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Liste des textes bac 1°3 LGT Claude Lebois

« L’Albatros », Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage


Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

A peine les ont-ils déposés sur les planches,


Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !


Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées


Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

« Une Charogne », Baudelaire, Les Fleurs du mal


Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe


Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,


D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,


Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

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Liste des textes bac 1°3 LGT Claude Lebois

Et ce monde rendait une étrange musique,


Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,


Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète


Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,


A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,


Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine


Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !

« LXXVIII » Spleen, Baudelaire, Les Fleurs du mal,

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle


Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie

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Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,


Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

« Le Crapaud » Tristan Corbière, Les Amours jaunes, 1873

Un chant dans une nuit sans air...


La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.

... Un chant; comme un écho, tout vif


Enterré, là, sous le massif...
— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre...

— Un crapaud! — Pourquoi cette peur,


Près de moi, ton soldat fidèle!
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue... — Horreur! —

... Il chante. — Horreur!! — Horreur pourquoi?


Vois-tu pas son œil de lumière...
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
...........................................................................
Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.

« Escargots », Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942

Au contraire des escarbilles qui sont les hôtes des cendres chaudes, les escargots aiment
la terre humide. Go on, ils avancent collés à elle de tout leur corps. Ils en emportent, ils en
mangent, ils en excrémentent. Elle les traverse. Ils la traversent. C'est une interpénétration
du meilleur goût parce que pour ainsi dire ton sur ton - avec un élément passif, un élément
actif, le passif baignant à la fois et nourrissant l'actif - qui se déplace en même temps qu'il
mange.

(Il y a autre chose à dire des escargots. D'abord leur propre humidité. Leur sang froid.
Leur extensibilité.)

A remarquer d'ailleurs que l'on ne conçoit pas un escargot sorti de sa coquille et ne se


mouvant pas. Dès qu'il repose, il rentre aussitôt au fond de lui-même. Au contraire sa
pudeur l'oblige à se mouvoir dès qu'il montre sa nudité, qu'il livre sa forme vulnérable. Dès
qu'il s'expose, il marche. […]
L'expression de leur colère est la même que celle de leur orgueil. Ainsi se rassurent-ils et
en imposent-ils au monde d'une façon plus riche, argentée. L'expression de leur colère,
comme de leur orgueil, devient brillante en séchant. Mais aussi elle constitue leur trace et
les désigne au ravisseur (au prédateur). De plus elle est éphémère et ne dure que jusqu'à la
prochaine pluie.

Ainsi en est-il de tous ceux qui s'expriment d'une façon entièrement subjective sans
repentir, et par traces seulement, sans souci de construire et de former leur expression

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Liste des textes bac 1°3 LGT Claude Lebois

comme une demeure solide, à plusieurs dimensions. Plus durable qu'eux-mêmes. […]
Mais c'est ici que je touche à l'un des points principaux de leur leçon, qui d'ailleurs ne
leur est pas particulière mais qu'ils possèdent en commun avec tous les êtres à coquilles :
cette coquille, partie de leur être, est en même temps ouvre d'art, monument. Elle, demeure
plus longtemps qu'eux.

Acte I, scène 14, Les Fausses Confidences, Marivaux, 1737

ARAMINTE.
Qu’est−ce que c’est donc que cet air étonné que tu as marqué, ce me semble, en voyant
Dorante ? D’où vient cette attention à le regarder ?

DUBOIS.
Ce n’est rien, sinon que je ne saurais plus avoir l’honneur de servir Madame, et qu’il faut
que je lui demande mon congé.

ARAMINTE, surprise.
Quoi ! seulement pour avoir vu Dorante ici ?

DUBOIS.
Savez-vous à qui vous avez affaire ?

ARAMINTE.
Au neveu de Monsieur Remy, mon procureur.

DUBOIS.
Eh ! par quel tour d’adresse est-il connu de Madame ? comment a-t-il fait pour arriver
jusqu’ici ?

ARAMINTE.
C’est Monsieur Remy qui me l’a envoyé pour intendant.

DUBOIS.
Lui, votre intendant ! Et c’est Monsieur Remy qui vous l’envoie : hélas ! le bon homme, il
ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là.

ARAMINTE.
Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?

DUBOIS.
Si je le connais, Madame ! si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien aussi.
N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?

ARAMINTE.
Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise action,
que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?

DUBOIS.
Lui ! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus d’honneur à
lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité merveilleuse ; il
n’a peut-être pas son pareil.

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ARAMINTE.
Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité, j’en suis
toute émue.
DUBOIS.
Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient.

ARAMINTE.
À la tête ?

DUBOIS.
Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.

ARAMINTE.
Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?

DUBOIS.
Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il extravague
d’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir,
car j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’est ce qui me force
de m’en aller encore, ôtez cela, c’est un homme incomparable.

ARAMINTE, un peu boudant.


Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas : on a bien affaire d’un esprit
renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en vaut pas la peine ; car les
hommes ont des fantaisies…
DUBOIS.
Ah ! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa folie
est de bon goût.

ARAMINTE.
N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?

DUBOIS.
J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, Madame.

Acte II, scène 15, Les Fausses Confidences, Marivaux, 1737

ARAMINTE.
Je ne vous interroge que par étonnement. Elle ignore que vous l’aimez, dites-vous, et
vous lui sacrifiez votre fortune ! Voilà de l’incroyable. Comment, avec tant d’amour, avez-
vous pu vous taire ? On essaie de se faire aimer, ce me semble ; cela est naturel et
pardonnable.
DORANTE.
Me préserve le ciel d’oser concevoir la plus légère espérance ! Être aimé, moi ! non,
madame, son état est bien au-dessus du mien. Mon respect me condamne au silence, et je
mourrai du moins sans avoir eu le malheur de lui déplaire.
ARAMINTE.

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Je n’imagine point de femme qui mérite d’inspirer une passion si étonnante, je n’en
imagine point. Elle est donc au-dessus de toute comparaison ?
DORANTE.
Dispensez-moi de la louer, madame ; je m’égarerais en la peignant. On ne connaît rien de si
beau ni de si aimable qu’elle, et jamais elle ne me parle ou ne me regarde que mon amour
n’en augmente.
ARAMINTE, baissant les yeux.
Mais votre conduite blesse la raison. Que prétendez-vous, avec cet amour pour une
personne qui ne saura jamais que vous l’aimez ? Cela est bien bizarre. Que prétendez-vous ?
DORANTE.
Le plaisir de la voir, et quelquefois d’être avec elle, est tout ce que je me propose.
ARAMINTE.
Avec elle ! Oubliez-vous que vous êtes ici ?
DORANTE.
Je veux dire avec son portrait, quand je ne la vois point.
ARAMINTE.
Son portrait ? Est-ce que vous l’avez fait faire ?
DORANTE.
Non, madame ; mais j’ai, par amusement, appris à peindre, et je l’ai peinte moi-même. Je
me serais privé de son portrait si je n’avais pu l’avoir que par le secours d’un autre.
ARAMINTE, à part.
Il faut le pousser à bout. (Haut.) Montrez-moi ce portrait.
DORANTE.
Daignez m’en dispenser, madame ; quoique mon amour soit sans espérance, je n’en dois
pas moins un secret inviolable à l’objet aimé.
ARAMINTE.
Il m’en est tombé un par hasard entre les mains ; on l’a trouvé ici. (Montrant la
boîte.) Voyez si ce ne serait point celui dont il s’agit.
DORANTE.
Cela ne se peut pas.
ARAMINTE, ouvrant la boîte.
Il est vrai que la chose serait assez extraordinaire ; examinez.
DORANTE.
Ah ! madame, songez que j’aurais perdu mille fois la vie avant d’avouer ce que le hasard
vous découvre. Comment pourrai-je expier ?…
(Il se jette à ses genoux.)
ARAMINTE.
Dorante, je ne me fâcherai point. Votre égarement me fait pitié. Revenez-en ; je vous le
pardonne.

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MARTON, paraît et s’enfuit.


Ah ! (Dorante se lève vite.
ARAMINTE.
Ah ciel ! c’est Marton ! Elle vous a vu.
DORANTE, feignant d’être déconcerté.
Non, madame, non ; je ne crois pas. Elle n’est point entrée.

Acte II, scène 1, Knock, Jules Romains, 1924


LE TAMBOUR, après plusieurs hésitations.
Je ne pourrai pas venir tout à l’heure, ou j’arriverai trop tard. Est-ce que ça serait un effet de
votre bonté de me donner ma consultation maintenant ?
KNOCK
Heu... Oui. Mais dépêchons-nous. J’ai rendez-vous avec M. Bernard, l’instituteur, et avec M
le pharmacien Mousquet. Il faut que je les reçoive avant que les gens n’arrivent. De quoi
souffrez-vous ?
LE TAMBOUR
Attendez que je réfléchisse ! (Il rit.) Voilà. Quand j’ai diné, il y a des fois que je me sens une
espèce de démangeaison ici. (Il montre le haut de son épigastre.) Ça me chatouille, ou plutôt,
ça me gratouille.
KNOCK, d’un air de profonde concentration.
Attention. Ne confondons pas. Est-ce que ça vous chatouille, ou est-ce que ça vous
gratouille ?
LE TAMBOUR
Ça me gratouille. (Il médite.) Mais ça me chatouille bien un peu aussi.
KNOCK
Désignez-moi exactement l’endroit.
LE TAMBOUR
Par ici.
KNOCK
Par ici... où cela, par ici ?
LE TAMBOUR
Là. Ou peut-être là... Entre les deux.
KNOCK
Juste entre les deux ?... Est-ce que ça ne serait pas plutôt un rien à gauche, là, où je mets mon
doigt ?
LE TAMBOUR
Il me semble bien.
KNOCK
Ça vous fait mal quand j’enfonce mon doigt ?
LE TAMBOUR

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Oui, on dirait que ça me fait mal.

KNOCK
Ah ! ah ! (Il médite d’un air sombre.) Est-ce que ça ne vous gratouille pas davantage quand
vous avez mangé de la tête de veau à la vinaigrette ?
LE TAMBOUR
Je n’en mange jamais. Mais il me semble que si j’en mangeais, effectivement, ça me
gratouillerait plus.
KNOCK
Ah ! Ah ! très important. Ah ! ah ! Quel âge avez-vous ?
LE TAMBOUR
Cinquante et un, dans mes cinquante-deux.
KNOCK
Plus près de cinquante-deux ou de cinquante et un ?
LE TAMBOUR, il se trouble peu à peu.
Plus près de cinquante-deux. Je les aurai fin novembre.
KNOCK, lui mettant la main sur l’épaule.
Mon ami, faites votre travail aujourd’hui comme d’habitude. Ce soir, couchez-vous de bonne
heure. Demain matin, gardez le lit. Je passerai vous voir. Pour vous, mes visites seront
gratuites. Mais ne le dites pas. C’est une faveur.

« Arrias », La Bruyère, Les Caractères, Livre V


Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi; c'est un homme universel, et il se
donne pour tel : Il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On
parle, à la table d'un grand, d'une cour du Nord : il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient
dire ce qu'ils en savent ; il s'oriente dans cette région lointaine comme s'il en était originaire ;
il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes : il
récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à
éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu'il dit des choses qui
ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l'interrupteur. « je
n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original : je l'ai appris de Sethon,
ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais
familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le
fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des conviés
lui dit : «C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade.»

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Manon Lescaut, L’Abbé Prévost, 1731


J’avais marqué le temps de mon départ d’Amiens. Hélas ! que ne le marquais-je un
jour plus tôt ! j’aurais porté chez mon père toute mon innocence. La veille même de celui que
je devais quitter cette ville, étant à me promener avec mon ami, qui s’appelait Tiberge, nous
vîmes arriver le coche d’Arras, et nous le suivîmes jusqu’à l’hôtellerie où ces voitures
descendent. Nous n’avions pas d’autre motif que la curiosité. Il en sortit quelques femmes, qui
se retirèrent aussitôt. Mais il en resta une, fort jeune, qui s’arrêta seule dans la cour, pendant
qu’un homme d’un âge avancé, qui paraissait lui servir de conducteur, s’empressait pour faire
tirer son équipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi, qui n’avais jamais pensé à
la différence des sexes, ni regardé une fille avec un peu d’attention, moi, dis-je, dont tout le
monde admirait la sagesse et la retenue, je me trouvai enflammé tout d’un coup jusqu’au
transport. J’avais le défaut d’être excessivement timide et facile à déconcerter ; mais loin
d’être arrêté alors par cette faiblesse, je m’avançai vers la maîtresse de mon cœur. Quoiqu’elle
fût encore moins âgée que moi, elle reçut mes politesses sans paraître embarrassée. Je lui
demandai ce qui l’amenait à Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance.
Elle me répondit ingénument, qu’elle y était envoyée par ses parents, pour être religieuse.
L’amour me rendait déjà si éclairé, depuis un moment qu’il était dans mon cœur, que je
regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes désirs. Je lui parlai d’une manière qui lui
fit comprendre mes sentiments, car elle était bien plus expérimentée que moi : c’était malgré
elle qu’on l’envoyait au couvent, pour arrêter sans doute son penchant au plaisir, qui s’était
déjà déclaré, et qui a causé dans la suite tous ses malheurs et les miens.

Manon Lescaut, L’Abbé Prévost, 1731


Un pistolet ! me dit-il. Quoi ! mon fils, vous voulez m’ôter la vie, pour reconnaître la
considération que j’ai eue pour vous ? À Dieu ne plaise, lui répondis-je. Vous avez trop
d’esprit et de raison pour me mettre dans cette nécessité ; mais je veux être libre, et j’y suis si
résolu que, si mon projet manque par votre faute, c’est fait de vous absolument. Mais, mon
cher fils, reprit-il d’un air pâle et effrayé, que vous ai-je fait ? quelle raison avez-vous de
vouloir ma mort ? Eh non ! répliquai-je avec impatience. Je n’ai pas dessein de vous tuer, si
vous voulez vivre. Ouvrez-moi la porte, et je suis le meilleur de vos amis. J’aperçus les clefs
qui étaient sur la table. Je les pris et je le priai de me suivre, en faisant le moins de bruit qu’il
pourrait. Il fut obligé de s’y résoudre. À mesure que nous avancions et qu’il ouvrait une porte,
il me répétait avec un soupir : Ah ! mon fils, ah ! qui l’aurait cru ? Point de bruit, mon Père,
répétais-je de mon côté à tout moment. Enfin nous arrivâmes à une espèce de barrière, qui est
avant la grande porte de la rue. Je me croyais déjà libre, et j’étais derrière le Père, avec ma
chandelle dans une main et mon pistolet dans l’autre. Pendant qu’il s’empressait d’ouvrir, un
domestique, qui couchait dans une chambre voisine, entendant le bruit de quelques verrous, se
lève et met la tête à sa porte. Le bon Père le crut apparemment capable de m’arrêter. Il lui
ordonna, avec beaucoup d’imprudence, de venir à son secours. C’était un puissant coquin, qui
s’élança sur moi sans balancer. Je ne le marchandai point ; je lui lâchai le coup au milieu de la
poitrine. Voilà de quoi vous êtes cause, mon Père, dis-je assez fièrement à mon guide. Mais
que cela ne vous empêche point d’achever, ajoutai-je en le poussant vers la dernière porte. Il
n’osa refuser de l’ouvrir. Je sortis heureusement et je trouvai, à quatre pas, Lescaut qui
m’attendait avec deux amis, suivant sa promesse.

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Manon Lescaut, L’Abbé Prévost, 1731


Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut
jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais quoique je le porte sans cesse dans
ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur, chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.

Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse
endormie, et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je
m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les
approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement ; et faisant un effort pour saisir
les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce
discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres
consolations de l'amour. Mais ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement
de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de
ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous
rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour au moment
même qu'elle expirait ; c'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre, de ce fatal et déplorable
événement.

Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point sans doute assez rigoureusement
puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement
à la mener jamais plus heureuse.

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