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Vers une approche critique de la préface / novembre 2017

II) Vers une approche critique de la préface.

Dans sa thèse La Préface de roman comme système communicationnel, (cf. bibliographie du cours), Maxime
Leroy montre comment Jacques Derrida, Gérard Genette et Henri Mitterand ont perçu la spécificité des préfaces
et en ont, chacun à sa manière, proposé une approche originale, élaboré des concepts contribuant ainsi à doter
leur étude d’un cadre théorique.

1) L’approche de Derrida

Le texte préfaciel qui précède La Dissémination (Paris, Seuil, 1972) propose une réflexion sur les préfaces.
Titre et sous-titre au pluriel (Hors-livre / Préfaces)», invitent le lecteur à le lire « selon plusieurs modes » 1 et à
s’interroger ainsi sur son statut en tant que préface. S’agit-il, comme le suggère l’auteur, d’une digression, d’une
étude anatomique des préfaces, d’une fiction théorique ? Il semble bien que le lecteur soit mis en demeure de
remettre en cause certaines catégories de la pensée. Il ne pourra quoi qu’il en soit faire l’économie d’une
réflexion sur le fonctionnement des préfaces2.

Dans son ouvrage, Derrida se consacre, entre autres, à la Préface de la Phénoménologie de l’esprit 3 dans
laquelle Hegel déconsidère les préfaces qui, la plupart du temps, restent fondamentalement extérieures à
l’ouvrage pour préférer les introductions dans lesquelles les concepts doivent émerger. (A l’inverse de bien des
disciplines, la philosophie ne saurait présupposer son objet). Dès lors, extérieure au texte mais rivée vers lui,
toute préface ne sera jamais que préface de. Celle-ci, cependant, détermine la lecture et constitue un reste qui
demeure « antérieur et extérieur au développement du contenu qu’il annonce ». Derrida fait peser une double
incertitude sur la préface :
- du point de vue de l’espace, elle est tout à la fois inutile et nécessaire, texte de transition et indépassable. Elle
est ce « lieu d’une causerie extérieure à cela même dont elle entend parler » ;
- du point de vue de la temporalité, la préface est « un écrit - un passé - que dans une fausse apparence de
présent, un auteur caché et tout-puissant présente, en pleine maîtrise de son pouvoir, présente au lecteur comme
son avenir », elle « n’aura pu s’écrire qu’après coup. C’est en vérité une postface ». Elle est marquée du sceau
de l’artifice et feint de connaître avant l’heure l’aboutissement et le sens du texte. (Marx, préfacier du Capital,
parle de “mirage” destiné à faire croire à une “construction a priori” qui se présente comme avant-dire ou avant-
lire. Derrida reprend cette idée à son compte en soulignant que le rapport entre préface et texte “n’est pas le
même dans le réel et dans le discours”.)

La préface est donc tout à la fois inutile et nécessaire, transitoire et indépassable. A partir de l’exemple
de Hegel, Derrida s’interroge sur l’appartenance ou la non-appartenance de la préface à l’œuvre et sur la
spécificité toute particulière de ce lieu d’écriture. Il nous invite à voir le statut paradoxal - dirions-nous plutôt
illusoire ? - de la préface. Relisons deux extraits du « Hors-livre » :
- à propos de la question de l’intégration de la préface à un discours dont elle fait nécessairement partie :
« l’introduction à la Science de la logique rejette le concept classique de méthode : définition initiale de règles
extérieures aux opérations, préliminaires creux, itinéraire préalablement assigné au parcours effectif du savoir.
Critique analogue à celle que Spinoza adressait au concept cartésien de méthode. Si le chemin de la science est
déjà la science, la méthode n’est plus qu’une réflexion préliminaire et extérieure ; elle est la production et la
structure du tout de la science tel qu’il s’expose lui-même dans la logique. Dès lors, ou bien la préface
appartient déjà à cette exposition du tout, l’engage et s’y engage, et elle n’a aucune spécificité, aucun lieu
textuel propre, elle fait partie du discours philosophique ; ou bien elle y échappe de quelque façon et elle n’est
rien : forme textuelle de vacance, ensemble de signes vides et morts (…) Ce n’est plus qu’une répétition
machinale et creuse, sans lien interne avec le contenu qu’elle prétend annoncer » (p.21) ;
- à propos de ce que Derrida nomme « la production spéculative » :

1
Ouvrage cité, p. 13.
2
Il peut sans doute encore choisir : entrer ou rebrousser chemin. Nous faisons référence à Borges lorsqu’il considère la
préface comme un «vestibule" qui offre à tout un chacun la possibilité d'entrer, ou de rebrousser chemin».
3
Ce texte de 1807 constitue en fait une introduction à l’ensemble du système hégélien.

1
Vers une approche critique de la préface / novembre 2017

La précipitation signifiante, qui pousse la préface en avant, la fait ressembler à une forme vide encore privée de
son vouloir-dire ; mais comme elle est en avance sur elle-même, elle se trouve prédéterminée, dans son texte
par l’après-coup sémantique (…) Telle est l’essence de la production spéculative (…) Si la préface paraît
aujourd’hui inadmissible, c’est au contraire parce qu’aucun en-tête ne permet plus à l’anticipation et à la
récapitulation de se rejoindre et de passer l’un dans l’autre. » (p. 26).

Derrida étudie par ailleurs d’autres types de préface. Dans les Chants de Maldoror, la préface apparaît au seuil
du Chant sixième et confère aux cinq Chants précédents le statut d’exposé synthétique4. Il s’interroge sur le
statut de ce texte hybride qui n’appartient ni à la partie synthétique qui s’achève ni à celle qu’elle annonce et
relève d’un double paradoxe : exposer un texte dont l’écriture l’aura devancé, n’être totalement lisible qu’après
la lecture de la totalité des Chants, voire de l’œuvre puisque Lautréamont écrit : « Ce n’est que plus tard, lorsque
quelques romans auront paru, que vous comprendrez mieux la préface du renégat ». Il s’intéresse également à
Novalis lorsqu’il projette une encyclopédie dont la préface aurait indiqué l’ordre, le sens, le mode d’emploi.
Une préface programmatique qui ne vit jamais le jour du fait de la mort prématurée du poète.

Les questions d’espace et de temps, de lieu et de moment, que Derrida traduit notamment en terme d’intériorité /
extériorité par rapport au texte, témoignent de cette divergence entre deux conceptions de la préface. L’une, plus
classique, y voit l’affirmation toute linéaire et univoque d’un sens, l’autre n’y voit que la diffusion d’un excès de
sens échappant finalement au contrôle de son auteur comme du lecteur. La préface selon Derrida, conclut
Maxime Leroy, « relève donc de la dissémination à tous les sens du terme : répandue en un temps et un terrain
instables (la marge, la bordure), elle veut planter le décor de l’œuvre (son histoire, sa croissance, sa finalité, son
arrangement), mais dans ce mouvement même une partie du sens inévitablement s’éparpille et s’envole,
appelant le cas échéant à de nouvelles mises au point (…) à venir » cf. sa thèse p. 13).

2) l’approche de Genette

Nous nous appuierons plus particulièrement sur l’ouvrage de Gérard Genette mentionné dans la bibliographie
de ce cours : Seuils, Paris, Seuil, 1987

Dans cet ouvrage, Genette reprend une caractéristique importante de la préface déjà exposée dans Palimpsestes,
à savoir son action sur le lecteur5 lorsqu’il définit le paratexte « comme « une zone non seulement de transition,
mais de transaction » (p.8), et mentionne « le versant le plus socialisé de la pratique littéraire » (p.19). Pour
analyser la préface en tant que (para)texte où s’organise le rapport au public, où se joue une ou des actions sur le
lecteur - en tant que texte qui organise le rapport au lecteur, qui exerce une ou des actions sur le lecteur -, il
propose une typologie fonctionnelle qui décline et croise les critères qui permettent d’établir/de définir le statut
de la préface et les fonctions qu’elle assure. (Cette typologie n’est valable que si l’on adhère à la conception
genettienne de la préface comme paratexte transitif qui n’a de sens que par rapport au texte qu’il introduit,
lequel lui donne toute la légitimité d’exister).

a) Le statut de la préface, quelques critères

Genette distingue avant tout l’appellation, le lieu, le moment de la préface puis l’identité du destinateur et celle
du destinataire.

- l’appellation : avant-propos, prologue, prolégomènes, avis, introduction, note, notice, présentation, préambule,
avertissement, prélude, exorde, avant-dire, les synonymes sont nombreux et la question ne semble guère
problématique. Il existe d’ailleurs bon nombre d’écrits liminaires qui ne sont pas nécessairement qualifiés.

4
« Les cinq premiers récits n’ont pas été inutiles ; ils étaient la frontispice de mon ouvrage, le fondement de la
construction, l’explication préalable de ma poétique future »
5
Voir Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 16 où l’auteur établit déjà que la préface est « l’un des lieux
privilégiés de la dimension pragmatique de l’œuvre, c’est-à-dire son action sur le lecteur”.

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- le lieu : l’emplacement « pré ou postliminaire » n’est pas neutre. Il n’est pas sans rapport avec la fonction que
l’on prête au paratexte. Observons plus simplement, avec Genette, que « l’emplacement terminal est présenté
par bien des auteurs comme plus discret et plus modeste »6 Bien des œuvres comportent une préface et un post-
scriptum, certaines comportent parfois des préfaces internes, justifiées par la division de l’œuvre en plusieurs
livres. Par ailleurs, d’une édition à l’autre, certaine préface peut changer d’emplacement – et donc de fonction
ou de statut -, devenir un chapitre, être publiée sous la forme d’un texte autonome qui sera peut-être précédé
d’une préface. Les possibilités sont multiples.

- le moment : Les préfaces sont généralement écrites après le texte qu’elles accompagnent. Genette distingue
trois moments de leur apparition.
- la préface originale, par exemple : la préface auctoriale de la Peau de Chagrin, août 1831 qui sera
supprimée un mois plus tard lors d’une deuxième publication de l’œuvre)
- la préface ultérieure, qui apparaît en général lors de la deuxième édition, par exemple celle de la
réédition de Thérèse Raquin en 1868 (première édition en 1867)
- la préface tardive, pour la réédition tardive d’une œuvre isolée, comme celle des Lettres persanes en
1757 ou pour un recueil tardif d’œuvres complètes ou choisies (Balzac rédige une préface pour la publication de
la Comédie Humaine en 1842). Les préfaces ultérieures témoignent souvent d’une plus grande maturité, elles
permettent à l’auteur de livrer leurs réflexions avec davantage de profondeur.

- le destinateur : c’est sans doute le critère le plus complexe. « La détermination du destinateur de préface est un
objet délicat »7Le destinateur genettien n’est pas (sauf exceptions) le rédacteur effectif de la préface, mais son
auteur prétendu, identifié par mention explicite (signature complète ou par initiales, formule « préface de
l’auteur, etc.) ou par indices diversement indirect » (op.cit., p.181). Cet auteur prétendu de la préface peut être :

L’auteur du texte → la préface est auctoriale ou autographe

L’un des personnages de l’action (acteur) → la préface est actoriale

Toute autre personne → la préface est allographe

Genette parle d’auteur prétendu de la préface. Celle-ci peut donc être attribuée à une personne réelle ou fictive.
Elle peut donc être authentique (l’ensemble des autres indices paratextuels en attestent), apocryphe (tel indice
paratextuel en atteste) ou fictive (l’auteur de la préface est fictif).

6
Ouvrage cité p. 175. Genette donne pour exemple Balzac qui qualifie la note finale de l’édition 1830 des Scènes de la vie
privée « une note immodeste mais dans un lieu humble ».
7
Ouvrage cité, p. 181.

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En croisant le rôle du préfacier (auteur, acteur, tierce personne) et son régime de vérité, nous obtenons le tableau
suivant (voir œuvre citée, p. 185):
Les destinateurs de la préface

rôle
Auctorial Allographe Actorial
régime (de « vérité »)
Authentique 1 2 3
Hugo / Cromwell Sartre / Portrait d’un Valery / Commentaire de
inconnu de Nathalie Charmes d’Alain
Sarraulte dont Valéry est d’une certaine façon le
Ici la préface n’offre aucun mystère héros
Fictif 4 5 6
« Laurence Richard Sympson « Gil Blas » / Gil Blas
Templeton » qui se /
prétendu cousin du héros la préface a pour titre « Gil Blas au
lecteur »
prétend l’auteur de /Ivanhoé Voyages de Gulliver
Apocryphe 7 8 9
préface indûment attribué à préface indûment attribué à si par exemple Alain avait imaginé
« Rimbaud » / La « Verlaine » / La Chasse comme auteur de la préface
Chasse spirituelle spirituelle « Valéry » / Commentaire
pas d’exemple réel pas d’exemple réel de Charmes
pas d’exemple réel

- le destinataire : La détermination du destinataire de préface est heureusement beaucoup plus simple que celle
du destinateur ; elle se réduit presque à ce truisme : le destinataire de la préface est le lecteur du texte”8. Genette
reconnaît bien l’existence ici ou là de destinataires plus ou moins identifiés, réels ou imaginaires comme chez le
Scott des préfaces originales, mais dans tous ces cas “le lecteur, principal destinataire de la préface n’éprouve
aucune peine à démêler et recevoir ce qui, de toute évidence, à travers un tiers ou pardessus son épaule, lui
revient en propre”(op.cit ;,p.198). Le destinataire peut être « relayé » par un dédicataire réel, identifié ou non,
(c’est souvent le cas), imaginaire ou fictif (on mentionne parfois un héros du roman auquel on peut faire
quelques reproches), symbolique («A un jeune homme »).

b) Les fonctions de la préface

(La présentation de l’analyse de Genette complète le document « I) Pratique de la préface, ses fonctions». Nous
présentons les principales fonctions de la préface originale. Pour d’autres fonctions, veuillez vous reporter au
chapitre « Autres préfaces, autres fonctions » in Seuils, Gérard Genette et à l’article de Claude Duchet
« L'illusion historique: l'enseignement des préfaces (1815-1832) » in Revue d'Histoire littéraire de la France
mentionnés dans la bibliographie)

Les fonctions préfacielles diffèrent selon les préfaces. Cette diversité est en lien étroit avec les différents critères
présentés ci-dessus. En reprenant le tableau des destinateurs de la préface et prenant en compte les paramètres
de lieu et de temps, Genette distingue six types de préfaces. Quatre d’entre elles sont assurées par la préface
auctoriale authentique que Genette nomme « préface originale » (case N°1 du tableau), c’est à elle que nous
souhaitons prêter attention.
La fonction première de la préface originale se décompose en deux actions : obtenir une lecture + obtenir que
cette lecture soit bonne qui relèvent de deux groupes de fonctions liées au pourquoi et au comment. (revoir
éventuellement le questionnement de Quintilien)

8
Ouvrage cité, p. 197. Genette précise : « et ce, non seulement de facto, parce que le lecteur de préface est déjà
nécessairement détenteur du livre (…) même si Stevenson intitule la préface en vers de l’Ile au trésor « A l’acheteur
hésitant ». Mais aussi, et surtout, de jure, parce que la préface, en son message même, postule chez son lecteur une
lecture imminente »

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Les thèmes du pourquoi

Le lecteur vient d’acquérir l’ouvrage, il convient de le retenir par tout un appareillage rhétorique de persuasion
(voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Captatio_benevolentiae). Il s’agit de valoriser l’œuvre sans valoriser l’auteur.
Comment faire ? En valorisant le sujet quitte à plaider l’insuffisance de son traitement - l’incompétence de
l’auteur certainement plus facile à mentionner quand il s’agit d’œuvres historiques ou philosophiques.

- l’importance du sujet : elle peut être liée à la nécessité de sa considération, pratique des orateurs antiques
(voir l’amplificatio). Utilités documentaire, intellectuelle, morale, religieuse, sociale et politique sont
successivement illustrées par Genette.

- la nouveauté / à tradition : depuis Rousseau, la nouveauté affichée du sujet accompagne volontiers son
importance : « Voici le seul portrait d’homme, peint exactement d’après nature et dans toute sa vérité, qui existe
et qui probablement existera jamais… Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » 9. L’argument est
récent, la tragédie classique ayant toujours exigé une ancienneté thématique avec, disons, preuves à l’appui.

- l’unité : il s’agit de montrer l’unité formelle ou thématique de ce qui peut apparaître comme un ramassis
factice. Hugo s’y applique dans la préface originale des Orientales (janvier 1829), Balzac, soucieux d’unifier
son œuvre multiforme chargeait ses porte-parole d’indiquer le ton de se premiers recueils. Il adoptera un thème
organisateur pour son œuvre (vie de province, vie de campagne, vie parisienne….). On pourrait néanmoins se
demander d’où vient cette valorisation de l’unité et en quoi elle serait par principe supérieure à la diversité.
La diversité pourrait bien être un thème d’unification. Voir la première page de l’avertissement des
Harmonies poétiques et religieuses de Lamartine.

- la véridicité : « le seul mérite qu’un auteur puisse s’attribuer par voie de préface, sans doute parce qu’il relève
de la conscience plutôt que du talent, est celui de véridicité, ou à tout le moins de sincérité »10 ; Lieu commun de
l’autobiographie, du récit historique, que le roman n’ignore pas non plus. A propos de la Fille aux yeux d’or,
Balzac assure que cet épisode « est vrai dans la plupart de ses détails ». Les frères Goncourt commencent ainsi
la préface de la première édition de Germinie Lacerteux : « Il nous faut demander pardon au public de lui
donner ce livre, et l’avertir de ce qu’il y trouvera. Le public aime les romans faux : ce roman est un roman vrai.
Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde : ce livre vient de la rue », une prétendue excuse qui
permet d’asseoir une vérité romanesque. Voir Germinie Lacerteux, lire pages 5 à 8.

La valorisation de l’auteur ne va guère plus loin. La question de son talent ou de son génie est en général confiée
à une tierce personne (préface allographe).

- le paratonnerre : rappelons le mot de Georg Christoph Lichtenberg « Une préface pourrait être intitulée :
paratonnerre ». Face à l’importance, l’ampleur d’un thème, l’auteur avoue son incapacité à le traiter avec tout le
talent nécessaire. Histoire, sans doute de prévenir les critiques. Le terme de Lichtenberg convient bien à cette
posture quelque peu paradoxale. Dans la préface au Cabinet des antiques, Balzac avait sans doute pris les
devants en ce sens : « Il est aussi facile de rêver un livre qu’il est difficile de le faire ». Voir Préface au Cabinet
des antiques.

Les thèmes du comment

Le sujet toujours louable et son traitement le plus souvent imparfait et indigne participe donc de cette rhétorique
de valorisation qui semble bien s’être effacée depuis le XIXème siècle. Voyons à présent les thèmes du
pourquoi. La préface, disait Novalis, fournit le mode d’emploi du livre11. L’auteur se met en devoir de donner
des consignes, des conseils au lecteur et de lui fournir toutes les informations qui lui paraîtront nécessaires à une
bonne lecture.

9
cité par Genette, op. cit ;, p. 203
10
cité par Genette, op. cit ;, p. 209
11
Cité par Genette, po. cit., p. 214

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- la genèse : la préface originale peut informer le lecteur sur l’origine de l’œuvre, les circonstances de sa
rédaction. (Pensons aux chroniques et romans du Moyen Age qui nommaient le commanditaire). Dans l’avant-
propos de 1846 des Mémoires d’outre-tombe, Chateaubriand indique les circonstances de cette œuvre écrite en
divers lieux, à différentes époques (voir la Préface testamentaire de 1833). L’indication des sources concerne
particulièrement les œuvres de fiction à sujet historique. A l’époque classique Corneille et Racine ne
manquaient jamais d’indiquer les leurs. Genette cite à ce propos Tolstoï : « Je n’ai rien inventé, mais je me suis
servi des matériaux que j’ai trouvés et qui, réunis au cours de mon travail, constituent toute une bibliothèque ; je
ne juge pas utile de donner ici les titres de ces ouvrages auxquels je peux toujours me référer »12

- le public cible : les auteurs ont souvent une idée précise du lecteur qu’il souhaite toucher (et de celui qu’ilS
veulent éviter). Balzac rappelle Genette, avait une visée sur le public féminin, dont il se prétendait l’analyste.
Bourget visait les jeunes lecteurs : « C’est à toi que je veux dédier ce livre, jeune homme de mon pays, à toi que
je connais si bien quoique je ne sache de toi ni ta ville natale, ni ton nom, ni tes parents, ni ta fortune, ni tes
ambitions, - rien sinon que tu as plus de dix-huit ans et moins de vingt-cinq, et que tu vas, cherchant dans nos
volumes, à nous tes aînés, des réponses aux questions qui te tourmentent » (voir la préface du Disciple, publiée
en première du Figaro du 17 juin 1889, jour de sortie du roman signée du 5 juin 1889, qui était bien évidemment
reprise dans le volume).

- commentaire du titre : défense contre les critiques subies ou anticipées (CF Corneille à propos de Rodogune ou
Racine à propos d’Alexandre) ? Il peut s’agir de justifier un changement de titre. Balzac transforme les Deux
Musiciens en Cousin Pons, pour établir une symétrie avec la Cousine Bette et rendre « très visible l’antagonisme
des deux parties de l’Histoire des parents pauvres » 13 . Genette cite de nombreux exemples : Sainte-Beuve,
s’excuse d’un titre trop attrayant à propos de Volupté, Edmond de Goncourt s’interroge : « Renée Mauperin
( …) est-ce le bon titre de ce livre ? », Hugo à propos de l’Homme qui rit « Le vrai titre de ce livre serait
l’Aristocratie ». Ce type de fonction qui suggère sans doute une sorte de sous titre est, de nos jours, dévolue au
prière d’insérer.

- contrat de fiction : Genette parle de « protestation de fictivité ». Rappelons les romans à clés du XVIIème et
leurs préfaces qui mettent en garde contre la tentation de chercher des clés aux personnes et aux situations. Il
s’agit de rappeler le caractère fictionnel du texte de prévenir une certaine naïveté qui consisterait à attribuer à
l’auteur les sentiments ou les opinions de ses personnages. « … beaucoup de personnes se donnent le ridicule de
rendre un écrivain complice des sentiments qu’il attribue à ses personnages ; et s’il emploie le je, presque toutes
sont tentées de le confondre avec le narrateur » (Préface au Lys dans la vallée). Dans la Préface de la seconde
édition d’Adolphe, Benjamin Constant vise à souligner la portée morale de l’ouvrage, il n’en rappelle pas moins
sans doute pour s’affranchir de certaines critiques – le nécessaire contrat de fiction : « Mais j’en ai ressenti une
pénible surprise, qui m’a laissé le besoin de répéter qu’aucun des caractères tracés dans Adolphe n’a de rapport
avec aucun des individus que je connais, que je n’ai voulu en peindre aucun, ami ou indifférent (…) Au reste,
des écrivains plus célèbres que moi ont éprouvé le même sort. L’on a prétendu que M. de Chateaubriand s’était
décrit dans René ; et la femme la plus spirituelle de notre siècle (…) Mme de Staël a été soupçonnée, non
seulement de s’être peinte dans Delphine et dans Corinne, mais d’avoir tracé de quelques-unes de ses
connaissances des portraits sévères (…) Cette fureur de reconnaître dans les ouvrages d’imagination les
individus qu’on rencontre dans le monde, est pour ces ouvrages un véritable fléau. Elle les dégrade, leur
imprime une direction fausse, détruit leur intérêt et anéantit leur utilité. Chercher des allusions dans un roman,
c’est préférer la tracasserie à la nature, et substituer le commérage à l’observation du cœur humain ».
Dans son étude « L’autocritique en littérature », Jean-Luc Pagès s’applique à montrer combien les préfaces, et
plus particulièrement celles des romans du XIXème, sont un espace dans lequel l’auteur peut se livrer à
l’autocritique et se prémunir de toute tentation de nature autobiographique (Voir la préface, forme « latérale »
de la critique page 69 et suivantes, in Perceptions et Réalisations du moi, études collectées par Mounir
Laouyen, Presses universitaires Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2000. Egalement à ce sujet, voir les premières
lignes de la préface qui accompagne la première édition du Père Goriot, en mars 1835 : « L’auteur de cette

12
A propos de Guerre et Paix, cité par Genette, op. cit., p. 215
13
Cité par Genette, op. cit., p. 217. Nous avons vu combien, d’une certaine façon, Balzac s’applique à (ré) organiser son
œuvre, via notamment les possibilités qu’offrent les paratextes.

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Vers une approche critique de la préface / novembre 2017

esquisse n’a jamais abusé du droit de parler de soi que possède tout écrivain, et dont autrefois chacun usait si
librement, qu’aucun ouvrage des deux siècles précédents n’a paru sans un peu de préface. »)

- ordre de lecture : il s’agit là de la forme la plus brutale de la rhétorique du « comment » recensée par Genette.
Elle ne correspond guère aux œuvres de fiction.

- indications à propos du contexte : dans la plupart des cas, pour ce qui concerne les préfaces des romans du
XIXème, il s’agit d’inscrire le roman dans un ensemble plus vaste. Une pratique particulièrement balzacienne
« Ces avertissements et ces préfaces doivent disparaître tout à fait lorsque l’ouvrage sera terminé et qu’il
paraîtra dans sa véritable forme et complet » (Cabinet des Antiques, 1839). D’une préface à l’autre, Balzac
invite parfois le lecteur à opérer certains rapprochements quand il ne regrette pas la publication séparée d’un
texte qui masque la relation de la partie au tout. Genette rappelle combien la préface d’Une fille d’Eve, illustre le
mieux l’annonce d’une publication échelonnée. Le risque, si l’on conseille au lecteur d’attendre une parution
complète avant de juger une simple partie d’un ensemble, serait alors de le détourner d’une lecture immédiate.
A cet égard, la préface à propos de la première série de la Légende des siècles montre toute l’habileté avec
laquelle Hugo prévient son lecteur : « Ce volume n’est qu’un commencement, mais il se suffit à lui-même,
comme un péristyle est déjà un monument : « Il existe solitairement et forme un tout ; il existe solidairement et
fait partie d’un ensemble » 14 Zola procède différemment en proposant en tête des Rougon-Macquart une
préface qui porte sur l’ensemble. Notons, que certains comme Barbey d’Aurevilly ou Gide profitent d’une
préface pour annoncer une publication à venir : « Le roman de l’Ensorcelée est le premier d’une série de romans
qui vont suivre, et dont les guerres de la Chouannerie seront le théâtre, quand elles n’en seront pas le sujet »
(Préface datée de septembre 1858), « Postface pour la deuxième édition de Paludes et pour annoncer les
Nourritures terrestres »(1897)

- déclaration d’intention : Il s’agit là d’une interprétation du texte par l’auteur. C’est le cas le plus fréquent. La
préface est l’instrument de la maîtrise, de la marque auctoriale. Certes, nous ne saurions réduire le sens d’un
texte à la lecture que son auteur peut en avoir, ce serait faire fi de tout un aspect de la critique littéraire. Valéry
refusait à l’auteur toute maîtrise sur le « vrai sens » de l’œuvre. La pratique auctoriale est bien souvent moins
équivoque et ne se prive pas d’imposer au lecteur idées ou théories définies par l’intention de l’auteur. La
préface devient alors le théâtre d’un rapport de force entre l’auteur et le lecteur. Les romans libertins du
XVIIIème offrent de nombreuses préfaces dans lesquelles les auteurs s’appliquent à clarifier leurs intentions.
Dans celles du siècle suivant, il s’agit d’expliciter une démarche. Relisons Zola : « J’ai un but auquel je vais
(…) J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs »
(Préface de l’Assommoir, janvier 1877), « Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier des tempéraments et non des
caractères. Là est le livre entier » (Préface de la deuxième édition, 1868) ou Constant « J’ai voulu peindre le mal
que font éprouver même aux cœurs arides les souffrances qu’ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire
plus légers et plus corrompus qu’ils ne le sont « Préface d’Adolphe, 1824).

- définition générique : Eloge ou définition d’un genre nouveau, pensons au roman historique ou au roman en
général. Nous avons déjà mentionné la préface de Germinie Lacerteux établi comme un « roman vrai »,
rappelons les formules balzaciennes (« Histoires morales contemporaines ») ou la préface de Pierre et Jean,
véritable manifeste dans laquelle Maupassant : n’a « point l’intention de plaider (…) pour le petit roman qui
suit » et veux s’occuper « du Roman en général » Préface de janvier 1888 qui prendra pour titre, Etude sur le
roman). Pour Hugo, la préface du Dernier Jour d’un condamné de 1832 est avant tout un manifeste contre la
peine de mort qui va bien au-delà de toute considération littéraire. La même année, Bignan publie l’Echafaud
dont la préface « Réflexions » est un éloquent plaidoyer contre la guillotine (Une version numérisée de cet
ouvrage, dont nous reparlerons par la suite, est à votre disposition sur i-Campus, ressources du cours).

3) L’approche de Mitterand
Nous nous appuierons plus particulièrement sur l’ouvrage de Henri Mitterand mentionné dans la bibliographie
de ce cours : Le Discours du roman. Paris : PUF, 1980

14
Cité par Genette, op. cit., p. 223

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Vers une approche critique de la préface / novembre 2017

A l’inverse de celle de Derrida ou Genette, Henri Mitterand vise à identifier une loi générale que l’on
retrouverait dans toute préface.
A partir de l’étude de la préface de L’Echafaud (Bignan, Paris, Madame Charles Béchet, 1832) qui a pour titre
Réflexions, de l’Avant-propos de La Comédie humaine (Balzac, 1842) et de la préface de la seconde édition de
Thérèse Raquin (Zola, 1868), Mitterand se propose de dégager les fondements d’une “grammaire du discours
préfaciel”15. Son analyse est construite en trois moments :

- étude des caractéristiques linguistiques spécifiques du genre


- le jeu des pronoms : Mitterand applique à la préface le modèle du discours établi par Benveniste.
Celle-ci est un « type d’énoncé dans lequel quelqu’un s’adresse à quelqu’un et organise ce qu’il dit dans la
catégorie de la personne » 16 . Les pronoms personnels je, nous ou il désignent le préfacier et inscrivent le
discours dans un schéma communicationnel. Tous trois sont des avatars du je, auxquels répond un tu, le lecteur,
destinataire de la préface. Le message est représenté par une troisième personne, qui est l’objet du discours, un il
plus souvent un elle : la littérature. Ce dispositif schématique rattache les pronoms aux personnes sociales que
sont l’écrivain, le lecteur, ou le critique. Dans le même temps, ceux-ci sont érigés au rang d’instances du
discours préfaciel ;
- les valeurs du présent : temps privilégié de la préface, le présent est utilisé selon trois modes, le
présent absolu de l’écriture, un présent qui désigne l’œuvre comme une production achevée, un présent qui
engage l’avenir immédiat. Mitterand cite Bignan : « La révolution a dépouillé tant de vérités de leur enveloppe,
que la littérature ne peut plus mentir. Ce sont les peuples plutôt que les rois et les grands, ce sont les généralités
plutôt que les exceptions qu’elle est appelée à représenter désormais »17 et conclut à propos de la préface
qu’elle « saisit la littérature comme la conséquence nécessaire d’un achevé et le modèle obligé d’un à-venir »18 ;
- les déictiques et les verbes modalisateurs qui expriment le point de vue de l’énonciateur, sont
particulièrement nombreux, ce dernier a par ailleurs largement recours au champ lexical de la règle, du
principe : « devoir, vouloir, proclamer, pouvoir, vouloir, il y a, croire, principe, règle, exception, droit, vérité,
essence même… » autant de termes qui montrent combien pour Bignan la mission, pourrions nous dire, confiée
au discours préfaciel est univoque. Mitterand y voit l’expression d’une assertion forte : « La littérature doit
être »19, plus petit dénominateur commun, semble-t-il de chaque préface.

Ainsi, Mitterand distingue un type de discours sur le texte, sur la littérature, distinct du discours critique dont les
spécificités sont « la personne, le temps, le déictique, le modalisateur »20 et ce discours est le discours préfaciel.
Dès lors, « toute préface est plus ou moins construite selon un modèle de ce type. Toute préface vise à dégager à
la fois un modèle de production du genre dont elle parle, et également un modèle de sa lecture”21. C’est ce que
Mitterand appelle « le caractère injonctif de la préface »22 qui lui confère sa dimension idéologique (cf. supra
Genette qui établit une des fonctions essentielles de la préface : assurer une lecture et s’assurer que cette lecture
soit bonne).

- le propos idéologique : L’étude des caractéristiques linguistiques spécifiques de la préface nous met sur la voie
de la didactique. Elle devient ce « discours didactique »23 dont parle Mitterand qui fait de la préface un
« réceptacle naturel de l’idéologie »24. Son constat porte sur la préface préçue comme un discours et ne concerne
nullement le roman lui-même qui correspond à une autre situation de communication (autre énoncé, autre
énonciation) et relève de la fiction.

15
Henri Mitterand, op. cit., p. 21.
16
Mitterand, cite Benveniste, op. cit., p. 22.
17
A. Bignan, L’Echafaud, op.cit, p. 13.
18
Henri Mitterand, op. cit., p. 23.
19
Ibid.
20
Ibid.
21
Henri Mitterand, op. cit., p.26.
22
Ibid.
23
Ibid.
24
Ibid.

8
Vers une approche critique de la préface / novembre 2017

- La préface et le roman : « Le jeu discours préfaciel obéit donc à un nombre restreint de règles et comporte un
nombre restreint de pièces. Le jeu du récit romanesque n’est plus un jeu, puisque les cartes y sont en nombre
indéfini”25. Faut-il voir d’un côté un discours et de l’autre une fiction dont la portée est largement polysémique ?
Leroy rappelle qu’il convient de ne pas confondre, même si elles portent le même masque la figure du préfacier
et la figure du romancier. Il faudrait sans doute interroger, voire remettre en question le statut réducteur que
Mitterand attribue au texte préfaciel qui « est toujours peu ou prou l’énoncé d’un dogme »26). Son analyse qui,
rappelons-le, porte sur trois préfaces devrait nous inviter à réexaminer le texte préfaciel, en tant que texte
poétique.
.

Conclusion

Derrida, Genette, Mitterand, trois approches différentes, trois regards portés sur le texte préfaciel dont nous
tiendrons compte dans les lectures que nous ferons des préfaces de roman du XIXème sans, bien sûr, nous
interdire de les remettre en question, de les nuancer quand cela nous semblera pertinent. Nous pourrions avec
Leroy les résumer de la façon suivante :
« Au regard des règles linguistiques qui la structurent, Mitterand fait de la préface le “réceptacle naturel de
l’idéologie” qui compose un univers radicalement hétérogène à celui du roman
. Avec des inflexions très diverses selon les types envisagés, elle est au contraire, pour Genette, “de
toutes les pratiques littéraires, la plus typiquement littéraire”, en vertu surtout de “cette autoreprésentation en
miroir, cette mise en scène, cette comédie” qui la caractérise.
Derrida, se pliant du bout des lèvres au rite de la déclaration totalisante, lui confère “la structure d’un bloc
magique (...) c’est à dire ni profondeur ni surface, ni substance ni phénomène, ni en soi ni pour soi”100. On se
prendrait presque à douter que la préface existe bien.27

25
Op. cit., p.33
26
Op.cit., p.26
27
Maxime Leroy, op.cit., p.25

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