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Presses universitaires du Septentrion

Remerciements Le thème représentationnel

HERMÉNEUTIQUE ET COGNITION  | Jean-Michel Salanskis

Quelques éléments sur l’herméneutique LIRE

p. 7-43

ACCÈS OUVERT
TEXTE NOTES ILLUSTRATIONS

TEXTE INTÉGRAL

MODE LECTURE
1 Il y a beaucoup de manières d'aborder les recherches cognitives
contemporaines, même en tant que philosophe.
2 Deux voies, cela dit, s'opposent clairement :
1. Ou bien l'on aborde ces recherches en présupposant une sorte de congruence
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entre elles et la philosophie, estimant que c'est en reconnaissant dans
OK
l'entreprise cognitive la même chose que soi, une variante, ou peut-être la
forme nouvelle, le prolongement vivant de soi, que la philosophie peut
TABLE DES MATIÈRES
adéquatement comprendre cette entreprise. Cette voie consiste à envisager
les sciences ou recherches cognitives depuis la philosophie comme les
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sciences cognitives considèrent la philosophie depuis leur projet : comme une
connaissance susceptible de contribuer à leur ambition, c’est-à-dire comme
une connaissance profondément homogène à elles.
2. Ou bien l'on estime que la philosophie n'est en mesure de gagner un regard
intéressant sur les recherches cognitives que si, tout au contraire, elle
PDF DU CHAPITRE
s'appuie fermement sur ce qui la singularise et la différencie, sur ce propre
qui la distingue et lui procure une perspective plus ample, et si, depuis ce
poste consciencieusement réaffirmé, elle produit une vision des sciences
cognitives qui en est en même temps une évaluation, et qui à vrai dire les
révèle à elles-mêmes pour la première fois.
FREEMIUM
3 Dans ce livre, et c'est même ce qui en fait toute la substance, en définit Suggérer l'acquisition
toute l’intention, je me suis efforcé de présenter les sciences cognitives, à votre bibliothèque
rapporter certains de leurs progrès assez récents et entrer dans certains de
leurs conflits et problèmes, en choisissant pour cela le biais de
ACHETER
l’herméneutique. En m'attachant à confronter systématiquement les
développements “cognitifs” avec les idées et analyses de la tradition
herméneutique, mais aussi plus largement, à lire les dispositifs cognitifs à VOLUME PAPIER
la lumière des dispositifs herméneutiques et réciproquement, ou bien à
PRESSES
croiser les enseignements et les filiations de l'une et de l'autre. UNIVERSITAIRES DU
SEPTENTRION
4 La démarche résultante se rattache plutôt à la seconde voie, mais ne s'y
laisse pas totalement identifier. Le pôle philosophique de l’herméneutique, lcdpu.fr
en effet ne fonctionne pas comme pur sujet, déterminant la grille de lecture
placedeslibraires.fr
dans ce livre, il opère aussi en tant qu'analogue formel dans son ordre de
ce qui se fait et se dit dans le domaine cognitif, et devient en ce sens tout leslibraires.fr
autant objet que les recherches cognitives.
decitre.fr
5 L'approche proposée est plutôt une approche de mélange et de
mollat.com
confrontation avec ce qui, de prime abord, peut paraître le plus étranger,
mais qui, pour ce motif même, fonctionne comme un révélateur amazon.fr
particulièrement efficace de l'essence de l'entreprise cognitive. Cette
approche, de plus, est de nature à mettre en relief la part non-cognitive de
la philosophie  : il n'est pas vrai que l'on sache clairement, au départ et a ePub / PDF
priori, en quoi la philosophie excède les recherches cognitives, il y faut un
travail spécifique. La démarcation de la philosophie d'avec les sciences de
la nature classiques a été pensée, et dans cette mesure même accomplie,
au cours de la tradition, la démarcation analogue concernant les sciences
cognitives nous incombe aujourd'hui, elle est l'une des tâches à l’occasion
desquelles la philosophie peut se comprendre elle-même et se relancer.
6 Cela dit, pour mener à bien cet examen des sciences cognitives
contemporaines inspiré par l’herméneutique, examen dont il faut tout de
suite annoncer qu’il est très libre dans son ton, ses conclusions et le choix
de ses thèmes, il faut d’abord exposer ce qui, de l’herméneutique, sera pris
en compte dans les pages qui viennent. Le champ est en effet fort vaste et
pluriel, et je suis fort loin d’en reprendre ici tout ce qui pourrait l’être. À la
fois dans un souci de préparation du lecteur aux analyses qui viennent, et
dans le but de procéder à une sorte de mise au point introductive sur cette
tradition, déterminant l’ambiance de la réflexion engagée, je vais donc
résumer dans le présent chapitre le contenu de l’emprunt que je fais,
préciser la forme particulière dictée à cet emprunt par le sujet auquel je
m’attache.

Le partage diltheyien
7 Je reprends, pour commencer, l’idée diltheyienne d’un partage scindant de
manière qualitative et essentielle sciences de la nature et sciences de
l’esprit. Il me semble en effet qu’il est absurde et à la limite nuisible
d’envisager les sciences cognitives contemporaines sans affronter ceci
qu’elles se définissent comme la transgression du partage diltheyien  :
comme des sciences de l’esprit naturalistes, étudiant le “fait de
connaissance” humain en tant que fait naturel, en tentant de fonder leurs
considérations sur une description naturaliste de l’homme, de son monde
et de leur relation. La manière juste de les regarder, les lire et les
comprendre est de constamment discerner comment elles parviennent à
outrepasser cet ancien partage, et à quel prix  : cela nous permet en
particulier de saisir quelle perspective sur le fait de connaissance est a
priori adoptée pour pouvoir en donner une image naturaliste.
8 Mais il faut donc connaître ce partage diltheyien. En substance, Dilthey
affirme que les sciences de la nature expliquent leurs phénomènes, alors
que les sciences de l’esprit comprennent leur document  : la frontière
s’établit ainsi entre l’Erklären (expliquer) et le Verstehen (comprendre). On
peut aussi retenir quelques précisions qu’il donne  : les sciences de la
nature identifient des phénomènes comme extérieurs au sujet connaissant,
et les rapportent à des lois causales (c’est en cela que consiste
l’explication)  ; les sciences de l’esprit affrontent des documents avec
lesquelles elles entretiennent une relation d’empathie, le sujet connaissant
se projette en eux, ou les intériorise ; sa compréhension, de plus, n’est pas
la subsomption sous une loi maintenant la séparation des données, mais
plutôt une fusion de ces données dans le sens compris (Dilthey, pour une
part, oppose la science de la nature et la science de l’esprit comme Bergson
l’espace et la durée).
9 Ce partage est important. Il est simple, des générations d’intelligences
profondes et virtuoses l’ont déclaré simpliste, mais il faut, je crois, lui
céder, il faut reconnaître qu’il est extrêmement difficile de nier de façon
crédible et radicale la distinction introduite par Dilthey, distinction qui
correspond de fait à deux “univers” intellectuels, deux styles de mise en
œuvre de la pensée et du savoir. Il suffit de visiter de nos jours une faculté
des lettres et sciences humaines, puis, dans la foulée, une faculté des
sciences, pour constater la permanence du clivage, l’auto-reproduction des
attitudes distinctives qu’il décrit et oppose.
10 Je voudrais, dans l’intérêt de la suite du livre, renforcer ce clivage, en
essayant de dire dans quels termes il se laisse formuler aujourd’hui, dans
l’époque “épistémologique” qui est la nôtre.
11 On dira qu’il y a, touchant la question de l’unité possible de la science
entre les “domaines” dont elle est appelée à traiter, des options “monistes”
qui s’opposent à des options “dualistes”. En principe, ce couple d’opposés
caractérise deux types d’“engagement ontologique”  : le dualiste soutient
qu’il y a, dans l’Être, deux “couches” ou strates qui le divisent, celle du
spirituel et celle du matériel. Entre l’une et l’autre règne une hétérogénéité
et une étanchéité absolue. Le physicien ne trouvera tout simplement jamais
les choses spirituelles parmi celles qu’il inspecte et dont il inventorie les
lois, le savant de l’esprit symétriquement n’a aucune chance d’affronter
comme un de ses objets quelque élément que ce soit de l’ordre naturel. Le
moniste, à l’inverse, proclame que le mot nature désigne nécessairement la
totalité de ce qui est  : comme nous réputons que les faits spirituels sont
d’authentiques faits, nous leur attribuons de l’existence, ce qui veut dire
que nous avons déjà décidé sans nous en apercevoir qu’ils étaient
appréhendables dans la nature  ; d’ailleurs, s’ils ne l’étaient pas, comment
pourrions-nous avoir accès à eux  ? Le moniste soutient que l’idée d’une
division de l’être est proprement absurde.
12 Normalement, on expose cette alternative entre monisme et dualisme
comme une alternative méthodologique en même temps qu’ontologique,
on considère que chaque option ne peut pas être seulement une option
pour ou contre la division de l’être, qu’elle est indissolublement décision
concernant ce qui mérite d’être adopté comme mode d’approche – science
– du spirituel et du matériel, ou du matériel seulement. Je viens d’essayer
de présenter de manière purement ontologique l’alternative, avec quelque
difficulté je l’avoue, je vais maintenant faire l’effort symétrique, et proposer
une description purement méthodologique de l’alternative
monisme/dualisme.
13 Le monisme méthodologique est la conviction que la science ne peut pas
varier son procédé de manière essentielle sans cesser d’être science. Par
conséquent, elle est assujettie à traiter de la même manière ce qui relève
de l’esprit et ce qui relève de la matière, même si de l’un à l’autre règne
une différence irréductible  : une science de l’esprit ne pourra faire
autrement que l’appréhender comme domaine phénoménal régi par des
lois strictes.
14 Le dualisme méthodologique, inversement, soutient que nous avons déjà
l’expérience de deux styles d’approche intellectuelle de faits, que ces deux
styles s’opposent comme tels de manière vérifiable et largement connue.
Même si le réel est un, s’il n’y pas de clivage ontologique inter-couches, il y
a donc deux modes d’approche, deux genres de science.
15 Si j’ai raison de disjoindre, de traiter comme autonomes les options
monistes ou dualistes concernant l’objet et la connaissance, on peut
prévoir quatre types d’attitude  : 1) l’attitude moniste sur l’objet et sur la
connaissance  ; 2) l’attitude moniste sur l’objet et dualiste sur la
connaissance  ; 3) l’attitude dualiste sur l’objet et moniste sur la
connaissance  ; 4) l’attitude dualiste sur l’objet et dualiste sur la
connaissance.
16 Les attitude normales et prévisibles sont les attitudes 1) et 4). Celui qui
professe l’unité de la nature considère en même temps que cette nature
une est uniformément l’objet de la science physique  : tout relève en droit
des explications de l’unique science mathématisée prédictive. Celui qui
professe la division de l’être entre matériel et spirituel professe en même
temps qu’il faut, au motif de cette division justement, deux sciences d’un
genre différents, n’ayant pas les mêmes démarches. La distinction
diltheyienne apparaît alors comme une manière simple et claire de
caractériser les deux démarches de savoir correspondant aux deux types
d’être.
17 Si l’on regarde d’un peu plus près les écrits de Dilthey – notamment, son 1. Cf. Dilthey [1883], p. 162-
ouvrage Critique de la raison historique – il ne semble pas sûr que Dilthey 167, où Dilthey, discutant les
idées de Du Bois-Reymond,
incarne parfaitement cette case numéro 4. On lit chez lui des passages où il
explique que la (...)
envisage sérieusement la perspective d’une science standard, naturaliste,
de l’esprit, cherchant à en ramener les phénomènes et les régularités à des 2. Cf. Dilthey [1883], p. 280,
lois fondées sur les paramètres normaux de la description du monde 1. Il où Dilthey, parlant de la
nécessité, pour obtenir une
évoque ainsi les recherches de Helmholtz, qui vise à ce genre de
fondation épistém (...)
connaissance, de manière profondément respectueuse, voire approbative 2.
Pourtant, dans l’ensemble de ses écrits, il plaide surtout, comme la
tradition le retient, que les faits de l’esprit sont par principe réfractaires à
la mise en ordre séparante légalisante de la science ordinaire.
18 Un des intérêts de la situation épistémologique créée par les sciences
cognitives est d’avoir mis en évidence la non inexorabilité de l’alternative
1-4. Les cases 2 et 3 apparaissent ainsi comme correspondant à des
positions plus subtiles et plus authentiques.
19 En général, la case 2 se comprend comme suit  : quoi qu’il en soit de la
non-division “en soi” de l’être, de la non-pertinence ultime de la distinction
esprit-matière, nos voies d’accès, nos modes de description et de
connaissance de l’esprit et de la matière sont ce qu’ils sont, et il n’est pas
sûr qu’il soit conforme à notre intérêt rationnel de nous en départir. A la
limite, il se pourrait même que les voies herméneutisantes fondent pour
nous une sorte d’effectivité de la distinction de l’esprit  : si les documents
qui s’imposent à nous comme témoignant de l’esprit sont justiciables
d’une compréhension qui n’est pas vide, qui apporte quelque chose, cela
attribue déjà une certaine “réalité intentionnelle” à l’esprit, la tradition
méthodologique jouant ici le rôle d’un facteur d’intentionnalité.
20 Je peux clarifier ce qui précède par un exemple. On peut considérer que
l’activité de langage est une activité naturelle de l’organisme humain, et
que, donc, la linguistique en tant que discipline doit ultimement se reverser
entièrement dans la psychologie, se reformuler à partir d’une explication
physiologique complète de la formation du code linguistique et de sa
corrélation avec les données perceptives : c’est, en substance, le but que se
donnent les chercheurs affiliés au paradigme morpho-dynamiciste, je veux
notamment parler de Jean Petitot, qui suit en l’occurrence les grandes
intuitions léguées par René Thom. Mais leurs travaux, et la perspective de
succès qu’ils tracent, ne nous rendent pas quittes d’autres analyses de la
langue, comme par exemple celles de la sémantique interprétative de
François Rastier, qui s’attache plutôt à décrire avec une certaine
systématicité les possibilités de la compréhension au sens diltheyien des
textes.
21 La case 3 peut sembler plus étrange, mais elle n’est pas moins plausible si
l’on y réfléchit. On peut estimer que le mot science prescrit une fois pour
toutes le style de l’approche, qu’à déroger du modèle de la légalisation
mathématique des phénomènes, une connaissance renonce au label
scientifique, et, du même coup, renonce en vérité à être connaissance
jusqu’au bout, à rechercher de manière illimitée l’explication de ce qui est.
On en déduit que la connaissance scientifique, comme telle, ne peut
absolument pas déterminer a priori le champ du spirituel comme à elle
étranger, elle doit au contraire aller à ce qui, du domaine spirituel, se laisse
décrire et saisir dans l’espace et le temps, en termes de processus ou de
matériau substrat, pour tenter la science de cet ensemble de données sans
démission. Donc, on valide comme seule science acceptable de l’esprit la
“science cognitive”, ou du moins ce que celle-ci devrait être suivant son
programme officiel. Mais cela n’empêche pas de penser, par exemple, que
le champ “pratique” exige de nous une autre considération du
comportement humain, nous force absolument à nous regarder les uns les
autres comme fixant des contenus d’action “à accomplir” au nom
d’intentions dont l’analyse et l’interprétation met en jeu la complexité
virtuellement infinie de notre édifice rationnel, et donc à déclarer pour des
raisons de principe non réductible à la science cognitive – par ailleurs
désirable – ledit champ pratique comme tel. Cette position, qui est en
substance celle de Davidson, et qu’il baptise monisme anomal, m’apparaît
comme une variante de la case 3, bien qu’elle ne soit pas présentée de la
sorte  : Davidson se considère lui-même comme un propagandiste de la
case 1, comme prônant les deux monismes. Mais comment ne serions-
nous pas sensibles à ceci qu’il dégage quand même, hors connaissance il
est vrai, un champ non réductible à l’objectivation scientifique  ? La
différence avec un dualiste de l’objet réside dans ceci qu’il ne pose pas le
champ en question comme une couche ontologique. En cela, il reprend
Kant, qu’on peut estimer avoir été le premier adepte de la case 3, dans la
mesure où, tout à la fois, il “pose” en un sens, via la philosophie pratique,
le noumène de liberté en l’homme, et récuse la possibilité d’une science
durablement et essentiellement autre que la physique.
22 Certains discours actuels de résonance kantienne, d’ailleurs, se laissent
difficilement intégrer à la case 1 ou à la case 4, pareillement. Soit, ainsi, le
discours du second Putnam, celui de Raison, vérité et histoire ou celui de
Définitions. Putnam n’envisage pas que l’on doive déléguer au traitement
des choses spirituelles une science autre, qui serait science interprétative
ou science de compréhension. Mais il nie, d’un autre côté, que l’on puisse
guérir la philosophie du souci fondationnel, que l’on puisse extraire des
livres de sa recherche le chapitre où elle se demande comment le
scientifique se donne ses objets, ou accède à eux, et avec quelle légitimité
il les intègre dans le système descriptif-narratif complexe qui est celui de
la théorie physique du monde. Cela revient à dire, que, contre Quine, il
revendique l’irréductibilité d’une épistémologie fondationnelle, exposant
sur le plan du droit ce qu’il en est de la science. Mais une telle
épistémologie, qui ne peut, par définition, et sauf à tomber dans un cercle
vicieux, se présenter elle-même comme une science positive, ne remplit-
elle pas la fonction d’une science non naturaliste de l’esprit, dont on a
prima facie exclu la possibilité ? En sorte que le discours de ce Putnam a un
pied dans la case 2, voire dans la case 3 ou la case 4, sans en assumer la
responsabilité ontologique ou méthodologique explicite.
23 Dans ce livre, on se représentera constamment la configuration du
problème des sciences de l’esprit apportée par Dilthey sous cette forme
complexe, en essayant d’éviter la réduction des possibles aux cases 1 et 4,
en nous montrant attentifs à ce qui, dans les démarches, les résultats, les
commentaires, ne cesse de frayer le passage à une variante des cases 2 ou
3.
24 Mais on retiendra aussi de Dilthey la prise en vue claire, dénuée de tout
effort d’esquive qui fut la sienne du rapport de défi paradoxal qui lie le
projet d’une science de l’esprit avec la vision transcendantale kantienne.
25 En effet, s’il y a science de l’esprit au sens fort, c’est-à-dire s’il y a une
démarche de connaissance objectivant les comportements réputés
intelligents de l’animal humain et dégageant les lois qui régissent ces
comportements, cette science de l’esprit semble devoir rendre compte,
comme telle, de l’activité scientifique en particulier, de la construction par
l’homme de théories couvrant l’expérience qui est la sienne. La science de
l’esprit semble donc en mesure, en tant que connaissance vraie de l’esprit
comme part de ce qui est, de formuler les conditions de genèse de la
connaissance scientifique, conditions de sa production ou son
engendrement réel, formulation qui peut paraître dévaluer complètement
celle par le kantisme des conditions purement juridiques auxquelles devrait
se soumettre une démarche de connaissance pour être une science
légitime. C’est surtout si la science de l’esprit est naturaliste, c’est-à-dire
si elle réalise en principe le projet d’une science cognitive, qu’elle semble
devoir et pouvoir de la sorte “englober” ce dont traite le discours
transcendantal tout en le dévaluant. Mais même une science de l’esprit non
naturaliste, en un sens, dans la mesure où, du moins, elle serait toute de
même objectivante, ou dégagerait en tout cas une quelconque nécessité de
fait des démarches de l’esprit, peut apparaître comme se substituant, par le
dévoilement effectif qu’elle apporte, aux descriptions normatives de la
connaissance dont se compose la doctrine transcendantale.
26 Mais l’englobement réciproque est tout aussi inévitable : chaque démarche
de science de l’esprit, qu’elle se tienne dans le cadre naturaliste ou non,
suscite et appelle une élaboration fondationnelle, “crée” un nouvel enjeu de
légitimation, et tombe sous la juridiction transcendantale à ce titre, même
si elle est une science qui croise le raisonnement transcendantal en rendant
raison du “lieu” mental où il semble situer son réseau de normes.
27 Le face à face de ces deux principes d’englobement est irrémédiable, on ne
voit aucune ruse conceptuelle qui pourrait nous l’épargner. La stratégie de
lecture des sciences cognitives contemporaines que nous essayons de
suivre dans ce livre veut que l’on n’oublie pas cette double prétention, que
l’on reconstitue constamment la légitimité avec laquelle chacune parvient à
“ramasser la mise” dans tout contexte particulier.

La flèche, le cercle et le parler


28 Il faut ajouter au nom de Dilthey ceux de Schleiermacher et Heidegger  :
collectivement, ces trois auteurs définissent le lieu de la pensée que
constitue, pour tout un chacun à l’heure où j’écris, l’herméneutique. Si, de
Dilthey, je retiens donc le partage diltheyien et sa reformulation selon
quatre cases que je viens d’exposer, de Schleiermacher et de Heidegger, je
retiens la notion d’un itinéraire typique de la pensée qui serait l’itinéraire
herméneutique. Je vais tenter de présenter cet itinéraire de façon quasi-
formelle, en le déterminant par les trois moments de la flèche, du cercle et
du parler. La terminologie est pour l’essentiel reprise ou démarquée de
Heidegger, mais mon exposition de ces trois moments les autonomise du
contexte de l’analytique existentiale dans Sein und Zeit, d’où ils sont tirés.
29 Très grossièrement, la jeune tradition herméneutique décrit la pensée
comme un cheminement situé  : lorsque je pense, je pense depuis une
situation, toujours absolument singulière, qui rassemble autour de moi les
éléments d’un contexte pertinent pour moi, contexte fait de l’ensemble des
facteurs qui valent auprès de moi, contexte des récits qui me précèdent,
des vues du monde auxquelles j’ai l’habitude de me conformer, contexte
intime de mon humeur, ou de mon projet, ou de la sédimentation récente
de ma pensée antérieure par exemple. De cette situation, je fais quelque
chose, ou bien, à cette situation, je réagis, en telle sorte que je vais, au
bout d’un itinéraire qui est celui de mon élaboration de la situation, afficher
une déclaration, ramassée dans un mot, une phrase ou un texte. Ce
cheminement, il est le fait même de la pensée selon Heidegger, mais nous
devons aussi accepter que, s’il est authentiquement cheminement de
pensée, il est toujours en quelque manière interprétatif. Parmi toutes les
activités de l’esprit, l’interprétation possède un privilège, que ne possèdent
pas, par exemple, l’analyse ou la construction mentale : c’est elle qui est au
plus près du propre de la pensée, c’est elle sur quoi se règle toujours sous
un aspect au moins le cheminement de pensée comme tel. Cela, au fond,
parce que ce cheminement répond à ou réagit à la situation, et ce
mouvement faisant écho à la situation vaut toujours comme dévoilement
ou explicitation de cette situation sous un certain rapport. La pensée est
cette activité dont l’acte vaut toujours comme interprétation de la situation
qu’elle transforme, altère. On peut dire, je crois, que l’alternative proposée
par Marx dans les Thèses sur Feuerbach, entre comprendre le monde et le
transformer, se dissout pour la pensée dans la perspective de
l’herméneutique  : pour elle, le monde se résume à chaque fois à sa
situation, et c’est la comprendre ou l’interpréter que la transformer.
30 Il revient à Heidegger d’avoir systématisé la généralité de cette description,
d’avoir expliqué en quoi, ultimement, tout comportement du Dasein dans
son monde était à envisager, en un sens, comme la lecture interprétative
d’un texte et, donc, d’avoir conjoint sous la figure de l’enchaînement
explicitatif non seulement tous les actes de la pensée, mais encore tous les
devenir de la quotidienneté humaine. Chez Schleiermacher, le point de
départ est un texte à interpréter, le point d’arrivée est un texte explicitant
les significations du premier texte, et l’activité herméneutique avec ses
règles et ses problèmes intervient au milieu. Chez Heidegger, le point de
départ est le Dasein jeté dans son monde, mais projeté en avant de lui-
même par son existentialité futurisante, le point d’arrivée est une
explicitation à nouveau, concernant les renvois dont se compose le monde
du Dasein, et le cheminement est le fait même de la pensée sous un
éclairage qui ne la distingue pas de l’existence  : tant il est vrai que le
comprendre du Dasein est indissolublement pratique et théorique,
dévoilement de sens et auto-projection vers des possibles.
31 Le premier élément important à relever et analyser au sujet de ce schème
général de la pensée en situation, est la circularité du chemin. Circularité
paradoxale, car comment un cercle pourrait-il conduire d’un point de
départ à un point d’arrivée  ? Il semble qu’il y faut un trajet linéaire. Mais
Schleiermacher et Heidegger, chacun à leur manière et dans leur langage,
ont voulu nous convaincre que le cheminement herméneutique,
cheminement typique de la pensée, relevait d’une sorte de cercle sans
perdre pour autant la faculté de progressivité  : cercle vertueux, cercle
fécond et productif, que nous devrions peut-être nous représenter plutôt
comme une spirale qui, dans son processus, ne repasse pas sur soi et
devient du même coup capable de conquérir de l’espace dans une direction
non quelconque.
32 Chez Schleiermacher, le cercle advient parce que l’activité interprétative se
divise en deux voies dont chacune a besoin des progrès de l’autre pour
avancer, dont chacune appelle l’autre comme sa pré-condition, engendrant
ce qui pourrait être un blocage logique absolu “à l’initialisation”. D’un côté,
l’interprétation d’un texte doit être locale, et passer par la juste estimation,
le juste enregistrement des significations de chaque mot du texte, de
chaque syntagme. D’un autre côté, l’interprétation d’un texte doit être
globale, et attribuer à chaque donnée locale plurivoque la signification qui
lui revient dans l’optique de la signification d’ensemble du texte. Mais la
signification globale s’élabore en agrégeant et accumulant les significations
locales, cependant que les significations locales se décident en référence à
la signification globale supposée acquise. L’appel réciproque des deux
procédures les enchaîne en une boucle infinie, dont l’indéfini parcours
réalise la figure du cercle vicieux, cercle qui paraît à vrai dire immobiliser
l’interprétation à l’origine, l’empêcher absolument, ou du moins lui
interdire d’avoir cours comme interprétation juste. Pourtant, le cercle, selon
ce que l’expérience la plus banale enseigne, n’est pas vicieux,
l’interprétation s’engage et s’avère possible. La raison en est évidemment
que l’on ne part jamais de zéro. Le procès interprétatif s’inaugure avec un
certain pré-jugé quant à la signification globale, et chaque élément lexical
ou fragment syntagmatique pris en considération au fil de l’interprétation
se voit attribuer une signification standard “par défaut”, en attendant toute
correction susceptible d’apparaître comme nécessaire. La voie locale et la
voie globale étant de la sorte toujours déjà inaugurées, procurant toujours
à l’interprétation une esquisse double de son résultat, il est loisible que
l’interprétation globale s’élabore progressivement comme cumul de
l’interprétation locale tout en servant, en l’état où elle se trouve, à la
critiquer et la redresser, les rétroactions que cette collaboration implique
n’ayant pas de limite théorique.
33 Schleiermacher envisage à vrai dire un autre cercle de l’interprétation, du
même type : le cercle de l’interprétation grammaticale et de l’interprétation
technique, pour reprendre ses termes. L’interprétation grammaticale est
celle qui regarde le texte en tant que performance dans le système
conventionnel de la langue, et se construit en prenant appui uniquement
sur les valeurs publiques et partagées des éléments lexicaux, ainsi que sur
les acceptions conformes à la règle des formes syntagmatiques, c’est-à-
dire sur ce que, usuellement, on appelle grammaire, justement. Elle
s’attache donc à dégager la signification comme quelque chose de codé de
manière adéquate et complète dans la lettre du texte, et d’accessible par
confrontation de cette lettre avec des valeurs et des règles transsubjectives,
sociales. Inversement, l’interprétation technique postule que les mots ont
une signification spéciale dans la bouche de chaque auteur, qui émane de
la personnalité particulière qui est la sienne, ne pouvant pas ne pas décaler
et déformer le contenu sémantique des termes. De même, l’interprétation
technique s’attend à ce que les tours constructifs de la grammaire n’aient
pas exactement la même portée d’auteur à auteur, que la subjectivité
exceptionnelle de l’auteur induise une déclinaison de leur contribution
sémantique normale. D’où il résulte que l’interprétation technique tente en
fait de traduire le texte non pas depuis le dialecte englobant, mais depuis
l’idiolecte de l’auteur. Cette interprétation technique, d’un autre point de
vue, a le sujet du texte comme résultat, elle est par excellence l’activité qui
construit pour nous le contenu sémantique d’une personne en amont d’un
texte.
34 Il apparaît aussitôt qu’interprétation grammaticale et interprétation
technique sont dans le même rapport de double recours qu’interprétation
locale et interprétation globale  : je ne puis valablement construire l’idée
que je me fais de l’auteur qu’à travers le déchiffrement de son texte, en
présupposant les valeurs communes et publiques des termes et
constructions  ; mais ce déchiffrement, s’il veut être fidèle, doit à chaque
étape tenter de capter la nuance ou déformation qui provient du contexte
idiolectal, toujours agissant même si cela n’est pas avoué, proclamé ou
même signalé. En sorte que je devrais déjà connaître la subjectivité de
l’auteur pour savoir vraiment ce qu’il dit. Ce nouveau double recours, cette
seconde figure de l’incomplétude solidaire, amène donc comme la
précédente la possibilité d’un parcours indéfini de type circulaire, ou,
alternativement, fait peser la menace d’une immobilisation, d’une
impossibilité d’engager l’interprétation. De nouveau, la “solution” réside
dans le caractère toujours déjà commencé de l’interprétation  : nous
abordons un texte nantis des valeurs conventionnelles du “système
fonctionnel de la langue”, et depuis un pré-jugé concernant la qualification
subjective de l’auteur. De la sorte, dès les premières phrases de notre
lecture, une signification se capitalise du côté grammatical qui peut déjà
faire l’objet de la correction “technique”, et réciproquement.
35 Heidegger, en reprenant à son compte de façon si originale et si radicale le 3. Cf. Quesne, P., « Les
motif herméneutique, a en un sens généralisé cette figure du cercle, ou recherches philosophiques du
jeune Heidegger », thèse de
encore, il l’a radicalisée. Heidegger s’est exprimé à maintes reprises sur
doctorat de philosop (...)
l’herméneutique, et l’on peut même dire que sa pensée a visiblement suivi
une évolution importante sur ce sujet, à travers laquelle nous pouvons
saisir la courbe générale de son aventure. Des cours de jeunesse de
Fribourg, au sein desquels, si je suis Philippe Quesne dans son effort de
reconstruction 3, Heidegger définit une méthode philosophique pour faire
parler le phénomène comme question hantant la vie, méthode qui enchaîne
contenu (Gehalt), liaison (Bezug) et accomplissement (Vollzug), au long
entretien avec un japonais de Acheminements vers la parole, Heidegger ne
cesse de gager la révolution de pensée qu’il essaie d’introduire en
phénoménologie et plus généralement en philosophie sur une attitude
interprétative voulue toujours plus pure et plus respectueuse de ce qui est
à interpréter, qu’il dénomme finalement « ce qui donne le plus à penser »
et « ce qui est herméneutique ».
36 Dans Sein und Zeit même, l’ouvrage fondateur, l’herméneutique est croisée
trois fois :
elle est nommée au début de l’ouvrage, au paragraphe 7, comme l’élément
méthodologique appelé à différencier la phénoménologie heideggerienne de
la phénoménologie husserlienne : il s’agit de considérer le phénomène
comme quelque chose qui se dissimule tout en se montrant, et que l’on ne
peut donc dire qu’en l’interprétant ;
elle est indirectement présentée au paragraphe 32, lorsque Heidegger expose
le comprendre et l’explicitation comme deux existentiaux, c’est-à-dire
comme deux attitudes typiques de l’existence, en lesquelles elle révèle le
sens d’être distinctif qui est le sien à l’égard de la réalité ; c’est là qu’il
apparaît que nous ne faisons en un sens jamais autre chose que comprendre,
et nous donner à nous même la matière d’une explicitation, chaque fois que,
dans l’environnement de notre quotidienneté, nous nous laissons porter d’un
point à l’autre de la configuration des “choses de notre activité” ; ce que nous
faisons en effet, dans la logique muette de notre navigation compétente au
sein du monde de notre affairement, c’est prendre quelque chose comme
quelque chose, ainsi qu’un énoncé thématique, apportant une prédication
explicite, peut alors le manifester ; autant dire qu’en un sens originairement
inassumé, nous interprétons (le « texte de notre monde »).
On la retrouve au paragraphe 63, lorsque Heidegger s’explique sur la
méthode qui vient d’être la sienne dans l’analytique existentiale, et qui lui a
permis d’introduire la figure de l’être-pour-la-mort. Cette mise au point
méthodologique apparaît comme appelée par le sentiment compréhensible
d’avoir franchi un pas important, d’avoir, peut-être, introduit de l’hétérogène
dans le patient examen des structures d’être du Dasein auquel l’auteur se
livre : l’être-pour-la-mort peut sembler quelque chose de si peu contenu
dans la notion initiale du Dasein que Heidegger l’aurait seulement imposée à
cet endroit de son analytique pour faire prévaloir une ligne de vie, comme une
sorte de slogan déguisé. De cela, il se défend, et prétend plutôt que la figure
de l’être-pour-la-mort ne fait que porter à l’explicite quelque chose qui était
déjà pensé lorsque l’on se représentait le Dasein simplement comme cet étant
pour qui il y va de son être. Mais dire cela nous oblige à nous représenter en
général notre activité théorique, en quête de l’être de tel ou tel étant, comme
s’enracinant dans un « premier projet » de l’être de ce X qui l’appréhende
plus qu’il ne le sait lui-même, qui l’anticipe, avant de laisser la parole à cet
étant pour que ce dernier puisse vérifier ou rectifier le sens en partie
indéterminé suivant lequel il a été attendu. Cette façon de procéder est celle
du cheminement herméneutique, observe Heidegger, et il souligne à nouveau
qu’elle repose sur un cercle, risquant d’apparaître comme un cercle vicieux à
un point de vue exclusivement et impertinemment logicien.

37 Au-delà de ce rappel des occurrences d’une référence à l’herméneutique,


et d’une méditation de ce qu’elle fait, de ce qu’elle peut, de ce que nous lui
devons, ce qui nous intéresse est de comprendre simplement, et pas
nécessairement dans les termes mêmes et à propos des objets mêmes qui
sont ceux de Heidegger, comment tourne l’herméneutique chez lui, en quel
scénario elle consiste. Notamment du point de vue de la circularité du
chemin, puisque tel est le motif auquel nous nous attachons d’abord.
38 Je dirai alors que le cercle herméneutique, chez Heidegger, est
essentiellement cercle de la compréhension et de la pré-compréhension.
Heidegger soutient que nous ne parvenons jamais à comprendre quoi que
ce soit autrement qu’en faisant fond sur une pré-compréhension, que nous
élaborons afin de la porter au rang d’une compréhension authentique. Il
n’est pas difficile de voir la paradoxalité, tissée de circularité, qu’une telle
thèse induit : la compréhension, d’après elle, se précède et se présuppose
toujours elle-même comme compréhension, ce qui revient à dire qu’elle ne
s’acquiert jamais au sens radical, soit encore, que notre faculté de
comprendre ce que nous ne comprenons pas du tout serait nulle, ou encore
que nous serions enfermés dans des compréhensions qui sont
définitivement les nôtres. Mais tout cela semble nier l’aventure que nous
avons pourtant le sentiment de vivre «  souvent  », et qui est celle d’une
véritable acquisition dans l’ordre du comprendre.
39 Le cercle est, formellement, du même ordre que chez Schleiermacher  : le
comprendre est une activité qui ne peut pas commencer parce qu’elle a
besoin pour cela d’elle-même (car tel est bien ce que paraît nommer le mot
pré-compréhension, une compréhension d’avant la compréhension).
Comment peut-il dans de telles conditions, y avoir néanmoins (parfois)
compréhension ?
40 La réponse, bien entendu, est que nous avons toujours déjà commencé. Le
fait que nous nous interrogions sur l’être de X, sur “ce qu’il en est de X”
prouve ou signale en quelque sorte que nous avons déjà une prise sur cet
être de X demandé. Le paradoxe du Ménon selon lequel nous ne saurions
rechercher ce qui nous est réellement inconnu est retourné en notre faveur
par l’argumentaire herméneutique heideggerien  : la question que nous
nous posons atteste une compréhension d’avant toute explicitation,
d’avant tout apport énonciatif de réponse. Le mouvement de la “réponse” –
c’est-à-dire de la compréhension – s’amorce donc dans l’élaboration même
de la pré-compréhension qui habite et pour ainsi dire inspire la force de la
question en nous. Pourquoi en va-t-il ainsi, comment il se fait et il se peut
que l’être de X s’annonce constamment auprès de nous comme pré-
compréhension sise dans la question, c’est ce qu’on ne saurait expliquer
autrement que par un décret métaphysique impossible à fonder  : en
substance, il faudrait raconter un récit analogue à celui de Er l’arménien,
jouant pour la compréhension herméneutique le même rôle que celui-ci
tient pour la théorie de l’anamnèse. Ou bien, suppléer à ce récit
métaphysique part un récit scientifique, justifiant au plan du
fonctionnement zoologique, biologique et neurophysiologique ce mode
humain de position et de traitement de ses propres problèmes : telle serait
plutôt la perspective tracée par ce que nous appellerons plus loin dans ce
livre herméneutique naturalisée.
41 Pour le moment, retenons simplement cette idée de la constitution de la
compréhension à partir d’une anticipation de soi qui est la pré-
compréhension, et la conception de la boucle que nouent de la sorte
compréhension et pré-compréhension comme féconde. Nous voyons assez
bien, je crois, que cette figure peut prétendre généraliser les deux cercles
de Schleiermacher  : la compréhension locale joue pour la compréhension
globale le rôle de pré-compréhension, et réciproquement, de même que la
compréhension technique et la compréhension grammaticale, se
présupposant mutuellement, valent chacune à la fois comme pré-
compréhension de l’autre et compréhension élaborant la pré-
compréhension que l’autre est. Comme dans le schéma heideggerien, nous
ne sortons du cercle vicieux ou de l’immobilité qu’en déclarant le problème
résolu, c’est-à-dire en postulant vigoureusement que le processus est
toujours déjà initialisé.
42 Ce que la réflexion heideggerienne permet de mieux voir, ce sont les deux
frontières qui limitent le processus circulaire de l’herméneutique, et qui
permettent de matérialiser sa progressivité. Le cercle renvoie à une
initalisation, à un commencement toujours déjà accompli. Dans la
description donnée à l’instant, ce “point de départ” est donné comme
immanent au retentissement de la question, la question ne peut pas
insister auprès de moi autrement qu’en me léguant une pré-
compréhension. Je résume et généralise cette idée en disant que l’on entre
dans le cercle herméneutique – dans la progressivité du cercle
herméneutique – par une flèche initialisante. Cette flèche est différemment
identifiée, approchée, conçue, par Heidegger lui-même et par ses
continuateurs. La conception selon laquelle la flèche initialisante est celle
de la question serait plutôt celle de Gadamer. Chez le Heidegger de Sein
und Zeit, on peut avoir l’impression que la flèche initialisante est la flèche
de projection à laquelle le Dasein s’égale, dans l’attitude originaire de son
existentialité  : la flèche de la transcendance, ouvrant le monde, flèche qui
est “redéfinie” comme flèche du comprendre, de la projection du Dasein
vers ses possibles. C’est cette flèche qui donne au Dasein le monde de son
affairement comme monde pré-compris, qui le fait entrer, donc, dans la
pré-compréhension et le cercle qu’elle forme avec la compréhension. Chez
le second Heidegger, c’est plutôt la “flèche” de la déclosion de l’Être qui
jouerait ce rôle, flèche qui n’est pas figurée comme flèche, d’ailleurs, mais
plutôt comme triangle d’ouverture et de fermeture du séjour, ainsi que je
l’ai souvent suggéré. C’est l’Être, en substance, qui, en s’annonçant,
installe l’homme dans une pré-compréhension de tout ce qui peut faire
question pour lui, et ultimement, de l’Être lui-même. Dans le texte
méthodologique du paragraphe 63 de Sein und Zeit, la flèche initialisante
s’appelle premier projet (premier projet de ce qui est en cause pour la
pensée).
43 En tout cas, la description heideggerienne du mode circulaire de
l’herméneutique dégage bien cette flèche initialisante, ce premier moment
quasi-axiomatique qui est celui de l’élan, et qui nous fait entrer, nous
l’homme ou la pensée, dans le cercle fécond de l’explicitation, de
l’élaboration herméneutique.
44 Mais nous devons aussi voir que cette vision de la trajectoire
herméneutique de la pensée intègre tout aussi nécessairement une
frontière de l’achèvement, qui sera, en l’occurrence, celle du parler.
45 Le comportement explicitant, en effet, s’achève nécessairement dans une 4. La citation suivante vient
énonciation effective, dans un emploi ouvert du langage. Nous agissons à l’appui de l’ensemble de
l’analyse qui précède : « Le
dans l’affairement le «  prendre le marteau comme trop lourd  » en le
parler est l'art (...)
laissant tomber, mais nous aboutissons dans l’articulation de l’énoncé « Ce
marteau est trop lourd », répondant à la forme apophantique traditionnelle
S est P. L’énoncé qui se forme montre l’articulation existentiale qui le
motive dans l’articulation linguistique qui le charpente, tout en prenant,
par le fait de son énonciation, la valeur pragmatique qui lui revient (de
rapport, demande, prière, plainte, etc.). Cet énoncé paraît ainsi chargé de la
signification qui est la sienne, le mot nommant au fond la prise en lui de
toutes ces structures d’obédiences diverses. La manifestation de
signification en laquelle consiste l’achèvement du mouvement s’initiant
dans le comprendre, dans la flèche projective du comprendre, reçoit chez
Heidegger le nom de parler. Le mot désigne, donc, un peu plus que le
simple assemblage en langue d’un énoncé : une délivrance de l’énoncé qui
se rattache au renvoi sous-jacent de l’existence, et qui le publie avec sa
valeur dans le réseau des êtres parlants 4. Si l’on comprend bien cette
facette du parler, exposition embrayant déjà sur un type de relance
langagière, on doit voir que la trajectoire herméneutique appelle à son
extrémité de nouveau le cercle qu’elle comporte en son centre  : le parler
ouvre sur une nouvelle flèche, assurant l’indéfinie perpétuation du
cheminement herméneutique de la pensée.
46 Ce caractère interminable, et la fonction essentielle d’un moment de
l’explicitation langagière et publique, se trouvent également marqués dans
les différentes approches de l’herméneutique d’espèce heideggerienne. Au
paragraphe 63 de Sein und Zeit, le premier projet de l’être du X interrogé
fait entrer dans un cercle, qui est celui du dialogue de ce projet avec l’étant
qu’il vise, mais il s’achève nécessairement sur une énonciation conceptuelle
de ce qui était pré-compris, et qui se voit jusqu’à nouvel ordre confirmé
comme compris. On peut néanmoins conjecturer que l’être du X demeure
en question, et qu’un nouvel intellect herméneutisant, celui du même
Dasein éventuellement, ré-abordera cet être suivant un nouveau premier
projet. Ce qui fait transition d’une explicitation discursive à une autre de
l’être de ce qui est en question, nous pouvons le nommer au moyen de
l’instance de la question précisément. Cette façon de comprendre la
trajectoire herméneutique devient en tout cas parfaitement thématique
chez Gadamer. Le “premier projet”, chez lui, vient toujours comme effort de
réponse, dicté par une familiarité qui est celle de la pré-compréhension, à
ce qui se vit comme question : je reçois certains énoncés, certains textes,
comme m’adressant la question de l’être d’un X qui est en cause en eux. Et
les résultats discursifs de mon cheminement herméneutique (circulaire) au
sein de cette question sont toujours de nature à la relancer pour les autres
aussi bien que pour moi.
47 L’enseignement majeur de la tradition herméneutique contemporaine est
donc, à mes yeux, la mise en lumière de cette structure quasi-formelle,
celle de la flèche, du cercle, et du parler. Le cercle tient essentiellement au
devancement de soi de la compréhension dans la pré-compréhension, qui
contraint la pensée comme compréhension à un progrès circulaire, suivant
une spirale, progrès au cours duquel elle se fonde constamment sur
l’esquisse d’elle-même. Ce cercle n’est pas vicieux ou immobilisant, il
s’intègre en fait à la linéarité d’un déplacement effectif, d’un progrès, dont
les bornes sont pleines de sens  : au bord initial, la flèche selon laquelle
s’élance la pré-compréhension, au bord terminal, le parler suivant lequel
s’expose la compréhension. Mais le caractère traditional de
l’herméneutique s’explique par ceci que le parler, “au tour suivant”, motive
à nouveau la flèche : sa trace textuelle est affrontée comme transmettant la
question de l’être du X à laquelle elle répond.
48 Le diagramme de la figure 1 résume notre description de l’intrigue
herméneutique :

Figure 1 L’intrigue herméneutique

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49 A partir de cette description, on comprend par avance ce qui peut être le


problème de sa reprise par une démarche de science cognitive, ou encore,
pour utiliser la terminologie qui dans ce contexte s’impose à nous, et que
le livre reprendra plus loin, ce qui peut être le problème d’une
herméneutique naturalisée. Le schéma formel de la flèche, du cercle et du
parler, en effet, paraît être celui d’une dynamique. Les deux premiers
moments de cette “intrigue du comprendre” sont désignés par une
métaphore géométrique, mettant en scène l’analogie du comprendre avec
un mouvement matériel dans l’espace. C’est seulement le troisième
moment de cette courte narration qui échappe à cette orbe métaphorique,
pour se rattacher sans ambiguïté à l’ordre langagier. Si la compréhension
herméneutique est regardée, lue oserais-je dire, comme effectuation
dynamique, on ne peut que se sentir invité à situer dans le monde jusqu’au
bout cette dynamique, en cherchant à identifier ce qui se meut, quelle part
de la nature (biologique, neurophysiologique, psychologique, les trois
adjectifs évoquant un unique et même réel dont les versions théoriques se
recouvrent) est réellement agitée suivant un scénario qui se manifeste dans
l’intrigue herméneutique. Cette démarche est celle de la naturalisation de
l’herméneutique, elle consiste à chercher une confirmation positive, dans
les termes des disciplines maîtresses de l’explication cognitive, de la
grande intuition des philosophes de l’herméneutique.
50 Mais il est fort difficile d’oublier que ces derniers n’ont pas voulu une telle
naturalisation, et se sont même explicitement défendu, par avance, contre
les prétentions qu’elle pouvait émettre. Ma terminologie de la flèche et du
cercle, donc, ne doit pas être entendue comme livrant déjà la ville aux
envahisseurs, véritable Cheval de Troie.
51 La manière normale de résister à une telle lecture de l’intrigue
herméneutique, à une telle interprétation de son diagramme, est
d’internaliser au contraire explicitement les moments ou scènes de
l’herméneutique au registre du langage et de la signification. On obtient
ainsi (à la figure 2) la version plus ou moins gadamérienne à laquelle je me
suis référé dans L’herméneutique formelle.

Figure 2 Le mouvement herméneutique de la question

Agrandir Original (jpeg, 80k)

52 Que la flèche soit flèche et “lance” l’herméneutique, cela n’est plus dit
qu’indirectement, en mentionnant la force inaugurale de la question et le
mixte de dépossession et de familiarité qui témoigne du rattachement de
l’existence à la question.
53 Le moment du parler est présenté dans une formulation qui s’éloigne peu
de celles que nous avons déjà rencontrées, ce qui ne saurait surprendre,
puisque ce moment est celui qui engageait “déjà” l’herméneutique dans le
registre linguistique  : on y retrouve l’idée d’articulation (écriture,
verbalisation, version) et celle de valence pragmatique (relance de la
question).
54 Le chemin herméneutique, en revanche, n’est pas montré comme circulaire,
il est ramené au schème de progression linéaire auquel en effet il doit
satisfaire, puisque le cercle n’est pas vicieux, et s’avère le mode d’un
déplacement authentique du comprendre (nous avions suggéré de penser
le chemin comme spirale, afin de conjuguer les deux exigences qui pèsent
sur le “cercle herméneutique”). Dans cette version du diagramme, la
circularité est au fond envisagée comme une condition d’arrière-plan, qui
n’est pas appelée nécessairement à se montrer au niveau de ce qui sera dit
ou écrit au fil du chemin, mais qui se contente d’être la voie ou le style
“profond” de la compréhension.
55 Ce terme de chemin, par ailleurs, apparaît comme une concession
résiduelle à la perspective dynamique porte ouverte à une reprise
naturalisante. Dans le nouveau contexte, elle n’a pas cet effet, le chemin
est clairement celui d’une maturation dans l’ordre de la signification. Je
rappelle d’ailleurs que, dans L’herméneutique formelle toujours, j’accepte
que le chemin soit tissé de déductions et de calculs, dans le cas où, par
exemple, le texte 1 est un texte mathématique porteur de la question
“Qu’est-ce que le continu  ?”, et où le texte 2 est un nouveau texte
mathématique apportant une compréhension théorique déplacée, une
version du même continu.

L'intrigue de l'universel et du particulier


56 J'aborde maintenant un troisième enseignement que je tire de
l'herméneutique post-schleiermacherienne, et qui configure le regard que
je compte porter sur les affaires cognitives lorsque je vais examiner dans
quelle mesure elles croisent les conceptions herméneutiques (les
instrumentalisent, les objectivent, les simulent, etc.). Cet enseignement a
trait à la relation logico-philosophique de l'universel et du particulier.
57 Je crois judicieux de revenir à Kant pour apprécier le traitement
herméneutique de cette relation  : on sait que le penseur de Königsberg
l’envisage de deux façons, selon qu'elle s'établit dans le contexte d'un
jugement déterminant ou dans celui d'un jugement réflexif. Dans le
premier cas, l'universel est supposé disponible et premier, et il “tombe” sur
le particulier, le reconnaissant comme son instance. Dans le second cas, le
particulier est d'abord là, et aucun universel qui lui convienne n'est en
revanche donné : la réflexion, précisément, va conduire à un tel universel,
avec lequel mettre en relation le particulier sur lequel elle s’exerce. Une
différence temporelle et une différence quant à la donation séparent donc
les deux types de jonction de l'universel et du particulier : l'universel est là
avant dans un cas et seulement après dans l'autre, il est donné dans le
premier cas et trouvé dans l'autre. Pourtant, il me semble qu'en fin de
compte, la “copule” de l'universel et du particulier est la même dans un
jugement réflexif et dans un jugement déterminant. De toute façon, la
subsomption a lieu au titre de la signification additive de l'universel  : ce
dernier est la somme de tous les particuliers qui tombent sous lui, et il
s'attribue à eux par simple restriction de cette signification additive.

 
58 Dans le contexte herméneutique, l’universel s’écarte dans une certaine
mesure de cette figure additive, et il importe de le mettre au clair, dans la
perspective de nos discussions à venir, liées au thème cognitif. L’universel,
en effet, intervient d’abord co-extensivement avec le “premier projet” de
l’être d’un étant, moment inaugural de l’herméneutique dans la version
heideggerienne du § 63 de Sein und Zeit (moment de la flèche, dans notre
terminologie). Ce “premier projet” n’est en effet pas autre chose, regardé
au plan logique, que l'anticipation d'un universel pour le particulier. Et, plus
généralement, si l’on veut bien y réfléchir a priori, la structure de la pré-
compréhension ne serait pas ce qu’elle est si elle n’enveloppait pas une
certaine saisie, approche ou possession de l’universel  : dans la pré-
compréhension, j’atteins ou je pré-trace plus que ce à quoi j’ai affaire
“factuellement”, j’accède par avance à une sorte de contenu de généralité
non dit (contenu de finalité lié à la tournure d’ensemble des renvois du
monde, contenu conceptuel au moyen duquel penser l’être de l’étant,
contenu global du message à quoi chaque signification plus spécifique
locale s’intègre, etc.).

 
59 Ce que nous devons alors bien comprendre est le rapport entre cet
universel de la pré-compréhension et le particulier auquel il se destine. Je
le vois à vrai dire comme double :
d'une part, l'universel est avant le particulier en tant qu'anticipation, il est
conçu, jeté avant que le particulier ne l’ait vérifié (ce qui suppose d’ailleurs,
rappelons-le, que ce particulier prenne la parole, selon les termes mêmes de
Heidegger) ; l'universel est, autrement dit, pré-jugé ;
mais d'autre part, l'universel n'est vraiment là qu'après le particulier, sa
fixation publique au particulier ne peut avoir lieu qu'au moment du parler,
après que le particulier, ayant valu pour ce qu'il est, l'a éprouvé et peut-être
rectifié ; dans la formulation heideggerienne du § 63, nous apprenons ainsi
que la subsomption n'est pas jouée d'avance (Heidegger dit que la parole est
donnée à l’étant interrogé « (…) afin qu'il décide de lui-même s'il fournira, en
tant que cet étant, la constitution d'être en direction de laquelle il fut ouvert
(…) »). Mais ce point est général, il y a quelque chose d’heuristique dans la
pré-compréhension à laquelle on s’abandonne dans le moment de la flèche,
qui nous force à poser le principe de la rectifiabilité de l'universel préjugé. Cet
universel subit donc une sorte d’ajustement : son identité se remet à jour
dans l’intérêt de la subsomption, si bien que la figure qu’il possède lorsque le
particulier se fixe sous lui n'est acquise qu'après qu'il a enduré son jugement,
l'universel est après le particulier.

60 Mais si l'universel peut ainsi être à la fois après et avant, cela veut
certainement dire que son interprétation additive ne doit pas être
maintenue, n'est plus pertinente  : sinon, son «  sens  » s’épuiserait dans la
donnée de la liste des particuliers qui tombent sous lui, et aucune
subsomption ne pourrait forcer son réaménagement. Or il faut, dans notre
cas herméneutique, en raison de la temporalité du couple pré-
compréhension/compréhension, que l’universel possède une universalité
non additive avant tout particulier, et que cette universalité se trouve
rectifiée sans être supprimée dans sa forme après la rencontre du
particulier auquel elle est vouée. Le cercle herméneutique, à y bien
regarder, existe aussi comme cercle de l'universel et du particulier  : le
particulier, pour l’herméneutique, n’est jamais reçu simplement comme tel,
mais comme renvoi à un universel où il s’insère tout en le rectifiant  ;
l’universel, de même, n’est jamais pensé purement pour lui-même de façon
éternitaire, mais projeté plutôt en vue d’un ou des particuliers qui seraient
susceptibles de l’illustrer, de le vérifier. Cela suppose que l’universel soit
anticipé sur un mode “intensionnel”, qu’il ne soit pas strictement
superposable avec la liste des particuliers qu’il subsume, et cela suppose
aussi qu’aucun particulier ne soit jamais un pur cas détaché, sans horizon
de généralité, incapable de coopération critique avec l’universel. Bien
entendu, l'universel et le particulier restent les notions logiques qu’elles
sont, et ce que j’appelle l'interprétation additive, d'un certain point de vue,
est inévitable et inattaquable. Le “fonctionnement” herméneutique requiert
seulement une temporalisation, et une sorte de jeu de jugement mutuel qui
nous font en tout cas vivre sur le mode circulaire, en dépit de la forme
logique et sans jamais lui faire ouvertement exception, la relation de
l’universel et du particulier.
61 Nous sommes partis de Kant, chez qui nous trouvions à vrai dire, avec sa
distinction entre jugement réfléchissant et jugement déterminant,
l’esquisse de l'intrigue temporelle de l'universel et du particulier décrite à
l’instant, bien qu’il ne s’y engage pas véritablement à nos yeux, dans la
mesure où il maintient en dernière analyse la contrainte de l'interprétation
additive, n’essaie pas de penser l’universel lui-même autrement.
62 On est donc naturellement tenté de demander si cette intrigue, telle que je 5. Cf. Science de la logique,
viens de la dire, est autre chose que la dialectique de l'universel et du deuxième tome, La logique
subjective ou doctrine du
particulier : le dépassement de ce qui apparaît comme dynamique bloquée
concept, trad. franç (...)
chez Kant n’est-il pas toujours ce qu’apporte le discours spéculatif
hégélien ? Et pour répondre, il semble nécessaire de se référer à la manière
dont le jeu de l'universel et du particulier est traité dans la Science de la
Logique 5. Je ne vais pas commenter ce traitement dans son détail, ni même
le discuter avec un sérieux suffisant  : je vais simplement tenter quelques
remarques qui me semblent invalider a priori un tel rapprochement. Ce qui
est exposé sur le mode dialectique dans la Science de la logique, c’est en
fait le jeu relationnel de trois termes et non pas de deux, l'universel et le
particulier étant solidaires du singulier pour lui. En cela Hegel reprend à
vrai dire la table des jugements kantiennes, qui, à la rubrique quantité,
distingue les jugements universels, particuliers et singuliers. Sa dialectique
se guide d'ailleurs sur la figure du jugement, et tout spécialement sur les
configurations syllogistiques auxquelles ceux-ci donnent lieu — et qui
constituent, on le sait, le morceau de bravoure de la logique traditionnelle.
Hegel, en conduisant un mouvement conceptuel qui amène chacun des
trois termes à la valeur ou la position de l'autre, les persuade finalement de
s'identifier dialectiquement dans l'objectivité. La table des jugements
kantiennes, elle aussi, résulte d'un regard sur les jugements qui en retient
la connaissance qu'ils apportent, c'est-à-dire l'intention et le pouvoir de
déterminer l'objet. Chez Hegel, il est évident que le singulier en général a
beaucoup à voir avec l'effectivité de l'objet, la singularité est la modalité
originaire de donation qui doit être dépassée vers l'intégration de
l'universel pour que l'on accède à une authentique stabilisation de l'objet,
stabilisation qui est aussi, au bout du compte, sa subjectivation. La
présence du singulier dans le jeu dialectique du syllogisme trahit donc
l'orientation sur l'objectivité de celle-ci, avouée dans son résultat. En
revanche, ce qui se joue dans l'herméneutique entre l'universel et le
particulier me semble étranger à la perspective de l'objet. Les moments du
parler ne sont pas des énonciations de l'objet, des occurrences du
connaître  : cela, c'était la conception de l'ancienne herméneutique, la
spinoziste, l'herméneutique rationnaliste pré-schleiermacherienne. Un
moment du parler cristallise plutôt une accommodation de l'universel et du
particulier qui est une étape de la pensée comme compréhension, qui fait
date dans le sens.
63 Une deuxième remarque permet de protéger de la dialectique l'intrigue
herméneutique de l'universel et du particulier  : le cercle qui les y conjoint
n'a rien à voir avec la logique de la contradiction. Le grand opérateur
hégélien, selon lequel la position de P “passe” dans celle de ¬P, ne joue ici
aucun rôle, ne fait pas partie du dispositif qui met en crise l'interprétation
additive de l'universel. Le “sens” du rapport du particulier à l'universel, qu'il
soit envisagé depuis l'anticipation préjugeante de l'universel ou depuis la
prise de parole du particulier, ayant la puissance d'un jugement de
l'universel, est toujours le sens positif de la subsomption. La positivité
effective de la subsomption sera seulement différée ou décalée sans qu’on
passe par un moment où elle s’inverserait en son contraire.
64 La question du rapport entre herméneutique et dialectique est une grande
question, que je ne vais pas traiter comme elle le mériterait dans ce livre.
Mais de loin en loin, j'essaierai tout de même, comme ici, de marquer une
différence profonde d'ambiance et de régime entre les deux univers
philosophiques.

Les trois strates


65 L’histoire de l’herméneutique “contemporaine”, post-schleiermacherienne,
témoigne encore d’une sorte d’hésitation concernant le niveau auquel
l’attribuer. Cette hésitation, qui peut donner matière à débat, n’est pas
sans rapport avec le problème fondamental évoqué plus haut  : celui de
savoir s’il faut comprendre le scénario de la flèche, du cercle et du parler
comme émanant d’une dynamique naturelle. Mais l’incertitude
d’attribution, je crois, préexiste à cet enjeu, s’en montre indépendante  :
même s’il est entendu que l’herméneutique n’est pas un mouvement
naturel, il reste à choisir où “situer” sa non-naturalité, déterminer à quelle
figure de la hors-nature la confier. En gros, trois réponses apparaissent
comme possibles : l’existence, la culture reçue, l’époque.
1. L’existence. C’est le niveau que suggère le § 32 de Sein und Zeit. Ce qui est
herméneutique, à ce niveau, est ce qu'on appellerait plus communément
l'engagement du sujet dans son monde : il se réalise, avec le “prendre
quelque chose pour quelque chose” (prendre le marteau de l’atelier comme
trop lourd), l'équivalent d'une interprétation de ce qui est projeté comme
l'environnement de l'existence comme telle, d'une accentuation interprétative
de la structure complexe qu'est cet environnement. L'échelle temporelle
associée à ce niveau de l'herméneutique est celle du quotidien. Les exemples
de Heidegger sont spontanément au niveau du geste, de la phrase : on ne sort
jamais de l'affairement d'une journée, de l'enchaînement imprévisible de
l'humeur (l'affection, l'être-intoné) au fil des heures d'une vie. Cette échelle
est encore qualifiable comme celle d'avant le texte : l'explicitation inclut un
comme existential-herméneutique (je laisse tomber le marteau trop lourd)
qui, relevé dans l'énoncé (« ce marteau est trop lourd »), composera la phrase
élémentaire, mais elle explicite avant que ce dernier ne soit actuel.
2. La culture reçue. C’est le niveau défini par Gadamer, niveau qui est
typiquement celui de la chose langagière, présente à nous à travers la
sédimentation des documents de culture d’une tradition. L'herméneutique
apparaît surtout, au gré de cette autre perspective, comme l'opération de
l'enchaînement des générations. Une somme de textes irradiant la cohérence
compréhensive d'un moment et d'un lieu de la culture est reçue à une certaine
distance, qui est génériquement celle du décalage générationnel, et il en
résulte le phénomène herméneutique de la reprise, via la fusion d'horizon, ce
scénario constituant l'âme de l'herméneutique : nous entendons les textes
reçus comme efforts de réponse-interprétative à une question qui se pose
toujours à nous, à laquelle nous répondons à nouveau, par un ajustement
interprétatif supplémentaire, en homologuant l’horizon de notre rapport à la
question avec celui qui présidait à la réaction reçue. Le moment-lieu de la
culture, appréhendé dans sa globalité, s'apparente de quelque manière au
savoir (le document reçu est un épisode d’un savoir faisant tradition), tout en
se laissant monnayer en une collection d'éléments historico-existentiels, qui
le déclinent, précisément, comme un moment et un lieu, une situation : que la
somme des éléments hérités puisse et doive, selon la logique herméneutique,
être vue comme la réponse à une question, cette clause rapporte dans tous
les cas l'ensemble de ces éléments au champ de la connaissance, à cette guise
du textuel où il est affecté par l'enjeu de la vérité. L'unité pertinente de temps
pour cette strate de l'herméneutique serait la décennie : chacun de nous se
rend compte qu'il y a un passage du sens, une césure de la compréhension,
une altération des réglages fondateurs qui se manifestent dans le face-à-face
de l'enchaînement qui nous oppose, nous et ceux qui nous sont parallèles, au
groupe similaire de nos aînés de dix ans ; le même écart d'ailleurs, nous
l'éprouvons, s'accuse dans la transmission qui s'opère de nous vers nos
cadets de dix ans. De nombreux brouillages surviennent, qui font que
certains hommes, certains esprits sont des cas subjectifs mal à l'aise dans
l'ambiance de leur saison, cependant que la granularité objectivement plus
fine du temps suscite des cas intermédiaires de façon variée, mais il me
semble tout de même possible de saisir que la transmission est une affaire
herméneutique dont l'enjeu se crispe autour du bloc temporel de la décennie.
La mode en témoigne aussi : Saint-germain des prés + Sartre + jazz (1950-
59), puis structuralisme + Barthes + rock'n-roll (1960-69), puis nietzshéo-
freudisme + Deleuze + Rolling Stones (1970-79), puis philosophie analytique
+ Derrida + disco (1980-89), and so on (pour m’en tenir à une évocation qui
trahit à la fois mon âge et la sphère de ce qui me concerne, et dont j’accepte
par avance le caractère inexact : elle suffit à rendre plausible l’importance des
décennies, à ce qu’il me semble). Sur le plan textuel, l'échelle de ce niveau de
l'herméneutique est celle du livre, justement : un traité, une monographie, est
ce par quoi transite la compréhension dont Gadamer raconte qu'il y a une
élaboration transmissive. Il peut y avoir plusieurs livres pour fixer l'occurrence
d'une compréhension culturelle située, mais jamais au point que l'identité de
chacun d'eux se dissolve.
3. L’époque. C’est le niveau pensé par le dernier Heidegger. L'herméneutique a à
voir avec la commande de l'Être, à ceci que, pour s'annoncer, il se
voile/dévoile. Sa façon de le faire est d'investir la totalité d'un langage d'une
sorte de grande interprétation configurante de lui-même, que font retentir les
multiples Dasein habitant ce langage comme leur maison. L’Être est ce qui est
herméneutique, et il donne à penser, c’est-à-dire à interpréter, dans une
parole qui annonce la qualité de son avancée. C’est en quelque sorte le
langage lui-même, particulièrement dans la ressource poétique qui est son
fond compréhensif, qui “prononce” la déclosion de l’Être dans l’étant comme
qualité, et cet événement originaire et fatidique vaut pour toute l’extension
d’un monde historique. L'unité de temps pertinente, désormais, est donc celle
de la période de grande ampleur, de l'époque : par exemple, l'époque
antique, ou l'époque chrétienne. Quelle est l'unité textuelle associée ? Il est
bien difficile de le dire. Quelque chose d'intermédiaire entre le langage lui-
même, considéré comme une sorte de texte virtuel présidant à la
manifestation de tout texte (et donc pas du tout comme la langue des
linguistes, radicalement étrangère par définition à toute manifestation), et le
livre déterminé comme l'unité pertinente du niveau précédent : l'entrelacs des
textes et des longues phrases subjectives des vies d'homme tissant l'unité
d'une époque, sans doute. Un ensemble langagier qui n'est pas tout, qui reste
daté, mais qui intègre à la fois une multiplicité de livres et une multiplicité
d'existences.

66 Le problème que pose cette triplicité de l'herméneutique est le problème de


l'unité qui se laisse recomposer une fois qu'elle a été reconnue. La réponse
heideggerienne à ce problème de l'unité réside essentiellement dans sa
philosophie du temps  : la temporalité de l'herméneutique, dans tous les
cas, serait une temporalité se temporalisant, suivant les ek-stases du
Dasein (son à venir de projection, son être-été du heurt avec le monde déjà
là, son présent de confrontation avec l’enjeu d’authenticité) ou suivant le
battement du don-retrait de l’Être  ; une temporalité non quantitative en
tout cas, indépendante de l'idée d'une droite successive des maintenant
faisant ordre et multiplicité comptable. Donc, du point de vue d'une telle
temporalité agissante et fondamentale, les distinctions d'échelle entre le
quotidien, la décennie et l'époque seraient dénuées de valeur et de portée.
67 Je ne sais pas si l'on peut si aisément suivre cette conception
heideggérienne, pour estimer qu’elle confère aux strates l’unité  : est-il
conforme à l'essence du déploiement du temps, précisément si je le prends
dans sa teneur pré-objective, existentiale notamment, de ne pas tenir
compte des échelles  ? Le temps mathématique n'est-il pas le seul à
posséder la propriété de l'invariance d'échelle ?
68 Mais supposons que nous accordions à Heidegger le mérite d'avoir dégagé 6. Comme celui de l’article
une unité de la temporalisation par delà les échelles où elle a cours. Cela ne Das Wort – in
Acheminements vers la
suffit pas à recoller nos trois strates de l'herméneutique, pour une raison
parole, Paris, 1976, 205-223
philosophique extrêmement simple  : si quelque chose va avec la prise au – où Heid (...)
sérieux de l'herméneutique, c'est l'idée que les ensembles pertinents se
déterminent de façon intra-herméneutique. Le canon religieux d'une 7. Ainsi, lorsqu’il traduit de la
phrase de Parménide dans
religion est fixé par l'option interprétative du collectif des exégètes de cette
Qu'appelle-t-on penser ?, ou,
religion. Le classicisme selon Gadamer est une identité émergente plus simpleme (...)
manifestée par une certaine façon pour un corpus d'être repris dans une
tradition. Et ainsi de suite. Or, de ce point de vue, il me semble indéniable
que chaque strate correspond à un “champ clos” de la reprise et du valoir
pour pertinent. Le prendre quelque chose pour quelque chose de
l'explicitation existentiale ne se prolonge pas au recevoir le préjugé d'une
génération dans un domaine, il n'y a pas d'enchaînement ou de continuité
des modes pratiques valant pour interprétatifs d'un champ à l'autre. De
même, une époque est “charriée” par une déclosion, mais cette sorte
d'événement ne peut guère être conçu comme constituant un réseau avec
les reprises préjugeantes “générationnelles” de legs culturel, il est plutôt
censé les surplomber et les commander. Les corrélations établies entre les
strates et certains types d'ensembles textuels confirment la consistance de
cette distinction dans l'ordre herméneutique. Pour valider sur ce versant
l'unification heideggerienne, il faudrait lui prêter un concept de la
“textualisation” qui mépriserait les différences d'échelle du texte. Il est vrai
que la philosophie heideggerienne manifeste le besoin d’une telle pensée :
on trouve des contextes où Heidegger privilégie le mot 6, et des contextes
où il s'attache à la phrase 7 ; par ailleurs, lorsqu'il parle du langage ou de la
dite (die Sage), il semble viser l'expressivité langagière par delà toute
découpe et toute dimension, comme quelque chose dont l'événement fait
monde et insère un Dasein se désinsérant dans ce monde, et qui coïncide
au bout du compte avec la temporalisation fondamentale. Cependant, il me
semble qu’une thématisation générale, unifiante de la textualisation à un
niveau libre n'est pas explicitement fournie par Heidegger. Elle représente à
vrai dire pour une philosophie du langage sérieuse une difficulté
essentielle, encore insuffisamment aperçue. Il ne semble pas admissible en
tout cas que dans le cadre de l’idée post-schleiermacherienne, notamment
heideggerienne de l’herméneutique, on prétende facilement dépasser la
distinction qualitative entre ces protagonistes incommensurables du sens
que sont les niveaux textuels, en faisant fond uniquement sur une pensée
du texte inchoative, indigente. Bien plutôt, la prise en compte non
réductrice de cette distinction de niveaux va de pair avec le “respect du
texte” qui est la maxime ultime et constituante de la communauté des
“gens du texte”, dont toute l'affaire herméneutique part, et à laquelle elle
ne peut éviter de toujours revenir.
69 Je maintiens donc, en dépit de la perspective unitaire apportée par 8. Cf. Le temps du sens,
Heidegger, que les trois strates divisent véritablement l'herméneutique, la Orléans, Hyx, 1997, 9-43.

divisent dans son style et ses modes fondamentaux, et pas simplement


comme des exemplifications numériquement diverses mais n'engageant à
chaque fois rien qui importe quant à l'herméneutique les subsumant. Je
n'esquisserai pas ici, comme je l'ai fait dans Le temps du sens 8, une façon
personnelle de penser l'unité de l'herméneutique dans cette triplicité.
70 Dans le cadre de ce livre, l'important est plutôt le retentissement de cette
triplicité sur la jonction de l'herméneutique avec les sciences cognitives. De
ce point de vue, on peut faire immédiatement quelques remarques
générales, anticipant ce qui sera rencontré plus précisément dans les
chapitres centraux du livre.
71 La strate 1 est “spontanément anthropologique”, elle nous est révélée par 9. Cf. Dreyfus, H., 1979,
une authentique description du comportement de l'homme, dans son Intelligence Artificielle,
Mythes et Limites, Paris :
affairement, son quotidien, son agir antéprédicatif. Le rapprochement de
1984 Flammarion.
l'herméneutique de la strate 1 avec la psychologie cognitive se
recommande donc de lui-même. Les arguments de Dreyfus contre le
“postulat psychologique” de l'IA 9 se rattachent tendanciellement à cette
strate. Les considérations anthropologiques “dynamiques” d'un Piaget, d'un
Vygotski ou d’un Bakhtine, avancées au nom de la psychologie ou de
l’analyse littéraire, peuvent alimenter une critique du cognitivisme affine au
discours de la strate 1. Cela dit, vu du côté cognitif, c’est surtout la notion
heideggeriano-merleau-pontienne d’Être-au monde qui caractérise la
strate en question (plutôt que l'herméneutique). Je tenterai, dans la
seconde partie de cette introduction, de faire quelques remarques
générales sur la congruence et la non congruence de la figure
phénoménologique de l’Être-au-monde et du motif herméneutique.

 
72 Les strates 2 et 3, en revanche semblent par leur thème et leur tonalité
beaucoup moins récupérables par les recherches cognitives. Pourtant, on
trouve un certain nombre de considérations, dans les publications récentes,
qui évoquent la notion gadamérienne de la tradition, voire la notion
heideggerienne d'époque – ou nous y font penser – et tentent d'en faire
quelque chose dans le domaine cognitif. On peut être soupçonneux quant à
leur pertinence et leur valeur, mais il serait déraisonnable, je crois, de
poser trop hâtivement que les recherches cognitives n'ont pas à connaître
de ces deux strates, du moins si on leur fait crédit qu'elles s'intéressent à la
totalité de l'accomplissement de l'esprit.
73 Dans la suite de ce livre, la question de la jonction entre herméneutique et
sciences cognitives sera abordée essentiellement à propos de deux
disciplines, la linguistique et les neurosciences. Il apparaîtra notamment
que ces dernières, pour tolérer l’importation en elles du motif
herméneutique, auraient besoin d’une sorte de strate 0, dont l’échelle de
temps serait de l’ordre de la milliseconde, et dont le niveau de texte serait
celui de l’anté-conceptuel plutôt que de l’anté-prédicatif  : cette strate
serait celle de la synthèse de la conscience primitive dans ses procédés
neurophysiologiques, dont on peut encore imaginer qu’elle réponde au
schéma “général” de l’herméneutique, qu’elle montre l’enchaînement de la
flèche, du cercle et du parler.

La figure de l’être-au-monde
74 Dans tout ce qui précède, je n’ai pas dédaigné de me référer à Heidegger
comme à un membre de la lignée herméneutique, je l’ai spontanément et
sans discussion pris comme l’un de ceux qui ont construit la sensibilité
“contemporaine” aux problèmes de l’interprétation et de la compréhension.
Je ne veux pas remettre en cause, dans l’après-coup, la légitimité de cette
assimilation, mais simplement rappeler ce qu’elle peut avoir de non-
évident, quel problème elle surmonte, à quel geste elle tient.
75 Le “problème” est, en substance, celui du recoupement entre
phénoménologie et herméneutique. Heidegger est celui qui a proclamé une
solidarité nécessaire de la phénoménologie avec l’herméneutique, en
décrétant que, pour un motif méthodologique, le dire du phénomène (la
logie de phénoménologie) ne pouvait être qu’un interpréter, s’efforçant de
déceler ce qui se cèle dans le montrer du phénomène. Dès lors, la
phénoménologie devenait phénoménologie herméneutique. À la suite de
Heidegger, Gadamer et Ricoeur nous ont presque habitués à penser qu’une
véritable herméneutique passait forcément par la phénoménologie,
commençait par une certaine vision de la “donation” de toute chose dans et
par le langage. La figure acquise d’un attelage herméneutique-
phénoménologie, nous interdisant d’accéder à l’un sans traverser – c’est-
à-dire apprendre, consommer – l’autre, n’est pourtant pas à tous égards et
par tous ressentie comme satisfaisante. Il se trouve des phénoménologues,
restés proches du projet descriptif-fondationnel qui était celui de Husserl,
ou même se référant à des variantes empiristes ou réalistes de ce projet,
pour ne pas admettre que la diction des phénomènes s’aligne sur le
modèle de l’explication de textes. Il se trouve des herméneutes, ou en tout
cas des spécialistes de l’interprétation et de ses problèmes théoriques,
pour ne pas s’accommoder facilement de ce que tout problème de
compréhension des textes soit renvoyé à l’existentialité du Dasein ou à la
déclosion de l’Être, et pour regretter en particulier que l’approche
phénoménologique paraisse obstruer pour le théoricien le problème de la
bonne interprétation. En dépit du succès de l’attelage, donc, le coup de
force sur lequel il repose s’est signalé au moins par ce type de résistance,
et par l’effort pour maintenir “à côté” de lui la tradition d’une
phénoménologie non herméneutique et d’une herméneutique non
phénoménologique.
76 Inversement, les spécialistes des sciences cognitives, ou plutôt les
chercheurs divers gravitant dans l’espace social des recherches cognitives,
ont principalement rencontré l’herméneutique dans l’attelage
herméneutico-phénoménologique, et ce, non pas pour des raisons
historiques et contingentes : parce que, à vrai dire, le nouage heideggerien
passe éminemment par un philosophème qui a tout à voir avec l’entreprise
cognitive, celui d’Être-au-monde. Le chemin canonique conduisant de
l’herméneutique aux recherches cognitives ne part pas de Schleiermacher
et de Dilthey, ni même du Heidegger du §7 décidant la phénoménologie
herméneutique, il part de l’exposition de l’Être-au-monde dans Sein und
Zeit pour arriver à sa transposition cognitive en passant par Merleau-Ponty.
Ce chemin sera présent aux analyses qui viennent, aux évocations plus ou
moins détaillées des travaux et problèmes “cognitifs” qui vont suivre  : il
faut, je pense, en avoir une juste représentation non seulement pour lire la
suite de cet ouvrage, mais surtout et plus encore pour participer en
parallèle avec sa lecture au débat motivé par la reprise cognitive du motif
herméneutique.
77 Je vais donc m’attacher à en dire un peu plus, tout en restant à un niveau
d’exposition très général et sans entrer en particulier dans la posture du
commentateur, sur ce chemin.

Heidegger : topologie et finalité


78 La première chose qu’il importe de voir, c’est la fonction du philosophème
de l’Être-au-monde chez Heidegger. J’affirme que c’est lui qui réalise en
profondeur la jonction de la phénoménologie et de l’herméneutique,
laquelle s’accomplit en fait comme nouage de l’intentionnalité et de
l’interprétation. La phénoménologie, certes, est déclarée devoir être
herméneutique dès le § 7 de Sein und Zeit ainsi que nous venons de le
rappeler, mais à ce moment de la démarche de Heidegger, elle semble tout
au plus récupérée telle qu’en elle même comme instrument nécessaire de
la diction des phénomènes, elle semble ne pas être du tout exposée à une
redéfinition phénoménologique de son geste  : c’est ce qui advient
pourtant, justement avec le déploiement de la figure de l’Être-au-monde.
Et c’est cette opération intellectuelle qui “constitue” l’attelage
phénoménologico-herméneutique, attelage dans lequel chaque terme au
bout du compte est redéfini à la lumière de l’autre.
79 L’événement apporté par l’introduction du concept d’Être-au-monde peut
être rapidement décrit, et l’a souvent été, comme généralisation de la
situation d’interprétation, qui apparaît finalement comme co-extensive à
l’existence humaine regardée de manière radicale chez le premier
Heidegger, ou au cheminer fidèle de la pensée chez le second. Je voudrais
ici proposer un autre éclairage, fondé sur la lecture de Sein und Zeit
essentiellement, pour faire valoir comme la contribution essentielle de
l’exposition de l’Être-au-monde ce que j’ai envie d’appeler l’instauration
sémiotique du monde. Ma thèse est que, dans Sein und Zeit, en s’attachant
à décrire dans ses structures profondes l’existence, et en découvrant que le
monde en est une fonction originaire, Heidegger décide aussi que le monde
est originairement sémiotisé pour nous. Et c’est sur cette vision que repose
l’équivalence de notre mouvoir existentiel avec un comportement
interprétatif. Le dispositif ainsi monté, sur lequel, je pense, Heidegger ne
reviendra jamais, prescrit le nouage assimilant de l’intentionnalité et de
l’interprétation.
80 Tout commence, dans Sein und Zeit, on le sait, avec l’Être-à. L’existence
humaine, le Dasein, se caractérise en premier lieu comme Être-à, c’est-à-
dire comme riche d’une spatialité qui n’est pas la spatialité objective des
étants sous-la-main futurs, qui n’est pas la spatialité du cadre spatial ayant
puissance pour accueillir toute chose du monde. Heidegger appelle
spatialité existentiale cette spatialité plus originaire selon son analyse, et
tente de nous la faire comprendre. Il donne, à son sujet, quelques
indications “topologiques”, nous faisant savoir que cette spatialité ouvre à
l’espace, confère sens à la distinction bio-éthologique entre organisme et
environnement plutôt qu’elle ne s’appuie sur elle, qu’elle “engendre”
l’espace objectif ou du moins en est la source, que son mouvement, en tout
cas, n’est pas celui de l’insertion en un espace préalable du Dasein ; que le
geste fondamental de cette spatialité est celui du des-éloignement
(Entfernung) de l’étant, de l’approchement de ce qui du même coup fait
partie du monde. Il insiste sur ceci que les distances du monde ne sont
jamais “intégrées” phénoménologiquement sur le mode du des-
éloignement, comme si le Dasein pouvait faire d’un des étants qu’il des-
éloigne un centre de des-éloignement à son tour : ces distances n’ont pas
de sens existential, uniquement un sens objectif. Il explique encore que le
Dasein doit, pourtant, s’approcher lui-même dans son monde pour se
situer, qu’il n’est pas, comme centre des des-éloignements, l’équivalent
ponctuel d’une conscience douée de la propriété d’auto-des-éloignement :
bien que toutes les proximités dérivent de lui, lui-même n’accède à lui-
même selon la spatialité existentiale qu’en “revenant” de l’approchement
de quelque jalon de son monde (en déterminant son ici dans la rétro-action
du des-éloignement d’un là).
81 Suivant cette description, la spatialité existentiale apparaît comme une
spatialité comparable à la “spatialité” de la topologie générale en
mathématique  : non métrique, fondée sur la seule thèse des proximités.
Sauf qu’il semble interdit de prendre vis-à-vis du monde la perspective du
surplomb, pour totaliser un “ensemble” en tant que récipiendaire des
proximités. Et sauf que, de même, le Dasein est pris dans la relativité
topologique du monde qu’il relativise, ne peut en aucune manière jouer le
rôle d’une instance de référence pour une telle totalisation  : il reste
seulement référence des relativisations prise dans le jeu de la relativisation.
82 L’ensemble de ce qui précède est la description discriminant la spatialité 10. Cf. Kant et le problème
existentiale de la spatialité objective, mais la discriminant sur le terrain de de la métaphysique, 1929,
trad. franç. X, Paris,
celle-ci, terrain que nous identifions, forts du savoir du vingtième siècle,
Gallimard, 1953.
comme celui de la topologie. Ou, si l’on préfère, et c’est sans doute en effet
une façon plus exacte de dire, la spatialité existentiale est envisagée, dans
la description que je viens de résumer et ramasser, comme une alternative
à ou un avatar de l’intuition pure de l’espace chez Kant : on la considère en
tant qu’établissement d’un certain sens des relations spatiales à partir de
l’hypothèse d’une certaine implication a priori du sujet. Les conclusions
sont différentes et décalées, l’instance obtenue est en fin de compte tout à
fait autre, et prétend à vrai dire à une originarité supérieure (comme
l’explicite la conclusion du Kantbuch de Heidegger 10, d’ailleurs), mais le
terrain de la description reste le même, l’intuition pure de l’espace peut
fonctionner comme une cible de démarcation.
83 On trouve néanmoins, et ce dès le § 12 où Heidegger introduit l’Être-à, un
autre langage, qui, pour sa part, échappe complètement à ce registre
spatial ou topologique  : Heidegger nous enseigne en effet que, lorsque le
Dasein “est à”, il l’est au sens de la préoccupation, de l’affairement, du
souci, formulations qui semblent bien énoncer un tout autre rapport,
absolument pas spatial ou topologique dans son fond : un rapport tissé de
finalité, que cette finalité émane de la chose ou du Dasein.
84 Mais la pensée de Heidegger semble bien être que les deux langages sont
complémentaires pour dire le propre de la spatialité existentiale, de l’Être-
à, c’est-à-dire implicitement, au regard du développement ultérieur, de
l’Être-au-monde : bien que l’un ne dise absolument pas ce que dit l’autre,
et que la conversion de sens de l’un à l’autre semble, sinon interdite, du
moins frayée par nul canal, l’idée est bien que l’Être-à est l’ouverture d’une
spatialité non objective, d’une topologie non métrique des relativisations
en tant que déploiement du s’affairer, en tant que mise en œuvre de la
préoccupation, du souci humains sous la forme d’un monde.
85 Mais nous avons confirmation de ce sentiment lorsque nous lisons la
description complète du monde, la mise au clair de la mondanéité du
monde. Nous constatons en effet que cette mise au clair passe par le
traitement phénoménologique de toute la série des concepts sémiotiques
fondamentaux (signe, significativité, signification, sens), qui sont tous
replacés et retraduits dans le contexte des “flèches” de l’Être-à.
86 En un sens, la description de base du monde, lieu originaire de l’existence,
est intégralement “spatiale” suivant une spatialité généréralisée, celle de la
spatialité existentiale : le monde apparaît comme un réseau de renvois ou
de flèches. Ce réseau des renvois “ustensilaires”, qui partent de chaque
jalon de l’utilité vers chaque autre à lui corrélé selon l’automatisme de
l’affairement quotidien-irréfléchi, est complété par la flèche de projection
de l’existence vers ses possibles, ne pouvant jamais se manifester
autrement que par le suivi d’un de ces renvois, et par la flèche d’ouverture
globale du monde vers une sorte d’au-delà méthodologique, flèche qui le
fait monde à proprement parler et que fait nécessairement valoir
l’existence dans sa poursuite du possible. On peut, et, je pense, on doit
jusqu’à un certain point éprouver cette description comme une pure
description topologique-dynamique de ce qu’est, au gré de notre
incontournable pré-compréhension, le monde pour nous (cf. figure 3).

Figure 3 Spatialité originaire du monde

Agrandir Original (jpeg, 91k)

87 Mais, en un autre sens, cette description n’est pas jugée suffisante par
Heidegger, elle n’est même pas jugée au fond avoir sa consistance en elle-
même  : on ne peut rien comprendre d’aucune de ces flèches si on ne
l’envisage pas en même temps comme flèche de finalité (suivant le modèle
du “avec A il retourne de B”). Les renvois ustensilaires convergent vers la
notion d’utilité pour le Dasein, faisant apparaître sa projection comme un
apport de finalité qui structure à vrai dire le monde, au point que
l’ouverture de ce dernier, évoquée à l’instant, est proprement son
ouverture finale en vue de l’existence (le monde est renvoyé au-delà de lui-
même par la poursuite de possible qu’il est en tant que face du Dasein).
88 Cette bimodalité, spatiale et finale, de l’analyse existentiale, fonde la
réinterprétation phénoménologique des concepts sémiotiques : le signe est
un étant à portée-de-la-main qui refuse de se laisser absorber dans le ou
les renvois qui partent de lui, et qui se montre en prenant sur soi la
vocation à faire voir une région du réseau des renvois, un sous-monde ; la
signification est l’achèvement en une structure de l’articulation anté-
prédicative assumée par le Dasein dans sa projection lorsqu’il s’approprie
un renvoi ; etc.. Ces analyses de Heidegger sont, éventuellement, opaques
pour le lecteur qui doit en ingérer le contenu hors le contexte plus patient
et plus imagé des passages franchement anthropologiques de l’analytique
existentiale, mais il suffit pour nous ici de retenir le principe  : le fait que
Heidegger analyse les fonctions et moments centraux de l’univers
sémiotique en termes des renvois, de leur réseau et de la “tension de
finalisation” multiple qui les traverse, les affecte.
89 Le monde est donc irréductiblement sémiotique, cette sémioticité
apparaissant comme un mixte de “topologie” (spatialité existentiale,
renvois, réseau) et de finalité (poursuite du possible, “retourner de A avec
B”). La notion clef de projection vers ses possibles du Dasein, formule
originaire de l’Être-au-monde, mêle en elle-même les deux versants, le
terme projection évoquant le topologique et le terme possible la finalité.
90 C’est évidemment de cette construction intellectuelle – à tous égards
séduisante – que découle l’identification profonde du “mouvement” de
l’homme dans son environnement avec une interprétation. L’Être-au-
monde est interprétation parce que le monde est établi par lui comme
sémiotique, et parce que le mouvoir permanent de cet établissement
phénoménologique du monde comme sémiotique ne saurait valoir pour
autre chose que pour une ré-interprétation de ce qui apparaît toujours
comme l’interprété d’une interprétation. Si le monde est la dé-position
déséquilibrée d’une configuration sémiotique, il est originellement
remaniement du sémiotique en lui-même, c’est-à-dire interprétation.
91 De fait, Heidegger prétend nous enseigner que certains aperçus
fondamentaux de l’herméneutique “ordinaire”, s’occupant des textes,
trouvent leur raison d’être, leur fondement dans cette structure
interprétative de l’existence ou structure sémiotique du monde, selon le
côté que l’on choisit pour dire. Que l’interprétation de tout texte fasse fond
sur un préjugé qui nous relie originairement à ce texte, cela “procède” ainsi
en quelque sorte du rapport de pré-appropriation qui est celui du Dasein à
tout renvoi élémentaire du monde – rapport qui s’appelle Vorhabe, “pré-
acquisition” en substance, dans le discours du §32 de Sein und Zeit  ; que
l’érudit reconduise les choses humaines à leur historicité pour les
comprendre va de soi, cette historicité est une dimension nécessaire de
mise en perspective et d’élucidation au titre de la temporalisation
fondamentale que joue l’existence dans sa projection interprétative ou
sémiotisante.
92 La “généralisation de l’herméneutique” dont on sait que notre modernité
est redevable à Heidegger dépend totalement de cette vision de
l’instauration sémiotique du monde. Cette vision apparente et noue de
manière indéchirable le motif de l’intentionnalité et celui de
l’interprétation  : pour Heidegger, l’intentionnalité est originairement
projection vers les possibles et pas indexation de la visée ou du matériau
phénoménal à un pôle, et la projection vers les possibles est par essence
interprétation, en sorte que l’établissement originaire est celui du monde
comme réseau signifiant et de l’existence comme projection interprétative.
93 Il doit être d’emblée clair pour le lecteur qu’une telle exposition du
scénario fondamental de l’existence-monde se laisse analogiquement
transmuer en une explication naturaliste du comportement humain, en
termes de l’objectivité physique de l’environnement et de l’objectivité
biologique du sujet vivant. Cette transmutation a eu lieu, ou, du moins, elle
a été conçue, envisagée, et par avance pour ainsi dire défendue, plaidée au
moyen d’arguments empiriques et théoriques : c’est bien ce qui détermine
le contexte dans lequel nous écrivons et proposons ce livre, c’est toute
l’affaire du débat dont il est issu et auquel il revient en partie pour y
prendre part, bien qu’il s’en excepte aussi par d’autres aspects.
94 Mais pour comprendre cette transmutation, sa force de suggestion et la
valeur qu’elle prend dans l’esprit des habitants des recherches cognitives, il
faut je crois parler maintenant de Merleau-Ponty, qui, en un sens, amorce
la transmutation au sein même de la démarche phénoménologique.

Merleau-Ponty : l'Être-au-monde corporel


95 Merleau-Ponty introduit dans Phénoménologie de la perception l’Être-au-
monde comme solution du “problème” du membre-fantôme, qu’il est allé
chercher du côté de la pathologie clinique : certains sujets qui ont perdu un
membre, disons, un bras, éprouvent néanmoins la présence du bras
manquant, la vivent même (au point que cela peut, pour eux, être un
événement que ce bras se déplie). Ce fait clinique appelle deux types de
rationalisation, l’une “réductionniste”, l’autre “intellectualiste”. Pour le
premier point de vue, le membre fantôme est une réalité
neurophysiologique, alors que, pour le second point de vue, il est un
jugement leurré. À l’appui de la seconde conception, le fait qu’un état
psychologique général (tension, affliction) modifie la perception du
membre fantôme  ; à l’appui de la première, le fait que, si l’on coupe le
conduit nerveux qui relie le bras (en l’occurrence atrophié) au système
central, le vécu du membre disparaît. En fait, les deux conceptions se
disputent la psychè, qui est, pour le réductionnisme, une super-structure
épiphénoménale de la neuro-physiologie, et, pour l’intellectualisme, une
sub-structure ancillaire de l’esprit logique. Merleau-Ponty analyse en détail
comment l’une des lectures comprend le membre-fantôme comme
présence réelle d’une représentation, et l’autre comme représentation
d’une présence réelle, le mot représentation désignant dans le premier cas
une réalité, dans le second une idéalité.
96 L’interprétation du fait clinique du membre fantôme par l’Être-au-monde
résout ce paradoxe, ou plutôt tranche cette alternative. On dira que le vécu
du membre fantôme atteste simplement que l’élan de l’Être-au-monde
passe encore par le membre mutilé alors qu’il n’est plus là, que
l’organisme dans sa projection, sa prise du monde compte encore sur lui
ou avec lui. Mais cette lecture ne résout la difficulté que si l’Être-au-monde
n’est ni intellectuel ni corporel. Or, Merleau-Ponty nous explique en effet
que l’Être-au-monde est vue pré-objective  : vue du monde en termes
d’intérêt, d’engagement vital et pas en termes d’objets thématiques, jugés,
disposés dans ce monde comme dans un théâtre pour une conscience
appelée à s’en servir. La vue en question est en fin de compte plutôt
jaillissement de l’énergie vitale du mouvement que contemplation. Ce
jaillissement a dans son essence le fait de retomber en positivité inerte, et
le corps est en premier lieu introduit comme cette retombée, cette
canalisation de la motilité primordiale de l’Être-au-monde. En sorte que
toutes les voies “objectives”, neurophysiologiques en particulier, de la vie
sont bien des composantes du corps, au même titre que les émotions de la
psychologie ou les significations exprimées au moyen du langage. L’Être-
au-monde a une strate culturelle qui est à comprendre comme “reprise” de
l’élan qu’il est au-delà de la retombée biologique, mais le phénomène
d’inertie, d’immobilisation dans un habitus se produit au sein de la strate
culturelle aussi bien et appelle à nouveau la relance du jaillissement
essentiel. Dire que le membre fantôme porte témoignage d’une dimension
persistante de l’Être-au-monde du mutilé n’est donc ni dire qu’il émet un
jugement faux sur son corps, ni dire que son corps secrète une
représentation de fantôme  : c’est ne dire le rapport du mutilé au membre
fantôme ni en termes de sujet ni en termes d’objets, mais en termes d’une
motilité fondamentale plus vieille que tout sujet (le corps, fondement de
toute subjectivité mûre, est lui-même second vis-à-vis de l’Être-au-
monde) et que tout objet (les objets de l’environnement de l’organisme
vont être compris comme des stabilisations et des points de résolution
pour la dynamique de l’Être-au-monde).
97 Cependant, Merleau-Ponty privilégie bien le corps dans la description des
compétences fondamentales de l’Être-au-monde. Il expose la spatialité
existentiale à sa manière, en insistant sur l’espace orienté pour le corps,
espace où le corps est situé et que ce dernier polarise en s’y projetant en
vue de telle ou telle action, en se donnant telle ou telle prise sur lui. Il
décrit à cette occasion à la fois l’inhérence au corps de toutes les
perspectives de la perception et tous les horizons de la motricité, et le
constant alignement du corps sur une configuration dynamique de lui-
même engendrée par l’engagement moteur (ainsi, le corps est une queue
de comète “derrière” les deux agrippements du fauteuil par les mains d’un
sujet qui s’y appuie, debout). Les sensations dans chacun des registre
modaux sont pareillement décrites en termes de la motilité fondamentale
du corps, qui, dans son émergence infinitésimale déjà, donne sens au
champ phénoménal et le rend annonciateur de tel objet ou telle qualité. La
synesthèse, la correspondance, l’harmonie, l’homologie entre les
approches sensorielles provenant des diverses modalités, auditives, tactiles
et visuelles notamment, se fonde dans la communauté de l’élan qui les
soutient chacune, cette unité de l’Être-au-monde dans ses moments
sensoriels s’exprimant en fin de compte comme visée convergente d’un
unique et même objet.
98 La description merleaupontienne de la non-subjectivité/non-objectivité de
l’Être-au-monde se prolonge à une conception de l’expression et de la
parole : c’est par cette voie qu’il rejoint à sa manière le côté sémiotique. Le
génie du corps comme Être-au-monde, en effet, est pour lui un génie
expressif  : le corps apporte, impose des formes dans le monde. Le corps
est un ensemble de régularités fonctionnelles suivant lesquelles il s’est
toujours déjà mis en forme, il secrète toujours de nouvelles habitudes
comportementales qui ajoutent de la forme dans le monde : ainsi, lorsque
j’apprends à taper à la machine, et que mes mains inventent des gestes de
la main qui correspondent aux formes que je décèle et vis dans la vision du
texte. La motilité fondamentale de l’Être-au-monde est toujours
harmonisation, mise en forme, accommodation optimale, et ce selon la
puissance originaire du corps. Le corps, ainsi, est expression, en ce sens
très précis  : imposition de formes au dehors. Les formes qu’il prend lui-
même, qu’il montre dans le temps relèvent déjà de ce mouvement
d’expression parce que le corps est, en tant qu’expression, échappement à
l’être  : les formes prises ou imposées sont la façon de démentir tout
figement, de réaffirmer la pure projection, la pure transcendance de l’Être-
au-monde contre l’inertie ontique. Mais dès lors que l’on voit cette
projection comme expression, on est prêt à comprendre la parole, l’usage
du langage dans les mêmes termes : la parole n’est pas seulement la parole
parlée, jeu renvoyant à un clavier de significations acquises, que Merleau-
Ponty se représente théoriquement déjà sur un mode structuraliste, elle est
plus profondément invention motivée du signe  : modulation de certains
gestes (les gestes phonatoires) en sorte que leurs résultats expressifs
soient les émotions que le corps y investit. Telle est donc la théorie
primitive des mots, qui semble contredire l’arbitraire du signe saussurien.
Mais Merleau-Ponty, à vrai dire, affirme aussi que déjà au plan expressif
pré-langagier, le corps montre sa capacité à précipiter au nom d’une
émotion des formes gestuelles sans rapport de correspondance rationnelle
simple avec elle : on pourrait dire, pour cristalliser le paradoxe plutôt que
pour le résoudre, que l’Être-au-monde motive pour lui l’immotivation du
signe, en sorte qu’il rend le signe expressif avant la convention, bien que
sa puissance d’échappement à l’être rende possible cette convention. La
mystérieuse réussite de la communication langagière est ainsi renvoyée par
Merleau-Ponty à la façon tout aussi mystérieuse dont les traits de mon
visage expriment la colère ou dont je redécouvre le faire l’amour comme
accomplissement expressif de l’amour. Toute son analyse, il faut bien le
comprendre, ne rattache pas seulement comme à leur fond génétique le
signe, le langage et la parole à l’Être-au-monde, elle réinterprète aussi ce
dernier en termes de cet achèvement expressif, l’Être-au-monde devient en
fin de compte essentiellement cette échappée à l’être qui ne se comprend
et se saisit nulle part mieux que dans la parole.
99 Il n’est point besoin de beaucoup d’explications complémentaires pour que
l’on accepte comme vraisemblable le fait que la philosophie de Merleau-
Ponty établit un pont avec les recherches cognitives.
100 Tout d’abord, et c’est le point essentiel, Merleau-Ponty comme les sciences
cognitives amorce son travail d’analyse dans l’enjeu de l’explication du
comportement cognitif  : l’Être-au-monde arrive comme solution d’un
“problème du membre-fantôme” qui n’est pas du tout présenté comme
problème philosophique, mais tout simplement comme problème de ce qui
est raison d’être d’un fait, problème scientifique ou métaphysique selon
l’optique que l’on préfère. Certes, la solution donnée refuse de façon
volontariste et méthodique la forme scientifique d’une loi de la co-variation
des paramètres, certes elle met au principe des faits une institution de
l’homme et du monde par l’Être-au-monde qui ne doit pas être, aux yeux
de son auteur, l’agir d’un principe métaphysique commodément
présupposé. Mais l’affinité avec la science et les recherches positives a déjà
été gagnée dans le simple choix de ne pas congédier comme non-
fondationnel le problème du membre fantôme.
101 Deuxièmement, Merleau-Ponty présente l’étagement de la réalité humaine,
du biologique au sémiotique, dans une continuité profonde. Il cherche à
dire toutes les strates à la fois, dans un langage de l’Être-au-monde qui ne
soit complice d’aucune a priori. Dans son écrit posthume Le Visible et
l’Invisible, il nous fait comprendre que cette unité inter-strates de l’homme
renvoie pour lui à une unité de la nature, qui est “déjà” manifestation
trouée par l’invisible, au plus matériel de ses degrés d’appréhension. En
tout état de cause, le discours si original qu’il développe, lui permettant de
prendre en compte avec la même ferveur la section du canal sensitif sous-
jacent au membre fantôme et le rapport du philosophe germano-pratin à
Paris, convient pour ainsi dire magiquement à l’entreprise cognitive
contemporaine, qui ne rêve de rien d’autre que de la réappropriation
rationnelle moniste de la “dérive” de l’intelligence humaine.
102 Pour conclure ce chapitre introductif, je voudrais tenter de décrire le
réaménagement qu’apporte la version merleaupontienne de l’Être-au-
monde par rapport au dispositif heideggerien conjuguant intentionnalité et
interprétation. Juger, en d’autres termes, de la “position” adoptée
implicitement par Merleau-Ponty vis-à-vis de la généralisation de
l’herméneutique via la conception de l’ouverture du monde comme
instauration sémiotique.

Expression et interprétation
103 En substance, c’est autour du concept d’expression que tout se joue  :
l’affirmation merleau-pontienne qui homologue ou superpose l’Être-au-
monde et le registre sémiotique est celle qui donne l’“acte” de l’Être-au-
monde comme expressif. Nous devons donc essayer de bien comprendre
comment, chez lui, intentionnalité et interprétation (ou quelque chose de
proche) se rejoignent dans l’expression. Dans notre restitution de
Heidegger, nous avons essayé de faire comprendre ce qu’il y a de
surprenant a priori dans cette jonction : s’y mélangent un thème spatial ou
topologique avec un thème “final” et sémiotique. Le thème spatial ou
topologique “provient” de l’idée de spatialité existentiale, d’une spatialité
qui n’est pas celle des objets dans le réceptacle de l’externe, mais qui est
la spatialité originaire, la spatialité de la spatialisation apportée par
l’existence comme telle.
104 Chez Merleau-Ponty, on retrouve éminemment cette fonction spatialisante
de l’Être-au-monde, qui est seulement ordonnée au corps : Merleau-Ponty
ne cesse de nous expliquer que l’espace n’est pas d’abord réceptacle
neutre pour les choses et les mouvements, mais plutôt, originairement,
ouverture de monde polarisée depuis le corps, “prise” du corps sur ce à
quoi il va, répartissant et situant tout ce qui doit l’être. L’espace du greifen
(dont le lobotomisé Schneider est dépourvu) est plus originaire que celui du
zeigen : l’espace est d’abord ce que traversent et où aboutissent les gestes
de mon corps, les motions intéressées de mon corps (attraper l’aliment,
écraser l’insecte gênant), il est d’abord l’institution du privilège de
certaines directions, la différenciation des percepts selon la profondeur, il
est, en un mot, espace-orienté-pour-le-corps avant que d’être espace
intelligible. Cette primauté de l’espace existentiel, devenu espace du corps,
Merleau-Ponty va jusqu’à la révéler agissante au cœur de l’établissement
de la vérité mathématique, dans le commentaire qu’il donne de l’analyse
kantienne du théorème de géométrie concernant la somme des angles d’un
triangle. Merleau-Ponty enseigne d’ailleurs que l’espace intelligible n’est
jamais que l’explicitation de ce qui est ouvert par l’espace-orienté-pour-
le-corps : le possible de l’espace neutre, accueillant tout étant, de l’espace
où sont tracés des mouvements virtuels, est déjà “ménagé” au niveau du
greifen, nous ne saurions pas concevoir les référentiels et géométriser si le
pouvoir d’ouverture “abstraite” que cela suppose n’habitait pas la gestualité
primitive du corps, celle de la saisie instinctive en quelque sorte. Seulement
ce que fait l’attitude d’entendement, c’est qu’elle explicite une possibilité
muette au niveau premier, produisant ainsi l’espace intelligible.
105 Cette très belle conception introduit déjà de l’interprétation au sein de la
thématique de l’espace, et veut nous rendre compréhensible de cette
manière le passage de l’espace “Être-au-monde-ique” à l’espace du
monde. Elle est cependant, à la lettre, évidemment paradoxale, parce que
nous n’arrivons jamais à comprendre complètement comment la gestualité
du corps, si primitive et instinctive soit-elle, ne serait pas gestualité en tant
que mouvement, et mouvement au nom de la référence à un espace où se
localisent à la fois les parties du corps et les régions du monde avec
lesquelles il interfère. Comment toute cette pensée insistante du
mouvement fondamental et originaire de l’Être-au-monde pourrait être
réellement antérieure à l’espace et indépendante de lui. Une telle
résistance, il est vrai, passera pour preuve de la bêtise du philosophe
transcendantal, incapable de sortir du point de vue épistémologique.
106 Si l’on s’efforce d’entrer dans le détail de ce que se représente Merleau-
Ponty dans cette matière, on arrive je crois à la vision d’un raccordement
opéré par et dans l’Être-au-monde entre deux motilités  : 1) la motilité
absolument originaire, corporelle de l’Être-au-monde, que nous devons
concevoir comme un bougé infinitésimal, cet imperceptible frémissement
musculaire du corps qui esquisse la vision d’une couleur par exemple ; 2)
la motricité ontique des gestes effectivement et intersubjectivement
observables du corps, sa chute ou son déplacement vers la gauche de deux
mètres par exemple, ou sa prise d’appui sur le haut du dossier d’une
chaise. Le raccordement en question, Merleau-Ponty le pense en termes de
motivation au sens husserlien  : la motricité ontique est ce à quoi tend la
motricité infinitésimale suivant sa motivation (de manière non causalement
déterminante). Mais on peut dire aussi que le mouvement concret motive la
disposition musculaire infinitésimale qui va l’esquisser, et, de proche en
proche, le réaliser. La motilité 1) et la motilité 2) sont donc fondées l’une
sur l’autre suivant une double flèche de motivation. C’est ce qui peut nous
faire comprendre que la “logique” de l’espace des mouvements de type 2)
renvoie à la dynamique fondamentale des mouvements de type 1), qui ne
comptent pas comme directement spatiaux, mais comme motivation en vue
des mouvements de type 2). Cette décomposition et cette articulation
relationnelle ne dissolvent pas le paradoxe, mais nous font mieux voir le
dispositif de pensée qui le veut. Le concept de motivation fait le pont entre
la motricité ineffable pré-spatiale du corps, et la motricité ontique soumise
à la géométrie. Mais ce pont est un concept hybride, partiellement
dynamique, partiellement sémiotique. Ce qui me motive se constitue par là
simultanément comme objectif à rejoindre dans un espace et comme terme
d’une proposition qui le marque comme à rejoindre, qui lui confère le sens
du devoir-être-rejoint.
107 Or, la structure d’ensemble, faisant passer de la motilité fondamentale à la
motricité ontique via la double motivation, est proprement la structure de
l’expression. Lorsqu’on dit que le corps exprime, c’est cela que l’on veut
dire : que sa motilité “Être-au-monde-ique” ne cesse pas de se traduire en
déplacements ou routines comportementales objectives. Et l’activité de
parole est fondamentalement analysée suivant ce modèle  : renvoyée, en
particulier, à une vocifération originaire du corps qui instancie la motilité
primitive, et qui passe suivant sa motivation à la phrase acceptable
formulée au moyen du clavier des significations, bien qu’elle soit la source
et la garantie de tout sens en profondeur.
108 Chez Merleau-Ponty, donc, la problématique toujours en quelque manière
“spatiale” du rapport entre le sujet et son extérieur se noue bien avec la
problématique “sémiotique” du signe et de la signification, mais elle le fait
autour du concept d’expression et pas du concept d’interprétation. L’un et
l’autre semblant pourtant s’accorder ou se croiser dans le concept
d’explicitation, soit le concept d’une expression qui “reprend” une
ouverture expressive, puisque, nous l’avons vu, l’espace intelligible,
l’espace infini, neutre, homogène où chacun suppose ordinairement que se
place toute chose, c'est-à-dire sans doute aussi l’espace de la géométrie,
au moins de la géométrie euclidienne, est supposé par Merleau-Ponty être
l’explicitation de l’espace-orienté-pour-le-corps. On est en droit, je pense,
d’imaginer que pour Merleau-Ponty l’acte ou la valeur d’explicitation
s’enveloppe toujours dans l’expression, à quelque niveau qu’on la
considère  : comprenons le bien, l’expression “opère” à tout niveau de
l’Être-au-monde, et l’Être-au-monde joue son ambiguïté – entre élan et
inertie – à tous les étages ou à tous les moments, du moment “biologique”
de base qui dépose la première inertie, celle du corps biologique, au
moment “littéraire” de la conquête d’un public par un livre, par exemple
(moment d’élan, plutôt).
109 Formellement, les apports de Merleau-Ponty semblent être : 1) l’indexation
sur le corps  ; 2) l’établissement d’une continuité homologuant entre elles
toutes les strates de l’Être sous la figure ambiguë de l’Être-au-monde ; 3)
le passage de l’interprétation à l’expression, c’est-à-dire d’une notion
réceptive originairement liée au texte à une notion centrifuge convenant au
corps et à l’émotion comme au langage, une notion hors-strate en somme.

Herméneutique et dialectique
110 Le résultat philosophique de cette modification, qui convient à l’évidence
aux recherches cognitives, nous l’avons dit, est que l’Être-au-monde
merleau-pontien endosse plus naturellement la référence dialectique que la
référence herméneutique. L’expression est, à beaucoup d’égards, un
dépassement qui sublime le milieu de la contradiction  : par exemple et
pour commencer, la contradiction entre l’explication naturaliste et
l’explication intellectualiste du membre fantôme  ; mais tout aussi bien la
contradiction entre un espace antérieur aux choses à la Kant et un espace
émanant des choses à la Aristote. De même, l’Être-au-monde merleau-
pontien est un “geste” supposé plus originaire que le sujet et l’objet, au
nom duquel envisager l’un et l’autre comme des “moments” d’un processus
qui les intègre. Merleau-Ponty sent qu’il rencontre le topos dialectique, et
s’en explique. Dans Le Visible et l’Invisible, il se réclame d’une
hyperdialectique qui n’aurait pas les défauts de la dialectique, auxquels il
est sensible. Il sent que la dialectique 1) fige le mouvement dont elle parle
en lui donnant trop de positivité  ; 2) qu’elle s’établit comme vérité
philosophique coupée de la situation et dément ainsi le ressort de sa
justesse ; 3) qu’elle se coule dans l’énoncé dogmatique des prédications au
lieu de maintenir l’enracinement dans l’anté-prédicatif qui la fonde  ; 4)
qu’elle déroge à l’authenticité du dialogue en devenant un enchaînement
de passages mécaniques au lieu d’être mouvement du contenu solidaire du
chemin qui va de l’appel à la réponse  ; 5) qu’elle ne peut s’empêcher de
juger et voir ce dont elle parle du point de vue d’une totalité qui fait de
l’ombre au phénomène.
111 Mais justement, l’herméneutique est une démarche 1) qui accepte la
déréalisation du processus, qui se satisfait de le dire et de l’éprouver
comme sens en s’abstenant de le saisir comme manifestation d’une logique
effective de l’être  ; 2) qui pose la compréhension comme mauvaise dès
qu’elle ne se tient pas dans la situation  ; 3) qui demande qu’on lise la
prédication à la lumière de l’anté-prédicatif ; 4) qui envisage l’aventure du
sens comme aventure indéfinie de l’excès de l’appel sur la réponse et de la
fidélité de la réponse à l’appel  ; 5) qui ne peut concevoir la totalisation,
chaque percée de la perspective élargissant le spectre des perspectives
possibles.
112 Pourquoi l’hyperdialectique de Merleau-Ponty est-elle encore une
modulation de la dialectique, et pas une herméneutique ouvertement
revendiquée  ? Il me semble que la meilleure explication réside dans le
déplacement en faveur du corps d’une part, le choix de l’orientation
centrifuge contre la centripète d’autre part. Merleau-Ponty veut rester en
phase avec une certaine intuition de ce que c’est que la vie  : il la voit
comme agir, ouverture d’horizons, expression toujours renouvelée d’un
pouvoir d’échappement à l’être qui est d’abord le corps, mais qui l’est de
manière ambiguë, puisqu’il est inertie acquise en même qu’opération
toujours déstabilisée. La vie est ainsi embarrassée de l’être-là et de
l’inertie, qu’elle fuit, mais elle n’est pas en revanche originairement ou
fondamentalement assignée, placée sous la condition de l’appel.
L’expression, comme manière de comprendre le registre du sens, le rabat
essentiellement sur le rapport sujet-objet et le “fait” du dépassement
perpétuel du sujet par lui-même dans le dépassement de l’objet. L’Être-
au-monde est plus fortement renvoyé à ce scénario par Merleau-Ponty que
par Heidegger, qui, en “commençant” avec l’existence plutôt qu’avec le
corps, et en interprétant les flèches de l’Être-au-monde à la fois en termes
topologiques et en termes finaux-sémiotiques, adhère plus à l’idéalité de
ce dernier, et maintient mieux le contact, dans la suite de sa philosophie,
avec l’idée d’une énigme enjointe à l’homme. Idée qu’il en vient même à
majorer, dans les termes que l’on sait, au cours de la seconde phase de sa
pensée, lorsqu’il décrit directement l’Être, son annonce, ses époques.

Être-au-monde et transcendantal
113 Nous avons une ultime observation à faire sur le motif de l’Être-au-monde,
toujours dans la perspective des analyses qui suivent et qui portent sur les
recherches cognitives. Il s’agira cette fois du lien entre cette pensée de
l’Être-au-monde conjoignant intentionnalité et interprétation et la doctrine
transcendantale.
114 Le courant des recherches cognitives qui se reconnaît le plus dans la figure
de l’Être-au-monde, et qui, d’ailleurs, se rattache volontiers à la
phénoménologie de Merleau-Ponty, plus qu’à aucune autre, à savoir le
courant constructiviste dont il sera question dans les chapitres à venir,
conçoit la pensée de l’Être-au-monde comme une pensée qui ruine toute
idée de “forme transcendantale” structurant le sujet et commandant a priori
sa saisie du monde. La pensée de l’Être-au-monde apparaît plutôt à ces
lecteurs comme une pensée qui relativise par principe tout caractère que
pourrait avoir le sujet – l’organisme – dans son intériorité comme
appartenant tout aussi bien au monde de ce sujet, ou plutôt comme
dérivant de leur couplage originaire. En montrant et décrivant la projection
du Dasein-corps dans son monde-environnement comme l’événement ou
le fait le plus primitif, la pensée de l’Être-au-monde abolirait toute idée
d’un sujet nanti de structures intimes (formes de la sensibilité, règles de la
logique de l’objet) qui aurait à faire opérer dans un second temps ces
structures dans le champ d’une expérience (du monde). Donc, le courant
constructiviste pense pouvoir en appeler à l’autorité de Merleau-Ponty,
voire de Heidegger, pour rejeter toute conception transcendantale et
affirmer la co-émergence interdépendante du corps-Dasein et du monde-
environnement.
115 Cher Heidegger et Merleau-Ponty, les choses, pourtant, sont plus
nuancées. Heidegger, certes, s’oppose à la vision kantienne du problème
dit de la déduction, et qui est celui de la légitimité a priori des formes
transcendantales (l’espace et le temps d’un côté, les catégories de l’autre)
pour l’expérience  : il déclare qu’un tel droit n’a pas à être établi dans la
situation de séparation assumée, mais dérive, comme une nécessité plutôt
que comme un droit, de l’unité originaire de l’entendement et de la
sensibilité dans l’Être-au-monde. Ce qui correspondrait, en termes
philosophiques, assez bien à ce que veut le constructivisme. Mais il
professe par ailleurs que l’analytique existentiale est une investigation
transcendantale, que la description des moments caractéristiques de
l’existence est le déploiement de la connaissance ontologique, anticipative,
des étants de la région existence  ; aucun existential n’est constaté
factuellement sur les Dasein que nous sommes, chacun lui est imputé a
priori au titre d’une pré-compréhension qui porte sur leur être. La
“connaissance” exposée par l’analytique transcendantale a donc la
nécessité et l’aprioricité d’une connaissance transcendantale.
116 Merleau-Ponty, de son côté, récuse constamment ce qu’il appelle solution
intellectualiste du problème de l’émergence du sens d’objet dans notre
expérience, et qui consiste à renvoyer cette émergence au jeu de formes a
priori logiques ou esthétiques, au Je pense, à la forme du jugement, à
l’espace, etc. Il demande qu’on remonte à un avant l’objet qui est aussi
avant ces formes, où il n’y a que le champ phénoménal et le tressaillement
de la motilité fondamentale de l’Être-au-monde, sur le point de jaillir. Et il
décrit en fin de compte les formes en question plus comme des corrélats
de l’animation ou la polarisation apportées par l’Être-au-monde que
comme des pré-données configurant le monde pour un sujet lui-même
pré-donné. Pourtant, il ne destitue pas absolument la perspective
transcendantale, en maintenant cette idée qu’en fin de compte le monde se
stabilise via l’Être-au-monde comme monde pour une intention de monde,
soumis à une structuration, à des formes sans lesquelles il n’est rien. Mais
transcendantal désigne plutôt pour Merleau-Ponty la forme que prend
téléologiquement le monde sous l’égide de la relance récurrente de l’Être-
au-monde  : nous tendons à constituer le monde comme le champ omni-
englobant de l’expérience, toujours plus intégrateur, et comme vérifiant
universellement un ensemble de formes qui procèdent de l’histoire de
notre intention-volonté du monde, en sorte que la cohérence
transcendantale apparaît comme l’avenir de la perception et de la vie,
constamment présent à elles.
117 Cette façon que le transcendantal a de se maintenir pour le point de vue
Être-au-monde-iste se laisserait transposer au contexte cognitif, bien que
ce langage ne soit pas spontanément tenu par les chercheurs du courant
constructiviste, pour ce que j’ai remarqué jusqu’ici.
118 Il n’est pas difficile de remarquer, en effet, que l’Être-au-monde fonctionne
pour les recherches constructives comme une forme à retrouver et
confirmer dans les données empiriques, le plus souvent au moyen de
modèles qui, pour ainsi dire, la révèlent. L’homme intelligent, objet de
l’effort scientifique des sciences cognitives et de l’aspiration simulatrice de
l’Intelligence Artificielle, est anticipé comme Être-au-monde. Le
programme de la construction théorique et factuelle de cet homme est
celui de l’illustration de l’idée d’un couplage déterminant un
environnement et un organisme. Le programme de l’explication génétique
des facultés en lesquelles l’intelligence de l’homme une fois structurée se
décompose est celui de la description de leur émergence comme règle
d’entrée-sortie à partir de la dynamique du couplage. Tout se passe donc
comme si le spécialiste de sciences cognitives savait a priori la conformité
de l’homme à la forme de l’Être-au-monde, par la vertu d’une réflexion et
d’une imagination portant sur ce que ne peut pas ne pas être pour nous
l’homme. En sorte que l’Être-au-monde apparaît comme un “contenu
transcendantal” présidant à la science de la région cognitive, affirmation
qui serait, dans le domaine empirico-scientifique, dans le domaine positif
en somme, le pendant de l’affirmation heideggerienne selon laquelle les
existentiaux déclinent la connaissance ontologique c’est-à-dire
transcendantale de l’étant Dasein (la connaissance de son être). Pour
Heidegger, les formes transcendantales du connaître mises au jour par
Kant se déduisent de la caractérisation ontologique de l’existence, tant il
est vrai que le connaître est une modalité de l’existence : les catégories, les
formes de la sensibilité et leur jonction énigmatique dans le schématisme
se comprennent en termes de l’analytique existentiale (de la notion de
transcendance du Dasein bien creusée), en telle sorte de la connaissance
transcendantale heideggerienne apparaît comme méta-transcendantale par
rapport à la connaissance transcendantale kantienne. De même, la théorie
cognitive de l’homme guidée par la forme ou l’idée d’Être-au-monde est
appelée à rendre raison de ces formations postérieures que sont le langage
ou l’espace avec leurs logiques, en tant que filtres installés pour l’exercice
mûr de la connaissance par l’organisme dans son environnement.
119 Si cette “opérativité transcendantale” du concept de l’Être-au-monde était
mieux vue par les chercheurs du courant constructiviste, ils reconnaîtraient
peut-être que le recours à l’herméneutique à travers la notion d’Être-au-
monde ne les a pas divorcés une fois pour toutes et radicalement d’avec la
perspective transcendantale. Cela dit, ce qui prévaut plutôt est la pensée
que la référence à l’herméneutique à travers l’Être-au-monde est référence
à une vision ou une idée de l’auto-correction infinie et libre, jamais
assujettie à aucun cadre, comme on aime à se représenter la vie. Or, la
doctrine transcendantale sous toutes ses formes est au contraire vue
comme une doctrine qui enchaîne l’homme à un ensemble de contenus à
lui imputés comme limite naturelle et rationnelle de lui. Ceux qui
professent la pertinence de l’herméneutique pour comprendre ou simuler
l’intelligence humaine sont donc plutôt ceux qui récusent l’enseignement
transcendantal, et le regardent comme devant être dépassé dans une
conception qui fait réellement droit au jeu inentravé de la dynamique.
120 Cette dernière section de notre chapitre introductif ouvre donc une fenêtre
sur un sujet en lui même délicat et passionnant, qui serait le sujet  :
herméneutique, critique et philosophie transcendantale. Il ne sera pas traité
systématiquement dans ce livre, mais son atmosphère le détermine en
partie à l’arrière-plan.

NOTES
1. Cf. Dilthey [1883], p. 162-167, où Dilthey, discutant les idées de Du Bois-
Reymond, explique que la seule considération des « limites immanentes à la
connaissance expérimentale » ne suffit pas à réfuter le projet de naturalisation. Il
conclut, certes, contre ce dernier, mais peut écrire par exemple « l’impossibilité
de déduire les faits spirituels à partir de ceux qui surviennent dans l’ordre
mécanique de la nature – impossibilité qui a pour fondement la diversité de leur
provenance – n’empêche pas d’intégrer les premiers dans le système des
seconds » (p. 164).

2. Cf. Dilthey [1883], p. 280, où Dilthey, parlant de la nécessité, pour obtenir une
fondation épistémologique des sciences de l’esprit, selon ses propres termes, de
procéder à une « extension de la logique », écrit « Sur la voie d’une telle
extension de la logique, nous trouvons le profond concept de raisonnement
inconscient forgé par Helmholtz ».

3. Cf. Quesne, P., « Les recherches philosophiques du jeune Heidegger », thèse


de doctorat de philosophie de l’Université Paris X Nanterre, 1999.

4. La citation suivante vient à l’appui de l’ensemble de l’analyse qui précède :


« Le parler est l'articulation “signifiante” de la compréhensivité de l'être-au-
monde auquel l'être-avec appartient et qui se tient à chaque fois en une guise
déterminée de l'être-l'un-avec-l'autre préoccupé. Celui-ci est parlant en ce sens
qu'il acquiesce, décline, requiert, avertit – en tant qu'il débat, confère, intercède –
en tant encore qu'il dépose et parle au sens précis du “discours”. » [129].

5. Cf. Science de la logique, deuxième tome, La logique subjective ou doctrine du


concept, trad. franç. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier, 1981, Section I,
Chap. 2 et 3, [Le Jugement et le Syllogisme], p. 99-205 (éd. Originale[71-191]).

6. Comme celui de l’article Das Wort – in Acheminements vers la parole, Paris,


1976, 205-223 – où Heidegger exploite et commente ce vers de Trakl : “aucune
chose ne soit, là où le mot faillit”,

7. Ainsi, lorsqu’il traduit de la phrase de Parménide dans Qu'appelle-t-on


penser ?, ou, plus simplement, lorsqu’il décrit le passage à l’énoncé aux
paragraphes 32-34 de Sein und Zeit.

8. Cf. Le temps du sens, Orléans, Hyx, 1997, 9-43.

9. Cf. Dreyfus, H., 1979, Intelligence Artificielle, Mythes et Limites, Paris : 1984
Flammarion.

10. Cf. Kant et le problème de la métaphysique, 1929, trad. franç. X, Paris,


Gallimard, 1953.

TABLE DES ILLUSTRATIONS

Titre Figure 1 L’intrigue herméneutique

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-1.jpg

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Titre Figure 2 Le mouvement herméneutique de la question

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-2.jpg

Fichier image/jpeg, 80k

Titre Figure 3 Spatialité originaire du monde

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-3.jpg

Fichier image/jpeg, 91k

© Presses universitaires du Septentrion, 2003


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