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p. 7-43
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TEXTE NOTES ILLUSTRATIONS
TEXTE INTÉGRAL
MODE LECTURE
1 Il y a beaucoup de manières d'aborder les recherches cognitives
contemporaines, même en tant que philosophe.
2 Deux voies, cela dit, s'opposent clairement :
1. Ou bien l'on aborde ces recherches en présupposant une sorte de congruence
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entre elles et la philosophie, estimant que c'est en reconnaissant dans
OK
l'entreprise cognitive la même chose que soi, une variante, ou peut-être la
forme nouvelle, le prolongement vivant de soi, que la philosophie peut
TABLE DES MATIÈRES
adéquatement comprendre cette entreprise. Cette voie consiste à envisager
les sciences ou recherches cognitives depuis la philosophie comme les
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sciences cognitives considèrent la philosophie depuis leur projet : comme une
connaissance susceptible de contribuer à leur ambition, c’est-à-dire comme
une connaissance profondément homogène à elles.
2. Ou bien l'on estime que la philosophie n'est en mesure de gagner un regard
intéressant sur les recherches cognitives que si, tout au contraire, elle
PDF DU CHAPITRE
s'appuie fermement sur ce qui la singularise et la différencie, sur ce propre
qui la distingue et lui procure une perspective plus ample, et si, depuis ce
poste consciencieusement réaffirmé, elle produit une vision des sciences
cognitives qui en est en même temps une évaluation, et qui à vrai dire les
révèle à elles-mêmes pour la première fois.
FREEMIUM
3 Dans ce livre, et c'est même ce qui en fait toute la substance, en définit Suggérer l'acquisition
toute l’intention, je me suis efforcé de présenter les sciences cognitives, à votre bibliothèque
rapporter certains de leurs progrès assez récents et entrer dans certains de
leurs conflits et problèmes, en choisissant pour cela le biais de
ACHETER
l’herméneutique. En m'attachant à confronter systématiquement les
développements “cognitifs” avec les idées et analyses de la tradition
herméneutique, mais aussi plus largement, à lire les dispositifs cognitifs à VOLUME PAPIER
la lumière des dispositifs herméneutiques et réciproquement, ou bien à
PRESSES
croiser les enseignements et les filiations de l'une et de l'autre. UNIVERSITAIRES DU
SEPTENTRION
4 La démarche résultante se rattache plutôt à la seconde voie, mais ne s'y
laisse pas totalement identifier. Le pôle philosophique de l’herméneutique, lcdpu.fr
en effet ne fonctionne pas comme pur sujet, déterminant la grille de lecture
placedeslibraires.fr
dans ce livre, il opère aussi en tant qu'analogue formel dans son ordre de
ce qui se fait et se dit dans le domaine cognitif, et devient en ce sens tout leslibraires.fr
autant objet que les recherches cognitives.
decitre.fr
5 L'approche proposée est plutôt une approche de mélange et de
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confrontation avec ce qui, de prime abord, peut paraître le plus étranger,
mais qui, pour ce motif même, fonctionne comme un révélateur amazon.fr
particulièrement efficace de l'essence de l'entreprise cognitive. Cette
approche, de plus, est de nature à mettre en relief la part non-cognitive de
la philosophie : il n'est pas vrai que l'on sache clairement, au départ et a ePub / PDF
priori, en quoi la philosophie excède les recherches cognitives, il y faut un
travail spécifique. La démarcation de la philosophie d'avec les sciences de
la nature classiques a été pensée, et dans cette mesure même accomplie,
au cours de la tradition, la démarcation analogue concernant les sciences
cognitives nous incombe aujourd'hui, elle est l'une des tâches à l’occasion
desquelles la philosophie peut se comprendre elle-même et se relancer.
6 Cela dit, pour mener à bien cet examen des sciences cognitives
contemporaines inspiré par l’herméneutique, examen dont il faut tout de
suite annoncer qu’il est très libre dans son ton, ses conclusions et le choix
de ses thèmes, il faut d’abord exposer ce qui, de l’herméneutique, sera pris
en compte dans les pages qui viennent. Le champ est en effet fort vaste et
pluriel, et je suis fort loin d’en reprendre ici tout ce qui pourrait l’être. À la
fois dans un souci de préparation du lecteur aux analyses qui viennent, et
dans le but de procéder à une sorte de mise au point introductive sur cette
tradition, déterminant l’ambiance de la réflexion engagée, je vais donc
résumer dans le présent chapitre le contenu de l’emprunt que je fais,
préciser la forme particulière dictée à cet emprunt par le sujet auquel je
m’attache.
Le partage diltheyien
7 Je reprends, pour commencer, l’idée diltheyienne d’un partage scindant de
manière qualitative et essentielle sciences de la nature et sciences de
l’esprit. Il me semble en effet qu’il est absurde et à la limite nuisible
d’envisager les sciences cognitives contemporaines sans affronter ceci
qu’elles se définissent comme la transgression du partage diltheyien :
comme des sciences de l’esprit naturalistes, étudiant le “fait de
connaissance” humain en tant que fait naturel, en tentant de fonder leurs
considérations sur une description naturaliste de l’homme, de son monde
et de leur relation. La manière juste de les regarder, les lire et les
comprendre est de constamment discerner comment elles parviennent à
outrepasser cet ancien partage, et à quel prix : cela nous permet en
particulier de saisir quelle perspective sur le fait de connaissance est a
priori adoptée pour pouvoir en donner une image naturaliste.
8 Mais il faut donc connaître ce partage diltheyien. En substance, Dilthey
affirme que les sciences de la nature expliquent leurs phénomènes, alors
que les sciences de l’esprit comprennent leur document : la frontière
s’établit ainsi entre l’Erklären (expliquer) et le Verstehen (comprendre). On
peut aussi retenir quelques précisions qu’il donne : les sciences de la
nature identifient des phénomènes comme extérieurs au sujet connaissant,
et les rapportent à des lois causales (c’est en cela que consiste
l’explication) ; les sciences de l’esprit affrontent des documents avec
lesquelles elles entretiennent une relation d’empathie, le sujet connaissant
se projette en eux, ou les intériorise ; sa compréhension, de plus, n’est pas
la subsomption sous une loi maintenant la séparation des données, mais
plutôt une fusion de ces données dans le sens compris (Dilthey, pour une
part, oppose la science de la nature et la science de l’esprit comme Bergson
l’espace et la durée).
9 Ce partage est important. Il est simple, des générations d’intelligences
profondes et virtuoses l’ont déclaré simpliste, mais il faut, je crois, lui
céder, il faut reconnaître qu’il est extrêmement difficile de nier de façon
crédible et radicale la distinction introduite par Dilthey, distinction qui
correspond de fait à deux “univers” intellectuels, deux styles de mise en
œuvre de la pensée et du savoir. Il suffit de visiter de nos jours une faculté
des lettres et sciences humaines, puis, dans la foulée, une faculté des
sciences, pour constater la permanence du clivage, l’auto-reproduction des
attitudes distinctives qu’il décrit et oppose.
10 Je voudrais, dans l’intérêt de la suite du livre, renforcer ce clivage, en
essayant de dire dans quels termes il se laisse formuler aujourd’hui, dans
l’époque “épistémologique” qui est la nôtre.
11 On dira qu’il y a, touchant la question de l’unité possible de la science
entre les “domaines” dont elle est appelée à traiter, des options “monistes”
qui s’opposent à des options “dualistes”. En principe, ce couple d’opposés
caractérise deux types d’“engagement ontologique” : le dualiste soutient
qu’il y a, dans l’Être, deux “couches” ou strates qui le divisent, celle du
spirituel et celle du matériel. Entre l’une et l’autre règne une hétérogénéité
et une étanchéité absolue. Le physicien ne trouvera tout simplement jamais
les choses spirituelles parmi celles qu’il inspecte et dont il inventorie les
lois, le savant de l’esprit symétriquement n’a aucune chance d’affronter
comme un de ses objets quelque élément que ce soit de l’ordre naturel. Le
moniste, à l’inverse, proclame que le mot nature désigne nécessairement la
totalité de ce qui est : comme nous réputons que les faits spirituels sont
d’authentiques faits, nous leur attribuons de l’existence, ce qui veut dire
que nous avons déjà décidé sans nous en apercevoir qu’ils étaient
appréhendables dans la nature ; d’ailleurs, s’ils ne l’étaient pas, comment
pourrions-nous avoir accès à eux ? Le moniste soutient que l’idée d’une
division de l’être est proprement absurde.
12 Normalement, on expose cette alternative entre monisme et dualisme
comme une alternative méthodologique en même temps qu’ontologique,
on considère que chaque option ne peut pas être seulement une option
pour ou contre la division de l’être, qu’elle est indissolublement décision
concernant ce qui mérite d’être adopté comme mode d’approche – science
– du spirituel et du matériel, ou du matériel seulement. Je viens d’essayer
de présenter de manière purement ontologique l’alternative, avec quelque
difficulté je l’avoue, je vais maintenant faire l’effort symétrique, et proposer
une description purement méthodologique de l’alternative
monisme/dualisme.
13 Le monisme méthodologique est la conviction que la science ne peut pas
varier son procédé de manière essentielle sans cesser d’être science. Par
conséquent, elle est assujettie à traiter de la même manière ce qui relève
de l’esprit et ce qui relève de la matière, même si de l’un à l’autre règne
une différence irréductible : une science de l’esprit ne pourra faire
autrement que l’appréhender comme domaine phénoménal régi par des
lois strictes.
14 Le dualisme méthodologique, inversement, soutient que nous avons déjà
l’expérience de deux styles d’approche intellectuelle de faits, que ces deux
styles s’opposent comme tels de manière vérifiable et largement connue.
Même si le réel est un, s’il n’y pas de clivage ontologique inter-couches, il y
a donc deux modes d’approche, deux genres de science.
15 Si j’ai raison de disjoindre, de traiter comme autonomes les options
monistes ou dualistes concernant l’objet et la connaissance, on peut
prévoir quatre types d’attitude : 1) l’attitude moniste sur l’objet et sur la
connaissance ; 2) l’attitude moniste sur l’objet et dualiste sur la
connaissance ; 3) l’attitude dualiste sur l’objet et moniste sur la
connaissance ; 4) l’attitude dualiste sur l’objet et dualiste sur la
connaissance.
16 Les attitude normales et prévisibles sont les attitudes 1) et 4). Celui qui
professe l’unité de la nature considère en même temps que cette nature
une est uniformément l’objet de la science physique : tout relève en droit
des explications de l’unique science mathématisée prédictive. Celui qui
professe la division de l’être entre matériel et spirituel professe en même
temps qu’il faut, au motif de cette division justement, deux sciences d’un
genre différents, n’ayant pas les mêmes démarches. La distinction
diltheyienne apparaît alors comme une manière simple et claire de
caractériser les deux démarches de savoir correspondant aux deux types
d’être.
17 Si l’on regarde d’un peu plus près les écrits de Dilthey – notamment, son 1. Cf. Dilthey [1883], p. 162-
ouvrage Critique de la raison historique – il ne semble pas sûr que Dilthey 167, où Dilthey, discutant les
idées de Du Bois-Reymond,
incarne parfaitement cette case numéro 4. On lit chez lui des passages où il
explique que la (...)
envisage sérieusement la perspective d’une science standard, naturaliste,
de l’esprit, cherchant à en ramener les phénomènes et les régularités à des 2. Cf. Dilthey [1883], p. 280,
lois fondées sur les paramètres normaux de la description du monde 1. Il où Dilthey, parlant de la
nécessité, pour obtenir une
évoque ainsi les recherches de Helmholtz, qui vise à ce genre de
fondation épistém (...)
connaissance, de manière profondément respectueuse, voire approbative 2.
Pourtant, dans l’ensemble de ses écrits, il plaide surtout, comme la
tradition le retient, que les faits de l’esprit sont par principe réfractaires à
la mise en ordre séparante légalisante de la science ordinaire.
18 Un des intérêts de la situation épistémologique créée par les sciences
cognitives est d’avoir mis en évidence la non inexorabilité de l’alternative
1-4. Les cases 2 et 3 apparaissent ainsi comme correspondant à des
positions plus subtiles et plus authentiques.
19 En général, la case 2 se comprend comme suit : quoi qu’il en soit de la
non-division “en soi” de l’être, de la non-pertinence ultime de la distinction
esprit-matière, nos voies d’accès, nos modes de description et de
connaissance de l’esprit et de la matière sont ce qu’ils sont, et il n’est pas
sûr qu’il soit conforme à notre intérêt rationnel de nous en départir. A la
limite, il se pourrait même que les voies herméneutisantes fondent pour
nous une sorte d’effectivité de la distinction de l’esprit : si les documents
qui s’imposent à nous comme témoignant de l’esprit sont justiciables
d’une compréhension qui n’est pas vide, qui apporte quelque chose, cela
attribue déjà une certaine “réalité intentionnelle” à l’esprit, la tradition
méthodologique jouant ici le rôle d’un facteur d’intentionnalité.
20 Je peux clarifier ce qui précède par un exemple. On peut considérer que
l’activité de langage est une activité naturelle de l’organisme humain, et
que, donc, la linguistique en tant que discipline doit ultimement se reverser
entièrement dans la psychologie, se reformuler à partir d’une explication
physiologique complète de la formation du code linguistique et de sa
corrélation avec les données perceptives : c’est, en substance, le but que se
donnent les chercheurs affiliés au paradigme morpho-dynamiciste, je veux
notamment parler de Jean Petitot, qui suit en l’occurrence les grandes
intuitions léguées par René Thom. Mais leurs travaux, et la perspective de
succès qu’ils tracent, ne nous rendent pas quittes d’autres analyses de la
langue, comme par exemple celles de la sémantique interprétative de
François Rastier, qui s’attache plutôt à décrire avec une certaine
systématicité les possibilités de la compréhension au sens diltheyien des
textes.
21 La case 3 peut sembler plus étrange, mais elle n’est pas moins plausible si
l’on y réfléchit. On peut estimer que le mot science prescrit une fois pour
toutes le style de l’approche, qu’à déroger du modèle de la légalisation
mathématique des phénomènes, une connaissance renonce au label
scientifique, et, du même coup, renonce en vérité à être connaissance
jusqu’au bout, à rechercher de manière illimitée l’explication de ce qui est.
On en déduit que la connaissance scientifique, comme telle, ne peut
absolument pas déterminer a priori le champ du spirituel comme à elle
étranger, elle doit au contraire aller à ce qui, du domaine spirituel, se laisse
décrire et saisir dans l’espace et le temps, en termes de processus ou de
matériau substrat, pour tenter la science de cet ensemble de données sans
démission. Donc, on valide comme seule science acceptable de l’esprit la
“science cognitive”, ou du moins ce que celle-ci devrait être suivant son
programme officiel. Mais cela n’empêche pas de penser, par exemple, que
le champ “pratique” exige de nous une autre considération du
comportement humain, nous force absolument à nous regarder les uns les
autres comme fixant des contenus d’action “à accomplir” au nom
d’intentions dont l’analyse et l’interprétation met en jeu la complexité
virtuellement infinie de notre édifice rationnel, et donc à déclarer pour des
raisons de principe non réductible à la science cognitive – par ailleurs
désirable – ledit champ pratique comme tel. Cette position, qui est en
substance celle de Davidson, et qu’il baptise monisme anomal, m’apparaît
comme une variante de la case 3, bien qu’elle ne soit pas présentée de la
sorte : Davidson se considère lui-même comme un propagandiste de la
case 1, comme prônant les deux monismes. Mais comment ne serions-
nous pas sensibles à ceci qu’il dégage quand même, hors connaissance il
est vrai, un champ non réductible à l’objectivation scientifique ? La
différence avec un dualiste de l’objet réside dans ceci qu’il ne pose pas le
champ en question comme une couche ontologique. En cela, il reprend
Kant, qu’on peut estimer avoir été le premier adepte de la case 3, dans la
mesure où, tout à la fois, il “pose” en un sens, via la philosophie pratique,
le noumène de liberté en l’homme, et récuse la possibilité d’une science
durablement et essentiellement autre que la physique.
22 Certains discours actuels de résonance kantienne, d’ailleurs, se laissent
difficilement intégrer à la case 1 ou à la case 4, pareillement. Soit, ainsi, le
discours du second Putnam, celui de Raison, vérité et histoire ou celui de
Définitions. Putnam n’envisage pas que l’on doive déléguer au traitement
des choses spirituelles une science autre, qui serait science interprétative
ou science de compréhension. Mais il nie, d’un autre côté, que l’on puisse
guérir la philosophie du souci fondationnel, que l’on puisse extraire des
livres de sa recherche le chapitre où elle se demande comment le
scientifique se donne ses objets, ou accède à eux, et avec quelle légitimité
il les intègre dans le système descriptif-narratif complexe qui est celui de
la théorie physique du monde. Cela revient à dire, que, contre Quine, il
revendique l’irréductibilité d’une épistémologie fondationnelle, exposant
sur le plan du droit ce qu’il en est de la science. Mais une telle
épistémologie, qui ne peut, par définition, et sauf à tomber dans un cercle
vicieux, se présenter elle-même comme une science positive, ne remplit-
elle pas la fonction d’une science non naturaliste de l’esprit, dont on a
prima facie exclu la possibilité ? En sorte que le discours de ce Putnam a un
pied dans la case 2, voire dans la case 3 ou la case 4, sans en assumer la
responsabilité ontologique ou méthodologique explicite.
23 Dans ce livre, on se représentera constamment la configuration du
problème des sciences de l’esprit apportée par Dilthey sous cette forme
complexe, en essayant d’éviter la réduction des possibles aux cases 1 et 4,
en nous montrant attentifs à ce qui, dans les démarches, les résultats, les
commentaires, ne cesse de frayer le passage à une variante des cases 2 ou
3.
24 Mais on retiendra aussi de Dilthey la prise en vue claire, dénuée de tout
effort d’esquive qui fut la sienne du rapport de défi paradoxal qui lie le
projet d’une science de l’esprit avec la vision transcendantale kantienne.
25 En effet, s’il y a science de l’esprit au sens fort, c’est-à-dire s’il y a une
démarche de connaissance objectivant les comportements réputés
intelligents de l’animal humain et dégageant les lois qui régissent ces
comportements, cette science de l’esprit semble devoir rendre compte,
comme telle, de l’activité scientifique en particulier, de la construction par
l’homme de théories couvrant l’expérience qui est la sienne. La science de
l’esprit semble donc en mesure, en tant que connaissance vraie de l’esprit
comme part de ce qui est, de formuler les conditions de genèse de la
connaissance scientifique, conditions de sa production ou son
engendrement réel, formulation qui peut paraître dévaluer complètement
celle par le kantisme des conditions purement juridiques auxquelles devrait
se soumettre une démarche de connaissance pour être une science
légitime. C’est surtout si la science de l’esprit est naturaliste, c’est-à-dire
si elle réalise en principe le projet d’une science cognitive, qu’elle semble
devoir et pouvoir de la sorte “englober” ce dont traite le discours
transcendantal tout en le dévaluant. Mais même une science de l’esprit non
naturaliste, en un sens, dans la mesure où, du moins, elle serait toute de
même objectivante, ou dégagerait en tout cas une quelconque nécessité de
fait des démarches de l’esprit, peut apparaître comme se substituant, par le
dévoilement effectif qu’elle apporte, aux descriptions normatives de la
connaissance dont se compose la doctrine transcendantale.
26 Mais l’englobement réciproque est tout aussi inévitable : chaque démarche
de science de l’esprit, qu’elle se tienne dans le cadre naturaliste ou non,
suscite et appelle une élaboration fondationnelle, “crée” un nouvel enjeu de
légitimation, et tombe sous la juridiction transcendantale à ce titre, même
si elle est une science qui croise le raisonnement transcendantal en rendant
raison du “lieu” mental où il semble situer son réseau de normes.
27 Le face à face de ces deux principes d’englobement est irrémédiable, on ne
voit aucune ruse conceptuelle qui pourrait nous l’épargner. La stratégie de
lecture des sciences cognitives contemporaines que nous essayons de
suivre dans ce livre veut que l’on n’oublie pas cette double prétention, que
l’on reconstitue constamment la légitimité avec laquelle chacune parvient à
“ramasser la mise” dans tout contexte particulier.
52 Que la flèche soit flèche et “lance” l’herméneutique, cela n’est plus dit
qu’indirectement, en mentionnant la force inaugurale de la question et le
mixte de dépossession et de familiarité qui témoigne du rattachement de
l’existence à la question.
53 Le moment du parler est présenté dans une formulation qui s’éloigne peu
de celles que nous avons déjà rencontrées, ce qui ne saurait surprendre,
puisque ce moment est celui qui engageait “déjà” l’herméneutique dans le
registre linguistique : on y retrouve l’idée d’articulation (écriture,
verbalisation, version) et celle de valence pragmatique (relance de la
question).
54 Le chemin herméneutique, en revanche, n’est pas montré comme circulaire,
il est ramené au schème de progression linéaire auquel en effet il doit
satisfaire, puisque le cercle n’est pas vicieux, et s’avère le mode d’un
déplacement authentique du comprendre (nous avions suggéré de penser
le chemin comme spirale, afin de conjuguer les deux exigences qui pèsent
sur le “cercle herméneutique”). Dans cette version du diagramme, la
circularité est au fond envisagée comme une condition d’arrière-plan, qui
n’est pas appelée nécessairement à se montrer au niveau de ce qui sera dit
ou écrit au fil du chemin, mais qui se contente d’être la voie ou le style
“profond” de la compréhension.
55 Ce terme de chemin, par ailleurs, apparaît comme une concession
résiduelle à la perspective dynamique porte ouverte à une reprise
naturalisante. Dans le nouveau contexte, elle n’a pas cet effet, le chemin
est clairement celui d’une maturation dans l’ordre de la signification. Je
rappelle d’ailleurs que, dans L’herméneutique formelle toujours, j’accepte
que le chemin soit tissé de déductions et de calculs, dans le cas où, par
exemple, le texte 1 est un texte mathématique porteur de la question
“Qu’est-ce que le continu ?”, et où le texte 2 est un nouveau texte
mathématique apportant une compréhension théorique déplacée, une
version du même continu.
58 Dans le contexte herméneutique, l’universel s’écarte dans une certaine
mesure de cette figure additive, et il importe de le mettre au clair, dans la
perspective de nos discussions à venir, liées au thème cognitif. L’universel,
en effet, intervient d’abord co-extensivement avec le “premier projet” de
l’être d’un étant, moment inaugural de l’herméneutique dans la version
heideggerienne du § 63 de Sein und Zeit (moment de la flèche, dans notre
terminologie). Ce “premier projet” n’est en effet pas autre chose, regardé
au plan logique, que l'anticipation d'un universel pour le particulier. Et, plus
généralement, si l’on veut bien y réfléchir a priori, la structure de la pré-
compréhension ne serait pas ce qu’elle est si elle n’enveloppait pas une
certaine saisie, approche ou possession de l’universel : dans la pré-
compréhension, j’atteins ou je pré-trace plus que ce à quoi j’ai affaire
“factuellement”, j’accède par avance à une sorte de contenu de généralité
non dit (contenu de finalité lié à la tournure d’ensemble des renvois du
monde, contenu conceptuel au moyen duquel penser l’être de l’étant,
contenu global du message à quoi chaque signification plus spécifique
locale s’intègre, etc.).
59 Ce que nous devons alors bien comprendre est le rapport entre cet
universel de la pré-compréhension et le particulier auquel il se destine. Je
le vois à vrai dire comme double :
d'une part, l'universel est avant le particulier en tant qu'anticipation, il est
conçu, jeté avant que le particulier ne l’ait vérifié (ce qui suppose d’ailleurs,
rappelons-le, que ce particulier prenne la parole, selon les termes mêmes de
Heidegger) ; l'universel est, autrement dit, pré-jugé ;
mais d'autre part, l'universel n'est vraiment là qu'après le particulier, sa
fixation publique au particulier ne peut avoir lieu qu'au moment du parler,
après que le particulier, ayant valu pour ce qu'il est, l'a éprouvé et peut-être
rectifié ; dans la formulation heideggerienne du § 63, nous apprenons ainsi
que la subsomption n'est pas jouée d'avance (Heidegger dit que la parole est
donnée à l’étant interrogé « (…) afin qu'il décide de lui-même s'il fournira, en
tant que cet étant, la constitution d'être en direction de laquelle il fut ouvert
(…) »). Mais ce point est général, il y a quelque chose d’heuristique dans la
pré-compréhension à laquelle on s’abandonne dans le moment de la flèche,
qui nous force à poser le principe de la rectifiabilité de l'universel préjugé. Cet
universel subit donc une sorte d’ajustement : son identité se remet à jour
dans l’intérêt de la subsomption, si bien que la figure qu’il possède lorsque le
particulier se fixe sous lui n'est acquise qu'après qu'il a enduré son jugement,
l'universel est après le particulier.
60 Mais si l'universel peut ainsi être à la fois après et avant, cela veut
certainement dire que son interprétation additive ne doit pas être
maintenue, n'est plus pertinente : sinon, son « sens » s’épuiserait dans la
donnée de la liste des particuliers qui tombent sous lui, et aucune
subsomption ne pourrait forcer son réaménagement. Or il faut, dans notre
cas herméneutique, en raison de la temporalité du couple pré-
compréhension/compréhension, que l’universel possède une universalité
non additive avant tout particulier, et que cette universalité se trouve
rectifiée sans être supprimée dans sa forme après la rencontre du
particulier auquel elle est vouée. Le cercle herméneutique, à y bien
regarder, existe aussi comme cercle de l'universel et du particulier : le
particulier, pour l’herméneutique, n’est jamais reçu simplement comme tel,
mais comme renvoi à un universel où il s’insère tout en le rectifiant ;
l’universel, de même, n’est jamais pensé purement pour lui-même de façon
éternitaire, mais projeté plutôt en vue d’un ou des particuliers qui seraient
susceptibles de l’illustrer, de le vérifier. Cela suppose que l’universel soit
anticipé sur un mode “intensionnel”, qu’il ne soit pas strictement
superposable avec la liste des particuliers qu’il subsume, et cela suppose
aussi qu’aucun particulier ne soit jamais un pur cas détaché, sans horizon
de généralité, incapable de coopération critique avec l’universel. Bien
entendu, l'universel et le particulier restent les notions logiques qu’elles
sont, et ce que j’appelle l'interprétation additive, d'un certain point de vue,
est inévitable et inattaquable. Le “fonctionnement” herméneutique requiert
seulement une temporalisation, et une sorte de jeu de jugement mutuel qui
nous font en tout cas vivre sur le mode circulaire, en dépit de la forme
logique et sans jamais lui faire ouvertement exception, la relation de
l’universel et du particulier.
61 Nous sommes partis de Kant, chez qui nous trouvions à vrai dire, avec sa
distinction entre jugement réfléchissant et jugement déterminant,
l’esquisse de l'intrigue temporelle de l'universel et du particulier décrite à
l’instant, bien qu’il ne s’y engage pas véritablement à nos yeux, dans la
mesure où il maintient en dernière analyse la contrainte de l'interprétation
additive, n’essaie pas de penser l’universel lui-même autrement.
62 On est donc naturellement tenté de demander si cette intrigue, telle que je 5. Cf. Science de la logique,
viens de la dire, est autre chose que la dialectique de l'universel et du deuxième tome, La logique
subjective ou doctrine du
particulier : le dépassement de ce qui apparaît comme dynamique bloquée
concept, trad. franç (...)
chez Kant n’est-il pas toujours ce qu’apporte le discours spéculatif
hégélien ? Et pour répondre, il semble nécessaire de se référer à la manière
dont le jeu de l'universel et du particulier est traité dans la Science de la
Logique 5. Je ne vais pas commenter ce traitement dans son détail, ni même
le discuter avec un sérieux suffisant : je vais simplement tenter quelques
remarques qui me semblent invalider a priori un tel rapprochement. Ce qui
est exposé sur le mode dialectique dans la Science de la logique, c’est en
fait le jeu relationnel de trois termes et non pas de deux, l'universel et le
particulier étant solidaires du singulier pour lui. En cela Hegel reprend à
vrai dire la table des jugements kantiennes, qui, à la rubrique quantité,
distingue les jugements universels, particuliers et singuliers. Sa dialectique
se guide d'ailleurs sur la figure du jugement, et tout spécialement sur les
configurations syllogistiques auxquelles ceux-ci donnent lieu — et qui
constituent, on le sait, le morceau de bravoure de la logique traditionnelle.
Hegel, en conduisant un mouvement conceptuel qui amène chacun des
trois termes à la valeur ou la position de l'autre, les persuade finalement de
s'identifier dialectiquement dans l'objectivité. La table des jugements
kantiennes, elle aussi, résulte d'un regard sur les jugements qui en retient
la connaissance qu'ils apportent, c'est-à-dire l'intention et le pouvoir de
déterminer l'objet. Chez Hegel, il est évident que le singulier en général a
beaucoup à voir avec l'effectivité de l'objet, la singularité est la modalité
originaire de donation qui doit être dépassée vers l'intégration de
l'universel pour que l'on accède à une authentique stabilisation de l'objet,
stabilisation qui est aussi, au bout du compte, sa subjectivation. La
présence du singulier dans le jeu dialectique du syllogisme trahit donc
l'orientation sur l'objectivité de celle-ci, avouée dans son résultat. En
revanche, ce qui se joue dans l'herméneutique entre l'universel et le
particulier me semble étranger à la perspective de l'objet. Les moments du
parler ne sont pas des énonciations de l'objet, des occurrences du
connaître : cela, c'était la conception de l'ancienne herméneutique, la
spinoziste, l'herméneutique rationnaliste pré-schleiermacherienne. Un
moment du parler cristallise plutôt une accommodation de l'universel et du
particulier qui est une étape de la pensée comme compréhension, qui fait
date dans le sens.
63 Une deuxième remarque permet de protéger de la dialectique l'intrigue
herméneutique de l'universel et du particulier : le cercle qui les y conjoint
n'a rien à voir avec la logique de la contradiction. Le grand opérateur
hégélien, selon lequel la position de P “passe” dans celle de ¬P, ne joue ici
aucun rôle, ne fait pas partie du dispositif qui met en crise l'interprétation
additive de l'universel. Le “sens” du rapport du particulier à l'universel, qu'il
soit envisagé depuis l'anticipation préjugeante de l'universel ou depuis la
prise de parole du particulier, ayant la puissance d'un jugement de
l'universel, est toujours le sens positif de la subsomption. La positivité
effective de la subsomption sera seulement différée ou décalée sans qu’on
passe par un moment où elle s’inverserait en son contraire.
64 La question du rapport entre herméneutique et dialectique est une grande
question, que je ne vais pas traiter comme elle le mériterait dans ce livre.
Mais de loin en loin, j'essaierai tout de même, comme ici, de marquer une
différence profonde d'ambiance et de régime entre les deux univers
philosophiques.
72 Les strates 2 et 3, en revanche semblent par leur thème et leur tonalité
beaucoup moins récupérables par les recherches cognitives. Pourtant, on
trouve un certain nombre de considérations, dans les publications récentes,
qui évoquent la notion gadamérienne de la tradition, voire la notion
heideggerienne d'époque – ou nous y font penser – et tentent d'en faire
quelque chose dans le domaine cognitif. On peut être soupçonneux quant à
leur pertinence et leur valeur, mais il serait déraisonnable, je crois, de
poser trop hâtivement que les recherches cognitives n'ont pas à connaître
de ces deux strates, du moins si on leur fait crédit qu'elles s'intéressent à la
totalité de l'accomplissement de l'esprit.
73 Dans la suite de ce livre, la question de la jonction entre herméneutique et
sciences cognitives sera abordée essentiellement à propos de deux
disciplines, la linguistique et les neurosciences. Il apparaîtra notamment
que ces dernières, pour tolérer l’importation en elles du motif
herméneutique, auraient besoin d’une sorte de strate 0, dont l’échelle de
temps serait de l’ordre de la milliseconde, et dont le niveau de texte serait
celui de l’anté-conceptuel plutôt que de l’anté-prédicatif : cette strate
serait celle de la synthèse de la conscience primitive dans ses procédés
neurophysiologiques, dont on peut encore imaginer qu’elle réponde au
schéma “général” de l’herméneutique, qu’elle montre l’enchaînement de la
flèche, du cercle et du parler.
La figure de l’être-au-monde
74 Dans tout ce qui précède, je n’ai pas dédaigné de me référer à Heidegger
comme à un membre de la lignée herméneutique, je l’ai spontanément et
sans discussion pris comme l’un de ceux qui ont construit la sensibilité
“contemporaine” aux problèmes de l’interprétation et de la compréhension.
Je ne veux pas remettre en cause, dans l’après-coup, la légitimité de cette
assimilation, mais simplement rappeler ce qu’elle peut avoir de non-
évident, quel problème elle surmonte, à quel geste elle tient.
75 Le “problème” est, en substance, celui du recoupement entre
phénoménologie et herméneutique. Heidegger est celui qui a proclamé une
solidarité nécessaire de la phénoménologie avec l’herméneutique, en
décrétant que, pour un motif méthodologique, le dire du phénomène (la
logie de phénoménologie) ne pouvait être qu’un interpréter, s’efforçant de
déceler ce qui se cèle dans le montrer du phénomène. Dès lors, la
phénoménologie devenait phénoménologie herméneutique. À la suite de
Heidegger, Gadamer et Ricoeur nous ont presque habitués à penser qu’une
véritable herméneutique passait forcément par la phénoménologie,
commençait par une certaine vision de la “donation” de toute chose dans et
par le langage. La figure acquise d’un attelage herméneutique-
phénoménologie, nous interdisant d’accéder à l’un sans traverser – c’est-
à-dire apprendre, consommer – l’autre, n’est pourtant pas à tous égards et
par tous ressentie comme satisfaisante. Il se trouve des phénoménologues,
restés proches du projet descriptif-fondationnel qui était celui de Husserl,
ou même se référant à des variantes empiristes ou réalistes de ce projet,
pour ne pas admettre que la diction des phénomènes s’aligne sur le
modèle de l’explication de textes. Il se trouve des herméneutes, ou en tout
cas des spécialistes de l’interprétation et de ses problèmes théoriques,
pour ne pas s’accommoder facilement de ce que tout problème de
compréhension des textes soit renvoyé à l’existentialité du Dasein ou à la
déclosion de l’Être, et pour regretter en particulier que l’approche
phénoménologique paraisse obstruer pour le théoricien le problème de la
bonne interprétation. En dépit du succès de l’attelage, donc, le coup de
force sur lequel il repose s’est signalé au moins par ce type de résistance,
et par l’effort pour maintenir “à côté” de lui la tradition d’une
phénoménologie non herméneutique et d’une herméneutique non
phénoménologique.
76 Inversement, les spécialistes des sciences cognitives, ou plutôt les
chercheurs divers gravitant dans l’espace social des recherches cognitives,
ont principalement rencontré l’herméneutique dans l’attelage
herméneutico-phénoménologique, et ce, non pas pour des raisons
historiques et contingentes : parce que, à vrai dire, le nouage heideggerien
passe éminemment par un philosophème qui a tout à voir avec l’entreprise
cognitive, celui d’Être-au-monde. Le chemin canonique conduisant de
l’herméneutique aux recherches cognitives ne part pas de Schleiermacher
et de Dilthey, ni même du Heidegger du §7 décidant la phénoménologie
herméneutique, il part de l’exposition de l’Être-au-monde dans Sein und
Zeit pour arriver à sa transposition cognitive en passant par Merleau-Ponty.
Ce chemin sera présent aux analyses qui viennent, aux évocations plus ou
moins détaillées des travaux et problèmes “cognitifs” qui vont suivre : il
faut, je pense, en avoir une juste représentation non seulement pour lire la
suite de cet ouvrage, mais surtout et plus encore pour participer en
parallèle avec sa lecture au débat motivé par la reprise cognitive du motif
herméneutique.
77 Je vais donc m’attacher à en dire un peu plus, tout en restant à un niveau
d’exposition très général et sans entrer en particulier dans la posture du
commentateur, sur ce chemin.
87 Mais, en un autre sens, cette description n’est pas jugée suffisante par
Heidegger, elle n’est même pas jugée au fond avoir sa consistance en elle-
même : on ne peut rien comprendre d’aucune de ces flèches si on ne
l’envisage pas en même temps comme flèche de finalité (suivant le modèle
du “avec A il retourne de B”). Les renvois ustensilaires convergent vers la
notion d’utilité pour le Dasein, faisant apparaître sa projection comme un
apport de finalité qui structure à vrai dire le monde, au point que
l’ouverture de ce dernier, évoquée à l’instant, est proprement son
ouverture finale en vue de l’existence (le monde est renvoyé au-delà de lui-
même par la poursuite de possible qu’il est en tant que face du Dasein).
88 Cette bimodalité, spatiale et finale, de l’analyse existentiale, fonde la
réinterprétation phénoménologique des concepts sémiotiques : le signe est
un étant à portée-de-la-main qui refuse de se laisser absorber dans le ou
les renvois qui partent de lui, et qui se montre en prenant sur soi la
vocation à faire voir une région du réseau des renvois, un sous-monde ; la
signification est l’achèvement en une structure de l’articulation anté-
prédicative assumée par le Dasein dans sa projection lorsqu’il s’approprie
un renvoi ; etc.. Ces analyses de Heidegger sont, éventuellement, opaques
pour le lecteur qui doit en ingérer le contenu hors le contexte plus patient
et plus imagé des passages franchement anthropologiques de l’analytique
existentiale, mais il suffit pour nous ici de retenir le principe : le fait que
Heidegger analyse les fonctions et moments centraux de l’univers
sémiotique en termes des renvois, de leur réseau et de la “tension de
finalisation” multiple qui les traverse, les affecte.
89 Le monde est donc irréductiblement sémiotique, cette sémioticité
apparaissant comme un mixte de “topologie” (spatialité existentiale,
renvois, réseau) et de finalité (poursuite du possible, “retourner de A avec
B”). La notion clef de projection vers ses possibles du Dasein, formule
originaire de l’Être-au-monde, mêle en elle-même les deux versants, le
terme projection évoquant le topologique et le terme possible la finalité.
90 C’est évidemment de cette construction intellectuelle – à tous égards
séduisante – que découle l’identification profonde du “mouvement” de
l’homme dans son environnement avec une interprétation. L’Être-au-
monde est interprétation parce que le monde est établi par lui comme
sémiotique, et parce que le mouvoir permanent de cet établissement
phénoménologique du monde comme sémiotique ne saurait valoir pour
autre chose que pour une ré-interprétation de ce qui apparaît toujours
comme l’interprété d’une interprétation. Si le monde est la dé-position
déséquilibrée d’une configuration sémiotique, il est originellement
remaniement du sémiotique en lui-même, c’est-à-dire interprétation.
91 De fait, Heidegger prétend nous enseigner que certains aperçus
fondamentaux de l’herméneutique “ordinaire”, s’occupant des textes,
trouvent leur raison d’être, leur fondement dans cette structure
interprétative de l’existence ou structure sémiotique du monde, selon le
côté que l’on choisit pour dire. Que l’interprétation de tout texte fasse fond
sur un préjugé qui nous relie originairement à ce texte, cela “procède” ainsi
en quelque sorte du rapport de pré-appropriation qui est celui du Dasein à
tout renvoi élémentaire du monde – rapport qui s’appelle Vorhabe, “pré-
acquisition” en substance, dans le discours du §32 de Sein und Zeit ; que
l’érudit reconduise les choses humaines à leur historicité pour les
comprendre va de soi, cette historicité est une dimension nécessaire de
mise en perspective et d’élucidation au titre de la temporalisation
fondamentale que joue l’existence dans sa projection interprétative ou
sémiotisante.
92 La “généralisation de l’herméneutique” dont on sait que notre modernité
est redevable à Heidegger dépend totalement de cette vision de
l’instauration sémiotique du monde. Cette vision apparente et noue de
manière indéchirable le motif de l’intentionnalité et celui de
l’interprétation : pour Heidegger, l’intentionnalité est originairement
projection vers les possibles et pas indexation de la visée ou du matériau
phénoménal à un pôle, et la projection vers les possibles est par essence
interprétation, en sorte que l’établissement originaire est celui du monde
comme réseau signifiant et de l’existence comme projection interprétative.
93 Il doit être d’emblée clair pour le lecteur qu’une telle exposition du
scénario fondamental de l’existence-monde se laisse analogiquement
transmuer en une explication naturaliste du comportement humain, en
termes de l’objectivité physique de l’environnement et de l’objectivité
biologique du sujet vivant. Cette transmutation a eu lieu, ou, du moins, elle
a été conçue, envisagée, et par avance pour ainsi dire défendue, plaidée au
moyen d’arguments empiriques et théoriques : c’est bien ce qui détermine
le contexte dans lequel nous écrivons et proposons ce livre, c’est toute
l’affaire du débat dont il est issu et auquel il revient en partie pour y
prendre part, bien qu’il s’en excepte aussi par d’autres aspects.
94 Mais pour comprendre cette transmutation, sa force de suggestion et la
valeur qu’elle prend dans l’esprit des habitants des recherches cognitives, il
faut je crois parler maintenant de Merleau-Ponty, qui, en un sens, amorce
la transmutation au sein même de la démarche phénoménologique.
Expression et interprétation
103 En substance, c’est autour du concept d’expression que tout se joue :
l’affirmation merleau-pontienne qui homologue ou superpose l’Être-au-
monde et le registre sémiotique est celle qui donne l’“acte” de l’Être-au-
monde comme expressif. Nous devons donc essayer de bien comprendre
comment, chez lui, intentionnalité et interprétation (ou quelque chose de
proche) se rejoignent dans l’expression. Dans notre restitution de
Heidegger, nous avons essayé de faire comprendre ce qu’il y a de
surprenant a priori dans cette jonction : s’y mélangent un thème spatial ou
topologique avec un thème “final” et sémiotique. Le thème spatial ou
topologique “provient” de l’idée de spatialité existentiale, d’une spatialité
qui n’est pas celle des objets dans le réceptacle de l’externe, mais qui est
la spatialité originaire, la spatialité de la spatialisation apportée par
l’existence comme telle.
104 Chez Merleau-Ponty, on retrouve éminemment cette fonction spatialisante
de l’Être-au-monde, qui est seulement ordonnée au corps : Merleau-Ponty
ne cesse de nous expliquer que l’espace n’est pas d’abord réceptacle
neutre pour les choses et les mouvements, mais plutôt, originairement,
ouverture de monde polarisée depuis le corps, “prise” du corps sur ce à
quoi il va, répartissant et situant tout ce qui doit l’être. L’espace du greifen
(dont le lobotomisé Schneider est dépourvu) est plus originaire que celui du
zeigen : l’espace est d’abord ce que traversent et où aboutissent les gestes
de mon corps, les motions intéressées de mon corps (attraper l’aliment,
écraser l’insecte gênant), il est d’abord l’institution du privilège de
certaines directions, la différenciation des percepts selon la profondeur, il
est, en un mot, espace-orienté-pour-le-corps avant que d’être espace
intelligible. Cette primauté de l’espace existentiel, devenu espace du corps,
Merleau-Ponty va jusqu’à la révéler agissante au cœur de l’établissement
de la vérité mathématique, dans le commentaire qu’il donne de l’analyse
kantienne du théorème de géométrie concernant la somme des angles d’un
triangle. Merleau-Ponty enseigne d’ailleurs que l’espace intelligible n’est
jamais que l’explicitation de ce qui est ouvert par l’espace-orienté-pour-
le-corps : le possible de l’espace neutre, accueillant tout étant, de l’espace
où sont tracés des mouvements virtuels, est déjà “ménagé” au niveau du
greifen, nous ne saurions pas concevoir les référentiels et géométriser si le
pouvoir d’ouverture “abstraite” que cela suppose n’habitait pas la gestualité
primitive du corps, celle de la saisie instinctive en quelque sorte. Seulement
ce que fait l’attitude d’entendement, c’est qu’elle explicite une possibilité
muette au niveau premier, produisant ainsi l’espace intelligible.
105 Cette très belle conception introduit déjà de l’interprétation au sein de la
thématique de l’espace, et veut nous rendre compréhensible de cette
manière le passage de l’espace “Être-au-monde-ique” à l’espace du
monde. Elle est cependant, à la lettre, évidemment paradoxale, parce que
nous n’arrivons jamais à comprendre complètement comment la gestualité
du corps, si primitive et instinctive soit-elle, ne serait pas gestualité en tant
que mouvement, et mouvement au nom de la référence à un espace où se
localisent à la fois les parties du corps et les régions du monde avec
lesquelles il interfère. Comment toute cette pensée insistante du
mouvement fondamental et originaire de l’Être-au-monde pourrait être
réellement antérieure à l’espace et indépendante de lui. Une telle
résistance, il est vrai, passera pour preuve de la bêtise du philosophe
transcendantal, incapable de sortir du point de vue épistémologique.
106 Si l’on s’efforce d’entrer dans le détail de ce que se représente Merleau-
Ponty dans cette matière, on arrive je crois à la vision d’un raccordement
opéré par et dans l’Être-au-monde entre deux motilités : 1) la motilité
absolument originaire, corporelle de l’Être-au-monde, que nous devons
concevoir comme un bougé infinitésimal, cet imperceptible frémissement
musculaire du corps qui esquisse la vision d’une couleur par exemple ; 2)
la motricité ontique des gestes effectivement et intersubjectivement
observables du corps, sa chute ou son déplacement vers la gauche de deux
mètres par exemple, ou sa prise d’appui sur le haut du dossier d’une
chaise. Le raccordement en question, Merleau-Ponty le pense en termes de
motivation au sens husserlien : la motricité ontique est ce à quoi tend la
motricité infinitésimale suivant sa motivation (de manière non causalement
déterminante). Mais on peut dire aussi que le mouvement concret motive la
disposition musculaire infinitésimale qui va l’esquisser, et, de proche en
proche, le réaliser. La motilité 1) et la motilité 2) sont donc fondées l’une
sur l’autre suivant une double flèche de motivation. C’est ce qui peut nous
faire comprendre que la “logique” de l’espace des mouvements de type 2)
renvoie à la dynamique fondamentale des mouvements de type 1), qui ne
comptent pas comme directement spatiaux, mais comme motivation en vue
des mouvements de type 2). Cette décomposition et cette articulation
relationnelle ne dissolvent pas le paradoxe, mais nous font mieux voir le
dispositif de pensée qui le veut. Le concept de motivation fait le pont entre
la motricité ineffable pré-spatiale du corps, et la motricité ontique soumise
à la géométrie. Mais ce pont est un concept hybride, partiellement
dynamique, partiellement sémiotique. Ce qui me motive se constitue par là
simultanément comme objectif à rejoindre dans un espace et comme terme
d’une proposition qui le marque comme à rejoindre, qui lui confère le sens
du devoir-être-rejoint.
107 Or, la structure d’ensemble, faisant passer de la motilité fondamentale à la
motricité ontique via la double motivation, est proprement la structure de
l’expression. Lorsqu’on dit que le corps exprime, c’est cela que l’on veut
dire : que sa motilité “Être-au-monde-ique” ne cesse pas de se traduire en
déplacements ou routines comportementales objectives. Et l’activité de
parole est fondamentalement analysée suivant ce modèle : renvoyée, en
particulier, à une vocifération originaire du corps qui instancie la motilité
primitive, et qui passe suivant sa motivation à la phrase acceptable
formulée au moyen du clavier des significations, bien qu’elle soit la source
et la garantie de tout sens en profondeur.
108 Chez Merleau-Ponty, donc, la problématique toujours en quelque manière
“spatiale” du rapport entre le sujet et son extérieur se noue bien avec la
problématique “sémiotique” du signe et de la signification, mais elle le fait
autour du concept d’expression et pas du concept d’interprétation. L’un et
l’autre semblant pourtant s’accorder ou se croiser dans le concept
d’explicitation, soit le concept d’une expression qui “reprend” une
ouverture expressive, puisque, nous l’avons vu, l’espace intelligible,
l’espace infini, neutre, homogène où chacun suppose ordinairement que se
place toute chose, c'est-à-dire sans doute aussi l’espace de la géométrie,
au moins de la géométrie euclidienne, est supposé par Merleau-Ponty être
l’explicitation de l’espace-orienté-pour-le-corps. On est en droit, je pense,
d’imaginer que pour Merleau-Ponty l’acte ou la valeur d’explicitation
s’enveloppe toujours dans l’expression, à quelque niveau qu’on la
considère : comprenons le bien, l’expression “opère” à tout niveau de
l’Être-au-monde, et l’Être-au-monde joue son ambiguïté – entre élan et
inertie – à tous les étages ou à tous les moments, du moment “biologique”
de base qui dépose la première inertie, celle du corps biologique, au
moment “littéraire” de la conquête d’un public par un livre, par exemple
(moment d’élan, plutôt).
109 Formellement, les apports de Merleau-Ponty semblent être : 1) l’indexation
sur le corps ; 2) l’établissement d’une continuité homologuant entre elles
toutes les strates de l’Être sous la figure ambiguë de l’Être-au-monde ; 3)
le passage de l’interprétation à l’expression, c’est-à-dire d’une notion
réceptive originairement liée au texte à une notion centrifuge convenant au
corps et à l’émotion comme au langage, une notion hors-strate en somme.
Herméneutique et dialectique
110 Le résultat philosophique de cette modification, qui convient à l’évidence
aux recherches cognitives, nous l’avons dit, est que l’Être-au-monde
merleau-pontien endosse plus naturellement la référence dialectique que la
référence herméneutique. L’expression est, à beaucoup d’égards, un
dépassement qui sublime le milieu de la contradiction : par exemple et
pour commencer, la contradiction entre l’explication naturaliste et
l’explication intellectualiste du membre fantôme ; mais tout aussi bien la
contradiction entre un espace antérieur aux choses à la Kant et un espace
émanant des choses à la Aristote. De même, l’Être-au-monde merleau-
pontien est un “geste” supposé plus originaire que le sujet et l’objet, au
nom duquel envisager l’un et l’autre comme des “moments” d’un processus
qui les intègre. Merleau-Ponty sent qu’il rencontre le topos dialectique, et
s’en explique. Dans Le Visible et l’Invisible, il se réclame d’une
hyperdialectique qui n’aurait pas les défauts de la dialectique, auxquels il
est sensible. Il sent que la dialectique 1) fige le mouvement dont elle parle
en lui donnant trop de positivité ; 2) qu’elle s’établit comme vérité
philosophique coupée de la situation et dément ainsi le ressort de sa
justesse ; 3) qu’elle se coule dans l’énoncé dogmatique des prédications au
lieu de maintenir l’enracinement dans l’anté-prédicatif qui la fonde ; 4)
qu’elle déroge à l’authenticité du dialogue en devenant un enchaînement
de passages mécaniques au lieu d’être mouvement du contenu solidaire du
chemin qui va de l’appel à la réponse ; 5) qu’elle ne peut s’empêcher de
juger et voir ce dont elle parle du point de vue d’une totalité qui fait de
l’ombre au phénomène.
111 Mais justement, l’herméneutique est une démarche 1) qui accepte la
déréalisation du processus, qui se satisfait de le dire et de l’éprouver
comme sens en s’abstenant de le saisir comme manifestation d’une logique
effective de l’être ; 2) qui pose la compréhension comme mauvaise dès
qu’elle ne se tient pas dans la situation ; 3) qui demande qu’on lise la
prédication à la lumière de l’anté-prédicatif ; 4) qui envisage l’aventure du
sens comme aventure indéfinie de l’excès de l’appel sur la réponse et de la
fidélité de la réponse à l’appel ; 5) qui ne peut concevoir la totalisation,
chaque percée de la perspective élargissant le spectre des perspectives
possibles.
112 Pourquoi l’hyperdialectique de Merleau-Ponty est-elle encore une
modulation de la dialectique, et pas une herméneutique ouvertement
revendiquée ? Il me semble que la meilleure explication réside dans le
déplacement en faveur du corps d’une part, le choix de l’orientation
centrifuge contre la centripète d’autre part. Merleau-Ponty veut rester en
phase avec une certaine intuition de ce que c’est que la vie : il la voit
comme agir, ouverture d’horizons, expression toujours renouvelée d’un
pouvoir d’échappement à l’être qui est d’abord le corps, mais qui l’est de
manière ambiguë, puisqu’il est inertie acquise en même qu’opération
toujours déstabilisée. La vie est ainsi embarrassée de l’être-là et de
l’inertie, qu’elle fuit, mais elle n’est pas en revanche originairement ou
fondamentalement assignée, placée sous la condition de l’appel.
L’expression, comme manière de comprendre le registre du sens, le rabat
essentiellement sur le rapport sujet-objet et le “fait” du dépassement
perpétuel du sujet par lui-même dans le dépassement de l’objet. L’Être-
au-monde est plus fortement renvoyé à ce scénario par Merleau-Ponty que
par Heidegger, qui, en “commençant” avec l’existence plutôt qu’avec le
corps, et en interprétant les flèches de l’Être-au-monde à la fois en termes
topologiques et en termes finaux-sémiotiques, adhère plus à l’idéalité de
ce dernier, et maintient mieux le contact, dans la suite de sa philosophie,
avec l’idée d’une énigme enjointe à l’homme. Idée qu’il en vient même à
majorer, dans les termes que l’on sait, au cours de la seconde phase de sa
pensée, lorsqu’il décrit directement l’Être, son annonce, ses époques.
Être-au-monde et transcendantal
113 Nous avons une ultime observation à faire sur le motif de l’Être-au-monde,
toujours dans la perspective des analyses qui suivent et qui portent sur les
recherches cognitives. Il s’agira cette fois du lien entre cette pensée de
l’Être-au-monde conjoignant intentionnalité et interprétation et la doctrine
transcendantale.
114 Le courant des recherches cognitives qui se reconnaît le plus dans la figure
de l’Être-au-monde, et qui, d’ailleurs, se rattache volontiers à la
phénoménologie de Merleau-Ponty, plus qu’à aucune autre, à savoir le
courant constructiviste dont il sera question dans les chapitres à venir,
conçoit la pensée de l’Être-au-monde comme une pensée qui ruine toute
idée de “forme transcendantale” structurant le sujet et commandant a priori
sa saisie du monde. La pensée de l’Être-au-monde apparaît plutôt à ces
lecteurs comme une pensée qui relativise par principe tout caractère que
pourrait avoir le sujet – l’organisme – dans son intériorité comme
appartenant tout aussi bien au monde de ce sujet, ou plutôt comme
dérivant de leur couplage originaire. En montrant et décrivant la projection
du Dasein-corps dans son monde-environnement comme l’événement ou
le fait le plus primitif, la pensée de l’Être-au-monde abolirait toute idée
d’un sujet nanti de structures intimes (formes de la sensibilité, règles de la
logique de l’objet) qui aurait à faire opérer dans un second temps ces
structures dans le champ d’une expérience (du monde). Donc, le courant
constructiviste pense pouvoir en appeler à l’autorité de Merleau-Ponty,
voire de Heidegger, pour rejeter toute conception transcendantale et
affirmer la co-émergence interdépendante du corps-Dasein et du monde-
environnement.
115 Cher Heidegger et Merleau-Ponty, les choses, pourtant, sont plus
nuancées. Heidegger, certes, s’oppose à la vision kantienne du problème
dit de la déduction, et qui est celui de la légitimité a priori des formes
transcendantales (l’espace et le temps d’un côté, les catégories de l’autre)
pour l’expérience : il déclare qu’un tel droit n’a pas à être établi dans la
situation de séparation assumée, mais dérive, comme une nécessité plutôt
que comme un droit, de l’unité originaire de l’entendement et de la
sensibilité dans l’Être-au-monde. Ce qui correspondrait, en termes
philosophiques, assez bien à ce que veut le constructivisme. Mais il
professe par ailleurs que l’analytique existentiale est une investigation
transcendantale, que la description des moments caractéristiques de
l’existence est le déploiement de la connaissance ontologique, anticipative,
des étants de la région existence ; aucun existential n’est constaté
factuellement sur les Dasein que nous sommes, chacun lui est imputé a
priori au titre d’une pré-compréhension qui porte sur leur être. La
“connaissance” exposée par l’analytique transcendantale a donc la
nécessité et l’aprioricité d’une connaissance transcendantale.
116 Merleau-Ponty, de son côté, récuse constamment ce qu’il appelle solution
intellectualiste du problème de l’émergence du sens d’objet dans notre
expérience, et qui consiste à renvoyer cette émergence au jeu de formes a
priori logiques ou esthétiques, au Je pense, à la forme du jugement, à
l’espace, etc. Il demande qu’on remonte à un avant l’objet qui est aussi
avant ces formes, où il n’y a que le champ phénoménal et le tressaillement
de la motilité fondamentale de l’Être-au-monde, sur le point de jaillir. Et il
décrit en fin de compte les formes en question plus comme des corrélats
de l’animation ou la polarisation apportées par l’Être-au-monde que
comme des pré-données configurant le monde pour un sujet lui-même
pré-donné. Pourtant, il ne destitue pas absolument la perspective
transcendantale, en maintenant cette idée qu’en fin de compte le monde se
stabilise via l’Être-au-monde comme monde pour une intention de monde,
soumis à une structuration, à des formes sans lesquelles il n’est rien. Mais
transcendantal désigne plutôt pour Merleau-Ponty la forme que prend
téléologiquement le monde sous l’égide de la relance récurrente de l’Être-
au-monde : nous tendons à constituer le monde comme le champ omni-
englobant de l’expérience, toujours plus intégrateur, et comme vérifiant
universellement un ensemble de formes qui procèdent de l’histoire de
notre intention-volonté du monde, en sorte que la cohérence
transcendantale apparaît comme l’avenir de la perception et de la vie,
constamment présent à elles.
117 Cette façon que le transcendantal a de se maintenir pour le point de vue
Être-au-monde-iste se laisserait transposer au contexte cognitif, bien que
ce langage ne soit pas spontanément tenu par les chercheurs du courant
constructiviste, pour ce que j’ai remarqué jusqu’ici.
118 Il n’est pas difficile de remarquer, en effet, que l’Être-au-monde fonctionne
pour les recherches constructives comme une forme à retrouver et
confirmer dans les données empiriques, le plus souvent au moyen de
modèles qui, pour ainsi dire, la révèlent. L’homme intelligent, objet de
l’effort scientifique des sciences cognitives et de l’aspiration simulatrice de
l’Intelligence Artificielle, est anticipé comme Être-au-monde. Le
programme de la construction théorique et factuelle de cet homme est
celui de l’illustration de l’idée d’un couplage déterminant un
environnement et un organisme. Le programme de l’explication génétique
des facultés en lesquelles l’intelligence de l’homme une fois structurée se
décompose est celui de la description de leur émergence comme règle
d’entrée-sortie à partir de la dynamique du couplage. Tout se passe donc
comme si le spécialiste de sciences cognitives savait a priori la conformité
de l’homme à la forme de l’Être-au-monde, par la vertu d’une réflexion et
d’une imagination portant sur ce que ne peut pas ne pas être pour nous
l’homme. En sorte que l’Être-au-monde apparaît comme un “contenu
transcendantal” présidant à la science de la région cognitive, affirmation
qui serait, dans le domaine empirico-scientifique, dans le domaine positif
en somme, le pendant de l’affirmation heideggerienne selon laquelle les
existentiaux déclinent la connaissance ontologique c’est-à-dire
transcendantale de l’étant Dasein (la connaissance de son être). Pour
Heidegger, les formes transcendantales du connaître mises au jour par
Kant se déduisent de la caractérisation ontologique de l’existence, tant il
est vrai que le connaître est une modalité de l’existence : les catégories, les
formes de la sensibilité et leur jonction énigmatique dans le schématisme
se comprennent en termes de l’analytique existentiale (de la notion de
transcendance du Dasein bien creusée), en telle sorte de la connaissance
transcendantale heideggerienne apparaît comme méta-transcendantale par
rapport à la connaissance transcendantale kantienne. De même, la théorie
cognitive de l’homme guidée par la forme ou l’idée d’Être-au-monde est
appelée à rendre raison de ces formations postérieures que sont le langage
ou l’espace avec leurs logiques, en tant que filtres installés pour l’exercice
mûr de la connaissance par l’organisme dans son environnement.
119 Si cette “opérativité transcendantale” du concept de l’Être-au-monde était
mieux vue par les chercheurs du courant constructiviste, ils reconnaîtraient
peut-être que le recours à l’herméneutique à travers la notion d’Être-au-
monde ne les a pas divorcés une fois pour toutes et radicalement d’avec la
perspective transcendantale. Cela dit, ce qui prévaut plutôt est la pensée
que la référence à l’herméneutique à travers l’Être-au-monde est référence
à une vision ou une idée de l’auto-correction infinie et libre, jamais
assujettie à aucun cadre, comme on aime à se représenter la vie. Or, la
doctrine transcendantale sous toutes ses formes est au contraire vue
comme une doctrine qui enchaîne l’homme à un ensemble de contenus à
lui imputés comme limite naturelle et rationnelle de lui. Ceux qui
professent la pertinence de l’herméneutique pour comprendre ou simuler
l’intelligence humaine sont donc plutôt ceux qui récusent l’enseignement
transcendantal, et le regardent comme devant être dépassé dans une
conception qui fait réellement droit au jeu inentravé de la dynamique.
120 Cette dernière section de notre chapitre introductif ouvre donc une fenêtre
sur un sujet en lui même délicat et passionnant, qui serait le sujet :
herméneutique, critique et philosophie transcendantale. Il ne sera pas traité
systématiquement dans ce livre, mais son atmosphère le détermine en
partie à l’arrière-plan.
NOTES
1. Cf. Dilthey [1883], p. 162-167, où Dilthey, discutant les idées de Du Bois-
Reymond, explique que la seule considération des « limites immanentes à la
connaissance expérimentale » ne suffit pas à réfuter le projet de naturalisation. Il
conclut, certes, contre ce dernier, mais peut écrire par exemple « l’impossibilité
de déduire les faits spirituels à partir de ceux qui surviennent dans l’ordre
mécanique de la nature – impossibilité qui a pour fondement la diversité de leur
provenance – n’empêche pas d’intégrer les premiers dans le système des
seconds » (p. 164).
2. Cf. Dilthey [1883], p. 280, où Dilthey, parlant de la nécessité, pour obtenir une
fondation épistémologique des sciences de l’esprit, selon ses propres termes, de
procéder à une « extension de la logique », écrit « Sur la voie d’une telle
extension de la logique, nous trouvons le profond concept de raisonnement
inconscient forgé par Helmholtz ».
9. Cf. Dreyfus, H., 1979, Intelligence Artificielle, Mythes et Limites, Paris : 1984
Flammarion.
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