Vous êtes sur la page 1sur 315

Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.

2012 - 10:02:11 - page 1

CE QUE VOIR VEUT DIRE


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:50 - page 2

DU MÊ ME AUTEUR

Le Problème de la métaphysique, Bruxelles, Ousia, 2001.


Introduction à la méthode phénoménologique, Bruxelles, De Boeck-
Université, 2001.
Objet et signification : Matériaux phénoménologiques pour la théorie
du jugement, Paris, Vrin, 2003.
Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique,
Genè ve-Liè ge, Droz-Bibliothè que de la faculté de philosophie
et lettres, 2006.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:50 - page 3

DENIS SERON

CE QUE VOIR
VEUT DIRE
Essai sur la perception

Passages

LES ÉDITIONS DU CERF


www.editionsducerf.fr
PARIS

2012
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:50 - page 4

DANGER Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou
reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représen-
tation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque pro-
cédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur et de l’éditeur, est
LE
PHOTOCOPILLAGE illicite et constitue une contrefaç on sanctionnée par les articles 425
TUE LE LIVRE et suivants du Code pénal.

Imprimé en France

’ Les Éditions du Cerf, 2012


www.editionsducerf.fr
(29, boulevard La Tour-Maubourg
75340 Paris Cedex 07)

ISBN 978-2-204-09408-5
ISSN 0298-9972
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 5

INTRODUCTION

Cet ouvrage présente une série de réflexions dont le thè me


général est l’intentionnalité de l’expérience. Mon ambition est
d’abord la clarification conceptuelle d’un certain nombre de
problè mes qui me paraissent plus fondamentaux. Je n’abor-
derai qu’accidentellement les problè mes épistémologiques
comme la justification empirique, et m’arrê terai au seuil de
problè mes plus spéciaux comme ceux relatifs aux couleurs,
à la constitution de l’espace tridimensionnel, au jugement
d’expérience, etc.
Je poursuis trois objectifs principaux, auxquels le décou-
page en chapitres se conformera pour l’essentiel. Le premier
est de jeter les bases d’une théorie dualiste de la perception.
Le terme doit ê tre compris en un sens spé cial qui ne se
rattache qu’indirectement aux débats contemporains sur le
naturalisme (voir infra, p. 24 s.). Par opposition au point de
vue défendu par les gestaltistes de la deuxiè me génération et,
plus ré cemment, dans de nombreux travaux en sciences
cognitives, l’enjeu est de maintenir et de clarifier, s’agissant
de l’expérience perceptuelle, une dualité irréductible de la
passivité et de l’activité. Ce qui m’amè nera à faire jouer un
rô le central au problè me, trè s controversé à l’heure actuelle,
de l’attention perceptuelle. J’expliquerai les grandes lignes de
ce dualisme phénoménal un peu plus loin.
Ensuite, le présent ouvrage se veut aussi une tentative de
reformulation du problè me de l’analyse de l’expérience. Il
s’agira de réévaluer, en tenant compte d’un grand nombre
d’objections, en particulier gestaltistes, la légitimité d’une
approche analytique en philosophie de l’esprit, puis d’envi-
sager la possibilité d’une analyse d’un style nouveau. On
présuppose, ici, que ce problè me n’est pas seulement un
problè me de psychologie générale ou de philosophie de la
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 6

6 Ce que voir veut dire

psychologie, bien qu’il ait peut-ê tre été posé en psychologie


de faç on plus claire que partout ailleurs. Parallè lement,
j’essayerai de déterminer à quelles conditions il est possible
de mettre en œuvre une analyse du contenu intentionnel
distincte de l’analyse psychologique, et quelles conséquences
théoriques et méthodologiques il convient de tirer de cette
idée.
Enfin, j’esquisserai une solution d’ensemble au problè me
du rapport entre le perceptuel et le conceptuel, qui a fait
l’objet d’une littérature abondante au cours des quatre der-
niè res décennies. Ce problè me sera abordé dans une optique
trè s générale et seulement comme un cas particulier du pro-
blè me de l’intentionnalité perceptuelle. La question est de
savoir de quelle nature sont les contenus perceptuels, si l’ob-
jectivation perceptuelle est fondamentalement de nature
conceptuelle ou s’il y a un sens, au contraire, à envisager la
possibilité d’un « voir non conceptuel ». Je présenterai quel-
ques arguments plaidant pour une position assez proche de
celle de Fred Dretske.

Le point de vue phénoménologique.

La plupart des recherches qui suivent sont de nature


phénoménologique. Je ne tiens pas spécialement à ce terme,
qui désigne souvent en philosophie quelque chose d’assez
nébuleux, mais je n’en vois pas d’autre aussi adéquat pour
décrire la tâ che qui nous attend. Le sens où je l’emploie est
assez éloigné de l’usage courant pour né cessiter quelques
éclaircissements préalables. On parle aujourd’hui de phéno-
ménologie principalement en deux sens différents, qui me
paraissent l’un comme l’autre inacceptables. La premiè re
acception est historique, la seconde plus théorique.
Selon le premier sens, le terme « phénoménologie » désigne
un courant de pensé e regroupant une grande varié té de
conceptions, philosophiques ou autres, dont le point commun
est qu’elles se revendiquent de la pensée d’Edmund Husserl.
Sous cet angle, la phénoménologie est une catégorie histo-
rique plus ou moins commode, quoique forcément imprécise,
en vue de classer des auteurs ou des doctrines par opposition à
d’autres courants, en prenant pour discrimen, la plupart du
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 7

Introduction 7

temps, le fait qu’un auteur se soit lui-mê me rattaché plus ou


moins explicitement, à un degré ou à un autre, avec une dose
variable d’esprit critique et d’intelligence philosophique, à un
supposé courant d’origine husserlienne.
Dans sa seconde acception, usuelle en philosophie de
l’esprit, la phénoménologie est la théorie de la conscience
phénoménale. Cette définition est solidaire d’une certaine
conception de l’esprit. L’idée est qu’on peut isoler dans l’état
intentionnel d’un cô té une partie représentationnelle, inten-
tionnelle, par laquelle je vois l’objet x, et de l’autre une partie
phé nomé nale identifiable comme « l’effet que ç a fait de
voir x ». On suppose alors que les « aspects qualitatifs » qui
composent la partie phénoménale sont des propriétés uniques
en leur genre des états de conscience, qui se distinguent – du
moins d’aprè s la version forte de la théorie des qualia – par le
fait qu’ils sont privés, intrinsè ques, ineffables, immédiatement
expé rimentables 1. Sur cette base, la principale difficulté
consiste à décider si une théorie de la conscience phénomé-
nale, une phénoménologie, est possible. Car la subjectivité des
qualia semble exclure la possibilité d’une théorie, par principe
objective. Dire que les aspects qualitatifs sont essentiellement
privés, intrinsè ques et ineffables, cela ne revient-il pas à dire
qu’ils se dérobent à toute théorisation ? De nombreux phi-
losophes sont sceptiques sur ce point, estimant que seule la
partie repré sentationnelle est rigoureusement thé orisable,
dans le cadre d’une théorie fonctionnaliste ou physicaliste
de l’intentionnalité. D’autres, au contraire, estiment qu’une
phénoménologie est possible à la condition de redéfinir la
conscience phénoménale. Les tentatives les plus connues en
ce sens sont la « phé nomé nologie objective » projeté e par
Nagel et l’« hétérophénoménologie » de Dennett 2.
La premiè re acception du terme « phénoménologie » peut
ê tre mise de cô té sans scrupules particuliers. Si notre intention
n’est pas, du moins prioritairement, de contribuer à l’histoire
de la philosophie, il faut par ailleurs se rendre à l’évidence

1. Voir D. DENNETT, « Quining Qualia », p. 384-385. Pour ne pas


alourdir inutilement les notes de bas de page, je n’y indique que l’auteur
et le titre. Le lecteur trouvera les références complè tes dans la bibliographie
à la fin de l’ouvrage. Sauf indication contraire, je traduis les citations.
2. Th. NAGEL, « What is it like to be a bat ? », p. 449-450. D. DENNETT,
Consciousness Explained.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 8

8 Ce que voir veut dire

qu’associer à ce concept de phénoménologie un réel contenu


théorique est une tâ che aussi difficile qu’inutile. Car cette
caté gorie se distingue par le fait qu’elle est vaste et peu
contraignante. Comme tout le monde s’accorde sur le fait
que la phénoménologie ainsi comprise ne s’identifie pas à
une « école husserlienne » comparable à l’école cartésienne
ou à l’école thomiste, la filiation husserlienne est générale-
ment comprise en un sens si large et si inconsistant qu’on peut
mê me douter de sa réalité historique. Il semble peu satisfai-
sant de considérer que le fait de se revendiquer d’un courant
déterminé issu de Husserl suffit pour rattacher un auteur à un
courant déterminé issu de Husserl. Non seulement le legs
husserlien a reç u de multiples interprétations différentes, sou-
vent mutuellement exclusives, mais il a aussi fait l’objet de
critiques profondes chez la plupart de ses légataires qu’on
rattache usuellement au courant phénoménologique. Si le
label « phénoménologie » indique la présence d’une filiation
husserlienne assumée et historiquement identifiable, alors on
a toutes les raisons de douter qu’il y ait un sens intelligible à
l’appliquer au réalisme gestaltiste de Merleau-Ponty, à l’on-
tologie existentielle de Sartre ou à celle, d’inspiration néokan-
tienne, de Heidegger. En outre, cette maniè re de voir a
l’inconvénient d’exclure des auteurs qui, bien que plus pro-
ches de la phénoménologie husserlienne, ne s’en seraient pas
réclamés explicitement. Sans doute, on peut entretenir l’es-
poir que la catégorisation historique reflè te des convergences
et des divergences de nature philosophique. Mais cet espoir
est-il justifié ? Le vé ritable problè me est peut-ê tre que le
contenu thé orique de l’idé e de phé nomé nologie fait lui-
mê me dé faut et que, dans un grand nombre de cas, la
recherche d’un dénominateur commun de nature théorique
est une tâ che impossible, voire absurde.
Il ne me paraı̂ t pas davantage souhaitable de reprendre à
notre compte, du moins telle quelle, la définition usuelle de la
phénoménologie comme théorie de la conscience phénomé-
nale. J’estime qu’elle doit ê tre rejetée non pas simplement
parce qu’une nouvelle définition serait préférable en vue des
objectifs poursuivis dans le présent ouvrage, mais aussi, plus
fondamentalement, parce qu’elle repose sur une certaine dis-
tinction qui détermine en profondeur la conception habituelle
des qualia et qui, sous sa forme la plus courante, ne me semble
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 9

Introduction 9

pas conforme aux faits descriptifs. Il n’entre pas dans mon


intention d’approfondir cette question, qui est au centre
d’une abondante littérature en philosophie de l’esprit. Je me
limiterai à quelques remarques suffisamment précises pour
faire comprendre où je veux en venir.
La raison principale pour laquelle la conception usuelle des
qualia me paraı̂t erronée est que la maniè re dont on conç oit
usuellement la distinction entre l’intentionnalité de l’expé-
rience et ses aspects qualitatifs me paraı̂t erronée. Le raison-
nement à la base de cette distinction est généralement le
suivant 1. Considérons ces deux actes psychiques : je crois
qu’il y a un stylo bleu sur la table, je vois le stylo bleu sur
la table. 1. Les deux actes, fait-on remarquer, ont un contenu
intentionnel sinon identique, du moins trè s semblable : ce que
je crois, c’est précisément ce que je vois. 2. Or, il semble aller
de soi qu’à cô té de cet élément commun, la perception ren-
ferme aussi quelque chose qui n’est pas dans la croyance,
à savoir justement des aspects qualitatifs. 3. D’où l’on conclut
que la perception doit présenter un versant intentionnel et
un versant qualitatif, dont il reste éventuellement à décider si
l’un n’est pas réductible à l’autre. Mais le raisonnement est
discutable. En fait, la prémisse (1) me semble reposer sur
un préjugé erroné et, en conséquence, devoir ê tre rejetée.
Ce préjugé est que le contenu intentionnel de la perception
est conceptuel, ou du moins quelque chose de style concep-
tuel, par conséquent trè s semblable à celui de la croyance.
Je ne nie pas qu’il y a la plupart du temps quelque chose de
conceptuel dans le contenu intentionnel de la perception.
Mais je pense que cette composante conceptuelle est moins
importante qu’on ne le croit généralement, qu’elle est peut-
ê tre inessentielle et que, dans tous les cas, la présence de
composantes conceptuelles ne justifie en aucun sens l’affir-
mation que le contenu intentionnel de la croyance est trè s
semblable, voire identique à celui de la perception. En termes
plus clairs, il me paraı̂t plus correct d’inclure les aspects qua-
litatifs dans le contenu intentionnel de la perception au même
titre que ses composantes conceptuelles. Ce qui a pour effet de
déplacer et de réévaluer à la baisse la distinction entre inten-

1. Voir N. MANSON, « Contemporary naturalism and the concept of


consciousness », p. 298-299.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 10

10 Ce que voir veut dire

tionnalité et conscience phénoménale. La distinction ne se


situe plus entre des composantes intentionnelles-concep-
tuelles et des composantes qualitatives de l’expérience, mais
entre des composantes conceptuelles et des composantes
qualitatives du contenu intentionnel de l’expé rience. Un
enjeu plus spécifique mais central des recherches qui suivent
sera d’établir l’appartenance des aspects qualitatifs (hyléti-
ques) de l’expérience à son contenu intentionnel, sans pour
autant retomber dans les apories de la théorie du noè me
perceptuel de Gurwitsch. Ainsi, le point de vue adopté ici
se présentera comme une via media entre cette derniè re et
le conceptualisme fregéen.
Le point de vue des qualia est selon moi erroné parce qu’il
donne une image trompeuse de ce qu’est un état conscient.
L’idée générale qui sous-tend les remarques ci-dessus est qu’il
n’y a aucun sens à parler d’aspects qualitatifs non intention-
nels ou préintentionnels qui formeraient une partie indépen-
dante de la vie psychique. Il n’existe pas d’aspects qualitatifs
en deç à de la dualité de l’intentio et de l’intentum, et la dis-
tinction entre le sentir et le senti n’est pas une construction
analogique consistant à projeter la structure de l’intentionna-
lité à un niveau d’où elle est en réalité absente. Je qualifie par
commodité ce point de vue de dualisme phénoménologique,
pour l’opposer au monisme phénoménologique des gestal-
tistes de la deuxiè me génération. Il signifie, basiquement,
que la vie de la conscience est essentiellement et irréductible-
ment intentionnelle et qu’il n’y a de sens à parler de qualia
qu’à la condition de voir en eux non pas des réalités indépen-
dantes, mais des abstracta issus d’une analyse qui, en défini-
tive, se révè le ê tre une « quasi-analyse » en un sens proche de la
quasi-analyse carnapienne. C’est seulement en ce sens trè s
limité – et assez éloigné de la conception usuelle des qualia –
qu’on peut continuer à opposer, dans l’état conscient, une
partie représentationnelle et une partie phénoménale.
Il y a un deuxiè me motif pour lequel les concepts de quale
et de conscience phénoménale dans leur acception courante
me paraissent inutilisables. Ces concepts peuvent aussi ê tre
compris en un sens plus proprement épistémologique. Ce
qu’on appelle un quale n’est alors rien d’autre que le résidu
censé subsister de l’expérience, de l’esprit, aprè s qu’on a fait
abstraction de tout ce dont on peut faire des théories « objec-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 11

Introduction 11

tives ». Aussi le concept de quale joue-t-il un rô le central dans


les débats sur le naturalisme et sur le problè me esprit-corps.
La conscience phénoménale comprise en ce sens est un pro-
blè me pour les philosophes de l’esprit parce que leur question
est de savoir si tout dans l’expérience, dans l’esprit, est épis-
témologiquement objectif. Or il n’est pas sû r que cette ques-
tion soit philosophiquement relevante. Assuré ment, la
question de savoir si une théorie (épistémologiquement objec-
tive) de ce qui est (ontologiquement) subjectif est d’une
importance cruciale en philosophie, mais je ne crois pas
qu’elle doive ê tre posée comme une question portant sur ce
qui est irréductiblement (ontologiquement) subjectif dans
l’expérience, dans l’esprit. En fait, tout est (ontologiquement)
subjectif dans l’esprit, bien que nous puissions peut-ê tre en
avoir des théories (épistémologiquement objectives).
Ce point de vue paraı̂tra sans doute trè s décevant à ceux qui
voient dans la conscience phénoménale comprise au sens ci-
dessus l’un des problè mes majeurs de la philosophie, mais il
est selon moi plus résistant. Essayons de formuler les choses
plus précisément. Que veut-on dire au juste quand on juge
problématique le caractè re subjectif de la conscience phéno-
ménale ? On a en vue, ici, l’objectivité au sens épistémolo-
gique – le fait que les théories scientifiques prétendent à ê tre
valides pour tout un chacun, à affirmer des faits dont tout un
chacun peut avoir l’expérience, etc. Seulement, le problè me
est que la caracté risation de la conscience phé nomé nale
comme subjective ne semble pas se situer sur le mê me plan.
Ce que nous voulons dire en la caractérisant ainsi, c’est que
les phénomè nes existent sur un mode spécial, qu’ils existent
« à la premiè re personne », qu’ils sont, à la différence des objets
physiques, dépendants d’une conscience individuelle qui est
seule à éprouver « l’effet que ç a fait ». Le mot « subjectif » est
compris en un sens plutô t ontologique, dont il n’y a, a priori,
aucune raison de supposer qu’il est lié conceptuellement à son
sens épistémologique. Au contraire, tout porte à croire que la
subjectivité au sens épistémologique n’implique pas la sub-
jectivité au sens ontologique et que la subjectivité au sens
ontologique n’implique pas la subjectivité au sens épistémo-
logique. Je peux ainsi parler de la réalité (ontologiquement)
objective de maniè re (é pisté mologiquement) subjective,
comme quand je dis que l’eau du bain est trop chaude ou
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 12

12 Ce que voir veut dire

que la tarte aux pommes est délicieuse. Pourquoi n’en irait-il


pas de mê me, dè s lors, en sens inverse ? Pourquoi ne serait-il
pas possible de parler des qualia (ontologiquement) subjectifs
de maniè re objective ?
Le fait que le vécu est par principe impartageable ne signifie
pas forcément qu’il est incommunicable ou ineffable. S’il
m’est assurément impossible de vivre les vécus d’autrui, cela
n’entraı̂ne pas l’impossibilité de parler avec vérité à autrui de
mes vécus et des siens propres. C’est à tort, semble-t-il, qu’on
considè re que tout ce qui est privéest nécessairement en deç à
de toute véritable théorie. On peut mê me franchir un pas de
plus et dire que le caractè re privé de la conscience n’implique
pas davantage son caractè re subjectif. Il suffit d’évoquer la
possibilité d’une connaissance objective de la conscience phé-
noménale à travers ses manifestations physiques. Comme le
faisait remarquer Dennett contre le behaviorisme, les trous
noirs et les gè nes font l’objet de théories scientifiques sans ê tre
pour autant observables, et rien n’empê che de penser qu’il
en va de mê me avec les événements mentaux 1. Plus encore,
on peut penser qu’une bonne part de la psychologie expéri-
mentale – celle dont la prétention est phénoménologique,
comme dans la Gestalttheorie – équivaut à une connaissance
objective de donné es subjectives et impartageables. Que
signifie demander à un sujet de rapporter ce qu’il a vu, res-
senti, etc., sinon justement lui demander de communiquer
ce à quoi il a seul accè s ? Wilhelm Wundt, déjà , ne voyait pas
les choses autrement, quand il assimilait l’expérimentation de
laboratoire, en psychologie, à une introspection indirecte 2.
Ces remarques rejoignent en partie un argument de John
Searle 3. En affirmant que toute science est objective et que
l’idé e d’une science du subjectif est donc contradictoire,
avance cet auteur, on commet en ré alité une confusion
entre deux sens différents des mots « subjectif » et « objectif »,
comprenant ceux-ci tantô t au sens ontologique, tantô t au sens

1. Voir D. FISETTE et P. POIRIER, Philosophie de l’esprit. État des lieux,


p. 254 et 256 s., et D. DENNETT, Consciousness Explained, p. 71.
2. Voir W. WUNDT, « Selbstbeobachtung und innere Wahrnehmung ».
Voir, dans le mê me sens, K. LEWIN, « Das Problem der Willensmessung
und das Grundgesetz der Assoziation, I », p. 193-194.
3. Voir J. SEARLE, « How to study consciousness scientifically », p. 22-23
et 43-44, et Mind, Language and Society, p. 43-45.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 13

Introduction 13

épistémologique. Un phénomè ne est, par définition, quelque


chose qui existe sur le mode de l’existence subjective, c’est-à -
dire quelque chose dont l’existence est dépendante de celle
d’une conscience individuelle. Toutefois, cette subjectivité au
sens ontologique n’implique pas qu’une science du phéno-
mè ne serait aussi subjective au sens épistémologique et donc
– puisqu’une science est par définition objective – qu’elle
serait quelque chose de contradictoire. Pour le dire simple-
ment, le fait que l’apparence subjective est inconciliable avec
la science n’implique pas l’impossibilité d’une science de
l’apparence subjective. Une science de l’apparence n’est pas
nécessairement une science-apparence. En le croyant, on
passe erronément d’un sens ontologique à un sens épistémo-
logique du mot « apparence ». Par exemple, l’affirmation que
la fleur m’apparaı̂ t rouge n’est certes pas équivalente à l’affir-
mation que la fleur est ré ellement, objectivement rouge.
Néanmoins, elle est équivalente à l’affirmation que la fleur
m’apparaı̂ t réellement, objectivement comme étant rouge. Le
caractè re subjectif, simplement apparaissant du rouge de la
fleur n’implique pas le caractè re subjectif de l’apparaı̂ tre-
rouge de la fleur, dont il reste possible d’avoir des connais-
sances objectives. Si Louis m’affirme que la fleur lui apparaı̂ t
rouge, je dispose par là d’une justification trè s faible pour
affirmer que la fleur est réellement rouge. En revanche, la
mê me affirmation sera une justification beaucoup plus forte
pour affirmer que la fleur apparaı̂ t réellement à Louis comme
étant rouge.
En résumé, il me semble qu’on commet une grave confu-
sion quand on oppose le caractè re subjectif de la conscience
phénoménale – le fait qu’elle n’est pas une réalité du mê me
type que la réalité objective, physique – au caractè re objectif
des théories scientifiques. Cette confusion, qui est omnipré-
sente dans les débats récents autour de la « phénoménologie
naturalisée », est à l’origine de nombreux contresens qui n’ont
réussi qu’à obscurcir encore ces problè mes en laissant croire,
par exemple, que la question de la possibilité d’une théorie
exacte de la conscience, épistémologiquement comparable à la
mathématique ou à la physique galiléenne, était équivalente
à la question de la possibilité d’une naturalisation de la cons-
cience. La question de la possibilité et de la nature d’une
théorie de la subjectivité reste une question cruciale et, dans
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 14

14 Ce que voir veut dire

une large mesure, ouverte, mais elle est indépendante de la


question de la subjectivité au sens ontologique, par exemple
qualitative. L’attitude la plus saine, sur ce point, me paraı̂t
ê tre de nier, comme Dennett, que les qualia soient des pro-
priétés « spéciales » de l’esprit et de considérer que le vrai
problè me est plutô t é pisté mologique : sur quel type de
connaissance pouvons-nous compter s’agissant de la subjec-
tivité ? En réalité, le contenu intentionnel de l’expérience n’est
pas moins (ontologiquement) subjectif que ses aspects quali-
tatifs, bien que la théorisation doive probablement suivre de
part et d’autre des chemins différents.

La phé nomé nologie que j’ai en vue est à la fois plus


modeste et moins onéreuse théoriquement. Par opposition
aux deux acceptions ci-dessus, je comprends le terme au
sens large – usuel dans la psychologie de la fin du XIXe et
du début du XXe siè cle – d’une discipline philosophique ou
psychologique spéciale dont la phénoménologie husserlienne
représente un développement particulier à cô té des phéno-
ménologies de Mach et de Stumpf, de la psychologie gestal-
tiste, de certaines recherches psychologiques de Brentano, de
Hering et d’autres notamment en théorie des couleurs. Il
convient ainsi d’en exclure, par exemple, maintes conceptions
métaphysiques qu’on qualifie couramment de phénoméno-
logiques en raison d’influences husserliennes directes ou indi-
rectes, ainsi que plusieurs écrits de Husserl dans les domaines
de la psychologie, de la logique et de l’ontologie formelle. En
revanche, de nombreux travaux sur les qualia peuvent ê tre
rattachés à la phénoménologie comprise en notre sens, mê me
s’ils reposent selon moi sur des bases contestables.
La maniè re la plus naturelle de présenter la phé nomé-
nologie en ce sens large est de dire qu’elle répond à un besoin
de description purement phénoménale. La phénoménologie
dé crit les phé nomè nes « pour eux-mê mes », at face value,
comme de « simples phénomè nes », par opposition au point
de vue réaliste de l’attitude quotidienne. D’un cô té, l’expé-
rience quotidienne nous donne le monde comme un
ensemble de choses permanentes, identiques sous une multi-
plicité d’apparences ; de l’autre, le point de vue phénoméno-
logique s’intéresse, en mettant entre parenthè ses tout le reste,
aux apparences phénoménales et à la maniè re dont elles se
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 15

Introduction 15

structurent pour former des unités objectives. En ce sens trè s


large, une bonne définition pourrait ê tre celle du gestaltiste
Wolfgang Kö hler lorsqu’il s’appropriait, en 1934, le titre de
phénoménologie ainsi que le slogan « aux choses mê mes ! » de
Husserl :

Attendez un moment, semble dire Husserl, avant d’essayer d’ex-


pliquer. Regarder attentivement une chose avant de commencer à
la cacher derriè re un voile d’idées routiniè res sur l’apprentissage
et l’évolution. Essayer d’avoir une vue complè te de ce que vous avez
l’intention d’expliquer. Sinon vous pouvez faire entiè rement fausse
route. Cependant, comme nous avons tous tendance à ê tre
entraı̂ nés par des habitudes de pensée naturalistes et que, de cette
maniè re, la base ultime de la méditation philosophique se mê le
d’hypothè ses douteuses, regarder les choses mê mes est un art dif-
ficile, que nous avons à développer avant toute chose. C’est cet art
que Husserl appelle la phénoménologie 1.

Naturellement, l’idée d’une théorie des « simples phéno-


mè nes » ne dit pas grand-chose, aussi longtemps qu’on ne
s’accorde pas sur ce qu’est un phé nomè ne. Elle soulè ve
ainsi de nombreuses questions préalables. Par exemple, la
description phénoménologique réclame-t-elle un passage à
l’attitude réflexive – ou bien les phénomè nes se donnent-ils
d’emblée dans l’expérience immédiate ? Le phénomè ne est-il
ce qui m’apparaı̂ t passivement dans l’attitude quotidienne et à
quoi j’impose secondairement, par une interprétation active,
un sens objectif ? Ou bien est-il, à l’inverse, ce qui m’apparaı̂ t
secondairement dans la réflexion sur mes vécus ? Mais alors
les vécus, par exemple la perception par opposition au perç u,
l’imagination par opposition à l’imaginé, etc., sont-ils eux-
mê mes des phénomè nes ?, etc.
La modestie mé thodologique et l’orientation empiriste
pourraient ê tre de bons principes directeurs pour une telle
phénoménologie 2. D’une part, je ne vois pas comment on
pourrait entreprendre une description phé nomé nale sans
1. W. KÖ HLER, The Place of Value in a World of Facts, p. 46.
2. Parmi les tentatives récentes en ce sens, voir par exemple la « phéno-
mé nologie minimaliste » de Dominique JANICAUD (La Phénoménologie
éclatée) et la « phénoménologie autrichienne » de Robin ROLLINGER (Aus-
trian Phenomenology : Brentano, Husserl, Meinong, and Others on Mind and
Object, p. 1-27).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 16

16 Ce que voir veut dire

adhérer à une forme ou à une autre d’empirisme, fû t-elle à


comprendre en un sens trè s large. J’expliquerai plus loin pour-
quoi la notion supposé ment anti-empiriste d’expé rience
transcendantale, caractéristique de l’idéalisme transcendantal
de Husserl et largement exploitée par ses héritiers, me paraı̂t à
cô té de la question. D’autre part, il vaut mieux se limiter, au
moins en un premier temps, à un concept de phénoménologie
qui n’engage qu’un nombre minimal de décisions théoriques
et qui ne pré dé termine pas excessivement les ré sultats
descriptifs. Pour ce motif et pour d’autres que je mentionnerai
briè vement un peu plus loin, j’adopte ici un concept de phé-
noménologie assez proche de celui de Brentano, qui est plus
simple et moins exigeant théoriquement que celui de Husserl.
Je commencerai par en tracer les grandes lignes puis énumé-
rerai quelques points de divergence.
Le terme « phénoménologie » figure dans le titre d’un cours
de Brentano de 1888-1889 consacré à la méthode descriptive
en psychologie 1. Il importe peu ici que Brentano ait toujours
préféré les appellations de « psychologie descriptive » et, aprè s
1890, de « psychognosie ». L’essentiel est que le cours définit
expressément la psychologie descriptive comme une théorie
des phénomènes ou, plus précisément, comme une « description
analytique des phénomènes ». Cette caractérisation exprime
trois prescriptions distinctes. D’abord, la méthode de la psy-
chologie descriptive doit ê tre l’analyse. La tâ che est de décom-
poser l’objet psychique en ses parties et de clarifier les
relations structurelles unissant ces parties entre elles et au
tout auquel elles appartiennent. Ensuite, la psychologie
doit ê tre descriptive au sens où elle doit s’enraciner dans
l’expérience, c’est-à -dire se rapporter, dit Brentano, à « nos
faits d’expérience immédiate ou, ce qui revient au mê me, aux
objets que nous saisissons dans notre perception ». Enfin, les
objets de la psychologie descriptive sont les phénomè nes, qui
se définissent par le fait qu’ils sont des objets de perception
interne. C’est pourquoi la phénoménologie descriptive et la
psychologie descriptive sont une seule et mê me discipline,
qu’on désignera par la seconde expression si on veut mettre
l’accent sur le fait qu’il s’agit de phénomè nes psychiques.

1. F. BRENTANO, Deskriptive Psychologie, p. 129-133.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 17

Introduction 17

La définition de Brentano s’inscrit dans une conception


déterminée de la phénoménalité, qui n’est pas celle retenue
ici 1. Il défend l’idée que les seuls phénomè nes réels, existant
« en soi », sont les phénomè nes psychiques, qui se définissent,
d’aprè s la Psychologie du point de vue empirique, par leur carac-
tè re intentionnel. Toute réalité phénoménale « présente une
relation intentionnelle, une relation à un objet immanent ». Ce
qui implique que tous les phénomè nes sont par définition des
objets de perception interne. Cependant, Brentano considè re
aussi que les seules perceptions proprement dites sont les
perceptions internes. D’où il conclut que le qualificatif
« interne » est superflu et que les phénomè nes se définissent
plus simplement comme des objets de perception. L’unique
réalité phénoménale est celle des phénomè nes psychiques, qui
n’existent cependant qu’avec leur corré lat intentionnel
« irréel ». En dépit de la théorie de l’intentionnalité qui l’en
éloigne dans une large mesure, la conception de Brentano
présente donc certaines similitudes avec la théorie des qualia.
D’un cô té comme de l’autre, le phénomè ne est conç u non pas
comme l’objet d’une réflexion secondaire, mais comme ce qui
m’apparaı̂t dans l’expérience immédiate, celle-ci étant, fonda-
mentalement, la perception de mes propres phénomè nes psy-
chiques avec leur contenu irré el. De là l’idé e, parfois
défendue, que la position de Brentano s’apparente au phéno-
ménalisme et au réalisme indirect de Kant 2.
Le modè le brentanien de la conscience phé nomé nale
repose sur une certaine conception de la perception interne
et de l’introspection. En opposition à l’idée – défendue, par
exemple, par Husserl – d’une introspection de nature percep-
tuelle, Brentano estimait que le travail du psychologue
consiste à se remémorer (réflexivement) les données de l’ex-
périence irréfléchie, laquelle est, comme telle, l’unique maté-
riau empirique de la psychologie descriptive. Bref, les objets

1. Pour la suite, voir ibid., p. 130-131.


2. Par exemple, E. PACHERIE, Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philo-
sophie de la psychologie, p. 13, et J. BOUVERESSE, Langage, perception et réalité,
t. 2, p. 8-9. Naturellement, ces rapprochements ne sont vrais que jusqu’à
un certain point. D’une part, la théorie de l’intentionnalité oblige à nuancer
fortement le rapprochement avec le phénoménalisme. D’autre part, la
psychologie de Brentano n’est « réaliste » qu’en ce qui concerne les phéno-
mè nes psychiques, ce qui l’éloigne beaucoup du réalisme au sens usuel.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 18

18 Ce que voir veut dire

de la réflexion psychologique font un avec ceux de l’expé-


rience irré fléchie et ils sont, en ce sens, des phé nomè nes
psychiques. J’opterai dans la suite pour une position sensi-
blement différente, qui préserve la distinction entre expé-
rience irréflé chie et expérience ré flexive. Bien que je sois
tout à fait disposé à appeler phénomènes les seules réalités
« internes », je ne crois pas que le qualificatif « interne » soit
superflu quand on définit les phénomè nes comme des objets
de perception interne. L’expérience réflexive ne me paraı̂t pas
la seule forme d’expérience, comme le pensait Brentano dans
une perspective empiriste héritée de Locke, mais seulement
une certaine espè ce d’expérience résultant d’une modification
secondaire de notre regard, qui est primairement tourné vers
le monde objectif.
Cette divergence mise à part, la définition de la phénomé-
nologie comme une « description analytique des phénomè nes »
peut ê tre conservée pour l’essentiel. On retiendra alors que la
phénoménologie est une théorie de la conscience prise avec
son contenu intentionnel, qu’elle est une théorie empirique,
qu’elle tire son matériau empirique de l’expérience réflexive,
que sa méthode est l’analyse. Il est suffisant, pour le moment,
que tous ces points soient compris en un sens vague. Par
ailleurs, le fait que cette définition se réfè re à une discipline
plutô t qu’à une doctrine et qu’elle soit thé oriquement la
moins coû teuse possible n’empê che pas, dans mon esprit,
qu’elle soit conditionnée par un certain nombre de présup-
posés de nature théorique. On présuppose ainsi que l’expé-
rience ré flexive est possible et qu’on peut en tirer des
connaissances. De mê me, la caractérisation de la phénomé-
nologie comme une théorie de la conscience prise avec son
contenu intentionnel est indissociable de prises de position
théoriques en particulier sur le rapport entre la conscience et
l’intentionnalité et sur le modè le intentionnaliste de la cons-
cience.

Qu’est-ce qu’un phénomè ne ?

É videmment, la définition de la phénoménologie comme


« description analytique des phénomè nes » reste incomplè te
aussi longtemps qu’on ne s’accorde pas sur ce qu’est un
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 19

Introduction 19

phénomè ne. La conception intentionnaliste du phénomè ne


retenue ici peut ê tre ramenée aux trois propositions suivantes :
1) les phénomè nes sont des objets de l’expérience réflexive et
d’elle seule ; 2) l’intentionnalité n’est pas essentiellement
conceptuelle, mais elle dé termine toute conscience ; 3) le
contenu intentionnel est une partie dépendante de l’acte psy-
chique.
L’idé e d’une thé orie empirique des phé nomè nes nous
confronte à la question de savoir si les phénomè nes sont
homogè nes aux réalités physiques, c’est-à -dire s’ils forment
une réalité ultime unique qui serait suffisante pour constituer
des réalités physiques complexes. J’ai développé ailleurs 1 et
détaillerai encore dans la suite cette question, qui est assez
caractéristique du courant empiriste de la fin du XIXe et de la
premiè re moitié du XXe siè cle. Mon opinion est que le donné
phénoménal n’est pas l’affaire d’une « expérience immédiate »,
primaire et naı̈ve, mais qu’il apparaı̂ t seulement dans l’atti-
tude ré flexive, donc secondairement et à la faveur d’une
modification de type spé cial. Cette premiè re proposition,
caracté ristique de la phé nomé nologie de style husserlien,
affirme que l’objectivité physique – ou, plus largement,
« transcendante » – n’est pas le résultat d’opérations interpré-
tatives à mê me un donné phénoménal originellement préin-
tentionnel, qui ne serait par soi ni physique ni psychique, ou
qui serait indistinctement physique et psychique, mais que
l’expérience est toujours et d’emblée intentionnelle. Ce qui
implique inversement que le pur phénomè ne, la simple appa-
rition indépendamment de tout contenu objectif, de toute
existence transcendante, ne peut ê tre immédiatement donné
dans l’attitude irréfléchie, mais qu’il doit résulter d’opérations
réflexives secondaires. Partant, l’hétérogénéité du phénomè ne
et de l’objectivité transcendante signifie que l’un et l’autre
correspondent à des orientations intentionnelles opposées :
on ne rencontre pas de phénomè nes dans l’attitude naı̈ve,
ni de choses physiques dans l’attitude réflexive phénoméno-
logique.
Voyons de plus prè s ce que nous entendons par phénomène.
La proposition (1) pose que le phénomè ne, par exemple le
rouge et le vert simplement tels qu’ils m’apparaissent, n’est

1. Voir Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique, § 4.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 20

20 Ce que voir veut dire

pas le donné de mon « expérience immédiate », mais le corrélat


d’actes de la réflexion. Cela ne signifie pas, on l’a vu, que le
rouge et le vert phénoménaux seraient des entités psychiques
au sens où le sont la sensation du rouge et la sensation du vert.
Nous exprimons alors cette importante différence en disant
qu’ils appartiennent au contenu intentionnel de l’acte psy-
chique, par opposition à son contenu réel ou psycho-réel que
forment ses parties psychiques réelles étudiées en psycho-
logie 1. C’est un tel contenu intentionnel, à savoir l’intentum
qui n’appartient ni à l’acte lui-mê me, ni à son objet, que
dé signe le terme husserlien de noème. Ainsi comprise,
la thè se – typiquement husserlienne – a été formulée par
Føllesdal dans un article cé lè bre de 1969 : « Les noè mes
sont connus par une réflexion spéciale, la réflexion phénomé-
nologique 2. » Cette proposition n’est pas la simple négation
de la proposition suivant laquelle le phé nomè ne serait
le donné de mon expé rience immé diate, mais le terme
« réflexion » présente pour nous une connotation internaliste
qui devra ê tre détaillée ultérieurement : le sens est en quelque
sorte du cô té du psychique, sans ê tre pour autant un objet
psychique proprement dit.
Tous ces éléments convergent vers l’idée d’une irréducti-
bilité de la description phénoménale aux points de vue psy-
chologique et physicaliste. C’est cette double hétérogénéité
qu’on exprime en disant que le rouge et le vert phénoménaux
sont intentionnels et internes (ou immanents). Ces deux qualifi-
catifs ont le sens simplement négatif de ce qui n’est pas le vécu
réel de la psychologie, d’une part, de ce qui n’existe pas extra
mentem, d’autre part. Mais faut-il pour autant voir dans la
sphè re phénoménale quelque chose comme un « troisiè me
royaume », hétérogè ne aussi bien au monde objectif qu’au
vécu réel de la psychologie ? Les analyses ultérieures tendront
à montrer que cette conception « fregéenne » des contenus
intentionnels n’est correcte que jusqu’à un certain point, et
mê me qu’elle occulte un aspect important du problè me.

1. En vue d’éviter les confusions, en particulier avec la réalité physique,


je me servirai du néologisme « psycho-réel » pour traduire l’adjectif alle-
mand reell au sens husserlien.
2. D. FØLLESDAL, « Husserl’s Notion of Noema », p. 685, p. 78 de la
version remaniée de 1982 dans H. DREYFUS (éd.), Husserl, Intentionality,
and Cognitive Science.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 21

Introduction 21

Les propositions (2) et (3), qu’on pourrait qualifier d’anti-


fregéennes, sont directement liées à la premiè re. D’abord,
nous assumons que tout acte concret complet, c’est-à -dire
toute totalité psychique existant par soi, est représentationnel,
c’est-à -dire possè de un contenu intentionnel. Au sens de
Brentano, on appelle usuellement intentionnalité cette pro-
priété supposé ment essentielle de tout acte psychique, et
thèse de l’intentionnalité la proposition suivant laquelle toute
conscience est intentionnelle, c’est-à -dire possè de un contenu
intentionnel 1. La thè se prescrit que tout objet psychique (tout
vécu au sens le plus général) est soit un acte total pourvu d’un
contenu intentionnel, soit une partie inséparable d’un tel acte.
Formulée autrement, elle signifie que la plus petite partie
concrè te d’un tout psychique pré sente encore la dualité
d’une intentio et de son intentum, ou encore que l’acte n’est
séparable de son contenu intentionnel qu’au prix d’une abs-
traction. Une telle prise de position a pour effet de faire
coı̈ncider en grande partie les problè mes de l’intentionnalité
et de la conscience phénoménale. Elle implique en particulier
que l’intentionnalité, loin de se limiter aux actes psychiques
de niveau supérieur comme les croyances, les désirs, etc.,
s’étend aux couches les plus basses de la vie psychique. La
représentation ne s’oppose pas au donné phénoménal comme
l’intentionnalité à son matériau préintentionnel, mais toute
vie psychique est d’emblée intentionnelle. Ce qui entraı̂ne, à
plus forte raison, que toute intentionnalitén’est pas conceptuelle.
Seulement, cette idée n’est probablement qu’un aspect de
la question. D’aprè s la proposition (3), ce n’est pas seulement
que le vécu soit inséparable de son contenu intentionnel, mais
c’est aussi, inversement, que le contenu intentionnel est insé-
parable du vé cu. Les deux propositions mises ensemble
débouchent donc sur l’idée d’une inséparabilité bilatérale du
vé cu et du contenu intentionnel. Il est suffisant, pour le
moment, de caractériser la visée intentionnelle et son contenu
intentionnel – la « noè se » et son « noè me » – comme des parties
inséparables de l’acte psychique concret. Dans la mesure où

1. J’évite l’expression « thè se représentationnelle » parce que la thè se de


Brentano est plus générale que la « thè se représentationnelle » de Dretske,
dont elle est seulement une partie à cô té de la clause fonctionnaliste (voir
F. DRETSKE, Naturalizing the Mind, p. 1).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 22

22 Ce que voir veut dire

l’on pose, d’autre part, que tout acte psychique concret pos-
sè de nécessairement une telle visée intentionnelle avec son
contenu intentionnel, cela entraı̂ne que les deux sont insépa-
rables l’un de l’autre à l’intérieur d’un mê me acte psychique
concret.
Ces caractérisations joueront un rô le important dans les
recherches suivantes, dont un enjeu central sera justement
de mettre en é vidence une irré ductible pluralité de la
description phénoménale elle-mê me. Si nous nous deman-
dons à nouveau ce qu’est un phénomè ne, nous pouvons
d’abord nous limiter au contenu intentionnel de l’acte et
nous fixer pour tâ che, sous le titre de description phénomé-
nale, la description de ce qui apparaı̂ t à la conscience sim-
plement en tant qu’il apparaı̂ t, etc. Mais il ne faut pas perdre
de vue que ces contenus ne sont pas des objets existant par
soi. Si le contenu intentionnel de la représentation « le Pè re
Noë l » est bien quelque chose, au moins au sens minimal où
je peux énoncer à son sujet des propositions affirmatives
vraies comme <le Pè re Noë l est aimé des enfants>, c’est
seulement pour autant que toute son existence se réduit à
celle d’un acte psychique existant in concreto. Bien que le
Pè re Noë l n’existe ni en moi ni ailleurs et que ma phantasie
ne le fasse exister en aucun sens, pas mê me au sens où il
existerait en moi, il y a bien un sens à attribuer une existence
au contenu intentionnel « le Pè re Noë l » et à considérer qu’il
est quelque chose dont je peux parler avec vérité . Cela
signifie que ce que désigne l’expression « du Pè re Noë l », à
savoir une certaine propriété commune à plusieurs actes
effectifs ou simplement possibles, se réalise et existe dans
tel ou tel acte, par exemple dans cette phantasie du Pè re
Noë l existant concrè tement. La description phénoménale
limitée aux contenus intentionnels est donc « abstraite » au
sens où elle ne porte pas sur des objets concrets, mais sur des
parties abstraites d’objets concrets. C’est cela qu’on veut
dire, en définitive, quand on déclare que le contenu inten-
tionnel est connu par la réflexion. Formulée autrement, la
proposition (1) dit que si le contenu intentionnel « le Pè re
Noë l » peut ê tre décrit avec vérité, c’est seulement en tant
que propriété « du Pè re Noë l » d’un acte intentionnel existant
in concreto.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 23

Introduction 23

Cette maniè re de voir a une importante conséquence, qui


tend à corroborer la proposition (2). Si le contenu inten-
tionnel n’intéresse la description phénoménale qu’à titre de
proprié té d’un acte, alors on peut se demander ce qu’il
advient des autres propriétés de l’acte, à savoir des propriétés
psycho-réelles affectant l’intentio (intensité, qualité, situation
dans le temps, etc.). Déciderons-nous de laisser le contenu
psycho-réel en entier au psychologue, ne conservant que le
contenu intentionnel dè s lors seul qualifié de phénomè ne ?
Mais une telle conception nous ramè nerait, semble-t-il, à
des habitudes de pensé e que les propositions ci-dessus
visaient justement à écarter d’emblée. Nous aurions, d’un
cô té, un matériau phénoménal préobjectif étudié en phéno-
ménologie et, de l’autre, des activités objectivantes ou des
« fonctions » étudiées en psychologie. À l’opposé, affirmer,
comme on l’a fait, le caractè re abstrait de la description des
contenus intentionnels, cela doit aussi nous conduire à
affirmer le caractè re abstrait de la description psychologique
des contenus psycho-réels, et donc la nécessité d’une science
unique de la conscience dont le domaine se composerait de
tous les contenus de conscience, c’est-à -dire des actes
concrets avec toutes leurs parties et propriétés psycho-réelles
et intentionnelles.

Le dualisme phénoménologique.

La question de la perception est depuis toujours une


voie royale de la philosophie de la psychologie. Elle nous
confronte, plus directement qu’aucune autre, à de nom-
breuses questions parmi les plus fondamentales de la philo-
sophie de l’esprit et de la méthodologie psychologique. L’une
de ces questions est celle du monisme et du dualisme en
psychologie, qui oriente en profondeur le devenir de la psy-
chologie et de la philosophie de l’esprit depuis au moins un
siè cle et demi. Sous sa forme classique, elle est de savoir quel
type de relation unit les phénomè nes psychiques aux réalités
physiologiques qui les accompagnent, par exemple les sen-
sations aux stimulations nerveuses correspondantes. Les
réponses sont nombreuses et elles forment un spectre assez
complexe pour n’ê tre que partiellement explicable au moyen
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 24

24 Ce que voir veut dire

des notions de monisme et de dualisme. Les progrè s de la


psychologie et de la philosophie, spécialement l’apparition des
ordinateurs et l’avè nement des sciences cognitives, ont en
outre modifié fondamentalement les termes mê mes du pro-
blè me. Néanmoins, il est significatif que la plupart des solu-
tions proposées depuis les premiè res discussions autour de la
loi de Weber-Fechner sont d’orientation moniste. C’est le cas
des récentes sciences cognitives comme c’était déjà le cas de la
psychologie néokantienne, de la psychologie naturaliste de la
deuxiè me moitié du XIXe siè cle, de la théorie de la connais-
sance de Russell et du behaviorisme. Naturellement, la pré-
pondé rance historique du monisme n’empê che pas que
l’alternative soit encore pertinente en psychologie et en phi-
losophie de l’esprit. Je ferai ici quelques propositions en vue
d’une théorie dualiste de la perception, m’inscrivant à l’inté-
rieur d’une tradition relativement marginale dans l’histoire de
la psychologie et de la philosophie de l’esprit, dont les repré-
sentants les plus notables sont Brentano et Husserl. Ma
conviction est que le dualisme est jouable à la condition d’ê tre
compris en un sens nouveau, comme un dualisme qui n’est
plus, rigoureusement parlant, un dualisme du physique et du
psychique. Dans cette perspective, nous emboı̂terons le pas à
certains auteurs souvent qualifiés de monistes, mais dualistes
en notre sens, comme Wilhelm Wundt.
Une part importante des développements qui suivent visera
à modifier l’usage courant des termes de monisme et de
dualisme et d’autres termes directement apparentés. Schéma-
tiquement, l’emploi actuel de ces mots en philosophie de
l’esprit est le suivant. D’une part, on appelle dualisme psy-
chophysique la position consistant à assumer deux types d’ob-
jets, physique et psychique. D’autre part, le point de vue
moniste n’assume qu’un type d’objet. Il est donc soit un
matérialisme, soit un idéalisme, selon que l’unique objectivité
assumée est physique ou psychique. On distingue souvent, en
outre, un « dualisme des propriétés » et un « dualisme substan-
tiel », ou cartésien, selon que le psychique et le physique sont
tenus pour des propriétés réellement différentes ou pour des
substances réellement différentes. Le monisme matérialiste
est incontestablement la position la plus répandue. L’argu-
ment le plus fréquent en sa faveur est qu’il est le seul point de
vue garantissant une approche véritablement scientifique de la
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 25

Introduction 25

vie de l’esprit, par contraste avec l’idéalisme et le dualisme


qui relè veraient de la spéculation métaphysique, voire de la
croyance religieuse.
On peut penser que cette maniè re de voir est dans une
certaine mesure inappropriée et qu’elle engendre des confu-
sions qui empê chent de saisir le problè me adéquatement.
Outre qu’il est facile d’énumérer des positions n’entrant pas
dans ce schéma, comme le « monisme neutre » qui n’est ni
matérialiste, ni idéaliste, on peut encore douter que la scien-
tificité soit jamais un argument probant en faveur de l’ap-
proche matérialiste. D’une part, l’argument n’est probant
qu’à la condition de pré supposer que la scientificité des
sciences naturelles est l’unique scientificité possible – ce qui
est manifestement une pétition de principe. D’autre part,
mê me à supposer que la scientificité naturaliste soit l’unique
scientificité possible, ce monisme épistémologique n’impli-
querait encore aucun monisme ontologique. Dire que la
recherche en psychologie ou en philosophie de l’esprit doit
viser à l’objectivité, à établir des propositions de maniè re
« objective » ou « scientifique », et que cette objectivité ne
peut ê tre obtenue que par les méthodes des sciences natu-
relles, ce n’est pas la mê me chose qu’affirmer que la seule
réalité, pour le scientifique, est la réalité objective au sens de
ce qui existe objectivement dans le monde physique. Si on
le croit, on commet une confusion entre deux significations
é pisté mologique et ontologique du mot « objectivité ». En
réalité, comme on l’a suggéré plus haut en partant d’une
remarque de Searle, on peut trè s bien continuer à envisager
la possibilité d’une description épistémologiquement objec-
tive de ce qui est ontologiquement subjectif, par exemple
d’un vécu de perception ou d’un sentiment de douleur –
tout comme d’ailleurs on peut envisager la possibilité d’une
description subjective de la réalité objective.
Une autre insuffisance de cette maniè re de voir est qu’elle
dissimule une distinction plus importante sous une distinction
moins importante. Par exemple, on peut opposer le dualisme
de Brentano au monisme idéaliste de Berkeley, en disant que
le premier pose une dualité psychophysique irréductible là où
le second n’affirme d’existence que psychique. Mais cette
opposition ne semble pas la plus significative. Elle occulte
pour une grande part le sens de l’intentionalisme de Brentano
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 26

26 Ce que voir veut dire

et de Husserl, qu’en réalité on peut à la fois assimiler et


opposer au monisme psychologique comme au dualisme psy-
chophysique. S’il y a un sens à rapprocher cet intentionna-
lisme du monisme idé aliste, pour autant qu’il n’engage
d’existence que psychique, il y a aussi un sens à l’opposer à
tout monisme idéaliste dans la mesure où la théorie de l’in-
tentionnalité signifie justement qu’on ne peut se limiter, en
philosophie et en psychologie, à l’analyse psycho-réelle de la
vie psychique, et qu’il faut y ajouter, dans les termes de
Brentano, des phénomè nes physiques « irréels ». La représen-
tation n’est pas plus réductible au représenter que le monde
n’est ma représentation et qu’il ne se compose de sense-data.
La théorie de l’intentionnalité préconise l’introduction de
moments psychiques irréels, de contenus intentionnels irré-
ductibles aux contenus psycho-réels du vécu. Or, cette prise
de position débouche sur un dualisme compatible avec l’idéa-
lisme. Il nous met en présence d’un dualisme qui n’est plus un
dualisme du psychique et du physique, mais un dualisme du
psycho-réel et de l’intentionnel à l’intérieur d’un monisme
du psychique. En revanche, si l’on s’en tient à l’opposition
entre le monisme (psychique, physique ou neutre) et le dua-
lisme psychophysique, ou entre le monisme idéaliste et le
monisme maté rialiste, on manque ce qui fait l’inté rê t et
l’originalité du dualisme intentionnaliste de Brentano et de
Husserl, à savoir, précisément, son opposition au monisme
psycho-réel.
Ces remarques nous acheminent vers une compréhension
nouvelle de la question du dualisme en psychologie et en
philosophie de l’esprit. En anticipant quelque peu sur les
développements à venir, on peut dire qu’une innovation ines-
timable attachée à l’intentionnalisme brentanien et husserlien
est d’avoir surmonté l’alternative entre deux positions égale-
ment aporétiques, le monisme de l’analyse psycho-réelle et le
dualisme traditionnel du psychique et du physique, en refor-
mulant celui-ci en un sens nouveau. La distinction subjectif-
objectif est désormais indépendante de la distinction psy-
chique-physique, elle est comprise phénoménologiquement
comme une distinction entre contenus psycho-ré els et
contenus intentionnels. Ce qui nous ramè ne, par-delà la
question psychophysique stricto sensu, à une certaine dualité
psychologique dont les avatars historiques sont nombreux et
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 27

Introduction 27

diversifiés : dualité cartésienne du sens et de la volonté, dualité


kantienne de la sensibilité et de l’entendement, dualité wund-
tienne de l’association et de l’aperception, dualités husser-
liennes du psycho-réel et de l’intentionnel, de la hylé et de
la morphé.
Pour bien comprendre ce point, il est nécessaire d’intro-
duire une distinction supplémentaire entre dualisme ontolo-
gique et dualisme phé nomé nologique. Considé rons la
phénoménologie husserlienne. La « réduction phénoménolo-
gique » impose un point de vue ontologiquement moniste.
Le phénoménologue n’a besoin d’assumer aucune autre exis-
tence que celle des composantes psycho-réelles de la cons-
cience, à savoir des donné es hylé tiques et des intentions
qui les animent. La prise en considération du sens noéma-
tique n’y change rien. Le contenu intentionnel n’est en aucun
cas un nouvel objet dont le phénoménologue aurait à assumer
l’existence à cô té de la hylé et de la morphé. Rigoureusement
parlant, l’acte intentionnel ne contient absolument rien
d’autre que ses composantes psycho-réelles avec leurs pro-
priétés, et c’est toujours en un sens impropre qu’on parle du
contenu intentionnel comme d’un objet. Quand j’imagine
Pégase, le contenu intentionnel « Pégase » n’est pas un objet
qui existerait dans ma conscience, mais un « pur produit de
l’esprit » qui n’existe ni en moi, ni ailleurs.
Cependant, s’il y a bien, dans l’idée mê me de phénoméno-
logie, quelque chose comme un monisme du phénomè ne, celui-
ci n’implique pour autant aucun phé nomé nalisme 1. L’intérê t de
la phénoménologie husserlienne est justement qu’elle combine
ce monisme avec un dualisme du psycho- ré el et de
l’intentionnel. L’intentionalisme husserlien implique aussi un
dualisme phénoménologique d’aprè s lequel les phénomè nes –
tout ce qui apparaı̂t dans la pure imma- nence réflexive – se
répartissent en deux classes exclusives et irréductibles l’une à
l’autre. Ce second dualisme n’est pas seulement celui de Husserl.
Il est aussi, mutatis mutandis, celui de Brentano, chez
qui la distinction psychophysique est avant tout, il faut le
rappeler, une distinction entre phé-

1. Voir, dans le mê me sens, les remarques du gestaltiste W. KÖ HLER sur
la différence entre phénoménologie et phénoménalisme dans The Place of
Value in a World of Facts, p. 105 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 28

28 Ce que voir veut dire

nomè nes psychiques et phénomè nes physiques. En réalité, le


dualisme phénoménologique ainsi compris est identique à la
théorie brentanienne et husserlienne de l’intentionnalité. La
question du monisme ou du dualisme en psychologie et eo ipso
la question de l’intentionnalité surviennent là où on s’inter-
roge sur les composantes psychiques et donc sur le résultat
de l’analyse psychologique. La question est de savoir quel est
le terme de l’analyse psychologique, quels sont les éléments
psychiques ultimes pouvant exister de maniè re absolument
indépendante. Soit on répond, comme Brentano et Husserl,
que les éléments concrets ultimes sont des actes intentionnels,
c’est-à -dire des vécus présentant une dualité irréductible du
psycho-réel et de l’intentionnel, dont la décomposition en
parties est dè s lors simplement abstractive ou « quasi-analy-
tique » ; soit on répond que ces éléments forment un matériau
homogè ne, pré intentionnel, qui est soit sensoriel, soit
« neutre », etc.
Comme je tâ cherai de le montrer en détail, la dualité du
contenu psycho-réel et du contenu intentionnel peut ê tre
considérée comme un dérivé de la dualité phénoménologique
de l’activité et de la passivité. Cette idée réclame d’impor-
tantes précisions et elle ne peut encore ê tre énoncée qu’ap-
proximativement. Je me bornerai, pour le moment, à une
remarque générale concernant la dualité psycho-réel/inten-
tionnel et la dualité hylé/morphé. Bien que la seconde dualité
complè te la premiè re, les deux ne coı̈ncident nullement,
puisque le schéma hylé morphique se situe strictement au
niveau des composantes psycho-réelles de l’acte. Mais ce
n’est pas tout. On peut encore combiner les deux oppositions
de maniè re à en obtenir une nouvelle qui se révélera trè s utile
dans les recherches qui suivent. On peut situer l’opposition
entre la hyléet la corrélation noético-noématique, donc entre
d’une part des contenus psycho-réels d’un certain type et,
d’autre part, des contenus intentionnels et des contenus
psycho-réels d’un autre type. Cette nouvelle dualité n’oppose
plus le psycho-réel à l’intentionnel, mais, pour le dire simple-
ment, ce qui est intentionnel dans la conscience à ce qui ne l’est
pas. Or, d’aprè s une conception défendue notamment par
Husserl, cette derniè re dualité est censé e nous mettre en
présence de la dualité activité-passivité dans la théorie de la
perception.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 29

Introduction 29

À l’opposé du dualisme phénoménologique, on trouve un


grand nombre de positions philosophiques qui peuvent ê tre
rassemblées sous le titre de monisme phénoménologique ou de
« monisme de l’expérience ». Cette orientation est caractéristique
du phénoménalisme du jeune Carnap et des théories de la
perception de James, de Natorp et des gestaltistes de la
deuxiè me génération. Une définition assez adéquate pourrait
ê tre celle donnée par William James au début de son fameux
article « La conscience existe-t-elle ? » de 1904 :

Ma thè se est que si nous partons de la supposition qu’il n’y a


qu’un matériau primaire dans le monde, un matériau dont tout est
composé, et si nous appelons ce matériau « expérience pure », alors
le connaı̂ tre peut facilement ê tre expliqué comme étant un type
particulier de relation dans laquelle peuvent se tenir l’une envers
l’autre des portions de l’expérience pure 1.

La clef de voû te de ces théories est l’idée que l’analyse de


l’expérience est indistinctement l’analyse du monde objectif et
que la structuration du monde dans les sciences objectivantes
peut ê tre ramenée à la structuration des contenus psycho-
réels de l’expérience. Autrement dit, ce n’est pas seulement
qu’il n’y a ultimement qu’un seul ordre de réalité qui est celui
des données phénoménales de l’expérience immédiate, mais
c’est aussi que les données phénoménales sont essentielle-
ment homogè nes et que la différence entre psychique et phy-
sique est seulement secondaire. Ce n’est pas autrement que
Paul Natorp définissait son « monisme de l’expérience » en
1888 :

Les phénomè nes de la conscience sont totalement identiques


aux phénomè nes qui rapportent la science à l’unité objective de la
nature ; il n’y a aucunement deux séries de phénomè nes données de
faç on indépendante qu’il ne faudrait mettre en relation l’une avec
l’autre qu’aprè s coup, mais il n’y a qu’un donné, qui est considéré

1. W. JAMES, « Does ‘‘consciousness’’ exist ? », p. 170. Sans doute, ce


monisme jamesien ne doit pas ê tre compris en un sens strictement réduc-
tionniste. Voir les importantes réserves de J. McDermott dans son intro-
duction à The Writings of William James, p. XLIV, qui estime que le texte de
1904 prê te à confusion. C’est sur la base d’une interprétation trè s discu-
table que James conç oit son monisme de l’expérience en opposition à la
conception de Natorp qu’il juge dualiste.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 30

30 Ce que voir veut dire

de deux maniè res différentes, d’un cô té comme simplement appa-
raissant, c’est-à -dire comme donné dans la conscience, et de l’autre
en référence à l’objet y apparaissant 1.

Notre conception intentionnaliste s’accorde jusqu’à un cer-


tain point avec le monisme de l’expérience. Elle confirme que
ce à quoi j’ai affaire dans l’expérience immédiate, irréfléchie,
est en quelque sorte ontologiquement homogè ne, à savoir
uniformément « objectif » par opposition à la conscience, aux
actes psychiques et à leurs parties. La divergence réside plutô t
dans le fait que, pour moi, le donné irréfléchi est qualifiable
d’« objectif » précisément par contraste avec le donné de l’ex-
périence réflexive qui, pour sa part, est structurellement dua-
liste. Ainsi, il me paraı̂ t inexact d’assimiler le donné irréfléchi
à des sensations ou à d’autres entités qui seraient soit psy-
chiques, soit indistinctement psychophysiques, soit neutres.
La conséquence est que l’expérience irréfléchie présente une
dualité irréductible sitô t que nous réfléchissons sur elle : elle
est dualiste pour nous, mais moniste pour elle-mê me. C’est de
ce fait qu’on veut rendre compte quand on dit que le dualisme
phénoménologique est compatible avec un monisme ontolo-
gique. Cette idée suppose alors 1) qu’une expérience réflexive
est possible, 2) que ses objets ne sont pas identiques à ceux de
l’expérience irréfléchie, 3) que la réflexion phénoménologique
est structurellement dualiste. En ce sens, notre position va
de pair avec un réalisme affirmant que, pour l’expérience irré-
fléchie, le donné ne présente aucun des caractè res distinctifs
du « phénoménal », qu’il présente d’emblée un monde perma-
nent, identique intersubjectivement, etc., et qu’il est donc
inutile de lui chercher un soubassement phénoménal dans
l’expérience irréfléchie elle-mê me. En revanche, ce réalisme
est critique au sens où il réclame une fondation dans l’expé-
rience réflexive.

Ce que voir veut dire.

Comme je l’ai annoncé d’emblée, le thè me général de cet


ouvrage est l’intentionnalitéperceptuelle. Ce qui nous intéresse

1. P. NATORP, Einleitung in die Psychologie nach kritischer Methode, p. 73.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 31

Introduction 31

n’est pas tant l’expérience perceptuelle prise pour elle-mê me,


mais la maniè re dont elle représente des objets.
Un aspect crucial de la question de l’intentionnalité per-
ceptuelle est la distinction entre activité et passivité. D’aprè s la
conception traditionnelle, héritée de Kant, l’objectivation de
l’expérience est un processus actif qui ajoute quelque chose,
une unité objective, voire un concept, à des données senso-
rielles passives. Comme je l’ai déjà indiqué, je ne rejetterai pas
fondamentalement cette conception. J’émettrai cependant
quelques objections de principe contre sa variante kantienne
et, à sa suite, contre sa variante fregéenne ou « descriptiviste »
qui est largement répandue à l’heure actuelle et qui est assez
caractéristique de la tradition analytique classique 1. L’enjeu,
en un mot, est de contester qu’il y ait une connexion essen-
tielle entre objectivation (par exemple perceptuelle) et
conceptualisation. Ce qui nous orientera vers une conception
en partie nouvelle du rapport entre percept et concept.
Il est usuel de considérer que ce qui est en jeu dans le
rapport entre percept et concept est tout aussi bien le rapport
entre l’expérience et le langage, entre l’intuitif et le symbo-
lique, qui est assurément un autre problè me central de la
théorie de la perception. La question est de savoir comment
le logos, « le logique » au sens le plus large, peut se constituer à
mê me l’expérience, mais aussi comment il est possible d’ex-
primer l’expérience et, ainsi, d’imprimer au monde perç u
quelque chose comme une structure logique.
Une thè se fondamentale à la base de la phénoménologie
husserlienne est qu’il existe une analogie profonde entre l’ac-
tivité d’objectivation perceptuelle et l’activité « logique » par
laquelle des propositions sont affirmées, pensées, énoncées,
etc. Cette analogie peut ê tre comprise de plusieurs faç ons
différentes. Elle ne signifie pas nécessairement que l’inten-
tionnalité perceptuelle serait un cas particulier de l’intention-
nalité logico-linguistique et que l’acte intentionnel en général
devrait sa structure à l’acte logico-linguistique. Elle peut aussi
vouloir dire, à l’inverse, que la structure des actes logico-
linguistiques est un cas particulier d’une structure plus géné-

1. Le mot « descriptivisme » est employé ici en un sens plus général qu’en


philosophie du langage. Le lien entre les deux acceptions sera précisé au
chapitre III.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 32

32 Ce que voir veut dire

rale qui est celle de l’intentionnalité. C’est dans cette optique


que, dans les Idées I, Husserl emploie le terme « sens » pour
désigner le contenu intentionnel de tout acte logique ou non
logique, en réservant le terme « signification » pour le sens
intentionnel des actes logiques. De cette maniè re, la phéno-
ménologie transcendantale devenait quelque chose comme
une sémantique intentionnelle résultant d’une généralisation
de la sémantique linguistique, conformément au principe sui-
vant lequel, pour reprendre une formule fameuse des Idées III,
« le noè me en général n’est rien de plus que la généralisation
de l’idé e de signification au domaine des actes dans son
ensemble 1 ».
Cette derniè re position, dé fendue dè s la VIe Recherche
logique, n’est pas proprement husserlienne. Pour ne citer
qu’un exemple, elle est aussi trè s caractéristique, aujourd’hui,
de la philosophie de John Searle, spécialement dans sa volonté
d’élaborer une philosophie de l’esprit en généralisant certains
résultats obtenus en philosophie du langage. Cette ambition
apparaı̂t clairement dè s la premiè re page de son traité sur
l’intentionnalité de 1983 : « Une présupposition fondamentale
qui sous-tend mon approche des problè mes du langage est
que la philosophie du langage est une branche de la philoso-
phie de l’esprit 2. »
La question du rapport entre analyse logique ou linguis-
tique et analyse intentionnelle présente plusieurs aspects
distincts qu’il est important de traiter séparément. Elle est
en réalité une double question. Il s’agit d’abord de savoir si
on a raison d’identifier – dans un sens ou dans un autre, et
avec les restrictions qu’on voudra – la signification linguis-
tique au contenu intentionnel de l’acte expressif. Il s’agit
ensuite de savoir si le modè le de la signification linguistique
doit ê tre généralisé au contenu intentionnel des actes expres-
sifs comme non expressifs. Husserl a répondu affirmative-
ment à ces deux questions. D’une part, l’idée mê me d’une
« fondation phé nomé nologique de la logique » repose sur
l’assimilation de la signification au contenu intentionnel
des vé cus expressifs. D’autre part, un des enjeux de la
VIe Recherche logique est d’annexer toute vie intentionnelle

1. E. HUSSERL, Ideen III, Hua 5, p. 89.


2. J. SEARLE, Intentionality. An Essay in the Philosophy of Mind, p. VII.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 33

Introduction 33

à la sphè re « logique » de la signification. Partout où il y a


intentionnalité, c’est-à -dire partout où il y a des actes psy-
chiques, cette intentionnalité est fondamentalement d’abord
une intentionnalité « signitive ». De mê me que l’expression
signifie un certain contenu, une certaine Bedeutung, indépen-
damment du fait qu’elle correspond à un objet, de mê me
l’acte psychique vise un certain contenu intentionnel indé-
pendamment du fait qu’il a un objet. De mê me que l’ex-
pression « carré rond » a un sens alors mê me qu’elle ne
dé note aucun objet, qu’elle est un contresens sans pour
autant ê tre un non-sens, de mê me la « simple pensée » d’un
carré rond est intentionnelle alors mê me qu’elle n’a pas
d’objet.
La maniè re dont on répond à ces deux questions ne peut
naturellement qu’avoir des effets décisifs sur toute description
phénoménale des processus perceptuels. Par ce double pas-
sage qui nous conduit d’abord de la signification de l’expres-
sion au contenu intentionnel de l’acte expressif, ensuite du
contenu intentionnel de l’acte expressif au contenu inten-
tionnel de l’acte non expressif, on se donne aussi comme
principe directeur, pour décrire les phénomè nes perceptuels,
au moins une certaine affinité entre les structures linguistiques
de l’expression et les structures de l’acte psychique. Cette
affinité rend la théorie husserlienne de la perception particu-
liè rement problématique. Sans doute, on peut admettre sans
trop de difficulté s la reconduction de la signification de
l’expression au contenu intentionnel d’un acte expressif cor-
respondant. C’est du fait d’ê tre investi par une activité inten-
tionnelle d’un certain type (expressive) qu’un objet physique
peut se voir conférer une signification et devenir, par là , une
expression. Ce qui est compris – le sens – n’est pas autre chose
que ce qui est signifié par l’expression qui est comprise, mais
justement je comprends cela mê me que signifie l’expression.
De mê me, je peux exprimer ce que j’affirme en l’énonç ant ou
en l’écrivant sur une feuille de papier, de sorte que c’est bien le
même sens qui est exprimé et affirmé. Ou bien ce qui est
affirmé n’est pas identique à ce qui est exprimé, mais alors
l’expression est inadéquate et elle est l’expression adéquate
d’un sens auquel se rapporte un autre acte d’affirmation pos-
sible. Toutefois, les constatations de ce genre deviennent
paradoxales quand on passe aux actes de la perception sen-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 34

34 Ce que voir veut dire

sible. Que veut-on dire quand on dit d’une perception sen-


sible qu’elle « a un sens » ?
Une autre question concerne l’opposition de l’intuitif et du
symbolique, du remplissant et du signitif, ainsi que sa perti-
nence s’agissant de l’intentionnalité, en particulier percep-
tuelle. Elle est de savoir dans quelle mesure et à quelles
conditions cette opposition peut guider la phénoménologie
de la perception. C’est en ce sens que le modè le de l’acte
psychique de la VIe Recherche logique repose sur une généra-
lisation du modè le linguistique à toute vie intentionnelle.
Husserl propose de distinguer, dans tout acte psychique,
d’une part une intention signitive, dirigée vers un contenu
de signification, et d’autre part une intention remplissante
qui me donne « en personne » ce qui est visé dans l’intention
signitive. S’il m’est possible de « voir » maintenant l’objet, c’est
en raison d’une concordance entre deux intentions par
laquelle une visée d’abord vide acquiert secondairement un
contenu intuitif. Alors, les contenus des intentions signitive et
remplissante sont identifiés l’un à l’autre au moyen d’une
synthè se spéciale. Il naı̂t un nouvel acte d’évidence, dont le
corrélat est l’identité des deux contenus.
À cela, Husserl ajoute deux thè ses fondamentales.
1. D’abord, il énonce le principe suivant lequel toute inten-
tion remplissante est le remplissement d’une intention signitive. Si
on est en présence d’une intention remplissante, alors on a
nécessairement aussi une intention signitive dont elle est l’in-
tention remplissante : « À toute intention intuitive, affirme
Husserl, appartient – au sens d’une possibilité idéale – une
intention signitive qui s’adapte exactement à elle d’aprè s la
matiè re 1. » Ainsi la sphè re du remplissement, donc des objets,
est en quelque sorte prédéterminée par la sphè re du sens ;
l’ontologique est en quelque sorte prédéterminé logiquement.
Pour reprendre une expression de Jocelyn Benoist, la phéno-
ménologie husserlienne va de pair avec un « idéalisme du
sens » affirmant une dépendance de l’ê tre envers le sens 2.
2. La seconde thè se apporte un important complément à la
premiè re, en stipulant que toute intention signitive n’est pas

1. E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, VI, B76.


2. Voir J. BENOIST, Les Limites de l’intentionnalité. Recherches phénoméno-
logiques et analytiques, chap. XIV.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 35

Introduction 35

remplie. S’il ne peut exister d’intention remplissante sans


intention signitive correspondante, il existe en revanche des
intentions signitives dépourvues d’intentions remplissantes.
Comme l’affirme clairement Husserl dans la VIe Recherche,
« le domaine de la signification embrasse beaucoup plus
que celui de l’intuition, c’est-à -dire que le domaine global
des remplissements possibles 1 ». Je peux parler de quelque
chose sans le voir, par exemple du centre du soleil ou de
Pégase, et je peux mê me parler de quelque chose qu’il est
impossible a priori de voir, par exemple d’un cercle carré.
Bref, je peux penser quelque chose sans l’intuitionner, mais
je ne peux pas intuitionner ce qui est impensable (ce à quoi on
ne peut faire correspondre aucun contenu de signification).
Ces observations vont tout à fait dans le sens de ce qui a été
développé plus haut : tout acte intentionnel n’est pas remplis-
sant, intuitif, mais tout acte intentionnel est signitif, c’est-
à -dire caractérisable sur le modè le des actes de la sphè re
logico-linguistique. Husserl va approfondir cette derniè re
idée en particulier au § 124 des Idées I, où il va tenter, dans
une optique d’ailleurs assez différente, de l’étayer phénomé-
nologiquement. Ici encore, il s’agit d’é tendre le modè le
logico-linguistique à l’ensemble de la vie intentionnelle.
Comme le remarque un passage fameux du mê me para-
graphe, il faut maintenant étendre la notion de signification
pour qu’elle « s’applique d’une certaine maniè re à toute la
sphè re noé tico-noé matique : donc à tous les actes, qu’ils
soient ou non combinés à des actes expressifs 2 ». Seulement,
Husserl va aussi adopter à cette fin, pour ainsi dire, la stratégie
inverse. Au lieu de partir des actes expressifs pour ensuite
généraliser leur structure à tout acte intentionnel, il va main-
tenant partir des actes non expressifs et affirmer que tout acte
non expressif est potentiellement expressif. Partant, tout acte
intentionnel est expressif actuellement ou potentiellement. On
aboutit ainsi à un résultat comparable, qui ressemble à une
« logicisation » de la vie intentionnelle en totalité.
Le problè me qui intéresse maintenant Husserl est l’expli-
citation des actes non expressifs. Il remarque une propriété

1. E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, VI, B192. Voir Logische Unter-


suchungen, I, chap. II.
2. E. HUSSERL, Ideen I, p. 256.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 36

36 Ce que voir veut dire

trè s générale de tout acte intentionnel, qu’il formule comme


une loi : tout acte intentionnel peut être explicité, exprimé(ibid.,
p. 257). Toute perception peut ê tre exprimée dans un énoncé
de perception ; toute croyance peut ê tre exprimée dans un
énoncé de croyance, etc. C’est là une caractéristique fonda-
mentale de tout acte intentionnel, d’où Husserl tire un prin-
cipe jouant un rô le dé terminant dans les Idée s I : « La
signification logique est une expression » (ibid.).
Husserl raisonne ici dans une perspective trè s différente
de celle des Recherches logiques. Il ne s’agit plus de subor-
donner le remplissement intuitif à la visée signitive, l’objet
perç u au sens, le perceptuel au logique, mais bien, à l’inverse,
de montrer que la signification n’est rien de plus qu’une
couche expressive s’ajoutant à la couche perceptuelle. On se
rapproche donc davantage de la « phénoménologie de la per-
ception » que plusieurs commentateurs ont cru déceler chez
Husserl. Quoi qu’il en soit, cette maniè re de voir a au moins
deux conséquences remarquables. La premiè re est que les
actes de la sphè re logique deviennent en quelque sorte des
actes subordonnés à la sphè re perceptuelle. Husserl explique
trè s bien ce fait au § 124, en déclarant que la sphè re expressive
n’est pas « productive » (ibid., p. 258). Ce qui signifie que la
couche expressive n’ajoute rien à la couche non expressive
qu’elle exprime et, en particulier, qu’il y a toujours exacte-
ment les mê mes thè ses d’existence, avec les mê mes modalités,
dans la couche expressive et dans ce qu’elle exprime. La
seconde consé quence est que tout acte intentionnel, du
simple fait d’ê tre exprimable au moyen d’actes logiques,
devient par là un acte renfermant une couche expressive qui
est soit actuelle, soit simplement potentielle. Comme l’affirme
Husserl au § 117 des Idées I, tout acte renferme quelque chose de
logique 1, et cela justifie déjà qu’on envisage un homéomor-
phisme ou une communauté de structure des actes expressifs
et non expressifs.
On retrouvera ultérieurement tous ces problè mes, que les
recherches qui suivent permettront d’aborder avec des
moyens nouveaux. Il s’agira de mettre à profit la description

1. E. HUSSERL, Ideen I, p. 244 : « Tout acte, ou tout corrélat d’acte,


renferme en soi quelque chose de ‘‘logique’’ (ein ‘‘Logisches’’), explicite-
ment ou implicitement. »
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 37

Introduction 37

phénoménale sinon pour trancher, du moins pour reformuler


plus adéquatement des questions philosophiques trè s géné-
rales comme celles qu’on vient de passer en revue. Les
ré flexions ci-dessus appellent momentané ment quelques
remarques, qui nous serviront de fils conducteurs tout au
long du chapitre III.
D’abord, l’observation que toute expérience est « potentiel-
lement » logique – au sens où son contenu peut toujours ê tre
exprimé, pensé propositionnellement, etc. – est certes trè s
importante, mais il ne faut pas la surestimer ni lui faire dire
ce qu’elle ne dit pas. Par elle-mê me, elle peut tout aussi bien
signifier que l’expérience n’est pas du tout (actuellement)
logique. En réalité, on pourrait tout autant considérer que
la vraie question ne porte pas sur le caractè re logicisable de
l’expérience, mais qu’elle est de savoir comment des contenus
propositionnels peuvent se constituer sur la base de données
sensorielles et d’objectivations attentionnelles dont la structu-
ration n’est pas (actuellement) propositionnelle, mais asso-
ciative ou gestaltiste. Cette seconde formulation – qui est
distinctive des théories empiristes de l’abstraction comme
d’un certain nombre de travaux d’orientation gestaltiste –
est certes trè s différente, mais elle ne change rien, sur le
fond, au caractè re logicisable de l’expérience 1.
Ensuite, c’est la question du caractè re « logique » de l’expé-
rience elle-mê me qui n’est pas claire. Est-elle vraiment équi-
valente, comme on le suppose généralement dans les débats
contemporains sur le voir non conceptuel, à la question de
savoir si le contenu intentionnel de l’expérience est proposi-
tionnel, c’est-à -dire (intégralement ou partiellement) concep-
tuel ? Il est courant de considé rer que l’expé rience est
exprimable, connaissable, etc., et donc propositionnelle.

1. Voir, dans le mê me sens, les remarques de H. DREYFUS, « Overco-


ming the Myth of the Mental ». Un bon exemple est l’interprétation ges-
taltiste de la généralité conceptuelle de Gelb et Goldstein, telle que la
commente Gurwitsch à la lumiè re de la théorie husserlienne de l’idéation.
Voir A. GURWITSCH, « Gelb-Goldstein’s concept of ‘‘concrete’’ and ‘‘cate-
gorial’’ attitude and the phenomenology of ideation », et ID., « Sur la pensée
conceptuelle ». Voir l’excellent panorama de G. T. NULL, « Generalizing
abstraction and the judgment of subsumption in Aron Gurwitsch’s version
of Husserl’s theory of intentionality », qui accentue le lien avec la critique
gurwitschienne de Husserl.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 38

38 Ce que voir veut dire

Mais la consé quence est-elle forcé e ? S’il est difficile de


contester que l’expérience est exprimable ou connaissable,
en revanche l’hypothè se du caractè re essentiellement concep-
tuel de l’expé rience est particuliè rement paradoxale. Elle
semble reposer sur un modè le aporétique et trop restrictif
de l’intentionnalité perceptuelle, qui en exclut, par exemple,
les nourrissons et les animaux. Ne serait-il pas plus naturel,
en définitive, de dire que la question de l’intentionnalité est
indé pendante de celle de la propositionalité ? Une telle
conception nous confronterait assurément à de nouvelles dif-
ficultés, mais elle serait aussi, me semble-t-il, descriptivement
plus sincè re et plus féconde.
Un résultat trè s important de cet ouvrage sera de montrer
les insuffisances profondes de la position usuelle consistant à
réduire le contenu intentionnel de l’expérience à un contenu
propositionnel, en rejetant tout le reste du cô té des mystérieux
« qualia » – voire en niant purement et simplement son exis-
tence. Comme je l’ai dit, il y a de bonnes raisons de penser
que la notion de quale est supporté e par une conception
excessivement appauvrissante de l’expérience, dont la base
descriptive n’est pas aussi solide qu’on pourrait le croire. Le
raisonnement s’apparente souvent à un cercle : on identifie
intentionnalité et conceptualité en alléguant le fait que tout ce
qui n’est pas conceptuel dans l’expérience se ramè ne à des
stimuli sensoriels dépourvus d’intentionnalité, mais on ne voit
pas que cette derniè re idée elle-mê me ne se justifie que par le
préjugé suivant lequel toute intentionnalité est conceptuelle.
À l’opposé, on peut penser que l’alternative – de style kantien
– du percept non intentionnel et du concept intentionnel est
trompeuse, et qu’il y a un tiers terme possible entre non-
intentionnel et propositionnel.

Pourquoi la phénoménologie de la perception


de Husserl est insuffisante.

Je ne vois aucun inconvénient à ce que les recherches sui-


vantes soient typologisées sous le titre de « phénoménologie de
style husserlien », à condition qu’on entende par là une com-
munauté conceptuelle et méthodologique au sens trè s large.
Sur le problè me de la perception comme sur beaucoup d’au-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 39

Introduction 39

tres, le patient travail d’analyse de Husserl a donné des résul-


tats de valeur inestimable autant sur le plan de la clarification
conceptuelle que sur celui de la méthodologie. Pour le reste, le
présent ouvrage ne s’inscrit que trè s modérément dans le
sillage de la phénoménologie de la perception de Husserl.
Bien que celle-ci semble un point de départ naturel à cô té
d’autres travaux comme ceux de Gurwitsch et de Merleau-
Ponty, j’ai dû en rejeter ou en corriger en profondeur de
nombreux éléments parmi les plus fondamentaux et apparem-
ment les plus inaliénables. Dans la mesure où la théorie de la
perception joue assurément un rô le central dans la phénomé-
nologie husserlienne prise dans son ensemble, je considè re
donc que cette derniè re est également remise en cause dans
cet ouvrage de maniè re significative.
On a souvent exagéré l’originalité du modè le husserlien de
la perception sensible. En dépit de sa conceptualité prolifique,
de sa puissante originalité dans le détail de l’analyse et sur
certaines questions comme celle de l’intentionnalité percep-
tuelle, la contribution husserlienne à l’étude de la perception
apparaı̂ trait sans doute plus conventionnelle à un regard plus
impartial et mieux informé de la littérature psychologique
contemporaine de Husserl. Pour l’essentiel, ce modè le repose
sur la distinction entre synthè ses passives et synthè ses actives,
que Husserl interprè te en un sens modéré et synthétique, à
mi-chemin entre l’empirisme humien et l’intellectualisme
néokantien. Sa position, qui ressemble par exemple beaucoup
à celle de Wilhelm Wundt, consiste à penser les synthè ses
passives – à l’exception notable des synthè ses de la conscience
interne du temps – sur le modè le de l’association par simili-
tude et les synthè ses actives sur le modè le de l’activité atten-
tionnelle.
Mê me si on se limite au problè me de la perception en
faisant abstraction de questions plus générales, la phénomé-
nologie husserlienne pré sente aussi, me semble-t-il, de
sérieuses déficiences qui suffisent à la disqualifier sur de
nombreux points. Tantô t des concepts fondamentaux sont
resté s é quivoques et insuffisamment clarifié s, tantô t la
théorie elle-mê me ne résiste pas à l’examen à la lumiè re de
développements plus récents, notamment gestaltistes. Bien
que de nombreux résultats isolés doivent certainement ê tre
préservés, ces déficiences, à mon sens, obligent à recons-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 40

40 Ce que voir veut dire

truire l’édifice de fond en comble. Ce qui passera, avant


toute chose, par une reformulation en profondeur du dua-
lisme activité-passivité, qui devra ê tre justifié sur des bases en
grande partie nouvelles.
Avant d’énumérer quelques points insuffisamment clarifiés
chez Husserl, commenç ons par les thè ses qui me paraissent
fausses. J’estime nécessaire de rejeter les propositions sui-
vantes, qui sont trè s caractéristiques de la théorie de la per-
ception de Husserl :
1. Si l’on excepte les synthè ses de la conscience interne du
temps, le principe général qui gouverne toutes les synthè ses
passives (associations) est la similitude.
2. Il n’y a pas lieu de distinguer, au niveau hylétique, entre
le senti et le sentir, car la hylén’est pas intentionnelle.
3. L’attention – l’objectivation – est nécessairement posi-
tionnelle.
4. Les caractè res figuraux sont des données qui s’ajoutent à
des donné es sensorielles demeurant constantes pour des
configurations différentes.
5. Les aspects qualitatifs (hylétiques) sont, dans tous les
sens, distincts du contenu intentionnel.
6. L’expérience perceptuelle est intégralement thétique.
7. L’expérience perceptuelle est thétique au moins au sens
où elle supporte une thè se passive, la « proto-doxa », dont le
corrélat est le « monde de la vie ».
8. Il existe une corrélation entre les modalités doxiques et
les modalités ontiques, et tous les cas apparemment réfrac-
taires s’expliquent par la présence de « modifications ».
Je reconnais que toutes ces thè ses n’ont pas été défendues
par Husserl avec la mê me netteté ni avec la mê me constance,
et que la discussion sur leur attribution husserlienne reste
possible. L’essentiel est qu’aucune ne résiste à un examen
attentif des faits descriptifs. La thè se (1), qui remonte au
moins à Hume, est réfutée directement par la psychologie
gestaltiste. La thè se (2) résulte selon moi d’une conception
hybride et ambiguë de la sensation qui, tout en se voulant
antiphé nomé naliste, conserve clandestinement un certain
présupposé erroné du phénoménalisme. Un résultat impor-
tant des recherches qui suivent sera de montrer en quel sens la
notion de hylé est incomplè tement développée chez Husserl.
Je ferai quelques propositions en vue d’en élaborer un concept
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:51 - page 41

Introduction 41

plus acceptable, sur la base d’une conception plus fine de


l’analyse psychologique et de l’analyse phénoménologique.
À l’encontre de la thè se (3), défendue sous une forme un
peu différente par le psychologue meinongien Witasek, je
tenterai d’établir que la question de l’intentionnalité et celle
de la positionalité sont deux questions essentiellement indé-
pendantes l’une de l’autre. J’énoncerai en ce sens une hypo-
thè se, celle de la généralitéde la positionalité, qui conduira à les
dissocier principiellement. Bien que je sois fortement rede-
vable sur ce point à la distinction husserlienne entre matiè re
intentionnelle et qualité d’acte, à laquelle j’ai consacré une
part importante d’un précédent ouvrage 1, cette hypothè se va
à l’encontre de la conception de Husserl et elle représente, me
semble-t-il, un élément nouveau qui pourra ê tre exploité avec
profit dans les débats contemporains sur le voir non concep-
tuel. La thè se (4) a été attaquée par Aron Gurwitsch comme
étant un cas particulier de l’hypothè se de constance, dont le
rejet forme la base de la théorie de la perception des gestal-
tistes de deuxiè me génération. Elle est, à mon sens, fausse
sous sa forme husserlienne, qui est en gros celle d’Ehrenfels,
mais je tenterai ici d’en donner une version plus acceptable.
La thè se (5) est étroitement connectée à la thè se (2) et le sort
qui doit lui ê tre réservé dépend du point de vue à adopter sur
les données hylétiques en général. Comme je l’ai déjà suggéré,
un enjeu central de cet ouvrage sera d’établir que celles-ci
peuvent ê tre considé ré es, à certaines conditions, comme
appartenant au contenu intentionnel, sans pour autant ê tre
assimilables à des noè mes perceptuels au sens de Gurwitsch.
Je tenterai de montrer que la thè se (6) n’est vraie qu’en un
sens limité et que son interprétation husserlienne ne tient pas
la route. Tout en distinguant principiellement l’attention per-
ceptuelle de la position perceptuelle, nous avancerons l’idée
que la seconde est néanmoins conditionnée par la premiè re au
sens où le positum est toujours l’ensemble formé par la portion
attentionnée du champ sensible et sa périphérie non atten-
tionnée. Ce qui nous conduira à redéfinir la positionalité
perceptuelle en des termes nouveaux et à abandonner les
concepts husserliens de proto-doxa et de « monde de la vie »
définis dans la thè se (7). De mê me, la thè se (8), qui stipule

1. Voir Objet et Signification, 2003.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 42

42 Ce que voir veut dire

une relation d’équivalence entre modalités doxiques (suppu-


tatif, dubitatif, etc.) et modalités ontiques (possible, douteux,
etc.), ne sera pas maintenue sous cette forme, principalement
parce que la notion de modification est dans certains cas
problématique.
À cela s’ajoutent un certain nombre de points qui
demeurent ambigus, imprécis ou en tout cas peu clairs dans
la phénomé nologie de la perception de Husserl. Les plus
significatifs me paraissent ê tre les suivants :
1. Autant que je sache, et sous réserve que la publication de
nouveaux manuscrits ne vienne me donner tort, le traitement
réservé par Husserl à la question de l’analyse psychologique
est étonnamment embryonnaire et peu explicite, en tout cas
sans commune mesure avec les riches travaux que lui ont
consacré s d’autres é lè ves de Brentano tels que Meinong,
Stumpf ou Marty. Or cette question revê t une importance
fondamentale pour la théorie de la perception, où les phéno-
mè nes figuraux semblent à la fois jouer un rô le central et faire
obstacle à l’analyse psychologique.
2. On peut aussi penser que Husserl n’a pas suffisamment
distingué la question du sens intentionnel de la question du
« catégorial », du concept. Sa position est une position équi-
voque, qui se prê te à toutes sortes de méprises lourdes de
conséquences, dont un exemple est l’interprétation concep-
tualiste du noè me proposée par Føllesdal. Je montrerai ici
que, s’il existe bien une connexion nécessaire entre les deux
problè mes, elle n’a aucune implication conceptualiste.
3. Il me semble aussi trè s souhaitable de rejeter l’opinion,
défendue par Husserl aprè s 1907, suivant laquelle l’expé-
rience phé nomé nologique s’oppose à l’expé rience naı̈ ve
comme le « transcendantal » à l’« empirique ». Aprè s bien des
tentatives aussi vaines que charitables, j’ai dû me rendre à
l’évidence qu’il n’existe pas d’expérience transcendantale au
sens des Méditations cartésiennes ni en aucun autre sens, et que
rien ne pouvait sortir de discussions menées sur cette base.
Le qualificatif « transcendantal » est particuliè rement malheu-
reux et il est à l’origine d’un grand nombre de dévoiements.
Opposé à « empirique », il prê te à confusion en suggérant que
l’expérience réflexive ne serait pas une expérience au sens
normal du terme et qu’elle ne le serait qu’au prix d’une
analogie fallacieuse avec l’expé rience du monde objectif.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 43

Introduction 43

L’opposition ouvre ainsi la voie aux débordements spéculatifs


de l’anti-empirisme post- et néokantien que la Psychologie du
point de vue empirique de Brentano comme les Recherches
logiques de Husserl avaient précisément pour but d’éradiquer
de la philosophie. Je ne veux pas dire par là que l’idée d’ex-
périence réflexive n’est pas sujette à discussion, mais seule-
ment que la diffé rence entre expé rience irré flé chie et
expé rience ré flexive a souvent é té surestimé e et qu’il est
plus sain et plus sincè re, en la matiè re, de se prononcer soit
contre l’expérience réflexive empirique, soit en faveur de l’ex-
pé rience ré flexive empirique. Si le mot « empirique » est
employé au sens étroit de l’expérience du monde physique,
alors l’expérience réflexive est trivialement non empirique
mais cet emploi est inutilement paradoxal. S’il signifie,
comme usuellement en philosophie, « relatif à l’expérience »,
alors pourquoi l’expérience réflexive ne serait-elle pas empi-
rique ? Je dois malheureusement avouer n’avoir jamais
rencontré personne qui fû t capable de m’expliquer intelligi-
blement en quel sens le transcendantal s’oppose à l’empi-
rique, ni pourquoi l’expérience réflexive ne pourrait pas ê tre
empirique. L’idée d’expérience transcendantale – avec ses
innombrables avatars que sont l’angoisse, l’« ê tre pour la
mort authentique », l’« auto-affection », etc. – a souvent été
un moyen de revendiquer l’autorité d’un donné sans se plier
aux contraintes de la sincè re description empirique. D’une
part, on soutient que l’acte intentionnel (quel que soit le nom
qu’on lui donne) est transcendant à tout objet, qu’il n’est
jamais donné ni, à plus forte raison, descriptible par aucune
expérience, etc. ; d’autre part, ces dénégations ne sont com-
patibles avec le projet phénoménologique qu’à la condition de
les comprendre au sens ordinaire et de réserver la possibilité
d’une auto-expé rience qui serait extraordinaire et mysté -
rieuse, voire ineffable, propre à l’artiste, au poè te, au mystique
et incomparable avec l’expérience quotidienne comme avec
l’expérience scientifique.
4. La distinction entre activité et passivité n’est pas fondée
phénoménologiquement chez Husserl. Celui-ci a sinon éludé,
du moins sous-estimé la question de savoir quel caractè re
phénoménal distingue l’activité de la passivité et comment
des vécus peuvent apparaıˆtre comme actifs ou passifs. Or la
question de la réalitéphénoménale de l’activité objectivante est
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 44

44 Ce que voir veut dire

vitale si on ne souhaite pas qu’elle soit un présupposé infondé,


voire un dogme métaphysique dans le style de la causa nou-
menon de Kant. Je proposerai sur ce point une solution ins-
pirée de Hume et de Stumpf.

Conscience et intentionnalité.

Le rapport entre conscience et intentionnalité est une ques-


tion difficile qui a reç u des réponses diversifiées. De nom-
breux auteurs estiment que la conscience est indépendante et
conceptuellement distincte (mê me si elle ne l’est peut-ê tre
jamais factuellement) de l’intentionnalité. D’autres philoso-
phes, comme Searle et plus ré cemment les partisans de
l’« intentionnalité phénomé nale », considè rent qu’il y a un
lien essentiel entre conscience et intentionnalité et qu’une
théorie de l’intentionnalité ne peut qu’ê tre une théorie de
l’intentionnalité consciente 1.
Nous pouvons formuler l’alternative sous une forme plus
restreinte, en nous limitant à la conscience phénoménale. La
premiè re voie, de loin la plus répandue dans la philosophie de
l’esprit contemporaine, conduit à dissocier l’intentionnalité et
la conscience phénoménale et à mettre sur pied une théorie
non phé nomé nologique de l’intentionnalité , par exemple
fonctionnaliste ou physicaliste. L’idée est déjà ancienne. À
la fin du XIXe siè cle, Carl Stumpf définissait sa phénoméno-
logie comme une thé orie de la conscience phé nomé nale
opposé e à la psychologie descriptive dé finie comme une
thé orie des actes intentionnels. De mê me, le né okantien
Paul Natorp entendait par « phénomè ne » un matériau primitif
commun à la psychologie et aux sciences objectives, par
conséquent antérieur à l’intentionnalité, etc.
La seconde voie consiste à dire que l’intentionnalité et la
conscience phé noménale sont deux problè mes certes dis-

1. Il est impossible d’accorder ici l’attention qu’elles mé ritent aux


récentes théories de l’intentionnalité phé nomé nale, avec lesquelles les
vues défendues dans cet ouvrage présentent des convergences de fond.
Voir en particulier C. M C GINN , The Problem of Consciousness ;
G. STRAWSON, Mental Reality ; C. P. SIEWERT, The Significance of Conscious-
ness ; T. E. HORGAN et J. L. TIENSON, « The Intentionality of Phenomeno-
logy and the Phenomenology of Intentionality ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 45

Introduction 45

tincts, mais essentiellement interdépendants. Ce qui a pour


effet, entre autres choses, que la conception fonctionnaliste de
l’intentionnalité est nécessairement incomplè te. L’analogie
entre les représentations conscientes et le symbolisme d’un
programme d’ordinateur est superficielle, voire trompeuse,
parce que l’intentionnalité qui nous intéresse, l’intentionnalité
en tant que caractè re de l’esprit, « intrinsè que », n’a aucun
sens en dehors de sa relation à la conscience. La notion cen-
trale, en philosophie de l’esprit, est la conscience, et il faut lui
subordonner la notion d’intentionnalité. Ce point de vue est
exprimé avec force dans la thè se de Searle : « Seul un ê tre qui
peut avoir des états intentionnels conscients peut avoir des
états intentionnels tout court, et tout état intentionnel incons-
cient est au moins potentiellement conscient 1. » Une part
essentielle du projet philosophique de Searle a été de montrer
d’abord que la théorie fonctionnaliste de l’intentionnalité est
incomplè te, ensuite qu’elle n’est pas la seule théorie scienti-
fique de l’esprit envisageable et qu’une théorie scientifique de
la conscience est possible. Là encore, l’idée n’est pas nouvelle.
On peut penser qu’elle caractérise assez bien l’orientation
gé nérale de Husserl, dans sa tentative visant à éclairer la
nature de la conscience à la lumiè re de la théorie brentanienne
de l’intentionnalité 2. On pourrait également citer Brentano lui-
mê me, pour qui l’intentionnalité, il faut le rappeler, est avant
tout une propriété de tous les phénomènes psychiques, donc
quelque chose qui apparaı̂t seulement dans la cons- cience –
qu’il identifie à la perception interne.
Bien qu’il soit crucial en vue de définir le point de vue
phénoménologique lui-mê me, ce problè me excè de largement
les ambitions du présent ouvrage et mon intention n’est pas
de l’aborder directement. Je me borne à mentionner antici-
pativement quelques résultats qui peuvent ê tre utiles pour y
apporter une solution d’ensemble.
Une difficulté immédiate, quand on emprunte la seconde
voie, est de rendre compte du fait que notre vie mentale
semble en grande partie inconsciente. Au moment mê me où
je suis concentré sur le problè me qui nous occupe, j’entends

1. J. SEARLE, The Rediscovery of the Mind, p. 132.


2. Voir D. FISETTE et P. POIRIER, Philosophie de l’esprit. État des lieux,
p. 282. Le présent paragraphe doit beaucoup à cet ouvrage.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 46

46 Ce que voir veut dire

sans y prê ter attention le vent dans les arbres, le bruit des
voitures au loin. J’ai, semble-t-il, toutes sortes de croyances
qui m’accompagnent alors que j’é cris et dont je n’ai pas
pleinement conscience : je crois que je serai lu, que mon
ouvrage sera achevé un jour, que la philosophie est une
tâ che utile, etc. Peut-ê tre mê me mon travail est-il guidé par
des sentiments inavoués, par une rivalité jalouse, une culpa-
bilité restées cachées jusqu’à moi-mê me, etc. Searle remar-
quait avec raison le caractè re apparemment paradoxal de sa
propre position : comment rendre acceptable l’idée que la
notion centrale, quand on étudie l’esprit, est la conscience,
sachant que la plupart de nos états mentaux semblent incons-
cients 1 ? Ce paradoxe est largement exploité dans la philoso-
phie d’orientation fonctionnaliste et dans les sciences
cognitives, l’idée étant que, comme la plupart des états men-
taux sont inconscients, nous n’avons pas besoin de la cons-
cience et pouvons sans scrupules envisager une thé orie
purement objective de l’esprit. Mais Searle préfè re nier qu’il
y ait là un vrai paradoxe. Sa solution consiste à affiner la
notion d’inconscient et à arguer que là où l’état mental est
inconscient, il ne l’est qu’au sens d’une conscience poten-
tielle. Il y a assuré ment des é tats mentaux inconscients,
mais on peut penser que le mot « inconscient » n’a pas toujours
le mê me sens et que, parmi les états inconscients, certains
sont mentaux et d’autres non. Par exemple, la myélinisation
des axones dans le cerveau est un événement neurophysiolo-
gique comme la perception inattentive du souffle du vent,
mais il est trè s douteux qu’elle soit également un état mental.
La différence, à en croire Searle, réside dans le fait que les
états mentaux inconscients sont par principe accessibles à la
conscience, potentiellement conscients. À la différence de la
myélinisation des axones dans le cerveau, la perception du
vent dans les arbres est inconsciente mais mentale, pour
autant qu’elle peut ê tre consciente. C’est pourquoi il faut
distinguer entre un « inconscient profond », non mental, et
un « inconscient superficiel », mental.
La solution de Searle est convaincante et nos analyses ne la
contrediront pas sur l’essentiel. Cependant, je proposerai une
approche différente dans le détail. En nous intéressant plus

1. J. SEARLE, The Rediscovery of the Mind, p. 84-85.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 47

Introduction 47

spécialement au cas des marges perceptuelles, nous serons


amenés à délimiter plus précisément le concept de conscience
et, par ce biais, à dissocier certains problè mes qui restent dans
une large mesure indistincts chez Searle. Ce qui aura pour
effet d’abord une révision partielle de la classification sear-
lienne des é tats mentaux en conscients et inconscients,
ensuite la réintroduction d’un certain écart entre la question
de la conscience et celle de l’intentionnalité.
À premiè re vue, les cas d’inconscient envisagés par Searle
peuvent ê tre répartis en trois groupes principaux : a) les états
intentionnels comme les perceptions marginales, les
croyances implicites et les états inconscients au sens freudien,
b) les « capacités d’arriè re-plan », c) les états inconscients tels
que la myélinisation des axones dans le cerveau. D’aprè s sa
conception, ils se prê tent aux constatations suivantes : 1) tous
ces états sont inconscients ; 2) l’ontologie de tous ces états est
neurophysiologique ; 3) seuls les états des groupes (a) et (b)
sont mentaux, car eux seuls sont potentiellement conscients ;
4) seuls les états du groupe (a) sont (intrinsè quement) inten-
tionnels.
Nous pouvons à mon sens accorder tous ces points, excepté
le premier. Le problè me est évident dans le cas des percep-
tions marginales. Celles-ci présentent des degrés de cons-
cience trè s variables. Supposons que je focalise mon regard
sur un arbre au milieu de deux autres arbres. Bien que ces
derniers m’apparaissent à la périphérie, seulement « dans le
coin de l’œil », personne ne songerait à contester que la per-
ception marginale est consciente, bien qu’elle le soit peut-ê tre
à un degré moindre que la perception focale de l’arbre du
milieu. D’autres représentations ne pré sentent pas un tel
degré de conscience, comme la croyance que l’arbre est un
chê ne, qu’il est profondément enraciné, que le nom latin du
chê ne est quercus, que le vin est conservé dans des fû ts de
chê ne, etc. La question est de savoir comment concevoir la
différence entre une représentation marginale manifestement
consciente comme la perception des deux arbres « dans le coin
de l’œil » et une représentation comme la croyance que le nom
latin du chê ne est quercus. Si on considè re la seconde comme
inconsciente, comme le fait Searle, alors la différence est une
différence de nature et non une différence de degré : la pre-
miè re représentation est consciente sur le mode marginal,
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 48

48 Ce que voir veut dire

l’autre n’est pas du tout consciente. Or ce point de vue paraı̂t


inutilement contre-intuitif. Plus plausiblement, la réalité men-
tale de la croyance que le nom latin du chê ne est quercus n’est
pas essentiellement différente de celle de la perception péri-
phérique des deux arbres de part et d’autre de l’arbre atten-
tionné. Les deux sont des représentations de la conscience
marginale, elles forment un continuum unique qui va du mini-
malement conscient au maximalement conscient, de la repré-
sentation à la limite de l’inconscience à la représentation la
plus vigilante. Les représentations marginales (au sens le plus
large) présentent parfois un degré de conscience trè s bas, à la
limite de l’inconscience, mais il n’est peut-ê tre pas nécessaire
pour autant de supposer qu’il existe des repré sentations
inconscientes.
Si Searle assimile les représentations marginales – ou du
moins un certain nombre d’entre elles, et tel est bien le pro-
blè me – à des représentations inconscientes, c’est probable-
ment parce que son concept de conscience (actuelle ou
potentielle) est équivoque et qu’il tend à appeler conscience
ce qu’on appelle communément l’attention. Or un résultat
significatif auquel on aboutira plus bas est que le caractè re
non attentionné des marges perceptuelles ne peut pas ê tre
synonyme d’inconscience, mê me au sens de la conscience
simplement potentielle de Searle. Si on fait abstraction du
problè me plus spécifique des « capacités d’arriè re-plan », qui
ne peut ê tre discuté ici, ce résultat remet en cause l’idée d’un
inconscient mental compris au sens de la conscience poten-
tielle.
Les deux faits d’où il faut partir sont les suivants : un grand
nombre d’états mentaux présentent des marges, et ces marges
apparaissent fré quemment avec un degré de conscience
moindre, voire infime. Mon opinion est que ces deux faits
sont essentiellement hétérogè nes et que, contrairement à ce
que pense Searle, l’alternative figure-fond est dans une large
mesure indépendante de l’alternative conscient-inconscient.
Le principal argument à l’appui de cette thè se est que la
conscience – comprise par opposition, par exemple, à la myé-
linisation des axones dans le cerveau – présente des degrés, ce
qui ne semble pas le cas de l’attention comprise par opposi-
tion à l’intentionnalité marginale. En effet, si on dé finit,
comme on le fera ici en accord avec un usage courant, l’at-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 49

Introduction 49

tention comme une intentionnalité « au sens prégnant », objec-


tivante, alors l’opposition entre attention et inattention est
équivalente à celle entre objet et non-objet, qui n’admet pas
de degrés intermédiaires. D’où l’idée que les marges sont elles-
mê mes conscientes, quoique souvent à un degré moindre, et
que l’attention doit ê tre redé finie comme un certain caractère
affectant la conscience.
Tous ces points seront développés au chapitre III. Voyons
maintenant quelle vision d’ensemble ils suggè rent, s’agissant
du rapport entre intentionnalité et conscience phénoménale.
D’abord, nos investigations tendront à réintroduire un certain
écart entre la question de l’intentionnalité et celle de la cons-
cience, au moins au sens où l’opposition entre intentionnalité
objectivante (attentionnelle) et intentionnalité marginale n’est
pas équivalente à l’opposition entre conscient et inconscient.
On doit ainsi s’interroger non seulement sur la possibilité
d’une marginalité consciente, mais aussi sur celle d’une atten-
tion inconsciente. Bien que la caractérisation de l’attention
comme un certain caractè re affectant la conscience me
paraisse plus plausible, je laisserai ouverte la question de
savoir s’il y a un sens à envisager, comme on l’a parfois fait
dans les sciences cognitives, une attention inconsciente.
Ensuite, cet écart est seulement partiel et le problè me ne
peut que réapparaı̂ tre à un autre niveau. En effet, les vues
ci-dessus n’excluent pas a priori une certaine coı̈ncidence de la
question de la conscience avec celle de l’intentionnalité com-
prise non pas au sens prégnant de l’intentionnalité objecti-
vante, mais au sens large d’une propriété des représentations
en général, attentionnelles comme marginales. C’est mê me le
point de vue vers lequel tendent les considérations précé-
dentes : car le pas est vite franchi entre l’hypothè se que l’in-
tentionnalité marginale comme attentionnelle est consciente
et celle suivant laquelle toute intentionnalité est consciente.
La question, en définitive, porte sur la thè se de l’intention-
nalité. Sous sa forme brentanienne, cette thè se prescrit que
tout ce qui est psychique est intentionnel et que tout ce qui est
intentionnel est psychique. Comme Brentano rejetait a priori
l’idée d’un inconscient psychique 1, cette thè se revenait à

1. Voir F. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 169-


170 et 192-194.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 50

50 Ce que voir veut dire

affirmer que tout ce qui est conscient est intentionnel et que


tout ce qui est intentionnel est conscient. Comme on le verra
dans la suite, Husserl a dé fendu une variante légè rement
différente de la mê me thè se dans la Ve Recherche logique. On
pourrait la formuler comme suit : tout ce qui est psychique et
séparable in concreto, c’est-à -dire tout acte psychique, est
intentionnel, tout acte intentionnel est psychique. Ce qui lui
permettait d’inclure parmi les vécus les « contenus primaires »,
qui pouvaient ainsi, en qualité de parties inséparables de l’acte
total, ê tre à la fois psychiques et non intentionnels. Or on peut
penser que Searle défend une version adoucie de la thè se de
l’intentionnalité. Dans cette version, la thè se prescrit que tout
ce qui est intentionnel est psychique (mental), c’est-à -dire
conscient actuellement ou potentiellement. À la différence
de la thè se de Brentano, la version de Searle pré serve la
possibilité d’é tats mentaux non intentionnels, comme les
« capacité s d’arriè re-plan », et d’é tats intentionnels qui ne
sont pas (actuellement) conscients, comme les croyances
implicites.
Pour ma part, je pense que la version forte de la thè se de
l’intentionnalité est défendable à certaines conditions. Si on
compare les deux versions, on ne pourra donner raison à
Brentano qu’à la condition de démontrer l’impossibilité de
trois types d’états mentaux : les états intentionnels qui ne sont
conscients que potentiellement, les états mentaux non inten-
tionnels qui sont actuellement conscients et ceux qui ne le
sont que potentiellement. Bien que je ne dispose d’arguments
décisifs pour aucun des trois types, la version forte continue à
me paraı̂ tre plausible. Avant toute chose, on peut regretter le
caractè re artificiel et peu concluant des arguments en termes
de potentialité. Comment décider si un état donné est « poten-
tiellement conscient » ? Je peux certes constater qu’un état est
actuellement conscient, mais que signifierait constater qu’il
est potentiellement conscient ? Mê me à supposer qu’il n’y ait
là aucun problè me insurmontable, on peut douter que l’argu-
ment atteigne son but. On laisse entendre que les états men-
taux, étant potentiellement conscients, seraient conscients
sans l’ê tre réellement ou présenteraient des affinités significa-
tives avec les états conscients, etc. Mais ce qui n’est conscient
que potentiellement n’est pas conscient du tout. La cons-
cience potentielle n’est pas un mode spécial de la conscience,
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 51

Introduction 51

une conscience amoindrie ou comprise en un sens plus faible.


Elle n’est tout simplement pas une conscience et il vaudrait
mieux, pour ce motif, parler de potentialité de conscience. Or
Searle a besoin de ce type d’argument pour faire la distinction
entre états inconscients mentaux et états inconscients non
mentaux. Serait-il meilleur, par consé quent, de renoncer
à cette distinction ? Peut-ê tre, s’il existe vraiment des états
mentaux inconscients. Mais comme je viens de le souligner,
nos recherches rendront assez douteuse la possibilité d’états
intentionnels qui ne seraient pas (actuellement) conscients.
Il reste donc à régler le sort des états mentaux non inten-
tionnels, ce qui demanderait une discussion détaillée de la
théorie searlienne de l’arriè re-plan. Il faut toutefois remarquer
que, mê me à supposer que celle-ci soit correcte, elle resterait
compatible, à certaines conditions, avec la formulation hus-
serlienne de la thè se de Brentano. Il suffirait, pour cela, que
les capacités d’arriè re-plan soient des parties inséparables de
l’acte total. Je laisserai cette idée à l’état d’hypothè se, en me
bornant à faire remarquer que, si elle est juste, alors le lien
entre conscience et intentionnalité doit se comprendre au sens
le plus fort – au sens où toute phénoménologie est essentiellement
aussi une théorie de l’intentionnalité.
On pourra certes faire valoir que dire qu’une douleur est
consciente, ce n’est pas la mê me chose que lui attribuer une
intentionnalité, par exemple dire qu’elle est une douleur à la
tête. Aprè s avoir posé que tout état conscient possè de un
contenu, c’est-à -dire que toute conscience est conscience
de..., Searle avanç ait l’idée que la préposition « de », dans la
conscience d’une douleur, ne doit pas ê tre comprise au sens
de la conscience intentionnelle. Cette observation profonde
ne doit pas ê tre mal comprise. Elle ne concerne pas tant une
é ventuelle nature non intentionnelle de la douleur, dont
Searle reconnaı̂t d’ailleurs avec raison que sa localisation cor-
porelle est intentionnelle 1. L’enjeu est plutô t de distinguer
deux sens de la conscience. Elle rappelle ainsi une distinction
ancienne, remontant à la critique husserlienne de la théorie
brentanienne de la perception interne : ê tre conscient au sens
de vivre un vécu, par exemple une douleur ou une perception,

1. J. SEARLE, The Rediscovery of the Mind, p. 84 et la note, p. 251.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 52

52 Ce que voir veut dire

ce n’est pas la mê me chose qu’ê tre conscient au sens d’inten-


tionner la partie corporelle, le perç u.
Je ne pense pas qu’il faille voir dans cette distinction une
réelle objection. Elle contredit assurément la conception de
Brentano, pour qui ê tre conscient de ma douleur signifie
autant qu’avoir une perception interne dont l’objet est ma
douleur. En revanche, elle s’accorde pleinement avec la
conception ébauchée plus haut, qui dit en substance ceci :
avoir conscience de ma douleur ne signifie pas l’avoir pour
objet, mais la vivre et éventuellement avoir pour objet ma tê te
douloureuse ; la douleur ne devient un objet que dans un acte
réflexif qui peut-ê tre se combine avec le vécu de la douleur,
mais qui, en tout cas, s’en distingue et y adjoint une intention
nouvelle. On le voit, notre hypothè se sur le rapport entre
intentionnalité et conscience reste inaltérée. Nous pouvons
continuer à supposer que tout acte psychique est conscient et
que tout acte psychique est intentionnel. Simplement, nous
veillerons à distinguer deux acceptions de l’expression « cons-
cience de » : d’un cô té, je suis conscient de ma perception au
sens où je la vis et, de l’autre, je suis conscient au sens de
l’intentionnalité, au sens où ma perception est une conscience
du perç u. Partant, la question n’est pas de savoir si ces deux
sens de la « conscience de » sont réductibles l’un à l’autre, ni
mê me si tout ce qui est conscient au premier sens l’est aussi au
second (car il existe plausiblement des vécus partiels, insépa-
rables, qui ne sont pas intentionnels). Notre supposition est
plutô t que tout ce qui est conscient au premier sens, vécu, est
essentiellement soit un acte intentionnel, une « conscience de »
au second sens, soit une partie inséparable d’un acte inten-
tionnel. Si cette supposition est exacte, alors nous pouvons
considérer que « psychique », « vécu » et « intentionnel » (ou
plus pré cisé ment « intentionnel ou appartenant à un acte
intentionnel ») sont des notions é quivalentes mais non
identiques.
Pour conclure sur cette question, on peut se limiter aux
points suivants. Appelons phénomène tout ce dont j’ai (actuel-
lement) conscience au sens où je le vis. Les mots « phéno-
mè ne » et « vécu » sont donc équivalents et la phénoménologie
est, en un sens équivalent, une théorie des vécus ou de la
conscience. Si nous croyons que tout ce qui est mental est
conscient en ce sens, alors la phénoménologie est une philo-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 53

Introduction 53

sophie de l’esprit complè te. Sinon, il faut y adjoindre une


théorie des états mentaux inconscients. Si maintenant notre
version de la thè se de l’intentionnalité est vraie, c’est-à -dire si
tout ce qui est mental est soit un acte intentionnel, soit une
partie d’un acte intentionnel, alors la phénoménologie est
équivalente à une théorie des actes intentionnels et de leurs
parties. La phénoménologie comme « description analytique
des phénomè nes » est une analyse de l’acte intentionnel, une
théorie de l’intentionnalité.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 54
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 55

CHAPITRE PREMIER

L’INTENTIONNALITÉ PERCEPTUELLE

Méthode et point de départ.

Notre objet est cette variété d’acte psychique qu’on appelle


la perception sensible. Comme je l’ai indiqué dans l’introduc-
tion, la tâ che est de soumettre l’expérience perceptuelle à une
« description analytique des phénomè nes ». Le problè me qui
nous intéresse plus spécialement est l’intentionnalitéde la per-
ception. On entend par là une certaine propriété de l’expé-
rience perceptuelle qui fait qu’elle représente quelque chose :
telle perception est une perception du stylo sur la table, telle
autre une perception du livre dans la bibliothèque. Tous ces
points demandent déjà de longues explications, dont une
partie seulement a été fournie dans l’introduction. Qu’est-ce
qu’une perception ? Qu’est-ce qu’un acte psychique ? Que
veut dire analyser l’expé rience en ses « parties » ? En quel
sens la perception est-elle intentionnelle ? Au sens où je vois
le stylo sur la table – ou au sens où je vois que le stylo est sur la
table ? etc. Comme ces questions forment l’essentiel de ce
livre et qu’il faut bien commencer quelque part, on ne pourra
guè re éviter, au début, d’employer de nombreux concepts en
un sens incertain, qui ne pourra ê tre précisé qu’en cours de
route.
Ce n’est pas la seule raison pour laquelle le choix d’un point
de départ est particuliè rement délicat. En introduisant une
distinction un peu artificielle mais éclairante, on peut dire que
deux possibilités s’offrent principalement à nous. La premiè re
voie est de partir des actes psychiques qui nous semblent les
plus élaborés, pour déterminer comment ils se rapportent à
l’expérience sensible. Par exemple, nous nous demandons ce
que veut dire voir ceci comme un stylo, parler de son expé-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 56

56 Ce que voir veut dire

rience, en quel sens un jugement empirique est « justifié » par


l’expérience, etc. Cette voie est, en un certain sens, la plus
naturelle, car tout porte à croire que notre expérience la plus
ordinaire est trè s élaborée. La seconde voie consiste à pro-
céder, pour ainsi dire, en sens inverse. Nous partons des
composantes les plus petites de l’expérience perceptuelle, en
vue de déterminer comment elles se combinent pour former
l’expérience ordinaire, objectivante et conceptualisante. Pour
des raisons qui tiennent au sujet mê me de cet ouvrage, je
choisis la seconde voie. Cette approche – qu’on pourrait
qualifier d’analytique ou, d’un terme qui n’est pas sans prê ter
à confusion, de constitutive – est beaucoup moins évidente
parce qu’elle présuppose des choix théoriques qui ne pourront
ê tre justifiés que dans la suite, notamment sur la question de
l’analyse. De plus, elle exige qu’on parte de composantes qui
sont déjà , en réalité, le résultat d’un travail d’analyse achevé,
ce qui peut donner à l’ensemble une apparence d’arbitraire
et de fragilité . Ce sont pourtant des difficulté s purement
didactiques, qui exigent seulement que le lecteur admette
provisoirement certaines choses à titre d’hypothè ses.
La voie choisie imprime un sens déterminé à la question de
l’intentionnalité de l’expérience. Par contraste avec d’autres
actes psychiques comme la pensée propositionnelle, la per-
ception sensible présente des composantes qui semblent dif-
ficilement compatibles avec sa fonction représentationnelle.
Formulée abruptement, la question est de savoir comment
des stimuli sensoriels peuvent représenter un objet. Il existe de
nombreuses réponses possibles à cette question. On peut par
exemple supposer, dans une perspective phénoménaliste ou
gestaltiste, qu’une combinaison de données sensorielles suffit
pour la constitution d’un objet d’expérience. Ce qu’on appelle
un objet n’est alors rien de plus qu’un ensemble structuré de
sense-data ou un systè me de relations figurales, etc. On peut
é galement dé cider de dissocier d’emblé e la composante
qualitative de la fonction représentationnelle. Dans ce cas,
la question de l’intentionnalité perceptuelle n’apporte pas
grand-chose de nouveau par comparaison avec celle de l’in-
tentionnalité conceptuelle ou propositionnelle, dont elle est
peut-ê tre mê me un cas particulier. On dira simplement que
l’intentionnalité cohabite, dans l’expérience, avec des aspects
qualitatifs non intentionnels. Comme je l’ai signalé plus haut,
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 57

L’intentionnalitéperceptuelle 57

les recherches suivantes s’inscriront en faux contre ces deux


réponses, en arguant que les aspects qualitatifs sont intention-
nels mais qu’ils ne sont pas suffisants pour la constitution
d’un objet d’expérience.
Partons d’un ensemble de données sensibles, d’un champ
sensible (Sinnesfeld) qu’on suppose vierge de toute objecti-
vation et de toute mise en forme conceptuelle. Le champ
sensible, définit Husserl, est une sphè re de « prédonation pas-
sive », qui « n’est pas encore un champ d’objectivités au sens
propre du terme 1 ». Il n’est pas important, dans l’immédiat,
de savoir de quelle nature est le champ sensible et si cette
notion a généralement un sens, mais il suffit d’y voir l’intitulé
d’un problè me. Mê me prise au sérieux, la notion n’engage pas
plus que l’existence de l’expé rience elle-mê me, et nous
n’avons pas besoin de voir en elle autre chose qu’une cons-
truction théorique. L’expérience ordinaire ne nous montre
rien de semblable, mais bien des stylos, des livres, des objets
exigeant de complexes processus d’objectivation et concep-
tualisés comme « stylo », comme « livre », etc. La difficulté est
que les niveaux les plus rudimentaires de l’expérience récla-
ment, paradoxalement, un considérable effort d’abstraction.
C’est mê me une nécessité stratégique : si on veut par exemple
élucider la relation entre le perceptuel et le conceptuel, on
doit commencer par faire abstraction de tout ce qu’il y a
de conceptuel dans l’expé rience, pour voir comment des
composantes conceptuelles en viennent à déterminer cette
expérience.
Le champ sensible n’est pas un point de départ au sens où
nous aurions à notre disposition des expériences immédiates
et primitives dont il faudrait éclaircir les structures, mais
plutô t un point de départ que nous reconstruisons au terme
d’un effort abstractif sur notre activité intentionnelle déjà
objectivante et conceptualisante. Il est inutile d’ajouter
qu’une telle abstraction appartient aux niveaux les plus
sophistiqués de la vie intentionnelle, à l’attitude théorique
énonciative et rationnelle, et qu’on commet une confusion
absurde quand on croit ne pouvoir accéder réflexivement
aux couches les plus rudimentaires de la vie de la conscience
qu’à la condition de se tenir soi-mê me, ego réfléchissant, dans

1. E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 75.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 58

58 Ce que voir veut dire

la posture du sentir le plus rudimentaire, quand on croit que


la réflexion phénoménologique doit ê tre le vivre épuré de
toute objectivation et de toute conceptualisation. On ne
peut, sur ce point, que suivre la réflexion trè s juste de Husserl
au § 16 d’Expérience et Jugement :

Alors mê me qu’un champ sensible, une unité articulée de don-


nées sensibles, par exemple de couleurs, n’est pas donné immédia-
tement en tant qu’objet de l’expérience, dans laquelle les couleurs
sont toujours dé jà « saisies » comme des couleurs de choses
concrè tes, comme des couleurs de surfaces, comme des « taches »
sur un objet, etc., il est pourtant toujours possible d’effectuer une
orientation abstractive du regard dans laquelle nous faisons de cette
sous-couche aperceptive elle-mê me un objet. Cela implique que les
données sensibles qu’il faut mettre au jour abstractivement sont
elles-mê mes déjà des unités d’identité qui apparaissent dans un
comment diversifié, et qui peuvent ensuite devenir elles-mê mes,
en tant qu’unités, des objets thématiques ; le voir-maintenant de
la couleur blanche dans tel éclairage, etc., n’est pas la couleur
blanche elle-mê me. [Ibid.]

Ce chapitre servira à planter le dé cor. J’y soulè verai


quelques problè mes plus significatifs en vue de tirer au
clair, au niveau le plus général, le rapport entre champ sen-
sible et intentionnalité. L’idée maı̂ tresse est que la distinction
entre passivité sensorielle et activité intentionnelle est une
hypothè se plus plausible, mais qu’elle n’est défendable qu’à
certaines conditions. À des fins didactiques, je partirai de la
phénoménologie de la perception de Husserl, dont je retra-
cerai les grandes lignes plus spécialement sur la question des
synthè ses passives et actives. J’en épinglerai ensuite quelques
difficultés, à la lumiè re des objections d’Aron Gurwitsch et,
plus généralement, de la critique gestaltiste des théories de
l’attention (Rubin, Koffka). Cela me permettra de déterminer
pourquoi la distinction doit selon moi ê tre maintenue et à
quelles conditions elle peut l’ê tre.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 59

L’intentionnalitéperceptuelle 59

Le modè le husserlien de la perception.

Les synthèses de la conscience interne du temps.

Défini par opposition à l’objectivation et à la conceptua-


lisation, le champ sensible n’est pas pour autant un chaos
indistinct de matériaux « bruts ». Mê me abstraction faite de
toute objectivation et de toute conceptualisation, les données
sensibles semblent dé jà organisé es et structuré es par des
formes rudimentaires. Par exemple, telle note survient avant
ou aprè s telle autre, telle surface colorée contraste avec telle
autre, tel point forme avec d’autres une ligne pointillée, etc.
On qualifie parfois ces formes de « synthè ses passives », pour
les opposer aux synthè ses dites « actives » de l’intentionnalité
objectivante et conceptualisante. Cette appellation est déjà ,
en soi, un problè me. La pertinence du mot « passif » est juste-
ment l’enjeu de ce chapitre tout comme celle du mot « syn-
thè se » sera l’enjeu du chapitre suivant. Néanmoins, il me
paraı̂t plus clair de conserver ces appellations au moins pro-
visoirement.
Aprè s Husserl, on peut supposer qu’il existe principalement
deux types de synthè ses passives, d’abord les synthè ses de la
conscience interne du temps, ensuite les synthè ses associa-
tives. D’aprè s sa conception, les synthè ses de la conscience
interne du temps sont les plus primitives que renferme le
champ sensible. Sans entrer dans le détail, on peut assez
plausiblement rattacher cette notion de Husserl à un pro-
blè me trè s é tudié et controversé dans le dernier tiers du
XIXe siè cle, en particulier en psychologie expérimentale et
chez des auteurs comme James ou Bergson 1. Quand j’entends
une note jouée au piano, le son ne peut pas se réduire à un
instant ponctuel : sinon je ne l’entendrais tout simplement
pas. Pour accéder à la conscience, la sensation doit avoir,
indé pendamment de toute objectivation, une certaine
duré e. Elle s’accompagne synthé tiquement de ré tentions
– me donnant le son tel qu’il vient tout juste de retentir – et

1. Voir W. JAMES, The Principles of Psychology, vol. 1, p. 608 s. De mê me,


Bergson, dans Matière et Mémoire, décrit la durée immanente comme un
continuum qui, paradoxalement, n’est pas divisible à l’infini.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 60

60 Ce que voir veut dire

de protentions – qui me font attendre le mê me son tel qu’il


retentira tout juste aprè s.
Les synthè ses de la conscience interne du temps fournissent
déjà un argument en faveur de la distinction entre passivité
et activité. Le problè me est que ces synthè ses, à la différence
des synthè ses associatives dont il sera question plus loin,
paraissent structurellement hétérogè nes aux synthè ses actives
comme celles qui interviennent dans la pensée proposition-
nelle. Sans doute, il est vraisemblable qu’elles sont implici-
tement à l’œuvre dans de nombreux cas où s’exercent des
synthè ses actives. Par exemple, l’attribution énonciative de
propriétés à une chose nécessite la constitution d’un pô le
d’identité, permanent sous des propriétés changeantes, etc.,
ce qui n’est possible qu’à supposer un temps continu. Mais
cela ne change rien au fait qu’il existe une hété rogéné ité
essentielle entre les synthè ses de la conscience interne du
temps et celles de la pensée propositionnelle, entre le conti-
nuum de ré tentions et de protentions et, par exemple, la
structuration de l’expérience en substrats et en propriétés.
Cette hétérogénéité interdit par exemple de penser le conti-
nuum des rétentions et des protentions comme « potentielle-
ment » propositionnel, ce qui semble donner au moins
partiellement raison à la théorie des qualia et à sa contrepartie
fonctionnaliste.
Deux constatations plaident en ce sens. D’abord, on voit
mal comment on pourrait envisager un homomorphisme
entre les synthè ses de la conscience du temps et les synthè ses
actives, par exemple de la pensée propositionnelle, si les pre-
miè res se situent à un niveau infra-intentionnel. Car c’est au
contenu intentionnel qu’on attribue une structure proposi-
tionnelle. Or il paraı̂ t difficile d’associer un contenu inten-
tionnel à des synthè ses temporelles confiné es au champ
sensible, prédonnées passivement, supposées indépendantes
de toute activité intentionnelle.
On verra que cette premiè re constatation n’est que partiel-
lement vraie, ou du moins qu’elle doit ê tre formulée différem-
ment. Mais il y a une autre raison, plus fondamentale, pour
laquelle les synthè ses de la conscience du temps sont hétéro-
gè nes aux synthè ses actives. Cette hétérogénéité tient à une
certaine « simplicité » des synthè ses de la conscience du temps.
Bien que l’emploi du terme « synthè se » ne soit pas tout à fait
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 61

L’intentionnalitéperceptuelle 61

injustifié, le continuum rétentionnel et protentionnel n’est pas


complexe au sens où une proposition est composée d’un sujet
et d’un prédicat, où un triangle est composé de trois cô tés,
etc. Reprenons l’exemple de la sensation auditive. D’aprè s la
conception de Husserl, celle-ci pré sente une pluralité de
moments : la « frappe initiale » du maintenant ponctuel, les
rétentions et les protentions qui forment comme un halo
autour du maintenant ponctuel. Tous ces moments sont uni-
fiés synthétiquement dans un flux continu qui me fait appa-
raı̂tre le son dans la durée, comme quelque chose qui vient
tout juste d’ê tre présent, qui est encore présent et qui sera
encore présent juste aprè s. Seulement, les synthè ses de la
conscience du temps ont aussi une singuliè re propriété sui-
vant laquelle les rétentions, les protentions et la « frappe ini-
tiale » ne sont pas, au sens normal, des parties d’un tout
synthétique qui serait le son qui dure. Un composé ordinaire,
en effet, résulte de la réunion de ses parties de telle sorte que,
si j’en retranche une partie, il disparaı̂t en tant que tout (ou du
moins n’est plus le mê me tout). Défini comme une collection
de trois unités, le nombre 3 disparaı̂t si je retranche une unité.
De mê me la suppression d’une partie de l’énoncé entraı̂ne
celle de l’énoncé lui-mê me, etc. Le composé est en ce sens
ontologiquement dépendant de ses parties, ou « fondé » dans
ses parties. Or, tel ne semble pas le cas des synthè ses de la
conscience du temps – ou des « proto-synthè ses », comme
préfè re écrire Husserl au § 118 des Idées I. Celles-ci ont une
structure différente, qui fait que le continuum temporel, par
exemple le son qui dure, n’est pas un tout résultant de la
ré union d’une pluralité de parties. Au contraire, il suffit
d’un unique moment sensoriel pour avoir le son en entier.
L’apparition ponctuelle du son ne me donne pas une partie du
son, mais déjà le son en totalité. À la différence de la mélodie
entiè re, qui est un composé dont chaque note est une partie,
le son qui dure apparaı̂t à chaque fois en entier. À ce type trè s
spé cial de synthè se, Husserl a donné le nom de synthèse
continue, par opposition aux synthè ses ordinaires qu’il appelle
des synthèses articulées, discrètes ou encore polythétiques 1. Le

1. Sur cette opposition entre synthè se continue et synthè se articulée,


voir E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, VI, § 29 (voir aussi § 47), et
Ideen I, § 118.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 62

62 Ce que voir veut dire

second type est notamment celui des synthè ses prédicatives et


collectives qui interviennent dans la constitution des propo-
sitions et des nombres entiers.
On trouve des synthè ses continues à d’autres niveaux, en
particulier dans la perception par esquisses de l’objet spatial.
Par exemple, je ne vois jamais qu’une face de la chaise à la
fois. Mais la chaise n’est pas pour autant composée de faces
comme elle est composée d’un dossier, de pieds, de vis, etc.
Une esquisse de la chaise ne m’en donne pas simplement une
partie, mais la chaise est présente en entier dans chaque
esquisse. Quand je vois une face de la chaise, je ne dis pas :
voici une face de chaise, mais : voici une chaise ! C’est pourquoi il
n’est pas juste d’identifier la chaise à la totalité infinie de ses
profils, à une « raison de la série » ou à un noumè ne caché
derriè re ses apparitions. La synthè se des esquisses percep-
tuelles en un unique objet est une synthè se continue, c’est-
à -dire que la suite continue des esquisses est structurée de
telle maniè re que la chaise est pleinement et intégralement
présente dans chaque apparition ponctuelle.
Cette différence structurelle entre les synthè ses passives de
la conscience du temps et les synthè ses actives, par exemple
propositionnelles, a des conséquences fondamentales sur la
question de l’intentionnalité perceptuelle. En particulier, elle
limite fortement l’idée, commentée dans l’introduction, d’une
« logicisation » de la conscience. La différence structurelle ci-
dessus ne signifie-t-elle pas, en définitive, que certaines cou-
ches de la conscience sont irré ductiblement réfractaires à
toute logicisation ? Si c’est le cas, il reste pourtant à s’entendre
sur les conséquences à en tirer. On peut défendre l’idée, par
exemple, que l’intentionnalité est essentiellement concep-
tuelle et donc que les synthè ses continues, n’étant pas struc-
turées propositionnellement, ne sont pas intentionnelles. Ou
bien on peut soutenir que les synthè ses continues sont inten-
tionnelles et donc que le contenu intentionnel admet d’autres
structurations que propositionnelles, par exemple gestaltistes.

Les synthèses associatives.

Passons maintenant à l’autre grande classe de synthè ses


passives envisagée par Husserl, celle des synthè ses associa-
tives. Je commenterai succinctement les vues de Husserl sur
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 63

L’intentionnalitéperceptuelle 63

ce point, en me référant essentiellement au § 16 d’Expérience et


Jugement.
Indé pendamment de toute objectivation et de toute
conceptualisation, le champ sensible possè de une certaine
unité ; il est, écrit Husserl, un champ « unitaire pour soi ».
Les données du champ sensible ont une certaine homogénéité
qui n’est pas l’unité d’un objet, par exemple celle des
esquisses d’une mê me chose spatiale. Avant tout, on l’a vu,
elles possè dent l’unité que leur confè rent les synthè ses de la
conscience du temps. Celles-ci ordonnent et unifient les don-
nées sensibles de deux maniè res, d’abord en produisant une
« forme ordonnatrice universelle de succession » qui fait que
des donné es succè dent à d’autres donné es, qu’elles per-
durent, etc., ensuite en assurant la « coexistence de toutes
les données immanentes » : mes données sensibles sont homo-
gè nes au sens où toutes m’apparaissent comme présentes
maintenant 1. Mais le champ sensible pré sente d’autres
formes rudimentaires d’organisation, qui ne sont pas impu-
tables aux synthè ses de la conscience du temps. Ainsi, ce que
je vois n’est pas ce que j’entends, ce que je touche, ce que je
goû te. Toutes mes données visuelles sont homogè nes par
contraste avec mes donné es auditives, tactiles, etc. Cette
homogénéité – qui n’unifie pas seulement le champ sensible,
mais qui oblige aussi à reconnaı̂tre à chaque sens un champ
sensible de style différent – marque la limite où commencent
des synthè ses d’un autre type. Elle nous met en présence de
nouvelles synthè ses, associatives, qui certes sont encore des
synthè ses passives, mais qui sont trè s différentes des synthè ses
de la conscience interne du temps.
La différence est d’abord que les synthè ses associatives sont
des synthè ses articulées, ensuite qu’elles obéissent à des rè gles
fondamentalement différentes. En des termes classiques qui
remontent au moins à Hume, Husserl soutenait que le prin-
cipe général commandant toutes ces synthè ses est la similitude
(Ähnlichkeit), qu’il appelait aussi affinité(Verwandtschaft) ou

1. Ce maintenant n’est pas le maintenant ponctuel, mais le « présent


vivant », c’est-à -dire le maintenant ponctuel avec ses rétentions et proten-
tions. Les données sensibles, précise Husserl, sont « unifiées dans le présent
vivant d’une conscience » (in der lebendigen Gegenwart eines Bewusstseins
vereinigt) (Erfahrung und Urteil, p. 77).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 64

64 Ce que voir veut dire

homogénéité: « Toute association immédiate est association


d’aprè s la similitude 1. » Et naturellement, là où les données
sont ordonnées d’aprè s la similitude, elles le sont aussi d’aprè s
la non-similitude, que Husserl appelle contraste, étrangèreté
(Fremdheit) ou hétérogénéité. Toutes ces relations s’inscrivent
dans des gradations continues, car la similitude a ceci de
particulier qu’elle admet des degrés : une partie du champ
sensible peut ê tre plus ou moins semblable à une autre partie.
C’est pourquoi il faut aussi envisager l’existence de degrés
limites, qui sont d’une part l’absence totale de similitude, à
savoir l’hétérogénéité ou le contraste, d’autre part la simili-
tude parfaite, la « mê meté » (Gleichheit) 2.
D’aprè s la conception de Husserl, les synthè ses associatives
sont à l’origine de tous les phénomè nes de saillance percep-
tuelle où une figure se détache d’un fond. L’idée est que les
données sensibles – en fonction de leur qualité, de leur inten-
sité, etc. – se regroupent associativement autant par similitude
que par contraste avec un fond. Par exemple, je vois une ligne
pointillée dessinée à la craie sur le tableau noir. Des données
de qualité et d’intensité différentes forment un champ visuel
plus ou moins homogè ne, qui contraste avec les champs
auditifs, tactiles, etc. Par ailleurs, des parties du champ for-
ment associativement des unités plus petites, ici une ligne
pointillée qui se détache d’un fond. Il se produit alors ce
que Husserl, aprè s Stumpf, dé nomme un phé nomè ne de
fusion : des donné es fusionnent pour former une seule et
mê me unité figurale. L’association s’explique par la présence
de similitudes entre des parties du champ, qui induisent aussi
des dissimilitudes : certaines parties sont blanches, d’autres
noires, etc. Des données peuvent aussi ê tre associées en fonc-
tion de leur netteté : des parties du champ visuel m’apparais-
sent plus ou moins nettes en fonction de leur éloignement
et de la mise au point oculaire, en sorte que des objets plus
proches sont associés et que d’autres, plus lointains mais
semblables par ailleurs, sont rejetés dans l’arriè re-plan. De

1. E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 78. Pour une vue d’ensemble de


la problématique des synthè ses associatives chez Husserl, voir B. BÉ GOUT,
La Généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le catégorial, 1re partie,
chap. II.
2. Sur ces distinctions, voir E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, § 16, et
Analysen zur passiven Synthesis (1918-1926), Hua 11, 3e section, § 29.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 65

L’intentionnalitéperceptuelle 65

mê me, le contraste avec un fond d’une autre couleur fait


ressortir une tache rouge, une suite de sons semblables, par
exemple le rythme d’une batterie, se dégage sur un fond
sonore, etc. Ce modè le explicatif s’étend à des ensembles
moins homogè nes comme des groupes. Trois points dessinés
l’un à cô té de l’autre sont perç us comme formant un unique
groupe, par contraste avec d’autres objets comme la surface
où ils sont dessinés. Il s’applique aussi aux cas limites où la
relation de similitude est une relation de « mê meté ». Par
exemple, je vois apparaı̂tre, au mê me endroit de mon
champ visuel, à intervalles réguliers, un point rouge qui est
à chaque fois de mê me dimension et de mê me couleur. Je ne
vois pas plusieurs points semblables formant un groupe, met-
tons une « suite temporelle » de points, mais un même point qui
se répè te. La succession d’apparitions semblables revê t la
forme limite d’une répétition du mê me point. On peut aussi
formuler les choses autrement, en empruntant à la termino-
logie des Recherches logiques qui est aussi reprise, dans le mê me
contexte, dans Expérience et Jugement. On peut dire que les
données donnent lieu à un « recouvrement total » et que, dans
les cas de simple similitude, le recouvrement est seulement
partiel. Les données ne sont alors semblables que par certains
caractè res, tandis que d’autres caractè res sont en conflit.
Cette théorie de l’association sert à Husserl de base pour
décrire les processus d’objectivation perceptuelle alors mê me
qu’à la diffé rence d’autres auteurs comme Wundt, il ne
conç oit jamais l’objectivation sur le modè le de l’association.
L’idée sous-jacente est que les synthè ses associatives sont en
quelque sorte présupposées dans toute objectivation percep-
tuelle. Pour que se constitue un objet d’expérience, il est
essentiel qu’il puisse demeurer identique sous des caractè res
différents, disparaı̂tre puis réapparaı̂ tre, etc., ce qui n’est pos-
sible que par des synthè ses de mê meté. Il reste néanmoins que
l’objectivation nous fait pénétrer dans une sphè re d’actes
fondamentalement diffé rente, qui est celle des synthè ses
actives. Mê me les objectivations les moins élaborées active-
ment, celles qui semblent les plus proches de la passivité
sensorielle et associative, nous font en réalité quitter la sphè re
de la passivité. À cette couche inférieure mais déjà objecti-
vante de la conscience active, Husserl a donné le nom de
« réceptivité » (Rezeptivität). En ce sens, la réceptivité doit
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 66

66 Ce que voir veut dire

ê tre distinguée de la passivité, elle est le niveau le plus bas de


l’activité 1.

L’objectivation perceptuelle.

Comme je l’ai déjà indiqué, la distinction entre passivité et


activité est un enjeu central du présent ouvrage. Je proposerai
ultérieurement plusieurs arguments descriptifs en faveur de la
conception suivant laquelle cette distinction est irréductible.
Mon idée est que le meilleur point de vue pour une descrip-
tion phénoménologique de l’expérience perceptuelle est un
dualisme de la passivité et de la réceptivité. Il n’est pas facile
de montrer l’irréductibilité de cette distinction, mais on peut
du moins en faire ressentir la nécessité. Un bon moyen est de
partir du problè me suivant. Reprenons l’exemple de la ligne
pointillée au tableau. Alors que la ligne pointillée se détache
du fond, tout se passe comme si le champ visuel se scindait
(pour simplifier) en deux zones, d’un cô té la zone « ligne
pointillée blanche », de l’autre la zone « tableau noir ». On a
supposé plus haut que le découpage du champ visuel en deux
zones résultait d’associations passives, les données sensibles se
regroupant par similitude en unités plus larges : ligne blanche,
tableau. C’est grâ ce à ces synthè ses, semble-t-il, qu’une figure
saillante se détache d’un fond et, inversement, qu’un fond
contraste avec une figure ; que la ligne pointillée apparaı̂ t avec
un caractè re de saillance tandis que le tableau est rejeté à
l’arriè re-plan. Mais la question est maintenant la suivante :
comment se fait le partage entre la figure et le fond ? Pourquoi
est-ce le tableau, non la ligne, qui fait fonction de fond ?
Un exemple plus parlant est le fameux vase de Rubin
(figure 1). Il s’agit là d’une figure « ambiguë » au sens où , au
moment de décider si c’est le vase qui est la figure, ou bien
les deux visages, le choix est hésitant. Le regard oscille sans
parvenir à se décider, passant continuellement d’une figure
à l’autre. Un autre exemple bien connu de figure ambiguë
jouant sur le rapport figure-fond est la double croix de Malte
de Rubin (figure 2), qui produit une oscillation semblable
entre la croix noire et la croix rayée.

1. Voir E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 83.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 67

L’intentionnalitéperceptuelle 67

Figure 1 Figure 2

Comment interpréter ces faits ? Dans ces exemples, ce sont


manifestement les associations passives qui sont ambiguë s :
elles ne permettent pas de dire où est la figure et où est le fond.
Mais le fait remarquable est que le sujet ne se satisfait pas de
cette ambiguı̈ té. Il oscille au sens où il choisit de faire ressortir
tantô t la figure « vase », tantô t la figure « deux visages ». Or, loin
d’ê tre encore le fait de la passivité sensorielle et associative,
cette oscillation manifeste une succession de décisions actives
sur des données configurées passivement (au moyen de syn-
thè ses temporelles et associatives). Bien que le choix soit
motivé passivement par des figurations ambiguë s qui, juste-
ment, le rendent hésitant, on n’a plus seulement affaire à
des synthè ses liées à la structure du champ sensible et sur
lesquelles le sujet n’a aucun contrô le. S’il est impossible au
sujet de décider de ce qui est semblable et de ce qui ne l’est
pas, en revanche il choisit activement de focaliser le vase et
non les deux visages. Cette prise de décision est ce que Hus-
serl appelle « l’orientation » (Zuwendung)1. Si la démarcation
figure-fond s’explique par les synthè ses associatives, c’est en
revanche l’orientation – l’opération active consistant à foca-
liser son regard vers telle partie du champ visuel plutô t que
telle autre – qui permet de décider ce qui est la figure et ce qui
est le fond.
Mais ces caractérisations sont encore insuffisantes. Si la
situation semble claire pour les figures ambiguë s, on peut

1. Voir ibid., § 17.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 68

68 Ce que voir veut dire

facilement objecter que cela tient justement à leur ambiguı̈té


et que, dans la plupart des cas, les objets perç us ne sont pas
ambigus. La plupart du temps, dira-t-on, la question de savoir
où est le fond et où est la figure est déjà tranchée au niveau des
associations passives. Par exemple, la vue du soleil à travers un
verre fumé ne suscite aucune oscillation. Le soleil-figure se
détache du ciel-fond sans la moindre hésitation. Plus encore,
la saillance du soleil semble, autant que les similitudes elles-
mê mes, imposée de force par les associations passives, au
point qu’il est quasiment impossible de faire du soleil un
fond et du ciel une figure saillante. La saillance s’expliquerait
ainsi entiè rement par des caractè res passifs, comme l’intensité
lumineuse ou la forme ronde.
Ces observations sont difficilement contestables, mais je
ne pense pas qu’elles soient de réelles objections. Il me semble
plus juste de dire que le cas des figures ambiguë s montre
que les conclusions ci-dessus sont correctes, mais que le cas
des figures non ambiguë s exige maintenant qu’on précise ces
conclusions. Plus exactement, il faut rendre compte du fait
que les associations passives elles-mê mes interviennent, dans
un sens ou dans un autre, dans les phénomè nes de saillance.
Ce problè me est trè s précisément celui que Husserl a tenté
de résoudre au § 17 d’Expérience et Jugement, au moyen de la
notion de « tendance ». Dans ce passage, Husserl commence
par observer que le donné exerce, déjà au niveau associatif,
une certaine attirance qui prédispose l’ego à se diriger vers
telle partie du champ visuel au détriment de telle autre, par
exemple à voir le soleil comme une figure saillante. Cette
attirance, cet « attrait » (Zug), est liée à la stimulation senso-
rielle (Reiz). Certaines parties du champ sensible « attirent le
regard », « excitent », « stimulent » davantage le regard et, par là ,
tendent à s’imposer antérieurement à toute décision active.
Cette stimulation est parfois due à l’intensité sonore ou lumi-
neuse : le soleil se détache par son éclat, une mélodie jouée
plus fort se détache sur un fond sonore plus bas, etc. Mais ce
n’est pas le seul facteur possible. Un autre facteur important
est ce qu’on peut appeler, au sens large, la figuralité. Par
exemple, un soleil bleu foncé se détacherait tout autant du
ciel bleu azur. Sa forme ronde le détache du fond auquel ne
semble correspondre, à l’inverse, aucune « bonne forme ». De
mê me, des notes ont plus de chance de se détacher d’un fond
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 69

L’intentionnalitéperceptuelle 69

sonore si elles forment une mélodie. Un autre facteur est la


hauteur sonore : une mélodie jouée dans les aigus se détache
plus facilement sur un fond joué dans les graves, etc. Husserl
regroupe tous ces phé nomè nes sous le terme, repris aux
gestaltistes, d’« insistance » (Eindringen) : certaines données
« insistent » au sens où elles s’imposent de force comme sail-
lantes. L’insistance – le fait que le regard est plus ou moins
stimulé, que les données forment telle ou telle figure, etc. – est
encore strictement passive. Je ne décide d’aucun de ces carac-
tè res, qui appartiennent à la passivité sensorielle et associative,
et cependant ils sont à l’origine du fait que des portions du
champ sensible s’imposent à moi comme saillantes.
Dans Expérience et Jugement, Husserl distingue deux aspects
du phénomè ne d’insistance. Il y a d’abord l’insistance elle-
mê me, qui est un caractè re par lequel des données l’empor-
tent sur d’autres. Ensuite, il y a ce qui correspond à l’insis-
tance du cô té du sujet, à savoir la tendance. La tendance est
simplement une inclination à s’en remettre à l’insistance (Ten-
denz zur Hingabe) : j’ai tendance à saisir le soleil comme une
figure et le ciel comme un fond. Ici encore, il n’est pas ques-
tion de prise de position active. Je tends à faire du soleil une
figure saillante, mais je n’en fais véritablement une figure
saillante qu’au moment où je cède librement à ma tendance,
quand je saisis activement le soleil comme une figure saillante.
Dè s ce moment, je suis en présence d’une opération active,
d’une amorce d’objectivation qui n’appartient déjà plus à la
simple passivité sensorielle et associative. C’est précisément
cette premiè re opération active, cette « effectuation consécu-
tive à la tendance » (Folgeleisten der Tendenz) [ibid., p. 82], que
Husserl appelle l’orientation.
Les ambiguı̈ tés figure-fond peuvent facilement ê tre décrites
sur cette base, comme des cas où il n’y a pas de stimulation
suffisante pour inciter l’ego à trancher dans un sens ou dans
un autre. En un sens plus large, l’ambiguı̈ té vient soit de
l’absence de tendances suffisantes, soit de la coexistence de
tendances opposées de mê me « force ». D’un cô té, l’ego n’est
pas incité à choisir, de l’autre il est incité à choisir simultané-
ment plusieurs options s’excluant l’une l’autre. Cette obser-
vation laisse apparaı̂ tre une caractéristique trè s remarquable
de l’intentionnalité perceptuelle. Dans la figure de Rubin, le
sujet voit simultanément le vase et les visages, mais il lui est
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 70

70 Ce que voir veut dire

impossible d’objectiver simultanément le vase et les visages.


Cette propriété assez mystérieuse de l’intentionnalité peut
ê tre exprimée par la loi suivante : le même ensemble de données
sensibles ne peut être investi en même temps de plusieurs sens
objectifs différents (et non inté grables comme parties d’un
sens total)1. Néanmoins, le fait que la passivité sensorielle
et associative ne possè de pas cette propriété indique déjà
clairement que nous sommes passés à un type trè s différent
d’acte psychique.

L’attention.

La question de la nature de l’attention perceptuelle est


appelée à jouer un rô le central dans nos investigations. En
choisissant comme thè me de recherche la perception, nous
n’avions pas simplement en vue la donation sensorielle, mais
l’intentionnalité et l’objectivation perceptuelles. Or l’atten-
tion, en un sens qui reste à préciser, est classiquement un
autre mot pour l’objectivation au sens fort. Porter son atten-
tion sur une portion du champ sensoriel au détriment d’au-
tres, cela ne revient-il pas à la constituer en unité objective par
l’intentionnalité objectivante ? Voir le pouce dans la main, la
main dans le bras, n’est-ce pas objectiver le pouce, la main par
opposition aux autres doigts, au reste du bras laissé s en
« marge », c’est-à -dire hors du centre d’attention ? É couter la
phrase mélodique en la détachant attentionnellement d’un
fond sonore, n’est-ce pas précisément sélectionner son objet ?
Les limites du centre attentionnel par rapport au reste du
champ sensible ne sont-elles pas aussi les limites de ce qui
est objectivé au sens prégnant ? Mê me là où l’on cherche à
éliminer l’attention, comme dans les critiques gestaltistes dont
il sera question plus loin, le phénomè ne à expliquer reste la
mê me objectivation qu’on caractérise classiquement comme
attention et qui pourra, le cas échéant, ê tre expliquée sans le
vocabulaire de l’attention. Pour cette raison, le fil de nos
analyses réclame impérativement un certain nombre de dis-
tinctions permettant de mieux délimiter le concept d’atten-

1. K. KOFFKA, « Perception : an introduction to the Gestalttheorie »,


p. 559-560, semble admettre des exceptions à cette rè gle.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 71

L’intentionnalitéperceptuelle 71

tion, mais aussi d’en évaluer l’utilité et la pertinence pour le


problè me de l’intentionnalité perceptuelle. Si le rô le central
de l’attention peut momentanément avoir le sens d’un pré-
supposé fécond, c’est seulement pour autant qu’il nous servira
de point de départ et devra par la suite ê tre clarifié en pro-
fondeur, voire révisé ou éliminé. Le concept d’attention devra
faire l’objet d’analyses détaillées dans la suite, dans la mesure
où un enjeu central de cet ouvrage est justement la distinction
entre deux couches passive et active de la conscience percep-
tuelle. Dans cette optique, nous serons naturellement amenés
à faire porter nos discussions sur certains gestaltistes dont
l’ambition était, précisément, d’élaborer une psychologie défi-
nitivement affranchie de la théorie de l’attention, jugée dan-
gereusement spéculative. Sans anticiper sur ces discussions, le
présent paragraphe se bornera à des indications trè s générales
sur la nature de l’attention et sur quelques problè mes qui s’y
rattachent directement.
La langue quotidienne regroupe sous le terme « attention »
un grand nombre de phénomè nes trè s différents, dont cer-
tains ne doivent peut-ê tre pas tomber sous le concept plus
rigoureux dont nous avons besoin dans le cadre de l’analyse
de la perception. Les problè mes qui nous occupent plus spé-
cialement concernent la possibilité d’une attention comprise
au sens d’une « activité psychique » de sélection et de discrimi-
nation au sens le plus large, par opposition (réelle ou seule-
ment apparente) à la passivité sensorielle aussi bien qu’à
l’activité physique du corps. Aussi le concept d’attention
que nous retiendrons est-il un concept plus étroit. Il corres-
pond, pour l’essentiel, à l’« aperception » de Wundt ou à ce
que William James appelait l’attention « active et volontaire »
par contraste avec l’attention « passive, réflexive, non volon-
taire, sans effort » 1. (Je laisse en suspens la question de savoir
s’il y a un sens, du point de vue phénoménal, à évoquer une
attention « instinctive » comme le fait James, et si cette derniè re
ne doit pas plutô t ê tre typologisée soit comme un phénomè ne
de tendance et non d’attention, soit comme la manifestation
d’un degré inférieur de l’activité attentionnelle.) Ces remar-
ques peuvent ê tre aisément rattachées aux développements
précédents où nous opposions, aprè s Husserl, les « tendances »

1. W. JAMES, The Principles of Psychology, vol. 1, p. 416.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 72

72 Ce que voir veut dire

de la conscience passive aux prises de position par lesquelles la


conscience active, consentant ou ré sistant aux tendances,
« s’oriente » vers telle portion déterminée du champ sensoriel
au détriment d’autres portions. Dans Expérience et Jugement,
Husserl assimile purement et simplement l’orientation
(Zuwendung) doxique à l’attention 1. L’attention est une
orientation active vers l’objet, qui doit jouer, comme telle,
un rô le central dans la constitution des premiè res unité s
objectives dans la réceptivité sensible.
À cô té du caractè re d’activité, l’unitéobjective est une autre
particularité étrange et remarquable dont ait à rendre compte
toute théorie de l’attention ou toute théorie prétendant expli-
quer les phé nomè nes « attentionnels » sans le vocabulaire
de l’attention. Nous avons déjà rencontré ce caractè re anté-
rieurement au sujet des figures ambiguë s : l’« ambiguı̈té » du
canard-lapin de Jastrow signifie que l’intentum est à un
moment donné soit le lapin, soit le canard, mais jamais les
deux à la fois, et qu’il naı̂t dè s lors un phénomè ne d’« oscil-
lation » où plusieurs orientations attentionnelles de contenus
diffé rents alternent successivement. Les perceptions non
ambiguë s suscitent des observations analogues. L’attention
portée à une pluralité d’éléments sensoriels a ceci de distinctif
qu’elle nous fait apparaı̂tre celle-ci comme un tout objective-
ment unitaire, comme un « objet complexe » dont ces éléments
sont les constituants 2. Là où le regard détache des éléments
du tout, l’attention s’est elle-mê me déplacée et le tout est
passé dans la marge hors du champ attentionnel.
L’expression mê me « unité objective » appelle une remarque
complémentaire. Sans doute, comme toutes sortes de repré-
sentations peuvent ê tre investies d’attention, il est légitime
de comprendre par là que l’attention se dirige vers une repré-
sentation au sens où un certain caractè re affecte telle ou telle
représentation. Mais cette tournure doit ê tre employée avec
prudence si on ne veut pas confondre cette directionalité avec
celle, plus proprement dite, par laquelle on prê te attention à
un objet plutô t qu’à un autre. Il convient de distinguer pré-
cisément ce à quoi on prê te attention des contenus psycho-

1. E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 84. Voir par exemple Logische


Untersuchungen, V, B409 (zugewendet).
2. Voir W. JAMES, The Principles of Psychology, vol. 1, p. 405.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 73

L’intentionnalitéperceptuelle 73

réels correspondants, qui sont investis attentionnellement,


ou encore l’intentum attentionné de la représentation portant
l’indice de l’attention. Cette remarque est essentielle pour
avoir un concept univoque de l’attention. Elle nous conduit
sinon à écarter, du moins à tenir pour ambiguë s et insuffi-
samment claires un certain nombre de définitions comme
celle, kantienne, suivant laquelle l’attention serait une « appli-
cation à prendre conscience de ses propres représentations »,
par opposition à l’abstraction consistant à se détourner d’un
objet 1. Dans la conception de style lockéen qui était celle
de Kant, une telle formulation signifie que l’attentionné est
fonciè rement toujours ma représentation : l’attention se rap-
porte aux représentations subjectives et elle se tient, à ce titre,
au mê me niveau que la pensée par opposition à la connais-
sance et à l’intuition. Bien que ce point de vue puisse ê tre
accepté dans une certaine mesure, il repose en grande partie
sur l’ambiguı̈té de l’expression « porter attention à », qui peut
ê tre comprise aussi bien au sens où une représentation est
plus attentive et où on se focalise sur son objet intentionnel.
Bien entendu, cela n’exclut nullement la possibilité de prê ter
attention à un contenu psycho-réel, mais si cette possibilité
ne signifie pas simplement qu’un contenu est investi d’une
certaine charge attentionnelle, alors elle signifie que le
contenu attentionné est l’intentum d’un acte réflexif investi
d’une certaine charge attentionnelle 2.
Un autre point important est qu’il ne semble y avoir aucune
raison de restreindre l’attention à la sphè re perceptuelle. On
peut citer un grand nombre de cas révélant ce que James
appelait une « attention intellectuelle », différente de l’atten-
tion perceptuelle : par exemple, je fais effort pour distinguer
une nuance de sens d’autres nuances possibles, ou pour
maintenir une pensée déterminée en résistant à l’attraction
d’autres représentations plus naturelles ou stimulantes 3, etc.

1. I. KANT, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht abgefaßt, 1re partie,


§ 3, p. 131.
2. Voir E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, V, B410, et Logische Unter-
suchungen, II, B161.
3. W. JAMES, The Principles of Psychology, vol. 1, p. 416 et 420. De mê me,
dans les Recherches logiques de Husserl, voir D. DWYER, « Husserl’s appro-
priation of the psychological concepts of apperception and attention »,
p. 86.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 74

74 Ce que voir veut dire

De mê me, il serait sû rement inopportun de limiter l’attention


au domaine théorique, par opposition au sentiment et au
domaine pratique. Dans le prolongement d’analyses sug-
gestives de Husserl au § 18 d’Expérience et Jugement, il reste
possible d’élargir le concept d’attention pour y faire entrer
non seulement les actes théoriques, mais aussi les sentiments
et les volitions des sphè res esthétique et éthique. On envisa-
gerait ainsi une « attention de sentiment » (Gefühlsaufmerksam-
keit) et une « attention volitive » (Willenaufmerksamkeit). Pour
plus de clarté, nous appellerons concentration l’attention à
l’œuvre dans la sphè re thé orique, doxique au sens large.
Cette notion correspond, pour la plus grosse part, à ce que
Husserl nomme l’intérêt, mais il subsiste certaines différences
dont il sera question plus loin. Fait important, ces distinctions
ne contredisent pas la caractérisation de l’attention en termes
d’intentionnalité objectivante au sens prégnant, si on admet,
aprè s Brentano et Husserl, que les actes évaluatifs, bien que
par soi non objectivants, sont nécessairement objectivants par
la présence d’une couche objectivante plus ou moins « impli-
cite ».
Toutes ces précautions n’éclairent encore que faiblement
la notion d’attention, dont il n’est pas certain, d’ailleurs,
qu’elle puisse en général ê tre définie de maniè re satisfaisante.
Momentanément, la tâ che qui s’impose est du moins de se
demander ce que l’attention n’est pas. Sans prétendre ê tre
exhaustif, je passerai en revue diffé rents problè mes assez
caractéristiques, qui concernent directement la délimitation
du concept d’attention.
1. Une premiè re question est celle du rapport entre atten-
tion et intensité sensorielle. Cette question est une question
multiple. On peut se demander d’abord si l’attention est un
caractè re intensif, ensuite si elle est fonction de l’intensité au
sens où celle-ci serait une cause de l’attention, enfin si l’at-
tention a pour effet un accroissement de l’intensité sensorielle.
Il semble que les deux premiè res questions puissent ê tre
réglées sans difficulté. Le fait que l’attention peut indistinc-
tement investir toute partie du champ sensoriel montre déjà
suffisamment qu’elle n’est pas assimilable à un degré intensif
de la sensation. De mê me, il est indiscutable que l’intensité
joue fré quemment le rô le d’un facteur dé terminant pour
l’orientation intentionnelle, d’une motivation passive qui sus-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 75

L’intentionnalitéperceptuelle 75

cite ou, au contraire, empê che la décision attentionnelle : je


tends d’autant plus à prê ter attention à un son en le détachant
de son contexte sonore que son intensité est élevée, tandis
qu’un son trè s faible attirera à peine l’attention et demandera
un effort d’autant plus grand à l’encontre des tendances pas-
sives.
En revanche, la question de savoir si l’attention provoque
un accroissement intensif fut une question trè s débattue au
XIXe et au XXe siè cle, dont la réponse est loin d’aller de soi.
Certains psychologues, comme Ernst Dü rr dans un important
traité sur l’attention paru en 1907, y ont répondu nettement
par l’affirmative 1. Stumpf, James et Ebbinghaus y répon-
daient affirmativement mais seulement jusqu’à un certain
point et avec de sé rieuses ré serves. Le premier formulait
notamment une objection de principe qui reste convaincante
sur ce problè me : si l’attention avait pour effet d’augmenter
l’intensité jusqu’à un certain degré a, il me serait impossible
d’observer qu’une sensation faible a un degré intensif infé-
rieur à a 2. Fechner répondait à la mê me question par la
négative, en assimilant les variations intensives censément
dues à l’attention à des variations affectant l’intensité ou la
force de l’attention elle-mê me : « Par exemple, un gris ou un
blanc ne nous apparaissent pas plus clairs, un bruit ne nous
apparaı̂t pas plus fort quand nous dirigeons vers eux une
attention renforcée ; ce que nous ressentons, précisément,
c’est seulement notre attention renforcée 3. » Brentano avait
un raisonnement un peu différent. L’intensité du contenu
représenté, affirmait-il, est toujours égale à l’intensité de la
représentation. Or cela implique, dans le cas de l’expérience
sensible, que l’intensité de l’attention – conç ue comme
une représentation par laquelle je prends conscience de mes
représentations – est toujours égale à l’intensité du sentir. Par
conséquent, l’intensité de l’attention, de la prise de cons-
cience, est toujours égale à l’intensité du senti. Ce qui signifie
clairement que les variations de la force de l’attention doivent

1. E. DÜ RR, Die Lehre von der Aufmerksamkeit, p. 97-100.


2. C. STUMPF, Tonpsychologie, vol. 1, p. 71, approuvé sur ce point dans
W. J AMES , The Principles of Psychology, vol. 1, p. 426. Voir aussi
H. EBBINGHAUS, Grundzüge der Psychologie, vol. 1, p. 586-588.
3. G. T. FECHNER, In Sachen der Psychophysik, p. 86.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 76

76 Ce que voir veut dire

correspondre à des variations intensives de l’impression 1.


Mü nsterberg considé rait, sur la base d’expé rimentations
menées au laboratoire de psychologie de Harvard au début
des années 1890, qu’au moins dans certaines conditions l’at-
tention ne causait pas un accroissement intensif, mais, contre
toute attente, une diminution de l’intensité sensorielle 2, etc.
Il est important de noter que ce problè me revê t une impor-
tance straté gique dans les problè mes qui nous occupent.
L’idée que le passage de la marge au centre attentionnel induit
une variation intensive, c’est-à -dire un changement du maté-
riau de la passivité sensorielle, semble en effet une brè che
dans l’« hypothè se de constance » et un argument en faveur
de la conception gestaltiste suivant laquelle il n’y a généra-
lement pas lieu de présupposer un matériau dont certaines
propriétés intrinsèques (qualité, intensité, etc.) pourraient ê tre
constantes.
2. Une deuxiè me question concerne le rapport entre l’at-
tention et la clarté ou la « notabilité ». Intimement liée à la
premiè re, cette question tend mê me à se confondre avec elle si
la clarté n’est pas distinguée de l’intensité de l’attention, voire
si elle est confondue avec l’intensité sensorielle elle-mê me.
C’est pourquoi certaines des positions mentionnées ci-dessus
doivent probablement entrer sous cette rubrique. Le phéno-
mè ne à expliquer est l’éventuelle connexion entre l’attention
et le fait que certaines parties du champ sensible apparaissent
plus claires, plus nettes ou plus notables (merklich). Ainsi, un
son est plus ou moins clair et distinct en fonction de son
éloignement, de son intensité, de la présence d’autres sons
interférant avec lui, etc. Le degré de clarté signifie alors, selon
une expression de Husserl, que le son est « plus ou moins
facilement ou difficilement perceptible 3 ».
L’attention pourrait-elle se ramener à la clarté comprise en
ce sens ? Ou encore, la clarté est-elle un phénomè ne atten-
tionnel ? Telle était l’opinion défendue par les psychologues

1. F. BRENTANO F., Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 169.


2. H. MÜ NSTERBERG, « The intensifying effect of attention ». Ces expé-
riences ont fait l’objet d’â pres discussions, la question étant de savoir si
Mü nsterberg n’attribuait pas à l’attention des effets dus à un jugement
secondaire. Voir par exemple la recension de A. BINET dans L’Année
psychologique, 1894, p. 387-388.
3. E. HUSSERL, Wahrnehmung und Aufmerksamkeit, Hua 38, p. 93.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 77

L’intentionnalitéperceptuelle 77

Wilhelm Wirth et Ernst Dü rr 1. Non pas simplement la cause


ou l’effet, estimait ce dernier, mais l’essence mê me de l’atten-
tion consiste en un degré déterminé de clarté (ou de cons-
cience) distinct de la qualité et de l’intensité. On trouve des
formulations assez semblables chez Titchener, qui décrivait
lui aussi les phénomè nes d’attention en termes de degrés de
clarté et, corrélativement, de degrés de conscience 2. Bien que
différentes, ces vues se rattachent historiquement à la concep-
tion nuancée défendue par Wundt. Comme on le verra dans
la suite, celui-ci voyait dans l’attention un processus essen-
tiellement volitif. Cependant, dans la sixiè me édition de ses
Grundzüge (1908), à la suite des travaux d’Eckener sur l’os-
cillation attentionnelle, il adopta lui-mê me une conception
de l’attention en termes de « degré de clarté ou de netteté
de la saisie des contenus psychiques 3 ». Le degré de clarté,
qui doit ê tre compté au nombre des grandeurs psychiques
caractérisant, en un sens proche de Fechner, la saisie des
contenus sensoriels, forme comme tel une « troisiè me dimen-
sion » à cô té du degré intensif (son faible – son fort) et du
degré qualitatif (blanc – gris – noir). Le fait qu’une portion du
champ visuel ressort et devient une figure s’explique fonda-
mentalement par un accroissement du degré de clarté des
contenus sensoriels. On a donc des contenus sensoriels qui
peuvent ê tre plus ou moins clairs selon que la portion du
champ visuel est figure ou fond, et qui peuvent ê tre identiques
par ailleurs, à savoir qualitativement ou intensivement.
Wundt, toutefois, contrairement à ce que suggè re la critique
de Rubin que je vais commenter ci-dessous, n’a jamais été
tenté de définir l’attention comme un certain degré de clarté,
mais se bornait à voir dans celui-ci un effet de l’attention
définie comme une activité de nature volitive 4.
1. E. DÜRR, Die Lehre von der Aufmerksamkeit, p. 10 s. ; W. WIRTH, « Zur
Theorie des Bewusstseinsumfanges und seiner Messung », p. 493-494, qui
identifie l’attention au degré de conscience et le degré de conscience au
degré de clarté.
2. E. B. TITCHENER, A Text-Book of Psychology, p. 276-280.
3. Voir W. WUNDT, Grundzüge der physiologischen Psychologie, 6e éd., vol. 1,
p. 541. Voir également W. WUNDT, Grundriss der Psychologie, p. 245-246.
4. L’accroissement de clarté (comme effet) était déjà un aspect essentiel
de la définition de l’attentio chez Christian Wolff, comme « facultas effi-
ciendi, ut in perceptione composita partialis una majorem claritatem ceteris
habeat » (Psychologia empirica, § 237, p. 168).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 78

78 Ce que voir veut dire

Certains arguments ainsi que les restrictions apportées plus


haut au concept d’attention semblent indiquer que l’attention
se tient à un autre niveau que celui de la clarté ou de la simple
notabilité. Le degré de clarté, qui dépend aussi bien de condi-
tions subjectives comme l’éloignement, l’intensité du contenu
sensoriel, etc., que de conditions objectives lié es aux
propriétés empiriques de l’objet, doit trè s probablement ê tre
rangé parmi les tendances ou les motivations passives,
qui n’occasionnent pas né cessairement un investissement
attentionnel.
On doit au psychologue danois Edgar Rubin – l’un des
pionniers de la deuxiè me Gestalttheorie – un argument fort à
l’encontre de la définition de l’attention en termes de clarté et
de distinction 1. Rubin commenç ait par faire une concession
partielle à Wundt : il est conforme à l’expérience de dire que le
fond n’est pas doté d’un degré de clarté élevé. Mais il ajoutait
aussitô t que le fond n’est pas non plus doté d’un degré de
clarté moindre et qu’il n’a, en réalité, tout simplement aucun
degré de clarté, puisqu’il n’est pas donné à la conscience 2.
Ensuite, Rubin adressait à Wundt une objection décisive qui
annonce clairement une thè se centrale de la critique gestal-
tiste de la psychologie traditionnelle : « On ne s’accorde pas
avec l’expérience quand on affirme que ce qui se passe quand
un champ, de fond, se change en figure, pourrait ê tre décrit
comme un changement au cours duquel les contenus intuitifs
qualitatifs resteraient inchangé s. » En ré alité , poursuit-il,
le fond est totalement changé en « devenant » figure : « Les
deux objets vécus, qui correspondent au mê me champ vécu
soit comme figure, soit comme fond, sont deux objets vécus
totalement différents [gänzlich verschieden] 3. » Le problè me, à
en croire Rubin, est que Wundt considè re le degré de clarté et

1. E. RUBIN, Visuell wahrgenommene Figuren, p. 98 s.


2. Une remarque semblable avait été formulée quelques années plus
tô t dans S. WITASEK, Grundlinien der Psychologie, p. 299. Voir déjà , en des
termes trè s proches, H. LOTZE, Metaphysik, § 273, p. 539 : « D’anciennes
psychologies dépeignaient <l’attention> comme une lumiè re mobile que
l’esprit dirigeait vers les impressions qui lui sont occasionnées, soit pour les
porter à la conscience, soit pour tirer de leur obscurité celles qui se trouvent
déjà en lui. La premiè re opération serait impossible, car ce qui n’est pas
dans la conscience, cette lumiè re elle-mê me ne pourrait l’y trouver. »
3. E. RUBIN, Visuell wahrgenommene Figuren, p. 100.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 79

L’intentionnalitéperceptuelle 79

donc la relation figure-fond comme indépendants des qualités


sensorielles. En des termes évoquant directement les critiques
de l’hypothè se de constance, Rubin reproche à Wundt de
présupposer une identité des matériaux qualitatifs sous les
variations figurales, alors que cette présupposition est inutile
et mê me en désaccord avec l’expérience. En réalité, quand un
fond devient figure, on est en présence d’un objet « entiè re-
ment différent », dont il n’y a pas lieu de présupposer l’identité
sinon en raison d’un préjugé non fondé dans l’expérience 1.
Cette objection, qui forme un cas particulier d’une critique
de grande ampleur qui sera discutée plus loin, suscite momen-
tanément deux réserves. D’abord, comme je l’ai déjà suggéré,
elle ne contredit nullement l’idé e que, mê me en ce qui
concerne le rapport figure-fond, l’attention est une affaire
de clarté au sens où le degré de clarté fait souvent fonction
de motivation tendancielle pour l’attention 2. Ensuite, ces
remarques ne rè glent nullement la question – analogue à
celle soulevée plus haut pour l’intensité – de savoir si l’atten-
tion n’aurait pas pour effet un accroissement de la clarté et de
la distinction. Je laisse également cette question en suspens.
Signalons seulement que Fechner, dè s ses Éléments de psycho-
physique de 1860, rejetait cette idée aussi fermement pour la
clarté que pour l’intensité sensorielle 3.
3. Nous avons maintenu plus haut la possibilité d’une
attention spécifiquement théorique, ou « concentration », dis-
tincte de l’attention pratique ou de l’attention de sentiment.
Mais ce point, également assez problématique, est sujet à
discussion. N’est-il pas tentant en effet, suivant une certaine
conception qu’on pourrait qualifier de pragmatique, de voir
dans l’attention quelque chose comme une orientation vers
un but ? Outre la notion assez imprécise d’attention volontaire
dans les Principes de psychologie de James, la définition de
l’attention en termes de volonté est aussi trè s caractéristique
de la psychologie de Wundt : « D’aprè s tous les phénomè nes

1. Sur la critique de Rubin et ses prolongements chez Koffka, voir infra,


chap. I, p. 142 s.
2. Voir les remarques critiques de E. G. WEVER, « Attention and clear-
ness in the perception of figure and ground », p. 54, sur l’objection de
Rubin.
3. G. T. FECHNER, Elemente der Psychophysik, vol. 2, p. 452-453. Voir
par exemple St. WITASEK, Grundlinien der Psychologie, p. 298.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 80

80 Ce que voir veut dire

auxquels nous confronte l’activité d’aperception, celle-ci coı̈n-


cide purement et simplement avec cette fonction de la cons-
cience que nous caractérisons, s’agissant des actions externes,
comme volonté1. » L’attention et la volonté sont une mê me
force psychique en tant qu’elle a ici des effets externes, là des
effets internes. Dans sa Tonpsychologie de 1883-1890, Carl
Stumpf définissait l’attention arbitraire ou volontaire (willkür-
liche Aufmerksamkeit) comme « la volonté en tant qu’elle est
dirigée vers un remarquer [Bemerken] ». Ce qui avait pour effet
sinon d’annexer l’attention à la sphè re pratique, du moins de
la rattacher à une unique activité qui, dans la sphè re pratique,
s’appelle la volonté. Une autre conséquence était d’annexer
l’attention à la sphè re des sentiments, dans la mesure où
Stumpf, aprè s Brentano, pensait la volonté elle-mê me sur
le modè le du sentiment 2. Stumpf considérait que ce modè le
explicatif devait valoir bien au-delà de la seule attention
volontaire et s’étendre à l’intérê t en général qui caractérise
toute attention : « L’attention est identique à l’intérê t, et l’in-
térê t est un sentiment 3. » La conception de Stumpf est cepen-
dant plus nuancée qu’il n’y paraı̂t, si on se penche – comme il
le fait lui-mê me aprè s avoir reconnu que l’attention était en elle-
mê me indéfinissable comme le sont la colè re ou la com- passion –
plutô t sur ses causes et ses effets. Fait curieux, il qualifie
l’attention de « sentiment théorique » : l’attention est, pour ainsi
dire, théorique par ses effets, pour autant qu’elle cause la
pensée ou la perception. En outre, bien qu’il définisse
l’attention arbitraire en termes de volonté, il semble consi-
dérer ailleurs que la volonté est seulement une cause de l’at-
tention au mê me titre que le changement phénoménal, la

1. W. WUNDT, Grundzüge der physiologischen Psychologie, 2e éd., vol. 2,


p. 210 (ajout de la 2e éd.), qui rejette ainsi, de faç on conséquente, la
distinction entre attention volontaire et attention involontaire (ibid.,
p. 210-211). Voir aussi W. WUNDT, Grundriss der Psychologie, p. 257.
Voir les objections de principe de N. LANGE, « Beiträ ge zur Theorie der
sinnlichen Aufmerksamkeit und der activen Apperception », p. 392, et
celles de A. MARTY, « Ü ber Sprachreflex, Nativismus und absichtliche
Sprachbildung », 4. Artikel.
2. C. STUMPF, Tonpsychologie, vol. 2, p. 283. Sur le lien entre volonté et
sentiment chez Brentano, voir mon article « Sur l’analogie entre théorie et
pratique chez Brentano ». Cette caractérisation est d’inspiration humienne,
voir infra, chap. I, p. 149 s.
3. C. STUMPF, Tonpsychologie, vol. 1, p. 68.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 81

L’intentionnalitéperceptuelle 81

force de l’impression sensorielle ou le plaisir qu’elle suscite


(ibid., p. 68-69). Witasek a repris partiellement à son compte
cette maniè re de voir, associant lui aussi l’attention volontaire
à un « vouloir remarquer » (Bemerkenwollen) consistant à anti-
ciper l’objet à remarquer 1. Cependant, il insistait aussi – aprè s
de nombreux autres auteurs au moins depuis Alexander Bain –
sur le fait que ce processus était seulement un stade prélimi-
naire, qui peut aussi bien faire défaut dans les cas d’attention
involontaire. Il convient en ce sens de distinguer d’abord un
stade préliminaire de nature volitive (qui peut se manifester
par des mouvements musculaires, par exemple oculaires,
etc.), ensuite un « noyau » qui est le Bemerken lui-mê me et
qui est pour Witasek d’ordre judicatif, enfin un stade ultérieur
formé par toutes les représentations influencées par l’atten-
tion au sens où elles combinent des contenus préalablement
attentionnés 2.
Contre une conception « pragmatique » d’aprè s laquelle
l’attention serait « la meilleure maniè re de se comporter pou-
vant servir à atteindre un but déterminé, ici la saisie de la
figure », on peut citer deux arguments intéressants d’Edgar
Rubin, dans le cadre spé cial des rapports entre figure et
fond 3. D’abord, écrivait-il, on peut douter que les intérê ts
pratiques soient relevants, de maniè re générale, pour la psy-
chologie de la perception : « Le but est quelque chose de
précieux dans la vie quotidienne, pratique, mais qui est irre-
levant et arbitraire du point de vue purement psychologique. »
Ensuite, Rubin faisait valoir le fait qu’il n’y a a priori aucune
raison de dire que le but pratique doit ê tre la saisie de la figure
plutô t que celle du fond.
Les trois premiers points ci-dessus se prê tent cependant à
une conclusion de nature générale, dont le second argument
de Rubin est seulement un cas particulier. Plus fondamenta-

1. St. WITASEK, Grundlinien der Psychologie, p. 299 s.


2. Cette notion de préparation attentionnelle (ideational preparation, pre-
attention, expectant attention, etc.) a donné lieu à de nombreuses recherches
dans la psychologie de la seconde moitié du XIXe siè cle. Voir A. BAIN, The
Emotions and the Will, p. 369 s. ; W. JAMES, The Principles of Psychology,
vol. 1, p. 434 s. ; H. MÜ NSTERBERG, Die Willenshandlung, p. 66 s. ;
Th. RIBOT, Psychologie de l’attention, p. 106 s., et ses prolongements dans
H. BERGSON, Matière et Mémoire, p. 110 ; etc.
3. E. RUBIN, Visuell wahrgenommene Figuren, p. 97.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 82

82 Ce que voir veut dire

lement, on peut se demander si la question du rapport de


l’attention à l’intensité, à la clarté ou à la volonté a encore un
sens hors de celle des motivations passives et des effets de
l’attention. Indépendamment de la question de savoir dans
quelle mesure ces facteurs ou d’autres semblables peuvent
faire fonction de conditions ou d’effets de l’attention, il se
peut que toute tentative visant à définir l’attention par leur
moyen se heurte à une impossibilité de principe, qui tient au
caractè re gén ér al de l’attention. En un sens, l’attention
implique le plus souvent une restriction du regard à une
portion déterminée du champ sensible. Cependant, en un
autre sens, elle semble aussi se définir par un caractè re de
généralitéqui fait qu’elle couvre tout le champ de la conscience
et qu’elle n’est restreinte à aucune composante de la vie psy-
chique. Mê me les parties marginales du champ perceptuel ne
peuvent ê tre tenues pour telles que dans la mesure où elles
sont aussi potentiellement attentionnées, c’est-à -dire pour
autant qu’elles ne sont pas attentionnées mais, tout aussi
bien, peuvent l’ê tre par principe. On ne peut, à cet égard,
que rappeler l’observation pénétrante d’Ernst Dü rr, lorsqu’il
remarquait que l’attention investit les sensations fortes
comme faibles, les perceptions comme les souvenirs et les
simples pensées, les objets de la sphè re théorique comme
ceux de la sphè re pratique :
Ce n’est pas qu’il y ait seulement certains objets que nous
pouvons considérer avec attention alors que les autres seraient
toujours perç us sans attention, mais l’attention peut s’actualiser
dans la saisie de tout objet. Or, comme à l’ensemble des objets
correspond la somme des différences de contenu à l’intérieur de la
conscience d’objet, l’attention ne peut pas ê tre considérée comme
une propriété de contenus de conscience déterminés, appartenant
à la face théorique de la vie psychique. On ne peut donc pas dire
que l’attention est quelque chose qui échoirait aux perceptions
par contraste avec les représentations de la mémoire ou de la
phantasie ou avec les pensées. Encore moins peut-on songer à
tenir l’attention pour une prérogative d’un ou plusieurs domaines
sensibles et à la rapporter à des qualités ou à des degrés intensifs
déterminés 1.

1. E. DÜ RR, Die Lehre von der Aufmerksamkeit, p. 10-11. Voir, dans le
mê me sens, G. F. STOUT, Analytic Psychology, vol. 1, p. 180.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:52 - page 83

L’intentionnalitéperceptuelle 83

4. On peut encore se demander si l’attention est essentiel-


lement synonyme de position d’existence. La position la plus
forte sur ce problè me est sans doute celle de Witasek, qui allait
jusqu’à définir le Bemerken attentionnel comme une « saisie de
la présence, de l’existence de l’objet remarqué » qui est « iden-
tique à la fonction de jugement » 1. Une position plus nuancée
est directement induite par l’équivalence husserlienne entre
attention théorique (concentration) et intérê t : l’intérê t est un
cas particulier d’attention, l’attention doxique, qui se définit
comme un certain caractè re affectant les actes par lesquels
l’ego vise l’objet comme existant. Comme le résume trè s bien
Husserl : « Un cas particulier de vécu intentionnel attentif [...]
est formé par les actes doxiques, dirigés vers l’étant (éventuel-
lement modalisé : possiblement étant, probablement étant,
non étant) 2. » Il reste à savoir, en un mot, si la distinction
entre intérê t et attention non théorique coı̈ncide avec la dis-
tinction entre la « croyance à l’ê tre » et certains états attention-
nels manifestement non positionnels comme celui consistant
à vivre tout entier dans le plaisir de contempler une image, ou
celui de l’acteur tout entier absorbé dans le déroulement
d’une action 3. Un élément de réponse pourrait ê tre que si
l’attention théorique s’identifie à l’intérê t, alors l’intention-
nalité objectivante – et donc aussi, indirectement, l’intention-
nalité non objectivante, dans la mesure où elle serait fondée
sur l’intentionnalité objectivante – est d’emblée thétique en
un sens élargi. La vie intentionnelle en général serait d’emblée
une vie thétique, sous-tendue par une « proto-doxa », où le
monde m’apparaı̂trait originellement comme existant, en
sorte que tous les actes non positionnels ré sulteraient de
modifications affectant des actes positionnels.
À l’encontre de ces deux positions, un enjeu important des
recherches qui suivent sera de maintenir l’indépendance du
point de vue de l’attention – comme intentionnalité objecti-
vante au sens prégnant – et de celui de la position d’existence :
toute attention n’est pas nécessairement positionnelle, toute

1. St. WITASEK, Grundlinien der Psychologie, p. 297-298.


2. E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 86.
3. Ibid., § 18, p. 84. Sur l’équivalence husserlienne entre attention
théorique et intérê t, voir aussi les remarques de D. DWYER, « Husserl’s
appropriation of the psychological concepts of apperception and atten-
tion », p. 86, sur la Philosophie de l’arithmétique.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 84

84 Ce que voir veut dire

position d’existence n’est pas nécessairement attentionnelle. À


mon sens, le fait que l’attention perceptuelle s’accompagne tou-
jours de positionalités par lesquelles l’objet m’apparaı̂t comme
« présent en personne » ne doit pas modifier fondamentalement
cette maniè re de voir. D’abord, la possibilité d’une attention
(théorique) accompagnant la phantasie, la simple pensée, voire
l’intention phénoménologiquement « neutralisée » suggè re que
l’argument husserlien des modalisations de la proto-doxa n’est
guè re qu’un hocus-pocus censé réintroduire un caractè re thé-
tique là où il est absent de facto. Ensuite, les « marges » exté-
rieures au centre attentionnel sont manifestement corrélatives
à des prestations thétiques dans le mê me sens où l’est le centre
attentionnel : le jardin autour de l’arbre que je regarde attenti-
vement m’apparaı̂t « présent en personne » tout autant que
l’arbre lui-mê me, sans mê me aucune modalisation. Or, bien
que cette formulation ne soit pas incorrecte et qu’elle présente
mê me un grand intérê t pour un certain nombre de problè mes,
par exemple pour déterminer la structure intentionnelle du
champ sensible, la question qui nous occupe n’est en rien
éclaircie du fait qu’on caractérise les marges perceptuelles
comme « potentiellement » attentionnelles : dans les faits, cela
revient à reconnaı̂tre qu’elles ne sont pas attentionnelles. Enfin,
mê me dans l’hypothè se où l’argument serait probant au sens
où toute attention s’accompagnerait de facto d’une thè se
d’existence en un sens élargi incluant des modalisations, les
deux caractè res thétique et attentionnel n’en resteraient pas
moins des caractè res différents pouvant et devant ê tre séparés
par l’analyse (ou par la « quasi-analyse »).
La position de Husserl s’explique peut-ê tre par la présence
d’une certaine aporie liée au fait que les marges perceptuelles
ne semblent correspondre à aucune prestation active, contrai-
rement aux positions d’existence actuelles. Comment la
marge pourrait-elle se définir par un caractè re de pré-dona-
tion passive et en mê me temps, en tant que marge, faire l’objet
de positions d’ê tre actives ? Mais c’est peut-ê tre là un faux
problè me ou, en tout cas, ce n’est un problè me qu’à supposer
qu’attention et position d’existence vont essentiellement de
pair et donc que le champ thématique doit avoir la mê me
étendue que le centre attentionnel. Une fois cette supposition
écartée, rien n’empê che plus que le champ sensible soit investi
d’une thè se d’ê tre générale et qu’en mê me temps l’attention
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 85

L’intentionnalitéperceptuelle 85

soit restreinte à une partie du champ sensible, comme cela


semble le cas sinon dans toutes, du moins dans la plupart des
perceptions. Tous ces points ne pourront cependant ê tre
éclaircis définitivement qu’au chapitre III, quand on appro-
fondira la question du rapport entre perception et croyance.
À la lumiè re des remarques critiques qui pré cè dent,
il devient possible de caractériser plus précisément le concept
d’attention dont nous avons besoin dans la perspective de nos
recherches sur l’intentionnalité perceptuelle. Conformément
à l’intention générale de cet ouvrage, nous pouvons nous
limiter à un effort de délimitation et de clarification, voire
de définition, et laisser au psychologue expérimental le soin
de déterminer les causes et les effets de l’attention. Négative-
ment, ce que nous avons en vue par le terme « attention » n’est
ni un caractè re intensif de la sensation ni (c’est là un point
qui sera approfondi au chapitre III) une prestation thétique.
En outre, il est peu probable que l’attention puisse ê tre définie
comme un degré de clarté, bien qu’elle ait peut-ê tre toujours
pour effet un accroissement de la clarté. Le caractè re volitif
de l’attention nous a également paru problématique et valable
seulement en un sens élargi, qui n’entre pas en contradiction
avec le caractè re essentiellement général de l’attention. Posi-
tivement, l’attention a été décrite comme un caractè re appar-
tenant aux composantes actives de la conscience, ce qui cadre
assez bien avec l’idée qu’elle est générale, c’est-à -dire poten-
tiellement non restreinte à telles ou telles représentations du
fait de leur type, de leur intensité ou de leur clarté accrues, etc.
Ensuite, elle nous a paru impliquer un certain caractè re
d’unité objective d’aprè s lequel plusieurs objets sont atten-
tionnés comme un unique intentum complexe, etc. Ce qui
suggè re que, si l’attention est effectivement quelque chose
de comparable à une force qui « investit » des vécus, elle est
néanmoins d’abord un caractè re affectant la visée intention-
nelle. Enfin, nous avons avancé l’idée que la généralité de
l’attention – quand mê me il serait exclu que j’attentionne
actualiter tout ce qui m’apparaı̂t, je peux dans tous les cas
attentionner librement tout ce qui m’apparaı̂t – empê chait
aussi bien de la restreindre à la sphè re de l’expérience sensible
et mê me, plus largement, à la sphè re théorique.
Nous avons reconnu au terme « attention » le sens le plus
large qui soit, embrassant (du moins au sens d’une potentia-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 86

86 Ce que voir veut dire

lité) toute vie intentionnelle. Comprise en ce sens, l’attention


est simplement l’intentionnalité au sens prégnant. Ainsi Husserl
déclarait avec raison, au § 23 de la IIe Recherche logique, qu’il
n’y a aucune raison de limiter l’attention à l’intuition et qu’elle
doit s’étendre aussi à la pensée symbolique : ce qui avait pour
conséquence explicite de rendre le concept d’attention pure-
ment et simplement coextensif à celui de représentation et de
« conscience de quelque chose » 1. L’intentionnalité au sens
pré gnant signifie pour nous l’intentionnalité objectivante.
Toutefois, cette signification de l’attention ne contredit pas
l’idée qu’elle s’étend à toutes sortes d’intentions qui sont
seulement marginales ou qui ne sont pas objectivantes par
elles-mê mes, mais reç oivent leur objet intentionnel d’une
autre intention de type différent. De mê me que les marges
perceptuelles ne sont telles que pour autant que je peux
tourner vers elles le regard de l’attention, de mê me la joie
qu’il y ait du soleil, la volonté de se rendre à Amsterdam, etc.,
si elles ne sont pas objectivantes par elles-mê mes – c’est là une
question que je laisse en suspens –, peuvent encore s’accom-
pagner d’attention au sens où celle-ci investit la représenta-
tion (objectivante) du ciel ensoleillé ou du sé jour à
Amsterdam. Ces caractérisations induisent une distinction
tranchée entre deux sens des mots « intentionnalité » et « cons-
cience ». Une telle distinction – qui rejoint celle de Stumpf et
de Husserl entre Bemerken et Aufmerken – est rendue indis-
pensable par les cas de marges perceptuelles, en un sens large
incluant les synthè ses de la conscience interne du temps 2. Les
marges, par dé finition, ne sont pas conscientes « au sens
prégnant », c’est-à -dire qu’elles ne correspondent à aucune
intention objectivante actuelle du type de celles lié es au
focus attentionnel. Cependant, elles ne sont pas pour autant

1. E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, II, B164.


2. Voir D. J. DWYER, « Husserl’s appropriation of the psychological
concepts of apperception and attention » (p. 98), qui remarquait avec
raison qu’avec les rétentions et protentions « l’intentionnalité n’est plus
équivalente à l’attention ». Sur la distinction entre Bemerken et Aufmerken,
voir E. HUSSERL, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-
1917), Hua 10, p. 146, ainsi que ID., Wahrnehmung und Aufmerksamkeit.
Texte aus dem Nachlass (1893-1912), Hua 38, p. 291 et 312. Voir
C. STUMPF, Tonpsychologie, vol. 2, p. 285, et A. MARTY, « Ü ber Sprachre-
flex, Nativismus und absichtliche Sprachbildung », 4. Artikel, p. 198.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 87

L’intentionnalitéperceptuelle 87

« inconscientes » comme l’est la sécrétion d’insuline dans le


pancréas.
Ainsi comprise, la notion d’attention engendre des difficultés
de principe, auxquelles les analyses qui suivent tenteront d’ap-
porter une solution d’ensemble. Une premiè re difficulté se
rattache à la distinction, avancée plus haut mais encore insuf-
fisamment argumentée, entre attention et position d’existence,
qui fera l’objet d’analyses plus poussées au chapitre III. Une
autre difficulté concerne la caracté risation de l’attention
comme libre activité, qui jouera par la suite un rô le central
dans notre critique de la seconde Gestalttheorie. Cette derniè re
ne rejette l’attention, en effet, que dans la mesure où elle est
définie comme une activité venant s’ajouter à des synthè ses
passives. La difficulté peut ê tre exprimée au moyen de l’unique
question suivante : quelle est la signification phénoménologique de
l’activité attentionnelle ? Car il est légitime de se demander,
comme les gestaltistes, si la notion d’activité attentionnelle
est encore justifiable en dehors de tout présupposé extra-phé-
noménologique, pour ne pas dire métaphysique. Derriè re cette
question, l’enjeu n’est rien de moins que la distinction entre
passivité et activité. J’en proposerai plus loin (chap. I, p. 147 s.)
une solution d’ensemble, qui nous mettra sur la voie d’une
conception assez proche de celle défendue par Carl Stumpf.
Une autre série de difficultés vient de la recherche récente
en psychologie expérimentale. La définition de l’attention
comme « intention au sens pré gnant » rejoint, à certaines
conditions, une conception relativement courante en psycho-
logie, tendant à identifier attention et conscience. C’est le cas
si on accepte d’entendre par conscience une conscience active
et comprise au sens fort – l’awareness plutô t que la conscious-
ness – et si on distingue cette conscience au sens fort de la
position d’existence et de l’identification conceptuelle. Or
cette conception a fait l’objet de nombreuses controverses et
on lui a opposé, dans les années 1970-1990, plusieurs contre-
arguments sur des bases expérimentales 1. Parmi ces argu-
ments, un certain nombre visaient à mettre en é vidence
l’existence de processus d’« activation sémantique sans iden-

1. Je suis ici E. STYLES, The Psychology of Attention, p. 209 s., auquel je


renvoie le lecteur pour les références à la littérature existante et pour une
discussion critique détaillée.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 88

88 Ce que voir veut dire

tification consciente ». Une expérience classique consiste à


montrer au sujet un mot durant un temps trop court pour
qu’il l’identifie attentionnellement, puis à le masquer et à
demander au sujet de deviner de quel mot il s’agit. L’effet
obtenu est que le sujet, bien qu’incapable de dire le mot
caché, commet des erreurs suggérant que son sens a néan-
moins é té saisi de maniè re « inconsciente », devinant par
exemple blues quand le mot caché était jazz. D’autres argu-
ments, issus de la neuropsychologie, s’appuient sur l’hypo-
thè se que le contrô le attentionnel est attaché à un processus
cérébral particulier qui peut ê tre déconnecté d’autres pro-
cessus, comme dans les cas où un processus perceptuel est
« inconscient » du fait de ne pas accéder au langage en passant
dans l’hémisphè re gauche. Ainsi les phénomè nes de « vision
aveugle » (blindsight) provoqués par certaines lésions céré-
brales : bien que le sujet soit dans l’incapacité de rapporter
qu’il voit quelque chose dans telle partie du champ visuel, son
comportement – par exemple s’il lui est demandé de jouer
à un jeu – révè le clairement qu’il en a eu une saisie discrimi-
native, dè s lors « inconsciente ».
Comme le remarque trè s bien Elizabeth Styles, les argu-
ments de ce type soulè vent des problè mes différents et de
portée variable selon le sens qu’on donne aux qualificatifs
« conscient » et « inconscient ». Par exemple, l’expé rience
du mot masqué suggè re que le mot est « conscient » en un
sens différent selon que sa signification serait saisie sublimi-
nalement – c’est-à -dire de telle maniè re que le sujet soit
incapable de la rapporter – ou attentionnellement. Ces argu-
ments sont-ils vraiment pertinents s’agissant de l’identifica-
tion de la conscience et de l’attention ? En fait, il y va de deux
choses l’une. Soit nous qualifions d’attention les processus
de discrimination, d’« identification sémantique », etc., et dè s
lors la preuve expérimentale que de tels processus peuvent
ê tre inconscients nous interdit d’identifier l’attention à la
conscience. Soit nous réservons le terme « attention » à la
conscience sensu stricto et, dans ce cas, nous devons admettre
que l’attention ne peut ê tre définie au moyen de processus
comme la discrimination ou l’« identification sémantique »,
qui n’en sont pas des conditions suffisantes. Or il semble que
la seconde option, qui est celle retenue ici, rende l’identifi-
cation de la conscience et de l’attention compatible avec les
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 89

L’intentionnalitéperceptuelle 89

expérimentations du type de celles mentionnées plus haut.


Sans décider si la notion de marge perceptuelle est utilisable
dans ce contexte, on peut du moins noter que de tels argu-
ments plaident tout aussi bien pour la conception consistant
à distinguer plusieurs sens du mot « conscience » et à res-
treindre l’attention à la conscience au sens fort. Pour cette
raison, ces arguments concernent moins la possibilité de
l’attention comprise au sens de la conscience objectivante
que la possibilité d’isoler un caractè re attentionnel qui serait
indépendant d’autres caractè res comme le caractè re concep-
tuel ou le caractè re d’« identification sé mantique ». Cette
question renferme deux aspects distincts, qui seront détaillés
plus loin. Le premier est simplement l’indé pendance de
l’attention, de l’objectivation, à l’égard de la conceptualisa-
tion – indépendance qui est clairement suggérée par la pré-
sence d’« identifications sémantiques » et de discriminations
en l’absence de conscience attentionnelle. Le second
concerne la nécessité de supposer une instance attention-
nelle unitaire. Bien qu’elle induise un certain caractè re
« panoramique » de l’attention ainsi que son indépendance
envers un grand nombre d’autres composantes de la vie
psychique, l’hypothè se de la gé né ralité de l’attention ne
doit pas ê tre tenue pour équivalente à celle de l’homunculus
attentionnel. On peut au contraire défendre la premiè re en se
bornant à voir dans l’attention une certaine propriété phé-
noménale affectant le vécu (quelle que soit sa nature), c’est-
à -dire sur un plan où la question de l’instance de contrô le ne
se pose pas. En ce sens, l’approche préconisée ici reste plei-
nement compatible avec des conceptions rejetant l’idé e
d’une instance attentionnelle unitaire – par exemple par sa
localisation dans le cerveau –, comme la conception « modu-
laire » de Fodor ou le modè le du Pandaemonium de Dennett.

Premiè res objections contre la théorie husserlienne


de la perception.

Avant d’en venir à la difficile question de l’objectivation


perceptuelle, il est temps de dresser un rapide bilan des résul-
tats atteints par Husserl dans le domaine des synthè ses pas-
sives. La psychologie, en particulier gestaltiste et cognitive, a
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 90

90 Ce que voir veut dire

accompli dans ce domaine des progrè s considérables depuis


Husserl. Mon opinion est que, sur ce point, le modè le
descriptif de Husserl est fondamentalement un bon modè le,
mais que ses résultats sont incomplets ou en partie insatisfai-
sants et qu’ils demandent à ê tre revus à la lumiè re de travaux
posté rieurs. Les analyses qui suivent sont guidé es par la
conviction qu’on peut rectifier et enrichir les analyses husser-
liennes sans en altérer l’essentiel, à savoir la distinction entre
synthè ses passives et actives et l’idée que l’objectivation est
essentiellement un processus actif. Je commencerai par énu-
mérer deux difficultés des analyses de Husserl, qui nous inté-
ressent plus spécialement pour notre problè me. La premiè re
est selon moi insurmontable sur des bases strictement husser-
liennes. La seconde est surmontable à certaines conditions.
Un point sur lequel les analyses de Husserl dans Expérience
et Jugement sont manifestement insuffisantes – mais aussi
curieusement en retrait par rapport aux travaux plus anciens
où il avait tenu compte des travaux de la premiè re Gestalt-
theorie (voir infra) – est sa conception générale de l’associa-
tion. Husserl, on l’a vu, décrit tous les processus associatifs
en termes de similitude, voyant dans celle-ci (et dans son
envers, le contraste) le principe de toute synthè se associative.
Or il est plus que probable que ce point de vue est erroné,
qu’il existe des synthè ses passives qui n’obéissent pas au
principe de similitude. Il y a certainement d’autres principes
associatifs que le principe de similitude, parmi lesquels on
doit compter les rè gles gestaltistes.

Figure 3 Figure 4
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 91

L’intentionnalitéperceptuelle 91

Considérons par exemple les alignements de la figure 3.


Nous avons deux colonnes contenant ensemble dix signes,
ceux-ci étant par ailleurs semblables deux à deux de telle
maniè re qu’il n’y ait jamais deux signes semblables dans
une mê me colonne. Que se passe-t-il ici ? Je perç ois des
rangées de signes, des « groupes ». En d’autres termes, j’as-
socie tous les signes d’une mê me colonne, et je vois de la
sorte se dé gager des touts formé s passivement et doté s
d’une unité associative, à savoir les deux colonnes A et B.
Or ces rangées de signes ne sont formées ni par similitude
ni par contraste. En effet, ce n’est pas des signes sembla-
bles, par exemple les deux signes +, que j’associe, mais uni-
quement des signes dissemblables, puisque tous les signes
d’une mê me colonne sont dissemblables. Dans cet
exemple, il faut donc supposer qu’un autre principe
– qu’on appelle le principe de proximité – entre en concur-
rence avec le principe de similitude, et finit par l’emporter.
Il apparaı̂t donc que toutes les associations ne reposent pas
sur des relations de similitude et qu’on doit maintenant
envisager d’autres lois de l’association, par exemple la loi
de proximité. On pourrait citer un grand nombre d’autres
exemples. La figure 4 est un cas tout à fait comparable. Ici,
je vois se dégager un groupe formé de la ligne de carrés A
et de la ligne de croix B, alors que la ligne B est plus sem-
blable à la ligne C. Dans cet exemple comme dans le précé-
dent, ce n’est pas la similitude qui joue le rô le de principe
pour les associations, mais il faut envisager l’existence d’un
autre principe, que les gestaltistes ont appelé la « loi de
bonne continuité » : non seulement des points rapprochés
tendent à former un groupe, par exemple une ligne, mais
l’appartenance d’un point à la ligne dépend du fait que ce
point est pour elle le « meilleur prolongement ». Le
groupe B tend à se joindre au groupe A parce qu’une ligne
droite formée de A et de B est « meilleure » qu’une ligne
brisée formée de B et de C.
On peut citer d’innombrables exemples simples allant dans
le mê me sens. Ainsi, comme on le verra plus en détail un peu
plus loin, Ehrenfels voyait dans la transposition mélodique
la preuve irréfutable que les Gestalten ne sont pas de simples
sommes d’éléments réunis par des relations de similitude : une
mélodie et sa transposition sont trè s semblables mê me si toutes
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 92

92 Ce que voir veut dire

les notes ont été modifiées 1. La conclusion est qu’on cher-


cherait en vain à expliquer les phénomè nes associatifs exclu-
sivement par des rapports de similitude (ou de contraste). Il
faut tenir compte également des synthè ses figurales qui repo-
sent sur d’autres principes comme la loi de proximité ou la
loi de la bonne forme. Ce n’est d’ailleurs pas la seule lacune.
Il conviendrait aussi d’examiner, parmi les facteurs entrant
en considération dans la description des synthè ses passives,
d’autres processus directement explicables en termes neuro-
physiologiques, comme les phénomè nes de complétion per-
ceptive, les bandes de Mach, etc. On peut penser que sinon
toutes, du moins la plupart de ces synthè ses sont irréductibles
à des synthè ses de similitude, et que la similitude est seule-
ment un cas particulier de synthè se associative. C’est ainsi que
les gestaltistes admettent l’existence d’une « loi de similitude »,
qui est seulement une loi figurale parmi d’autres.
Il est vrai qu’on peut toujours essayer de ramener les
associations des figures 3 et 4 à des synthè ses de similitude,
en stipulant que la concurrence ne joue pas entre une relation
de similitude et une relation d’un autre type, mais entre des
relations de similitude diffé rentes. Dans la figure 3, par
exemple, on peut stipuler que les synthè ses à l’inté rieur
d’une mê me colonne reposent sur une relation de similitude
entre des coordonnées spatiales, puisque, sur le plan eucli-
dien, tous les signes d’une mê me colonne ont en commun une
coordonnée sur deux. Dans la figure 4, la relation de simili-
tude peut porter sur un caractè re « appartenant à une mê me
droite d » commun aux deux segments A et B. Mais on voit
sans peine que cette solution est artificielle et circulaire.
Autant dire que les signes sont associé s dans une mê me
colonne du fait qu’ils possè dent un mê me caractè re « ap-
partenir associativement à une mê me colonne », et que les
segments A et B sont associés en une mê me ligne du fait qu’ils
possè dent un mê me caractè re « appartenir associativement à
une mê me ligne ».
Une autre objection possible à l’encontre de la théorie
husserlienne de la perception concerne le rapport entre la
saillance perceptuelle et l’objectivation. Au niveau rudi-
mentaire de la Zuwendung, Husserl conç oit toujours l’objec-

1. Voir Ch. VON EHRENFELS, « Ü ber Gestaltqualitä ten », p. 258.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 93

L’intentionnalitéperceptuelle 93

tivation sur le modè le du rapport figure-fond : un objet


est primairement quelque chose qui se dé tache sur un
fond, quelque chose que je « fais ressortir » par l’attention,
par contraste avec un arriè re-plan qui n’est pas investi
activement. Or on peut se demander si ce modè le vaut vrai-
ment pour toute objectivation au niveau de la Zuwendung
perceptuelle. Un bon moyen de poser le problè me est de
s’appuyer sur les expé riences consacré es aux « champs
totaux » (Ganzfelder). Le problè me ci-dessus n’est pas abordé
explicitement par les auteurs ayant travaillé sur le Ganzfeld,
qui s’intéressent prioritairement à des sujets plus spéciaux
comme la perception dans l’espace ou l’accommodation
chromatique. Je pense néanmoins que leurs expériences l’im-
pliquent directement 1.
Ce qu’on appelle un Ganzfeld est un champ sensible
parfaitement homogè ne, où précisément il est impossible de
discerner un fond et une figure. Par exemple, un mur unifor-
mément blanc, un épais brouillard, une surface multicolore
mais dont les couleurs n’ont pas de frontiè res discernables.
Dans le domaine auditif, le Ganzfeld correspond à ce qu’on
appelle le « bruit blanc ». Fait important – sur lequel je revien-
drai à la fin de ce paragraphe –, le Ganzfeld n’est pas l’isole-
ment sensoriel. Il présente des stimulations sensorielles dont
le sujet a pleinement conscience, mais qui sont par ailleurs
parfaitement homogè nes. L’intérê t du Ganzfeld est justement
que ses propriétés se révè lent différentes de celles de l’isole-
ment sensoriel. On assiste ici à certains processus qui sont
absents dans les situations d’isolement sensoriel et dont on
peut se demander s’ils ne sont pas déjà des processus d’orien-
tation au sens de Husserl, c’est-à -dire des objectivations en
l’absence de tout phénomène de saillance.
Les gestaltistes berlinois se sont trè s tô t intéressés à la
notion de Ganzfeld, précisément parce qu’elle leur permettait
de conceptualiser ce qui se produit en l’absence de figure
saillante (et de fond corrélatif) 2. Les premiè res expériences
expressément consacrées à cette question furent celles des

1. Voir, dans le mê me sens, les remarques suggestives de G. SIMONDON,


Cours sur la perception (1964-1965), p. 235.
2. Voir M. WERTHEIMER, « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt.
II », p. 348 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 94

94 Ce que voir veut dire

gestaltistes Metzger et Engel, en 1930 1. Sommairement, leur


dispositif consiste à asseoir un observateur devant une surface
plane la plus étendue possible, éclairée par un puissant pro-
jecteur rhéostatique placé dans son dos. Le but est que l’écran
couvre tout le champ visuel de l’observateur, formant un
Ganzfeld. Pour éviter que l’observateur ne voie les limites de
l’écran ou sa propre ombre, l’écran doit ê tre installé le plus
prè s possible de l’observateur (environ 1,25 m) et du projec-
teur, qui doit diffuser la lumiè re avec un angle le plus large
possible. L’expérience elle-mê me consiste à faire varier les
conditions de projection, en particulier l’intensité de la
lumiè re projetée. L’essentiel, pour notre propos, est que les
variations des conditions de l’expérience révè lent certaines
propriétés surprenantes du Ganzfeld, notamment qu’il change
de nature, qu’il apparaı̂t plus ou moins lointain et dense, etc.,
en fonction de l’intensité lumineuse. Quand la lumiè re pro-
jetée est forte, le Ganzfeld est généralement perç u comme une
surface plane. À mesure que la lumiè re devient plus faible, il
se transforme graduellement en une surface colorée légè re-
ment concave. L’observateur le perç oit comme une mem-
brane élastique tendue tout autour, comme s’il se tenait au
centre d’un ballon. Aprè s un moment dans les mê mes condi-
tions d’éclairage, le Ganzfeld se change en brouillard, devient
un grand espace vide translucide. L’observateur est pris d’un
désagréable sentiment de vertige et d’évanouissement, qui
lui fait chercher involontairement un point fixe. N’est-on
pas déjà en présence d’objectivations ? Le sujet ne voit-il
pas, plutô t qu’un vide d’objets, un objet occupant la totalité
de son champ visuel ? Le simple fait que l’observateur a l’im-
pression de regarder une surface plane le suggè re déjà assez
nettement : « Le plus souvent, ce n’est pas de la simple lumiè re

1. W. ENGEL, « Optische Untersuchungen am Ganzfeld : I. Die Ganz-


feldordnung » ; W. METZGER, « Optische Untersuchungen am Ganzfeld.
II. Zur Phä nomenologie des homogenen Ganzfelds » ; ID., « Optische
Untersuchungen am Ganzfeld. III. Die Schwelle fü r plö tzliche Helligkeit-
sä nderungen ». Ces auteurs renvoient à des travaux anté rieurs de
H. Aubert, K. Dunlap et S. Garten. Je fais abstraction des importants
dé bats sur l’adaptation chromatique en situation de Ganzfeld,
voir K. KOFFKA, Principles of Gestalt Psychology, p. 120 s., puis
J. A. HOCHBERG, W. TRIEBEL et G. SEAMAN, « Color adaptation under
conditions of homogeneous visual stimulation (Ganzfeld) ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 95

L’intentionnalitéperceptuelle 95

qui est vue, observait Metzger, mais une surface éclairée 1. »


Plus encore, le Ganzfeld fortement é clairé n’apparaı̂t pas
comme une surface parallè le au front de l’observateur, mais
comme un mur ou, en tout cas, comme une surface verticale.
Les variations de la distance subjective renforcent encore cette
hypothè se. Quand l’éclairage est fort, l’observateur apprécie à
peu prè s correctement la distance qui le sépare de l’écran. Si
on accroı̂t encore l’intensité lumineuse, l’é cran s’é loigne.
Comment l’observateur pourrait-il apprécier la distance qui
le sépare du Ganzfeld sans lui attribuer une position dans
l’espace et, du mê me coup, l’objectivité ?
Les expériences de Metzger et Engel ont fait l’objet de
critiques justifiées et ont subi ultérieurement certaines amé-
liorations qui ont conduit à une révision partielle des résultats
obtenus en 1930. On leur a souvent reproché de ne pas
assurer une homogé né ité suffisante du Ganzfeld. Comme
l’avait déjà remarqué Metzger, le grain de la surface éclairée
est un facteur stratégique. Le fait que le Ganzfeld fortement
éclairé apparaı̂t comme une surface plane s’explique peut-ê tre
par l’apparition de microtextures, qui semble en contradiction
avec le principe mê me de l’expérience. Augmenter la surface
de l’écran apporterait une solution simple, mais difficilement
réalisable. D’autres dispositifs expérimentaux ont été élaborés
pour remédier à ce genre d’imperfections. Ce fut d’abord le
cas, en 1952, avec les travaux de Gibson et Waddell, qui
eurent l’idée de remplacer l’écran par un masque hémisphé-
rique de verre blanc translucide, puis de couvrir chaque œil
d’une demi-balle de ping-pong 2. Le résultat fut qu’aucun des
sujets ne déclara avoir vu quelque chose comme une surface,
ce qui remettait en cause une part du travail de Metzger. Le
dispositif de Gibson et Waddell présentait lui-mê me certains
défauts. Le principal était que des parties du visage du sujet
pouvaient encore projeter des ombres sur la surface homo-
gè ne, et qu’une bonne part des impressions des sujets testés
pouvaient s’expliquer par des interférences de ce type. Le
premier à repérer ce défaut et à tenter d’y remédier fut Walter
Cohen en 1957, qui proposa un complexe dispositif formé

1. W. METZGER, « Optische Untersuchungen am Ganzfeld. II », p. 6.


2. J. J. GIBSON et D. WADDELL, « Homogeneous retinal stimulation and
visual perception ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 96

96 Ce que voir veut dire

de deux sphè res de 1 m de diamè tre éclairées de l’intérieur, où


le sujet était invité à regarder à travers un masque adapté en
vue d’éviter les ombres faciales 1.
Ce qui nous intéresse dans ces expériences, c’est le fait
qu’elles semblent faire intervenir des objectivations alors
mê me que le Ganzfeld est par hypothè se dépourvu de tout
phénomè ne de saillance figurale. La maniè re dont le sujet
décrit le Ganzfeld doit pour cette raison jouer un rô le capital.
La question est de savoir si le sujet estime qu’il ne perç oit rien,
ou qu’il perç oit quelque chose d’uniforme. Or la métaphore
gazeuse et l’image d’une « mer de lumiè re » sont généralement
prépondérantes. Dans les expériences de Metzger (sous cer-
taines conditions) comme dans celles qui leur ont fait suite,
le Ganzfeld est décrit le plus souvent comme un brouillard
diffus. Ce n’est pas toujours le cas dans les expériences de
Gibson et Waddell, mais Cohen a expliqué de faç on convain-
cante cette disparité par les imperfections du dispositif expé-
rimental (ibid., p. 406). Ce fait ne contredit-il pas déjà nos
analyses précédentes ? Les phénomè nes de Ganzfeld seraient-
ils déjà des phénomè nes de « tendance », voire d’« orientation »
au sens de Husserl ? Sans doute, nous n’avons ici aucune
figure saillante, mais seulement un fond, ou bien nous n’avons
mê me pas un fond, si un fond apparaı̂t toujours par contraste
avec une figure saillante. Cependant, nous sommes en pré-
sence de quelque chose qui n’est déjà plus la simple indis-
tinction. Au moins en un certain sens, il semblerait que voir
un Ganzfeld ne soit pas ne rien voir. Un brouillard diffus est
bien « quelque chose ». Le modè le de l’objectivation com-
menté précédemment serait-il insuffisamment général ? Exis-
terait-il des cas où l’objectivation ne va pas de pair avec le
dégagement d’une figure sur un fond ? La position de Husserl,
en tout cas, ne serait pas forcément disqualifiée en totalité.
Les expé riences sur le Ganzfeld montreraient seulement
qu’elle n’est pas assez (ou trop) générale.
Néanmoins, il ne me semble pas que l’analyse en termes
de figure et de fond soit remise en cause, mê me partiellement,
par le problè me du Ganzfeld. Je crois plutô t que tous ces
phénomè nes montrent le caractè re abstrait de la couche non
figurale de la conscience intentionnelle, et que ces expériences

1. W. COHEN, « Spatial and textural characteristics of the Ganzfeld ».


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 97

L’intentionnalitéperceptuelle 97

reflè tent une conception assez naı̈ve suivant laquelle la stimu-


lation visuelle peut ê tre isolée expérimentalement des autres
processus psychiques 1. Ce que démontrent ces expériences,
c’est que cette couche non figurale est fondamentalement
une abstraction qu’il est vain de vouloir atteindre in concreto,
serait-ce au moyen d’expériences limites comme celles sur le
Ganzfeld. La réponse à l’objection du Ganzfeld pourrait donc
ê tre formulée de la maniè re suivante. D’abord, on peut main-
tenir conjointement la conception de Husserl suivant laquelle
l’objectivation doit ê tre conç ue sur le modè le figure-fond et
l’idée que le Ganzfeld, en effet, ne renferme aucun phéno-
mè ne de saillance. Mais cela ne veut pas dire que le Ganzfeld
est antérieur à tout phénomè ne de saillance, par conséquent
antérieur à l’objectivation telle que Husserl la conç oit. En
réalité, on peut trè s bien défendre l’idée que les processus
auxquels nous assistons ici sont en un certain sens des pro-
cessus figuraux, voire des processus sophistiqués qui présup-
posent l’objectivation conç ue sur le modè le de la distinction
figure-fond.
Prenons un exemple plus parlant mais équivalent : l’obscu-
rité nocturne, qui, si elle est complè te, forme bien un Ganz-
feld. Quand je ferme la lumiè re et me retrouve dans l’obscurité
totale, je continue à percevoir mon champ visuel comme un
espace tridimensionnel qui peut contenir des objets : ainsi je
prends garde de ne pas trébucher, j’avance plus lentement de
peur de heurter un objet, etc. De mê me, l’obscurité totale
possè de un haut et un bas (un sol vers lequel je tombe si je
trébuche), etc. Mais tout cela ne veut pas dire que le discer-
nement d’une figure n’est pas indispensable à l’objectivation.
Bien plutô t, je « projette » un espace visuel tridimensionnel
et un monde d’objets sur la base d’objectivations antérieures.
Je vise un horizon objectif sur le mode de l’attente : je m’at-
tends à heurter des objets dans l’obscurité totale, je m’attends,
face à un Ganzfeld, à heurter un écran si je m’avance, ou à
heurter des objets cachés par le « brouillard ». Dans ces condi-
tions, les objectivations sur le mode de l’attente en présuppo-
sent d’autres plus primitives qui, elles, vont toujours de pair
avec des distinctions figure-fond : je m’attends à heurter une

1. Voir, au sujet des expériences de Metzger, les réflexions analogues de


K. KOFFKA, Principles of Gestalt Psychology, p. 121-122.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 98

98 Ce que voir veut dire

chaise dont je sais qu’elle est là parce que je l’ai vue juste avant
de fermer la lumiè re, que j’ai objectivée un peu auparavant sur
le mode de la saillance figurale, ou bien parce que je pense ê tre
dans une salle de cours et que je sais par expérience que, dans
une salle de cours, il y a des chaises, etc. Ces actes sont bien
des actes positionnels dans lesquels je vise des objets comme
existant, mais sans distinction figure-fond. Seulement, ils
résultent de modifications d’actes objectivants qui, eux, ren-
ferment des phénomè nes de saillance. C’est un fait évident
à partir des exemples que j’ai cités. Heurter une chaise, un
écran blanc, c’est là un phénomè ne de saillance. Quand je
heurte un objet, je « fais ressortir » une figure tactile ; s’attendre
dans le noir à heurter un objet, c’est s’attendre à percevoir une
figure saillante. Du point de vue génétique, on observe des
objectivations plus fondamentales sur le mode de la saillance,
puis, seulement secondairement, toutes sortes de modifica-
tions affectant ces objectivations, par exemple la visée de
l’objet sur le mode de l’attente perceptuelle dans le Ganzfeld.
On peut concevoir un nombre infini d’autres modifications
obéissant au mê me schéma. Les actes de supputation, par
exemple quand je suppute la présence de quelqu’un derriè re
la porte, ne pré sentent aucun phé nomè ne de saillance
actuelle : le visiteur ne m’apparaı̂t pas comme saillant sur un
fond, mais il ne m’apparaı̂t pas du tout. Seulement, supputer
la pré sence d’un objet, c’est aussi viser un objet saillant
comme possiblement existant : il se peut qu’il y ait derriè re
la porte quelqu’un que je pourrais percevoir sur le mode de
la saillance perceptuelle. Du point de vue génétique, il s’agit
d’une modification d’une objectivation plus fondamentale.
Ces considérations nous confrontent à d’autres questions
relatives à l’objectivation et à son rapport aux données senso-
rielles : est-il mê me possible, absolument parlant, de ne rien
voir ? Si oui, que signifierait ne rien voir ? Est-ce ne pas voir 1 ?
etc. Le cas de la vue doit sans doute ê tre distingué, ici, de celui
des autres sens. Comme on l’a depuis longtemps fait remar-
quer, mê me l’absence de couleur qu’est le noir – ou le « gris
neutre » – est encore une propriété et, en un sens élargi, une
« couleur » qui nous renvoie à un objet coloré, tandis que le

1. Voir, sur ce point, L. ALLIX, « Voyons-nous directement la réalité


extérieure ? », p. 48.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 99

L’intentionnalitéperceptuelle 99

silence, la neutralité gustative, l’absence de sensation tactile,


etc., ne semblent pas se prê ter à ce genre de constatations 1.

Autres objections : la critique gurwitschienne


du dualisme hylético-noétique de Husserl.

D’autres objections à l’encontre de la phénoménologie de la


perception de Husserl mé ritent maintenant une attention
particuliè re. Celles d’Aron Gurwitsch, également d’orienta-
tion gestaltiste, présentent un grand intérê t, ne serait-ce que
parce qu’elles sont plus fondamentales que les objections
précédentes. Si celles-ci, en effet, laissaient intact l’essentiel
de l’analyse husserlienne des synthè ses passives, Gurwitsch,
tout en se réclamant de Husserl et, plus spécialement, en
conservant la réduction phénoménologique, s’en prend au
fondement mê me de la phé nomé nologie husserlienne, à
savoir à la théorie de l’intentionnalité. Plus encore, la critique
gurwitschienne atteint une clef de voû te de la théorie husser-
lienne de l’intentionnalité : l’opposition de la hylé et de la
morphé.
Un bref détour est indispensable pour bien comprendre la
critique de Gurwitsch. Celui-ci adresse à Husserl toute une
série d’arguments que les psychologues de la deuxiè me Ges-
talttheorie avaient déjà utilisés en d’autres circonstances, dans
leurs controverses contre la premiè re Gestalttheorie. L’argu-
mentation est essentiellement la mê me que celle contre la
psychologie traditionnelle qui a donné naissance au mouve-
ment gestaltiste berlinois lui-mê me. En simplifiant beaucoup
les choses, on pourrait en ré sumer l’argument principal
comme suit : la psychologie traditionnelle est profondément
dualiste ; or ce dualisme est injustifié parce qu’il repose sur
une hypothè se injustifiée, l’« hypothè se de constance » ; il faut
donc abandonner l’hypothè se de constance et, avec elle, le
dualisme en psychologie. Or la mê me critique était supposée
valoir aussi contre la premiè re Gestalttheorie. L’idée était que
les psychologues comme Ehrenfels, Meinong, Stumpf ou

1. Voir en particulier la critique de Hering par F. BRENTANO dans


« Ü ber Individuation, multiple Qualitä t und Intensitä t sinnlicher Erschei-
nungen », p. 74, 76 s. et 84.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 100

100 Ce que voir veut dire

Benussi, bien qu’ils aient fortement contribué à la découverte


des phénomè nes de Gestalt, n’étaient pas allés suffisamment
loin dans cette voie, qu’ils avaient conservé l’hypothè se de
constance et le dualisme psychologique alors mê me que cette
découverte aurait dû les amener à y renoncer définitivement.
Pour Gurwitsch, le cas de Husserl n’est pas sensiblement
différent de celui des premiers gestaltistes. Aprè s avoir fait
écho, notamment dans ses Recherches logiques, aux décou-
vertes d’Ehrenfels et de Meinong, Husserl a finalement
reculé, lui aussi, devant la nécessité de renoncer à l’hypothè se
de constance. Il en a résulté une conception dualiste, dont le
principe est le dualisme de la hyléet de la morphé. Ce dernier,
affirme Gurwitsch, est véritablement le « pendant phénomé-
nologique » de l’hypothè se de constance 1.
Il n’est pas inutile de rappeler briè vement quelques points
dé veloppé s par Christian von Ehrenfels dans son fameux
article de 1890 sur les qualités figurales, qui est un des textes
fondateurs de la psychologie gestaltiste 2. Dans ce texte,
Ehrenfels commenç ait par revenir sur certaines observations
faites quelques années plus tô t par Ernst Mach dans L’Analyse
des sensations (1886). Mach avait remarqué que certains
objets, qu’il appelait déjà des « figures » (Gestalten), bien que
manifestement composés, pouvaient ê tre donnés immédiate-
ment dans des sensations. Ainsi il existe des figures sonores
(Tongestalten), comme des mélodies, qui sont certes compo-
sé es de notes, mais qui ne paraissent pas pour autant le
résultat d’une interprétation aprè s coup des données senso-
rielles ou d’une composition à partir d’éléments sensoriels.
Bien plutô t, il semble que nous percevions d’emblée une
mélodie. De mê me, bien que les figures spatiales (Raumges-
talten), par exemple les figures de la géométrie élémentaire,
soient composées de lignes, de points, etc., elles semblent
données immédiatement déjà dans la sensation elle-mê me.
Ehrenfels va tirer toutes les conséquences de ces observations
de Mach, et surtout il va discerner ce qu’elles ont de problé-
matique, voire de révolutionnaire par rapport à la conception
alors (supposément) dominante en psychologie, atomiste et

1. A. GURWITSCH, « Phä nomenologie der Thematik und des reinen


Ich », p. 343.
2. Ch. VON EHRENFELS, « Ü ber Gestaltqualitä ten ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 101

L’intentionnalité perceptuelle 101

analytique. Le principe de l’approche analytique en psycho-


logie était que toutes nos représentations sont composées
d’éléments, qui sont par exemple des sensations, mais qui
peuvent ê tre aussi d’une autre nature, voire non psychiques.
Ce principe atomiste présente ainsi deux aspects distincts.
D’une part, les représentations sont des touts complexes qui
se réduisent à des combinaisons d’éléments, par exemple de
sensations. D’autre part, les représentations sont toujours
réductibles à des éléments comme des sensations, au sens où
il est possible de les analyser, de les décomposer en sensations.
Or Ehrenfels constate que ce principe n’est plus valable dans
les exemples de la mélodie et de la figure géométrique. Une
mélodie n’est pas simplement une totalité formée aprè s coup
par une combinaison de sensations élémentaires, à laquelle elle
semble au contraire irré ductible. Il le dé montre par un
exemple simple, qui sera plus tard abondamment exploité
par les gestaltistes, celui de la transposition musicale 1.
D’aprè s la conception atomiste, les représentations sont
ré ductibles à des combinaisons de sensations. Or cela
implique qu’une représentation sera d’autant plus semblable
à une autre qu’elle aura d’éléments – mettons, de sensations –
en commun avec elle. Seulement, cette maniè re de voir est
prise en dé faut dans le cas de la mé lodie. Une mé lodie
originale A est trè s semblable à une mélodie transposée B
(mê me si, naturellement, elle n’est pas rigoureusement la
même mé lodie), alors mê me que toutes les notes ont é té
modifiées. On peut donc penser que la mélodie ne se réduit
pas à une simple combinaison de notes. Il faut supposer ici
quelque chose de plus que la simple combinaison de notes :

Il est hors de doute que la représentation d’une mélodie présup-


pose un complexe de représentations, à savoir une somme de repré-
sentations sonores singuliè res avec des déterminités temporelles
différentes [...]. É tant posé que la suite sonore t1, t2, t3... tn est
« saisie comme une figure sonore » [Tongestalt] par une conscience S
(de telle maniè re donc que les images mémorielles de tous les sons
soient présents dans cette conscience) [...], alors se pose la question
de savoir si la conscience S, en saisissant [auffasst] la mélodie, porte
plus à la représentation que les n individus restants pris ensemble.
[Ibid., p. 252-253.]

1. Voir ibid., p. 260.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 102

102 Ce que voir veut dire

Ehrenfels ré pond à cette question par l’affirmative. En


effet, il y a quelque chose de plus dans la mélodie que dans
la somme des sensations auditives t1, t2, etc. Ce « quelque
chose de plus », Ehrenfels l’appelle la « qualité figurale » (Ges-
taltqualität). Celle-ci est définie dans le mê me article de la
maniè re suivante :

Par qualités figurales, nous entendons ces contenus représen-


tationnels positifs qui sont liés dans la conscience à la présence de
complexes représentationnels qui, de leur cô té, consistent en élé-
ments séparables les uns des autres. [Ibid., p. 262.]

Ces formulations doivent ê tre bien comprises et il faut


surtout en é valuer correctement la porté e. On est encore
trè s loin, ici, de la psychologie gestaltiste des années 1920.
Sans doute, en observant qu’il y a dans une mélodie certains
caractè res qui font que la mé lodie n’est pas simplement
réductible à une somme de sensations, Ehrenfels remet en
cause le modè le analytique en psychologie. Mais cette remise
en cause, en réalité, n’est que partielle. Ehrenfels fait aussi
d’importantes concessions à la psychologie atomiste, et on
peut mê me dire qu’il en conserve l’essentiel, à savoir l’idée
que les représentations sont composées de sensations élémen-
taires et que les phénomè nes de Gestalt doivent ê tre décrits
comme des combinaisons de sensations élémentaires. Les
deux citations d’Ehrenfels ci-dessus ne laissent aucun doute
à cet égard, puisque la mélodie y est dite « présupposer un
complexe de représentations, à savoir une somme de repré-
sentations sonores singuliè res avec des déterminités tempo-
relles différentes », et que la qualité figurale elle-mê me est
définie comme un certain caractè re accompagnant « des com-
plexes représentationnels qui consistent en éléments sépara-
bles les uns des autres », c’est-à -dire analysables.
Considérons par exemple le vase de Rubin. Sans doute,
je suis en pré sence de qualité s figurales diffé rentes selon
que je perç ois un vase ou deux visages. Toutefois, d’aprè s la
conception d’Ehrenfels, on doit supposer que le matériau
sensoriel reste constant. Alors mê me qu’elles résident dans
les matériaux sensoriels eux-mê mes, les synthè ses figurales
sont encore des synthè ses servant à combiner des éléments
sensoriels, lesquels demeurent constants quelles que soient les
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 103

L’intentionnalité perceptuelle 103

qualités figurales. Autrement dit, les qualités figurales d’Eh-


renfels sont des caractè res qui, d’une part, s’ajoutent au maté-
riau sensoriel sans l’altérer et qui, d’autre part, présupposent
les matériaux sensoriels, c’est-à -dire n’existent qu’en tant
qu’ils affectent des matériaux sensoriels. Les qualités figurales
sont précisément des qualités, c’est-à -dire tout autre chose
que des touts perceptuels autonomes comme les figures chez
les gestaltistes de l’école de Berlin 1. Or cette maniè re de
voir n’est pas différente de ce que les gestaltistes de Berlin
intitulent l’hypothèse de constance.
Il est important de remarquer que cette hypothè se de
constance a souvent été interprétée au sens d’une corrélation
psychophysique, et que c’est là un aspect essentiel de l’argu-
mentation gestaltiste. S’il est vrai que la constance des exci-
tations physiques, qui est expérimentalement évidente, peut
ê tre un argument en faveur de la constance des sensations
correspondantes, en revanche, comme le faisait déjà remar-
quer Meinong, l’inférence de l’une à l’autre est trè s incer-
taine 2. Dans l’exemple du vase de Rubin, les stimulations
visuelles, en tant qu’événements physiques, restent manifes-
tement identiques dans les deux cas où je vois un vase et où je
vois deux visages, comme on peut le montrer expérimentale-
ment en mesurant l’intensité des rayons lumineux, etc. Faut-il
en déduire que les sensations sont également constantes ?
Cette conséquence va beaucoup moins de soi. L’hypothè se
de constance met en parallè le la constance de l’excitation
avec celle des sensations, donc de certains phénomè nes psy-
chiques. Mais ce qui est gê nant, ici, c’est que cette nouvelle
supposition, à la différence de la premiè re, n’est peut-ê tre pas
démontrable expérimentalement. Ainsi, la principale objec-
tion de l’école de Berlin contre la psychologie traditionnelle
consiste à affirmer que l’hypothè se de constance est une pré-
supposition qui n’est pas établie expérimentalement, voire

1. Les gestaltistes berlinois ont souvent insisté sur cette différence entre
leurs Gestalten et celles des gestaltistes de la premiè re génération. Voir
par exemple K. KOFFKA, « Perception : an introduction to the Gestalt-
Theorie », p. 536. Pour la critique berlinoise de l’école de Graz, le texte
de référence est l’article de K. KOFFKA, « Zur Grundlegung der Wahrneh-
mungspsychologie : Eine Auseinandersetzung mit V. Benussi ».
2. Voir A. MEINONG, « Beiträ ge zur Theorie der psychischen Analyse »,
p. 345.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 104

104 Ce que voir veut dire

un préjugé qui nous empê che de voir les phénomè nes sim-
plement comme ils apparaissent dans l’expérience.
Par là , on voit bien ce qui, en dépit des divergences, réunit
la phénoménologie husserlienne et la Gestalttheorie berlinoise.
D’un cô té comme de l’autre, on vise à régresser en deç à des
présupposés réalistes des sciences et de l’attitude quotidienne,
en deç à de la présupposition d’une réalité objective « pré-
donné e » qui resterait constante « sous » ou « derriè re » les
phénomè nes, pour atteindre les purs phénomè nes, simple-
ment tels qu’ils se donnent. Gurwitsch verra les choses exac-
tement de cette maniè re, assimilant l’un à l’autre l’abandon
gestaltiste de l’hypothè se de constance et la réduction phéno-
ménologique 1.
Par ailleurs, ces quelques remarques montrent aussi toute
l’importance stratégique acquise par la loi psychophysique de
Fechner et par d’autres lois comparables pour la psychologie
classique. Car la loi de Fechner est précisément ce qui procure
à l’hypothè se de constance une assise expérimentale, en fixant
une relation fonctionnelle entre la sensation (psychique) et
l’excitation (physique). Jusqu’à un certain point, ce lien avec
la psychophysique permet de mieux comprendre pourquoi
cette psychologie gouvernée par l’hypothè se de constance
devait aussi ê tre atomiste. Car le support physique de l’exci-
tation nerveuse, par exemple la rétine, se présente lui-mê me
comme une pluralité d’atomes indé pendants les uns des
autres, par exemple de cellules nerveuses comme des cô nes
et des bâ tonnets. Un atomisme physiologique a donc pu
conduire à un atomisme psychologique 2.
Sur la question de la figuralité perceptuelle, la conception
de Husserl se rattache, indiscutablement, à la premiè re
Gestalttheorie 3. Husserl cite d’abord Ehrenfels dans sa Philo-
sophie de l’arithmétique (1891), mais pour regretter qu’il n’ait
lu son article qu’aprè s avoir rédigé l’ouvrage, présumant que
leur proximité vient probablement du fait qu’ils ont tous
les deux subi l’influence de Mach 4. Il raisonne en effet

1. A. GURWITSCH, « Critical study of Husserl’s Nachwort », p. 113-114.


2. Voir D. W. HAMLYN, The Psychology of Perception, p. 39.
3. Pour une vue d’ensemble, voir B. SMITH, « Gestalt Theory : an essay
in philosophy », p. 18 s.
4. Philosophie der Arithmetik, Hua 12, p. 236.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 105

L’intentionnalité perceptuelle 105

exactement dans les mê mes termes qu’Ehrenfels au


chapitre XI 1. Comme lui, il considè re que les phénomè nes
figuraux sont intrinsèques aux maté riaux perceptuels. Les
contenus sensoriels sont par eux-mê mes pourvus de certains
caractè res, de « moments figuraux » (figurale Momente) qui les
font apparaı̂tre sous la forme de pluralités (« en tas », « en
ligne », etc.) et qui sont « quasi-qualitatifs » au sens où ils
sont analogues aux propriété s sensibles (« rouge », « aigu »,
etc.). C’est du premier coup d’œil, « d’un seul regard »,
que nous voyons une rangé e, un tas, un troupeau,
une foule, une constellation, etc. Husserl se réfè re ensuite
à Ehrenfels dans ses Recherches logiques, principalement
dans le cadre de sa théorie des touts et des parties. Au § 4
de la IIIe Recherche, il signale en passant l’existence de
« moments d’unité » (Einheitsmomente), qu’il identifie expres-
sément aux moments figuraux de la Philosophie de l’arithmé-
tique et aux qualités figurales d’Ehrenfels 2. Les Recherches
logiques ne semblent pas avoir modifié, du moins sur l’essen-
tiel, la conception de la Philosophie de l’arithmétique.
La conception de Husserl est pour l’essentiel celle de la
premiè re Gestalttheorie. La description des phé nomè nes
figuraux passe, là comme ici, par la mise en évidence de
deux niveaux distincts : d’une part, un matériau sensoriel
constant, qu’on peut dé couvrir par l’analyse, et, d’autre
part, des « moments figuraux », à savoir certains caractè res
qui s’ajoutent aux sensations élémentaires et qui les unifient.
Des objets de niveau supérieur sont ainsi « produits » sur la
base des sensations élémentaires, dont ils restent ontologique-
ment dépendants. On a donc affaire, ici, à un dualisme des
sensations élémentaires et des moments figuraux, dont on
peut penser qu’il est un reflet de l’hypothè se de constance :
le maté riau sensoriel reste constant si je fais varier les
moments figuraux.
Le rapport entre ce dualisme et le dualisme hylémorphique
des Idées I est sans doute moins clair que ne le suggè re Gur-
witsch, probablement pour des raisons internes à sa concep-
tion gestaltiste. Pris à la lettre, les deux convergent mais ne
sont pas identiques : il est question, d’un cô té, de la relation

1. Voir ibid., surtout p. 227 s.


2. Logische Untersuchungen, III, B234.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 106

106 Ce que voir veut dire

entre les maté riaux non configuré s et les configurations


passives et, de l’autre, de la relation entre les matériaux confi-
gurés (associés) et les objectivations actives. Quoi qu’il en soit,
c’est principalement le dualisme sous ces deux formes que
Gurwitsch attaque chez Husserl. Il présente ainsi une argu-
mentation en deux temps, jouant simultané ment avec et
contre Husserl. D’une part, la méthode de la phénoménologie
husserlienne doit ê tre conservée : il faut « revenir aux choses
mê mes » par la réduction phénoménologique telle que Husserl
l’a définie dans ses Idées I. Mais d’autre part, Husserl, insuf-
fisamment conséquent avec lui-mê me, n’a pas su mener la
méthode réductive jusqu’au bout. Il est resté prisonnier d’un
certain préjugé de l’attitude naturelle, qui est précisément
l’hypothè se de constance 1. Selon Gurwitsch, en consé -
quence, ce sont les méthodes de l’école de Berlin qui doivent
nous permettre d’accomplir vraiment la réduction phénomé-
nologique, par-delà Husserl. Naturellement, il ne prétend pas
que celui-ci serait un partisan de l’hypothè se de constance
au sens où le sont les psychologues naturalistes. Tout en
reconnaissant pleinement que le point de vue antinaturaliste
de Husserl « exclut par définition » l’hypothè se de constance,
qu’il n’est pas question pour lui de présupposer l’existence de
stimulations des organes des sens par des choses physiques,
il dé clare que Husserl est resté malgré cela prisonnier de
l’hypothè se de constance : « Rien n’illustre mieux la prise
que l’hypothè se de la constance a sur la pensée psychologique
et philosophique, dé clare-t-il en commentant Husserl,
que cette apparition de notions qui en découlent directement,

1. Sur l’objection suivant laquelle la phénoménologie de Husserl pré-


suppose l’hypothè se de constance, voir K. MULLIGAN, « Perception »,
p. 186-191. Reprenant la distinction de Holenstein entre une version
empiriste de l’hypothè se de constance, qui pose l’existence d’une corréla-
tion constante entre les excitations et les sensations, et une version intel-
lectualiste, qui postule l’existence d’un donné sensoriel constant « sous » les
disparités figurales affectant les contenus perceptuels, Mulligan rappelle
avec raison que la premiè re version était rejetée expressément par Husserl
au § 14 de la Ve Recherche logique. Mais il exprime quelques réserves
également en ce qui concerne la version intellectualiste (p. 191). Mulligan
fait aussi remarquer (p. 190 et 230) que, outre Gurwitsch, l’objection a
également été développée par M. SCHELER, par Paul Ferdinand LINKE
(Grundfragen der Wahrnehmungslehre, 1929) et par L. LANDGREBE (« Prin-
zipien der Empfindungslehre », 1954).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 107

L’intentionnalité perceptuelle 107

à l’inté rieur d’un contexte thé orique qui l’exclut par


définition 1. »
En clair, Husserl serait resté tributaire de l’hypothè se de
constance au sens large, en conservant une certaine maniè re
de voir dualiste qui, sans ê tre elle-mê me naturaliste, est
encore redevable de la psychologie naturaliste et qui, en
tout cas, n’est pas justifiable du point de vue purement phé-
noménologique. C’est en ce sens que Gurwitsch s’en prend
directement au dualisme hylético-noétique de Husserl, remet-
tant plus spécialement en cause ce qui, chez Husserl, incarne
l’hypothè se de constance, à savoir la théorie de la hylé2. On
verra plus bas que cette critique appelle de sérieuses réserves.
D’abord, la position de Husserl sur la question de l’analyse est
sû rement plus nuancée et il se peut qu’elle ait fluctué. Par
exemple, dans un texte de travail de 1893 consacré à l’unité
d’un continuum perceptuel, Husserl déclare univoquement
que l’« impression totale » (Gesamteindruck) est modifié e
selon que le Pointieren attentionnel se dirige vers telle ou
telle partie de l’objet 3. Ensuite, je suggérerai dans la suite
un contre-argument plus fondamental qui permettra une
compréhension renouvelée de la question de l’analyse psy-
chologique et phénoménologique.
Gurwitsch a tenté sur cette base une révision en profondeur
de la théorie de la perception de Husserl. L’enjeu, trè s clair, est
de corriger Husserl à la lumiè re de la psychologie gestaltiste :

La théorie husserlienne de l’horizon intérieur doit ê tre réinter-


prétée en termes de la théorie de la Forme. La notion d’intention-
nalité, fondamentale pour la phénoménologie, doit, elle aussi, ê tre
soumise à une réinterprétation pour devenir indépendante de la

1. A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 220. Il est


piquant de remarquer que cette accusation de naturalisme fut aussi celle
qu’adressait Husserl aux gestaltistes dans sa postface aux Idées directrices, en
1930. Voir Ideen III, Hua 5, p. 156.
2. Gurwitsch se déclare proche, sur ce point, de Sartre et de Merleau-
Ponty. Dans sa Théorie du champ de la conscience, il se réfè re aussi bien à la
critique du dualisme hylémorphique dans la Phénoménologie de la perception
(Théorie du champ de la conscience, p. 238, n. 2, citant Phénoménologie de la
perception, p. 464) qu’à la critique sartrienne de la hylé dans L’Être et le
Néant (ibid., p. 220, n. 1).
3. E. HUSSERL, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-
1917), Hua 10, p. 147.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 108

108 Ce que voir veut dire

conception dualiste de la conscience, avec laquelle elle est en


quelque sorte liée chez Husserl 1.

Dans cette optique, la thè se principale de Gurwitsch est


la suivante : « L’organisation interne du perç u se révè le ê tre
une unité par cohérence de Forme » (ibid., p. 220). C’est cette
thè se que je m’efforcerai, dans la suite, de tirer au clair.

Le point de départ moniste de la théorie


de la perception de Gurwitsch ; le noè me perceptuel.

La conception gurwitschienne suppose une reformulation


d’ensemble du problè me de l’objectivation perceptuelle, en
particulier tel qu’il a été posé par Husserl. Le dualisme hylé-
tico-noétique reposait sur l’idée que le processus perceptuel
complet renferme toujours au moins deux moments distincts :
d’une part, je reç ois passivement des matériaux sensoriels et,
d’autre part, je pourvois activement ces maté riaux d’un
contenu intentionnel. Autrement dit, les simples sensations,
mê me associées, sont dépourvues de sens, c’est-à -dire insuf-
fisantes pour constituer un objet. L’intentionnalité réclame
quelque chose de plus, une prestation active par laquelle je
confè re un sens objectif au matériau sensoriel. Or Gurwitsch
remet fondamentalement en cause ce schéma explicatif, en
rejetant l’idée que les matériaux sensoriels seraient dépourvus
de sens, non ordonnés en unités intentionnelles. Il n’est pas
vrai, estime-t-il, que l’unité du sens intentionnel est surajoutée
du dehors à des matériaux sensoriels non intentionnels. Par là ,
on l’a vu, c’est bien le fondement mê me de la phénoméno-
logie husserlienne qu’il s’agit de réformer, à savoir la théorie
de l’intentionnalité elle-mê me.
Naturellement, cette prise de position de Gurwitsch
engendre immé diatement d’importantes difficulté s. En
réalité, ces difficultés sont celles-là mê mes que le dualisme
hylético-noétique de Husserl avait précisément pour but de
ré soudre. La principale difficulté , trè s gé né rale, tient au
fait que l’objectivation excède manifestement les simples
apparences sensorielles. Comme on l’a vu, il y a tout lieu de

1. A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 221.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 109

L’intentionnalité perceptuelle 109

supposer que l’unité objective représente un surplus par rapport


à ses apparitions, la question étant dè s lors de savoir en quel
sens et jusqu’à quel point. Objectiver une table, par exemple,
ce n’est pas seulement avoir des sensations visuelles qui me
donnent à voir maintenant telle face de la table (et non telle
autre face qui se tient « derriè re »). La visée intentionnelle de la
table est la visée de l’ensemble de la table, y compris ce qui se
tient derriè re, ce que je ne vois pas à l’intérieur de l’objet, etc.
De mê me, objectiver une maison en la regardant de l’extérieur,
c’est aussi objectiver les couloirs et les escaliers qu’elle ren-
ferme, etc. Or Gurwitsch admet volontiers que l’objectivation
apporte quelque chose de plus que les simples maté riaux
sensoriels. Il n’en revient pas à un sensualisme absurde qui
consisterait à réduire les contenus objectifs à des matériaux
sensoriels. É videmment, si la hyléincarne l’hypothè se de cons-
tance, il ne saurait ê tre question de ne conserver que la hylé.
Seulement, si Gurwitsch s’accorde avec Husserl sur le fait que
l’objectivation apporte quelque chose de plus, toute la ques-
tion est maintenant de savoir ce qu’est ce plus, et quel rapport
il entretient avec la sensation. Il s’agira ainsi, pour Gurwitsch,
de construire un modè le moniste de la conscience qui ne soit
ni strictement hylétique, ni strictement noétique.
Si Gurwitsch admet donc que l’objectivation exige des
unités objectives irréductibles aux simples données senso-
rielles, il affirme par ailleurs que ces unités objectives ne
doivent pas ê tre conç ues de maniè re dualiste. Il n’y a pas,
d’un cô té, la hylé « dépourvue de sens » et, de l’autre, venant
s’ajouter à elle, une corrélation noético-noématique, mais il y
a un moment unique qui est l’unité des deux, et que Gur-
witsch appelle le noème perceptuel. Le noè me perceptuel est la
notion centrale de la phénoménologie de Gurwitsch. Ce der-
nier l’a défini dans sa Théorie du champ de la conscience de la
maniè re suivante :
Suivant Husserl, nous désignons par noè me perceptif la chose
perç ue telle qu’elle se présente à travers un acte de perception
donné, c’est-à -dire la chose perç ue telle qu’elle apparaı̂t dans une
présentation particuliè re, celle-ci étant, comme nous le verrons,
nécessairement unilatérale. [...] Pour l’instant, nous nous bornons
à définir le noème perceptif comme la chose perç ue telle – exactement et
exclusivement telle – qu’elle se présente à la conscience à travers un acte
particulier de perception. [Ibid., p. 143-144.]
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 110

110 Ce que voir veut dire

Ce que Gurwitsch va tenter de montrer sur cette base, c’est


que ce noè me perceptuel est une unité irréductible de don-
né es immé diates et de visé e intentionnelle. En d’autres
termes, les données immédiates de la conscience sont seu-
lement une partie inséparable du noè me perceptuel (ibid.,
p. 225).
Désormais, la visée intentionnelle est mise sur un pied
d’égalité avec les données immédiates pour autant qu’elle
est, au même titre, une partie du noè me perceptuel. En
somme, Gurwitsch tente quelque chose comme une homogé-
néisation des données de la conscience perceptuelle. Comme
il s’en explique dans un texte de 1955, « tous ces constituants
et composantes – et en général tout ce qui est révélé par la
perception – doivent ê tre traités sur un pied d’égalité ; ils
doivent tous ê tre reconnus comme des données et des faits
de la simple expérience sensible 1 ».

La solution de Gurwitsch à la question de l’unité


de la chose perç ue.

La notion moniste de noè me perceptuel chez Gurwitsch est


naturellement une conséquence de son rejet – au nom de la
critique de l’hypothè se de constance – du dualisme hylético-
noétique de Husserl. Si on peut désormais se passer de la hylé,
qui est une présupposition phénoménologiquement injus-
tifiée, alors on doit se passer aussi de la corrélation de la
noè se et du noè me, du moins pour autant que celle-ci est
définie, par opposition à la hylé, comme ce qui donne sens à
un matériau par soi insignifiant. Le résultat de cette double
éviction est que le sens objectif n’est plus surajouté du dehors
à un matériau préexistant, mais que le sens, la corrélation
noético-noématique, est présent d’emblée. L’expérience est
d’emblée organisée noématiquement, d’emblée de l’ordre du
« noè me perceptif », en deç à duquel on ne doit rien présup-
poser. Seulement, on se heurte alors au problè me considé-
rable mentionné ci-dessus. Car le dualisme hylético-noétique

1. A. GURWITSCH, « The phenomenological and the psychological


approach to consciousness », p. 104. Voir aussi Théorie du champ de la
conscience, p. 222.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 111

L’intentionnalité perceptuelle 111

avait au moins l’avantage de permettre une distinction claire


entre l’objet et ses apparitions, entre les esquisses percep-
tuelles et l’unité objective unifiant ces esquisses comme
étant des esquisses d’un mê me objet. C’est par le dualisme
que Husserl pouvait rendre compte du fait que le sens objectif
semble toujours excéder ses apparitions. Dans la mesure où ce
modè le dualiste serait désormais exclu, il est à craindre qu’on
retrouve le mê me problè me à un niveau plus fondamental.
É videmment, on peut toujours répondre que le problè me
est mal posé. Pour Gurwitsch, en effet, il n’y a plus aucun sens
à parler d’apparitions par soi insignifiantes qui seraient uni-
fiées dans un sens, ou à dire que l’unité objective « excè de » ses
apparitions. Bien qu’on puisse se demander s’il fait autre
chose que déplacer le problè me, Gurwitsch conç oit les choses
de maniè re fondamentalement différente. D’aprè s sa concep-
tion, chaque apparition individuelle de la chose – ou chaque
« apparence », comme dit Gurwitsch traduisant Erscheinung –
est déjà un noè me perceptuel. Bref, les esquisses perceptuelles
de la chose ne sont plus du cô té de la hylé, comme chez
Husserl, mais du cô té du noè me. Tel est le sens mê me de
la définition du noè me perceptuel comme « apparence per-
ceptive » dans la Théorie du champ de la conscience : « Nous
pouvons définir l’apparence d’une chose comme cette chose
mê me donnée dans une présentation unilatérale particuliè re
[...]. Dorénavant nous prendrons l’expression ‘‘apparence
perceptive’’ comme un synonyme de ‘‘noè me perceptif’’ 1. »
Ce qui implique, entre autres choses, une démultiplication
des noè mes perceptuels. Si on considè re une succession tem-
porelle de perceptions, présentant à chaque fois une corréla-
tion noético-noématique, alors il est toujours possible de faire
correspondre ces multiples perceptions à de multiples noè mes
perceptuels, qui seront des « présentations particuliè res » de
la chose. Le noè me perceptuel ne doit donc plus ê tre conç u
comme ce qui unifie plusieurs perceptions différentes d’un
même objet, mais plutô t comme une composante individuelle
du vé cu perceptuel, qui est donc diffé rente pour chaque
perception individuelle : tout noè me perceptuel est le noè me
d’une seule perception, toute perception est la perception
d’un seul noè me perceptuel.

1. A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 152.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 112

112 Ce que voir veut dire

Seulement, on n’a fait par là que déplacer le problè me.


Si la chose demeure irréductible à ses apparitions, alors on
retrouvera nécessairement ailleurs, sous une autre forme, la
distinction entre la chose et ses apparitions. De nouveau,
on peut se demander comment il se fait que plusieurs
noè mes perceptuels diffé rents, correspondant à plusieurs
perceptions différentes, sont des apparitions d’une mê me
chose. Gurwitsch était pleinement conscient de cette diffi-
culté , qui l’a occupé prioritairement. Sa straté gie pour
la surmonter fut de réinterpréter en termes gestaltistes la
théorie husserlienne de l’horizon interne, puis de se servir de
cette théorie pour apporter à la question de l’unité de la
chose perç ue une réponse typiquement gestaltiste et radica-
lement non husserlienne 1. C’est dans cette tentative que
ré side l’originalité profonde de la phé nomé nologie gur-
witschienne.
Pour décrire phénoménologiquement le fait que je vois une
maison en me promenant dans la rue, il est manifestement
insuffisant d’évoquer simplement un acte perceptuel avec son
noè me, c’est-à -dire avec telle apparition individuelle comme
la faç ade nord, etc. D’abord, bien que la maison focalise mon
attention perceptuelle, je perç ois la maison dans un certain
milieu spatial. Mê me si celui-ci n’attire pas mon attention, il
n’est pas moins « co-donné » (mitgegeben) dans ma perception
de la maison. Par exemple, la maison est dans une rue, à cô té
d’un parc, sous de gros nuages, etc. : tout cela forme ce que
Husserl appelle l’horizon externe de la chose perç ue. Ensuite,
on l’a vu, la maison est perç ue avec certains caractè res qui,
manifestement, excè dent les simples pré sentations indi-
viduelles. Elle se donne, par exemple, comme possédant un
inté rieur et (mê me si je n’en vois qu’une) d’autres faces,
comme n’étant pas pleine, comme dotée d’une certaine archi-
tecture, etc. Tous ces caractè res ajoutent quelque chose à la
simple apparition de la chose : c’est ce que Husserl appelle
l’horizon interne de la chose perç ue.
Limitons-nous ici aux horizons internes. Comment fonc-
tionnent-ils et en quels termes faut-il les décrire phénoméno-
logiquement ? D’aprè s Gurwitsch, l’horizon interne doit ê tre
réinterprété en termes de « renvois », ou plus exactement de

1. Voir A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 221.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 113

L’intentionnalité perceptuelle 113

renvois anticipatifs, de protentions 1. Par exemple, j’ai une


perception P1 qui me donne une apparition particuliè re N1.
Par ailleurs, cette perception me fait anticiper une autre appa-
rition particuliè re N2, qui correspond à une perception possible
P2. Ainsi, si je tourne autour de la maison, mon anticipation
est confirmée par une perception actuelle (par opposition aux
perceptions simplement possibles) qui, à son tour, renferme
une anticipation de P3, et ainsi de suite. On peut ainsi faire
correspondre, respectivement aux niveaux noétique et noé-
matique, une série de perceptions et une série de noè mes
perceptuels actuels ou simplement possibles, qui se rappor-
tent les uns aux autres par des relations de renvoi. En un
certain sens, c’est parce que la perception sensible s’accom-
pagne d’anticipations, et donc d’horizons internes, qu’elle est
une perception par esquisses, inadéquate 2.
Bien entendu, la notion de renvoi anticipatif concerne
encore seulement l’analyse noétique de la perception. Cepen-
dant, ces relations de renvoi doivent aussi avoir une signifi-
cation noé matique. Or c’est pré cisé ment ici qu’on quitte
Husserl et qu’on rejoint la Gestalttheorie. L’idée de Gurwitsch
est que les relations d’anticipation perceptuelle décrites par
Husserl du point de vue noétique correspondent, du point de vue
noématique, à des « relations d’interdé pendance fonction-
nelle », c’est-à -dire à des relations de type gestaltiste. C’est
par ce biais qu’il tente d’expliquer le fait que plusieurs noè mes
apparaissent comme des noè mes d’une mê me chose. Il va
développer sur cette base une conception purement relation-
nelle, structurelle, de l’objectivité, qui d’ailleurs n’est pas sans
rappeler celle des néokantiens.
Nous allons maintenant focaliser notre attention sur l’as-
pect noématique des analyses de Gurwitsch. La question est
de savoir comment on va distinguer entre le noè me perceptuel
individuel et la chose perç ue qui s’esquisse dans plusieurs
noè mes perceptuels. Le problè me se pose avec d’autant
plus d’acuité que la théorie gurwitschienne de la perception,
on l’a vu, est fonciè rement moniste. Cela signifie, selon Gur-

1. Pour ce qui suit, voir A. GURWITSCH, « Contribution to the pheno-


menological theory of perception », p. 332 s., et Théorie du champ de la
conscience, p. 222 s.
2. A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 226.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 114

114 Ce que voir veut dire

witsch, que l’unité qui rassemble les noè mes perceptuels en une
chose perç ue unique ne peut pas ê tre quelque chose d’hétéro-
gè ne ou de « surajouté » aux noè mes perceptuels comme le sont
le noè me husserlien ou la chose existant extra mentem. La
solution préconisée par Gurwitsch consiste à défendre l’idée
suivante : la chose perç ue n’ajoute rien aux noè mes perceptuels,
au sens où elle n’est rien d’autre que le système des noè mes
perceptuels. Les noè mes perceptuels sont organisé s de
maniè re à former des systè mes, et ces systè mes sont les choses
perç ues elles-mê mes. Plus précisément, le « groupe systéma-
tique cohérent » des noè mes perceptuels est « l’équivalent en
termes de conscience de la chose réelle perç ue » (ibid., p. 230).
En d’autres termes, la chose qui unifie une série d’apparitions
n’est pas une substance hétérogè ne qui se situerait « derriè re »
ses apparitions, mais il n’y a rien d’autre, dans la chose, que des
apparitions. Ainsi, corrélativement, l’apparition elle-mê me, le
noè me perceptuel, n’est pas une sorte d’intermédiaire entre
moi et la réalité, mais elle est déjà pleinement la réalité.
Chaque perception P est associée à un noè me N, et chaque
perception P1 renvoie anticipativement à d’autres perceptions
P2, P3, etc., qui sont encore seulement des perceptions possi-
bles. Ces derniè res sont des perceptions possibles, pour autant
qu’elles peuvent ê tre actualisées, c’est-à -dire confirmées, ou
déç ues. Par exemple, quand je regarde la faç ade d’un édifice, je
m’attends à ce qu’il y ait d’autres murs derriè re, etc. Je tourne
autour de l’objet et mes attentes sont satisfaites, ou bien je
m’aperç ois que c’est un décor de théâ tre. Ce processus doit
aussi avoir une signification noématique : chaque noè me N1
renvoie à d’autres noè mes N2, N3, etc., qui sont d’autres
« aspects possibles » d’une mê me chose, par exemple d’autres
murs possibles d’un mê me é difice. Or Gurwitsch dé fend
l’idée, justement, que la chose perç ue n’est rien d’autre que
la totalité formée par tous ses aspects possibles. Comme il
l’explique clairement, au sujet du noè me perceptuel :

La différence entre l’apparence et la chose mê me n’est pas une


différence entre ce qui est en fait donné dans la perception et une
réalité qui se cache derriè re, mais plutô t celle qui existe entre une
présentation particuliè re de cette chose, et la totalité de ses aspects
possibles. [...] La chose elle-mê me se révè le ê tre le groupe systéma-
tique total de ses apparences. [Ibid., p. 152.]
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 115

L’intentionnalité perceptuelle 115

Que signifie ici « groupe systé matique » ? Pour le com-


prendre, il convient d’abord d’expliquer quel type de relation
unit les noè mes perceptuels les uns aux autres. En termes
noétiques, cela revient à demander ce qui me fait passer
d’un noè me perceptuel à l’autre, ou ce qui fait qu’un
noè me « renvoie » à un autre noè me possible. Manifestement,
ces relations présentent certaines régularités. On peut mettre
au jour des « tendances » plus ou moins constantes et, corol-
lairement, des rè gles plus ou moins exactes. En un certain
sens, c’est d’ailleurs en raison de ces régularités qu’il peut
y avoir des anticipations perceptuelles. Si les apparitions se
succédaient de faç on parfaitement inorganisée, il me serait
impossible d’anticiper des apparitions encore simplement
possibles. Quelles sont les lois qui déterminent ces relations
entre noè mes perceptuels – sachant que ce qui nous intéresse
n’est pas la chose réelle, mais les noè mes perceptuels et leurs
structurations ? Comme on l’aura deviné, c’est à ce niveau
qu’interviennent les lois d’organisation des gestaltistes comme
la loi de proximité, la loi de la bonne continuité, etc.
Aprè s Mach et quelques autres comme Koffka ou Cassirer,
Gurwitsch parle d’« interdé pendance fonctionnelle » entre
noè mes perceptuels 1. Ceux-ci forment des « systè mes à struc-
ture fonctionnaliste » (ibid., p. 178), qui se définissent comme
des touts dont les constituants ont une « signification fonc-
tionnelle ». Dans la Théo rie du champ de la conscience,
Gurwitsch dé finit la « signification fonctionnelle » dans les
termes suivants :

L’intégration d’un constituant dans une totalité qui possè de le


caractè re d’une Forme, entraı̂ ne l’absorption du constituant dans la
structure de l’organisation de cette totalité. [...] Chaque constituant
d’une Forme a une certaine fonction à l’intérieur de la structure ; il
est, par exemple, le membre droit d’une paire, ou le point terminal
droit d’un intervalle. Cette fonction, cette signification fonction-
nelle, lui est assignée par la structure spécifique et la nature parti-
culiè re de la Forme dont il s’agit. [Ibid., p. 101.]

Comme de juste, cette signification fonctionnelle est de


nouveau quelque chose d’homogè ne aux apparitions sensi-

1. Voir ibid., p. 177.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 116

116 Ce que voir veut dire

bles, quelque chose qui ne leur est pas « surajouté » extérieu-


rement (ibid.).
Il faut probablement comprendre ces caractérisations en
deux sens différents. D’une part, comme il le suggè re à l’oc-
casion, les noè mes perceptuels sont eux-mê mes des touts
fonctionnels dont les constituants possè dent une signification
fonctionnelle 1. Mais d’autre part, les noè mes perceptuels
s’intè grent dans des touts fonctionnels, dont les constituants
possè dent une signification fonctionnelle. C’est-à -dire que ces
noè mes ont eux-mê mes une signification fonctionnelle à l’in-
térieur de « systè mes à structure fonctionnaliste ». On verra
que, pour une raison bien précise dont il sera question un
peu plus loin, ces deux aspects, en réalité, ne font qu’un.

Premiè res difficultés de la conception de Gurwitsch.

On se heurte ici à d’importantes difficultés. Pour rappel,


Gurwitsch conç oit l’unité de la chose identique sous ses mul-
tiples apparitions comme une unité de type gestaltiste :

Pour qu’un groupe de noè mes perceptifs soit vécu comme un


groupe d’apparences diverses d’une chose identique, le groupe doit
ê tre organisé selon le principe de « bonne continuation ». Il doit
former un systè me dont le principe d’organisation est la cohérence
de Forme. [Ibid., p. 177.]

On peut peut-ê tre s’accorder sans trop de difficultés avec


Gurwitsch sur le fait que la présence d’une « unité par cohé-
rence de Forme » est une condition nécessaire de l’objectivation
perceptuelle. Par exemple, un objet se présente généralement
comme une figure se détachant sur un fond, ce qui implique
que l’objectivation obéit aux lois gestaltistes qui déterminent
le rapport figure-fond. Toutefois, il semble douteux que la
présence d’une unité figurale soit une condition suffisante de
l’objectivation perceptuelle. Toute la difficulté de la théorie
gurwitschienne de la perception réside dans cette seconde
thè se, suivant laquelle « la confirmation mutuelle effective
des perceptions qui se succè dent au cours du processus per-

1. Voir A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 224.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 117

L’intentionnalité perceptuelle 117

ceptif, est la condition transcendantale suffisante de l’exis-


tence des choses réelles » (ibid., p. 231).
Il existe des exemples, en effet, où cette thè se devient par-
ticuliè rement problématique. C’est spécialement le cas des
figures ambiguë s. Par exemple, le vase de Rubin nous met
en présence de deux « groupes systématiques », et pourtant un
seul de ces groupes donne lieu à une objectivation. Soit c’est le
vase qui est objectivé alors que le reste de l’image est assimilé
au « fond », soit ce sont les deux visages. En conséquence, la
présence d’un groupe systématique donné ne peut pas ê tre
une condition suffisante pour l’objectivation. En l’occurrence,
il y a ici un groupe systématique qui ne donne pas lieu à une
objectivation, à savoir le groupe qui forme le fond et qui est
soit le vase, soit les deux visages.
Cette maniè re de voir nous confronte à d’autres difficultés
encore. À la question de savoir ce qui demeure identique
quand je passe d’une apparition à une autre apparition du
mê me objet, la réponse moniste de Gurwitsch est que ce n’est
pas une substance permanente existant « sous » ou « derriè re »
une multiplicité d’apparitions, mais une certaine organisation
figurale regroupant des noè mes perceptuels : la chose – l’unité
qui rassemble une multiplicité de noè mes perceptuels en tant
qu’apparitions d’un mê me objet – n’est rien d’autre que le
« groupe systématique » des noè mes perceptuels.
Seulement, on voit aussitô t surgir de nouvelles difficultés.
L’une d’elles, fondamentale, vient du fait que, manifeste-
ment, les systè mes figuraux ne sont pas des totalités relation-
nelles ordinaires. Considé rons par exemple un triangle
gé omé trique. À premiè re vue, on a affaire ici à quelque
chose de tout à fait semblable. Un triangle est une certaine
totalité qui a des parties, à savoir des angles et des segments de
droite, et dont les parties se rapportent les unes aux autres au
moyen de certaines relations bien définies. Les segments de
droite sont orientés de telle ou telle maniè re sur le plan eucli-
dien, mais cette orientation est relative aux orientations des
autres segments de droite, c’est-à -dire qu’elle exprime seule-
ment des relations entre les trois segments de droite. Ainsi,
certaines transformations géométriques préservent le triangle
alors mê me que les parties ont changé entiè rement. Par
exemple on soumet un triangle à une translation qui en
modifie toutes les parties, de telle sorte que la figure obtenue
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 118

118 Ce que voir veut dire

reste, du moins en un certain sens, le même triangle. Cet


exemple est semblable à celui, si souvent exploité par les
gestaltistes pour illustrer le concept de figure, de la transpo-
sition musicale. Seulement, il subsiste des différences fonda-
mentales entre le triangle gé omé trique et les « groupes
systématiques » de noè mes perceptuels selon Gurwitsch. Il y
a en particulier le fait que, contrairement au triangle, la chose
perç ue n’est pas dépendante de ses parties. Si j’ô te un seg-
ment de droite, le triangle disparaı̂t, mais si j’ô te une appari-
tion perceptuelle, la chose perç ue reste assurément présente.
Ensuite, dans le cas des systè mes de noè mes perceptuels,
chaque noè me individuel est d’une certaine maniè re la tota-
lité. C’est là une propriété fondamentale des flux de cons-
cience dans la perception : par opposition aux parties du
triangle, qui ne sont pas chacune le triangle lui-mê me, les
noè mes perceptuels formant systè me sont chacun la chose
perç ue en entier, donc, selon Gurwitsch, ce systè me lui-
mê me en totalité. Par exemple, telle apparition de la table
me montre perceptuellement toute la table. Quand je vois la
table, ce n’est pas que je voie seulement une face ou une partie
de la table, mais c’est la table en entier que je vois.
Cette étrange propriété des esquisses perceptuelles était
déjà bien décrite par Brentano et par Husserl, à travers le
concept de « synthè se continue ». Par ailleurs, Gurwitsch
était lui-mê me pleinement conscient de cette proprié té, à
laquelle il a consacré d’importantes analyses dans la Théorie
du champ de la conscience 1. Pourquoi y a-t-il ici une difficulté ?
Simplement parce que la différence entre le noè me perceptuel
individuel et la chose perç ue (c’est-à -dire le « groupe systéma-
tique » des noè mes perceptuels) est une clef de voû te de la
théorie de la perception de Gurwitsch, comme il l’affirme
d’ailleurs clairement et à de nombreuses reprises 2. Par consé-
quent, il est pour le moins ennuyeux de devoir concéder,
maintenant, que le noè me perceptuel s’identifie à la chose
perç ue.
Les explications de Gurwitsch sont finalement peu satisfai-
santes. Voici ce qu’il écrit sur ce sujet dans sa Théorie du champ
de la conscience :

1. Voir A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 178 et 230.


2. Par exemple ibid., p. 145.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 119

L’intentionnalité perceptuelle 119

Chaque perception individuelle est une prise de conscience, d’un


point de vue particulier, de la chose perç ue elle-mê me et dans son
entier. Pour l’exprimer en termes phénoménologiques : l’expérience
de chaque apparence est une appréhension du systè me noématique
tout entier à partir de l’un de ses membres. C’est en vertu de ses
renvois à d’autres noè mes que l’apparence actuelle est ce qu’elle est,
à savoir apparence de la chose perç ue elle-mê me. [Ibid., p. 178.]

En d’autres termes, le systè me entier est « appréhendé »


dans chaque noè me individuel, et Gurwitsch pré sente ce
fait comme une conséquence de l’existence de renvois antici-
patifs : c’est parce que les noè mes sont reliés entre eux par
des relations de renvoi qu’ils pré sentent chacun la chose
perç ue en entier. Chaque noè me d’un systè me est relié à
tous les autres par des relations « fonctionnelles », ou en termes
noétiques par des renvois anticipatifs, de maniè re à contenir,
en quelque sorte, tous les autres noè mes à titre de potentia-
lités. Mais ces explications ne sont pas trè s convaincantes.
D’abord, elles semblent nous rapprocher dangereusement
des formulations substantialistes contre lesquelles, justement,
Gurwitsch entendait nous mettre en garde : chaque noè me, en
somme, serait un point de vue sur la chose perç ue. Ensuite,
ces explications ne nous disent pas pourquoi chaque noè me
s’identifie purement et simplement à la chose elle-mê me en
entier.
La difficulté, trè s générale, tient au fait que la relation de
renvoi anticipatif est trop faible, semble-t-il, pour décrire les
processus d’objectivation perceptuelle. Par exemple, quand je
vois un gros nuage sombre, je m’attends à voir une autre face
du nuage, mais je peux aussi m’attendre à ce qu’il y ait de la
pluie. La perception visuelle du nuage me fait anticiper une
autre perception encore seulement potentielle, celle de la
pluie. Et pourtant, l’apparition du nuage et celle de la pluie
ne sont pas deux apparitions d’un mê me objet. Il y a donc des
cas où les relations de renvoi anticipatif ne constituent pas
des unités objectives, où elles s’accompagnent au contraire de
différences objectives, par exemple de la différence entre le
nuage et la pluie.
En dé finitive, nous sommes en pré sence d’une sorte
de pétition de principe. Pour savoir quelle chose se manifeste
par le noè me N, il faut savoir à quel systè me de renvois
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 120

120 Ce que voir veut dire

appartient N. Mais comment savoir à quel systè me de renvois


appartient N ? Comme on vient de le voir, les noè mes sont
intriqués dans toutes sortes de relations de renvoi qui ne
reflè tent pas toujours des unités objectives. Il semble donc
qu’on doive avant toute chose faire la différence entre les
renvois qui sont constitutifs d’unités objectives et ceux qui
ne le sont pas. Or manifestement, pour faire cette différence,
il faut d’abord savoir si les noè mes perceptuels sont des appa-
ritions d’une mê me chose. Par exemple, pour savoir si la
relation de renvoi unissant l’apparition du nuage à celle de
la pluie est constitutive de l’unité d’un objet identique appa-
raissant dans les deux noè mes, je dois d’abord savoir s’il y a
effectivement un objet identique apparaissant dans les deux
noè mes. Autant dire que, pour savoir à quel systè me de ren-
vois appartient N, il faut d’abord savoir quelle chose se mani-
feste par le noè me N. Comme Gurwitsch dé clare que
l’appartenance d’une apparition à une chose identique est
déterminée par l’appartenance à un systè me de renvois, il
semble que le raisonnement soit finalement circulaire.

Autres difficultés.

La théorie de la perception de Gurwitsch est étroitement


apparentée à celle de Merleau-Ponty. L’une et l’autre sont
animées par une mê me volonté d’opposer aux dualismes tra-
ditionnels un monisme directement inspiré de la Gestalttheorie.
C’est le cas, en particulier, de la question de la hylé, mais aussi
de nombreuses autres questions comme celle de l’idéation,
que ces deux auteurs abordent sur la base de postulats
monistes communs et dans une commune opposition à Hus-
serl 1. Plus généralement, l’un et l’autre partagent un mê me
point de vue initial suivant lequel ce monisme doit ê tre un
monisme de l’expérience, et suivant lequel le fin mot de l’histoire
appartient en réalité à la théorie de la perception sensible.

1. En comparaison avec Gurwitsch, voir la critique moniste, non « intel-


lectualiste » et non « eidétique » de la théorie husserlienne de l’idéation dans
M. MERLEAU-PONTY, « Notes de lecture et commentaires sur Théorie du
champ de la conscience d’Aron Gurwitsch », ainsi que le commentaire de
T. TOADVINE, « Phenomenological method in Merleau-Ponty’s critique of
Gurwitsch », p. 195-205.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 121

L’intentionnalité perceptuelle 121

Mais il y a aussi d’importantes divergences. Gurwitsch a émis


plusieurs objections de fond contre Merleau-Ponty, notam-
ment sur le rô le que celui-ci faisait jouer au corps propre dans
sa phénoménologie de la perception 1. Son objection princi-
pale, d’ailleurs analogue à celle qu’il adresse à Husserl,
concerne directement le problè me du monisme phénoméno-
logique. Il s’agit à nouveau de mettre au jour un présupposé
infondé, qui est un avatar de l’hypothè se de constance, sauf
que ce n’est pas la présupposition de la hylé que Gurwitsch
reproche à Merleau-Ponty, mais celle du monde de l’expé-
rience lui-mê me. En renonç ant à régresser en deç à du monde
de l’expérience immédiate, en considérant qu’il y a un monde
prédonné indépassable, Merleau-Ponty n’aurait pas accompli
la réduction phénoménologique jusqu’au bout, il serait resté
tributaire de la thè se du monde transcendant caractéristique
de l’attitude naturelle 2.
Fondamentalement, la divergence vient du fait que Merleau-
Ponty rejette la conception gestaltiste et gurwit- schienne
suivant laquelle la chose perç ue se réduirait à un
« groupe systématique » de noè mes perceptuels. D’aprè s lui,
cette maniè re de voir est le reflet d’une conception absurde,
suivant laquelle nous aurions primairement affaire, dans l’ex-
périence, à des apparences, à des « profils » de la chose et non à
la chose elle-mê me. En réalité, objecte-t-il, dans l’expérience
immédiate (directe), nous ne voyons pas des apparences, mais
d’emblée les choses elles-mê mes 3. Sur ce point, il est plus
proche de Husserl que ne l’est Gurwitsch, rejoignant une
intuition antiphénomé naliste qui est au fondement mê me
de la phé nomé nologie husserlienne : je n’accè de pas aux
objets du monde par l’intermédiaire de mes représentations,
comme si je voyais d’abord des représentations qui me ren-
verraient secondairement au monde, mais j’accè de d’emblée
aux objets du monde de telle maniè re que c’est l’objectivation

1. A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 244-245.


2. Sur ces questions, voir l’étude de L. EMBREE, « Gurwitsch’s Critique
of Merleau-Ponty ». Cette objection a souvent été adressée à Merleau-
Ponty à la suite de Gurwitsch ; voir notamment M. C. DILLON, Merleau-
Ponty’s Ontology, ainsi que la défense de S. HEINÄ MAA, « From Decisions to
Passions : Merleau-Ponty’s Interpretation of Husserl’s Reduction », p. 128.
3. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 374-375.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:53 - page 122

122 Ce que voir veut dire

des représentations qui, à l’inverse, est seulement secondaire,


résultant d’une modification réflexive.
L’argument de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie
de la perception – qui est assez sommaire, mais que je m’ef-
forcerai de compléter et d’approfondir – est trè s proche de
l’argument de la pétition de principe développé plus haut 1.
Reprenons son propre exemple, celui d’une table dans ma
chambre. Gurwitsch, on l’a vu, expliquerait ici que la per-
ception me donne d’emblée de multiples apparences de la
table. Chaque nouveau point d’observation me donne une
nouvelle apparition de la table, en sorte que mon dépla-
cement autour de la table produit, du point de vue noéma-
tique, une succession d’apparitions. Les relations entre ces
apparitions, réglées par les lois gestaltistes, forment un sys-
tè me d’apparitions qui est la table elle-mê me. Ce sont donc
les relations figurales qui, à proprement parler, constituent
la chose table.

Figure 5

1. Voir MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 348.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 123

L’intentionnalité perceptuelle 123

Considé rons maintenant deux apparitions successives


de la table, mettons A1 et A2, ainsi que trois points de
l’apparition A1, que nous désignons par les lettres grecques
indexé es a 1, b 1 et g 1, et auxquels correspondent, dans
l’apparition A2, les trois points a2, b2 et g2 (voir figure 5).
Je passe maintenant de la premiè re apparition perceptuelle A1
à une deuxiè me apparition A2. Ce qui explique, selon Gur-
witsch, le passage de A1 à A2, et donc aussi de a1 à a2, de b1 à
b2, etc., n’est pas la permanence d’une chose qui résiderait
« sous » les apparitions A1 et A2, mais certaines relations figu-
rales unissant ces mê mes apparitions et leurs parties. Ce que
nous appelons une chose n’est en réalité qu’un ensemble
d’apparences synthétisées au moyen de relations figurales.
Or Merleau-Ponty est en total désaccord avec ces affirmations
de Gurwitsch. Le motif central de la divergence est que, selon
lui, celui-ci présuppose ce qu’il cherche à éliminer. D’aprè s
Gurwitsch, en effet, le passage du segment a1g1 au segment
a2g2 est censé s’expliquer par les lois gestaltistes. Mais com-
ment sait-on qu’on est passé du segment a1g1 au segment
a2g2 ? Gurwitsch veut expliquer les changements phénomé-
naux par les principes des gestaltistes, mais ces principes sont
des lois de transformation : on présuppose, ici, qu’il y a quelque
chose qui se transforme. Par exemple, pour énoncer une loi
expliquant le passage du segment a1g1 au segment a2g2, il
faut d’abord présupposer que c’est le même segment qui se
retrouve en A2 sous la nouvelle forme a2g2. C’est pourquoi le
modè le gurwitschien de la perception devient problématique
quand il s’agit de décrire des apparitions ambiguë s. On peut
par exemple imaginer une troisiè me apparition A3, qu’on
suppose – la table étant carrée – strictement semblable à
A2. La transformation du segment a1g1 en a3g3 n’est pas la
mê me transformation qui nous a fait passer de a1g1 à a2g2. Il
s’agit d’une relation fonctionnelle différente, qui s’explique
éventuellement par des lois différentes. Seulement, si A2 est
strictement semblable à A3, comment décidera-t-on alors si le
bord gauche de la table apparaissant est le segment a1g1
transformé, ou bien un autre segment dont a est une extré-
mité, comme dans l’apparition A3 ? Une fois encore, on ne
peut que constater l’insuffisance des « relations fonction-
nelles » de Gurwitsch pour définir l’identité d’un objet à tra-
vers ses multiples apparitions. Les relations fonctionnelles ne
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 124

124 Ce que voir veut dire

permettent pas de rendre compte de l’identité du segment


a1g1 à travers ses transformations a2g2 et a3g3. Il semble que
c’est l’inverse qui est vrai : pour mettre au jour des relations
fonctionnelles, pour énoncer des lois gestaltistes, il est d’abord
besoin de poser l’identité de la chose sous ses apparitions.
C’est l’identité de la chose qui nous permet de penser les
transformations, non l’inverse :

Quand je regarde devant moi les meubles de ma chambre, la table


avec sa forme et sa grandeur n’est pas pour moi une loi ou une rè gle
du déroulement des phénomè nes, une relation invariable : c’est
parce que je perç ois la table avec sa grandeur et sa forme définie
que je présume, pour tout changement de la distance ou de l’orien-
tation, un changement corrélatif de la grandeur et de la forme, – et
non pas l’inverse 1.

En conséquence, il est faux de dire que la chose est seule-


ment le systè me de ses apparitions. Il faut réintroduire la
distinction entre chose et apparition que Gurwitsch a tenté
d’éliminer.
On l’a vu, Gurwitsch reproche à Merleau-Ponty de main-
tenir une différence de nature entre la chose perç ue et ses
apparitions perceptuelles. Selon lui, cette erreur est due au
fait que Merleau-Ponty n’a pas suffisamment approfondi ses
analyses du cô té noématique 2. S’il les avait menées jusqu’au
bout, il aurait compris qu’il est possible de décrire tous les
phénomè nes perceptuels exclusivement au moyen des appari-
tions perceptuelles et de leurs agencements. Seulement, l’in-
distinction de la chose et de ses apparitions conduit parfois
Gurwitsch à des formulations ambiguë s, à la limite d’un idéa-
lisme outrancier de style berkeleyen. Certaines formulations ne
paraissent soulever aucun problè me particulier, par exemple :

Dans une orientation strictement phénoménologique, il n’y a


aucun titre pour distinguer la chose elle-mê me d’avec un groupe
systématique enchaı̂ né de noè mes perceptifs qui renvoient tous
intrinsè quement les uns aux autres, et qui, en vertu de ces renvois
mutuels, se qualifient les uns les autres. [Ibid.]

1. M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, p. 348, cité


dans A. GURWITSCH, Théorie du champ de la conscience, p. 240.
2. Voir A. GURWITSCH, ibid., p. 241.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 125

L’intentionnalité perceptuelle 125

De faç on conséquente, Gurwitsch précise ici qu’il adopte


une « orientation strictement phénoménologique », puis cons-
tate que, dans cette orientation, il convient de se limiter aux
apparitions et de ne pas poser de chose transcendante. Mais
Gurwitsch oublie fréquemment de préciser que son raison-
nement concerne strictement le registre phénoménologique.
Ainsi ces deux citations, tirées de la Théorie du champ de la
conscience, où on aurait sans doute attendu « expérience » au
lieu d’« existence » :

La confirmation mutuelle effective des perceptions qui se suc-


cè dent au cours du processus perceptif est la condition transcen-
dantale suffisante de l’existence des choses réelles. [Ibid., p. 231.]

Nous allons voir que l’existence effective d’une chose matérielle


équivaut à l’actualisation progressive [...] d’un systè me cohérent de
noè mes perceptifs bien déterminés. [Ibid., p. 177-178.]

De telles ambiguı̈tés révè lent une difficulté inhérente à la


théorie de la perception de Gurwitsch. Le problè me est qu’en
renonç ant à la notion husserlienne de noè me, Gurwitsch est
amené à confondre le problè me de la chose perç ue et le pro-
blè me de l’unité objective des apparitions (c’est-à -dire du
noè me au sens de Husserl). Il combat l’idée d’une hylé insi-
gnifiante, antérieure à la corrélation noético-noématique, en
sorte que les apparitions perceptuelles deviennent du mê me
coup noèmes. Mais par là , justement, on perd tout ce qui faisait
l’intérê t et la raison d’ê tre phénoménologique de la notion
husserlienne de noè me, à savoir justement l’idéa lité du
noè me, le fait que le noè me peut unifier des composantes
psycho-réelles de la conscience, leur procurer une « unité
objective », sans ê tre lui-mê me une composante psycho-réelle
de la conscience 1. En réalité, il serait plus juste de dire qu’il n’y
a tout simplement plus de noè me chez Gurwitsch et qu’il se
heurte donc nécessairement aux mê mes difficultés auxquelles
Husserl a tenté de remédier par la notion de noè me.

1. Ces conclusions s’accordent pleinement avec le diagnostic de « phé-


noménalisme empiriste » de R. BERNET, La Vie du sujet, p. 136, qui déplore
dans le mê me sens l’impuissance de la phénoménologie gurwitschienne à
rendre compte de la constitution de la chose identique sous ses apparitions
perceptives.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 126

126 Ce que voir veut dire

Tout se passe comme si Gurwitsch était sous l’emprise


d’une double contrainte. D’une part, il renonce à ce qui fait
la force de la phénoménologie husserlienne, à savoir au noè me
et du mê me coup à l’intentionnalité. Mais d’autre part, il
projette une théorie phénoménologique de la perception, déli-
mitée par la réduction phénoménologique. Ce qui lui interdit
– c’est là l’essentiel de sa critique de Merleau-Ponty – de
ramener l’unité objective des apparitions à la chose perç ue
elle-mê me. Ainsi, pour rendre compte de l’unité de plusieurs
apparitions d’un mê me objet, Gurwitsch ne peut s’en
remettre ni à la chose perç ue, ni au noè me husserlien. Il ne
reste donc plus qu’un choix possible, il faut que l’unité objec-
tive des apparitions réside dans ces apparitions elles-mê mes.
Or la confusion mentionnée plus haut est un effet de cette
double contrainte. Gurwitsch dit en substance ceci : cette
unité objective qu’on expliquait autrefois en invoquant la
chose perç ue, ou le noè me au sens de Husserl, etc., il est
dé sormais possible d’en rendre compte exclusivement au
moyen des apparitions perceptuelles. Mais cette maniè re de
voir rabat la problématique du noè me husserlien sur celle de
la chose perç ue. Ce n’est pas seulement l’unité des apparitions
d’un mê me objet qui s’explique désormais par la présence
d’un « groupe systématique » d’apparitions, mais c’est encore
l’existence de la chose perç ue elle-mê me. Ce qui est gê nant, ici,
c’est que l’existence de la chose perç ue et l’unité noématique
des apparitions d’un mê me objet sont deux problématiques
hétérogè nes. La premiè re concerne strictement l’attitude irré-
fléchie. Quand je regarde une table, c’est simplement la table
ré elle qui unifie pour moi ses diffé rentes apparitions. La
seconde problématique, en revanche, concerne strictement
l’attitude réfl exive. Quand j’objective ré flexivement mon
propre vécu perceptuel, ce n’est assurément plus la table réelle
qui unifie pour moi ses apparitions, car elle a été mise entre
parenthè ses par l’épokhé.
Ce point est crucial pour comprendre la position de Gur-
witsch, notamment dans son opposition à Husserl. Ce dont
nous parle Gurwitsch quand il affirme que la chose est le
systè me de ses apparitions, ce n’est pas le vécu objectivé
ré flexivement (Husserl), mais les apparitions que je vois
dans l’attitude irréfléchie. C’est mê me là , on s’en souvient,
le fond de l’objection de Merleau-Ponty : Gurwitsch estime à
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 127

L’intentionnalité perceptuelle 127

tort que voir une table, c’est d’abord voir des profils de la
table. Sur ce point, Merleau-Ponty est certainement plus
plausible que Gurwitsch : c’est la table que je vois, non des
profils de la table, qui sont plutô t des composantes du vécu tel
qu’il apparaı̂ t dans la réflexion. Contre Gurwitsch, on peut
ainsi énumérer trois problè mes distincts : 1) d’abord les appa-
ritions, 2) ensuite l’unité objective des apparitions dans l’atti-
tude réflexive, 3) enfin l’unité objective des apparitions dans
l’attitude irréfléchie. Ces trois problè mes correspondent res-
pectivement au noè me gurwitschien, au noè me husserlien et à
la chose perç ue. Or les deux problè mes (2) et (3) sont indé-
pendants l’un de l’autre, pour la simple raison qu’on ne les
rencontre jamais ensemble. D’un cô té, le phénoménologue ne
s’intéresse pas à la chose perç ue et, de l’autre, l’ego irréfléchi
ne voit pas des noè mes, qui sont des caractè res du vécu
découverts par des objectivations réflexives.

Le dualisme et l’hypothè se de constance.

Je procéderai, dans la suite, en deux temps. D’abord, je


tenterai de réévaluer la critique gurwitschienne de Husserl et,
en particulier, son objection principale suivant laquelle le
dualisme phénoménologique de Husserl est une variante de
l’hypothè se de constance de la psychologie naturaliste, donc
un présupposé non justifiable sur une base simplement phé-
noménale. Cette objection, selon moi, n’est pas fondée et je
suggérerai ici une interprétation différente. D’autre part, je
pense aussi que cela ne neutralise pas pour autant toutes les
objections de Gurwitsch. Je suis d’accord avec Gurwitsch
quand il déclare que la théorie husserlienne de la perception
reste tributaire de certains présupposés de la psychologie ana-
lytique, et que ces présupposés sont illégitimes. Il en est ainsi
de la tendance à considérer que les synthè ses associatives lient
ensemble des éléments qui sont les ultimes données concrè tes
de l’expérience et qu’on peut retrouver par l’analyse des touts
associatifs. Il nous faut maintenant sinon abandonner, du
moins réformer en profondeur la méthode analytique qui
caractérise la phénoménologie husserlienne – ou plus exacte-
ment ce que Husserl appelle, d’une expression consacrée,
l’analyse réelle (ou psycho-réelle). Dans cette perspective, je
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 128

128 Ce que voir veut dire

tracerai quelques lignes directrices pour l’élaboration d’une


nouvelle méthode, utilisable en phénoménologie à la place de
l’analyse psycho-réelle husserlienne. Je montrerai ensuite qu’il
existe déjà , en philosophie, une méthode d’analyse psycho-
réelle qui puisse servir à décrire phénoménologiquement la
perception sans pour autant susciter les mê mes objections que
l’analyse psycho-réelle husserlienne. Une bonne candidate, en
effet, serait la méthode de « quasi-analyse » du jeune Carnap.
Ou du moins, on peut envisager une méthode fortement ins-
pirée de la méthode de quasi-analyse de Carnap. Enfin, il me
faudra aussi préciser, pour ê tre complet, que cette méthode de
quasi-analyse était déjà , dans une large mesure, préfigurée par
Husserl dans les Idées I, et qu’elle est peut-ê tre moins une
nouvelle mé thode qu’une nouvelle maniè re de dé finir la
méthode husserlienne de l’analyse psycho-réelle.
Si, comme on l’a fait précédemment, on tient compte non
seulement de la théorie husserlienne de la perception et de ses
difficultés mises au jour par Gurwitsch, mais aussi des diffi-
culté s de la conception de Gurwitsch elle-mê me, nous
sommes alors confronté s à deux exigences apparemment
contradictoires. La premiè re exigence est de tenir compte
des découvertes des gestaltistes et de renoncer à l’hypothè se
de constance. Par exemple, bien qu’il soit à premiè re vue
lé gitime de dire que quelque chose d’identique existe
« sous » le vase et les deux visages dans le dessin de Rubin,
cette identité ne semble plus explicable par la présence d’un
matériau sensoriel constant. Toute la question est alors de
déterminer ce qui est identique et ce qui change quand on
passe du vase aux deux visages, sachant que l’identité ne peut
pas ê tre celle d’un donné impressionnel. Nous donnerons par
la suite à cette identité un sens fondamentalement différent de
celui qu’elle avait dans le contexte de l’hypothè se de cons-
tance. La seconde exigence vient du fait que la position assez
radicale de Gurwitsch est difficilement tenable. Parce que les
faiblesses du monisme de l’expérience semblent nous ramener
à la position dualiste, la question est maintenant de savoir si et
comment il est possible de tenir compte des découvertes des
gestaltistes sans renoncer au dualisme. L’alternative semble
une antinomie insurmontable. En tout cas, Gurwitsch ne
pourrait qu’y voir une pure et simple impossibilité, puisque
c’est justement le dualisme qui, selon lui, réintroduit l’hypo-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 129

L’intentionnalité perceptuelle 129

thè se de constance. Seulement, cette interprétation de Gur-


witsch est selon moi erronée et l’antinomie, seulement appa-
rente. En réalité, contrairement à ce que pense Gurwitsch, il
est plus plausible que le dualisme brentanien et husserlien
joue contre l’hypothè se de constance et trace une voie pour
une théorie de la perception affranchie de l’hypothè se de
constance.
Une comparaison peut ê tre utile pour éclaircir ce point. On
peut tenter de faire contraster, sur la question de la percep-
tion, le dualisme husserlien avec la psychologie de Wundt,
qu’on a souvent présentée comme assez emblématique de
l’hypothè se de constance. De cette maniè re, il apparaı̂ tra
peut-ê tre que la différence entre les deux conceptions réside
justement dans le fait que l’une admet l’hypothè se de cons-
tance, l’autre non.
Suivant une interprétation usuelle – que je serai amené à
nuancer fortement dans la suite, mais dont on peut se
contenter pour le moment –, la psychologie de Wundt est
déterminée par l’hypothè se de constance et, du mê me coup,
atomiste. Le point de départ de sa théorie de la perception,
telle qu’elle est exposée dans la troisiè me section de ses Élé-
ments de psychologie physiologique de 1874, est ce qu’on pour-
rait appeler une conception indirecte et causaliste des
représentations. D’une part, nous nous rapportons aux objets
au moyen de représentations, que Wundt définit comme étant
des « images des objets produites dans notre conscience 1 ».
Cette idée doit ê tre comprise au sens fort. Elle signifie que
seules les représentations peuvent nous mettre en relation
avec des objets et que toute représentation s’accompagne
d’objectivation. D’autre part, les représentations ont pour
« fondement » (Grund) des excitations des organes sensoriels,
c’est-à -dire, en premiè re approximation, ce qu’on appelle des
sensations. Suivant une conception classique, qui était déjà à
la base de la psychologie associationniste, Wundt comprend
ici que les sensations sont des éléments psychiques simples
qui, au moyen de processus qu’on nomme, trè s généralement,
des associations, sont liés synthétiquement pour former des
représentations.

1. W. WUNDT, Grundzüge der physiologischen Psychologie, p. 466.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 130

130 Ce que voir veut dire

Si l’objectivation implique la représentation et que la repré-


sentation implique l’association de données sensorielles, alors
l’objectivation implique l’association de données sensorielles.
C’est en ce sens que Wundt dégage deux moments dans
le processus perceptuel et s’engage, par là , dans la voie de
l’hypothè se de constance. En premier lieu, la conscience se
rapporte de maniè re immédiate, « originaire », à des sensa-
tions. La sensation, définit Wundt, est le « contenu le plus
originaire de la conscience ». En deuxiè me lieu vient la repré-
sentation, qui est toujours un contenu secondaire. Or la repré-
sentation, on l’a vu, est la représentation de l’objet. Ce qui
change quand on passe du premier moment au second, c’est
qu’on assiste à la naissance d’une relation représentative à
l’objet, et donc, pour ainsi dire, à la naissance d’un dualisme
de la représentation sur la base du monisme de la sensation.
Cette conception de la repré sentation perceptuelle est
antithétique de celle de Husserl et de Brentano. La théorie
de l’intentionnalité défendue par ceux-ci affirme que tout
vécu est intentionnel, c’est-à -dire représentationnel au sens
de Wundt. Ce qui signifie (c’est la définition mê me de l’in-
tentionnalité chez Husserl comme chez Brentano) que tout
vécu possè de un contenu intentionnel. Cette thè se, évidem-
ment, est déjà une attaque contre des conceptions comme
celle de Wundt. Il n’existe pas de vécu concret – « concrè te-
ment complet » (konkret vollständig), comme dit plus préci-
sément Husserl – qui serait non intentionnel, ni non plus, à
plus forte raison, de vécu concret qui précéderait l’intention-
nalité. Ainsi, ce que Brentano et Husserl remettent en cause
est justement le premier moment cité par Wundt : tout vécu
est d’emblée intentionnel, il n’y a donc aucun sens à postuler
l’existence de vécus sensoriels préintentionnels.
Or une telle remise en cause est tout à fait comparable au
rejet de l’hypothè se de constance chez les gestaltistes. D’un
cô té comme de l’autre, il s’agit de contester (quoiqu’en un
certain sens seulement, comme on le verra un peu plus loin)
l’hypothè se suivant laquelle il existerait une « expérience
immé diate », ou des é lé ments impressionnels demeurant
constants pour des associations différentes – et donc aussi
pour des visées intentionnelles différentes. Ici, à l’inverse de
ce que dit Gurwitsch, c’est justement le dualisme qui joue
contre l’hypothè se de constance. Ce qui n’implique pas, bien
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 131

L’intentionnalité perceptuelle 131

entendu, que tout monisme plaiderait dans le sens de l’hy-


pothè se de constance, mais seulement que tout dualisme ne
plaide pas pour l’hypothè se de constance. L’argument pré-
cédent n’est donc pas un argument contre la théorie de la
perception de Gurwitsch, mais seulement contre l’interpré-
tation gurwitschienne de Husserl 1. Cette prise de position
dualiste – qu’on pourrait qualifier de rejet dualiste du sen-
sualisme – a d’importantes conséquences non seulement sur
la maniè re dont on concevra la structure de la conscience,
mais aussi sur la méthodologie à adopter pour la théorie de
la perception. Plusieurs consé quences mé thodologiques,
d’ailleurs, seront elles-mê mes des effets de changements
dans la maniè re de concevoir la structure de la conscience.
Les théories de la perception de Brentano et de Husserl
sont en gros semblables sur ces problè mes. Toutes les deux
sont des conceptions dualistes au sens retenu ici, fondées
sur la thè se de l’intentionnalité de toute vie psychique.
Cependant, elles présentent d’importantes divergences sur
le détail.
On sait que c’est dans un but précis que Brentano a élaboré
sa théorie de l’intentionnalité dans sa Psychologie de 1874.
Avant toute chose, cette théorie était censée lui servir à déli-
miter le domaine d’objets de la psychologie, c’est-à -dire à
énoncer un critè re permettant de faire la différence entre les
objets psychiques, étudiés en psychologie, et les objets non
psychiques, physiques. Ce critè re est l’intentionnalité elle-
mê me : tout ce qui est intentionnel (c’est-à -dire pourvu
d’un contenu intentionnel) est psychique, tout ce qui n’est
pas intentionnel est physique et tombe hors du champ d’in-
vestigation de la psychologie. Or, précisément, les données
sensorielles « brutes » des psychologues analytiques sont sup-
posées préintentionnelles au sens où l’objectivation réclame,
chez Wundt par exemple, une combinaison associative secon-
daire. C’est pourquoi Brentano considè re de maniè re consé-

1. Ces remarques rejoignent celles de D. Fisette qui, dans son intro-


duction au recueil C. STUMPF, Renaissance de la philosophie : Quatre articles,
p. 99 s., déplorait le caractè re étriqué et réducteur de la critique gurwit-
schienne de Husserl et, plus généralement, de l’interprétation gestaltiste
consistant à « jauger le développement de la psychologie à partir de l’hypo-
thè se de constance ». Je montrerai plus loin que cela vaut aussi pour
l’interprétation gestaltiste de Wundt.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 132

132 Ce que voir veut dire

quente – du moins selon une interprétation courante due à


Husserl – que les données sensorielles ne sont pas psychiques,
qu’elles ne relè vent pas de la psychologie et qu’elles doivent
ê tre étudiées en physiologie (sachant que, dans la perspective
dualiste de Brentano, il existe justement une différence fon-
damentale entre psychologie et physiologie). On assiste ici à
un glissement singulier, qui détermine en profondeur le dua-
lisme brentanien. La dualité sensoriel-intentionnel, qu’on
trouve aussi chez Wundt et chez les psychologues analytiques,
est maintenant ré interpré té e d’un point de vue dualiste.
Puisque l’intentionnalité est désormais originaire et essentielle
à toute vie psychique, et que le sensoriel « brut », étant non
intentionnel, n’appartient plus à la vie psychique, la dualité
sensoriel-intentionnel en vient à coı̈ncider avec le dualité
physique-psychique. Comme on sait, la Ve Recherche logique
de Husserl opposera un refus de principe à cette interpréta-
tion de la dualité sensoriel-intentionnel, tout en adhérant
pleinement aux prémisses dualistes et intentionnalistes de
Brentano 1.
Tout en s’accordant avec Brentano sur le fait que tout
acte psychique est essentiellement intentionnel, Husserl
refuse de considérer que l’intentionnalité définit le psychique
en général. Brentano a certes raison de dire que tout acte
psychique est intentionnel, mais cela ne veut pas dire pour
autant, estime Husserl, que tout ce qui est psychique est
intentionnel. Ou encore Brentano a raison quand il affirme
que l’intentionnalité est essentielle à tout acte psychique,
mais il a tort quand il en déduit qu’elle est essentielle à tout
phé nomè ne psychique. En clair : tout acte psychique est
intentionnel, mais tout objet psychique n’est pas un acte
psychique. Parce qu’il existe des objets psychiques qui ne
sont pas des actes psychiques, le fait que tout objet psychique
est intentionnel n’empê che pas qu’il existe des objets psy-
chiques qui ne sont pas intentionnels. Et précisément, pour
Husserl, les sensations, les données « hylétiques », sont de tels
objets psychiques non intentionnels. Comment Husserl peut-
il défendre une telle conception, tout en adhérant aussi à la
théorie de l’intentionnalité de Brentano et à ses conséquences

1. Voir E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, V, § 9-10. Pour un com-


mentaire détaillé, voir mon article « Qu’est-ce qu’un phénomè ne ? ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 133

L’intentionnalité perceptuelle 133

dualistes ? En outre, cette conception ne réintroduit-elle pas


en psychologie l’hypothè se de constance, que la conception
de Brentano avait justement pour effet d’éliminer en refusant
de faire de la hylé un objet psychologique sensu stricto ? La
réintroduction de la hylé ne signifie-t-elle pas un retour à la
psychologie analytique en deç à de Brentano ? Je pense que la
réponse à ces questions doit ê tre négative, et que là réside,
justement, une des innovations les plus intéressantes de Hus-
serl dans le domaine de la psychologie. La phénoménologie
hylétique de Husserl est bien une psychologie et non une
physiologie, mais elle pointe aussi, contre le naturalisme et
l’associationnisme psychologiques, en direction d’une
psychologie non analytique. C’est là un aspect original de la
phé nomé nologie de style husserlien, mê me s’il reste trè s
embryonnaire chez Husserl lui-mê me.
On aurait tort de penser que le dualisme husserlien du
psycho-réel et de l’intentionnel nous préserve de toute pré-
occupation analytique. En un sens, la théorie de l’intention-
nalité est une réponse à la grande question de la psychologie
analytique : quels sont les éléments psychiques ultimes, les
unités inanalysables en deç à desquelles l’analyse psycholo-
gique ne peut plus nous faire régresser ? La thè se brentanienne
de l’intentionnalité de tout phénomè ne psychique signifie
qu’aussi loin qu’on analyse la vie psychique, on obtient tou-
jours des vécus pourvus d’un contenu intentionnel. Cette
thè se dualiste est assurément partagée par Husserl. Cepen-
dant, celui-ci lui impose aussi certaines modifications, qui le
conduisent à défendre un point de vue sensiblement différent.
Il commence par distinguer entre les actes psychiques eux-
mê mes et les parties idéales d’actes psychiques. Cette dis-
tinction – dont on verra au chapitre suivant qu’elle n’est pas
entiè rement une nouveauté par rapport à Brentano (chap. II,
p. 163 s.) – change complè tement les données du problè me.
Les objets psychiques au sens le plus strict, à savoir les plus
petites unité s psychiques auxquelles on parvienne par
l’analyse, sont des actes psychiques. Quand on soumet la
vie psychique à l’analyse, les éléments auxquels on parvient
ultimement ne sont pas des données sensorielles non inten-
tionnelles, antérieures à toute objectivation, mais des actes
intentionnels. Cette idée peut ê tre comprise en termes onto-
logiques ou méréologiques. L’idée sous-jacente de la théorie
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 134

134 Ce que voir veut dire

de l’intentionnalité est qu’au-delà des actes psychiques on


n’a plus affaire à des objets « concrets », à des objets réels
qui peuvent exister de faç on indépendante. Les actes psy-
chiques, c’est-à -dire intentionnels, sont les ultimes objets
réels dont se compose la vie psychique. Seulement, on peut
pousser plus loin le raisonnement. Assurément, l’irréductibi-
lité de l’intentionnalité proclamée par Brentano signifie l’im-
possibilité de dé composer l’acte psychique en parties
concrè tes non intentionnelles. Mais il reste possible d’envi-
sager l’existence de parties abstraites de l’acte psychique. Or
justement, selon Husserl, la hylé est une telle partie abstraite
de l’acte psychique. La stratégie de Husserl peut donc ê tre
résumée de la maniè re suivante. On a raison de dire que tout
acte psychique est intentionnel, mais on a tort d’en déduire
l’intentionnalité de toute vie psychique. En réalité, il faut
poser l’existence, à l’intérieur de l’acte psychique, de compo-
santes non intentionnelles qui sont donc, nécessairement, des
moments inséparables de l’acte psychique. Les données hylé-
tiques doivent ê tre compté es parmi ces composantes non
intentionnelles. Pour Husserl comme pour Brentano, elles
sont tout autre chose que des élé ments ultimes de la vie
psychique. Mais elles n’en sont pas moins des moments de
l’acte psychique. Ce changement de perspective ne peut que
modifier fondamentalement la méthodologie analytique de la
psychologie de la fin du XIXe siè cle, ainsi que la maniè re dont
on explique la « constance » des données sensorielles sous des
figures différentes.

Remarques critiques ; le dualisme phénoménologique.

Les remarques qui pré cè dent doivent nous conduire à


nuancer fortement la critique gestaltiste de la psychologie
traditionnelle. C’est le cas, exemplairement, de ce qui a été
dit plus haut au sujet de la psychologie de Wundt.
En un certain sens, il n’est pas inexact de voir dans l’œuvre
de Wundt un monument de cette psychologie « analytique »
qui fut pour une grande part réfutée et dépassée par la psy-
chologie gestaltiste. Wundt conç oit effectivement les pro-
cessus psychiques, les « contenus expérienciels psychiques »,
comme des totalités composées ultimement d’éléments psy-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 135

L’intentionnalité perceptuelle 135

chiques indivisibles, absolument simples, auxquels le psycho-


logue doit remonter par l’analyse, en partant de la vie psy-
chique concrè te. Ainsi, la tâ che du psychologue consiste
d’une part à caractériser les éléments psychiques – à savoir
les sensations, qui composent les contenus expé rienciels
« objectifs », et les sentiments, qui composent les contenus
« subjectifs » – en particulier par leur qualité et leur intensité,
et d’autre part à étudier la maniè re dont ces éléments s’asso-
cient pour former des contenus d’expérience. Cependant, il
subsiste un certain nombre d’aspects par lesquels la psycho-
logie wundtienne se distingue trè s significativement de
l’image simpliste qu’en a donnée la critique gestaltiste de la
psychologie « analytique ».
Un premier aspect est qu’il est douteux que Wundt ait
jamais été « atomiste ». Dans son Grundriss de 1896, il insiste
spécialement sur le fait que les éléments psychiques ultimes ne
sont jamais donnés in concreto, qu’ils sont les produits d’une
analyse psychologique qui est finalement aussi, au sens pré-
gnant, un travail d’abstraction :

Comme tous les contenus expé rienciels psychiques sont de


nature composée, les éléments psychiques au sens de composantes
absolument simples et indécomposables du processus psychique ne
sont pas seulement les produits d’une analyse, mais aussi d’une
abstraction, qui n’est possible que par le fait que, dans les faits,
les éléments sont liés les uns avec les autres de maniè re variable. Si
un élément a se trouve dans un premier cas ensemble avec d’autres
éléments b, c, d..., dans un deuxiè me cas avec b’, c’, d’..., etc., il peut
ê tre abstrait de tous ces é lé ments justement pour cette raison
qu’aucun des éléments b, b’, c, c’..., n’est lié de faç on constante à
a [constant an a gebunden ist] 1.

Cette conception, récurrente chez Wundt, suivant laquelle


l’analyse est une opération d’abstraction est assez proche de
celle de Carnap dans l’Aufbau, qui sera commentée un peu
plus loin, ainsi que de la conception finalement retenue ici.
L’idée est qu’il ne suffit pas d’étudier les éléments psychiques,
mais que l’essentiel réside, en définitive, dans les liaisons

1. W. WUNDT, Grundriss der Psychologie, p. 33. Voir aussi ID., Grundzüge


der physiologischen Psychologie, p. 273 et 711 (die reine Empfindung ist eine
Abstraktion, welche in unserm Bewusstsein nie vorkommt).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 136

136 Ce que voir veut dire

unissant ces éléments au sein de totalités psychiques. Autre-


ment dit, lesdits éléments psychiques sont des moments res-
tant constants dans plusieurs touts psychiques. Par exemple,
l’élément a est un invariant saisissable abstractivement dans
des touts psychiques abcd et ab’c’d’. Dans le Grundriss, Wundt
compare les éléments psychiques aux éléments chimiques : de
mê me que les propriétés chimiques d’un corps sont irréduc-
tibles aux propriétés des éléments chimiques qui le compo-
sent, de mê me les propriétés d’un processus psychique sont
irréductibles aux propriétés des éléments psychiques qui le
composent. La cible est la psychologie associationniste, et
spécialement ce qu’on appelait alors le sensualisme. Pour
Wundt, la thè se suivant laquelle les vé cus se constituent
associativement à partir de sensations primitives ne peut pas
vouloir dire qu’il existerait in concreto des sensations élémen-
taires, dont on ferait l’expérience et qui s’additionneraient
pour former des expériences complexes. Il n’existe pas de
telles sensations élémentaires, mais les éléments psychiques
découverts par l’analyse sont seulement des points limites qui
résultent d’abstractions et de reconstructions 1.
Un deuxiè me aspect par lequel Wundt se distingue réso-
lument de la psychologie analytique au sens retenu par les
gestaltistes est sa théorie de l’aperception, qui est dirigée
directement contre l’associationnisme. Comme on sait, une
innovation remarquable de Wundt fut de restreindre la notion
d’association aux couches inférieures de la vie psychique et
de lui substituer, s’agissant des couches supérieures, la notion
leibnizienne et kantienne d’aperception. Cette idée est cen-
trale dans sa psychologie, qui est fondamentalement une psy-
chologie de l’activité spontanée et de la volonté plutô t qu’une
psychologie de la réceptivité comme la psychologie associa-
tionniste classique : à cô té des synthè ses passives, qui sont
d’origine physiologique, il faut aussi envisager l’existence de
synthè ses actives assumées par l’aperception. Sur ce point,
Wundt dé fend une sorte de dualisme psychologique qui,
comme la conception abstractive de l’analyse mentionnée

1. Ce premier point a été souligné dè s 1930 par Paul Squires, dans un
article s’en prenant violemment à la critique gestaltiste de la psychologie
classique et en particulier wundtienne. Voir P. C. SQUIRES, « A Criticism of
the Configurationist’s Interpretation of ‘‘Structuralism’’ », p. 138-140.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 137

L’intentionnalité perceptuelle 137

plus haut, est proche de celui dé fendu dans le pré sent
ouvrage.
Qu’en est-il maintenant de la phé nomé nologie husser-
lienne ? Les développements qui précè dent nous obligent à
émettre d’importantes réserves aussi bien à l’égard des criti-
ques de Gurwitsch qu’envers ses tentatives de rapproche-
ment. Manifestement, si on fait abstraction du fait que la
Gestalttheorie berlinoise et la phénoménologie husserlienne
sont animées par une mê me préoccupation phénoménologique,
par un mê me souci de faire retour aux phénomè nes « simple-
ment tels qu’ils apparaissent », au donné antérieurement à
toute théorisation mondaine, les deux projets restent fonda-
mentalement différents et occupent mê me des positions anta-
goniques du point de vue de l’histoire de la psychologie et
de la philosophie. Les arguments avancés par Gurwitsch et
Merleau-Ponty pour les rapprocher l’un de l’autre sont géné-
ralement aussi douteux et inessentiels que les arguments en
sens contraire sont nombreux et convaincants. Gurwitsch
estime que la conséquence nécessaire de la réduction phéno-
mé nologique est le monisme phé nomé nologique, d’aprè s
lequel le sens objectif est d’une maniè re ou d’une autre réduc-
tible aux apparitions perceptuelles qu’il unifie en tant qu’ap-
paritions d’un mê me objet. Mais cette vue est certainement
inexacte. Le dualisme phénoménologique pourrait certes ê tre
incorrect, mais il n’est pas exclu par la réduction. Gurwitsch,
en réalité, confond la « transcendance dans l’immanence » du
noè me husserlien avec la transcendance de la chose existant
hors de moi. Ainsi, à partir du fait que la réduction exclut la
seconde, il croit pouvoir inférer qu’elle exclut la premiè re et
mè ne donc directement au monisme phénoménologique. À
l’inverse, il paraı̂t absolument indispensable de maintenir fer-
mement la distinction entre la question phénoménologique
du sens et celle de l’existence, ou encore, comme je l’ai
souligné ailleurs dans un autre contexte, en partant de la
Ve Recherche logique de Husserl, la distinction entre la matiè re
et la qualité de l’acte intentionnel. Pour reprendre une oppo-
sition qui a été développée en détail plus haut, l’erreur de
Gurwitsch a été de confondre le monisme ontologique avec
le monisme phé nomé nologique. Il est vrai que l’attitude
phénoménologique telle que Husserl l’a définie, c’est-à -dire
thé matiquement restreinte par la ré duction, est ontologi-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 138

138 Ce que voir veut dire

quement une attitude moniste, du moins au sens où elle


n’engage que l’existence de composantes psycho-réelles de
la conscience. Seulement, ce monisme ontologique va de
pair, chez Husserl, avec un dualisme phé nomé nologique
qui exclut principiellement le monisme phénoménologique
de Gurwitsch. D’une part, il est né cessaire d’envisager,
à cô té des composantes psycho-réelles de la conscience, des
composantes irréelles irréductibles aux composantes psycho-
réelles ; d’autre part, celles-ci ne réclament aucun engagement
ontologique supplémentaire.
Husserl a énoncé en termes trè s clairs le principe de ce
dualisme phénoménologique dans ses conférences d’Ams-
terdam de 1928 1. Si on qualifie de phénomène toute donnée
psychique, c’est-à -dire tout ce qui se donne à voir dans la pure
réflexion sur mes propres vécus, alors, déclarait-il, la phéno-
ménalité présente inséparablement et irréductiblement deux
faces distinctes. D’une part, les phénomè nes sont les contenus
psycho-réels de la conscience, à savoir les matériaux sensoriels
et les intentions qui les animent : telle perception simplement
comme telle, tel souvenir, telle joie, etc. D’autre part, ces
contenus psycho-réels sont nécessairement l’apparaı̂tre de
quelque chose. Le phénomè ne est aussi le contenu inten-
tionnel, qui est donc un phénomè ne en un autre sens, au
sens de l’apparaissant dans la conscience. La phénoménalité
est donc fonciè rement ambiguë , pour autant que le vécu est
nécessairement phénomè ne au double sens de l’apparaı̂tre
psycho-ré el et de l’apparaissant intentionnel. La thè se de
l’intentionnalité de tout vécu ne signifie pas autre chose.
Elle pose simplement qu’aussi loin que s’étende la pure obser-
vation phénoménologique, les données immanentes qu’elle
nous montre sont toujours – du moins pour autant qu’il est
question d’objets indépendants, existant in concreto en tant
que touts – des vécus pourvus d’un sens intentionnel.
La théorie de l’intentionnalité elle-mê me exprime ainsi une
opposition principielle au monisme phé nomé nologique.
Défendre l’idée d’une « appréhension » qui investit les maté-
riaux sensoriels d’une intentio, c’est-à -dire d’un « sens
d’appréhension », cela revient à affirmer l’irréductibilité du

1. E. HUSSERL, Phänomenologische Psychologie (1925-1928), Hua 9,


p. 307-308.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 139

L’intentionnalité perceptuelle 139

contenu noématique et de la donation de sens (attention,


appréhension) aux moments hylétiques de la vie psychique.
C’est exactement en ces termes que le combat contre le
monisme phénoménologique était déjà mené par Husserl à
la fin de la Ve Recherche logique 1. Et tel était aussi le fond de la
critique du phénoménalisme au § 7 (retranché de la deuxiè me
édition) de la mê me Ve Recherche, où Husserl ramenait le
phénoménalisme de Berkeley et de Hume à des décisions
métaphysiques sur des questions qui, en réalité, ne sont déci-
dables que phénoménologiquement. Or ce qu’enseigne sur ce
point la description purement phénoménale, c’est qu’avoir
une représentation au sens de vivre cette représentation, ce
n’est pas la mê me chose qu’avoir un représenté au sens de se
représenter quelque chose. D’un cô té, la représentation que j’ai
est un contenu psycho-réel, de l’autre le représenté est un
contenu intentionnel. Ce que Husserl oppose à la thè se de
l’indistinction phénoménologique de la représentation et du
représenté dans l’expérience immédiate n’est rien d’autre que
la dualité du contenu psycho-réel et du contenu intentionnel.
Comme on le verra plus en détail un peu plus loin, l’enjeu n’est
rien de moins que la question de l’intentionnalité, puisque
celle-ci est par ailleurs définie par Brentano et par Husserl
comme le fait d’ê tre pourvu d’un contenu intentionnel distinct
du contenu psycho-réel. Le dualisme phénoménologique est
donc au monisme phénoménologique ce que la distinction
entre contenu psycho-réel et contenu intentionnel est à la
confusion des deux. Ce qui corrobore notre premiè re thè se
énoncée dans l’introduction, par laquelle nous prenions posi-
tion contre l’idée que la sensation s’opposerait à son objet
comme l’expérience immédiate à l’expérience médiate : il est
faux de dire que la conscience se rapporte primairement à des
sense-data psychiques ou indistinctement psychophysiques, à
partir desquels elle construirait ou inférerait des existences
objectives. Tout indique au contraire que les qualia primaires
de l’expé rience immé diate sont toujours dé jà des qualité s
« objectives », que le rouge est d’emblée le rouge d’une fleur et
que les propriétés des sensations sont révélées par des réflexions
secondaires. L’attribution de qualia primaires aux sensations

1. Logische Untersuchungen, V, B507.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 140

140 Ce que voir veut dire

relè ve ainsi de la mê me confusion entre contenu intentionnel et


contenu psycho-réel 1.
Un autre point mérite une attention toute spéciale. Il est
tentant de penser que la dualité ci-dessus ainsi que la dualité
activité-passivité, qui est également en jeu dans l’idée d’un
dualisme phénoménal, se reflè tent dans la dualité des objets
fondateurs et des objets fondés, qui a été critiquée sévè rement
chez les gestaltistes de Graz par les gestaltistes de Berlin
justement au nom du monisme phénoménologique 2. J’appor-
terai cependant au chapitre III une restriction sur ce point, en
tentant de montrer que les deux problè mes de l’objectivation
(ou plus largement de l’intentionnalité) et de l’in-formation
conceptuelle doivent ê tre distingué s et, dans une large
mesure, étudiés séparément. Le fait que les analyses husser-
liennes sont souvent ambiguë s sur ce point ne doit pas nous
faire oublier que la question de la catégorialité est indistinc-
tement la question de l’objectivitécatégoriale et qu’elle se pose
d’abord, comme telle, d’un point de vue ontique qui n’est pas
celui de la description purement phénoménale du contenu
intentionnel. En réalité, la question du contenu intentionnel
est plutô t un cas particulier de la question de la catégorialité
au sens où , d’aprè s notre conception, le contenu intentionnel
est ontologiquement réductible à un moment idéal (à une
propriété) du vécu, c’est-à -dire pour autant qu’on s’interroge
ontiquement sur l’existence du contenu intentionnel. C’est
ainsi que les actes constitutifs d’idéalités comme des pro-
priétés, des nombres, des propositions, des ensembles, etc.,
apparaissent eux-mê mes comme des actes thétiques pourvus
d’un contenu intentionnel distinct de leur objet idéal. Ces
actes peuvent donc ê tre dé crits phé nomé nologiquement
quant à leurs contenus intentionnels, ou ré alistiquement
quant à leurs objets idéaux, de telle maniè re que la constitu-
tion de ceux-ci soulè ve des problè mes phénoménologiques
d’une autre nature, moins gé né raux que ceux relatifs au
contenu intentionnel en géné ral. Le contenu intentionnel
comme problè me ontologique est un cas particulier du pro-

1. Voir E. HUSSERL, Transzendentaler Idealismus. Texte aus dem Nachlass


(1908-1921), Hua 36, p. 3 s., et déjà Logische Untersuchungen, II, B161.
2. Voir F. TOCCAFONDI, « Aufnahme, Lesarten und Deutungen der
Gestaltpsychologie », p. 148 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 141

L’intentionnalité perceptuelle 141

blè me de la catégorialité, qui est cependant, comme problè me


phé nomé nologique, un cas particulier du problè me du
contenu intentionnel.

Deux difficultés.

Les résultats des analyses précédentes sont de deux types.


D’abord, les éléments rassemblés jusqu’ici conduisent à une
compréhension renouvelée de la thèse de l’intentionnalité. Que
tout vécu psychique soit intentionnel, cela signifie qu’aussi loin
que nous mè ne l’analyse psychologique, les composantes
« concrè tement complè tes » du vécu sont toujours intention-
nelles, c’est-à -dire dotées d’un contenu intentionnel. Tout ce
qui est psychique est intentionnel et il n’existe donc pas de
contenus sensoriels préintentionnels, sinon précisément en tant
que parties abstraites de l’acte intentionnel. À l’opposé de
conceptions comme celle de Wundt, qui opposent l’objectiva-
tion représentationnelle à l’expérience immédiate purement
sensorielle, il s’agit maintenant d’affirmer que le primaire est
l’intentionnel, et que le non-intentionnel est toujours le résultat
d’abstractions secondaires à mê me une expérience immédiate
qui est d’emblée intentionnelle, pourvue de sens 1.
Un second résultat significatif de nos investigations est
qu’elles semblent induire un retour au moins partiel à cer-
taines notions délaissées par Gurwitsch et les gestaltistes de
la deuxiè me génération, mais centrales dans la phénoméno-
logie husserlienne comme dans la psychologie classique,
comme celles d’attention et d’aperception. Dans le cas des
figures ambiguë s, qu’est-ce qui me fait choisir une figure
plutô t qu’une autre ? Le dessin total est ambigu, précisément
au sens où les tendances figurales ne sont pas des conditions
suffisantes pour le choix entre le vase et les deux visages. Or la
théorie de l’attention ne résout-elle pas ce type de problè me
de faç on simple ? Assez paradoxalement, les exemples d’am-
biguı̈té figurale révè lent en tout cas, on l’a vu, une faiblesse
interne de la théorie gestaltiste de la perception, dont un enjeu
central est justement de rendre compte des processus percep-

1. Voir la remarque perspicace de R. MCINTYRE et D. W. SMITH,


« Theory of Intentionality », p. 166.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 142

142 Ce que voir veut dire

tuels sans recourir à la notion d’attention, jugée hypothétique


et dépourvue de réelle valeur explicative. Ce qui doit nous
amener, dans la controverse sur l’hypothè se de constance en
phénoménologie, à choisir Husserl plutô t que Gurwitsch, car
la conception husserlienne préserve l’opposition de la passi-
vité sensorielle et de l’activité attentionnelle et reconnaı̂t
comme illusoire la tentative visant à faire de la tendance
figurale une condition suffisante de l’objectivation 1.
Toutefois, le rô le prépondérant accordé ici à l’attention ne
peut qu’engendrer des difficultés considérables, ou plutô t
faire réapparaı̂ tre ces mê mes difficultés qui é taient déjà à
l’origine du mouvement gestaltiste, et dont on peut penser
que la plupart n’ont pas reç u de solution satisfaisante. La
critique du concept d’attention est un enjeu central de la
théorie gestaltiste de la perception dans sa version berlinoise.
L’argument est généralement l’objection usuelle contre l’hy-
pothè se de constance, suivant laquelle le concept d’attention
est un présupposé qui n’est pas justifiable sur la base de
l’observation. En fait, la théorie de l’attention est ramenée à
un cas particulier de l’hypothè se de constance.
Les deux moments les plus emblématiques de cette prise de
position contre les théories de l’attention sont sans doute la
critique d’Edgar Rubin dans son texte sur les figures visuelles
de 1915 et celle de Kurt Koffka dans son article classique sur
la perception de 1922. À ces deux critiques se rattache une
premiè re difficulté inhérente aux théories de l’attention.
La critique de Rubin a déjà été commentée plus haut au
sujet de la définition wundtienne de l’attention en termes de
degré de clarté (chap. I, p. 78-79). Pour l’essentiel, Rubin
reprochait à Wundt un préjugé empiriquement injustifiable.
Dire que le passage du fond à la figure signifie un accroisse-
ment de clarté, c’est présupposer qu’il y a de part et d’autre un
matériau sensoriel constant dont le degré de clarté varie ou
qui peut ê tre saisi de maniè re plus ou moins claire : or le fond
n’apparaı̂ t tout simplement pas et il n’a donc pas mê me un
degré de clarté moindre.
La cible de Koffka était la théorie de l’attention de Tit-
chener, qu’il tenait pour une illustration particuliè rement

1. Voir les conclusions de l’article de B. BÉ GOUT, « Husserl and the


phenomenology of attention », p. 31-32.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 143

L’intentionnalité perceptuelle 143

claire et typique de la conception défendue dans l’ancienne


psychologie 1. Son objection centrale concerne la maniè re
dont Titchener entend rendre compte des ambiguı̈ té s figure-
fond, ou plus spécialement le fait que, pour celui-ci, ces
ambiguı̈tés sont le reflet de changements aspectuels qui
n’affectent pas l’existence des phé nomè nes eux-mê mes.
Reprenons, par commodité, l’exemple du vase de Rubin.
Suivant la conception de Titchener, qui est proche sur ce
point, on l’a vu, de celle de Wundt, nous sommes ici en
présence d’une multiplicité constante de phénomè nes qui
correspondent à différents « niveaux de conscience », c’est-à -
dire, d’aprè s lui, de clarté . Le passage du vase aux deux
visages s’explique ainsi par le fait qu’un premier ensemble
phénoménal, le vase, quitte le niveau de conscience supérieur,
qui est maintenant occupé par les deux visages. Or cette
description présente, selon Koffka, un sérieux défaut, c’est
qu’elle s’appuie sur un certain présupposé qu’on ne peut
justifier par aucune observation, à savoir sur l’idée que le
passage du vase aux deux visages est un changement de
niveau de conscience qui n’affecte en aucun cas l’existence
des phénomè nes eux-mê mes. Son argument, en définitive,
n’est pas trè s différent de celui de Rubin, dont il se réclame
d’ailleurs dans le mê me passage : l’expérience ne permet pas
d’affirmer qu’il existe un vase devenu moins clair, ou passé à
l’arriè re-plan, mais en réalité, quand ce sont les deux visages
qui se détachent, le vase n’existe plus du tout. Comment un
phé nomè ne, une apparition sensorielle, pourrait-il encore
exister aprè s avoir disparu ?
La théorie de l’attention, estime Koffka, est supposée per-
mettre un dépassement de cette contradiction suivant laquelle
« quelque chose qui, puisqu’un stimulus correspondant existe,
doit ê tre là phénoménalement, n’est pas observable ». Seule-

1. K. KOFFKA, « Perception : an introduction to the Gestalt-Theorie »,


p. 560-562. Voir également l’ouvrage de 1912 de K. KOFFKA, Zur Analyse
der Vorstellungen und ihrer Gesetze : eine experimentelle Untersuchung, p. 11 s.,
d’inspiration néokantienne. Voir E. B. TITCHENER, A Text-Book of Psycho-
logy, p. 265 s. et supra. On trouvera un résumé documenté de la conception
de l’attention de Titchener dans G. HATFIELD, « Attention in early scientific
psychology ». L’argument de Koffka est en fait une variante d’un argument
de Stout (Analytic Psychology, vol. 1, p. 52 s.) que je commenterai au début
du chapitre suivant.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 144

144 Ce que voir veut dire

ment, elle n’y réussit qu’au prix d’une extrapolation hypothé-


tique qui nous éloigne dangereusement des données de l’ex-
périence et qui se confond, en définitive, avec l’hypothè se de
constance. C’est pourquoi Koffka juge possible et nécessaire
de substituer à la notion d’attention celles de « centre de
l’intérê t » et de « dépendance fonctionnelle » 1.
Une seconde difficulté concerne la structure mê me de l’at-
tention. Celle-ci, en effet, possè de apparemment une certaine
propriété, particuliè rement remarquable et fondamentale, qui
semble ne pas s’accorder avec les développements qui précè -
dent : elle présente des degrés. Le sommeil sans rê ves et l’ex-
trê me concentration ne sont pas des termes contradictoires,
mais ils admettent manifestement des degrés intermédiaires
tels que le rê ve, la simple inattention, l’attention plus ou
moins « flottante », etc. Or une opposition tranché e entre
attention active et matériau passif de l’attention semble diffi-
cilement conciliable avec l’existence de tels degrés dans l’at-
tention. Le dualisme de l’activité et de la passivité n’est-il pas
un obstacle à la description correcte des processus d’atten-
tion ? Comment serait-il possible de maintenir la dualité phé-
nomé nologique de l’activité et de la passivité , tout en
entérinant l’évidence suivant laquelle il existe une gradation
continue entre l’attention et l’absence d’attention, ou entre
des cas limites que seraient la conscience parfaite et l’incons-
cience du sommeil ? Si l’attention est synonyme d’objectiva-
tion, alors il ne semble pas davantage possible d’envisager
l’existence d’une gradation continue entre attention et inat-
tention qu’entre objet et non-objet 2. Comment pourrait-il y
avoir un tertium quid entre la passivité et l’activité ? Ne faut-il
pas plutô t opposer ces deux aspects comme deux points de
vue s’excluant l’un l’autre, un point de vue « dualiste » et un

1. Voir K. KOFFKA, « Perception : an introduction to the Gestalt-


Theorie », p. 560. Sur les notions de centre de l’intérê t et de dépendance
fonctionnelle, voir ibid., p. 561-562, ainsi que K. KOFFKA, Zur Analyse der
Vorstellungen und ihrer Gesetze : Eine experimentelle Untersuchung, p. 10 s.
2. Cette difficulté est criante par exemple chez Stout qui, dans sa Psy-
chologie analytique de 1896, commence son chapitre sur l’attention en la
définissant comme une activité par laquelle le contenu de conscience se
réfè re à un objet, mais reconnaı̂t par ailleurs qu’« il ne faut pas supposer
qu’il y a une ligne de démarcation absolue entre attention et inattention »
(Analytic Psychology, vol. 1, p. 180).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 145

L’intentionnalité perceptuelle 145

point de vue « continuiste », entre lesquels il conviendrait de


choisir au seuil de la théorie de la perception 1 ? L’existence
d’une gradation continue tendrait alors à nous dé tourner
définitivement du dualisme phénoménologique au sens pré-
cisé plus haut.
Ces deux difficultés sont selon moi seulement apparentes.
Elles me paraissent pouvoir ê tre surmontées au moyen des
considérations suivantes.
1. S’agissant de la premiè re difficulté, on peut d’abord se
demander ce qu’on veut dire exactement quand on reproche
aux théories de l’attention d’outrepasser le donné de l’expé-
rience, ou plus spé cialement si l’exigence empiriste sous-
jacente à la critique gestaltiste des thé ories de l’attention
n’est pas trop forte. Barry Smith a sans doute raison de situer
la deuxiè me génération gestaltiste dans le prolongement du
positivisme de Mach et du cercle de Vienne 2, qui représente
une version particuliè rement forte et contestable de fondatio-
nalisme. En fait, ce n’est pas seulement qu’on peut avoir des
doutes sur le fait qu’une telle exigence soit scientifiquement
réalisable ou sur le fait qu’elle soit généralement une exigence
raisonnable. La question est aussi de savoir si elle n’est pas trop
forte pour la Gestalttheorie elle-mê me et si finalement la notion
de Gestalt elle-mê me n’est pas, elle aussi, excessivement éloi-
gnée des simples données d’expérience. C’est ainsi qu’on a pu
mettre dos à dos la critique de Koffka et ses détracteurs, en
ravalant la notion de Gestalt comme celle d’attention au rang de
concepts hypothétiques et obscurs 3. En fait, faut-il s’indigner
du caractè re hypothétique de la notion d’attention ? Ne doit-on
pas plutô t y voir, comme déjà Natorp en son temps, le signe
que l’attention est un problè me qui reste à résoudre 4 ? C’est
possible. En attendant, la critique gestaltiste a au moins l’avan-
1. Voir B. WALDENFELS, Phänomenologie der Aufmerksamkeit, p. 20 s.,
qui oppose en ce sens Descartes à Leibniz et à Locke.
2. Voir B. SMITH, Austrian Philosophy, chap. I.
3. Les objections suscitées par la conception antigestaltiste de Bruno
Petermann sont assez emblématiques de ce genre de critique. Voir par
exemple la recension par P. H. EWERT de B. PETERMANN, The Gestalt Theory
and the Problem of Configuration, dans The American Journal of Psychology, 46/
2 (1934), p. 375, qui estime que la notion d’« appréhension attentionnelle »,
que Petermann cherche à réhabiliter contre les gestaltistes, « ne renferme pas
plus de valeur analytique que le terme magique de Gestalt et ses accessoires ».
4. P. NATORP, Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode, p. 17.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 146

146 Ce que voir veut dire

tage de nous mettre en garde contre des conceptions qui font


de l’attention (ou de l’aperception, etc.) un problè me méta-
physique par principe insoluble empiriquement. Mais précisé-
ment, la possibilité d’une théorie de l’attention échappant à ce
reproche reste plausible. C’est en ce sens que Bruno Peter-
mann, par exemple, s’en prenait à la critique gestaltiste,
arguant qu’on pouvait trè s bien en concéder l’essentiel sans
pour autant renoncer à la notion d’attention, et que de telles
objections plaidaient tout aussi bien en faveur d’une théorie
empirique de l’attention 1.
Un autre reproche encouru par la critique gestaltiste de
l’attention est d’ê tre circulaire. Ce que Koffka veut dire
quand il reproche aux théories de l’attention d’ê tre hypothé-
tiques ou insuffisamment empiriques, n’est-ce pas simple-
ment qu’elles vont au-delà du donné de l’expé rience
compris au sens des pures données sensorielles ? Mais il sup-
pose alors que l’expérience est l’expérience « immédiate »,
c’est-à -dire l’expérience indépendamment de toute objectiva-
tion active, etc. Ainsi, reprocher aux théories de l’attention
d’ajouter quelque chose à l’expérience comprise au sens de
l’expérience privée de toutes ses prestations attentionnelles,
c’est là , manifestement, une pétition de principe. À cela se
rattache une difficulté plus spéciale, particuliè rement remar-
quable dans la description de la relation figure-fond. La clef
de voû te de la critique de l’hypothè se de constance est l’idée
que l’existence de données sensorielles correspondant au fond
est une hypothè se empiriquement injustifiable. Or la limita-
tion de l’expérience à la figure est étrange et difficilement
compréhensible. Quand je vois le vase, n’ai-je pas aussi l’ex-
périence du fond, quoique d’une autre maniè re, sans « obser-
vation » proprement dite ? Sans doute, la vue du vase exclut
celle du fond en tant que figure (deux visages), mais il est
étrange de considérer qu’elle exclurait aussi la vue du fond
en tant que fond. De mê me, les marges perceptuelles appar-
tiennent de plein droit au champ formé par tout ce qui est
perç u alors mê me qu’elles ne supportent aucune objectivation
au sens prégnant, etc. Ce point sera développé par la suite.

1. Voir B. PETERMANN, The Gestalt Theory and the Problem of Configu-


ration, p. 168.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 147

L’intentionnalité perceptuelle 147

On pourrait formuler autrement le problè me en partant de


la question suivante : quelle expérience prend-on en défaut
quand on déclare, comme Rubin et Koffka, que les théories
de l’attention sont empiriquement injustifiables ? On n’a assu-
rément pas en vue une quelconque perception interne du
psychologue, puisque le défaut d’expérience signifie ici que
les hypothétiques matériaux sensoriels du fond n’apparaissent
pas. L’apparaı̂tre dont il est question ne peut ê tre que l’appa-
raı̂tre à la conscience non réflexive qui voit la figure au détri-
ment du fond, en sorte que l’interdiction de présupposer ce
qui n’est pas donné empiriquement signifie simplement l’in-
terdiction de présupposer ce que je ne vois pas alors que je
vois la figure. Or cette maniè re de voir engendre une difficulté
de principe. En effet, l’absence d’une expérience non réflexive
de ce qui n’est pas attentionné dans l’attitude non réflexive,
par exemple d’un invariant sensoriel, n’implique pas plus
l’impossibilité d’en avoir une expérience réflexive que l’impos-
sibilité d’avoir une expérience réflexive de l’attention elle-
mê me. Pour le dire simplement, le caractè re non empirique
de ma présupposition dans l’attitude non réflexive n’empê che
nullement la réflexion psychologique ou phénoménologique
d’ê tre empirique là où elle objective ce qui n’est pas objectivé
dans l’expérience irréfléchie. Les perceptions, les vécus de joie
et de colè re, les souvenirs, les jugements, etc., tout cela est
objectivable empiriquement en psychologie ou en phénoméno-
logie sans pour autant apparaı̂tre à l’« expérience immédiate »
du sujet irréfléchi. Partant, l’argumentation de Rubin et de
Koffka ne reste valable qu’à présupposer, une fois encore, un
certain concept d’expérience forgé tout exprè s à des fins argu-
mentatives, c’est-à -dire à présupposer que l’unique expé-
rience possible est l’expérience immédiate du sujet irréfléchi.
Pourtant, ces remarques critiques laissent intacte la diffi-
culté fondamentale épinglée par les gestaltistes, qui tient au
fait que l’activité attentionnelle ne semble pas suffisamment
attestable par l’expérience. Car on n’a pas encore démontré la
relevance phénoménologique de la notion d’activité attention-
nelle du simple fait qu’on a montré que l’argumentation
gestaltiste échouait à démontrer son irrelevance phénoméno-
logique. Il convient ainsi de revenir à cette question soulevée
plus haut mais alors laissée sans réponse : quelle est la signi-
fication phénoménale de l’activité attentionnelle ? Ne risque-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 148

148 Ce que voir veut dire

t-on pas, en défendant l’idée d’une activité de libre sélection à


la base de l’intentionnalité objectivante, de réintroduire d’hy-
pothétiques entités extra-phénoménales, extra-empiriques,
voire métaphysiques ? Le problè me renferme plusieurs aspects
assez différents. D’abord, on peut se demander si la notion
d’activité attentionnelle est utile ou superflue pour décrire de
maniè re satisfaisante les faits perceptuels, mais aussi si elle
est empiriquement lé gitime ou illé gitime. Ensuite, cette
notion a été remise en cause sur la base d’un concept d’expé-
rience lui-mê me historiquement variable : « expérience immé-
diate », expérience introspective, expérience de laboratoire,
etc. Enfin, il faut encore distinguer le problè me de l’activité
attentionnelle de celui de l’ego qui opè re librement l’acti-
vité attentionnelle. En des termes qui ne sont pas sans rap-
peler la critique de l’ego pur de Natorp dans la Ve Recherche
logique de Husserl, Sven Arvidson faisait récemment remar-
quer qu’il était préférable et en tout cas possible de se limiter à
parler d’une activité attentionnelle sans en conclure pour
autant, d’un geste cartésien, à l’existence d’un sujet de cette
activité 1.
Si nous souhaitons mettre sur pied une théorie phénomé-
nologique des actes intentionnels « actifs » comme les juge-
ments, la libre phantasie ou l’attention perceptuelle, nous
avons d’abord besoin d’une attestation phénoménale de l’ac-
tivité comme telle. Quel sens pourraient au juste avoir les
mots « activité », « liberté », etc., d’un point de vue purement
phé nomé nologique ? L’activité est un caractè re qui doit
apparaı̂tre dans la ré flexion sur l’acte psychique et qui,
pour sû r, est une affaire de causalité. Un acte psychique
est dit « libre » s’il ne résulte pas de causes naturelles ou
motivationnelles comme le sont les déterminations physio-
logiques, sociales ou psychologiques. Phénoménologique-
ment parlant, un acte serait ainsi vécu comme « libre » si et
seulement s’il m’apparaı̂t comme un acte que je ne peux
imputer à une cause (consciente) autre que ma propre sub-
jectivité libre. Cependant, outre que cette caractérisation est
manifestement circulaire, on peut encore se demander s’il

1. P. S. ARVIDSON, « A lexicon of attention : From cognitive science to


phenomenology », p. 124. Voir mon article « La critique de la psychologie
de Natorp dans la Ve Recherche logique de Husserl ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 149

L’intentionnalité perceptuelle 149

est généralement possible de maintenir la distinction entre


passivité et activité sans s’en remettre à une certaine pré-
supposition phénoménologiquement injustifiée, voire méta-
physique d’aprè s laquelle je suis un agent absolument libre
au sens de la causa noumenon de Kant. Or cela ne suffit-il pas
pour établir qu’une théorie phénoménologique de l’activité
comme telle est une pure impossibilité ? Je ne le pense pas.
Il subsiste en réalité un argument phénoménologique pour
l’opinion opposée, qui réside dans la simple constatation
que certaines actions sont vécues comme libres, s’accompa-
gnent d’un sentiment de liberté, et d’autres non. Avons-nous
besoin de quelque chose de plus pour décrire phénoméno-
logiquement l’activité intentionnelle comme telle ? Mon sen-
timent de juger librement, d’imaginer librement, de focaliser
librement mon intention sur telle partie du champ visuel et
non sur telle autre, etc., est un phénomè ne derriè re lequel
il n’y a rien à supposer du point de vue simplement phéno-
ménal. La question de savoir si mon acte psychique n’a
réellement aucune autre cause que mon propre « ego », si
mon sentiment est « correct », etc., n’a pas la moindre perti-
nence dans le cadre d’une approche simplement phénomé-
nale des vé cus. Il semble donc que les phé nomè nes
d’attention ne nous contraignent nullement à assumer, à
cô té de l’acte psychique, l’existence d’un « homunculus »
jouant le rô le d’un « agent libre ». Nous pouvons nous limiter
à dire que certains actes possè dent une propriété trè s parti-
culiè re consistant à ê tre vécus comme libres, et d’autres non,
ou encore que le caractè re de libre activité est une propriété
affectant les vécus donnés dans l’expérience interne et non
un sujet. Quelque insatisfaisante que cette vue paraisse d’un
point de vue plus général, elle est plausiblement la seule
utilisable en vue d’une description purement phénoménale.
Notre analyse s’accorde, sur deux points essentiels au
moins, avec la maniè re dont Hume concevait la volonté et
avec la théorie de l’attention de Carl Stumpf commentée plus
haut, qui lui ressemble beaucoup. D’abord, elle repose sur
l’idée que l’activité libre (ou son cas particulier qu’est l’atten-
tion perceptuelle) n’est phénomé nologiquement relevante
qu’à la condition d’ê tre phénoménalement réduite à un cer-
tain sentiment accompagnant des actes de certains types.
Ensuite, cela implique vraisemblablement que l’activité libre
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 150

150 Ce que voir veut dire

doit plutô t ê tre tenue pour une composante indéfinissable de la


vie de la conscience comme le sont d’autres sentiments, par
exemple l’amour et la haine. Reprenant Hume presque à la
lettre, Stumpf déclarait ainsi :

La recherche de caractè re général sur l’attention [...] s’interroge


sur son essence, ses causes et ses effets. La premiè re ne fait d’em-
blée quasiment aucun doute : l’attention est identique à l’intérê t et
l’intérê t est un sentiment. Par là , tout est dit. Définir la qualité
particuliè re de ce sentiment est aussi peu possible que définir celle
d’un autre sentiment, comme la colè re ou la compassion. On peut
le décrire au moyen de caractè res qui l’accompagnent de maniè re
constante, en particulier par des causes et des effets [...]. Mais tout
cela ne livre aucune définition de sa qualité si particuliè re, qu’on
ne peut au contraire qu’éprouver intérieurement, comme on ne
peut que voir ou ressentir la qualité rouge ou la qualité brûlant 1.

Cette reconduction du contrô le attentionnel à son phéno-


mè ne affectif présente des convergences significatives avec
certaines approches plus ré centes comme celle de Daniel
Wegner, qui met lui aussi au fondement de sa description
le sentiment de libre volonté compris au sens de Hume,
qu’il appelle « volonté phénoménale » 2. Naturellement, elle
nous renvoie aussi à d’autres problè mes qui, abondamment
discutés en psychologie de l’attention, en philosophie de l’ac-
tion et dans la phénoménologie de la volonté, outrepassent
largement les limites du présent ouvrage. Le point important,
pour nous, est qu’elle apporte une réponse déterminée aux
trois sous-problè mes soulevés plus haut. La conception de
Hume et de Stumpf permet d’assurer à l’attention sa rele-
vance phénoménologique, comprise au sens de l’expérience

1. C. STUMPF, Tonpsychologie, vol. 1, p. 68. Voir D. HUME, A Treatise of


Human Nature, livre II, III, sect. 1, p. 447. Sur le caractè re indéfinissable de
l’attention, voir C. STUMPF, Tonpsychologie, vol. 2, p. 284-285.
2. Voir D. WEGNER, The Illusion of Conscious Will, p. 3 s. ; D. WEGNER et
M. ANSFIELD, « The feeling of doing ». En revanche, sa conception suivant
laquelle l’expérience de l’activité consiste à « interpréter sa propre pensée
comme étant la cause de son action » (ibid., p. 63 s., d’abord exposée dans
D. WEGNER et T. WHEATLEY, « Apparent mental causation : sources of the
experience of will », p. 480 s.) est visiblement trop restrictive pour ê tre
applicable dans le présent contexte. Voir également A. MICHOTTE, La
Perception de la causalité, p. 8 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 151

L’intentionnalité perceptuelle 151

interne. Ce qui ne peut se faire, semble-t-il, qu’à la condition


de dissocier la notion de libre contrô le attentionnel de la
notion de causalité 1. L’idée est également trop vaste et trop
discutée pour ê tre détaillée ici. On peut se borner à conclure,
négativement, qu’elle neutralise la question de savoir si le
vécu de la sphè re active est ressenti comme tel en raison de
l’absence de motivations conscientes déterminées autre que la
motivation « libre », ou s’il est réellement libre ou correctement
ressenti comme libre et donc si le libre contrô le – comme le
pensait Hume et comme l’affirme encore Wegner – est une
« illusion », etc. D’autre part, il va sans dire qu’une telle
approche impose, comme telle, une attitude de stricte neu-
tralité envers des questions comme celle de l’homunculus
attentionnel, qui forme un aspect central des débats sur l’at-
tention perceptuelle dans la psychologie cognitive récente.
Ces considérations nous conduisent à un concept déter-
miné de l’attention objectivante, qui ressemble beaucoup à
celui de Stumpf. Cependant, je laisse ici en suspens plusieurs
questions de premiè re importance qui sont tranché es de
maniè re claire chez Stumpf, comme celle de la nature volitive
de l’attention. Naturellement, la description de l’attention sur
le modè le de l’action volontaire ne peut que tendre vers une
interprétation pragmatiste de la théorie phénoménologique de
l’intentionnalité 2. J’ai avancé ailleurs, dans le sillage de Hus-
serl, quelques arguments plaidant en faveur d’une distinction
essentielle et irréductible entre les actes pratiques et théori-
ques 3 – auxquels s’ajoutent l’argument de Rubin contre l’in-
terprétation pragmatiste de l’attention et ceux avancés par
Dü rr à l’appui de la thè se de la gé né ralité de l’attention
(voir supra, p. 81-82). Mais la question peut ê tre mise de
cô té pour le moment. Il n’est pas né cessaire, pour notre

1. Voir, dans le mê me sens, H. MÜ NSTERBERG, Die Willenshandlung. Ein


Beitrag zur physiologischen Psychologie, p. 61.
2. Pour une tentative en ce sens, voir Th. ROLF, « Bewusstsein, Handeln,
Aufmerksamkeit. Zum Verhä ltnis von phä nomenologischer Psychologie
und Pragmatismus im Anschluss an William James », surtout p. 8 s. Voir
aussi, à partir de la Krisis de Husserl, les remarques profondes de
B. LECLERCQ, « Phénoménologie et pragmatisme : y a-t-il rupture ou conti-
nuité entre attitudes théoriques et attitudes pratiques ? », p. 109 s.
3. Voir ma Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique,
§ 1.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 152

152 Ce que voir veut dire

propos, d’aller au-delà de l’opinion de Wundt commentée


plus haut, suivant laquelle l’attention et la volonté peuvent
ê tre deux espè ces distinctes d’un mê me genre.
2. J’en viens à la seconde difficulté épinglée plus haut. Pour
rappel, le problè me réside dans le fait que l’attention présente
des degrés. Il est possible d’envisager une multitude de degrés
intermédiaires entre le sommeil et la concentration la plus
tendue, par exemple la somnolence, l’attention flottante,
etc. Or ce fait rend difficile à maintenir la distinction de nature
entre la passivité sensorielle et l’attention active, que nous
avons mise au principe de notre dualisme. Définir l’activité
attentionnelle comme une activité d’objectivation et en mê me
temps admettre qu’elle présente des degrés, cela semble avoir
aussi peu de sens que d’introduire des degrés intermédiaires
entre objet et non-objet. La question, dè s lors, est de savoir
si l’existence de degrés d’attention ne disqualifie pas définiti-
vement le point de vue dualiste proposé plus haut, auquel il
faudrait substituer en conséquence, pour reprendre la dicho-
tomie de Waldenfels, une conception « continuiste » absolu-
ment incompatible avec elle.
À dire vrai, la notion de degré d’attention est peut-ê tre
inappropriée et il pourrait ê tre souhaitable de lui substituer
la notion de degré de conscience (ou celle de degré de la
conscience attentive). Il faudrait ainsi parler d’une gradation
de la conscience au sens large qui ne correspondrait pas à une
gradation de l’attention, mais qui déterminerait aussi la cons-
cience attentive. Je ne vois pas encore suffisamment clair dans
ces problè mes pour ê tre en mesure d’y apporter une solution
détaillée. Bien que la notion de degré d’attention me paraisse
inadéquate, j’ignore encore comment le montrer et laisserai
momentanément la question ouverte. Ce qui me paraı̂t sû r à
ce stade, c’est que, dans tous les cas, l’objection ci-dessus
n’est pas une objection pertinente. L’hypothè se qu’il existe
un continuum de degrés d’attention ne contredit pas la carac-
térisation de l’attention comme intentionnalité objectivante.
L’opposition entre lourd et léger, par exemple, est une
opposition continue. Cela se traduit par certains faits carac-
téristiques. D’abord, il existe un nombre infini de degrés
possibles – perceptibles ou non comme distincts, c’est une
autre histoire – entre tel poids déterminé et tel autre. Ensuite,
il existe tout aussi sû rement un seuil, un point zéro où le poids
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 153

L’intentionnalité perceptuelle 153

n’est ni lourd ni léger. Enfin, s’il est vrai que la gradation


continue tend, à l’une de ses extrémités, vers un poids nul, elle
ne l’atteint cependant pas, car un objet en état d’apesanteur
n’est ordinairement pas qualifié de léger : il n’a simplement
aucun poids ni, à plus forte raison, aucun poids lourd ou
léger. Le problè me est que si la différence entre attention et
inattention est continue, comme le suggè re l’existence de
degrés d’attention, alors l’attention semble difficilement défi-
nissable en termes d’activité objectivante. Un examen à peine
plus poussé montre cependant que ce problè me est un faux
problè me, et qu’on peut trè s bien admettre des degrés d’at-
tention tout en continuant à dire que l’opposition entre atten-
tion et inattention n’est pas du mê me type que celle du léger
et du lourd. En réalité, comme l’indique déjà le fait que nous
n’avons nullement besoin d’envisager des degrés d’inattention
analogues aux degrés d’attention, l’attention ne s’oppose pas
à l’inattention comme le lourd au léger, mais comme le pesant
au non-pesant : or cette derniè re opposition est discontinue.
Rien n’empê che, dè s lors, d’attribuer des degrés à l’attention
tout en l’opposant à l’inattention de maniè re discontinue, tout
comme on attribue des degrés au pesant (léger, lourd) tout en
l’opposant au non-pesant de maniè re discontinue. Comme
le remarquait avec profondeur John Searle : « La conscience
est un interrupteur on-off : un systè me est soit conscient, soit
non conscient. Mais une fois qu’il est conscient, le systè me est
un rhéostat : il y a différents degrés de conscience 1. »
Ce résultat a naturellement pour conséquence que l’atten-
tion et l’inattention ne peuvent pas s’opposer l’une à l’autre
comme le font deux degrés de conscience. Admettons qu’il
vaut aussi, comme le suggè re la citation de Searle, pour l’op-
position entre conscient et inconscient. À cô té des oppositions
discontinues conscient-inconscient et attentif-inattentif, on
obtient ainsi deux gradations distinctes, à savoir le continuum
du moins au plus conscient et le continuum du moins au plus
attentif. Par ailleurs, comme la conscience en notre sens est un
concept plus large que l’attention, on doit s’attendre d’une
part à ce que le terme « conscience » qualifie aussi bien des
vécus attentifs que des vécus inattentifs, d’autre part à ce que
le terme « inattention » qualifie aussi bien des é vénements

1. J. SEARLE, The Rediscovery of the Mind, p. 83.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 154

154 Ce que voir veut dire

conscients que des événements inconscients, par exemple une


perception marginale, la sécrétion d’insuline dans le pancréas.
Partant, il devient tentant de réduire l’attention et l’inatten-
tion à des degrés de conscience, c’est-à -dire de mettre en
parallè le l’opposition attention-inattention avec l’opposition
entre tel degré de conscience et tel autre. Mais cette vue est
erronée, car l’opposition attention-inattention, on l’a vu, n’est
pas continue comme l’est celle entre deux degrés de cons-
cience. Le caractè re attentif ou inattentif, objectivant ou non
objectivant, ne semble pas dépendre directement du degré de
conscience. Le passage de l’inattention à l’attention ne cor-
respond pas au franchissement d’un seuil dans le degré de
conscience. Or ce point nous amè ne à nous demander quelle
utilité peut encore receler la notion de degré d’attention. Ne
serait-il pas meilleur de dire, d’un cô té, que la conscience est
attentive ou inattentive et, de l’autre, qu’elle présente des
degrés – et que les prétendus degrés d’attention sont en réalité
des degrés de la conscience attentive ? Ne paraı̂t-il pas plus
naturel, d’ailleurs, de ne faire aucune différence entre les
« degrés d’attention » et les degrés de la conscience attentive ?
Tel « degré d’attention » s’opposerait alors à tel autre de faç on
analogue à celle dont tel degré de cuisson au four s’oppose à
tel degré de cuisson sans four, par exemple à la vapeur :
l’existence d’une opposition continue entre les deux degrés
de cuisson n’empê che nullement l’opposition entre « au four »
et « sans four » d’ê tre discontinue 1.
Cette conception, qui est plus simple et s’accorde mieux avec
le fait que l’opposition entre attention et inattention est dis-
continue, permettrait peut-ê tre de régler la difficulté ci-dessus
de maniè re plus convaincante. En attendant, elle appelle trois
remarques importantes. D’abord, elle ne contredit pas directe-
ment l’opinion, parfois défendue, que les degrés de conscience
concernent la richesse et le détail de la perception et qu’ils sont
donc mieux compris en termes de degrés d’attention 2, mais elle

1. Un avantage secondaire de cette approche est qu’elle permet


de simplifier de nombreux cas d’« expérience inattentive » assez probléma-
tiques en raison de l’absence de toute activité attentionnelle en les réinter-
prétant comme des cas d’expérience attentive dotée d’un degré de conscience
moindre.
2. Voir P. CARRUTHERS, Phenomenal Consciousness. A Naturalistic
Theory, p. 21.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 155

L’intentionnalité perceptuelle 155

stipule seulement que la gradation de l’attention doit former


une unique gradation avec la gradation de la conscience non
attentionnelle et que (bien qu’il y ait assurément, en un certain
sens, une connexion conceptuelle entre la conscience et
l’attention) il n’y a pas de connexion conceptuelle entre les
degrés de conscience et les caractè res « attentif » et « inattentif ».
Ensuite, l’hypothè se n’implique pas que, dans certains cas,
l’attention objectivante peut correspondre à un degré de cons-
cience trè s bas et l’inattention à un degré de conscience trè s
élevé – mê me si, naturellement, une telle observation serait un
argument de poids en sa faveur. On peut trè s bien concevoir
que l’objectivation soit facilitée par un degré de conscience
supérieur et gê née, voire empê chée par un degré de conscience
inférieur, mais cela n’impliquerait pour autant aucune conne-
xion conceptuelle entre degré de conscience et attention.
Enfin, l’existence d’un sentiment d’attention ne plaiderait pas
forcément contre cette conception. Il est vrai que sinon tous,
du moins la plupart des sentiments présentent des gradations
continues : on aime plus ou moins, on ressent plus ou moins de
plaisir, etc. Mais rien n’empê cherait de rapporter les degrés du
sentiment d’attention à des degrés de la conscience attentive,
tout en maintenant l’idée que le sentiment de libre activité
attentionnelle constitue l’unique ré alité phé nomé nale de
l’attention.
Quelle que soit la position d’ensemble qu’on adoptera
finalement sur ces problè mes, ces considérations ne peuvent
que consolider et préciser notre précédente caractérisation de
l’attention en termes d’intentio au sens prégnant ainsi que
notre distinction entre la conscience sensu lato et la conscience
attentionnelle et objectivante. Sans doute, la distinction entre
attention et inattention est dans une certaine mesure condi-
tionnée par la distinction entre conscient et inconscient, pour
autant que l’attention est supposée toujours consciente ou
qu’elle est un certain caractè re affectant la conscience ou un
certain type de vécu conscient (quel sens y a-t-il à parler d’une
attention inconsciente ?). Cependant, il est apparu non seu-
lement que les deux distinctions n’étaient pas équivalentes,
mais aussi qu’elles ne se recoupaient mê me pas au sens où
l’attention et l’inattention correspondraient à deux degrés de
conscience distincts. Loin d’ê tre synonyme de conscience,
l’attention est plutô t un certain type de conscience qui ne
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 156

156 Ce que voir veut dire

semble pas définissable en termes de degrés de conscience. Il


reste donc possible de défendre simultanément une concep-
tion continuiste de la conscience et une conception dualiste
de l’attention en termes d’objectivation.
Une conséquence triviale de cette maniè re de voir est qu’il
faut distinguer entre ce qui est conscient mais inattentif et ce
qui est simplement inconscient. L’opposition figure-fond
n’est pas équivalente à l’opposition conscient-inconscient.
Les parties marginales du champ visuel, bien que non atten-
tionnées, ne sont pas pour autant inconscientes comme l’est la
sécrétion d’insuline dans le pancréas. Je « vois » effectivement
le mur à cô té de l’arbre attentionné, bien que je ne le « voie »
pas au sens du voir attentionnel, objectivant. Or ce résultat est
crucial pour savoir comment on peut édifier une phénomé-
nologie de la perception sans tomber dans une hypothè se de
constance empiriquement injustifiable. S’il est faux de tenir
les parties marginales pour simplement inconscientes comme
la sécrétion d’insuline dans le pancréas, si elles sont plutô t
– quoique en un sens spécial – perceptuellement conscientes,
alors il devient à nouveau possible de les réintroduire dans le
donné perceptuel et, en conséquence, dans le contenu inten-
tionnel de la perception visuelle. (Ce qui suppose, il est vrai,
qu’on aura préalablement adopté un concept plus large de
l’intentionnalité, s’étendant aux vécus inattentifs.) Dans la
mesure où , comme on le verra au chapitre suivant, le statut
phénoménal des marges de conscience conditionne fonda-
mentalement le sens qu’on donnera au travail d’analyse en
psychologie et en phénoménologie, un tel résultat ne peut
qu’avoir des effets dé cisifs sur l’ensemble des pré sentes
recherches.
Comme je l’ai déjà indiqué dans l’introduction, ces vues
ont aussi d’importantes consé quences sur la question
controversée du rapport entre conscience et intentionnalité.
L’annexion des représentations marginales à la sphè re de la
conscience contribue à renforcer la thè se de l’intentionnalité
dans sa version forte défendue par Brentano et Husserl, en
affaiblissant l’argumentation de Searle suivant laquelle il
existe des états mentaux inconscients mais potentiellement
conscients. C’est la différence entre conscience et attention
qui doit jouer un rô le central sur ce point. Qu’une représen-
tation soit marginale, ou qu’elle ne soit pas attentionnée,
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 157

L’intentionnalité perceptuelle 157

ce fait ne signifie pas qu’elle est inconsciente. L’existence de


représentations marginales, mê me trè s lointaines, n’est pas un
argument pour affirmer l’existence d’états mentaux incons-
cients, ou du moins il faut commencer par se demander si
elles ne sont pas plutô t conscientes à un degré moindre, voire
infime.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 158
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 159

CHAPITRE II

L’ANALYSE DE LA PERCEPTION

Le problè me de l’analyse.

La critique gestaltiste de l’hypothè se de constance fait peser


de sérieux doutes sur la pertinence et la validité de la méthode
d’analyse en psychologie et en phénoménologie. Le problè me
est qu’il ne semble plus possible de dire que rien ne se perd ni
ne se crée quand on passe de l’acte inanalysé à l’acte analysé.
Les représentations partielles mises au jour par l’analyse ne
sont pas, sans plus, des représentations déjà présentes dans la
représentation à analyser, qui resteraient constantes de l’ina-
nalysé à l’analysé comme si le tout était la simple somme de
ses parties. Il semble au contraire que l’analyse psychologique
produise de nouveaux contenus, ce qui la rend singuliè rement
problématique dans ses prétentions comme dans sa possibilité
mê me. Comment peut-on encore prétendre analyser l’acte
psychique, si l’analyse produit de nouveaux contenus et si
le résultat de l’analyse n’est donc plus identique à l’analy-
sandum ?
Ce problè me trè s général est usuellement intitulé problème
de l’analyse. Dans sa version psychologique et phénoméno-
logique, il fut trè s discuté à la fin du XIXe et dans la premiè re
moitié du XXe siè cle, en particulier dans la premiè re et la
deuxiè me Gestalttheorie 1. Il a cependant connu différentes
formes qui sont au cœur d’une littérature abondante. En un
sens, le paradoxe qui ouvre « Sens et dénotation » de Frege
en est lui-mê me une variante résultant de son application à

1. Pour une vue d’ensemble des débats complexes suscités par ce pro-
blè me dans l’école brentanienne, voir l’excellent résumé de D. FISETTE et
G. FRÉ CHETTE, « Le legs de Brentano », p. 102 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 160

160 Ce que voir veut dire

l’analyse conceptuelle, tout comme ce qu’on a baptisé ulté-


rieurement le « paradoxe de l’analyse », ou « paradoxe de
Langford-Moore » 1. Le paradoxe apparaı̂t quand on se
demande ce que signifie le signe d’identité entre l’analy-
sandum et ses parties dé gagé es par l’analyse. Quand on
décompose un concept C en ses traits définitoires abg...,
l’analyse ne semble avoir un sens qu’à supposer l’identité
C = abg... Sinon C ne serait pas ce qui est analysé. Mais il y
va, alors, de deux choses l’une : soit les parties n’apportent
rien de plus que le tout, soit elles y ajoutent quelque chose.
Dans le premier cas, l’analyse est simplement tautologique
et l’identité C = abg... ne nous apprend rien de plus que
l’identité C = C. Dans le second cas, c’est le signe d’identité
qui devient trè s problématique. S’il y a plus à droite qu’à
gauche du signe d’identité, comment peut-on encore parler
d’identité ?
Une bonne formulation de la variante psychologique du
problè me de l’analyse est celle de George Frederick Stout
au livre I de sa Psychologie analytique de 1896. Quand nous
disons qu’une représentation peut ê tre analysée, observait-il,
nous voulons dire qu’il est possible de distinguer des repré-
sentations partielles entrant dans la composition d’une repré-
sentation totale. Mais on rencontre par là une « sé rieuse
difficulté », qui vient du fait que « si le travail de l’analyse est
valide, il doit ê tre un travail de découverte, non de création » 2.
L’idée mê me d’analyse ne semble tenable qu’à supposer que
des représentations partielles existent déjà dans la représenta-
tion totale inanalysée, et que l’analyse ne fait que les mettre au
jour de la mê me maniè re que le chimiste découvre dans l’eau
l’hydrogè ne et l’oxygè ne. Seulement, tout le problè me est
justement que, sur ce point, les composés chimiques et psy-
chiques se comportent trè s différemment. Les représenta-
tions, remarque Stout, ont ceci de particulier qu’elles n’ont
pas d’autre réalité que celle d’apparaı̂tre à la conscience,
qu’en elles, en somme, « l’apparence est la réalité et la réalité

1. J’ai développé en détail cette question dans « Identification et tauto-


logie : l’identité chez Husserl et Wittgenstein » et dans « Métaphysique
phénoménologique », p. 40 s.
2. G. F. STOUT, Analytic Psychology, vol. 1, p. 52. Je commenterai plus
loin (chap. II, p. 188) une autre formulation du mê me problè me, due à
Meinong.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 161

L’analyse de la perception 161

est l’apparence ». Comment dè s lors reconnaı̂tre l’existence de


représentations partielles dans la représentation à analyser, si
elles n’y apparaissent tout simplement pas à la conscience ?
On peut certes dire que l’attention met en relief des parties en
les faisant apparaı̂tre plus claires et distinctes, mais comment
admettre que ces parties existaient déjà dans la représentation
totale où elles n’étaient pas claires et distinctes ? N’est-ce pas
là , conclut Stout, une « absurdité logique » ?
Les faiblesses de la méthode analytique en psychologie
nous confrontent à de pressantes questions mé thodolo-
giques. La question est de savoir si une approche non
analytique présente encore un intérê t psychologique ou phé-
noménologique et si elle est mê me généralement possible.
Pleinement conscients de l’absurdité d’un rejet indistinct de
toute démarche analytique en psychologie, les gestaltistes
berlinois ont souvent insisté sur le fait que leurs critiques
n’excluaient pas toute analyse psychologique, mais seulement
l’analyse définie comme une décomposition de processus
psychiques en é lé ments isolables dont le rassemblement
associatif permettrait de retrouver le processus psychique
total. À cô té de cette méthode analytique infructueuse, la
psychologie gestaltiste laisse intactes certaines mé thodes
d’investigation qui peuvent ê tre qualifiées, au sens large,
d’analytiques 1. Cette constatation ne doit pas ê tre perdue
de vue, si nous souhaitons exploiter et poursuivre l’inter-
rogation des gestaltistes sur la mé thode analytique en
psychologie.
Par ailleurs, il semble que le choix d’une conception de
l’analyse psychologique plutô t qu’une autre soit étroitement
dépendant d’options théoriques plus fondamentales. Outre le
problè me de l’association, la question de l’analyse en psycho-
logie se rattache encore directement à celle, également trè s
discuté e au XIXe siè cle, de l’unité de l’acte psychique. Se
demander si une analyse au sens strict est possible en psy-
chologie, à quel type d’é lé ments doit aboutir l’analyse
psychologique, si ces éléments sont séparables ou insépara-
bles, si l’analyse doit ê tre conç ue comme étant l’opération
inverse de l’association, etc., c’est aussi se demander quel

1. Voir en particulier W. METZGER, « Certain implications in the


concept of ‘‘Gestalt’’ », p. 164-165.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 162

162 Ce que voir veut dire

type de relation unit l’acte psychique complexe à ses parties,


c’est-à -dire quel type d’unité présente l’acte psychique et
comment cette unité se constitue.
Plus général que celui de l’association, ce problè me de
l’unité de la conscience se pose à plusieurs niveaux trè s
diffé rents. D’abord, le problè me est celui de l’unité des
composantes psycho-ré elles de l’acte psychique, c’est-à -
dire l’unité du contenu sensoriel avec l’intention qui l’anime
(en quel sens les deux forment-ils un unique acte psy-
chique ?), l’unité des contenus sensoriels entre eux (com-
ment des données sensorielles s’unifient-elles dans un mê me
flux de conscience ?), l’unité d’intentions partielles dans une
intention totale (par exemple, comment la visée d’un objet
s’unit-elle à une autre pour former la visée complexe d’une
paire d’objets ?), etc. On trouve aussi, sous la mê me
rubrique, l’importante question de l’unité des vécus présents
avec les vécus passés d’une « mê me » conscience, ainsi qu’un
vaste champ de problè mes relatifs à la constitution de l’ego
et à son éventuelle « transcendance » par rapport au vécu.
Ensuite, le problè me se pose aussi au sujet des contenus
intentionnels. Indépendamment de toute question métaphy-
sique concernant l’unité objective au sens réaliste, le pur
apparaı̂ tre révè le déjà une unité de plusieurs qualités dans
un mê me « substrat », l’unité de plusieurs apparitions d’une
mê me chose ou au sein de « groupes » phénoménaux, voire
l’unité du sujet et du prédicat dans la proposition, celle de
plusieurs unités arithmétiques dans le nombre, etc. Enfin,
l’unité de la conscience soulè ve encore toute une série de
problè mes généraux relatifs au rapport entre les différentes
unités affectant des contenus psycho-réels et celles affectant
des contenus intentionnels : l’unité d’une intention com-
plexe est-elle parfaitement é quivalente à l’unité de son
intentum complexe ? etc. Bien que ces problè mes soient,
pour la plupart, plus généraux que celui de l’unité de la
conscience et outrepassent largement les limites de la pré-
sente investigation, ils doivent manifestement faire fonction
de questions préalables pour toute recherche portant sur la
méthode analytique en psychologie ou en phénoménologie.
Ils forment, ensemble, un aspect essentiel du problè me de
l’analyse en psychologie, qui a fait l’objet de réflexions et de
controverses soutenues, en connexion étroite avec la ques-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 163

L’analyse de la perception 163

tion des moments figuraux, chez des auteurs comme Bren-


tano, Cornelius et Meinong.
Une étape historiquement décisive de ce problè me est la
prise de position de Brentano au chapitre IV du livre II de la
Psychologie du point de vue empirique, qui est à l’origine d’une
part importante des débats ultérieurs sur la notion d’analyse.
La ligne directrice de son argumentation était, en substance,
la suivante 1. D’abord, nous avons l’é vidence descriptive
d’une certaine complexité de la conscience. Non seulement
ma vie psychique se présente sous la forme d’une pluralité
d’états psychiques appartenant à une mê me conscience, mais
chaque état psychique est à son tour composé d’une pluralité
de phénomè nes psychiques.
La question est de savoir ce que signifie, ici, l’unité d’un
mê me état psychique ou d’une mê me conscience. Brentano
commenç ait par ramener cette question à une alternative.
Soit l’état psychique complexe est une multiplicité de choses,
à savoir un « collectif » analogue à une ville composée de
maisons individuelles, à une armé e composée de soldats
individuels, etc., soit il est lui-mê me une chose (Ding) indi-
viduelle. Nous reviendrons un peu plus loin sur ce que
signifie une chose dans ce contexte. Il suffit pour le moment
de remarquer que, d’aprè s Brentano, les deux options sont
exclusives, pour autant qu’un collectif n’est jamais lui-mê me
une chose. Or Brentano opte résolument pour la seconde
option, affirmant, en particulier contre Hume, que la cons-
cience ne saurait ê tre une collection de phénomè nes psy-
chiques : l’état psychique est une chose et non un collectif, il
présente une « unité de re » ou « réelle » (sachliche, reale Einheit)
qui est plus que l’unité d’un collectif. Mais comment expli-
quer, alors, qu’il présente une pluralité ? C’est que précisé-
ment, poursuit Brentano se réclamant d’Aristote, l’unitéréelle
– le fait de former une mê me réalité – n’est pas synonyme de
simplicité. L’erreur fatale de maints philosophes, Kant et
Herbart en tê te, a été de confondre les deux : « Unité et
simplicité [...] sont des concepts qu’il ne faut pas confondre.
Si une chose effective ne peut renfermer une pluralité de
choses effectives, elle peut néanmoins renfermer une plura-

1. Pour la suite, voir F. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Stand-


punkt, p. 221-251.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 164

164 Ce que voir veut dire

lité de parties 1. » Qu’une seule et mê me chose possè de une


multiplicité de parties, cela ne signifie pas qu’elle est elle-
mê me une multiplicité de choses, mais sa multiplicité va
alors de pair avec une unité réelle, par opposition à la multi-
plicité réelle des collectifs.
Comme le terme « partie » est employé aussi bien pour
désigner de telles parties d’une chose unique que les membres
d’un collectif, Brentano appelle les premiè res, dans la Psy-
chologie de 1874, des « divisifs » (Divisive) 2. La conscience est
ainsi une chose, comme telle dotée d’une unité réelle, qui
possè de une multiplicité de parties en tant que « divisifs ».
Toutefois, une importante difficulté, soulevée par Bren-
tano dè s la Psychologie, vient du fait que ces caractérisations
appellent certaines restrictions. Ce n’est pas seulement, en
effet, que le caractè re non collectif de la conscience n’im-
plique pas sa simplicité. Outre cela, on ne peut manifestement
pas non plus en conclure que la conscience serait exclusive-
ment composée de parties inséparables 3. Alors mê me que la
conscience n’est pas simplement un collectif, c’est-à -dire un
agrégat de parties qui seraient elles-mê mes des choses sépara-
bles, il reste évident qu’elle renferme, au moins en un certain
sens, des parties indépendantes les unes des autres. Quand je
vois et entends simultanément un mê me objet, les deux repré-
sentations sont assurément sé parables l’une de l’autre : la
disparition de la représentation visuelle n’entraı̂ne pas celle
de la repré sentation auditive, et vice versa. Quand une
mélodie me donne du plaisir, la représentation auditive est
indépendante du plaisir que j’y prends, alors mê me que celui-
ci, à l’inverse, disparaı̂t quand la représentation auditive dis-
paraı̂t. Or les observations de ce genre semblent contredire
l’idée que la conscience n’est pas un collectif, si un collectif se
définit précisément par le fait que ses parties sont des choses
séparables.
Malgré ces difficultés, Brentano s’inclinait devant la double
évidence suivant laquelle la conscience renferme effective-

1. Ibid., p. 223. Voir ibid., p. 233-234. Cette confusion entre unité et


simplicité est encore épinglée par Meinong dans son étude de 1894 sur
l’analyse, qui insiste sur l’inadéquation du langage ordinaire (« Beiträ ge zur
Theorie der psychischen Analyse », p. 348.)
2. Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 223.
3. Voir ibid., p. 224 s., et Deskriptive Psychologie, p. 11 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 165

L’analyse de la perception 165

ment des parties (uni- ou bilatéralement) séparables sans ê tre


pour autant un collectif. Il doit donc pouvoir exister des
divisifs séparables, et toute partie séparable n’est pas pour
autant une chose pourvue d’une unité réelle ou un collectif
de choses. Cette idée conduira par la suite Brentano, dans ses
leç ons sur la psychognosie de 1890-1891, à distinguer dans
la conscience deux types de parties, d’abord les parties réel-
lement séparables (ablösbare, abtrennbare Teile), ensuite les
parties non séparables qu’il appelle des « parties distinction-
nelles » (distinktionelle Teile) – ce par quoi il faut entendre des
parties obtenues par des distinctions et non par de réelles
séparations 1.
Or les consé quences de cette nouvelle distinction sont
fondamentales pour notre problè me. Deux points doivent
ê tre soulignés d’emblée. D’abord, comme je l’ai déjà suggéré,
Brentano conç oit univoquement la tâ che de la psychologie
descriptive comme une tâ che analytique. Le psychologue a
pour tâ che de distinguer les « éléments de la conscience »,
c’est-à -dire les ultimes parties séparables dont se composent
les états psychiques, ou encore leurs plus petites parties ne
pouvant à leur tour ê tre décomposées en parties séparables 2.
Cependant, insiste Brentano, le travail analytique ne s’arrê te
pas là . En deç à de ces éléments ultimes s’ouvre un vaste
domaine de parties insé parables, « distinctionnelles », qui
doit pareillement ê tre soumis à l’investigation psychologique.
La simplicité des éléments de la conscience – leur caractè re
élémentaire – exclut certes la possibilité de les décomposer en
parties séparables, mais non celle de leur attribuer des parties
distinctionnelles.
Brentano donnait un exemple qui se révè le particuliè re-
ment éclairant pour comprendre la signification profonde et
les conséquences de cette maniè re de voir 3. Supposons un
partisan de l’atomisme métaphysique. Il croit que la réalité
physique se compose d’éléments ultimes qui ne sont plus
dé composables en corps plus petits. Tous les corps sont
ainsi des touts composés d’éléments indécomposables. Mais
pour autant, rien n’empê che de parler de quarts et de moitiés

1. Deskriptive Psychologie, p. 13-14.


2. Voir ibid., p. 1, 10, 12 et 79.
3. Ibid., p. 13.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 166

166 Ce que voir veut dire

d’atomes. On obtient alors, assez paradoxalement, des parties


d’éléments ultimes, des « parties ou éléments d’éléments »,
comme dit Brentano. Ces parties ne sont certes plus des
parties au sens où le sont les atomes, puisqu’on suppose
que les atomes sont des parties ultimes, mais elles doivent
ê tre des parties non séparables. En d’autres termes, elles
restent distinguables alors mê me que, par principe, elles ne
peuvent pas ê tre des parties séparables dont l’atome serait
composé.
Paradoxalement, l’analyse psychologique de la conscience
doit se poursuivre en deç à de ses éléments ultimes, devenant
ainsi ce qu’on appellera dans la suite, d’aprè s Carnap, une
« quasi-analyse ». Cette nouvelle forme d’analyse, distinction-
nelle, forme certainement l’essentiel de la psychologie bren-
tanienne. Le cours de 1890-1891 suggè re, en effet, que le
travail de classification des phénomè nes psychiques par lequel
Brentano définit sa psychologie descriptive est lui-mê me, du
moins pour sa plus grande part, un travail d’analyse distinc-
tionnelle : déterminer plusieurs types de phénomè nes psychi-
ques, par exemple le jugement et le sentiment, cela revient
à distinguer spé cifiquement plusieurs parties inséparables
de l’état psychique. Or cette derniè re constatation concerne
jusqu’à la thè se de l’intentionnalité, qui peut et doit ê tre
comprise comme une thè se portant sur des parties distinc-
tionnelles des éléments de la conscience. L’irréductibilité de
l’intentionnel selon Brentano signifie, fondamentalement,
que la dualité de l’acte et du contenu intentionnel, de l’inten-
tionnant et de l’intentionné, oppose deux parties distinc-
tionnelles et non deux parties séparables de la conscience 1.
Traduite dans le langage de la méthodologie de la psycho-
logie, la thè se de l’intentionnalité signifie donc que le terminus
ad quem de l’analyse psychologique est encore intentionnel,
ou que la plus petite partie séparable obtenue au terme de
l’analyse sensu stricto présente encore une dualité du contenu
psycho-réel et du contenu intentionnel, lesquels ne peuvent
ê tre distingués qu’à titre de parties inséparables.
La question du monisme ou du dualisme en psychologie
et eo ipso la question de l’intentionnalité surviennent là où on
s’interroge sur les composants psychiques et donc sur les

1. Voir ibid., p. 21-22.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 167

L’analyse de la perception 167

résultats de l’analyse psychologique. La question est celle-ci :


quel est le terme de l’analyse psychologique, si on entend par là
les éléments concrets ultimes, c’est-à -dire les éléments les plus
petits qui puissent exister de maniè re absolument indépen-
dante ? Nous pouvons répondre, comme Brentano et Husserl,
que les éléments concrets ultimes sont des actes intentionnels,
c’est-à -dire des vécus qui présentent une dualité irréductible
du psycho-réel et de l’intentionnel, et dont la décomposition
en parties est dè s lors simplement abstractive (« quasianaly-
tique »). Ou bien nous pouvons dire que ces éléments forment
un matériau homogè ne, préintentionnel, qui est soit sensoriel,
soit « neutre », etc. C’est en ce sens que la thè se de l’inten-
tionnalité est une thè se dualiste, à savoir non pas au sens d’un
dualisme ontologique d’aprè s lequel le contenu psycho-réel et
le contenu intentionnel seraient deux choses séparables, voire
deux parties séparables d’une chose unique, unies par une
relation proprement dite, mais au sens d’un dualisme phéno-
ménologique affirmant que l’un et l’autre sont des phénomè nes
inséparables obtenus par la quasi-analyse d’un acte inten-
tionnel qui, ontologiquement parlant, doit ê tre irréductible-
ment unitaire.

Vers une théorie « quasi-analytique » de la perception.

On a vu au paragraphe précédent que la théorie de l’inten-


tionnalité pouvait aussi ê tre comprise dans les termes de la
psychologie analytique, comme une réponse à la question de
savoir de quelle nature sont les éléments ultimes de l’analyse
psychologique. Classiquement, cette derniè re question a
principalement deux réponses possibles. D’abord, la réponse
moniste affirme que les éléments ultimes sont uniformément
des sensations, ou uniformément des données « neutres », etc.,
et que les objets sont construits secondairement à partir des
sensations (Mach, Russell, James, etc.). Ensuite, la réponse
dualiste de Brentano et de Husserl consiste à dire que les
éléments ultimes sont des actes intentionnels, qui présentent
d’emblée une dualité du sujet et de l’objet, à savoir, plus
justement, une dualité du psychique et du physique (Bren-
tano) ou du psycho-réel et de l’intentionnel (Husserl). Ce
qu’affirme la théorie de l’intentionnalité est donc que l’acte
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 168

168 Ce que voir veut dire

intentionnel, c’est-à -dire l’acte psychique avec son contenu


intentionnel, est une unité inanalysable en parties plus petites,
et que, si on lui découvre des parties, alors ces parties doivent
ê tre des abstracta. Ce dernier pas fut franchi par Brentano
en 1874 par sa théorie des « parties distinctionnelles » et, peut-
ê tre moins clairement, par Husserl.
À l’opposé de la psychologie analytique stricto sensu, qui
vise à décomposer le vécu en éléments sensoriels séparables,
la méthode que nous avons en vue est néanmoins analytique
en un certain sens, mettons en un sens impropre. La tâ che est
d’analyser l’acte intentionnel de telle maniè re que les parties
mises au jour soient des parties dépendantes, des moments
idéaux de l’acte intentionnel. Par ce biais, elle n’est pas sans
rappeler une certaine problématique rencontrée par Carnap
dans l’Aufbau.
Le projet de Carnap dans l’Aufbau est un projet fondatio-
naliste supporté par une théorie de la constitution directement
inspirée des monismes de Mach et de Russell. L’enjeu est
d’expliquer comment on peut constituer des objectivité s
scientifiques, par exemple des atomes, des é nergies, des
sociétés, etc., sur la base des données de l’expérience immé-
diate. Par ailleurs, cette constitution est comprise par Carnap
dans les termes de la psychologie analytique, comme une
composition de touts complexes à partir d’éléments simples.
La méthode de la théorie de la constitution commande d’ana-
lyser les objectivités scientifiques en leurs éléments ultimes,
dont tous les objets scientifiques doivent ê tre composés et
qui sont nécessairement, pour Carnap, des éléments psy-
chiques. Seulement, il subsiste des différences essentielles
entre l’Aufbau et l’atomisme psychologique du XIXe siè cle,
qui viennent notamment du fait que Carnap a lu Kö hler et
Wertheimer. En un mot, il ne lui est plus possible de mettre
les sensations simples à la base de son systè me de constitution,
mais il doit maintenant choisir des éléments fondamentaux
plus gros, dont les sensations (au sens de Mach) seront seu-
lement des parties. Mais alors, toute la question est de savoir
quel statut auront, de ce point de vue, les sensations atomi-
ques de Mach. Or la solution de Carnap est finalement trè s
proche de celle retenue ici. Au § 67 de l’Aufbau, il va consi-
dérer que la tâ che de la théorie de la constitution ne peut pas
s’arrê ter aux « vécus élémentaires », mais que le travail d’ana-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 169

L’analyse de la perception 169

lyse doit ê tre poursuivi alors mê me que ces vécus élémentaires
sont des éléments ultimes, c’est-à -dire inanalysables stricto
sensu. En clair, l’objectif est maintenant de dé composer
le vécu en ses parties abstraites. Ce que Carnap appelle la
« quasi-analyse » n’est pas autre chose qu’une telle méthode
pour décomposer en parties abstraites des objets qui, par
définition, ne sont pas décomposables en parties concrè tes
plus petites. Et naturellement, les sensations de Mach sont
de telles parties abstraites. Elles ne sont pas des éléments
ultimes au sens propre, mais des composantes qu’on peut
mettre au jour en analysant les éléments ultimes que sont
les vé cus é lé mentaires, c’est-à -dire, paradoxalement, des
composantes d’objets simples 1. Le point de vue dé fendu
ici par Carnap est donc exactement inverse de celui de
Mach. Tenant compte de la critique gestaltiste de l’hypothè se
de constance, il affirme que les sensations ne sont pas ori-
ginaires, mais « secondaires », c’est-à -dire qu’elles résultent
de processus d’abstraction effectués à mê me des vécus
élémentaires qui, eux, sont originaires 2.
Si on interprè te la phénoménologie des Idées I au sens de la
« quasi-analyse » carnapienne, alors elle ne peut qu’apparaı̂tre
aux antipodes de l’hypothè se de constance. On ne présup-
pose plus l’existence de sensations simples, atomiques, mais
la hylé est désormais une abstraction. La hylé n’est plus ce à
quoi on a affaire originairement dans l’expérience immé-
diate. Il ne s’agit plus de dire que là où , dans l’attitude
naturelle, je pense avoir affaire à un monde d’objets physi-
ques, je me rapporte en réalité, ultimement, à des sensations.
Désormais, la hylé n’est plus qu’une certaine propriété du
vécu, qui est dégagée abstractivement par le phénoméno-
logue dans l’attitude ré flexive phé nomé nologique. Elle
n’est plus un donné déjà présent dans l’attitude naturelle,
mais le résultat d’une idéalisation des vécus dans l’attitude
réflexive. Or ce changement de perspective a d’importantes
conséquences en ce qui concerne l’hypothè se de constance.
Ce n’est pas seulement qu’on ne présuppose plus un maté-
riau sensoriel constant, mais c’est aussi que ce nouveau point

1. Voir R. CARNAP, Der logische Aufbau der Welt, § 67, p. 91.


2. Sur cette convergence avec la deuxiè me Gestalttheorie, voir B. SMITH,
Austrian Philosophy, p. 23.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:54 - page 170

170 Ce que voir veut dire

de vue permet une nouvelle interprétation de la constance


des donné es sensorielles. Dans le vase de Rubin, par
exemple, nous pouvons à nouveau poser qu’il y a quelque
chose de « constant » quand on passe des deux visages au
vase, et inversement. Mais nous n’avons plus besoin d’ex-
pliquer cette constance par la présence de données senso-
rielles constantes. Cette constance signifie dé sormais
seulement que la perception du vase et celle des deux visages
ont en commun une certaine partie abstraite, qu’un certain
caractè re demeure identique quand on passe de l’un à
l’autre, ou encore que le phé nomé nologue, ré flé chissant
sur ses propres vé cus, peut dé gager un invariant, une
proprié té qui se ré pè te dans plusieurs individualité s. La
constance des données hylétiques n’est plus la constance
d’impressions s’exerç ant continû ment, mais l’identité d’un
moment idéal pour plusieurs individus.
L’intérê t de cette nouvelle approche est de conserver la
hylé, tout en renonç ant au sensualisme atomiste et à l’hypo-
thè se de constance. On ne dira plus que les figures sont des
complexions de sensations atomiques, car le mérite principal
des gestaltistes berlinois est d’avoir montré l’insuffisance
principielle de l’approche atomiste pour la description des
processus figuraux. Mais on pourra désormais affirmer la
simplicité et le caractè re « ultime » des figures perceptuelles,
tout en leur attribuant des moments hylétiques par quasi-
analyse. Par ailleurs, si la hylé n’est plus conç ue dans les
termes, atomistes, de l’hypothè se de constance, et s’il est
donc possible de conserver la hylé sans renoncer aux acquis
de la Gestalttheorie, alors il semble également possible de
conserver l’opposition entre activité et passivité abandonnée
par Gurwitsch – car c’est justement l’abandon de la hylé, on
l’a vu, qui a conduit celui-ci à renoncer au dualisme husser-
lien de la passivité et de l’activité. En réintroduisant ainsi la
dualité passivité-activité de Husserl, on pourra du mê me
coup éviter les insurmontables difficultés causées par son
abandon chez Gurwitsch.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 171

L’analyse de la perception 171

Les aspects hylétiques appartiennent au contenu


intentionnel.

La notion de « contenu primaire » des Recherches logiques de


Husserl et celle de hylédes Idées I sont d’une grande utilité en
vue d’un modè le général de l’acte perceptuel, si du moins on
veille à les comprendre au sens prescrit précédemment et non
au sens de données sensorielles concrè tes 1. La hyléne doit pas
ê tre comprise au sens où elle représenterait ce qui n’est pas
conceptuel dans l’acte perceptuel, ni encore moins comme un
ensemble de sensations constantes corrélatives à des stimula-
tions constantes. Telle conjoncture hylé tique dé terminé e
(qualitativement, intensivement, figuralement, etc.) est plutô t
un caractè re déterminé commun à plusieurs actes dont les
caractè res noético-noématiques sont différents. Cette formu-
lation nous pré serve de difficultés importantes dé noncé es
par la critique gestaltiste de l’hypothè se de constance. Nous
n’avons plus à présupposer que des données sensorielles res-
tent constantes avec leurs caractè res qualitatifs, intensifs, etc.,
quand on passe du vase aux deux visages. Plus modestement,
nous n’affirmons ni n’excluons la possibilité qu’il y ait, entre
la perception du vase et celle des deux visages, quelque chose
de commun, que nous appellerons, le cas échéant, la hylé.
Il faut encore introduire une distinction cruciale, que les
formulations husserliennes tendent, dans une large mesure,
à occulter. Appliquée au cas de la perception, la conception
proposée plus haut sous le titre de dualisme phénoménolo-
gique signifie que les « phénomè nes » ne sont pas des données
homogè nes qui ne se départageraient que secondairement
en phénomè nes « subjectifs » et « objectifs ». Le phénomè ne
de la perception est originellement intentionnel, pour autant
que l’acte se donne d’emblée comme pourvu d’un contenu
intentionnel qui, en un certain sens, « apparaı̂t » tout autant
que les caractè res sensoriels eux-mê mes. En définitive, ce
résultat peut ê tre interprété comme une version plus accep-

1. Je préfè re parler de hylé et non de qualia ou d’aspects qualitatifs à


cause du risque de confusion avec ce que la tradition psychologique appelle
la qualité de la sensation, par opposition à d’autres caractè res comme son
intensité, sa clarté ou sa « modalité » (Helmholtz). Les deux notions sont
distinctes, mê me s’il est envisageable que les qualia se réduisent, en défi-
nitive, à des propriétés qualitatives.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 172

172 Ce que voir veut dire

table de la critique gestaltiste de l’hypothè se de constance. Par


là , on exclut l’idée que le donné de l’expérience immédiate
formerait in concreto un niveau préintentionnel qui soit serait
déjà , en tant que tel, porteur d’unités objectives, soit servirait
de support à des visées intentionnelles toujours secondaires
– et auquel le phénoménologue aurait pour tâ che de revenir.
Ce point de vue est partiellement défendable, au sens minimal
où les phé nomè nes renferment des composantes qui ne
sont pas par elles-mê mes intentionnelles. Mais il repose sur
l’hypothè se selon moi erronée suivant laquelle les données
sensorielles constitueraient un champ de conscience (confi-
guré ou non) ontologiquement indépendant. Aussi opposons-
nous aux conceptions de ce type celle d’aprè s laquelle ce qui
est ontologiquement indépendant, c’est soit (du point de vue
naı̈f) la chose extra mentem, soit (du point de vue réflexif) l’acte
intentionnel complet, avec son contenu intentionnel. Or ces
résultats doivent aussi valoir pour les composantes hylétiques.
À celles-ci se rattachent d’une part des caractè res appartenant
au sentir, c’est-à -dire au contenu psycho-ré el de l’acte,
d’autre part des caractè res appartenant au senti, c’est-à -dire
au contenu intentionnel de l’acte.
Les notions husserliennes de hylé et de contenu primaire
restent ambiguë s sur ce point. Rappelons, par exemple, les
fameuses formulations des leç ons sur le temps de 1904-1905
où Husserl nous demande de « prendre le son comme une
pure donnée hylétique », puis d’observer qu’il commence et
qu’il finit, qu’il possè de une certaine durée unitaire 1, etc.
Qu’est-ce qui commence, finit, dure ? Si ce n’est assurément
pas le son existant extra mentem, serait-ce le son senti, phéno-
ménal, le son purement tel qu’il m’apparaı̂t – ou au contraire
la sensation du son ? Il ne semble pas souhaitable de confondre
les deux. Sans doute, on peut admettre une étroite corrélation
entre le senti et le sentir. Par exemple, un son phénoménal
fort correspond gé né ralement à une sensation d’intensité
é levé e ; deux couleurs phé nomé nales diffé rentes peuvent
correspondre à deux sensations qualitativement différentes.
On peut mê me, comme Brentano, émettre l’hypothè se plus
ou moins vraisemblable que l’intensité du sentir est toujours

1. E. HUSSERL, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-


1917), Hua 10, p. 24.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 173

L’analyse de la perception 173

égale à l’intensité du senti ou, en d’autres termes, que l’in-


tensité de la sensation est toujours égale à l’intensité de son
contenu 1. Néanmoins, l’existence de telles corrélations ne
remet pas en cause la différence conceptuelle entre le senti
et le sentir, qui subsiste quoi qu’il en soit de la possibilité
d’établir de telles corrélations, voire de réduire les propriétés
du senti à des propriétés du sentir ou inversement : dire que le
son senti possè de la propriété « fort », ce n’est pas la mê me
chose que dire que la sensation correspondante possè de la
propriété « d’intensité élevée ». D’un cô té, nous avons affaire à
un état de choses psychologique, qui concerne le contenu
psycho-réel de l’acte, de l’autre à un état de choses phéno-
mé nologico-intentionnel qui concerne le contenu inten-
tionnel de l’acte.
La présence de telles ambiguı̈ tés chez Husserl s’explique
diversement. Sans qu’on puisse exclure des influences
externes (celle de Stumpf, par exemple), il n’est pas impos-
sible qu’elle révè le un certain embarras envers le caractè re non
intentionnel de la hylé. Car celui-ci rend particuliè rement
délicate la distinction entre sentir et senti. Reconnaı̂tre l’exis-
tence de composantes non intentionnelles dans l’acte percep-
tuel, n’est-ce pas du mê me coup reconnaı̂tre que ces
composantes se situent en deç à de la corrélation noético-
noématique, c’est-à -dire qu’elles ne sont ni noétiques, ni noé-
matiques, ou indistinctement les deux à la fois ? Au § 58 de
la VIe Recherche logique, Husserl situe ainsi les contenus pri-
maires en deç à de l’opposition « métaphysique » du dedans et
du dehors, suggérant par là que celle-ci n’apparaı̂t qu’aux
niveaux supérieurs, intentionnels. Autant dire que Husserl,
en dépit d’un rejet inconditionnel du phénoménalisme, en
conserve l’idée essentielle que les données sensorielles forme-
raient un matériau primaire préintentionnel, supportant des
objectivations secondaires. Qu’elle soit ou non attribuable à
Husserl, cette vue se rattache en tout cas aux mê mes schémas
explicatifs qui ont été fortement remis en cause plus haut. En
réalité, les données hylétiques ne sont « préintentionnelles »,
« antérieures » à l’acte intentionnel complet, qu’en un sens

1. Voir F. BRENTANO, Psychologie vom empirischen Standpunkt, p. 169, et


« Ü ber Individuation, multiple Qualitä t und Intensitä t sinnlicher Erschei-
nungen », p. 77.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 174

174 Ce que voir veut dire

impropre et métaphorique où , du point de vue génétique,


nous attribuons à un mê me « matériau » des appréhensions
intentionnelles différentes. Au sens propre, antérieurement
à l’acte intentionnel, il n’y a rien, c’est-à -dire rien qui puisse
exister in concreto.
Le caractè re non intentionnel des données hylétiques doit
désormais ê tre compris en un sens nouveau, qui laisse intacte
la distinction du senti et du sentir. De mê me que nous attri-
buons à l’acte intentionnel certains caractè res hylé tiques
comme l’intensité, la qualité sensorielle, etc., de mê me nous
attribuons à l’intentum de l’acte certains caractè res comme
« fort », « rouge », etc. Les premiers sont non intentionnels au
sens où ils sont des abstracta quasi-analytiques, c’est-à -dire des
caractè res qui, tout en étant conceptuellement distincts de
l’intention, ne peuvent exister in concreto indépendamment
de celle-ci. Les seconds sont non intentionnels au sens où
ils sont des caractè res abstraits qui, tout en étant conceptuel-
lement distincts de l’intentum complet, ne sont jamais indé-
pendants de celui-ci in concreto. D’un cô té, la sensation de
rouge est toujours une partie d’un acte intentionnel complet,
c’est-à -dire d’un acte pourvu d’un contenu intentionnel ; de
l’autre, le rouge senti apparaı̂t toujours comme le rouge de
quelque chose. Cette distinction entraı̂ne que le rouge de la
fleur, par exemple, peut revê tir au moins trois significations
différentes. Le rouge est d’abord la propriété existant extra
mentem, c’est-à -dire la couleur qui est un moment du
concretum fleur rouge et que le physicien explique comme
une certaine propriété ondulatoire d’un corps stimulant le
systè me nerveux, etc. Ensuite, nous avons considéré ci-dessus
le rouge senti, phénoménal, qui est une partie du contenu
intentionnel « la fleur rouge ». Enfin, il y a la sensation de
rouge, qui est un moment de la perception de la fleur
rouge. Le sentir est une partie abstraite de l’acte intentionnel
à laquelle on peut faire correspondre une partie de l’intentum ;
le senti est une partie de l’intentum à laquelle on peut faire
correspondre une partie abstraite de l’acte intentionnel 1.

1. Ces vues me semblent présenter d’intéressantes convergences avec la


maniè re dont F. Dretske subordonne la conscience phénoménale à l’in-
tentionnalité, considérant que les aspects qualitatifs de l’expérience sont
« constituted by the properties things are represented as having » (F. DRETSKE,
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 175

L’analyse de la perception 175

Ce résultat a des conséquences décisives dans le cadre des


présentes recherches. Il signifie qu’un aspect hylétique – un
quale – comme le rouge phénoménal n’est pas une partie non
intentionnelle ou préintentionnelle de l’expérience, s’oppo-
sant à une partie intentionnelle, mais qu’il est au contraire
une partie du contenu intentionnel à cô té d’autres parties de type
différent, en particulier conceptuelles. Trois conséquences
importantes doivent ê tre signalées. D’abord, comme je l’ai
déjà expliqué plus haut (introduction, p. 8 s.), cette maniè re
de voir disqualifie la conception courante des qualia, qui
repose précisément, pour sa plus grande part, sur l’opposition
entre conscience phénoménale et intentionnalité. Ensuite,
l’idée que le contenu intentionnel de l’expérience renferme
des composantes hylétiques entraı̂ne trivialement qu’il n’est
pas intégralement conceptuel. Ce point fera l’objet au cha-
pitre suivant de dé veloppements approfondis, qui nous
conduiront à une hypothè se plus forte : bien qu’elle présente
la plupart du temps des composantes conceptuelles, la per-
ception n’a mê me pas toujours besoin d’ê tre partiellement
conceptuelle, ou encore l’in-formation conceptuelle lui est
inessentielle. Enfin, tout cela nous oriente vers une position
à mi-chemin entre le conceptualisme fregéen et la théorie du
noè me perceptuel de Gurwitsch. Le premier est exclu par la
double hypothè se que le contenu intentionnel de l’expérience
n’est pas intégralement conceptuel et qu’il peut mê me ê tre
intégralement non conceptuel ; la seconde est exclue par les
implications dualistes de l’hypothè se du caractè re abstrait des
aspects hylétiques.

Complexions et quasi-complexions intentionnelles.

L’expérience sensible offre quotidiennement des cas où des


intentions de types différents coopè rent en vue d’un acte
intentionnellement unitaire. Je peux émettre un jugement
sur ce que je vois, ê tre attristé à la mémoire d’un parent

Naturalizing the Mind, p. 1). Voir le trè s éclairant exposé critique de


R. MCINTYRE, « Naturalizing phenomenology ? Dretske on qualia ». Sur
ces problè mes, voir aussi les pénétrantes réflexions de R. BARBARAS, La
Perception. Essai sur le sensible, p. 20 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 176

176 Ce que voir veut dire

disparu, écouter les paroles d’un interlocuteur et en mê me


temps comprendre ce qu’il dit, imaginer ce dont il parle, etc.
L’expérience purement perceptuelle elle-mê me offre la plu-
part du temps des exemples de complexions intentionnelles :
je regarde plusieurs fleurs comme formant un bouquet, je
vois une fleur et en mê me temps je la sens et la touche, etc.
De tels faits révè lent une propriété étrange et fondamentale
de l’intentionnalité en général, qui est la possibilité de com-
plexification – la possibilité qu’ont les intentions de se joindre
ensemble pour former des intentions complexes.
Ce qui a été mis au jour plus haut au sujet de l’attention
en tant qu’« intentionnalité au sens prégnant », objectivante,
laisse entrevoir un caractè re essentiel des complexions inten-
tionnelles : l’unitédu sens intentionnel. Comme on l’a déjà noté
en suivant une observation suggestive de James, l’attention
a ceci de particulier qu’elle convertit toute pluralité en unité
simple ou complexe. Cela peut se faire de plusieurs maniè res
différentes. Un premier cas est celui où une pluralité est visée
comme une unité complexe. Mais la pluralité peut aussi ê tre
activement résorbée du fait que seule une partie est conservée,
comme cela se produit dans l’exemple du vase de Rubin. Les
synthè ses passives nous présentent deux données sensorielles
A et B correspondant respectivement à la figure « vase » et à la
figure « deux visages ». Cette présentation est « conjonctive »
au sens où on peut la symboliser par une conjonction « A et
B ». En revanche, le focus attentionnel vise le mê me ensemble
de données avec un caractè re d’unité qu’on peut exprimer par
une disjonction exclusive : ce qui est intentionné (au sens
prégnant) est soit A, soit B, mais jamais les deux simulta-
nément. À y regarder de plus prè s, cette unité est donc un
caractè re général dont la possibilité de complexification est un
cas particulier. La pluralité expérimentée passivement cè de la
place à l’unité active soit du fait que seule une partie est visée
focalement, soit du fait que la pluralité est visée focalement
comme une unité complexe.
De maniè re générale, il semble possible de poser l’existence
d’une relation fonctionnelle entre l’unité noétique et l’unité
noématique. La nature de cette relation est cependant moins
claire qu’il n’y paraı̂ t. On peut d’abord émettre l’hypothè se
que l’unité de l’acte intentionnel implique l’unité de son sens
intentionnel ou de son noè me. Emblématiquement, c’est la
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 177

L’analyse de la perception 177

thè se 7 de Føllesdal dans son article « La notion husserlienne


de noè me » : « Tout acte a un et un seul noè me 1. » Mais cette
formulation est trop limitée, car elle ne permet pas de faire la
différence entre l’unité noématique des complexions d’inten-
tions et celle de chacune des intentions partielles qui les
composent. C’est pourquoi nous lui pré fé rerons la rè gle
plus générale suivante : l’unité de l’intention implique l’unité de
son sens intentionnel. Toute intention se caractérise par le fait
qu’elle possè de un et un seul sens intentionnel. Ce qui
entraı̂ne qu’à une pluralité d’intentions i1...in correspond tou-
jours une pluralité de sens intentionnels s1...sn. Comme la
mê me rè gle vaut naturellement aussi pour l’acte intentionnel
composé de plusieurs intentions i1...in, celui-ci possè de lui-
mê me un sens intentionnel unitaire, donc composé des sens
intentionnels s1...sn, qui doivent donc ê tre décrits comme des
sens partiels ou, plus justement, comme des parties de sens.
Il est important de noter que la relation fonctionnelle ainsi
définie n’est pas une relation d’équivalence mais plutô t, pour
parler comme les mathématiciens, une « application ». L’unité
du sens intentionnel est une condition nécessaire mais non
suffisante de l’unité de l’intention. Toute intention unitaire
doit nécessairement avoir un sens intentionnel unique, mais
tout sens intentionnel ne correspond pas nécessairement à
une unique intention. S’agissant des intentions partielles,
c’est là une conséquence triviale de l’observation précédente
suivant laquelle plusieurs intentions partielles ne peuvent
composer un acte total que dans la mesure où elles partagent
un mê me contenu intentionnel. S’agissant des actes totaux
eux-mê mes, rien n’empê che de concevoir deux actes inten-
tionnels qui, bien que pourvus d’un sens intentionnel iden-
tique, sont différents du fait d’ê tre trè s éloignés l’un de l’autre
dans le temps.
Ces remarques revê tent une importance cruciale pour la
question de l’analyse psychologique ou intentionnelle. S’il
existe nécessairement une relation d’« application » entre les
unités d’intention et les unités de sens, alors à chaque diffé-
rence entre deux sens intentionnels devra correspondre une
différence entre plusieurs intentions – quoique l’inverse soit
fausse. Plus généralement, on peut en tirer la conséquence

1. D. FØLLESDAL, « Husserl’s notion of noema », p. 683.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 178

178 Ce que voir veut dire

que toute relation entre sens intentionnels différents doit cor-


respondre à une relation analogue du cô té des intentions, bien
que, par ailleurs, toute relation entre intentions différentes ne
corresponde pas nécessairement à une relation analogue du
cô té des sens intentionnels.
Naturellement, l’introduction d’actes complexes ne modifie
nullement la situation. Mais elle révè le aussi que la rè gle ci-
dessus est en réalité un outil inadapté en vue de l’analyse de
l’acte intentionnel. Supposons que nous cherchions à analyser
une intention complexe I, composée de deux intentions par-
tielles i1 et i2. Conformément à la rè gle, I doit avoir un unique
sens intentionnel, dont la différence avec un autre sens cor-
rélatif à une intention simple ou complexe J entraı̂ne la diffé-
rence entre I et J. Cependant, il reste impossible de
différencier de cette maniè re les deux intentions partielles,
puisqu’elles partagent un mê me sens intentionnel. La rè gle
ci-dessus fournit donc une bonne base pour l’analyse du sens
intentionnel, au moins en stipulant que toute diffé rence
sémantique implique une différence entre intentions. Mais
elle n’est d’aucun secours pour analyser la complexion inten-
tionnelle en intentions partielles : la différence entre les deux
sens intentionnels ne permet pas d’affirmer la différence entre
i1 et i2.
Pourtant, il existe un moyen de rendre la rè gle ci-dessus
utilisable pour l’analyse des intentions complexes en inten-
tions partielles. Cela peut se faire à deux conditions. D’abord,
il faut admettre, comme on l’a fait plus haut, l’existence de
sens partiels, mettons s1 et s2, auxquels on pourra faire cor-
respondre des intentions partielles i1 et i2. Mais cette hypo-
thè se est insuffisante, car rien n’empê che, on l’a vu, qu’une
troisiè me intention partielle i3 partage son sens intentionnel,
mettons, avec i1 – auquel cas il n’y a pas de parallélisme, et la
rè gle ne permet pas de distinguer i1 et i3 sur la base de
différences sémantiques. Seulement, il reste possible d’intro-
duire un parallélisme strict si nous revenons à notre observa-
tion précé dente concernant les relations : à toute relation
entre n sens intentionnels (partiels ou totaux) doit corres-
pondre une relation analogue entre des intentions (en nombre
égal ou supérieur à n). Nous pouvons maintenant avancer
l’idée suivante : il y a un parallélisme strict entre l’intentio et
l’intentum, si nous comptons l’identité au nombre des relations.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 179

L’analyse de la perception 179

Dans ce cas, la rè gle peut ê tre reformulée comme une équi-
valence : l’unité de l’intention implique l’unité de son sens
intentionnel, l’unité du sens intentionnel implique l’unité de
l’intention correspondante. Dans l’exemple cité , les deux
intentions partielles i2 et i3 pourront ê tre rapportées à deux
sens intentionnels s2 et s2’ unis par une relation d’identité. À
supposer qu’elle soit valable, une telle conception – qui livre
selon moi le sens profond des formulations de Husserl en
termes de « synthè se d’identification » – conduit à poser un
homomorphisme entre analyse psychologique et analyse
intentionnelle, dont les effets sur la recherche descriptive
sont de premiè re importance. Si toute unité de l’intention
(totale ou partielle) correspond à une unité du sens inten-
tionnel (total ou partiel), alors les complexions intentionnelles
pourront ê tre analysées en intentions unitaires de maniè re
parallè le à celle dont leurs sens intentionnels complexes pour-
ront ê tre analysés en parties de sens unitaires. L’analyse du
sens intentionnel pourra ainsi servir de guide sû r et infaillible
pour analyser l’intention elle-mê me, et inversement. Ce qui
ne veut pas dire, naturellement, que les unités d’intention
deviendraient identiques aux unités de sens, ni que les rela-
tions entre intentions partielles seraient réductibles aux rela-
tions entre parties de sens, ou inversement. L’hypothè se
proposée est seulement que l’analyse de l’acte intentionnel
présente nécessairement les mê mes embranchements et le
mê me nombre d’étapes que celle du sens intentionnel, ou
encore que la structure formelle de l’acte et du sens intentionnel
est identique.
Il est vraisemblable que les résultats obtenus valent aussi en
dehors de la sphè re de l’intentionnalité objectivante sensu
stricto. Non seulement ils sont manifestement généralisables
aux intentions marginales, qui peuvent ê tre décrites comme
des intentions objectivantes potentielles et donc comme si elles
étaient actuellement objectivantes, mais ils le sont aussi aux
vécus affectifs. Ceux-ci, en effet, peuvent ê tre caractérisés de
trois maniè res opposées : soit ils sont par soi intentionnels, soit
ils ne sont tout simplement pas intentionnels ni, à plus forte
raison, objectivants, soit ils ne sont pas objectivants par eux-
mê mes, mais ils le sont par d’autres actes qui sont objectivants
par eux-mê mes. La premiè re option ne soulè ve aucun pro-
blè me particulier. L’hypothè se que le vécu affectif n’est pas
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 180

180 Ce que voir veut dire

intentionnel est défendable si on la restreint à certains cas


limites, par opposition aux cas les plus courants qui sont
manifestement intentionnels, comme la tristesse à la mémoire
d’un parent disparu ou le plaisir de goû ter un bon vin. Or la
possibilité d’un tel vé cu absolument non intentionnel ne
remettrait nullement en cause les résultats précédents, puis-
qu’il n’y serait tout simplement pas question d’intention ni, à
plus forte raison, d’analyse intentionnelle. Elle serait mê me
compatible avec l’idée que l’unité du sens intentionnel est une
condition nécessaire de l’unité de l’intention, à ceci prè s que
l’analyse psychologique ne pourrait plus s’appuyer sur l’ana-
lyse sémantique. L’hypothè se – brentanienne et husserlienne –
d’une fondation de l’intentionnalité affective dans l’inten-
tionnalité objectivante n’est pas plus menaç ante. Ce qu’elle
signifie, c’est que le vécu affectif a pour contenu intentionnel
le contenu intentionnel d’un autre acte qui est objectivant per
se, par exemple d’un souvenir. Or cela ne contredit-il pas
l’idé e que l’unité du sens intentionnel est une condition
né cessaire de l’unité de l’intention ? Ce serait le cas si le
vécu affectif renfermait deux intentions partielles dont l’une
serait objectivante et l’autre non : dans ce cas, en effet, nous
serions dans l’obligation de rendre compte d’une intention
partielle unitaire sans pouvoir lui faire correspondre un sens
intentionnel unitaire. Mais cette vue est visiblement erronée.
L’hypothè se doit plutô t ê tre comprise dans les deux sens
suivants : soit il existe une intention affective dont le sens
intentionnel est aussi celui d’une intention objectivante, les
deux formant un acte complexe, soit il n’existe pas d’intention
affective, sinon au sens où une intention objectivante est
marquée d’un indice affectif qui ne correspond à aucune
intention partielle.
Nous pouvons laisser tous ces points à l’état d’hypothè ses
de travail et ne pas en tirer toutes les conséquences. Il semble
cependant que le problè me est plus difficile et réclame une
formulation plus précise. Dans les formulations précédentes,
en effet, il n’était encore question que d’identité totale. Or les
données descriptives nous mettent plus fréquemment en pré-
sence d’identités partielles. Supposons que, voyant le ciel par
la fenê tre, je juge qu’il pleut. Dans cet exemple, ce qui est jugé
n’est pas tout à fait la mê me chose que ce que je vois. Sans
doute mon jugement est bien un jugement au sujet de ce que
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 181

L’analyse de la perception 181

je vois, mais je ne fais pas porter mon jugement sur la totalité


de ce que je vois. Le fait qu’il y a des tourterelles, que le soleil
fuse à travers un nuage, qu’il diffuse une pâ le lueur blanche,
etc., tout cela est extérieur à mon jugement. S’il est donc
inévitable que les deux intentions partielles aient quelque
chose en commun, cela ne paraı̂t compré hensible que si
leurs contenus intentionnels présentent par ailleurs des diffé-
rences et ne sont identiques que partiellement. Les exemples
de ce type nous confrontent à une grande variété de relations
mé ré ologiques unissant des sens totaux et partiels. De
maniè re générale, rien n’empê che de concevoir des comple-
xions intentionnelles dont certains sens intentionnels sont
totalement identiques et d’autres partiellement identiques
tantô t au sens d’une inclusion totale, tantô t au sens d’une
inclusion partielle. Il peut arriver, comme dans l’exemple
pré cé dent, qu’un contenu soit totalement inclus dans un
autre plus large. Mais on peut aussi concevoir des cas où
deux contenus se recouvrent partiellement sans inclusion
totale. Supposons que je voie, pendu au mur du salon, un
tableau que je me souviens avoir vu ailleurs, mettons au mur
de la chambre à coucher. Nous sommes en présence d’une
premiè re perception, par laquelle je vois le tableau dans le
salon, et d’une seconde, modifiée en souvenir, par laquelle je
me souviens avoir vu le tableau dans la chambre à coucher. Le
vécu de « récognition » consiste alors à identifier partiellement le
contenu de l’une avec le contenu de l’autre : c’est le même
tableau que j’ai vu dans la chambre et que je vois maintenant
dans le salon. L’identification est seulement partielle, puisque
le contenu de chacune des deux intentions excè de le contenu
qui leur est commun et que les deux contenus ont un certain
nombre de parties non communes comme le papier peint du
salon, le miroir à gauche du tableau dans le salon, l’éclairage
jaune de la chambre, etc.
De telles caractérisations en termes de touts et de parties
ont pour conséquence que les sens partiels eux-mê mes peu-
vent avoir des parties, dont certaines sont communes à d’au-
tres sens partiels, etc. Nous sommes ainsi conduits à
interroger la possibilité de parties absolument simples,
d’atomes sémantiques auxquels aboutirait ultimement l’analyse
intentionnelle et qui correspondraient, dans la sphè re du lan-
gage, à des termes indéfinissables. Dans l’exemple du juge-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 182

182 Ce que voir veut dire

ment d’observation « il pleut », le contenu de la perception


visuelle possè de apparemment une partie commune avec
celui de l’intention judicative, sans que les deux contenus
s’identifient l’un à l’autre et de telle maniè re que le contenu
de l’une des deux intentions est apparemment totalement
inclus dans celui de l’autre. Si on décrit l’acte en ces termes
(qui sont encore imprécis et devront ê tre améliorés dans la
suite), l’exemple nous amè ne à supposer au minimum deux
unités de sens dont une est commune aux deux intentions, et
dont il reste à voir si elles peuvent à leur tour ê tre analysées en
unités de sens plus petites par comparaison avec d’autres
intentions, etc. Il en va de mê me dans l’exemple du tableau
au mur du salon, où il faut au moins supposer trois unités de
sens, etc.
L’essentiel, pour le moment, est que l’introduction d’iden-
tités et d’inclusions partielles entre contenus intentionnels
doit contribuer efficacement à l’élaboration d’une méthode
pour l’analyse de l’intentio comme de son intentum. Dans cet
exemple comme ailleurs, la mise au jour d’identités et d’in-
clusions partielles permet en effet d’analyser les contenus
intentionnels en unités plus petites en dégageant des noyaux
sémantiques invariants. Par exemple, un sens S composé de
trois parties s1, s2, et s3 non totalement identiques peut ê tre
structuré de telle maniè re que celles-ci soient toutes partiel-
lement identiques l’une à l’autre et qu’elles entretiennent les
relations suivantes : s2 est totalement inclus dans s1 et inclus
seulement en partie dans s3, s1 et s3 sont inclus seulement en
partie l’un dans l’autre. Comme l’inclusion partielle signifie
autant que la présence d’au moins une partie commune, on
peut inférer que s1 et s3 ont une partie en commun et qu’il en
va de mê me de s2 et s3. Mais comme s2 est par ailleurs inclus
en totalité dans s1, il est évident que la partie commune de s2
et s3 doit ê tre totalement incluse dans la partie commune de s1
et s3. L’analyse permet ainsi de dégager un noyau commun
aux trois sens partiels s1, s2, et s3, qui est en fait identique à la
partie commune de s2 et s3.
La question cruciale est maintenant de savoir quel est au
juste l’intentum de l’intention complexe. Sans doute, nous
avons é mis l’hypothè se qu’à la complexité de l’intention
devait correspondre une complexité du contenu intentionnel
et que celle-ci pouvait ê tre décrite comme un ensemble de
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 183

L’analyse de la perception 183

parties de sens, entretenant des relations d’identité et d’in-


clusion totale ou partielle. Mais cette maniè re de voir est-elle
la bonne ? Pour reprendre l’exemple du ciel pluvieux, il
semble justifié de distinguer plusieurs intentions dont les
contenus sont différents : ce que je vois n’est pas, sans plus,
identique à ce que j’affirme, etc. Cependant, on peut encore
se demander ce que signifie distinguer des contenus inten-
tionnels partiels et en quel sens une complexion intentionnelle
renferme effectivement de telles différences, sachant qu’elle se
caractérise, on l’a vu, par l’unité de son contenu intentionnel.
Quel est, ici, le contenu intentionnel ? Est-ce l’ensemble
formé par les deux contenus intentionnels correspondant
aux deux intentions partielles de type perceptuel et de type
judicatif, ou bien le « noyau » qui leur est commun ? Dans le
jugement d’observation, en un sens, je continue à voir le ciel
en entier avec ses parties non jugées. Mais en un autre sens, ce
qui est intentionné dans l’acte complexe par lequel j’affirme
(en le voyant) qu’il pleut n’est pas le ciel vu en entier, mais
seulement le fait qu’il pleut indépendamment du fait qu’il y a
des tourterelles, que le soleil diffuse une pâ le lueur blanche,
etc. C’est le fait qu’il pleut qui est vu et jugé, qui fait l’objet
d’un jugement d’observation en tant qu’acte unitaire.
Je pense que la seule maniè re pleinement satisfaisante
de surmonter cette difficulté est de le faire à l’aide de notre
distinction pré cé dente entre intention au sens pré gnant
(objectivation attentionnelle) et intention pé riphé rique.
À supposer une intention complexe I correspondant à deux
sens partiels s1 et s2, le contenu intentionnel unitaire de I prise
comme une intention au sens prégnant est cette unité de
sens s3 qui fait fonction de partie commune à s1 et à s2 et
qui peut ê tre, comme dans le jugement qu’il pleut, totalement
identique à l’un ou à l’autre contenu partiel. En revanche, les
parties non partagées de s1 et de s2, que nous pouvons noter
s1–s2 et s2–s1, appartiennent à la marge de l’intention com-
plexe 1. L’exemple du ciel pluvieux peut ainsi ê tre décrit de la
maniè re suivante. Deux intentions coopè rent pour former une
intention totale, de telle sorte que l’indice attentionnel affecte
une seule des deux intentions, celle dont le contenu est la

1. Ces notations sont comprises au sens de P. SIMONS, Parts. A Study in


Ontology, 1re partie.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 184

184 Ce que voir veut dire

proposition <il pleut>. Cette derniè re est ainsi une partie


(abstraite) du contenu intentionnel de la perception visuelle,
dont les autres parties sont rejetées dans la marge. Le jugement
d’observation qu’il pleut se distingue alors par le fait qu’à cô té
de ses composantes focales – le fait qu’il pleut – il renferme
aussi des composantes visuelles marginales qui coopè rent avec
lui pour former une complexion intentionnelle.
Il est difficile, pour le moment, de voir jusqu’à quel point
cette vue est correcte et si elle est valable dans tous les cas, mais
elle permet au moins de rendre compte plus clairement d’un
grand nombre d’exemples où des contenus de types différents
s’assemblent pour former des contenus complexes. On peut en
particulier signaler le cas des configurations perceptuelles
comme les mélodies, les lignes pointillées, etc., qui peuvent
ê tre décrites comme des cas spéciaux des structures mention-
nées ci-dessus. À l’écoute attentive d’une phrase mélodique
peut ê tre attribuée une intention totale dont le contenu est
composé de parties plus petites. Seulement, l’intention totale
ne vise manifestement pas chaque note séparée comme elle
vise la phrase mélodique entiè re. Comme le montre la trans-
position, celle-ci apparaı̂ t plutô t comme une figure « toute
d’une piè ce » avec ses caractè res uniques en leur genre, irré-
ductibles aux caractè res des notes isolées. Phénoménologique-
ment parlant, les notes ne sont en réalité des parties de la
phrase mélodique qu’au sens spécial où elles sont rejetées
dans cette marge perceptuelle qu’on appelle, depuis Husserl,
l’horizon interne du phénomè ne. Chaque note occupe l’horizon
interne dans l’attente d’une focalisation attentionnelle nouvelle
qui l’objectivera actuellement. Je peux ainsi décomposer la
phrase mélodique et prê ter attention à la note isolée, à son
timbre, à sa hauteur, etc. Le cas des complexions « catégo-
riales » est plus difficile et il n’est pas exclu qu’il réclame cer-
tains aménagements. Admettons que la pensée que Louis est
enrhumé a pour contenu une proposition dont l’analyse
conceptuelle révè le qu’elle est composée de la signification
nominale « Louis » et du concept « enrhumé ». Peut-on en
conclure que ceux-ci sont des composantes marginales du
contenu de pensée comme les notes sont des composantes
marginales du contenu auditif ? L’analogie entre les compo-
santes de la proposition et les notes de la mélodie est convain-
cante au moins jusqu’à un certain point : d’un cô té comme de
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 185

L’analyse de la perception 185

l’autre, le contenu total possè de ses propres caractè res uniques


en leur genre (par exemple, pour la proposition, la vérité ou la
fausseté) qui ne se retrouvent pas dans les parties décelables
par analyse, etc. Mais elle nous conduirait aussi à étendre la
notion de marge loin au-delà de la théorie de la perception et,
ainsi, à considérer l’analyse conceptuelle et l’analyse de la
perception comme deux applications d’une mé thode plus
générale 1.
Ces vues ont de toute faç on de notables conséquences sur le
sens qu’on donnera au travail d’analyse. Car si les parties s1–s2
et s2–s1 sont seulement marginales par opposition au noyau
commun s1.s2, alors elles ont seulement le sens de potentialités
attentionnelles dont l’actualisation, pour ainsi dire, est
accomplie par l’analyse elle-mê me. Le mur du salon en entier
n’est pas objectivé actuellement dans l’acte complexe au sens
où l’est le tableau identique que je me souviens avoir vu dans la
chambre, mais il y est présent potentiellement de telle maniè re
que l’analyse réflexive peut le faire ressortir « dans » l’acte com-
plexe. D’où il est tentant de conclure que ce que « découvre »
l’analyse n’est pas simplement donné, mais qu’une part impor-
tante en est produite par l’analyse elle-mê me. C’est ce point qui
doit maintenant ê tre examiné plus en détail.

Conséquences sur la méthode d’analyse.

On assigne au travail d’analyse la tâ che de distinguer plu-


sieurs intentions partielles ainsi que plusieurs contenus par-
tiels correspondant – en un sens ou dans un autre selon qu’on
prend l’identité totale comme une relation – aux intentions
partielles. Le résultat escompté, selon toute apparence, est la
décomposition de l’intention totale en intentions partielles
i1...in et du contenu total en contenus partiels s1...sn avec
leurs relations d’inclusion ou d’identité. Mais les choses se
passent-elles réellement ainsi ? On peut en douter. Comme le
suggè rent les développements précédents, il est peu convain-
cant de présenter le contenu complexe, sans plus, comme un

1. Avec sa notion d’« arriè re-plan », J. Searle a ainsi tenté une générali-
sation du schéma figure-fond à l’ensemble de la conscience. Voir The
Rediscovery of the Mind, p. 133.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 186

186 Ce que voir veut dire

ensemble de parties qui seraient simplement observées réflexi-


vement. Reprenons l’exemple de la mélodie. Si j’écoute atten-
tivement la phrase mélodique, l’unique contenu attentionné,
intentionné au sens prégnant, est la phrase en entier, tandis
que les notes forment des parties rejeté es dans la marge
interne de la perception auditive. En ce sens, l’intention totale
n’est complexe que dans la mesure où elle présente différentes
potentialités attentionnelles, donc des contenus qui ne sont
pas attentionnés actuellement. Comme le travail d’analyse
est censé dégager de tels contenus partiels, il est donc tentant
de dire qu’il consiste aussi à actualiser ces contenus. Ce qui
signifie qu’un nouvel acte, ré flexif, attentionnerait les
contenus partiels qui n’étaient pas attentionnés (actuelle-
ment) dans l’acte non ré flexif original. Cependant, cette
« actualisation » n’a manifestement pas le sens d’un acte par
lequel j’entendrais réellement la note isolée de la phrase mélo-
dique, le point isolé de la ligne pointillée, etc. Ce que nous
entendons par analyse intentionnelle n’est pas une perception
nouvelle qui nous ferait entendre la note isolée, le point isolé,
c’est-à -dire par laquelle des parties de la premiè re perception
m’apparaı̂traient comme de nouveaux objets, mais une presta-
tion réflexive par laquelle le contenu intentionnel de la percep-
tion est décomposé et structuré en parties. Ainsi comprise,
l’analyse intentionnelle – distincte en cela de l’« attitude ana-
lytique » des gestaltistes – n’actualise pas des perceptions ou
de quelconques autres actes de la sphè re irréfléchie au sens où
je détourne l’attention de la phrase mélodique ou de la ligne
pointillée pour me focaliser sur la note, sur le point isolés.
Le problè me, à ce stade, peut ê tre formulé de la maniè re
suivante : si les parties marginales, par exemple les notes com-
posant la mélodie, ne sont pas données dans le contenu de la
perception actuelle, d’où l’analyse tire-t-elle la partition du
contenu complexe en parties focales et marginales ? De quel
matériau phénoménal le phénoménologue peut-il se prévaloir
pour l’analyse de l’« horizon interne » du contenu perceptuel ?
Ou encore, s’il n’est pas permis de s’en remettre aux objets
partiels que sont les notes physiques existant extra mentem
(ou les stimulations nerveuses correspondantes, etc.), quelles
données d’expérience justifieront l’affirmation que la phrase
mélodique perç ue se compose de contenus partiels correspon-
dant aux notes isolées ? Clairement, le problè me est semblable à
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 187

L’analyse de la perception 187

celui soulevé par la critique gestaltiste de la psychologie analy-


tique. Il est de savoir quelle est la réalité phénoménologique et
expériencielle de la partition des figures perceptuelles, sachant
que les parties ne sont justement pas données comme telles dans la
perception de la figure et que celle-ci ne peut donc pas ê tre
ramenée, sans plus, à un ensemble de perceptions actuelles
correspondant à un ensemble de contenus partiels.
Supposons que je voie cinq points alignés et qu’ils soient
suffisamment rapprochés pour que je les perç oive « en une fois »
comme une ligne pointillée. La ligne pointillée se présente déjà
au niveau des synthè ses passives comme une figure unitaire, qui
peut par ailleurs faire l’objet d’une focalisation attentionnelle
active. À l’intention « au sens prégnant » on peut alors faire
correspondre un contenu intentionnel lui aussi parfaitement
unitaire, pourvu de proprié té s « obliques », par exemple
« droit » et « pointillé », qui ne sont pas des propriétés des points
isolés. Demandons-nous maintenant quels jugements sur le
contenu intentionnel sont justifiables sur une base auto-empi-
rique. Il ne semble pas possible d’aller au-delà de l’affirmation
que ma perception a pour contenu intentionnel « la ligne poin-
tillée » avec tels ou tels caractè res phénoménaux comme « droit »
ou « pointillé ». Tout porte à croire, en effet, qu’aussi longtemps
que je ne détourne pas mon regard de la ligne entiè re pour me
focaliser sur chaque point isolé, les points isolés ne sont pas
objectivés. Comment pourrais-je attribuer à ma perception – en
qualité de contenus intentionnels – des parties qui ne sont pas
intentionnées perceptuellement ? Comment les points isolés
pourraient-ils apparaı̂tre intentionnellement dans l’expérience
réflexive sans apparaı̂tre d’abord dans l’expérience irréfléchie ?
Le contenu intentionnel de mon voir n’est-il pas, précisément,
ce que je vois ? Manifestement, la mise au jour analytique
d’intenta « points isolés » n’est possible qu’à effectuer une cer-
taine opération secondaire à mê me un matériau phénoménal
d’où il semble absent. Selon toute apparence, la seule réalité
phénoménale du point isolé est la suivante : le point isolé est ce
que je verrais si je détournais mon regard de la ligne entiè re
pour focaliser mon regard sur une de ses parties ponctuelles ;
« le point » serait le contenu intentionnel de ma perception si je
détournais mon regard de la ligne entiè re pour focaliser mon
regard sur une de ses parties ponctuelles. Cependant, cette
opération secondaire n’est pas arbitraire. Le point est bien
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 188

188 Ce que voir veut dire

« dans » la ligne, et c’est la même ligne qui est perç ue comme une
figure totale et analysée en parties. Comment expliquer alors
que ce qui est mis au jour dans l’analyse semble à la fois
surajouté au matériau phénoménal et, en un autre sens, déjà
présent en lui ?
Ce problè me n’est autre que le problème de l’analyse soulevé
plus haut. Meinong a trè s bien résumé la situation dans une
étude sur l’analyse psychologique parue en 1894 1. Un acte,
écrivait-il, est soit simple, soit complexe. S’il est complexe,
c’est-à -dire analysable en unités plus petites, alors il y va à
nouveau de deux choses l’une : soit son contenu C est modifié
par l’analyse, mettons lorsqu’on l’analyse en a, b et c, soit il
n’est pas modifié et l’analyse ajoute quelque chose de nouveau
à C. Or, observait Meinong, le second terme de l’alternative
aboutit à une absurdité, car alors il n’y a plus aucun sens à dire
que c’est C qui est analysé. Pour que C soit ce qui est analysé, il
est nécessaire qu’il soit, en un sens ou dans un autre, identique
aux parties mises au jour par l’analyse. Ainsi la solution de
Meinong consistait à choisir la premiè re option et à affirmer
que l’analyse n’ajoute aucun contenu à l’analysandum, qui doit
donc déjà contenir les parties a, b et c. Mais si l’analyse n’ajoute
pas a, b et c, alors en quoi consiste la modification analytique du
contenu C ? Cette modification qui n’ajoute rien, concluait
Meinong, consiste seulement à « modifier les composantes de
telle maniè re qu’elles entrent dans la sphè re du connaissable,
au cas où elles n’y étaient pas déjà auparavant ». En d’autres
termes, les mê mes parties sont présentes de part et d’autre,
dans le contenu non encore analysé et dans le contenu analysé,
mais elles sont là inconnues, ici connues. La seule modification
induite par le travail de l’analyse est de mettre au jour des
parties déjà présentes dans le contenu initial, « constantes »
sous des configurations différentes, en les faisant apparaı̂tre
avec un indice nouveau, celui de l’attention cognitive 2.

1. A. MEINONG, « Beiträ ge zur Theorie der psychischen Analyse »,


p. 348 s.
2. Ainsi la conception opposée consiste à localiser la différence inatten-
tionné-attentionné dans le contenu psychique lui-mê me, comme le faisait
par exemple G. F. STOUT, Analytic Psychology, vol. 1, p. 55 : « Le mê me
contenu de représentation ne peut avoir différents degrés de distinction. La
différence quant à la distinction est une différence dans le contenu lui-
mê me, non pas simplement dans notre connaissance de ce contenu. »
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 189

L’analyse de la perception 189

Bien que la position du problè me soit riche d’enseigne-


ments, la solution de Meinong suscite des objections de prin-
cipe, dont la principale – en fait, une application de la critique
gestaltiste de l’hypothè se de constance – est qu’elle ne fait que
dé placer le problè me. À nouveau, nous pouvons nous
demander quelle peut ê tre au juste la réalité phénoménale
de composantes (de l’analysandum) qui ne sont pas encore
« connues ». La formulation husserlienne en termes de poten-
tialité s attentionnelles tombe d’ailleurs sous le mê me
reproche : que peuvent bien ê tre des phénomè nes qui peuvent
seulement apparaı̂tre, c’est-à -dire des phénomè nes qui, rigou-
reusement, n’apparaissent pas encore ?
Le fond du problè me, me semble-t-il, est la question de la
phénoménalitémarginale. Des parties non attentionnées comme
parties sont-elles, comme le pensaient les gestaltistes de la
deuxiè me gé né ration, phé nomé nalement inexistantes, ou
bien appartiennent-elles déjà au matériau phénoménal de la
perception comme le pensait Meinong ? Bien qu’elle paraisse
correcte, la caracté risation des parties marginales comme
potentiellement attentionnées est manifestement insuffisante,
car elle revient à les caractériser négativement comme quelque
chose qui n’est pas attentionné quoique pouvant l’ê tre. C’est
pourquoi la solution du problè me de l’analyse du contenu
perceptuel doit selon moi passer par une conception nouvelle
de la phénoménalité marginale, à savoir par la reconnaissance
d’une véritable phénoménalité actuelle des parties marginales
déjà dans la perception du tout inanalysé.
Or une part importante de ce travail a déjà été accomplie
plus haut. Nous avons en effet introduit une distinction
essentielle entre attention et conscience, en caractérisant la
premiè re en termes d’intentionnalité au sens prégnant, objec-
tivante, par opposition à l’intentionnalité et à la conscience au
sens large. L’enjeu était simplement la possibilité d’une cons-
cience non attentionnelle, qui caractérise les parties périphé-
riques du champ perceptuel. Bien qu’elles ne soient pas
attentionnées, celles-ci ne sont pas pour autant inconscientes
comme l’est la sécrétion d’insuline dans le pancréas. Les points
isolés qui composent l’horizon interne de la ligne pointillée
apparaissent visuellement au mê me titre que la ligne pointillée ;
ils appartiennent pleinement – quoique sur un mode caracté-
ristique qui n’est pas celui de l’attention objectivante – à ce que
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 190

190 Ce que voir veut dire

je vois. Ce qui a pour conséquence que les points appartiennent


également au contenu intentionnel de la perception de la ligne
entiè re et qu’en les mettant au jour en tant que points isolés,
l’analyse intentionnelle n’ajoute rien qui ne soit déjà présent
dans le contenu intentionnel de la perception de la ligne
entiè re, tel qu’il est donné dans l’expérience réflexive. Bref,
l’analyse ainsi conç ue ne tombe pas sous le coup de l’objection
de l’hypothè se de constance, car la décomposition en points
isolés est désormais empiriquement justifiable.
Si ces vues permettent de réhabiliter la méthode analytique par-
delà les objections gestaltistes, elles vont cependant de pair
avec certains présupposés qui demanderaient un examen plus
poussé. Elles supposent ainsi un concept élargi de l’in-
tentionnalité actuelle et du contenu intentionnel, qui s’étend au-
delà de la seule attention objectivante : dire que les parties
marginales du champ perceptuel – à la différence de la sécré-
tion d’insuline dans le pancréas – sont intentionnées et cons-
cientes, cela revient à dire qu’elles appartiennent, en tant que
telles, au contenu intentionnel de la perception. Mais les
mê mes vues ont aussi d’importantes conséquences sur l’op-
position activité-passivité. S’il est correct de caractériser les
parties marginales, comme on l’a fait plus haut, comme pas-
sives par opposition au focus actif de l’attention, alors il
n’existe plus de connexion né cessaire entre la notion de
contenu intentionnel et celle d’activité intentionnelle. Il
devient nécessaire de dissocier, au moins jusqu’à un certain
point, la question de l’intentionnalité de celle de l’activité
objectivante. Toutefois, les analyses précédentes ont claire-
ment montré en quel sens cette dissociation pouvait ê tre tenue
pour seulement partielle. Nous pouvons dégager des parties
passives dans le contenu intentionnel tout en maintenant
l’idée que l’acte total donné in concreto est une prestation
active, c’est-à -dire en voyant dans les parties passives des
abstracta dégagés du contenu intentionnel total par « quasi-
analyse ». La perception de la ligne pointillée donnée concrè -
tement ne vise assurément pas le point isolé en tant que tel,
mais elle vise justement la ligne pointillé e totale de telle
maniè re que je peux en analyser abstractivement, par la
quasi-analyse, le contenu intentionnel en points isolés. Là
réside, selon moi, la signification profonde de la critique
gestaltiste de l’hypothè se de constance : la ligne pointillée
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 191

L’analyse de la perception 191

n’est pas une complexion proprement dite, mais une quasi-


complexion, c’est-à -dire une figure dont les parties sont des
moments abstraits. L’analyse préconisée pourra ainsi ê tre
comprise au sens d’une quasi-analyse dans tous les cas où
l’on peut craindre un retour à l’hypothè se de constance.
Je laisse ici en suspens la question, trè s importante, de
savoir où s’arrê te l’analyse proprement dite et où commence
la quasi-analyse. Cette question est particuliè rement difficile,
parce que toutes les parties ne semblent pas qualifiables de
parties abstraites. Sans doute, comme on le verra plus en
détail au chapitre suivant, le contenu intentionnel et donc
toutes ses parties sont des parties ontologiquement dépen-
dantes de l’acte intentionnel (conception-dependent). Mais
cela n’implique pas que l’analyse intentionnelle du contenu
intentionnel met exclusivement au jour des parties dépen-
dantes du contenu total. Les significations partielles qui com-
posent une proposition, par exemple, sont tantô t dépendantes
(syncatégorématiques), tantô t indépendantes de la proposi-
tion totale. Il semble ainsi que l’analyse de la proposition soit
une analyse proprement dite de la proposition considérée en
soi, mais une quasi-analyse de la proposition considé ré e
comme le contenu intentionnel d’un acte qui la pense, l’af-
firme, etc. Ces problè mes peuvent néanmoins ê tre laissés de
cô té. Pour le moment, le point significatif est que les parties
du senti comme celles du sentir sont toujours des parties
abstraites de l’acte perceptuel, et qu’au moins certaines par-
ties du senti – les parties phénoménales composant la Gestalt –
sont des parties abstraites du contenu perceptuel.
En conclusion, la critique gestaltiste de l’hypothè se de
constance est certes justifiée dans son principe, mais elle ne
semble pas probante pour le problè me de l’analyse. Appliquée
à l’analyse psychologique et phé nomé nologique, elle me
paraı̂ t reposer sur une erreur consistant à tenir les parties
marginales et, à plus forte raison, les parties dégagées dans
l’analyse comme phé nomé nalement nulles, c’est-à -dire à
confondre ce qui est inconscient avec ce qui est marginale-
ment conscient 1. En réalité, les points de la ligne pointillée et
les notes de la phrase mélodique ont bien une réalité phéno-

1. Cette erreur a été dénoncée en termes trè s justes dans J. SEARLE, The
Rediscovery of the Mind, p. 137 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 192

192 Ce que voir veut dire

ménologique qui les distingue de la sécrétion d’insuline dans


le pancréas. Ils sont « vus » quoique seulement « du coin de
l’œil » et, comme tels, ils figurent dans le contenu intentionnel
à analyser.
Ces éléments convergent vers une conception assez proche
de celle de Meinong : le contenu intentionnel n’est pas fon-
damentalement modifié par l’analyse, au sens où les parties
dégagées sont déjà phénoménalement présentes dans l’analy-
sandum encore inanalysé. Pourtant, cette constance des par-
ties de l’analysandum doit ê tre comprise correctement. Elle ne
signifie assurément pas que l’acte irréfléchi a le mê me contenu
intentionnel que l’acte qui l’analyse réflexivement. Quand
j’analyse telle perception d’un objet physique, le contenu
intentionnel C de l’acte analysé n’est pas le contenu inten-
tionnel de l’acte analysant, mais son objet. L’acte analysant,
en revanche, possè de un nouveau contenu qui peut à son tour
ê tre objectivé et analysé dans un troisiè me acte, et ainsi de
suite 1. Il se produit donc bien, en ce sens, un changement du
contenu ainsi que la production d’un nouveau contenu. De
plus, l’acte analysant a généralement pour objet une partie du
contenu C et non C en entier, en sorte qu’il est mê me inexact
de dire que l’objet de l’acte analysant est sans plus le contenu
de l’acte à analyser. Là encore, le contenu est modifié 2. La
constance dont il est question, en réalité, signifie seulement
ceci : le contenu C de l’acte à analyser est le même contenu qui
est objectivé et analysé dans l’acte réflexif, au sens minimal où
l’analyse n’ajoute rien à C et où les parties objectivées réflexi-
vement sont déjà phénoménalement présentes dans C inana-
lysé. Ainsi il y a bien une « actualisation » des parties dans la
mesure où l’attention analysante se focalise sur une partie qui
était initialement marginale, mais cela ne veut pas dire que ce
qui était objectivé marginalement l’est maintenant focale-
ment. Ce qui se produit alors, c’est plutô t ceci : le contenu
partiel marginal de l’acte à analyser devient l’objet focal de

1. Il est malheureusement impossible ici d’établir plus solidement cette


maniè re de voir, qui est pour l’essentiel celle de Frege et de Husserl et qui a
parfois été contestée, notamment par Searle.
2. C’est en ce sens, donc en un sens qui, selon moi, n’est pas forcément
en conflit avec les remarques de Meinong citées plus haut, que Husserl
attribue à l’analyse psychologique un changement de contenu dans Zur
Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917), Hua 10, p. 146 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 193

L’analyse de la perception 193

l’acte analysant. C’est pourquoi, comme je l’ai déjà suggéré


plus haut, il est trè s important de faire la différence entre
l’analyse intentionnelle d’un contenu intentionnel – par
exemple d’une proposition conjonctive en propositions ato-
miques, d’un noè me perceptuel en esquisses, etc. – et l’ana-
lyse d’un objet externe – par exemple d’une mélodie en notes
considérées comme des objets physiques (par opposition aux
« notes phénoménales »). Le contenu partiel qui devient l’objet
de l’acte analysant n’est réductible ni à un objet partiel de
l’acte à analyser, ni à un contenu partiel de l’acte analysant.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 194
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 195

CHAPITRE III

LE CONTENU PERCEPTUEL

L’intentionnalité perceptuelle.

La maniè re la plus naturelle de concevoir l’expérience est


de voir en elle un certain type de rapport au monde. D’aprè s
cette conception, qu’on peut appeler approche réaliste de la
perception, l’intentionnalité n’a de sens qu’assimilée à une
relation réelle (c’est-à -dire à une réelle relation) unissant un
objet percevant à un objet perç u. De mê me que saluer me met
en relation avec le voisin sous ma fenê tre, que la lecture me
met en relation avec le livre, de mê me percevoir me met en
relation avec le voisin, le livre que je perç ois. Là où une telle
relation semble faire défaut, il faudra en conséquence soit
exclure toute intentionnalité perceptuelle, soit rétablir une
relation en un autre sens. L’hallucination d’un objet A pourra
soit ê tre tenue pour une fausse perception, qui ne nous met en
relation avec aucun objet, soit pour une véritable perception
de B – à savoir d’un sense-datum, d’un objet inexistant, etc.
Par contraste avec cette conception, le point de vue adopté
dans le présent ouvrage peut ê tre appelé approche intentionna-
liste de la perception. Il tient tout entier dans l’hypothè se que la
perception possè de un caractè re d’intentionnalité et que son
intentionnalité n’est pas une relation réelle, mais un caractè re
intrinsèque. Ce qui signifie, entre autres choses, que l’halluci-
nation d’un objet A, en dépit de l’inexistence de A, est une
vraie perception de A, le caractè re « de A » étant en ce sens
indépendant de l’existence d’un objet externe A. La consé-
quence immédiate est l’indiscernabilité phénoménologique de
la perception vérace et de la perception trompeuse. L’hallu-
cination n’a aucun objet, ni en moi ni ailleurs. Si elle est bien
l’hallucination de quelque chose, ce n’est nullement au sens où
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 196

196 Ce que voir veut dire

elle nous mettrait en relation avec un objet, mais au sens


où elle possè de un certain caractè re « de A » qui n’est pas, à
proprement parler, ce qu’intentionne la perception, mais seu-
lement un certain caractè re qui m’apparaı̂t dans la réflexion
sur la perception. Or on peut penser que ce caractè re est
justement quelque chose de commun à l’hallucination de A
et à la perception vérace de A. Souvent intitulée « théorie
conjonctive de la perception », l’idée est que l’intentionnalité
– la présence d’un caractè re « de A » différent du caractè re
« de B », etc. – ne permet pas et ne peut a priori pas permettre
de discerner le vérace du trompeur. Ce qui n’exclut pas,
naturellement, qu’ils soient différents absolument parlant et
discernables par d’autres biais : l’indiscernabilité phénomé-
nologique signifie seulement que l’acte trompeur est inten-
tionnel et que la distinction entre le vérace et le trompeur
réclame une décision réaliste qui ne s’accorde pas avec le
point de vue purement phénoménal.
Si on ajoute ici l’idée, déjà développée, d’une dépendance
ontologique du contenu intentionnel relativement à l’acte,
on obtient alors une base solide pour décrire l’intentionnalité
en général. Cette base a été trè s justement établie par Ronald
McIntyre et David W. Smith en termes de « dé pendance
envers la conception » (conception-dependence) et d’« indépen-
dance existentielle » (existence-independence). D’une part, le
contenu intentionnel est un moment qui n’est rien en dehors
du vécu. D’autre part, l’existence d’un caractè re d’intention-
nalité est indépendante de l’existence de l’objet visé et donc
aussi de l’existence d’une relation à un objet visé :

L’indépendance existentielle de l’intentionnalité signifie, pense


Husserl, que l’intentionnalité est une propriété phénoménologique
des états mentaux ou vécus, c’est-à -dire une propriété qu’ils ont en
vertu de leur propre nature « interne » en tant que vécus, indépen-
damment de la maniè re dont ils sont reliés de faç on « externe » au
monde extra-mental 1.

Ces quelques remarques nous détournent, au moins en un


premier temps, de la tentation d’interpréter l’intentionnalité
ontologiquement, y compris dans le cas de la perception. Si

1. R. MCINTYRE et D. W. SMITH, « Theory of Intentionality », p. 150.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 197

Le contenu perceptuel 197

on pense, comme c’est mon cas, que l’intentionnalité est in-


trinsèque à l’acte, alors l’intentionnalité ne semble pas un pro-
blè me ontologique 1. Si la question de l’intentionnalité se pose
strictement sur le plan des contenus intentionnels « internes »,
alors il n’y est pas plus question d’objet intentionné ou inten-
tionnant que d’une relation entre un objet intentionné et un
objet intentionnant. Il paraı̂t en tout cas indispensable, pour
reprendre une distinction de Searle, d’introduire une diffé-
rence essentielle entre les affirmations phénomén ologiques
concernant le contenu intentionnel de l’acte psychique et
les affirmations ontologiques qui concernent la réalisation des
actes intentionnels 2 – distinction qui coı̈ncide partiellement
avec celle, brentanienne, entre analyser l’acte in modo recto et
l’analyser in modo obliquo.
À y regarder de plus prè s, la situation est plus complexe et
elle nous oblige à introduire deux distinctions qui ne doivent
pas ê tre confondues. D’un cô té, nous parlons soit de l’acte
mental, du vécu « interne », soit des objets « externes » de l’acte.
De l’autre, nous parlons de l’acte ou de son objet in modo recto,
c’est-à -dire de telle maniè re que l’existence de ce dont on
parle est engagée, ou in modo obliquo quand le contenu inten-
tionnel est décrit du point de vue neutre (c’est-à -dire opaque)
de l’apparaissant simplement comme tel. Ainsi, la distinction
interne-externe n’est pas identique à la distinction modus
rectus-modus obliquus. Or cela suffit pour écarter l’idée d’une
désontologisation généralisée de l’acte mental. L’irrelevance
ontologique de l’analyse in obliquo de l’acte n’exclut nullement
la possibilité d’une ontologie in recto de l’acte, mais seulement
la possibilité d’une ontologie in obliquo de l’acte qui serait une
ontologie absolument parlant. Il y a bien, à mon sens, une
véritable ontologie possible de l’intentionnalité, du contenu
intentionnel, mais seulement à certaines conditions qui
découlent directement de ce qui précè de.
Le principe d’une telle ontologie devrait ê tre, on l’a vu, une
interprétation non relationnelle de l’intentionnalité 3. Il y a

1. Voir, dans le mê me sens, J. SEARLE, « What is an intentional state ? »,


p. 80-81, et Intentionality, p. 14-15.
2. Voir J. SEARLE, « What is an intentional state ? », p. 91, et Intentiona-
lity, p. 15.
3. Voir E. HUSSERL, Die Idee der Phänomenologie, Hua 2, p. 46 : « Le se-
rapporter-à -quelque-chose-de-transcendant, le fait de le viser sur tel ou tel
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 198

198 Ce que voir veut dire

trois sens où l’on pourrait ê tre tenté de parler d’une relation
au sujet de l’intentionnalité. D’abord, on peut avoir en vue
certaines relations entre le monde objectif et l’acte psychique
« réel ». Le paradigme de telles relations est la perception sen-
sible, qui semble nous mettre en pré sence d’une relation
causale par laquelle l’objet perç u – et aucun autre, donc à
l’exclusion de tout appareil stimulant électriquement un cer-
veau dans un bocal, etc. – exerce un impact sensoriel sur
l’esprit. Ensuite, on peut se demander si l’acte ne se tient
pas dans une certaine relation à l’intentum indépendamment
de l’existence de celui-ci et si par exemple il n’y a pas lieu
d’évoquer une relation unissant l’hallucination à ce qui est
perç u hallucinatoirement. Enfin, on peut encore envisager
une relation unissant le contenu intentionnel à l’objet inten-
tionné.
Dans le premier cas, les termes de la relation sont deux
objets décrits in modo recto, dont on assume l’existence du fait
mê me qu’on assume l’existence de la relation. Or c’est là un
motif suffisant pour que cette possibilité soit écartée si nous
maintenons que les hallucinations sont intentionnelles. Il est
é galement douteux que l’intentionnalité soit concevable
comme une relation au deuxiè me sens. Certes ce dernier
préserve la possibilité que l’hallucination soit intentionnelle,
mais seulement en un certain sens qui rend l’usage du terme
mê me de relation singuliè rement problématique. Si l’intentum
est considéré in modo obliquo, alors la question de son exis-
tence est par là mê me mise hors circuit tout comme, à plus
forte raison, celle d’une relation entre l’acte et son intentum. Si
l’intentum est considéré in modo recto, alors la seule affirmation
ontologique lé gitime est ici l’affirmation qu’un acte donné
existe avec un certain caractè re « de A », qu’il peut partager

mode, est un caractère interne du phénomè ne. » De mê me déjà , Logische


Untersuchungen, V, B368 (« Die intentionale Beziehung, rein deskriptiv
verstanden als innere Eigentü mlichkeit gewisser Erlebnisse ») et aussi la
p. 372, que Dorion Cairns commentait ainsi : « Assurément, pour les rai-
sons indiquées dans ce passage, nous devrions au moins essayer d’éviter de
qualifier l’intentionnalité de relation. Et l’autre terme de l’alternative est
manifestement de la qualifier de qualité inhérente des processus mentaux. »
(D. CAIRNS, « Theory of Intentionality », p. 186.) Voir aussi les références
indiquées au § 6 de ma Théorie de la connaissance, ainsi que J. SEARLE,
Intentionality, p. 4, et « What is an intentional state ? », p. 74.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 199

Le contenu perceptuel 199

avec d’autres actes. Or ce caractè re – qui doit ê tre distingué


aussi bien du A existant que du contenu intentionnel « A »
considéré in obliquo – n’engage une relation qu’en un sens
dérivé où une propriété est en relation avec son substrat.
Plutô t que comme une relation unissant l’acte à son contenu
intentionnel, exprimable par un prédicat à deux places dont
l’ego et son intentum seraient les arguments, l’intentionnalité
semble ontologiquement une propriété de l’acte, exprimable
par un prédicat à une place « de-A ». Plusieurs arguments
s’opposent enfin à la caracté risation de l’intentionnalité
comme une relation entre contenu intentionnel et objet (troi-
siè me sens). Un premier argument est celui de l’indiscerna-
bilité, qui nous a déjà servi pour le premier sens. Un autre, qui
sera discuté plus loin au sujet de McDowell, est l’argument de
Davidson suivant lequel l’idée mê me d’une relation de justi-
fication entre sens intentionnel et objet (physique) résulte
d’une erreur de catégorie.
En résumé, je pense que le meilleur moyen de surmonter les
nombreuses difficultés inhérentes à toute approche ontolo-
gique de l’intentionnalité pourrait ê tre de maintenir à chaque
pas la distinction entre mode direct et mode oblique, qui
implique, selon moi, une analyse non relationnelle de l’inten-
tionnalité. Si un traitement ontologique de l’intentionnalité
est possible, c’est seulement à la condition que le contenu
intentionnel soit considéré in recto comme une propriété de
l’acte. Tel est, me semble-t-il, l’unique sens acceptable de
l’expression brentanienne d’« in-existence intentionnelle ». À
supposer que je perç oive hallucinatoirement A et qu’en ce
sens la proposition <je perç ois A> soit vraie, alors il semble
souhaitable de faire correspondre à cette proposition un fait
existant. Or cela paraı̂t sinon impossible, du moins trè s pro-
blématique dans le cadre d’une théorie relationnelle de l’in-
tentionnalité. Il est certainement plus simple et plus rentable
d’assumer, dans ce cas et dans tous les cas analogues, une « in-
existence » comprise au sens de l’existence assumée in recto
d’une propriété « de-A » dans un substrat, la subjectivité, dont
l’existence est assumée in recto 1.

1. Voir mon article « Intentionnalité, idéalité, idéalisme ». Ma position


générale sur ce problè me me paraı̂ t rejoindre significativement la critique
de l’objectivation (notamment gurwitschienne) du noè me entreprise dans
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 200

200 Ce que voir veut dire

Perception et croyance.

De maniè re générale, nous pouvons retenir comme carac-


tè re définitoire de la perception le fait que le perç u apparaı̂t
comme « présent ». Ce que je perç ois est là « en personne », « en
chair et en os », par opposition à ce qui est simplement repré-
senté, signifié, remémoré comme passé ou attendu comme à
venir, etc. Les remarques ci-dessus nous obligent à com-
prendre cette présence au sens purement phénoménal, et
non ontiquement au sens où elle engagerait la présence de
l’objet absolument parlant. L’apparition (pros hêmâs) du
perç u comme présent absolument parlant n’implique pas sa
présence absolument parlant ni mê me – c’est là le sens mê me
de l’opacité représentationnelle – pour celui qui réfléchit sur la
perception. « A m’est (perceptuellement) présent » est ainsi
une formulation ambiguë pour dire que je perç ois et que
ma perception a la proprié té « de A ». Contrairement aux
apparences, cela n’induit pourtant aucun « réalisme indirect ».
Sans doute, on suggè re par là que ce qui est assumé directe-
ment, dans un énoncé comme « A m’est (perceptuellement)
présent », est de l’ordre de la représentation, mais cela n’est
vrai que pour l’attitude réflexive. En réalité, la situation est
plutô t la suivante : d’une part, l’attitude irréfléchie – où l’on
ne trouve pas des jugements de la forme « A m’apparaı̂t », mais
des jugements comme « A est rectangulaire » ou « A est conso-
nant » – réclame un réalisme direct ; d’autre part, l’attitude
réflexive n’exige pas mê me un réalisme indirect, mais plutô t
une variété élargie de phénoménalisme retenant exclusive-
ment les représentations avec leurs contenus intentionnels –
en somme quelque chose comme un phénoménalisme des
contenus psycho-réels et intentionnels 1.
La caractérisation de l’expérience perceptuelle par la pré-
sence nous confronte à la question, trè s débattue, de savoir si
ce caractè re doit ê tre décrit en termes de croyance et si la
perception est elle-mê me une croyance d’un certain type.

R. BRISART, « Perception, sens et vérité : la phénoménologie à l’épreuve de


l’opacité référentielle ».
1. Cette idée nous éloigne sensiblement de la conception (reposant cou-
ramment sur R. CHISHOLM, Perceiving : A Philosophical Study, p. 115 s.)
qui assimile au réalisme indirect la thè se suivant laquelle « A m’apparaı̂t »
engage l’existence de sense-data.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 201

Le contenu perceptuel 201

Percevoir, n’est-ce pas toujours, en un sens ou dans un autre,


poser ou constater une existence réelle, y croire ? Cela ne nous
oblige pas à identifier la perception à un certain type de
croyance, mais, au moins, à voir dans la croyance un certain
caractè re affectant la perception, en nous réservant le droit d’y
ajouter d’autres caractè res. La question est d’abord de savoir
si la perception est par soi ontologiquement engagée, comme
le pensait Husserl, ou si elle est au contraire un matériau
ontologiquement neutre pour des thè ses d’existence qui ne
sont pas de nature perceptuelle. Elle est ensuite de savoir dans
quelle mesure le caractè re de croyance implique le caractè re
conceptuel. Plusieurs objections pertinentes ont été émises
contre la caractérisation de la perception comme croyance.
Je me bornerai, en un premier temps, à en discuter trois qui
me paraissent plus significatives à ce stade de nos réflexions.
1. Une premiè re objection affirme que toute perception
n’est pas « doxique », pourvue d’un caractè re de croyance,
en arguant du fait indiscutable que certaines perceptions
s’accompagnent au contraire de dé fiance ou de refus de
croyance. Par exemple, en présence de l’illusion de Mü ller-
Lyer, je refuse de croire ce que je vois, à savoir que les deux
droites sont de longueur différente. À premiè re vue, cette
objection est facilement surmontable. Il suffit de considérer
que le refus de croire que les deux droites sont de longueur
différente est seulement une modification d’une croyance
perceptuelle que les deux droites sont de longueur différente.
Cette maniè re de voir est mê me, en un sens, descriptivement
plus évidente : le refus de croire n’advient que secondairement
parce que la perception m’induisait primairement à croire, et
il ne peut ê tre dit proprement perceptuel que dans la mesure
où il advient sur la base d’une évidence perceptuelle suivant
laquelle les deux droites sont de longueur différente.
2. Cependant, il reste alors l’objection d’aprè s laquelle ce
qui est primaire, la perception, n’est pas encore une croyance
proprement dite, mais seulement une inclination ou une ten-
dance à croire. Dans ce cas, le refus de croire n’est plus en
conflit avec une croyance antérieure, mais avec une inclina-
tion à croire. On peut envisager plusieurs réponses trè s diffé-
rentes à cette objection, qui pourra ê tre jugée valide ou non
valide selon qu’on dé finira la croyance de telle ou telle
maniè re. En particulier, la résolution de problè mes de ce
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 202

202 Ce que voir veut dire

type réclame préalablement qu’on décide si toute croyance est


conceptuelle ou si le mot « croyance » doit s’entendre en un
sens plus large qui engloberait des croyances pré concep-
tuelles. La seconde option est celle défendue ici, qui sera
détaillée plus loin. Elle consistera d’abord à distinguer deux
concepts de croyance, ensuite à qualifier la perception de
croyance en un sens élargi et impropre, mais non au sens
étroit, restreint à la conceptualisation actuelle. Ce qui nous
conduira, en outre, à distinguer la croyance sensu lato de la
conceptualisation, mais aussi de l’objectivation attentionnelle.
3. Une troisiè me objection possible contre la caractérisation
de la perception comme croyance a été énoncée en 1969
par Fred Dretske, dans son livre Voir et Connaıˆtre 1. Cet auteur
entendait montrer qu’il n’y a pas de connexion essentielle
entre la perception et la croyance, et qu’une perception
dépourvue de tout caractè re de croyance est possible. Une
telle perception serait dè s lors un voir plus primitif que nous
partagerions avec les organismes dépourvus de langage – un
voir que Dretske qualifie de « non épistémique ». Cette prise
de position doit ê tre comprise dans le contexte d’un combat
plus large pour la reconnaissance de contenus non concep-
tuels. Suivi sur ce point par de nombreux auteurs, Dretske est
d’avis que la richesse de l’expérience perceptuelle excè de trè s
largement la seule conscience épistémique et que les informa-
tions qu’elle nous transmet ne sont pas ré ductibles aux
croyances ou aux contenus conceptuels enracinés en elle.
En cherchant à ré duire l’expé rience perceptuelle aux
croyances et aux attitudes propositionnelles correspondantes,
on se prive de la possibilité de rendre compte adéquatement
de la perception d’organismes qui ne conceptualisent pas,
mais aussi de notre propre expé rience perceptuelle, qui
n’est que trè s partiellement explicable sur cette base.
L’exemple classique fourni par Dretske est celui d’un
homme cherchant un bouton de manchette dans un tiroir 2.
On suppose que l’homme « voit » le contenu du tiroir et donc
aussi le bouton de manchette présent sous ses yeux, mais qu’il
ne repè re pas celui-ci et que la perception du bouton de

1. F. DRETSKE, Seeing and Knowing. Voir, antérieurement, G. J. WAR-


NOCK, « Seeing ».
2. F. DRETSKE, Seeing and Knowing, p. 18.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 203

Le contenu perceptuel 203

manchette ne s’accompagne, par consé quent, d’aucune


croyance ad hoc. Dans ce cas, estime Dretske, le fait que
l’homme ne « remarque » pas le bouton de manchette signifie
qu’il lui apparaı̂t visuellement sans pour autant lui apparaı̂tre
comme ceci ou cela et sans qu’il saisisse son existence dans une
croyance.
Nous voyons ici se dessiner trois problè mes plus impor-
tants. D’abord, on ne peut que s’accorder sur le fait que si
la croyance implique le fait de remarquer, d’objectiver au sens
d’une prestation attentionnelle, alors la perception ne peut
ê tre assimilée à une croyance que dans certains cas et de faç on
trè s partielle. S’il est exact que toute perception est attention-
nelle, il apparaı̂ t aussitô t, d’une part, que le caractè re d’atten-
tion ne concerne qu’une partie du champ sensible de la
perception, par opposition à d’autres parties rejetées dans
l’arriè re-plan, qui forment un « halo » ou une « frange » autour
du centre d’intérê t perceptuel 1, et, d’autre part, qu’il existe
d’innombrables actes de nature non perceptuelle qui sont
néanmoins accompagnés d’attention. Ensuite, c’est encore
le rapport entre attention perceptuelle et position d’existence
qui fait problè me. Comme je l’ai développé en détail ailleurs,
il est plausible que le caractè re d’engagement ontologique ou
de position d’existence par lequel je « crois » à la présence de
l’objet perç u, qui appartient à la « qualité d’acte » ou au « mode
psychologique », doive ê tre distingué principiellement de
l’orientation de la visée intentionnelle, qui appartient à la
« matiè re intentionnelle » de l’acte. Si tel est le cas, mettre
les deux sur le mê me pied revient à confondre la croyance
avec ce à quoi je crois. Cela reste vrai, naturellement, alors
mê me que l’attention peut s’accompagner d’une thè se d’exis-
tence, ici sous la forme d’une proto-doxa posant l’existence
réelle du perç u (auquel cas, on parlera d’une thématisation de
l’intentum). Si on observe les choses sans préjugés, on voit
alors que, comme je l’ai déjà suggéré, le caractè re de présence
perceptuelle s’étend au champ perceptuel en entier. Quand je
perç ois une boule de billard, le fait qu’une face se dérobe à
mon regard attentif et n’est encore qu’anticipé e dans

1. C’est là un aspect central de la critique de l’argument de Dretske par


A. D. SMITH dans « Perception and Belief », dont les conclusions sont
d’ailleurs assez proches des miennes.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 204

204 Ce que voir veut dire

l’« horizon interne » de ma perception n’empê che pas qu’elle


est posée comme présente et réellement existante au mê me
titre que sa face visible, et qu’elle n’est perç ue, précisément,
qu’à cette condition. De mê me, le jardin entier apparaı̂t
comme présent quand je regarde individuellement la fleur,
etc. On aura pourtant l’occasion de voir que la situation est
plus complexe et exige d’autres distinctions essentielles.
Enfin, l’objection de Dretske engendre un troisiè me problè me
de premiè re importance : à supposer que la perception
implique un certain type de croyance, cela entraı̂ne-t-il qu’elle
est nécessairement conceptuelle, propositionnelle ? La propo-
sitionalité est-elle l’unique maniè re d’ê tre intentionnel ? Ou
bien, si la perception nous confronte à des contenus non
conceptuels, s’agit-il alors vraiment d’intentionnalité ? Et
cela exclut-il a priori toute croyance ? Jusqu’à quel point faut-
il distinguer la perception des processus « épistémiques » qui en
sont issus, comme les croyances perceptuelles stricto sensu ou
les jugements de perception ? Ces problè mes seront abordés
aux paragraphes suivants.

Trois distinctions fondamentales.

Le problè me, dans notre contexte, peut ê tre formulé de la


maniè re suivante. D’une part, il ne nous a pas semblé que la
définition de la perception réclamait un concept de croyance
plus restrictif que simplement le concept de position d’une
existence réelle. On peut fort bien supposer que la perception
d’une fleur rouge n’implique encore aucune croyance comme
celles que la fleur est rouge, qu’elle a huit pétales, qu’elle
pousse dans le jardin, etc., mais il reste alors que la perception
me donne la fleur comme réellement présente. D’autre part,
toute la question est de savoir si ce concept de croyance
implique encore quelque chose comme une conceptualisa-
tion, et donc si la perception comprise comme un acte
doxique est eo ipso aussi un acte conceptuel ou si, au contraire,
elle peut ê tre doxique sans ê tre conceptuelle. C’est en ce sens
par exemple que, selon moi trè s pertinemment, A. D. Smith
s’accordait avec Dretske pour dire que tout voir n’est pas
conceptuel mais, contre Dretske, refusait d’en conclure que
la perception en général ne peut ê tre définie en termes de
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 205

Le contenu perceptuel 205

croyance : bien plutô t, le fait que par exemple un moineau


objective perceptuellement prouve que toute croyance n’est
pas conceptuelle et que la perception non conceptuelle peut
encore ê tre une croyance 1.
Cette problé matique se joint souvent à une autre plus
générale, qui concerne l’attention, l’objectivation sensu stricto
et la donation de sens. Ici encore, il faut se demander si la
simple visée intentionnelle par laquelle on « donne du sens » à
des matériaux sensoriels est elle-mê me une prestation concep-
tuelle. Attribuer un sens à un matériau sensoriel, par exemple
percevoir le canard-lapin de Jastrow comme canard, cela ne
revient-il pas à lui associer un concept ? Objectiver, focaliser
son attention sur quelque chose, qu’est-ce d’autre que le
désigner comme tel ou tel ? Un exemple comme le canard-
lapin de Jastrow nous invite au moins à associer trè s étroite-
ment l’objectivation et la conceptualisation. Le passage d’une
configuration à une autre signifie, ici, qu’on passe du canard-
lapin comme lapin au canard-lapin comme canard, ou inverse-
ment. Or le mot « comme » indique manifestement que le
canard-lapin est mis tantô t sous un concept, tantô t sous un
autre. La constitution du sens « lapin » et celle du sens
« canard » semblent donc difficilement dissociables de l’attri-
bution des concepts « lapin » et « canard » au canard-lapin.
Qu’est-ce qu’objectiver le canard, sinon viser le canard-
lapin comme canard, c’est-à -dire lui attribuer un contenu
conceptuel ? Il est tentant de considérer que ces caractérisa-
tions valent dans tous les cas, et que l’objectivation n’est pas
différente en nature de la conceptualisation.
La conception de Dretske comme celle de ses détracteurs
illustrent bien une certaine tendance, assez caractéristique de
la tradition analytique en philosophie, à ramener l’un à l’autre
les problè mes de la croyance, de l’attention et de la récogni-
tion conceptuelle. Le « simple voir » de Dretske est « non épis-
témique » pour autant qu’il est tout à la fois doxiquement
neutre, non attentionnant et non conceptuel (ou non propo-
sitionnel). On pourrait tenter d’expliquer historiquement
cette double indistinction entre conceptualisation et croyance
d’une part, et entre conceptualisation et objectivation d’autre
part, par la présence de deux présuppositions qui remontent

1. A. D. SMITH, « Perception and belief », p. 307-308.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 206

206 Ce que voir veut dire

aux débuts fregéens et russelliens de la philosophie analy-


tique. D’abord, il y a l’idée que tout engagement existentiel
est indissociablement lié à un concept, ou qu’attribuer l’exis-
tence à quelque chose, c’est toujours quantifier un concept.
Ensuite, les théories russellienne et surtout quinienne des
descriptions ne sont probablement pas é trangè res à cette
conception. Le pas est vite franchi entre l’idée d’une réducti-
bilité des noms propres à des descriptions définies, c’est-à -
dire à des concepts, et celle suivant laquelle toute objectiva-
tion est finalement conceptuelle (voir infra, p. 217 s.).
Limitons-nous momentanément aux conséquences de cette
maniè re de voir sur la caractérisation de la perception comme
croyance. Si on accepte l’idée d’une connexion essentielle
entre le caractè re de croyance et le caractè re conceptuel, on
est alors confronté à l’alternative suivante : soit toute percep-
tion est doxique et donc conceptuelle, soit il existe, comme le
pense Dretske, des perceptions non conceptuelles et donc non
doxiques. Mais mon opinion est que cette antinomie est seu-
lement apparente. Je propose ici une troisiè me voie, qui
consiste à rejeter l’idé e d’une connexion essentielle entre
croyance et concept et à affirmer la possibilité que la percep-
tion soit à la fois doxique et non conceptuelle. Si cette faç on de
voir est correcte, alors le problè me des contenus non concep-
tuels n’est pas pertinent pour celui de la perception comme
croyance, et il doit ê tre abordé séparément.
Cette prise de position repose donc sur une triple distinc-
tion qui n’est présente que trè s partiellement chez les auteurs
commentés plus haut. D’abord, nous distinguons la croyance
au sens large (les « positions d’existence ») de la conceptuali-
sation. Ensuite nous distinguons, contre Føllesdal et d’autres,
le noè me du contenu conceptuel et posons, comme Gur-
witsch mais dans un sens différent, la possibilité de noè mes
non conceptuels, ce qui a pour effet de dissocier les problè mes
de l’intentionnalité perceptuelle et de la perception non
conceptuelle. Enfin, nous distinguons la question de l’inten-
tionnalité de celle des engagements existentiels. Comme je l’ai
déjà suggéré, la premiè re distinction se justifie par la distinc-
tion plus gé né rale, introduite par Brentano et Husserl et
admise ici, entre la qualité d’acte et la matiè re intentionnelle.
À la différence du caractè re de croyance au sens large, le
caractè re conceptuel d’une repré sentation – le fait qu’un
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 207

Le contenu perceptuel 207

objet est visé comme étant une fleur, comme rouge, etc. – est une
particularité de la matiè re intentionnelle, qui est plau-
siblement indépendante de la qualité de l’acte. Plus simple-
ment, il se rattache à ce qui est représenté, et non à la manière
dont c’est représenté, aux modalités thétiques. Or ces deux
aspects sont indépendants l’un de l’autre : le mê me contenu
conceptuel, par exemple ceci comme fleur rouge, peut ê tre
visé sur le mode du souvenir ou de la simple pensée aussi bien
que sur celui de la croyance perceptuelle. La conception
opposée est par exemple celle de Dretske, quand il déclare
que le voir épistémique (c’est-à -dire, pour cet auteur, concep-
tuel et doxique) est un voir que..., un voir qui se rapporte à
des faits, tandis que le voir non épistémique se rapporte à des
choses comme la fleur rouge, le merle 1, etc. À quoi se rattache
cette distinction, sinon à des différences affectant ce qui est
visé ?
Quel sens donner, alors, au problè me du « voir non concep-
tuel » soulevé par Dretske ? L’essentiel, selon moi, est que les
trois questions doivent ê tre posées séparément. Alors que la
thè se brentanienne et husserlienne de l’intentionnalité est en
soi déjà une réponse à la question de savoir si toute perception
est pourvue d’un contenu intentionnel, elle ne donne encore
aucune indication sur la possibilité ou l’impossibilité d’une
perception dépourvue de tout contenu conceptuel. La mê me
constatation est valable pour la définition de la perception
en termes de présence réelle, qui implique certes l’existence
d’une connexion essentielle entre croyance (position d’exis-
tence) et perception, mais qui n’autorise encore aucune prise
de position sur le caractè re conceptuel de la perception.

Le « voir simple » et le « voir que... ».

Une distinction plus tranchée entre les trois problè mes de


l’intentionnalité, de la conceptualisation et de l’engagement
existentiel doit permettre d’aborder la question du voir non
conceptuel de faç on plus pré cise et plus complè te. Par
exemple, si nous définissons la perception en disant qu’elle
s’accompagne nécessairement d’une croyance à l’existence

1. Voir F. DRETSKE, « Simple seeing », p. 98.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 208

208 Ce que voir veut dire

réelle du perç u, nous éviterons de mê ler avec ce concept


purement « qualitatif » ou « modal » de croyance – qui répond
à la question « comment est-ce visé ? » – des considérations sur
le caractè re conceptuel ou non conceptuel de la perception –
qui répondent à la question « qu’est-ce qui est visé ? ». C’est
sur cette base qu’il convient maintenant de revenir aux inter-
rogations de Dretske : la perception est-elle en soi concep-
tuelle ? Une perception non conceptuelle est-elle idéalement
possible ? En quel sens et jusqu’à quel point doit-on opposer
l’expérience aux processus « épistémiques » (jugements, infé-
rences, etc.) qui en sont issus, ou pour reprendre une dis-
tinction quelquefois utilisé e dans le mê me contexte, les
perceptions aux « percepts » 1 ?
Mê me débarrassée de toute confusion avec la croyance
au sens modal, la notion de « concept » appelle d’importants
éclaircissements. Que désigne ce terme ? Est-ce une entité
idéale, une expression, une représentation ? Un voir est-il
« conceptuel » au sens où il serait « in-formé catégorialement »,
ou bien au sens où il serait pourvu d’une signification comme
le sont les expressions (énoncés, noms généraux, etc.) ? Ces
deux caractè res ne paraissent pas équivalents. Et plus géné-
ralement, dire que je vois le moment « canard » dans le canard-
lapin, ce n’est assurément pas la mê me chose que dire que ma
perception possè de un sens intentionnel qui est le sens
« canard ». Le sens intentionnel n’est pas l’objet de ma per-
ception, n’est pas ce qui est perç u : je ne vois pas le sens
« canard » – mais je vois un canard. De mê me, je ne vois pas
un sens « fleur rouge » dans le jardin, mais je vois la fleur rouge
qui existe dans le jardin de telle maniè re que ma perception
possè de le contenu intentionnel « fleur rouge », celui-ci étant,
au plus, un objet de la perception réflexive dont l’objet est ma
perception de la fleur rouge.
Revenons à la distinction entre le simple voir (je vois une
fleur) et le voir que... (je vois que la fleur est rouge), qui est
usuellement associé e, comme on l’a vu plus haut chez
Dretske, à la différence entre le voir non conceptuel et le
voir conceptuel. Dans une perspective husserlienne, on pour-

1. Voir par exemple J. A. FODOR et Z. W. PYLYSHYN, « How direct is


visual perception ? Some reflections on Gibson’s ‘‘Ecological Approach’’ »,
p. 224.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 209

Le contenu perceptuel 209

rait ê tre tenté de la faire coı̈ncider avec la distinction entre le


sens intentionnel prélogique et la signification logico-linguis-
tique. Mais cette approche serait à mon avis erronée. Un autre
point de vue sur ce problè me – selon moi, celui de Husserl –
serait que la perception « simple » peut ê tre exprimée par un
nom propre, auquel on peut faire correspondre une significa-
tion nominale propre. De mê me, la perception que la fleur est
rouge est pourvue d’un contenu intentionnel complexe qui
est potentiellement la signification d’un énoncé « la fleur est
rouge ». En d’autres termes, les deux distinctions – voir
simple/voir que..., prélogique/logique – semblent indépen-
dantes l’une de l’autre : les deux perceptions inexprimées
sont, à parts égales, exprimables, c’est-à -dire pourvues d’un
contenu intentionnel qui peut ê tre converti en signification
logico-linguistique. En conséquence, si le conceptuel est en
général la signification logico-linguistique, alors la différence
entre voir non conceptuel et voir conceptuel coı̈ncide avec la
différence entre le voir inexprimé (et simplement exprimable)
et le voir exprimé, présentant une « couche expressive », mais
non avec la différence entre voir simple et voir que... C’est donc
à raison que plusieurs auteurs ont récemment opposé l’ana-
lyse du voir que... dans les Recherches logiques de Husserl –
comme perception d’un état de choses – à toute lecture « her-
méneutique » selon laquelle percevoir serait interpréter 1. Ce
voir que... est un voir à part entiè re, une intuition catégoriale
qui ne livre pas du sens à comprendre, mais qui donne à voir
des objets.
Serait-il meilleur de rapporter cette différence entre voir
simple et voir que... à la différence entre individualité et idéa-
lité ? L’opposition se situerait alors entre le concretum indivi-
duel perç u sensiblement, encore « inarticulé », et l’é tat de
choses articulé syntaxiquement (je vois que S est P), qui
est, à en croire la VIe Recherche logique, une objectivité idéale.
Mais cette voie ne semble guè re plus convaincante. D’abord,
il reste, dans cette perspective husserlienne, à envisager la

1. J. BENOIST, « Intuition catégoriale et voir comme », p. 597, et ses


inté ressants prolongements dans R. GÉ LY, Les Usages de la perception,
p. 4 s. Voir aussi les conclusions de B. LECLERCQ, « ‘‘Voir comme’’,
noè se, jeux de langage et monde de la vie », et R. BERNET, La Vie du
sujet, p. 139-161, qui développe l’idée heideggerienne d’une « perception
herméneutique » en opposition à Husserl.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 210

210 Ce que voir veut dire

possibilité d’un voir simple idéalisant, comme l’intuition caté-


goriale correspondant aux noms de nombres. Ensuite, comme
l’a bien souligné Kevin Mulligan commentant les mê mes
Recherches, la perception sensible n’est pas nécessairement
simple. Le voir sensible ne nous montre pas seulement des
choses, mais aussi des moments individuels comme des cou-
leurs et des figures, des « tropes », qui nous mettent bien en
présence d’une certaine complexité de l’expérience directe.
Ce qui a pour résultat que « la complexité perç ue de ce que
nous voyons directement doit ê tre permise sans qu’on doive
pour autant invoquer la perception que 1... ».
La distinction entre voir simple et voir que... ne semble une
clef adéquate pour la question du voir non conceptuel ni au
sens où le qualificatif « conceptuel » signifierait autant que
« logico-linguistique », ni au sens où il signifierait « catégorial »
ou « idéal ». Le maximum qu’on puisse affirmer, c’est qu’elle
se rapporte à la maniè re dont sont structurés l’objet ou la
matiè re intentionnelle de la perception, et donc aussi son
contenu intentionnel ou la signification logico-linguistique
correspondante. Comme on le verra au paragraphe suivant,
il subsiste un sens où cette distinction est directement rele-
vante pour la question du voir non conceptuel. En effet, si
nous appelons – en premiè re approximation – concept la signi-
fication correspondant à la partie prédicative d’un énoncé
propositionnel, et si nous admettons par ailleurs un certain
parallélisme structurel entre l’expression, la signification de
l’expression et le contenu intentionnel de l’acte correspondant
par lequel l’expression est proférée, comprise, etc., alors nous
pouvons trè s bien nous demander si la perception est concep-
tuelle au sens où elle serait par essence pourvue d’un contenu
intentionnel de forme propositionnelle. Dans ce cas, il reste-
rait faux de dire que les termes « conceptuel » (donc au sens
de « structuré propositionnellement ») et « logico-linguistique »
sont é quivalents. Cependant, « conceptuel » impliquerait
« logico-linguistique » pour autant que la structuration propo-
sitionnelle est un monopole des actes de la sphè re logico-
linguistique comme les croyances au sens strict. S’il est dis-
cutable que toute signification logique soit conceptuelle, ou
propositionnelle, on peut du moins s’accorder sur le fait que

1. K. MULLIGAN, « Perception », p. 180.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 211

Le contenu perceptuel 211

tout contenu de forme propositionnelle, inversement, est


« conceptuel » et, en ce sens, « logique ».

La perception est-elle nécessairement conceptuelle ?

La question du rapport entre perception et croyance appa-


raı̂t maintenant directement liée à la question de savoir si la
perception sensible est ou non essentiellement conceptuelle.
Comprise en un certain sens, restreint, la croyance implique la
conceptualisation : je crois que la voiture est jaune, que ceci est un
stylo, etc. Qu’entend-on alors par conceptualisation ? Cette
notion concerne avant tout ce qu’on croit ou ce qu’on perç oit,
c’est-à -dire ce que nous appelons le contenu intentionnel de
l’acte de croyance ou de perception. Le caractè re conceptuel
de la croyance est ainsi le caractè re (totalement ou partielle-
ment) conceptuel de son contenu intentionnel. Comme le
soulignait trè s clairement John Heil dans le mê me contexte,
« avoir une croyance sur quelque chose (que ceci est un X ou
que ce X est P), quoi que ce soit d’autre par ailleurs, c’est
prendre quelque chose comme tombant sous un concept (que
ceci est une instance de X ou que ce X exemplifie P) 1 ». Ce
qu’on pourrait formuler encore autrement en disant que la
croyance est conceptuelle pour autant que son contenu intentionnel
est un contenu exprimable par un énoncé propositionnel complet,
c’est-à -dire une proposition. S’interroger sur le caractè re de
croyance de la perception, c’est se demander si le contenu
perceptuel est essentiellement conceptuel, ou encore s’il est
nécessairement structuré propositionnellement comme celui
des croyances. En dépit des réserves énoncées au paragraphe
précédent, il reste inévitable que, si le contenu perceptuel est
par essence un « contenu descriptif » structuré propositionnel-
lement, alors la perception est par essence (totalement ou
partiellement) conceptuelle.
Le problè me n’est pas nouveau. Dans un ouvrage récent,
Maurizio Ferraris a trè s justement rattaché ses formulations
contemporaines à la Critique de la raison pure et, plus spécia-
lement, à la fameuse thè se kantienne suivant laquelle « des
intuitions sans concepts sont aveugles », qu’il intitule la

1. J. HEIL, « Seeing is believing », p. 238.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 212

212 Ce que voir veut dire

« thè se des schè mes conceptuels ». À cô té des références fre-
géenne et russellienne, auxquelles il a déjà été fait allusion
plus haut, il semble que la résolution de ce problè me induise
une attitude déterminée envers Kant et le kantisme 1.
Il y a de nombreuses réponses possibles à la question : les
contenus perceptuels sont-ils de nature conceptuelle ? Par
commodité, je les répartirai dans la suite en trois groupes
plus importants. D’abord, on peut considé rer, comme
Dretske, que la perception n’est pas essentiellement concep-
tuelle. Ce qui n’exclut pas, il faut le noter, qu’elle puisse l’ê tre
toujours in facto, mais revient seulement à affirmer que la
conceptualisation n’est pas une composante essentielle de la
perception et que l’intentionnalité perceptuelle peut donc ê tre
étudiée indépendamment de la question de savoir si la per-
ception est ou non entremê lée de conceptualisations. À l’op-
posé de cette conception, je propose d’appeler descriptivisme
au sens large, ou encore conception épistémique de la perception,
celle d’aprè s laquelle le contenu perceptuel est essentielle-
ment de nature conceptuelle ou, plus précisément, d’aprè s
laquelle il est nécessairement un « contenu descriptif » expri-
mable par un énoncé propositionnel complet. Cette position
peut ê tre de deux types. Suivant une conception que je qua-
lifie ici de conceptualiste ou de descriptiviste au sens étroit, on
peut estimer que le contenu intentionnel de la perception est
intégralement conceptuel 2. Ou bien on peut affirmer, comme
Searle par exemple, qu’il n’est conceptuel qu’en partie et
admettre ainsi l’existence de composantes non conceptuelles
du contenu perceptuel, par exemple ostensives.
Sous sa forme large, le principe du descriptivisme a été
énoncé par John Searle dans les termes suivants, d’allure
franchement kantienne : « Les traits caractéristiques des objets
sont les conditions de satisfaction de mes expériences cons-

1. I. KANT, Kritik der reinen Vernunft, A51/B75. M. FERRARIS, Goodbye


Kant ! Ce qu’il reste aujourd’hui de la « Critique de la raison pure », p. 42-43 et
87 s. Une autre source possible pourrait ê tre Stout, qui pose une connexion
essentielle entre attention perceptuelle et récognition conceptuelle ; voir
Analytic Psychology, vol. 1, p. 182.
2. Mon emploi du mot « conceptualisme » se distingue de celui introduit,
sur les mê mes problè mes, dans Joseph RUNZO, « The radical conceptuali-
zation of perceptual experience », p. 205, qui correspond à ce que j’appelle
« descriptivisme au sens large ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 213

Le contenu perceptuel 213

cientes de ces objets 1. » Je m’efforcerai de montrer, dans les


développements qui suivent, que ce principe est un préjugé
erroné. La raison principale est qu’il implique une conception
trop étroite de l’intentionnalité, qui ne s’accorde pas avec les
résultats obtenus jusqu’ici. Pour le montrer, il faudra d’abord
se demander où se situe la charge de la preuve et si les
arguments proposés sont généralement satisfaisants là où la
preuve est requise. Ma conviction n’est pas seulement que le
descriptivisme est injustifiable sur des bases descriptives, mais
aussi que les arguments en faveur d’une doctrine si paradoxale
doivent ê tre particuliè rement forts et indiscutables – ce qui est
loin d’ê tre le cas de ceux avancés usuellement.
Pour le moment, on peut déjà observer que la conception
épistémique de la perception engendre d’importantes diffi-
cultés. Comme on l’a vu plus haut, un argument assez courant
– et défendu par Dretske – contre l’idée d’une conceptualité
essentielle de la perception consiste à dire que l’expérience
sensible est informativement plus riche que les contenus
conceptuels correspondants 2. Un autre type de difficulté se
rattache aux contre-arguments expérimentaux cités plus haut
(voir chap. I, p. 87-88) qui tendent à démontrer l’existence de
discriminations et d’« identifications sémantiques » en l’ab-
sence de conscience attentionnelle. Une troisiè me difficulté
couramment é pinglé e concerne les perceptions animales.
Dans certains cas, on peut tenter de ramener la perception
à une conceptualité plus primitive, ou supposer que certains
animaux ne perç oivent pas et que leurs apparentes percep-
tions se réduisent à des affections sensorielles, non objecti-
vantes à proprement parler. Mais il restera un grand nombre
de cas difficilement éliminables, où on est manifestement en
présence de perceptions chez des ê tres manifestement non
conceptuels. Cet argument a d’ailleurs été retourné contre
Dretske lui-mê me par A. D. Smith, qui jugeait particuliè re-

1. J. SEARLE, The Rediscovery of the Mind, p. 131.


2. . Voir A. D. SMITH, « Perception and belief », p. 298, commentant
Dretske. Voir encore récemment M. G. F. MARTIN, « Perception, concepts,
and memory ». De mê me, D. DENNETT, « Seeing is believing or is it ? »,
p. 485, voit dans cette idée l’origine mê me de l’antinomie entre, d’une part,
la conception suivant laquelle la croyance perceptuelle est un état percep-
tuel et donc non inférentiel (conceptuel) et, d’autre part, celle suivant
laquelle elle est un état inférentiel et donc non perceptuel.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 214

214 Ce que voir veut dire

ment inefficace, d’un point de vue argumentatif, la maniè re


dont il annexait toute opération attentionnelle ou discrimina-
tive à la sphè re épistémique, se trouvant par là dans l’obliga-
tion ardue, pour défendre sa conception non épistémique de
la perception, de trouver des exemples de perception non
attentionnelle. N’est-il pas absurde de penser que le moineau,
du fait de son incapacité à conceptualiser, serait incapable de
discrimination attentionnelle et donc qu’il ne « remarquerait »
absolument rien de ce qui l’entoure 1 ?
De maniè re générale, la conceptualisation de l’objectivation
perceptuelle soulè ve un problè me de méthode. Car il faut
d’abord s’entendre sur la question de savoir où se situe la
charge de la preuve. Doit-on, comme le fait Dretske, s’em-
ployer à réfuter la conception conceptuelle de l’intentionnalité
au moyen d’arguments descriptifs, ou à l’inverse commencer
par la description psychologique et laisser aux partisans de la
conception conceptuelle le soin d’éliminer ou de simplifier, si
nécessaire, les distinctions obtenues par la description psy-
chologique ? Avant mê me de chercher la faille dans la concep-
tion épistémique, on devrait sans doute commencer par se
demander quels arguments plaident en sa faveur, et si elle
jouit en général d’une base descriptive suffisamment solide.
Bien que les arguments descriptifs doivent ê tre maniés avec
prudence et que le recours à l’« évidence descriptive » ait par-
fois été le meilleur moyen de justifier les thè ses les plus contes-
tables, l’idéal descriptif doit du moins nous amener, pour ainsi
dire négativement, à remettre en question certains préjugés et
certaines distinctions qui, issus du contexte philosophique et
insuffisamment justifiables par ailleurs, exerceraient une
influence contraignante sur les résultats théoriques. Avant
mê me toute discussion détaillée, on peut du moins remarquer
que la tentative visant à conceptualiser l’intentionnalité per-

1. A. D. SMITH, « Perception and belief », p. 307-308. Cette objection


n’est probablement plus valable pour les travaux plus récents de Dretske,
qui mettent en avant, précisément en vue de rendre compte d’états atten-
tionnels chez les animaux, une « attention sensorielle » (sensory awareness)
distincte de l’« attention conceptuelle » ou encore une « attention à un
stimulus » distincte de l’attention à des faits au sujet du stimulus (voir
F. DRETSKE, Naturalizing the Mind, p. 9-10, et « Perception without awa-
reness »). Pour d’autres arguments en faveur de la perception non épisté-
mique, voir le récapitulatif de J. DOKIC, Qu’est-ce que la perception ? p. 55 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 215

Le contenu perceptuel 215

ceptuelle – l’hypothè se suivant laquelle au moins une partie


du contenu intentionnel de l’expé rience perceptuelle est
nécessairement conceptuelle – va à l’encontre de l’interpréta-
tion la plus « naturelle ». Ne sommes-nous pas convaincus, à
premiè re vue, de pouvoir donner à un mê me dessin deux
« sens » différents et incompatibles, ou de pouvoir distinguer
alternativement deux figures d’un fond et les objectiver, sans
encore leur associer aucun concept ? La figure 6, par exemple,
se prê te difficilement à une interprétation selon laquelle la
différence entre les figures A et B enchevê trées serait une
différence de nature conceptuelle, ou suivant laquelle le déta-
chement objectivant d’une figure ou de l’autre correspondrait
à un concept ou à un autre :

Figure 6

De mê me, il semble facile d’opposer ici des exemples où la


discrimination n’est pas conceptuelle. Ainsi il arrive mê me à
l’artiste de distinguer deux nuances subtiles de jaune sans
disposer pour autant des concepts correspondants. John
McDowell a tenté de contrer cette objection en invoquant
des définitions ostensives 1. Incontestablement, observait-il,
l’expérience nous met fréquemment en présence de couleurs
pour lesquelles nous ne disposons pas de concept déterminé
du type de « rouge », « vert » ou « terre de Sienne », et qui sem-
blent, en ce sens, « transcender nos capacités conceptuelles ».
Mais, ajoutait-il, cela n’implique pas que l’expérience de ces
couleurs n’est pas conceptuelle. En réalité, il suffit de désigner

1. Voir J. MCDOWELL, Mind and World, p. 56-58. Voir D. BARBER,


« Holism and horizon : Husserl and McDowell on non-conceptual
content », p. 85-86.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 216

216 Ce que voir veut dire

les couleurs de ce genre par une expression de la forme « cette


nuance », qui, au moins en partie, est également conceptuelle.
Sans anticiper sur les développements ultérieurs, où cette
conception sera discutée en détail, on peut du moins noter
que le contre-argument de McDowell n’est que partiellement
relevant pour notre problè me. Si l’impossibilité de conceptua-
liser une couleur donnée implique que toute couleur donnée
n’est pas conceptualisée, en revanche la possibilité de concep-
tualiser toute couleur donnée n’implique pas que toute cou-
leur donné e est conceptualisé e. Bref, prouver que toute
couleur est conceptualisable au moins au moyen d’une défi-
nition ostensive n’est pas prouver que toute couleur – du fait
mê me d’ê tre objectivé e – est conceptualisé e au moins au
moyen d’une définition ostensive. Sans contester qu’une défi-
nition ostensive de tel jaune donné est toujours possible, je
suggérerai plus loin une autre interprétation tendant d’abord
à rapprocher les indexicaux « purs » (ceci, etc.) des noms pro-
pres et ensuite à reconnaı̂ tre aux seconds un caractè re irré-
ductiblement non conceptuel. Ce qui nous mettra sur la voie
d’une conception « non descriptiviste » d’aprè s laquelle l’in-
tentionnalité et la conceptualisation sont deux questions
mutuellement indépendantes.
La question est de savoir s’il n’est pas souhaitable, sur
ces problè mes, d’opposer au dogme de l’objectivation par
concept – à ce que Dreyfus appelle le « Mythe du mental » –
les analyses plus fines du psychologue empiriste et de distin-
guer attention et conceptualisation dans le mê me sens où le
faisait Husserl qui, au § 20 de la deuxiè me édition de la
Ve Recherche logique, observait que la matiè re intentionnelle
ne détermine pas seulement l’Als-was, ce comme quoi quelque
chose apparaı̂t, mais aussi le Was, ce qui apparaı̂t 1.

1. E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, V, B415. Voir D. J. DWYER,


« Husserl’s appropriation of the psychological concepts of apperception and
attention », qui développe ce point par un autre biais, en mettant en avant
chez Husserl un « surplus aperceptif » qui n’est pas le surplus des formes
catégoriales.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:55 - page 217

Le contenu perceptuel 217

Du problè me des contenus non conceptuels


à celui du nom propre.

La question du nom propre est appelée à jouer un rô le


stratégique pour le problè me des contenus non conceptuels.
D’abord, le nom propre est apparemment un bon moyen pour
articuler l’un à l’autre le linguistique et le non-linguistique.
Sans doute, le nom propre est quelque chose de linguistique,
quelque chose que je prononce ou écris au tableau au mê me
titre que les termes généraux, qui apparaı̂ t dans des structures
linguistiques comme des énoncés prédicatifs, etc. Cependant,
les noms propres peuvent aussi ê tre dé crits, pour le dire
de faç on imagée, comme ce qui ouvre le langage vers ce
qui est en dehors du langage, le logique vers l’extra-logique.
Selon une conception traditionnelle du moins, les noms
propres sont censés ê tre ce qui donne au langage ses objets
(extra-logiques).
En effet, si la formation d’énoncés prédicatifs simples (S est
P) et complexes (S est P ou T est Q) et mê me la constitution
de termes généraux semblent, en quelque sorte, des processus
internes au langage, auquel on peut faire correspondre des
actes logiques comme affirmer, nier, interroger, etc., on peut
penser que cette constatation ne vaut plus dans le cas des
noms propres. Quand je dis « Joseph est assis », l’acte corres-
pondant à « Joseph » n’est pas un acte logique, mais un acte
d’un autre ordre, qui donne des objets, à savoir ce qu’on
appelle traditionnellement une intuition, par opposition au
symbolique et à la « simple pensée ». Ce qui invite, comme
le disait avec profondeur Husserl dans sa VIe Recherche logique,
à « mettre sur le mê me pied » l’acte nominal et l’intuition
sensible 1. Pour le dire abruptement, tout est symbolique
dans le langage, sauf les noms propres, qui sont nécessaires
pour que le langage se réfè re au monde extra-logique – au
moyen d’actes extra-logiques. Une telle conception se trouve
par exemple au cœur de la théorie de la connaissance de
Russell, dont la clef de voû te n’est pas simplement la distinc-
tion entre connaissance par description et connaissance par
accointance, mais aussi l’idée que cette distinction épistémolo-

1. Voir E. HUSSERL, Logische Untersuchungen, VI, B158.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 218

218 Ce que voir veut dire

gique doit ê tre rabattue sur la distinction logique entre concepts


et « noms propres logiques ».
Le fait que la question du nom propre semble une voie
royale pour la question de la ré fé rence du langage au
monde extralinguistique suggè re qu’elle l’est aussi pour la
question de l’objectivation (de l’intentionnalité objectivante)
et de l’intentionnalité en général. Du mê me coup, cette ques-
tion semble permettre le passage de la sphè re du langage, du
symbolique, à celle des actes non linguistiques ou en tout cas
non symboliques, à la sphè re des intuitions et de l’expérience
au sens le plus large, par laquelle nous nous rapportons au
monde. Ces deux aspects de la question du nom propre sont
étroitement reliés à la question de savoir si le contenu inten-
tionnel est toujours de nature conceptuelle.
Pour annoncer trè s sommairement une distinction qui sera
détaillée dans la suite, on peut opposer deux attitudes possi-
bles sur cette double question du nom propre et du caractè re
conceptuel de l’intentionnalité. D’abord, on peut adopter une
attitude « descriptiviste » sensu stricto et assimiler la signification
du nom propre à un « contenu descriptif » exprimable par une
description conceptuelle. Cette premiè re attitude – dont la
version la plus radicale est certainement la tentative de Quine
visant à éliminer du langage canonique tous les noms propres
au profit des variables liées –, plaide naturellement en faveur
de l’opinion suivant laquelle l’objectivation est en dernier
ressort toujours conceptuelle, ou suivant laquelle le contenu
intentionnel est dans tous les cas de nature conceptuelle. À
l’opposé de cette conception, on trouve des « théories de la
ré férence directe » reposant sur l’idé e que sinon tous, du
moins certains noms propres ont une signification irréductible
à un contenu descriptif, ce qui suggè re qu’il existe des objec-
tivations et des contenus intentionnels non conceptuels.
Bien qu’il faille encore laisser momentanément en suspens
la question de sa compatibilité avec un descriptivisme au sens
large, comme celui défendu par Searle, la position assumée
dans les pages qui suivent est que le descriptivisme au sens
strict est erroné. L’un des motifs initiaux de cette prise de
position est le pressentiment que la question du nom propre a
partie liée avec la question de l’intuition, et que l’élimination
du nom propre risque d’engendrer un idéalisme linguistique
indéfendable. Ainsi, plus significativement que les théories de
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 219

Le contenu perceptuel 219

la référence directe, c’est l’attitude empiriste que nous oppo-


serons à l’attitude strictement descriptiviste.

Discussion de la conception conceptualiste


du nom propre.

Suivant une opinion assez répandue que j’ai qualifiée ci-


dessus de conceptualiste (j’évite ici le terme « descriptivisme »
pour distinguer cette position de celle de Searle, qui est diffé-
rente et qui sera discutée plus loin), le contenu intentionnel
serait toujours un contenu de nature conceptuelle. Il y aurait
ainsi une connexion intime et nécessaire entre l’intentionna-
lité – et, à plus forte raison, l’objectivation – et la conceptua-
lisation. Cette opinion s’enracine dans une certaine
conception remontant plausiblement à Frege et assez carac-
téristique, entre autres, des lectures fregéennes de Husserl 1,
qui tend à faire coı̈ ncider l’opposition entre sens et dénotation
avec l’opposition fregéenne entre concept (ou fonction pro-
positionnelle) et objet. Si on accepte une telle conception, en
effet, l’assimilation du contenu intentionnel – du Sinn au sens
de Husserl – au Sinn fregéen semble devoir impliquer que le
contenu intentionnel est fondamentalement un « contenu
descriptif » de nature conceptuelle.
Le soubassement explicatif est ici une certaine maniè re de
concevoir la conscience ainsi que le langage et sa réalisation
psychique, qui peut ê tre restituée sché matiquement de la
maniè re suivante. D’abord, on suppose que le sens d’une
expression donné e est le contenu intentionnel d’un acte
logique correspondant qui pourra ê tre effectif ou simplement
possible, et donc que cette expression exprime le contenu
intentionnel d’un acte logique, par exemple d’un acte d’as-
sertion, de compréhension, d’interrogation, etc. Ensuite, on
postule – c’est là une thè se centrale de Husserl, énoncée au

1. Le noè me de Føllesdal, résumait avec raison R. Sokolowski (« Inten-


tional analysis and the noema », p. 127), est « something like a concept or a
sense ». Il m’est impossible, faute d’espace, de commenter les lectures
fregéennes de Husserl, où les questions soulevées ici jouent pourtant un
rô le central. Je renvoie le lecteur aux analyses critiques que je leur ai
consacrées dans ma Théorie de la connaissance du point de vue phénoménolo-
gique, p. 147-188.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 220

220 Ce que voir veut dire

§ 124 des Idées I – qu’à tout acte non logique (percevoir, se


souvenir, etc.) on peut faire correspondre un acte logique qui
lui correspond adéquatement, c’est-à -dire de contenu inten-
tionnel identique. Si maintenant on admet, trivialement, que
tout acte logique a un sens et que tout sens est exprimable,
il en résulte alors que le contenu intentionnel de tout acte,
logique ou non, est exprimable. Adjointe à la thè se de l’in-
tentionnalité suivant laquelle tout acte psychique est pourvu
d’un contenu intentionnel, ce résultat signifie que tout acte
psychique est exprimable. Sur ces bases, il devient évidem-
ment tentant d’affirmer l’existence d’un parallélisme entre la
structure de l’intentionnalité en gé né ral (logique ou non
logique) et celle, logique, de la signification ou de l’expres-
sion. Si la différence entre expressions singuliè res et générales
est superficielle, si les noms propres sont toujours des descrip-
tions déguisées et s’il est toujours possible de leur substituer
des expressions générales, alors il devient plausible que tout
contenu intentionnel est de nature conceptuelle. Bref, la thè se
que le langage est ultimement et fondamentalement concep-
tuel semble alors un argument convaincant pour affirmer que
la vie psychique dans son ensemble est conceptuelle.
Pourtant, les conceptions de ce genre se révè lent particuliè -
rement problématiques. De maniè re générale, elles me parais-
sent renfermer trois groupes plus importants de difficultés.
Naturellement, un premier groupe de difficultés est lié au
fait que, du moins prima facie, il existe des expressions non
générales. Si nous admettons l’idée que, au moins dans cer-
tains cas, le contenu intentionnel d’un acte est exprimable et
qu’il est alors identique à la signification de l’expression cor-
respondante, il est tentant d’en inférer ceci : le nom propre est
une expression singuliè re (non conceptuelle) qui a, comme
telle, une signification singuliè re qui peut servir de contenu
intentionnel à des actes d’un certain type, non conceptuels,
que la tradition appelle des intuitions. Ce qui aurait pour
consé quence que l’intentionnalité ne serait pas toujours
conceptuelle. Pour ce motif, il semble qu’une condition
pour que la conception décrite soit défendable soit sinon
l’élimination, du moins la réinterprétation de nombreuses
expressions comme les noms propres et les indexicaux.
C’est pourquoi cette conception va souvent de pair avec
l’opinion d’aprè s laquelle les expressions entiè rement ou par-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 221

Le contenu perceptuel 221

tiellement singuliè res, comme les noms propres et les indexi-


caux, seraient analysables entiè rement, sans reste en termes
généraux.
Une deuxiè me difficulté, souvent relevée, est que la notion
de capacité conceptuelle semble exagérément restrictive pour
rendre compte de l’intentionnalité et de l’objectivation en
général. Il semble déraisonnable de priver indistinctement
d’intentionnalité tous les ê tres dé pourvus de capacité s
conceptuelles et donc, vraisemblablement, la plupart des ani-
maux. De plus, comme on l’a vu, la question du voir non
conceptuel chez l’humain ne semble pas réglée définitivement.
La troisiè me série de difficultés concerne le sens mê me de la
conception conceptualiste du nom propre. En affirmant la
possibilité d’éliminer les noms propres en leur substituant
des descriptions, on peut d’abord vouloir dire que le nom
propre et la description sont équivalents ou qu’ils ont la
mê me dénotation. Mais par là on ne dit encore rien sur un
éventuel sens du nom propre, différent de sa dénotation. Or,
quand on s’intéresse au contenu intentionnel, par exemple
d’un acte d’affirmation, on s’intéresse à ce qui est affirmé et
sera ensuite compris, rapporté, etc., c’est-à -dire justement au
sens de l’affirmation. Il semble donc difficile d’établir la thè se
« tout contenu intentionnel est conceptuel », ou mê me plus
restrictivement « tout contenu intentionnel d’un acte logique
est conceptuel », en partant de la relation d’é quivalence
logique (ou de différence objective) entre un nom propre et
sa description définie. Ce dont nous aurions besoin, c’est de la
contrainte plus forte d’une relation de synonymie (ou de dif-
férence intentionnelle) entre les deux expressions.
Essayons de formuler les choses plus clairement. Que veut-
on dire au juste quand, pour reprendre l’exemple célè bre de
Frege, on déclare que le sens du nom propre « Kepler » est « le
découvreur de la forme elliptique des orbites planétaires » ? On
ne peut visiblement pas se borner à répondre que la descrip-
tion, ici, est équivalente (c’est-à -dire substituable salva veri-
tate) au nom propre. Ce qu’on veut dire par là , c’est plutô t
que le sens exprimé par le nom propre est exprimable égale-
ment par la description, ou encore que les deux expressions
sont synonymes et que l’une peut donc ê tre substituée à
l’autre non seulement salva veritate, mais salvo sensu. C’est
naturellement à cette seule condition qu’on pourra dire que la
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 222

222 Ce que voir veut dire

description « le découvreur de la forme elliptique des orbites


planétaires » est une meilleure expression du sens du nom
propre « Kepler », qui doit donc lui ê tre substituée, etc.
Toutefois, il faut aussi envisager la possibilité que plusieurs
descriptions – qui peuvent se rapporter les unes aux autres
d’aprè s des relations de tout à partie – correspondent au
mê me nom propre, comme dans le cas où « le découvreur
de la forme elliptique des orbites planétaires » et « l’auteur
d’un ouvrage intitulé Astronomia nova et publié en 1609 »
correspondent au mê me nom propre « Kepler ». Seulement,
le problè me est ici que les deux descriptions ne signifient pas la
même chose – sinon l’énoncé « Kepler a découvert la forme
elliptique des orbites planétaires et a écrit un ouvrage intitulé
Astronomia nova et publié en 1609 » ne nous apprendrait rien
de plus que « Kepler a découvert la forme elliptique des orbites
planétaires ». Or, la relation de synonymie étant transitive, on
voit mal comment deux expressions de sens différents pour-
raient ê tre synonymes d’une mê me troisiè me expression. À
supposer un nom propre de sens S1 ainsi que deux descrip-
tions différentes exprimant deux sens S2 et S3 de telle maniè re
que S2 = S3, il est certain qu’on peut d’emblée exclure la
possibilité que S2 = S1 = S3.
Il existe au moins deux moyens d’écarter cette difficulté.
D’abord, on peut considérer que les descriptions n’expriment
qu’une partie du sens du nom propre, qui doit ê tre défini
comme un contenu descriptif composé de plusieurs faisceaux
de concepts. Ensuite, le nom propre peut ê tre défini comme
une expression équivoque. Si deux descriptions sont de « meil-
leures » expressions que le nom propre correspondant, c’est
précisément aussi parce que celui-ci est une expression équi-
voque qui peut certes se référer au mê me objet dénoté par les
deux descriptions, mais à laquelle nous associons néanmoins
deux sens différents. C’était là , plausiblement, le point de vue
de Frege lorsqu’il parlait du sens comme d’un « mode de
donation » (Art des Gegebenseins) de l’objet : un nom propre
identique peut exprimer des sens différents pour autant qu’il
est proféré, compris, etc., dans des actes différents, pourvus
de contenus intentionnels différents mais se rapportant à un
objet identique.
Ces deux solutions sont-elles satisfaisantes ? La premiè re
est certes plausible d’un point de vue ontologique ou méta-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 223

Le contenu perceptuel 223

physique, où on peut bien tenter de caracté riser l’objet


comme un faisceau de proprié tés ou de tropes. Mais sa
transposition sur le plan des contenus intentionnels est
peu convaincante. Supposons que deux individus se com-
prennent adéquatement en usant d’un mê me nom propre
avec deux contenus intentionnels différents S1 et S2, expri-
mables par deux descriptions différentes D1 et D2 : l’énoncé
mê me de ce cas stipule que le contenu intentionnel, dans
les faits, n’est pas un composé de S1 et de S2. Si on décide
d’identifier le contenu intentionnel au sens d’une des deux
descriptions correspondantes, alors il n’est pas seulement
é trange, mais il est tout simplement faux de dire que le
contenu intentionnel de chacun des deux sujets est un fais-
ceau dont S1 et S2 seraient des parties.
La seconde solution ne paraı̂ t pas plus satisfaisante. Il est
vrai que l’équivalence de plusieurs expressions s’accompagne,
dans un grand nombre de cas, de différences sémantiques, et
qu’on peut parler, en ce sens, d’une identité de l’objet pour
des significations différentes. Mais cette constatation est-elle
généralement valable pour les noms propres ? Supposons le
cas où deux sujets s’entretiennent d’un mê me personnage
fictif, mettons Hermè s, en lui rattachant deux descriptions
dé finies diffé rentes « la divinité grecque associé e au com-
merce » et « la divinité grecque qui protè ge les voyageurs ».
Ces deux descriptions ne sont visiblement pas synonymes.
Mais alors, où réside l’identité du nom propre, qui fait que
les deux sujets parlent du même Hermè s ? Elle ne réside assu-
rément ni dans l’objet – puisque la représentation « Hermè s »
est tout simplement dépourvue d’objet –, ni dans le sens des
deux descriptions – puisqu’elles ont précisément un sens dif-
férent. Cette identité d’Hermè s ne peut résider nulle part
ailleurs que dans le contenu intentionnel des deux représentations
en tant qu’il est, précisément, distinct du sens des deux descrip-
tions correspondantes. Le cas des noms propres désignant des
objets fictifs tend à faire apparaı̂tre une univocité du nom
propre qui n’est pas explicable à partir de la pluralité des
descriptions correspondantes, et ainsi à nous détourner de
l’interpré tation du contenu intentionnel en termes de
« contenu descriptif ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 224

224 Ce que voir veut dire

Ces trois séries de difficultés nécessitent sans doute des


aménagements considérables de la théorie, auxquels les par-
tisans du descriptivisme sensu stricto ont déjà consacré d’im-
portants efforts. Mais notre stratégie est différente. Avant
mê me de chercher un moyen de résoudre ces difficultés, il
convient de se demander ce qui justifie une conception si
problé matique ainsi que les efforts en vue de la rendre
moins problématique. Ma conviction est que l’enjeu n’en
vaut pas la peine, que les difficultés citées sont peut-ê tre
insurmontables et que, si elles sont surmontables, il existe
néanmoins d’autres modè les qui sont descriptivement meil-
leurs et moins problématiques, donc préférables.
On pourrait, à mon avis, citer au moins trois séries d’argu-
ments en faveur de la conception conceptualiste du nom
propre et de l’intentionnalité en général. 1. Il semble d’abord
possible d’étayer la thè se du caractè re conceptuel de l’inten-
tionnalité au moyen d’arguments de nature logique. L’idée
d’une ré ductibilité des noms propres à des descriptions
– sous sa forme généralisée chez Quine : tout énoncé de la
forme « ... a... » peut ê tre remplacé par un énoncé canonique
de la forme « il existe au moins un x tel que ... x... et que x est
identique à a », où « est identique à a » est interprété comme un
terme général – ne signifie-t-elle pas que les noms propres
sont superflus et que, telle qu’elle est exprimée linguistique-
ment, la référence en général ne nécessite rien d’autre que des
variables liées ?
2. Un deuxiè me argument possible est que certaines
conceptions qu’on oppose usuellement à la conception fre-
géenne présentent d’importantes faiblesses, auxquelles il ne
semble pas possible de remédier de maniè re satisfaisante.
Suivant ces conceptions – qu’on peut regrouper sous l’inti-
tulé de monisme phénoménologique et auxquelles se rattachent,
de prè s ou de loin, des positions comme le monisme psy-
chophysique de Mach, le monisme des gestaltistes de la
seconde génération et la phénoménologie de Gurwitsch –,
l’introduction d’un contenu intentionnel distinct du contenu
psycho-réel est une adjonction superflue qui n’est pas justi-
fiable sur la base des seules donné es phé nomé nales. La
notion mê me de contenu intentionnel et du mê me coup la
dualité du psycho-réel et de l’intentionnel devraient ainsi
ê tre é liminé es au profit de la seule ré alité phé nomé nale
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 225

Le contenu perceptuel 225

avec ses configurations, tout le reste reposant – pour parler


comme les gestaltistes – sur une « hypothè se de constance » non
scientifique. Mais cette maniè re de concevoir l’expérience, on
l’a vu, révè le rapidement ses limites et semble devoir aboutir à
un constat d’échec. C’est pourquoi j’ai préféré défendre, au
chapitre I, un dualisme phénoménologique préservant intégra-
lement la distinction du psycho-réel et de l’intentionnel. L’ar-
gument en question est cependant plus restrictif. Il consiste à
inférer, de l’impossibilité avérée de réduire l’intentionnalité
expériencielle au percept, la nécessité de maintenir une couche
non perceptuelle et donc conceptuelle de l’expérience.
3. Le troisiè me groupe d’arguments, qui est d’ordre épisté-
mologique et qu’on doit à Davidson, concerne la justification
des jugements empiriques. Pour l’essentiel, il repose sur l’idée
d’une différence irréductible entre, d’une part, la relation d’ex-
périence entre le monde et l’esprit, qui est causale, et, d’autre
part, la relation logique unissant une proposition à une autre
proposition. En croyant que des jugements empiriques
peuvent ê tre fondés directement dans le donné expérienciel,
dans des percepts, les partisans du « Mythe du donné » se
rendraient coupables d’une confusion entre ces deux types
de relation. En réalité, une proposition ne peut ê tre fondée
que dans une autre proposition ; le conceptuel, l’« é pisté -
mique » n’est susceptible d’aucune autre fondation que
conceptuelle ou épistémique. En conséquence, il est erroné
de croire que nos théories renfermeraient des expressions
pourvues d’un contenu perceptuel, et toutes nos croyances
sont au contraire exclusivement et inté gralement concep-
tuelles.
Mon opinion est qu’aucun de ces arguments n’est décisif
sur la question des contenus non conceptuels.
Le premier type d’argument est sans doute le moins
convaincant. On peut d’abord penser que, considé rée en
soi, la preuve que tout nom propre peut ê tre remplacé par
une description ne nous ferait guè re progresser dans la réso-
lution de notre problè me, dans la mesure où l’intersubstitua-
bilité de deux expressions A et B ne nous dit pas encore si A
doit ê tre substitué à B ou, inversement, si B doit ê tre substitué
à A. Ensuite, les arguments de ce type font apparaı̂ tre à
nouveau la deuxiè me difficulté é numé ré e plus haut, qui
concernait la relation d’équivalence.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 226

226 Ce que voir veut dire

Le deuxiè me argument suscite deux objections générales.


D’abord, il renferme quelque chose comme une pétition de
principe. On suppose que la réfutation du monisme phéno-
ménologique implique la conception conceptualiste de l’in-
tentionnalité, ou encore que, si aucun contenu intentionnel
n’est un percept, alors tout contenu intentionnel est concep-
tuel. Or c’est précisément cette opposition exclusive du per-
cept et du concept qui est sujette à caution et que je remets en
question contre la conception conceptualiste. On verra plus
loin en quel sens la mê me remise en question est également
trè s caractéristique de la théorie de l’intentionnalité de Searle,
à qui je suis redevable sur ce point. Ensuite, le mê me argu-
ment semble reposer sur une certaine confusion entre
« contenu perceptuel » et « percept ».
Ces deux contre-arguments se ramè nent aux considéra-
tions suivantes. En premier lieu, il est plausible que le carac-
tè re conceptuel ou général n’est pas nécessairement coextensif
à l’idéalité, ou encore que rien n’empê che le contenu inten-
tionnel d’ê tre à la fois singulier et idéal (voir supra, p. 209-
210). Ensuite, il faut encore distinguer entre, d’une part, le
fait qu’un contenu intentionnel soit singulier au sens où ce qui
apparaı̂t est singulier et, d’autre part, le fait que le contenu
intentionnel serait individuel au sens où la partie « intention-
nelle » de l’acte concret, de l’apparaı̂tre, serait réductible à un
percept composant l’apparaı̂tre lui-mê me. L’hypothè se que
certains contenus intentionnels sont singuliers signifie que
ce qui apparaı̂t apparaı̂t avec un caractè re de singularité ,
voire avec l’indice « perç u » : mais elle n’implique pas que
ces contenus doivent ê tre décrits in modo recto comme des
percepts. Quand nous disons que le contenu intentionnel
est idéal, nous voulons dire, par exemple, qu’il est itérable
ad infinitum dans une pluralité d’actes concrets possibles, qu’il
se rapporte à ceux-ci comme une partie abstraite à son
concretum, etc. Cette caracté risation est donc directe (in
modo recto) et réflexive ; elle a trait, sur le mode du « discours
direct », à l’acte concret et à ses propriétés, y compris ses
propriétés appartenant à la « matiè re intentionnelle » comme
les propriétés « de Louis » ou « d’une fleur ». En revanche, bien
qu’elle soit, elle aussi, une caractérisation réflexive concernant
le contenu intentionnel de l’acte, la caracté risation d’un
contenu comme singulier ou comme conceptuel est une
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 227

Le contenu perceptuel 227

caractérisation in modo obliquo, qui concerne la structuration


intrinsè que du contenu intentionnel, c’est-à -dire la maniè re
dont ce qui apparaı̂t, le « repré senté en tant que tel », est
ordonné en parties. Ces deux caractè res ne se situent donc
pas sur le mê me plan. Mê me à supposer que « ne pas ê tre
perceptuel » impliquerait toujours « ê tre conceptuel » et inver-
sement – ce qui me semble incorrect –, la réfutation de la thè se
du caractè re irréductiblement perceptuel du contenu inten-
tionnel (au sens des gestaltistes) ne serait pas un argument en
faveur de la thè se du caractè re conceptuel du contenu inten-
tionnel. Mê me dans cette hypothè se, le fait de ne pas ê tre un
percept, une « apparition » individuelle, n’impliquerait pas que
le contenu est conceptuel, et l’on ne pourrait exclure la pos-
sibilité qu’il existe des contenus perceptuels (in obliquo) qui
soient idéaux, c’est-à -dire de nature non perceptuelle (in
recto).
Le troisiè me type d’argument sera discuté un peu plus loin,
quand nous discuterons les positions de John McDowell. Dans
l’immédiat, on peut se limiter aux remarques suivantes. De
maniè re générale, j’estime que l’argument n’est pas du tout
concluant et mê me qu’il présuppose ce qui demande à ê tre
démontré. D’abord, je concè de sans réserve que la relation de
justification est une relation « logique », au moins au sens où
elle est intrinsèque au sens intentionnel et où elle ne peut donc
pas ê tre ramenée à une relation causale entre le monde phy-
sique et la conscience connaissante. Seulement, cette conces-
sion n’implique le caractè re conceptuel du contenu justifiant
que si on présuppose que tout sens intentionnel est concep-
tuel. En effet, si un contenu intentionnel peut au contraire ê tre
« perceptuel » au sens suggéré plus haut – à savoir au sens où il
est, à plus forte raison, un contenu irréductiblement singulier
exprimable par un nom propre qu’il n’y a pas lieu de réduire à
un terme général –, alors rien n’empê che que ce contenu soit
tout à la fois justifiant et relié aux contenus justifiés au moyen
de relations « logiques », non causales. Telle est, précisément, la
conception défendue ici : le nom propre exprime un contenu
qui, pour ê tre irréductiblement singulier, non conceptuel, n’en
est pas moins intrinsèque à la sphè re du sens.
Ces contre-arguments montrent clairement que la concep-
tion conceptualiste repose, dans une mesure prépondérante,
sur une conception discutable de l’opposition du perceptuel
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 228

228 Ce que voir veut dire

et du conceptuel, qui tend soit à confondre percept et contenu


perceptuel, soit à exclure péremptoirement tout moyen terme
entre percept et contenu conceptuel.
Il n’est pas surprenant que McDowell, s’interrogeant sur
ces problè mes et optant pour le conceptualisme au sens fixé
plus haut, ait ressenti une proximité avec Kant. Bien que la
conception kantienne soit peut-ê tre plus riche dans la
mesure où elle fait jouer un rô le important aux représenta-
tions intuitives, dans lesquelles on peut voir quelque chose
d’analogue aux noms propres, il y a au moins deux présup-
posés typiquement kantiens dans les conceptions qui tendent
à conceptualiser l’objectivation. Un premier présupposé est
l’opposition exclusive du perceptuel et du conceptuel : si ce
n’est pas perceptuel, alors c’est conceptuel, et inversement.
On peut du moins relever le fait que Kant fait coı̈ ncider
l’opposition traditionnelle du sensible et de l’intelligible
avec l’opposition de la représentation sensible et du concept,
ce qui disqualifierait d’emblé e l’idé e d’une signification
idéale du nom propre qui soit non conceptuelle. Ensuite,
l’idée que la constitution de l’objet passe par le concept est
elle-mê me caractéristique de l’approche de Kant. Ce dernier
commenç ait par caractériser le jugement comme un rapport
entre des représentations, à savoir comme un rapport entre
un concept sujet et un concept prédicat (jugement catégo-
rique), entre des concepts résultant de la division d’un mê me
concept (jugement disjonctif), etc. Mais ce premier pas,
« logico-formel », lui semblait insuffisant dans sa quê te
d’une logique transcendantale, c’est-à -dire d’une thé orie
du jugement capable de rendre compte de la validitéobjective
du jugement. Un second pas était nécessaire pour rapporter
le jugement à son contenu objectif. Or ce qui est remar-
quable, chez Kant, c’est que la relation de détermination
unissant un jugement à son contenu objectif semble pensée
sur le modè le de la relation prédicative unissant le concept
prédicat au concept sujet, à savoir comme la subsomption
d’une repré sentation intuitive sous le concept sujet, le
concept prédicat se rapportant dè s lors au contenu objectif
par l’intermédiaire du concept sujet. Ce fait explique en
partie pourquoi Kant voyait dans le concept une condition
nécessaire de l’objectivation, et pourquoi il qualifiait de posi-
tion aussi bien la détermination objective d’un concept (x est
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 229

Le contenu perceptuel 229

une fleur) que la relation prédicative entre deux concepts (la


fleur est rouge) : la premiè re est la position « absolue » d’un
objet sous le concept, la seconde est la position « relative » par
laquelle un concept prédicat est mis en relation avec un
concept sujet.

Indépendance de la question de l’intentionnalité envers


la question de la conceptualité.

L’interprétation conceptualiste du nom propre est selon


moi un cas particulier d’une confusion plus générale entre
la problématique du sens intentionnel et celle de la concep-
tualité. Sans doute, les deux problématiques sont à premiè re
vue assez semblables. Dans l’exemple du canard-lapin de
Jastrow, la Sinngebung intentionnelle signifie que le dessin
est saisi comme lapin et non comme canard, ou comme le dessin
d’un lapin et non comme le dessin d’un canard. Le « comme »
n’indique-t-il pas en mê me temps la présence d’un sens inten-
tionnel et celle d’une propriété (ê tre un lapin, ê tre le dessin
d’un lapin) exprimable par un terme gé né ral ? De mê me
qu’un concretum sensible est perç u comme fleur, c’est-à -dire
avec le sens intentionnel « fleur », de mê me une fleur est
perç ue comme rouge, c’est-à -dire avec la proprié té d’ê tre
rouge, etc. Mais ces frappantes similitudes ne doivent pas
nous induire en erreur. Bien que de telles observations puis-
sent indiquer l’existence d’une réelle parenté entre le fait de
viser intentionnellement quelque chose et le fait de lui associer
un concept – ou, ontologiquement, une propriété –, il semble
difficile d’en tirer argument pour défendre le conceptualisme
sans commettre une pétition de principe. Plus encore, il est
franchement douteux que le « comme » ait le mê me sens
quand on dit qu’un concretum est visé comme Vénus et que
Vénus apparaı̂t comme se levant la premiè re. C’est une chose
de dire que Vénus possè de la propriété de se lever la premiè re
et la propriété de se coucher la derniè re, et c’en est une autre
de dire que le sens du nom propre Vénus est ce que signifient
les expressions « étoile du matin » et « étoile du soir ». Mes
affirmations concernant le sens du nom « Vénus » engagent
l’existence d’un acte psychique, voire celle d’un sens existant
en soi dans un monde logique platonicien, etc. Mais mes
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 230

230 Ce que voir veut dire

affirmations concernant les proprié tés de Vé nus engagent


l’existence d’objets dans le monde physique où existe la
planè te Vénus. Ainsi, le sens intentionnel du nom propre
« Vénus » n’existe pas dans l’objet Vénus comme y existe la
propriété de se lever la premiè re. S’il doit ê tre quelque chose
comme une propriété, alors ce n’est assurément pas au sens
où « se lever la premiè re » est une propriété de Vénus, mais au
plus, et jusqu’à un certain point, au sens d’une propriété de
l’acte psychique correspondant. C’est pourquoi l’affirmation
que je vois Vénus peut ê tre comprise en un sens pleinement
compatible avec l’hypothè se de l’inexistence de Vénus, ce qui
n’est pas le cas de l’affirmation que Vénus se lè ve la premiè re.
La distinction peut ê tre rendue plus sensible et plus claire de
la maniè re suivante. Supposons que je porte un regard
entiè rement irréfléchi sur un objet physique devant moi (A)
avec une certaine propriété B : par exemple je vois la fleur
comme rouge. Ce voir est conceptuel, au sens où « comme
rouge » est exprimable par un terme général dans un énoncé
comme « la fleur est rouge ». Ensuite, dans l’optique concep-
tualiste, on suppose qu’il en va de mê me, par exemple, pour la
constitution intentionnelle de A : j’appréhende intentionnel-
lement un donné d quelconque, par exemple visuel, comme A,
de telle maniè re que l’intention objectivante soit exprimable
par l’énoncé « d est A », où le sens intentionnel « A » est concep-
tuel comme l’était le concept « rouge ». Mais le parallélisme est-
il pleinement légitime ? Dans les deux cas, le « comme » indique
la présence d’un concept, mais cela suffit-il pour conceptualiser
le contenu intentionnel ? L’énoncé « je vois que A est B » – ou
« je vois A comme B » – signifie que je vois une propriété
B « dans » le substrat A, par exemple le
rouge dans la fleur, ce qui m’habilite, par exemple, à émettre
le jugement que A est B, exprimable dans un énoncé où « B »
est un terme général. Seulement, il n’en va pas de mê me dans
l’énoncé « je vois d comme A » compris au sens indiqué plus
haut. Ici, « comme A » indique certes encore la présence d’un
concept, mais que signifie ce concept ? L’énoncé veut dire, en
réalité, que j’appréhende d de telle maniè re que le contenu
intentionnel de mon voir soit « de A ». Mais le voir en question
n’est pas plus un voir de d qu’un voir du contenu intentionnel
« de A » : il est un voir dont le contenu intentionnel est « de A »,
c’est-à -dire un voir qui peut ê tre vu réflexivement comme un voir
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 231

Le contenu perceptuel 231

pourvu d’une certaine propriété « de A ». Or le fait que le voir


réflexif du voir de A soit conceptuel, à savoir me le fasse voir
comme un voir de A, ce fait n’implique pas que le voir de A est
lui-mê me conceptuel.
En résumé, la conception conceptualiste semble reposer
sur une confusion entre deux registres essentiellement diffé-
rents : le registre de l’acte irréfléchi et de son expression, et
celui de la réflexion sur l’acte irréfléchi (avec son contenu
intentionnel) et de son expression. Dans le premier cas, le
voir de A comme B est conceptuel. Dans le second, le voir de
d comme A est non conceptuel mais peut ê tre objectivé dans
un nouvel acte, réflexif, qui est conceptuel. Le voir de A
comme B voit B « dans » A, mais le voir de d comme A ne
voit pas A du tout : celui-ci n’est pas l’objet du voir, mais
une certaine propriété « de A » du voir, qui ne peut ê tre vue
que dans un autre acte, réflexif, qui objective le voir de d
comme A.
En réalité, la situation est néanmoins un peu plus com-
plexe. Si ce qui précè de est exact, une importante source de
confusions sur ces questions est l’ambiguı̈té du « comme ». Il
semble que ce dernier terme, pour se limiter à ce qui touche
directement notre problè me, puisse recevoir au moins trois
significations distinctes. D’abord, il y a les cas où « comme » a
un sens purement non ré flexif. Par exemple : c’est lé ger
comme une plume. Ensuite, on l’a vu, le « comme » peut
signifier la présence d’un contenu intentionnel quelconque,
conceptuel ou non conceptuel. Dans le cas où l’acte est un
voir conceptuel, qui correspond à une propriété ou à un état
de choses, le voir est conceptuellement « articulé » de telle
maniè re que le contenu intentionnel m’apparaı̂t dans la pure
réflexion comme conceptuel, sans que soit posée la question
de savoir si cette structuration conceptuelle correspond à une
structuration conceptuelle dans l’objet.
Enfin, le « comme » possè de souvent un sens hybride, à la
fois réflexif et irréfléchi, dans des formulations comme « ceci
apparaı̂t, se donne, est vu comme A », « ce A apparaı̂t comme
B » (ou « ceci apparaı̂t comme A et comme B »), qui peuvent
ê tre explicitées de la maniè re suivante : d’une part, ceci est A,
possè de la propriété A, qui est vue (ou visible) ; d’autre part,
ceci est A et B, possè de les propriétés A et B, qui sont vues (ou
visibles). Ici, la propriété comme son inhérence à l’objet sont
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 232

232 Ce que voir veut dire

vues de maniè re irréfléchie, mais la caractérisation de la pro-


priété comme vue ou visible est réflexive, réclamant dè s lors
un acte nouveau. Dans ces cas, le « comme » présente une
ambiguı̈ té ontologico-intentionnelle, car la dé terminité
conceptuelle qualifie en mê me temps l’objet vu (ceci est A,
ceci est A et B) et le contenu intentionnel du voir (« A » m’ap-
paraı̂t « dans » ceci, c’est-à -dire : « de A » est une partie du
contenu intentionnel de l’acte, ou : tel ou tel acte possè de la
propriété « de A », etc.). L’ambiguı̈té apparaı̂t clairement dans
la notation complexe et plus précise suivante, qui mê le des
éléments de re à des éléments de dicto : ceci a la propriété d’ê tre
A (donc il existe un objet qui a la propriété d’ê tre A) (de re), et
il (est possible qu’il) existe un acte psychique d’un certain
type, un voir, dont le contenu intentionnel est « de A » ou la
proposition <ceci est A>, etc. (de dicto). Comme on voit,
« A » n’a pas le mê me sens d’un cô té et de l’autre. C’est en
raison d’ambiguı̈tés de ce type que de telles formulations
engendrent des paradoxes, par exemple dans le cas de per-
ceptions trompeuses : de la proposition <ceci m’apparaı̂t
comme A>, je ne peux pas toujours inférer qu’il existe un
objet qui m’apparaı̂t comme A.

De maniè re générale, je pense qu’on pose inadéquatement


le problè me lorsqu’on estime que la charge de la preuve
incombe au partisan des contenus irré ductiblement non
conceptuels, qui serait dans l’obligation de produire des
exemples de voir non conceptuel, etc. La nature mê me du
problè me réclame selon moi qu’on procè de en sens inverse.
L’expérience atteste l’existence de contenus non conceptuels,
dont il revient au conceptualiste d’établir la réductibilité à
des contenus conceptuels. Là où les arguments viennent à
manquer, c’est-à -dire là où l’on n’a pas établi que l’expérience
était trompeuse ou insuffisante, nous en resterons, par défaut,
à l’attestation par l’expérience.
Néanmoins, deux arguments plus significatifs plaident en
faveur de la conception que je viens d’exposer. Le premier est
que les formulations avec « comme » n’engagent pas les mê mes
existences d’un cô té et de l’autre. Comprise au sens du
contenu intentionnel, la proposition « je vois d comme A »
signifie que mon voir a « de A » pour contenu intentionnel,
et son assertion engage seulement l’existence de cet acte.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 233

Le contenu perceptuel 233

C’est pourquoi elle est compatible avec l’assertion qu’il


n’existe aucun objet qui est A : par exemple, je peux voir un
spectre hallucinatoirement, etc. En revanche, l’assertion de A
comme B, du moins si on la comprend in modo recto, engage
l’existence de A et est incompatible avec l’assertion de son
inexistence. Le second argument, qu’on pourrait qualifier
d’antiphénoménaliste, est que la relation entre un donné expé-
rienciel d abstrait de son contenu intentionnel et ce contenu
intentionnel n’est certainement pas réductible à celle unissant
un concept à son argument ou à un autre concept, ni encore
moins à celle unissant l’objet de l’acte auquel appartient d aux
propriétés affectant cet objet. Bien qu’il puisse par ailleurs
devenir secondairement l’objet d’un nouvel acte, réflexif, le
donné d déterminé par le contenu intentionnel « de A » n’est
pas du tout un objet de l’acte irréfléchi, mais bien quelque chose
d’immanent à cet acte. Dire qu’un matériau sensoriel est déter-
miné intentionnellement, doté d’un contenu intentionnel « de
A » qui l’« oriente » intentionnellement, ce n’est pas du tout
dire que ce matériau sensoriel serait A ou qu’il posséderait la
propriété A. Ce ne sont pas les sensations ni les vécus – à
savoir des parties d’actes psychiques – qui sont fleur, rouge ou
fleur rouge, mais c’est un objet dans le monde.
L’argumentation qui précè de touche le cœur mê me du
problè me des contenus non conceptuels. Cependant, sa
portée réelle ne doit pas ê tre surestimée. Sans doute, il est
important de noter que les conclusions qu’elle induit sont plus
générales que les seuls problè mes engendrés par le nom propre
et son interprétation conceptualiste. De maniè re suggestive,
nous avons par là dissocié l’intentionnalité de l’in-formation
conceptuelle, le contenu intentionnel du contenu conceptuel,
en sorte que nous pouvons maintenant considérer ces pro-
blè mes comme indépendants l’un de l’autre. Mais précisé-
ment, nous n’avons pas plus établi la possibilité d’un voir non
conceptuel que son impossibilité. Ce que nous avons tenté
d’établir, au contraire, c’est que la question de la nature du
contenu intentionnel est indé pendante de celle de savoir
si tout acte est conceptuel, in-formé conceptuellement. L’idée
sous-jacente est qu’on peut trè s bien défendre l’idée que toute
perception (ou toute perception humaine) est déterminée
conceptuellement, mais que cela ne nous éclairera en rien
sur la nature du contenu intentionnel en général. Autrement
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 234

234 Ce que voir veut dire

dit, le caractè re d’intentionnalité est essentiellement indépen-


dant du caractè re conceptuel, et cela resterait vrai mê me si on
apportait la preuve que tout acte intentionnel est conceptuel.
Si tous les actes intentionnels devaient ê tre conceptuels, ce
serait pour d’autres raisons qu’en raison de leur caractè re
intentionnel, car la pré sence d’un « comme » indiquant
qu’il y a un contenu intentionnel n’implique pas – et, à plus
forte raison, n’est pas identique à – la présence d’un « comme »
indiquant qu’il y a un contenu conceptuel.
On pourrait formuler les choses autrement en disant que
la structuration conceptuelle est au mieux – c’est-à -dire : si
on ne voit pas en elle une structuration objective – un certain
caractè re affectant le contenu intentionnel, mais que la struc-
ture de l’intentionnalité – ce que signifie ê tre doté d’un
contenu intentionnel – est un caractè re affectant l’acte psy-
chique dans son ensemble, et qui représente donc une étape
antérieure et plus élevée du questionnement. Ainsi, au lieu
d’affirmer que toute intentionnalité est conceptuelle, puis
d’en inférer qu’un voir (supposé intentionnel) non conceptuel
est impossible et que le « voir » animal n’est pas un véritable
voir, il est meilleur de partir de l’intentionnalité en général,
du voir intentionnel en général, puis de soulever séparément
la question de savoir si tout voir est conceptuel. Cette marche
à suivre est descriptivement plus féconde et plus sincè re.
De cette maniè re, en effet, l’attestation par l’expérience de
l’existence d’un voir non conceptuel ne nous oblige ni à le
disqualifier, ni à chercher à l’embrigader de force à titre de voir
conceptuel en un sens modifié, mais simplement à considérer
la possibilité d’un voir intentionnel et non conceptuel.

Traits sui-référentiels (Searle).

Les analyses qui précè dent, en dissociant la question de


l’intentionnalité de celle de la conceptualité, nous orientent
résolument vers une théorie non descriptiviste de l’intention-
nalité. Mais encore faut-il comprendre précisément ce qu’on
entend par descriptivisme. J’ai distingué plus haut un concept
étroit de descriptivisme, que j’ai intitulé conceptualisme, en
réservant la possibilité qu’une théorie du nom propre ou de
l’intentionnalité soit descriptiviste (au sens large) mais non
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 235

Le contenu perceptuel 235

conceptualiste. À premiè re vue, rien n’empê che que les noms


propres soient déclaré s ré ductibles à des descriptions qui
elles-mê mes ne seraient pas inté gralement conceptuelles,
mais présenteraient par exemple des composantes ostensives
irré ductibles. Cette position est celle dé fendue par John
Searle. Bien qu’il se prononce sans ambiguı̈ té pour le descrip-
tivisme, ce serait une erreur d’annexer sa théorie de l’inten-
tionnalité à ce que j’ai appelé plus haut le conceptualisme. En
réalité, Searle reconnaı̂ t pleinement la possibilité de contenus
non conceptuels, particuliers. Par exemple, un énoncé de
perception comme « la fleur est odorante » exprime un
contenu qu’on peut représenter au moyen de la notation
descriptive suivante : exp vis (la fleur est odorante, le fait
que la fleur est odorante cause ma perception), où la seconde
partie de la parenthè se correspond à un élément non concep-
tuel.
De maniè re en somme assez curieuse, Searle associe étroi-
tement la non-conceptualité et la sui-référentialité. Il regroupe
ainsi les éléments non conceptuels de l’expérience en deux
classes : il y a d’abord des éléments sui-référentiels de type
causal, ensuite des éléments sui-référentiels de type indexical.
Dans les deux cas, nous sommes en présence de composantes
du contenu qui font directement intervenir les conditions de
réalisation de l’acte. Dans le cas des traits sui-référentiels
causaux, la sui-référence porte sur l’expérience elle-mê me :
par exemple, la perception que la fleur est odorante n’est
une perception qu’à la condition que le contenu intentionnel
lui-même renferme une clause spécifiant que ma perception est
causée par le fait que la fleur est odorante. Dans le cas des
indexicaux, la sui-référence porte sur les conditions d’énon-
ciation : par exemple « je » correspond à celui qui parle, « main-
tenant » au moment où il parle, etc.
Cette maniè re de voir est intimement reliée à la question
des noms propres. Searle estime que celle-ci doit ê tre résolue
exclusivement en termes descriptivistes, mais que cela n’im-
plique aucun conceptualisme au sens adopté ici. C’est pour-
quoi il insiste avec force, au chapitre IX de son ouvrage
Intentionnalité de 1983, sur le fait qu’en exigeant que toute
description soit intégralement conceptuelle, c’est-à -dire com-
plè tement analysable en termes généraux, on commet un
contresens qui compromet la position correcte du problè me
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 236

236 Ce que voir veut dire

du descriptivisme 1. En réalité, pense-t-il, on peut trè s bien


donner raison à Frege et ramener tous les contenus corres-
pondant à des noms propres à des contenus descriptifs, sans
que tous ces contenus descriptifs soient pour autant intégra-
lement conceptuels. En d’autres termes, les contenus inten-
tionnels peuvent renfermer des éléments non conceptuels,
particuliers, que sont précisément les traits sui-référentiels.
Sans détailler ce point, dont il sera à nouveau question plus
loin, il faut encore noter que le descriptivisme de Searle est
indissociable de prises de position internalistes ou, comme il
dit aussi, intentionalistes. Affirmer la possibilité de rendre
compte des noms propres de maniè re intégralement descrip-
tiviste, cela revient à affirmer que le contenu intentionnel ne
doit pas ê tre recherché dans le monde objectif, mais dans des
« conditions de satisfaction » internes. C’est là un point de
convergence important avec la théorie de l’intentionnalité
défendue ici, qui peut également ê tre qualifiée d’internaliste :
à Putnam déclarant que « les significations ne sont pas dans la
tê te », Searle répond que « les significations sont précisément
dans la tê te », parce qu’« il n’y a aucun autre endroit où elles
pourraient ê tre » 2.
C’est sur cette base que Searle entend réfuter la théorie
causale du nom propre exposée par Kripke dans Naming
and Necessity. Son argument le plus intéressant pour notre
propos est que la théorie causale ne contredit pas forcément
sa théorie descriptiviste. Sans doute, l’idée mê me de « chaı̂nes
causales externes de communication » va à l’encontre de l’opi-
nion suivant laquelle la nomination est un processus interne,
qui mobilise des « conditions de satisfaction » internes. Mais
l’essentiel n’est pas là . Il reste, déclare-t-il, que le « baptê me
initial » – le dubbing – est inté gralement descriptiviste. La

1. J. SEARLE, Intentionality, p. 232 : « La question n’est absolument pas


de savoir si les noms propres doivent ê tre analysés exhaustivement en
termes complè tement généraux. » À cela s’ajoute un autre contresens qui
exigerait que toute description soit analysable en mots, « verbale », alors
qu’en réalité, « dans certains cas, la seule ‘‘description identifiante’’ que le
locuteur puisse avoir qu’il associe à un nom est simplement la capacité de
reconnaı̂tre l’objet » (ibid., p. 233).
2. J. SEARLE, Intentionality, p. 200. Voir H. PUTNAM, « The meaning of
meaning », p. 227 : « Cut the pie any way you like, ‘‘meanings’’ just ain’t in the
head ! »
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 237

Le contenu perceptuel 237

relation causale (externe) ne concerne pas le baptê me initial,


mais les chaı̂nes de communication qui suivent le baptê me
initial. Or c’est précisément au niveau du baptê me initial, et
non au niveau des chaı̂nes causales de communication, que se
joue la question de l’essence du nom propre.
Searle é pingle un passage où Kripke lui-mê me tend à
reconnaı̂ tre ce fait :

On pourrait formuler sommairement une théorie dans les termes


suivants. Un « baptê me » initial a lieu. Ici l’objet peut ê tre nommé
par ostension, ou encore la référence du nom peut ê tre fixée par une
description. Quand le nom est « passé de maillon en maillon », il
faut, je pense, que le récepteur du nom, quand il l’entend, ait
l’intention de l’employer avec la mê me référence que l’homme de
qui il l’a entendu 1.

Selon l’analyse de Searle, cette explication de l’introduc-


tion du nom dans le baptê me initial est « entiè rement
descriptiviste 2 ». À premiè re vue, le diagnostic est surpre-
nant. Comme Searle le reconnaı̂ t lui-mê me, Kripke évoque
deux modes possibles de nomination au moyen d’un nom
propre : d’une part, la nomination par une description définie
(par exemple celle de « Neptune » avant son observation) et,
d’autre part, la nomination par ostension. Or la nomination
par ostension n’est pas strictement descriptiviste, du fait
qu’elle mobilise non seulement des éléments conceptuels,
mais é galement des perceptions. C’est pré cisé ment à ce
stade que Searle va ê tre amené à choisir la voie descriptiviste
sans opter pour autant pour le descriptivisme é troit. La
tâ che qu’il se propose n’est pas de réduire, dans une optique
conceptualiste en notre sens, la nomination par ostension à
la nomination par description, mais elle est de montrer
qu’en réalité les deux modes de nomination sont descripti-
vistes en un sens plus large où « par description » n’implique
plus « intégralement conceptuel », c’est-à -dire au sens où les
descriptions peuvent contenir des é léments non concep-
tuels, particuliers.

1. S. KRIPKE, Naming and Necessity, p. 96.


2. J. SEARLE, Intentionality, p. 234.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 238

238 Ce que voir veut dire

Ces prises de position de Searle témoignent d’une attitude


fonciè rement originale envers le problè me des contenus
non conceptuels, ne serait-ce que parce qu’elle contredit
l’idée – qui a pu paraı̂ tre aller de soi – que le descriptivisme
vise à réduire les noms propres à des termes généraux. La
question qui est à la base de la théorie descriptiviste du nom
propre de Searle n’est pas la question de savoir si les noms
propres sont réductibles à des termes généraux.

J’ai suggéré un peu plus haut que la conception de l’inten-


tionnalité défendue ici était proche de celle de Searle par son
caractè re internaliste. Partant, on peut se demander si cette
orientation internaliste ainsi que les résultats obtenus jusqu’ici
nous amè nent dans la voie du descriptivisme non conceptua-
liste de Searle, mais aussi, par exemple, si descriptivisme et
internalisme sont réellement indissociables. La voie qui sera
assumée dans les pages qui suivent n’est descriptiviste ni au
sens étroit, ni au sens large. D’abord, bien que la conception
de Searle offre de considérables avantages par comparaison
avec les inconfortables positions conceptualistes, je pense
qu’elle présente aussi d’importantes faiblesses, spécialement
sur la question des sui-référentiels. Ensuite, pour des raisons
qui seront exposées au paragraphe suivant, c’est le principe
mê me du descriptivisme, conceptualiste ou non, qui me paraı̂ t
erroné. Un enjeu important des analyses qui suivent sera donc
de montrer qu’internalisme et descriptivisme ne sont pas
essentiellement indissociables, au moins au sens où la position
internaliste peut ê tre défendue sans le descriptivisme.
L’analyse de Searle présente certaines difficultés. On peut
spécialement s’interroger sur l’opportunité d’introduire, dans
l’analyse de la perception, des éléments sui-référentiels, et se
demander si ce n’est pas ajouter aux données quelque chose
qui ne s’y trouve pas. Je pense en particulier au caractè re
réflexif que semble induire, dans un sens ou dans un autre,
la notion de sui-référentialité. Soit les traits sui-référentiels
sont des traits ré flexifs, soit ils ne le sont pas. S’ils sont
réflexifs, il me semble difficile de voir ce qui justifierait cette
introduction, dans la perception externe, d’une part de
réflexivité. Pourquoi faudrait-il supposer, quand je perç ois
visuellement un stylo, qu’une part du contenu perceptuel
est de nature réflexive ? Cette idée ne me semble pas seule-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 239

Le contenu perceptuel 239

ment superflue, mais aussi contraire aux données descriptives


comme l’étaient déjà les « perceptions secondaires » de Bren-
tano ou les « cogito préréflexifs » de Sartre. N’est-il pas plus
juste de dire que, quand je regarde le stylo devant moi et vois
qu’il est noir, posé sur la table, etc., je regarde le stylo et rien
d’autre ? Ne doit-on pas plutô t dire que seul un nouvel acte est
susceptible d’introduire dans le contenu des éléments faisant
référence à mon expérience visuelle qu’il y a un stylo, qu’il est
noir, etc. ? Ma perception n’est alors pas plus une perception
de moi-même qu’une perception de la relation causale m’unis-
sant au stylo. Dire que le contenu de ma perception aurait
quelque chose à voir avec la relation causale entre le stylo et
ma perception, c’est confondre le contenu de la perception
visuelle avec le contenu de la ré flexion sur la perception
visuelle.
Jocelyn Benoist a trè s bien vu qu’on ne peut en mê me
temps définir la sui-référentialité en termes de réflexivité et
y voir un trait définitoire de la perception en général : s’il est
exact d’interpréter la notion husserlienne de « présence en
personne » dans le sens des traits sui-référentiels de Searle,
alors il faut renoncer à l’idée que les traits sui-référentiels sont
des traits réflexifs 1. Toutefois, cette constatation engendre de
nouvelles difficultés. Pour ma part, j’avoue ê tre incapable
d’associer un sens intelligible à cette sui-référentialité qui ne
serait pas synonyme de réflexivité : que serait la réflexivité
sinon, précisément, la référence à soi-mê me ?
Il est vrai que Searle voit les choses de faç on plus nuancée et
qu’il approuverait dans une certaine mesure ces remarques. Il
insiste expressément sur le fait que l’appartenance d’éléments sui-
ré fé rentiels au contenu intentionnel de l’expé rience visuelle
ne doit pas ê tre comprise au sens d’une réflexivité
rigoureusement parlant. Il écarte ainsi deux méprises possi-
bles 2. D’abord, le caractè re sui-référentiel de l’expérience
visuelle ne signifie pas que l’expérience visuelle renfermerait
une « représentation d’elle-mê me ». Cela vaut pour les repré-
sentations verbales comme non verbales. Non seulement la
représentation verbale de la forme « exp vis (p et la cause de
cette perception est le fait que p) » est un acte de langage qui

1. J. BENOIST, Sens et Sensibilité, p. 32-33.


2. Voir J. SEARLE, Intentionality, p. 49.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 240

240 Ce que voir veut dire

naturellement, comme tel, est extérieur à l’expérience visuelle


(non langagiè re), mais on doit encore exclure de l’expérience
visuelle toute espè ce de représentation de cette expérience
visuelle elle-mê me. Ensuite, la sui-référence causale de l’ex-
périence visuelle ne signifie pas non plus que je vois l’expé-
rience visuelle ou sa relation causale à l’état de choses vu. Ce
qui est vu, c’est exclusivement le fait que le stylo est posé sur la
table, ou qu’il est noir, etc. En réalité, la sui-référence signifie
simplement que la relation causale est une condition de satis-
faction de l’expérience visuelle, spécifiée dans son contenu
intentionnel et exprimable dans une représentation verbale
de la forme « exp vis (p et la cause de cette perception est le
fait que p) ».
Pourtant, une fois admises ces rectifications, on ne peut que
se heurter à la question de savoir, d’une part, ce qu’il reste ici
de sui-référence et, d’autre part, ce qui justifie encore l’inclu-
sion de traits sui-référentiels de type causal dans le contenu
intentionnel de l’expérience visuelle. Pourquoi une « condi-
tion de satisfaction » de la forme « la cause de cette perception
est le fait que p » appartiendrait-elle au contenu de l’expé-
rience visuelle, si celle-ci n’est en aucun sens représentation
de la relation causale ou d’elle-mê me ? D’ailleurs Searle ne
dit-il pas lui-mê me, en contradiction apparente avec le pas-
sage commenté ci-dessus, que « tout état intentionnel doté
d’une direction d’ajustement est une représentation de ses
conditions de satisfaction 1 » ? Et si on accorde que la relation
causale figure dans le contenu intentionnel sans y ê tre repré-
sentée, alors pourquoi la qualifier encore d’élément sui-réfé-
rentiel ? Dans les faits, la relation causale semble plutô t ne pas
appartenir au contenu intentionnel de l’expérience visuelle, et
n’ê tre sui-référentielle que par son appartenance au contenu
d’un autre acte de nature réflexive.
Reprenons l’exemple d’expérience visuelle cité plus haut,
dont le contenu intentionnel est exprimable au moins partiel-
lement par un énoncé tel que « le stylo est posé sur la table ».
Quelles raisons peut-on invoquer pour affirmer que cet

1. J. SEARLE, Intentionality, p. 13, voir p. 11, etc. En sens contraire,


voir ibid., p. 49 : « Que le contenu intentionnel visuel soit sui-référentiel,
cela ne signifie pas qu’il contient une représentation, verbale ou autre, de lui-
mê me. »
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 241

Le contenu perceptuel 241

énoncé n’épuise pas le contenu intentionnel et doit ê tre com-


plété au moyen d’une clause causale ? Le nervus demonstrandi
est la double constatation que l’expérience visuelle peut ê tre
vérace ou trompeuse, et que ses conditions de réussite sont
indépendantes du contexte externe, donc internes, incluses
dans le contenu intentionnel. Alors mê me que mon expé-
rience du stylo sur la table serait causée par des stimulations
électriques opérées sur un cerveau dans un bocal, elle n’en
continuerait pas moins à prescrire ce qui doit ê tre le cas pour
qu’elle soit réussie, à savoir : la perception doit ê tre causée par
le fait que le stylo soit sur la table.
Nous pouvons approuver cette analyse au sens minimal où
la perception – l’expérience visuelle de Searle – fait apparaı̂tre
le perç u avec l’indice « présent en personne ». Comme cela vaut
aussi bien pour l’hallucination, qui me fait également voir le
perç u comme réellement là, Searle a raison de dire que la clause
est indé pendante de la ré ussite de l’expé rience visuelle et
qu’elle appartient tout entiè re au contenu intentionnel inté-
gralement descriptible en termes internalistes. Seulement, cette
présence en personne n’est selon moi une « condition de satis-
faction » sui-référentielle et causale qu’en un sens lointain et
dérivé. L’unique sens acceptable qui puisse rendre ici la notion
de condition de satisfaction de Searle phénoménologiquement
intelligible me paraı̂t ê tre le suivant : dans l’expérience visuelle,
ce qui est vu se donne avec un caractè re d’existence qui est
indépendant de l’existence véritable de l’objet et inclus dans le
contenu intentionnel. Mais ce caractè re « thétique » n’implique
ni la causalité ni la sui-référentialité. D’abord, il ne semble
pas possible de mettre sur le mê me pied le caractè re thétique
de l’expérience visuelle – mettons la clause « il en est réellement
ainsi que le stylo est posé sur la table » – et la causation
exprimée par la clause « le fait que le stylo est posé sur la
table cause cette perception ». Dans la seconde clause, en
effet, on présuppose qu’il en est réellement ainsi que le stylo
est posé sur la table, car c’est seulement à cette condition que
l’état de choses peut causer la perception. Aussi la notation de
Searle « exp vis (le stylo est posé sur la table et le fait que le stylo
est posé sur la table est cause de cette perception » est-elle
ambiguë , car « le stylo est posé sur la table » n’a pas le mê me
sens dans la premiè re moitié et dans la seconde moitié de la
parenthè se. D’un cô té, l’expression désigne l’intentum abstrac-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 242

242 Ce que voir veut dire

tion faite de ses caractè res thétiques, à savoir ce que Husserl


dénomme le sens intentionnel. De l’autre, le fait que le stylo est
posé sur la table ne cause la perception que dans la mesure où
il existe extra mentem, en sorte que l’expression indique plutô t
l’intentum visé comme existant ou encore l’intentum avec ses
caractères thétiques : ce que Husserl appelle le « noè me complet ».
(C’est pourquoi d’ailleurs, dans la clause causale, Searle
emploie avec raison le terme de perception et non l’expression
« expérience visuelle ».)
Ensuite, le fait que l’indice de la présence en personne soit
partie intégrante du contenu intentionnel et qu’il soit donc
possible d’en rendre compte de maniè re entiè rement interna-
liste, à y regarder de plus prè s, n’est pas du tout un argument
en faveur de son caractè re sui-référentiel. Ce qu’indique ce
fait, c’est, au plus, qu’une analyse réflexive du contenu inten-
tionnel peut mettre en lumiè re un indice de pré sence en
personne. Or, cette objection remet également en cause l’idée
que le contenu intentionnel stipulerait des relations causales
ou de satisfaction. Comme un des termes de ces relations est
nécessairement l’expérience visuelle elle-mê me, l’introduc-
tion de telles relations contraint aussi à introduire des élé-
ments sui-référentiels. Ce qui a pour conséquence qu’évoquer
dans ce cas une relation causale ou une relation de satisfac-
tion, c’est une fois encore introduire en sous-main dans le
représenté quelque chose qui ne s’y trouve pas. L’analyse
de Searle s’expose ainsi à une objection comparable à celles
adressées plus haut au conceptualisme : elle semble reposer
sur une confusion entre le régime irréfléchi et le régime réflexif
ou sur une immixtion illégitime d’éléments réflexifs dans la
sphè re irréfléchie.

Venons-en maintenant aux contenus non conceptuels


que Searle dénomme des éléments sui-référentiels de type in-
dexical. Le fait qui nous intéresse est que l’expression linguistique
des contenus perceptuels présente généralement des compo-
santes sui-référentielles, voire sui-référentielles et réflexives. On
trouve dans les énoncés de perception des expressions comme
« je », « sous mes yeux », « maintenant », « ici », etc., qui se réfè rent
tantô t à l’énonciation elle-mê me ou aux conditions – internes
ou externes, c’est une autre question – où elle s’opè re, tantô t à
l’expérience elle-mê me ou à ses conditions. Mais que signifie au
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 243

Le contenu perceptuel 243

juste cette sui-référentialité ? Supposons que, voyant la pluie au-


dehors, je dise à quelqu’un : « Il pleut maintenant. » Cet énoncé
renferme un indexical, « maintenant », qui indique clairement
une condition dans laquelle l’énonciation a lieu : « maintenant »,
cela veut dire autant que « au moment où je parle ». Il semble
difficilement contestable que l’indexical est un élément sui-
référentiel de l’énoncé, qui suppose une référence réflexive
aux conditions du discours. Par ailleurs, j’ai signalé plus haut
les ré ticences lé gitimes que peut susciter la thè se suivant
laquelle le contenu perceptuel exprimé par l’énoncé « il pleut
maintenant » serait réflexif. Faut-il renoncer à affirmer la possi-
bilité d’une perception inté gralement irré flé chie, ou au
contraire à la thè se de la sui-référentialité des indexicaux ? Ou
bien, s’il faut maintenir les deux thè ses ensemble, comment les
rendre compatibles ?
Il est selon moi possible d’écarter cette difficulté en décri-
vant l’exemple cité de la maniè re suivante, qui me paraı̂t plus
correcte. En prononç ant l’énoncé « il pleut maintenant », j’as-
socie au mot « maintenant » un certain contenu intentionnel
singulier, exactement de la mê me maniè re qu’à un nom
propre. Cependant, le problè me est que, contrairement aux
noms propres (du moins s’ils remplissent normalement leur
fonction de nomination), le mot « maintenant » est une expres-
sion ambiguë, dont la signification varie selon qu’il est pro-
noncé à tel moment ou à tel autre. Cela veut-il dire que je lui
associe plusieurs significations ou plusieurs contenus singu-
liers ? Assurément non ! Quand je dis « il pleut maintenant », je
vise par le mot « maintenant » un unique moment entiè rement
déterminé – et aucun autre.
Si le cas des indexicaux est néanmoins problématique, c’est
parce que deux actes (temporellement distincts) peuvent ê tre
exprimés par des énoncés où le mot « maintenant » aura un
sens différent. Par exemple, je vois à un moment t0 qu’il pleut
et dis « il pleut maintenant », puis je vois à un moment pos-
térieur t1 qu’il ne pleut pas et dis « maintenant il ne pleut pas ».
Comme les deux énoncés sont compatibles du fait que « main-
tenant » a un sens différent d’un cô té et de l’autre, il serait
idéalement préférable d’exprimer les deux actes au moyen
d’énoncés où « maintenant » est remplacé par des noms pro-
pres univoques tels que « t0 » ou « t1 ». L’essentiel, ici, est que le
caractè re équivoque de l’indexical, c’est-à -dire de l’expression
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 244

244 Ce que voir veut dire

indexicale, n’induit aucune variabilité ni aucune pluralité de la


signification ou du contenu intentionnel. C’est ce que montre
clairement le cas où j’écris l’énoncé « il pleut maintenant » sur
une feuille de papier et y reviens plus tard, à un moment t1.
Dans ce cas, ma compréhension correcte de l’énoncé asso-
ciera de nouveau le mê me sens singulier et intégralement
déterminé qui lui était associé au moment de l’énonciation,
à savoir un élément de sens qu’on peut aussi exprimer par un
nom propre « t0 ».
Il faut remarquer que cette interprétation des indexicaux
éradique toute sui-référence indexicale hors du sens intentionnel – ce
qui n’exclut pas, comme on le verra plus loin, que la question
de la sui-ré fé rence indexicale se pose sur un autre plan.
Quand je dis « il pleut maintenant », je ne vise pas, par le
mot « maintenant », une condition de mon énonciation, mais
simplement un moment déterminé qu’on peut aussi désigner
par un nom propre (manifestement non sui-référentiel) « t0 ».
Mais d’où vient alors l’impression que, dans l’énoncé « il pleut
maintenant », il est néanmoins fait référence aux conditions de
l’énonciation ? Comme le mot « maintenant » est équivoque,
un individu B qui entend l’énoncé prononcé par A « il pleut
maintenant » cherchera à en déterminer le sens. Ce faisant, il
pourra se servir de la rè gle linguistique suivante : quand un
individu quelconque prononce le mot « maintenant », celui-ci
indique le moment déterminé où cet individu le prononce. Et
il en conclura, avec raison, que « maintenant », dans l’énoncé
donné , signifie tel moment dé terminé t0 où A prononce
l’énoncé. Mais cela n’implique nullement que « maintenant »
est sui-référentiel. La conséquence, ici, est simplement que
nous disposons de règles linguistico-pragmatiques pour déterminer
quel sens ou quel contenu intentionnel le locuteur associe aux in-
dexicaux. En d’autres termes, la sui-référentialité n’est pas un
caractè re affectant le sens lui-mê me – qui peut dans tous
les cas ê tre exprimé par un nom propre clairement non sui-
référentiel –, mais un caractè re qui concerne, au plus, les
conditions de l’usage de l’expression ou de la compréhension
du sens.
Le cas des indexicaux ne semble pas essentiellement diffé-
rent de celui de noms propres d’usage ambigu, par exemple
du nom « Aristote » prononcé par Jackie Kennedy ou par un
professeur de philosophie. Cette ambiguı̈ té signifie seulement
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 245

Le contenu perceptuel 245

qu’une mê me expression est investie d’un sens différent, qu’il


faudra fixer en dé terminant des conditions d’é nonciation
comme « prononcé par Jackie Kennedy » ou « prononcé par
un professeur de philosophie ». Mais elle ne change rien au fait
qu’on peut introduire des noms propres d’usage univoque,
par exemple « Aristote Onassis ». Dans l’exemple « il pleut
maintenant », nous avons ainsi deux actes intentionnels (par
exemple d’affirmation et de compréhension) de contenu dif-
férent, dont l’expression ne requiert pas essentiellement un
indexical. La notation de Searle permet de schématiser ces
contenus de la maniè re suivante : d’une part (il pleut à l’ins-
tant t0), exprimable par l’énoncé équivoque « il pleut mainte-
nant » mais aussi par un énoncé univoque de la forme « il pleut
à l’instant t0 », d’autre part (A prononce l’énoncé « il pleut » à
l’instant t0). À cela s’ajoute une rè gle linguistico-pragmatique
qu’on pourrait formuler comme suit : dans tout énoncé de la
forme « ... maintenant... » proféré par un locuteur quelconque
à un moment déterminé x, les expressions « maintenant » et
« x » sont synonymes. Il faut d’ailleurs remarquer qu’une telle
rè gle peut subir des modifications suivant le contexte d’usage
– par exemple si la phrase « il pleut maintenant » est proférée
par un acteur lisant à haute voix un journal intime, etc. Quoi
qu’il en soit, le point important est que la notation des
contenus intentionnels ci-dessus est débarrassé e de toute
clause sui-référentielle sans que le sens de l’indexical soit
pour autant altéré : tout au contraire, l’évident gain pragma-
tique que représente l’emploi d’indexicaux ne change rien au
fait que la notation au moyen de constantes univoques res-
titue plus adéquatement la structuration du contenu inten-
tionnel. En un certain sens, Searle approuve cette éradication
des indexicaux hors du contenu intentionnel, lorsqu’il recon-
naı̂t, avec raison, que son analyse « n’implique pas que ‘‘je’’ est
synonyme de ‘‘la personne qui fait l’é nonciation’’, ni que
‘‘maintenant’’ est synonyme de ‘‘le moment de l’énoncia-
tion’’ » (ibid., p. 223). Que veut-il dire par là , sinon que le
sens de « je » et celui de « maintenant », précisément, n’ont rien
à voir avec les conditions de l’énonciation ?
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 246

246 Ce que voir veut dire

Autres remarques critiques sur la conception de Searle.

La réinterprétation des indexicaux et des éléments percep-


tuels en des termes non sui-référentiels ne contredit pas le
principe mê me du descriptivisme non conceptualiste de
Searle. On peut fort bien concevoir une attitude descriptiviste
consistant à ramener les noms propres à des descriptions
(inté gralement ou seulement partiellement conceptuelles)
où les éléments non conceptuels ne seraient pas nécessaire-
ment sui-référentiels. Cette attitude, en définitive, semblerait
mê me plus naturelle et conforme à nos habitudes de pensée,
du moins dans la mesure où la caractérisation d’expressions
comme « cette fleur » ou « les gens d’ici » comme sui-référen-
tielles demande un certain effort. Cependant, on peut encore
se demander ce qui pousse Searle à conserver le descripti-
visme alors mê me qu’il a reconnu la possibilité de contenus
non (intégralement) conceptuels. Le caractè re conceptuel du
contenu intentionnel n’est-il pas, en définitive, le meilleur
argument en faveur du descriptivisme en général ? Pourquoi
Searle persiste-t-il à définir les contenus intentionnels non
conceptuels en termes descriptivistes ? À mon avis, deux moti-
vations principales peuvent expliquer ce choix.
D’abord, un motif déterminant est à chercher dans son
internalisme et dans ses conséquences polémiques réelles ou
supposées. Searle, on l’a vu, reconnaı̂t la possibilité que les
contenus intentionnels ne soient pas intégralement concep-
tuels et renferment des éléments non conceptuels de type
causal ou indexical. Mais peut-on reconnaı̂tre l’existence de
contenus non conceptuels sans renoncer à l’internalisme ? Et
si oui, à quelles conditions ? D’une certaine maniè re, cette
question s’impose d’emblé e et se ré vè le incontournable,
tant il est vrai que la controverse internalisme-externalisme
est sous-tendue par un certain modè le implicite d’aprè s
lequel, pour dire les choses abruptement, « conceptuel » est
équivalent à « interne » et « perceptuel » à « externe ». L’exis-
tence de contenus perceptuels, de fait, semble plaider contre
l’internalisme et en faveur de l’externalisme. Mais précisé-
ment, Searle part en guerre contre ce modè le implicite,
essayant de montrer que « non conceptuel » n’implique pas
« externe » et qu’une interprétation internaliste (descriptiviste)
des contenus non conceptuels est possible.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 247

Le contenu perceptuel 247

Un moment emblématique de cette remise en question est


la polémique avec Tyler Burge au chapitre VIII d’Intentionna-
lité, dont l’arriè re-plan, que je n’évoquerai que trè s sommai-
rement, est formé par les controverses autour de la distinction
quinienne entre croyances de dicto et croyances de re. Dans un
article fameux de 1977, Burge avait défini la croyance de re par
l’existence d’une relation non conceptuelle et donc contextuelle
entre le sujet croyant et le monde – dont l’archétype est fourni
par la perception 1. L’idée était que, dans certains cas, « l’in-
dividuation de l’objet concerné ne dépend pas seulement des
informations que le sujet pensant possè de à son sujet, mais
des relations non conceptuelles, contextuelles que le sujet
pensant entretient avec lui » (ibid., p. 358). Cette conception
faisait jouer un rô le central aux indexicaux, dont la présence
dans l’énoncé était tenue par Burge pour une condition suf-
fisante de la croyance de re.
La clef de voû te de l’argumentation de Burge était la sup-
position qu’il existe des croyances contenant des éléments
non conceptuels et donc, selon lui, contextuels et externes,
et que ces éléments contextuels sont comme tels réfractaires à
toute explication internaliste tout comme le sont les croyances
de re, qui se distinguent par le fait qu’elles contiennent de tels
éléments contextuels. En réponse à cette objection, Searle
concè de qu’il existe des contenus non conceptuels, mais
refuse d’en conclure l’existence de croyances de re : toutes
les croyances, affirme-t-il, sont de dicto. Son argumentation
consistait d’abord à é pingler chez Burge une « opposition
implicite » (implicit contrast) entre le conceptuel-interne et le
contextuel-externe. Autrement dit, Burge croit à tort que
« non conceptuel » implique « contextuel », c’est-à -dire
« externe », ou encore que toutes les croyances non intégrale-
ment conceptuelles sont contextuelles au sens où elles sont
externes 2. C’est cette implication qui, selon Searle, est
erronée. Il subsiste en réalité une troisième possibilité, qui est
que les éléments non conceptuels ne soient pas externes, mais
internes. S’il existe des é lé ments contextuels, alors, é crit
Searle, ils sont « complè tement internalisés » (ibid., p. 212).
Ce qui explique, entre autres choses, pourquoi la définition

1. Voir T. BURGE, « Belief de re », p. 346 et 361.


2. J. SEARLE, Intentionality, p. 211 s.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 248

248 Ce que voir veut dire

par ostension peut appartenir au genre de la description (voir


supra, chap. III, p. 237).
Pour défendre cette idée, Searle observe avec raison que, s’il
est vrai que beaucoup d’états intentionnels contiennent des
éléments non conceptuels, ceux-ci sont indépendants de l’exis-
tence d’entités correspondantes extra mentem. Il s’en explique
comme suit, aprè s avoir cité comme exemple une croyance
perceptuelle dont le contenu intentionnel est (Il y a là un
homme qui cause cette expérience visuelle et cet homme porte
une casquette rouge), et qu’il annexe aux croyances de dicto :

Remarquons que cette croyance de dicto est suffisante pour indi-


viduer n’importe lequel de ses prétendus équivalents de re, mais
qu’elle est en mê me temps cohérente avec l’hypothè se que là il
n’y a pas d’homme du tout. Une croyance comme celle-là pourrait
ê tre celle d’un cerveau dans un bocal. [Ibid.]

La motivation internaliste est-elle suffisante pour expliquer


pourquoi Searle est demeuré descriptiviste en dépit de son
anticonceptualisme ? Rien n’est moins sû r. On peut en effet
envisager – et nous le ferons dans la suite en détail – un
internalisme qui admettrait l’existence de contenus intégrale-
ment non conceptuels, c’est-à -dire de contenus qui n’auraient
plus rien de « descriptif ». Ou bien on devrait supposer que de
tels contenus sont impossibles du fait qu’« interne » implique
toujours « conceptuel », mais cette implication est précisément
remise en cause par le descriptivisme de Searle.
Il existe selon moi une deuxiè me motivation plus profonde,
c’est le fait que Searle emprunte au modè le logico-linguistique
certaines propriétés décisives de l’intentionnalité en général.
Pour bien comprendre ce point, il faut se rappeler que la
notion la plus fondamentale et inaliénable du descriptivisme
de Searle est la notion de condition de satisfaction. Si Searle
défend une théorie descriptiviste du nom propre, c’est parce
que, selon lui, la référence à un objet veut dire que le contenu
intentionnel stipule des conditions auxquelles l’acte peut ê tre
satisfait, par exemple auxquelles l’expérience visuelle peut
ê tre « réussie ». Comme il l’explique trè s bien dans Intention-
nalité, « le descriptiviste est attaché à l’idée que, pour rendre
compte de la maniè re dont un nom propre réfè re à un objet,
nous avons besoin de montrer comment l’objet satisfait ou
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 249

Le contenu perceptuel 249

s’ajuste au contenu intentionnel ‘‘descriptif’’ qui est associé au


nom dans l’esprit des locuteurs » (ibid., p. 233).
La notion mê me de condition de satisfaction dans ce
contexte reflè te une tendance, en partie implicite mais carac-
téristique chez Searle, à mettre en parallè le la structure du
contenu intentionnel thétique avec la structure de la proposition,
ou encore des actes thétiques non logiques, par exemple les
expé riences visuelles, avec des actes logiques comme les
croyances. Le fait que pour Searle une expérience visuelle
est « satisfaite » sous certaines conditions, à savoir à condition
que p et que le fait que p cause cette perception, ce fait doit
manifestement se comprendre en un sens analogue à celui
où la proposition exprimée par l’énoncé « p » est vraie si et
seulement s’il en est réellement ainsi que p. Les conditions de
satisfaction de l’expérience visuelle représentent en ce sens un
analogon des conditions de la vérité de la proposition.
Sans doute, l’existence d’un parallélisme structurel entre les
actes logiques et les actes non logiques semble difficilement
contestable sur des bases descriptives. Qu’il existe une rela-
tion d’é troite analogie entre l’alternative de la perception
vérace et de la perception trompeuse et celle, logique, du
vrai et du faux, cela est déjà suffisamment établi lorsqu’on
observe que l’expression d’une perception vérace est l’énoncé
d’une proposition vraie, et que l’expression d’une perception
trompeuse est l’énoncé d’une proposition fausse. La véritable
question n’est pas de savoir s’il existe un tel parallélisme, mais
quelle signification lui donner et jusqu’où il s’étend valide-
ment. Or la résolution de ce genre de questions exige d’abord
qu’on ne procè de pas à l’envers. Il faut spécialement veiller à
ne pas tirer argument d’un tel parallélisme pour en déduire
des propriétés structurelles de l’intentionnalité non logique,
mais plutô t, le cas échéant, à établir l’existence d’un tel paral-
lélisme après avoir clarifié, sur des bases descriptives, la struc-
ture de l’intentionnalité en général, logique ou non logique.
Mon point de vue est que le descriptivisme de Searle résulte
précisément d’une erreur lourde de conséquences qui consiste
à procéder à l’envers sur la question des similitudes structu-
relles entre actes logiques et non logiques. Plutô t que de
décrire ces types d’actes en vue de dégager des similitudes
structurelles, Searle dé duit implicitement des proprié té s
structurelles à partir de la thè se d’un parallélisme structurel.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 250

250 Ce que voir veut dire

Searle attribue une signification générale à la relation entre


l’intentionnalité logique et l’intentionnalité non logique.
D’abord, l’intentionnalité logique au sens large, proposition-
nelle, est un cas particulier d’intentionnalité. Comme l’inten-
tionnalité des actes de langage est elle-mê me un cas particulier
d’intentionnalité logique au sens large, à savoir cette inten-
tionnalité en tant qu’elle est linguistiquement réalisée, cela
implique que la philosophie du langage est une partie de la
philosophie de l’esprit comprise au sens d’une théorie de
l’intentionnalité. Ensuite, Searle décrit ces relations dans les
termes de son naturalisme évolutionniste. L’intentionnalité
non logique, par exemple d’une expérience visuelle, s’oppose
à l’intentionnalité logico-linguistique comme une forme « plus
primitive » à une forme plus évoluée d’intentionnalité. Par-
tant, un enjeu central de la théorie de l’intentionnalité de
Searle est de généraliser sa philosophie du langage, c’est-à -dire
de définir des phénomè nes logico-linguistiques en termes plus
généraux, comme des phénomè nes d’intentionnalité en un
sens plus général (ibid., p. 160). Searle a-t-il effectivement
accompli cette tâ che ? Je pense d’abord que celle-ci est mar-
quée d’une ambiguı̈té qui met en péril une part du projet
philosophique de Searle. Car généraliser la philosophie du
langage peut signifier au moins deux choses trè s différentes :
soit on tente de se hisser à un point de vue plus général, celui
de l’intentionnalité en général, en vue de traiter l’intention-
nalité logico-linguistique comme un cas particulier dont cer-
taines propriétés structurelles peuvent ê tre déduites de celles
de l’intentionnalité en général ; soit on cherche – comme le
fait généralement Searle d’aprè s mon interprétation – à appli-
quer en philosophie de l’esprit les résultats obtenus en philo-
sophie du langage, auquel cas on prend le risque d’aller trop
loin et de calquer indû ment le général sur le particulier (mê me
si on ne peut exclure a priori la possibilité d’une application
valide de structures plus particuliè res dans un cadre plus
général, ni la possibilité que les structures logiques donnent
de bonnes indications sur celles gouvernant l’intentionnalité
en général).
Une illustration lourde de signification de cette tendance
générale est le fait que l’archétype mê me du non-conceptuel,
l’expérience visuelle, est pensé par Searle sur le modè le pro-
positionnel. Par opposition à l’amour et à la haine, par
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 251

Le contenu perceptuel 251

exemple, Searle classe l’expérience visuelle parmi les attitudes


propositionnelles, c’est-à -dire parmi les états intentionnels
dont le contenu intentionnel correspond à une proposition
complè te. Tout voir est un voir que..., ou encore, comme on lit
au chapitre II d’Intentionnalité, « l’expérience visuelle n’est
jamais simplement l’expé rience d’un objet, mais elle doit
plutô t toujours ê tre une expérience que ceci ou cela est le
cas » (ibid., p. 40). Cette propositionalité de l’expérience n’in-
duit-elle pas quelque chose comme une « logicisation » du
contenu perceptuel comparable à celle décrite pré cédem-
ment ? En tout cas, on a vu qu’elle n’équivaut pas à concep-
tualiser (du moins intégralement) les contenus perceptuels.
De plus, il faut se garder de faire coı̈ncider la distinction entre
attitudes propositionnelles et états non propositionnels avec la
distinction entre actes de langage et états intentionnels non
langagiers. D’abord, tous les actes de langage ne sont pas des
attitudes propositionnelles, comme l’atteste déjà suffisam-
ment le fait que, selon Searle lui-mê me, il existe des actes
de langage sans contenu intentionnel 1, etc. Ensuite, toutes les
attitudes propositionnelles ne sont pas des actes de langage,
mais il faut encore, pour avoir un acte de langage, que l’état
intentionnel soit « linguistiquement réalisé ». Ce qui a pour
conséquence que toute description n’est pas un acte de lan-
gage et que le genre de la description, comme indiqué plus
haut, inclut aussi bien des définitions ostensives non verbales.
Searle ré sume sa position sur ce point de la maniè re
suivante :

Quand je dis que le contenu de l’expérience visuelle est équiva-


lent à une proposition complè te, je ne veux pas dire qu’il est lin-
guistique, mais plutô t que le contenu, s’il doit ê tre satisfait, réclame
l’existence d’un état de choses complet. Il ne se borne pas à faire
référence à un objet. Le corollaire linguistique de ce fait est que la
spécification verbale des conditions de satisfaction de l’expérience
visuelle prend la forme de l’expression verbale d’une proposition
complè te et non pas simplement d’une expression nominale ;
mais cela n’implique pas que l’expérience visuelle est elle-mê me
verbale 2.

1. Ibid., p. 7. Voir J. SEARLE, « What is a speech act ? », p. 133 et 140.


2. J. SEARLE, Intentionality, p. 40.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 252

252 Ce que voir veut dire

La caractérisation de l’expérience visuelle comme attitude


propositionnelle est un argument clef en faveur du descripti-
visme. Searle considè re, il est vrai, qu’elle est une conséquence
de l’idée que l’expérience visuelle possè de des conditions de
satisfaction (ibid., p. 41). En effet, une condition de satisfaction
est par principe toujours un trait de la forme « il en est ainsi
que... », c’est-à -dire un trait exprimable par un énoncé propo-
sitionnel. C’est pourquoi, comme l’observait avec raison
Dretske, réfuter l’idée que l’expérience visuelle a des conditions
de satisfaction revient à nier que l’expérience visuelle soit une
attitude propositionnelle 1. Cela étant admis, la situation n’est
pourtant clarifiée qu’en partie. En réalité, on peut aussi bien
considérer, à l’inverse, que Searle dote l’expérience visuelle de
conditions de satisfaction parce qu’il la conç oit comme propo-
sitionnelle. Cette interprétation serait en définitive plus fidè le
au moins pour la raison suivante : si Searle attribue à l’expé-
rience visuelle des conditions de satisfaction, c’est parce qu’il
estime que l’expérience visuelle peut ê tre « satisfaite » ou « non
satisfaite » dans le mê me sens (ou en tout cas dans un sens trè s
proche de celui) où une proposition est dite ê tre vraie ou fausse.
Sans l’hypothè se d’un tel parallélisme, il n’y aurait pas lieu de
voir dans la possession de conditions de satisfaction un argu-
ment pour dire que l’expérience visuelle est propositionnelle.
Pour le dire abruptement, c’est parce que les conditions de
satisfaction sont déjà propositionnelles que l’expérience visuelle
a besoin d’ê tre propositionnelle pour avoir des conditions
de satisfaction. Ce qui implique qu’en réalité l’implication de
Searle – la possession de conditions de satisfaction implique la
propositionalité de l’expé rience visuelle – est circulaire et
qu’elle ne peut servir d’argument pour dire que l’expérience
visuelle est propositionnelle.
Je développerai plus loin une autre objection, convergente
quoique assez différente, contre le descriptivisme de Searle
(infra, p. 285-286). Mais il est sans doute déjà possible de
franchir un pas de plus. D’une part, la possibilité pour une
expérience visuelle d’ê tre vérace ou trompeuse est le principal
argument avancé par Searle pour affirmer que le contenu
intentionnel de l’expérience visuelle renferme des conditions
de satisfaction. D’autre part, la possession de conditions de

1. F. DRETSKE, « The intentionality of perception », p. 163.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 253

Le contenu perceptuel 253

satisfaction est son principal argument pour affirmer que


l’expérience visuelle est propositionnelle. En conséquence,
si l’hypothè se d’un parallélisme structurel entre actes logiques
et non logiques, comprise au sens où Searle la comprend, est
infondée, alors c’est la thè se de la propositionalité de l’expé-
rience visuelle elle-mê me qui est infondée. Or rien ne nous
empê che d’aller plus loin que la simple affirmation que la
possession de conditions de satisfaction n’est pas un argument
valide pour la propositionalité de l’expérience visuelle. Il se
peut aussi, aprè s tout, que Searle ne dispose pas d’arguments
valides précisément parce que l’expérience visuelle n’est pas
propositionnelle. La conséquence de cela serait une théorie
non descriptiviste de l’intentionnalité.
Les grandes lignes d’une théorie de ce type – qui représente
selon moi la meilleure option – feront l’objet d’un exposé
programmatique à la fin de ce chapitre. L’essentiel, pour le
moment, est que les objections soulevées plus haut ne remet-
tent pas en cause l’internalisme lui-mê me, mais seulement sa
variante descriptiviste et, avec elle, la thè se suivant laquelle
tout internalisme est nécessairement descriptiviste. Elles pré-
servent intégralement l’opinion de Searle suivant laquelle,
pour rendre compte de l’intentionnalité en gé né ral, par
exemple perceptuelle, nous n’avons besoin de rien d’autre
que des contenus intentionnels en tant qu’ils sont purement
immanents à l’acte psychique, strictement intrinsèques. Les
développements qui suivent seront pleinement internalistes
en ce sens. La nouveauté par comparaison avec Searle, en
revanche, sera que nous n’aurons plus besoin de considérer
que le contenu intentionnel de l’expérience visuelle stipule
des conditions de satisfaction. Plus généralement, nous pou-
vons purement et simplement abandonner l’idée que le sens
intentionnel de l’expérience visuelle – ou, à plus forte raison,
le sens intentionnel en gén éral – serait assimilable à un
« contenu descriptif ». Ce qui rend possible la réintégration
d’un grand nombre d’éléments difficilement explicables du
point de vue descriptiviste, en particulier des déterminations
figurales décrites au chapitre I. C’est tout un nouveau champ
thématique qui se dévoile en vue de recherches inédites, dont
la tâ che sera l’analyse descriptive des structurations non pro-
positionnelles (au sens le plus général) du contenu intentionnel
de l’expérience. Naturellement, la question de la structuration
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 254

254 Ce que voir veut dire

propositionnelle des contenus logiques ne sera pas pour


autant évacuée. Une tâ che importante est de clarifier ce que
signifie voir qu’il en est ainsi et, par exemple, de décider si les
actes logiques, à la différence des perceptions, doivent ê tre
décrits en termes descriptivistes.
Pour ê tre complet, je dois ajouter que Searle présente dans
Intentionnalité un autre argument à l’appui de sa thè se de la
propositionalité de l’expérience visuelle, mais qui ne fait, à
mon sens, que répéter autrement – et non sans commettre
quelque chose qui s’apparente à une pétition de principe –
l’argument des conditions de satisfaction. L’argument est que
les énoncés de perception sont intensionnels par rapport à la
substituabilité 1. Le raisonnement est le suivant. 1. L’énoncé
de perception est manifestement intensionnel par rapport à
la substituabilité. Par exemple, la conjonction de l’énoncé
« Jones vit que le président de la banque se tenait devant
la banque » et de l’identité « le président de la banque est
l’homme le plus grand de la ville » n’implique pas l’énoncé
« Jones vit que l’homme le plus grand de la ville se tenait
devant la banque ». 2. Or, l’intensionalité avec s implique
que le contenu est propositionnel : à la différence de l’énoncé
« Jones vit que le président de la banque se tenait devant la
banque », « Jones vit le président de la banque » semble un
énoncé extensionnel, auquel on peut substituer « Jones vit le
plus grand homme de la ville ». 3. Le contenu intentionnel de
l’expérience visuelle est donc propositionnel. Si ce raisonne-
ment me paraı̂t fallacieux, c’est parce qu’il tire avantage d’une
ambiguı̈té entre les énoncés de la forme « A voit que p » et « A
voit B », en laissant croire que ce qui est à droite de l’expres-
sion « A voit » serait de mê me nature. Mais si les énoncés de
la seconde forme sont extensionnels, c’est précisément parce
que « B » désigne l’objet de l’expérience visuelle et non son
contenu intentionnel. Pour le dire en des termes différents,
mais équivalents, le premier énoncé appartient au régime
réflexif, au « discours indirect », ce qui n’est pas le cas du
second. Or il est assurément possible d’employer une forme
« A voit B » pour parler du contenu intentionnel. Mais alors,
justement, l’énoncé n’est plus extensionnel dans tous les cas.

1. J. SEARLE, Intentionality, p. 41-42. Un troisiè me argument fait intervenir


la notion de sui-référentiel, qui a été fortement remise en cause plus haut.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 255

Le contenu perceptuel 255

Par exemple, supposons que Jones soit daltonien protanope et


qu’on lui présente un carton – dans le style des tests d’Ishihara
– où des taches rouges dessinent une figure insignifiante sur un
fond formé de taches grises, de telle maniè re que la figure ne
puisse ê tre discernée par le seul degré de clarté. Assurément, si
« figure rouge » désigne l’objet physique formé par un ensemble
de taches rouges, ou d’ondes lumineuses de telle longueur,
etc., alors Jones voit effectivement la figure rouge. Mais nous
pouvons également dire que Jones voit un ensemble de taches
sans voir la figure rouge, en sorte que l’expression désigne non
pas l’objet, mais une composante du contenu intentionnel. Or,
compris en ce sens, l’énoncé « Jones ne voit pas la figure F » est
intensionnel pour la substituabilité, car l’identité « la figure F
est l’ensemble de taches abgde » n’implique pas l’é noncé
« Jones ne voit pas l’ensemble de taches abgde ».
Comme dans l’argument des conditions de satisfaction,
Searle veut montrer que le contenu intentionnel de l’expé-
rience visuelle possè de des propriétés qu’on ne trouve que
dans le domaine propositionnel. De mê me qu’il semble consi-
dérer que la possibilité de voir erronément implique la dualité
vrai-faux et donc la propositionalité, de mê me il considè re
que l’intensionalité implique la propositionalité. Mais on
peut aussi penser que ces implications sont elles-mê mes le
résultat d’une propositionalisation implicite de l’expérience et
que le raisonnement est donc circulaire. Si Searle estime que
« A voit B » n’est pas intensionnel pour la substituabilité, c’est
précisément parce qu’il présuppose que « B », dans cet énoncé,
ne peut pas désigner un contenu intentionnel et qu’il désigne donc
l’objet de l’expérience visuelle. Autrement dit, il présume que
le contenu intentionnel doit ê tre propositionnel, ce qui était
justement la thè se à démontrer.

Discussion de la conception de McDowell.

Une approche nuancée des problè mes qui nous occupent


a été proposée par John McDowell dans son riche ouvrage
L’Esprit et le Monde. Son point de départ était alors la critique
davidsonienne de l’empirisme et du dualisme du contenu et
du schè me conceptuel, qu’il reformulait en termes kantiens
comme un dualisme de l’expérience et du concept. La posi-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 256

256 Ce que voir veut dire

tion de Davidson, commente McDowell, consiste à faire coı̈n-


cider le second pô le, l’« espace des concepts », avec le domaine de
tout ce qui peut servir à justifier une croyance – qu’il appelle,
aprè s Sellars, l’« espace logique des raisons ». Le tort de l’empi-
riste est de penser que l’expérience puisse jamais justifier une
croyance, alors qu’en ré alité « rien ne peut valoir comme
une raison pour dé fendre une croyance, sinon une autre
croyance ». L’erreur repose, selon Davidson, sur une confu-
sion entre deux choses fondamentalement hé té rogè nes.
D’une part, il y a les relations de justification, qui sont des
relations logiques, c’est-à -dire des relations d’inférence unis-
sant des propositions entre elles : une croyance peut ê tre une
raison pour avoir une autre croyance, par exemple au sens où
deux prémisses justifient une conclusion. D’autre part, la
relation unissant la croyance à l’expérience n’est absolument
pas une relation logique comme une relation d’inférence, mais
une relation causale, interprétable en termes de stimulations
sensorielles 1. Le résultat de cette confusion est le « Mythe du
donné » qu’on peut définir par l’équation : espace des raisons
= espace des concepts + donné. À l’opposé, la solution david-
sonienne consiste à opter pour le cohérentisme et à cesser de
croire que l’expérience peut justifier nos croyances. Ce qui ne
veut pas dire, naturellement, qu’il n’y a plus de donné, mais
seulement que ce donné ne peut faire fonction de justification
pour la validité d’une croyance. C’est pourquoi Davidson
pouvait se prononcer simultanément en faveur du réalisme
et de la théorie de la vérité correspondance.
McDowell ne retient ni le Mythe du donné, ni la solution
de Davidson. Il décide d’une part, comme Davidson, de faire
coı̈ ncider l’espace des concepts et l’espace des raisons. Mais il
affirme d’autre part, cette fois contre Davidson, que le donné
est néanmoins inclus dans l’espace des raisons – ce qui fait
de lui un empiriste, mais non un empiriste au sens du Mythe
du donné. L’enjeu est d’affirmer que l’espace des raisons est
identique à l’espace des concepts, y compris le donné, et ainsi de
montrer que l’expérience ne se situe pas en dehors de l’espace
des concepts, qu’elle est déjà de l’ordre de la spontanéité et de
la rationalité conceptuelle. En un sens, de telles prises de
position sont particuliè rement inconfortables. McDowell

1. D. DAVIDSON, « A coherence theory of truth and knowledge », p. 143.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 257

Le contenu perceptuel 257

doit affirmer d’un cô té, en empiriste, que l’expérience justifie


la croyance, et de l’autre, avec Davidson, que l’expérience au
sens des empiristes classiques ne justifie pas la croyance.
C’est-à -dire que l’expé rience ne peut justifier la croyance
qu’à la condition d’ê tre quelque chose de trè s différent de
l’expérience au sens de l’empirisme classique, en l’occurrence
quelque chose d’assez semblable, finalement, à une croyance.
En clair : une croyance peut ê tre justifié e par une autre
croyance, mais aussi par un donné expérientiel, pour peu
qu’il ait une forme conceptuelle. Selon McDowell, ces
réflexions doivent nous conduire à envisager une « coopéra-
tion entre ré ceptivité et spontané ité » et une spontané ité
conceptuelle de l’expérience qui étaient déjà caractéristiques
de la philosophie de Kant. Dans un petit texte de 2003,
McDowell reproche ainsi à Davidson de réduire l’expérience
aux données sensorielles conç ues en un sens purement causal,
c’est-à -dire de se limiter à ce que Kant appelait des « intuitions
sans concept 1 ». À l’inverse, poursuit-il, il faut maintenant
recommencer à penser l’intuition conceptuellement in-formée
dont il est question dans la déduction transcendantale de
Kant, c’est-à -dire envisager de nouveau la possibilité que le
contenu donné dans l’expérience soit un contenu de même
nature que le contenu de la croyance. C’est ce qui permet, on
l’a vu, de contrer la critique davidsonienne du Mythe du
donné : « Le contenu des intuitions, écrivait McDowell en
2005, est de la mê me espè ce générale que le contenu des
jugements 2. » Ce qui signifie que les capacités conceptuelles
doivent s’exercer dans la réceptivité et non sur la réceptivité.
On ne doit pas croire que les contenus expérienciels, du fait
d’ê tre conceptuels, se situeraient à une certaine distance de
l’« impact de la réalité extérieure », mais ils sont en réalité
présents dè s l’impact expérienciel le plus immédiat. C’est
sur ce point précis que McDowell s’oppose au Mythe du
donné 3.

1. J. MCDOWELL, « Subjective, intersubjective, objective », p. 680.


2. J. MCDOWELL, « Conceptual capacities in perception », p. 1. Voir ID.,
Mind and World, p. 34 : « Les impressions sur nos sens sont déjà pourvues
d’un contenu conceptuel. »
3. J. MCDOWELL, Mind and World, p. 67. Sur ce point, voir ibid., p. 9-10
et 67.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 258

258 Ce que voir veut dire

Pour montrer que l’expérience est d’emblée, originellement


rationnelle, McDowell a introduit, postérieurement à L’Esprit
et le Monde, la féconde notion d’« habilitation » (entitlement) 1.
É pistémologiquement parlant, l’expérience n’est rien d’autre
qu’une habilitation rationnelle à croire ceci ou cela, indépen-
damment du fait que la croyance habilitée est ou non actua-
lisée. Dans le cas des croyances non actualisées, on parlera
alors de l’« actualisation des capacité s conceptuelles qui
seraient exercées par quelqu’un qui adopterait explicitement
une croyance avec ce contenu » (ibid.). Avoir l’expérience
visuelle que p, c’est mettre en œuvre des capacités concep-
tuelles qui servent ou pourraient servir à justifier la croyance
que p. L’habilitation est assurément une notion clef pour
comprendre l’é pisté mologie de McDowell. Un point trè s
important est qu’elle ne se confond pas avec une relation
d’infé rence. De nouveau, McDowell occupe une dé licate
position intermédiaire entre Davidson et l’empirisme clas-
sique : certes Davidson a raison de dire que la relation de
justification ne peut pas ê tre une relation causale, mais il a
tort d’y voir dans tous les cas une relation d’inférence. En
réalité, si l’épistémologie de McDowell ne retombe pas dans le
cohérentisme, c’est précisément parce que la relation d’habi-
litation est rationnelle, conceptuelle, alors mê me qu’elle n’est
pas une relation d’inférence 2.
J’en viens maintenant aux enjeux et éventuelles difficultés
de ces positions du point de vue de la théorie de la perception.
Les problè mes que j’ai évoqués jusqu’ici restent trè s généraux
chez McDowell lui-mê me, ne serait-ce que parce que son
empirisme minimal est plutô t un programme ou un problè me
qu’une véritable théorie. En fait, beaucoup de notions clefs
sont à peine définies chez McDowell, et cela vaut en particu-
lier pour l’entitlement lui-mê me.
Un point important pour nos problè mes est qu’on doit se
garder de situer Le Monde et l’Esprit à l’exact opposé de la
position de Dretske. Premiè rement, McDowell n’affirme pas,
rigoureusement parlant, que toute expérience est concep-
tuelle, mais seulement que toute expérience recè le des « capa-
cités conceptuelles » qui peuvent aussi subsister à l’état de

1. Voir J. MCDOWELL, « Conceptual capacities in perception », p. 4.


2. Voir ibid.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 259

Le contenu perceptuel 259

pures potentialités. C’est pourquoi Jérô me Dokic présente


avec raison cette conception comme intermédiaire entre celle
de Dennett et celle de Dretske 1. La relation entre l’expérience
et le concept doit ainsi se comprendre au sens où l’expérience
actualise des capacités conceptuelles, les « met en opération ».
Seule une part de toutes mes pensées possibles, de tous les
contenus conceptuels possibles, est actualisée par l’expérience,
qui est comme une instance de sélection actualisant certaines
croyances en leur accordant l’habilitation rationnelle. Si c’est
le cas, on voit alors naı̂tre un contenu conceptuel de l’expé-
rience qui se distingue des autres contenus, dit McDowell, par
le fait qu’il est « à propos du monde » 2. Mais quand l’expé-
rience cesse d’ê tre présente, les contenus conceptuels rejoi-
gnent l’arriè re-plan où ils seront disponibles pour ê tre de
nouveau actualisés par l’expérience, etc.
Deuxiè mement, la conceptualisation de l’expérience chez
McDowell ne consiste pas à assimiler, sans plus, l’expérience
à une croyance pourvue d’un contenu conceptuel, mais à
poser dans l’expérience elle-mê me une dualité de passivité
non conceptuelle et d’activité conceptuelle. Jusqu’à un certain
point, elle rejoint donc le dualisme phé nomé nologique
dé fendu dans le pré sent ouvrage. Né anmoins, il subsiste
d’importants problè mes qui induisent autant de nécessaires
divergences.
Un problè me central porte sur le sens de la thè se suivant
laquelle l’expé rience pré sente une dualité de passivité et
d’activité in-formante et sur les conséquences qu’il convient
d’en tirer pour la définition de la perception. En effet, nous
avons défendu une thè se assez semblable, mais sans en inférer
que l’expérience était nécessairement conceptuelle. Existe-t-il
une connexion essentielle entre la donation de sens active et la
conceptualisation ? En un sens qui, d’ailleurs, n’est pas sans
affinités avec la propre interprétation de McDowell, on pour-
rait aussi bien se risquer à ramener l’idée d’une telle connexion
à un certain présupposé kantien dont il y a de bonnes raisons
de penser, comme je l’ai déjà indiqué, qu’il a été définitivement
dépassé au XIXe et au XXe siè cle, notamment par la théorie

1. J. DOKIC, Qu’est-ce que la perception ?, p. 59, qui décrit cependant cette


position sans l’attribuer expressément à McDowell.
2. J. MCDOWELL, Mind and World, p. 39.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 260

260 Ce que voir veut dire

husserlienne de l’intentionnalité. Si cette vue est correcte, alors


la conception de McDowell nous confronte à deux problè mes
distincts, qu’il confond erronément : d’abord celui des in-for-
mations conceptuelles présentes potentiellement dans l’expé-
rience, ensuite celui des donations de sens actives attachées à
l’intentionnalité perceptuelle au sens le plus général. Il semble
qu’à la condition de distinguer ces deux problè mes, les ana-
lyses de McDowell puissent ê tre conservées sans changement
notable pour décrire la relation entre expérience et jugement.
Nous approuverons alors l’idé e que les mê mes contenus
conceptuels mis en œuvre dans la sphè re épistémique sont
présents potentiellement dans l’expérience pré-épistémique,
mais cette thè se ne contredit pas notre conception d’aprè s
laquelle l’expérience peut être à la fois (comme le pensaient
Dretske et Davidson) actuellement non conceptuelle et (comme
le pense McDowell) actuellement et inextricablement active et
passive. Nous donnons ainsi raison à McDowell dans sa tenta-
tive visant à décrire les relations de justification empirique
directe en termes d’actualisation de potentialités conceptuelles
plutô t qu’en termes d’inférence, mais nous considérons cette
problématique comme indépendante de celle du dualisme
phénoménologique exposée plus haut.
Il faut veiller à ne pas surestimer les prises de position de
McDowell et à en comprendre les limites, qui viennent du fait
qu’elles sont, pour l’essentiel, de nature épistémologique. À
supposer qu’elle soit probante, son argumentation établit que,
pour m’habiliter à avoir une croyance, l’expérience doit ê tre
conceptuelle. Cela ne signifie pas seulement, on l’a vu, que
toute expérience justifiant une croyance doit ê tre concep-
tuelle, mais aussi que toute expérience pouvant justifier une
croyance doit ê tre conceptuelle alors mê me que je ne me fie
pas à elle et que je n’ai pas actuellement cette croyance. Or ce
résultat ne peut ê tre valide pour l’expérience en général qu’à
supposer que l’expérience est essentiellement ce qui habilite à
une croyance, ce qui demanderait à ê tre établi. On pourrait
aussi bien penser, selon moi à raison, que la question épisté-
mologique de la justification est pour une grande part indé-
pendante de la question psychologique ou phénoménologique
des contenus non conceptuels.
Il semble cependant possible d’opposer à McDowell un
argument plus décisif, qu’on pourrait formuler de la maniè re
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 261

Le contenu perceptuel 261

suivante. D’abord on peut s’accorder pleinement avec


Davidson et McDowell pour dire que la relation de justifica-
tion n’est pas une relation causale, mais une relation d’un
certain type que nous appellerons une relation intentionnelle.
Cela signifie que la justification ne relie pas une chose physique
à une proposition ou à une croyance, mais un ou plusieurs
contenus intentionnels à un autre contenu intentionnel, par
exemple les propositions <3 = 2 + 1> et <2 + 1 = 1 + 1 + 1>
à la proposition <3 = 1 + 1 + 1>. Il me semble que Davidson
et McDowell peuvent s’accorder sans peine avec cette pre-
miè re formulation. Seulement, la question est maintenant de
savoir si toute relation intentionnelle est une relation concep-
tuelle. Or cette question n’est pas posée, du moins directe-
ment, par les deux auteurs. Si on se demande pourquoi,
l’unique réponse plausible me paraı̂t ê tre qu’ils présupposent,
l’un et l’autre, que tout contenu intentionnel est de nature
conceptuelle. En conséquence, il ne paraı̂t pas possible de
s’appuyer sur les analyses de McDowell pour résoudre la
question des contenus non conceptuels sans commettre de
pétition de principe, ou encore ces analyses ne sont d’aucun
secours pour savoir si l’intentionnalité est ou non essentielle-
ment conceptuelle.
Partant, l’essentiel de la conception de McDowell peut à
mon sens ê tre conservé à condition d’ê tre reformulé en des
termes plus généraux, à savoir de telle maniè re que la question
de la justification au moyen de contenus non conceptuels soit
à nouveau une question ouverte, en dépit de l’argument de
Davidson. La possibilité de contenus intentionnels non
conceptuels doit mê me nous conduire à pousser plus loin
l’interrogation et à nous demander si la question initiale de
McDowell n’est pas, en définitive, une fausse question. Nous
sommes directement encouragés dans cette voie par l’hypo-
thè se, amplement développée plus haut, suivant laquelle l’ex-
pé rience n’est pas simplement une affaire de qualia
pré intentionnels, mais elle-mê me un acte pourvu d’un
contenu intentionnel. Supposons qu’une certaine croyance
pourvue d’un contenu intentionnel déterminé, à savoir, met-
tons, une certaine proposition C1, soit justifiée au moyen d’un
autre acte A pourvu d’un contenu intentionnel C2. La ques-
tion est de savoir comment la croyance peut ê tre justifiée
empiriquement sachant que la relation entre C1 et C2 ne peut
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 262

262 Ce que voir veut dire

pas ê tre une relation causale au sens normal du terme. En


formulant les choses un peu différemment, on pourrait dire
ceci : si la justification est une relation non causale, intention-
nelle en notre sens, c’est-à -dire si elle doit ê tre strictement une
relation entre des contenus intentionnels, alors nécessaire-
ment l’« expé rience » qui justifie doit ê tre pourvue d’un
contenu intentionnel, c’est-à -dire ê tre intentionnelle. Ce qui
exclut qu’elle soit un ensemble de qualia préintentionnels.
Cette objection donne raison à McDowell lorsqu’il reproche
à Davidson une approche exagérément réductrice de l’expé-
rience en termes de données sensorielles, à ceci prè s que
celles-ci ne seraient pas problématiques du fait d’ê tre des
« intuitions sans concept », mais du fait d’ê tre des intuitions
sans contenu intentionnel.
Toutefois, on pourrait encore objecter que cette présenta-
tion ne fait que déplacer le problè me, et qu’une perception ne
peut justement valoir comme perception justifiante (c’est-
à -dire vérace) que dans la mesure où elle se rapporte à l’objet
exerç ant un effet sur la sensibilité – ce qui réintroduit la
relation causale à un niveau inférieur. Mais en réalité, cette
objection n’est valable que si on suppose que la perception
justifiante est elle-mê me une sorte de croyance, dont on vou-
drait à tort qu’elle soit justifiée au moyen de stimulations
sensorielles. Or rien ne nous oblige à adopter cette position
si, précisément, nous croyons à la possibilité d’actes pourvus
de contenus intentionnels de nature non conceptuelle, parmi
lesquels on comptera naturellement les perceptions. Rien
n’empê cherait de dire que la perception est causée (en un
sens ou dans un autre) par les stimulations sensorielles sans
ê tre justifié e par elles, ce qui conduirait à introduire, en
accord avec l’argumentation de Davidson, une distinction
de nature entre, d’une part, la relation de justification unissant
la croyance à sa perception justifiante et, d’autre part, la
relation causale unissant la perception justifiante au monde
physique. La conséquence immédiate de cette maniè re de voir
serait la possibilité d’une approche purement intentionnaliste
(c’est-à -dire purement en termes de contenus intentionnels)
des relations de justification, qui pré serverait né anmoins
l’idée de justification par l’expérience. Ainsi, comme dans le
Mythe du donné, l’expérience justifiante se situerait hors de
l’espace du concept et dans l’espace des raisons, mais cela
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 263

Le contenu perceptuel 263

n’impliquerait aucune confusion entre justification et causalité: en


réalité, ce n’est pas la représentation perceptuelle qu’il faut exclure
de l’espace des raisons, mais (au moins contre une certaine
version du Mythe du donné) la stimulation sensorielle.
Ce point de vue permettrait peut-ê tre une approche plus
équitable de l’antagonisme entre empirisme et cohérentisme.
Elle nous autorise à maintenir l’empirisme sans ses apories
relevées par Davidson, donc dans une perspective proche de
l’empirisme minimal de McDowell, mais sans en conserver
l’aspect le plus problématique : la conceptualisation généra-
lisée du monde physique. Par ailleurs, il est important de
noter que ce résultat est indépendant de la question de savoir
si notre expérience humaine est de facto toujours in-formée
conceptuellement, qui reste donc ouverte. Ce qu’il tend à
montrer n’est pas que l’expérience justifiante est parfois ou
toujours non conceptuelle, mais seulement qu’une justifica-
tion non conceptuelle est a priori possible ou du moins que les
arguments énumérés plus haut ne permettent pas d’en exclure
la possibilité a priori.
Une autre question est de savoir en quel sens le donné
peut ê tre conceptuel, ou en quel sens le conceptuel peut
ê tre qualifié d’objectif. Sans doute, il y a un sens du conceptuel
où les affirmations de McDowell s’accordent pleinement avec
la conception exposée ici – à savoir si on veut dire que les
concreta sensibles possè dent des propriétés, des moments qui
peuvent ê tre exprimés conceptuellement. En ce sens, le carac-
tè re conceptuel du donné immédiat signifie qu’il est poten-
tiellement conceptuel, mais qu’il ne l’est pas actuellement.
Néanmoins, le gain par rapport au cohérentisme peut aussi
paraı̂tre insuffisant. On pourrait dire, avec un égal degré de
vraisemblance, que l’interprétation de la justification empi-
rique en termes de contrainte et de normativité rationnelles
est une version au moins aussi exemplaire du « Mythe du
Subjectif » que celle que dénonce McDowell 1. Bien qu’elle
nous détourne du constructivisme débridé, elle ne fonctionne
vraiment qu’à la condition de présupposer que les formes
conceptuelles seraient des constructions spontanées, qui ne
deviendraient des formes « au sujet du » monde qu’une fois

1. Voir J. MCDOWELL, « Knowledge and the internal » ; ID., « Knowledge


and the internal revisited » ; ID., « Experiencing the World ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 264

264 Ce que voir veut dire

soumises à une contrainte elle-mê me rationnelle et d’ailleurs


difficilement identifiable. Il est significatif que la mê me inter-
prétation, dans le néokantisme, était un moyen de se passer de
la présupposition « ontologiste » d’un monde objectif. Que le
monde exerce une contrainte sur les croyances, c’est là une
évidence qui soulè ve au contraire la question de savoir ce qui
contraint et comment s’exerce cette contrainte. Là où cette
question est é ludé e, on peut penser que la notion de
contrainte normative n’est guè re plus qu’un hocus-pocus,
voire une tautologie : il me faut penser ainsi parce que l’expé-
rience m’oblige à penser ainsi.

Récapitulatif.

Bien qu’elle en représente un développement nouveau,


notre tentative de réfutation du descriptivisme non « concep-
tualiste » de Searle était partie intégrante de nos discussions sur
le caractè re conceptuel du contenu intentionnel perceptuel et
du contenu intentionnel en général. Si la question du descrip-
tivisme sensu lato, comme je l’ai suggéré plus haut, est intime-
ment liée à celle de la propositionalité, elle est à plus forte
raison indissociable de la question de la conceptualité. Sachant
que l’attitude propositionnelle se définit comme un état inten-
tionnel « dont le contenu doit toujours ê tre exprimable par une
proposition complè te 1 », la caractérisation descriptiviste de
l’expérience visuelle comme attitude propositionnelle implique
que l’expression du contenu intentionnel de l’expé rience
visuelle renferme toujours au moins un terme général. Autre-
ment dit, le contenu intentionnel de l’expérience visuelle ren-
ferme toujours au moins une composante exprimable par un
terme général, c’est-à -dire un concept : il est toujours concep-
tuel au moins pour partie ou, plus généralement, tout contenu
intentionnel est conceptuel au moins pour partie. Le sens de notre
critique du descriptivisme de Searle était donc le suivant : non
seulement il est faux de dire, dans une optique « conceptua-
liste », que tout contenu intentionnel est entiè rement concep-
tuel, mais il est également faux de dire, comme Searle, que tout
contenu intentionnel est partiellement conceptuel.

1. J. SEARLE, Intentionality, p. 6.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:56 - page 265

Le contenu perceptuel 265

La conclusion vers laquelle nous acheminent les remarques


critiques précédentes peut ê tre formulée succinctement de la
faç on suivante. De maniè re suggestive, nous avons développé
l’idée que la question de l’intentionnalité et celle de la concep-
tualisation devaient ê tre traité es de faç on indé pendante.
Le contenu intentionnel n’est essentiellement conceptuel ni
entiè rement ni en partie, ou encore la structuration proposi-
tionnelle est seulement un cas particulier de structuration
du contenu intentionnel. En d’autres termes, nos développe-
ments anté rieurs tendent à confirmer l’idé e que l’analyse
intentionnelle n’est pas identique à l’analyse conceptuelle, et à
laisser une place, en conséquence, à des analyses intention-
nelles d’autres types, par exemple de type gestaltiste, dont il
est désormais permis de supposer qu’elles seraient irréducti-
bles à l’analyse conceptuelle. Ce résultat rejoint une remarque
importante du chapitre I, suivant laquelle certaines structura-
tions du contenu intentionnel perceptuel, étant « continues »,
sont hétérogè nes et irréductibles à la structuration « articulée »
du contenu conceptuel (propositionnel).
L’objection la plus forte contre ces vues consiste à dire que,
quand je montre ceci, « ceci » reste totalement indéterminé
aussi longtemps que je n’ai pas à ma disposition un concept
pour le déterminer 1. Qu’est ceci que je montre ? Est-ce le
doigt, la main, le bras, la totalité de ce que je vois ? Inverse-
ment, que signifierait encore une intention non conceptuelle
si elle laisse indéterminé le quid de l’intention ? Mais cet argu-
ment n’est pas concluant. Il le serait, c’est vrai, si le champ
sensible était un tout indistinct, un magma de qualia « bruts »
où seul le concept serait apte à mettre de l’ordre. Mais les
analyses du chapitre I ont rendu cette vue peu plausible. Le
champ sensible présente des figures délimitées passivement
qui circonscrivent cette part du champ qui sera objectivée
attentionnellement. Sans doute, communiquer quel objet j’ai
en vue nécessite le plus souvent un concept : mon stylo est sur
la table, cet arbre est en fleur, etc. Mais cela n’implique pas
que l’objectivation perceptuelle serait essentiellement concep-
tuelle. J’objective des portions du champ qui sont déjà bien

1. Bien que nos positions soient différentes sur ce point, je dois à mes
discussions avec Bruno Leclercq de m’avoir mieux fait comprendre la
portée et la profondeur de cet argument.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 266

266 Ce que voir veut dire

délimitées passivement du fait d’ê tre structurées par des relations


figurales. Or ces structurations sont indépendantes de toute
récognition conceptuelle comme elles le sont de toutes les
structurations de la conscience active. La ré cognition de
ceci comme triangle nécessite certes l’apparition de telle figure
aux contours bien délimités, mais celle-ci peut ê tre vue et
mê me aperç ue sans ê tre reconnue conceptuellement comme
triangle ou comme une figure d’un quelconque autre type.
D’un cô té, la thè se « descriptiviste » du caractè re essentiel-
lement conceptuel de l’intentionnalité perceptuelle tend vers
une subordination de l’analyse intentionnelle en général à
l’analyse logique. De l’autre, le rejet de la thè se descriptiviste
tend vers une subordination de l’analyse logique à l’analyse
intentionnelle en général : les affinités structurelles entre actes
logiques et non logiques reflè tent le fait que la structure des
actes logiques est un cas particulier d’une structure plus géné-
rale, celle de l’intentionnalité, qui n’est pas en soi de nature
logico-conceptuelle. Dans le second cas, c’est à la phénomé-
nologie – comme théorie de la conscience intentionnelle –
qu’il revient de dé crire les actes logiques. Ceux-ci feront
ainsi l’objet d’une discipline phé nomé nologique spé ciale
que Husserl, dans Logique formelle et logique transcendantale,
appelle la « logique transcendantale », par opposition à une
« esthé tique transcendantale » à laquelle incombe l’analyse
intentionnelle des actes non logiques. Les recherches qui
précè dent nous ont trè s nettement conduits à défendre la
seconde position et à introduire une distinction de principe
entre analyse intentionnelle et analyse conceptuelle. Ce qui a
pour effet de rendre possible une réintégration, dans l’analyse
intentionnelle des actes perceptuels, de structurations non
propositionnelles, en particulier gestaltistes.
Un tel point de vue doit nous amener à réévaluer sur de
nouvelles bases la contribution de Gurwitsch et son antago-
nisme avec le conceptualisme fregéen. En tout cas, il ne semble
plus suffisant d’opposer le noè me-percept de Gurwitsch au
noè me-concept fregé en, et l’hypothè se non descriptiviste
retenue ici pointe plutô t vers une solution intermé diaire.
D’une part, le contenu intentionnel est idéal, il n’est pas un
percept ; d’autre part, son idéalité n’implique pas qu’il est
conceptuel. Fondamentalement, notre hypothè se est celle
d’une telle idéalité non conceptuelle, singuliè re, qui est carac-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 267

Le contenu perceptuel 267

téristique des vécus intuitifs et qui correspond, du cô té de


l’expression linguistique, aux noms propres. Ces remarques
révè lent une faiblesse intrinsè que de la conception de Gur-
witsch, qui la rend en grande partie inutilisable pour la ques-
tion du voir non conceptuel. Cette faiblesse tient à l’ambiguı̈té
de sa notion de noè me perceptuel. Car « perceptuel » est un
qualificatif ambigu. D’un cô té, un noè me peut ê tre perceptuel
au sens où il est le noè me d’une perception ; de l’autre, il peut
ê tre perceptuel au sens où il serait perç u ou perceptible. Or
Gurwitsch ne semble pas distinguer clairement ces deux signi-
fications. C’est pourquoi il confond indû ment deux thè ses en
réalité trè s différentes. D’abord il y a la thè se, parfaitement
défendable, suivant laquelle le noè me de la perception n’est
pas structuré propositionnellement, mais structuré par des
relations figurales. Ensuite, il y a la thè se suivant laquelle le
noè me de la perception est un percept. C’est à tort que Gur-
witsch croit que ces deux thè ses s’impliquent réciproquement.
En réalité, rien n’empê che a priori qu’un noè me soit structuré
figuralement et non conceptuellement et qu’il soit en mê me
temps une « entité abstraite » au sens de la thè se 8 de Føllesdal,
donc quelque chose de trè s différent d’un percept.
Il est important de remarquer que la notion d’idéalité sin-
guliè re, non conceptuelle, ne nous oblige pas le moins du
monde à abandonner la définition usuelle de l’idéalité en
termes d’instanciation d’un type identique dans de multiples
tokens individuels. Le contenu intentionnel A d’un acte donné
est idéal, général, au sens où on peut affirmer in modo recto que
la propriété sémantique « de A » s’instancie identiquement
dans différents actes individuels (telle perception de A ou
telle autre, tel souvenir de A, etc.). Mais cela n’exclut nulle-
ment la possibilité que ce contenu soit singulier in modo
obliquo, c’est-à -dire exprimable par un nom propre irréduc-
tible à une description conceptuelle. Défendre le contraire
serait commettre le mê me contresens que celui consistant à
affirmer, par exemple, que le contenu intentionnel « objet
indépendant de tout acte psychique » doit ê tre indépendant
de tout acte psychique, etc.
De maniè re générale, nos précédentes remarques sur la
charge de la preuve s’agissant du voir non conceptuel signifient
simplement qu’il faut avoir des motifs solides pour défendre
une théorie aussi paradoxale que le descriptivisme. Dans l’at-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 268

268 Ce que voir veut dire

tente de tels motifs, une attitude plus saine est sans doute de
partir du non-conceptuel sans chercher à en nier l’existence ni
à l’assimiler de force au conceptuel. La question, alors, n’est
plus de savoir comment conceptualiser l’expérience, mais elle
est de savoir comment le conceptuel se constitue sur un sol
perceptuel qui ne semble pas intrinsè quement conceptuel,
mais associatif ou gestaltiste. Ce questionnement, de style
plus empiriste, ne serait pas forcément incompatible avec
celui des descriptivistes. Il pourrait aussi bien nous faire envi-
sager une complémentarité possible de l’analyse phénoméno-
logico-intentionnelle et de l’analyse conceptuelle de style
« analytique ». C’était là la conclusion d’un texte polémique
de 2005 où Hubert Dreyfus s’en prenait avec virulence à
McDowell. Aprè s avoir présenté le savoir-faire irréfléchi – la
phronesis d’Aristote, l’absorbed coping de Merleau-Ponty –
comme un contre-exemple au conceptualisme « analytique »,
il affirmait ainsi :

Je pense que les philosophes analytiques peuvent en tirer profit


s’ils poussent plus loin la question de savoir comment ces capacités
non conceptuelles sont converties en capacités conceptuelles [...],
au lieu de nier l’existence du non-conceptuel. À l’inverse, la phé-
noménologie a besoin de l’aide des analytiques. Les phénoménolo-
gues manquent d’une explication dé taillé e et rigoureuse de la
maniè re dont le langage et la rationalité se développent à partir
du coping non conceptuel et non linguistique que nous partageons
avec les tout jeunes enfants et les animaux. [...] Le temps est venu de
se défaire de l’opposition démodée entre philosophie analytique et
philosophie continentale, et d’entamer le stimulant travail de colla-
boration consistant à montrer comment nos capacités conceptuelles
se développent à partir de nos capacités non conceptuelles 1.

1. H. DREYFUS, « Overcoming the Myth of the Mental », p. 48-49. Ce


texte a suscité un important débat avec McDowell dans la revue Inquiry
(dans l’ordre : J. MCDOWELL, « What Myth ? » ; H. DREYFUS, « The return
of the Myth of the Mental » ; J. MCDOWELL, « Response to Dreyfus » ;
H. DREYFUS, « Response to McDowell »), qui est en partie une transposi-
tion d’un débat plus ancien entre Dreyfus et Searle (voir H. DREYFUS,
« Heidegger’s critique of the Husserl/Searle account of intentionality » ; ID.,
« The primacy of phenomenology over logical analysis » ; J. SEARLE, « The
limits of phenomenology » ; ID., « Neither phenomenological description
nor rational reconstruction : reply to Dreyfus »).
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 269

Le contenu perceptuel 269

On peut se demander si le descriptivisme n’est pas un parti


pris insuffisamment justifié descriptivement dont la finalité est
principalement polémique, et s’il ne reflè te pas, comme le
croit Dreyfus, un mythe analogue au « mythe du donné ».
Mais les remarques ci-dessus n’évacuent pas pour autant la
question de la conceptualité de l’expérience. Elle lui confè re
au contraire un sens nouveau, qui prescrit seulement de partir
« d’en bas » sans exclure a priori le conceptualisme.

Attention et position.

Les développements précédents avaient pour but de mon-


trer que la perception n’est essentiellement conceptuelle ni
entiè rement ni partiellement, et qu’elle n’est donc pas, en ce
sens, de l’ordre d’une croyance. Aprè s avoir montré cela, nous
pouvons conserver intégralement l’idée que la perception est
essentiellement une croyance en un sens vague et, à dire vrai,
impropre, à savoir pour autant qu’elle renferme nécessaire-
ment une position d’existence.
Une premiè re question à soulever concerne le lien, déjà
évoqué plus haut, entre position et attention. Une fois établi
le fait que la perception peut ê tre une croyance en un sens
élargi qui est indépendant de son caractè re conceptuel ou non
conceptuel, il reste à voir si ce fait peut ê tre interprété en
termes d’attention ou si les deux caractè res sont au contraire
indépendants. Il s’agit en particulier d’établir si l’intention-
nalité en général, par son caractè re de « donation de sens »,
implique une activité mê me dans le cas de l’expérience per-
ceptuelle prise indépendamment de toute conceptualisation
au sens strict. Or, cette question a déjà été résolue dans une
large mesure au chapitre I, dont un enjeu central était préci-
sément l’idée d’une activité attentionnelle essentielle à l’ob-
jectivation perceptuelle. De plus, deux points ont été établis
avec un certain degré de certitude. D’abord, toute attention
n’est pas positionnelle – ou encore l’attention positionnelle,
l’intérêt, est un cas particulier de prestation attentionnelle 1.
Ensuite, les phénomè nes de « halo » ou de « marge », qui sem-
blent accompagner généralement l’expérience perceptuelle,

1. Voir chap. I, p. 83 s., et chap. III, p. 273 s.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 270

270 Ce que voir veut dire

démontrent suffisamment que toute position n’est pas atten-


tionnelle.
L’hypothè se é mise au chapitre I, spé cialement à partir
d’une critique des conceptions de Witasek et de Husserl,
était celle d’une indépendance mutuelle essentielle de l’atten-
tion et de la position : toute attention, toute intentio au sens
prégnant (objectivante), n’est pas positionnelle, toute position
d’existence n’est pas attentionnelle, intentionnelle au sens
prégnant. La premiè re proposition est déjà évidente du simple
fait que l’attention s’étend plausiblement à un grand nombre
d’actes non positionnels comme des phantasies, des actes de
la simple pensée ou de l’attitude phénoménologiquement
« neutralisée ». La seconde est corroborée par l’observation
suivant laquelle les portions marginales du champ perceptuel,
bien que perç ues de faç on inattentive, sont manifestement
visées thétiquement au mê me titre que le centre attentionnel.
Quand je concentre mon attention sur une phrase mélodique
jouée dans l’aigu, le fond sonore joué dans le grave ne m’est
pas moins « présent en personne » que la phrase attentionnée
elle-mê me. Ce qui suggè re que la thè se d’existence, dans
la perception, est essentiellement une opération générale qui
couvre la totalité du perç u, par opposition à l’attention qui
est restreinte à un centre attentionnel déterminé comme une
phrase mélodique. Cela implique, entre autres choses, que le
fond perceptuel peut trè s bien correspondre à des vécus de la
conscience passive tout en étant soumis à une positionalité
générale qui appartient aux couches actives de la conscience.
Bref, attention et position perceptuelles sont indépendantes
au moins au sens où le centre attentionnel et le champ thé-
matique n’ont pas nécessairement la mê me étendue.
Ce point de vue n’est nullement contredit par le fait que
l’intention perceptuelle est nécessairement positionnelle. Que
l’intention perceptuelle soit nécessairement positionnelle, cela
signifie que la perception, en tant qu’elle est intentionnelle, est
nécessairement positionnelle – ce qui ne change rien au fait
que l’intentionnalité au sens prégnant est indépendante de la
positionalité. Mais le lien entre intentionnalité et positionalité
n’est-il pas renoué, si on comprend l’intentionnalité en un
sens élargi, qui serait plus général que l’attention et inclurait
les marges elles-mê mes ? Le champ thématique n’est-il pas,
dans ce cas, coextensif au champ formé par tous les intenta
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 271

Le contenu perceptuel 271

du champ perceptuel ? Cet argument peut ê tre concédé sans


risque. Si on associe un certain champ sensible à un certain
acte intentionnel de nature perceptuelle, il va de soi que
plusieurs caractè res essentiels du second seront eo ipso asso-
ciés au premier et que, parmi ces caractè res, certains pourront
se rapporter à la totalité du champ sensible. É videmment, le
fait d’ê tre intentionné s’étendra à la totalité du champ sensible
et sera dè s lors coextensif au caractè re « apparaı̂tre présent
en personne », si ê tre intentionné signifie autant qu’ê tre le
corrélat central ou marginal d’une perception donnée. Cepen-
dant, ce fait n’a alors pas d’autre signification que celle-ci :
dans l’expérience perceptuelle, tout ce qui est intentionné l’est
thétiquement – ce que nous n’avons jamais contesté.
Le caractè re « général » de la position d’existence signifie que
celle-ci est indépendante du quid de la visée qui est déterminé
par l’attention. La position d’existence est un certain caractè re
qui concerne le comment de la visée, le fait que l’acte soit une
perception plutô t qu’une phantasie ou qu’une simple pensée,
etc., et non l’intentum lui-mê me qui peut aussi ê tre visé de
maniè re non positionnelle. Ce qui révè le une indépendance
essentielle du « mode psychologique » par rapport au contenu
intentionnel, de la « qualité d’acte » par rapport à la « matiè re
intentionnelle ». Il faut par ailleurs remarquer que l’attention
elle-mê me possè de un certain caractè re de généralité, dans la
mesure où il semble nécessaire que toutes les parties mar-
ginales du champ perceptuel puissent ê tre attentionnées. Le
jardin autour de l’arbre attentionné n’apparaı̂t marginalement
à ma conscience que pour autant que je peux déplacer mon
regard vers telle fleur déterminée, vers tel muret déterminé qui
entreraient par là dans le centre attentionnel. Toutefois,
comme je l’ai déjà fait remarquer, cette généralité potentielle
de l’attention signifie tout autant que l’attention n’est pas
générale actuellement, c’est-à -dire qu’elle ne l’est pas absolu-
ment parlant.
Ces ré sultats semblent pourtant prê ter le flanc à une
objection de nature descriptive. Certains cas plus épineux
amè nent en effet à se demander si le caractè re de généralité
de l’opération thétique s’étend réellement à toute la sphè re
des actes positionnels, et donc si la thè se de l’indépendance
de la positionalité est plus qu’une particularité concernant la
seule positionalité perceptuelle. Par exemple, je peux ima-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 272

272 Ce que voir veut dire

giner fictivement un personnage inexistant, mettons le


Pè re Noë l, dans une chambre dont je me souviens et que
je reconnais comme existant ré ellement. Dans ce cas, la
position d’ê tre semble seulement partielle, car le corps ima-
giné fictivement du Pè re Noë l n’est pas posé comme exis-
tant. Les exemples de ce type obligeraient à admettre que,
dans certains cas, la position d’ê tre peut ê tre restreinte inten-
tionnellement comme l’est l’attention perceptuelle. Mais
comment rendre cette positionalité partielle compatible
avec l’hypothè se de l’indépendance de la positionalité envers
les diffé rences affectant la matiè re intentionnelle, telles
qu’elles sont introduites activement par l’attention ? En réa-
lité , la position affectant l’intentum « cette chambre » est
moins claire qu’il n’y paraı̂t, car la chambre est à la fois
reconnue comme existant réellement et néanmoins, en un
sens, comme fictive. Il y a la chambre qui existe présente-
ment et où le Pè re Noë l ne se trouve pas et celle où le Pè re
Noë l se trouve fictivement. Ce qui est remarquable dans cet
exemple, c’est que les deux chambres supportent une « syn-
thè se d’identification » par laquelle la chambre fictive est
reconnue comme la même chambre que celle, réelle, où le
Pè re Noë l ne se trouve pas. Naturellement, les deux cham-
bres ne peuvent pas ê tre intégralement identiques et l’iden-
tification doit ê tre seulement partielle, sinon la même
chambre remé moré e et imaginé e fictivement possé derait
simultané ment les deux caractè res « contenant le Pè re
Noë l » et « ne contenant pas le Pè re Noë l », qui s’excluent
contradictoirement. Sur cette base, c’est-à -dire à la condi-
tion d’envisager ici l’existence d’une intention complexe, il
devient possible de décrire l’exemple de maniè re à préserver,
en un sens, la généralité de l’opération thétique. L’acte est
ici une complexion de plusieurs intentions dont l’une est
totalement positionnelle au sens de l’existence réelle et l’autre
totalement non positionnelle. D’un cô té , je me souviens
– donc thétiquement – de la chambre (comme) réelle ; de
l’autre, je l’imagine fictivement avec, en elle, le corps fictif du
Pè re Noë l, de telle maniè re que cette chambre-ci est secon-
dairement identifiée à celle-là .
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 273

Le contenu perceptuel 273

La position perceptuelle n’est pas passive.

Une deuxiè me difficulté a trait au caractè re supposément


« libre » ou « actif » des positions d’existence. N’est-il pas évi-
dent que je ne choisis jamais, dans l’expérience perceptuelle,
de poser ou de ne pas poser l’existence de ce que je vois ?
Comment rendre cette observation compatible avec celle
suivant laquelle la « présence en personne » est essentielle à
la perception ? Si la « présence en personne » doit ê tre com-
prise au sens d’une position d’ê tre, alors la seconde obser-
vation ne signifie-t-elle pas que le percevoir lui-mê me me
contraint inflexiblement à poser l’existence du perç u ? Cela
ne revient-il pas à dire que la liberté thétique n’intervient que
secondairement, non dans la perception elle-mê me, mais
quand je porte sur elle un regard critique ? En raison d’une
connexion conceptuelle nécessaire, le caractè re essentielle-
ment positionnel de la perception ne signifie-t-il pas l’impos-
sibilité a priori d’une perception non positionnelle ? Il semble
que cette difficulté nous confronte à trois possibilités égale-
ment aporé tiques : ou bien nous renonç ons à dé finir la
perception par la présence en personne, ou bien nous conti-
nuons à la définir par la présence en personne mais renon-
ç ons à voir dans la présence en personne une position d’ê tre,
ou encore nous continuons à la définir par la présence en
personne mais renonç ons à définir les positions d’existence
en termes d’activités libres. Or ce trilemme est encore étroi-
tement relié à la question du rapport entre perception et
concept, car associer positionalité perceptuelle et libre acti-
vité, c’est en un certain sens concevoir la premiè re sur le
modè le des croyances.
C’est en vain qu’on opposerait ici les hallucinations et les
illusions perceptuelles, dans l’espoir de mettre au jour des
cas où la perception ne pose pas l’existence du perç u. Il est
indiscutable qu’une perception peut s’accompagner de
défiance au sens où « je ne crois pas ce que je vois ». Rien
n’empê che mê me de concevoir le cas limite où , me reconnais-
sant victime d’une hallucination, je rejetterais comme inexis-
tante la totalité du perç u. Cependant, une fois encore, il est
douteux que de tels cas puissent ê tre décrits correctement
sans référence à une complexion d’actes partiels. Plausible-
ment, ils nous mettent en présence d’une intention complexe
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 274

274 Ce que voir veut dire

et conflictuelle où le mê me intentum est à la fois ce qui se


présente comme existant réellement et ce que, résistant à ma
propre expérience, je refuse de tenir pour tel.
La solution la plus naturelle ne serait-elle pas de concéder
que toutes les thè ses d’existence ne sont pas actives et, comme
tardivement Husserl, de voir dans l’expérience perceptuelle
quelque chose comme une « croyance passive 1 » ? La distinc-
tion passerait alors entre une « proto-doxa » perceptuelle et des
positionalités actives pouvant ê tre motivées par l’expérience
avec tel ou tel degré de certitude. Ainsi les thè ses actives sont
souvent secondaires, au sens où elles valident, nient, modali-
sent, etc., secondairement la croyance initiale à telle existence
perç ue. Le caractè re d’activité étant désormais inessentiel à la
positionalité, l’usage d’un vocabulaire commun se justifierait
par le seul fait que, de part et d’autre, l’intentum apparaı̂t
comme existant. Mais cette solution ne me paraı̂t pas convain-
cante. Elle présuppose selon moi une conception de la pré-
sence perceptuelle qui rend compte inadéquatement de la
fonction remplie par les thè ses d’existence dans l’expérience
sensible. D’aprè s cette conception, la perception supporterait
une proto-thè se dont le corrélat serait un champ thématique
analogue au champ sensible, un « monde de la vie » parcouru
par le regard attentionnel comme l’est le champ sensible. Or je
pense que la difficulté ci-dessus disparaı̂t aussitô t qu’on
renonce à cette conception, et que l’abandon de l’interpréta-
tion husserlienne du monde de la vie permet une compréhen-
sion plus juste et plus profonde de ce que signifie percevoir
quelque chose comme existant.
Le principal fait descriptif à opposer à cette conception peut
ê tre explicité de la maniè re suivante. Supposons que je sois
assis dans un train et regarde distraitement par la fenê tre, sans
prê ter attention à ce que je vois ni à ce qui m’entoure. Certes
j’expérimente consciemment mon environnement, qui n’est
pas inconscient comme l’est la sécrétion d’insuline dans mon
pancréas (je vois défiler les poteaux, les nuages, entends une
conversation derriè re moi, etc., dont je pourrai tout à l’heure
avoir des souvenirs vagues), mais je n’y prê te aucune atten-
tion. La question est de savoir si l’expérience peut encore ê tre
qualifiée, dans ce cas et dans les autres semblables, de thé-

1. E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 24.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 275

Le contenu perceptuel 275

tique. Les nuages qui défilent m’apparaissent-ils présents en


personne comme ils le font si j’observe attentivement leur
forme ou leur couleur ? Je ne vois pour ma part aucun motif
de le penser. Le nuage ne m’apparaı̂ t pas plus présent en
personne que, par exemple, la pluie à venir qu’une pensée
fugace me fait imaginer distraitement. Sans doute, il semble
nécessaire que les nuages puissent ê tre investis de positions
d’existence, mais cela n’implique aucune position actuelle ni,
à plus forte raison, aucune « croyance passive » actuelle. L’ex-
pé rience inattentive ne me donne tout simplement rien
comme existant, ou du moins rien n’empê che de concevoir
une expérience à ce point inattentive qu’elle ne me donnerait
plus rien comme existant et qu’elle ne serait donc plus, à
proprement parler, une perception.
Pourtant, n’a-t-on pas établi plus haut que l’attention per-
ceptuelle ne pouvait ê tre équivalente à la position percep-
tuelle ? Ce qui m’apparaı̂ t perceptuellement comme présent
en personne n’est pas seulement telle portion du champ visuel
objectivée attentionnellement, mais aussi les portions margi-
nales non attentionnées. Seulement, ce fait ne contredit abso-
lument pas l’observation précédente. Nous pouvons trè s bien
affirmer que la position perceptuelle affecte l’intentum atten-
tionné et sa marge non attentionnée tout en niant qu’elle soit
possible en l’absence de toute objectivation attentionnelle.
L’idée, alors, est que l’activité attentionnelle, qui est restreinte
au centre focal, s’accompagne nécessairement, dans la per-
ception, d’une activité thétique qui est générale, c’est-à -dire
qui s’étend aux parties marginales.
Ces constatations suggè rent une conception nouvelle de la
positionalité perceptuelle. Si l’expé rience inattentive n’est
jamais positionnelle, alors il est plausible de supposer une
connexion essentielle entre attention perceptuelle et position
perceptuelle. On refusera ainsi l’idée d’une positionalité per-
ceptuelle antérieure à l’attention perceptuelle, d’une proto-
doxa passive qui me ferait apparaı̂ tre dé jà dans la simple
expérience passive, déjà indépendamment de toute objectiva-
tion attentionnelle, un champ thématique où il m’est ensuite
possible d’opérer des sélections attentionnelles. À l’opposé
d’une telle conception, l’attention pourra ê tre caractérisée
comme une condition nécessaire de la positionalité percep-
tuelle. Cette caractérisation est compatible avec le fait que
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 276

276 Ce que voir veut dire

toute attention n’est pas positionnelle et que toute position


n’est pas attentionnelle : d’une part, l’attention est une condi-
tion nécessaire mais non suffisante de la position perceptuelle,
d’autre part la position perceptuelle s’étend aux marges per-
ceptuelles.
La meilleure maniè re de présenter les choses, me semble- t-
il, est de définir la position perceptuelle comme un certain
caractère affectant l’activitéd’objectivation attentionnelle. L’atten-
tion peut ê tre thétique et, dans le cas de la perception, elle l’est
toujours. La conséquence est que nous n’avons plus besoin de
supposer, comme Husserl, une positionalité passive. Au
contraire, la position perceptuelle est une certaine propriété
affectant toute activité objectivante de nature perceptuelle,
à savoir une propriété qui fait que l’intentum objectivé et sa
périphérie sont posés comme existants. Son corrélat ne doit
donc plus ê tre conç u comme un champ thématique antérieur
à l’objectivation, potentiellement objectivé, etc., mais il est
l’ensemble formé par l’intentum attentionné et par ses hori-
zons interne et externe qui ne sont pas attentionnés. La diffé-
rence est plus qu’une nuance. Cela veut dire que l’expérience
passive est insuffisante pour constituer un monde proprement
dit, qu’il n’y a pas de monde en deç à de l’intérêt actif et que,
mê me au niveau de l’expérience perceptuelle la moins éla-
borée, le domaine thématique est essentiellement un produit
d’activités objectivantes. En d’autres termes, toute existence
est décidée activement.
Je concè de volontiers que l’objection ne remet que partiel-
lement en cause les notions husserliennes de proto-doxa et de
monde de la vie. Le problè me relatif à un « sol » proto-doxique
de certitudes ontologiques reste entier, tout comme l’opinion
trè s plausible suivant laquelle les modalité s « possible »,
« nécessaire », « probable », etc., nécessitent logiquement une
proto-modalité , la pré sence effective, dont elles sont des
modalisations 1. Ce qui paraı̂ t contestable, en revanche,
c’est l’idée que le monde serait l’objet d’une croyance passive
dans le style du belief humien, qu’il serait donc prédonné
comme existant déjà au niveau des configurations passives.
C’est l’idée, en un mot, que le monde de la vie forme un « sol
de croyance ontologique passive universelle », que « le monde

1. E. HUSSERL, Ideen I, § 104.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 277

Le contenu perceptuel 277

comme existant est la prédonnée passive universelle de toute


activité judicative, de tout intérê t théorique se mettant en
œuvre » 1. À l’opposé, les remarques précédentes suggè rent
qu’il n’y a pas d’« ontologie du monde de la vie » possible en
ce sens et qu’une telle ontologie doit plutô t ê tre une ontologie
de l’intérêt perceptuel.
Enfin, le problè me de la positionalité perceptuelle ne doit
pas ê tre confondu avec celui de la constance qualitative, qui
était au centre de nos recherches précédentes. Sans doute, il y
a une similitude entre ces problè mes. D’un cô té, nous avons
remis en cause l’opinion qu’il existe des matériaux sensoriels
préintentionnels existant indépendamment et soumis secon-
dairement à l’activité objectivante. De l’autre, nous avons
remis en cause l’opinion qu’il existe une « croyance passive »
dont le corrélat serait un « monde de la vie » indépendant de
toute positionalité active et ressemblant beaucoup, chez Hus-
serl, à un champ sensible. Cependant, la proposition que
toute positionalité est active n’équivaut pas à la proposition
que toute intentionnalité est active. Au contraire, nous avons
défendu la premiè re tout en étendant les notions d’intention-
nalité et de contenu intentionnel aux parties passives de l’ex-
périence. Ce qui est nécessairement actif dans l’expérience
n’est pas, d’aprè s notre conception, l’intentionnalité, mais
l’objectivation, dont on a vu par ailleurs qu’elle n’était pas
nécessairement positionnelle.

L’existence du perç u.

Une troisiè me série de questions concerne la notion de


contenu intentionnel et son lien avec la position d’existence.
On peut se demander dans quelle mesure la question de
l’intentionnalité perceptuelle peut ê tre traitée indépendam-
ment de la question de la positionalité comme elle l’a été
plus haut indépendamment de la question de l’in-formation
conceptuelle. Cette nouvelle tâ che est plus facile et pourra, à
certaines conditions, ê tre accomplie en un petit nombre
d’étapes. Elle est fortement facilitée du fait qu’une partie du
travail a déjà été réalisée. Car nos analyses antérieures ne

1. E. HUSSERL, Erfahrung und Urteil, p. 24 et 26.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 278

278 Ce que voir veut dire

laissent aucun doute sur le fait mê me que la perception est


essentiellement positionnelle. Or, en mettant en avant à la fois
le caractè re essentiellement positionnel de la perception et le
caractè re intrinsè quement non conceptuel de son contenu
intentionnel, nous avons du mê me coup dissocié le problè me
de la positionalité de la perception de celui de sa conceptualité
– ce qui était une des tâ ches que nous nous sommes fixées
initialement en partant de la question du voir non conceptuel
chez Dretske.
La thè se de l’indiscernabilité de la perception vérace et de
la perception trompeuse nous a paru précédemment devoir
servir de principe directeur pour l’analyse phénoménale de
la perception. Elle signifie que l’intention perceptuelle – par
exemple le fait que cette perception soit une perception du
stylo et non de la feuille de papier – peut ê tre décrite sans perte
d’un point de vue purement phénoménal ou « interne », ce qui
implique, décisivement, qu’elle peut l’ê tre indépendamment
de l’existence ou de l’inexistence absolument parlant d’un
objet perç u correspondant. Mais la question soulevé e ci-
dessus exige un pas supplémentaire. La question est mainte-
nant de savoir dans quelle mesure l’intention perceptuelle
peut ê tre décrite phénoménologiquement indépendamment
de l’indice positionnel de l’existence affectant le perç u, c’est-
à -dire dans quelle mesure il y a bien, en un certain sens, une
indiscernabilité de la perception (vérace ou trompeuse) et
par exemple de la phantasie correspondante, qui n’est pas
positionnelle. Le problè me est de savoir si deux actes
comme une perception de A et une phantasie de A peuvent
partager un mê me contenu intentionnel de A, ou si l’expres-
sion « de A » est nécessairement ici une expression équivoque.
Or, à premiè re vue, ce problè me semble déjà résolu pour
l’essentiel. Puisque la perception trompeuse et la perception
vérace possè dent indiscernablement le mê me indice de pré-
sence en personne, que donc l’existence perceptuelle est un
caractè re purement phénoménal, intrinsèque à l’intention elle-
mê me, n’est-il pas certain que la positionalité – ou corrélati-
vement le caractè re « présent en personne » – ne peut résider
nulle part ailleurs que dans le contenu intentionnel ? Ce qui
entraı̂nerait, sans difficultés particuliè res, qu’un acte posi-
tionnel et un acte non positionnel ne peuvent avoir un
contenu intentionnel identique.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 279

Le contenu perceptuel 279

Ce résultat découle des développements précédents et peut


ê tre accordé pour l’essentiel. Il est évident que la perception
est positionnelle au sens où le perç u m’apparaı̂t perceptuelle-
ment comme présent en personne, c’est-à -dire de telle maniè re
que c’est l’intentum qui est affecté d’un indice de présence en
personne. Cependant, le mê me résultat entre rapidement en
contradiction avec les données descriptives. D’une perception
du stylo et d’une phantasie du stylo, n’est-il pas naturel de
dire que les deux actes visent « la mê me chose », mê me dans le
cas où la perception est hallucinatoire ? Ne serait-il pas
absurde de nier qu’il y a, dans la perception hallucinatoire
du Pè re Noë l et dans sa représentation sur le mode de la
phantasie, quelque chose d’identique ? Où pourrait alors
résider cet identique, sinon dans le contenu intentionnel ?
Pour plus de simplicité, quittons un moment la sphè re
perceptuelle et prenons pour exemples deux actes d’imagina-
tion. J’appelle ici imaginations les représentations intuitives
non perceptuelles au sens le plus général, les « présentifica-
tions » au sens de Husserl, et phantasies les imaginations qui ne
posent pas l’existence de leur intentum, par opposition aux
actes d’imagination positionnelle, dont le souvenir est un cas
particulier. Les types d’acte « phantasie » et « imagination posi-
tionnelle » sont des cas particuliers du type d’acte « imagina-
tion » ou « présentification », la différence spécifique étant le
caractè re de position d’existence. Par exemple, si j’imagine
Platon, la représentation est positionnelle (j’estime que je
peux me tromper, avoir de A une représentation inexacte,
etc.) sans ê tre pour autant une perception, et elle doit ê tre
qualifié e d’imagination au mê me titre que le souvenir de
Platon qu’avait Aristote. De mê me, je peux m’imaginer ficti-
vement dans une piè ce dont je reconnais l’existence, auquel
cas mon imagination est en partie positionnelle et en partie
non positionnelle, etc. Supposons maintenant (comme la
croyance à l’existence de Pythagore est variable selon les
individus, c’est là une situation concevable sans effort) deux
imaginations dotées d’un mê me contenu « Pythagore », dont
l’une est positionnelle et l’autre non positionnelle, c’est-à -dire
une phantasie. En comparant les deux représentations, on
observe d’une part une diffé rence affectant l’apparaı̂tre
– une imagination est positionnelle, l’autre non – et d’autre
part une différence affectant l’apparaissant – là Pythagore
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 280

280 Ce que voir veut dire

apparaı̂t avec un indice d’existence, ici non. En outre, certains


caractè res sont identiques : les deux actes sont des imagina-
tions, ils sont des imaginations de Pythagore.
Une premiè re faç on de décrire la situation pourrait ê tre de
dire que nous sommes en présence de deux actes différents de
mê me contenu intentionnel. La différence entre les deux actes
résiderait alors dans la « qualité » positionnelle ou non posi-
tionnelle, et leur identité dans la « matiè re intentionnelle ».
Partant, l’intentionnalité serait indépendante de la positiona-
lité au sens où celle-ci ne concernerait pas le contenu inten-
tionnel, mais seulement la maniè re dont il est visé. Mais tout
le problè me, on l’a vu, est que la différence se retrouve éga-
lement dans l’intentum lui-mê me et qu’imaginer Pythagore
existant et imaginer Pythagore non comme existant (ou bien
comme inexistant, etc.), en un sens, ce n’est pas imaginer la
même chose. Le fait que les deux actes aient en commun d’ê tre
des imaginations de Pythagore n’empê che pas que c’est bien
Pythagore qui existe, que c’est l’intentum « Pythagore » qui
reç oit le caractè re « existant » ou ne le reç oit pas.
La question est maintenant de savoir si, comme le pensait
Husserl à travers l’idé e d’une corrélation entre modalité s
doxiques et modalité s d’ê tre 1, les deux caractè res « posi-
tionnel » (en un sens non modifié) et « existant » – ainsi que
leurs modalisations « supputatif » et « possible », « dubitatif » et
« douteux », etc. – sont strictement équivalents. Car certains
cas semblent contredire cette hypothè se. Je peux imaginer
fictivement, et mê me en un certain sens j’imagine presque
toujours fictivement l’objet comme existant, pour autant que
c’est son existence que j’imagine. Quand j’imagine fictive-
ment Pythagore, ce que j’imagine est un objet qui existe au
mê me sens d’« exister » où je pourrais affirmer qu’il existe
réellement. Mais en mê me temps, ce n’est manifestement
pas dans le mê me sens que Pythagore est imaginé fictivement
comme existant et qu’il est imaginé thétiquement comme
existant. Là je ne « crois » pas à son existence, ici j’y « crois ».
Dans le premier cas, le caractè re d’existence est intégré au
contenu intentionnel de l’acte total sans que rien n’y corres-
ponde dans la qualité d’acte ; dans le second, en revanche,
l’intégration intentionnelle de l’existence – le fait que Pytha-

1. E. HUSSERL, Ideen I, § 103.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 281

Le contenu perceptuel 281

gore m’apparaı̂t comme existant – a son corrélat dans la qualité


d’acte : je reconnais Pythagore comme existant. Cela veut-il
dire que les modalités d’ê tre et les modalités doxiques ne sont
pas toujours strictement corrélatives et que, par exemple, une
visée non positionnelle de quelque chose comme existant est
possible ?
On pourrait répondre, comme Husserl, que ce cas illustre le
simple fait que la phantasie est un acte modificatif qui ren-
ferme, en qualité de couche « originaire », une intention thé-
tique au sens de la « proto-doxa ». Comme dans l’exemple,
décrit plus haut, du Pè re Noë l dans la chambre, la difficulté
semble aisément surmontée à la condition de reconnaı̂tre la
présence d’une complexion intentionnelle, à savoir, ici, d’un
étagement des intentions d’aprè s lequel l’intentum de la phan-
tasie est l’objet existant, auquel il est a priori possible de faire
correspondre une thè se d’existence appartenant à un acte
fictif. Plusieurs faits plaident en faveur de cette interprétation,
par exemple le fait que dans un grand nombre de cas, outre le
fictum lui-mê me, c’est aussi moi-mê me en train de percevoir le
fictum que je m’imagine fictivement. Au point qu’on pourrait
mê me se demander si toute fiction n’est pas en mê me temps
– pour autant que le fictum est fictivement vu, entendu, etc. –
imagination fictive d’une expé rience perceptuelle ou, du
moins, d’un acte posant une existence réelle. Naturellement,
cette derniè re formulation n’en resterait pas moins inadé-
quate. La phantasie de Pythagore n’est en aucun cas identique
à l’acte par lequel j’imagine réflexivement une perception avec
son contenu intentionnel « Pythagore », posée perceptuelle-
ment comme existante. Pythagore n’est pas représenté dans
l’acte de fiction en tant que contenu intentionnel d’un autre
acte, positionnel, mais en tant qu’objet existant. Ce qui se passe,
semble-t-il, c’est plutô t que deux intentions partielles, dont
une est thétique, partagent un mê me contenu intentionnel.
La situation est désormais la suivante. D’un cô té, l’intentum
« Pythagore » apparaı̂t comme existant dans une imagination
qui le pose comme existant et, de l’autre, il apparaı̂t comme
existant dans une imagination qui ne le pose pas comme
existant. Il faut donc faire la différence entre un caractè re
« apparaı̂tre comme existant » qui concerne le contenu inten-
tionnel et un caractè re « ê tre posé comme existant » qui
concerne la maniè re dont il est intentionné . D’aprè s la
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 282

282 Ce que voir veut dire

conception husserlienne, il faut donc distinguer le contenu


intentionnel avec ses caractè res thétiques, le « noè me com-
plet », du contenu intentionnel abstraction faite de ses carac-
tè res thé tiques, ou « sens intentionnel ». Par exemple,
l’affirmation que Pythagore existe et la supputation qu’il
existe ont le mê me sens intentionnel mais non le mê me
noè me complet, car Pythagore est pensé tantô t comme exis-
tant réellement, tantô t comme possiblement existant.
Comment décrire adéquatement cette situation ? Le pro-
blè me est que le caractè re d’existence semble devoir ê tre
interpré té en plusieurs sens hé té rogè nes. L’existence de
Pythagore est tantô t une modalité ontique corrélative à une
certaine modalité positionnelle, tantô t un caractè re de
l’intentum qu’on ne peut rapporter à une modalité position-
nelle corrélative. Cette hétérogénéité est problématique parce
que l’existence a visiblement la mê me signification dans les
expressions « j’imagine fictivement Pythagore comme exis-
tant » et « je tiens Pythagore pour existant ». Une solution
intéressante consiste, dans une perspective husserlienne, à
interpréter les faits génétiquement. D’abord, la présence du
caractè re d’existence dans le contenu intentionnel reflè te l’in-
té gration d’un caractè re doxique dans le contenu inten-
tionnel. Ensuite, on l’a vu, cela a pour effet de rompre en
partie l’équivalence entre modalités doxiques et modalités
d’ê tre. Par exemple, la supputation que Pythagore existe
peut ê tre modifié e en affirmation qu’il peut exister, qui
n’a pas le mê me sens intentionnel que l’affirmation que
Pythagore existe, etc. De la mê me maniè re, la phantasie de
Pythagore (comme existant) serait le résultat d’une modifica-
tion ayant pour effet de neutraliser l’imagination positionnelle
de Pythagore (comme existant), donc d’une modification qui
toucherait seulement la modalité positionnelle de l’acte, sans
en affecter le contenu intentionnel. Le caractè re d’existence
serait d’abord intégré dans le contenu intentionnel de l’ima-
gination positionnelle supposée antérieure, ensuite conservé
dans le contenu intentionnel lors de la neutralisation fiction-
nante de l’imagination positionnelle. J’imagine fictivement
Pythagore (comme existant), mais je ne crois pas à son exis-
tence. En résumé, il faudrait supposer d’abord une intégration
de la modalité doxique dans le contenu intentionnel, ensuite
une modification de la modalité doxique n’affectant pas le
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 283

Le contenu perceptuel 283

contenu intentionnel ni, par conséquent, le caractè re d’exis-


tence intégré dans le contenu intentionnel.
Cependant, cette solution ne fait que déplacer le problè me.
Car sinon toujours, du moins dans de nombreux cas, la
modification elle-mê me semble introduire une nouvelle
modalité ontique. Peut-ê tre la phantasie ne se limite-t-elle
pas à neutraliser la croyance à l’ê tre. Imaginer fictivement
Pythagore, cela ne revient-il pas à se le représenter comme
fictif, comme inexistant ? Mais alors, comment le caractè re
« fictif » peut-il cohabiter, dans le contenu intentionnel, avec le
caractè re « existant réellement » ? Comment peut-on imaginer
fictivement Pythagore comme existant ré ellement ? Autre
exemple : je me souviens d’un édifice démoli il y a quelques
années : donc sur le mode de l’existence réelle passée, de
telle sorte qu’il m’apparaı̂ t comme ayant réellement existé.
Néanmoins, quand j’imagine l’édifice sur le mode du sou-
venir, ce n’est pas un édifice passé que je « vois ». Ce dont je
me souviens, c’est de l’existence présente de l’édifice. Je me
souviens qu’il existait dans le passé, à tel endroit, un édifice
qui, à l’époque, existait dans le présent. Comment les deux
caractè res « existant réellement maintenant » et « ayant existé
mais n’existant plus maintenant » peuvent-ils cohabiter à
l’intérieur d’un mê me contenu intentionnel ?
Je ne suis pas sû r que l’approche génétique de style husser-
lien permette de surmonter ce genre de difficultés de maniè re
vraiment satisfaisante. Il est probable qu’on peut aboutir à
des résultats de mê me valeur descriptive, voire meilleurs, sans
utiliser le problématique vocabulaire de la genè se. Bien que
le point de vue génétique soit fécond sur de trè s nombreux
problè mes, il est parfois hasardeux de généraliser l’usage de
termes temporels à des cas où il n’y a pas de réelle succession
temporelle. À l’exception du souvenir d’un édifice démoli,
aucun des exemples ci-dessus ne présente une succession
temporelle. C’est métaphoriquement qu’on parle d’un acte
« antérieur » qui est « ensuite » affecté d’une modification, etc.
Il en va de mê me pour la métaphore stratigraphique égale-
ment utilisée par Husserl, qui suggè re que les modalisations
s’ordonnent temporellement à la maniè re de dépô ts géolo-
giques successifs. Il y a pourtant quelque chose de profon-
dément juste dans l’approche génétique, c’est que certaines
modalités ontiques en présupposent d’autres et semblent s’y
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 284

284 Ce que voir veut dire

ajouter secondairement. Par exemple, l’existence passée de


l’édifice démoli signifie qu’il était le cas, dans le passé, qu’il
existait maintenant. L’existence fictive de quelque chose
signifie que je l’imagine fictivement comme existant ré el-
lement (non fictivement), etc. Tout se passe comme si
l’existence s’enrichissait à chaque modalisation d’un indice
nouveau qui en augmente la signification. Ce qui suppose
qu’il y a bien un ordre des modalisations, que telle modalité
donnée en affecte une autre et non pas inversement. Cette
intuition est encore renforcée par le fait que les modalisations
peuvent s’emboı̂ter les unes dans les autres dans des séries
plus complexes, comme quand j’imagine fictivement que
Pythagore a réellement existé – c’est-à -dire qu’il était autrefois
le cas qu’il existait maintenant. Pour tous ces motifs, d’autres
métaphores comme celles de l’emboı̂tement ou des filtres
optiques, etc., se révéleraient sans doute plus éclairantes et
moins sujettes à caution que la mé taphore temporelle.
L’image du filtre photographique repré sente l’ordre des
modalisations sans l’idée d’une succession temporelle, mais
aussi en suggérant que l’intentio peut ê tre affectée de multiples
modalisations thétiques comme le regard traverse plusieurs
lentilles. L’objectif photographique de l’acte complet ren-
ferme une pluralité de lentilles correspondant à des modali-
sations différentes de l’existence. De mê me qu’il existe une
lentille la plus proche du capteur photoélectrique, de mê me il
existe une modalisation la plus proche du sens intentionnel
nu, celle de l’« exister réellement maintenant ».
Naturellement, tous ces points sont facilement transpo-
sables à la perception, dont la position d’existence est sup-
posée ê tre le « premier » niveau thétique ou le plus proche du
sens intentionnel. Comme je l’ai déjà indiqué, il est plausible
d’associer à la perception une proto-modalité doxique que
pré supposent toutes les autres modalité s : je me rappelle
comme passé ce qui a existé réellement maintenant et que
j’ai perç u, j’imagine fictivement quelque chose comme exis-
tant réellement maintenant, donc comme quelque chose qu’il
est possible de percevoir, etc. Comme la différence spécifique
de la perception ne peut ê tre identifiée ni à l’attention, qui
s’étend à l’ensemble de la conscience intentionnelle, ni en
toute certitude à des particularité s du contenu comme la
présentation en esquisses, qui fait peut-ê tre défaut dans la
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 285

Le contenu perceptuel 285

perception interne, c’est peut-ê tre ce caractè re de proto-


modalité qui définit le plus adéquatement la perception. La
perception est l’acte de la modalité ontique la plus fondamen-
tale.
Je conclus ce long dé veloppement par une remarque
critique. Les faits décrits ci-dessus me paraissent fournir, en
effet, l’objection la plus forte à opposer au descriptivisme de
Searle. Ce dernier, on l’a vu, repose sur l’idée que le contenu
intentionnel stipule des conditions de satisfaction. Le raison-
nement de Searle est le suivant. Par exemple, l’expérience
visuelle que p requiert, pour ê tre « réussie », que p et que le
fait que p cause cette perception. Comme ces conditions sont
purement intrinsèques, « dans la tê te », c’est-à -dire indiscerna-
blement communes à l’expérience visuelle réussie et à l’expé-
rience visuelle trompeuse, elles résident forcément dans le
contenu intentionnel de l’expérience visuelle. Comme l’écrit
Searle de maniè re conséquente, « je sais [know] ce qui doit ê tre
le cas pour que mon expérience ne soit pas une hallucina-
tion », pour qu’elle soit réussie 1. Nous pouvons faire abstrac-
tion, ici, de l’épineuse question de savoir ce que peut bien
vouloir dire « savoir » dans ce contexte, question qui a déjà été
largement abordée antérieurement. L’essentiel est selon moi
que l’implication menant de l’interne au contenu intentionnel
est discutable. En réalité, Searle lui-mê me fournit des argu-
ments contre l’idée qu’on puisse inférer, du caractè re in-
trinsè que de quelque chose, qu’il ré side dans le contenu
intentionnel. Le contenu intentionnel, observe-t-il, n’est pas
tout l’état intentionnel. Celui-ci renferme une autre compo-
sante, qu’il baptise « mode psychologique » et qui, dans sa
notation, figure en dehors de la parenthè se symbolisant le
contenu intentionnel. Or, quoi qu’il en soit des caractè res
thétiques intégrés dans le contenu intentionnel de la percep-
tion, il est certain que la perception elle-mê me se distingue par
un caractè re thétique parfaitement indépendant du contenu
intentionnel. Quand nous disons que la perception vise essen-
tiellement son intentum sur le mode de la « présence en per-
sonne », cela veut dire que ce mode est un caractè re essentiel
du percevoir, du « mode psychologique » et non du contenu
intentionnel. Naturellement, cela n’empê che pas que c’est

1. J. SEARLE, Intentionality, p. 39.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 286

286 Ce que voir veut dire

le perç u, non le percevoir qui m’apparaı̂t comme existant au


sens de la présence en personne. Néanmoins, c’est à tort que
Searle considè re que la positionalité – les conditions de satis-
faction – concerne exclusivement le contenu intentionnel. La
différence avec la phantasie le prouve : le contenu intentionnel
« le Pè re Noë l existe » peut-ê tre imaginé fictivement, c’est-à -
dire sans ê tre posé comme existant. Le contenu intentionnel
peut certes prescrire des « conditions de satisfaction » au sens
où le Pè re Noë l est prescrit comme existant, mais je ne « crois »
pas à son existence. Cette objection rejoint et dote d’un sens
plus large et plus profond notre précédente objection suivant
laquelle la relation causale, n’étant pas représentée, ne peut
figurer dans le contenu intentionnel de l’expérience comme le
pense Searle.

Conclusions : nouvelles perspectives


sur le contenu perceptuel.

Notre critique du descriptivisme ne peut qu’avoir des


consé quences décisives sur notre conception de ce qu’est
l’expérience perceptuelle. La conséquence la plus immédiate
est qu’elle nous met sur la voie d’un nouveau modè le
descriptif admettant la présence, dans le contenu intentionnel
de l’expérience, de composantes non conceptuelles.
Il est important de rappeler que cette conception est
compatible avec l’idée que le contenu intentionnel de la
perception humaine adulte renferme la plupart du temps
des composantes conceptuelles. Ce qu’elle exclut, c’est la
thè se d’une connexion essentielle entre perception et
conceptualisation. En réalité, rien n’exclut a priori la possi-
bilité d’une objectivation perceptuelle inté gralement non
conceptuelle, comme il en existe vraisemblablement chez
les nourrissons et chez certains animaux. Ce point de vue
nous a conduits à mettre au second plan la question, â pre-
ment discutée depuis l’ouvrage de 1969 de Dretske jusqu’à
l’absorbed coping merleau-pontyen invoqué par Dreyfus, de
savoir si l’adulte humain est capable d’avoir in concreto des
expériences non conceptualisées et à quoi ressembleraient de
telles expériences. L’ê tre humain adulte perç oit-il souvent,
parfois ou exceptionnellement sans ré cognition concep-
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 287

Le contenu perceptuel 287

tuelle ? L’idée défendue ici est que cette question est secon-
daire. Quelle que soit la maniè re dont on y répond, il est
justifié d’exiger un concept univoque d’objectivation perceptuelle
qui ne s’applique pas seulement aux humains adultes, mais
aussi aux jeunes enfants et aux animaux supérieurs. Or il est
aussi difficile et paradoxal de refuser à ceux-ci la capacité
d’objectiver perceptuellement que de leur prê ter des capa-
cités conceptuelles.
La question de savoir de quelle nature sont les composantes
non conceptuelles du contenu intentionnel de l’expérience
reste dans une large mesure ouverte. L’hypothè se que le
contenu intentionnel de l’expérience n’est, au plus, que par-
tiellement structuré propositionnellement a pour corollaire
l’hypothè se qu’il obéit à d’autres rè gles structurelles, en par-
ticulier gestaltistes. Cette seconde hypothè se doit pourtant
ê tre comprise correctement. Robert Sokolowski a raison de
dire que l’analyse du contenu intentionnel de la perception
n’est assimilable ni à l’analyse propositionnelle, ni à l’analyse
psychologique, ou encore que le contenu intentionnel de la
perception n’est ni une entité logique comme le sont les
propositions, ni une entité psychique comme l’est la percep-
tion elle-mê me 1. Nous avons de mê me maintenu à chaque
étape de notre enquê te la distinction entre l’acte intentionnel
et son contenu intentionnel, tout en refusant d’assimiler le
contenu intentionnel au sens conceptuel. Il en a résulté un
point de vue intermédiaire entre le monisme gestaltiste, qui
n’admet pas cette distinction, et le conceptualisme fregéen,
qui la rabat sur la distinction entre représentation et sens
conceptuel. En dépit d’évidentes divergences (en particulier
sur ses supposées implications externalistes), ce point de vue
est apparu assez proche de celui de Dretske sur deux points au
moins : 1) l’expérience n’est pas essentiellement conceptuelle ;
2) les aspects qualitatifs de l’expérience appartiennent au
représenté, à l’expérimenté et non à l’expérimenter.
Une deuxiè me conséquence a été de dissocier le problè me
de l’objectivation perceptuelle et celui de l’identification au
moyen de concepts (récognition). On peut fort bien admettre
qu’une description conceptuelle est absolument indispensable

1. R. SOKOLOWSKI, « Intentional analysis and the noema », et « Husserl


and Frege ».
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 288

288 Ce que voir veut dire

pour savoir ce que je vois. Ce que je vois, c’est le stylo sur la


table, non le livre dans la bibliothè que ni le capuchon du stylo
sur la table. Mais on commet une confusion si on pense que le
caractè re (trivialement) conceptuel de la récognition percep-
tuelle implique le caractè re (paradoxalement) conceptuel de
l’objectivation perceptuelle. Une source d’erreur est que l’em-
ploi de l’expression « ce que je vois » et d’autres expressions
analogues pour qualifier le contenu intentionnel est singuliè -
rement ambigu. Demander ce que je vois, c’est en un sens
demander quelle sorte d’objet je vois, si c’est par exemple un
stylo ou un livre, et c’est en un autre sens demander quel est
l’objet que je vois – et qui est par ailleurs de telle ou telle sorte,
qui a par exemple la propriété d’ê tre un stylo ou d’ê tre un
livre. Au second sens, nous n’avons nullement besoin
d’introduire des concepts pour déterminer le contenu inten-
tionnel : ce que je vois, ce que j’objective attentionnellement,
c’est telle figure perceptuelle. J’espè re avoir apporté plus haut
assez d’arguments en ce sens pour que ce point paraisse
désormais assuré.
Une troisiè me conséquence importante, directement liée à la
précédente, concerne l’idéalité du contenu intentionnel. Les
analyses qui précè dent (chap. III, p. 199, 226-227 et 267)
ont suggéré une conception modeste de l’idéalité du sens,
apparentée à ce que les métaphysiciens appellent le « réalisme
modéré » ou « aristotélicien », par opposition au « platonisme ».
Cette conception se borne à voir dans l’idéalité du sens l’iden-
tité d’une propriété pour plusieurs substrats différents. Pour
reprendre le vocabulaire de Searle, on pourra assigner à telle
propriété sémantique – le fait de signifier ceci ou cela – un
substrat « intrinsè que », à savoir l’acte psychique, ou un substrat
en un sens « dérivé », à savoir l’expression. Une signification
donnée S est idéale au sens où la propriété d’avoir la significa-
tion S est identique intrinsè quement pour plusieurs actes
expressifs et, en un sens dérivé, pour plusieurs expressions.
C’est pourquoi, s’agissant des expressions, l’idéalité de la signi-
fication n’engage pas plus, ontologiquement, que l’existence
de relations de synonymie et de proprié té s sé mantiques,
c’est-à -dire de « visées intentionnelles ». En dépit des appa-
rences, cette conception est proche de celle de Quine, lorsqu’il
affirmait qu’au lieu d’un monde logique de significations, il
était meilleur de n’assumer que ces deux choses : la propriété
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 289

Le contenu perceptuel 289

d’une expression qui fait qu’elle signifie – sa « signifiance » – et


la relation de synonymie entre des expressions différentes 1.
Là encore, quoique en un sens un peu différent, la position
proposée ici se situe à mi-chemin entre le monisme gestaltiste
et le conceptualisme fregéen. Car le refus d’identifier, à la
maniè re de Frege, l’idé alité à la conceptualité permet de
préserver la thè se de l’idéalité du contenu intentionnel de
l’expérience contre le monisme gestaltiste de Gurwitsch. On
a raison de reconnaı̂ tre au contenu intentionnel de l’expé-
rience des composantes non conceptuelles, mais on aurait
tort d’en conclure que ces composantes sont, au sens de
Gurwitsch, des percepts, c’est-à -dire des données sensorielles
individuelles. À la lumiè re de ce qui précè de, plus rien ne
justifie qu’on refuse à ces composantes le caractè re d’idéalité,
qui est en fait le caractè re d’idéalité du contenu intentionnel
en totalité en tant que propriété de l’acte concret. Les com-
posantes en question ne sont ni des concepts ni des percepts,
mais la voie médiane que je propose consiste plutô t à leur
reconnaı̂ tre une idéalité singulière, non conceptuelle, celle-là
mê me qui correspond, dans l’ordre du langage, au nom
propre.
Naturellement, ce point de vue n’est défendable que si on
commence par admettre que la singularité et l’idéalité ne
s’excluent pas réciproquement, ce qui ne va pas de soi. On
a parfois soutenu que la singularité des expressions indexi-
cales entrait en contradiction avec l’idéalité de la signification.
Jean-Philippe Narboux, dans une excellente étude consacrée
à l’analyse husserlienne des indexicaux dans la Ire Recherche
logique, évoquait ainsi « la menace que font peser les expres-
sions indexicales sur l’idéalité de la signification et, en un mot,
sur le platonisme de Husserl en matiè re de significations 2 ».
Les expressions indexicales, en effet, se distinguent par le
fait que leur signification est fluctuante en fonction du
contexte. Si l’idéalité , au sens défini plus haut, veut dire
l’identité d’un sens pour plusieurs expressions individuelles,
alors les indexicaux semblent un contre-exemple à la thè se de
l’idéalité de la signification.

1. W. V. O. QUINE, « On what there is », p. 11-12.


2. J.-P. NARBOUX, « L’indexicalité, pierre d’achoppement de l’intention-
nalisme husserlien ? », p. 164.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 290

290 Ce que voir veut dire

Il est pourtant vraisemblable que cette difficulté n’est


qu’apparente. Considé rons l’indexical « lui » et supposons
que, dans deux contextes différents, il désigne tantô t Louis
et tantô t Joseph. Si on croit que les noms propres ont une
signification, alors il semble naturel d’attribuer à l’indexical
deux significations d’un type trè s particulier, « Louis » ou
« Joseph », dont le descriptiviste soutiendra qu’elles peuvent
ê tre exprimées par des descriptions définies. Il y a bien, dans
la situation décrite, quelque chose qui « fluctue » et qui a
rapport avec la signification. Mais qu’est-ce qui « fluctue » ?
Certainement pas les significations « Louis » et « Joseph » elles-
mê mes. La signification change en un certain sens, à savoir au
sens où l’indexical change de signification, mais cela ne
contredit nullement son identité. Ce qui change, ce n’est
pas la signification « Louis » ni la signification « Joseph », mais
l’expression, qui a tantô t la propriété de signifier « Louis »,
tantô t la propriété de signifier « Joseph ». En revanche, les
significations peuvent rester idéalement identiques pour une
pluralité d’autres expressions indexicales « toi », « celui-là », etc.
Or ce fait n’a rien de problématique. Il n’est pas un obstacle à
la thè se de l’idéalité de la signification, mais à la thè se absurde
que toutes les expressions du langage ordinaire seraient uni-
voques. C’est pourquoi j’ai fait plus haut quelques suggestions
en vue d’interpréter – au moins jusqu’à un certain point – les
expressions indexicales sur le modè le des noms propres équi-
voques (chap. III, supra, p. 243 s.).
Ces remarques sont trè s loin de régler le sort des indexi-
caux, qui soulè vent de nombreux autres problè mes également
abordés par Narboux. Elles renforcent néanmoins notre idée
que la signification n’est ontologiquement rien de plus qu’une
propriété sémantique exprimable par un prédicat unaire, et
que celle-ci est identique à l’intentionnalité. L’expression
indexicale peut ainsi apparaı̂ tre comme un cas particulier de
contenu non conceptuel. Si on accepte d’identifier la signifi-
cation de l’expression au contenu intentionnel de l’acte
expressif, alors le fait qu’une expression signifie quelque
chose et le fait que je comprends quelque chose en l’enten-
dant proférer témoignent d’une seule et mê me réalité. C’est
parce que je l’investis intentionnellement d’un sens que l’ex-
pression signifie. Aussi peut-on considérer, comme Searle,
que l’expression est intentionnelle comme l’acte psychique,
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 291

Le contenu perceptuel 291

quoiqu’elle le soit en un sens dérivé (« a », « p » signifient a, p)


et non en un sens intrinsè que comme l’est l’acte psychique (je
vois a, je pense que p) 1.
Les éléments que je viens d’énumérer suffisent déjà pour
tracer les grandes lignes d’une conception nouvelle du
contenu intentionnel de l’expé rience. Supposons que je
voie un stylo bleu sur la table. Nous admettons que, la
plupart du temps, l’expérience ordinaire est partiellement
conceptuelle. Ce qui signifie que son contenu intentionnel
est propositionnel et qu’il renferme des composantes qu’on
peut exprimer, par exemple, par les prédicats « stylo » ou
« bleu ». Je vois le stylo comme un stylo, comme bleu. En
outre, notre hypothè se était que le contenu intentionnel de
l’expérience renferme aussi, dans tous les cas, des compo-
santes non conceptuelles, c’est-à -dire des sens qu’on peut
exprimer par des noms propres ou par d’autres expressions
assimilables à des noms propres (peut-ê tre les indexicaux).
Cela permet d’envisager, à l’intérieur des contenus propo-
sitionnels, des parties singuliè res, par exemple ostensives,
qui ne sont pas réductibles à des descriptions conceptuelles :
je vois ceci comme un stylo, comme un stylo bleu. Nous
avons également soutenu, à la suite de Dretske, que les
parties singuliè res sont essentielles à la perception et que
les parties conceptuelles lui sont inessentielles. Il est possible
de percevoir – au sens fort de l’objectivation perceptuelle –
sans concepts, comme le font vraisemblablement les nour-
rissons et certains animaux. Que le contenu intentionnel de
la perception ne soit pas nécessairement propositionnel, cela
signifie que tout voir n’est pas nécessairement un voir que...
et qu’il y a des cas où son contenu intentionnel doit ê tre
exprimé par un nom propre ou par une expression assimi-
lable à un nom propre. Je propose d’appeler schème l’élément
de sens exprimable par un nom propre irréductible à une
description conceptuelle, et schème perceptuel le schè me pré-
sent dans le contenu intentionnel de la perception. Quand le
schè me est exprimé, il est une signification propre.
La prise en compte de nos conclusions précédentes sur
l’indépendance thétique de l’attention permet déjà de tirer
des conséquences intéressantes de ces propositions. Elles

1. J. SEARLE, The Rediscovery of the Mind, p. 78 s.


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 292

292 Ce que voir veut dire

semblent ainsi autoriser des noms propres sans engagement


existentiel, en violation de la « rè gle de généralisation exis-
tentielle ». S’il est périphérique pour notre propos, puisque la
perception est essentiellement positionnelle, ce ré sultat,
comme je l’ai montré ailleurs, est décisif à un niveau plus
gé né ral 1. L’idé e sous-jacente est que les noms propres
peuvent ê tre positionnels ou non positionnels, et que l’ex-
pression d’un schè me perceptuel est nécessairement un nom
propre positionnel.
Au terme de notre enquê te, les schè mes perceptuels se
prê tent aux observations suivantes. 1. D’abord, bien que le
cas de la perception montre que ce n’est pas toujours le cas, le
schè me peut entrer dans la composition de contenus propo-
sitionnels de maniè re analogue à celle dont le nom propre
peut entrer dans la composition d’énoncés propositionnels.
2. Si nous reprenons la distinction introduite plus haut entre
le « noè me complet » et le « sens intentionnel », défini comme le
« noyau » formé par le contenu intentionnel débarrassé de ses
caractè res thétiques, alors le schè me est un sens intentionnel
qui peut par ailleurs recevoir des caractè res thétiques. Fait
important, la possibilité qu’il appartienne à un contenu pro-
positionnel implique cependant qu’il n’est pas nécessairement
un sens total comme l’est le sens intentionnel de Husserl.
3. J’ai aussi tenté de montrer que le schè me est analysable,
mais que son analyse n’est pas l’analyse conceptuelle comme
le pensent les descriptivistes. La quasi-analyse gestaltiste de la
figure perceptuelle nous a paru ê tre le meilleur paradigme
pour l’analyse du schè me perceptuel. Comme je l’ai déve-
loppé précédemment, une telle analyse équivaut à objectiver
réflexivement des parties abstraites – des aspects hylétiques
avec leurs propriétés qualitatives, intensives, figurales, etc. –
présentes actuellement dans l’« horizon interne » de la figure
objectivée dans l’attitude irréfléchie. Ce qui limite considéra-
blement la portée et la signification de la thè se gestaltiste
suivant laquelle les parties sont produites par l’analyse.
4. Ainsi comprise au sens d’une quasi-analyse, l’idée que le
schè me est analysable est compatible avec la thè se de la sim-
plicité du schè me, que nous avons défendue dans le sillage de
la IVe Recherche logique de Husserl.

1. Voir mon étude « Métaphysique phénoménologique, suite ».


Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 293

Le contenu perceptuel 293

Ce modè le descriptif me paraı̂ t meilleur parce qu’il rend


possible une vision moins restrictive de l’intentionnalité per-
ceptuelle. En nous éloignant de l’opinion étriquée suivant
laquelle, en somme, on ne pourrait voir comme... que concep-
tuellement, il permet une réintégration dans le vu de ce qui
n’aurait jamais dû en sortir – des aspects phé nomé naux.
Désormais, nous pouvons sans scrupules nous rendre à l’évi-
dence que nous voyons dans le stylo telle nuance de bleu, sans
avoir pour autant à l’identifier conceptuellement, que le stylo
bleu dessine une figure qui, si elle ne constitue pas un objet à
elle seule, n’est pas pour autant antérieure à la différence du
voir et du vu, une figure donc qui est une figure vue comme
l’est le stylo lui-mê me. Car il y a un voir sans concept, un voir
non logique, non propositionnel, essentiellement indépen-
dant de ses explicitations dans des actes expressifs, qui pour-
tant objective et discrimine.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 294
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 295

BIBLIOGRAPHIE

ALLIX, L., « Voyons-nous directement la réalité extérieure ? », dans


J. BOUVERESSE et J.-J. ROSAT (éd.), Philosophies de la perception.
Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, Paris, Odile Jacob,
2003, p. 31-49.
ARVIDSON, P. S., « A lexicon of attention : From cognitive science
to phenomenology », Phenomenology and Cognitive Sciences, 2/2
(2003), p. 99-132.
BAIN, A., The Emotions and the Will, 3e éd., Londres, Longmans,
Green, & Co, 1875.
BARBARAS, R., La Perception. Essai sur le sensible, Paris, Vrin, 2009
(1re éd., Hatier, 1994).
BARBER, M. D., « Holism and Horizon : Husserl and McDowell
on Non-conceptual Content », Husserl Studies, 24/2 (2008),
p. 79-97.
BÉGOUT, B., La Généalogie de la logique. Husserl, l’antéprédicatif et le
catégorial, Paris, Vrin, 2000.
—, « Husserl and the phenomenology of attention », dans L. BOI,
P. KERSZBERG, F. PATRAS (éd.), Rediscovering Phenomenology.
Phenomenological Essays on Mathematical Beings, Physical Reality,
Perception and Consciousness, Dordrecht, Springer, « Phaenome-
nologica » 182, 2007.
BENOIST, J., « Intuition catégoriale et voir comme », Revue philoso-
phique de Louvain, 99/4 (2001), p. 593-612.
—, Les Limites de l’intentionnalité. Recherches phénoménologiques et
analytiques, Paris, Vrin, 2005.
—, Sens et Sensibilité. L’intentionalitéen contexte, Paris, Éd. du Cerf,
2009.
BERGSON, H., Matière et Mémoire. Essai sur la relation du corps à
l’esprit, Paris, PUF, 2008.
BERNET, R., La Vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl
dans la phénoménologie, Paris, PUF, 1994.
BINET, A., recension de H. MÜ NSTERBERG, « The intensifying effect
of attention », L’Année psychologique, 1 (1894), p. 386-388.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 296

296 Ce que voir veut dire

BOUVERESSE, J., Langage, Perception et Réalité, t. 2 : Physique, phéno-


ménologie et grammaire, Nı̂mes, J. Chambon, 2004.
BRENTANO, F., Psychologie vom empirischen Standpunkt, Hambourg,
Meiner, 1973.
—, Deskriptive Psychologie, éd. R. Chisholm et W. Baumgartner,
Hambourg, Meiner, 1982.
—, « Ü ber Individuation, multiple Qualitä t und Intensitä t sinnlicher
Erscheinungen » (Vortrag, gehalten auf dem 3. Internationalen
Kongreß fü r Psychologie in Mü nchen am 7. August 1896), dans
ID., Untersuchungen zur Sinnespsychologie, éd. R. Chisholm et
R. Fabian, Hambourg, Meiner, 2e éd., 1979.
BRISART, R., « Perception, sens et vé rité : la phé nomé nologie à
l’épreuve de l’opacité référentielle », Topos, 22/2 (2009), p. 33-47.
BURGE, T., « Belief de re », Journal of Philosophy, vol. 74, no 6 (1977),
p. 338-362.
CAIRNS, D., « Theory of intentionality », dans L. EMBREE et
D. MORAN (éd.), Phenomenology. Critical Concepts in Philosophy,
New York, Routledge, vol. I, 2004, p. 184-192.
CARNAP, R., Der logische Aufbau der Welt, Hambourg, Meiner, 1998.
CARRUTHERS, P., Phenomenal Consciousness. A Naturalistic Theory,
Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 2004.
CHISHOLM, R. M., Perceiving. A Philosophical Study, Ithaca (NY),
Cornell University Press, 1957.
COHEN, W., « Spatial and Textural Characteristics of the Ganzfeld »,
American Journal of Psychology, 70/3 (1957), p. 403-410.
DAVIDSON, D., « A coherence theory of truth and knowledge », dans
ID., Subjective, Intersubjective, Objective, Oxford, Oxford Univer-
sity Press, 2001, p. 137-153.
DENNETT, D., Consciousness Explained, Boston - Toronto - Londres,
Little, Brown and Company, 1991.
—, « Quining qualia », dans A. I. GOLDMAN (éd.), Readings in Phi-
losophy and Cognitive Science, Cambridge (Mass.), MIT Press,
1993, p. 381-414.
—, « Seeing is believing – or is it ? », dans A. NOË et E. THOMPSON
(éd.), Vision and Mind. Selected Readings in the Philosophy of Per-
ception, Cambridge (Mass.), MIT Press, 2002, p. 481-495.
DILLON, M., Merleau-Ponty’s Ontology, 2e éd. augmentée, Evanston,
Northwestern University Press, 1997.
DOKIC, J., Qu’est-ce que la perception ?, Paris, Vrin, coll. « Chemins
philosophiques », 2004.
DRETSKE, F., Seeing and Knowing, Chicago, University of Chicago
Press, 1969.
—, « Simple seeing », dans ID., Perception, Knowledge, and Belief.
Selected Essays, Cambridge University Press, 2000, p. 97-112.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 297

Bibliographie 297

—, Naturalizing the Mind, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1995.


—, « The intentionality of perception », dans B. SMITH (éd.), John
Searle, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 2003,
p. 154-168.
—, « Perception without awareness », dans T. S. GENDLER et
J. HAWTHORNE (éd.), Perceptual Experience, Oxford, Oxford Uni-
versity Press, 2006.
DREYFUS, H., « Overcoming the Myth of the Mental », Topoi, 25
(2006), p. 43-49.
—, « Heidegger’s critique of the Husserl/Searle account of intentio-
nality », Social Research, 60/1 (1993), p. 17-38.
—, « The primacy of phenomenology over logical analysis », Philo-
sophical Topics, 27 (1999), p. 3-24.
—, « The return of the Myth of the Mental », Inquiry, 50/4 (2007),
p. 352-365.
—, « Response to McDowell », Inquiry, 50/4 (2007), p. 371-377.
DÜ RR, E., Die Lehre von der Aufmerksamkeit, Leipzig, Quelle &
Meyer, 1907.
DWYER, D. J., « Husserl’s appropriation of the psychological
concepts of apperception and attention », Husserl Studies, 23
(2007), p. 83-118.
EBBINGHAUS, H., Grundzüge der Psychologie, Leipzig, Veit, vol. 1,
1902 ; vol. 2, 1908.
EHRENFELS, C. (von), « Ü ber Gestaltqualitä ten », Vierteljahrsschrift
für wissenschaftliche Philosophie, XIV (1890), p. 249-292.
EMBREE, L., « Gurwitsch’s critique of Merleau-Ponty », The Journal
of the British Society for Phenomenology, 12/2 (1981), p. 151-163.
ENGEL, W., « Optische Untersuchungen am Ganzfeld : I. Die Ganzfel-
dordnung », Psychologische Forschung, vol. 13, no 1 (1930), p. 1-6.
EWERT, P. H., recension de B. PETERMANN, The Gestalt Theory and
the Problem of Configuration, dans The American Journal of Psy-
chology, 46/2 (1934), p. 374-375.
FECHNER, G. T., Elemente der Psychophysik, Leipzig, Breitkopf und
Hä rtel, 2e éd. inchangée, 1889, 2 vol.
—, In Sachen der Psychophysik, Leipzig, Breitkopf und Hä rtel, 1877.
FERRARIS, M., Goodbye Kant ! Ce qu’il reste aujourd’hui de la « Critique
de la raison pure », trad. J.-P. Cometti, Paris - Tel-Aviv, L’É clat,
2009.
FISETTE, D., présentation de C. STUMPF, Renaissance de la philoso-
phie. Quatre articles, Paris, Vrin, 2006, p. 11-112.
FISETTE, D. et FRÉ CHETTE, G., « Le legs de Brentano », dans
E. HUSSERL, C. STUMPF, C. VON EHRENFELS, A. MEINONG,
K. TWARDOWSKI, A. MARTY, À l’école de Brentano. De Würzbourg
à Vienne, Paris, Vrin, 2007, p. 11-160.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 298

298 Ce que voir veut dire

FISETTE, D. et POIRIER, P., Philosophie de l’esprit. État des lieux, Paris,


Vrin, 2000.
FODOR, J. A. et PYLYSHYN, Z. W., « How direct is visual perception ?
Some reflections on Gibson’s ‘‘Ecological Approach’’ », dans
A. NOË et E. THOMPSON (éd.), Vision and Mind : Selected Readings
in the Philosophy of Perception, Cambridge (Mass.), MIT Press,
2002, p. 167-228.
FØLLESDAL, D., « Husserl’s notion of noema », The Journal of Philo-
sophy, 66 (1969), p. 680-687. Version remanié e dans
H. DREYFUS (éd.), Husserl, Intentionality, and Cognitive Science,
Cambridge (Mass.), MIT Press, 1982, p. 73-80.
—, « É vidence et justification chez Husserl », dans D. FISETTE et
S. LAPOINTE (éd.), Aux origines de la phénoménologie. Husserl et le
contexte des « Recherches logiques », Paris - Québec, Vrin - Presses de
l’Université Laval, 2003, p. 179-204.
GÉ LY, R., Les Usages de la perception. Réflexions merleau-pontiennes,
Louvain-la-Neuve - Louvain - Paris - Dudley (Mass.), É ditions
de l’Institut supérieur de philosophie - Peeters, 2005.
GIBSON, J. J. et WADDELL, D., « Homogeneous Retinal Stimulation
and Visual Perception », American Journal of Psychology, 65/2
(1952), p. 263-270.
GRANGER, G.-G., Philosophie, langage, science, Les Ulis, EDP
Sciences, 2003.
GURWITSCH, A., « Phä nomenologie der Thematik und des reinen
Ich : Studien der Beziehungen von Gestalttheorie und Phä nome-
nologie », Psychologische Forschung, 12 (1929), p. 279-383.
—, « Rezension von Edmund Husserl, Nachwort zu meinen ‘‘Ideen
zu einer reinen Phä nomenologie und phä nomenologischen Phi-
losophie’’ », Deutsche Literaturzeitung, 28 février 1932, trad. angl.
« Critical study of Husserl’s Nachwort », dans ID., Studies in Phe-
nomenology and Psychology, Northwestern University Press,
Evanston, 1966, p. 107-115.
—, « The Phenomenological and the Psychological Approach to
Consciousness » (1955), dans ID., Studies in Phenomenology and
Psychology, ibid., p. 89-106.
—, « Contribution to the Phenomenological Theory of Perception »,
trad. fr. F. Kersten, dans ID., Studies in Phenomenology and Psy-
chology, ibid., p. 332-349.
—, Théorie du champ de la conscience, Paris, Desclée de Brouwer,
1957.
—, « Sur la pensé e conceptuelle », dans H. L. VAN BREDA et
J. TAMINIAUX (é d.), Edmund Husserl 1859-1959, La Hague,
M. Nijhoff, « Phænomenologica » 4, 1959.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 299

Bibliographie 299

—, « Gelb-Goldstein’s concept of ‘‘concrete’’ and ‘‘categorial’’ atti-


tude and the phenomenology of ideation », dans ID., Studies in
Phenomenology and Psychology, ibid., p. 359-384.
HAMLYN, D. W., The Psychology of Perception. A Philosophical Exa-
mination of Gestalt Theory and Derivative Theories of Perception,
Londres, Routledge & Kegan Paul, 1979.
HATFIELD, G., « Attention in early scientific psychology », dans
R. D. WRIGHT (éd.), Visual Attention, Oxford, Oxford University
Press, 1998, p. 3-25.
HEIL, J., « Seeing is believing », American Philosophical Quarterly, 19/3
(1982), p. 229-239.
HEINÄ MAA, S., « From decisions to passions : Merleau-Ponty’s in-
terpretation of Husserl’s Reduction », dans T. TOADVINE et
L. EMBREE (éd.), Merleau-Ponty’s Reading of Husserl, Dordrecht,
Kluwer, 2002, p. 127-148.
HOCHBERG, J. A., TRIEBEL, W. et SEAMAN, G., « Color adaptation
under conditions of homogeneous visual stimulation (Ganz-
feld) », Journal of Experimental Psychology, 41/2 (1951), p. 153-
159.
HORGAN, T. E. et TIENSON, J. L., « The intentionality of pheno-
menology and the phenomenology of intentionality », dans
D. CHALMERS (éd.), Philosophy of Mind. Classical and Contemporary
Readings, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 520-533.
HUME, D., A Treatise of Human Nature, éd. E. G. Mossner, Lon-
dres, Penguin Books, 1985.
HUSSERL, E., Husserliana. Gesammelte Werke, Dordrecht, Springer
(abrégé : Hua).
—, Die Idee der Phänomenologie. Fünf Vorlesungen, Hua 2, 1950.
—, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen Phi-
losophie. 1. Buch : Allgemeine Einführung in die reine Phänomeno-
logie, Hua 3, 1950 (abrégé : Ideen I).
—, Ideen zu einer reinen Phänomenologie und phänomenologischen
Philosophie. 3. Buch : Die Phänomenologie und die Fundamente der
Wissenschaften, Hua 5, 1952 (abrégé : Ideen III).
—, Phänomenologische Psychologie. Vorlesungen Sommersemester 1925,
Hua 9, 1962.
—, Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusstseins (1893-1917), Hua
10, 1969.
—, Analysen zur passiven Synthesis, aus Vorlesungs- und Forschungs-
manuskripten (1918-1926), Hua 11, 1966.
—, Philosophie der Arithmetik, Hua 12, 1970.
—, Transzendentaler Idealismus. Texte aus dem Nachlass (1908-1921),
Hua 36, 2003.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 300

300 Ce que voir veut dire

—, Wahrnehmung und Aufmerksamkeit. Texte aus dem Nachlass


(1893-1912), Hua 38, 2004.
—, Logische Untersuchungen, Hambourg, Meiner, 2009 (A : 1re éd. ;
B : 2e éd.).
—, Erfahrung und Urteil. Untersuchungen zur Genealogie der Logik,
Hambourg, Meiner, 7e éd., 1999.
JAMES, W., The Principles of Psychology, New York, Dover, 1950, 2 vol.
—, « Does ‘‘consciousness’’ exist ? », dans The Writings of William
James. A Comprehensive Edition, éd. J. McDermott, Chicago -
Londres, The University of Chicago Press, 1977, p. 169-183.
JANICAUD, D., La Phénoménologie éclatée, Paris, L’É clat, 1998.
KANT, I., Kritik der reinen Vernunft, dans Kant’s gesammelte Schriften,
herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaften
(abrégé : Ak), vol. III (B : 2e éd.) et IV (A : 1re éd.).
—, Anthropologie in pragmatischer Hinsicht abgefaßt, Ak VII.
KOFFKA, K., Zur Analyse der Vorstellungen und ihrer Gesetze. Eine
experimentelle Untersuchung, Leipzig, Quelle & Meyer, 1912.
—, « Beiträ ge zur Psychologie der Gestalt- und Bewegungsserleb-
nisse : III. Zur Grundlegung der Wahrnehmungspsychologie :
Eine Auseinandersetzung mit V. Benussi », Zeitschrift für Psycho-
logie, 73 (1915), p. 11-90.
—, « Perception : an introduction to the Gestalt-Theorie », Psycho-
logical Bulletin, 19 (1922), p. 531-585.
—, Principles of Gestalt Psychology, Londres, Routledge & Kegan
Paul, 1955, réimpr. 2001.
KÖHLER, W., The Place of Value in a World of Facts, Londres, Kegan
Paul - Trench - Trü bner & Co, 1939.
KRIPKE, S., Naming and Necessity, Cambridge (Mass.), Harvard
University Press, 2003.
LANDGREBE, L., « Prinzipien der Empfindungslehre », Zeitschrift für
philosophische Forschung, 8 (1954), p. 195-209.
LANGE, N., « Beiträ ge zur Theorie der sinnlichen Aufmerksamkeit
und der activen Apperception », Philosophische Studien, 4 (1888),
p. 390-422.
LECLERCQ, B., « ‘‘Voir comme’’, noè se, jeux de langage et monde de
la vie », dans J. BENOIST et S. LAUGIER (éd.), Husserl et Wittgens-
tein. De la description de l’expérience à la phénoménologie linguistique,
Hildesheim, Olms, 2004, p. 185-210.
—, « Phénoménologie et pragmatisme : y a-t-il rupture ou continuité
entre attitudes théoriques et attitudes pratiques ? », Bulletin d’ana-
lyse phénoménologique, 4/3 (2008), p. 81-123 (Actes no 1).
LEWIN, K., « Das Problem der Willensmessung und das Grund-
gesetz der Assoziation, I », Psychologische Forschung, 1 (1922),
p. 191-302.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 301

Bibliographie 301

LINKE, P. F., Grundfragen der Wahrnehmungslehre, Munich, Rein-


hardt, 2e éd., 1929.
LOTZE, H., Metaphysik. Drei Bücher der Ontologie, Ontologie und
Psychologie, Leipzig, Hirzel, 1879.
MACH, E., Die Analyse der Empfindungen und das Verhältnis des
Physischen zum Psychischen, 9e éd., Jena, Fischer, 1922, réimpr.
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1991.
MANSON, N., « Contemporary naturalism and the concept of cons-
ciousness », dans S. HEINÄ MAA, V. LÄ HTEENMÄ KI, P. REMES
(éd.), Consciousness. From Perception to Reflection in the History of
Philosophy, Dordrecht, Springer, 2007, p. 287-309.
MARTIN, M. G. F., « Perception, concepts, and memory », Philoso-
phical Review, 101 (1992), p. 745-763.
MARTY, A., « Ü ber Sprachreflex, Nativismus und absichtliche
Sprachbildung », 4. Artikel, Vierteljahrsschrift für wissenschaftliche
Philosophie, 13 (1889), p. 195-220.
MCDERMOTT, J., « Introduction », dans The Writings of William
James. A Comprehensive Edition, éd. J. McDermott, Chicago -
Londres, The University of Chicago Press, 1977, p. XIX-L.
MCDOWELL, J., « Knowledge and the internal », Philosophy and Phe-
nomenological Research, 55 (1995), p. 877-893.
—, Mind and World, Cambridge (Mass.) - Londres, Harvard Uni-
versity Press, 2e éd. avec une nouvelle introduction de l’auteur,
1996.
—, « Experiencing the world », dans M. WILLASCHEK (éd.), Reason
and Nature. Lecture and Colloquium in Münster 1999, Mü nster,
LIT-Verlag, 1999.
—, « Knowledge and the internal revisited », Philosophy and Pheno-
menological Research, 64/1 (2002), p. 97-105.
—, « Subjective, intersubjective, objective », Philosophy and Phenome-
nological Research, 67/3 (2003), p. 675-681.
—, « Conceptual capacities in perception », confé rence au
XX. Deutscher Kongress für Philosophie, Berlin, 30 septembre
2005 (reprise à la Fordham University de New York le 11 avril
2006). (http ://www.kcl.ac.uk/kis/schools/hums/philosophy/
handouts/berlinpaper.pdf)
—, « What myth ? », Inquiry, 50/4 (2007), p. 338-351.
—, « Response to Dreyfus », Inquiry, 50/4 (2007), p. 366-370.
MCGINN, C., The Problem of Consciousness. Essays Towards a Reso-
lution, Oxford - Malden (Mass.), Blackwell, 1991.
MCINTYRE, R., « Naturalizing phenomenology ? Dretske on qualia »,
dans J. PETITOT, F. VARELA, B. PACHOUD et J.-M. ROY (éd.),
Naturalizing Phenomenology. Issues in Contemporary Phenomenology
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 302

302 Ce que voir veut dire

and Cognitive Science, Stanford, Stanford University Press, 1999,


p. 429-439.
MCINTYRE, R. et SMITH, D. W., « Theory of intentionality », dans
W. MCKENNA et J. MOHANTY (éd.), Husserl’s Phenomenology. A
Textbook, Pittsburgh - Washington DC, CARP - University Press
of America, 1989, p. 147-179.
MEINONG, A., « Beiträ ge zur Theorie der psychischen Analyse »,
Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane,
6 (1894), p. 340-385 ; « Schluß », ibid., p. 417-455.
MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception, Paris, Galli-
mard, 1945.
—, « Notes de lecture et commentaires sur Théorie du champ de la
conscience d’Aron Gurwitsch », éd. St. Ménasé, Revue de métaphy-
sique et de morale, 3/1997, p. 321-342.
METZGER, W., « Certain implications in the Concept of ‘‘Gestalt’’ »,
The American Journal of Psychology, 40/1 (1928), p. 162-166.
—, « Optische Untersuchungen am Ganzfeld. II. Zur Phä nomeno-
logie des homogenen Ganzfelds », Psychologische Forschung,
vol. 13, no 1 (1930), p. 6-29.
—, « Optische Untersuchungen am Ganzfeld. III. Die Schwelle fü r
plö tzliche Helligkeitsä nderungen », Psychologische Forschung,
vol. 13, no 1 (1930), p. 30-54.
MICHOTTE, A., La Perception de la causalité, Louvain - Paris, Presses
universitaires de Louvain - É rasme, 2e éd., 1954.
MULLIGAN, K., « Perception », dans B. SMITH et D. W. SMITH (éd.),
The Cambridge Companion to Husserl, Cambridge (Mass.), Cam-
bridge University Press, 1995, p. 168-238.
MÜNSTERBERG, H., Die Willenshandlung. Ein Beitrag zur physiolo-
gischen Psychologie, Fribourg-en-Brisgau, J. C. B. Mohr (Paul
Siebeck), 1888.
—, « The intensifying effect of attention », Psychological Review,
I (1894), p. 39-44.
NAGEL, Th., « What is it like to be a bat ? », The Philosophical Review,
83/4 (1974), p. 435-450.
NARBOUX, J.-P., « L’indexicalité, pierre d’achoppement de l’inten-
tionnalisme husserlien ? », dans J. BENOIST (éd.), Husserl, Paris,
É d. du Cerf, 2008, p. 163-193.
NATORP, P., Einleitung in die Psychologie nach kritischer Methode,
Fribourg-en-Brisgau, J. C. B. Mohr (Paul Siebeck), 1888.
—, Allgemeine Psychologie nach kritischer Methode, 1. Buch : Objekt
und Methode der Psychologie, Tü bingen, J. C. B. Mohr (Paul
Siebeck), 1912.
NULL, G. T., « Generalizing abstraction and the judgment of sub-
sumption in Aron Gurwitsch’s version of Husserl’s theory of
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 303

Bibliographie 303

intentionality », Philosophy and Phenomenological Research, 38/4


(juin 1978), p. 469-488.
PACHERIE, E., Naturaliser l’intentionnalité. Essai de philosophie de la
psychologie, Paris, PUF, 1993.
PETERMANN, B., The Gestalt Theory and the Problem of Configuration,
trad. angl. M. Fortes, Londres, Kegan Paul, Trench, Trubner &
Co, 1932.
PUTNAM, H., « The meaning of meaning », dans ID., Philosophical
Papers, vol. 2 : Mind, Language and Reality, Cambridge (Mass.),
Cambridge University Press, 1975, p. 215-271.
QUINE, W. V. O., « On what there is », dans ID., From a Logical Point
of View. Nine Logico-Philosophical Essays, 2e éd. revue, Cambridge
(Mass.) - Londres, Harvard University Press, 2003, p. 1-19.
—, Word and Object, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1960.
RIBOT, Th., Psychologie de l’attention, Paris, Alcan, 1889.
ROLF, T., « Bewusstsein, Handeln, Aufmerksamkeit. Zum
Verhä ltnis von phä nomenologischer Psychologie und Pragma-
tismus im Anschluss an William James », e-Journal Philosophie
der Psychologie, 7 (2007), p. 1-11.
ROLLINGER, R., Austrian Phenomenology. Brentano, Husserl, Mei-
nong, and Others on Mind and Object, Francfort-sur-le-Main,
Ontos, 2008.
RUBIN, E., Visuell wahrgenommene Figuren. Studien in psychologischer
Analyse, 1. Teil, trad. P. Collett, Copenhague - Christiania -
Berlin - Londres, Gyldendal, 1921.
RUNZO, J., « The radical conceptualization of perceptual expe-
rience », American Philosophical Quarterly, 19/3 (1982), p. 205-
217.
SARTRE, J.-P., L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique,
Paris Gallimard, 1943.
SEARLE, J., « What is a speech act ? », dans A. MARTINICH (éd.), The
Philosophy of Language, Oxford, Oxford University Press, 3e éd.,
1996, p. 130-140.
—, « What is an intentional state ? », Mind, New Series, 88/349
(1979), p. 74-92.
—, Intentionality. An Essay in the Philosophy of Mind, Cambridge
(Mass.), Cambridge University Press, 1983.
—, The Rediscovery of the Mind, Cambridge (Mass.), MIT Press,
1992.
—, Mind, Language and Society, New York, Basic Books, 1998.
—, « The limits of phenomenology », dans M. A. WRATHALL et
J. MALPAS (éd.), Heidegger, Coping, and Cognitive Science : Essays
in Honor of Hubert L. Dreyfus, vol. 2, Cambridge (Mass.), MIT
Press, 2000.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 304

304 Ce que voir veut dire

—, « Neither phenomenological description nor rational reconstruc-


tion : reply to Dreyfus », Revue internationale de philosophie,
55/216, juin 2001.
—, « How to study consciousness scientifically », dans ID., Conscious-
ness and Language, Cambridge (Mass.), Cambridge University
Press, 2002, p. 18-35.
SERON, D., Objet et Signification. Matériaux phénoménologiques pour la
théorie du jugement, Vrin, Paris, 2003.
—, « Identification et tautologie : l’identité chez Husserl et Wittgens-
tein », Revue philosophique de Louvain, 4/2003, p. 593-609.
—, « Qu’est-ce qu’un phé nomè ne ? », Études phénoménologiques,
39-40 (2004), p. 7-32.
—, « Métaphysique phénoménologique », Bulletin d’analyse phénomé-
nologique, I (2005), 2, p. 3-173.
—, « Métaphysique phénoménologique, suite », Bulletin d’analyse
phénoménologique, II (2006), 2, p. 3-75.
—, Théorie de la connaissance du point de vue phénoménologique, Liè ge,
Bibliothè que de la faculté de philosophie et lettres, 2006.
—, « Sur l’analogie entre théorie et pratique chez Brentano », Bulletin
d’analyse phénoménologique, IV (2008), 3, p. 23-51.
—, « Intentionnalité, idéalité, idéalisme », Philosophie, 105 (2010),
p. 28-51.
—, « La critique de la psychologie de Natorp dans la Ve Recherche
logique de Husserl », Philosophiques, 36/2 (2009), p. 533-558.
SIEWERT, C. P., The Significance of Consciousness, Princeton (NJ),
Princeton University Press, 1998.
SIMONDON, G., Cours sur la perception (1964-1965), Chatou, La
Transparence, 2006.
SIMONS, P., Parts. A Study in Ontology, Oxford, Clarendon Press,
1987.
SMITH, A. D., « Perception and belief », Philosophy and Phenomeno-
logical Research, 62/2 (2001), p. 283-309.
SMITH, B., « Gestalt Theory : An essay in philosophy », dans
B. SMITH (éd.), Foundations of Gestalt Theory, Munich - Vienne,
Philosophia Verlag, 1988, p. 11-80.
—, Austrian Philosophy. The Legacy of Franz Brentano, Chicago -
LaSalle, Open Court, 1996.
SOKOLOWSKI, R., « Intentional analysis and the noema », Dialectica,
38/2-3 (1984), p. 113-129.
—, « Husserl and Frege », The Journal of Philosophy, 84/10 (1987),
p. 521-528.
SQUIRES, P. C., « A Criticism of the Configurationist’s Interpre-
tation of ‘‘Structuralism’’ », The American Journal of Psychology,
42/1 (1930), p. 134-140.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 305

Bibliographie 305

STOUT, G. F., Analytic Psychology, Londres, Swan Sonnenschein,


1896, 2 vol.
STRAWSON, G., Mental Reality, 2e éd. avec un nouvel appendice,
Cambridge (Mass.), MIT Press, 2010.
STUMPF, C., Tonpsychologie, Lepzig, Hirzel, 2 vol., 1883 et 1890.
STYLES, E. A., The Psychology of Attention, Hove, Psychology Press,
1997.
TITCHENER, E. B., A Text-Book of Psychology, New York, Mac-
millan, 1912.
TOADVINE, T., « Phenomenological method in Merleau-Ponty’s
critique of Gurwitsch », Husserl Studies, 17/3, octobre 2001,
p. 195-205.
TOCCAFONDI, F., « Aufnahme, Lesarten und Deutungen der Ges-
taltpsychologie », Gestalt Theory, 25/3 (2003), p. 139-157.
WALDENFELS, B., Phänomenologie der Aufmerksamkeit, Francfort-
sur-le-Main, Suhrkamp, 2004.
WARNOCK, G. J., « Seeing », Proceedings of the Aristotelian Society,
55 (1954-55), p. 201-218, réimpr. avec un « Postscript 1963 »,
dans R. J. SWARTZ (éd.), Perceiving, Sensing, and Knowing. A Book
of Readings from Twentieth-century Sources in the Philosophy of
Perception, New York, Anchor Books, 1965, p. 49-67.
WEGNER, D. M., The Illusion of Conscious Will, Cambridge (Mass.),
MIT Press, 2002.
WEGNER, D. M. et ANSFIELD, M., « The feeling of doing », dans
P. M. GOLLWITZER et J. S. BARGH (éd.), The Psychology of Action.
Linking Cognition and Motivation to Behavior, New York, Guil-
ford, 1996, p. 482-506.
WEGNER, D. M. et WHEATLEY, T. P., « Apparent mental causation :
sources of the experience of will », American Psychologist,
54 (1999), p. 480-492.
WERTHEIMER, M., « Untersuchungen zur Lehre von der Gestalt.
II », Psychologische Forschung, 4 (1923), p. 301-350.
WEVER, E. G., « Attention and clearness in the perception of figure
and ground », The American Journal of Psychology, 40/1 (1928),
p. 51-74.
WIRTH, W., « Zur Theorie des Bewusstseinsumfanges und seiner
Messung », Philosophische Studien, 20 (1902), p. 487-669.
WITASEK, S., Grundlinien der Psychologie, Leipzig, Dü rr, 1908.
WOLFF, Ch., Psychologia empirica methodo scientifica pertractata, qua
ea, quae de anima humana indubia experientiae fide constant, conti-
nentur et ad solidam universae philosophiae practicae ac theologiae
naturalis, tractationem via sternitur, Francfort - Leipzig, Renger,
1732.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 306

306 Ce que voir veut dire

WUNDT, W., Grundzüge der physiologischen Psychologie, Leipzig,


Engelmann, 1874 ; 2e éd., 1880 ; 6e éd., 1908.
—, « Selbstbeobachtung und innere Wahrnehmung », Philosophische
Studien, IV (1888), p. 292-309.
—, Grundriss der Psychologie, Leipzig, Engelmann, 1896, réimpr.
Dü sseldorf, Verlag Dr Mü ller, 2004.
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 307

INDEX DES NOMS

A D
ALLIX L. : 98 DAVIDSON D. : 199, 225, 256-258,
ANSFIELD M. : 150 260-263
ARISTOTE : 163, 268, 288 DENNETT D. : 7, 12, 14, 89, 213, 259
ARVIDSON P. S. : 148 DESCARTES R. : 8, 24, 27, 42, 145,
AUBERT H. : 94 148
DILLON M. : 121
B DOKIC J. : 214, 259
DRETSKE F. : 6, 21, 174, 202-208,
BAIN A. : 81
212-214, 252, 258, 260, 278,
BARBARAS R. : 175
286-287, 291
BARBER M. D. : 215
DREYFUS H. : 20, 37, 216, 268-269,
BÉ GOUT B. : 64, 142 286
BENOIST J. : 34, 209, 239 DUNLAP K. : 94
BENUSSI V. : 100 DÜ RR E. : 75, 77, 82, 151
BERGSON H. : 59, 81 DWYER D. : 73, 83, 86, 216
BERKELEY G. : 25, 124, 139
BERNET R. : 125, 209
BINET A. : 76
E
BOUVERESSE J. : 17 EBBINGHAUS H. : 75
BRENTANO F. : 14-17, 21, 24-27, 42- ECKENER H. : 77
43, 45, 49-52, 74-76, 80, 99, 118, EHRENFELS C. VON : 41, 91-92, 99-
129-134, 139, 156, 159, 163-167, 100, 102, 105
172-173, 180, 197, 199, 206-207, EMBREE L. : 121
239 ENGEL W. : 94-95
BRISART B. : 200 EWERT P.H. : 145
BURGE T. : 247
F
C FECHNER G. T. : 24, 75, 77, 79, 104
CAIRNS D. : 198 FERRARIS M. : 211-212
CARNAP R. : 29, 128, 135, 166, 168- FISETTE D. : 12, 45, 131, 159
169 FODOR J. : 89, 208
CARRUTHERS P. : 154 FØLLESDAL D. : 20, 42, 177, 206, 219,
CASSIRER E. : 115 267
CHISHOLM R. : 200 FRÉCHETTE G. : 159
COHEN W. : 95-96 FREGE G. : 10, 20-21, 31, 159, 175,
CORNELIUS H. : 163 192, 206, 212, 219, 221-222, 224,
236, 266, 287, 289
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 308

308 Ce que voir veut dire

G L
GARTEN S. : 94 LANDGREBE L. : 106
GÉ LY R. : 209 LANGE N. : 80
GIBSON J. J. : 95-96, 208 LANGFORD C. H. : 160
GURWITSCH A. : 10, 37, 39, 41, 58, LECLERCQ B. : 151, 209, 265
99-100, 104-128, 130-131, 137, LEIBNIZ G. W. : 136, 145
141, 170, 175, 199, 206, 224, LEWIN K. : 12
266, 289 LINKE P. F. : 106
LOCKE J. : 18, 73, 145
H LOTZE H. : 78
HAMLYN D. W. : 104
HATFIELD G. : 143
M
HEIDEGGER M. : 8, 209, 268 MACH E. : 14, 92, 100, 104, 115, 145,
HEIL J. : 211 167-169, 224
HEINÄMAA S. : 121 MANSON N. : 9
HELMHOLTZ H. von : 171 MARTIN M. G. F. : 213
HERBART J. F. : 163 MARTY A. : 42, 80, 86
HERING E. : 14, 99 MCDERMOTT J. : 29
HOCHBERG J. A. : 94 MCDOWELL J. : 199, 215, 227-228,
255-261, 263, 268
HOLENSTEIN E. : 106
MCGINN C. : 44
HORGAN T. E. : 44
MCINTYRE R. : 141, 175, 196
HUME D. : 39-40, 44, 63, 80, 139,
MEINONG A. : 15, 41-42, 99-100, 103,
149-150, 163, 276
160, 163-164, 188-189, 192
HUSSERL E. : 6, 8, 14-17, 19-20, 24, M ERLEAU -P ONTY M. : 8, 39, 107,
26-28, 31-40, 42-43, 45, 50-51,
120-124, 126, 137, 268, 286
57-59, 61-69, 71-74, 76, 83-84,
METZGER A. : 94-97, 161
86, 89-90, 92-93, 96-97, 99, 104-
MICHOTTE A. : 150
113, 118, 120-121, 125-134, 137-
MOORE G. E. : 160
142, 148, 151, 156, 160, 167, 170-
MULLIGAN K. : 106, 210
173, 177, 179-180, 184, 189, 192,
MÜ NSTERBERG H. : 76, 81, 151
196-197, 201, 206-209, 215-217,
219, 239, 242, 260, 266, 268, 270,
274, 276-277, 279-283, 287, 289, N
292 NAGEL T. : 7
NARBOUX J.-P. : 289-290
J NATORP P. : 29-30, 44, 145, 148
JAMES W. : 29, 59, 71-73, 75, 79, 81, NULL G. : 37
151, 167, 176
JANICAUD D. : 15 P
JASTROW J. : 72, 205, 229 PACHERIE E. : 17
PETERMANN B. : 145-146
K PLATON : 229, 288-289
POIRIER P. : 12, 45
KANT I. : 17, 27, 31, 38, 44, 73, 136,
PUTNAM H. : 236
149, 163, 211-212, 228, 255, 257,
PYLYSHYN Z. W. : 208
259
KOFFKA K. : 58, 70, 79, 94, 97, 103,
115, 142-147 Q
KÖ HLER W. : 15, 27, 168 QUINE W. V. O. : 206, 218, 224, 247,
KRIPKE S. : 236-237 288-289
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 309

Index des noms 309

R STOUT G. F. : 82, 143-144, 160, 188,


RIBOT T. : 81 212
STRAWSON G. : 44
ROLF T. : 151
STUMPF C. : 14, 42, 44, 64, 75, 80,
ROLLINGER R. : 15
86-87, 99, 131, 149-151, 173
RUBIN E. : 58, 66, 69, 77-79, 81, 102- STYLES E. : 87-88
103, 117, 128, 142-143, 147, 151,
170, 176
RUNZO J. : 212 T
RUSSELL B. : 24, 167-168, 206, 212, TIENSON J. L. : 44
217 TITCHENER E. B. : 77, 142-143
TOADVINE T. : 120
S TOCCAFONDI F. : 140
TRIEBEL W. : 94
SARTRE J.-P. : 8, 107, 239
SCHELER M. : 106 W
SEAMAN G. : 94
SEARLE J. : 12, 25, 32, 44-48, 50-51, WADDELL D. : 95-96
153, 156, 185, 191-192, 197-198, WALDENFELS B. : 145, 152
212-213, 218-219, 226, 235-242, WARNOCK G. J. : 202
245-255, 264, 268, 285, 288, 290- WEBER E. H. : 24
291 WEGNER D. M. : 150
WERTHEIMER M. : 93, 136, 168
SELLARS W. : 256
WEVER E. G. : 79
SIEWERT C. P. : 44
WHEATLEY T. : 150
SIMONDON G. : 93 WIRTH W. : 77
SIMONS P. : 183 WITASEK S. : 41, 78-79, 81, 83, 270
SMITH A. D. : 203-205, 213-214 WITTGENSTEIN L. : 160
SMITH B. : 104, 145, 169 WOLFF C. : 77
SMITH D. W. : 141, 196 WUNDT W. : 12, 24, 39, 65, 71, 77-
SOKOLOWSKI R. : 219, 287 80, 129-131, 134-136, 141-143,
SQUIRES P. C. : 136 152
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 310
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 311

TABLE DES MATIÈ RES

Introduction.....................................................................
Le point de vue phénoménologique.................................................. 6
Qu’est-ce qu’un phénomè ne ? ....................................................... 18
Le dualisme phénoménologique .................................................... 23
Ce que voir veut dire ................................................................. 30
Pourquoi la phénoménologie de la perception de Husserl
est insuffisante ...................................................................... 38
Conscience et intentionnalité..................................................... 44

Chapitre premier. – L’intentionnalité perceptuelle ...................................................55


Méthode et point de départ ........................................................ 55
Le modè le husserlien de la perception ......................................................... 59
L’attention ................................................................................ 70
Premiè res objections contre la théorie husserlienne de la
perception ............................................................................. 89
Autres objections : la critique gurwitschienne du dualisme
hylético-noétique de Husserl ..................................................... 99
Le point de départ moniste de la théorie de la perception de
Gurwitsch ; le noè me perceptuel ....................................... 108
La solution de Gurwitsch à la question de l’unité
de la chose perç ue ............................................................... 110
Premiè res difficultés de la conception de Gurwitsch................................................................ 116
Autres difficultés .................................................................... 120
Le dualisme et l’hypothè se de constance ................................................................. 127
Remarques critiques ; le dualisme phénoménologique ............................................................. 134
Deux difficultés ...................................................................... 141

Chapitre II. – L’analyse de la perception ................................................... 159


Le problè me de l’analyse ............................................................. 159
Vers une théorie « quasi-analytique » de la perception .............................................................. 167
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 312

312 Ce que voir veut dire

Les aspects hylétiques appartiennent au contenu inten-


tionnel ................................................................................ 171
Complexions et quasi-complexions intentionnelles ................................................................. 175
Conséquences sur la méthode d’analyse ........................................................... 185

Chapitre III. – Le contenu perceptuel ........................................................ 195


L’intentionnalité perceptuelle ............................................................. 195
Perception et croyance ............................................................ 200
Trois distinctions fondamentales .............................................................. 204
Le « voir simple » et le « voir que... » ........................................................... 207
La perception est-elle nécessairement conceptuelle ? ............................................................... 211
Du problè me des contenus non conceptuels à celui du nom
propre ..................................................................................... 217
Discussion de la conception conceptualiste du nom propre 219
Indépendance de la question de l’intentionnalité envers la
question de la conceptualité ............................................................ 229
Traits sui-référentiels (Searle) ............................................................ 234
Autres remarques critiques sur la conception de Searle. . . 246
Discussion de la conception de McDowell ............................ 255
Récapitulatif ........................................................................... 264
Attention et position ................................................................ 269
La position perceptuelle n’est pas passive ................................................................ 273
L’existence du perç u ............................................................... 277
Conclusions : nouvelles perspectives sur le contenu per-
ceptuel ................................................................................ 286
Bibliographie ........................................................................................ 295
Index des noms .................................................................................................. 307
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 313
Ce que voir veut dire_11778 - 10.2.2012 - 10:03:57 - page 314

Composition : Le vent se lè ve...


16210 Rioux-Martin

No d’éditeur : 15182
No d’imprimeur :
Achevé d’imprimer : avril 2012
Dépô t légal : avril 2012

Vous aimerez peut-être aussi