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TEXTE 1 

:
Rêverie
Oh ! laissez-moi ! c’est l’heure où l’horizon qui fume
Cache un front inégal sous un cercle de brume,
L’heure où l’astre géant rougit et disparaît.
Le grand bois jaunissant dore seul la colline.
On dirait qu’en ces jours où l’automne décline,
Le soleil et la pluie ont rouillé la forêt.

Oh ! qui fera surgir soudain, qui fera naître,


Là-bas, - tandis que seul je rêve à la fenêtre
Et que l’ombre s’amasse au fond du corridor, -
Quelque ville mauresque, éclatante, inouïe,
Qui, comme la fusée en gerbe épanouie,
Déchire ce brouillard avec ces flèches d’or !

Qu’elle vienne inspirer, ranimer, ô génies,


Mes chansons comme un ciel d’automne rembrunies,
Et jeter dans mes yeux son magnifique reflet,
Et longtemps, s’éteignant en rumeurs étouffées,
Avec les mille tours de ses palais de fées,
Brumeuse, denteler l’horizon violet.

Victor Hugo, 1828


Les Orientales
TEXTE 2 :
Spleen
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,


Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées


D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie


Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,


Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire, 1861,


Les Fleurs du Mal
TEXTE 3 :
Le Soleil
Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures
Les persiennes, abri des secrètes luxures,
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,


Eveille dans les champs les vers comme les roses ;
Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,
Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.
C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles
Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,
Et commande aux moissons de croître et de mûrir
Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !

Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes,


Il ennoblit le sort des choses les plus viles,
Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,
Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

Charles Baudelaire,1861,
Les Fleurs du Mal
TEXTE 15 :
Acte 1, scène 14
DUBOIS : Lui, votre intendant ! Et c’est Monsieur Remy qui vous l’envoie : hélas ! le bon
homme, il ne sait pas qui il vous donne ; c’est un démon que ce garçon-là.
ARAMINTE : Mais que signifient tes exclamations ? Explique-toi : est-ce que tu le connais ?
DUBOIS : Si je le connais, Madame ! si je le connais ! Ah vraiment oui ; et il me connaît bien
aussi. N’avez-vous pas vu comme il se détournait de peur que je ne le visse ?
ARAMINTE : Il est vrai ; et tu me surprends à mon tour. Serait-il capable de quelque mauvaise
action, que tu saches ? Est-ce que ce n’est pas un honnête homme ?
DUBOIS : Lui ! il n’y a point de plus brave homme dans toute la terre ; il a, peut-être, plus
d’honneur à lui tout seul que cinquante honnêtes gens ensemble. Oh ! c’est une probité
merveilleuse ; il n’a peut-être pas son pareil.
ARAMINTE : Eh ! de quoi peut-il donc être question ? D’où vient que tu m’alarmes ? En vérité,
j’en suis toute émue.
DUBOIS : Son défaut, c’est là. (Il se touche le front.) C’est à la tête que le mal le tient.
ARAMINTE : À la tête ?
DUBOIS : Oui, il est timbré, mais timbré comme cent.
ARAMINTE : Dorante ! il m’a paru de très bon sens. Quelle preuve as-tu de sa folie ?
DUBOIS : Quelle preuve ? Il y a six mois qu’il est tombé fou ; il y a six mois qu’il extravague
d’amour, qu’il en a la cervelle brûlée, qu’il en est comme un perdu ; je dois bien le savoir, car
j’étais à lui, je le servais ; et c’est ce qui m’a obligé de le quitter, et c’est ce qui me force de
m’en aller encore, ôtez cela, c’est un homme incomparable.
ARAMINTE, un peu boudant : Oh bien ! il fera ce qu’il voudra ; mais je ne le garderai pas : on
a bien affaire d’un esprit renversé ; et peut-être encore, je gage, pour quelque objet qui n’en
vaut pas la peine ; car les hommes ont des fantaisies…
DUBOIS : Ah ! vous m’excuserez ; pour ce qui est de l’objet, il n’y a rien à dire. Malepeste ! sa
folie est de bon goût.
ARAMINTE : N’importe, je veux le congédier. Est-ce que tu la connais, cette personne ?
DUBOIS : J’ai l’honneur de la voir tous les jours ; c’est vous, Madame.
ARAMINTE : Moi, dis-tu ?
Marivaux, 1737,
Les Fausses Confidences
TEXTE 16 :
Acte 3, scène 1
DORANTE : Je t'avoue que j'hésite un peu. N'allons-nous pas trop vite avec Araminte ? Dans
l'agitation des mouvements où elle est, veux-tu encore lui donner l'embarras de voir
subitement éclater l'aventure ?
DUBOIS : Oh ! Oui : point de quartier, il faut l'achever pendant qu'elle est étourdie. Elle ne
sait plus ce qu'elle fait. Ne voyez-vous pas bien qu'elle triche avec moi, qu'elle me fait
accroire que vous ne lui avez rien dit ? Ah ! je lui apprendrai à vouloir me souffler mon
emploi de confident pour vous aimer en fraude.
DORANTE : Que j'ai souffert dans ce dernier entretien ! Puisque tu savais qu'elle voulait me
faire déclarer, que ne m'en avertissais-tu par quelques signes ?
DUBOIS : Cela aurait été joli, ma foi ! Elle ne s'en serait point aperçue, n'est-ce pas ? Et
d'ailleurs, votre douleur n'en a paru que plus vraie. Vous repentez-vous de l'effet qu'elle a
produit ? Monsieur a souffert ! Parbleu ! Il me semble que cette aventure-ci mérite un peu
d'inquiétude.
DORANTE : Sais-tu bien ce qui arrivera ? Qu'elle prendra son parti, et qu'elle me renverra
tout d'un coup.
DUBOIS : Je lui en défie, il est trop tard l'heure du courage est passée, il faut qu'elle nous
épouse.
DORANTE : Prends-y garde ; tu vois que sa mère la fatigue.
DUBOIS : Je serais bien fâché qu'elle la laissât en repos.
DORANTE : Elle est confuse de ce que Marton m'a surpris à ses genoux.
DUBOIS : Ah ! vraiment, des confusions ! Elle n'y est pas, elle va en essuyer bien d'autres !
C'est moi qui, voyant le train que prenait la conversation, ai fait venir Marton une seconde
fois.
DORANTE : Araminte pourtant m'a dit que je lui étais insupportable.
DUBOIS : Elle a raison. Voulez-vous qu'elle soit de bonne humeur avec un homme qu'il faut
qu'elle aime en dépit d'elle ? Cela est-il agréable ? Vous vous emparez de son bien, de son
cœur et cette femme ne criera pas ! Allez vite, plus de raisonnements, laissez-vous conduire.
DORANTE : Songe que je l'aime, et que, si notre précipitation réussit mal, tu me désespères.
DUBOIS : Ah ! oui, je sais bien que vous l'aimez ; c'est à cause de cela que je ne vous écoute
pas. Êtes-vous en état de juger de rien ? Allons, allons, vous vous moquez. Laissez faire un
homme de sang-froid.

Marivaux,1737,
Les Fausses Confidences
TEXTE 14 :
L’espace en commun

En l’état actuel de l’éducation des filles, le combat est effectivement joué d’avance. On sait que si on
répète à un enfant qu’il n’est pas capable, il y croira et n’y arrivera pas. On fait exactement ça aux
filles. On leur apprend à être des victimes. On cultive la peur chez elles. Et leur seule mesure de
protection, c’est la mise en place de stratégies d’évitement complexes qui leur polluent un peu plus
l’esprit.
Or considérer que c’est un problème de femmes, c’est assurer sa pérennité. On n’entend qu’elles
sur le sujet, elles alertent, elles témoignent, elles forment des associations, elles cherchent des
solutions. Ce qui, en soi, participe au blocage de la situation. Tant qu’on considérera que c’est un
problème de femmes, il ne pourra pas être réglé. Il faut inverser l’analyse. C’est un problème
d’hommes, c’est à eux de s’en emparer, d’en discuter, de proposer, de changer. Mais cette vision est
révélatrice d’une tendance générale de notre société, qui s’intéresse davantage à la manière dont
s’habillent les filles qu’aux comportements des garçons. C’est incroyable comment on s’arroge le droit
perpétuel de juger les femmes. Pas assez sexy, elle se néglige, elle ne fait pas d’efforts. Trop sexy, elle
n’est pas sérieuse, pas fiable, pas intelligente. Même notre sourire est soumis au jugement général.
Parce qu’une femme, ça doit sourire. Regardez l’actrice Kristen Stewart, régulièrement taclée pour
son visage fermé. Jamais on ne fait ce genre de reproche à un homme. Monsieur Chaussette et moi,
on sourit peu. Mais lui, ça lui donne une allure imposante et sérieuse, alors que j’ai juste l’air de faire
la gueule. Pourquoi on attend d’une femme qu’elle sourie et pas d’un homme ? parce que la femme
est là pour être agréable. L’homme est là parce qu’il est là. Le sourire, c’est une autre obligation
sociale des femmes – comme d’avoir des cascades de cheveux brillants et une jupe à la bonne
longueur, comme de masquer ses bourrelets et sa cellulite.
Ce droit de regard, c’est une forme d’infantilisation des femmes. La société s’arroge un droit de
regard et de jugement permanent sur les femmes, comme des enfants.

Titiou Lecoq, 2017, Libérées ! le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale
TEXTE 10 :

Je vis enfin, pour la première fois depuis notre séparation décisive, le soleil entrer dans cette chambre
déserte où j’avais tant pleuré. Les arbres étaient en fleur, les rossignols chantaient et j’entendais au
loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs, qui résume et caractérise toute la poésie
claire et tranquille du Berry. Mon réveille fut pourtant un indicible mélange de joie et de douleur. Il
était déjà neuf heures du matin. Pour la première fois depuis trois ans, j’avais dormi la grasse
matinée, sans entendre la cloche de l’angélus et la voix criarde de Marie-Josèphe m’arracher aux
douceurs des derniers rêves. Je pouvais encore paresser une heure sans encourir aucune pénitence.
Echapper à la règle, enter dans la liberté, c’est une crise sans pareille dont ne jouissent pas à demi les
âmes éprises de rêverie et de recueillement.
J’allai ouvrir ma fenêtre et retournai me mettre au lit. La senteur des plantes, la jeunesse, la vie,
l’indépendance m’arrivaient par bouffées ; mais aussi le sentiment de l’avenir inconnu qui s’ouvrait
devant moi m’accablait d’une inquiétude et d’une tristesse profondes. Je ne saurais à quoi attribuer
cette désespérance maladive de l’esprit, si peu en rapport avec la fraîcheur des idées et la santé
physique de l’adolescence. Je l’éprouvai si poignante que le souvenir très net m’en est resté après
tant d’années, sans que je puisse retrouver clairement par quelle liaison d’idées, quels souvenirs de la
veille, quelles appréhensions du lendemain, j’arrivai à répandre des larmes amères, en un moment où
j’aurais dû reprendre avec transport de possession du foyer paternel et de moi-même.
Que de petits bonheurs cependant, pour une pensionnaire hors de cage ! au lieu du triste uniforme
de serge amarante, une jolie femme de chambre m’apportait une fraîche robe ‘un guingan rose.
J’étais libre d’arranger mes cheveux à ma guise sans que Madame Eugénie ne vînt observer qu’il était
indécent de se découvrir les tempes. Le déjeuner était relevé de toutes les friandises que ma grand-
mère aimait et me prodiguait. Le jardin était un immense bouquet. Tous les domestiques, tous les
paysans venaient me faire fête.

George Sand, Histoire de ma vie, 1855


TEXTE 7 :

Au tintement des cuillers, ma chatte grise vient d’ouvrir ses yeux de serpent.
Elle a faim. Mais elle ne se lève pas tout de suite, par souci de pur cant. Mendier, à la façon d’un
angora plaintif et câlin, sur une mélopée mineure, fi !… De quoi est-ce qu’elle aurait l’air ? comme dit
Valentine… Je lui tends un coin de toast brûlé, qui craque sous ses petites dents de silex d’un blanc
bleuté, et son ronron perlé double celui de la bouilloire… Durant une longue minute, un silence quasi
provincial nous abrite. Mon amie se repose, les bras tombés…
– On n’entend rien, chuchote-t-elle avec précaution.
Je lui réponds des yeux sans parler, amollie de chaleur et de paresse. On est bien… Mais l’heure ne
serait-elle pas meilleure encore, si mon amie n’était pas là ? Elle va parler, c’est inévitable. Elle va
dire : « De quoi est-ce qu’on a l’air ? » Ce n’est pas de sa faute, on l’a élevée comme ça. Si elle avait
des enfants, elle leur défendrait de manger leur viande sans pain, ou de tenir leur cuiller avec la main
gauche : « Jacques, veux-tu bien !… De quoi as-tu l’air ? »
Chut !… elle ne parle pas. Ses paupières battent et ses yeux ont l’air de s’évanouir… J’ai, devant moi,
une figure presque inconnue, celle d’une jeune femme ivre de sommeil et qui s’endort avant d’avoir
fermé les paupières. Le sourire voulu s’efface, la lèvre boude, et le petit menton rond s’écrase sur le
col en broderie d’argent.
Elle dort profondément à présent. Quand elle se réveillera en sursaut, elle s’excusera, en s’écriant :
« M’endormir en visite, sur un fauteuil ! De quoi ça a-t-il l’air ? »
Mon amie Valentine, vous avez l’air d’une jeune femme oubliée là comme un pauvre chiffon
gracieux. Dormez entre le feu et moi, au ronron de la chatte, au froissement léger du livre que je vais
lire. Personne n’entrera avant votre réveil ; personne ne s’écriera, en contemplant votre sommeil
boudeur et mon lit défait : « Oh ! de quoi ça a-t-il l’air ! » car vous en pourriez mourir de confusion. Je
veille sur vous, avec une tiède, une amicale pitié ; je veille sur votre constant et vertueux souci de
l’air que ça pourrait avoir…

Colette, Les Vrilles de la Vigne, 1908


TEXTE 11 :

LES DROITS DE LA FEMME.

HO M M E , es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui t’en fait la question ; tu ne lui
ôteras pas du moins ce droit. Dis-moi ? Qui t’a donné le souverain empire d’opprimer mon
sexe ? ta force ? tes talents ? Observe le créateur dans sa sagesse ; parcours la nature dans
toute sa grandeur, dont tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses,
l’exemple de cet empire tyrannique[1].
Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les végétaux, jette enfin un coup-d’œil
sur toutes les modifications de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en
offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu peux, les sexes dans l’administration de
la nature. Partout tu les trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble
harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.
L’homme seul s’est fagoté un principe de cette exception. Bizarre, aveugle, boursoufflé de
sciences et dégénéré, dans ce siècle de lumières et de sagacité, dans l’ignorance la plus
crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui a reçu toutes les facultés
intellectuelles ; il prétend jouir de la révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne
rien dire de plus.
DÉCLARATION DES DROITS DE LA
FEMME ET DE LA CITOYENNE,
À décréter par l’Assemblée nationale dans ses dernières séances ou dans celle de la prochaine
législature.
PRÉAMBULE.
Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d’être constituées en
assemblée nationale. Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la
femme, sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements,
ont résolu d’exposer dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et
sacrés de la femme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres
du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que les actes du
pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des hommes pouvant être à chaque instant
comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés, afin que les
réclamations des citoyennes, fondées désormais sur des principes simples et incontestables,
tournent toujours au maintien de la constitution, des bonnes mœurs, et au bonheur de tous.
En conséquence, le sexe supérieur en beauté comme en courage, dans les souffrances
maternelles, reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l’Être suprême, les
Droits suivants de la Femme et de la Citoyenne.

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