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Texte 1 :

Baudelaire, “L’Invitation au voyage”, LIII “Spleen et idéal”, Les Fleurs du mal

Mon enfant, ma sœur,


Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.

Des meubles luisants,


Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,


Luxe, calme et volupté.
Texte 2 :
Baudelaire “A une passante”, XCIII, “Tableaux parisiens”,
Les Fleurs du mal

La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! — Fugitive beauté


Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !


Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !
Texte 3 : Baudelaire, “Une Charogne”, XXIX, “Spleen et idéal », Les Fleurs du
mal

[Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme,


Ce beau matin d’été si doux :
Au détour d’un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l’air, comme une femme lubrique,


Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d’une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d’exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,


Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe


Comme une fleur s’épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l’herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,


D’où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une


vague, Ou s’élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d’un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,


Comme l’eau courante et le vent,
Ou le grain qu’un vanneur d’un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve,


Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève
Seulement par le souvenir.
Texte 4 :
Rimbaud, “Le Dormeur du val”, Poésies

C’est un trou de verdure où chante une rivière


Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Texte 5 : Ponge, “L’Huître”, Le Parti pris des choses

L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins
unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut
alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à
plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les
coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.

À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement
parler) de nacre, les cieux d’en-dessus s’affaissent sur les cieux d’en-dessous, pour ne plus former
qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une
dentelle noirâtre sur les bords.

Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner.
Texte 6 : Marivaux, Acte I, scène 2, Les Fausses
confidences

DORANTE.
Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu’il y a de mieux,
veuve d’un mari qui avait une grande charge dans les finances ; et tu crois qu’elle fera
quelque attention à moi, que je l’épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n’ai point de bien ?
DUBOIS.
Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou. Tournez-vous un peu, que je vous
considère encore ; allons, monsieur, vous vous moquez ; il n’y a point de plus grand
seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre
affaire est infaillible, absolument infaillible. Il me semble que je vous vois déjà en déshabillé
dans l’appartement de madame.
DORANTE.
Quelle chimère !
DUBOIS.
Oui, je le soutiens ; vous êtes actuellement dans votre salle et vos équipages sont sous
la remise.
DORANTE.
Elle a plus de cinquante mille livres de rente, Dubois.
DUBOIS.
Ah ! vous en avez bien soixante pour le moins.
DORANTE.
Et tu me dis qu’elle est extrêmement raisonnable.
DUBOIS.
Tant mieux pour vous, et tant pis pour elle. Si vous lui plaisez, elle en sera si honteuse,
elle se débattra tant, elle deviendra si faible, qu’elle ne pourra se soutenir qu’en épousant ;
vous m’en direz des nouvelles. Vous l’avez vue et vous l’aimez ?
DORANTE.
Je l’aime avec passion ; et c’est ce qui fait que je tremble.
DUBOIS.
Oh ! vous m’impatientez avec vos terreurs : eh que diantre ! un peu de confiance ;
vous réussirez, vous dis-je. Je m’en charge, je le veux ; je l’ai mis là; nous sommes
convenus de toutes nos actions, toutes nos mesures sont prises ; je connais l’humeur de
ma maîtresse ; je sais votre mérite, je sais mes talents, je vous conduis ; et on vous aimera,
toute raisonnable qu’on est ; on vous épousera, toute fière qu’on est ; et on vous enrichira,
tout ruiné que vous êtes ; entendez-vous ? Fierté, raison et richesse, il faudra que tout se
rende. Quand l’amour parle, il est le maître , et il parlera. Adieu ; je vous quitte ; j’entends
quelqu’un, c’est peut-être M. Remy ; nous voilà embarqués, poursuivons. (Il fait quelques
pas, et revient.) À propos, tâchez que Marton prenne un peu de goût pour vous. L’Amour
et moi, nous ferons le reste.
Texte 7 : Marivaux, Acte I, scène 14, Les Fausses confidences

ARAMINTE. Cela est fâcheux ; mais où m’a-t-il vue avant de venir chez moi, Dubois ?
DUBOIS. Hélas ! Madame, ce fut un jour que vous sortîtes de l’Opéra, qu’il perdit la raison.
C’était un vendredi, je m’en ressouviens ; oui, un vendredi ; il vous vit descendre l’escalier, à
ce qu’il me raconta, et vous suivit jusqu’à votre carrosse. Il avait demandé votre nom, et je
le trouvai qui était comme extasié ; il ne remuait plus.
ARAMINTE. Quelle aventure !
DUBOIS. J’eus beau lui crier : « Monsieur ! » Point de nouvelles, il n’y avait personne au
logis. À la fin, pourtant, il revint à lui avec un air égaré ; je le jetai dans une voiture, et nous
retournâmes à la maison. J’espérais que cela se passerait ; car je l’aimais : c’est le meilleur
maître ! Point du tout, il n’y avait plus de ressource. Ce bon sens, cet esprit jovial, cette
humeur charmante, vous aviez tout expédié ; et dès le lendemain nous ne fîmes plus tous
deux, lui, que rêver à vous, que vous aimer ; moi, qu’épier depuis le matin jusqu’au soir où
vous alliez.
ARAMINTE. Tu m’étonnes à un point !...
DUBOIS. Je me fis même ami d’un de vos gens qui n’y est plus, un garçon fort exact, qui
m’instruisait, et à qui je payais bouteille. « C’est à la Comédie qu’on va », me disait-il ; et je
courais faire mon rapport, sur lequel, dès quatre heures, mon homme était à la porte. C’est
chez madame celle-ci, c’est chez madame celle-là ; et, sur cet avis, nous allions toute la
soirée habiter la rue, ne vous déplaise, pour voir madame entrer et sortir, lui dans un fiacre,
et moi derrière, tous deux morfondus et gelés, car c’était dans l’hiver ; lui ne s’en souciant
guère, moi jurant par-ci par-là pour me soulager.
ARAMINTE. Est-il possible ?
DUBOIS. Oui, madame. À la fin, ce train de vie m’ennuya ; ma santé s’altérait, la sienne aussi.
Je lui fis accroire que vous étiez à la campagne ; il le crut, et j’eus quelque repos. Mais
n’alla-t-il pas, deux jours après, vous rencontrer aux Tuileries, où il avait été s’attrister
de
votre absence ! Au retour, il était furieux ; il voulut me battre, tout bon qu’il est ; moi, je ne
le voulus point, et je le quittai. Mon bonheur ensuite m’a mis chez madame, où, à force de se
démener, je le trouve parvenu à votre intendance ; ce qu’il ne troquerait pas contre la place
de l’empereur.
ARAMINTE. Y a-t-il rien de si particulier ? Je suis si lasse d’avoir des gens qui me
trompent, que je me réjouissais de l’avoir parce qu’il a de la probité. Ce n’est pas que je sois
fâchée ; car je suis bien au-dessus de cela.
DUBOIS. Il y aura de la bonté à le renvoyer. Plus il voit madame, plus il s’achève.
Texte 8 : Marivaux, Acte II, scène 1, Les Fausses confidences
Scène première

DORANTE.
Non, madame, vous ne risquez rien ; vous pouvez plaider en toute sûreté. J’ai même
consulté plusieurs personnes, l’affaire est excellente ; et si vous n’avez que le motif dont vous
parlez pour épouser monsieur le comte, rien ne vous oblige à ce mariage.
ARAMINTE.
Je l’affligerai beaucoup, et j’ai de la peine à m’y résoudre.
DORANTE.
Il ne serait pas juste de vous sacrifier à la crainte de l’affliger.
ARAMINTE.
Mais avez-vous bien examiné ? Vous me disiez tantôt que mon état était doux et tranquille.
N’aimeriez-vous pas mieux que j’y restasse ? N’êtes-vous pas un peu trop prévenu contre le
mariage et par conséquent contre monsieur le comte ?
DORANTE.
Madame, j’aime mieux vos intérêts que les siens, et que ceux de qui que ce soit au monde.
ARAMINTE.
Je ne saurais y trouver à redire. En tout cas, si je l’épouse, et qu’il veuille en mettre un autre
ici à votre place, vous n’y perdrez point. Je vous promets de vous en trouver une meilleure.
DORANTE, tristement.
Non, madame. Si j’ai le malheur de perdre celle-ci, je ne serai plus à personne. Et
apparemment que je la perdrai ; je m’y attends.
ARAMINTE.
Je crois pourtant que je plaiderai ; nous verrons.
DORANTE.
J’avais encore une petite chose à vous dire, madame. Je viens d’apprendre que le concierge
d’une de vos terres est mort. On pourrait y mettre un de vos gens ; et j’ai songé à Dubois, que je
remplacerai ici par un domestique dont je réponds.
ARAMINTE.
Non. Envoyez plutôt votre homme au château, et laissez-moi Dubois ; c’est un garçon de
confiance, qui me sert bien et que je veux garder. À propos, il m’a dit, ce me semble, qu’il avait
été à vous quelque temps ?
DORANTE, feignant un peu d’embarras.
Il est vrai, madame : il est fidèle, mais peu exact. Rarement, au reste, ces gens-là parlent-ils
bien de ceux qu’ils ont servis. Ne me nuirait-il point dans votre esprit ?
ARAMINTE, négligemment.
Celui-ci dit beaucoup de bien de vous, et voilà tout. Que veut M. Remy ?
Texte 9 : Molière, Acte II, scène 2, Dom Juan

Dom Juan
D'où me vient, la belle, une rencontre si
agréable ? Quoi ? dans ces lieux
champêtres, parmi ces arbres et ces
rochers, on trouve des personnes faites
comme vous êtes ?
Charlotte
Vous voyez, Monsieur.
Dom Juan
Êtes-vous de ce village ?
Charlotte
Oui, Monsieur.
Dom Juan
Et vous y demeurez ?
Charlotte
Oui, Monsieur.
Dom Juan
Vous vous appelez ?
Charlotte
Charlotte, pour vous servir.
Dom Juan
Ah ! la belle personne, et que ses yeux sont
pénétrants !
Charlotte
Monsieur, vous me rendez toute honteuse.
Dom Juan
Ah ! n'ayez point de honte d'entendre dire
vos vérités. Sganarelle, qu'en dis-tu ? Peut-
on rien voir de plus agréable ? Tournez-vous
un peu, s'il vous plaît. Ah ! que cette taille
est jolie ! Haussez un peu la tête, de grâce.
Ah ! que ce visage est mignon ! Ouvrez vos
yeux entièrement. Ah ! qu'ils sont beaux !
Que je voie un peu vos dents, je vous prie.
Ah ! qu'elles sont amoureuses, et ces lèvres
appétissantes ! Pour moi, je suis ravi, et je
n'ai jamais vu une si charmante personne.
Charlotte
Monsieur, cela vous plaît à dire, et je ne sais
pas si c'est pour vous railler de moi.
Dom Juan
Moi, me railler de vous ? Dieu m'en garde !
je vous aime trop pour cela, et c'est du fond
du cœur que je vous parle.
Charlotte
Je vous suis bien obligée, si ça est.
Dom Juan
Point du tout ; vous ne m'êtes point obligée
de tout ce que je dis, et ce n'est qu'à votre
beauté que vous en êtes redevable.
Charlotte
Monsieur, tout ça est trop bien dit pour moi,
et je n'ai pas d'esprit pour vous répondre.
Dom Juan
Sganarelle, regarde un peu ses mains.
Charlotte
Fi ! Monsieur, elles sont noires comme je ne
sais quoi.
Dom Juan
Ha ! que dites-vous là ? Elles sont les plus
belles du monde ; souffrez que je les baise,
je vous prie.
Texte 10 : Beaumarchais, Le Mariage de Figaro , Acte I, scène 1

FIGARO.
Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux
appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle.
Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.

SUZANNE.

Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux
pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts…

FIGARO.

Qu’entendez-vous par ces paroles ?

SUZANNE.

Il faudrait m’écouter tranquillement.

FIGARO.

Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?

SUZANNE.

Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au
château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère
que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître
à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

FIGARO.

Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle
épinière à quelqu’un…

SUZANNE.

Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ?

FIGARO.

J’avais assez fait pour l’espérer.

SUZANNE.

Que les gens d’esprit sont bêtes !

FIGARO.

On le dit.

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