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Evolution de la tragédie, de l’Antiquité à l’époque contemporaine

Texte 1 : Sophocle, Oedipe-roi, (430-420 av. J.-C.), exodos (dernière partie de la tragédie) [Devant le
palais d’Œdipe.]

LE CHOEUR1.
Oh ! Quelle violence tu as commise ! Comment as-tu osé t'arracher ainsi
les yeux ! Quel démon t'a poussé ?
OEDIPE.
Apollon2 ! C'est Apollon, amis, qui m'a fait ces maux, tous ces maux ;
mais nul ne m'a frappé, si ce n'est moi-même. Que m'importait de voir,
puisque rien ne m'était doux à voir ?
LE CHOEUR.
Certes, cela est ainsi que tu le dis.
OEDIPE.
Que me reste-t-il, amis, que je puisse voir ou aimer ? Avec qui me plairait-il de parler ? Emmenez-moi très
promptement hors d'ici ! Emmenez, amis, ce scélérat, cette tête vouée aux exécrations3, de tous les mortels
le plus en horreur aux dieux !
LE CHOEUR.
Ô malheureux par la pensée de ta misère autant que par ta misère même, que ne t'ai-je jamais connu !
OEDIPE.
Qu'il périsse celui qui rompit les entraves cruelles de mes pieds et me sauva de la mort ! Je ne l'en remercie
pas, car, si j'étais mort en ce temps-là, je ne serais, ni pour mes amis, ni pour moi, la cause d'une telle
douleur.
LE CHOEUR.
Et moi aussi je le voudrais.
OEDIPE.
Je ne serais pas devenu le tueur de mon père ; on ne dirait pas de moi que j'ai été le mari de celle dont je
suis né ! Et me voici impie, fils d'impies ! et, misérable, j'ai couché avec ceux qui m'ont fait naître ! Enfin,
s'il est quelque malheur plus affreux que celui-ci, Oedipe l'a subi.
LE CHOEUR.
Je ne puis louer ta résolution. Il vaudrait beaucoup mieux pour toi ne plus être que de vivre aveugle.
OEDIPE.
Ne tente pas de me prouver que je n'ai pas fait pour le mieux, ni ne me conseille davantage. Je ne sais, en
effet, descendu chez Aidès4, avec quels yeux j'aurais regardé mon père et ma mère malheureuse contre qui
j'ai commis des crimes exécrables, de ceux que la pendaison ne pourrait expier. Et la vue de mes enfants
m'eût-elle été très désirable, eux qui sont nés de la sorte ? Non, certes, jamais ! Et non plus que la vue de la
ville, des murailles et des images sacrées des démons, dont je me suis privé moi- même, misérable, quand,
très glorieux dans Thèbes, je commandai à tous de chasser cet impie, de la race de Laïus et en horreur aux
dieux. Quand je manifestai en moi une telle souillure, pourrais-je les regarder avec des yeux fermes ? Certes,
non ! Et si je pouvais fermer les sources de l'ouïe, je ne tarderais pas, puisque je fermerais ainsi tout mon
malheureux corps et que je serais à la fois aveugle et sourd ; car il est doux de ne rien sentir de ses maux. Ô
Cithéron5, pourquoi m'as-tu reçu ? Pourquoi ne m'as-tu pas tué aussitôt, afin que je ne pusse jamais révéler
aux hommes de qui j'étais né ? Ô Polybos et Corinthe ! Ô vieille demeure, qu'on dit celle de mes pères, vous
m'avez nourri, rongé de maux sous l'apparence de la beauté ! Car, maintenant, je suis tenu pour coupable et
né de coupables. Ô triple route, vallée ombreuse, bois de chênes et gorge étroite où aboutissent les trois
voies, qui avez bu le sang paternel versé par mes propres mains, vous souvenez-vous encore de moi, du
crime que j'ai commis encore, étant venu ici ? Ô noces ! Noces ! vous m'avez engendré, puis vous m'avez
uni à qui m'avait conçu, et vous avez montré au jour un père à la fois frère et enfant, une fiancée à la fois
épouse et mère, toutes les souillures les plus ignominieuses qui soient parmi les hommes ! Mais, puisqu'il
n'est point permis de dire les choses honteuses à faire, je vous adjure par les dieux de me cacher
promptement quelque part hors la ville ; ou tuez-moi, ou jetez-moi dans la mer, là où vous ne me verrez plus
désormais. Venez ! Ne dédaignez point de toucher un misérable. Consentez, ne redoutez rien. Nul d'entre les
mortels, si ce n'est moi, ne peut supporter mes maux.

LE CHOEUR.
Voici Créon qui vient pour consentir à ce que tu demandes et te conseiller. Il ne reste que lui qui puisse être
à ta place le gardien de ce pays.

Oedipe, Créon.

OEDIPE.
Hélas ! Quelles paroles lui adresserai-je ? Quelle foi puis-je avoir en lui pour qui j'ai été récemment si
injurieux ?
CRÉON.
Je ne viens point pour te tourner en dérision, Oedipe, ni pour te reprocher rien de tes premiers crimes. Mais
si nous ne respectons pas la race des hommes, respectons au moins la flamme de Hélios, nourricière de
toutes choses, en ne révélant pas ouvertement une telle souillure que ne peuvent supporter ni la terre, ni la
pluie sacrée, ni la lumière elle-même. Conduisez-le promptement dans la demeure. Il est bon et équitable,
seulement pour des parents, d'entendre et de voir les maux de leurs parents.
OEDIPE.
Par les dieux ! puisque tu as trompé mon espérance et que tu es venu, homme irréprochable, vers le pire des
hommes, écoute-moi. Je parle, en effet, dans ton intérêt et non dans le mien.
CRÉON.
Qu'attends-tu de moi ?
OEDIPE.
Jette-moi très promptement hors de cette terre, en un lieu où je ne puisse parler à aucun des mortels.

1  Le chœur est constitué de 15 choreutes placé sous la direction du coryphée. Il se tient dans un vaste espace circulaire qui lui est
dévolu, l’orchestra, sur lequel il chante et danse. Il reste présent tout au long de la pièce, assiste à tous les échanges, scande
l’intrigue par ses interventions et échange avec les personnages. Œdipe s’adresse à lui comme à son peuple. Le chœur se distingue
des personnages par sa nature même puisqu’il incarne une entité collective mais il s’en distingue aussi visuellement : uniformité
du costume des choreutes pour suggérer la présence de la cité, d’une humanité moyenne. 2  Les Labdacides, la famille d’Oedipe,
est maudite par Appollon, suite au crime de Laïos, le père d’Oedipe. La malédiction s’étend sur la descendance d’Oedipe :
Etéocle, Polyynice, Antigone et Ismène. 3  Exécration : sentiment de haine, de répulsion, d’horreur vis à vis de quelqu’un. 4
Aides : le dieu des enfers. 5  Mont Cithéron : mont sur lequel Oedipe a été abandonné.
Texte 2 : Pierre de Corneille, Médée, 1635, extrait de l’acte V, scène 6

Médée, l’une des sorcières mythologiques les plus puissantes, est connue pour avoir aidé Jason à s’emparer de la Toison d’or.
Après quelques années de bonheur, elle est répudiée et bafouée par Jason qui veut épouser Créuse et se livre alors à une terrible
vengeance.
[La scène est à Corinthe, palais royal]

Acte V, scène 6, MEDEE, JASON.

MEDEE, en haut sur un balcon.

Lâche, ton désespoir encore en délibère ?


Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras
Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats6 ;
Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,
Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.
Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau
Laissent la place vide à ton hymen nouveau7.
Réjouis-t’en, Jason, va posséder Créuse :
Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse ;
Ces gages de nos feux8 ne feront plus pour moi
De reproches secrets à ton manque de foi9.

JASON.

Horreur de la nature, exécrable tigresse !

MEDEE

Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse :


À cet objet si cher tu dois tous tes discours ;
Parler encore à moi, c’est trahir tes amours.
Va lui, va lui conter tes rares aventures
Et contre mes effets ne combats point d’injures.

JASON.

Quoi ! tu m’oses braver, et ta brutalité


Pense encore échapper à mon bras irrité ?
Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

MEDEE.

Et que peut contre moi ta débile vaillance ?


Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers
Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers10.

JASON.

Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice


De tant de cruautés à la fin te punisse.
Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;
Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison.
Ta tête répondra de tant de barbaries.
MEDEE, en l’air dans un char11 tiré par deux dragons

Que sert de t’emporter à ces vaines furies ?


Epargne, cher époux, des efforts que tu perds ;
Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts ;
C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne
Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne.

6  Ces petits ingrats : les fils nés de l’union entre Médée et Jason. 7  Hymen nouveau : le nouveau mariage de Jason avec Créuse,
la fille de Créon. 8  Ces gages de nos feux : ces enfants, preuves de nos amours. 9  Ton manque de foi : Jason a cédé aux charmes
de Médée pour conquérir la Toison d’or. Rappelons les sacrifices de Médée pour le héros : fille de roi, elle a quitté son pays natal,
la Colchide, pour suivre le héros grec. Entre autres crimes, elle a sacrifié son frère, n’hésitant pas à démembrer son cadavre et à le
jeter à la mer pour retarder son père, qui cherchait à arrêter sa fuite. 9  C’est grâce à la magie de Médée que Jason a pu conquérir
la Toison d’or et accéder au trône en venant à bout d’épreuves surhumaines. 10  C’est le char du Soleil. Rappelons que Médée est
d’ascendance divine et qu’elle compte Hélios parmi ses aïeux.

Texte 3 : Bernard-Marie Koltès, Roberto Zucco12, 1990, extrait de la scène 2.

Inspirée de la réalité, la pièce met en scène la trajectoire hors du commun d’un tueur en série, à partir d’une énième évasion.

[La mère de Zucco, en tenue de nuit devant la porte fermée.]

ZUCCO.
- Je suis venu chercher mon treillis.
LA MÈRE.
- Ton quoi ?
ZUCCO.
- Mon treillis : ma chemise kaki et mon pantalon de combat.
LA MÈRE.
- Cette saloperie d'habit militaire. Qu'est-ce que tu as besoin de cette saloperie d'habit militaire ? Tu es fou,
Roberto. On aurait dû comprendre cela quand tu étais au berceau et te foutre à la poubelle. ZUCCO.
- Bouge-toi, dépêche-toi, ramène-le moi tout de suite.
LA MÈRE.
- Je te donne de l'argent. C'est de l'argent que tu veux. Tu t'achèteras tous les habits que tu veux. ZUCCO.
- Je ne veux pas d'argent. C'est mon treillis que je veux.
LA MÈRE.
- Je ne veux pas, je ne veux pas. Je vais appeler les voisins.
ZUCCO.
- Je veux mon treillis.
LA MÈRE.
- Ne crie pas, Roberto, ne crie pas, tu me fais peur ; tu vas réveiller les voisins. Je ne peux pas te
le donner, c'est impossible : il est sale, il est dégueulasse, tu ne peux pas le porter comme cela. Laisse- moi
le temps de le laver, de le faire sécher, de le repasser.
ZUCCO.
- Je le laverai moi-même. J'irai à la laverie automatique.
LA MÈRE.
- Tu dérailles, mon pauvre vieux. Tu es complètement dingue.
ZUCCO.
- C'est l'endroit du monde que je préfère. C'est calme, c'est tranquille, et il y a des femmes.

LA MÈRE.
- Je m'en fous. Je ne veux pas te le donner. Ne m'approche pas, Roberto. Je porte encore le deuil
de ton père, est-ce que tu vas me tuer à mon tour ?
ZUCCO.
- N'aie pas peur de moi, maman. J'ai toujours été doux et gentil avec toi. Pourquoi aurais-tu peur de moi ?
Pourquoi est-ce que tu ne donnerais pas mon treillis ? J'en ai besoin, maman, j'en ai besoin.
LA MÈRE.
- Ne sois pas gentil avec moi, Roberto. Comment veux-tu que j'oublie que tu as tué ton père, que
tu l'as jeté par la fenêtre, comme on jette une cigarette ? Et maintenant, tu es gentil avec moi. Je ne veux pas
oublier que tu as tué ton père et ta douceur me ferait tout oublier, Roberto.
ZUCCO.
- Oublie, maman. Donne-moi mon treillis, ma chemise kaki et mon pantalon de combat même sales, même
froissés, donne-les-moi. Et puis je partirai, je te le jure.
LA MÈRE.
- Est-ce moi, Roberto, qui t'ai accouché ? Est-ce de moi que tu es sorti ? Si je n'avais pas accouché de toi ici,
si je ne t'avais pas vu sortir , et suivi des yeux jusqu'à ce qu'on te pose dans ton berceau, mon regard sur toi
sans te lâcher, et surveillé chaque changement de ton corps au point que je n'ai pas vu les changements se
faire et que je te vois là, pareil à celui qui est sorti de moi dans ce lit, je croirais que ce n'est pas mon fils que
j'ai devant moi. Pourtant, je te reconnais, Roberto. Je reconnais la forme de ton corps, ta taille, la couleur de
tes cheveux, la couleur de tes yeux, la forme de tes mains ces grandes mains fortes qui n'ont jamais servi
qu'à caresser le cou de ta mère, qu'à serrer celui de ton père, que tu as tué. Pourquoi cet enfant, si sage
pendant vingt-quatre ans, est-il devenu fou brusquement ? Comment as-tu quitté les rails, Roberto ? Qui a
posé un tronc d'arbre sur ce chemin si droit pour te faire tomber dans l'abîme ? Roberto, Roberto, une voiture
qui s'est écrasée au fond d'un ravin, on ne la répare pas. Un train qui a déraillé, on n'essaie pas de le remettre
sur ses rails. On l'abandonne, on l'oublie. Je t'oublie, Roberto, je t'ai oublié.
ZUCCO.
- Avant de m'oublier, dis-moi où est mon treillis.
LA MÈRE.
- Il est là, dans le panier. Il est sale et tout froissé. (Zucco sort le treillis.)
Et maintenant va-t-en, tu me l'as juré.
ZUCCO.
- Oui, je l'ai juré.

Il s'approche, la caresse, l'embrasse, la serre ; elle gémit.


Il la lâche et elle tombe, étranglée.
Zucco se déshabille, enfile son treillis et sort.

12  Le personnage est inspiré d’un tueur en série italien, Roberto Succo.

QUESTIONS

1. Qu’est-ce qui rapproche les trois personnages principaux de ce corpus ?


2. En quoi les apparitions scéniques des personnages principaux sont-elles spectaculaires ?

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