côté rétrograde des consti-
tutions allemandes que la constitution telle qu'on devait rétablir.
Mais il n'avait aucune idée de la façon de relier sur le plan poli-
tique la critique qu'il émettait et l'objectif qu'il posait. En raison
de cette hésitation et de cette confusion naquirent les formes les
plus diverses d'illusions, nécessaires d'un point de vue social, mais
plus ou moins réactionnaires, qui déterminèrent sa pensée jusqu'à
la fin de sa vie. Plus son approche des problèmes devint concrète,
plus cette distance et les illusions visant à la combler en appa-
rence - de façon purement idéologique, - durent apparaître au
premier plan. Marx a analysé le caractère social et les raisons
sociales de ces illusions de façon extrêmement claire dans L 'idéolo-
gie allemande. Il déclare, pour caractériser l'Allemagne dans son
éclatement politique et économique à la fin du XVIIIe et au début
du XIXe siècle :
L'impuissance de chaque sphère particulière (car on ne peut
parler ni d'états ni de classes, mais tout au plus d'états disparus
et de classes non encore nées) ne permettait à aucune d'entre elles
de s'emparer du pouvoir pour elle seule. La conséquence néces-
saire en fut qu'à l'époque de la monarchie absolue (régime qui
apparut en Allemagne sous une forme très atrophiée et semi-
patriarcale), la sphère particulière à laquelle, par suite de la divi-
sion du travail, fut dévolue l'administration des intérêts publics,
acquit une indépendance, anormale que la bureaucratie moderne
vint encore accroître. L'Etat se constitua ainsi en puissance auto-
nome en apparence et, jusqu'à nos jours, il a conservé en Alle-
magne cette position qui, dans d'autres pays, ne fut que p~ssagère
- un simple stade transitoire. C'est cette situation de l'Etat qui
explique l'honnêteté et la conscience professionnelle des fonc-
tionnaires, qu'on ne trouve que chez les Allemands, ainsi _que
toutes les illusions qui circulent en Allemagne à propos de l'Etat
et de la pseudo-indépendance des théoriciens par rapport aux
250 Le jeune Hegel
bourgeois - contradiction apparente entre la forme sous laquelle
les théoriciens expriment les intérêts de la bourgeoisie et ces
intérêts eux-mêmes 12 •
Même si l'on possède une connaissance superficielle de l' évo-
lution des idées de Hegel, on doit voir combien toutes les carac-
téristiques de l'idéologie allemande de cette époque notées ici
par Marx s'adaptent bien à lui. Certes, les illusions concernant
« l'honnêteté et la conscience professionnelle du fonctionnaire »
et l'État n'apparaîtront de façon développée que dans sa concep-
tion ultérieure de la société, plus concrète, mais l'indépendance
apparente, soulignée par Marx en dernier lieu, par rapport aux
intérêts réels de la classe bourgeoise montante, constitue dès
maintenant, et de façon prononcée, la force animatrice cen-
trale de sa méthodologie politique et sociale. La confusion et
la timidité des réformes proposées, de même que les illusions
concernant un corps cc indépendant » qui devrait promulguer la
constitution du Wurtemberg, proviennent de cette source. La
relation qu'entretient Hegel avec le libéralisme est particulièrement
importante à cet égard. En ce qui concerne les objectifs sociaux,
Hegel s'accorde avec les libéraux sur de nombreux points. Des
idéologues importants du libéralisme, tels Benjamin Constant 13
ou Fox 14 , ont manifestement été étudiés assez tôt par Hegel,
et de manière approfondie. Cependant, il adoptera jusqu'à la fin
de sa vie une attitude, qui apparaîtra de plus en plus clairement,
de refus des méthodes politiques utilisées par le libéralisme, et le libé-
ralisme allemand en particulier. Il rejette surtout de façon de plus
en plus résolue la foi des libéraux dans le droit de vote, le parle-
mentarisme, les réformes parlementaires, etc.
Dans cette opposition se reflète, de façon fort intéressante, le
retard économique et social de l'Allemagne, ainsi que ce qui en
résulte, à savoir le développement non seulement inégal, mais
encore ambigu, entravé, mesquin et petit-bourgeois de l'idéologie
politique. Les deux orientations sont en effet teintées à la fois de
tendances petites-bourgeoises bornées et d'utopisme confus. Les
libéraux allemands de cette époque posent le plus souvent leurs
revendications de façon dogmatique, sans aucune considération

12. MARX-ENGELS, Die deutsche Ideologie, Berlin, 1953, p. 198; trad. fr.: L'idéolo-
gie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 2 2 r.
1 3. Rosenkranz, p. 6 2.
14. Haym, p. 67.
La cri.le des conceptions sociales de Hegel 2 51

sérieuse des rapports de force sociaux réels. (Pour éviter tout


malentendu, nous insistons sur le fait qu'il ne s'agit ici que des
idéologues du libéralisme, et non pas des quelques démocrates
révolutionnaires, peu nombreux, du genre de Georg Forster.) Le
dogmatisme de ces libéraux se confond avec un opportunisme de
caractère petit-bourgeois, avec une politique de clocher (libéraux
du sud de l'Allemagne) aux vues très étroites, là où - à la suite
des guerres françaises - est né une sorte de constitutionnalisme
de façade. Hegel perce à jour, comme le fait également Goethe,
ce côté borné du libéralisme allemand. Il ne partage les illusions
des libéraux ni sur la situation allemande, ni sur les conditions de
vie économiques et sociales de la société bourgeoise. Sa critique,
souvent juste, reste cependant toujours mêlée à des illusions d'un
tout autre ordre, avec lesquelles nous sommes déjà familiarisés.
Ces illusions le mèneront par la suite à des prises de position
nettement réactionnaires à propos de certains problèmes.
Ainsi les aspects bornés et les illusions des deux points de vue
possibles à cette époque reflètent-ils de la même manière la cc misère
allemande >> : la défaite des idéologues allemands, même les plus
éminents, qui évoluaient au sein de l'horizon international le plus
large, devant la mesquinerie petite-bourgeoise caractérisant la
situation sociale en Allemagne. Ce ne fut qu'immédiatement avant,
et surtout après la Révolution de Juillet en France (1830), que
naquit également en Allemagne un mouvement démocratique résolu,
que commença le véritable processus de dépassement de ces aspects
bornés (Georg Büchner, Heine). Mais il suffit de penser à la
lutte menée par le jeune Marx contre les néo-hégéliens radicaux
pour s'apercevoir que ces idéologies bornées ont eu des racines
profondément ancrées dans la situation sociale de l'Allemagne.
Étant donné que sa position idéologique se fonde sur la structure
déterminante des classes sociales à l'époque en Allemagne, Hegel
ne pourra la surmonter sa vie durant. Au cours de son évolution,
il apprendra certes à connaître de manière de plus en plus concrète
les forces motrices de révolution sociale, il pénétra de plus en
plus leurs lois, mais il n'en poursuivra la connaissance que dans
le cadre de certaines limites. Au-delà de ces dernières, les oppo-
sitions sociales, conçues parfois de façon très claire et très concrète,
se transforment immédiatement, et de façon objectivement non
fondée sur le plan social, en une universalité abstraite, fort empreinte
par la suite (un contenu bureaucratique et génératrice d'illusions à
propos de l'Etat. Autant Hegel s'est préoccupé au cours de son
Le jeune Hegel
évolution de sonder la relation dialectique existant entre la cc par-
ticularité » des intérêts privés et de classe et leur résultat social,
autant cette cc universalité » n'est pourtant jamais réellement déve-
loppée chez lui à partir des conditions sociales particulières et
concrètes : elle est imposée à cette particularité cc par en haut »,
de façon philosophiquement idéaliste, grâce à cette indépendance
apparente vis-à-vis de la base de classe. Il est clair que ce carac-
tère fondamentalement contradictoire de la conception sociale
et philosophique de Hegel apparaît ici de façon moins nette
que ce ne sera le cas au cours de son évolution ultérieure. Nous
verrons également que les contenus politiques autant que les
rapports méthodologiques seront soumis par Hegel à de grandes
transformations; cette contradiction de base est néanmoins un
trait constant de la pensée hégélienne.
Nous savons que la présente brochure n'a jamais paru. La lettre
d'un ami de Stuttgart, publiée par Rosenkranz, donne certains
éclaircissements sur la raison de cet état de choses. Cette lettre
défend le point de vue suivant lequel, dans les circonstances
actuelles, la publication ne servirait à rien, et serait même plu-
tôt nocive. Parmi les arguments essentiels, il en est un qui est
dirigé contre le projet d'assemblée de notables conçu par Hegel,
projet que l'auteur de la lettre qualifie d'cc arbitraire». En ce qui
concerne le fait que la brochure ne fut pas publiée, il y a un élé-
ment manifeste ment plus important : la déception des Allemands
d'opinion progressiste, voire révolutionnaire, à propos des résul-
tats de la guerre qui avait eu lieu avec la France. Le congrès de
Rastatt, qui siégea de décembre 1 797 à avril I 799 et entraîna la
première guerre de coalition contre la République française, n'eut
pour résultat eu égard à l'Allemagne qu'une réduction de son
territoire. Les espérances des patriotes allemands, qui avaient
attendu des guerres menées par la République française une exten-
sion internationale des institutions démocratiques, et ne trou-
vèrent lors des négociations de paix qu'un marchandage mesquin
à propos de différents territoires, furent amèrement déçues :
bien sûr, leurs attentes avaient été très illusoires. Une telle
déception se manifeste dans les dernières lignes de cette lettre
adressée à Hegel :
Certes, mon cher ami, notre prestige a fortement décru. Les
dirigeants de la grande nation ont livré au mépris et aux sarcasmes
de nos ennemis les droits les plus sacrés de l'humanité. Je ne
connais pas de vengeance qui serait à la hauteur de leur crime.
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 53
Dans de telles circonstances, la publication de votre essai consti-
tuerait elle aussi plus un mal qu'un bien 11 .
La contradiction que cette lettre exprime avec beaucoup d'émo-
tion a déjà été abordée à plusieurs reprises. Elle se trouve à la
base de l'ensemble des tentatives de solutions globales, théoriques
et pratiques, qui furent avancées à cette époque en vue de rétablir
l'unité allemande. Hegel lui-même prend position vis-à-vis de ce
problème dans la seconde brochure, qu'il a projetée mais non ache-
vée à cette époque. Il est cependant intéressant, et très caracté-
ristique pour Hegel, qu'on ne puisse trouver dans ses notes aucune
trace d'amertume à l'égard des Français. Il aborde le problème
de l'unité allemande en prenant comme point de départ les contra-
dictions internes de l'évolution nationale de l'Allemagne, et les
propos ultérieurs plus concrets qu'il tiendra sur cette question,
sur la perspective historique mondiale-globale del' époque, montrent
qu'il n'a jamais cessé d'éprouver de la sympathie pour la phase
d'évolution entamée en France; avec le règne de Napoléon, ses
sympathies se renforcent même encore, et il voit de plus en plus
dans la solution apportée par Napoléon aux problèmes de la
Révolution française un modèle historique. Il va de soi que le
fossé effectivement infranchissable existant entre l'analyse sociale
et historique d'une part, et la perspective de la réalisation des
résultats de cette dernière dans les faits d'autre part, ne peut être
surmonté.
Cette distance se manifeste provisoirement dans les fragments
disponibles de la brochure intitulée La Constitution de l'Allemagne,
de la façon suivante : le manuscrit de Hegel s'arrête toujours là
où il devrait présenter la perspective de manière concrète. Hegel
a recommencé à travailler à cette brochure à Iéna et l'a, tant dans
la partie critique et historique que dans celle qui concerne les pro-
positions concrètes, considérablement enrichie et approfondie.
Mais en cela, cette distance n'a été que déplacée ailleurs, et elle
apparaît en contradiction encore plus violente avec les proposi-
tions souvent très concrètes. Hegel montre en effet très clairement
comment, dans le passé, tous les changements de constitutions
étatiques n'ont pu être mis en œuvre que par des forces historiques
réelles. La Constitution de l'Allemagne, rédigée à Iéna, reste cepen-
dant tout à fait muette sur les forces historiques qui pourraient
réaliser les réformes souhaitées par Hegel, et là où, par endroits,
15. Rosenkranz, p. 91, cf. supra, p. 242. (N.d.T.)
254 Le jeune Hegel

il y fait allusion, c'est de façon confuse et profondément illu-


soire 16 .
A propos du premier fragment, nous sommes frappés, dans ce
cas également, par la sévérité de la critique et l'audace de l'analyse,
en opposition avec l'absence de toute perspective concrète. Obser-
vant la situation allemande, He,gel en arrive à prévoir le déclin de
l'Allemagne comme nation et Etat, à envisager son morcellement
final en tant que possibilité réellement menaçante. Il indique la
possibilité d'une autre voie, opposée, mais au moment où il devrait
en parler, le manuscrit s'arrête. Après une critique acerbe de l'in-
dépendance des diverses parties de l'Allemagne, Hegel dit en
effet :

l 6. Les deux fragments de l'écrit de Hegel sur la Constitution que nous nous propo-
sons de traiter maintenant sont, selon toute vraisemblance, nés au tournant des années
1798-1799. Pour le premier fragment, Rosenzweig (I., pp. 88 .<q.) et Hoffmeister
(p. 468) l'ont démontré avec la plus grande vraisemblance. Ils ont montré notamment
que, dans le manuscrit de Hegel, là où il parle du Congrès de Rastatt, le mot " werden "
(deviennent) a été transformé par la suite en "wurden" (devinrent) avec une encre
différente. Ce qui indique que le manuscrit a été rédigé sans aucun doute pendant
la session du Congrès de Rastan, et a été plus tard, vraisemblablement lorsque
Hegel a repris ce thème à Iéna, revu et retravaillé. En ce qui concerne le second
fragment, il existe des divergences d'opinion entre les exégètes de Hegel qui ont
disposé des manuscrits originaux. Haering (p. 595 et p. 78 5) transfère ce frag-
ment dans la période d'Iéna, et le considère donc comme datant de la même époque
que la version plus tardive de l'écrit tout entier. Par contre, Rosenzweig (1, p. 92
et p. 2 3 j) et Hoffmeister (pp. 469-4 70) défendent le point de vue suivant lequel
ce fragment a encore été composé à Francfort. Rosenzweig et Hoffmeister invoquent
des arguments purement philologiques tirés de la transformation de l'écrit hégélien,
tandis que H aering fonde son point de vue sur de prétendus « indices internes ».
Cela doit déjà nous inciter à accepter plutôt la première conception. Mais les « indices
internes " parlent également contre Haering. Car la méthode et la structure du
second fragment manifestent des traits qui caractérisent la méthode francfortoise
de Hegel; elles partent de problèmes individuels vécus et s'élèvent de là à des rapports
historiques et à des généralisations philosophiques. Cette subjectivité dans l'exposé
est plutôt éloignée de la manière dont procède Hegel après la période francfortoise.
Le lecteur, qui connaît une partie des considérations préliminaires grâce à notre pre-
mière section (ici même, p. 206), peut juger par lui-même de cet état d'esprit, de l'atmos-
phère spirituelle régnant dans ce fragment. Le fait que nous restituions les fragments à
l'époque citée plus haut est fondé sur les éléments suivants : d'une part, comme le lecteur
le verra, ils contiennent des idées semblables à celles de la brochure sur le Wurtemberg,
mais à un niveau de généralisation plus élevé; ils sont donc apparemment nés plus tard
que cette brochure. D'autre part, en février l 799· Hegel commence ses études écono-
miques approfondies. Or nous ne trouvons pour ainsi dire aucune trace de raisonne-
ments économiques dans nos fragments. C'est pourquoi ils ont été vraisemblablement
rédigés avant que Hegel s'occupe de !' œuvre économique de Steuart. Bien entendu,
tout cela n'est qu'hypothétique, mais, dans l'état actuel de l'héritage hégélien, nous ne
pouvons progresser sans émenre de telles hypothèses si nous voulons reconstituer le
cours suivi par l'évolution de Hegel.
La crise des conceptions sociales de Hegel
Si cette tendance à l'isolement se révèle comme le seul principe
actif dans l'Empire germanique, c'est que l'Allemagne ne cesse
de sombrer dans l'abîme de sa désagrégation et, quoique le fait
de donner l'alerte témoigne sans doute d'un certain zèle, cela
constituerait en même temps une folie, une fatigue inutile. Ne
voit-on pas que l'Allemagne se situe encore à la croisée des che-
mins, entre le destin de l'Italie et l'unification qui ferait d'elle
un État unique? Deux circonstances en particulier nous laissent
de l'espoir en la deuxième solution, deux circonstances que l'on
peut considérer en tant que tendance opposée au principe de la
dissolution de l'Allemagne 17 .
Mais à propos de ces deux principes, on ne trouve rien dans le
manuscrit.
Nous avons déjà indiqué que l'analyse de Hegel menant à ce
résultat a pour point de départ exclusif des circonstances alle-
mandes internes et n'impute pas la crise qui affecte l'Empire
allemand aux guerres françaises. Comme tous les Allemands pro-
gressistes de cette époque, Hegel voit le mal fondamental dont
souffre l'Allemagne dans la souveraineté des principautés, qu'elles
soient grandes ou petites, dans le morcellement en une série d'États
indépendants, grands et petits. Il en arrive à cette constatation
très radicale
Mis à part les États despotiques, c'est-à-dire dépourvus de
constitution, aucun pays, en tant qu'unité politique, ne possède
une constitution plus indigente que l'Empire allemand.
Et, en marge, il ajoute :
Voltaire a qualifié la constitution de ce pays d'anarchie; c'est la
dénomination la meilleure, si l'on considère l'Allemagne comme
un État. Mais à présent, elle n'est même plus valable, car on ne
peut plus considérer l'Allemagne comme un État 18 .
La justification de ce jugement abrupt est caractéristique et
pleine d'intérêt. Elle montre d'une part comment les constatations
factuelles de Hegel entrent en contradiction avec ses premières
conceptions, et comment - tout en élaborant des constructions
idéalistes très hardies - il progresse cc dans le ferment » de ces
contradictions vers des connaissances nouvelles et enrichies. En
effet, il voit la contradiction fondamentale de la constitution alle-
17. Lasson, p. 142. Trad. fr. Écrits politiques, op. cit., p. 172.
18. Hoffmeister. p. 283. Trad. fr. : Écrits politiques, op. cit., pp. 2j-26. (La traduc-
tion française ne suit pas le texte de l'édition Hoffmeister; elle intègre parfois dans
le corps du texte ce qui a été ajouté par Hegel dans la marge du manuscrit; N.d. T.)
Le jeune Hegel

mande dans le fait que son caractère juridique n'est pas pour
l'essentiel de droit public, mais de droit privé. Cette approche
recèle encore maintes conceptions anciennes de l'État, qui relèvent
en partie du droit naturel, en partie du modèle de l'Antiquité.
C'est pourquoi il critique dans les principes du droit public alle-
mand le fait qu'ils ne sont cc pas des principes dérivés de concepts
fondés sur la raison », mais de simples cc abstractions de réalités
effectives >>. Il s'appuie donc sur la réalité pour montrer comment
les formulations juridiques sont nées des luttes sociales effectives;
il reconnaît ce fait là où il le rencontre, mais voit en lui quelque
chose de contraire à la raison, contredisant la réalité telle qu'elle
devrait être 19 •
Cette opposition possède un caractère fortement idéaliste et
métaphysique, qui saute encore plus nettement aux yeux, lors-
qu'on prend en considération son explication théorique <lesdites
cc abstractions de réalités effectives ». Condamnant nettement
une telle évolution de l'Allemagne, Hegel écrit :
Car la possession a précédé la loi; elle n'est pas née des lois,
mais ce qui avait fait l'objet d'une conquête a été transformé
en droit, en légalité.
Mais si nous suivons de plus près les analyses concrètes de Hegel,
nous voyons que la critique qu'il adresse au caractère de droit
privé dont est empreint l'Empire allemand tend à montrer que,
dans les conflits sociaux qui ont mené du Moyen Age aux Temps
modernes, ce sont les forces féodales qui ont triomphé en Alle-
magne.
L'État a toujours dû se borner à entériner ce qui était soustrait
à sa puissance ... L'individu membre du corps politique est, en
Allemagne, personnellement redevable de sa place dans l'État,
comme de ses droits et de ses devoirs, à sa famille, son état
(Stand) ou sa corporation 20 .
Il est manifeste que Hegel voit dans cette victoire des principes
féodaux la raison pour laquelle l'Allemagne a cessé d'être un
État. Il poursuit en expliquant que ces droits publics fondés sur le
droit privé possèdent une tendance interne à se rendre indépen-
dants, à se détacher de l'ensemble de l'État et de la nation, de sorte
qu'à cause d'eux est nécessairement né un chaos de droits et de
revendications juridiques contradictoires. Certes, Hegel considère,
19. Ibid., p. 28 5. Trad. fr., ibid., pp. 27-28.
20. Ibid., p. 28 5. Trad. fr., p. 27.
La crise de.1 conceptions .1ociale.1 de Hegel 2 57

ici plus encore qu'ultérieurement, le droit non comme un résultat,


mais comme le principe suprême des conditions sociales et éta-
tiques; dans le cadre de cette déformation idéaliste de la réalité,
on trouve cependant une image claire, expressive et satirique de la
situation régnant en Allemagne, pays dans lequel l'un a le droit d'in-
tervenir pour l'Allemagne entière à propos de la guerre et de la
paix à partir du même principe que celui d'après lequel l'autre a
le droit de posséder tant et tant de champs ou de vignobles 21 .
Depuis notre analyse de la brochure sur le Wurtemberg, le
caractère historique qu'a acquis la conception hégélienne de la
positivité, de ce qui est périmé et de ce qui doit être réformé,
nous est familier. Un tel caractère se manifeste encore plus claire-
ment à travers cette condamnation sévère de la situation alle-
mande. D'une part Hegel dépeint de façon très vivante les forces
actives dans le passé, progressistes en leur temps, qui furent à
l'origine de la construction de l'Empire allemand; il donne aussi
une description éloquente des sentiments de respect de la tradition
et de dépendance que les Allemands éprouvent à l'égard de ce
passé; d'autre part cependant, il montre avec une grande rudesse
que cette structure historique n'entretient plus de rapports avec les
problèmes réels du présent : comme il l'a dit à propos du Wur-
temberg, l'esprit s'en est échappé.·
L'édifice de la constitution politique de l'Allemagne est l'ceuvre
des siècles du passé; il n'est pas sorti de la vie des temps présents;
sa structure porte la marque d'un destin de plus d'un siècle et est
habitée par la justice et la violence, le courage et la lâcheté,
l'honneur, le sang, la misère et le bien-être d'époques depuis long-
temps révolues, de générations depuis longtemps réduites en
poussière; la vie et les forces dont le développement et l'activité
sont la fierté de la génération actuelle n'y ont aucune part, n'y
prennent aucun intérêt et n'en retirent aucun fruit; cet édifice,
avec ses piliers et ses volutes, reste au sein du monde, séparé de
l'esprit du temps 22 .
Hegel ne prononce pas le mot « positivité u, mais il est clair que
cette analyse constitue une élaboration historique de son idée de
la positivité.
La poursuite de cette analyse historique, à savoir l'examen de la
« légende de la liberté allemande », est particulièrement impor-

2 1. Ibid., p. 286. Trad. fr., ibid., p. 28.


22. Ibid., p. 283. Trad. fr., ibid., p. 26.
Le jeune Hegel

tante pour l'évolution de la conception hégélienne de l'histoire.


Hegel cherche en effet pour la première fois au cours de son évo-
lution à donner l'image d'une situation sociale pré-étatique, situa-
tion qu'il désignera plus tard par le terme cl' cc âge des héros ».
Cette conception joue chez Hegel un rôle essentiel par la suite,
en particulier en ce qui concerne la connaissance de révolution
pré-étatique de !'Antiquité. On trouve cependant chez lui une
série d'indications (par exemple dans !'Esthétique) définissant
également le Moyen Age finissant comme une espèce de retour, à
la Vico, d'un tel âge. Les remarques présentes de Hegel sont très
caractéristiques pour l'évolution de son sens historique et les
débuts de sa conception dialectique de l'histoire. Il est désormais
aussi éloigné d'une glorification des situations primitives, d'un
désir de retourner à celles-ci, que d'un mépris vulgairement pro-
gressiste des états primitifs de la société, d'une condescendance
grossière se manifestant cc du haut des dernières conquêtes » de
la civilisation. Hegel nous donne une image intéressante de
l'époque de la prétendue liberté allemande, d'une situation
en laquelle ce n'étaient pas les lois, mais les mœurs qui unissaient
une multitude en un peuple, en laquelle c'était l'intérêt commun,
et non une directive générale, qui donnait au peuple la forme de
l'État.
Et il ajoute, à titre de conclusion de son analyse, les considérations
générales suivantes :
Autant il est lâche et débile de traiter d'insensés, de malheureux
et d'êtres détestables les fils de cette époque et de nous croire
infiniment plus humains, plus heureux et plus sensés, autant il
serait infantile et stupide d'avoir la nostalgie d'un tel état de
choses - comme si lui seul était naturel - et de ne pas vouloir
regarder le règne des lois comme un état nécessaire - et comme
un règne de la liberté 2 3•
Quelques années plus tard, au début de son séjour à Iéna, Hegel
exprime dans ses thèses de doctorat cette idée de façon très dense
et poussée jusqu'au paradoxe. Il dit, en partie en liaison avec la
conception de Hobbes, en partie en polémiquant avec elle :
L'état de nature n'est pas injuste, et c'est précisément pour cette
raison qu'il faut en sortir 24 .

23. Ibid., p. 284. Trad. fr., ibid., pp. 26-27.


24. HEGEL, Erste DruckJChriften (édité par Lasson), Leipzig 1928, p. 4oj. (Cette
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 59
L'autre fragment traite de ces questions de façon plus générale et
plus philosophique. Rosenkranz, qui l'a publié pour la première
fois, le caractérise même comme un résumé des idées de Hegel à
propos de la crise mondiale zi.
Le point de départ et l'atmosphère générale de ce fragment
nous sont connus par la partie citée dans la première section du
présent chapitre. De la description qu'il y donne de l'état de crise
de l'individu, Hegel passe à l'analyse de la situation mondiale en
général. Il résume sa pensée en écrivant :

Tous les phénomènes de notre temps indiquent qu'on ne trouve


plus la satisfaction dans !'ancien mode de vie : le fait de se limiter
à la maîtrise ordonnée exercée sur la propriété, la jouissance
contemplative du petit monde qui nous était entièrement soumis, et
aussi une négation de soi, accompagnée d'une ascension au ciel
qui rachetait cette limitation.

Le temps a mis fin à cette limitation petite-bourgeoise et religieuse


satisfaite de soi. Tant l'appauvrissement que le luxe ont supprimé
la situation ancienne. D'une part est né un désir d'enrichissement,
cc la mauvaise conscience face au fait d'instituer sa propriété, ses
objets, en absolu», d'autre part, cc une vie meilleure ... a soufflé à
cette époque ». Hegel invoque expressément d'une part la Révo-
lution française (et peut-être déjà Napoléon), et d'autre part les
grands résultats de la littérature et de la philosophie allemandes
classiques.

Elle (la cc vie meilleure », N. d. T.) puise sa force dans les


actions de grands caractères individuels, dans les mouvements de
peuples entiers, dans les représentations, dues à des poètes, de la
nature et du destin; par la métaphysique, les limitations reçoivent
leurs bornes et leur nécessité, en relation avec la totalité 26 .

édition comprend plusieurs anicles et comptes rendus de Hegel rédigés pour le Jour-
nal critique de la Philosophie et pour le Journal de Littérature de Erlangen, ainsi que
l'écrit sur la Différence entre les .<y.<tèmes philo.wphiques de Fichte e! de Schelling. La tra-
duction française parue sous le titre Premières publication.<, aux Editions Ophrys-Gap.
1964, ne reprend que ce dernier écrit et l'article Foi et savoir. En marge de cette traduc-
tion, que l'on doit à M. Mery, est indiquée la pagination de l'édition Lasson; N.d. T.)
2 j. Rosenkranz, pp. 88-90. Trad. fr. : Écrits politiques, op. cit., pp. 21-24. Rosen-
kranz place ce fragment (pp. 88-89) immédiatement après le texte d'une critique que
Hegel a adressée à Kant en 1 798. Étant donné que Rosenkranz était un élève per-
sonnel de Hegel. ce fait vient con~rmer notre hypothèse de datation.
26. Lasson, p. 140. Trad. fr. : Ecrits politiques, op. cit., pp. 22-23. Par métaphysique,
Hegel entend ici la philosophie qui dépasse les limites de l'idéalisme subjectif.
Le jeune Hegel

Hegel ajoute ici un trait nouveau à la conception de la positivité


qu'il a défendue jusqu'à présent. L'historicisation de ce concept
s'exprimait tout d'abord par le fait - nous l'avions vu dans la
brochure concernant le Wurtemberg - que les institutions, corres-
pondant à l'origine aux mœurs du peuple, s'étaient avec le temps
éloignées de la vie, que l'esprit s'en était échappé, et qu'elles
étaient par ce fait devenues des institutions positives. Maintenant,
Hegel ajoute à cette image un trait nouveau : dans la vie ancienne,
positive et paralysée, commence à s'éveiller un nouvel esprit, et
l'opposition vivante, le contraste vivant entre l'ancien et le nou-
veau, transforme ce qui a survécu sur le plan historique en quelque
chose de positif. Comment Hegel se représente-t-il dans ce frag-
ment la modification de la situation de l'Empire allemand, deve-
nue intenable? Il donne une perspective à court terme, d'ordre
philosophique général, et, pour cette raison même, se montre - de
manière caractéristique - à la fois plus radical et plus concret sur
le plan politique que dans ses autres exposés.
Le mode de vie limité en tant que puissance ne peut être
attaqué avec puissance par un mode de vie meilleur que quand
celui-ci est devenu puissance... En tant que lutte du particulier
contre le particulier, la nature, dans sa vie effective, est la seule
attaque ou réfutation du plus mauvais mode de vie ... 27
Hegel témoigne ici de son approche réaliste de l'évolution sociale,
en la considérant comme la lutte d'une puissance avec une autre
(du particulier contre le particulier). Il s'est déjà fort éloigné des
illusions libérales concernant la cc force irrésistible de l'idée »,
devant laquelle les bastions de l'absolutisme s'écroulent d'eux-
mêmes comme les murs de Jéricho, dans la Bible, devant les
trompettes de Josué. En même temps, il considère cependant cette
lutte contre r absolutisme, contre les reliques de la féodalité, de la
même manière que les pionniers idéologiques de la classe révolu-
tionnaire et bourgeoise l'ont considérée à l'époque. C'est pourquoi
il poursuit en concrétisant ce mode d'attaque de la vie ancienne
devenue positive. Cette vie ancienne
fonde sa suprématie non sur la violence exercée par le particulier
sur le particulier, mais sur l'universalité; cette vérité, à savoir le
droit que cette vie ancienne revendique pour elle, doit lui être
enlevée et être attribuée à cette part de la vie dont l'exigence se

27. Ibid. Trad. fr., ibid., p. 23.


La crise des conceptions sociales de Hegel 261

fait sentir ... A l'élément positif de la réalité existante, qui est


une négation de la nature, se manifeste sa vérité, à savoir que le
droit doit être (1ein mil) 28 •

Ces thèses, fort abstraites et conceptuelles, formulées de façon


assez obscure, relèvent de la tendance générale de la polémique
menée par les bourgeois révolutionnaires contre l'ancienne société
féodale, tendance transposée sur le plan philosophique. Ils traitent
toujours la prétention des classes dominantes de la société féodale
se voulant les représentants et les dirigeants de la société tout
entière comme la présomption d'une petite minorité, d'un groupe
d'intérêts particuliers voulant représenter toute la société. D'autre
part Hegel voit, dans les revendications du cc tiers état » non
pas tant les revendications d'une classe par rapport à une autre
classe, mais plutôt les droits, jusqu'ici bafoués, de l'intérêt général,
des intérêts de la société tout entière. Par conséquent, lorsque
Hegel accomplit cette permutation entre le particulier et l'univer-
sel, quand il démasque l'universalité (féodale et absolutiste)
comme la présomption d'une particularité et aperçoit d'autre
part, dans la particularité immédiatement manifeste des revendi-
cations de la classe bourgeoise, l'universalité effective, corres-
pondant à la nature et à l'histoire, il ne fait que formuler de façon
abstraite et philosophique les idées qui ont été largement répandues
dans la littérature progressiste - d'une façon politiquement plus
claire et plus concrète, sans faire appel à la philosophie - avant
et pendant la Révolution française. Il est à nouveau extraordinaire-
ment intéressant pour l'évolution de la pensée de Hegel que
lorsque apparaît pour la première fois dans son évolution la dia-
lectique de l'universel et du particulier, il ne s'agisse pas de pro-
blèmes abstraits et philosophiques : il cherche au contraire à tirer
au clair la dialectique historique réelle de la destruction de la
société féodale par la bourgeoisie et à exposer la nécessité de cette
transition.
Le passage qui suit montre de façon encore plus claire que cette
forme philosophique de la problématique provient chez lui des pro-
blèmes qu'il pose sur le plan politique et historique. Il dit; immé-
diatement après le passage cité précédemment :
Dans l'Empire allemand, le pouvoir de l'universel, en tant que
source de tout droit, a disparu, car il s'est isolé, s'est fait parti-

28. Ibid. Trad. fr., ibid., p. 2 3.


262 Le jeune Hegel
culier. C'est pourquoi l'universel n'existe plus en tant que réalité
effective, mais seulement en tant que pensée 29 •
Dans le domaine politique, cette dernière idée, la définition claire
de l'Empire allemand comme une universalité ayant dégénéré jus-
qu'à devenir quelque chose de particulier, confirme encore l'orien-
tation prise par la polémique menée contre les reliquats féodaux et
absolutistes, orientation dont nous venons de parler. En ce qui
concerne révolution philosophique, nous devons nous rappeler ici
les remarques, tirées des fragments de N ohl, · dans lesquelles il a
tenté pour la première fois d'approcher de façon nouvelle la posi-
tivité. Nous avions montré (voir ici même p. 2 39 sq.) que Hegel
voyait la différence existant entre le positif et le non-positif dans le
fait que, si tous deux constituaient des conciliations, le positif
n'était qu'une représentation, une idée, tandis que le non-positif
était un être.
Rappelons-nous encore que Hegel se préoccupait pour la
première fois, en relation avec cette idée, d'établir et de détermi-
ner différents niveaux de l'être. Ceci était alors formulé de façon
extraordinairement abstraite et confuse. Dans leur application histo-
rique actuelle, ces problèmes acquièrent une forme plus concrète.
Les niveaux de l'être, de l'être plus réel et moins réel, etc., sont
mis en relation avec le problème historique de l'extinction ou de
r effondrement de vieilles structures sociales et avec la naissance
de nouvelles conditions. Nous nous rapprochons ainsi de la dia-
lectique de l'évolution historique selon-Hegel, qu'Engels a carac-
térisée dans les termes suivants :
Et ainsi, au cours del' évolution, tout ce qui était précédemment
réel devient irréel, perd sa nécessité, son droit à l'existence, sa
rationalité; à la réalité mourante se substitue une réalité nouvelle
et apte à vivre 30 ...
Certes, Hegel est encore loin du caractère historique concret qu'il
atteindra dans sa Philosophie de !'Histoire. Il ne pouvait s'agir pour
nous que de montrer que, dans ces fragments, Hegel a accompli
le premier pas sur la voie menant à la méthodologie d'une telle
conception de l'histoire. Il est à nouveau caractéristique de l'état
de sa pensée à cette époque que ce fragment lui aussi s'arrête au
point où les conséquences concrètes de ces prémisses, politique-
ment et philosophiquement audacieuses, devaient être tirées.
29. Ibid., p. 141. Trad. fr., ibid., p. 23.
3o. ENGELS, Feuerbach, op. cit., p. 7; tr. fr .. op. cit., p. 1 6.

DISCUSSION CRITIQUE
DE L'ÉTHIQUE KANTIENNE

L'état de crise intérieure dans lequel se trouvait Hegel pendant


la période francfortoise ne se manifeste pas seulement par le carac-
tère fragmentaire de ses notes, qui, comme nous l'avons vu, s'ar-
rêtent très souvent au point décisif et sont laissées inachevées. Cet
état de crise se manifeste également par r aspect versatile des thèmes
auxquels Hegel témoigne de l'intérêt. Nous avons vu que les
recherches sur le judaïsme, le christianisme, etc., avaient été
relayées par la brochure concernant le Wurtemberg. Ont succédé
à celle-ci, mais non directement dans r ordre chronologique, les
fragments que nous avons analysés immédiatement après elle, et
qui concernent La Constitution de l'Allemagne; nous avons traité
en même temps ces deux ensembles de textes en raison de la
relation thématique existant entre eux et pour éviter des répé-
titions superflues. Dans l'ordre chronologique, c'est une analyse
détaillée portant sur les écrits éthiques de Kant qui succède à la
brochure sur le Wurtemberg. On peut établir, à partir des notes
personnelles de Hegel, que cette discussion du kantisme com-
mença le Io août I 798, donc presque immédiatement à la suite
de la rédaction de la brochure sur le Wurtemberg. Selon cette
hypothèse, l'étude sur Kant est elle-même suivie par le travail sur
La Constitution de l'Allemagne. A cette dernière œuvre succède
l'étude que Hegel consacre à l'économie de Steuart à partir de
février I 7 99. Il reprend alors sa discussion du christianisme et
écrit son ouvrage le plus important pour la période francfortoise :
L 'Esprit du christianisme et son Destin.
Au cours de cette période de transition, on a de plus en plus
le sentiment que Hegel recherche avec grande passion la solution
de problèmes qui r émeuvent par leur caractère vital, immédiat et
Le jeune Hegel
personnel; mais il en arrive progressivement à penser que ni le
savoir dont il dispose sur le plan social et historique, ni son outil-
lage philosophique ne suffisent à apporter une solution adéquate à
ces problèmes et correspondant à ses propres exigences. En élar-
gissant son savoir, en approfondissant sa méthodologie philoso-
phique, Hegel vise à franchir un fossé insurmontable : nous avons
indiqué les raisons sociales objectives qui l'ont empêché de posséder
une connaissance vraiment adéquate, historique, scientifique de la
société bourgeoise de son époque, de la genèse et des lois de cette
société. Mais en poursuivant son but, Hegel élabore de façon
ininterrompue sa méthode dialectique. Plus il se figure être proche
de la cc réconciliation » souhaitée avec la réalité, plus profondé-
ment sont reconnues les contradictions dans le matériel qu'il utilise;
frappé alors par l'évidence de ce caractère contradictoire, Hegel
arrête provisoirement sa recherche. Mais, par l'approfondissement
constant de la connaissance de la structure dialectique de l'être,
chacun des niveaux approchés le rapproche réellement de la dia-
lectique scientifique. Si, du point de vue biographique et subjectif,
l'activité scientifique de Hegel à Francfort semble versatile, elle
manifeste cependant, objectivement, une continuité : la voie menant
à la connaissance de la contradiction comme constituant le fonde-
ment de tout être et de toute pensée.
Le débat avec l'éthique de Kant est surtout déterminé par la
position nouvelle que Hegel adopte à l'égard de la société bour-
geoise. Comme nous l'avons vu, Hegel part des problèmes et
besoins de l'individu, des problèmes moraux qui se posent à l'in-
dividu par le fait qu'il vit dans la société bourgeoise. Ainsi se
rapproche-t-il d'une certaine façon de l'éthique kantienne, dont la
question centrale concerne également, comme chacun le sait, les
devoirs moraux de l'individu. Mais l'orientation de base de la pro-
blématique hégélienne est, même durant cette première phase,
fondamentalement différente de celle de Kant. La proximité
méthodologique apparente requiert donc une discussion détaillée,
alors qu'à Berne, lorsque la problématique hégélienne omettait
presque complètement le destin individuel, une attitude bien-
veillante, neutre, vis-à-vis de l'éthique kantienne, avait été possible.
Si cette discussion s'avère nécessaire et aiguë, c'est aussi en raison
de la position adoptée par les deux penseurs vis-à-vis de la reli-
gion. L'éthique kantienne a des accents religieux parce qu'elle
élève Dieu au rang de cc postulat de la raison pratique ». (Nous
savons, depuis la période bernoise, comment le jeune Hegel et
La crise des conceptions sociales de Hegel 26 5

son ami Schelling se sont situés par rapport à cet aspect de l'éthique
kantienne. Voir ici même, p. I oo sq.} La philosophie de Hegel à
Francfort culmine également dans la religion. Mais d'une façon
radicalement opposée à celle de Kant. Et comme le fait d'élever
la religion au sommet de la philosophie a été pour Hegel à Franc-
fort une démarche centrale, le débat avec Kant était, tôt ou tard,
inévitable.
La critique adressée à la conception kantienne de la relation
existant entre la religion et l'État semble avoir constitué l'un des
points principaux du premier grand débat de Hegel avec Kant.
Nous disons « semble n, car ici aussi, quand on veut traiter de la
jeunesse de Hegel, on doit arriver à la triste constatation sui-
vante : le manuscrit en question est également perdu. Dès l'époque
de la rédaction de la biographie de Hegel par Rosenkranz, il res-
tait très peu de textes concernant la critique adressée par Hegel
à la doctrine kantienne des vertus. Par contre, le premier biographe
de Hegel possédait encore son commentaire sur la Métaphysique
des mœurs et la Doctrine du droit au complet. Par la suite, tous ces
manuscrits ont été perdus; nous ne possédons d'eux que quelques
remarques et citations fournies par Rosenkranz. (Rosenkranz tire
principalement ses citations des discussions engagées par Hegel
sur la relation de l'État et de l'Église 1.) La connaissance que nous
avons acquise de l'évolution de Hegel durant la période francfor-
toise permet aisément de concevoir que nous nous trouvons ici
face à un problème central de son débat avec Kant. Mais il serait
erroné de ne pas penser également que si Rosenkranz met en évi-
dence ce problème précis c'est en raison de l'intérêt particulier
qu'il lui porte : cette question avait peut-être, dans le manuscrit
original de Hegel, une importance plus limitée que cela n'appa-
raît chez Rosenkranz.
Il nous faut donc commencer notre analyse par les fragments
publiés par Rosenkranz. Mais nous devrons cependant procéder
avec prudence et en gardant à l'esprit la réserve que nous venons
d'émettre. Cette réserve est d'autant plus justifiée que les débats
polémiques très détaillés avec l'éthique kantienne que l'on trouve
dans L 'Esprit du christianisme et son destin concernent des domaines
de r éthique tout à fait différents; cette question de r Église et de
l'État joue même dans le manuscrit plus tardif un rôle subordonné.
Certes, nous ne pouvons, étant donné l'évolution rapide et abrupte

1. Rosenkranz, pp. 87-88.


Le jeune Hegel

des idées de Hegel à Francfort, déterminer avec prec1s1on dans


quelle mesure les discussions du kantisme que r on trouve dans
L 'Esprit du christianisme sont semblables à celles du présent
commentaire sur Kant, dans quelle mesure ces dernières sont
utilisées au profit de celles-là, dans quelle mesure elles ont été
retravaillées et développées. Bien qu'il soit possible - du point de
vue historico-biographique restreint - qu'il nous en coûte des
imprécisions, nous croyons cependant qu'il vaut mieux traiter des
débats critiques avec Kant dans L 'Esprit du christianisme (et cela
au détriment de la chronologie) à la suite immédiate des commen-
taires sur Kant. Cela nous permettra à la fois d'éviter des répéti-
tions et de présenter de façon cohérente l'opposition existant entre
Kant et Hegel à cette époque.
Dans les remarques préliminaires qui introduisent les commen-
taires de Hegel sur Kant, Rosenkranz parle de la tentative faite
par Hegel de dépasser (aujheben) l'opposition de la légalité et de la
moralité chez Kant dans la vie éthique (Sittlich/e.eit), ou, comme le
dit encore Hegel, dans la vie. Ceci constitue sans aucun doute
l'esquisse du Système de la vie éthique d'Iéna. Le fait que nous ne
possédions rien de la première formulation d'une telle question
représente une grande perte pour notre connaissance de révolution
hégélienne. Rosenkranz ne donne même aucune indication sur la
façon dont r enchaînement de ces différents niveaux de la morale
était pensé par Hegel à l'époque; il ne dit même pas s'ils étaient
présentés comme développés l'un à partir de l'autre de façon dia-
lectique. Nous avons déjà trouvé les débuts d'un tel développe-
ment dans les premiers fragments de N ohl datant de Francfort;
dans L 'Esprit du christianisme, cette méthode se présente déjà de
façon assez générale. On peut donc admettre qu'elle était égale-
ment présente dans les commentaires sur Kant, mais en ce qui
concerne le développement dialectique, nous ne pouvons déter-
miner le degré de clarté qu'elle a atteint.
De l'exposé de Rosenkranz, on peut tirer de façon plus claire
l'orientation prise par la critique adressée par Hegel à la métho-
dologie générale de la morale chez Kant. Rosenkranz expose cette
critique de la façon suivante :
Il protestait contre le fait que, chez Kant, la nature est oppri-
mée et que, dans la casuistique dérivant de l'absolutisme du concept
de devoir, il y a un morcellement de l'homme 2 .

2. Rosenkranz, p. 8 7.
La crise des conceptions sociales de Hegel 267

La polémique contre l'oppression de la nature que suppose la


conception kantienne du devoir moral est, à cette époque, assez
largement répandue. Nous la trouvons - en ne tenant pas compte
de Hamann et· de Herder, qui ont polémiqué contre toute la phi-
losophie classique - en particulier chez Goethe et Schiller : chez
Goethe, sous la forme d'un rejet total de la morale kantienne, chez
Schiller sous la forme d'une tentative de la surmonter à l'aide de
l'esthétique et des principes de l'esthétique appliqués à la vie. L'ex-
posé de Hegel, tiré de L'Esprit du christianisme, que nous rappor-
terons par la suite est, de bout en bout, dans la ligne des grands
poètes humanistes, même si le concept hégélien de la vie est plus
large, plus englobant que la conception esthétique de Schiller. A
travers le morcellement de l'homme par le caractère absolu et
métaphysique des principes kantiens, nous voyons apparaître,
dans la lutte que mène Hegel contre cet état de choses, un motif
de pensée qui, à partir d'Iéna, constituera un point essentiel de sa
critique de Kant. Il parle par exemple à Iéna de l'cc âme-sac du
sujet », sac dans lequel sont fourrées des c< facultés » séparées
mécaniquement les unes des autres 3. Et il voit pour l'essentiel le
progrès accompli par l'idéalisme objectif par rapport à l'idéalisme
kantien dans le fait qu'il a restauré l'unité dialectique dans le
sujet et a vaincu le morcellement métaphysique de l'homme tel
qu'il apparaît chez Kant.
La seule partie de ce débat avec Kant qui nous ait été transmise
de façon tant soit peu utilisable traite de la relation de l'État et
de l'~glise. Hegel formule l'opinion de Kant de la façon suivante :
cc L'Eglise et l'Etat doivent se laisser en paix; ils n'ont rien à voir
l'un avec l'autre». Étant donné la position hégélienne, orientée
alors vers l'élément religieux, il ne pouvait absolument pas se
contenter ~e cette conc:eption. Il, voyait avant tout l'opposition
aiguë de l'Etat et de l'Eglise. L'Etat repose sur le principe de la
propriété, et c'est la raison pour laquelle ses lois sont opposées à
celles de l'Église. D'après Hegel, ceci trouve son origine dans les
relations de ces deux sphères avec l'homme. La loi de l'État
concerne
l'homme contu très incomplètement comme un possédant; par contre,
au sein de l'Eglise, l'homme est l}Il tout•.. Le citoyen ne prel.Jd pas
au sérieux soit son rapport à l'Etat, soit son rapport à l'Eglise,
s'il peut vivre tranquillement dans les deux.

3. ErJte Druck_Jchriften, p. 2 1 1.
Le jeune Hegel

Hegel analyse alors les deux extrêmes que constituent les jésuites
et les Quakers, sans approuver leurs tentatives de solution. Il
rejette également la suprématie de l'État par rapport à l'Église
comme « inhumaine n; cette suprématie ferait nécessairement
naître un fanatisme

qui, parce qu'il voit les hommes singuliers, les rapports humains,
au pouvoir de l'État, voit l'État en eux et, par là même, les
détruit.

A partir de ces enchaînements d'idées, Hegel aboutit à une utopie :


la conciliation complète de l'Église et de l'État, par laquelle l'in-
tégrité de l'homme devrait être sauvée.

Le tout de l'Église n'est un fragment qu~ si l'homme en son


entier se brise e~ un homme particulier de l'Etat et en un homme
particulier de l'Eglise 4 •

Comme nous ne connaissons pas le contexte précis de cette


critique adressée par Hegel à Kant, nous ne pouvons tirer de ce
fragment que des conclusions très prudentes. Toutefois, on voit
clairement à quelles conséquences extrêmes conduit la tendance
francfortoise visant à chercher dans la religion l'unité de la vie,
l'intégrité de l'homme par ailleurs morcelé par la division capita-
liste du travail. Certes, Hegel n'arrivera jamais, même plus tard,
à une conception correcte de la relation existant entre la religion et
l'État, mais jamais il n'est allé jusqu'à un tel degré extrême d'utopie
réactionnaire et théocratique. Il est possible, peut-être, que de
tels raisonnements aient aussi joué un rôle dans les perspectives de
l'écrit sur La Constitution allemande, et constituent une des causes
de son caractère fragmentaire.
Sur le plan philosophique, l'opposition existant entre l'homme
total et l'homme morcelé représente le point essentiel. Car même
si le désir manifesté à Francfort d'apporter une solution religieuse
a troublé et déformé tous les raisonnements de Hegel, l'analyse
de la société bourgeoise qui commence à cette époque n'en forme
pas moins le point central de ses investigations éthiques et de ce
qui l'oppose à Kant. Hegel considère de façon de plus en plus réso-
lue son époque comme une crise de transition, de contradiction

4. Rosenkranz, pp. 87-88.


La crise des conceptions sociales de Hegel 269

universelle et de déchirement. La tâche de la philosophie (à Franc-


fort, de la religion) est de dépasser, dans la vie même, ces contra-
dictions. Cependant, ce dépassement ne doit servir en aucune façon
à camoufler le déchirement et le morcellement, à adoucir ou affai-
blir les contradictions. La pensée hégélienne évolue au contraire
de façon de plus en plus résolue dans la direction suivante :
atteindre le dépassement des oppositions en mettant à jour leur
tranchant et leur caractère apparemment insoluble. La polémique
menée contre Kant trouve son point de départ dans le fait que,
d'après Hegel, Kant absolutise les moments singuliers du déchire-
ment bourgeois moderne, les rend rigides par un tel passage à l'ab-
solu et éternise donc les contradictions sur un mode primitif, non
développé, et pour cette raison non dépassable. Cette critique
adressée à Kant du point de vue de l'idéalisme objectif va, comme
nous le verrons dans la suite des discussions menées par Hegel,
dans la direction d'une approche plus complète et plus réaliste des
problèmes moraux de la société bourgeoise.
A première vue, il peut sembler paradoxal de parler d'une ten-
dance plus réaliste chez Hegel là où, durant la période francfor-
toise, il se perd plus encore dans le mysticisme religieux que ne
l'ont fait Kant et son successeur dans le domaine de la philosophie
morale, à savoir Fichte. Mais si nous observons de plus près ces
deux tendances philosophiques en conflit, non seulement la vérité
de cette conception apparemment paradoxale apparaîtra, mais
nous devrons constater également que Hegel - du point de vue
d'un idéalisme objectif qui est chez lui à ce moment plus instinctif
que conscient et philosophique - critique de façon résolue les
limites et l'aspect borné de l'idéalisme subjectif radical de Kant et de
Fichte en éthique. Il aborde ainsi le problème de « l'homme total ».
Dans la philosophie idéaliste de l'Allemagne, la division capita-
liste du travail, en particulier à son niveau primitif, pré-révolution-
naire et ascétique, se reflète sous la forme d'une division de
l'homme en qualités spirituelles et sensibles. Cette division consti-
tue un héritage de la religion. L'orientation que prend une telle
division dans la philosophie classique allemande à ses débuts ne
provient cependant pas d'une religiosité en général, mais de la
religiosité ascétique des sectes qui, à l'époque du développement
économique et idéologique primitif de la classe bourgeoise, ont
incarné en elle de telles tendances idéologiques. Il faut penser
aussi au rôle joué par ces sectes dans la Guerre allemande des
Paysans, dans la lutte de libération des Pays-Bas, et également lors
Le jeune Hegel
de la Révolution anglaise. Il serait incorrect d'omettre le fait que,
dans l'idéalisme ascétique de Rousseau et de quelques-uns de ses
disciples jacobins, par exemple Robespierre, on a trouvé de larges
réminiscences de cette tendance.
Puisque l'idéalisme classique allemand, tant du point de vue de
la théorie de la connaissance que du point de vue moral, part
d'une confrontation abrupte et à caractère antagoniste entre le
sensible et le spirituel dans l'homme, il est sans aucun doute l'hé-
ritier de cette évolution. En outre, il faut penser au fait que la divi-
sion capitaliste du travail va dans le sens de la spécialisation et de
la séparation des qualités et capacités humaines individuelles, dans
le sens de la formation unilatérale des unes au prix de l'étiolement
des autres.
Dans la morale de Kant et de Fichte, cette séparation constitue,
à la fois une expression de la critique qu'ils adressent à la morale
des hommes de leur époque et un moyen philosophique de conci-
lier cette même critique avec une approbation de la société bour-
geoise. Dans la sphère purement spirituelle de l'(( impératif caté-
gorique >>, Kant, et après lui Fichte, construit une image idéale
de la société bourgeoise, image dans laquelle un dévouement
inconditionnel au (( devoir» supra-terrestre, spirituel, n'apparte-
nant plus au monde des phénomènes, fonctionne de façon harmo-
nieuse et sans conflit. Toutes les contradictions et oppositions exis-
tant dans la société bourgeoise de la réalité effective se réduisent
à la seule opposition de l'homme sensible et de l'homme moral, de
l' cc homme phénoménal >> et l' (( homme nouménal ». Si, par
conséquent, les hommes vivaient tout à fait en accord avec les lois
morales, il n'y aurait plus jamais dans la société bourgeoise de
conflits ou de contradictions d'aucune sorte. La conception phi-
losophique de cette sphère morale n'est rendue possible que par le
fait que tous les problèmes moraux de la société bourgeoise sont
transformés en exigences formelles de la (( raison pratique ».
L'homme de la société bourgeoise apparaît comme un cc agent»
sensible plus ou moins contingent, en lequel ces postulats peuvent
être réalisés. Fichte formule cette conception d'une façon peut-être
encore plus abrupte et plus conséquente que Kant lui-même. Il
dit :
Je suis apte et autorisé à prendre soin de moi simplement parce
que et dans la mesure où je suis l'instrument de la loi morale :
mais cela, tous les autres hommes le sont aussi. On dispose
ainsi en même temps d'une épreuve par laquelle se révèle de
La crise des conceptions sociales de Hegel
manière infaillible si le fait de prendre soin de nous-mêmes est
moral, ou si ce n'est qu'une tendance naturelle 1.
Dans ces conceptions s'expriment deux tendances importantes
sur le plan social. D'abord la moralité de la période primitive et
ascétique de l'évolution bourgeoise, la spiritualisation radicale et
la projection dans le ciel idéaliste des exigences morales de la
société bourgeoise. En second lieu, l'illusion suivant laquelle la
société bourgeoise, « selon son idée », ne contient aucune contra-
diction : les contradictions apparaissant dans la réalité constitue-
raient la conséquence en partie du fait que la société bourgeoise ne
s'est pas encore totalement réalisée dans les institutions sociales,
en partie de l'imperfection humaine, du fait que les membres indi-
viduels de la société bourgeoise s'abandonnent encore trop à la
sensibilité. Ce second aspect de la limitation idéaliste de l'éthique
de Kant et de Fichte fait clairement apparaître son caractère pré-
révolutionnaire (considéré par rapport à la Révolution française).
Beaucoup de révolutionnaires ont entretenu des illusions semblables
à propos de la société bourgeoise, sans les exprimer naturellement
sous de telles formes exubérantes, subjectives et idéalistes.
La lutte menée par le jeune Hegel contre l'éthique de Kant et de
Fichte porte sur ces deux points. Cette lutte était sans aucun doute
présente dans le manuscrit dont nous venons de citer les maigres
fragments transmis par Rosenkranz. Si nous voulons maintenant
étudier de plus près le développement concret de cette polémique
qui est de la plus haute importance pour l'évolution de Hegel, pour
la concrétisation de sa prise de position eu égard à la société bour-
geoise, nous devons nous tourner vers les passages de L 'Esprit du
christianisme, écrit un peu plus tard, dans lesquels il s'occupe de
l'éthique kantienne 6 .
Dans la première ébauche de L 'Esprit du christianisme, Hegel
formule son rejet de l'éthique kantienne sur la base du fait que
l'homme, dans cette éthique,

5. FICHTE, Das System der Sittenlehre (1798), § 23. Wer(e, Leipzig, 1908, ausg. von
Medicus, vol. Il, p. 67 5.
6. Hegel ne vise ici directement que l'éthique kantienne. Si nous ne nous appuyons
que sur le matériel disponible, nous ne pouvons affirmer avec certitude qu'il avait déjà
lu les écrits éthiques de Fichte, qui ont précisément paru à cette époque. Mais comme les
écrits éthiques et philosophiques détaillés que Hegel a rédigés à Iéna ultérieurement cri-
tiquent presque toujours en même temps la morale de Kant et celle de Fichte, et comme
Hegel, à Iéna, considère Fichte comme le successeur logique de Kant, l'héritier de
toutes les erreurs de celui-ci, nous pouvons considérer que la critique que Hegel adresse,
à Francfort, à la morale kantienne, vaut aussi pour la morale fichtéenne.
Le jeune Hegel
est toujours un esclave opposé à un tyran, et en même temps un
tyran opposé à un esclave 7 •
Dans le manuscrit achevé, il donne une justification détaillée de ce
rejet. Il dit à ce propos :
Celui qui voulait rétablir l'homme dans son intégrité ne pouvait
suivre cette voie sur laquelle le déchirement humain s'adjoint seu-
lement un orgueil entêté. Agir dans l'esprit de la loi ne pouvait
vouloir dire pour Jésus agir par respect pour le devoir en contra-
diction avec les inclinations 8 .
Hegel reproche donc à Kant d'éterniser, par son opposition
abrupte du devoir et de l'inclination (de r esprit et de la sensi-
bilité), le déchirement de l'homme dans la société bourgeoise,
déchirement que Hegel lui aussi reconnaît en tant que fait, et donc
en tant que point de départ pour l'activité philosophique. Non
seulement la solution apportée par la morale kantienne n'est pas
une véritable solution, mais elle tend encore à l'inhumanité; cette
solution apparente a pour conséquence qu'aux défauts habituels de
la vie s'ajoute l'hypocrisie morale.
Hegel voit donc également dans l'éthique kantienne une forme
de mesquinerie petite-bourgeoise qui doit être combattue dans
l'intérêt de l'être humain et du progrès social.
Rappelons-nous que Hegel, dans ses premières notes de Franc-
fort, avait mis l'éthique kantienne en rapport avec le maintien
religieux de la positivité (voir ici même, p. 240). En justifiant la
thèse du passage cité plus haut, Hegel se réfère à un exposé de
Kant tiré de son écrit sur la religion, écrit dans lequel celui-ci
tente de démontrer la supériorité de son éthique par rapport aux
religions positives 9 . Hegel combat de la façon la plus vive ce
dépassement.
Mais par cette voie (la voie suivie par la pensée de Kant), la
positivité n'a été que partiellement écartée, car l'obligation du
devoir est une universalité qui reste opposée au particulier et celui-ci
se trouve asservi tant qu'elle exerce sa domination; et entre le
Chaman toungouse, les prélats d'Europe qui dirigent l'Église et
l'État, le Mongol, le Puritain ... d'une part, et l'homme qui obéit

7. Nohl, p. 390. Trad. fr. E.<p. du Chr., p. r 51.


8. Ibid., p. 266. Trad. fr .. ibid., p. 3 2.
9. KANT, Die Religion innerhalb der Grem,en der blo.uen Vernunft, Leipzig, 1903,
herausg. von Vorlander, p. 206. Trad. fr. : La Religion dam le.1 limites de la simple
rai.ion, Paris, Vrin, 1972·
La crise des conceptions sociales de Hegel
au simple commandement du devoir, la différence n'est pas que
les uns se rendraient esclaves, tandis que r autre serait libre, mais
que les premiers ont leur maître hors d'eux, tandis que le second
le porte en lui-même et est de ce fait son propre esclave; pour le
particulier - tendances, inclinations, amour passionnel, sensi-
bilité, ou comme on voudra l'appeler - l'universel est nécessai-
rement et éternellement quelque chose d'étranger, d'objectif; il
subsiste une positivité indestructible, parfaitement inacceptable
par le fait que le contenu que reçoit le commandement universel,
à savoir un devoir déterminé, contient la contradiction d'être à la
fois limité et universel, et, au nom de l'universalité, fait preuve des
exigences les plus rigoureuses en faveur de son unilatéralité.
Malheur aux rapports humains qui ne se trouvent pas exactement
impliqués dans le concept du devoir : comme il n'est pas sim-
plement la pensée vide de l'universalité, mais doit se manifester
dans une action, il exclut aussi bien toutes les autres relations, ou
étend sur elles sa domination 10 .
On le voit : la polémique est déjà engagée contre les deux
motifs de pensée de l'éthique kantienne; le rejet de chacun d'eux
est justifié en liaison avec le rejet de l'autre. Hegel refuse princi-
palement l'éthique kantienne parce qu'elle ne concerne pas
l'homme vivant, l'homme total, mais exclut de son domaine la vie
effective de celui-ci, l'assujettit à des commandements étrangers à
la vie et transforme ainsi la morale pour l'homme vivant en un
élément mort et positif. Il voit clairement que cet aspect méca-
nique et rigide de l'éthique kantienne est en rapport très étroit avec
l'absolutisation de la notion de devoir. Ainsi, à travers la critique
qu'il adresse à l'éthique kantienne, nous voyons que sa dialectique
accomplit à nouveau un grand progrès. Il ne s'agit pas essentielle-
ment pour Hegel de la question morale dans son contenu, c'est-
à-dire de savoir si les commandements du devoir posés par Kant
sont justes ou faux. Il met en cause la méthodologie de cette
éthique et défend de façon de plus en plus résolue la thèse selon
laquelle un certain commandement peut, dans certaines conditions
historiques et sociales, être juste - mais n'être juste que dans ces
conditions-, et, sans changement de son contenu, devenir faux s'il
est maintenu dans des conditions différentes. Ceci ne signifie pas
seulement que Hegel fait un nouveau pas en direction de la
conception dialectique de la relation du vrai et du faux - qui
constitue l'un des thèmes centraux, sur le plan de la théorie de la

10. Nohl, pp. 265-266. Trad. fr., Esp du Chr., pp. 31-32.
Le jeune Hegel

connaissance, de sa dialectique telle qu'elle sera développée à Iéna-,


mais nous mène tout droit au point nodal de la méthodologie
hégélienne de la morale telle qu'elle sera établie par la suite.
L'opposition entre Kant et Hegel réside schématiquement, sur
le plan de la méthodologie, dans le fait que Kant néglige les
contenus sociaux de la morale, les accepte sans les critiquer du
point de vue historique et tente, à partir des critères formels du
concept de devoir, à partir de l'adéquation à soi-même du contenu
de l'impératif, de déduire les exigences morales, alors que pour
Hegel chaque exigence morale singulière ne constitue qu'une par-
tie, un moment du tout social et vivant, constamment en mouve-
ment. Pour Kant, les commandements singuliers de la morale se
trouvent donc isolés, placés l'un à côté de l'autre comme les préten-
dues conséquences logiques contraignantes d'un «principe de la
raison >> unitaire, supra-historique et supra-social; pour Hegel, ils
sont des moments d'un processus dialectique, moments qui, dans
ce processus, entrent en contradiction avec eux-mêmes, se sup-
priment mutuellement par l'interaction vivante de ces contra-
dictions, disparaissent au cours de l'évolution sociale ou réappa-
raissent sous une forme modifiée et avec un contenu différent.
A Francfort, une telle opposition n'est certes pas encore clai-
rement et univoquement mise en lumière à partir de l'évolution
historique de la société, comme ce sera le cas quelques années plus
tard à Iéna, mais elle se dessine déjà clairement devant nos yeux
comme l'opposition entre deux méthodes. On peut déjà percevoir
clairement que Hegel rejette l'éthique kantienne pour des motifs
sociaux : en raison d'une attitude différente vis-à-vis de la société
bourgeoise. Nous avons parlé longuement du fait que, dans sa
période francfortoise, Hegel cherche la « réconciliation » avec la
société bourgeoise et l'homme de cette société tels qu'ils sont dans
leur réalité même. C'est pourquoi il proteste contre la violence
que font à l'homme vivant et total les commandements abstraits,
contre le déchirement de l'homme vivant et total par sa division
en une moitié spirituelle et une moitié sensible.
Cette critique adressée par Hegel à Kant va exactement dans
le même sens que celle que formulèrent, à la même époque, Goethe
et Schiller. Mais alors que Goethe ignore superbement les pro-
blèmes méthodologiques de r éthique idéaliste et aboutit, à partir
de sa sagesse de la vie, spontanée et matérialiste, à un humanisme
poétique et théorique, alors que Schiller, tout en rejetant les
rigueurs de l'éthique kantienne, conserve cependant à l'égard des
La crise des conceptions sociales de Hegel 2 75

idées de base de celle-ci un grand attachement et ne dépasse pas,


sur le plan conscient, la théorie de la connaissance de Kant, l'aspi-
ration que nourrit le jeune Hegel vise à dégager toutes les contra-
dictions qui résultent de r éthique kantienne et à les utiliser pour
définir ce que la totalité de la vie, la cc vie religieuse », la société
bourgeoise telle qu'elle est en réalité, exige de l'homme vivant.
Dans sa lutte contre la positivité à Francfort, Hegel considère
tout ce qui est positif, on s'en souvient, comme une fausse conci-
liation (voir ici même, p. 2 39). La conception hégélienne de la
positivité voit naturellement dans l'activité humaine, dans l'action
humaine, la seule manière de dépasser le positif. Tant que cette
action était, dans son contenu, déterminée abstraitement (comme
à Berne), le problème était très simple : l'activité républicaine dans
!'Antiquité ne connaissait aucune positivité, et la passivité de
l'homme privé à l'âge chrétien ne connaissait que du positif. Main-
tenant, alors qu'il s'agit de l'action de l'individu dans la société
bourgeoise, un autre critère s'avère nécessaire. Agir et ne pas agir,
activité et passivité ne s'opposent plus sur le plan métaphysique, de
façon aussi rigide et exclusive qu'à Berne. Et c'est précisément
pourquoi toute action ne signifie pas nécessairement un dépasse-
ment de la positivité. Ce n'est le cas que si elle engendre la
cc conciliation » correcte.

L'élément moral de l'action est dans le choix; la conciliation


dans le choix consiste en ce que r exclu est ce qui divise; en ce que
le représenté qui, dans l'action, se trouve concilié avec ce qui,
dans l'activité, représente, est déjà lui-même un concilié; ce
représenté est immoral quand il est ce qui divise 11 .
Ces explications portent également la marque de la confusion
et de r abstraction caractéristiques de la période francfortoise.
Hegel part de la notion kantienne de liberté, de la possibilité du
libre choix du sujet entre ce qui est bien et ce qui est mal sur le
plan moral. On trouve ici en germe la dialectique future de la
liberté et de la nécessité. Dans son développement polémique,
Hegel définit à nouveau le choix comme une conciliation entre le
sujet qui accomplit le choix et l'objet du choix. Si confusément
qu'apparaisse ici la notion de conciliation, l'opposition totale de
Hegel vis-à-vis de l'éthique kantienne ne s'en manifeste pas moins
de façon aiguë. Pour Kant, le fait de la liberté (de la disposition

1 1. Nohl, p. 387. Trad. fr., ibid., p. 1 54.


276 Le jeune Hegel
morale qui se manifeste en elle) suffit en effet à rendre morale
l'action ainsi née. Si les mobiles qui provoquent l'action corres-
pondent aux exigences de la raison pratique, alors, selon Kant,
l'action même doit être inconditionnellement morale, y compris
dans ses contenus sociaux. Chez Kant, le contenu social découle
par conséquent directement - logiquement - des exigences for-
melles de la liberté, de la victoire de l'homo noumenon sur l'homo
phenomenon.
Cette nécessité directe - relevant de la logique formelle - est
contestée par Hegel. Dans son langage obscur, il dit à ce propos :
une conciliation peut être soit réelle, soit seulement apparente (seu-
lement représentée, positive). Le choix effectue également pour sa
part une conciliation entre le sujet choisissant et l'objet choisi. Mais
le fait de savoir si l'action elle-même qui correspond à ces critères
formels est véritablement morale dépend selon Hegel du contenu
de l'objet. Si ce contenu constitue en soi une réconciliation réelle,
l'action est morale; s'il s'agit seulement d'une réconciliation appa-
rente, positive, l'action est immorale, et cela indépendamment du
fait de savoir si les critères formels kantiens sont satisfaits, indé-
pendamment de la disposition du sujet lors du choix.
Le critère de Hegel n'est donc déjà ici, de façon radicalement
opposée à Kant, ni formel, ni un moment de la conscience indi-
viduelle de l'homme (conscience morale, etc., chez Kant), mais un
élément de contenu, et en vérité un rapport, sur le plan du contenu,
avec la vie de la société bourgeoise. Le fait que Hegel ne parle, ici
comme ailleurs, que de la vie en général, ne peut masquer cette
relation plus longtemps. Il dit :
La moralité est la convenance, la conciliation avec la loi de la
vie - si cette loi n'est pas la loi de la vie, mais une loi elle-même
étrangère, il y a la plus profonde scission : objectivité 12 .
L'éthique kantienne, selon laquelle il est purement contingent
que cette conciliation avec la cc loi de la vie » ait lieu ou non,
n'offre pour cette raison aucune garantie, aucun critère de ce que la
positivité morte du monde est surmontée en elle. La forme prise
par le commandement chez Kant, la scission de l'homme en deux
parties hostiles l'une envers l'autre, en raison et sensibilité, a en
effet pour Hegel comme conséquence nécessaire que la concilia-
tion réelle, l'unité réelle de l'homme et de la cc loi de la vie », la

1 2. Ibid., p. 386. Trad. fr., ibid., p. 1 H·


La crise des conceptions sociales de Hegel 2 77

cc réconciliation » de l'individu avec la société bourgeoise, ne


peut avoir lieu. La «moralité» chez Kant est, selon Hegel, la
dépendance vis-à-vis de moi-même, «la division en soi-même».
C'est pourquoi la positivité ne peut être supprimée en elle et par
elle.
Par la disposition (Gesinnung), seule la loi objective (à savoir
la loi morale, G. L.)est supprimée, mais non le monde objectif; il
y a l'homme isolé et le monde n.
Cette lutte menée par Hegel contre l'éthique kantienne en tant
qu'elle est une forme de conservation de la positivité conduit à
l'autre opposition décisive existant entre les conceptions morales
des deux penseurs : au problème du conflit de devoirs. Ce pro-
blème montre très clairement combien le jugement porté sur
l'essence de la société bourgeoise s'est transformé et développé à
l'époque où les poètes et philosophes importants ont commencé à
discuter des questions de la société bourgeoise post-révolutionnaire.
Le caractère idéaliste de la philosophie classique allemande entraîne
nécessairement le fait que les problèmes moraux de la vie sociale
ne sont pas développés à partir de la structure économique de cette
dernière : c'est au contraire le reflet de l'évolution sociale dans les
dispositions morales, dans les actions des hommes, qui forme la
base et le point de départ de la pensée. C'est seulement à partir de
là que l'on passe à la société bourgeoise, considérée comme le maté-
riel et le champ d'action de ces dispositions et actions. Malgré ce
renversement et cette déformation idéalistes de la réalité, la métho-
dologie de la morale reflète très clairement la façon dont les phi-
losophes, individuellement, se sont représenté la structure de la
société bourgeoise.
Le problème du conflit de devoirs est à cet égard un des pro-
blèmes les plus significatifs. Car accepter que les exigences réelles
de la morale puissent entrer en conflit les unes avec les autres, c'est
reconnaître le caractère contradictoire de la société bourgeoise
elle-même. La manière dont ces conflits sont appréhendés théo-
riquement et résolus philosophiquement nous donne une image
claire de la façon dont le philosophe idéaliste se représente réel-
lement ces contradictions et leur dépassement. Comme il est
inhérent à l'essence de la philosophie de Kant, au caractère social
de ses illusions pré-révolutionnaires concernant la vie et l'évolution

1 3. Ibid., p. 390. Trad. fr., ibid., p. 1 57.


Le jeune Hegel

de la société bourgeoise, qu'il n'y ait pour lui en celle-ci aucune


contradiction (à l'exception de l'« éternelle» opposition de
l'homo phenomenon et de l'homo noumenon), il nie avec la plus grande
vigueur jusqu'à la possibilité même des conflits de devoirs. Il dit :
Un conflit de devoirs ... serait le rapport de ceux-ci, tel que l'un
d'eux supprimerait l'autre (tout entier ou en partie). Mais comme
le devoir et l'obligation, en général, sont des concepts qui
expriment la nécessité objective pratique de certaines actions, et
comme deux règles opposées ne peuvent être en même temps
nécessaires, mais si c'est un devoir d'agir selon l'une des règles,
ce ne serait non seulement pas un devoir que d'agir selon l'autre
règle, mais cela serait même contraire au devoir : il s'ensuit qu'un
conflit de devoirs et d'obligations n'est pas même pensable 14 .
C'est exactement de cette façon que Fichte prend position à
propos de ce problème. Il concrétise un peu plus le problème que
Kant, en ne parlant plus de conflits de devoirs, mais de conflits
entre les obligations des hommes vis-à-vis d'eux-mêmes et vis-à-vis
des autres. Mais il est clair que ceci ne constitue qu'une formula-
tion légèrement différente du même problème, et Fichte aboutit en
réalité exactement au même résultat que Kant. Il dit :
Il n'y a aucun conflit entre la liberté des êtres rationnels en général:
ce qui revient à dire qu'il n'y a pas contradiction à ce que plusieurs
êtres soient libres dans le même monde sensible ... Un conflit,
non pas entre des êtres libres en général, mais entre certaines
actions libres accomplies par des êtres rationnels ne surgit que par
le fait qu'un être, contrairement au droit et au devoir, utilise
sa liberté pour supprimer celle d'un autre ... 1 '
Nous avons largement rapporté ces conceptions de Kant et de
Fichte pour mettre en lumière toute la portée de l'opposition
qui existe entre elles et celles de Hegel, sur lesquelles nous allons
maintenant nous pencher : ces dernières constituent une rupture
avec toute la tradition, avec les conceptions morales et sociales
développées auparavant par la philosophie classique. Il est vrai
qu'à cet égard les poètes importants de l'époque, Goethe et
Schiller, ont précédé Hegel : non seulement dans leur pratique
poétique, dont la grandeur réside partiellement dans le fait qu'ils
ont donné des images grandioses et fidèles des conflits sociaux

14. KANT, Metaphylil{ der Sitten, Leipzig, 1907 (Vorlander), p. 27. Trad. fr. :
Métaphysique des mœurs, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin 1971, p. 98.
1 5. FICHTE, op. rit., p. 694.
La crise des conceptions sociales de Hegel
qui, traduits dans le langage de la philosophie morale, s'appellent
conflits de devoirs, mais aussi sur le plan de la théorie. Schiller en
particulier a placé ce problème à l'avant-plan de ses écrits sur
l'esthétique, spécialement en ce qui concerne le problème du tra-
gique. Mais comme Schiller, sur le plan philosophique, ne peut
jamais se détacher réellement des présuppositions kantiennes, on
voit constamment apparaître chez lui une contradiction entre sa
présentation vivante, authentique, provenant de la pratique
poétique, des oppositions sociales et historiques particulières d'une
part, et ses principes philosophiques dépendants du kantisme
d'autre part 16 . La critique adressée par Hegel à la morale kan-
tienne met à l'avant-plan, avec une acuité croissante, ce caractère
contradictoire. Il ne s'agit pas tellement en vérité, pour Hegel à
Francfort, des conflits concrets surgissant entre les devoirs concrets
particuliers - ce qui a constitué l'intérêt principal de Goethe et
Schiller-, mais du caractère contradictoire qui découle nécessaire-
ment de la conception du devoir dans le sens kantien. Rappelons-
nous que Hegel a récusé le dépassement de la positivité par
l'éthique kantienne. Il caractérise la quintessence philosophique de
la vie au sein de la positivité de la façon suivante :
L'homme positif, eu égard à une vertu qui se présente à lui
et en lui comme un service, n'est sans doute ni moral ni immoral,
et le service au travers duquel il accomplit certains devoirs n'est
pas immédiatement une non-vertu vis-à-vis de ces mêmes devoirs :
mais à cette indifférence déterminée se relie immédiatement, d'un
autre côté, une immoralité : parce que son service positif déter-
miné a des limites qu'il ne peut dépasser, cet homme devient
immoral au-delà d'elles. Cette immoralité de la positivité concerne
donc un autre aspect des rapports humains que l'obéissance posi-
tive - dans la sphère de celle-ci, l'élément non-moral n'est pas
immoral. La vertu n'est pas seulement opposée à la positivité, mais
aussi au vice, à l'immoralité 17 .
Dans une remarque marginale de ce même passage, Hegel
reproche à toute éthique de type kantien le fait qu'en elle ne se
trouve cc aucun changement, aucun acquis, aucune apparition,
aucune disparition >>. Par contre, la vertu, telle qu'elle est en réalité
selon la conception hégélienne, peut, cc comme modification du
vivant », être ou ne pas être, cc peut apparaître et disparaître ».
16. Consulter à ce propos les essais sur l'esthétique de Schiller dans mes livres
Goethe et son ttmps et Contribution à l'histoire de l'tSthitique.
q. Nohl, p. 276. Trad. fr. : Esp. du Chr., p. 44.
Le jeune Hegel

Hegel oppose 1c1 au moraliste spéculatif de type kantien, qui ne


peut que mener la guerre contre le vivant, l'éducateur populaire, le
réformateur des hommes cc qui se tourne vers les hommes eux-
mêmes » et chez qui tous ces problèmes d'apparition et de dispa-
rition jouent un rôle décisif.
La double opposition que Hegel vient d'établir à propos de
la vertu elle-même, à savoir le fait que celle-ci s'oppose aussi bien
à la positivité qu'à l'immoralité, acquiert ici une grande impor-
tance. Chez Kant, le domaine de l'éthique est limité â la question
étroite de l'accomplissement et de la transgression des devoirs. De
même que la possibilité sociale d'un conflit qui surgirait entre les
contenus des différents devoirs n'apparaît pas comme question
chez Kant, de même ni les causes, ni les conséquences humaines et
sociales de l'accomplissement ou de la transgression des devoirs
ne l'intéressent. Ceci découle nécessairement du principe qui est
à la base de sa morale et réduit cette dernière à la lutte en l'homme
de l'élément moral rationnel et de l'élément purement sensible.
Hegel élimine complètement pour sa part cette opposition et
recherche dans les contenus sociaux les oppositions morales réelles.
Nous avons déjà vu (voir ici même p. 2 7 ~) que le contenu de la
cc conciliation » choisie était pour Hegel le critère de l'action
morale. Maintenant, il concrétise encore plus cet élément en oppo-
sant à la conciliation correcte, conforme à la vie (la vie sociale),
deux types différents et faux de conciliation : la simple positivité,
c'est-à-dire le fait de rester empêtré dans les formes de manifes-
tations immédiates et mortes de la vie sociale, et l'immoralité, la
révolte directe contre les cc conciliations » réelles qui règnent dans
une certaine société.
Hegel voit non seulement dans toutes ces questions, que Kant
néglige totalement, les problèmes centraux de la morale, mais il
s'efforce en même temps de faire ressortir la teneur humaine et
sociale spécifique, contradictoire, qui résulte de ces conflits très
embrouillés et très variés. Il dit, en conclusion de ces remarques
marginales :
L'effet destructeur du vice consiste à attirer sur l'homme le
châtiment. Le châtiment est le mal qui suit nécessairement d'un
crime, mais toute conséquence ne peut être appelée un châtiment,
par exemple la perversion croissante du caractère dans le crime;
on ne peut dire : il a mérité de devenir pire 18 .

18. Ibid., p. 276. Trad. fr., ibid., p. 4 5.


La crise des conceptions sociales de Hegel
A partir de ces présuppositions, Hegel aboutit à une cnuque
générale, impitoyable, de la négation par Kant des conflits de
devoirs. Il montre la nécessité des conflits entre les devoirs en par-
tant de la richesse et de la multiplicité de la vie même. Il est
important d'indiquer ici que Hegel conçoit ce problème dès Franc-
fort sur le plan historique. Alors que la vie (dans la société bour-
geoise en développement) devient de plus en plus multiforme et
complexe, son caractère contradictoire, qui engendre nécessaire-
ment des conflits de devoirs, s'accroît. Nous allons rapporter
maintenant un long exposé synthétique de Hegel concernant ce
problème; nous nous devons ce faisant d'attirer l'attention sur le
fait que ces idées de Hegel présupposent le dépassement dialec-
tique de toute la sphère de la morale par r amour et par la religion
qui, en comparaison avec le caractère contradictoire de la moralité,
apparaissent comme le principe de l'unité de la vie. Nous ne pour-
rons traiter des contradictions qui apparaissent - consciemment
ou inconsciemment - dans la conception hégélienne de l'amour
et de la religion qu'après avoir pénétré plus avant les idées de base
de L 'Esprit du christianisme. Hegel dit donc, à propos du caractère
dialectiquement contradictoire de toute morale :

L'amour ne réconcilie pas seulement le criminel avec le destin,


mais aussi l'homme avec la vertu, c'est-à-dire que si l'amour n'était
pas l'unique principe des vertus, toute vertu serait en même temps
une non-vertu. Au complet asservissement à la loi d'un maître
étranger, Jésus n'oppose pas la servitude partielle sous la propre
loi du sujet, la libre contrainte de la vertu kantienne, mais des
vertus excluant la domination et la servitude, des modifications
r
de amour; si on ne les considère pas comme des modifications
d'un esprit vivant, s'il y a une vertu absolue, des contradictions
insolubles naissent de la pluralité des vertus, et, sans cette concilia-
tion dans un même esprit, chaque vertu se révèle imparfaite, car
chacune est déjà, comme son nom l'indique, une vertu singulière,
donc limitée; les conditions de sa possibilité, les objets, les condi-
tions d'une action sont quelque chose de contingent. En outre, le
rapport de la vertu à son objet est singulier; les relations de
cette même vertu avec d'autres objets ne sont donc pas les seules
qui sont exclues : ainsi toute vertu a, dans son concept aussi bien
que dans son exercice, des limites qu'elle ne peut dépasser. Si un
homme a une vertu déterminée et si son action dépasse les limites
de sa vertu, il ne peut, dans la mesure où, fidèle à sa vertu, il reste
simplement l'homme de cette vertu, que tomber dans un vice ...
Un droit qui a été sacrifié sous le premier rapport ne peut plus
Le jeune Hegel
s'affirmer sous le second, ou bien, si on le ménage sous le second
point de vue, c'est sous le premier qu'il doit pâtir. A mesure que
s'accroît la diversité des rapports humains, croît en proportion le
nombre des vertus et, par là, le nombre des contradictions néces-
saires et l'impossibilité de les résoudre. Si l'homme attaché à une
pluralité de vertus veut faire un classement dans la masse de
ses créancières, qu'il ne peut toutes contenter, il doit se déclarer
moins lié à l'égard de celles qu'il fait passer les dernières qu'à
l'égard de celles qu'il met plus haut; les vertus peuvent donc cesser
de devenir des devoirs absolus; elles peuvent même devenir des
vices. Dans cette complexité de rapports et dans cette pluralité des
vertus, il ne reste plus à la vertu elle-même que le désespoir et le
crime. C'est seulement lorsque aucune vertu ne prétend demeurer
fixe et absolue dans sa forme limitée.. ., lorsque l'esprit vivant qui
ést un agit selon le tout des rapports donnés, mais dans une illi-
mitation absolue, sans se laisser en même temps diviser par leur
diversité, et se limite de lui-même, c'est alors seulement que le
maintien de la complexité des rapports s'accompagne de la dis-
parition de la pluralité des vertus absolues et incompatibles. Il ne
peut être ici question qu'un seul et même principe fonde toutes
les vertus et, toujours identique sous les différents rapports de
modifications différentes, apparaisse chaque fois comme une
vertu particulière ... ; avec une telle absoluité de leur existence, les
vertus se détruisent réciproquement. Leur unité dans la règle n'est
qu'apparente, parce qu'elle est seulement un être pensé, et une
telle unité ne supprime ni ne concilie la diversité, mais la laisse
subsister dans toute sa profondeur. Un lien vivant, une unité
vivante des vertus, est quelque chose de tout différent de
l'unité, du concept : il n'institue pas pour des circonstances déter-
minées une vertu déterminée, mais apparaît simple et sans
déchirure même dans les combinaisons les plus variées de rapports;
sa forme extérieure peut se modifier à l'infini; il n'aura jamais la
même, et sa manifestation ne pourra fournir une règle, car elle n'a
jamais la forme d'un universel opposé à un particulier 19 .

L'opposition à l'éthique de Kant et de Fichte est claire et se


déploie de façon visible, elle se révèle tout à fait centrale et lourde
de conséquences à longue portée en ce qui concerne le problème du
conflit de devoirs. On voit que ce problème a suscité une attaque
véhémente lancée par Hegel contre le formalisme de l'éthique de
Kant et de Fichte. Mais quand Hegel justifie cette attaque en affir-
mant - affirmation que r on peut déduire de toute sa conception

19. Nohl, pp. 293 sq. Trad. fr., pp. 66-67-68.


La crise des conceptions sociales de Hegel 28 3

de Francfort - que l'unité du principe de la morale chez Kant n'est


que quelque chose de pensé, qu'une représentation, alors que, chez
lui, il s'agit d'un être, de la vie même, il se leurre lui-même. Car la
concrétisation extrême qu'il pourra donner ultérieurement à cet
être, à cette vie, c'est-à-dire celle de l'« esprit objectif u, n'est de
toute façon également que quelque chose de pensé. Ce leurre fait
clairement apparaître la barrière idéaliste infranchissable pour
Hegel; c'est à vrai dire particulièrement clair à Francfort, car la
vie est empreinte chez lui à cette époque d'un accent fortement
religieux.
Il serait cependant unilatéral de considérer de façon absolue cette
illusion de Hegel. Car déjà la conception francfortoise de la vie,
et à plus forte raison celle, plus tardive, de l'esprit objectif,
reflètent de façon incomparablement plus riche, plus proche de la
vie, plus dialectique, la réalité objective, que ce n'est le cas de la
conception de Kant. Et cette richesse se manifeste déjà à Franc-
fort quand, pour déterminer le critère de la morale, Hegel oppose
au formalisme étroit de Kant, à l'appel borné que fait ce dernier à
la conscience morale et à la conscience du devoir chez l'individu
isolé, la totalité des déterminations agissantes et vivantes de la
société bourgeoise, et voit par conséquent dans le contenu social
le critère du vice et de la vertd.
Par ce retour au contenu de la morale, par cette tentative de
faire du contenu social de la morale un problème, la dialectique
hégélienne accomplit un très grand pas en avant, et cela à deux
égards. Premièrement, la société bourgeoise est transformée, avec
tous ses contenus concrets, de façon immédiate et consciente, en
objet de la morale. Évidemment, l'éthique kantienne et l'éthique
hégélienne présupposent toutes deux la société bourgeoise : toutes
deux reflètent sur le plan philosophique cet être social. Mais
l'éthique de Kant se base sur la présomption suivante : elle vise
à adopter un point de vue plus élevé que celui de la société bour-
geoise. L'éthique kantienne se situe encore à cet égard au point
de vue de l'esprit pré-révolutionnaire des Lumières, qui mettait
inconsciemment et immédiatement sur pied d'égalité la société
bourgeoise non encore réalisée et le « règne de la raison u. Certes,
les philosophes français et anglais des Lumières, qui vivaient au
milieu des luttes concrètes de la classe bourgeoise en plein essor,
ont tiré, malgré leur point de vue tout aussi abstrait, idéaliste et
non historique, des conclusions beaucoup plus concrètes; le cas
échéant, ils ont considéré le présent de façon réelle, et non à partir
Le jeune Hegel
de leurs présuppositions dans le domaine de la philosophie morale.
Dans l'Allemagne arriérée, cette méthode idéaliste se trouve
condensée sous la forme particulière de l'idéalisme kantien et
fichtéen. Et quand cette méthode, dans son isolement subjectif
et idéaliste, se prétend absolue et éternelle, elle ne peut déduire
les contenus sociaux qui, en réalité, sont en tant que tels à la base
de ses constructions a priori. Il est nécessaire, sur le plan social,
que cette méthode atteigne finalement ces contenus; mais cette
présupposition sociale qui est la sienne, elle ne peut l'atteindre
par ses propres présuppositions philosophiques et grâce à sa
méthode philosophique que par le truchement d'une pétition de
principe. La critique adressée par Hegel à l'éthique kantienne
indique clairement, déjà ici, ce point faible de la méthodologie de
Kant; à Iéna, Hegel mettra en évidence, de façon précise et
concrète, cette défaillance de la philosophie kantienne en se réfé-
rant à certains problèmes sociaux.
Le problème des conflits de devoirs renvoie également au
contenu social en tant que critère de tous les commandements
moraux. Mais ce contenu social constitue chez Hegel la totalité
des conditions sociales d'une période historique, tandis que chez
Kant la concrétisation sur le plan du contenu et l'accomplissement
d'un commandement ne résident que dans le fait d'étayer une
certaine institution de la société bourgeoise à l'aide de la morale.
Kant accepte de façon dogmatique le fait que les institutions
particulières, les commandements moraux, etc., de la société bour-
geoise correspondent, en soi et pour soi, aux exigences de la raison,
en même temps qu'ils ne peuvent entrer en opposition les uns avec
les autres. Ces deux présuppositions dogmatiques de Kant sont
rejetées par Hegel, qui aboutit par ce fait à une conception plus
dialectique de la société bourgeoise. En ce qui concerne le présent
fragment, que nous allons maintenant analyser, nous ne nous
trouvons bien évidemment qu'au début de cette évolution. La
théorie hégélienne de la philosophie de l'histoire atteint son point
culminant dans le fait que la raison, r esprit, ne se réalise qu. au
cours de l'évolution historique totale de l'humanité et que, pour
cette raison, ce ne sont que la totalité de cette évolution et son
résultat final qui correspondent aux exigences de la raison - ici,
la limitation bourgeoise de la philosophie hégélienne se manifeste
tout aussi clairement que celle de Kant, avec ses présuppositions
dogmatiques préalables. Les parties et moments singuliers de ce
processus ne peuvent être mesurés directement aux exigences liées
La crise des conceptions sociales de Hegel 285

à des commandements abstraits de la raison. On ne peut en tout


état de cause les comprendre et les évaluer que dans une relation
spatio-temporelle concrète avec d'autres moments singuliers,
moments avec lesquels ils constituent chaque fois l'incarnation
d'une figure historique. Chaque totalité historique de cette sorte
(un peuple à un certain stade de son évolution) n'est également
une totalité que de façon relativement parfaite, elle est en même
temps un simple moment de l'histoire de l'évolution de l'esprit.
Ainsi apparaît chez Hegel une dialectique complexe du relatif et
de l'absolu. Hegel n'a jamais été relativiste sur le plan historique :
il n'a jamais mis sur le même pied les différentes périodes histo-
riques, etc. Il dissout l'absolutisme dogmatique kantien en s'ap-
puyant sur l'idée de l'évolution historique, sur le fait que dans le
contexte de cette évolution tout moment est absolu parce qu'il
constitue un moment nécessaire de l'évolution, mais est en même
temps et indissociablement relatif, car ce n'est qu'un moment de
l'évolution historique.
Certes, Kant connaît également une évolution historique : le
progrès infini de l'humanité qui se rapproche des exigences de
la raison. Mais d'une part ce fil conducteur kantien de l'histoire
ne donne aucune véritable explication des étapes particulières de
l'évolution; d'autre part, il en résulte une conception de l'histoire
trop linéaire, réduite à l'antagonisme abstrait de la lutte de la
raison et de la déraison, de la raison et de la sensibilité. La concep-
tion hégélienne, plus dialectique, surmonte ces deux aspects rigides
de la philosophie kantienne. Les étapes singulières de l'évolution
historique acquièrent - et cela de manière sans cesse croissante
au cours de la vie de Hegel - une vie concrète propre : Hegel
s'efforce de plus en plus d'analyser les connexions sociales concrètes
d'une époque dans son contexte historique réel. Nous avons vu
qu'à l'opposition de !'Antiquité et des Temps modernes s'ajoute,
dès Francfort, la tentative de concevoir l'Orient (le judaïsme)
comme un élément historiquement spécifique. Par ce seul fait,
l'unilatéralité linéaire et l'aspect rectiligne de la conception kan-
tienne de l'histoire sont surmontés.
Plus Hegel développe sa philosophie de l'histoire, plus son
point de vue principal apparaît clairement à l'avant-plan : la voie
de l'histoire est la voie menant au venir-à-soi accompli, à la
connaissance de soi accomplie de l'esprit; mais cette voie ne se
laisse absolument pas réduire chez Hegel à des principes aussi
moralement univoques que chez Kant. D'une part, les principes
286 Le jeune Hegel
qui mènent dans l'histoire à un stade plus élevé ne doivent en
aucune façon être plus élevés chez Hegel sur le plan moral et
culturel que ceux de l'époque dépassée. Au contraire, Hegel mon-
trera dans sa philosophie de l'histoire développée comment des
passions plus mauvaises, de moindre valeur sur le plan moral,
plus égoïstes ont précisément formé les mobiles de révolution
objective vers un stade supérieur. D'autre part, le fait d'atteindre
une étape supérieure de révolution historique est, dans la concep-
tion hégélienne, toujours lié à des pertes irréparables pour l'huma-
nité. Lors de l'analyse de la conception de l'histoire qui sera celle
de Hegel à Iéna, nous parlerons de la transformation de son
approche historique de l'hellénisme. Ce changement ne concerne
cependant que la· place que prend l'hellénisme dans l'évolution
historique : alors qu'à Berne, Hegel voyait dans les républiques
urbaines antiques un modèle actuel pour le présent, à Iéna, il
considère déjà la culture antique comme irrémédiablement révo-
lue. Cette évaluation du cours de l'évolution historique ne sup-
prime cependant pas chez Hegel l'importance qu'il attache à la
culture antique. Il adopte comme auparavant le point de vue sui-
vant lequel, dans certains domaines de r activité humaine - en
particulier dans celui de r art -, !'Antiquité a constitué le point
culminant de l'évolution humaine. Et comme ce point culminant
est nécessairement en rapport avec le caractère de la culture antique,
de même que le dépassement de la société antique a été absolu-
ment nécessaire, on obtient comme résultat un processus historique
dont la ligne d'évolution est beaucoup plus embrouillée, plus
contradictoire, plus inégale, un processus en lequel l'évolution
vers un stade plus élevé de l'humanité laisse à maints égards der-
rière elle des points culminants, au niveau desquels elle ne se
hissera plus jamais.
Du point de vue de l'évolution de la compréhension de la
méthode dialectique chez Hegel lui-même, le problème du conflit
de devoirs constitue sans aucun doute un des points de départ.
Mais en réalité cette question n'est qu'une conséquence de la
conception générale de l'histoire, plus dialectique, qui sera celle
de la philosophie hégélienne ultérieure développée. Au cours de
la période de Francfort, Hegel appréhende des moments singu-
liers de cette image dialectique globale, il élabore dans la mesure
du possible les présuppositions et conséquences de ces moments
singuliers, mais l'image totale n'est cependant pas encore présente
dans sa philosophie. Malgré cela, cette question n'est, dès main-
La crise des conceptions sociales de Hegel 287

tenant, pas posée de façon étroite. Cette ampleur et cette profon-


deur de la conception, orientée vers l'élément social, distingue
clairement dès le départ Hegel des penseurs contemporains qui
ont également protesté contre le caractère dogmatique étroit de
l'impératif catégorique. Ici apparaît précisément la façon insensée
et non scientifique dont procèdent les néo-hégéliens impérialistes
quand ils assimilent la période francfortoise de Hegel à une cc phi-
losophie de la vie ». En effet Friedrich Jacobi, par exemple, qui
défend des conceptions se rattachant à la cc philosophie de la vie >>,
proteste également contre le caractère rigide et étroit de l'impé-
ratif catégorique. Mais il ne lui oppose que la richesse de l'âme
humaine, du monde sentimental individuel. Et lorsqu'il défend,
de façon fort pathétique, certains péchés cc héroïques » contre
l'impératif catégorique, il n'aboutit cependant qu'à un relativisme
sentimental dans le domaine de l'éthique. Le problème du conflit
de devoirs montre précisément que la catégorie centrale du jeune
Hegel à Francfort, la vie, a très peu de rapports avec ces concep-
tions, qu'elle n'est qu'une expression peu claire, provisoire, de
l'idée qui s'esquisse chez lui, à savoir l'unité contradictoire et
vivante de la société bourgeoise.
L'analyse faite par Hegel est certes, dans le cas présent, essen-
tiellement abstraite et philosophique. Sur le plan philosophique
cependant, deux points de vue méthodologiques très importants
apparaissent par rapport à Kant. Tout d'abord, le conflit de
devoirs naît à partir de la dialectique de l'absolu et du relatif.
Tout devoir n'est, selon Hegel, qu'un moment du contexte total
de la société, ou, dans la terminologie francfortoise, de la vie.
Ce contexte est lui-même contradictoire, la contradiction des
déterminations singulières se trouve à la base de son essence, de
la vie. La délimitation des déterminations singulières (des devoirs)
n'est donc pas conçue de telle façon qu'elles régiraient chacune
rune à côté de r autre un domaine séparé, ou seraient rangées par
ordre hiérarchique l'une au-dessus de l'autre, mais cette relation
est au contraire elle-même antagonisme, lutte et contradiction. Si
chaque moment, chaque devoir, entre en scène avec la prétention
d'être absolu, il doit nécessairement entrer en contradiction avec
un autre moment qui affiche la même prétention. Seule la totalité
vivante de toutes ces déterminations supprimera cet antagonisme.
Mais l'essence de cette totalité réside précisément dans le fait
qu'elle est une totalité de telles déterminations antagonistes.
En second lieu, selon la conception hégélienne, cette entrée en
Le jeune Hegel
scène du simple moment avec la prétention d'être absolu est néces-
saire. Nous aboutissons ainsi à un point à partir duquel nous pou-
vons observer à l'état natif la profondeur de la conception hégé-
lienne de la société bourgeoise et de r essence de la méthode
dialectique, en même temps que les limitations nécessaires de la
dialectique idéaliste. La reconnaissance de cette nécessité que le
moment singulier apparaisse avec la prétention d'être absolu consti-
tue en effet le point central l'appréciation à la fois critique et
favorable portée ultérieurement par Hegel sur la soi-disant philo-
sophie de la réflexion, sur la position des déterminations de la
réflexion au sein de la méthode dialectique. Hegel considère les
déterminations de la réflexion comme une composante nécessaire
de la dialectique, et cependant en même temps comme une simple
étape de la maîtrise dialectique de la réalité par la connaissance.
Ceci sépare d'une part Hegel de Kant et de Fichte, qui rendent
absolues les déterminations de la réflexion, s'y arrêtent et ne
peuvent dès lors surmonter les antinomies insolubles qui découlent
nécessairement du fait de penser jusqu'au bout ces mêmes déter-
minations de la réflexion. D'autre part, cela sépare Hegel de la
« philosophie de la vie » datant de la même époque, du roman-
tisme philosophique, etc., qui luttent certes sur le plan philoso-
phique contre l'aspect rigide et étroit des déterminations de la
réflexion rendues absolues, mais croient cependant que l'appréhen-
sion théorique de la réalité est possible sans les déterminations
de la réflexion, en les excluant de la philosophie comme des formes
de pensée inférieures, de moindre valeur, simplement rationalistes;
ces courants doivent pour cette raison aboutir nécessairement à
un irrationalisme mystique.
Ces deux orientations radicalement antagonistes se rejoignent
en ceci qu'elles voient dans les contradictions auxquelles elles
se heurtent, dans les antinomies, quelque chose de simplement
subjectif, qui trouve son origine dans les limitations de la pensée
humaine et non pas dans la réalité elle-même. Elles se distinguent
l'une de l'autre par le fait que Kant tire de là des conclusions
agnostiques, et que les romantiques en tirent des conclusions
mystiques et irrationalistes. Hegel, contrairement à ces deux orien-
tations, s'efforce de voir dans la contradiction quelque chose
d'objectif, l'essence de la réalité. Les déterminations de la réflexion
et les antinomies qui en résultent nécessairement ne forment par
conséquent pour Hegel qu'une étape sur la voie menant à l'ap-
préhension dialectique de la réalité. Le dépassement des antinomies
La crise des conceptions sociales de Hegel 289

de l'entendement seulement réflexif ne supprime les contradictions


de ce dernier que pour dévoiler des contradictions à un niveau
supérieur, plus développé et plus riche, celui de la raison spécu-
lative. La caractérisation hégélienne de l'entendement réflexif,
de l' absolutisation des moments légitimes sur un plan simplement
relatif, apparaît comme un moment nécessaire de la méthode dia-
lectique elle-même. En ce sens, Hegel a présenté ultérieurement,
dans son histoire de la philosophie, Kant et Fichte comme ses
prédécesseurs historiquement nécessaires, et leur philosophie
comme un stade préalable à sa propre dialectique.
Cette position adoptée par Hegel vis-à-vis de la philosophie
de la réflexion est d'une importance fondamentale, non seulement
du point de vue de l'évolution de la méthode dialectique, car il
y a dans cette philosophie des éléments décisifs en ce qui concerne
la détermination correcte du rapport de la pensée avec la réalité,
la dialectique de l'absolu et du relatif dans la pensée, mais elle
est également historiquement importante. Le romantisme histo-
rique, considéré comme si authentique par les apologistes modernes,
adopte ici un point de vue totalement anhistorique : il considère
la pensée métaphysique des XVIf et XVIIIe siècles, dont les consé-
quences et limitations ultimes apparaissent sous la forme des
antinomies kantiennes, comme une grande aberration de l'esprit
humain. Hegel, par contre, voit, en véritable historien, que le
chemin menant à la dialectique n'a pu être parcouru que de cette
façon-là. Il a en même temps l'intuition que le règne de la pen-
sée métaphysique chez ses prédécesseurs a été nécessairement lié
à toute l'évolution culturelle de l'humanité, qu'il a constitué un
produit nécessaire de cette étape de l'évolution sociale. Engels a
démontré plus tard de façon matérialiste et englobante, en parti-
culier pour ce qui concerne l'évolution des sciences naturelles,
que l'étape historique du règne de la pensée métaphysique a été
inévitable et nécessaire.
La constatation de la nécessité du conflit de devoirs est donc,
considérée du point de vue de l'ensemble du système hégélien,
un cas particulier significatif de cette position des déterminations
de la réflexion dans le système de la philosophie, de la nécessité
de l'apparition des contradictions dialectiques quand on élève
les déterminations relatives à l'absolu, ce qui constitue l'essence
de l'éthique de Kant et de Fichte. Mais les propos de Hegel que
nous avons déjà rapportés montrent clairement que, s'il formule
ce problème sur le plan philosophique et s'efforce de le ramener
Le jeune Hegel

à ses présuppos1t10ns philosophiques, il considère cependant le


problème lui-même comme étant né de la vie. C'est-à-dire que
l'éthique kantienne n'est pas pour lui quelque chose d'imaginé
par Kant, une représentation de la réalité fausse sur le pur plan
de la pensée. Il est vrai qu'il combat également chez Kant les élé-
ments dans lesquels il voit quelque chose de faux, quelque chose
qui n'est pas pensé jusqu'au bout à partir des présuppositions
kantiennes elles-mêmes. C'est à ce contexte qu'est précisément
reliée la négation, par Kant et Fichte, du conflit de devoirs. Hegel
réfute leurs thèses en mettant en évidence le rapport étroit exis-
tant entre le conflit de devoirs et les principes ultimes de leur
propre philosophie. Mais en ce point, la position de Hegel se
modifie. Il considère le conflit de devoirs comme une réalité
sociale et historique que la pensée doit affronter, de laquelle elle
doit partir. Il prend donc en considération et critique le caractère
antinomique de la philosophie kantienne d'une double façon :
d'une part, il attribue à Kant l'énorme mérite d'avoir reproduit
sur le plan de la pensée un fait décisif de la réalité (la découverte
de la nécessité des antinomies); d'autre part, il lui reproche la
limitation subjectiviste de sa pensée (le fait de s'arrêter au stade
de r antinomie).
En reconnaissant cette nécessité des antinomies dans la vie de
la société elle-même, Hegel accomplit un progrès important dans
la compréhension de r essence contradictoire de la société bour-
geoise. Nous avons déjà déduit des conditions particulières de
l'évolution de la philosophie classique allemande la raison pour
laquelle ce progrès devait s'accomplir en premier lieu et de façon
prédominante dans le domaine de la morale. La connaissance
croissante que Hegel acquiert de la société bourgeoise le conduira
de plus en plus à faire sortir ces contradictions du domaine de
r élément abstraitement moral pour les transférer dans le vaste
champ des activités économiques et sociales accomplies par les
hommes dans la société bourgeoise.
En fait, Hegel n'en reste pas à la simple antinomie du conflit
de devoirs, ce qui mènerait nécessairement à une c< conception
tragique du monde », à un pessimisme vis-à-vis de l'ensemble de
la société bourgeoise. Sa pensée se dirige nécessairement vers un
dépassement de ces contradictions. Dépassement qui, nous l'avons
déjà vu, correspond à une approche théorique de la totalité dans
son mouvement.
Ici se manifeste la limitation idéaliste de la pensée hégélienne,
La crise des conceptions sociales de Hegel 291

limitation qui est en rapport avec l'horizon bourgeois qui l'en-


toure. Hegel s'efforce de plus en plus de concevoir cette totalité,
en laquelle les contradictions des conflits de devoirs (si l'on
s'exprime de façon tout à fait générale : les contradictions de la
vie individuelle dans la société bourgeoise) sont dépassées, comme
constituant elle-même quelque chose de contradictoire, de mû par
la contradiction. Par cette tentative, il aboutit - comme nous le
verrons à la fin de la période de Francfort - à une nouvelle
formulation de la contradiction dialectique, supérieure à celle de
tous ses prédécesseurs, à la version la plus élevée que la dialec-
tique idéaliste en général puisse atteindre. Cependant, pour déve-
lopper cette théorie de façon conséquente, Hegel ne pouvait
s'arrêter à l'appréhension dialectique de la société bourgeoise; il
devait au moins avoir une idée de la direction dans laquelle les
contradictions de la totalité de la société bourgeoise se dépassent
à un stade supérieur. Hegel considère cependant - tout comme
les économistes classiques anglais - la société bourgeoise comme
la forme ultime, la plus développée, définitive, de l'évolution
historique. Selon cette conception, les contradictions de base
de la société bourgeoise doivent nécessairement être dépassées
autrement que celles des stades précédents, qui ont conduit, soit
sur le plan historique, soit sur le plan logique ou cc phénoménolo-
gique », à ce cc point de vue suprême». Hegel est donc contraint
d'abandonner (aufheben) sa nouvelle conception de la dialectique,
et cela précisément au point culminant de son système, pour
aboutir, par l'extinction de toutes les contradictions, à une unité
non contradictoire. Évidemment, cette évolution ne s'accomplit
pas du tout de façon univoque : il s'agit au contraire d'une lutte
violente entre les deux tendances de sa pensée. Mais il découle
nécessairement de cet horizon social que Hegel n'est jamais à
même de surmonter complètement r ancienne doctrine des contra-
dictions. (Nous parlerons par la suite de façon plus complète
d'autres limitations de la dialectique de Hegel, liées à sa concep-
tion de la société bourgeoise.)
L'opposition de Kant et de Hegel dépasse ainsi largement les
limites d'une méthodologie de la science de la morale. Elle repré-
sente une phase importante dans l'évolution de la méthode dia-
lectique, bien que, dans un premier temps, le tournant ne s'accom-
plisse que sous une forme limitée et abstraite. Cette opposition,
en outre, caractérise une nouvelle phase dans l'approche de la
société bourgeoise. La philosophie et la littérature allemandes,
Le jeune Hegel
qui furent, à l'époque où se préparait la Révolution française, de
dignes contemporaines de l'idéologie pré-révolutionnaire de la
France, commencent à appréhender de manière théorique et
littéraire la réalité post-révolutionnaire, la société capitaliste en
plein essor. Évidemment, cette maîtrise est à plusieurs égards
limitée et confuse, car elle s'accomplit sur le sol allemand, où il
n'y eut et ne pouvait y avoir aucune révolution bourgeoise. Marx
et Engels ont démontré ce point de façon exhaustive et convain-
cante, non seulement en ce qui concerne la philosophie hégélienne,
mais également à propos de la poésie de Goethe, et en particulier
de celle de Schiller. Nous avons indiqué les tendances communes,
sur le plan social, aux poètes de l'époque classique de Weimar et
à Hegel, dans la mesure où le cadre de nos recherches l'a permis.
Nous avons en même temps indiqué que Hegel, en comparaison
avec ses grands contemporains, a non seulement mis à jour avec
plus de vigueur le caractère contradictoire de la société bourgeoise,
mais s'est encore préoccupé de façon plus intense et plus appro-
fondie de son « anatomie>>, de l'économie politique. Nous
devrons confirmer plus clairement ce point, et montrer que ces
deux traits de l'évolution hégélienne entretiennent l'un avec l'autre
la relation la plus étroite.
5.

LES PREMIÈRES ÉTUDES ÉCONOMIQUES

C'est précisément ici, au point décisif de la biographie philo-


sophique du jeune Hegel, quand les relations concrètes existant
entre révolution de sa dialectique et ses études économiques pour-
raient être éclaircies, que nos sources nous abandonnent complè-
tement. Nous ne pouvons que nous livrer à de simples combinai-
sons. Et il est encore heureux que Rosenkranz nous ait au moins
transmis le fait brut, le moment précis où Hegel a commencé à
s'occuper d'économie. Le matériel, dont Rosenkranz a encore pu
disposer en son entier, fut égaré par la suite.
Il ne s'agit certainement pas d'un hasard si c'est précisément
de cette partie de l'héritage hégélien qu'il n'est resté aucune
trace. Parmi les élèves directs de Hegel, il ne s'en est pas trouvé
un seul pour témoigner d'une once de compréhension des pro-
blèmes économiques, encore moins pour pressentir l'importance
qu'a revêtue pour la naissance du système et de la philosophie de
Hegel l'élaboration des connaissances d'ordre économique. Ils
n'ont même en rien aperçu l'importance de cette question au
sein des écrits hégéliens imprimés et disponibles (Phénoménologie,
Philosophie du droit, etc.), dans lesquels de telles relations appa-
raissent pourtant au grand jour.
Si le plus grand génie philosophique de cette époque, Hegel
lui-même, comprend de manière idéaliste le rapport existant entre
les contradictions sociales et la pensée, mettant à la base ce qui
n'est qu'un reflet, c'est une conséquence de l'état arriéré de la
situation sociale en Allemagne. Ses élèves, qui pour la plupart
vivent déjà les moments décisifs de leur jeunesse à r époque de la
Restauration, n'ont aucune compréhension de l'économie, aucune
perception de son importance pour la connaissance des problèmes
Le jeune Hegel

sociaux. Cette absence de compréhension est aussi radicale du


côté de l'aile droite réactionnaire des hégéliens qu'au centre
libéral et à l'aile gauche. La timidité dans l'approche des grands
problèmes de la société dont témoignent les libéraux des années
trente est à la base de cette absence totale de compréhension des
problèmes économiques. Ce n'est que lors de l'exacerbation des
luttes sociales en Allemagne au début des années quarante que
s'est éveillé, y compris dans l'hégélianisme, un certain intérêt pour
les problèmes économiques, certes privé la plupart du temps des
connaissances solides et de r élaboration sérieuse des problèmes
que l'on trouve encore chez Hegel lui-même. Quand les hégéliens
que comptaient les cc vrais socialistes >> ainsi que Lassalle élabo-
rèrent philosophiquement les catégories économiques tant des
classiques que des grands utopistes, ils ne se livrèrent à rien
d'autre, la plupart du temps, qu'à un jeu formel et vide de sens.
Ce n'est que dans les œuvres de jeunesse des fondateurs du
matérialisme dialectique, chez Marx et Engels, que nous trouvons
non seulement une préoccupation profonde et minutieuse pour ce
qui concerne les problèmes de l'économie politique, mais égale-
ment une reconnaissance consciente du fait que c'est précisément
dans ce domaine que les grands problèmes de la dialectique
doivent être étudiés, et que s'offre la tâche de ramener à ses lois
et principes déterminants le matériel non élaboré consciemment
de façon dialectique par les auteurs classiques de l'économie
politique bourgeoise et les utopistes, et de découvrir ce faisant le
caractère dialectiquement contradictoire des lois de révolution
sociale. Dès l'œuvre de jeunesse géniale d'Engels, parue dans les
Deutsch-fran4/jsiJche Jahrbücher, on trouve à l'avant-plan, du
point de vue méthodologique, ce rapport de r économie et de la
dialectique. Marx lui-même fait porter brièvement son attention
centrale sur ce problème dans ses Manuscrits économico-philo.rn-
phiques. L'ensemble de la dernière section de ce manuscrit est
consacré à une critique de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel,
et Marx, tout en critiquant de façon sévère et fondamentale
l'idéalisme hégélien, met à jour le rôle important et positif joué
par l'économie dans l'élaboration de la dialectique hégélienne,
en particulier par la catégorie du travail, conçue sur le modèle
des classiques anglais. Par la suite, les écrits polémiques impor-
tants dirigés contre Bruno Bauer, Max Stirner, Proudhon, etc.,
nous donnent toute une série de remarques profondes et instruc-
tives sur ces rapports.
La crise des conceptions sociales de Hegel 29 5

Il est très caractéristique de l'opportunisme de r époque de la


ne Internationale qu'une grande partie de ces écrits, dont l'im-
portance n'était alors reconnue par personne, soit restée dans les
archives. Avec le développement de l'opportunisme, tout sens
de la dialectique a disparu, et cette platitude métaphysique large-
ment répandue a créé une atmosphère dans laquelle l'altération
des résultats de l'économie marxiste, si clairement formulés, a
été facilement rendue possible.
Seuls les bolchéviques ont mené une lutte conséquente contre
cet opportunisme dans tous les domaines. Lénine fut le seul à
avoir reconnu, avec sa profondeur coutumière, les rapports dont
nous parlons, en particulier dans sa lutte contre l'opportunisme,
et cela sans avoir pourtant pu prendre connaissance d'une grande
partie des ébauches de Marx; il dit :
On ne peut comprendre complètement le Capital de Marx, et
particulièrement le premier chapitre, si on n'a pas étudié en pro-
fondeur et compris toute la Logique de Hegel. C'est pourquoi,
après un demi-siècle, aucun marxiste n'a compris Marx 1 !!
Le libéral modéré qu'est Rosenkranz, partisan du soi-disant
centre à l'époque de la dissolution de l'hégélianisme, n'avait
évidemment aucun pressentiment de l'importance des études éco-
nomiques de Hegel pour le développement de la dialectique. Pour
donner une idée claire de ce que représente la perte des docu-
ments, nous reproduisons dans le paragraphe suivant tout ce que
Rosenkranz rapporte à propos du thème de l'économie dans sa
biographie de Hegel; les autres biographes ne font que recopier
ce que Rosenkranz a dit. La découverte des manuscrits de Hegel
durant les dernières décades nous a fourni un matériel très pré-
cieux concernant les préoccupations d'ordre économique de Hegel
à l'époque d'Iéna, mais la période francfortoise reste encore dans
l'obscurité.
Rosenkranz constate que Hegel a commencé à s'occuper de
problèmes économiques à Francfort, et que c'est surtout la situa-
tion en Angleterre qui a éveillé son intérêt. Il lisait régulièrement
les journaux et en tirait des extraits circonstanciés. (Comme on
pouvait s'y attendre, ceux-ci ont également disparu.)
En même temps, Hegel se rapprocha de la scène immédiate
de l'évolution politique, et sa participation à celle-ci en fut accrue.

1. LÉNINE, Cahiers philosophiques, op. cit., p. 1 70.


Le jeune Hegel

En ce qui concerne les conditions d'acquisition et de possession,


c'était surtout l'Angleterre qui l'impressionnait, en partie en raison
de l'inclination générale du siècle précédent à étudier sa Consti-
tution, considérée comme un idéal, en partie également parce
qu'en aucun autre pays d'Europe les formes d'acquisition et de
propriété ne s'étaient développées sous des aspects aussi mul-
tiples, et qu'à ce développement que connaissait l'Angleterre
correspondait une variété tout aussi riche de relations humaines.
Comme le montrent les extraits des journaux anglais qu'il reco-
piait, Hegel suivait avec une grande attention les débats parle-
mentaires concernant la taxe pour les pauvres; il s'agissait d'une
aumône par laquelle l'aristocratie du sang et de l'argent cherchait
à apaiser l'emportement de la masse privée de subsistance 2 .

A ce passage fait suite un exposé beaucoup plus complet concer-


nant l'attention accordée par Hegel au système pénitentiaire
prussien.
Malheureusement, Rosenkranz ne fournit aucune date. C'est
d'autant plus regrettable que, comme on peut facilement le remar-
quer, Rosenkranz ne conçoit pas correctement l'attitude adoptée
par Hegel vis-à-vis de l'Angleterre. Nous ne possédons aucune
indication qui laisserait penser que Hegel fut un admirateur fervent
de la constitution anglaise, au point de la prendre pour modèle.
A Berne, il n'a naturellement pas examiné de façon approfondie le
problème de l'Angleterre. La traduction et les commentaires de la
brochure de Cart, rédigés au début de la période de Francfort,
témoignent au contraire d'une critique très sévère de la politique
réactionnaire poursuivie par l'Angleterre, politique qui constitue
une répercussion de la Révolution française (voir ici même
pp. 2 I 5-2 I 6). L'intérêt porté par Hegel à l'Angleterre semble donc
être né à Francfort, quand il a critiqué l'essence et les lois de la
société bourgeoise. C'est pourquoi il serait important et intéressant,
en ce qui concerne sa biographie, de connaître le moment exact où
débutèrent ces études, car pour la transformation relativement
rapide de ses conceptions pendant la crise, les mois vont jusqu'à
jouer parfois un rôle essentiel.
Mais Hegel n'a pas seulement commencé à s'occuper de façon
approfondie de la vie économique en Angleterre : il a aussi étudié
la théorie de l'économie politique. Rosenkranz dit, au sujet de ces
études :

2. ROSENKRANZ, p. 8 j.
La crise des conceptions sociales de Heg,el 297
Toutes les idées de Hegel sur l'essence de la société civile [ou
« bourgeoise », dans le langage de Lukacs (N.d. T.)], sur le
besoin et le travail, sur la division du travail et la richesse des
états (Stande), sur les pauvres et la police, sur les taxes, etc., se
rassemblent finalement dans un Commentaire de la traduction alle-
mande du livre d'économie politique de Steuart, commentaire
que Hegel rédigea entre le I 9 février et le 16 mai 1 799, et qui a
été entièrement conservé. S'y trouvent de nombreuses vues remar-
quables sur la politique et l'histoire, ainsi que des remarques très
fines. Steuart avait encore été un partisan du mercantilisme. Avec
une noble passion, et en s'appuyant sur une foule d'exemples
intéressants, Hegel combattait ce qu'il y avait de mort dans cette
doctrine, tandis qu'il s'efforçait de sauver, au milieu de la concur-
rence et de la mécanisation, tant du travail que du commerce,
l'âme (Gemüt) de l'homme 3 .
Ne perdons pas de temps à constater la médiocrité et l'absence
totale de compréhension que ma nifestent ces remarques du pre-
mier biographe de Hegel. Cependant, même à partir de ce misé-
rable extrait, nous pouvons saisir l'importance, pour l'évolution
de Hegel, du document que nous avons perdu. Car on aperçoit
clairement que Hegel abordait les problèmes de l'économie du
point de vue de sa critique de la positivité morte, et nous attein-
drions à une tout autre clarté en ce qui concerne ses relations de
départ avec la société bourgeoise si nous avions connaissance de
ses premières discussions de la théorie économique.
L'extrait de Rosenkranz pose en outre un problème insoluble.
Dans la dernière phrase, Rosenkranz parle du fait que Hegel
essayait, face au caractère mécanique de la société capitaliste, de
sauver l'âme. Cela sonne presque comme si Hegel s'était préoc-
cupé de l'économie politique en commençant par suivre l'orienta-
tion du romantisme économique. Si l'on considère l'évolution
ultérieure de Hegel et la physionomie qu'acquièrent sa philosophie
et sa critique de la société, avec lesquelles nous nous sommes main-
tenant familiarisés, ceci apparaît comme tout à fait invraisemblable.
La formule célèbre suivant laquelle tout ce qui est rationnel est
réel et tout ce qui est réel est rationnel n'a été énoncée par Hegel
que beaucoup plus tard, mais, depuis Francfort, elle constitue,
prise dans un sens général, le fil conducteur inconscient du cours
pris par ses pensées. Nous verrons au cours de l'examen des notes
économiques prises par Hegel à Iéna à quel point il s'est approché

3. Ibid., p. 8 5.
Le jeune Hegel
de la conception cc cynique » des classiques anglais, conception
sincère et impitoyable exprimant clairement toute l'horreur et les
scandales de la société capitaliste, tout en continuant à affirmer
son caractère progressiste. Nous croyons donc que cette remarque
de Rosenkranz repose simplement sur le fait qu'il n'a pas compris
l'exposé de Hegel. Comme nous ne pouvons cependant apporter
aucune preuve stricte de cette affirmation, et comme il est possible,
sur le plan abstrait, qu'il y ait eu chez Hegel une courte période
d'indécision durant laquelle il aurait penché dans le sens de l'éco-
nomie romantique, il ne peut s'agir, en ce qui concerne notre rejet
de l'interprétation de Rosenkranz, que d'une hypothèse. Mais nous
croyons que le lecteur tirera de la ligne d'évolution générale du
jeune Hegel la conclusion selon laquelle notre hypothèse est
correcte.
L'influence directe de certaines conceptions économiques de
Steuart sur Hegel est difficile à démontrer. Non seulement parce
que le commentaire sur Steuart a été égaré et que nous ne pouvons
pas savoir ce qui a impressionné le plus le jeune Hegel, ce qu'il
a approuvé, ce qu'il a refusé, etc., mais encore parce que l'intérêt
porté à Steuart n'a pas été suivi par l'application directe des nou-
velles vues économiques à la société bourgeoise. La versatilité de
l'évolution hégélienne au cours de la crise traversée à Francfort
se manifeste également ici. Après s'être intéressé pendant trois
mois aux problèmes de l'économie, Hegel se consacre à son œuvre
principale de la période de Francfort : L 'Esprit du christianisme.
Sans doute les problèmes de la société bourgeoise sont-ils égale-
ment traités dans ce texte, mais le thème immédiat est autre, et la
modification des conceptions sociales et économiques n'apparaît
que dans certains passages et sur un mode philosophique général.
Nous ne disposons qu'à partir d'Iéna de manuscrits dans lesquels
les problèmes de la société bourgeoise sont traités de manière
directe et détaillée, où le problème de l'économie joue un rôle
explicite et important. Nous ne pouvons pas savoir dans quelles
mesures de tels problèmes ont été traités dans le dernier travail
rédigé par Hegel à Francfort, le Fragment d'un Système de 1800,
car ce travail lui aussi a, comme nous le verrons, été égaré, à
l'exception de deux fragments minuscules. Mais les manuscrits
d'Iéna attestent, outre la lecture de Steuart, celle d'Adam Smith.
Notons encore que l'influence exercée par des éléments particuliers
est difficile à déceler et à prouver étant donné la grande abstraction
philosophique avec laquelle Hegel traite des problèmes de l'écono-
La crise des conceptions sociales de Hegel 299

mie et son intérêt exclusif pour les grands problèmes universels.


Il est cependant hautement vraisemblable que l'intérêt porté
par Hegel à Adam Smith a marqué un tournant dans son évolu-
tion. En effet, le problème du travail comme mode central de
l'activité humaine, comme - selon la terminologie hégélienne de
l'époque - réalisation de l'identité de la subjectivité et de l'objec-
tivité, activité qui supprime l'aspect mort de l'objectivité, force
motrice de l'évolution qui fait de l'homme un produit de sa propre
activité, - ce problème, en lequel se manifeste à proprement parler
le parallélisme de la philosophie hégélienne et de r économie clas-
sique en Angleterre, est très vraisemblablement apparu pour la
première fois quand Hegel s'est occupé de l'œuvre d'Adam Smith.
Ni l'examen de la situation économique de l'Allemagne, trop
arriérée du point de vue capitaliste, ni la lecture de Steuart, ne
pouvaient lui donner une impulsion réelle dans ce sens.
En ce qui concerne cette question importante, nous en sommes
à nouveau réduits à des hypothèses et à des combinaisons, et
nous avançons notre interprétation en sachant parfaitement qu'il
ne s'agit que d'une simple hypothèse. Le premier document
indiquant que Hegel a connu l'œuvre d'Adam Smith apparaît
dans les manuscrits, parus il y a peu, des conférences données
à Iéna dans les années 1803-1804 4 . Hegel s'y réfère à la consta-
tation faite par Smith du développement des forces productives
par le développement de la division du travail dans l'entreprise, et
écrit clairement en marge le nom de Smith. Mais déjà dans le
Système de la vie éthique de l 802, une conception semblable du
travail, de la division du travail, etc., prend une place centrale,
même si, comme nous le verrons plus tard, elle est moins dévelop-
pée. Il est donc quasi certain que Hegel a connu l'œuvre d'Adam
Smith dès le début de la période d'léna, et que, grâce à ce fait, il a
dépassé certaines unilatéralités et imperfections de l'économie de
Steuart, tout au moins de façon partielle.
Nous croyons que c'est à une époque un peu antérieure,
celle des travaux préliminaires au Fragment d'un Système, que Hegel
se met à étudier l'économie anglaise classique. De cette étude, nous
ne pouvons tirer grand-chose, du moins directement : dans ce qui
nous a été transmis, les références directes aux problèmes écono-
miques sont extrêmement maigres, et les indications sur la façon
dont était conçue la structure de l'ensemble et sur son état d'achè-

4. Realphilosophie, vol. 1, p. 2 39.


Le jeune Hegel
vement réel sont inexistantes. On trouve cependant, parmi des
débats d'ordre religieux et philosophique très obscurs, un passage
remarquable qui, mis en relation avec des propos ultérieurs d'léna,
jette peut-être une certaine lumière sur cette région inconnue de
l'évolution hégélienne.
Hegel parle dans ce fragment de la relation religieuse de
l'homme avec la vie, de la suppression de l'objectivité et de la
positivité morte dans une telle relation avec les hommes et les
choses. Quant aux problèmes d'ordre social et philosophique qui
en résultent pour Hegel, il ne nous sera possible d'en parler que
dans la section où nous analyserons ce fragment de manière
approfondie. Nous n'en extrayons ici qu'un élément. Hegel dit :

Mais il est nécessaire que l'homme se place également dans un


rapport permanent avec des objets, maintienne leur objectivité
jusqu'à la destruction totale.

Hegel analyse ici, de la manière qui lui est propre à Francfort et


avec laquelle nous sommes familiarisés, la relation de l'homme avec
la propriété et, par là même, avec la dialectique de la positivité
et de la vie. Il trouve dans ce fragment une solution, par le biais
d'une théorie singulière et fort mystique du sacrifice. Il dit encore
de l'homme :

Ayant gardé quelque chose pour lui, étant toujours impliqué


dans un rapport de domination ou de dépendance, il est incapable
de s'unir à la vie infinie; et c'est pourquoi il ne donne en sacrifice
qu'une partie de sa propriété, propriété dont la nécessité est son
destin, car son destin est nécessaire et ne peut être supprimé ...
Et c'est seulement par cet anéantissement dépourvu de fin, par cet
anéantissement pour r anéantissement qu'il rachète la relation,
liée à sa particularité, de l'anéantissement en vue d'une fin. En même
temps, il a nié l'objectivité des objets en se livrant à une destruc-
tion qui ne lui rapporte rien et qui apporte cette négation complète
de tous les rapports qu'on appelle morts. Si la nécessité d'un
anéantissement intéressé des objets demeure, cet anéantissement
dépourvu de fin, en vue de l'anéantissement lui-même, se produit
périodiquement et se révèle être la seule façon religieuse de se
comporter à l'égard des objets absolus'· (C'est nous qui sou-
lignons, G. L.)

5. Nohl, pp. 349-350. Trad. fr. par K. Papaioannou, in: Hegel, Éditions Seghers,
1962, pp. 127-128.
La crise des conceptions sociales de Hegel
On le voit : ce passage est à première vue très mystique et
obscur. Le sacrifice est présenté comme une échappatoire reli-
gieuse à la positivité nécessaire, cc prescrite par le destin », du monde
de la propriété, de la société bourgeoise. La confrontation du
sacrifice en tant qu' cc anéantissement dépourvu de fin », en tant
qu' cc anéantissement pour l'anéantissement», avec un cc anéantisse-
ment en vue d'une fin », est pour nous intéressante même si, dans
ce texte, elle est tout à fait inintelligible. Le fragment duquel nous
tirons nos citations constitue le dernier feuillet, la conclusion du
manuscrit. Si Hegel n'explique donc pas clairement ce qu'il
entend par le concept, si important ici, d'cc anéantissement en vue
d'une fin », c'est manifestement parce que cette catégorie a été
discutée en détail dans les parties antérieures du manuscrit, égarées
par la suite. On peut néanmoins tirer des propos de Hegel rappor-
tés ici que l' cc anéantissement en vue d'une fin >> est la relation
normale, quotidienne des hommes avec le monde des objets. Le
sacrifice devrait précisément les élever au-dessus de cette sphère.
Nous devons donc laisser ici inexpliquée la signification du sacri-
fice pour Hegel. Nos analyses ultérieures, en particulier celle de la
théorie de la société élaborée par Hegel à Iéna, montreront qu'il
ne s'agit en aucun cas d'une affaire d'ordre purement religieux et
mystique, et qu'une telle question est en rapport étroit avec les
illusions dominantes nourries par Hegel à cette époque en vue
d'aboutir à la solution des contradictions de la société bourgeoise.
Nous nous intéresserons ici au concept opposé, celui d' cc anéantis-
sement » des objets cc en vue d'une fin ». Pour déchiffrer cette
détermination d'aspect obscur au premier abord, le Système de la
vie éthique, rédigé à Iéna deux ans plus tard, nous offre une expli-
cation suffisamment claire. c· est la notion de travail qui est en
cause. Dans le Système de la vie éthique, utilisant une terminologie
caractéristique de la première partie de son séjour à Iéna et rappe-
lant Schelling, Hegel définit le travail comme un cc anéantissement
de l'objet u, et à vrai dire comme l'anéantissement de l'objet en
vue d'une fin. La première triade dialectique dont Hegel part ici
est la suivante : besoin-travail-jouissance. Le travail est défini de
la façon suivante :

L'anéantissement de l'objet, ou de l'intuition, mais en tant que


moment, de sorte que cet anéantissement est remplacé par une
autre intuition, ou objet; ou la pure identité, activité de l'anéan-
tissement, fixée; ... l'objet non anéanti comme objet en général,
Le jeune Hegel
mais de telle sorte qu'un autre objet soit posé à sa place; ... mais
cet anéantissement est le travail 6 .
Sans doute la définition elle-même ne comprend-elle pas l'expres-
sion cc en vue d'une fin », mais si l'on suit de près la démarche de
Hegel dans cet ouvrage, et si l'on voit comment il s'élève du tra-
vail à l'outil et de l'outil à la machine, il apparaît clairement qu'il
ne manque que le mot et non l'idée, que le mot n'a été omis que
parce que, dans un tel contexte, il était devenu évident. Le rapport
entre la finalité et le travail reste, à partir de maintenant, une idée
fondamentale de la dialectique hégélienne. Dans le passage de la
Logique concernant les problèmes de la téléologie, le travail joue
également un rôle extrêmement important, auquel Lénine a expres-
sément fait référence dans diverses remarques concernant cette
conception de Hegel.
Nous croyons donc pouvoir admettre que la conception du
travail, telle qu'on la trouve en tant que catégorie essentielle de
la conception hégélienne de la société dans le Système de la vie
éthique d'Iéna, était déjà présente dans la partie du Fragment d'un
Système de Francfort qui a été égarée. Cet élément rend extrême-
ment vraisemblable le fait que r étude de r œuvre économique de
Smith a également compté parmi les travaux préliminaires de ce
dernier ouvrage. (Il faut remarquer en passant que les œuvres, tant
de Steuart que de Smith, étaient disponibles en Allemagne à cette
époque dans différentes traductions 7 .)
Dans de telles conditions, il est extrêmement difficile d'attester
l'influence qu'ont exercée les différents économistes anglais sur
certaines idées de Hegel. De toute façon, il existe une série d'élé-
ments qui indiquent que la lecture de Steuart a indubitablement pro-
duit des effets durables sur lui. Pensons surtout au fait que Steuart,
comme le dit Marx 8 , est le véritable historien de l'économie parmi
les classiques, que l'histoire sociale de la naissance du capitalisme
l'a plus préoccupé que les lois internes de celui-ci, lois qu'il a beau-
coup moins percées à jour que ne l'ont fait les autres classiques.

6. Lasson, p. 420. Trad. fr. : Système de la vie éthique, op. cit., p. 116.
7. L'ouvrage de Steuart avait été publié dans deux traductions allemandes au
xvur siècle. L'une, due à J. von Pauli, parut à Hambourg en deux volumes, 1 769 et
1 770, l'autre, due à Chr. Fr. Schott, parut à Tübingen en 1769, 1770 et 177 2. Hegel
utilisa vraisemblablement cette dernière. Voir Paul CHAMLEY, « Les origines de la pensée
économique de Hegel'" Hegel-.1tudien, vol. 3, Bonn 1965, pp. 22 5-261, particulière-
ment pp. 2 3 p 39 (N.d. T.).
8. Theorien über den Mehrwert, op. cit., vol. 1, p. 3 2. Trad. fr. : Théories sur la plus-
value, t. 1, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 30.
La crise des conceptions sociales de Hegel 3o 3
C'est précisément maintenant, durant cette période traversée par
Hegel, période où il a tenté de démontrer sur le plan philosophique
la nécessité historique de la société bourgeoise, que la foule de faits
que l'on trouve dans l'œuvre de Steuart, les indications nombreuses
des différences existant entre l'économie antique et l'économie
moderne, ont dû lui laisser une impression profonde.
Outre cela, il nous faut cependant encore constater que cer-
taines limitations de Steuart, ou des conceptions par lesquelles il
restait encore loin derrière Smith, étaient plus facilement acces-
sibles au jeune Hegel et susceptibles d'être appropriées par lui que
maintes conceptions plus claires et plus résolues de Smith. Bien
sûr, Hegel a lutté partout contre la positivité morte, et il avait
pour cette raison certainement tendance à rejeter, avec Smith,
certains aspects des survivances de r ancienne théorie économique,
la fétichisation d'une série de catégories à laquelle elle se livrait.
Cependant, ces dernières conceptions étaient profondément enra-
cinées dans la situation des pays arriérés sur le plan économique.
En particulier, une conception capitaliste conséquente de la rela-
tion existant entre l'économie et l'État ne pouvait naître qu'en
Angleterre, chez Smith et Ricardo. Si l'on considère les écono-
mistes français de la période napoléonienne, on voit, comme Marx
l'a montré de façon répétée, qu'il reste chez eux, précisément t;,n ce
qui concerne la question de la relation de l'économie et de l'Etat,
beaucoup de survivances des anciennes conceptions théoriques.
Cette situation existe en Allemagne à un degré encore plus impor-
tant, et l'histoire très lente de la théorie économique dans ce pays
n~us apprend que les illusions concernant le rôle économique de
l'Etat sont restées vivantes bien après l'époque de Hegel : on peut
même dire qu'elles ont directement pénétré l'apologétique ulté-
rieure. (Il suffit de penser à Lassalle ou à Rodbertus.) Si l'on consi-
dère en outre que la période durant laquelle Hegel a séjourné à
Iéna témoigne chez lui d'une foule d'illusions de type napoléonien
à propos de la solution des contradictions de la société bourgeoise,
illusions dont nous parlerons plus tard, il est compréhensible que,
en ce qui concerne cette question, Hegel se soit appuyé sur Steuart
plus que sur Smith.
Sur un point encore, concernant les lois du capitalisme et décisif
du point de vue économique, Hegel ne dépassera jamais le point
de vue de Steuart, n'arrivera jamais au niveau atteint par Smith
et Ricardo. Il s'agit du problème du surtravail et de la plus-value.
Dans la critique qu'il adresse à l'économie de Steuart, Marx sou-
Le jeune Hegel
ligne de façon très nette le fait que ce dernier reste empêtré dans
la vieille théorie du profit réalisé lors de l'aliénation 9 , du «profit
upon alienation ,J, Steuart distingue certes un profit positif et un
profit relatif. Ce dernier est le profit réalisé lors de l'aliénation.
En ce qui concerne le premier, Marx dit :
Le profit positif a sa source dans un cc accroissement du travail,
de l'habileté et de l'ingéniosité ». Comment il y prend source, Steuart
ne cherche pas à en rendre compte. En ajoutant que ce profit a
pour effet d'accroître et de gonfler cc la richesse sociale », il semble
que Steuart n'entende par là rien d'autre que l'accroissement de la
masse de valeurs d'usage produites grâce au développement des
forces productives du travail, et qu'il sépare complètement ce profit
positif du profit des capitalistes qui, lui, présuppose toujours un
accroissement de la valeur d'échange 10 .
Si nous examinons de plus près les conceptions économiques de
Hegel à l'époque d'Iéna, nous verrons combien il reste profondé-
ment prisonnier de cette approche confuse, et, en ce qui concerne
l'Angleterre, arriérée. Les opinions plus avancées qu'il fait siennes
quand il étudie Adam Smith et les faits de la vie économique de
l'Angleterre elle-même, l'amènent il est vrai à appréhender de façon
relativement claire certaines contradictions économiques du capi-
talisme, certaines oppositions existant entre le capital et le travail,
et à les exprimer ouvertement; mais il n'a jamais percé à jour le
secret de la véritable exploitation capitaliste, il ne s'en est jamais
autant approché que les économistes classiques bourgeois. Sur ce
point, Hegel reste toute sa vie prisonnier d'une limitation, qui
provient manifestement du fait que l'opposition, clairement conçue,
du capital et du travail ne résulte toutefois pour lui que de la
connaissance des relations économiques internationales, et non pas
de l'expérience vécue réelle, de la connaissance véritable du capi-
talisme dans la vie même; autrement dit, cette limitation de Hegel
constitue également un reflet dans la pensée de l'état de retard
capitaliste de l'Allemagne.
Évidemment, le caractère infranchissable de cette limite est
renforcé par les tendances idéalistes de Hegel dans ce domaine,
en particulier par la façon dont il conçoit le rapport existant entre
le droit et l'État d'une part, l'économie d'autre part : il inverse la
9. "durch Verausserung enjelten Profits». On ne confondra pas l'aliénation dont
il est question ici, qui est synonyme de« vente"- (Verausserung) avec l'aliénation au sens
philosophique (Entausserung, Entfremdung) (N.d. T.).
1 o. Ibid., P- 3o. Trad. fr., op. cit., p. 2 8.
La crise des conceptions sociales de Hegel 30 5

relation réelle en mettant la tête en bas. Mais ces tendances ont,


comme nous l'avons montré, la même source sociale. La situation
arriérée de l'Allemagne sur le plan économique n'influence pas sur
un point précis et de façon rectiligne les conceptions de Hegel,
elle ne déforme pas toujours directement ses élans de génie visant
à une appréhension correcte de la société bourgeoise. Ses effets
sont plutôt très divers et complexes, ils pénètrent dans sa pensée
par les voies les plus variées.
Nous traiterons de façon approfondie des conceptions écono-
miques de Hegel lorsqu'il tentera de les systématiser à Iéna. Pour
le moment, nous nous contenterons d'indiquer brièvement les
conséquences directes de son intérêt pour r économie, ainsi que sa
façon d'approcher les problèmes de la société bourgeoise. L'élé-
ment essentiel se trouve déjà contenu dans notre longue citation
du Fragment d'un Système : désormais, Hegel considère l'économie,
la vie économique des hommes, leur conditionnement par la rela-
tion économique qu'ils nouent les uns avec les autres et avec les
choses, comme un cc destin » incontournable. (Nous parlerons de
façon plus approfondie de la conception hégélienne du destin dans
la prochaine section.) Nous avons déjà pu observer les débuts de
cette conception dans les premières notes de la période de Franc-
fort, lorsque Hegel se livrait à des considérations compliquées sur
la façon dont les rapports de propriété doivent être réconciliés
avec r amour (voir ici même, pp. 2 2 9-2 30 ).
Mais ce qui n'était à ce moment qu'épisodique devient ici un
problème central; ce qui n'était qu'un problème de l'amour sub-
jectif parmi d'autres apparaît ici en tant que destin face au repré-
sentant de la religiosité suprême, Jésus. Il appartient à l'essence
de la conception hégélienne du destin à Francfort que la lutte contre
une puissance hostile et r effacement devant celle-ci aient les mêmes
conséquences du point de vue du destin : le caractère inéluctable du
destin s'exprime précisément de cette manière selon la conception
hégélienne 11 • Si mystiques que paraissent le plus souvent les propos
tenus par Hegel sur ce point, ceux-ci recèlent cependant une
conception de la société et de l'histoire beaucoup plus réaliste que
celle que r on peut trouver chez les autres philosophes allemands
de cette époque : le refus de l'illusion intellectuelle, très fréquente
et encore fort répandue aujourd'hui, selon laquelle il serait pos-
sible qu'un homme se situe au-dessus de son temps, de sa société,

1 I. Nohl, p. 2 84. Trad. fr. : füp. du Chr., p. 168.


Le jeune Hegel
une prise de position vis-à-vis de la société sur le plan pratique
ou théorique étant supposée possible de (( r extérieur )) de cette
société.
La propriété est traitée comme destin dans L 'Esprit du chris-
tianisme au sens d'une telle inéluctabilité. Comme Hegel rassemble
dans cette œuvre ses discussions philosophiques et religieuses sur
la possibilité de réaliser socialement les doctrines de Jésus, il est
compréhensible qu'il revienne toujours au passage célèbre du Nou-
veau Testament concernant le jeune homme riche à qui Jésus donna
le conseil de se dessaisir de toute sa richesse pour atteindre à la
béatitude de la religion. Rappelons-nous que Hegel s'était déjà
référé à ce passage de la Bible lors de son séjour à Berne (voir ici
même pp. 1 54-1 5 5). Mais à cette époque, Hegel y voyait ce qu'il
tenait pour la caractéristique essentielle du christianisme : une reli-
gion s'adressant exclusivement à l'individu, à l'cc homme privé».
Le contenu économique ne constituait pas encore pour Hegel
l'objet de la polémique.
C'est seulement maintenant que r aspect économique est pris en
considération, et à vrai dire avec une pénétration croissante. Dans
le brouillon de L 'Esprit du christianisme, cette relation n'est
considérée que du point de vue de la fuite de Jésus. La propriété
et la possession ne peuvent pas devenir de cc beaux rapports », et
c'est pourquoi Jésus s'en détourne. Le progrès accompli par Hegel
réside dans le fait qu'il met maintenant de côté et passe sous silence
les compromis subjectivistes dont il avait fait r expérimentation. Il
dit :
Le royaume de Dieu est l'état (Zustand) correspondant au règne
de la divinité; par conséquent, toutes les déterminations et tous les
droits sont supprimés; d'où les paroles adressées au Jeune Homme :
vends ton bien, il est difficile à un riche d'entrer dans le royaume
de Dieu; d'où le renoncement du Christ à toute possession et à
tout honneur - ces rapports avec un père, une famille, un bien
possédé ne pouvaient devenir de beaux rapports, aussi devaient-ils
complètement disparaître, afin que, du moins, le contraire n'existât
pas ... 12.
Dans le brouillon, aucune conséquence supplémentaire n'est tirée.
Dans le texte du long manuscrit lui-même, le passage correspondant
est d'un ton tout à fait différent. Nous verrons que Hegel entretient
dans cette œuvre une relation beaucoup plus étroite, plus approba-

12. Ibid., p. 397. Trad. fr. : Erp. du Chr., p. 168.


La crise des conceptions sociales de Hegel
trice avec la personne de Jésus que celle qui fut la sienne à Berne.
Cependant, à Berne, il n'a jamais porté sur une des doctrines de
Jésus de jugement ayant la dureté et le tranchant de celui qu'il
émet ici. (A Berne, la polémique amère et satiriq~e de Hegel était
dirigée contre le christianisme plus que contre l'Eglise.) Ici, il en
vient à parler du problème du jeune homme riche et dit :
Sur les préceptes qui suivent : se défaire des soucis matériels,
mépriser les richesses, et sur le passage de Matth., 19,2 3 : combien
il est difficile à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu, il n'y a
guère à dire : simples litanies qu'on excuse dans un sermon ou dans
des versets, car de telles exigences sont sans vérité pour nous. Le des-
tin de la propriété a pris pour nous trop d'ampleur pour que nous
acceptions d'en faire lobjet de rij/exions, pour que nous puissions
imaginer de la séparer de nous. Encore faut-il voir que la possession
de la richesse, avec tous les droits et aussi tous les soucis qu'elle
comporte, introduit dans l'homme des déterminations dont les
limites fixent aux vertus leurs Frontières, leur imposant des condi-
tions et des assujetissements à l'intérieur desquels il y a sans
doute place pour des devoirs et des vertus, mais qui n'autorisent
aucune totalité, aucune vie pleine, parce que la vie trouve alors
ses conditions hors d'elle-même, liées à des objets, parce qu'il lui
est accordé quelque chose en propre, qui ne peut cependant jamais
devenir sa propriété. La richesse trahit immédiatement son oppo-
sition à l'amour, à la totalité, dans le fait qu'elle est comprise
comme un droit et dans une pluralité de droits, d'où résulte que
la vertu qui se rapporte immédiatement à elle, l'intégrité, aussi
bien que les autres vertus possibles dans sa sphère, sont néces-
sairement liées à des exclusions, et que toute action vertueuse est
opposition avec soi-même. Il ne fallait pas songer à un syncrétisme,
un duumvirat, car l'indéterminé et le déterminé ne peuvent être
reliés de façon à conserver leurs formes respectives (souligné
par nous, G. L.) 13 .
Nous voyons ici que Hegel a accompli un grand pas en avant
dans sa reconnaissance de la nécessité de la société bourgeoise,
même s'il exprime son opinion en utilisant la terminologie à carac-
tère mystique de sa conception du destin. Nous voyons également,
si nous pensons aux développements de la section précédente, que
la polémique menée contre l'éthique kantienne, l'accent mis nette-
ment sur le conflit de devoirs comme élément nécessaire et inévi-
table, se rattache étroitement à cette conception de la société qui

13. Ibid., pp. 273-274. Trad. fr. : Esp. du Cbr., pp. 41-42.
Le jeune Hegel
est en train, lentement, de se cristalliser. Nous verrons, lors de
1'analyse du plus grand manuscrit de la période de Francfort, que,
sur la base de cette approche, le conflit tragique des éléments inso-
lublement contradictoires pénétrera sa conception de la religiosité
et affectera la personne de Jésus : or à Francfort, Hegel essaye
précisément de dépasser les contradictions en se basant sur cette
même conception. On verra qu'il s'agit là d'une contradiction
interne présente dans toute la dialectique idéaliste de Hegel,
contradiction qu'il tentera plus tard, à un niveau beaucoup plus
élevé mais toujours en vain, d'amener à la réconciliation sur le
plan philosophique.
6.

cc L'ESPRIT DU CHRISTIANISME ET SON DESTIN »

Nous avons déjà pris connaissance de quelques passages impor-


tants de cet écrit, le plus volumineux que Hegel ait rédigé au
cours de la période de Francfort 1, passages concernant la morale
et l'économie. Il s'agit maintenant d'apprécier les idées philoso-
phiques sur lesquelles il repose et la signification qu'elles revêtent
dans l'évolution hégélienne. Cet écrit constitue un long débat cri-
tique avec le christianisme. Nous avons déjà expliqué longuement
comment, à la suite de la modification de sa position vis-à-vis de
la société bourgeoise, Hegel fut amené à une telle discussion avec
le christianisme, et nous avons montré qu'au cours de son évolu-
tion ultérieure, il n'a plus pu s'émanciper de sa position plus ou
moins approbatrice à l'égard de ce même christianisme. La façon
dont il traite cet ensemble de problèmes à Francfort se distingue
cependant qualitativement de celle de la période d'léna. Comme
nous l'avons vu et allons le voir maintenant de façon encore plus
claire, Hegel pose les problèmes de la société bourgeoise du point
de vue de l'individu qui y vit. Dès Iéna, le point de vue social
général est dominant par rapport au point de vue individuel :
l'individu n'est plus que le membre d'une société, les problèmes
1. Aucune donnée sûre ne permet de dater cette œuvre. Nohl, qui !'a éditée pour la
première fois dans son entièreté, peut seulement établir, en s'appuyant sur les manuscrits,
qu'elle a été rédigée, soit pendant l'hiver 1 798-1799, soit pendant l'été 1799. Nous
croyons que la transformation de l'attitude de Hegel à l'égard du problème de la rela-
tion qu'entretient l'individu avec la société bourgeoise et la positivité de la propriété
montre qu'il est très vraisemblable que cet écrit a été rédigé après que Hegel se fut
intéressé à l'œuvre de Steuart, donc au cours de l'été 1 799. Nohl considère qu'une
date plus tardive est peu vraisemblable parce que les Di.ffollr.< .<ur la Religion de Schleier-
macher ont paru à la fin de l'année 1 799 et que Hegel n'y fait pas allusion darts son
écrit, alors que, par la suite, il a traité ces DiJcours d'une façon très sévère et très polé-
mique. Sur ces questions, voir Nohl, pp. 404 .<q.
310 Le jeune Hegel
individuels sont toujours traités à la lumière des problèmes sociaux
et universels. (Nous ne pourrons indiquer que par la suite, lorsque
nous traiterons de cette période, le rôle que jouent, sur ce point,
l'économie et la connaissance, approfondie par le truchement des
catégories économiques, de la dialectique de l'universel et du par-
ticulier.) Le point de départ étant maintenant encore le destin de
l'individu dans la société bourgeoise, il est compréhensible que le
christianisme ait dû avoir pour Hegel une importance beaucoup
plus immédiate, plus considérable du point de vue sentimental
que par la suite. En ce qui concerne la question de savoir comment
la vie individuelle peut être structurée de façon sensée et menée à
bien, le débat critique avec le christianisme constituait une étape
inévitable de l'évolution hégélienne.
On peut donc dire que Hegel ne s'est jamais trouvé aussi proche
du christianisme, sur le plan sentimental, qu'à cette époque. Mais
ce serait une grande erreur que de penser que cette proximité
implique une identification complète de l'univers de pensée
hégélien avec celui du christianisme, comme les néo-hégéliens
réactionnaires ne cessent de le répéter. Lasson et Haering en par-
ticulier se sont efforcés de démontrer que la véritable clé de toute
la philosophie hégélienne était contenue dans cet accord complet
de Hegel avec le christianisme protestant.
La problématique centrale de cet écrit et la réponse - hésitante
et contradictoire - qu'y donne Hegel montrent que ces légendes
historiques réactionnaires ne correspondent nullement à la réalité.
Hegel part de la question suivante : la s_olution des contradictions
de la vie apportée par Jésus et son Eglise est-elle correcte, et
possède-t-elle encore une signification pour la vie d'aujourd'hui?
Cette idée d'un Royaume de Dieu accomplit et comprend en
elle le tout de la religion, telle que Jésus l'a fondée, et il reste
encore à considérer si elle satisfait entièrement la nature, ou quel
besoin a poussé ses disciples vers une réalité plus vaste 2.
Les réponses données par Hegel dans cet écrit présentent le
plus souvent un aspect assez négatif. Hegel part des dogmes les
plus mystiques du christianisme et veut montrer par là que la reli-
gion chrétienne n'a acquis que par la résurrection de Jésus son
objectivité religieuse, le dépassement de la simple subjectivité de
l'amour. Par ce fait naît une situation qui, selon Hegel, cc est une

2. Nohl, p. 321. fap. du Chr., p. 100.


La crise des conceptions sociales de Hegel 3 11
oscillation indéterminée entre la réalité et l'esprit ... n. Dès lors,
une opposition devait nécessairement subsister,
qui, en se développant davantage, devait devenir une union du
vivant et du mort, du divin et du réel; cette oscillation, par
l'association du Jésus réel au Transfiguré, au Divinisé, indiquait
au besoin religieux le plus profond la voie de la satisfaction, mais
sans la lui procurer, et le transformait en une nostalgie infinie,
inextinguible, inapaisée.
Ainsi, selon Hegel, le christianisme évolué crée-t-il une cc concilia-
tion » (nous savons ce que ce terme signifie pour Hegel à
l'époque de Francfort), mais il s'agit d'une conciliation qui
subsiste éternellement dans leur conscience (celle des hommes,
G. L.) et ne laisse jamais la religion devenir une vie accomplie.
En toutes les formes de la religion chrétienne qui se sont dévelop-
pées dans le cours fatal du temps se retrouve ce caractère fonda-
mental d'une opposition au sein du divin, présent dans la cons-
cience et qui ne peut jamais l'être dans la vie.
Hegel donne dans la suite une description des différents courants
existant dans le christianisme, et montre de la sorte qu'aucun
d'entre eux ne peut atteindre la véritable conciliation avec la vie,
le dépassement effectif de la positivité. Et il termine le manuscrit
par ces mots :
C'est son destin (celui du christianisme, N.d. T.) que l'Église
et l'État, le culte et la vie, la piété et la vertu, l'action divine et
l'action dans le monde ne puissent jamais se fondre en une seule
réalité 3•
Nous le voyons, la réponse finale de Hegel n'est en aucune
façon favorable au christianisme. Le caractère contradictoire de
son écrit vient de ce qu'il est amené à chercher dans la religion le
seul dépassement effectif de la positivité au sein de la vie même;
il voit dans le christianisme le prototype de la religiosité, et toutes
ses constructions mystiques, jalonnant un long chemin en direc-
tion de la religion chrétienne, le mènent cependant à un résultat
négatif : le christianisme est, par essence, incapable de dépasser la
positivité, le caractère mort de la vie, il constitue en dernière ins-
tance une position tout aussi purement subjective à l'égard du
monde mort des objets que l'amour, et il laisse, tout comme l'amour,
subsister ce monde des objets sans le dépasser.
3. Ibid., pp. 341-342. Esp. du Cbr., pp. 124-12 i.
31 z Le jeune Hegel

Nous verrons que Hegel ne tire jamais toutes les conséquences


de ces constatations. Sa prise de position reste toujours ambiguë
et hésitante. Mais en ce qui concerne cette période, on peut
moins que jamais dire qu'il s'est identifié totalement, à cent pour
cent, avec le christianisme. Nous rencontrerons même au cours de la
période d'Iéna un fragment concernant la philosophie de la reli-
gion qui parle clairement d'un dépassement du christianisme, de
la naissance d'une nouvelle, d'une troisième religion. Certes, Hegel
transcende là aussi le christianisme de façon religieuse, en restant
prisonnier de l'élément religieux. Il ne peut jamais surmonter cette
domination des représentations religieuses, lesquelles se relient à
l'essence la plus profonde de son idéalisme, et cela a pour consé-
quence que, dans sa conception de la société bourgeoise, le chris-
tianisme ne joue pas seulement le rôle d'une force sociale réelle,
mais est, précisément en tant que religion, sublimé du point de vue
philosophique.
Cette prise de position vis-à-vis du christianisme est cependant
extrêmement contradictoire. Elle est également très instructive :
les conceptions ultérieures de Hegel s'éclairent lorsque nous obser-
vons de près la naissance de telles contradictions. Hegel critique la
communauté religieuse parce qu'elle n'a pas pu vraiment dépasser
la positivité à travers sa réalisation de l'amour. Il dit :
Mais dans l'amour sans vie de la communauté, l'esprit
de cet amour demeurait si pauvre, se sentait si vide, qu'il ne pou-
vait reconnaître pleinement en lui-même, vivant en lui-même,
!'esprit qui !'appelait, et il lui demeurait étranger. Le lien avec un
esprit étranger et senti comme étranger est la conscience de
dépendre de lui.
L'opposition demeure, et
elle est un positif, une réalité objective qui contient autant de
réalité étrangère, tyrannique, en elle-même, qu'il y a de dépen-
dance dans !'esprit de la communauté 4 •
Certes, Hegel parle de la sorte de la communauté de Jésus, et non
de son fondateur lui-même. Nous verrons que cette différence est
essentielle pour la présente phase de l'évolution de sa pensée.
La constatation suivant laquelle la positivité n'est pas dépassée
possède, selon les conceptions hégéliennes, une importance cruciale
pour la totalité du destin ultérieur du christianisme. Plus les rela-
tions humaines se diversifient, c'est-à-dire plus la société civile
4. Ibid., p. 33 6 Esp. du Cbr., p. 11 8.
La crise des conceptions sociales de Hegel 313
prend de l'ampleur, plus cette contradiction fondamentale du
christianisme doit apparaître distinctement.
Ici est le point où la communauté qui, dans un amour gardé
pur de toute alliance avec le monde, paraissait avoir échappé à
tout destin, se trouve saisie par lui : un destin centré sur le fait de
l'extension à une collectivité d'un amour qui fuyait toutes les
relations, un destin qui d'une part se développa en proportion de
l'accroissement de cette collectivité, d'autre part, du fait de cet
accroissement, se heurta toujours plus au destin du monde, et se
corrompit toujours davantage, aussi bien en accueillant incons-
ciemment en lui de nombreux éléments de ce dernier destin qu'en
menant la lutte contre lui '.
Mais les passages dans lesquels Hegel reproche au fondateur
du christianisme lui-même de maintenir la positivité ne manquent
p~s. Cette critique s'adresse toujours à la relation de Jésus avec
l'Etat, avec les conditions de la société civile. (A la fin de la
section précédente, nous avons parlé de l'opinion de Hegel au
sujet du rapport de Jésus avec la propriété privée.) Au sujet de
cette relation avec l'Etat et la société, Hegel dit ce qui suit :
Le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, mais cela fait
pour ce Royaume une grande différence selon que le monde existe
comme un opposé, ou qu'il n'existe pas mais est seulement possible.
Comme la première éventualité correspondait à la réalité et que
Jésus restait inconsciemment passif, tout un faisceau de relations
vivantes se trouva déjà exclu dans ce rapport avec l'État, un lien
important pour les membres du royaume de Dieu fut coupé, une
partie de la liberté ... , un grand nombre de rapports agissants, de
relations vivantes se trouvèrent perdus; les citoyens du Royaume
de Dieu devinrent des personnes privées opposées à un État hos-
tile et s'exclurent de lui ... De l'idée du Royaume de Dieu se
trouvent sans doute exclus tous les rapports fondés par un État,
qui sont de beaucoup inférieurs aux relations vivantes de l'alliance
diyine et ne peuvent être que méprisés par elle; mais, puisque
l'Etat existait et que ni Jésus ni sa communauté ne pouvaient
le supprimer, le destin de Jésus et de sa communauté, qui lui
demeurait fidèle en cela, fut une perte de liberté, une limitation
de la vie, la passivité en face de la domination d'une puissance
étrangère que l'on méprisait, mais qui, pourtant, accordait à Jésus
le peu qu'il lui demandait : vivre parmi son peuple 6 .

j. Ibid., pp. 3 36- 33 7. Esp. du Cbr., pp. 11 8- I I 9.


6. Ibid., pp. 327-328. Esp. du Cbr., p. 107.
Le jeune Hegel
La contradiction interne aux conceptions hégéliennes apparaît
avec une clarté toute particulière là où il s'efforce, de façon intui-
tive et conceptuelle, de donner quelque éclaircissement au sujet de
la suppression complète de toute objectivité morte dans le royaume
de Dieu. Il donne beaucoup d'exemples, tirés en particulier de la
vie organique, pour montrer que la relation entre partie et tout
(individu et société) ne doit absolument pas être inconditionnelle-
ment et nécessairement représentée telle qu'elle est dans la société
bourgeoise : un lien mécanique de la subjectivité vide avec un
monde objectif mort non susceptible d'être animé. Mais lorsqu'il
tente d'illustrer cette relation différente de celle de la société
bourgeoise sur le plan social et historique, il ne peut trouver une
analogie que dans les relations sociales des peuples tout à fait
primitifs.
De même, l'expression : cc un fils de la 'tribu Korech », par
exemple, au moyen de laquelle les Arabes désignent un individu
de cette tribu, implique que cet individu n'est pas seulement
une partie du tout, que le tout par conséquent n'est pas quelque
chose d'extérieur à lui, mais qu'il est justement lui-même le tout,
aussi bien que la tribu tout entière. Ceci se manifeste clairement
dans les conséquences qui en résultent pour la manière de faire
la guerre de ces peuples naturels indivisés : tout individu est
massacré de la façon la plus cruelle; au contraire, dans l'Eu-
rope d'aujourd'hui, où chaque individu ne porte pas en lui-
même la réalité entière de l'État, mais où leur lien n'est qu'un
être-pensé, où il y a un droit identique pour tous, la guerre n'est
pas menée contre l'individu, mais contre le tout situé en dehors
de chacun; comme dans tout peuple vraiment libre, chaque
individu chez les Arabes est une partie, mais il est en même
temps le tout. C'est seulement à propos d'objets, d'une réalité
morte qu'il est vrai de dire que le tout est autre que les parties;
dans le vivant au contraire, la partie et le tout sont un seul et
même être 7.
De son « Royaume de Dieu », par la représentation duquel il
tente de concevoir un dépassement religieux des contradictions de
la positivité dans la société bourgeoise, Hegel ne trouve une illus-
tration sociale et historique que dans les peuples primitifs : voilà
qui met bien en lumière la situation contradictoire de sa pensée à

7. Ibid., p. 308. Esp. du Cbr., p. 84. Au cours de son exposé, Hegel en vient, à plu-
sieurs reprises, à faire une analogie avec les peuples primitifs, par ex. p. 3 2 2 (Esp. du Cbr.,
p. 1o1) où il utilise des récits de voyage anglais publiés par Forster.
La crise des conceptions sociales de Hegel 31 5

cette époque. De nombreux critiques de la société bourgeoise ont


cherché à échapper aux contradictions qu'elle fait naître en trou-
vant refuge dans des sociétés moins évoluées, plus cc organiques ».
Ainsi en est-il surtout des romantiques dans leur exaltation du
Moyen Age. Les tentatives faites par Hegel pour supprimer les
contradictions de la vie dans la société contemporaine par la reli-
gion mènent nécessairement sa pensée dans cette direction. Il est
cependant significatif de sa conception des choses, à maints égards
sobre et proche de la réalité, que Hegel se rabatte ici sur l'exemple
des peuples vivant encore au niveau de l'organisation gentilice, et
non sur le Moyen Age, sur la féodalité. Il appréhende la relation
de l'homme avec la société sous une forme radicalement différente
de celle qui existe dans la société bourgeoise, et r élaboration des
contrastes ainsi nés sera extrêmement fructueuse pour sa concep-
tion de l'histoire, du droit, de l'art, etc. Par ailleurs, Hegel consi-
dère dès Francfort l'évolution de la société humaine, à partir de
ces conditions primitives jusqu'à la société bourgeoise développée,
non seulement comme une nécessité de fait, mais également comme
un progrès du point de vue historique. Il montre bien, comme
nous l'avons vu à plusieurs reprises, que la communauté chrétienne
a dû inévitablement, au cours de l'histoire, s'adapter aux exi-
gences de la société, qui évoluait en direction d'un stade supé-
rieur.
Ainsi naît pour Hegel la contradiction insoluble suivante : il se
rend compte du fait que ce cc royaume de Dieu », qui devrait
dépasser les contradictions de la société bourgeoise, constitue un
stade historique de l'humanité révolu et surmonté depuis long-
temps. Hegel se trouve donc devant un choix : abandonner soit
son idéal religieux, soit sa conception du caractère progressiste de
l'histoire. Il est caractéristique de la période francfortoise que l'on
n'y trouve aucune réponse aussi résolue que par la suite. Certes,
ce n'est pas dans le sens où il prêcherait maintenant en quelque
façon en faveur d'un retour à cette situation primitive, où il sup-
primerait en quelque façon l'idée de progrès historique. Ces deux
éléments, en particulier la nécessité du dépassement historique
des situations primitives, se retrouvent à différentes reprises dans
ses notes. Mais d'une part il ne donne encore aucune image englo-'
hante de révolution historique dans sa totalité, il ne situe donc pas
nettement ces stades historiques dans la ligne du progrès général de
l'histoire tel qu'il le conçoit, et d'autre part ses discussions concer-
nant la philosophie de la religion adoptent souvent une tendance
316 Le jeune Hegel

(( supra-historique )), impliquant r (( éternité )) de r élément reli-


gieux. Certes, cette tendance est, de façon réitérée, dépassée et
critiquée. Il est cependant caractéristique de la période francfor-
toise de Hegel que la critique et l'élément critiqué se trouvent sou-
vent côte à côte, de façon pacifique, dans le même manuscrit. Il
est vrai que Hegel met au jour les contradictions tragiquement
insolubles de la religiosité : il considère le fondateur du christia-
nisme comme une figure tragique; mais la solution religieuse
reste cependant, durant toute la période de Francfort, comme
nous le verrons en particulier dans le Fragment d'un Système, le
point culminant de sa philosophie.
Toutes ces contradictions possèdent cependant encore un autre
aspect. Quand nous voyons Hegel en faire la constatation et
porter des jugements négatifs sur le christianisme, il peut sembler
difficile de comprendre pourquoi tout cet ensemble de problèmes
a revêtu une si grande importance pour lui. Nous avons déjà noté
(voir ici même p. 2o 2) les conditions sociales qui ont suscité
ce débat de Hegel avec le christianisme, et ont contribué au fait
qu'il lui fut impossible de s'arracher à l'emprise de celui-ci. Mais
nous devons, une fois encore, soulever la question suivante : com-
ment Hegel en est-il arrivé à croire que Jésus aurait tenté sérieu-
sement d'apporter une solution aux contradictions de la vie, de la
société civile? Incontournable, cette problématique r est pour
Hegel surtout en raison de son idéalisme. Toute son évolution,
en particulier au cours de la période de Francfort, est une illustra-
tion éclatante de la constatation de Lénine : cc Idéalisme signifie
cléricalisme 8 )) : l'idéalisme, en d'autres termes, ne peut, s'il veut
rester logique avec lui-même, échapper aux exigences de la reli-
gion.
Jusqu'à présent, nous avons observé que Hegel manifeste une
connaissance de plus en plus approfondie de la société bourgeoise.
Avec cette connaissance s'accroît sa pénétration de toute une série
de phénomènes nécessairement négatifs de cette société : r alié-
nation de l'homme par rapport au monde; par rapport à ses sem-
blables, aux objets, la figure aliénée de l'Etat et de la société. Ce
mode de manifestation universellement nécessaire du capitalisme
devait apparaître de façon particulièrement nette dans l'Alle-
magne arriérée. Marx dit, plusieurs dizaines d'années plus tard, du
capitalisme en Allemagne :

8. LÉNINE, Cahier.1 phi/osophique.1, op. cit., p. 34 7.


La crise des conceptions sociales de Hegel
Dans toutes les autres sphères, nous sommes, comme tout
l'ouest de l'Europe continentale, affligés, et par le développement
de la production capitaliste, et aussi par le manque de ce déve-
loppement. Outre les maux de l'époque actuelle, nous avons à
supporter une longue série de maux héréditaires provenant de la
végétation continue de modes de productions qui ont vécu, avec
la suite des rapports politiques et sociaux à contretemps qu'ils
engendrent. Nous avons à souffrir, non seulement de la part des
vivants, mais encore de la part des morts 9 .
Cette constatation de Marx est naturellement encore plus valable
pour l'époque à laquelle vivait Hegel. Une telle situation sociale
ne détermine pas seulement ce que Hegel pouvait et devait voir de
la société dans laquelle il vivait, mais aussi la façon dont il a abordé
les problèmes, c'est-à-dire son idéalisme philosophique. Les
contradictions de la société bourgeoise, devenues manifestes pour
Hegel, devaient lui apparaître de façon encore plus accentuée
par le fait qu'il considérait la maîtrise théorique et la critique de
cette société du point de vue, et avec l'outillage, du meilleur huma-
nisme bourgeois, qui, s'il se disposait à cette époque à se dégager
des illusions héroïques datant de la période pré-révolutionnaire et
révolutionnaire, était cependant loin de pactiser tout simplement
avec les horreurs sociales et culturelles de la société capitaliste. Le
caractère post-révolutionnaire de cet humanisme pousse à une
tentative de résoudre les contradictions de là société bourgeoise
telle qu'elle est en réalité. Les illusions concernant la possibilité
d'une transformation radicale de la société ont disparu, en partie
à cause des événements qui se sont déroulés en France, en partie
également à cause de la situation en Allemagne même, où aucune
force sociale réelle ne peut sérieusement entreprendre un boule-
versement révolutionnaire, ou même seulement une transformation
radicale des conditions sociales. A cet égard, nous l'avons indiq~é
à plusieurs reprises, Hegel emprunte la même voie que les huma-
nistes les plus importants de l'Allemagne de l'époque, Goethe et
Schiller.
Cet ensemble de questions donne à l'effort de surmonter la
positivité des relations sociales, des institutions, etc., telle qu'elle
apparaît au sein du capitalisme, la forme particulière que nous
trouvons chez Hegel au cours de sa période francfortoise. Nous
avons pu observer, et verrons encore plus clairement au cours de
9. Kapital, Vorwort \.Ur ers/en Aujlage, Berlin, 1949, vol. 1, pp. 6 sq. Trad. fr.
Œuvres, préface de la première édition, op. ât., vol. 1, p. l 49·
318 Le jeune Hegel

l'évolution future de Hegel, comment, au cours de l'élaboration de


ce problème, se développe chez lui une dialectique historique de
plus en plus vivante, celle de la genèse sociale des formes de vie
cc mortes )), apparaissant dans la société sur un mode positif et
aliéné. Ces formes conservent, dans leur immédiateté, leurs modes
de manifestation positifs et morts, mais apparaissent en même
temps comme les produits nécessaires de l'activité sociale des
hommes eux-mêmes.
Cette problématique sociale et historique de Hegel est cepen-
dant, en raison de son idéalisme philosophique, indissolublement
liée chez lui à une autre question philosophique, d'ordre universel,
celle de l'objectivité. Par le fait que Hegel doit relier ces deux pro-
blématiques, qui en elles-mêmes n'ont rien à voir l'une avec l'autre,
mais coïncident nécessairement pour tout idéalisme philosophique,
et en particulier pour l'idéalisme objectif, apparaît chez lui la
dimension religieuse insuppressible caractérisant la manière dont il
conçoit le dépassement des contradictions de la positivité. Car ce
dépassement ne vise pas seulement chez lui à attester que tout ce
qui apparaît comme positif sur le plan social est en réalité un pro-
duit de l'activité humaine, mais il est enflé de façon idéaliste jus-
qu'à l'exigence de la suppression de l'objectivité en général.
Il est clair que cette dernière suppression ne peut avoir lieu que
sous des formes religieuses. A cet égard, Hegel se montre, au cours
de sa période francfortoise, plus naïf et plus franc que plus tard.
Il considère effectivement la religion comme le point culminant
de la philosophie : la suppression de l'objectivité en général, telle
est la conciliation religieuse de l'homme avec Dieu. Le fait que
son savoir de l'histoire et de la société ne cesse de s'amplifier, le
fait que sa réflexion soit attentive et sobre et que son honnêteté
intellectuelle soit toujours présente dans le détail de l'investigation,
font apparaître les contradictions criantes de sa conception mais
n'en modifient pas les fondements. Nous nous trouvons en pré-
sence d'un vice originel indéracinable de l'idéalisme absolu. Et
lorsque, au cours de sa période d'Iéna, période sobre sur le plan
philosophique, Hegel ne fait plus culminer son système philoso-
phique dans la religion, mais bien dans le savoir absolu (dans la
philosophie scientifique, c'est-à-dire dialectique), qui devient le but
de la connaissance humaine, il ne fait que donner à ce problème
une forme en apparence plus sobre, en apparence plus scientifique.
Car l'identité du sujet et de l'objet dans l'idéalisme absolu, le
retour de l'esprit absolu à lui-même à partir del' aliénation complète
La crise des conceptions sociales de Hegel 3 19
dans la nature, de r aliénation partielle dans l'histoire, son retour
à la connaissance parfaite de soi-même n'est, au fond, rien d'autre
que la reprise de toute objectivité dans le sujet mystificateur qui
ra prétendument créée : la suppression de l'objectivité en général.
Mais en dépit de ce mysticisme idéaliste insurmontable, Hegel
énonce le principe méthodologique qui est à la base de la concep-
tion dialectique de la société et de l'histoire quand il exprime l'idée
qu'elles sont faites par les hommes eux-mêmes. Cette idée déter-
mine la conception dialectique pour autant, certes, que l'on réus-
sisse à éliminer dans la représentation de ce processus d'auto-
production de la société et de l'histoire, la vieille conception des
Lumières suivant laquelle les motivations conscientes de l'action
individuelle livreraient les causes réelles et expliqueraient les consé-
quences des événements socio-historiques, et pour autant égale-
ment que r on aboutisse aux raisons de r événement social, aux
raisons réelles et objectives mais qui ne sont pas immédiatement
visibles. Nous savons que Hegel n'a jamais vraiment réussi à fran-
chir ce pas, et que sa conception idéaliste - et par là même mys-
tificatrice - joue un rôle décisif dans son approche de l'histoire.
De toute façon, il est clair - Marx et Engels l'ont indiqué plu-
sieurs fois avec force - que, malgré toute cette mystification, il
faut voir dans la conception hégélienne de l'histoire un progrès
décisif de la compréhension dialectique, dans la mesure où Hegel
reconnaît que c'est l'homme qui cc fait lui-même>> l'histoire en
même temps qu'il met en lumière le fait que les actions conscientes
des hommes dans l'histoire engendrent quelque chose d'autre,
de supérieur à ce qu'ils avaient projeté.
Sans doute cette conception de l'histoire appartient-elle à une
phase ultérieure de l'évolution de Hegel. Pour y arriver, il a dû
précisément surmonter la problématique de Francfort, à savoir le
fait de partir de l'individu. Mais il ne faut pas non plus considérer
cette problématique de Francfort, le fait de prendre le destin de
l'individu comme point de départ, de façon rigide et mécanique.
Une telle problématique reste le fil conducteur de ses investiga-
tions et constitue l'un des motifs de pensée qui mènent à la culmi-
nation du système de Francfort dans la religion. Mais toute cette
période est traversée par un effort ininterrompu visant à dépasser
les limites d'une telle problématique, la subjectivité qui lui est
nécessairement liée, et même si la solution apportée à Francfort
ne consiste qu'en une pseudo-objectivité, à caractère mystique, de
la vie religieuse, cet effort a cependant ouvert la voie de la concep-
320 Le jeune Hegel

tion future, plus objectiviste, plus dialectique, de la société et de


l'histoire.
Nous le savons : dans le texte présent, la tentative porte immé-
diatement sur la dialectique de l'amour, c'est-à-dire l'établissement
de relations dialectiques entre d'une part l'objectivité morte des
relations sociales et des institutions, et d'autre part la vie réelle de
l'individu. Nous avons vu également que l'amour signifiait pour
Hegel le dépassement de la fausse objectivité, de la positivité.
Cette problématique détermine l'approche hégélienne de Jésus
à Francfort. Hegel décrit la mission de Jésus en utilisant les tour-
nures les plus diverses, mais son sens reste toujours le même du
point de vue méthodologique. Dans le brouillon de L 'Esprit du
christianisme, Hegel dit :

Jésus oppose au commandement la conviction intérieure, c'est-


à-dire l'inclination à agir de telle manière; la tendance est fondée
en elle-même, a son objet idéal en elle-même, non dans une réalité
étrangère (la loi morale de la raison) IO.

Dans le manuscrit lui-même, Hegel définit cette mission de façon


presque identique, mais légèrement plus affirmée :

A la positivité des juifs, Jésus a opposé l'homme, aux lois et à


leurs devoirs, la vertu, et il a aboli dans ces lois l'immoralité des
hommes positifs 11 .

Ces définitions de la mission de Jésus correspondent à la concep-


tion de l'amour que nous connaissons déjà. Jésus est, pour Hegel,
le grand représentant historique d'un tel principe. Mais ceci
n'épuise en aucune façon la signification que Jésus et sa doctrine
ont maintenant acquise pour Hegel. Au contraire, celui-ci recon-
naît de plus en plus les faiblesses et les limitations de r amour en
ce qui concerne la tentative de dépassement de la positivité; or la
mission historique de Jésus consiste, dans la philosophie francfor-
toise de Hegel, à essayer de dépasser ces limitations de l'amour,
d'atteindre un niveau supérieur permettant d'en résoudre les
contradictions. Nous verrons que les efforts de Hegel devaient
nécessairement mener à un échec, ne pouvaient que reproduire à un
échelon plus élevé les contradictions de l'amour.

10. Nohl, p. 388. Esp. du Chr., p. 1 5 5-1 56.


1 1. Ibid., p. 2 76. Esp. du Chr., p. 44.
La crise deJ conceptions JocialeJ de Hegel 321

La lacune principale de l'amour consiste en son caractère isolé :


il n'est qu'un moment éphémère dans le grand fleuve de la vie.
L'amour relie des points en moments; mais le monde subsiste
en lui, et l'homme avec la domination du monde 12 •
D'après Hegel, il y a sans doute dans l'amour une tentative de
dépasser ce caractère ponctuel. Mais cette tentative est vouée à
l'échec, constate-t-il à plusieurs reprises.
D'où l'action charitable de belles âmes qui sont malheureuses,
soit parce qu'elles ont conscience de leur destin, soit parce que
simplement elles ne trouvent pas de satisfaction pour toute la
plénitude de leur amour - elles ont de beaux moments de délices,
mais seulement des moments 13 •
Ce qui, selon Hegel, manque à la catégorie de l'amour, c'est pré-
cisément l'objectivité. L'amour est un mode de manifestation du
principe divin dans l'homme, mais n'est pas à même de rétablir
véritablement la relation vivante du sujet et de l'objet.
Cet amour était un esprit divin, mais non pas encore religion;
pour qu'il le devînt, il lui fallait se manifester sous une forme
objective; l'amour, sentiment, réalité subjective, devait se fondre
avec le représenté, avec l'universel, et recevoir ainsi la forme
d'un être susceptible et digne d'être adoré. Ce besoin de concilier
le subjectif et l'objectif, le sentiment et son exigence d'objets -
l'entendement-, au moyen de l'imagination dans la beauté, dans
un Dieu, ce besoin, le plus haut de !'esprit humain, est le besoin
religieux 14 .
On trouve clairement exprimée ici la tendance centrale de la
péri9de de Francfort : la religion est la sphère dans laquelle
l'objectivité vivante, vraie, identique à la subjectivité, est atteinte.
Ainsi apparaît, dès le brouillon, une hiérarchie dialectique des
modes de comportement humain.
La conviction intérieure ( Ge.1innung) dépasse la positivité
(l'objectivité des commandements); l'amour, les limites de la
conviction intérieure; et la religion, les limites de J' amour l l.
La même idée est exposée de façon plus détaillée dans le manus-
crit lui-même :

1 2. Ibid., p. 390. E<p. du Cbr., p. 1 57.


1 3. Ibid., p. 389. E<p. du Chr., p. 1 56.
1 4. Ibid., p. 3 3 2. E<p. du Chr., p. 1 13.
1 5. Ibid., p. 3 89. E<p. du Chr., p. 1 57.
322 Le jeune Hegel
La moralité (Moralitiit) élève la domination dans les sphères
de ce qui est parvenu à la conscience; l'amour dépasse les limites
des sphères de la moralité; mais l'amour lui-même est encore une
nature incomplète; dans les moments de l'amour heureux, il n'y a
pas place pour l'objectivité, mais toute réflexion supprime l'amour,
rétablit l'objectivité et avec elle on retrouve la région des limi-
tations. Le religieux est donc le n.Jt:r]pwµœ (la plénitude, G. L.)
de l'amour (réflexion et amour unis, tous deux pensés comme
liés) 16 .
Sur le plan méthodologique, cette conception est intéressante à
deux égards. Tout d'abord, on voit apparaître, sous une forme
déjà relativement développée, une idée fondamentale de la Phé-
noménologie de /'esprit : la méthode consiste à développer de
façon dialectique, c'est-à-dire à articuler l'un à partir de l'autre,
les différents modes de comportement subjectifs vis-à-vis du
monde - Hegel les appellera plus tard cc figures de la cons-
cience » -, de telle façon que l'un apparaisse toujours comme la
solution des contradictions dialectiques du niveau inférieur, et que
les contradictions développées à ce dernier niveau mènent au niveau
supérieur. Cette idée ne se manifeste certes pas seulement chez
Hegel : elle pénètre toute l'époque. Nous en trouvons déjà les pre-
mières traces chez Kant, et le Système de /'Idéalisme transcendan-
tal de Schelling la fait apparaître sous une forme déjà généralisée
et développée. Quand nous aborderons la période d'Iéna, nous par-
lerons des similitudes et différences de méthode existant entre
Hegel et Schelling.
Second aspect intéressant du point de vue méthodologique :
l'importance que Hegel accorde, dans sa déduction dialectique
de la religion, à la réflexion. Le fait que Hegel commence à appré-
cier correctement l'importance de la réflexion en tant que moment
de la totalité dialectique constitue, nous l'avons déjà montré à
différentes reprises, l'une des caractéristiques les plus importantes
de la période francfortoise, l'un des traits qui le distingue nette-
ment des cc philosophes de la vie » et des romantiques auxquels
les commentateurs impérialistes de son œuvre se plaisent à rassi-
miler. Cette importance de la réflexion est mise particulièrement
en lumière ici. La faiblesse, le caractère purement subjectif de
l'amour, réside précisément selon Hegel dans le fait que l'amour
est dépourvu de réflexion et, pour cette raison, peut être en tout

16. Ibid., p. 302. Erp. du Chr., p. 76.


La crise des conceptions sociales de Hegel 32 3
temps détruit par la réflexion, qui a été seulement contournée, et
non assimilée. Contrairement à cela, l'objectivité de la religion
repose sur le fait qu'elle concilie amour et réflexion, mène leurs
oppositions à la réconciliation 17 •
Mais ce qui est correct dans cette tendance et anticipe la dia-
lectique future (la dialectique spécifiquement hégélienne), à savoir
la compréhension de la nécessité de la réflexion en tant que moment
de la dialectique, ne fait qu'accroître, à ce stade de son évolution,
les contradictions insolubles qui le déchirent. Car il ressort claire-
ment de ses propres développements que la réflexion est une forme
de l'élaboration de la réalité par la pensée qui est intimement liée
à la présence dans la vie de l' cc opposition », qui en est même à
proprement parler le corrélatif dans la pensée. Si l'on doit atteindre
dans l'union religieuse de la vie un dépassement total, qui ne laisse
aucune trace de toute objectivité étrangère au sujet, le dépasse-
ment de la réflexion ne constituera pas un dépassement au sens
hégélien du terme (c'est-à-dire également le fait de conserver et
d'élever à un stade supérieur), mais une destruction totale à la
Schelling. Si par contre la réflexion est dépassée dans le sens hégé-
lien, comment l' « objectivité » sans objet de la vie religieuse, visée
par Hegel, pourrait-elle être réalisée?
Il est clair qu'à partir de prémisses méthodologiques aussi
contradictoires on ne peut aboutir qu'à des résultats eux-mêmes
contradictoires. Au stade ultérieur de sa dialectique, Hegel voudra
concilier dialectiquement ces contradictions dans le cc savoir
absolu »; nous verrons que son idéalisme philosophique ne per-
met, là non plus, d'atteindre à aucune solution véritable. A Franc-
fort, quand il recherche l'unité des contradictions non pas dans la
connaissance, mais dans la vie religieuse, deux solutions antino-
miques, radicalement opposées l'une à l'autre se manifestent. Il
est caractéristique de ce stade de l'évolution hégélienne que, dans
son manuscrit, les solutions antinomiques se trouvent placées
immédiatement l'une à côté de l'autre. Leur caractère inconci-
liable est manifestement plus ressenti et vécu par Hegel que véri-
tablement percé à jour par la pensée. C'est la raison pour laquelle
les catégories utilisées sont très confuses et contradictoires (par
exemple le destin, dont nous parlerons bientôt en détail); c'est

17. Rappelons au lecteur qu'il ne s'agit pas ici d'un problème tout à fait neuf pour
Hegel. Au début de la période de Francfort, il a tenté de concilier amour et réflexion
(voir pp. 2 2 7 .1q.); le problème est maintenant transposé dans la sphère de la religion.
Le jeune Hegel

également ce qui explique qu'il aboutit, lors de l'analyse de la


personnalité et du destin de Jésus, à une solution tragique. En
poursuivant dans le Fragment d'un SyJtème l'examen des contra-
dictions vécues nées de cette manière, Hegel exprime certes déjà
la conception spécifiquement hégélienne de la contradiction, mais
sans avoir encore atteint, néanmoins, le niveau qu'est susceptible
d'atteindre la dialectique idéaliste en général. Il n'y accédera qu'à
Iéna, quand il aura surmonté les principes méthodologiques qui
étaient liés à l'expérience vécue et caractérisaient la période franc-
fortoise : au premier chef le fait de prendre comme point de
départ le destin de l'individu, et, conséquence nécessaire d'un tel
point de départ, le fait de placer la religion à un niveau plus élevé
que la connaissance.
Considérons maintenant d'un peu plus près les solutions anti-
nomiques auxquelles Hegel aboutit nécessairement. Ou bien il
prend au sérieux son objectivité sans objet, et alors tout se dissout
dans un brouillard mystique. Ou bien il reste fidèle à la pré-
supposition suivant laquelle la réflexion n'a pas totalement
disparu dans la vie religieuse, mais est simplement dépassée dia-
lectiquement, et dès lors son concept de religion devient absolu-
ment inadéquat : il ne peut supprimer de manière dialectique
les contradictions qu'il a charge de résoudre; ce concept n'est dès
lors qu'une autre expression de la subjectivité de l'amour, qui en
conserve les défauts : l'incapacité subjectiviste de dépasser la posi-
tivité.
Examinons maintenant le premier aspect antinomique de ces
tentatives de solution. Hegel dit dans le brouillon, polémiquant
contre la philosophie de Fichte :
Le devoir-être doit assurément correspondre à une aspiration indé-
finie si l'objet ne peut être absolument surmonté, si la sensibilité
et la raison - ou la liberté et la nature, ou le sujet et !'objet -
sont purement opposées, au point d'être des absoluta. Par les syn-
thèses : pas d'objet - pas de sujet, ou : pas de moi - pas de non-
moi, leur qualité d'absolu/a ne se trouve pas supprimée. La loi est
une relation pensée entre des objets; dans le royaume de Dieu,
il ne peut y avoir de relations pensées, parce qu'il n'y a pas de
réalités qui soient les unes pour les autres des objets. Une relation
pensée est fixe et permanente, sans esprit, un joug, une chaîne, une
domination et une servitude - activité et pâtir -, acte de déter-
miner et être-déterminé 18 .

I 8. Nohl, p. 39 j. E.<p. du Chr., p. I 64.


La crise des conceptions sociales de Hegel
Dans le manuscrit même, Hegel discute avec plus de détails cette
essence de l'élévation religieuse au-delà des contradictions. Citons
quelques-uns des passages significatifs :
La montagne et !' œil qui la voit sont !'objet et le sujet, mais entre
l'homme et Dieu, entre l'esprit et l'esprit, il n'y a pas cette faille
de l'objectivité; chacun n'est pour l'autre un être et un autre qu'en
tant qu'il le connaît 19 •
Ici, l'identité du sujet et de l'objet est déjà exprimée avec une
certaine raideur mystique : la véritable connaissance du monde
ne peut être qu'une connaissance de soi, et l'idéalisme absolu
doit se représenter un sujet qui produise et connaisse à la fois
le processus du monde. Hegel dit sans ambages à Francfort qu'il
s'agit de Dieu. Mais cette unité de la vie doit être véritablement
une unité vivante, une relation entre les hommes fondée sur une
telle base, dans une telle harmonie divine. Cette harmonie est,
selon Hegel, le royaume de Dieu. Une harmonie
dans laquelle non seulement la diversité de la conscience des
hommes s'accorde en un esprit et la multiplicité des formes de la
vie en une vie, mais grâce à laquelle tombent les cloisons qui les
séparent d'autres créatures proches de Dieu et grâce à laquelle
le même esprit vivant anime les différents êtres qui, par suite,
ne sont plus seulement égaux mais unis, ne constituent pas simple-
ment une collection mais une communauté, parce qu'ils ne sont pas
unis dans un universel, dans un concept, comme par exemple des
croyants, mais par la vie, par l'amour, - cette harmonie vivante
des hommes, leur communion en Dieu est ce que Jésus nomme le
Royaume de Dieu 20 .
Il n'est que logique que Hegel nomme ici foi cette attitude de
l'esprit la plus élevée, cette forme suprême de la connaissance, par
opposition à la connaissance ordinaire. Il dit, à ce sujet :
La foi est une connaissance de !'esprit par !'esprit, et seuls des
esprits égaux peuvent se connaître et se comprendre : les esprits
inégaux connaissent seulement que chacun d'eux diffère de
l'autre 21 •
Hegel insiste sur le fait que ce qui compte ici n'est pas le niveau
égal tel que le conçoit l'entendement, mais bien la même façon
d'être pénétré religieusement par r esprit, par la foi. Il oppose
1 9. Ibid., p. 3 1 2. Erp. du Chr., p. 89.
2 o. Ibid., p. 32 1. Erp. du Chr., p. 1 oo.
2 1. Ibid., p. 289. Erp. du Chr., p. 61.
Le jeune Hegel
cette sorte de connaissance mutuelle des hommes à la cc fameuse
connaissance approfondie des hommes (Menschenk_ennerei) »,
qui constitue une science d'une haute importance et d'une grande
utilité pour des êtres déchirés dont la nature comporte une grande
diversité, une pluralité et un bariolage d'aspects sans unité, mais
à qui échappe sans cesse l'esprit, objet de leur recherche ... 22
Cette confrontation est intéressante : s'y esquissent à nouveau,
sous un voile mystique, les prémices d'un mode de connaissance
qui deviendra important dans la pensée ultérieure de Hegel. La
connaissance qu'il aura acquise du processus historique, tournée
vers les cc causes non ostensibles» (Engels), sera pénétrée d'un
mépris semblable témoigné à la psychologisation purement
pragmatique et mesquine de l'histoire et des personnes agissant
dans l'histoire; Hegel parle à maintes reprises à ce propos de la
connaissance des hommes qui est celle des valets de chambre.
Certes, ce mépris est accentué différemment ici, puisqu'il sert
de complément à l'exaltation de l'unité religieuse des hommes dans
le royaume de Dieu. Mais il est clair que les tendances contra-
dictoires des conceptions sociales et historiques de Hegel compre-
naient dès leur naissance le germe d'une telle prise de position
vis-à-vis de la mesquinerie d'épicier qui caractérise la conception
psychologiste des grands événements de l'histoire de l'humanité.
L'identité du sujet et de l'objet, qui est à la base de la théorie
de la connaissance de tout idéalisme objectif, reçoit ici chez Hegel,
comme nous l'avons vu, la forme ouvertement religieuse de la
foi. Par la foi, Hegel veut amener à la conciliation la partie divine
commune à Dieu et à l'homme, conciliation dans laquelle le
« fossé de l'objectivité>> devrait être franchi.

Comment ce qui n'est pas soi-même un esprit pourrait-il


connaître un esprit? Le rapport d'esprit à esprit est un senti-
ment d'harmonie, d'union; comment l'hétérogène pourrait-il
trouver l'unité? La foi dans le divin n'est possible que parce que
le divin est dans le croyant lui-même qui, dans ce à quoi il croit,
se retrouve lui-même, retrouve sa propre nature, même s'il n'est
pas conscient de ce que cela, qu'il a trouvé, est sa propre nature H.
Poursuivant de façon conséquente son orientation de carac-
tère mystique et religieux, Hegel anéantit toutes les conquêtes

22. Ibid., p. 290. Esp. du Chr., p. 6r.


2 3. Ibid., p. 313. Esp. du Chr., pp. 89-90.
La crise des conceptions sociales de Hegel 327
dialectiques qu'il a faites jusqu'ici, de si haute lutte, pendant la
période de Francfort. Tout se dissout dans la brume mystique
de l'objectivité sans objet (objek_tslosen Objek_tivitat), de la sup-
pression de toute objectivité ( Gegenstandlichk_eit). Dans les for-
mulations de Hegel, sa doctrine apparaît comme un mysticisme
pur. En même temps, il abandonne l'élément même par lequel
la religion devait dialectiquement surmonter les limitations sub-
jectives de l'amour, c'est-à-dire la conception selon laquelle la
religion consisterait en une conciliation dialectique de l'amour
et de la réflexion.
Partout où Hegel prend au sérieux ses idées concernant l'ob-
jectivité sans objet, il met radicalement de côté la réflexion,
et détruit ainsi ce qu'il avait si difficilement et ingénieusement
élaboré jusque-là. Nous ne citerons qu'un passage très signifi-
catif
Le fils de Dieu est aussi fils de l'homme; le divin sous une
forme particulière apparaît comme un homme; le lien de l'infini
et du fini est à coup sûr un mystère sacré, parce que ce lien est la
vie elle-même; la réflexion qui scinde la vie peut la diviser en
infini et fini, et seule la limitation, le fini considéré pour lui-
même, donne le concept de l'homme comme opposé du divin;
mais hors de la réflexion, dans la vérité, la limitation n'a plus
cours 24 .
Hegel confronte donc de façon mutuellement exclusive; en radi-
cale opposition avec son point de départ, la réflexion et la vérité.
Par là même, la réflexion cesse de consister en un moment néces-
saire de l'ascension dialectique vers la vérité, comme c'était pour-
tant le cas dans les intentions méthodologiques de Hegel à cette
époque, et comme cela sera constamment le cas dans sa dialectique
à partir d'Iéna : le moment de la réflexion ne verse dans le faux que
par une fausse absolutisation. Maintenant, la réflexion disparaît,
en tant qu'élément absolument opposé à la vérité, de la sphère
suprême de la connaissance, de la connaissance de soi de r esprit.
C'est pourquoi il ne s'agit pas d'un hasard si Hegel, contrairement
à ce qui se passera dans son évolution ultérieure, nomme ici cette
connaissance de soi du sujet du monde « foi », et non cc savoir ».
C'est précisément en cela qu'un problème central de sa dialectique

24. Ibid., pp. 309 sq. Erp. du Chr., p. 86. L'expression « mystère sacré'" utilisée
à propos du rapport qu'entretiennent !Infini et le fini, apparaît à plusieurs reprises dans
ce manuscrit. Cf. p. 304. Erp. du Chr., p. 78.
Le jeune Hegel
future, problème grâce à l'explication scientifique duquel il a sur-
monté tant de préjugés de la pensée métaphysique, à savoir celui de
la relation du fini avec l'infini, est devenu un mystère religieux,
un cc mystère sacré ».
Il est de loin plus simple de considérer l'autre aspect de cette
antinomie. Hegel ne dissout pas toujours l'objectivité dans un
brouillard mystique; il est, en particulier lorsqu'il s'agit de l'ana-
lyse de rapports sociaux ou historiques, beaucoup trop sobre
et réaliste pour prendre au sérieux r exigence religieuse de l'objec-
tivité sans objet. Mais dès lors, l'objectivité morte du monde social
qui doit être supprimée, la positivité de celui-ci, continue de subsis-
ter, inchangée, et la religion se dévoile comme quelque chose de
puremeent subjectif, qui n'est pas supérieur à l'amour, est empreint
de toutes ses limitations et faiblesses. La subjectivité devenue pure-
ment religieuse se trouve alors à nouveau face à un monde d'objets
morts et succombe à son emprise. Ainsi le nouveau concept de Dieu,
conquis de haute lutte, devient-il également quelque chose de positif.
Nous sélectionnerons un passage dans lequel Hegel exprime de
façon particulièrement abrupte cette auto-critique - inconsciente -
de son extravagante conception mystique et religieuse.
Si sublime que puisse être l'idée de Dieu, il subsiste toujours le
principe juif de l'opposition de la pensée et de la réalité, du ration-
nel et du sensible, le déchirement de la vie, une relation morte entre
Dieu et le monde, liaison qu'on ne doit concevoir que comme une
relation vivante, et telle qu'on ne doit parler qu'en langage mys-
tique du rapport qu'elle institue entre les termes 2 '.
Hegel tient ces propos au sujet de Jean-Baptiste, et non de Jésus
lui-même qui, selon ses conceptions, représente une religiosité
plus élevée, plus accomplie. Chez Jésus, comme nous l'avons montré
à l'aide de quelques citations, les catégories mystiques que consti-
tuent le fils de Dieu et le royaume de Dieu doivent établir l'objec-
tivité sans objet. Mais nous verrons plus tard, en traitant de la
tragédie de Jésus, que plus Hegel s'exprime concrètement, plus il
est orienté dans un sens historique, moins il est à même de main-
tenir son orientation mystique; car il évolue d'autant plus dans la
direction caractérisée par le deuxième membre de l'antinomie exa-
minée ici, dans le sens d'un retour au monde des objets.
Nous le voyons : il ne s'agit pas d'une contradiction dialectique

2 j. Ibid., p. 308. E<p. du Chr., p. 8 3.


La crise des conceptions sociales de Hegel 329

vivante de la réalité elle-même, contradiction que Hegel n'aurait


peut-être saisie qu'imparfaitement, mais d'une opposition exclu-
sive et grossière de deux solutions antinomiques apportées ,au même
problème et qui s'excluent réellement l'une l'autre : dans leur
opposition se reflètent clairement le caractère objectivement
insoluble du problème, la fausseté de la problématique et de la
méthodologie hégéliennes de l'époque. Hegel n'a pas, en ce temps,
pris conscience de cette opposition, sinon il n'aurait pas placé immé-
diatement l'une à côté de l'autre dans le même manuscrit deux
tentatives de solution s'excluant mutuellement. Mais il semble
qu'il eut clairement le sentiment que quelque chose n'était pas tout
à fait en ordre en ce qui concerne cette question, et il a fait appel
aux constructions les plus diverses afin d'aboutir à un équilibre
harmonieux de ses propres orientations de pensée divergentes.
La principale de ces constructions repose sur une des catégories
principales de Hegel à l'époque de Francfort : le destin.
Nous avons déjà rencontré cette catégorie à différentes reprises;
nous avons vu que Hegel considérait l'Etat et la propriété en tant
que destin, et que cette caractérisation ne représentait pas à ses
yeux une simple détermination pittoresque et littéraire : il voulait
plutôt exprimer dialectiquement de la sorte une forme spécifique de
la nécessité historique, une relation spécifique de l'homme avec la
positivité du monde extérieur. A première vue, il semble qu'il
voulait apporter des éclaircissements à sa philosophie de la reli-
gion, fort obscure, en faisant appel à une philosophie de la société
et de l'histoire qui était en fait tout aussi obscure et mystique.
Et en effet, comme nous le verrons, la conception hégélienne du
destin est à l'époque assez obscure et contradictoire. Mais c'est
précisément ici qu'apparaît, malgré toutes les contradictions, un
véritable noyau dialectique, de sorte qu'il vaut la peine d'examiner
de plus près ce que Hegel entendait à l'époque par le mot cc des-
tin ».
Le point de départ de Hegel à ce propos est constitué par la
confrontation entre d'une part les rapports purement mécaniques,
inhumains, de la société bourgeoise, en particulier sous leur forme de
manifestation la plus fétichisée, dans le système juridique péniten-
tiaire et dans son idéalisation et son intériorisation par l'éthique de
Kant, et d'autre part le rapport dialectique vivant caractérisant
la société globale dans laquelle l'homme est, en même temps et de
façon indissoluble, sujet et objet, actif et passif. Pour le droit, le
criminel n'est, selon Hegel, qu' cc un péché existant, un crime doué
Le jeune Hegel
de personnalité >> 26 . Il recherche alors les rapports sociaux géné-
raux, plus larges, plus vivants et plus humains en lesquels, si le
crime reste certes un crime, le caractère humain du criminel n'est
pas supprimé d'une façon aussi mécaniquement inhumaine. (Nous
rappelons que nous avons déjà indiqué d'autres orientations de
pensée similaires chez Hegel. Voir ici même, p. 281.) Hegel dit :
Le châtiment se trouve immédiatement impliqué dans la loi
transgressée; le criminel est déchu du même droit auquel son
crime a porté atteinte chez autrui. C'est-à-dire qu'il mérite la
peine : la nécessité qu'elle s'ensuive réside dans quelque chose
d'extérieur et répond au crime 27 •
Hegel conclut maintenant que c'est précisément de cette néces-
sité rigide de la loi, de sa cc majesté )), tant admirée et glorifiée
par Kant, que doit découler, dans la vie, sa contingence.
La nécessité du châtiment est solidement établie, mais l' exer-
cice de la justice n'est rien de nécessaire, parce que, comme modi-
fication d'un vivant, il peut cesser, remplacé par une autre modi-
fication; et ainsi la justice devient quelque chose de contingent;
il peut y avoir une contradiction entre elle comme universel, comme
être pensé, et elle comme réalité, c'est-à-dire comme existant dans
un vivant 28 .
Il est clair que cette conception de Hegel est, elle aussi, étroitement
liée à sa polémique - que nous avons traitée en détail - contre
l'éthique de Kant et de Fichte. De cette opposition découlera son
importante prise de position vis-à-vis du droit : il refusera radi-
calement de dériver du concept de droit des dispositions légales
singulières et concrètes, comme c'est l'usage chez Kant, et parti-
culièrement chez Fichte, et il mettra fortement l'accent sur le carac-
tère social et historique, plus ou moins contingent, des moments
singuliers du droit positif.
Mais il s'agit pour nous de traiter du concept général de destin
chez Hegel durant la période de Francfort. Ces constatations à
propos du droit et du crime ne constituent qu'un point de départ,
une antithèse complémentaire de ce concept. Pour Hegel, il s'agit
de montrer qu'il existe dans la vie sociale une nécessité plus éten-
due, plus large et plus vivante, et, pour cette raison, plus authen-
tique, que celle qui est exprimée sous la forme juridique de la loi.
26. Ibid., p. 288. E.<p. du Chr., p. 60.
27. Ibid., p. 277- E.<p. du Chr., p. 46.
2 8. Ibid., p. 27 8. E.<p. du Chr., pp. 46-4 7.
La crise des conceptions sociales de Hegel 331
La surestimation de la loi étatique et juridique constitue, y compris
chez Kant et chez Fichte, un héritage provenant dans sa généralité
de l'esprit des Lumières, une illusion générale datant de la période
prérévolutionnaire de l'idéologie bourgeoise. La polémique menée
par Hegel constitue donc une partie du processus général par lequel
il se démarque de divers courants issus des Lumières, desquels il
était naïvement prisonnier à son époque bernoise, et qu'il commence
peu à peu à surmonter à Francfort, au cours de l'élaboration de
sa méthode dialectique; nous avons déjà vu, et pourrons observer
plusieurs fois encore, que cette victoire sur les traditions emprunte
très souvent la voie d'un idéalisme mystificateur.
La catégorie du destin constitue pour Hegel l'expression de cette
nécessité plus large, plus dialectique et plus vivante.
Mais le destin a un domaine plus étendu que le châtiment;
la faute non criminelle le suscite également et c'est pourquoi il
est infiniment plus rigoureux que le châtiment : sa rigueur paraît
souvent se transformer en l'injustice la plus criante quand il se
dirige contre la faute la plus haute, la faute de l'innocence, en
cela d'autant plus effrayant. Parce que les lois ne sont en effet
que des conciliations pensées d'opposés, ces concepts sont loin
d'épuiser la pluralité d'aspects de la vie ... ; mais sur les relations
de la vie qui n'ont pas été dissoutes, sur les aspects de la vie qui
sont donnés dans une unité vivante, au-delà des limites des vertus,
le châtiment n'exerce aucun pouvoir. Au contraire, le destin est
incorruptible et illimité, comme la vie; ... dès que la vie est blessée,
quelles que soient les conditions d'équité dans lesquelles l'événe-
ment s'est produit ou le sentiment de satisfaction qui l'a accom-
pagné, le destin apparaît, et c'est pourquoi l'on peut dire que
jamais l'innocence n'a souffert, toute souffrance est une faute.
Mais l'honneur d'une âme pure est d'autant plus grand qu'elle a
blessé la vie plus sciemment pour conserver le bien suprême, et
le crime est d'autant plus noir que l'âme impure a elle aussi plus
sciemment blessé la vie 29 .
Celui qui connaît la philosophie de l'histoire ou l'esthétique
ultérieures de Hegel voit déjà se profiler ici les contours de sa
conception de la nécessité historique, de sa théorie du tragique, etc.
L'aspect pour nous essentiel de cette confrontation de la violence
vengeresse de la punition d'une part, du destin d'autre part, est
constitué par le caractère plus vivant et plus englobant du destin.
C'est précisément ici qu'est exprimée de façon très claire la ten-

2 9. Ibid., pp. 2 8 3 sq. Esp. du Chr., pp. 53-14.


Le jeune Hegel

dance fondamentale - souvent active de façon inconsciente -


de la période francfortoise de Hegel, selon laquelle la cc vie » est
le processus du mouvement social dans son ensemble, par oppo-
sition à l'apparence rigide de ses moments pris isolément. Le point
suivant est surtout important pour Hegel : la loi sous sa forme
juridique est cc postérieure à la vie et au-dessous d'elle ». Hegel
s'approche même très fortement de sa conception dialectique ulté-
rieure lorsqu'il dit, à propos de la loi :
Elle est seulement une brèche dans la vie, la vie déficiente en
tant que puissance; et la vie peut guérir ses blessures; la vie
hostile divisée peut retourner en elle-même ... ; ce qui lui manque,
le criminel le connaît comme une partie de lui-même, comme ce
qui devrait être en lui et n'est pas en lui; ce vide n'est pas un
non-être, mais la vie connue et sentie comme n'étant pas 30 .
Comme le destin représente maintenant pour Hegel ce mouvement
dialectique de la totalité de la vie, de r ensemble de la société,
l'auto-destruction et l'auto-rétablissement de cette vie même, l'auto-
reproduction dialectique ininterrompue de la société, il n'est pas
surprenant qu'il le considère comme quelque chose d'humain par
essence, même si - comme nous l'avons vu - il lui reconnaît une
rigueur encore plus grande que celle qui caractérise la punition.
Mais dans le destin, l'homme reconnaît sa propre vie, et
implorer la vie n'est pas pour lui implorer un maître, mais retour-
ner à soi et se rapprocher de soi-même 31 .
Le destin peut, dans des cas concrets, être provoqué par un acte
étranger. Mais ceci ne change rien au fait que c'est quand même
le destin- propre de l'homme. Car Hegel insiste à plusieurs reprises,
comme nous l'avons vu (ici même, pp. 222-223), sur le fait que,
du point de vue des relations de l'homme avec le destin, il importe
peu qu'il se comporte par rapport à un tel élément de façon active
ou passive, c'est-à-dire qu'en ce qui concerne la relation de l'homme
avec le destin dans la conception hégélienne de l'époque, la lutte
ou la fuite aboutissent au même résultat.
Ce trait essentiel du destin, Hegel le met encore en évidence
quand il rejette radicalement la subordination mécanique, à la
manière kantienne, de l'individu à la société, subordination qui
implique que la société représente toujours, et de façon rigide,

30. Ibid., p. 281. fap. du Chr., pp. io-p.


3 1. Ibid., p. 2 8 2. E.<p. du Chr., pp. p- p.
La crise des conceptions sociales de Hegel 333
seulement l'universel, tandis que l'individu représente le particulier
et n'aboutit à l'universel que par une soumission inconditionnelle
aux principes universels (impératif catégorique); à l'opposé, Hegel
introduit dans la relation de l'individu et de la société la dialec-
tique de l'universel et du particulier. L'individu et la société sont,
dans cette relation du destin, conçus comme des forces en lutte; la
puissance s'oppose à la puissance, et, à partir de ce combat, l'unité
vivante du tout se renouvelle constamment.
Le châtiment représenté comme destin est de nature toute
différente; dans le destin, le châtiment est une puissance hostile,
un être individuel... Dans cette puissance hostile, l'universel et
le particulier ne sont pas non plus séparés au sens où la loi, comme
universel, est opposée à l'homme ou à ses inclinations comme au
particulier. Le destin est seulement l'ennemi, et l'homme s'oppose
à lui également comme une puissance combattante; au contraire,
la loi comme universel domine le particulier, tient l'homme sous
son obédience H.
Cette confrontation de l'individu et de la société en tant que
forces en lutte s'approche non seulement beaucoup plus de la véri-
table vie de la société que la conception kantienne, suivant laquelle
toute infraction à la loi ne peut apparaître que comme quelque
chose de répréhensible, et où, pour cette raison, la transformation
historique de la société même ne peut pas être considérée comme
le résultat de son propre mouvement, de son auto-reproduction
contradictoire. L'autre face de cette même idée apparaît égale-
ment : la liaison de toutes les manifestations individuelles de la vie
dans la société; Hegel éprouve, ressent dans son expérience vécue
(provisoirement, il ne s'agit que de sentiment et d'expérience
vécue) que cette unité de la vie sociale est objectivement active
dans tout ce qui arrive à l'individu, même dans ce qui semble le
phénomène le plus individuel, le plus privé. C'est précisément ce
qu'il exprime à propos du criminel et de la punition quand il les
conçoit en fonction d'un destin.
Durant cette période où les contradictions de la société bour-
geoise apparaissent déjà ouvertement, mais où leurs causes écono-
miques profondes et leur origine sociale (la lutte des classes) ne
sont et ne peuvent encore être élucidées, une caractéristique géné-
rale se manifeste : la dialectique du crime devient l'un des foyers
en lesquels ces contradictions viennent à l'expression du point de

3 2. Ibid., p. 2 80. Esp. du Chr., p. 49.


334 Le jeune Hegel
vue philosophique et littéraire. Elle apparaît clairement à l'époque
de Hegel en Allemagne : de Schiller au Michael Kohlhaas de
Kleist, ce problème est traité dans toute une série d'œuvres impor-
tantes. Mais il ne s'agit absolument pas d'un problème purement
allemand : il suffit de se référer à la littérature européenne, de
Byron à Balzac.
Ce n'est donc pas un hasard, ou une lubie de Hegel, si celui-ci
met en lumière ces contradictions de la façon la plus claire lorsqu'il
traite du criminel et du crime. Hegel insiste sur l'influence vivante
qu'exerce la totalité de la société sur le criminel, il dénonce l'il-
lusion selon laquelle il s'agirait ici de quelque chose de purement
individuel.
L'illusion du criminel qui croit avoir détruit une vie étrangère
et accru par là son être, se dissipe quand l'esprit défunt de la vie
blessée s'avance contre lui, de même que Banquo, qui était venu à
Macbeth comme un ami, n'est pas détruit par le meurtre, mais,
l'instant d'après, prend place sur son siège, non comme convive,
mais comme un esprit irrité. Le criminel croyait avoir affaire à
une vie étrangère, mais il n'a détruit que sa propre vie; car la vie
n'est pas distincte de la vie, car la vie est dans la divinité-une; et
dans sa présomption, il a bien détruit, mais seulement l'aménité
de la vie : il l'a changée en un ennemi H.

Eu égard à l'évolution de Hegel, cette conception du destin


est importante sous deux aspects : tout d'abord elle commence à
laisser apparaître, bien que de façon encore obscure, confuse et
inconséquente, un contexte dialectique plus englobant; en second
lieu, elle se manifeste à Francfort sous une forme particulière qui
est telle que les conséquences dialectiques que Hegel en tire sont
détournées de la voie correcte et dénaturées.
Le premier aspect ressort clairement des citations que nous avons
faites. Il s'agit pour Hegel d'un contexte englobant et vivant de
la vie sociale dans lequel les parties mortes et positives perdent ce
caractère en étant considérées comme moments de ce même
contexte : elles deviennent des moments du mouvement vivant
du tout. Hegel emprunte ici la voie qui mène à la conception de la
société globale exprimée dans la Philosophie du droit, la plus haute
conception qui lui ait été accessible. Il la formulera comme suit
dans son âge mûr :

33. Ibid., p. 280. Esp. du Cbr., pp. 49-50.


La crise des conceptions sociales de Hegel 33 5
La nécessité consiste en ceci que le tout se divise en les diffé-
rences du concept et que ce tout ainsi divisé produit une déter-
minité solide et durable qui, toutefois, n'est pas sclérosée, mais
se recrée toujours dans sa dissolution 34 .
Évidemment, les passages tirés du manuscrit de Francfort et
cités par nous ne possèdent à aucun égard une telle clarté. Nous
le répétons : ce contexte et ses déterminations concrètes, Hegel,
à cette époque, le ressentait, il le pressentait à travers son expé-
rience vécue plutôt qu'il ne le connaissait clairement. Mais cons-
tater que les tendances de la pensée hégélienne de cette époque
sont obscures et confuses parce qu'elles émanent de l'expérience
vécue ne doit pas nous empêcher d'être attentifs à la direction
qu'elles empruntent. D'autant moins que s'esquissent à nouveau
ici des tentatives de concrétisation non négligeables de la dia-
lectique de l'universel et du particulier, et au premier chef une forte
tendance tant à dépasser l' absolutisation, à la manière de Kant et
de Fichte, des déterminations de la réflexion, qu'à concevoir
celles-ci dans l'ensemble de leur contexte dialectique. C'est pré-
cisément quand Hegel tente de concevoir l'élément positif des
phénomènes sociaux comme un moment nécessaire du contexte
d'ensemble, et de le dépasser au sens dialectique en tant que ce
même moment, qu'il est en contradiction avec la philosophie de la
religion qu'il s'efforce d'élaborer, avec l'extinction de toute
réflexion dans l'objectivité sans objet de la vie religieuse. En ce
point où nous voyons naître, prises encore dans un chaos nébu-
leux, les idées fondamentales ultérieures de Hegel, nous pouvons
reconnaître que la constatation faite par Engels à propos de l' op-
position entre système et méthode chez Hegel vaut pour son évo-
lution tout entière. L'aspect fécond de sa conception du destin à
Francfort réside précisément dans ces premières tentatives pour
élaborer une méthode dialectique. Et bien qu'il s'agisse de tenta-
tives par lesquelles Hegel, consciemment, vise à étayer sa concep-
tion religieuse, elles s'orientent dans une direction tout à fait
opposée, et leur tendance va à l'encontre de ce qu'il vise.
Mais ceci ne constitue qu'un seul aspect de la conception du
destin à Francfort, l'aspect fécond et préfigurateur du futur.
L'autre aspect, spécifiquement francfortois, réside dans le fait que
Hegel ramène de nouveau immédiatement le caractère vivant de

34. Recht.1philo.1ophie, Leipzig, 1911 (éd. Lasson), paragraphe 270, addition, p. 3 54.
Trad. fr. : Principe.1 de la philo.1ophie du droit, Paris, Vrin, 1975· p. 343.
Le jeune Hegel

son concept du destin, qui provient justement de son enracinement


dans le contexte social objectif d'ensemble, à l'individu. La pro-
blématique centrale de Hegel à Francfort s'organise autour du
destin de l'individu dans la société bourgeoise. En traitant des
problèmes de la société bourgeoise, Hegel est très souvent poussé
à dépasser ce point de vue étroit : il réussit alors, même sous une
forme encore obscure, issue d'un pressentiment, à saisir de véri-
tables rapports dialectiques. Mais il utilise consciemment toutes
ces acquisitions afin de résoudre son problème principal. En reve-
nant à celui-ci, il affecte sa conception de toute une série de défor-
mations et provoque une chute par rapport au niveau élevé que sa
pensée avait atteint.
C'est ce qui se produit également quand Hegel traite le problème
du destin. En le qualifiant d'humain par opposition au système
juridique et à la punition, il reste certes vague mais touche cepen-
dant un noyau réel, dans la mesure où l'humain signifie la vie
sociale. Si par contre, l'humain est réduit immédiatement à
l'individu, le mysticisme renaît de cette confusion. Or une telle
réduction se produit très fréquemment quand Hegel traite du
destin, elle constitue même l'affieurement conscient de son
approche. Car Hegel déduit du caractère humain du destin qu'il
peut être cc réconcilié ».
Considérée d'un point de vue abstrait, l'idée de la réconciliation
n'est pas en opposition avec le caractère social de sa conception
du destin. Hegel, dans sa polémique contre la positivité de la
punition et la glorification de cette positivité par Kant, ne combat
pas les contenus sociaux, mais la forme de la positivité. Il se
trouve sur le même terrain bourgeois que le droit bourgeois et la
philosophie kantienne. Il n'aspire pas à un ordre social radicale-
ment différent, mais tout au plus à une certaine modification de
l'ordre existant, et en particulier - sur le plan philosophique - à
une autre conception des phénomènes de cette société et de leurs
rapports. Le mysticisme réside dans la manière dont Hegel se
représente une telle réconciliation. Cette question se concentre
sur le point suivant : le destin, qui est une auto-mutilation de la
vie, pourrait être réconcilié par l'amour.

Parce que l'hostile est lui aussi senti comme vie, la réconci-
liation avec le destin est possible ... Ce sentiment de la vie qui se
retrouve est l'amour, et c'est en lui que se réconcilie le destin ...
Ainsi, le destin n'est plus un être étranger, comme le châtiment;
La crise des conceptions sociales de Hegel 337
il n'est pas une réalité déterminée de façon fixe, comme la mau-
vaise action dans la conscience morale; le destin est la cons-
cience de soi, mais comme d'un ennemi : le tout peut rétablir
r amitié en lui-même; il peut retourner à la pureté de sa vie par
l'amour; ainsi, sa conscience redevient foi en soi-même, l'intui-
tion de soi-même devient autre et le destin se trouve réconcilié H.
On le voit : au niveau de cet affleurement conscient de sa concep-
tion du destin, Hegel abandonne les acquisitions essentielles de
ses autres développements : la nécessité sociale du destin est trans-
formée en un« sentiment du destin», c'est-à-dire l'expérience vécue
que fait un individu de la nécessité de ce qui lui est arrivé. De cette
expérience vécue purement subjective découle la réconciliation avec
le destin au moyen de l'amour. Cette subjectivisation constitue, en
tant que telle, une déformation complète des rapports réels, car
une telle nécessité du sort individuel ne peut absolument pas décou-
ler des conditions objectives de l'évolution sociale. Les traits indi-
viduels et contingents du destin personnel, dont Hegel percevra
plus tard très clairement la contingence dans sa philosophie de la
société et de l'histoire, sont absolutisés ici par un tel subjectivisme
et enflés jusqu'à la nécessité. La vision purement subjective de la
prétendue nécessité de ce qui arrive devrait en outre acquérir la
dignité d'une objectivité encore plus élevée : la réconciliation du
destin par l'amour forme pour Hegel, à Francfort, une voie en
direction de l'objectivité mystique de la vie religieuse telle qu'il la
conçoit.
Il n'est donc pas étonnant que ce soit justement cette définition
du destin - non seulement son aspect subjectif, dont nous venons
de parler, mais également les germes de la conception ultérieure
de la société et de l'histoire qu'elle recèle - qui disparaît très
rapidement du vocabulaire philosophique de Hegel. Les tendances
fécondes pénètrent sa dialectique de la société, mais elles ne sont
plus désignées par le terme cc destin ». La reconciliation du destin
par l'amour disparaît complètement dès que Hegel - comme cela
se produit déjà à Iéna - considère les phénomènes sociaux de
façon conséquente du point de vue social et historique, et non plus
du point de vue individuel 36 .

3 5· Nohl, pp. 282-283. Esp. du Chr., pp. p-53.


36. Certes, le terme « destin" apparaît également durant la dernière période de la
philosophie hégélienne, mais il ne prend plus la signification spécifique qu'il a ici. Dès
les cours dléna en 180 j-1806, le destin signifie une sorte de nécessité dont « nous ne
connaissons pas la loi, le contenu, ce qu'elle veut'" Rea/philosophie, Il, p. 1 86. Dans les
Le jeune Hegel
En utilisant à Francfort le concept de destin à titre de fondement
social et historique de sa philosophie de la religion, Hegel fait
cependant apparaître la contradiction générale de la méthode et
du système. Il oriente en effet sa conception du destin de telle
façon que la pseudo-objectivité de la réconciliation du destin par
l'amour apparaisse comme son point culminant, mais il ne peut plus,
quand il applique ce concept à l'histoire, faire disparaître la dialec-
tique objective qu'il a élaborée par ailleurs. A la lumière de cette
dialectique sociale objective, la solution religieuse suprême que
Hegel recherche apparaît comme une renonciation volontaire à la
lutte avec le destin qui s'est incarné dans la société, dans les cir-
constances historiques. Mais en élaborant son concept de destin,
Hegel a lui-même clairement démontré que la renonciation à la lutte,
la fuite devant le destin provoque celui-ci autant que la lutte elle-
même, et que la fuite ne peut donc absolument pas représenter un
point de vue plus élevé. Il a en outre clairement démontré dans
cet ordre d'idées qu'une telle renonciation à la lutte, un tel retrait
du sujet lui-même, laissent nécessairement subsister, non dépassées
(unaufgehoben), l'objectivité fausse et la positivité de l'environne-
ment social.
Quand, sur la base de ces présuppositions méthodologiques si
contradictoires, Hegel se met à décrire l'incarnation historique
(déterminante à ses yeux) de la vie religieuse, la figure et le destin
de Jésus, il ne trace pas le modèle réalisé de la vie religieuse, de la
victoire sur la positivité par l'objectivité sans objet de la religion,
mais bien, sans que nous sachions à quel degré cela correspond à
son intention consciente, une figure tragique, incarnant le caractère
insoluble de ces contradictions; et, en opposition radicale avec les
intentions de sa philosophie de la religion, il esquisse même une
figure tragique et historique.
Les phrases d'introduction du brouillon formulent très claire-
ment les conditions historiques de cette tragédie. Hegel part direc-
tement de la situation de tension révolutionnaire dans laquelle se
trouvait le judaïsme à l'époque de l'apparition de Jésus. Nous rap-
porterons ce que dit Hegel dans son intégralité, d'abord parce
que cette attitude historique est très caractéristique du conflit qui

mêmes cours, Hegel attribue historiquement le concept du destin à !'Antiquité. Ibid.,


p. 267. ..
Cette conception restera toujours celle de Hegel. Cf. Astheti/e, édition Glockner,
vol. Il, pp. 101 sq. Dans la Logique, le destin est traité dans le sens d'une nécessité
mécanique. Wer~e, Berlin, 184 I, vol. V, pp. I 87 sq.
La crise des conceptions sociales de Hegel 339
déchire son orientation, ensuite parce que nous trouvons là une
curieuse variante de la nouvelle conception, plus historique, de la
positivité, que nous avons déjà rencontrée dans les fragments des
deux brochures à caractère politique. L'idée que l'accroissement
de la positivité constitue un élément social suscitant le déclenche-
ment d'une révolution, ou, mieux encore, que le développement des
conditions nécessaires à la révolution fait de plus en plus apparaître
la situation sociale comme crûment positive, est très clairement
exprimée ici.
Au moment où Jésus apparut dans la nation juive, elle se trou-
vait dans l'état qui conditionne tôt ou tard le succès d'une révo-
lution et présente toujours les mêmes caractères généraux. Quand
l'esprit s'est retiré d'une constitution, des lois, et qu'en vertu
de son changement il ne s'accorde plus avec elles, il se produit un
effort de recherche et une aspiration vers quelque chose d'autre
que chacun trouve bientôt ailleurs que les autres, d'où une diver-
sité dans les formes de pensée, les modes de vie, les revendications
et les besoins qui, lorsque peu à peu elles en viennent à diverger
au point de ne pouvoir coexister, produisent finalement une explo-
sion et donnent le jour à une nouvelle forme universelle, à un nou-
veau lien humain; plus ce lien est lâche, plus il laisse d'inconcilié,
et plus il recèle de germes de nouvelles disparités et d'explosions
futures n.
Sur cette base, Hegel dépeint alors la tragédie de Jésus.
Comme Jésus était entré en lutte avec le génie tout entier de
son peuple et avait entièrement rompu avec le monde, l'accomplis-
sement de son destin ne pouvait être que son écrasement par ce
génie hostile; la glorification du Fils de l'homme dans cette mort
n'est pas le négatif d'avoir renoncé en soi à tous rapports avec le
monde, mais le positif, d'avoir refusé sa nature à un monde contre
nature et de s'être sauvé dans la lutte et la mort plutôt que de s'in-
cliner consciemment devant la corruption ou de se laisser sur-
prendre par elle et de s'y rouler inconsciemment. Jésus avait
conscience de la nécessité de la mort de son individualité, et il
chercha aussi à en convaincre ses disciples 38 .
Ici, la tragédie de Jésus a encore un aspect quelque peu théolo-
gique : c'est le sacrifice de l'individu pour le salut, pour la cc rédemp-

37- Nohl, p. 38 5. Esp. du Chr., p. 1 p.


38. Ibid., p. 317. Esp. du Chr., pp. 94-95. Le mot« positif" est utilisé ici par Hegel
dans sa signification quotidienne, et non dans celle qui est caractéristique du présent
écrit.
Le jeune Hegel
tion »du monde corrompu. Mais lorsque Hegel poursuit en concré-
tisant ses idées sur Jésus, c'est toujours à la fuite de celui-ci devant
les déterminations concrètes de r environnement social et histo-
rique qu'il revient. C'est pourquoi il doit dire de Jésus la même
chose que ce qu'il a dit par ailleurs, en des termes qui n'étaient pas
aussi durs, à propos de la subjectivité de l'amour : cc Ainsi, il ne
pouvait trouver la liberté que dans le vide. » Hegel formule ainsi
la tragédie de Jésus sous une forme toute différente, beaucoup plus
tragique que celle de la citation précédente.
Le destin de Jésus était de souffrir du destin de sa nation : ou
bien de le faire sien et d'en supporter la nécessité, d'en partager
les lois et de réconcilier son propre esprit avec celui de ce destin,
mais en sacrifiant sa beauté, son lien au divin, ou bien de rejeter
loin de lui le destin de son peuple et de conserver sa vie en lui-
même, mais sans la développer ni en avoir la jouissance; de n'ac-
complir en aucun cas la nature, de n'avoir dans le premier cas qu'un
sentiment partiel de la nature, et encore d'une nature souillée, ou
bien, dans le second, d'en prendre entièrement conscience, mais en
ne connaissant sa forme que comme un brillant reflet de l'être
(Wesen) qui est la plus haute vérité, en renonçant à le sentir, à lui
donner la vie dans la réalité effective. Jésus choisit le second destin,
la scission entre sa nature et le monde ... Mais plus il ressentit pro-
fondément cette scission, moins il put la supporter pacifiquement,
et son action fut la courageuse réaction de sa nature contre le
monde; son combat était pur et noble parce qu'il connaissait
dans toute son ampleur le destin auquel il s'était opposé ... ; la
lutte du pur et de l'impur offre un spectacle sublime, qui devient
bientôt atroce quand le sacré lui-même se trouve atteint par
l'impie et qu'un mélange des deux, prétendant à la pureté, se
déchaîne contre le destin, alors qu'il est encore sous son empire ...
Ce qui s'est en partie affranchi du destin, mais se trouve partielle-
ment lié à lui, avec ou sans la conscience de leur mélange, doit
nécessairement se déchirer et déchirer la nature d'autant plus
atrocement; et, dans le mélange de la nature et de la non-nature,
l'attaque contre la seconde doit aussi atteindre la première,
piétiner le blé en même temps que l'ivraie, et blesser la nature la
plus sainte parce qu'elle est enchevêtrée avec l'impie ~ 9 .

Par cette approche tragique de la personne de Jésus, la concep-


tion de la vie religieuse, dont le grand représentant historique
devait justement être, aux yeux de Hegel, ce même Jésus,

39. Ibid., pp. 328 Jq. (souligné par moi, G. L.). fap. du Cbr., pp. rn8-109.
La crise des conceptions sociales de Hegel 34 1
s'écroule. Il s'avère que le dépassement religieux de la pure sub-
jectivité de l'amour, la tentative de créer une objectivité sans
objet, ne fait que reproduire à un niveau supérieur, où elles appa-
raissent dans leur caractère tragiquement insoluble, les contra-
dictions de l'amour, à savoir le maintien de la positivité des déter-
minations sociales, et, dans l'interaction de cette positivité avec
le subjectivisme de l'amour, la provocation du destin par la
fuite. La représentation théorique de la figure de Jésus n'atteste
donc en aucune façon la possibilité de réaliser historiquement la
vie religieuse telle que la conçoit Hegel; elle constitue plutôt le
pendant philosophique des figures tragiques créées par son ami
de jeunesse Hôlderlin, en particulier celle d'Empédocle. Certes,
la différence essentielle qui existe entre eux réside dans le fait que
Hôlderlin est resté fidèle aux idéaux de la Révolution française
jusqu'à sa fin tragique, et a pour cette raison voulu le tragique,
l'a placé de façon consciente au centre de ses tentatives poétiques,
tandis que Hegel, à Francfort, voulait amener à la réconciliation
les contradictions de la société bourgeoise grâce à sa conception
de la vie religieuse, et est arrivé, contre ses intentions conscientes,
par suite du conflit objectif existant entre le système qu'il visait
et la méthode qu'il appliquait effectivement, par suite de sa fidélité
non démentie à cette méthode malgré l'opposition de cette der-
nière avec les conclusions qu'il visait, à cette tragédie. La conclu-
sion tragique est donc loin d'être aussi consciente chez Hegel
que chez Hôlderlin.
Nous verrons même, quand nous traiterons du Fragment d'un
Système de Francfort, que Hegel, malgré la contradiction inso-
luble à laquelle il s'est heurté, continue à chercher la solution
des contradictions de la vie contemporaine sous cette forme
religieuse. Les résultats effectifs de la période de Francfort se
manifestent donc toujours à travers une lutte intérieure, une
critique ininterrompue - et inconsciente - des tendances qui
constituent, sur le plan conscient, l'élément central de ses tentatives
de l'époque. Comme nous l'avons vu, des oppositions complè-
tement irrésolues subsistent. Dans ses notes, elles sont tout à fait
antinomiques. Mais c'est précisément parce qu'il ne se soucie
pas de ce caractère antinomique, développe avec vigueur les deux
pôles de l'opposition, et, afin de les concrétiser, accumule inlas-
sablement des matériaux empiriques, que sa méthode dialectique
évolue cc au sein du ferment des contradictions >>.
A ces oppositions appartient le fait que Hegel, à cause de
Le jeune Hegel

l'objectivité visée de la vie religieuse, doit nécessairement mettre


1' accent sur le caractère social de cette dernière. La subjectivité
de l'amour se manifeste même selon lui par le fait qu'il constitue
une relation cc ponctuelle », nécessairement éphémère, entre les
individus isolés. Hegel fait allusion au maximum de socialité
possible dont l'amour est capable : il voit en lui le fondement
de la famille (voir ici même, p. 2 3 1 ). Mais la vie religieuse
devrait être à la base d'une nouvelle espèce de relations sociales
entre les hommes. (Royaume de Dieu, communauté, Église, etc.).
La contradiction tragique que nous avons relevée dans la vie
personnelle et le destin historique de Jésus se reproduit dans
l'impossibilité, avouée de façon réitérée, d'arriver, sur cette base,
à dépasser le niveau de la secte. Hegel avait déjà constaté le
caractère sectaire du christianisme à Berne. Il l'avait sévèrement
critiqué et rejeté à partir de ses conceptions républicaines, centrées
sur !'Antiquité. Maintenant, sa position à ce sujet est nettement
plus approbatrice; il n'omet pas, cependant, de mettre en évidence
les limitations sociales de la formation de telles sectes.
Le rôle social exemplaire que jouent les petites communautés
est jugé de manière plus positive. Ce trait caractérise l'époque
francfortoise. Nous renvoyons à nouveau à Wilhelm Meister
de Goethe, où une telle communauté d'individus, de niveau élevé
sur le plan spirituel et moral, travaille non seulement à l'édu-
cation mutuelle de ceux qui y appartiennent pour en faire des
hommes développés sur tous les plans, au sens humaniste du terme,
mais se fixe aussi des objectifs sociaux, à savoir une liquidation
spontanée et sans heurts des survivances féodales, la transition
de la production agricole archaïque à un mode de production
capitaliste. (Dans la suite de cet ouvrage, conçue beaucoup plus
tard mais existant dès la période dont nous traitons à l'état de
projet et intitulée Les Années de voyage de Wilhelm Meister, cette
société se fixe déjà des objectifs qui, parfois, vont jusqu'à effieurer
la ligne de pensée du socialisme utopique.) Les illusions de cette
période de l'humanisme allemand ont trouvé, sur le plan théo-
rique, une expression très claire chez Schiller. Dans ses Lettres
sur l'éducation esthétique de l'homme, Schiller opP.ose à l' cc État
naturel » de caractère féodal et absolutiste un État humaniste
et esthétique. Il termine ses considérations de la manière suivante :

Mais existe-t-il un tel État de la belle apparence, et où faut-il


le trouver? En tant que besoin, il existe dans chaque âme déli-
La crise des conceptions sociales de Hegel 34 3
cate. En tant que fait, on pourrait bien ne le trouver que ... dans
quelques petits cercles d'élus ... 40 •
Si nous considérons de plus près les remarques de Hegel concer-
nant les conséquences sociales de r œuvre de réforme morale de
Jésus, du dépassement du dualisme kantien de la raison et de la
sensibilité, du devoir et de l'inclination, nous ne pouvons man-
quer d'être frappés par leur parenté avec ces illusions humanistes
de Goethe et de Schiller. Nous avons déjà montré la parenté de
tendances en ce qui concerne la tentative de triompher de l'éthique
kantienne (voir ici même, pp. 274-275); considérons maintenant
un jugement de Hegel portant sur les conséquences sociales de ce
dépassement. Il dit, à propos de Jésus :
Si l'esprit de conciliation - du fait qu'en lui la loi se dépouille
de sa forme, du fait que le concept est chassé par la vie - perd de
cette universalité qui, dans le concept, renferme en elle toute par-
ticularité, cette perte n'est qu'apparente et représente en réalité
un gain infini en raison de la richesse de ses relations vivantes avec
les individus, peut-être peu nombreux, qui se trouvent mis en rapport
avec cet esprit 41 (souligné par moi, G. L.).
La parenté avec les illusions humanistes de Goethe et de Schiller
est si évidente qu'elle se passe de commentaire.
Il est plus important de mettre brièvement l'accent sur la dif-
férence de tendances interne à cette parenté, parce que r on peut
mettre en lumière par ce fait le caractère spécifique de l'évolution
hégélienne. Le contenu humain et social des illusions humanistes
est, à cette époque, chez Schiller et en particulier chez Goethe,
incomparablement plus sobre et plus réaliste que chez Hegel :
elles sont, particulièrement chez Goethe, incomparablement plus
émancipées de la domination religieuse que chez Hegel à Francfort.
Par conséquent, ces illusions posséderont un caractère nettement
plus critique et négateur à l'égard du christianisme que chez Hegel.
Mais ceci n'est qu'un aspect du problème. On ne peut négliger
le fait que ce soit précisément sur la voie empruntée par Hegel
en direction de la vie religieuse que prend naissance une tendance
qui, bien que très confuse et mystique, surpasse néanmoins Goethe
et Schiller par son contenu social véritable, par son effort réel
visant à venir à bout des problèmes de la société bourgeoise. Chez
Hegel, la recherche du petit groupe sur lequel les idéaux humanistes
40. Lettre, 27.
41. Nohl, p. 269. E.ip. du Chr., p. 3 5.
344 Le jeune Hegel
pourraient exercer une influence vivante ne constitue jamais un
but final; il aspire toujours à une morale, à une appréhension du
comportement humain qui serait à même de pénétrer toute la société
bourgeoise. Cette tendance le pousse, à Francfort, à tirer les conclu-
sions mystiques et religieuses dont nous avons déjà abondamment
parlé. Au sein de cette tendance se répercute en même temps la
contradiction, toujours vivante dans sa pensée, entre système et
méthode. La grandeur de la pensée hégélienne réside dans le fait
que, sur la voie qui mène aux idéaux auxquels il aspire, il prend
en considération sans aucune réserve toutes les contradictions
qu'il rencontre et exprime clairement leur caractère contradictoire,
en s'efforçant même de plus en plus d'élucider l'essence, le mou-
vement et les lois de ce caractère contradictoire.
C'est précisément par cette tendance que Hegel a dépassé
Goethe et Schiller, tant en ce qui concerne l'appréhension de la
société bourgeoise qu'en ce qui concerne l'élaboration de la
méthode dialectique. La complexité et le caractère inégal du déve-
loppement de la méthode dialectique en Allemagne apparaissent
clairement si l'on compare les orientations de Goethe avec celles
de Hegel. Goethe est incomparablement plus proche du matéria-
lisme, et son attitude à l'égard de toutes les idéologies religieuses
est plus indépendante et plus critique. Cependant, en élaborant
sa méthode dialectique, Hegel a accédé à un stade que Goethe n'a
non seulement jamais atteint malgré sa disposition naturelle pour
la dialectique, approfondie encore par des études, mais qu'il ne
pouvait pas vraiment comprendre même lorsqu'il examina cette
méthode sous une forme achevée (en lisant la Logique de Hegel).
Il ne faut donc jamais perdre de vue, quand on considère toutes
ces tendances contradictoires, mystiques et confuses chez Hegel
durant la période de Francfort, que sa tendance fondamentale
consiste en une approche des problèmes de la société bourgeoise
dans son ensemble et dans son mouvement. Une telle tendance
vise à une réconciliation avec cette société, mais à une réconci-
liation sans tromperie, sans apologétique; à une réconciliation sur
la base de la mise à jour des contradictions dialectiques de cette
société. Cette approche et cette expression des contradictions
manifestent de façon réitérée la tendance fondamentale de Hegel,
sa critique humaniste de la société capitaliste. Quelque confuses
et extravagantes dans leur idéalisme que soient les principales
catégories hégéliennes de Francfort, tel par exemple l'amour, on
ne peut cependant négliger en elles cet aspect humaniste, c'est-
La crise des conceptions sociales de Hegel 34 5

à-dire la révolte humaniste contre l'absence d'âme, la laideur et le


caractère inhumain de la société capitaliste. La réconciliation à
laquelle Hegel aspire signifie en premier lieu la connaissance et la
reconnaissance de r existence réelle, du caractère finalement pro-
gressiste de la société capitaliste.
Les interprètes bourgeois de Hegel ont, eux aussi, vulgarisé
cet aspect de sa pensée. Du fait qu'il rejette très tôt l'éthique kan-
tienne et traite plus tard de façon de plus en plus résolue les pro-
blèmes moraux comme constituant seulement une partie, un moment
de la société dans son ensemble, ils en ont déduit qu'il n'avait vu
et reconnu aucune espèce de contradiction entre les mœurs et les
conceptions régnantes de la société bourgeoise d'une part, la morale
d'autre part. La vulgarisation des conceptions hégéliennes néglige
le fait que Hegel rejette la morale kantienne parce que - entre
autres raisons - le formalisme de celle-ci établit un rapport tant
illégitime que mécaniquement et rigidement dépourvu de contra-
dictions entre la morale et les institutions sociales. Lorsqu'il traite
la morale individuelle comme un moment du tout, de la vie éthique,
et la lui subordonne de cette façon, c'est précisément le rapport
mouvant et contradictoire qui, par là même, doit venir à l'expres-
sion. D'autant plus vigoureusement Hegel s'élève donc contre le
formalisme Kantien et contre la ratiocination creuse en morale
à la manière individualiste et romantique, d'autant moins il aban-
donne la critique humaniste de la société bourgeoise, y compris
dans le domaine de la morale.
Quand, pendant sa période de Francfort, Hegel part de la rela-
tion de l'individu avec la société bourgeoise, son orientation huma-
niste se manifeste très clairement. Nous avons déjà pu observer
cette tendance individualiste lorsque Hegel traitait du problème
du crime. Mais il dépasse de loin ce domaine. Derrière ses caté-
gories de r amour et de la vie religieuse s'esquisse en effet une
tendance qui vise sans doute à maintenir le droit objectif de la
société face à l'individu, mais qui justifie en même temps les
exigences humanistes des individus face à la société. La tra-
gédie de Jésus provient précisément du choc de ces éléments oppo-
sés. Cette opposition, Hegel ne l'envisage pas seulement ici.
Dans un autre passage de ce manuscrit, il parle de la célèbre
pécheresse du Nouveau Testament, Marie-Madeleine; après s'être
moqué de la mesquinerie de ses censeurs, il termine le portrait par
les mots suivants :
Le jeune Hegel
Voudrait-on prétendre qu'il eût été préférable pour Marie de
se conformer au destin de la vie juive, de dérouler sa vie comme un
automate réglé par son époque, selon l'honnêteté vulgaire, sans
péché et sans amour? Sans péché, car cette époque de l'histoire
de son peuple était bien l'une de celles où la belle âme ne peut
vivre sans péché, mais où elle peut aussi, comme à toute autre
époque, revenir à travers l'amour à la conscience la plus belle 42 .
On serait tenté de croire que cette prise de position hégélienne
provient du point de départ spécifique de la période de Francfort,
l'individu, et qu'elle fut totalement surmontée quand Hegel adopta
de façon générale un point de vue objectiviste et social. Mais on
simplifierait par trop, ce faisant, la doctrine morale de Hegel
dans son âge mûr. Il ne nous est pas possible de traiter ici de cette
question in extenso, et nous citerons, pour illustrer cette position
de Hegel - transformée parallèlement à la modification de sa
méthodologie, mais maintenue dans ses grandes lignes - un pas-
sage de !'Esthétique. Hegel y parle des œuvres de jeunesse de
Goethe et de Schiller : ce passage est également intéressant parce
qu'il apporte une preuve supplémentaire de la parenté des concep-
tions hégéliennes avec celles des classiques allemands, et non,
comme le prétendent toujours les néo-hégéliens, avec celles des
romantiques. Hegel dit :
Mais l'intérêt porté à, et le besoin d'une telle totalité indivi-
duelle effective et d'une indépendance vivante, ne nous abandon-
nera jamais et ne pourra jamais nous abandonner, quel que soit le
caractère fécond et rationnel que nous reconnaissons à l' essen-
tialité et à l'évolution des circonstances dans la vie civile et poli-
tique développée. En ce sens, nous pouvons admirer l'esprit poé-
tique de jeunesse de Schiller et de Goethe, dans leur tentative
de regagner, à l'intérieur de ces conditions données de l'époque
moderne, l'indépendance perdue de leurs personnages 43 .
La transformation des conceptions de Hegel, l'objectivité
plus grande de sa position à l'égard de la société et de l'histoire,
s'expriment plutôt par un élargissement de son point de vue, par
la liaison qu'il établit entre les problèmes moraux complexes qui
résultent des passions individuelles et le grand cours nécessaire
de l'histoire. Naît chez lui une conception de l'histoire grandiose,
dénuée de tout moralisme, mais appréciant cependant à sa juste

42. Nohl, p. 293. Esp. du Cbr., pp. 6 5-66.


43. Aestbetil( (éd. Glockner), vol. 1, p. 266.
La crise des conceptions sociales de Hegel 34 7

valeur l'activité humaine, la grandeur et le caractère tragique de


l'humanité. Nous pourrons voir qu'une telle conception s'est déve-
loppée organiquement à partir des combats intérieurs de la période
francfortoise, dont l'enjeu était la dialectique de la relation de
l'individu et de la société : cette conception de l'histoire est en
effet déjà présente de façon développée au début de la période
d'Iéna. Dans un des premiers écrits de cette période - la fin
projetée de la brochure sur la Constitution de l'Allemagne-,
Hegel donne des portraits de Richelieu et de Machiavel qui
témoignent déjà très clairement de cet esprit authentiquement
historique. Il ne s'agit nullement d'une conception brillante, à la
manière humaniste, des moments particuliers du processus histo-
rique, mais bien d'une des sources desquelles a jailli chez Hegel
la conception dialectique correcte de l'histoire. Lorsque Engels
loue Hegel, à l'encontre de Feuerbach, parce qu'il apprécie plus
correctement et de façon plus approfondie le rôle du mal dans
l'évolution historique que ne le fait ce dernier, il se réfère à une
problématique beaucoup plus large que celle dont nous avons
essayé d'esquisser l'évolution chez Hegel, mais il ne fait aucun
doute que cette dernière constitue l'un des courants importants
aboutissant au caractère global d'une telle conception de l'histoire.

LE cc FRAGMENT D 'uN SYSTÈME» DE FRANCFORT

Nous ne savons pas dans quelle mesure c'est la compréhension


des contradictions que nous avons analysées dans la section
précédente - ou du moins le sentiment que son système recélait
quelque chose d'intrinsèquement contradictoire - qui a empêché
Hegel d'achever et de publier L'Esprit du chriJtianiJme. En ce
qui concerne la fin de la période de Francfort, nous sommes en
général complètement dépourvus des données chronologiques et
factuelles qui permettraient de déterminer les étapes de révolu-
tion hégélienne. Nous ne possédons que le Fragment d'un SyJ-
tème (ou du projet d'un système), dont la version disponible a été
achevée, d'après la propre datation de Hegel, le 14 septembre
1800 1 . Nous ne connaissons pas les travaux préliminaires à ce
fragment. Il nous est donc impossible de suivre les transitions

1. Il ne nous reste de ce manuscrit de Hegel que deux feuilles (dans l'édition de Nohl
elles correspondent chacune à trois pages). D'après la propre pagination de Hegel, le
manuscrit semble avoir compris 4 7 feuilles. Il ne nous en reste que les pages 8 et 4 7
(Nohl, p. 34 j ). On ne sait si Hegel a considéré ce travail comme terminé. De toute
façon, dans une lettre qu'il écrit ultérieurement à Schelling ( 2 novembre 1 800 ), il parle
encore au présent de ses travaux systématiques? Il est vrai que nous ne pouvons dire
avec certitude si, quand il parle de ceux-ci, il se réfère au fragment dont nous disposons
ou à des travaux qu'il viendrait de commencer (Rosenkranz, p. 143). Nous n'avons
connaissance ni de travaux préliminaires à ce système ni d'autres œuvres de Hegel datant
de la même époque. Nous parlerons dans la section suivante de la nouvelle introduction
à la Po.<itivité du christianisme, rédigée un peu plus tardivement. En se basant sur l'examen
du manuscrit, Hoffmeister affirme que la petite dissertation que Hegel rédigea sur Wal-
lenstein de Schiller, éditée jusqu'à présent avec les écrits plus tardifs de Berlin (dans le
volume XX de l'édition Glockner, pp. 4 j 6 sq. ), date également de la même époque.
Comme cette courte dissertation ne nous fournit que des variantes de la conception hégé-
lienne du destin que nous connaissons, nous nous contenterons d'enregistrer ce fait.
(N.d. T. : ce Frag,ment d'un Système a été traduit en français par Kostas Papaioannou in :
Heg,el, Pré.1entation, choix de textes, bibliog,raphie, op. cit., pp. 122-131.)
La crise des conceptions sociales de Hegel 349

concrètes qui mènent de L 'Esprit du christianisme à cette œuvre.


Nous ne pouvons qu'observer le point où Hegel en est arrivé sur
le plan philosophique un an, ou un an et demi, après avoir ter-
miné L 'Esprit du christianisme. Cette tâche nous est dans une
certaine mesure facilitée par le fait que l'idée philosophique de
base de ce dernier travail, selon laquelle la philosophie culmine
dans la vie religieuse, est maintenue dans le Fragment d'un Sys-
tème, et y reçoit même sa première formulation philosophique
générale. Mais elle nous est en même temps rendue plus difficile
par le fait que la méthode dialectique de Hegel apparaît, comme
nous le verrons bientôt, à un niveau beaucoup plus élevé que dans
les écrits de Francfort étudiés jusqu'ici. Ainsi, nous ne pouvons
présenter les voies qui mènent ~ cette première formulation expli-
cite de la dialectique spécifiquement hégélienne; nous sommes
obligés de nous contenter à ce sujet de combinaisons et d'hypo-
thèses.
Étant donné le caractère très fragmentaire des deux parties dis-
ponibles, il est évidemment impossible de formuler fût-ce des
conjectures en ce qui concerne la manière dont l'élaboration sys-
tématique de la philosophie hégélienne de r époque a pu se faire :
quels problèmes elle a placé au centre de ses préoccupations,
comment elle a relié dialectiquement r un à r autre les niveaux par-
ticuliers, etc. Nous ne recevons une réponse claire, dans la première
partie, qu'en ce qui concerne la relation entre la philosophie et
la religion. Il nous est donc impossible de faire plus que de prendre
en considération les différentes questions soulevées par Hegel dans
ces deux parties de fragment, et de les mettre en rapport avec son
évolution philosophique passée et à venir.
Dans les parties conservées, nous retrouvons les problèmes
principaux soulevés au cours de la période de Francfort : l'oppo-
sition de la vie et de l'objectivité morte, ainsi que la solution
apportée à cette contradiction par la vie religieuse. Mais si, en
ce sens, la ligne philosophique directrice de L 'Esprit du christia-
nisme et conservée, si l'élévation de la religion au sommet du sys-
tème semble affirmée d'une façon encore plus abrupte, les mêmes
problèmes apparaissent néanmoins de façon bien plus dialectique
dans ces parties du fragment que dans L 'Esprit du christianisme.
Au point de vue méthodologique, Hegel progresse vers la dia-
lectique, on l'a vu, en relativisant le caractère strictement univoque
des concepts isolés, en les situant à différents niveaux au lieu de
leur assigner des limites fixes qui les séparent les uns des autres,
350 Le jeune Hegel
en commençant à les relier de telle manière qu'ils passent les uns
dans les autres, en dissolvant leur caractère absolu, métaphysique
et rigide. Cette tendance philosophique générale qui se dessine à
Francfort semble devenir une méthode consciente dans le Frag-
ment d'un Système. Rappelons-nous combien, chez Hegel à Berne,
l'opposition entre le vivant et le mort, le subjectif et l'objectif, etc.,
était tranchée. A cet égard, la dissolution de la rigidité méta-
physique des oppositions dans L 'Esprit du christianisme marque
un grand pas en avant, malgré tout le mysticisme de cet écrit.
Dans certains passages, en particulier lors de la lutte philoso-
phique menée contre r éthique kantienne, nous avons pu remarquer
que cette tendance était devenue peu à peu consciente chez Hegel
sur le plan philosophique. Dans le Fragment d'un Système, il fait
à cet égard encore un grand pas en avant : il prend conscience
de ce que ses concepts deviennent plus souples, prend connais-
sance de leur fluidité, de leur tendance à passer l'un dans l'autre.
Le premier fragment qui nous est transmis de la sorte commence
au milieu d'une phrase et se termine de la même manière. Il traite
de la question de la vie, de la relation de l'individu vivant et du
monde qui l'entoure. Hegel conçoit cette relation comme celle
d'un tout avec un tout. Le caractère cohérent du monde extérieur
- le fait qu'il réponde à des lois qui lui sont propres et sont orga-
niquement reliées entre elles - est exprimé avec une clarté et une
précision tout autres que par le passé. Certes, l'idéal hégélien de
la restauration de la vie impliquait la possibilité et la nécessité
d'une telle conception du monde extérieur, mais ce problème ne
faisait qu'apparaître à l'horizon des notes précédentes. Dans ses
analyses concrètes en particulier, l'expression cc environnement de
l'homme » signifiait immédiatement : environnement social. La
nature apparaissait de façon récurrente à l'horizon des considéra-
tions, mais seulement dans la liaison la plus étroite avec la vie
sociale des hommes : il s'agissait de savoir si une certaine forme
historique de la société humaine vivait en accord ou en conflit
avec la nature, aliénée ( entfremdet) par rapport à elle.
Les problèmes concernant la philosophie de la nature n'étaient
donc pas soulevés : ceux de la théorie de la connaissance n'étaient
pas traités indépendamment des questions concrètes de philoso-
phie de la société ou de la philosophie de l'histoire. Alors que
nous avons pu constater que le développement des contradictions
dans la société et dans l'histoire avait poussé Hegel à des ana-
lyses méthodologiques très fouillées et fait avancer de façon vigou-
La crise des conceptions sociales de Hegel 3 5r

reuse sa conception de la dialectique, dans le matériel dont nous


disposons, nous ne trouvons aucun indice qui puisse nous montrer
qu'avant r 800 Hegel se soit préoccupé de façon approfondie
des problèmes de la philosophie de la nature. Certes, Hegel a étu-
dié à Francfort les écrits de Schelling de manière beaucoup plus
approfondie qu'à Berne; ceci ressort. déjà d'une série de décalques
terminologiques du langage de Schelling sur le sien. Mais ces écrits
ne pouvaient lui transmettre aucune connaissance concrète des pro-
blèmes liés aux sciences naturelles. A Iéna, nous voyons que Hegel
aborde non seulement très tôt et avec vigueur les problèmes de la
philosophie de la nature, mais se plonge également aussitôt dans
les questions concrètes des sciences naturelles. Il tisse des liens
étroits d'amitié avec différents savants. En r 804, il devient
membre de la Société de Sciences Minéralogiques d'Iéna, la même
année il devient membre de la Société de Recherches en Sciences
Naturelles de Westphalie, etc. 2 . Nous possédons quelques pages
de l'époque de Francfort concernant des études de géométrie, mais
elles sont datées par Hegel lui-même du 2 3 septembre r 800, et
appartiennent donc à une époque ultérieure à la rédaction du pro-
jet de système 3.
Le projet de système traite des problèmes liés à la philosophie
de la nature d'une façon tout à fait différente de celle dont ils ont
été traités jusqu'ici. Il est très difficile de déterminer, d'après les
fragments dont nous disposons, jusqu'où va cette orientation, nou-
velle du point de vue méthodologique. Toujours est-il que le simple
fait qu'une telle problématique soit présente n'est pas négligeable,
et l'est d'autant moins qu'elle réapparaît à plusieurs reprises dans
ces quelques pages. Au début du second fragment, nous trouvons
un passage extrêmement obscur et mystique portant sur l'espace
et le temps, dont le sens est malheureusement à peine déchiffrable
parce qu'il ne nous apporte que les derniers arguments d'un exposé
plus long qui a été égaré. Mais nous croyons que si l'on considère
les faits que nous avons rapportés et le rythme extrêmement rapide
auquel Hegel a élaboré à Iéna les problèmes liés à la philosophie
de la nature, ce n'est pas une hypothèse trop audacieuse que d'ad-
mettre que des études concernant les problèmes des sciences natu-
relles ont fait partie des travaux préliminaires du projet de système.
Dans la première partie, la vie apparaît à Hegel comme la rela-
2. En ce qui concerne les relations et les préoccupations de Hegel à Iéna, voir
Rosenkranz, p. 2 20.
3. Hoffmeister, pp. 288 sq. et pp. 4 70 sq.
3 52 Le jeune Hegel
tion d'une totalité avec une autre totalité. (On ne peut s'empêcher
de penser ici à la conception plus tardive de Hegel, suivant
laquelle toute totalité réelle consiste en un cercle constitué uni-
quement de cercles.) L'individu et le monde sont tous deux des
« multiplicités infinies » où l'un, l'individu,

est considéré uniquement du point de vue de la relation, comme


n'étant déterminé dans son être que par l'union -, l'autre partie
(également une multiplicité infinie) est considérée uniquement du
point de vue de l'opposition, comme n'étant déterminée dans son
être que par sa séparation d'avec la première partie ... Celle-ci
s'appelle une organisation, un individu 4 .
A première vue, il s'agit d'une subjectivisation de l'opposition exis-
tant entre l'individu et la réalité objective. Est évidemment pré-
sente chez Hegel, puisqu'il est idéaliste, une forte tendance à
subjectiviser, qui se manifeste dans le fait que la « position >>
(« Set7Jtng ») détermine ce qu'il faut considérer comme union, et
ce qu'il faut considérer comme séparation. Subjectivisation qui
implique toutefois, on ne peut le négliger, une relativisation de
l'opposition, jusqu'ici rigide, de l'individu et de la réalité objec-
tive, une interaction plus vivante, plus mobile, plus fluide entre les
deux. Hegel décrit cette interaction de la façon suivante :
Le concept d'individualité implique à la fois une opposition
à la diversité infinie et une liaison avec elle. Un homme est une
vie individuelle pour autant qu'il maintient son altérité par rapport
à tous les éléments et à toute l'infinité des vies individuelles en
dehors de lui. Mais en même temps, il n'est une vie individuelle
que dans la mesure où il fait un avec tous les éléments et avec
toute l'infinité des vies en dehors de lui. Il n'existe que pour
autant que le tout de la vie est divisé en parties, lui-même étant
une partie, et tout le reste une autre partie; mais en même temps
il n'existe que pour autant qu'il n'est pas seulement une partie et
que rien n'est séparé de lui '.
La relativisation de l'opposition de l'individu et du monde par la
cc position» n'a donc pas seulement pour conséquence que chaque
être vivant peut être considéré à la fois comme un tel centre - rela-
tif - d'union et comme simple partie du tout, donc comme monde
extérieur d'un autre individu, mais que chaque individu apparaît
comme une unité dont le fondement est l'existence concomitante

4. Nohl, p. 346. Trad. fr. par K. Papaioannou, in: Hegel, op. ât., p. 1 2 2.
5. Ibid., p. 346. Trad. fr., p. 122-123.
La crise des conceptions sociales de Hegel 3 53

de l'union et de la séparation avec le monde environnant.


Ce rapport peut, selon Hegel, être considéré de deux façons
différentes. On peut partir de la cc vie non divisée » (la vie reli-
gieuse de L'Esprit du christianisme). Dans ce cas, chaque individu
n'est qu'une cc manifestation de la vie »; toutes ces manifestations
sont ensuite cc fixées en tant que points immobiles, permanents,
stables, en tant qu'individus 6 » par la réflexion.
D'une part on attribue donc à la réflexion un rôle important
et décisif : fixer les singularités en tant qu' individualités; mais
d'autre part, la réflexion apparaît comme quelque chose de pure-
ment subjectif, pour autant qu'elle introduit ce moment de l'isole-
ment dans la vie non divisée en soi et pour soi, et cela par sa
cc position '' fixatrice. Ici, le rôle encore irréductiblement ambi-
valent de la réflexion apparaît chez le jeune Hegel à son niveau
le plus élevé. La seule solution possible pour lui, celle de l'objecti-
vité de la réflexion, est le résultat d'une phase d'évolution plus tar-
dive et supérieure.
Cette ambivalence non résolue se manifeste encore plus claire-
ment là où Hegel parle du niveau inférieur de la position. Ici cc un
vivant est présupposé, à savoir nous, qui considérons (die Betrach-
tenden) ~J. Ainsi naît pour Hegel l'opposition du moi et de la
nature; la nature est,
en tant que multiplicité, une multiplicité infinie d'organisations,
d'individus, et en tant qu'unité, un tout unique organisé, séparé et
um.
Cette définition, correcte et belle, souffre « seulement » du défaut
fondamental de l'idéalisme : la nature n'est précisément qu'une
position, et en vérité seulement du point de vue de l'individu qui
considère. La nature n'est pas la vie elle-même, mais simplement
la vie en tant qu'elle est posée, car c'est la réflexion qui a intro-
duit dans la vie ses concepts de relation et de séparation, c'est elle
qui a distingué au sein de la vie l'individu existant pour soi-même
de l'universel, du relié, comprenant cette distinction comme celle
du limité et de l'illimité; et par cet acte de poser, la réflexion a
transformé la vie en nature 7 •
La nature apparaît donc comme un produit du moi qui pose, en
particulier du moi posant en tant que réflexion.

6. Ibid., p. 346. Trad. fr., p. 12 3.


7. Ibid., p. 346. Trad. fr., p. 12 3.
3~4 Le jeune Hegel
Cette dichotomie détermine pour Hegel, à ce niveau, la rela-
tion de la philosophie et de la religion. En bref, si nous considé-
rons les deux formes de manifestations de la vie mises en avant ici,
la première correspond à la religion, la seconde à la philosophie.
Cette opposition s'exprime également dans celle de l'esprit et de la
loi. La loi est chez Hegel une
simple unité ... quelque chose qui est simplement pensé, non vivant.
L'esprit est loi vivifiante en union avec la diversité, laquelle est
alors une diversité vivifiée.
C'est pour cette raison que l'homme doit aller au-delà de la « posi-
tion '' moi-nature, pour atteindre à la vie réelle dans une relation
vivante. Car étant donné que
la nature n'est pas elle-même la vie mais la vie solidifiée par la
réflexion, même si ce faisant elle est traitée de la façon la plus
digne, ... la vie pensante, considérant la nature, ressent encore
cette contradiction, ... et cette vie pensante fait ressortir hors de
la forme finie, de ce qui est mortel et passager, de ce qui est
éternellement en opposition et en lutte, le vivant, ce qui est libéré
r
de évanescent, elle fait ressortir la relation dépouillée de ce
qu'il y a de mort et de meurtrier dans la diversité; elle n'extrait
pas une unité, une relation pensée, mais la vie infinie, toute
vivante et toute-puissante, et elle la nomme Dieu; et ce faisant,
jamais elle n'est pensante ou examinatrice, car son objet ne
contient rien de réfléchi, rien de mort 8 .
Par cette formulation philosophique de sa tendance principale
de Francfort, de la tendance à la vie vivante qui dépasse
(aujhebt) tout l'aspect mort, positif, l'élément objectif et l'élément
réfléchi, on voit que Hegel est arrivé à un mysticisme tout à fait
authentique. Sa définition de la relation entre la religion et la phi-
losophie constitue dès lors, et de façon conséquente, un dépasse-
ment de la philosophie par la religion. La philosophie, en tant
que point de vue de la réflexion, ne peut mener qu'à un progrès
infini de style kantien (à ce qui sera appelé plus tard chez Hegel
« mauvaise infinité "). Ce progrès infini ne peut, selon le point
de vue de Hegel à l'époque, être mené à son terme à l'intérieur
de la philosophie. Une fin, le fait d'aller au-delà du progrès infini,
de la « mauvaise infinité "• qui doit toujours à nouveau poser le
mort et le positif en tant que mort et positif, n'est possible qu'en

8. Ibid., p. 347. Trad. fr .. p. 123-124.


La crise des conceptions sociales de Hegel 3 55
arrivant à un être extérieur à la réflexion. Hegel décrit ce processus
de la façon suivante :
Toute expression est un produit de la réflexion, et c'est pour-
quoi dès qu'un terme est posé, on peut toujours montrer qu'un
autre terme est par là même non posé, exclu. Or il faut arrêter
une fois pour toutes cette dérive interminable d'une expression
à !'autre en faisant remarquer que ce qui, par exemple, a été
désigné plus haut (dans une partie perdue du manuscrit, G. L.)
r r
par expression (( liaison de la synthèse et de antithèse n, n'est
pas quelque chose de posé, un produit de la réflexion, de l'enten-
dement : au contraire, sa Jeule caractéristique aux yeux de la
réflexion est précisément qu'il comùte en un être extérieur à la
ré.flexion ... La philosophie doit donc s'arrêter devant la religion
parce que la philosophie est une pensée et implique, par consé-
quent, une opposition, soit entre la pensée et la non-pensée, soit
entre la pensée et les objets de la pensée. Sa tâche est de montrer
la finitude des choses finies et d'exiger qu'elles trouvent leur plé-
nitude et leur perfection par la raison, en particulier de recon-
naître les illusions produites par son propre infini et de poser
ainsi le véritable infini en dehon de son orbite 9 • (C'est nous qui
soulignons, G. L.)
La tâche de la philosophie consiste donc en son auto-dépassement
critique en faveur de la religion.
Cet cc être extérieur à la réflexion » est le domaine de la religion.
Ce n'est donc pas, selon la conception hégélienne, une relation
pensée, d'entendement, de l'homme avec le monde, mais une
relation vécue. Polémiquant contre la philosophie de ses contem-
porains, Hegel met l'accent sur le fait que l'élévation de l'homme
qui s'accomplit dans la religion ne va pas cc du fini à l'infini n,
car ceux-ci ne sont que des produits de la simple réflexion et,
en tant que tels, leur séparation est absolue - mais de la vie
finie à la vie infinie 10 .
Dans cette vie infinie, le caractère séparé, la partition des parties,
c'est-à-dire également des hommes, disparaît:
la vie limitée s'élève à l'infini; et ce n'est que parce que le fini
porte en lui la possibilité de s'élever à la vie infinie qu'il est lui-
même vie 11 •

9. Ibid., p. 348. Trad. fr., p. 1 2 j.


10. Ibid., p. 347. Trad. fr., p. 124.
11. Ibid., p. 348. Trad. fr., p. 1 2 j.
Le jeune Hegel

Hegel donne alors une description de la façon dont cette auto-


élévation de la vie finie à la vie infinie doit s'accomplir.

Quand l'homme... pose la vie infinie comme esprit du tout, et la


pose en même temps en dehors de soi, car il n'est lui-même qu'un
être limité, et quand en même temps il se pose lui-même en dehors
de lui-même, du limité, et s'élève jusqu'au vivant, s'unissant inti-
mement à lui, alors il adore Dieu 12 •

En parlant du manuscrit précédent de Hegel, nous avons scruté


les tendances qui r ont mené à s'engager sur la voie de cette vie
religieuse. Maintenant que nous avons devant nous les formula-
tions philosophiques extrêmement mystiques de son dernier écrit
de Francfort, il nous faut nous arrêter quelque temps aux pro-
blèmes philosophiques qui déterminent la forme particulière de ces
considérations, telle qu'elle se manifeste ici. Avec ces fragments de
Hegel, nous nous trouvons, comme avec le Système de /'Idéalisme
transcendantal de Schelling, paru quasi au même moment, au point
où la philosophie allemande classique s'engage sur la voie de l'idéa-
lisme objectif et de l'idéalisme absolu.
Le passage de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme objectif consti-
tue une question d'attitude philosophique vis-à-vis de la réalité,
vis-à-vis de l'être qui existe indépendamment de la conscience, et,
pour cette raison, en même temps, une question d'attitude vis-à-vis
du matérialisme philosophique (que cette dernière attitude soit
exprimée ou tue). L'idéalisme subjectif de Kant était, comme
Lénine l'a caractérisé de façon frappante, encore hésitant face au
matérialisme et à l'idéalisme; il consistait en un compromis entre
les deux. Lénine dit :

Quand Kant admet qu'à nos représentations correspond


quelque chose en dehors de nous, une chose en soi, il est maté-
rialiste. Quand il déclare que cette chose en soi est inconnais-
sable, transcendante, située dans !'au-delà, il parle en idéaliste 13 .

Comme on le sait, Fichte a, dans sa Doctrine de la Science, dépassé


ce compromis dans le sens de l'idéalisme subjectif radical et consé-
quent. Hegel et Schelling, dépassant Kant et Fichte, visent à une
solution des problèmes de la philosophie par l'idéalisme objectif.

12. Ibid., p. 347. Trad. fr., p. 124.


1 3. LÉNINE, Matérialisme et Empiriocriticisme, Trad. fr .. Moscou, 1 970, p. 2 70.
La crise des conceptions sociales de Hegel 3 57
Et comme il existe une conception largement répandue par l'his-
toire de la philosophie suivant laquelle Hegel, à cet égard, a dans
une certaine mesure adhéré aux tendances adoptées par Schelling
et les a poursuivies plus avant, il nous faut, tout en traitant le
problème dans son ensemble, nous attarder un peu sur leurs
rapports. (Ce n'est que dans les chapitres suivants que nous pour-
rons confronter de façon plus détaillée les tendances de Hegel
et de Schelling, lorsque nous parlerons de leur collaboration à
Iéna, et du dépassement critique par Hegel de la forme schellin-
gienne de la dialectique.)
Très brièvement, nous pouvons cependant déjà dire que la pre-
mière formulation hégélienne de l'idéalisme objectif n'est pas
le résultat d'influences que Schelling aurait exercées sur lui, mais
s'est développée organiquement sur le terrain de sa propre pro-
blématique sociale et historique, à partir des contradictions qui
se sont présentées à lui. Évidemment, il peut encore moins être
question d'une influence qu'aurait exercée Hegel sur Schelling.
L'idéalisme objectif de Schelling est né de l'effort visant à complé-
ter la dialectique de Fichte par une philosophie de la nature. Un
laps de temps relativement long s'est écoulé avant que Schelling
prenne conscience de l'opposition existant entre sa propre dialec-
tique et celle de Fichte. (A cet égard, le contact personnel avec
Hegel a probablement accéléré les choses.) L'évolution des
deux représentants importants de l'idéalisme objectif dans la phi-
losophie classique allemande s'accomplit donc de front, à première
vue de façon parallèle.
Parallélisme qui n'est cependant qu'apparent. L'illusion qu'en-
tretiennent les deux philosophes à Iéna, pensant que leurs ten-
dances sont en liaison étroite, et qui a duré quelques années, ne
doit pas obscurcir la constatation objective des faits. En réalité,
en élaborant leur idéalisme objectif, les deux philosophes ont
emprunté des voies opposées; leurs voies divergentes se sont ren-
contrées lorsqu'ils collaborèrent à Iéna : la nécessité de lutter en
commun contre l'idéalisme subjectif dissimulait alors les opposi-
tions, qui existaient sans être encore développées.
En bref, et en nous exprimant de façon schématique, il y a
pour l'idéalisme objectif deux possibilités de résoudre théorique-
ment le problème de la réalité objective (il va de soi que ces deux
solutions ne sont qu'apparentes : il ne s'agit dans nos considéra-
tions que d'indiquer brièvement les deux types de solutions
possibles). Nous avons devant nous la première possibilité, qui
Le jeune Hegel
apparaît au cours de la période francfortoise de Hegel. La réalité
empirique est conçue - tout comme chez Kant et Fichte -
comme produit de l' « acte de poser» (« Sef7.!n >>) du sujet philo-
sophique. En outre, il doit cependant exister encore une autre
réalité, « non posée », qui soit la vraie réalité, indépendante de la
conscience humaine - une réalité religieuse, dont le caractère
extrêmement idéaliste se dévoile de la façon la plus claire dans le
fait qu'elle doit être l'union vécue des principes subjectif et objec-
tif, la dissolution de l'opposition existant entre l'homme et le
monde par l'union de l'homme et de Dieu. Il naît ainsi une sphère
de pseudo-réalité à caractère mystique, qui soit est tout à fait
dépourvue de contenu - une nuit où tous les chats sont gris, iro-
nisera Hegel plus tard, dans la Phénoménologie -, soit constitue un
contenant irrationaliste, qui peut être rempli à volonté et arbi-
trairement de contenus réactionnaires. La manifestation la plus
importante, du point de vue de l'histoire de la philosophie, de cette
forme d'idéalisme, est la soi-disant philosophie cc positive » ulté-
rieure de Schelling (il l'a appelée de la sorte pour faire pendant à
la cc philosophie négative» de sa jeunesse), qui préfigure toute une
série de philosophies réactionnaires irrationalistes futures, de
Kierkegaard à Heidegger. (A propos de la philosophie schellin-
gienne ultérieure, cf. le chapitre deuxième de mon livre : La
destruction de la raison, trad. fr., Paris, L'Arche, 1958.)
L'autre type d'idéalisme objectif apparaît sous la forme déve-
loppée de la philosophie hégélienne. Hegel définit le programme
d'une telle philosophie dans la Phénoménologie de l'esprit: transfor-
mer la substance en sujet; la totalité du monde doit être présentée
dans cette philosophie comme l'auto-production et l'auto-
connaissance de l'esprit, toute réalité objective ne constituant
qu'une forme «d'aliénation» (Entausserung} de celui-ci à l'un de
ses différents niveaux. Nous verrons en détail, quand nous parle-
rons de la critique adressée par Marx à la Phénoménologie de l'es-
prit, que, de cette façon, toutes les relations entre la subjectivité et
l'objectivité se trouvent mises sur la tête, et également déformées
dans les détails. Nous ne ferons qu'indiquer ici que, malgré sa
déformation idéaliste, seule cette forme de l'idéalisme objectif
était à même de conduire à l'élaboration d'une dialectique du
progrès humain, des lois de la nature et de l'histoire dans le
sens progressiste; seule cette forme de l'idéalisme objectif por-
tait également en elle les éléments et tendances qui ont permis
de le remettre plus tard sur ses pieds, de façon matérialiste.
La crise des conceptions sociales de Hegel 3 59

L'autre type d'idéalisme objectif est nécessairement réactionnaire.


En anticipant sur des considérations futures, nous pouvons
dire, de manière brève et schématique comme nous devons le faire
ici : l'évolution de Hegel va de la version réactionnaire de l'idéa-
lisme objectif à sa formulation progressiste, tandis que Schelling
emprunte la voie opposée. Nous verrons que Schelling introduit
au début, de façon parfaitement naïve, la philosophie de la nature
dans la théorie de la connaissance fichtéenne, et témoigne même,
dans ses premières tentatives portant sur la philosophie de la
nature, d'élans matérialistes tels que Hegel n'en a jamais connu;
mais son incapacité d'atteindre le niveau véritable de la dialectique
idéaliste (par suite, entre autres choses, de sa connaissance et de
son élaboration beaucoup plus superficielles des problèmes sociaux
et historiques), l'a mené de plus en plus en direction du type de
solution des problèmes de l'idéalisme objectif que nous avons pu
observer chez Hegel lors de sa période de crise de Francfort.
Le caractère contradictoire caractérisant l'état de crise de la
pensée hégélienne à Francfort peut être également constaté si l'on
se penche sur les quelques fragments de son projet de système qui
nous restent. Il est intéressant de voir tout d'abord que Hegel,
même lorsqu'il aboutit, à cause de cette tendance à la crise de
sa pensée, aux conclusions les plus aberrantes, les plus irrationa-
listes, les plus mystiques, ne perd cependant jamais totalement
sa sobriété philosophique et préfère laisser déboucher ses postulats
mystiques dans les contradictions les plus criantes, plutôt que de
tomber dans un irrationalisme mystique total. Nous avons vu que
le dépassement de la philosophie par la religion constituait le point
culminant de ce fragment, qu'il impliquait l'abandon de la sphère
de la pensée, de la réflexion. Il est cependant fort intéressant de
constater que Hegel, là où il cherche précisément à définir ce que
signifie l'adoration de Dieu au-delà de la pensée (voir la citation
de N ohl, p. 34 7 ; ici même, p. 3 56 ), introduit à nouveau, de façon
inconsciente, les catégories philosophiques dans cette même ado-
ration de Dieu, et détruit ainsi tout son irrationalisme mystique.
Il dit notamment dans ce passage que l'homme cc pose » tant la vie
infinie que lui-même, au sein de cette vie religieuse, sur un cer-
tain mode, à sa voir cc en dehors de soi »; autrement dit, la vie
religieuse est également un produit de l'activité philosophique du
sujet : dans une certaine mesure - et pour anticiper sur la ter-
minologie utilisée dans la Phénoménologie de l'esprit -, elle n'est
qu'une cc figure de la conscience ».
Le jeune Hegel
La seconde contradiction existant entre le système et la méthode
est encore plus importante et plus lourde de conséquences. Nous
avons vu que Hegel n'attribuait à la philosophie qu'un rôle
négatif, préparatoire à la vie religieuse, la laissant dans une cer-
taine mesure frayer la voie de son propre auto-dépassement cri-
tique. Quand il expose cette nécessité, il accorde une grande
importance au fait que, sur la voie de la pensée purement phi-
losophique, on ne peut atteindre qu'une cc mauvaise infinité»
(comme il le dira par la suite) : le progrès infini de la philosophie
de Kant et de Fichte. Ceci s'accorde avec le fait que Hegel
identifie tout simplement la philosophie avec ce qu'il appellera,
également plus tard, dès Iéna, la cc philosophie de la réflexion ».
(Il est très caractéristique que cette identification se retrouve chez
le vieux Schelling, dans sa cc philosophie positive », dirigée contre
Hegel.)
Mais Hegel a, sans le remarquer, ou du moins sans en tirer de
conséquences philosophiques, dépassé de loin un tel point de
vue. Par certaines formulations, il a déjà effleuré - même si c'est
souvent de manière obscure et confuse - sa version ultérieure, plus
développée, de la dialectique. Dans l'analyse qu'il donne de l'inca-
pacité de la philosophie de dépasser vraiment l'opposition, et de
l'obligation où elle est, par conséquent, de se dépasser elle-même
dans la religion, il aboutit à une formulation cette fois relativement
claire de sa dialectique future.

Bien que le divers ne soit plus posé comme tel ici, mais se
présente en même temps comme entièrement lié à l'esprit vivant,
comme vivifié, comme un organe, quelque chose est exclu par ce
fait : l'élément mort; il en résulte une incomplétude et une
opposition. En d'autres termes, quand on pose le divers unique-
ment dans sa liaison avec l'esprit, comme organe, l'élément même
de l'opposition se trouve exclu. Or la vie ne peut pas être consi-
dérée uniquement comme union, comme relation. Elle se pré-
sente aussi comme opposition. Si je dis qu'elle est liaison de
l'opposition et de la relation, on peut de nouveau isoler cette
liaison elle-même et objecter que la liaison s'oppose à la non-
liaison. Je devrais donc m'exprimer de la sorte : la vie serait la
liaison de la liaison et de la non-liaison 14 . (Souligné par moi,
G. L.)

14. Nohl, pp. 347 sq. Trad. fr., op. cit.,pp. 124-12i.
La crise des conceptions sociales de Hegel 36 1
Il est clair que nous avons déjà devant nous la forme développée
de la dialectique hégélienne, l'approche de la contradiction
comme principe le plus profond de toutes choses et de leurs
mouvements, conception par laquelle Hegel a dépassé tous ses
prédécesseurs. Par contre, la démarche qui se contente de sup-
primer simplement les déterminations opposées entraîne nécessai-
rement les contradictions dialectiques vers une sphère - imman-
quablement imprégnée de religion - dans laquelle elles s'éteignent
de façon complète et définitive (comme c'est le cas chez Schel-
ling). Dans l'approche de Hegel, le caractère contradictoire
apparaît comme le principe vivant et moteur; il ne peut absolu-
ment pas être supprimé définitivement, mais se reproduit toujours
lui-même à un niveau supérieur du processus. (Nous verrons, en
traitant de l'évolution de Hegel à Iéna, que, de cette manière,
l'attitude adoptée vis-à-vis de la réflexion est également radi-
calement transformée, la réflexion devenant de la sorte un
moment nécessaire du mouvement dialectique dans son ensemble.
Mais nous avons déjà pu constater que de telles tendances, si elles
n'ont jamais été pensées jusqu'à leurs dernières conséquences et
menées à bonne fin du point de vue méthodologique, ont cepen-
dant été agissantes chez Hegel dès le début de la période de
Francfort.) Il est clair également que le simple fait de penser
jusqu'au· bout cette conception de la contradiction dialectique
ferait éclater toute la sphère de la vie religieuse prise comme
point culminant de la philosophie. Penser jusqu'à ses dernières
conséquences cette conception de la contradiction dialectique
mène tout droit à la forme hégélienne ultérieure de la cc spécula-
tion ».
Cette doctrine de la contradiction ne peut apparaître de façon
adéquate et véritablement cohérente qu'au sein d'une dialectique
matérialiste, c'est-à-dire lorsque cette formulation est présentée
comme le reflet dans la pensée du mouvement des contradictions
de la réalité objective. La prise en compte de cette limite insur-
montable de l'idéalisme philosophique de Hegel ne diminue
cependant aucunement l'importance de la tâche qu'il a accomplie
en reconnaissant le caractère réel de l'aspect contradictoire dans
la réalité et dans la pensée. Lénine a expressément mis en évidence
les formulations de Hegel, beaucoup plus claires et cohérentes,
que contient sur ce point la Logique, et il a montré que la voie
en direction d'un cc renversement >> matérialiste de la dialectique
hégélienne part de là. Il cite entre autres un passage tiré de la
Le jeune Hegel

Logique, où Hegel parle de la relation de l'identité et de la contra-


diction
S'il était même question d'un ordre de priorité, et si les deux
déterminations devaient être fixées séparément, la contradiction
devrait être considérée comme plus profonde et plus essen-
tielle.

Lénine approuve ce passage, et ajoute en conclusion de tout l'extrait :


Mouvement et automouvement (ceci, N.B.! est un mouvement
autonome, indépendant, spontané, intérieurement néce.uaire), cc trans-
formation », cc mouvement et vie », cc principe de tout automou-
vement », cc impulsion », cc pulsion » à cc se mouvoir » et à cc agir "
- par opposition à l'être mort : qui croirait que c'est en cela que
réside le noyau de l'hégélianisme (Hegelei), de cet hégélianisme
(Hegelianertum.1) abstrait et abstrus (lourd, absurde?). Ce noyau,
il fallait le découvrir, le comprendre, le préserver, r extraire, et
c'est ce que Marx et Engels ont fait 1i.

Avec cette formulation de la contradiction dialectique, Hegel


aboutit au résultat le plus élevé qu'il a pu atteindre au cours de
sa période francfortoise. En y accédant, son Sturm und Drang
philosophique, la crise de sa conception du monde, sont, pour-
rait-on dire, arrivés à leur fin. Une telle formulation s'oppo-
sait de la manière la plus vive, comme nous avons pu le constater,
aux résultats philosophiques clôturant la période de Francfort,
à la structure même du Fragment d'un Système. Nous ne pouvons
que constater cette contradiction, sans pouvoir discuter de façon
détaillée de ses origines et de ses conséquences. Pour ce faire, il
nous manque à la fois les travaux de Francfort préparatoires au
Fragment d'un Système et le texte d'autres parties de ce fragment,
ainsi que les travaux de Hegel qui ont précédé sa venue à Iéna.
Nous pressentons l'importance de la partie du Fragment d'un Sys-
tème qui a été égarée grâce, par exemple, à une remarque faite
par Hegel dans laquelle, immédiatement après le passage sur
le caractère de la contradiction dialectique que nous avons cité
en dernier lieu, il indique qu'il a parlé précédemment de la ccliai-
son de la synthèse et de l'antithèse ». Comme la dialectique de
Fichte et de Schelling ne connaissait la synthèse que comme
liaison de la thèse et de l'antithèse, nous avons certainement

1 j. LÉNINE, Cahier.< philosophique.<, op. cit., pp. 132-133. Pour la citation de Hegel :
Wer.(:e, Frankfort am Main, Suhrkamp, 1 969, vol. 6, p. 7j.
La crise des conceptions sociales de Hegel 36 3

perdu un exposé important de Hegel concernant la théorie de la


connaissance et portant sur sa nouvelle forme de dialectique.
En analysant les tendances générales de la période de Franc-
fort, nous avons tenté d'indiquer les voies qui ont mené Hegel
dans cette direction de la dialectique et ont de plus en plus
exacerbé l'opposition existant entre sa méthode et son système.
En liaison avec nos discussions précédentes, nous croyons pou-
voir formuler l'hypothèse suivant laquelle, ici également, la
contradiction vivante qui se manifeste le plus clairement dans
l'activité humaine, dans le travail, a été déterminante pour l'éla-
boration de la conception correcte du caractère contradictoire
en tant que tel. Dans un autre passage de ce livre (voir ici même,
pp. 299 sq. ), nous avons tenté de faire apparaître comme plau-
sible le fait que Hegel, à l'époque de la rédaction de ce Frag-
ment d'un Système, connaissait déjà l' œuvre économique de Smith,
et lui avait emprunté le concept du travail. Si nous examinons
maintenant de manière plus approfondie la façon dont Hegel,
quelques années plus tard, traite les problèmes économiques étroi-
tement liés au travail, le point essentiel qui se dégage consiste
dans l'interprétation des catégories qui, au sein de la pensée
métaphysique, s'excluent l'une l'autre, par exemple l'universel et
le particulier. Mieux : en tant que catégories du travail, leur
essence réside pour Hegel dans le fait qu'elles apparaissent tou-
jours ensemble et de façon inséparable, unies dans la contradic-
tion. Considérons par exemple ce que dit Hegel dans le Système
de la vie éthique (Iéna, 1802) à propos de l'outil et de sa relation
avec l'homme et son travail :

D'un côté, l'outil est subjectif, au pouvoir du sujet travaillant,


r
et totalement déterminé, préparé et élaboré par celui-ci; de autre
côté, il est objectif, dirigé contre l'objet du travail. Par ce moyen
terme, le sujet supprime l'immédiateté de l'annihilation; car le
travail en tant qu'annihilation de l'intuition est de même une
annihilation du sujet, une négation, posant en lui une pure quanti-
tativité; par le travail, la main et l'esprit s'usent, c'est-à-dire
qu'ils revêtent eux-mêmes la nature du négatif et de l'informe,
de même que de l'autre côté (car le négatif, la différence sont
dédoublés), le travail est un subjectif purement et simplement
singulier. Dans l'outil, le sujet institue un moyen terme entre lui
et l'objet, et ce moyen terme est la rationalité réelle du travail .. .
Dans l'outil, le sujet sépare de soi son usure et son objectivité.. .
en même temps, son travail cesse d'être quelque chose de singulier;
Le jeune Hegel
dans l'outil, la subjectivité du travail est élevée à un universel;
chacun peut le copier et travailler de même; dans cette mesure,
l'outil est la règle permanente du travail 16 •
Il ne s'agit pas pour nous de critiquer les conceptions économiques
de Hegel, mais simplement d'appréhender son mode d'exposition,
envisagé du point de vue méthodologique. Quand il est question
du travail en tant qu'activité, Hegel développe de façon parti-
culièrement vigoureuse sa nouvelle forme de dialectique. Il n'est
pas seulement question ici du passage de l'universel au particulier
ou vice-versa, etc., mais également de la façon dont l'activité du
travail, la relation active de l'homme avec le monde des objets
par l'intermédiaire de l'outil, est conçue par Hegel : en même
temps, et dans l'unité, en tant qu'élément universel et particulier.
Il va de soi que de tels passages, même s'ils ne sont que de quelques
années plus tardifs, ne permettent pas de déduire de façon
concluante que l'élaboration de ces rapports constitue au moins
l'une des sources principales de la naissance de la forme de dia-
lectique spécifiquement hégélienne. Mais comme le courant prin-
cipal de cette évolution va dans la direction de la Phénoménologie,
où cette autoproduction de l'homme par son activité constitue
l'idée de base, et comme nous avons déjà observé auparavant,
à un stade plus primitif chez Hegel, les débuts d'une telle concep-
tion des rapports, nous considérons qu'il est justifié de citer ce
passage, au moins en tant qu'essai d'explication hypothétique de
l'évolution hégélienne, à propos d'une étape de cette évolution
pour l'éclaircissement de laquelle nous ne disposons d'aucun fait
vraiment crédible.
La seconde partie du Fragment d'un Système, qui correspond à
la conclusion, traite essentiellement de la propriété, du travail
et du sacrifice. Des considérations que Hegel développe à cet
égard, nous avons déjà parlé de façon circonstanciée en rapport
avec l'évolution de ses conceptions sur le plan économique. Ces
considérations forment une partie de la problématique dont nous
connaissons l'idée de base depuis que nous avons traité de L 'Esprit
du christianisme, en r occurrence la question de savoir dans quelle
mesure la religion qui a pour mission, selon Hegel, de dépasser
l'objectivité fausse, morte et positive, peut être en mesure d'ac-
complir cette même tâche. La réponse que nous trouvons ici
semble beaucoup plus sceptique que ce que l'on aurait pu attendre

16. Lasson, p. 428, Système de la vie éthique, op. cit., p. 124.


La crise des conceptions sociales de Hegel 36 5

après les propos philosophiques exaltés et mystiques du morceau


de texte traité plus haut. Hegel fait référence au passage précé-
dent - perdu pour nous-, selon lequel la vie religieuse était défi-
nie comme un maintien en vie ou une animation des objets,
conception avec laquelle nous sommes familiarisés grâce à ses
exposés antérieurs. Nous ne trouvons rien de fondamentalement
neuf non plus dans le fait que Hegel rappelle le destin de la vie
religieuse,
en vertu duquel elle doit aussi laisser subsister l'objectif en tant
qu'objectif, ou même réduire l'élément vivant à l'état d'objet.
Cette dernière formulation est même quelque peu plus tranchante
que l'expression des problèmes dans L 'Esprit du christianisme. Car
dans cet ouvrage, Hegel reconnaissait tout au plus que la religion
ne pouvait supprimer une objectivité, et c'était seulement au
judaïsme qu'il reprochait de rendre rigides les relations vivantes
avec l'objectivité. Selon Hegel, une telle objectivisation peut
constituer quelque chose de provisoire, qu'il est possible de réparer.
Mais il est nécessaire que la vie se mette dans une relation per-
manente avec les objets et qu'elle les maintienne dans leur objec-
tivité, allant même jusqu'à les détruire complètement.
Ici apparaît à nouveau la définition hégélienne du travail comme
relation permanente et insuppressible par la religion. En ce qui
concerne la réalisation de la religion au sein de l'époque actuelle,
Hegel voit donc une situation en laquelle la vie religieuse doit
s'accommoder des conditions de la vie, devenues objectives et
produisant toujours à nouveau de l'objectivité. Cela va même
jusqu'au point où Hegel reconnaît, en ce qui concerne les prêtres
modernes, la division du travail comme une chose nécessaire 17 •
Nous le voyons : l'exaltation de la conception du pouvoir
rédempteur de la vie religieuse diminue à mesure que Hegel s'ap-
proche de l'histoire concrète, de la vie sociale de r époque contem-
poraine. Les remarques finales laissent transparaître à cet égard
un certain sentiment de résignation. Hegel pense qu'
une élévation de la vie finie à la vie infinie qui laisserait aussi
peu de place que possible au fini et au limité ... n'est pas absolu-
ment nécessaire; n'importe quelle élévation du fini vers l'infini ...
constitue une religion... et une élévation est nécessaire ... ; mais le
degré de l'opposition et de l'union auquel s'en tient la nature de
17. Nohl, pp. 349 sq. Trad. fr., op. cit., p. 127.
Le jeune Hegel
tel ou tel groupe d'hommes est contingent ... La plénitude la plus
parfaite est accessible aux peuples dont la vie est aussi peu déchi-
rée et divisée que possible, c'est-à-dire aux peuples heureux; les
peuples moins heureux ne peuvent atteindre un tel degré de
plénitude, mais doivent nécessairement, au contraire, se soucier,
dans la séparation, du maintien d'un des termes de celle-ci, se
soucier de l'autonomie (de l'homme, N.d. T.) 18 .
Nous voyons que Hegel mêle ici au vin grisant du mysttetsme
religieux une eau nettement plus appropriée à la sobriété.
Ce qui est important du point de vue philosophique dans ces
remarques et dans celles qui suivent immédiatement, c'est la
tentative de Hegel visant à adopter une position critique, à
partir d'un point de vue philosophique supérieur, à l'égard des
conceptions du monde propres à son époque, reconnues mainte-
nant comme nécessaires. Il n'est pas surprenant que, quand il
juge la limitation dans l'élément fini, dans le déchirement, il
mette sur pied d'égalité l'objectivité pure et la subjectivité pure.
Il s'agit simplement d'une formulation philosophique générale
des idées que nous connaissons déjà, selon lesquelles !'activité
et la passivité, la lutte ou la fuite devant le destin, aboutissent au
même résultat.
Mais le développement de ces remarques - contenant une
attaque très nette de la philosophie de Kant et de Fichte - va
au-delà de tout ceci. Pour la première fois apparaît chez Hegel
l'idée d'associer la subjectivité selon Kant et Fichte et la chose
en soi inconnaissable. Hegel dit :
Peu importe que l'on considère ceux-ci (les points de vue
philosophiques de l'époque présente, G. L.) sous l'aspect de la
subjectivité, en tant qu'autonomie, ou sous l'aspect opposé, celui
de l'objet étranger, éloigné, inaccessible; les deux attitudes
semblent d'ailleurs pouvoir se combiner, car il est fatal que le moi
soit de plus en plus pur et l'objet de plus en plus lointain et élevé
au-dessus de l'homme au fur et à mesure que se creuse la sépara-
tion; plus l'intérieur grandit et se sépare, et plus à son tour
l'extérieur grandit et se sépare ... Savoir lequel de ces deux aspects
saisit la conscience de l'homme est une question contingente ...
Quand la séparation est infinie, il importe peu de savoir si c'est
le subjectif ou l'objectif qui est l'élément fixe; mais l'opposition
de !'absolument fini et de !'absolument infini demeure 19 .

18. Ibid., p. 3 jO. Trad. fr., p. I 29.


1 9. Ibid., p. 3 5 1. Trad. fr., p. 1 3o.
La crise des conceptions sociales de Hegel 367

On le voit : Hegel commence à critiquer la philosophie de


Kant et de Fichte non plus seulement en ce qui concerne leur
morale, mais il s'élève d'une part dans sa critique contre leur
système tout entier en faisant allusion à la position de base de
leur théorie de la connaissance, c'est-à-dire au caractère inconnais-
sable de la chose en soi, comme au corrélat philosophique du
subjectivisme de ces systèmes. D'autre part, il voit dans la phi-
losophie de Kant et de Fichte la manifestation la plus importante
de son époque dans le domaine des conceptions du monde, et,
à vrai dire, la manifestation du caractère insolublement contra-
dictoire de cette époque, caractère qu'il désigne ici, comme plus
tard à Iéna, par le mot cc déchirement ». Kant et Fichte appa-
raissent donc à Hegel comme les représentants idéologiques de
la crise qu'il perçoit dans le caractère contradictoire de la situa-
tion sociale de son époque, et il pose comme objectif à sa philoso-
phie de surmonter sur le plan théorique ce caractère contradic-
toire.
Nous savons déjà comment Hegel a conçu ce dépassement à
Francfort. Nous avons également mis en évidence les contradic-
tions internes qui minent sa tentative de solution. Le jugement
qu'il porte, du point de vue de la théorie de la connaissance et
de l'histoire, sur Kant et sur Fichte, restera un élément constant
de sa philosophie; mais la liquidation du mysticisme religieux
de la période de Francfort placera cette critique dans un contexte
plus large et plus scientifique. Les débuts de la méthode hégé-
lienne en histoire de la philosophie, méthode d'après laquelle
il ne critique pas les éléments ou les intuitions d'ordre particulier
chez les philosophes, mais envisage ceux-ci du point de vue de
leur conception du monde globale et voit en même temps celle-ci
comme un produit nécessaire de leur époque, comme un moment
nécessaire de l'évolution générale, se trouvent donc déjà présents
ici; cc effrayante en tant que sublime, et non belle en tant qu'hu-
maine » : c'est ainsi que Hegel qualifie la conception du monde
de Kant et de Fichte, et il définit de la sorte l'orientation de
base grâce à laquelle il tente de la surmonter : l'orientation huma-
niste.
8.

LA NOUVELLE FORMULATION
DU PROBLÈME DE LA POSITIVITÉ

Le dernier travail auquel Hegel se soit consacré à Francfort


consiste en une nouvelle introduction à son grand manuscrit ber-
nois, La poJitivité de la religion chrétienne. Hegel a daté lui-même
le début de ce travail du 24 septembre 1800, donc très peu après
qu'il ait terminé le Fragment d'un Système 1. Comme il s'agit d'un
travail très court, la date de son début suffit parfaitement pour
nous orienter. La tendance méthodologique de base de ce travail
est totalement opposée à celle du manuscrit original de Berne.
Nous ne savons ni dans quelle mesure Hegel a vraiment pris au
sérieux l'idée d'un remaniement radical de la version originale
conformément à ses nouvelles positions, ni quand il a abandonné
ce travail.
L'analyse de cet écrit ne présente aucune difficulté particulière
quand on connaît les écrits francfortois de Hegel, car il s'agit
essentiellement d'un résumé de tendances de pensées que nous
avons déjà rencontrées souvent. C'est pourquoi nous en extrairons
essentiellement les éléments en lesquels certaines orientations hégé-
liennes ont reçu une formulation plus mûre, plus proche du point
de vue ultérieur que ce n'a été le cas jusqu'ici à Francfort, ainsi
que ceux en lesquels on peut percevoir particulièrement clairement
la modification de son ancien point de vue, la critique de ses
anciennes prises de position bernoises.
Du point de vue méthodologique, la définition du concept
d'cc idéal n est particulièrement intéressante, car elle constitue
la première version, encore peu claire, de la conception hégélienne
ultérieure du cc concept concret n. Le terme cc idéal n apparaît à
plusieurs reprises dans les manuscrits de Berne et de Francfort,
i. Nohl, p. 139.
La crise des conceptions sociales de Hegel 369

mais il est toujours utilisé soit dans le sens habituel, soit dans le
sens de la philosophie kantienne. Le terme a indubitablement surgi
plus ou moins par hasard dans le présent contexte, et Hegel n'a
d'ailleurs pas tardé à l'abandonner en ce qui concerne la définition
de la catégorie en cause. La question elle-même n'en est que plus
importante. Selon la nouvelle version de la contradiction dialec-
tique telle qu'elle apparaît dans le Fragment d'un Système, il n'est
pas le moins du monde surprenant qu'apparaisse une conception
orientée dans la direction du concept concret. Alors que dans le
Fragment d'un Système, Hegel attribuait à la philosophie un rôle
seulement préparatoire à la religion, un rôle négatif et critique,
qu'il lui assignait comme tâche un autodépassement dans la reli-
gion, et faisait de la vie religieuse le dépositaire du concret, il
cherche maintenant la totalité concrète au sein des catégories phi-
losophiques; ce revirement prouve à nouveau l'opposition radi-
cale, caractéristique de la période francfortoise, entre la méthode
et le système : quand, en élaborant sa méthode, il progresse vers
la dialectique, sa démarche va nettement à l'encontre de ses des-
seins systématiques.
Hegel oppose l'idéal aux concepts universels comme le concret,
l'historique à l'abstrait et à l' anti-historique. Il dit :
Mais un idéal de la nature humaine est tout autre chose que
les concepts universels portant sur la destinée humaine et sur
la relation de l'homme à Dieu. L'idéal admet très bien la par-
ticularité, la déterminité et exige même à proprement parler des
actions, des sentiments, des usages religieux, une profusion, une
foule de profusions, ce qui, à la lumière des concepts universels,
n'apparaît que comme glace et pierre 2 .
On le voit, cette formulation de Hegel est encore loin de la
clarté et de la précision sur le plan méthodologique. C'est
cependant la première apparition chez lui de l'idée suivant
laquelle l'universalisation conceptuelle n'entraîne pas nécessaire-
ment - comme l'admet la logique formelle - un appauvrissement
toujours croissant du contenu : au contraire, la véritable univer-
salisation philosophique est d'autant plus riche et plus concrète
(par la quantité de déterminations qu'elle dépasse) qu'elle se
trouve à un stade plus élevé d'universalité. La liaison à l'expérience
vécue, qui caractérise la période francfortoise, s'est manifestée
dans la construction conceptuelle de Hegel en ceci qu'il n'éman-
2. Ibid., p. 142.
Le jeune Hegel
cipait pas encore les processus d'élévation à l'universel qui lui
étaient nécessaires du motif historique réel qui les avait provoqués,
mais que sa construction conceptuelle portait en elle-même toutes
les traces immédiates de ce motif, encore non élaborées, ou à
moitié élaborées du point de vue logique. Dans le cas présent,
sous les traits de l' « idéal )), la conception universelle, qui évolue
en direction du concept concret, ne s'est pas encore détachée de
son champ d'application, celui de la positivité religieuse. Certes,
chez le Hegel ultérieur également, nous trouvons toujours une
grande quantité de matériel concret, grâce auquel il anime et
éclaire les rapports logiques les plus abstraits, mais il faut établir
une distinction nette entre cette richesse, présente quand Hegel
a atteint sa maturité du point de vue méthodologique, et l'unité,
immédiate et à demi chaotique, du motif suscitant le problème et
de la formulation de celui-ci, à l'époque de transition vécue par
Hegel à Francfort.
Ce cheminement de Hegel en direction du concept concret a
cependant, comme toutes les voies d'évolution hégéliennes, un
caractère ambigu. D'une part, comme nous l'avons vu, Hegel
emprunte la voie menant à une logique nouvelle, tendant à
accueillir dans la logique dialectique la particularité des choses,
des phénomènes historiques, etc., et à élaborer ainsi une métho-
dologie qui - inconsciemment sur ce point, et toujours empreinte
de déformations idéalistes dans l'exposé - reflète dans la pensée
la richesse et la mobilité des déterminations réelles de la réalité
objective. D'autre part, et en même temps, cette orientation en
direction de la concrétisation de la construction logique inclut la
tendance à une justification de la religion à rencontre de r enten-
dement et de la raison.
Les remarques introductives du présent écrit comportent dès
lors une polémique ample et détaillée contre la philosophie des
Lumières, et en particulier contre la façon dont elle conçoit la
religion et son histoire. Dès l'abord, Hegel adopte une position
ferme contre l'opposition radicale que crée la philosophie des
Lumières entre les religions positives et la religion naturelle. Il
rejette la présupposition suivant laquelle
il n'y aurait qu'une seule religion naturelle parce que la nature
humaine ne serait qu'une, tandis qu'il pourrait y avoir une mul-
titude de religions positives 3•

3. Ibid., p. 139.
La crise des conceptions sociales de Hegel 37 1
Il rejette la déduction de la religion et de son rôle historique
à partir de concepts universels portant sur la nature humaine.
Le concept général de nature humaine ne suffira plus; la
liberté de la volonté devient un critère unilatéral, car les mœurs
et les caractères des hommes, et la religion qui est liée à ces
mœurs et caractères, ne dépendent pas d~une détermination
conceptuelle... Les concepts universels de la nature humaine
sont trop vides pour pouvoir fournir un critère qui déterminerait
les besoins particuliers et nécessairement plus variés de la reli-
giosité 4•
Hegel ne prétend donc pas - et c'est en cela que réside le
caractère progressiste de sa tentative actuelle - porter de juge-
ment du point de vue philosophique et moral sur le passé de
l'humanité : il veut le concevoir dans sa mobilité et sa complexité
concrètes. Après avoir invoqué une série d'arguments avancés par
l'esprit des Lumières contre la religion, il dit :
Mais ce type d'explication présuppose un profond mépris
des hommes, voit leur entendement affecté d'une superstition
choquante ... On s'est interrogé sur la vérité de la religion coupée
des mœurs et du caractère des peuples et des époques; la réponse
est qu'elle est pure superstition, mensonge et bêtise '·
Hegel proteste passionnément contre l'idée suivant laquelle
ce que des millions d'hommes qui vécurent et moururent au cours
de ces siècles ... ont tenu pour le devoir et la vérité sacrée, n'a été ...
que pure folie, et même immoralité, du moins en ce qui concerne
les intentions 6 .
Il ressort clairement de ces citations que le renforcement du sens
historique chez Hegel entraîne en même temps une justification
historique et philosophique de la religion, et non pas seulement
dans le sens où Hegel reconnaîtrait les religions du passé comme
des forces historiques réelles, et examinerait du point de vue
historique les circonstances sociales de leur naissance et de leur
déclin, mais dans le sens de la justification philosophique du carac-
tère éternel et de l'actualité de la religion. Étant donné les ten-
dances générales de la période de Francfort, ceci n'a rien de sur-
prenant pour nous. On doit, dit Hegel,

4. Ibid., p. 141.
5. Ibid., p. 1 44.
6. Ibid., p. 14 3.
37 2 Le jeune Hegel
du moins présupposer que l'homme a un sentiment ou une
conscience naturels d'un monde supra-sensible et de l'obligation
envers Dieu... , que tout ce qui est plus élevé, noble et bon en
l'homme est quelque chose de divin, qui vient de Dieu, est Son
esprit, qui émane de Lui 7 .
Ceci apparaît pour l'essentiel comme une application historique
de la philosophie de la religion du Fragment d'un Système. Mais
il serait à nouveau unilatéral d'y voir la tendance unique de Hegel
à cette époque. Ici, l'aspect par lequel son idéalisme confère un
caractère sublime à la religion vient à 1' expression, aspect qui,
comme nous le savons, ne disparaîtra jamais, même au cours
de son évolution ultérieure, après qu'il aura surmonté l'exaltation
mystique de la période de Francfort. Il serait toutefois dangereux
d'ignorer qu'à côté de cet état de choses, on trouve une tendance
sérieuse visant à concevoir le christianisme du point de vue
historique comme la force spirituelle qui, durant deux mille ans,
a déterminé essentiellement le bien et le mal, le progressiste et le
rétrograde dans la culture européenne. Dans les remarques intro-
ductives de ce manuscrit, Hegel offre une vaste description de cette
action du christianisme dans les domaines politique, social et
culturel, et il est très caractéristique à cet égard que maints
reproches formulés à 1' encontre du christianisme à 1' époque ber-
noise aient pu être repris presque littéralement dans cette descrip-
tion d'ensemble. Comme il s'agit de la première synthèse histo-
rique de ce genre chez Hegel, nous estimons nécessaire de commu-
niquer intégralement ce passage au lecteur, bien qu'il soit assez
long.
On a affirmé, tantôt pour la cnt1quer, tantôt pour en faire
r éloge, que la religion chrétienne s'était adaptée aux mceurs,
aux caractères, aux constitutions les plus variés. Elle a pris
naissance au milieu de la corruption de l'État romain; elle
devint dominante quand l'Empire était sur son déclin, et l'on ne
voit pas comment elle aurait empêché cette chute; au contraire,
ce déclin lui a permis d'étendre son domaine et d'apparaître
en même temps comme la religion des Romains et des Grecs,
serviles et raffinés, plongés dans les vices les plus méprisables,
et comme la religion des barbares les plus ignorants, les plus
sauvages mais les plus libres. Elle fut la religion des États italiens
à la belle époque de leur liberté folâtre au Moyen Age, et des
républiques suisses libres, plus sérieuses, des monarchies plus ou
7. Ibid., p. 1 46.
La crise des conceptions sociales de Hegel 373
moins modérées de l'Europe moderne aussi bien que du serf
le plus exploité et de son seigneur : tous deux fréquentaient la
même église. Marchant avec la croix à leur tête, les Espagnols
ont massacré en Amérique des générations entières, les Anglais
ont chanté des hymnes chrétiens à la dévastation de l'Inde. Du
sein de la religion chrétienne s'élevèrent les plus belles fleurs
des beaux-arts, s'élaborèrent les plus beaux monuments de la
science; en son honneur ont également été bannies les œuvres
d'art les plus belles, le développement des sciences a été consi-
déré comme servant l'impiété. Sous tous les climats, l'arbre
de la croix a poussé, ses racines se sont développées et il a porté
ses fnùts. C'est à la religion chrétienne que les peuples ont lié
toutes les joies de leur vie, et la tristesse la plus malheureuse
a trouvé en elle son aliment et sa justification 8 .
Sans doute cette description aboutit-elle plutôt à énoncer un pro-
blème qu'à apporter une réponse. A cette époque, Hegel est encore
loin de pouvoir répondre à une question si complexe concernant
l'évolution historique. Mais cette ampleur de la problématique
montre déjà combien, à cet égard, les conceptions de Hegel
ont progressé vers le concret historique par rapport à ses débuts
bernois. Nous voyons en même temps que le refus de la méthodo-
logie historique des Lumières, c'est-à-dire du fait de partir du
concept universel de l'homme, est étroitement lié à cette percep-
tion plus riche des entrelacs que forment les voies de l'histoire.
La tendance à élaborer des concepts concrets provient précisé-
ment de telles vues historiques. A la suite du passage cité plus
haut, Hegel dit, complétant ainsi sa définition de l' cc idéal >> :
Mais la nature vivante est éternellement autre chose que le
concept de la nature, et ainsi ce qui était, pour le concept, simple
modification, pure contingence, élément superflu, devient quelque
chose de nécessaire, de vivant, peut-être la seule chose naturelle
et belle 9 .
De cela ne pouvait résulter qu'une forte historisation de la posi-
tivité. Hegel ne pose plus la question : qu'est-ce que la positivité?
La question qui éveille maintenant son intérêt est : comment une
religion devient-elle positive? Mais malgré cet historisme, dont
nous avons déjà pu observer les débuts dans les brochures poli-
tiques francfortoises, il serait faux, comme le font d'ordinaire les
interprètes bourgeois de Hegel, d'opposer trop radicalement le
8. Ibid., p. I 40.
9· Ibid., p. I 4 !.
374 Le jeune Hegel
Hegel cc historique » au Hegel cc non historique », subissant
l'influence de l'esprit des Lumières. Aussi métaphysiques et
a-historiques qu'aient pu être les constructions conceptuelles du
jeune Hegel à Berne, son effort visait pourtant à atteindre une
conception globale du déroulement historique. Et quel que soit
le degré auquel les conceptions philosophiques qu'il partageait
avec les penseurs des Lumières ont constitué un obstacle pour
l'élaboration d'un système conceptuel approprié à la maîtrise
théorique des entrelacements de l'histoire, la largeur de vue
de ses premières conceptions historiques est précisément née
sous l'influence positive de l'historiographie des Lumières. Les
apologistes réactionnaires nient le fait que, malgré toutes les limi-
tations affectant son historisme, la période des Lumières qui va
de Gibbon à Condorcet fut l'époque des grandes conceptions
de l'histoire, des résultats impérissables pour l'historiographie.
D'autre part, on ne peut négliger les limitations idéalistes de la
conception hégélienne de l'histoire à l'époque présente. La
sympathie dont témoignent les historiens réactionnaires pour
certains aspects de la conception hégélienne de l'histoire sélec-
tionnés de façon unilatérale, enflés et surestimés dans cet iso-
lement, repose sur une conception de révolution du sens historique
selon laquelle celui-ci est né de la littérature réactionnaire dirigée
contre la Révolution française (Burke) et a mené, en passant par
Hegel, à Ranke et à l'historiographie apologétique. Si l'on veut
comprendre correctement les aspects valables et les aspects faibles
de la conception hégélienne de l'histoire en gestation, il faut percer
à jour la nullité de cette construction. Ce n'est que lorsqu'on voit
comment s'est développé, à partir des luttes idéologiques qui ont
tourné autour de la Révolution française, un historisme dont la
tendance principale consistait non seulement à affirmer la néces-
sité du progrès humain, comme le faisait la philosophie des
Lumières, mais, grâce à la connaissance approfondie des faits,
des tendances d'évolution et des lois de l'histoire, à démontrer la
nécessité du progrès humain, ce n'est qu'alors que l'on aperçoit
la ligne réelle de révolution du sens historique, et en même temps
la position adoptée par Hegel au sein de cette évolution.
Nous voyons alors que la cc reconnaissance>> des faits, en
l'occurrence de la religion, constitue une faiblesse idéologique
décisive de la conception hégélienne de l'histoire, faiblesse qui
provient de l'idéalisme philosophique de Hegel. La présupposi-
tion de l' cc éternité » de la religion, du fait que la religion cor-
La crise des conceptions sociales de Hegel 375
respond à un cc idéal de l'humanité », n'est en rien moins méta-
physique que les concepts de l'élément universellement humain
que Hegel critique ici de façon si âpre. Si donc un véritable his-
torisme est en train de se développer chez Hegel, c'est la consé-
quence de tendances complètement opposées à celles que les
apologistes réactionnaires admirent. C'est malgré ces tendances,
et non à cause de leur influence que Hegel a abouti à une philo-
sophie de l'histoire importante.
Considérons maintenant la manière dont Hegel formule sa nou-
velle problématique de la positivité : nous avons déjà mis à
jour les tendances qui l'ont amené à ce point lorsque nous avons
traité de la brochure sur le Wurtemberg (voir ici même, p. 24 5),
de la brochure concernant La Constitution de l'Allemagne (voir
ici même pp. 2 5 5 sq. ), ainsi que de quelques passages tirés de
L' Esprit du chriJtianisme (voir ici même, pp. 3 39 sq. ). Pour le
même fait, Hegel propose maintenant une formulation nettement
plus abrupte et résolue :
Trembler même devant un inconnu, renoncer dans sa propre
conduite à sa volonté, se façonner entièrement comme une
machine selon des règles données; sans la moindre raison, à
r
travers action et le renoncement, les paroles et le silence, s' as-
soupir, pour un moment ou pour toute la vie, dans l'engourdisse-
ment d'un sentiment - tout ceci peut être naturel, et une reli-
gion animée par cet esprit ne serait pas positive, parce qu'elle
serait adaptée à la nature de son époque. Une nature qui exigerait
une telle religion serait certes misérable. Mais la religion rempli-
rait son but final, donnerait à cette nature quelque chose de plus
élevé grâce auquel seulement elle pourrait supporter sa misère
et en quoi elle trouverait sa satisfaction.
Et, allant tout à fait dans le sens des considérations auparavant
analysées par nous, Hegel répond à la nouvelle question :
Certes, la religion est devenue positive, mais elle l'est seule-
ment devenue : elle ne !'était pas originellement.
Quand vire-t-elle alors vers la positivité? Nous avons vu que la
religion adaptée à une cc nature misérable » n'était pas positive.
Ce n'est que quand un autre état d'esprit se fait jour, quand
elle (la nature des hommes, G. L.) acquiert le sentiment de
soi-même et exige par là même la liberté pour soi-même ... que
la religion précédente peut lui apparaître comme positive 10 .
Io. Ibid., p. I 4 I.
Le jeune Hegel

Le fait qu'une religion apparaisse de la sorte comme positive est


le signe d'un bouleversement à venir. Hegel a fortement historisé le
concept de positivité, mais il se trouve sur ce point également
en opposition tout à fait radicale avec le romantisme, qui a vu
dans la seule existence d'une institution, dans sa positivité, une
raison de la défendre, de la canoniser. (Comme l'a fait plus tard
l'École historique du droit). Bien au contraire, Hegel considère
la positivité comme un signe de ce que révolution historique
est passée à un stade plus élevé que celui qui correspond à une
religion, de ce que celle-ci mérite d'être détruite par l'histoire et
doit l'être.
Cette opposition à l'égard du romantisme met également en
lumière un autre point de vue méthodologique, nouveau et impor-
tant, de Hegel. Il refuse de discuter le point de savoir si des
dogmes ou des institutions particuliers du christianisme sont
positifs ou non positifs. Il exige que l'examen de la positivité
concerne toujours le tout :
mais le contenu de cette investigation concernera toujours le
tout 11 .
Sur cette question, Hegel ne fait que quelques remarques d'ordre
général. Mais nous devons cependant nous y arrêter un instant :
tout d'abord parce que s'annonce pour la première fois avec
netteté la considération du tout, qui sera exprimée dans la Phéno-
ménologie par la formule condensée cc le vrai est le tout », et devien-
dra une méthodologie philosophique et historique; ensuite parce
que la philosophie réactionnaire de notre époque s'est accaparé
la considération du tout, l'idée consistant à partir du tout. Elle
le fait en transformant le tout en un concept métaphysique, d'où
toute considération historique véritable, toute évolution qui crée
dans le cours de l'histoire des totalités se relayant l'une l'autre,
est exclue, où la conception du tout est opposée de façon radicale
et exclusive à la causalité. (Que l'on pense à Othmar Spano).
Comme il ne manque pas non plus de tentatives visant à mettre
Hegel en relation étroite avec de telles tendances réactionnaires,
à faire de lui l'aïeul de telles tentatives réactionnaires, nous consi-
dérons comme légitime de citer l'un de ses exposés historiques,
de quelques années ultérieur, dans lequel il utilise cette considé-
ration de la totalité à propos d'un exemple concret, pour éclairer

II. Ibid., p. I44·


La crise des conceptions sociales de Hegel 377
le problème de la positivité. Dans son essai intitulé Sur les
manières de traiter scientifiquement du droit naturel (Iéna, 1803 ),
Hegel en vient à parler de la question de la féodalité et de ses
survivances en Allemagne, et examine dans quelle mesure on peut
la considérer comme positive. Il dit :
Ainsi, par exemple, la constitution féodale peut bien appa-
raître comme quelque chose de totalement positif... Mais, par
rapport à la vie, le fait que cette constitution soit positive ou non
dépend du fait que le peuple soit ou non véritablement organisé
par elle comme une individualité, soit complètement imprégné
et pénétré de façon vivante par la figure du système (qu'elle pro-
pose) ... S'il vient ainsi à se trouver que le génie d'une nation
soit à un niveau plus bas, soit un génie plus faible - et la fai-
blesse de la vie éthique est dans la barbarie et dans la culture
formelle à son degré le plus dur -, si cette nation a dû se laisser
vaincre par une autre, perdre son indépendance et a ainsi préféré
le malheur et l'ignominie de la perte de la subsistance-par-soi
au combat et à la mort, alors constitution féodale et servitude
ont une vérité absolue, et cette condition est la seule forme
possible de la vie éthique et, pour cette raison, la forme nécessaire,
juste et éthique 12 .
On voit combien l'amertume que nourrit Hegel à propos du
caractère misérable des conditions sociales et nationales de
l'Allemagne le mène à voir dans les survivances féodales de son
époque un état de choses correspondant à la « nature misérable >J,
et par conséquent non positif. Si un véritable mouvement s'était
élevé en Allemagne contre cette misère, les mêmes conditions
auraient nécessairement dû être jugées comme positives, si l'on
suit la conception défendue maintenant par Hegel.
Mais la tendance au concret historique apporte encore une
nouvelle détermination, non négligeable, à la doctrine hégélienne
actuelle de la positivité. Rappelons-nous qu'à Berne, certaines
conceptions, religions, institutions, étaient, dès r origine pour
ainsi dire, souillées par la positivité, tandis que pour d'autres,
cette tache était, de manière tout aussi absolue et métaphysique,
absente. Maintenant, Hegel rompt très radicalement avec cette
méthodologie :
Toute doctrine, tout commandement est susceptible de devenir
positif... et il n'existe pas de doctrine qui, dans certaines cir-
1 2. Lasson, p. 40 j. Trad. fr. : Des manières de traiter scientifiquement du droit natu-
rel, op. cit., pp. 96-97.
Le jeune Hegel
constances, ne soit pas vérité, pas de commandement qui, dans
certaines circonstances, ne soit pas un devoir, car même ce qui
peut valoir universellement comme la vérité la plus pure exige,
en raison de son universalité, une limitation de son application
dans certaines circonstances particulières, même cette vérité
n'est donc pas une vérité qui vaut inconditionnellement en toute
circonstance 13 .
Ainsi Hegel s'est-il rapproché de façon considérable de la concep-
tion de la dialectique historique du vrai et du faux, telle qu'elle
est exposée dans la Phénoménologie de l'esprit et dans son système
ultérieur.
Certes, nous devons distinguer deux aspects, comme toujours
quand Hegel progresse vers la dialectique. L'aspect idéaliste (non
progressiste) de ce début de dialectique historique du vrai et du
faux consiste à nouveau en une reconnaissance inconditionnelle
de la religion chrétienne, en un affaiblissement de la polémique
d'ordre historique menée contre elle. La remarque par laquelle
Hegel introduit le passage cité plus haut semble, à première vue,
innocente. Il dit :
La question de savoir si une religion est positive concerne
beaucoup moins le contenu de sa doctrine et de ses commande-
ments que la forme sous laquelle elle certifie la vérité de sa
doctrine et exige l'exécution de ses commandements 14 .
Dans cette phrase se trouve contenu un noyau historique correct,
dans la mesure où Hegel met l'accent sur la question de savoir si
une doctrine prend volontairement et spontanément possession
de la pensée et du sentiment des hommes, ou si, au contraire, les
violences, la répression, etc., sont nécessaires à son maintien.
Mais si nous rapprochons cette phrase de celle qui a été citée
précédemment {voir ici même, p. 37 z ), disant que la relation
religieuse avec Dieu est quelque chose d'éternel, que ce qu'il y
a de bon et de noble chez l'homme provient de Dieu, on y aperçoit
également la tentative idéaliste et réactionnaire visant à livrer
les modes de manifestation historiques particuliers de la religion
à la critique de l'histoire, à reconnaître leur positivisation, tout en
soustrayant au devenir et au caractère éphémère propres à l'histoire
l'« essence de la religion».
Cette ambiguïté, cette instabilité de la position adoptée par

1 3. Nohl. p. 143.
14. Ibid., p. 143.
La crise des conceptions sociales de Hegel 379

Hegel vis-à-vis de la religion, se manifeste de façon récurrente,


sous les formes les plus diverses. Les phrases citées précédemment
pourraient faire croire que l'écrit de Hegel débouche sur une
glorification du christianisme. Mais, immédiatement après, on
trouve une attaque violente dirigée contre le dogme de base du
christianisme, à savoir la rédemption du Christ, son rôle de média-
teur entre l'humanité et Dieu. Hegel dit :
Mais cette vue devient crûment positive si la nature humaine
est absolument séparée de la nature divine, si aucune médiation
n'est admise entre elles - si ce n'est en un seul individu - mais
que toute conscience humaine du Bien et du divin se dégrade
et acquiert le caractère morne et destructeur d'une foi en quelque
chose d'absolument étranger et de tout-puissant 1 l.
Il n'y a aucune possibilité d'effacer cette équivoque, fût-ce en
rapprochant ces conceptions hégéliennes de celles de certaines
sectes chrétiennes, comme cela a été parfois fait. Car Hegel,
comme nous l'avons souvent vu, critique le sectarisme du chris-
tianisme et se montre la plupart du temps beaucoup plus réticent
à l'égard des sectes qu'à l'égard de l'Église elle-même.
Il s'agit d'une ambiguïté insurmontable de l'idéalisme de Hegel.
Sa conception de l'évolution historique et de la société bourgeoise
le pousse souvent au-delà de la conception chrétienne. Sa
compréhension des rapports dialectiques le fait de plus en plus
aboutir à une conception du monde dans laquelle le Dieu du
christianisme apparaît comme totalement superflu. Il est très
caractéristique que, presque en liaison directe avec le passage cité
plus haut, Hegel exprime l'idée suivant laquelle la question de la
positivité du christianisme, de la médiation entre l'homme et
Dieu, ne pourrait être résolue qu'en apportant une solution cor-
recte au rapport du fini et de l'infini. Dans la brève introduction
écrite pour son ancien manuscrit, introduction dont nous traitons
ici, Hegel n'approfondit pas ce problème sur le plan philosophique,
et c'est compréhensible; nous ne pouvons connaître l'approche
de ce problème dans le Fragment d'un Système, écrit antérieurement,
que dans les grandes lignes et avec peu de certitude. Mais nous
savons que dès Iéna, il commence à formuler correctement la dia-
lectique de ce problème et à dépouiller, grâce à cette dialectique de
l'infini et du fini qu'il a découverte, l'infini de toute transcendance,
de tout caractère d'au-delà. Cette conception dialectique de l'in-
1 5. Ibid., p. 146.
Le jeune Hegel
fini se prête fort bien - tout comme certaines tentatives similaires
de Goethe - à l'entreprise visant à priver la foi en Dieu propre à
la religion de toute base philosophique. Mais en même temps.
nous constatons que la base idéaliste de ces relations dialectiques
réintroduit toujours dans la philosophie, sous une forme inédite,
les relations religieuses apparemment déjà surmontées. Cette ambi-
guïté et cet aspect multiple insurmontables de la philosophie
hégélienne constituent, comme nous l'avons dit, une conséquence
nécessaire de son idéalisme. Cet idéalisme lui-même provient
cependant des conditions particulières de révolution de la société
bourgeoise en Allemagne. Nous savons que Goethe, qui est beau-
coup plus proche du matérialisme que Hegel, et adopte vis-à-vis
du christianisme une attitude incomparablement plus hostile,
n'a pu lui non plus se libérer complètement de telles représenta-
tions religieuses.
Certes, ces représentations subissent de nombreuses modifica-
tions au cours de l'évolution de la philosophie hégélienne. A
Francfort, nous nous trouvons en quelque sorte au point culmi-
nant d'une crise. Mais les racines de l'attitude ambiguë de Hegel
à l'égard du christianisme sont profondes, et influencent jusqu'aux
conceptions de la période d'Iéna, où cette attitude est même for-
mulée de façon plus explicite que maintenant. Les illusions
consistant à vouloir dépasser les contradictions de la société bour-
geoise à l'intérieur de cette même société renforcent non seule-
ment la tendance idéaliste générale de base, mais s'expriment,
précisément dans le domaine de la religion, de façon particulière-
ment forte. Hegel peut s'accommoder plus facilement des contra-
dictions du christianisme, concilier son rejet parfois radical avec
le maintien de la conception générale orientée dans un sens reli-
gieux, parce qu'il se représente le dépassement des contradictions
de la société bourgeoise sous la forme d'une nouvelle religion, qui
surmonterait le christianisme (nous parlerons plus en détail de cette
conception lorsque nous étudierons la période d'Iéna).
Ce n'est que lorsque, après la chute de l'empire napoléonien,
et, avec elle, de ses illusions napoléoniennes, Hegel doit finalement
s'accommoder définitivement de la société capitaliste en tant que
monde de la cc prose », que le christianisme devient pour lui la
forme historique définitive de la religion; et dès lors, la présente
ambiguïté apparaît chez lui à son point culminant. Mais en même
temps apparaît dans ses écrits les plus tardifs la conception la plus
parfaite et la plus dialectique (toutes proportions gardées) de la
La crise des conceptions sociales de Hegel 38 1
société bourgeoise qu'il lui a été possible d'atteindre. Pour n'anti-
ciper que sur un point essentiel, notons qu'il est caractéristique
que la justification philosophique des « états » (c< Stande >J) (de
la structure de classes de la société bourgeoise) chez Hegel
devienne, au cours de son évolution, de moins en moins idéolo-
gique et de plus en plus proche des bases matérielles de la société
bourgeoise.
Ainsi pouvons-nous énoncer la thèse, d'allure très paradoxale,
mais exprimant néanmoins les contradictions vivantes traver-
sant l'activité de Hegel, suivant laquelle plus il s'éloigne de ses
idéaux révolutionnaires de jeunesse, plus il se c< réconcilie » de
façon résolue avec le règne de la société bourgeoise, moins sa
pensée tend à dépasser cette dernière, et plus fortement le dialec-
ticien ressort chez lui, de façon d'autant plus consciente. La
conception dialectique du progrès humain, dont il donne la pre-
mière formulation significative du point de vue de l'histoire
de la philosophie dans la Phénoménologie de l'esprit, n'a été pos-
sible dans les conditions historiques concrètes données que sur
la base de telles contradictions. Nous avons pris connaissance,
lors de l'étude de la période de Francfort, du caractère contra-
dictoire de ces conceptions, considérées dans leur maturation,
dans leur engendrement. Nous les retrouverons à Iéna, sous
une forme plus claire, plus développée. Ce sera le moment de les
discuter à fond.
Mais il est indubitable que les fondations de ces conceptions
ont été posées au cours de la crise francfortoise de la vie et de la
pensée de Hegel. Du point de vue littéraire, l'héritage francfor-
tois de Hegel consiste en un amas de fragments et d'esquisses,
comme c'est le cas de la période de Berne. Mais, alors que les
esquisses de Berne, quand elles sont reconstituées, nous fournissent
une image grandiose et unitaire, le résultat des années francfor-
toises est un chaos de tendances nettement contradictoires. Mais
- et c'était le but de ce chapitre que de le montrer - dans ce chaos
de contradictions non résolues est précisément née la dialectique
hégélienne. L'acquisition de cet équipement, approprié à la maî-
trise théorique de la réalité, est le résultat des années passées à
Francfort.
Hegel lui-même a, par la suite, attaché manifestement aussi
peu d'importance à ses écrits de Francfort qu'à ceux de Berne.
Quoi qu'il en soit, à Iéna débute une production extraordinaire-
ment riche qui - à la seule exception de la tentative visant à mener
Le jeune Hegel

à bonne fin l'écrit sur la Constitution de l'Allemagne - ne se relie


nulle part directement à l'activité littéraire de Francfort. A l'âge
de trente ans, Hegel part pour Iéna, sans aucune réputation
publique, sans aucun manuscrit à la publication duquel il penserait
ou pourrait penser sérieusement. Malgré cela, il va à Iéna avec la
conscience légitimement fière d'être l'égal du philosophe le plus
important, le plus influent de son époque, son ami de jeunesse
Schelling.
En 1800, son père meurt, et l'héritage, très modeste, donne à
Hegel la possibilité d'abandonner son poste de précepteur et
de se livrer pendant quelques années, sans soucis matériels, sans
contraintes, à des occupations exclusivement scientifiques. Il décide
de faire d'Iéna le théâtre de son activité et fait part de cette déci-
sion à Schelling après, semble-t-il, que leurs échanges épistolaires
eurent cessé pendant quelque temps. Les passages essentiels de cette
lettre montrent clairement que, bien que parfaitement inconnu,
Hegel apparaît sûr de lui et ferme à l'égard de son ami de jeu-
nesse, devenu célèbre. Il écrit, le 2 novembre 1 800, ce qui suit à
Schelling :
J'ai considéré avec admiration et joie ta grande activité
publique : tu me dispenseras, soit d'en parler sur le ton de l'humi-
lité, soit de vouloir m'exhiber à toi; j'userai d'un moyen terme :
j'espère que nous nous retrouverons de nouveau comme des amis.
Dans ma formation scientifique, qui a commencé par les besoins
les plus élémentaires de l'homme, je devais nécessairement être
poussé vers la science, et l'idéal de ma jeunesse devait nécessai-
rement devenir une forme de réflexion, se transformer en un
système; je me demande maintenant, tandis que je suis encore
occupé à cela, comment on peut trouver moyen de revenir à une action
sur la vie de l'homme. De tous les hommes que je vois autour de
moi, tu me parais être le seul en qui je voudrais trouver mon
r
ami, du point de vue de expression des idées et de action sur r
le monde; car je vois que tu as saisi l'homme purement, c'est-
à-dire avec toute ton âme et sans vanité. C'est pourquoi je regarde
vers toi avec tant de confiance, afin que tu reconnaisses mon effort
désintéressé - même s'il se meut dans une sphère inférieure - et
que tu puisses y trouver une valeur. Quant au souhait et à l'espoir
de te rencontrer, je suis obligé - quoi qu'il en advienne - de
savoir rendre hommage au destin et d'attendre de sa faveur la
possibilité de notre rencontre 16 .

16. Rosenkranz, pp. 14 3 sq. Trad. fr. : Correspondance, vol. 1, op. cit., p. 61.
La crise des conceptions sociales de Hegel

C'est l'atmosphère de l'épigramme que nous avons déjà citee


dans nos remarques préliminaires 17 , à titre de signe caractéristique
de la fin de la période francfortoise :
... Tu ne seras pas meilleur que l'époque, mais l'époque au
meilleur d'elle-même.

r 7. Ci-dessus, p. 2 r o.
Chapitre III

FONDATION ET DÉFENSE
DE L'IDÉALISME OBJECTIF
(IÉNA 1801-1803)
Dans la lettre à Schelling où il annonce son intention de venir
à Iéna, Hegel exprime son angoisse devant le cc tourbillon lit-
téraire » qui agite cette cité. Une telle crainte devant Iéna, consi-
déré comme le centre du mouvement romantique, n'était déjà
plus, à r époque où cette lettre fut écrite, tout à fait justifiée.
L'unité du cercle romantique d'Iéna, avec lequel Schelling entre-
tenait des rapports très étroits, s'était progressivement dissoute.
La revue de l'école romantique, I'Athenâum des frères Schlegel,
avait cessé de paraître; les rapports entre les principaux théori-
ciens de l'école romantique, Friedrich Schlegel et Schelling,
s'étaient peu à peu distendus; la dissolution du mariage d'Au-
guste Guillaume Schlegel et de Caroline, le nouveau mariage
de Caroline avec Schelling, contribuèrent encore à accroître les
tensions entre les personnes. Iéna n'était plus, à l'époque de
l'arrivée de Hegel, le centre du mouvement romantique.
Mais Iéna avait, entre-temps, perdu une autre personnalité
philosophique importante Fichte. En I 798-1799 éclata
autour de Fichte ce qu'on a appelé la querelle de l'athéisme, dont
la conséquence fut la démission de ce dernier de sa chaire d'Iéna,
suivie de son départ pour Berlin. Ce combat a uni, pour la der-
nière fois, Fichte et Schelling contre leurs ennemis communs.
Le fait que Fichte se soit éloigné d'Iéna, l'impossibilité d'effacer
verbalement, par une conversation amicale, les différends qui se
manifestaient, a certainement contribué à intensifier les combats
philosophiques à venir, bien que ceux-ci aient naturellement une
origine si profonde qu'ils n'auraient pu qu'être retardés par l'effet
des relations personnelles, et non éliminés.
1.

LE RÔLE DE HEGEL DANS LA RUPTURE


DE SCHELLING AVEC FICHTE

Malgré tout, Hegel arriva à Iéna à un moment dramatique


pour l'évolution de la philosophie classique allemande : à l'époque
de la rupture de Schelling avec la philosophie de Fichte, de la
fondation consciente de l'idéalisme objectif. Hegel, qui se mani-
feste à cette occasion pour la première fois publiquement (car la
traduction anonyme et le commentaire de l'écrit de Cart ne
peuvent compter pour une manifestation publique), va jouer un
rôle extrêmement important, et même, peut-on dire, exercer
une influence décisive. Le jeune Engels a clairement perçu le rôle
de Hegel :
En tout cas, ceci est certain : Hegel fut celui qui conduisit
Schelling à prendre conscience du fait qu'il avait, sans le savoir,
déjà largement dépassé Fichte 1.
Hegel lui-même l'exprima clairement dans l'avant-propos de
son premier écrit, la Différence entre les systèmes philosophiques de
Fichte et de Schelling, :
Ni la considération immédiate des deux systèmes, tels qu'ils
se présentent au public, ni, entre autres choses, la réponse de
Schelling aux objections idéalistes d'Eschenmayer à la philoso-
phie de la Nature, n'ont amené cette différence à l'expression 2•

I. ENGl!LS, s.helling und die Offenbarung, MEGA, 1, 2, p. 1 86.


2. Erste Drudcs•hriften, p. 3. Dans le corps du texte nous citerons cet écrit par le
titre « Différence ».
Lukacs se réfère à l'édition établie par Lasson, qui rassemble, sous le titre Erste
Drudcs•hriften : La Dissertation d'habilitation sur les orbites des planites, la Dijfi-
ren•e, les articles de Hegel parus dans le Journal o-itique de la philosophie ainsi que les
comptes rendus parus ~ans le Journal de littirature de Erlangen. La traduction de
M. Mery, parue aux Editions Ophrys-Gap sous le titre Premiires publüations, ne
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 389

Le processus au cours duquel l'idéalisme allemand se diffé-


rencia fut, à cette époque, extrêmement rapide. A peint: deux ans
plus tôt (le 7 août 1799 ), Kant avait publié sa célèbre déclara-
tion contre la Doctrine de la science de Fichte~. Jusqu'à ce
moment, Fichte pouvait penser, et c'est ce qu'il pensa, qu'il ne
faisait rien d'autre qu'expliciter avec cohérence la philosophie
kantienne et défendre - comme il prit soin de le dire - r (( esprit ))
de Kant contre sa lettre, contre les conceptions vulgarisatrices
des kantiens de cette époque. Le désaveu de Kant mit un terme à
cette situation confuse.
La présentation détaillée de ce qui sépare Kant de Fichte sort
du cadre de notre travail. Il nous faut seulement indiquer briè-
vement deux éléments. Tout d'abord le fait que Kant, à la fin de
sa vie, protesta avec passion contre la séparation de l'esprit et
de la lettre. Quelle qu'ait été l'incompréhension dont témoigna
sa déclaration en tant que telle, il a néanmoins reconnu avec rai-
son qu'avec Fichte était apparue une toute nouvelle philosophie,
et non pas seulement une interprétation de la sienne. Si ce thème
n'est pas sans importance, c'est parce qu'on le retrouve - mutatis
mutandis - dans la rupture de Fichte avec Schelling. Il est par
contre très caractéristique de la position particulière qu'occupe
Hegel dans la philosophie classique allemande que, dans ses dis-
cussions avec Schelling, ce soit une nouvelle philosophie qui
s'oppose purement et simplement à une philosophie ancienne, la
présentation du nouveau point de vue n'ayant jamais été travestie
en réinterprétation d'une conception ancienne.
Il faut également souligner, si l'on veut clarifier et mieux
comprendre le processus au cours duquel l'idéalisme allemand se
différencia, que, dans le désaveu qu'il inflige à Fichte, Kant pro-
teste contre le fait que le contenu des problèmes prenne la forme
fichtéene de la cc philosophie transcendantale n, de la Doctrine de
la Science. Il soutient, en plein accord avec ses conceptions géné-
rales mais en contradiction avec les tendances dialectiques de sa
propre cc philosophie transcendantale n, contradiction restée cachée
à ses yeux, le point de vue selon lequel la pure logique doit être
complètement indépendante de tout contenu. Nous verrons que

comprend que la Différence et Foi et Savoir. Nous citerons : Premières Publications.


(N.d.T.).
3. Des extraits de cette déclaration de Kant, parue dans le Journal littéraire universel,
sont traduits en français dans Xavier LÉON, Fichte et son temps, Paris, Librairie Armand
Colin, 19)4 (vol. I) et 1958 (vol. 2), vol. 2, pp. 121 sq. (N.d.T.).
Le jeune H egei
c'est précisément l'inclusion du contenu des problèmes dans la
logique qui a constitué un élément très important de la logique
dialectique de Hegel. C'est justement en cela qu'il a pu surmonter
consciemment l'ancienne logique formelle. Mais il est le premier à
l'avoir fait de façon consciente et systématique. Chez Kant,
Fichte et Schelling, nous le verrons également, l'ancienne logique
formelle se maintient sans être critiquée, et reste inchangée à
côté de la nouvelle méthode dialectique en formation. De là
naissent les contradictions les plus diverses, et elles se multi-
plient au fur et à mesure que s'ajoutent inconsciemment à la
logique des éléments qui relèvent du contenu, au fur et à mesure
que s'élabore la dialectique et qu'elle est appliquée à des domaines
toujours nouveaux.
Schelling prend parti contre la déclaration de Kant sur la
Doctrine de la Science; il est tout à fait solidaire de Fichte. Tous
deux considèrent qu'une séparation ouverte d'avec Kant appa-
raît comme inévitable et utile pour le développement de la phi-
losophie. A cet égard, il n'est pas sans importance de remarquer
que ni Fichte ni Schelling ne considèrent encore la nouvelle phi-
losophie comme quelque chose de complètement achevé; tous
deux savent plutôt que tout est encore en cours de formation,
que la révolution philosophique sera encore longue à accomplir.
Pour comprendre leur état d'esprit sur ce point, nous disposons
d'une lettre de Fichte à Schelling, datée de l'année 1799 mais
rédigée après la déclaration de Kant, qui est très caractéristique.
Fichte y parle de l'incapacité dont témoigne Kant de seulement
comprendre la nouvelle évolution de la philosophie en général. Et
il ajoute à ces considérations une intéressante remarque qui
annonce, comme prophétiquement, le jeune Hegel :
Qui sait où travaille dès maintenant la tête jeune et ardente
qui cherchera à aller au-delà des principes de la Doctrine de la
science et à montrer ses inexactitudes et insuffisances? Que le ciel
nous accorde la grâce, non pas de nous enfermer dans l'assurance
que cette recherche s'épuise en finasseries stériles - et certes,
nous ne nous le permettrions pas (allusion à certaines tournures
de la déclaration de Kant, G.L.) -, mais que l'un d'entre nous( ... )
soit celui qui démontre la nullité de ces nouvelles découvertes,
ou, s'il ne peut le faire, les accueille avec reconnaissance en notre
nom 4 .

4. Fichtes Briefwechsel, Berlin, 192 5, vol. II, p. 16 5.


Fondation et défense de l'idéalisme objectif 39 r

Les années qui suivirent montrèrent déjà que Fichte n'était aucu-
nement en mesure de réaliser ce programme.
Les différends entre Fichte et Schelling commencèrent déjà à
se révéler lentement à cette époque. Ce fut tout d'abord à tra-
vers des conflits personnels et d'ordre technique, qui naquirent
à propos de divers projets communs de revue, à travers les nou-
veaux regroupements qui eurent lieu au sein de !'école roman-
tique. Mais ce n'est qu'avec la parution de la première œuvre
systématique et totalisante de Schelling, le Système de l'idéalisme
transcendantal ( 1 800 ), que les oppositions philosophiques furent
portées publiquement à la lumière. Il est vrai que cette œuvre
est encore conçue par Schelling comme une extension et un
complément de la Doctrine de la Science de Fichte, et nullement
comme la critique de celle-ci ou son dépassement. Cependant,
selon la problématique elle-même, indépendamment des inten-
tions conscientes de Schelling, il s'agit déjà d'une systématisation
de l'idéalisme objectif. Il est dès lors très compréhensible que, même
s'il accorde encore foi, et cela d'une manière absolue, aux inten-
tions de Schelling, et même si, en outre, il continue longtemps
encore à penser qu'entre Schelling et lui il existe un accord complet
sur les principes fondamentaux de la philosophie, Fichte n'ait pu
manifester son adhésion à cette œuvre. Un échange de lettres
philosophiques long et détaillé commence entre eux, destiné à
éliminer ce « malentendu » et à retrouver !'ancienne harmonie.
Fichte a purifié la philosophie kantienne de ses cc hésitations
matérialistes ». Il a élaboré un idéalisme pur et subjectif. Cepen-
dant, le subjectivisme philosophique de Fichte possède un carac-
tère tout à fait partictÙier. Sa cohérence conduit évidemment et
de façon objective à un agnosticisme complet. Mais l'intention
philosophique de Fichte ne va pas en ce sens. Au contraire, ce
que veut Fichte consiste justement à surmonter l'agnosticisme
kantien, le caractère inconnaissable de la chose en soi. Ce qu'il
fait certes d'une manière radicalement subjectiviste, en ne contes-
tant pas le caractère connaissable des choses en soi, mais bien leur
existence. Il considère le monde entier comme cc posé >> par le moi
(lequel ne s'identifie pas chez lui à la conscience empirique de
l'homme isolé), et par conséquent comme parfaitement connais-
sable par ce sujet, imaginaire et mystifié, de la philosophie. Selon
Fichte, le moi a créé le monde entier et peut par conséquent le
connaître également, car - selon Fichte-, en dehors de ce
monde « posé » par le moi, rien n'existe ni ne peut exister.
39 2 Le jeune Heg,el
Avec cette conception du moi, oscillante et pleine de contra-
dictions, moi qui vient prendre chez Fichte la place de la cc cons-
cience en général» de Kant, mais auquel ne doit plus s'opposer,
comme chez ce dernier, un monde de la chose en soi, un monde
étranger, indépendant et inconnaissable, Fichte prépare le bou-
leversement qui conduira à l'idéalisme objectif, bien que sa phi-
losophie elle-même ne soit rien d'autre que l'aboutissement le
plus radical que l'on puisse imaginer de l'idéalisme subjectif. Il
suffit de clarifier et de concrétiser la conception oscillante du moi,
et cela certes dans un sens encore plus radicalement idéaliste et
mystificateur, de transformer la création du monde (cc poser n le
monde) qui, chez Fichte, est envisagée dans le domaine de la
théorie de la connaissance, en une véritable création du monde,
pour obtenir l'idéalisme objectif. C'est ce qui se produit dans le
Système de l'idéalisme transcendantal de Schelling, et plus tard
chez Hegel.
Mais la philosophie de Fichte accomplit également, sous un
autre aspect, un travail préliminaire important pour Schelling et
Hegel : il concerne la déduction systématique des catégories. Les
catégories ont chez Kant un caractère tout aussi subjectif et idéa-
liste que chez Fichte. Chez Kant, elles sont néanmoins plutôt
rassemblées empiriquement que déduites. Kant a repris la table
des catégories de la logique qui dominait encore, celle de l'École;
sans doute une série d'interprétations nouvelles apparaît-elle,
qui portent sur les relations entre les catégories, mais Kant ne
soulève pas la question de leur déduction l'une à partir de l'autre.
La problématique typique de la critique kantienne : cc Il y a des
jugements synthétiques a priori - comment sont-ils possibles? »,
montre que Kant comprend les catégories et leurs relations comme
quelque chose de donné. (Sur ce point également, l'hésitation de
Kant entre le matérialisme et l'idéalisme est visible.) Chez Fichte,
en revanche, les catégories naissent de l'activité de poser propre
au moi : de la position et de l'opposition du moi et du non-moi;
ainsi apparaît déjà chez Fichte la triade dialectique : thèse, anti-
thèse, synthèse.
Par conséquent, le cc côté actif>> de la philosophie classique alle-
mande dont parle Marx dans sa première thèse sur Feuerbach se
renforce chez Fichte, mais sur la base d'une transition à un idéa-
lisme pur. Chez Kant, l'activité morale est le seul domaine où
l'homme outrepasse les limites du monde phénoménal pour parti-
ciper au monde existant véritablement, le monde de l'essence. La
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 39 3
structure que présente l'éthique kantienne a des conséquences
méthodologiques qui seront tirées dans la théorie fichtéenne de
la connaissance : la position du monde par le moi est, chez Fichte,
une « action n.
La nécessité du conflit entre Kant et Fichte ressort clairement
de ces quelques oppositions esquissées rapidement et sans nuances.
Fichte pense au départ accomplir la philosophie kantienne d'une
manière plus cohérente que Kant lui-même ne l'a fait (l'esprit
contre la lettre). Une tout autre philosophie, se forme cependant
en laquelle Kant ne peut se reconnaître.
Le rapport Schelling - Fichte présente une certaine similitude
avec celui qu'entretient Fichte avec Kant, mais elle est très relative.
Le point de départ de Schelling est d'emblée tout autre que celui
de Fichte. La philosophie de Fichte est l'expression, au· sein de
l'idéalisme allemand, de l'activisme révolutionnaire de l'époque.
Ce n'est pas un hasard si les premiers écrits de Fichte furent consa-
crés à la défense de la Révolution française et du droit à la révo-
lution. Il est resté relativement fidèle à ses premières conceptions.
Nous nous occuperons de quelques-unes de celles-ci quand nous
parlerons de la polémique que Hegel engagea ultérieurement
contre la morale et la philosophie_ du droit de Fichte. Au cours de
l'année r 800, Fichte publie son Etat commercial fermé, dans lequel
Benjamin Constant a pu percevoir un écho tardif de la politique
économique de Robespierre; il y a d'autres exemples qui montrent
que le subjectivisme de Fichte exprime, sous sa forme allemande
et idéalistement exaltée, la foi révolutionnaire en la puissance
humaine de tout renouveler, de tout transformer. En dehors de
l'homme - qui s'identifie chez Fichte à l'homme moral, au fan-
tôme kantien de l'cc homme nouménal n - , il n'y a pas pour
Fichte de réalité. Le monde, et en particulier la nature, n'est qu'un
champ d'activité purement passif pour l'homme.
La philosophie de Schelling prend par contre naissance à partir
de la crise générale qui se manifeste alors au cœur du développe-
ment de la connaissance de la nature. Schelling appartient à ces
cc enthousiastes de la nature n dont parlait le jeune Marx, faisant
allusion à Feuerbach, dans une lettre à Ruge '.
Il est au début aussi peu question pour Schelling d'une rupture
consciente avec Fichte qu'il n'en était question pour Fichte à
j. Marx à Ruge, 13 mars 1843, MEGA, I, 1, tome 2, p. 308. Trad. fr.: MARX-
ENGELS, Correspondance (novembre 18 3 5-décembre 1848), Paris, Éditions sociales,
1971, p. 290.
394 Le jeune Hegel
l'égard de Kant. Il croit même - et avec une moindre conscience,
assurément, de la différence qui le sépare de Fichte que ce fut le
cas pour Fichte, en son temps, de la différence qui le séparait de
Kant -, interpréter le véritable cc esprit n de la Doctrine de la
science. Par conséquent, aucun des deux, pendant longtemps, ne se
sépare des principes kantiens; nous verrons plus tard que Schelling
n'a jamais dépassé, sur de nombreux points décisifs, certaines
limites de la problématique kantienne. Mais s'il est commun aux
deux penseurs de partir de la philosophie kantienne, ce point de
départ est cependant fort différent si l'on tient compte de l'orien-
tation interne qui correspond à leur évolution. Tandis que, pour
Fichte, c'est la Critique de la Raison pratique qui offre le modèle
méthodologique de tout son système, c'est la Critique du Jugement,
interprétée dans le sens de l'idéalisme objectif, qui vient au pre-
mier plan chez Schelling. Bien entendu, en cc purifiant n Kant de
ses inconséquences, Fichte et Schelling l'entraînent dans des direc-
tions très voisines, mais les contenus, en étant développés, se trans-
forment précisément en des sens diamétralement opposés. La
similitude consiste en ceci que la construction philosophique - la
problématique de Kant - est, dans une large mesure, maintenue.
Mais ce qui constituait chez Kant un subjectivisme agnostique se
transforme chez Schelling en un idéalisme objectif. Les questions
kantiennes qui ont trait à la téléologie, sur lesquelles nous nous
étendrons plus loin, leur application nouvelle et originale à la
vie organique, à la nature prise comme une totalité et à r art,
constituent le point de départ méthodologique de la philosophie
spécifiquement schellingienne.
La direction dans laquelle Schelling se propose de transformer
la philosophie kantienne implique nécessairement que l'élaboration
et la déduction des catégories dialectiques se présentent sous une
forme encore plus claire et plus résolue que chez Fichte. La contra-
diction n'avait été développée chez Kant que jusqu'à la formula-
tion d'antinomies nécessaires; elle signifiait simplement r auto-
dissolution dialectique du monde phénoménal; en dehors de cela
il ne pouvait y avoir chez Kant d'unité des contradictions, de
connaissance qui s'appuierait sur le caractère contradictoire du
monde. Le seul point de contact qui existe selon Kant entre
l'homme et l'essence réelle, le monde de l'éthique, se trouve pour
lui au-delà de toute contradiction. Chez Fichte par contre, nous
l'avons vu, la contradiction est déjà devenue la force motrice
méthodologique à raide de laquelle doit être érigé le système des
Fondation et défense de /'idéalisme objectif 39 5

catégories. De la triade dialectique fichtéenne, Schelling fera alors


un élément objectif de la structure universelle.
Dès lors surgit la question suivante : comment, par quel organe
peut être atteinte cette connaissance? Pour Kant et Fichte, 1' expé-
rience de la pure moralité (conscience morale, etc.) fournit une
telle base. Moyennant la transposition de ce principe, Fichte en
arrive à son " action n, au principe fondamental de sa théorie de
la connaissance. Conformément à la base morale de toute cette
conception, Fichte nie tout objet qui serait indépendant de
l'homme, de la conscience; la possibilité de la connaissance d'un
monde autocréé (« posé n par le moi) est donc évidente pour
Fichte : cette connaissance est l'autoconnaissance du moi qui
« pose ».
Chez Schelling, en revanche, le problème de la connaissance
du monde extérieur objectif, en particulier de la nature, se pose.
Et ceci d'une telle façon qu'il reprend entièrement à son compte
tous les arguments agnostiques que Kant, dans la Critique de la
Raison pure, avance pour justifier la connaissance de ce qu'il
appelle le monde des phénomènes. Il s'agit pour Schelling d'at-
teindre, sur la base de cette théorie de la connaissance qui conduit
au caractère antinomique de la connaissance du monde des phéno-
mènes, à un mode de connaissance supérieur qui garantisse et
fonde la connaissance adéquate de la réalité objective, de l'essence
du monde objectif. Dans le célèbre paragraphe 76 de la Critique
du jugement, Kant en vient à 1' exigence - certes seulement hypo-
thétique dans son esprit - d'une telle connaissance. Il y affirme
que, pour la connaissance humaine habituelle, qui se limite toujours
à subsumer le particulier sous le général, le particulier conserve
toujours quelque chose de contingent. Avec les moyens de cette
connaissance, cependant, ni la nature en tant que totalité ni la
vie organique ne peuvent être saisies adéquatement. C'est pourquoi
Kant établit ici le postulat hypothétique d'une autre intelligence
(intellectus archetypus), pour laquelle cette opposition entre l'uni-
versel et le particulier n'existerait pas.
Cette confrontation de deux intelligences a produit un effet
bouleversant pour toute la philosophie allemande. Elle a exercé
en particulier une influence décisive sur Goethe - toute différente,
il est vrai, de celle qu'elle a exercé sur Schelling. La manière
schellingienne de poursuivre la philosophie kantienne est très
simple et très péremptoire. Ce qui constituait chez Kant une exi-
gence hypothétique devient avec Schelling une réalité existante :
Le jeune Hegel
l'intuition intellectuelle en tant qu'organe de la connaissance
humaine pour la saisie adéquate de la réalité objective, en tant que
dévoilement du fait que la réalité objective (la nature) et la connais-
sance humaine ne sont que deux courants du même flot qui sont
amenés, par cette même intuition intellectuelle, à la conscience de
leur identité. Dans le Système de l'idéalisme transcendantal, Schelling
détermine l'intuition intellectuelle de la manière suivante :
Ce savoir doit être : a) un libre savoir absolu, précisément
pour cette raison qu'aucun autre savoir n'est libre, donc un savoir
auquel ne conduisent ni des démonstrations, des syllogismes, ni
en général la médiation de concepts, donc un savoir qui s'acquiert
uniquement par l'intuition; b) un savoir dont l'objet n'est pas
indépendant, donc un savoir qui est en même temps production de son
objet - une intuition qui est en général librement productrice et
en laquelle ce qui produit et le produit ne forment qu'un. On
appelle cette intuition intuition intellectuelle pour l'opposer à l'in-
tuition sensible, laquelle n'apparaît pas comme productrice de
son objet; en cette dernière par conséquent, l'intuitionner lui-même
est différent de ce qui est intuitionné 6 .
Ici, le rapport d'identité sujet-objet, le principe de l'idéalisme
objectif est donc déjà complètement développé.
Nous parlerons en détail des contradictions internes que recèle
la position de Schelling quand nous traiterons des éléments qui
l'opposent à Hegel. Qu'il suffise de constater pour le moment que,
en vertu de cette position, l'objectivité de la nature apparaît à
Schelling comme quelque chose de déduit et de garanti; les contra-
dictions dialectiques internes à la connaissance humaine ne sont
donc pas pour lui celles qui s'établissent entre le pouvoir humain
de connaître et la réalité extérieure (comme chez Kant), mais
celles qui règnent au sein même de la réalité objective. Il en résulte
en outre que Schelling, de même que Fichte, reconnaît et établit
un dépassement des contradictions à l'intérieur de la connaissance
humaine, et entre par là même d'une manière très nette en oppo-
sition avec la philosophie kantienne. Néanmoins, du fait que ces
contradictions ont pour lui un caractère objectif, quand il les
dépasse il va en même temps au-delà de la conception fichtéenne.
Ce n'est que de cette manière que la contradiction et son dépasse-
ment dialectique viennent occuper le centre de toute la philosophie.
Rappelons au passage, pour compléter le cadre de la situation

6. SCHELLING, Wer~e, Stuttgart und Augsburg, 18j8, Erste Abteil., III. p. 369.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 397

philosophique, que l'intuition esthétique figure chez Schelling à


titre de preuve de la réalité et de la possibilité de l'intuition intel-
lectuelle. Dans la Critique du Jugement, la nouvelle tendance phi-
losophique qui se dessine ici - la nouvelle formulation du pro-
blème de la téléologie - est déjà étroitement liée à l'esthétique.
Schiller, poussé par ce même courant, s'oriente déjà vers un idéa-
lisme objectif dans le domaine de l'esthétique. Schelling poursuit
alors cette tendance, la développe et assigne par moments à l'esthé-
tique une place centrale dans le système de la philosophie. (Je parle
en détail de ces problèmes dans mes études sur !'Esthétique de
Schiller.)
Les tentatives faites par Schelling dans le domaine de la dialec-
tique reviennent à exploiter philosophiquement les grands boule-
versements qui traversent les sciences de la nature à son époque,
à les systématiser, à les intégrer dans un système complet de la
philosophie de la nature. Nous sortirions complètement du cadre
de notre travail si nous approfondissions ces problèmes 7 • Engels
a décrit à différentes reprises cette période de bouleversements
et a attiré l'attention sur l'importance du renouvellement de
la chimie avec les découvertes de Lavoisier, sur les connais-
sances qui se rapportent à l'électricité (Volta, Galvani, etc.), sur
les débuts de la biologie scientifique et de la doctrine de l'évo-
lution, etc. Cette révolution se reflète déjà dans la problématique
de la Critique du Jugement. Toute l'œuvre scientifique de Goethe
occupe, dans une telle révolution, une place très importante et
influence la philosophie de Schelling. Dans toute cette révolution
scientifique les limites et les insuffisances de la pensée métaphy-
sique ressortent très nettement, y compris celles du matérialisme
ancien. La philosophie allemande de la nature propre à cette
époque tend à reconnaître et à élaborer, en se rapportant aux
contradictions qui viennent d'émerger de cette matière, les contra-
dictions objectives de la réalité elle-même en tant que prin-
cipes de la philosophie de la nature. Plus haut, nous avons appli-
qué au jeune Schelling l'expression par laquelle Marx désignait
Feuerbach : un enthousiaste de la nature. La lettre que Marx
adresse à Feuerbach nous en donne le droit, lettre dans laquelle
il invite celui-ci à entreprendre un travail critique sur Schelling

7. On trouvera des éléments supplémentaires concernant Schelling dans mon livre :


Die Zen1oru11g der Vernu11fi, chap. 2, Berlin, 1954; Werke, vol. 7. pp. 114-172.
Trad. fr. : La deslruclio11 de la rai.<011, Paris, L'Arche, 1958, pp. 109-165.
Le jeune Hegel
pour les Annales franco-allemandes. Dans cette lettre, Marx
appelle Feuerbach le Schelling renversé, et poursuit ainsi le portrait
de Schelling :
La véritable pensée - nous pouvons en faire crédit à notre adver-
saire - du jeune Schelling, pour la réalisation de laquelle il n'avait
d'autre instrument que l'imagination, d'autre énergie que la
vanité, d'autres impulsions que l'opium, d'autre organe que l'irri-
tabilité d'une réceptivité féminine, cette véritable pensée du jeune
Schelling, qui est restée chez lui un phantasme de jeunesse, est
devenue chez vous la vérité, la réalité, le sérieux viril. Schelling
est donc votre caricature anticipée... 8 .
A l'époque dont nous nous occupons, cette « véritable pensée
du jeune Schelling » se trouve encore au premier plan chez lui.
Naturellement, les germes de la conception réactionnaire qu'il
exprimera plus tard sont déjà présents, mais ils sont largement
éclipsés, même si c'est pour peu de temps, par l'enthousiasme lié
à la fondation d'une nouvelle philosophie de la nature, d'une
conception unitaire et dialectique de tous les phénomènes naturels.
Dans cet état d'esprit, il lui arrive presque d'avoir des élans de
matérialisme; il refuse souvent avec passion le spiritualisme extra-
vagant du romantisme, dont il est proche par ailleurs. Puisque nous
n'avons pas la possibilité de traiter cette question de manière
approfondie ici, nous ne donnerons qu'un seul exemple. En
1 799, Schelling, en opposition avec le spiritualisme de Novalis,
a, selon l'expression de Friedrich Schlegel, « été de nouveau pris
pc.r son ancien enthousiasme pour l'irréligion » et a écrit la « pro-
fession de foi épicurienne de Heinz Widerporst ». Citons
quelques vers caractéristiques de ce poème
Depuis le jour où j'ai compris
Que la matière est la seule vérité,
Qu'elle nous apporte conseil et protection,
Qu'elle est le vrai père de toute chose,
Le début et la fin de tout savoir,
Je ne me soucie plus de l'invisible,
M'en tiens seulement au manifeste,
Ce que je peux toucher, goûter, sentir
Et étreindre par tous les sens,
(..... )

8. Marx à L. Feuerbach, 20 octobre 1843. MEGA, I, 1, tome 2, p. 316. Trad. fr.


op. cit., p.
302-303.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 399
Je crois que le monde a toujours été là
Et sera toujours là 9 .
Cette profession de foi matérialiste est résolue et passionnée,
mais nullement claire, ni pensée dans ses ultimes conséquences.
Car à côté de cette profession de foi athée, Heinz Widerporst
ajoute qu'il est certes sans religion, mais que s'il avait à en choisir
une, il choisirait la religion catholique. Ainsi affleure dans la poésie
toute une série de thèmes mystiques relevant de la philosophie
de la nature de Bohme.
Par ces quelques remarques succinctes, le lecteur aura déjà
compris que des différences très profondes séparent dès le début
la philosophie de Fichte de celle de Schelling. Mais ces différences
leur furent cachées en particulier par le combat qu'ils ont mené
en commun contre les kantiens, qui voulaient immobiliser la phi-
losophie en la maintenant au point de vue auquel elle était par-
venue avec Kant lui-même. Dans son écrit sur la Différence, Hegel
ironise à propos de ce genre de kantiens. Il fait, en ce qui concerne
Reinhold, cette comparaison caractéristique :
De même qu'en France on a trop souvent décrété : La révolu-
tion e.1t finie (en français dans le texte, N.d.T.) Reinhold aussi a
annoncé plusieurs fois la fin de la révolution philosophique. Il
reconnaît maintenant la dernière fin des fins ... 10 .
Si nous rapprochons cette phrase de Hegel de la lettre de Fichte,
postérieure à la déclaration de Kant, que nous avons rapportée
plus haut, nous pouvons nous représenter un état d'esprit philo-
sophique dans lequel la lutte contre r adversaire commun fait assez
facilement oublier les différences existant réellement. Que celles-ci
soient restées cachées relativement longtemps relève à maints
égards des éléments suivants : d'une part on le comprendra faci-
lement, le manque de clarté intérieure dont témoignait Schelling
vis-à-vis de ses propres tendances, d'autre part son oscillation entre
des velléités de matérialisme et des excès théoriques liés au mysti-
cisme, ces deux tendances étant mises en rapport avec la théorie
de la connaissance de Fichte. Cette obscurité s'exprime aussi dans
le mode d'exposition. Hegel a caractérisé plus tard d'une façon
imagée et correcte cette manière d'exposer propre à Schelling. Il
écrit, dans son Histoire de la philosophie :

9. Purr, vol. 1. pp. 28 3-284 et p. 286. Trad. fr. in : Th. LACOVE-LABARTHE et


J.-L.NANCY, L'ab.10/u littéraire, Seuil, Paris, 1978, pp. 2 p-2 j 3 et p. 2 j j.
IO. Er.1te Druck.1chriften, pp. 98-99. Prtmière.1 publication.<, p. 1 59·
400 Le jeune Hegel
Schelling a accompli sa formation philosophique aux yeux
du public. La série de ses écrits philosophiques constitue en même
temps l'histoire de sa formation philosophique et la présentation
de son élévation progressive au-delà du principe fichtéen et des
contenus kantiens avec lesquels il débuta. Elle ne contient pas une
succession des parties élaborées de la philosophie, mais une suc-
cession des stades de la formation de Schelling 11 .
Schelling n'a jamais travaillé et retravaillé de fond en comble
la philosophie dans son entier, mais - tout en laissant de côté de
grands et importants domaines - il fut toujours en quête de nou-
velles découvertes. Insensiblement, le moi de Fichte se transforma
chez lui pour devenir le rapport d'identité sujet-objet de l'idéalisme
objectif. Il écrivit tout d'abord sa philosophie de la nature en tant
que simple complément de la Doctrine de la science, et, étant donné
que Fichte lui-même travaillait justement à cette époque à appli-
quer celle-ci à la morale, au droit, à la politique, etc., l'illusion
naquit chez tous deux d'un accord complet sur les principes fon-
damentaux : ils se répartissaient le travail en explorant des
domaines différents.
Ces illusions commencèrent à se dissiper après la parution de
la première œuvre systématique de Schelling. La publication de
son Système de l'idéalisme transcendantal fut suivie d'une longue
discussion épistolaire qui se termina par une rupture complète.
Il est vrai que Schelling, dans son œuvre suivante, Présentation
de mon système de la philosophie ( 1801 ), parle encore de la philoso-
phie de la nature et de la philosophie transcendantale comme de
deux aspects différents du même système. Et, dans une lettre du
19 novembre 1 800, il considère la Doctrine de la science comme
quelque chose d'achevé : la philosophie de la nature ne s'y adjoint
que pour en constituer le complément. Il écrit :
D'abord, en ce qui concerne la Doctrine de la science, je la
mets d'emblée à part; elle est complète en elle-même, il n'y a rien
à y changer, rien à y faire; elle est parfaite et doit toujours l'être,
selon sa nature. Mais la doctrine de la science ... n'est pas encore
la philosophie elle-même ... Elle relève tout entière de la simple
démarche logique et n'a rien à voir avec la réalité 12 .

11. GeJchfrhte der Phi/05ophie, édition Glockner, III, P. 647.


Dans la section consacrée à Schelling, on retrouve à maints égards les leçons que
Hegel a données à Iéna au cours de l'année 1806. Cette caractérisation de Schelling
représente donc aussi la pensée de Hegel à l'époque de sa rupture avec lui.
12. Fichtes Brieft, op. cit., vol. Il, p. 29j.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 40 1

Schelling est donc encore très loin de songer à une rupture; il


considère la Doctrine de la science comme un fondement iné-
branlable, et même comme le fondement de sa propre philosophie.
Fichte également entame la discussion d'une manière très pru-
dente. Lui non plus ne veut pas rompre avec son allié le plus
important et le plus doué. Mais, dès le début, il met en question
l'autonomie dont la nature est investie dans le système de Schel-
ling. Dans une lettre du 1 5 novembre 1 800, à laquelle répond la
lettre de Schelling dont nous avons tiré la citation précédente,
il affirme que « !' autoconstruction de la nature >> chez Schelling
(la conception, propre à l'idéalisme objectif, de l'objectivité des
catégories de la nature) est une auto-illusion. Il écrit :
La réalité de la nature est quelque chose d'autre. Elle apparaît,
dans la philosophie transcendantale, comme entièrement trouvée,
et sous une forme, il est vrai, achevée et complète; en vérité, elle
est trouvée non selon ses propres lois mais selon les lois imma-
r
nentes de intelligence...
La science qui, par une subtile abstraction, fait de son objet
la seule nature, doit bien (précisément parce qu'elle fait abstrac-
tion de l'intelligence) poser la nature comme absolue, afin de la
laisser, moyennant une fiction, se construire elle-même 13 .
Plus tard, quand la rupture est déjà devenue inévitable, Fichte
exprime cette même idée d'une manière plus tranchée et plus bru-
tale. Il prétend, dans sa lettre du 3 1 mai 1801, que tout ce qui est
connaissable n'est contenu que dans la conscience et que cc c'est
seulement dans cette petite région de la conscience que se trouve un
monde sensible : une nature 14 ».
La séparation claire de l'idéalisme subjectif et de l'idéalisme
objectif s'exprime déjà ici, Fichte refuse à la philosophie de la
nature de Schelling le droit de se présenter en tant que partie
complémentaire de la Doctrine de la science, même si c'est pour
prendre une forme qui n'est que relativement autonome. Il main-
tient que toute réalité extérieure n'est qu'un moment de l'acte
souverain par lequel le moi pose quelque chose et, que, par consé-
quent, la Doctrine de la science embrasse le domaine entier du
sav01r.
Nous avons vu que Schelling a mené la discussion d'une manière
beaucoup moins tranchée que Fichte. Les hésitations qui le font

1 3. Ibid., pp. 292-293.


14. Ibid., p. 236.
402 Le jeune Hegel
osciller apparaîtraient très clairement si nous avions la possibilité
d'analyser en détail toute la correspondance. Un seul point nous
importe : le rôle joué par Hegel. Nous rappelons que, dans sa
lettre à Schelling datée du 2 novembre 1 800, il annonçait son
arrivée à Iéna, en ajoutant qu'il avait néanmoins le projet de passer
auparavant quelque temps à Bamberg. Le 1 5 novembre, Fichte
formule la critique sévère du Système de l'idéalisme transcendantal
que nous avons citée. La réponse que Schelling adresse à Hegel
a été perdue, mais étant donné que Hegel est arrivé à Iéna beau-
coup plus tôt qu'il ne l'avait projeté - en janvier 180 r -, la
supposition de Haym 15 est vraisemblablement exacte : cette
lettre a hâté l'arrivée de Hegel à Iéna. Une telle précipitation ne
peut s'expliquer que dans le cadre de la discussion présente. Les
événements ultérieurs confirment pleinement cette supposition.
Hegel, qui, jusqu'à présent, avait produit par fragments, entame
une production polémique extraordinairement animée. En
juillet 1801, son écrit sur la Différence est déjà achevé. En
août de la même année, il défend sa thèse d'habilitation, et en
automne il est maître de conférences à l'université d'léna. Au
cours de la même année, Hegel et Schelling fondent la revue qui
constituera l'organe de combat de l'idéalisme objectif : le Journal
critique de la philosophie. Dans cette revue, Hegel proclame
aussi ouvertement que fermement qu'il ouvre un nouveau chemin
dans la philosophie, qu'il entame une nouvelle étape de l'évolution
philosophique. Bien que l'idéalisme objectif soit déjà apparu clai-
rement dans les écrits esthétiques de Schiller, et surtout dans les
écrits systématiques de Schelling, ce n'est que maintenant qu'il
se présente ouvertement comme une nouvelle philosophie : et
cela précisément par le fait de Hegel. Aussi bien la Différence
que les essais importants publiés dans la revue commune (Foi
et Savoir et Sur les manières de traiter scientifiquement du droit
naturel) contiennent un règlement de compte ample et systématique
avec tout l'idéalisme subjectif. Et non pas seulement, par consé-
quent, avec Fichte lui-même, mais aussi avec Kant, les kantiens
et le représentant le plus important, à cette époque, de la phi-
losophie subjectiviste qui constitue la « philosophie de la vie »,
Friedrich Heinrich Jacobi. Dans les recensions, plus ou moins
importantes, du journal commun, aussi bien que dans celles du
Journal littéraire de Erlangen, Hegel règle encore ses comptes avec

lj. HAYM, op. cit., p. 123.


Fondation et défense de l'idéalisme objectif 403

la grande troupe des petits représentants de la philosophie de


l'époque, les Schulze, les Krug, les Bouterwek, etc.
Hegel apparaît ainsi partout comme le défenseur du principe
de la phase nouvelle et supérieure de la philosophie. Mais cette
philosophie n'est connue jusqu'alors par le public que comme celle
de Schelling. Il n'est donc que trop compréhensible que Hegel
mette au premier plan dans ces écrits polémiques la différence
qui sépare l'idéalisme objectif (Schelling) de l'idéalisme subjectif
(Kant, Jacobi, Fichte} et oppose nettement l'une à l'autre les deux
tendances quant à leur efficacité. En soulignant cette opposition
il expose de manière frappante la carence de l'idéalisme subjectif,
les contradictions insolubles qui le traversent et le déchirent,
et montre en même temps que l'idéalisme objectif est apte à
résoudre de manière scientifiquement satisfaisante les questions
que la philosophie s'est posées jusque-là. La philosophie de Schel-
ling n'est pas soumise à la critique de Hegel, il n'est même pas
fait allusion à une telle critique. Tout au plus le lecteur actuel -
celui qui entrevoit déjà les différences existant entre Schelling
et Hegel - peut-il déceler en certains passages que Hegel attribue
à la philosophie de Schelling un sens ou une tendance qui relève
plus de sa propre philosophie que de celle de Schelling.
Les nécessités de la polémique font apparaître tout ceci d'une
manière suffisamment claire. Mais comment se présente Hegel
dans ses rapports avec la philosophie de Schelling au cours des
premières années d'léna, si nous faisons abstraction de l'accentua-
tion nécessaire de certains traits du fait de la polémique? Le maté-
riel qui est à notre disposition ne nous permet pas d'apporter une
réponse documentée. Au cours de la période antérieure à l 80 3
(année du départ de Schelling pour Würzburg), aucun jugement
négatif de Hegel concernant Schelling ne nous est connu, même
pas un jugement critique. Ce n'est qu'entre 1803 et 1806 qu'une
vive critique commence à se manifester chez Hegel, dirigée en
particulier contre les élèves et partisans de Schelling, mais aussi
contre Schelling lui-même; cette critique recevra dans la Phéno-
ménologie de l'esprit une expression principielle et systématique :
le premier règlement de comptes public de Hegel avec la philo-
sophie de Schelling sera aussi décisif que définitif.
Hegel a-t-il donc été, au cours des premières années de la
période d'Iéna, un partisan sans réserves de Schelling? Ou bien
sa collaboration avec Schelling n'était-elle à cette époque que
cc diplomatique » ou cc tactique »? Le premier terme de cette alter-
Le jeune Hegel

native reprend la conception répandue dans les histoires courantes


de la philosophie. Le second correspond à la conception soutenue,
par exemple, par Stirling 16 , lequel veut voir une certaine c< ruse »,
un certain « calcul >> dans le fait que Hegel, au cours de cette
période, se rapproche de Schelling. Que la première conception
soit inexacte, le lecteur le sait grâce à notre présentation de la
période francfortoise de Hegel. Nous y avons vu que Hegel était
déjà parvenu, avant son arrivée à Iéna, à concevoir une dialec-
tique objective qui atteignait, à propos de la question centrale
(théorie de la contradiction), un stade supérieur à celui de Schel-
ling. Nous avons vu aussi que les fragments philosophiques de
Hegel révélaient, en ce qui concerne, ici aussi, toute une série de
problèmes fondamentaux de la dialectique, une orientation qui
conduit au-delà de Schelling. Et la tendance la plus importante
de la philosophie hégélienne, la création d'une nouvelle logique
dialectique, est toujours restée tout à fait extérieure à l'horizon de
Schelling. Si donc Hegel proteste dans le Journal critique de la
philoJophie contre le fait qu'on le désigne comme un partisan de
Schelling, il a, sur ce point, entièrement raison 17 .
Mais ceci ne signifie pas du tout que Stirling, et ceux qui ont
une conception semblable, aient correctement interprété la posi-
tion adoptée par Hegel à l'égard de Schelling au début de la
période d'Iéna. Stirling comprend ici Hegel de la manière - criti-
quée en son temps avec tant d'ironie par Franz Mehring -, dont
Erich Schmidt interprète la relation du jeune Lessing avec Vol-
taire : ces « savants » attribuent aux grands poètes et penseurs du
passé la psychologie de subalterne dont témoigne le maître de
conférences ambitieux vis-à-vis du professeur en titre tout-puissant,
psychologie grâce à laquelle ils ont fait eux-mêmes leur carrière
universitaire. Un Lessing ou un Hegel se distinguent cependant
du professeur Schmidt ou du professeur Stirling, non seulement par
leur esprit, mais également par leurs qualités humaines.
Le Fragment d'un SyJtème de l'époque de Francfort montre qu'à
propos de quelques questions fondamentales de la dialectique,
Hegel était parvenu, avant sa rencontre avec Schelling, à clarifier
la spécificité de sa méthode. Mais seulement à propos de quelques

16. J. H. STIRLING, The .<ecret of Hegel, Édimbourg, 1908, p. 662. Sur Stirling,
- qui, soit dit en passant, est un des premiers interprètes à avoir cherché à ramener
entièrement Hegel à Kant - cf. les jugements de Marx et Engels dans leurs lettres :
lettres de Marx à Engels du 2 3 mai 1868 et du 14 avril 1870.
1 7. Rosenkranz, pp. 1 6 2 .rq.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 40 5

questions fondamentales. Ceci ne signifie nullement que Hegel


avait déjà pensé complètement et systématiquement, lors de son
arrivée à Iéna, la forme spécifique de la dialectique, et encore bien
moins qu'il l'avait réalisée systématiquement et concrètement.
Nous ne parlons absolument pas des questions systématiques
importantes telle, par exemple, celle du rapport de la philosophie
et de la religion. Nous avons vu (pp. 3 54 sq.) qu'à Francfort, Hegel
fait déboucher la philosophie sur la religion, ce qui signifie qu'à
cette époque il voit dans le comportement religieux de l'homme le
sommet de la philosophie. Nous allons voir maintenant que, dès
ses premiers écrits d'Iéna, il adopte à l'égard de cette question
une autre position, laquelle ne va cesser de se développer systé-
matiquement jusqu'à la Phénoménologie. Mais même si nous consi-
dérons de plus près le premier manuscrit où apparaissent ses concep-
tions concernant la logique - ce qu'on appelle la Logique d'Iéna
(1801-1802)-, nous devons constater qu'à côté des exposés
clairs portant sur des problèmes qui ont été décisifs pour r élabo-
ration de sa logique ultérieure (par exemple le passage de la quan-
tité à la qualité), il existe de nombreux éléments que Hegel a reje-
tés tacitement dès l'époque de la rédaction de la Phénoménologie.
Et surtout, en ce qui concerne la question, décisive pour Hegel,
de la déduction dialectique des catégories à partir du mouvement
de leurs contradictions immanentes, une relative obscurité des
conceptions domine encore dans la Logique d'Iéna si on la compare
avec les écrits ultérieurs d'Iéna. La séparation précise de la logique
formelle et de la logique dialectique, l'établissement des rapports
corrects qu'elles entretiennent l'une avec r autre, tout cela est certes
contenu en germe et porté à une clarté philosophique à laquelle
Schelling n'a jamais accédé, mais celle-ci n'est justement - appré-
ciée selon un critère hégélien - que contenue en germe.
Ce n'est donc pas un hasard si, au début de la période d'Iéna,
Hegel ne publie, en dehors de sa thèse de doctorat intitulée De
orbitiJ planetarium, laquelle n'a pour son œuvre qu'une impor-
tance épisodique, que des écrits polémiques : il y combat les
contradictions et les insuffisances de l'idéalisme subjectif, et
développe avec une grande clarté, à partir des contradictions
qui déchirent ce dernier, ses propres conceptions, en particulier
dans le domaine de la philosophie de la société; il s'abstient néan-
moins de présenter concrètement et de façon détaillée le contenu
et la méthode de l'idéalisme objectif, et maintient ses exposés à un
niveau très général.
Le jeune H eg,el

Parallèlement à ces écrits polémiques, Hegel, dans des leçons


et des manuscrits, élabore avec une grande énergie et une grande
persévérance son propre système autonome. Cependant, tous ces
projets restent précisément des projets. Et il n'envisage pas - il
ne le fera pas non plus par la suite - de les publier. Il en utilisera
certains, à titre de matériau pour ses travaux, dans ses publications
ultérieures, mais il construit justement son système en le critiquant
continuellement, en le révisant, en le transformant. Ces change-
ments ininterrompus dans la construction philosophique montrent
que, sur les questions décisives de la philosophie, ses conceptions
ne sont nullement fixées à cette époque. Nous avons rapporté plus
haut ce qu'il a dit de l'évolution de Schelling, à savoir qu'elle
s'est faite en quelque sorte publiquement. Cette manière de philo-
sopher a peut-être fait par moments une certaine impression sur le
jeune Hegel, qui travaillait péniblement, s'empêtrait dans l'éla-
boration systématique de ses conceptions. Mais il est certain
qu'elle était tout à fait opposée à ses convictions philosophiques les
plus profondes.
Les premières années de la période d'léna sont donc pour Hegel
- certes à un niveau nettement plus élevé qu'à Francfort - des
années d'expérimentation. A un niveau plus élevé qu'à Francfort : on
le voit immédiatement quand on compare les projets de cette
période à ceux d'Iéna. A Francfort, les analyses consistaient en
des essais portant sur divers problèmes qui revêtaient une impor-
tance décisive pour le jeune Hegel, mais, si un lien systématique
interne, unissant fortement les idées leur était sans doute inhérent,
le caractère systématique n'apparaissait pas encore consciemment
et méthodologiquement au premier plan. Les projets d'Iéna, en
revanche, sont d'emblée conçus comme les projets d'un système.
Un grand progrès a eu lieu, même si l'on constate par ailleurs que
les principes méthodologiques de la systématisation ne sont pas
encore établis fermement.
Dans ses notes personnelles de la seconde moitié de la période
d'Iéna, Hegel donne des aperçus intéressants sur l'élaboration de
sa pensée à cette époque. Ces notes ont été publiées par Rosenkranz
sous le titre de cc Cahier de notes de Hegel ». Il est caractéristique
des recherches récentes consacrées à Hegel qu'elles ignorent
complètement la publication de Rosenkranz ainsi que la datation
exacte de ces notes. Dilthey analyse celles-ci comme si elles expri-
maient les conceptions générales qui auraient été celles de Hegel
au cours de toute la période d'Iéna, et il ne mentionne nulle part
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 407

qu'elles ont déjà été publiées par Rosenkranz. Haering va plus


loin : il considère comme un cc grand mérite» de Dilthey d'avoir
publié ces fragments et les situe tout au début de la période
d'léna 18 .
Celui qui lit ces fragments avec un peu d'attention et une
compréhension, fût-elle minime, de l'évolution réelle de Hegel,
verra que ce qu'il dévoile concernant sa méthode de travail revêt
déjà un caractère rétrospectif : Hegel, ayant déjà atteint, au point
de vue méthodologique, une certaine clarté, jette un regard cri-
tique sur ses ceuvres passées, sur la manière dont il travaillait et
philosophait auparavant. Si nous nous en tenons à la chronologie
correcte de Rosenkranz, ce regard rétrospectif nous donne une
indication très intéressante concernant l'état d'esprit et le mode
de travail de Hegel au début de la période d'Iéna.
Citons des passages caractéristiques :
Le plus nocif consiste à vouloir se maintenir dans l'erreur. La
peur de faire surgir activement l'erreur accompagne, en donnant
un sentiment de confort, l'erreur absolument passive. Ainsi la
pierre ne manifeste-t-elle aucune erreur active, excepté, par
exemple, la chaux, si de l'acide nitrique est versé sur elle. Alors,
elle sort complètement d'elle-même. Ordinairement, elle s'égare,
bouillonne, entre dans un autre monde. Elle n'y entend goutte,
elle sombre. Il n'en est pas ainsi pour l'homme. Il est substance,
se maintient. Ce caractère pierreux, ou rocheux, ou le fait d'être
en pierre ... cette manière d'être réfractaire, il faut y renoncer. La
malléabilité... est la vérité. C'est seulement quand on comprend la
chose, quand le moment de l'apprentissage est fini, qu'on se trouve
au-dessus d'elle.
Ce passage est très bien illustré par ce qui le précède immédiate-
ment
Pour étudier une science, il est nécessaire de ne pas se laisser
détourner par les principes. Ils sont généraux et n'ont pas telle-
ment d'importance. Il semble que seul ce qui est particulier ait
de l'importance. Souvent, ils sont également mauvais. Ils sont la
conscience de la chose, et la chose est souvent meilleure que la
conscience que l'on continue à étudier. Au début, la conscience est
trouble. Tout plutôt que de vouloir avoir compris et prouvé pas à pas;
au contraire, on rejette le livre, on continue à lire entre veille et

18. ROSENKRANZ, pp. 198 sq. et j 37 sq.


D1LTHEY, vol. IV, pp. 195 sq.
HAERING, p. 603.
Le jeune Hegel
sommeil, on renonce à sa conscience, c'est-à-dire à son individua-
lité, ce qui est pénible 19 .

Si on lit attentivement ces remarques, on voit que Hegel décrit


ici son mode de travail au cours d'une période de transition. Il a
une idée qui n'est pas encore complètement limpide si ce n'est
pour l'essentiel du problème central, et il va de l'avant - sans
r r r
crainte de erreur - afin de mettre à épreuve exactitude de ses
conceptions en les confrontant au système entier articulant les par-
ticularités de la réalité. Il s'en tient avec obstination à la règle de
base consistant à n'accepter comme établis et corrects que les prin-
cipes qui résistent à r épreuve de cette interaction avec la connais-
sance des particularités. cc La chose est souvent meilleure que la
conscience » : voilà la dé de toute la manière de philosopher propre
au jeune Hegel. Il prend réellement au sérieux l'idée de Schelling
selon laquelle le monde est un processus unitaire qui embrasse la
nature et l'histoire; il la prend plus au sérieux que Schelling lui-
même, qui l'exprime chaque année dans un nouveau système, sous
une nouvelle forme abstraite. Hegel veut saisir l'essence de ce pro-
cessus en tant que rassemblement de toutes les particularités, et
aussi longtemps qu'il n'est pas en possession d'une méthode qui,
selon lui, garantisse cette connaissance englobant toutes les
particularités, il n'accepte un principe général qu'avec réserve,
c'est-à-dire qu'il le confronte aux faits, aux particularités, et le
rejette dès qu'il s'aperçoit qu'il est abstrait, qu'il n'éclaire pas les
particularités. Cet cc empirisme », qui a suscité tant d'embarras
chez les interprètes bourgeois de Hegel, constitue un trait fonda-
mental de la forme spécifique de sa dialectique. Nous verrons plus
tard en détail où résident les limites que Hegel n'a pu dépasser.
Il était nécessaire d'indiquer dès maintenant ce trait fondamental
de sa manière de philosopher, non seulement pour montrer tout
de suite ce qui le différencie de façon tout à fait nette de Schelling.
mais en même temps pour rendre claire la raison pour laquelle,
en dépit du fait que certaines différences sont présentes dès le
début et portent sur certaines questions fondamentales de l'idéa-
lisme objectif, il n'a pas d'emblée adopté une attitude négative et
de refus à ce propos, mais a éprouvé ces différences pour ainsi
dire expérimentalement, afin de se convaincre pratiquement de
leur légitimité ou de leur absence de fondement.

1 9. Rosenkranz, p. j 4 j.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 409

Un autre passage de ces notes caractérise encore plus claire-


ment le rapport que Hegel entretient avec Schelling, bien que le
nom de celui-ci ne soit pas mentionné. Hegel écrit
Je me souviens très bien du temps pendant lequel j'ai flâné
dans les sciences, pensant honnêtement que ce qui était mani-
feste en elles ne constituait pas encore le tout. Des manières
de conduire le raisonnement, je conclus que l'essence résidait
encore à l'arrière-plan, et que tous en savaient de loin beaucoup
plus que ce qu'ils en disaient : c'est-à-dire connaissaient l'esprit
ou les raisons de ce qu'ils avançaient. Après avoir cherché long-
temps et en vain où devait être trouvé ce dont on avait toujours
parlé et à quoi l'on s'était toujours rapporté comme à !'univer-
sellement connu et au procédé habituel, donc à ce qui était juste
mais dont on ne pouvait pas donner la justification, je trouvai qu'en
réalité il n'y avait en cela rien de plus que ce que j'avais compris,
sauf ceci : le ton de l'assurance, l'arbitraire, l'outrecuidance 20 .

Cette remarque se trouve tout à la fin du cahier de notes d'Iéna.


Hegel y adopte un ton qui montre clairement qu'il a déjà nette-
ment et complètement saisi l'aspect abstrait, le formalisme et les
faiblesses philosophiques de la philosophie de Schelling. Il donne,
sous la forme d'une autocritique interne, une image claire de la
manière dont il s'est laissé influencer par l'habileté de Schelling
à faire des constructions, par son comportement assuré et impo-
sant. Quand, plus tard, nous entrerons dans l'analyse des diffé-
rences objectives qui séparent Schelling de Hegel, le lecteur
apprendra, sur la base des questions concrètes qui surgissent ici,
à comprendre la position de Hegel mieux encore que maintenant, où
nous nous sommes contentés d'opposer l'une à l'autre la cc physio-
nomie intellectuelle » générale des deux philosophes.
Accentuer trop fortement cette opposition conduirait cependant
à des conséquences erronées. Si l'on veut comprendre correcte-
ment la période de 1801-180 3, on ne peut pas partir de ce que
nous savons aujourd'hui de l'évolution ultérieure de Schelling.
Durant cette période, les tendances réactionnaires de la pensée
ultérieure de Schelling existaient certes déjà, elles étaient en germe,
mais seulement en germe. En 1801, personne ne pouvait prévoir que
l'initiateur de la révolution philosophique en Allemagne finirait
en tant que philosophe d'une réaction théologique. Même le vide
des constructions formalistes de Schelling semblait à ce moment

20. Ibid., p. 5 54·


410 Le jeune Hegel

différent de ce qui apparaît maintenant, quand nous les envisageons


dans la perspective du chemin qu'il a suivi plus tard. On se trou-
vait alors au début d'une mutation philosophique - souvenons-
nous de l'ironie mordante avec laquelle Hegel a ridiculisé ceux qui
voulaient mettre un terme à la révolution philosophique-, et
l'abstraction des constructions de Schelling devait apparaître
comme nécessairement liée au commencement d'une nouvelle
philosophie au sein d'une nouvelle époque. (Nous verrons, en
étudiant la Phénoménologie de l'EJprit, que, à l'époque ou celle-ci
fut rédigée, ce point de vue se trouvait également au premier plan.)
Marx, en tant qu'historien dialecticien, a souligné, outre sa cri-
tique aiguë de la personnalité de Schelling, sa « véritable pensée
de jeunesse », et a mis celle-ci en parallèle avec un philosophe
de la trempe de Feuerbach. Il est évident que, pour le jeune Hegel
qui se débattait en vue d'atteindre les principes d'une dialectique
objective, cette cc véritable pensée de jeunesse » de Schelling
devait constituer le centre de l'intérêt. D'autant plus qu'en dépit
de toute l'acuité et de la justesse de la critique qu'il adressa ulté-
rieurement à Schelling, personne ne pouvait pénétrer la philosophie
de celui-ci de la manière dont Marx a pu le faire en tant que
dialecticien matérialiste. Car la méthode idéaliste et objective
propre à la dialectique idéaliste est toujours restée, pour Hegel
et pour Schelling, la base commune. La philosophie de Schelling
est donc cernée par certaines limites, qui seront encore celles de
la pensée dialectique de Hegel, tandis que Marx, les brisant avec
acuité, a pu les critiquer.
Nous l'avons déjà dit : cc la véritable pensée de jeunesse »
de Schelling consiste en ce qu'il a cherché à appréhender la nature
et l'histoire comme un processus unitaire et dialectique. Sur ce
point, elle rejoint la tendance la plus profonde de la pensée de
jeunesse de Hegel. Si les conceptions du jeune Hegel - surtout
en ce qui concerne la philosophie de l'histoire et les questions
logiques de la dialectique - sont beaucoup plus profondes que
celles de Schelling, elles ne constituent pas encore, comme celles de
celui-ci, un système unitaire et englobant la totalité du savoir.
Schelling, en effet, était arrivé, au cours de cette période, à élac
borer un tel système d'une manière qui, littérairement, fut brillante
et éblouissante. Des remarques de Hegel que nous avons citées
plus haut, il résulte clairement qu'il a ressenti la nécessité de mettre
ces conceptions à l'épreuve à travers son propre travail, et cela
avant d'en faire la critique. De l'aveu de Hegel, nous voyons que
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 41 1

c'est ce qu'il a fait, et d'une manière pour ainsi dire expérimentale.


Ce n'est que si nous envisageons sous cet aspect le rapport que Hegel
entretient avec Schelling au cours des premières années d'Iéna que
nous adopterons un point de vue correct pour interpréter le fait
que, dans quelques-uns de ses écrits, et en particulier dans le
Système de la vie éthique, Hegel emprunte la terminologie schellin-
gienne. Ce fait nous oblige à reconnaître une influence de Schelling
sur Hegel, mais non à considérer pour autant celui-ci, soit comme
un simple disciple de celui-là, soit comme un hypocrite ambitieux
qui tairait par cc tactique » les différences qu'il percevrait déjà
clairement.
A cela s'ajoute que le système de Schelling, en dépit de la forme
littéraire brillante de chacune de ses publications, était à r époque
aussi peu rigoureusement établi que celui de Hegel. Naturellement,
nous ne savons rien des rapports intimes qu'ont noués Schelling
et Hegel. Ils ont habité dans la même région, fréquenté la même
université, publié en commun une revue de philosophie. Il est donc
évident qu'ils ont dû avoir des conversations très approfondies sur
les principes de la philosophie. En effet, non seulement les premiers
écrits d'Iéna témoignent d'une forte influence de la terminologie
de Schelling sur celle de Hegel, mais dans certains exposés de
Schelling qui datent de cette époque, nous pouvons aussi per-
cevoir très clairement la voix de Hegel. L'article qui intro-
duisait leur revue philosophique : Rapport de la philosophie de la
nature avec la philosophie en général, a même été longtemps contro-
versé : on ne savait pas s'il avait été rédigé par Hegel ou par
Schelling. Ce n'est que sur la base de l'autobiographie que Hegel
écrivit en I 804 que l'on a pu déduire avec certitude que Schelling
est l'auteur de cet article 21 . Dans de telles circonstances, on peut
comprendre très facilement que Hegel ait dû avant de s'attaquer
publiquement à Schelling, essayer à de nombreuses reprises, à
propos de certaines questions controversées de la dialectique,
de le convaincre oralement, au cours de discussions personnelles,
qu'il faisait fausse route, en tentant de le remettre dans le droit
chemin. A cet égard, il ne faut pas oublier non plus que, si Hegel
a sans doute défendu, sur de nombreuses questions, un point
de vue beaucoup plus profond et plus avancé que celui de Schelling,
en ce qui concerne la philosophie de la nature - du moins au
début-, il a surtout été un élève. Certes, à la fin de sa période

2 r. Nohl, pp. VIII sq.


412 Le jeune Hegel

francfortoise, il s'est occupé intensément, comme nous le savons,


des problèmes de la science de la nature, mais en ce domaine,
Schelling, ses disciples et, au premier chef, Goethe, qui n'en faisait
pas partie et dont Hegel avait à cette époque également fait la
connaissance, avaient déjà atteint des résultats importants avec
lesquels Hegel a d'abord dû se familiariser, qu'il a d'abord dû
analyser de manière critique avant de pouvoir ériger de façon tout
à fait autonome son propre système.
Cet examen du rapport Hegel-Schelling montre donc la justesse
de la thèse que nous avons développée plus haut (pp. 3 57 sq.) :
la collaboration de Hegel et de Schelling à Iéna résulte du
croisement des chemins parcourus par ces deux grands penseurs.
A Iéna, Hegel se fraie un passage qui le mène de plus en plus clai-
rement vers la forme spécifique de sa propre dialectique. Nous
pouvons voir, en nous référant aux documents qui se rapportent
à ce point, que seuls les manuscrits des leçons de 1805-1806
seront entièrement libérés de la terminologie schellingienne. Il
ne s'agit pas simplement, bien évidemment, d'une question termi-
nologique. Quand nous examinerons les différents projets de Hegel
portant sur la philosophie de la société, nous verrons que l'éla-
boration claire et concrète de ses conceptions sociales et de sa
philosophie de l'histoire dépend étroitement de cette libération
vis-à-vis de la terminologie schellingienne.
En 1 80 3, Schelling quitte Iéna pour Würzburg. Dès lors,
le contact étroit et personnel qui existait entre eux disparaît.
La revue commune ne survit pas à cette séparation. Elle a rempli
sa mission historique : puisque les chemins respectifs de l'idéa-
lisme subjectif et de l'idéalisme objectif se sont séparés de manière
tout à fait claire et résolue, le processus de différenciation de l'idéa-
lisme objectif lui-même peut commencer. Mais il serait tout à fait
faux de considérer ce processus simplement comme une clarification
des conceptions de Hegel. Répétons-le : la philosophie de Schel-
ling était alors, elle aussi, loin d'être établie de manière fixe. Et
l'émergence toujours plus nette d'éléments réactionnaires dans la
philosophie de Schelling se trouve dans une relation réciproque
et continue avec la clarification des conceptions de Hegel, avec
sa libération progressive vis-à-vis des catégories schellingiennes
qu'il a « expérimentées n pendant un moment. A Würzburg, dès
son écrit intitulé Philosophie et religion ( 1804), Schelling appa-
raît assez ouvertement comme réactionnaire. Il se détourne de sa
cc véritable pensée de jeunesse n, et ce détachement commence à
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 41 3

prendre une forme philosophique; il en vient à concevoir le monde,


dès cet écrit, comme une dégradation de l'absolu (de Dieu). Y
apparaît pour la première fois sous une forme relativement claire
la tendance fondamentale qui formera plus tard le centre de ce que
l'on appellera la cc philosophie positive » de Schelling, philosophie
ouvertement réactionnaire. (Schelling considérera comme une
philosophie négative, complémentaire et préparatoire, sa propre
philosophie de la nature ainsi que sa propre dialectique.)
Il serait ridicule de sous-estimer l'influence de cette évolution
de Schelling sur la transformation qui s'opère dans la position
de Hegel à son égard. Les conceptions ultérieures de Hegel sont
clairement énoncées dans son Histoire de la philosophie : il consi-
dère exclusivement le début de la période d'Iéna comme le moment
de l'évolution de Schelling au cours duquel celui-ci s'est fait une
place dans l'histoire universelle de la philosophie : les œuvres
ultérieures ne méritent même pas une polémique. (La position que
Hegel adopte à l'égard de Fichte est très semblable.) Mais on ne
peut d'autre part pas oublier non plus que Hegel - en vertu
d'une connaissance très précise du caractère et du mode de travail
de Schelling - n'a pas considéré cette nouvelle phase de son évo-
lution comme définitive. Longtemps encore, il a espéré pouvoir
ramener Schelling, en le critiquant, sur le droit chemin de la philo-
sophie dialectique. La correspondance qu'ils ont entretenue, y
compris à l'époque de la Phénoménologie de /'Esprit, montre que
Hegel escomptait encore la possibilité d'un accord philosophique.
Ce n'est qu'après la publication de la Phénoménologie de /'Esprit
( I 807) que la rupture fut consommée, du fait de Schelling.
2.

LA CRITIQUE DE L'IDÉALISME SUBJECTIF

Les premières publications de Hegel à Iéna sont des écrits


ouvertement polémiques. Le pathos de son combat provient de la
conviction selon laquelle la révolution philosophique, dont il
s'est fait le défenseur, n'est que l'expression théorique d'une révo-
lution profonde et générale; par conséquent, le dépassement de
l'idéalisme subjectif par l'idéalisme objectif n'est pas pour lui une
affaire propre à la seule philosophie, une affaire de spécialistes,
mais le point théorique suprême d'une grande révolution historico-
sociale. C'est la raison des comparaisons qui reviennent continuel-
lement dans ces écrits polémiques, et qui mettent en évidence
cette connexion entre la révolution philosophique et la naissance
d'un monde nouveau. Nous avons déjà rapporté une déclaration de
ce genre. Celle qui suit est peut-être encore plus caractéristique
de l'état d'esprit polémique des premières années d'Iéna :
Le législateur athénien avait décrété la peine de mort pour
l'apragmo~·,ne politique (l'abstenti~n de vote, G.L.) quand il
y avait des troubles au sein de l'Etat; l'apragmosyne philoso-
phique, consistant à ne pas prendre parti pour son propre compte
mais à être décidé d'avance à se soumettre à ce qui sera couronné
par le destin, à ce qui connaîtra le triomphe et atteindra l'uni-
versalité, est pour sa part frappé de la mort de la raison spécula-
tive 1•
Mais les armes de ce combat sont déjà des armes spécifique-
ment hégéliennes. La réfutation de l'idéalisme subjectif ne se
limite pas à la simple démonstration des limites et insuffisances
de celui-ci. Hegel procède beaucoup plus indirectement, mais en
1. Erste Druc/cschriften, p. 1 6 3.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 41 5

même temps beaucoup plus radicalement. Il ne voit pas simple-


ment dans l'idéalisme subjectif une fausse orientation de la phi-
losophie, mais une orientation qui s'est manifestée nécessairement,
et qui, cependant n'en est pas moins - et tout aussi nécessaire-
ment - fausse. Sa démonstration de la fausseté de l'idéalisme
subjectif constitue en même temps une déduction de sa nécessité
et de la limitation résultant de cette nécessité. Hegel accomplit
cette déduction en suivant deux voies qui - il procède dès ce
moment selon cette démarche - s'entrecroisent inextricablement :
la voie historique et la voie systématique. Historiquement, il
montre que l'idéalisme subjectif est nécessairement issu des pro-
blèmes les plus profonds de l'époque présente, et que c'est préci-
sément en cela que réside son importance historique, sa grandeur
désormais acquise. Mais, dans le même temps, il montre que
l'idéalisme subjectif est voué à ne pouvoir faire plus qu'éprouver
comme problèmes les problèmes de son temps et les traduire
dans la langue de la philosophie spéculative. Des réponses à ces
questions, il n'en apporte pas : en cela réside son insuffisance.
En défendant l'idéalisme objectif contre l'idéalisme subjectif,
Hegel détermine donc en même temps la place historique qu'ils
occupent tous deux dans révolution de la philosophie ainsi que
dans l'évolution de l'humanité. Il élève ainsi le problème à un
niveau dont ni Fichte ni Schelling, dans leur controverse épisto-
laire, n'avaient eu la moindre idée. Cette élévation historique de
la problématique, où apparaît déjà clairement le Hegel ultérieur,
constitue un énorme pas en avant dans l'évolution de Hegel lui-
même. Sans doute avons-nous vu, en étudiant les fragments de
Berne et de Francfort, que ce problème a été longuement préparé.
Pour Hegel, la philosophie a toujours été liée de manière très
intime aux problèmes généraux, politiques, sociaux et culturels
de l'époque. Elle devait constituer la solution théorique définitive
de tout ce qui, venant du passé, surgit dans le présent en récla-
mant des réponses.
Que la compréhension de l'historicité apparaisse brusquement
dans la philosophie hégélienne sous une forme déjà si amplement
achevée n'est pas difficile à expliquer. A Berne et à Francfort,
Hegel s'était occupé directement des grands problèmes de la
société, et, s'il s'était avancé assez loin dans la compréhension de
quelques problèmes centraux de la dialectique, il n'avait cepen-
dant pas encore réussi à rassembler systématiquement sa concep-
tion générale. Il avait bien pris continuellement connaissance
Le jeune Hegel

(en particulier à Francfort) des courants importants de la philo-


sophie de son époque, mais il n'avait pris position à leur égard
que là où le contenu objectif des problèmes particuliers le rendait
absolument nécessaire. Ce n'est qu'à Iéna qu'il s'est vu contraint
de prendre position à l'égard de la philosophie contemporaine en
tant qu'elle constituait une philosophie, et non simplement une
recherche concernant des questions isolées, si importantes fussent-
elles. L'ampleur et la profondeur de la manière d'aborder tous
les problèmes de l'époque, de les ordonner en en faisant un seul
problème, à savoir le tournant que prend la philosophie en passant
de l'idéalisme subjectif à l'idéalisme objectif, voilà ce qui fait
naître « brusquement n chez Hegel cette vision d'ensemble de
l'historicité.
Les considérations historiques sont inséparablement liées,
dans les écrits polémiques, à une vue systématique. Répétons-le :
Hegel ne veut pas réfuter l'idéalisme subjectif «de l'extérieur n,
mais le dépasser en développant les contradictions internes dont
Fichte n'a pas pris conscience. La dialectique interne de ces
contradictions, la résolution que le mouvement des contradictions
produit de lui-même, doivent démontrer la nécessité de l'idéa-
lisme objectif. Et puisque, chez Hegel, ces contradictions sont
conçues comme produites par la vie sociale, cette unité interne
et organique de la philosophie et de l'histoire, si caractéristique
du Hegel ultérieur, apparaît dès les premiers écrits polémiques.
L'analyse hégélienne de l'idéalisme subjectif est donc issue de
ce point de vue à la fois historique et systématique. Hegel soulève
la question du besoin de la philosophie au sein de son époque.
Connaissant le Fragment d'un Système de Francfort et la manière
de juger le présent dont il témoigne, nous ne pouvons être surpris
d'apprendre que Hegel voit dans le déchirement, dans la scis-
sion, la base de ce besoin de la philosophie. Il en déduit la carac-
téristique, pour lui essentielle, des faiblesses de la pensée non dia-
lectique : ce déchirement s'y reflète dans une séparation des
catégories de l'entendement par rapport à la totalité mobile et
vivante du monde, à r absolu. Il écrit :
Examinons de plus près la forme particulière que revêt une
philosophie : nous la voyons jaillir d'une part de l'originalité
vivante de l'esprit qui, par lui-même, a rétabli en elle et façonné
spontanément l'harmonie déchirée, et d'autre part de la forme
particulière que revêt la scission d'où naît le système. La scis-
sion est la source du besoin de la philo.wphie, et, en tant que culture
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 417
de l'époque, elle forme l'aspect nécessaire et donné de la figure.
Dans la culture, ce qui est la manifestation de l'absolu s'est isolé
de l'absolu et fixé comme un élément autonome 2.
Le fait que Hegel définisse son époque comme une période de
formation montre à nouveau le lien étroit qui unit sa philosophie à
la période goethéenne et schillérienne de la littérature classique
allemande. cc Formation » : à première vue, le mot peut évoquer
une systématisation philosophique de toutes les tendances qui
trouvèrent leur expression dans les récits esthétiques de Schiller,
et surtout dans Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister
de Goethe. Mais il possède encore un autre sens : par ce terme
Hegel entend mettre l'accent sur les discordances et contradic-
tions qui se ma nifestent fortement en cette période de révolution
de l'humanité. Nous le verrons plus tard en étudiant la Phénomé-
nologie de l'esprit : la période de formation y devient tout simple-
ment r époque de la genèse de la dialectique sous sa forme ultime et
achevée, les convulsions et luttes de ce déchirement, de cette
scission, constituant les tourments de la genèse de l'harmonie
ultime et définitive de l'esprit absolu hégélien.
La différence est importante, mais c'est néanmoins une diffé-
rence dans l'accentuation, dans l'interprétation de la période de
transition qui a précédé et dans la prise de position à r égard de
l'esprit des Lumières. Goethe et Hegel se sont toujours considérés
consciemment comme des successeurs du mouvement des Lumières,
comme les dépositaires de son héritage; la critique des Lumières
à laquelle ils se livrent ne consiste jamais en un refus de la succes-
sion, comme chez les romantiques. (L'imposture moderne carac-
térisant l'interprétation de Goethe et de Hegel consiste principa-
lement à obscurcir ce rapport en sélectionnant quelques citations
isolées, détachées de leur contexte.) Que Goethe et Hegel aient
travaillé dans le même sens à cet égard, cela apparaît en particulier
dans le fait que Goethe a découvert pendant les premières années
du XIXe siècle le manuscrit de Diderot intitulé Le neveu de Rameau,
ra traduit immédiatement et ra publié accompagné de commen-
taires, Hegel ayant pour sa part tout de suite utilisé cette œuvre
de Diderot pour faire ressortir la forme extrêmement souple que
prend la dialectique au sein de l'esprit des Lumières; le person-
nage créé par Diderot prend une place décisive dans le chapitre
le plus important de la Phénoménologie de l'esprit.

z. Ibid., p. r z. Premières publications, p. 86.


Le jeune Hegel
Hegel considère donc son époque comme le moment le plus
avancé de ce déchirement propre à la formation, comme le moment
possible d'un revirement en direction de l'harmonie.
Plus s'épanouit la formation, plus diversifiée devient l'évolu-
tion des productions de la vie où la scission peut se déployer, plus
grande devient la puissance de la scission ...
Mais de cette scission naît précisément, selon Hegel, la possibilité
de la nouvelle harmonie, et c'est justement la philosophie qui est
destinée à incarner l'idée de l'harmonie :
Lorsque la puissance d'unification disparaît de la vie des
hommes et que les oppositions, ayant perdu leur vivante relation
et leur action réciproque, ont acquis leur indépendance, naît le
besoin de la philosophie 3.
Ces affirmations de Hegel montrent déjà que la tendance de
Francfort est poursuivie d'une manière plus claire et plus cons-
ciente : ramener toutes les contradictions et oppositions qui sur-
gissent dans la philosophie à des contradictions et oppositions qui
apparaissent dans la vie elle-même, montrer que leur origine réside
dans la vie sociale des hommes. Cette tendance de Hegel n'est
pas seulement la source de son historisme mais caractérise égale-
ment sa conception spécifique des contradictions et de leur dépas-
sement. Elle se trouve exprimée tout à fait clairement par les
affirmations programmatiques qui introduisent le premier écrit
polémique dirigé contre l'idéalisme subjectif :
Dépasser les oppositions ainsi fixées, tel est l'unique intérêt de
la raison. Cet intérêt qui est le sien ne signifie pas qu'elle s'oppose
absolument à l'opposition et à la limitation; car la scission néces-
saire est un facteur de la vie, laquelle se forme en s'opposant
éternellement, et la totalité n'est possible dans la vitalité suprême
qu'en se restaurant à partir de la séparation suprême. Mais la
raison s'oppose à la fixation absolue, par l'entendement, de la
scission, et cela d'autant plus que les termes absolument opposés
ont jailli eux-mêmes de la raison 4 •
La scission est donc pour Hegel un facteur de la vie elle-même; la
philosophie de la culture ne commet pas d'erreur théorique lors-
qu'elle porte l'opposition à l'expression philosophique; c'est au
contraire son mérite; son erreur consiste dans le fait qu'elle n'est
3. Ibid., p. 14. Trad. fr. : ibid., p. 88.
4. Ibid., p. 1 3 sq. Trad. fr. : ibid., pp. 87-88.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 419

pas en mesure de découvrir le principe unitaire qui est, objective-


ment, au fondement de la scission dans son ensemble; et c'est
pourquoi elle ne peut ramener à l'harmonie.
Par ces considérations, l'opposition Fichte-Schelling, l'oppo-
sition entre l'idéalisme subjectif et l'idéalisme objectif, se trouve
élevée à la hauteur d'un antagonisme historique décisif. La phi-
losophie fichtéenne apparaît comme 1' expression théorique
suprême de cette scission, comme la systématisation philosophique
de celle-ci. Mais elle n'est pas consciente de son origine et ne
fournit qu'une systématisation apparente de la problématique,
avec la prétention de détenir une réponse à la question. La cri-
tique consiste donc dans le fait de montrer systématiquement la
légitimité et la nécessité historiques et philosophiques des ques-
tions elles-mêmes, et de faire voir en même temps que les réponses
apportées par Fichte ne sont telles qu'extérieurement et ne consti-
tuent en réalité que des formulations - figées dans l'opposition -
de questions non résolues, insolubles à ce niveau. L'idéalisme
objectif forme dès lors la réponse à ces questions, c'est la philoso-
phie qui surgit des contradictions de la vie en cette période ainsi
que, philosophiquement, de celles de la pensée de cette même
période : dans le langage de la philosophie ultérieure de Hegel,
l'idéalisme objectif est cc la vérité de l'idéalisme subjectif n.
Par cette conception, Hegel devient, dès ses premières publica-
tions d'léna, le fondateur d'une méthode scientifique portant sur
l'histoire de la philosophie. Il est le premier chez qui l'histoire de
la philosophie ait dépassé le niveau de la simple énumération des
faits ou de la critique abstraite. Un tel dépassement se trouve
déjà accompli tout à fait consciemment dans la Différence. Hegel
y polémique d'une part contre une conception de la philosophie et
de son histoire cc selon laquelle celle-ci consisterait en une sorte
de métier qui s'améliorerait grâce aux procédés qu'on ne cesse de
découvrir ' >>. En même temps, il prend fermement position contre
la conception de l'histoire de la philosophie qui se préoccupe des
cc points de vue particuliers » de cette même philosophie. Cette
conception ne peut engendrer, selon Hegel, que la mauvaise
subjectivité : cc Qui se trouve empêtré dans quelque particularité
ne voit chez les autres que particularités 6 . » Il défend contre cette
conception la thèse suivant laquelle la philosophie possède une

j. Ibid., p. 9. Trad. fr. : ibid., p. 84.


6. Ibid., p. 10. Trad. fr. : ibid., p. 8 j.
420 Le jeune Hegel
longue histoire unitaire en laquelle elle se développe, histoire qui
représente le déploiement de la raison unitaire.
Naturellement, on tente déjà avant Hegel d'écrire une histoire
scientifique de la philosophie. Cette exigence apparaît déjà avec
Kant, et, après lui, chez tous les représentants importants de la
philosophie classique. Mais elle reste toujours, chez les précur-
seurs de Hegel, au niveau de simples déclarations programma-
tiques. Hegel est le premier à avoir affronté de façon vraiment
sérieuse la question de l'histoire de la philosophie : il s'est efforcé
d'une part de parvenir à embrasser toute l'histoire de la phi-
losophie, d'autre part de considérer le déploiement autonome
de la dialectique interne à la pensée, au progrès humain comme
la base méthodologique de cette histoire. Nous ne pourrions juger
dans quelle mesure ce programme de Hegel s'est déjà trouvé
réalisé à l'époque d'Iéna que si nous disposions du texte de ses
leçons d'histoire de la philosophie de 1 806. Les éditeurs de
Hegel ont disposé de ces manuscrits mais ils n'ont donné dans
les leçons qu'ils ont publiées que quelques passages isolés concer-
nant les leçons de 1806. Un jugement vraiment définitif sur cette
question s'avère donc impossible aujourd'hui.
Mais nous pouvons esquisser les contours approximatifs de
la conception hégélienne de l'histoire de la philosophie à l'époque
d'Iéna. En effet, les écrits polémiques dirigés contre l'idéalisme
subjectif se concentrent certes sur la question de la nécessité
historique de l'idéalisme subjectif et de son dépassement, mais
Hegel ne fait pas, d'un point de vue étroit et unilatéral, de ces
pensées le centre de ses recherches. Au contraire, pour mettre en
lumière tous les aspects possibles du problème qui le concerne,
pour le rendre convaincant grâce à l'argumentation la plus ample
possible, il pénètre les problèmes les plus divers de l'histoire de
la philosophie. Puisque cette question ne se trouve pas dans la
perspective de nos considérations, nous devrons nous contenter
d'une énumération - nullement exhaustive - des aperçus les
plus importants de Hegel sur l'histoire de la philosophie qui appa-
raissent dans ses premiers écrits polémiques. Ainsi, dans la polé-
mique contre Schulze, fait-il une comparaison détaillée entre le
scepticisme antique et le scepticisme moderne; dans son exposé
sur le droit naturel, il oppose les conceptions philosophico-
sociales de Platon et d'Aristote aux idées modernes, les conceptions
de l'État, du droit et de la société propres aux principaux repré-
sentants de l'esprit des Lumières, tels Hobbes et Montesquieu,
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 42 1

à celles de Kant et de Fichte; dans sa polémique contre Jacobi,


il oppose la dialectique réelle de Spinoza à la vulgarisation jaco-
bienne; quand il traite de la téléologie, il oppose les idées de
Voltaire à celles de Kant et de Fichte, etc.
Mais nous devons examiner de manière un peu plus approfondie
le problème historique suivant : quelle fut la position adoptée par
Hegel à l'égard de la philosophie des Lumières? En effet, cette
prise de position se relie aux problèmes les plus importants de
la forme spécifique que prend sa dialectique et forme une part
essentielle des divergences qui par la suite ont entraîné la rupture
avec Schelling. Le trait principal de la philosophie classique
allemande réside dans la lutte qu'elle mène contre le matérialisme
philosophique; cette lutte s'intensifie nécessairement avec le déve-
loppement de cette philosophie. Chez Schelling, les velléités
occasionnelles de semi-matérialisme ne sont rien de plus que des
épisodes : elles n'ont pas plus de conséquences sérieuses, d'effets
sur l'orientation de sa philosophie, que les hésitations bien connues
de Kant. Et en ce qui concerne Hegel, nous savons qu'il n'eut
jamais d'hésitations à cet égard : toujours et en toute conscience
il a été un idéaliste, un ennemi déclaré du matérialisme.
Mais cette hostilité philosophique envers le matérialisme ne
change rien au fait que la philosophie scientifique des Lumières
a influencé de manière indélébile l'évolution de Hegel; pendant
sa période d'Iéna, Hegel se considérait à tous égards comme un
héritier de cette évolution. Que son point de départ fût la philo-
sophie des Lumières, que sa philosophie de jeunesse ait été influen-
cée par celle-ci, il n'y a rien de particulier à cela : l'évolution de
presque tous ses contemporains est semblable. Mais voici l'im-
portant : quand il érige son système, ces attaches ne se rompent
pas chez lui comme chez la plupart de ses contemporains (nous
rencontrons à nouveau ici la même, et quasi unique exception :
Goethe). Schelling et les romantiques, prennent au cours de leur
évolution une position toujours plus nette, plus décisive et plus
négative à l'égard des Lumières. En cela, il est significatif qu'ils
considèrent comme leurs adversaires les misérables imitateurs
qu'engendra l'Auft.lârung allemande au tournant du siècle. Des
caricatures des Lumières, tels que Nicolai, ont caché à de nombreux
Allemands de cette époque la grandeur et l'importance des véri-
tables représentants de ce mouvement. Tout autre fut l'attitude
de Hegel à l'égard de cette question. Son horizon est ample et
international : nous avons pu nous en rendre compte à propos du
422 Le jeune Hegel
jugement qu'il porte sur la Révolution française et l'économie
anglaise, et nous en avons une confirmation ici. Dans son cahier
de notes d'Iéna, nous trouvons sur cette question les remarques
suivantes, très significatives :
Les Allemands protègent toujours le .1ain bon JenJ contre les
prétendues arroganceJ de la philo.1ophie. Efforts vains, car si la
philosophie leur concédait tout, cela ne leur serait cependant en
rien utile car, de bon sens, ils n'en ont aucun. Le bon sens véri-
table et sain ne réside pas dans la rudesse paysanne, mais traite
avec violence et liberté, dans la sphère cultivée, les déterminations
de la culture, et cela d'après la vérité; il apparaît de façon immé-
diate en tant que paradoxe rousseauiste quand il exprime dans
des principes la contradiction qu'il oppose à la détermination aussi
bien qu'à la culture elle-même; ou il apparaît comme l'expérience,
le raisonnement, la plaisanterie, ainsi que nous le voyons chez
Voltaire ou Helvetius 7 •
Hegel considère certes l'idéalisme objectif comme la forme
suprême et définitive de la philosophie. Il développe la légitimité
de cette philosophie dans son combat contre l'idéalisme subjectif
de Kant et de Fichte. Ce n'est pas seulement ceux-ci, toutefois,
qu'il considère comme les précurseurs immédiats de sa propre
philosophie, mais également les philosophes des Lumières. Dans
les critiques que Hegel adresse à la tradition, des situations appa-
raissent très souvent dans lesquell.es, selon lui, le point de vue des
Lumières (ou de quelques représentants isolés de l'esprit des
Lumières) se trouve au même degré de légitimité au même niveau
problématique que celui de Kant et de Fichte; il y a même des
cas très nombreux où la supériorité des représentants des Lumières
par rapport à Kant et à Fichte est mise en évidence. Nous revien-
drons sur ces confrontations quand nous traiterons des problèmes
particuliers où elles apparaissent concrètement. Nous verrons
aussi que cette appréciation des Lumières est très étroitement
liée à la construction historique et achevée qu'élabore Hegel à
cette époque, et détermine de manière décisive toute la structure
de la Phénoménologie de l'esprit.
Il nous faut seulement indiquer ici que le rejet général du maté-
rialisme philosophique n'empêche pas Hegel d'accorder à ses
représentants les plus importants - d'Holbach et Helvetius - une
place très importante dans l'histoire de la philosophie. Dans son

7. Rosenkranz, p. j 40.
Fondation et défeme de l'idéalisme objectif 42 3

écrit sur la Différence, il dirige la polémique contre les conceptions


superficielles, purement négatives et défavorables, du kantien
Reinhold, qui ne voit dans le matérialisme qu'un cc égarement
spirituel », cc qui ne vient pas d'Allemagne »; en cela, ce dernier
ignore le véritable besoin philosophique, la nécessité de dépasser
la scission de l'esprit et de la matière.
Si la localisation occidentale de la culture dont est issu ce
système 8 tient celui-ci éloigné d'un pays, il se pose la question
de savoir si cet éloignement ne résulte pas d'une unilatéralité
culturelle opposée. Et même si sa valeur scientifique était tout
à fait quelconque, il ne faudrait pas, en même temps, négliger
ceci : dans le Système de la nature s'exprime, par exemple, un
esprit égaré par rapport à son temps et qui se reproduit dans la
science; ni ceci : que la tristesse que suscitent la tromperie géné-
rale du temps, le désordre immense de la nature, l'infini mensonge
qui se nomme vérité et droit -, cette affiiction, dont le souffie
traverse la totalité, garde encore assez de force pour se construire
comme vérité un absolu qui s'est enfui de la manifestation de la
vie, construction animée par un besoin véritablement philoso-
phique et une spéculation véritable, dans une science dont la
forme apparaît dans le principe local de l'objectivité, alors que la
culture allemande, en revanche se niche, souvent sans spécula-
tion, dans la forme du subjectif dont relèvent également l'amour
et la foi 9 .
L'erreur de ce raisonnement de Hegel est évidente : il voit
dans l'idéalisme objectif le principe par lequel les deux unilatéra-
lités - c'est-à-dire l'idéalisme subjectif et le matérialisme philo-
sophique - peuvent être surmontées. Mais ces considérations de
Hegel présentent un autre aspect : il place sur le même pied, du point
de vue de la société et de l'histoire de la philosophie, l'idéalisme
subjectif de Kant et de Fichte et le matérialisme de d'Holbach.
Sans doute Hegel exagère-t-il les éléments de crise et de cc déses-
poir » qu'il relève dans la critique sociale et la philosophie
générale des matérialistes importants du xvuf siècle; il passe
sous silence le fait que la révolution imminente de la société et la
domination - qui est proche - de la bourgeoisie sont attendues
dans un état d'esprit optimiste et assuré de la victoire. Cette
estimation erronée de Hegel provient de sa conception globale de
l'histoire. Il voit dans la Révolution française le déchaînement

8. Il s'agit du Sy.1tème de la nature de d'Holbach. (N.d. T.).


9. Ente Druc~.1chriften, pp. 96-97. Première.< publications, pp. 1 57- 1 j 8.
Le jeune Hegel

et le point ctÙminant d'une crise, après laquelle doit venir au


jour une nouvelle époque de l'esprit. Il considère donc exclusive-
ment les matérialistes français comme des représentants spirituels
de cette crise. Par conséquent, dans la mesure où il juge correc-
tement la Révolution française, il peut également apprécier
correctement la philosophie de la société propre aux matérialistes;
les limites en lesquelles reste enfermé le jugement qu'il porte sur la
Révolution française se manifestent de la même manière que celles
de son jugement sur d'Holbach et Helvetius. Il est néanmoins
très important que Hegel considère également Kant et Fichte
comme des représentants idéologiques de cette même crise. Par là
même, il reconnaît que d'Holbach atteint le même niveau philoso-
phique et spéctÙatif que Kant et Fichte, et il le place plus haut que
les tenants de l'idéalisme subjectif chez lesquels la philosophie en
reste au simple sentiment, aux simples déclamations. La dernière
phrase de l'extrait de Hegel que nous venons de citer constitue
un coup de boutoir énergique qui frappe non setÙement les
kantiens à la Reinhold, mais tous les représentants de la philoso-
phie du sentiment, c'est-à-dire le romantisme.
Ce parallèle entre l'idéalisme subjectif et le matérialisme ne
forme pas une idée isolée dans les écrits polémiques de Hegel.
Celui-ci ne cesse de mettre ces deux courants en parallèle, et
toujours en vue de montrer leur unilatéralité mutuelle et d'in-
diquer que celle-ci doit être surmontée par l'idéalisme objectif.
Par exemple, quand il polémique avec les conceptions superficielles
du prétendu cc bon sens >> :
La matière des matérialistes ou le moi des idéalistes - la
première n'est plus la matière morte que la vie rencontre comme
un obstacle et qu'elle doit former, et le second n'est plus la
conscience empirique qui, en tant qu'être limité, doit poser hors
d'elle un infini 10 .

La critique de l'idéalisme subjectif est menée ici par Hegel


aµtrement qu'il le fera plus tard. La fameuse critique de la chose
en soi - rendue célèbre par Engels et Lénine - n'est pas encore
présente dans les arguments que Hegel oppose dans le contexte
présent à la philosophie kantienne. Une telle critique ne pouvait
s'élaborer qu'avec l'achèvement, la consolidation et la systématisa-
tion de l'idéalisme absolu. Certes, quand nous suivrons les déve-
IO. Ibid., p. 24. Cf. également p. 82 et p. 83. Trad. fr. : ibid., pp. 9j-96, 144-14j,
146-147.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 42 5

loppements de Hegel sur l' cc aliénation » dans la Phénoménologie


de l' Esprit, il apparaîtra clairement à tous les lecteurs attentifs
que la conception de l' cc aliénation » contient implicitement cette
critique que Hegel adresse à l'idéalisme subjectif. Sa critique ulté-
rieure de l'idéalisme subjectif - sa critique finale - est rétros-
pective. Elle s'appuie sur une vision d'ensemble de l'idéalisme
subjectif en tant qu'étape complètement dépassée. Mais ici, nous
assistons seulement à la naissance de l'idéalisme absolu. Ici, la
relation apparaît parfois plus clairement que l'opposition. Car la
nouvelle philosophie se développe maintenant à partir des contra-
dictions insolubles de l'idéalisme subjectif, comme la conséquence
nécessaire et la résolution de ces contradictions. Il résulte de cette
situation que Fichte se trouve, pour le jeune Hegel, au centre de
la polémique. Non seulement le combat est littéralement issu des
oppositions entre Fichte et Schelling, mais il s'agit de critiquer
Fichte à fond en tant qu'il est celui qui accomplit nécessairement la
philosophie kantienne. Cette attitude à l'égard de Fichte qui se
fonde sur l'histoire, Hegel l'a maintenue toute sa vie. Mais
dans les grandes discussions de fond de la Logique et de l'Enry-
clopédie, les proportions changent : c'est Kant, en tant que fon-
dateur et représentant le plus important du nouvel idéalisme
subjectif en Allemagne, qui devient alors la cible centrale de la
polémique hégélienne. Ce changement manifeste une conception
de l'histoire de la philosophie caractéristique d'un esprit plus mûr
et plus riche que celui dont a pu témoigner le jeune Hegel dans
la fougue de ces combats.
Au centre des exposés polémiques de Hegel, on trouve donc
maintenant la démonstration suivante : le moi de Fichte apparaît
avec la prétention de constituer la relation d'identité sujet-objet,
donc de résoudre le dualisme kantien de la conscience et de la
chose en soi, mais n'est pas en mesure de remplir cette exigence
qu'il fait sienne. Nous voyons que la critique adressée par Hegel
et par Schelling à Fichte se situe à l'exact opposé de la critique
kantienne. Tous deux mettent en lumière l'insuffisance de la
démarche accomplie par Fichte en vue d'aller au-delà de Kant.
Cette insuffisance de Fichte consiste en ceci : le moi doit surmon-
ter le dualisme kantien grâce à une conception qui, d'une part
- et d'une manière peu claire-, conduit à leur extrémité les ten-
dances subjectives et agnostiques de la philosophie kantienne en
transformant radicalement la totalité du monde en conscience, et
d'autre part cependant, attribue à ce moi le rôle de porteur d'une
Le jeune Hegel
objectivité qui n'est pas affectée par les limites de la conscience
kantienne. La critique kantienne souligne l'illégitimité de la
démarche qui, du point de vue de la conscience, vise à surmonter
la dualité de la conscience et du monde extérieur. La critique hégé-
lienne se place à un point de vue totalement opposé. Elle reconnaît
le bien-fondé de l'effort fichtéen visant à résoudre, de manière
idéaliste, le problème de l'objectivité du monde par le truchement
d'une relation d'identité sujet-objet, mais juge que Fichte n'atteint
que l'exigence de cette résolution, consistant à dissoudre l'objecti-
vité, n'atteint que le devoir-être de l'absolu, de la relation d'iden-
tité sujet-objet. Dans les termes hégéliens :
Alors, dans le système, le moi ne devient pas lui-même sujet-
objet. Le subjectif est bien sujet-objet, mais non l'objectif, et par
conséquent le sujet n'est pas également objet 11 .
La nécessité historique qui fit que ce problème fut soulevé de
la sorte est aisément compréhensible. Avec Kant, l'agnosticisme
de l'idéalisme subjectif a reçu sa formulation théorique suprême.
En même temps, il est apparu que le matérialisme des XVIf et
XVIIf siècles n'était pas en mesure de formuler de manière satis-
faisante, et encore moins de résoudre, les problèmes de la dialec-
tique qui avaient été soulevés par le truchement du développe-
ment des sciences de la nature et par l'évolution sociale. Le
progrès de la pensée métaphysique en direction de la pensée dia-
lectique ne pouvait se faire, dans les conditions déterminées par
l'évolution sociale de cette époque - et par l'évolution scienti-
fique correspondant à celle-ci, qu'en empruntant la voie de l'idéa-
lisme. Une dialectique de la réalité objective n'est néanmoins
possible - du point de vue idéaliste - que sur la base de la rela-
tion d'identité sujet-objet. Ce n'est que si l'on admet l'existence
de quelque chose qui dépasse la conscience individuelle de l'homme
mais conserve encore la manière d'être du sujet et de la cons-
cience, que si l'idéalisme voit dans le mouvement dialectique des
objets une voie qui conduit, au sein de ce sujet, vers la conscience
de lui-même, que si donc le mouvement du monde des objets
accède par la connaissance à l'unité - unité objective et subjec-
tive, réelle et relevant de la conscience-, qu'une dialectique objec-
tive et idéaliste est possible. La relation d'identité sujet-objet
constitue donc le concept méthodologique central de l'idéalisme

1 1. Ibid., p. 48. Trad. fr. : ibid., p. 116.


Fondation et défense de l'idéalisme objectif 427

objectif, de la même manière que la représentation comme reflet


dans la conscience humaine de la réalité objective indépendante
de la conscience, se trouve au cœur de la théorie de la connais-
sance du matérialisme philosophique.
Les grandes révolutions économiques et sociales qui eurent lieu
au tournant du siècle ainsi que l'élan des sciences naturelles ont
montré les limites du matérialisme, ce que Lénine exprime en
disant que cc son défaut fondamental consiste dans son incapacité
à appliquer la dialectique à la théorie des images, au processus et
au développement de la connaissance 12 ». Dans cette situation,
où l'évolution de la société amena la question de la dialectique
si impérieusement au premier plan que l'agnosticisme kantien (en
nette opposition avec celui de Berkeley et Hume) apparaissait
déjà sous une forme dialectique, dans une situation où le matéria-
lisme dialectique n'était néanmoins possible ni socialement ni
scientifiquement, il n'existait pour l'évolution philosophique que
deux possibilités : ou bien en rester à l'agnosticisme kantien, ou
bien progresser jusqu'à la fiction de la relation d'identité sujet-
objet afin d'atteindre, au prix d'une mystification philosophique,
une dialectique de la réalité objective. C'est pourquoi Lénine ajoute
au passage que nous venons de citer :

L'idéalisme philosophique n'est une absurdité que du point de


vue du matérialisme grossier, élémentaire, métaphysique. Inver-
sement, du point de vue du matérialisme dialectique, l'idéalisme
philosophique constitue un développement (un gonflement, une
dilatation) unilatéral, exagéré, exubérant (Dietzgen) d'un des
traits, d'un des aspects, d'une des limites de la connaissance,
jusqu'à en faire un pur absolu, un élément divinisé, séparé de la
matière, de la nature. L'idéalisme est le cléricalisme 13 .

Lénine caractérise ici, avec sa précision habituelle, les deux


aspects de la question. Il montre avec beaucoup de subtilité que
cette problématique idéaliste implique nécessairement un élément
clérical, religieux. Nous verrons plus tard les raisons profondes,
d'ordre social, qui empêchèrent Hegel de s'émanciper de la reli-
gion. Évidemment, la relation d'identité sujet-objet, issue d'une
telle base, a ensuite renforcé et approfondi ces tendances reli-
gieuses. Il importe donc pour l'histoire de l'idéalisme classique en

12. Cahiers philosophiques, Paris, Éditions sociales, 1973, pp. 346-347.


1 3. Ibid., p. 392.
Le jeune Hegel

Allemagne d'examiner les deux aspects mis en évidence par Lénine


dans leur interaction dialectique.
Dans la philosophie de Fichte, nous trouvons à cet égard un
mélange remarquable de rigueur et d'absence de rigueur. Il se
montre plus rigoureux que ses successeurs quand il souligne le
caractère purement subjectif, purement relatif à la conscience, de
son moi. Quand il critique de ce point de vue les illusions et les
inconséquences de Schelling, il a d'une certaine manière raison.
(Certes, du même point de vue méthodologique, Kant a aussi
raison contre lui.) En allant avec une réelle rigueur jusqu'au fond
de ses conceptions, Fichte doit nécessairement aboutir à Berkeley.
En attribuant à son moi la propriété d'une relation d'identité
sujet-objet, il se montre - même du point de vue strictement
idéaliste - inconséquent. Cette insuffisance a néanmoins produit
ses effets : elle fut propice à révolution de la dialectique idéaliste
en Allemagne.
La critique hégélienne porte exclusivement sur cette dernière
insuffisance de la philosophie fichtéenne. L'aspiration de Schel-
ling et de Hegel à une dialectique idéaliste et objective les contraint
à prendre vraiment au sérieux la figure mystificatrice de la rela-
tion d'identité sujet-objet. De ce point de vue, Hegel soumet la
philosophie de Fichte à une critique radicale. Il part, comme nous
l'avons vu, du fait que le moi de ce dernier devrait constituer une
relation d'identité sujet-objet mais ne se trouve pas néanmoins
en mesure de remplir cette fonction et cela par suite de l'incon-
séquence qui caractérise la démarche de Fichte.
L'identité absolue est certes le principe de la spéculation, mais
celui-ci ne reste, comme son expression moi = moi, rien de plus
que la règle dont on postule l'accomplissement infini, mais qui
n'est pas construite dans le système 14 .
A partir de là, Hegel montre l'aspect systématique de sa concep-
tion, avec laquelle nous sommes familiarisés, qui place sur le même
plan le matérialisme métaphysique et l'idéalisme subjectif. Il pour-
suit cette comparaison de la manière suivante :
La conscience pure ne peut ni plus ni moins se manifester
dans la conscience empirique que la chose en soi du dogmatique
(du matérialiste, G. L.). Ni le subjectif ni l'objectif ne remplit
à lui seul la conscience. Le subjectif pur constitue tout autant une

14. Er.<te Druck_schriften, p. 46. Première.< publication.<, p. 1 1 5.


Fondation et défense de l'idéalisme objectif 429

abstraction que l'objectif pur. L'idéalisme dogmatique pose le


subjectif comme fondement réel de l'objectif, le réalisme dogma-
tique pose l'objectif comme fondement réel du subjectif... Seule-
ment, de même que l'idéalisme fait valoir l'unité de la conscience,
de même le réalisme en fait valoir la dualité. L'unité de la cons-
cience présuppose une dualité, et la mise en relation présuppose
une opposition; au moi =moi s'oppose de manière également
absolue un autre principe : le sujet n'est pas identique à l'objet;
les deux principes sont du même rang 1'.
Ainsi le moi de Fichte ne constitue-t-il pas une relation d'iden-
tité sujet-objet qui produise et garantisse la dialectique de la réalité
objective :
Il produit sans fin, au sein du progrès infini de rexistence qui
se poursuit, des parties de lui-même, mais sans se produire lui-
même dans l'éternité de l'intuition de soi-même en tant que sujet-
objet.
Cette limite de la conception fichtéenne se manifeste de la façon
la plus frappante, selon Hegel, dans la relation qu'entretient le
moi avec la nature. Ici également Hegel souligne le fait que Fichte
se situe sur le même plan que le matérialisme métaphysique : rc la
position dogmatique d'un sujet absolu se transforme dans cet idéa-
lisme ... en une autolimitation absolument opposée à la libre acti-
vité 16 ». En raison de cette attitude négative vis-à-vis de la nature,
cette dernière apparaît dans le système de Fichte comme quelque
chose de mort, quelque chose auquel ne peut en aucune façon
être attribué un mouvement dialectique propre. Hegel fait ressor-
tir cette limite à propos des éléments les plus divers de la philoso-
phie fichtéenne; il montre que l'unité du sujet et de l'objet, du moi
et de la nature, soit n'est pas fondée spéculativement, soit se déchire
et se transforme en une dualité rigide.
La forme la plus crue de ce dualisme que Fichte prétend sur-
monter en dépassant par là même Kant, mais qu'il reproduit à un
niveau supérieur comme le montre Hegel, apparaît dans le rap-
port que noue l'homme avec la société. Nous nous occuperons
bientôt de manière détaillée de la doctrine morale et sociale de
l'idéalisme subjectif. Nous pouvons donc nous contenter ici de
mettre en évidence le point fondamental sur lequel Hegel et Fichte
s'opposent. Hegel reproche à Fichte le fait que, dans sa philoso-

1 j.Ibid., p. 47. Trad. fr. : ibid., pp. 115-116.


16. Ibid., p. j6. Trad. fr. : ibid., p. 123.
Le jeune Hegel
phie, la société n'est, pour l'homme, qu'une limitation de sa liberté,
de la même manière que la nature n'apparaît chez lui que comme
quelque chose qui limite et qui est limité. Nous connaissons déjà,
grâce à la critique que Hegel a adressée au cours de la période
francfortoise à la philosophie kantienne, l'idée fondamentale qui
sous-tend un tel reproche (cf. supra, p. 2 7 2 ). C'est dans le sens de
sa critique précédente qu'il formule à nouveau l'objection suivante :
Si la communauté des êtres de raison constituait essentielle-
ment une limitation de la vraie liberté, elle formerait en elle-
même et par elle-même la tyrannie suprême 17 .
De cette manière, Hegel montre que Fichte est bien loin de
dépasser le dualisme de la philosophie kantienne. Il lui adresse
ici l'objection par laquelle il combattra toute sa vie l'idéalisme
subjectif, objection qui consiste à dire que celui-ci ne peut s'élever
au-dessus du devoir-être (Sollen) abstrait.
Cette impossibilité pour le moi de se reconstruire à partir de
l'opposition de la subjectivité et de rx qui surgit pour lui dans la
production inconsciente, cette impossibilité de s'unir à sa mani-
festation, s'exprime ainsi : la synthèse suprême indiquée dans le
système est un devoir-être. Le moi identique au moi se transforme
en : moi doit être identi1ue à moi; le résultat du système ne
retourne pas à son début 1 .
Ainsi obtenons-nous à nouveau, selon Hegel, le progrès infini
kantien (essentiellement agnostique), ce qui revient, selon lui, à
répéter, dans une terminologie philosophique, la question non
résolue. Dans sa Logique d'Iéna, Hegel écrit :
La mauvaise infinité est l'étape ultime à laquelle accède l'inca-
pacité d'unifier et de dépasser l'opposition d'une manière absolue,
en tant qu'elle ne fait qu'exiger ce dépassement et se contente de
r
présenter exigence au lieu de la satisfaire 19 ...
Dans l'écrit sur la Différence, la conception de l'idéalisme objec-
tif suit encore pour l'essentiel l'exposition schellingienne. La
forme primitive que l'idéalisme objectif prend chez Schelling
consiste dans le parallélisme et l'égalité de rang de la philosophie
transcendantale et de la philosophie de la nature. Cette forme
apparaît encore ici comme le dépassement de l'idéalisme subjectif.

17. Ibid., p. 6 5. Trad. fr. : ibid., p. 13 o.


18. Ibid., pp. 52-53. Trad. fr.: ibid., p. 120.
19. Jenenser Logi/i:., p. 29.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 4 31

De même que Schelling, Hegel part de la proposition de Spinoza :


cc l'ordre et la connexion des idées est le même que l'ordre et la
connexion des choses 20 u. Il est vrai que le sens que cette pro-
position possédait chez Spinoza s'est modifié chez Hegel et
Schelling. Chez Spinoza, elle exprimait des tendances matéria-
listes. Schelling et Hegel veulent en faire un élément essentiel de
l'idéalisme objectif. Ce qui faisait donc la force de cette phrase
dans un contexte matérialiste, à savoir le fait qu'elle constituait
une indication et un pressentiment de la théorie matérialiste du
reflet, devient, dans un cadre idéaliste, une faiblesse. Chez Schel-
ling, on ne trouve jamais qu'un simple parallélisme de l'extérieur
et de l'intérieur, de l'objectif et du subjectif. Hegel est le seul à
rechercher, certes quelques années plus tard seulement, le dépas-
sement radical de ce reste de dualisme. Dans son écrit sur la
Différence, il accepte encore le point de vue schellingien, à savoir
la théorie des deux sciences parallèles se complétant réciproque-
ment et formant finalement une unité. Celle-ci doit se manifester
dans le fait que ces deux sciences passent l'une dans l'autre; mais
un tel entrecroisement n'est que proclamé, jamais il n'est démon-
tré méthodologiquement. Un passage effectif de l'une à l'autre
constituerait, selon la conception ultérieure de Hegel, dont le
noyau et les prémices influencent dès à présent ses tendances, la
réelle garantie du fait que les deux sciences peuvent exister l'une
à côté de l'autre sans la suprématie de l'une sur l'autre (supré-
matie qui, selon Hegel, supprimerait l'unité, soit de manière
matérialiste, soit de manière idéaliste et subjective), en se complé-
tant, en accédant à l'unité par le fait même qu'elles se complètent.
Cette conception schellingienne de l'idéalisme objectif se manifeste
également dans le fait que Hegel reprend justement dans sa pré-
sentation de la philosophie correcte, les termes méthodologiques
les plus importants de Schelling, comme la cc production incons-
ciente u, l'cc intuition intellectuelle u, sans même suggérer de
quelconques réserves critiques.
Jusqu'ici, Hegel semble donc se contenter d'interpréter les
idées de Schelling, même si, comme nous l'avons vu, il va souvent
beaucoup plus loin que ce dernier dans la défense de la philoso-
phie schellingienne elle-même. Mais dès les premières années de
l'époque d'Iéna les éléments autonomes de la dialectique hégé-

20. SPINOZA, Éthique, Livre Il, proposition 7. Cité par Hegel, Erste Druck-
schriften, p. 8 j.
432 Le jeune Hegel

lienne agissent fortement pour leur part, c'est-à-dire les tendances


qui conduiront plus tard à la séparation des chemins philoso-
phiques suivis par Schelling et par Hegel. Ainsi voyons-nous au
cours de ces années Hegel défendre la coordination schellingienne
de la philosophie transcendantale et de la philosophie de la nature.
Mais dès I 80 3. dans r essai sur le Droit naturel qui parut encore
dans le journal publié en commun avec Schelling, Hegel - bien
qu'il ne polémique pas encore avec ce dernier - trace la ligne
d'orientation spécifique que suivra plus tard sa philosophie; il
proclame que l'esprit est supérieur à la nature :
Si l'absolu est ce qui s'intuitionne lui-même, et précisément en
tant que lui-même, et si cette intuition absolue et cette reconnais-
sance de soi, cette expansion infinie et ce retour infini de soi-
même, en soi-même, si tout cela est absolument un, l'esprit est supé-
rieur à la nature s'ils sont tous deux réels en tant qu'attributs 21 .
Ici à propos d'une question philosophique importante Hegel
a déjà complètement dépassé le point de vue schellingien. Est
caractéristique de la collaboration de Hegel et de Schelling à Iéna
le fait que de telles différences affleurent en divers points mais ne
sont ni traitées ni exprimées en tant que différences par aucun des
deux penseurs. Extérieurement, l'harmonie est complète; par la suite,
lorsque les différences isolées se seront cristallisées en une orien-
tation consciente, en un système, elle éclatera « brusquement ».
Nous nous limiterons à la mise en évidence d'une seule de ces
différences. Pour le Schelling de la période d'Iéna, le système de
la philosophie culmine dans l'art. Schelling ne trouve - selon le
modèle de la Critique du Jugement - l'unité immédiate du sujet
et de l'objet, de la production inconsciente et de la production
consciente, que dans l'art. L'art est donc pour le philosophe la
garantie qu'il existe effectivement une intuition intellectuelle,
qu'une production inconsciente et une production consciente
passent également l'une dans l'autre dans la réalité, dans la nature
et dans l'histoire. Ce n'est qu'à Würzburg que la religion com-
mencera à prendre pour Schelling la place qu'occupait l'art dans
le système dléna 22 .

21. 5cbriften \Ur Politik. und Recbtspbilosopbie, édition Lasson, pp. 387-388. Trad.
fr. : De.< manière.< de traiter scientifiquement du droit naturel, Paris, Vrin 1972. p. 78.
Nous citerons désormais : Droit naturel.
2 2. Cf. à ce propos, mon livre : Die Zerstorung der Vernunft, op. cit., chap. 2;
Werk_e, vol. 9, pp. 84-269. Trad. fr. : op. cit., pp. 80-266.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 4 33

L'évolution de Hegel prend une direction diamétralement oppo-


sée. Pour le Fragment d'un Système de Francfort (pp. 3 5 5 sq. ),
c'est dans la religion que culmine la philosophie, elle forme
le stade suprême de la philosophie. Cette conception se modifie
très rapidement à Iéna. Nous nous occuperons d'autant moins ici
des étapes de la transformation que nous en reparlerons en détail
lorsque, étudiant la Phénoménologie de l'esprit, nous examinerons
le problème de la religion au sein de la philosophie de Hegel.
Contentons-nous de souligner le fait que l'on peut trouver dans
l'essai sur la D~lférence des résidus du point de vue de l'époque de
Francfort, en même temps que des prises de position radicalement
neuves. C'est ainsi que, dans cet écrit, Hegel considère d'une part
r art, la religion et la philosophie comme des (( services divins »,
et d'autre part, dans l'importante introduction sur le caractère
de l'époque, il dit de la religion qu'elle se trouve en marge du
grand courant de la culture : « La culture qui progresse s'est
coupée d'elle (de la religion, G.L.) et l'a posée à côté d'elle-même
ou s'est posée à côté d'elle ... 23 ». Ici apparaît pour l'essentiel la
conception de la Phénoménologie de l'esprit en matière de religion,
ou du moins, car cette conception se trouve également grevée de
contradictions, ses éléments les plus importants.
Mais nous devons encore approfondir l'une des divergences
qui, dès maintenant, opposent clairement la philosophie de Hegel
à celle de Schelling. Du point de vue terminologique, Hegel
adopte pendant quelques années les définitions schellingiennes
de la contradiction et de son dépassement. Il parle à diverses
reprises du « point d'indifférence », de l' « intuition intellec-
tuelle », etc. Mais, par ailleurs, et sans la moindre médiation, il
prolonge et développe aussi à différentes reprises et non dans des
remarques isolées, la conception de la contradiction propre au
Fragment d'un Système de Francfort. Quand il expérimente les
éléments de la philosophie schellingienne, Hegel n'abandonne
donc jamais réellement son propre point de vue, du moins sur cette
question qui est d'une importance décisive. Dans la Logique
d' Iéna, il affirme explicitement que les oppositions qui existent
dans l'absolu ne sont jamais complètement supprimées ni résor-
bées, affirmation qui s'oppose à la théorie constituant précisément
r essentiel de la conception schellingienne du dépassement des
oppositions.

2 3. Er.<te Druc/e..<chriften, p. 91. Première.< publications, pp. 1 j2 et p. 88.


434 Le jeune Hegel

L'opposition est d'une façon générale l'élément qualitatif, et


puisque rien n'existe en dehors de l'absolu, elle est elle-même
absolue et, de ce seul fait d'être absolue, se supprime en elle-
même; et l'absolu est, dans la quiétude de l'être-supprimé, tout
aussi absolument le mouvement de l'être ou le mouvement de
suppression de l'opposition absolue. L'être absolu de l'opposition
r r
ou, si on veut, être de l'opposition dam /' e.uence absolue elle-
• 24
meme ...

constitue prec1sément l'essence de l'absolu pour Hegel. Cette


conception est soulignée dans un autre passage :

L'infini est, selon son concept, la simple suppression de l'oppo-


sition, et non l'être-supprimé; celui-ci est le vide auquel s'oppose
r opposition elle-même 2 ! .
L'essai sur la Différence exprime cette conception d'une mamere
particulièrement frappante. Hegel conduit son argumentation de
la manière suivante :

Autant l'identité acquiert de valeur, autant doit en acquenr


la séparation. Dans la mesure où l'identité et la séparation sont
opposées entre elles, toutes deux sont absolues, et, si l'identité
r
doit être maintenue par anéantissement de la scission, les deux
termes restent opposés entre eux. Il faut que la philosophie rende
justice à la séparation du sujet et de l'objet; mais en la posant de
façon aussi absolue que l'identité qui est opposée à la séparation,
elle ne l'a posée que d'une manière conditionnée, de même qu'une
telle identité, conditionnée par l'anéantissement des opposés, n'a
également qu'une valeur relative. Au.ui l'absolu lui-même est-il
l'identité de l'identité et de la non-identité (souligné par moi, G.L.);
opposition et être-un s'y trouvent en même temps 26 •

Voilà une pensée qui se trouve dans le prolongement du


Fragment d'un Système de Francfort. Aussi est-il important de
remarquer que Hegel n'a jamais abandonné cette orientation de
sa conception de la contradiction. Je me borne à renvoyer au
passage célèbre de la Logique dans lequel Hegel affirme l'égalité
de droit de l'identité et de la contradiction, et ajoute que si l'on
devait donner l'avantage à l'un des deux moments, la contradic-
tion constituerait le moment le plus profond et le plus essentiel.
24. Jenen.<er Log,i/e, p. I 3. Nous soulignons nous-même les derniers mots (G. L.).
Zj. Ibid., p. 33.
z6. Er.rie Druc~.<ehriften, pp. 76-77. Premières publication.<, p. 140.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 435

Ce passage a été particulièrement souligné par Lénine dans son


travail sur Hegel 27 •
Il est important pour nous de percevoir clairement l'orientation
de pensée à laquelle se relie, selon Hegel, cette conception de la
contradiction et de son dépassement. Nous venons de voir que,
dans la Logique d'Iéna, Hegel mettait en opposition radicale
le mouvement de suppression ( Aujheben) et l'être-supprimé ( Auf-
gehabensein), et prétendait par là même concevoir la conservation de
la séparation, de la scission, de la diversité, de la non-identité dans
l'unité philosophique suprême en tant que celle-ci est mouvement,
lequel se renouvelle continuellement tandis que les moments sont
continuellement posés et supprimés. Cette conception du dépas-
sement ( Aujhebung} est formulée tout à fait clairement dans la
Phénoménologie de l'esprit. Hegel revient dans cet ouvrage sur le
problème de l'identité et de la non-identité. Il y explique que, de
quelque côté que l'on se place, que l'on tienne tel concept ou tel
autre pour quelque chose de vrai et de fixe, on a nécessairement
aussi bien raison que tort. cc La vérité n'est ni dans l'un ni dans
l'autre, mais dans leur mouvement 28 » (Souligné par nous, G.L.).
Par cette formulation de la contradiction dialectique et de son
dépassement, la caractérisation spécifique de la dialectique hégé-
lienne trouve son expression la plus claire. En même temps, on
comprend pourquoi, au moment de sa naissance, la dialectique
matérialiste n'a pu se rattacher aux formes existantes de la dia-
lectique en général, mais bien à celle qui avait été élaborée par
Hegel. La philosophie antique connaît déjà l'unité des opposés.
De Nicolas de Cuse à Schelling la coincidentia oppositorum
affleure de manière ininterrompue dans la philosophie européenne.
Mais l'opposition de la suppression et de l'être-supprimé reste
toujours théoriquement non résolue; c'est-à-dire que se manifeste
toujours, chez les dialecticiens idéalistes, une victoire de r être-
supprimé statique sur le mouvement de la suppression. Les ten-
dances religieuses qui sont presque toujours présentes chez eux, du
moins sous la forme de courants souterrains, accentuent encore

z7. LÉNINE, Cahiers philosophiq1m, op. cit., p. 13z.


z8. Nous citons la Phinominologie d'après la première édition des Wer.(e, Berlin
183z. Désormais nous n'indiquerons que le volume et la page; donc ici : vol. Il,
p. j86.
La traduction française de la Phinominologie, de Jean H yppolite, a paru en deux
volumes chez Aubier Montar.· e, en 1939. Nous en indiquons la page à la suite de la
référence allemande. (N.d. T. .
Le jeune Hegel

cette orientation de la pensée : si Dieu doit être le point d'union


des contradictions, toute conception religieuse conduit à absolutiser
l'être-supprimé. Nous verrons que cette tendance est également
présente chez Hegel, ce qui le fait retomber très souvent de l'élé-
vation caractérisant sa conception spécifique de la contradiction
et du dépassement de cette dernière au niveau de ses prédécesseurs.
Malgré ces rechutes continues et inévitables, liées aux limites
générales de la dialectique idéaliste, cette nouvelle conception de
la dialectique représente un énorme pas en avant. En effet, c'est
seulement de cette manière que le mouvement ininterrompu des
contradictions qui a lieu dans la réalité elle-même, contradictions
se supprimant et se posant à nouveau, peut être reproduit théori-
quement et se refléter adéquatement. Pour atteindre à une telle
adéquation et à une telle cohérence, cette idée géniale de Hegel
devait naturellement être cc retournée » de façon matérialiste : il
fallait reconnaître clairement que tout ce mouvement dialectique
constituait une loi objective - une loi des objets eux-mêmes -,
indépendante de la conscience. Ce n'est que de ce point de vue que
ce mouvement se renouvelant sans cesse peut être réellement conçu
comme un mouvement, et non comme un mouvement apparent
venant s'éteindre en un c< Dieu» ou en un «esprit». Ne relevons
qu'une seule détermination, certes très importante, du dépassement
dialectique selon Marx, afin que le lecteur puisse déjà voir claire-
ment que la dialectique matérialiste est liée au concept hégélien de la
contradiction et de son dépassement, et afin de montrer en même
temps de manière frappante que la formulation de ce problème,
développée de manière matérialiste, est toute différente de son
pressentiment idéaliste, si génial soit-il, tel qu'il affleure chez Hegel.
Marx est amené, dans le Capital, à parler des contradictions qui
apparaissent dans le processus d'échange des marchandises. Il
poursuit :
Le développement de la marchandise ne supprime pas ces
contradictions mais crée la forme en laquelle elles peuvent se
mouvoir. Ceci constitue d'une manière générale la méthode par
laquelle se résolvent les contradictions réelles. C'est par exemple
une contradiction qu'un corps tombe continuellement vers un
autre et s'en écarte tout aussi continuellement. L'ellipse est l'une
des formes du mouvement en laquelle cette contradiction tout à
la fois se réalise et se résout 29 •

29. Le Capital, Livre 1, in Œuvm, I, op. cil., pp. 642-64 3.


Fondation et défense de l'idéalisme objectif 4 37

La tendance visant à conserver l'autonomie des moments par-


tiels dans le mouvement même de leur dépassement reste donc
vivante dans la dialectique hégélienne, malgré toutes les limites
qui proviennent de l'idéalisme. L'élévation des objets et con-
nexions isolés à l'absolu ne signifie pas ici, chez Hegel, l'extinction,
mais plutôt la conservation de leurs particularités concrètes,
y compris des propriétés empiriques des objets et de leurs
connexions. C'est ce que Hegel exprime dans son premier écrit
polémique contre Fichte, directement après l'extrait que nous
avons cité plus haut concernant le dépassement de la contra-
diction :
En opérant la séparation, la philosophie ne peut poser les
termes séparés sans les poser dans l'absolu ... Cette relation avec
l'absolu n'est pas à nouveau une suppression des deux termes ... ;
mais ils doivent demeurer en tant que séparés, et ne pas perdre
ce caractère, pour autant qu'ils sont posés dans l'absolu ou que
l'absolu est posé en eux 30 .
Cette conception a pour la philosophie hégélienne deux consé-
quences très importantes et étroitement liées entre elles. Première-
ment s'ouvre à l'intérieur de la dialectique objective un vaste
espace pour la recherche empirique, ('Our l'étude impartiale de ce
qui est effectivement réel Twir~lich) dans le monde extérieur,
dans la nature et dans la société. Par le fait que la conception
schellingienne de la suppression des contradictions dans l'immé-
diateté de l'cc intuition intellectuelle » conduit à une extinction de
l'objectivité empirique, le formalisme de ses constructions ne
peut manquer de se manifester chez celui-ci, un formalisme qui
devient de plus en plus arbitraire. La méthode de recherche
propre à la philosophie est placée en opposition nette et exclusive
avec la recherche empirique. Comme le philosophe procède souve-
rainement à ses constructions du haut de son cc intuition intellec-
tuelle », il se sent de moins en moins tenu de respecter les faits et
les connexions de la réalité empirique. Évidemment, des tendances
qui vont en un sens opposé apparaissent aussi chez Schelling, beau-
coup moins souvent chez la plupart de ses élèves. Ces tendances
sont reliées aux élans soudains de matérialisme qu'a connus
Schelling, à ses tentatives pour connaître réellement la nature
telle qu'elle est (à la manière de Goethe), mais sa méthode philo-
sophique ne lui fournit aucun moyen susceptible d'étayer cette
30. Erste Druc/cschriften, p. 77. Pmnières publications, p. 140.
Le jeune Hegel
tendance saine. Au contraire, la souveraineté des constructions,
qui sont développées principalement selon la méthode de l'ana-
logie - analogie qui devient de plus en plus superficielle et forma-
liste - , le pousse à s'éloigner de plus en plus de l'étude réelle, du
domaine empirique. Et même quand, plus tard, il fait - appa-
remment - des expériences, sa méthode philosophique ne lui
offre aucune garantie d'échapper à un mirage mystico-réaction-
naire. Très caractéristiques sont à ce propos les lettres que Schelling
écrivit à Hegel au cours des années 1806-1807, immédiatement
avant de recevoir la Phénoménologie de l'esprit; il y décrit en détail
les cc expériences » qu'il fait avec sa baguette magique, les résultats
très importants - empiriques seulement en apparence - auxquels
il aboutit dans le domaine de la cc magie ».
En revanche, la dialectique hégélienne est une méthode d'auto-
éducation du penseur par laquelle il est conduit à l'acquisition
d'un matériau de connaissance réel, à une étude effective de ce
matériau. Nous verrons plus tard que Hegel va parfois trop loin
dans cette direction : il lui arrive de rester collé à l'empirique.
Ceci est naturellement lié aux faiblesses de sa dialectique qui,
comme Marx l'a montré, présente le double défaut d'être un
cc positivisme non-critique » et un cc idéalisme également non-
critique » 31 .
Mais ce double aspect mis en évidence par la critique de Marx
montre déjà que la méthodologie hégélienne préserve un tout
autre espace pour la recherche réelle et objective que celle de
Schelling. Marx et Engels n'ont cessé de mettre également en
évidence le savoir encyclopédique de Hegel par opposition à
l'ignorance formaliste et bouffie d'orgueil des jeunes hégéliens.
Or ce savoir de Hegel ne constitue pas un trait contingent de sa
personnalité, mais il se trouve lié de la manière la plus étroite,
comme nous l'avons vu, à sa conception spécifique de la méthode
dialectique.
Le second élément important dont il nous faut parler ici se rap-
porte à la connexion dialectique réelle des catégories, au respect
de l'autonomie et de la particularité réelle des catégories préten-
dument cc inférieures », celles qui sont plus proches de l' empirie.
Chez Schelling, plus le niveau de la connaissance absolue est
hermétiquement séparé des étapes antérieures et relatives, plus

3 1. MARX, Œ*onomisch-philosophische Manus*ripte, MEGA 1, vol. 3, p. 1 j j.


Trad. fr. : Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, 1962, p. 131.
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 4 39
il peut, selon sa conception, traiter celles-ci avec indifférence,
arbitrairement, et moins il peut les traiter dialectiquement. Nous
constatons que son évolution le conduit d'une dialectique instinc-
tive à une dialectique théorique dégénérée qui se base sur des
analogies; si tel était notre objet, nous pourrions illustrer cette
décadence par de nombreux exemples, en suivant pas à pas le
cours de ce développement contradictoire. Chez Hegel, par contre,
ce sont les tendances opposées qui s'affirment de plus en plus
clairement. Tandis que Fichte descend de !'absolu (du moi) pour
aller progressivement et déductivement vers !' empirie, tandis que
la méthode de Schelling dégénère très souvent en une méthode
de construction analogue, Hegel, au cours de la période d'Iéna,
tend à remonter peu à peu des catégories empiriques, en suivant
le déploiement de leur dialectique interne, vers les catégories plus
élevées et plus complexes. Le centre de cette clarification métho-
dologique réside dans la Phénoménologie de l'esprit, et nous verrons
aussi lorsque nous !'étudierons, les limites de cette méthode hégé-
lienne.
Mais cette différence, abstraction faite de la structure du système
philosophique, conduit à une autre conséquence extrêmement
importante. Hegel est obligé de relativiser de plus en plus la
transition dialectique entre les catégories non absolues et les
catégories absolues, entre le fini et l'infini, l'entendement et la
raison, etc., à la rendre plus riche et plus médiatisée grâce à des
transitions dialectiques. Plus Schelling progresse sur la voie
de l'intuition intellectuelle, plus il accentue son exigence, pour
la philosophie, d'une génialité, cl' abord esthétique, ensuite reli-
gieuse, plus lui semble infranchissable le fossé qui sépare le cc sens
commun » de sa position philosophique, et moins il est en mesure
de trouver une connexion dialectique réelle entre les catégories
de l'entendement et celles de la raison, entre le fini et l'infini,
entre le relatif et l'absolu.
Telle est, sous son aspect méthodologique, philosophique et
systématique, la différence qui sépare Hegel de Schelling, en ce
qui concerne leurs conceptions de l'histoire de la philosophie.
Le mépris de principe à l'égard des catégories cc communes » de
l'entendement, qui ne doivent avoir aucun rapport avec l'absolu
comme tel, voilà ce qui constitue la base méthodologique du
mépris dont témoigne Schelling vis-à-vis de la philosophie des
Lumières. Par contre, la recherche de ces transitions et médiations
conduit Hegel à voir dans l'esprit des Lumières un antécédent
440 Le jeune Hegel
historique et systématique de sa propre dialectique. Aussi Schel-
ling est-il de plus en plus entraîné par le formalisme de sa philo-
sophie vers un anhistorisme, voire un antihistorisme. En revanche,
Hegel développe, parallèlement à l'élaboration des transitions
méthodologiques de sa philosophie, une compréhension de plus
en plus profonde des problèmes de l'histoire.
Notre problème le plus important réside ici dans l'attitude
qu'adopte Hegel vis-à-vis des catégories de l'entendement, des
déterminations prétendument issues de la réflexion. Hegel lutte
en commun avec Schelling contre les tendances de Kant et de
Fichte, qui consistent à s'en tenir aux catégories de la réflexion
et à leurs antinomies rigides; ces tendances apparaissent tout à
fait ouvertement chez Kant, et sont conduites chez Fichte à un
dépassement qui n'est dialectique qu'en apparence. Chez Schelling,
cette lutte aboutit très vite à une chute dans l'extrême opposé,
est entièrement absorbée par les catégories de la raison en
lesquelles s'estompent les contradictions : comme nous l'avons
vu, cc l'inuition intellectuelle » constitue la base méthodologique
de cette démarche. Mais Hegel entend attaquer la philosophie
kantienne et fichtéenne sur le terrain de l'adversaire. Cela signifie
qu'il reconnaît la relative légitimité, voire la relative nécessité et
le caractère relativement indispensable des déterminations de la
réflexion. Ce qu'il combat chez Kant et Fichte c'est simplement
le fait qu'ils isolent artificiellement les déterminations de la
réflexion et, par le fait de cet isolement, tombent dans la rigidité
de la pensée métaphysique, alors que la poursuite attentive de la
dialectique interne des déterminations de la réflexion conduit,
avec une nécessité dialectique, au-delà de ces déterminations, à
la connaissance de r absolu.
Par conséquent, tandis que Schelling est de plus en plus forte-
ment poussé par r orientation fondamentale de son évolution
à rejeter en bloc les déterminations de la réflexion (naturellement,
il y a des tendances opposées, des revirements, etc., mais seule
importe pour nous l'orientation fondamentale de l'évolution),
Hegel proclame déjà dans la Différence la nécessité d'une réflexion
philosophique. En raison de l'importance de cette question pour
tout le système de Hegel, il nous faut présenter ici ses conceptions
d'une manière un peu plus détaillée. Hegel écrit :

L'absolu doit être construit pour la conscience : telle est la


tâche de la philosophie; mais, comme la production aussi bien
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 44 1

que les produits de la réflexion ne sont que des limitations, il y


a ici une contradiction. L'absolu doit être réfléchi, posé; mais par
là même, il n'est pas posé mais supprimé, car en étant posé il
serait limité H.
Hegel reproche à Kant et à Fichte de s'en être tenus à ce niveau
de la pensée :
La réflexion isolée, en tant que position des opposés, consti-
tuerait une suppression de l'absolu; elle est le pouvoir de l'être et
de la limitation 33•
Mais Kant et Fichte, comme tous les penseurs métaphysiques, ne
remarquent pas qu'un rapport avec l'absolu est ici présent objec-
tivement, à savoir un rapport dialectique réciproque, universel
et englobant de toutes les choses, dans la réalité objective et dans
la pensée.
Mais, en tant que raison, la réflexion est en rapport avec
l'absolu, et elle n'est raison que par ce rapport avec l'absolu; la
réflexion se détruit donc elle-même ainsi que tout être et tout
être limité, en les mettant en relation avec l'absolu. Mais en
même temps, précisément par cette relation avec l'absolu, l'être
limité acquiert une consistance 34 .
La tâche de la philosophie consiste donc à rendre conscients
ces rapports existant objectivement, et qui se trouvent au fonde-
ment de la réflexion dans son caractère contradictoire. Par cette
conscience philosophique de la constitution dialectique des déter-
minations de la réflexion, des limites insurmontables seulement en
apparence, de leur forme de manifestation immédiate en tant que
simples catégories de l'entendement, apparaît chez Hegel la
cc réflexion philosophique », la force principale - dans le système
hégélien - qui donne son impulsion à la construction dialectique,
le fondement méthodologique de la forme spécifique de sa dialec-
tique, de sa conception spécifique de l'histoire comprise comme
moment de l'évolution de la dialectique elle-même.
Dans la mesure où la réflexion se prend elle-même pour objet,
son propre anéantissement est sa loi suprême, loi que lui donne
la raison et grâce à laquelle elle devient raison. Comme toute
chose, elle ne subsiste que dans l'absolu, mais, en tant que

32. Ersle Druc/e.schriften, p. 17. Premières publication.<, p. 90.


3 3. Ibid., p. 17. Trad. fr. : ibid., p. 90.
34. Ibid., p. 17. Trad. fr. : ibid., p. 90.
442 Le jeune Hegel
réflexion, elle lui est opposée; par conséquent, pour subsister,
elle doit se donner la loi de la destruction de soi. La loi imma-
nente en vertu de laquelle elle se constituerait elle-même comme
absolu par une force propre serait la loi de la contradiction, à
savoir que son être-posé soit et demeure. Elle fixerait par là même
ses produits comme absolument opposés à l'absolu, se donnerait
pour loi éternelle de rester entendement, de ne pas devenir rai-
son et de s'en tenir à son œuvre qui, dans l'opposition avec l'ab-
solu, n'est rien; or, en tant que limitée, cette œuvre est opposée
à !'absolu 31 .
Dans ces développements qui se rattachent, sous de nombreux
aspects, aux exposés de la période de Francfort que nous connais-
sons déjà, ceux sur la dialectique de l'absolu et du relatif, du fini
et de l'infini, etc. réside sous une forme beaucoup plus claire et
plus systématique qu'en ceux-ci, le fondement que Hegel donnera
plus tard à sa logique.
Nos exposés antérieurs ont clairement montré que, durant cette
période, Hegel a expérimenté les catégories schellingiennes (par
exemple : la puissance). Mais ils ont également rendu évident
qu'en dépit de l'influence variée et réellement importante que
Schelling a exercée sur Hegel en ce qui concerne différentes ques-
tions systématiques, on ne peut pas plus parler d'une période schel-
lingienne de la pensée de Hegel - si l'on s'en tient à l'orientation
fondamentale de l'évolution - que l'on ne pourrait parler d'une
période théologico-mystique. L'autonomie de la pensée de Hegel
dans les questions fondamentales et décisives de la dialectique
peut déjà ressortir clairement des considérations que nous avons
présentées.
Cette autonomie se manifeste également par le fait que l'en-
semble de la discussion avec l'idéalisme subjectif acquiert une
tout autre ampleur que ce n'était le cas dans la discussion épisto-
laire entre Fichte et Schelling. Et outre les problèmes complète-
ment neufs traités jusqu'ici, problèmes étroitement liés à l'oppo-
sition de l'idéalisme subjectif et de l'idéalisme objectif, mais de
l'importance desquels ni Fichte ni Schelling n'ont eu le pressenti-
ment, nous devrons encore parcourir - en fonction de cette oppo-
sition - un autre champ important de la philosophie, à savoir le
champ de la cc raison pratique >> : morale, philosophie politique et
philosophie du droit.

3l· Ibid., p. 19. Trad. fr.: ibid., p. 92.


Fondation et défense de l'idéalisme objectif 44 3

Sur ces questions, Schelling a toujours manqué d'indépendance.


Son écrit de jeunesse - qui manque singulièrement de maturité-,
la Nouvelle déduction du droit naturel, reste dans 1'évolution de
Schelling un épisode sans importance et sans conséquences. Il est
vrai qu'à Iéna, quand celui-ci présente les uns après les autres de
grands projets systématiques, il est inévitable qu'il approfondisse
un peu plus ces problèmes. Néanmoins, la manière dont il traite
ces questions constitue toujours la partie la plus faible de sa phi-
losophie, la moins bien fondée aussi bien au point de vue métho-
dologique qu'au point de vue du fond, la partie qui manque le
plus d'originalité. Corrélativement, les aspects réactionnaires de
la philosophie de Schelling apparaissent précisément beaucoup
plus tôt et d'une manière plus décisive dans cette partie que lors-
qu'il traite des questions générales de la dialectique ou de la phi-
losophie de la nature. Nous avons déjà indiqué ce fait significatif :
Hegel qui, dans le combat qu'il mène contre l'idéalisme subjectif,
tient pour décisive la critique de la cc philosophie pratique >> de
Kant, de Jacobi et de Fichte, et ne cesse de placer de plus en plus
cette lutte sur le terrain de la cc philosophie pratique », Hegel,
disons-nous, n'a jamais formulé de remarques critiques visant les
conceptions de Schelling en ce domaine. Il les ignore, tout simple-
ment. C'est pourquoi nous ne nous pencherons pas non plus sur
de telles questions quand nous étudierons la rupture de Schelling
avec Hegel; nous ne les aborderons que dans la mesure où l'exi-
gera la détermination de 1' arrière-plan social, qui éclaire la néces-
sité de cette rupture.
Avant d'en venir à la critique de la cc philosophie pratique» de
l'idéalisme subjectif, jetons tout d'abord un regard sur les multiples
problèmes qu'affronte cette critique. L'objection de Fichte à l'en-
contre de la philosophie de la nature de Schelling, de la légitimité
des catégories idéalistes et objectives de la connaissance de la
nature, se réduit à un épisode insignifiant de cette discussion.
Mais un tel état de choses, comme tous les faits de cette his-
toire contradictoire de 1'évolution de la dialectique idéaliste en
Allemagne, présente également deux aspects auxquels nous devons
prendre garde. Jusqu'ici, nous avons placé au premier plan l'aspect
positif de 1' approfondissement et de 1' extension hégéliens de 1' op-
position entre l'idéalisme subjectif et l'idéalisme objectif. L'ana-
lyse des problèmes moraux à laquelle nous allons procéder ne fera
que mettre encore plus en lumière cet aspect positif. Mais l'aspect
négatif ne peut être négligé pour autant.
444 Le jeune Hegel
Quand, avec une grande détermination, Fichte reproche à
Schelling le caractère illusoire de son autoconstruction des caté-
gories de la nature qu'il considère comme une autotromperie,
quand il désigne la nature comme une cc petite région de la
conscience n, les questions relevant de la théorie de la connais-
sance qu'il pose à Schelling sont parfaitement légitimes non seule-
ment du point de vue de son idéalisme subjectif, mais encore de
celui de tout idéalisme. La nature forme en fait pour tout idéa-
lisme une région de la conscience, et il est, du point de vue de la
théorie de la connaissance, tout à fait indifférent qu'elle soit grande
ou petite. Si la nature doit être considérée autrement, le philo-
sophe doit démontrer son existence en dehors de la conscience. Si
cette démonstration n'est pas apportée - et il va de soi que Schel-
ling et Hegel sont à mille lieues de seulement penser à une telle
conception -, la critique fichtéenne conserve un certain degré de
légitimité. Hegel ne peut réfuter cette objection de l'idéalisme
subjectif; il ne peut que passer à côté d'elle. Car même la forme la
plus développée de la dialectique hégélienne, celle qu'elle prend
dans la Phénoménologie de l'esprit ou dans l'Encyclopédie, est sujette
à une critique de ce genre. Schelling et Hegel ne peuvent qu'affir-
mer l'objectivité de l'esprit, ils ne peuvent donner d'aucune manière
une démonstration effective relevant d'une théorie de la connais-
sance, puisque l'indépendance de r (( esprit )) vis-à-vis de la
conscience constitue en réalité l'illusion fondamentale de l'idéa-
lisme objectif.
Feuerbach a, d'une manière beaucoup plus rigoureuse et plus
juste que Fichte, en se plaçant du point de vue opposé, du point
de vue matérialiste, mené cette attaque, et celle-ci est précisément
dirigée contre la forme la plus développée de la déduction dialec-
tique de l'objectivité chez Hegel, contre la Phénoménologie de l'es-
prit. Hegel prétend dans ce livre, comme nous le verrons, montrer
de manière dialectique, en partant de la simple perception sensible,
le chemin qui conduit à l'esprit, et fonder, en montrant ce chemin
nécessaire, la nécessité objective de sa position. Feuerbach montre
pour sa part que Hegel reste, sur ce point également, à l'intérieur
de la pensée, de la conscience, que son appel à la perception sen-
sible du monde extérieur reste une illusion.
Le ici est par exemple l'arbre. Je fais demi-tour, cette vérité
a disparu. Oui, évidemment, dans la Phénoménologie, où le demi-
tour ne coûte rien qu'un petit mot; mais dans la réalité, où je dois
faire pivoter mon corps pesant, l'ici se révèle à moi, même der-
Fondation et défense de l'idéalisme objectif 44 5

rière mon dos, doué d'une existence très réelle. L'arbre limite
mon dos; il m'évince de la place qu'il occupe déjà. Hegel ne
réfute pas l'ici, objet de la conscience et objet pour nous (par
opposition à la pensée pure), mais l'ici logique ... Elle (à savoir la
philosophie hégélienne, G. L.) commence ... non par l'être-autre
de la pensée, mais par la pensée de lêtre-autre de la pensée ~ 6 ...
Nous devions présenter cet aspect négatif de la polémique
hégélienne contre Fichte parce qu'il est étroitement lié aux limites
ultimes de sa dialectique. D'un point de vue historique, le fait
que Schelling et Hegel aient passé outre à ces objections relative-
ment légitimes de Fichtre fut tout aussi nécessaire et tout aussi
fécond pour le progrès de la méthode dialectique qu'a été inévi-
table et fécond le fait qu'en son temps Fichte, dans une mesure
certes moindre, ait passé outre aux objections relativement légi-
times de Kant. Sans cette auto-illusion philosophique, en étroite
connexion avec toute une série d'auto-illusions sociales - aussi
bien des illusions héroïques que des illusions mesquines -, la dia-
lectique de Hegel ne serait jamais née. Nous avons vu que Feuer-
bach critique de manière justifiée cette auto-illusion idéaliste de
Hegel. Mais nous savons également que cette critique n'a aidé
à aucun égard Feuerbach à poursuivre dans un sens matérialiste,
en lui fournissant un point de départ, la dialectique hégélienne.
Seul Marx fut en état de le faire, s'appuyant philosophiquement
sur cette critique englobant Hegel et Feuerbach. Il n'est pas besoin
d'explications détaillées pour montrer que le dépassement philo-
sophique de l'idéalisme objectif et du matérialisme métaphysique
n'a été possible pour Marx que parce qu'il pouvait critiquer, et a
critiqué, toute la philosophie bourgeoise en se plaçant au point
de vue de la vision du monde (Weltanschauung} du prolétariat.
Ces faits révèlent l'inévitable impuissance de la critique que Fichte
adresse à Schelling, et même à Hegel. Car même si la situation
économique et les rapports de classes dans l'Allemagne du début
du XIXe siècle avaient été tels qu'ils eussent permis la formation
d'une philosophie matérialiste du niveau de celle de Feuerbach,
cette critique - en elle-même philosophiquement juste et légitime -
de l'idéalisme hégélien aurait été également stérile, impuissante
en ce qui concerne l'évolution. Ce n'est qu'après le développement
et la victoire de la dialectique hégélienne dans une Allemagne où

36. FEUERBACH, Zur Kritik. der hegelschen Philosophie, Werke, Leipzig, 1846, vol. Il,
pp. 214 sq. Trad. fr. : Manifeste philosophique, 2• éd. U.G.E., 1973· pp. j4-j j.
Le jeune Hegel
les rapports de classes poussaient désormais réellement vers une
révolution démocratique et bourgeoise que la critique feuerba-
chienne fut féconde et décisive pour l'évolution de la philosophie.
Et même dans ces circonstances tout à fait nouvelles, cette critique
ne fut telle que parce qu'elle donna une impulsion à l'élaboration
du matérialisme dialectique. Les successeurs bourgeois de Feuer-
bach sont tombés, philosophiquement, nettement en-dessous du
niveau de la dialectique hégélienne.
Introduction bibliographique aux écrits du jeune Hegel, par Robert Legros 7
Présentation du Jeune Hegel, par Guy Haarscher 20

Avant-propos 49
Introduction 53
CHAPITRE PREMIER : La période républicaine du jeune Hegel (Berne 17 JJ 3-
17 g6) 77
1. La période« théologique »de Hegel : une légende réactionnaire 79
2. Que signifie la «positivité» chez le jeune Hegel? 98
3. Conception de l'histoire et temps présent 11 5
4. Les républiques antiques 130
5. Christianisme : despotisme et asservissement de l'humanité 148
6. La signification de la « positivité » dans le cadre de !'évolution de
la pensée de Hegel 168
CHAPITRE 11 : La crise des conceptions sociales de Hegel. Les premiers commen-
cements de sa méthode dialectique (Francfort 17JJ7-18 o o) 191

1. Caractérisation générale de la période de Francfort 193


2. L'ancien et le nouveau dans les premières années de Francfort 2 11
3. Deux fragments de brochures sur des questions allemandes actuelles 242
4. Discussion critique de l'éthique kantienne 263
5. Les premières études économiques 293
6. « L'esprit du christianisme et son destin » 309
7. Le « Fragmeat d:Jlll..S~~tème » de Francfort 348
8. La nouvelle formulation du problème de ta positivité 368
CHAPITRE 111 : Fondation et défense de l'idéalisme objectif (Iéna 18 o1-
18o3) 385
1. Le rôle de Hegel dans la rupture de Schelling avec Fichte 388
2. La critique de l'idéalisme subjectif 414

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