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Yehouda Ofrath
© Presses Universitaires de France | Téléchargé le 21/11/2022 sur www.cairn.info par Xiao tang YANG (IP: 46.193.65.228)
ISSN 0035-3833
ISBN 9782130629450
DOI 10.3917/rphi.142.0147
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-philosophique-2014-2-page-147.htm
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Le concept de forme
dans la philosophie de Spinoza
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Le concept de forme, qui, avec ses dérivés (« former », « for-
mel », etc.), apparaît à cent vingt-sept occurrences dans les écrits
de Spinoza1, fait-il pour lui partie d’une terminologie philosophique
traditionnelle, ou bien lui confère-t-il un sens original, différent de
celui que connaît la tradition ? Une réponse affirmative à la pre-
mière question expliquerait le manque d’intérêt des commentateurs2.
Une réponse non moins affirmative à la seconde question constitue
le but de cet article, qui entend montrer que ce concept, dans ses
multiples occurrences, désigne chez Spinoza univoquement ce qui
constitue l’être réel de la chose singulière par l’actualisation de la
substance dans des formes qui constituent sa nature.
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qui n’a pas besoin d’un autre concept pour en être conçu, puisqu’il se
suffit à lui-même pour l’être. En effet, une version antérieure de cette
définition, citée dans la Lettre IX, était : « Par substance, j’entends
ce qui est en soi et est conçu par soi ; c’est-à-dire ce dont le concept
n’implique pas le concept d’une autre chose. » Mais au lieu de cela,
la version définitive fournit une explication, centrée autour du terme
« formari », qui décrit le rapport entre deux concepts saisis dans leur
réalité et non dans leur possibilité d’être pensés. D’après cette version,
un concept est avant tout un être réel qui, pour exister, doit être réa-
lisé ; et c’est pour expliquer cette idée que Spinoza emploie le terme
« formari ». Pour Spinoza, pour qu’une chose puisse être conçue, il
faut d’abord qu’elle soit, et pour être, la chose doit soit être formée
d’une autre chose, soit ne pas être formée du tout ; et c’est parce
qu’elle n’est pas formée d’une autre chose qu’elle est « conçue par
soi » : « conçu par soi » désigne ce dont rien, à part lui-même, n’est
la cause, non seulement de son intelligibilité, mais aussi de son être,
puisque son contraire, ce qui n’est pas « conçu par soi », a besoin
d’un autre concept duquel il soit formé, c’est-à-dire généré, l’existence
de cet autre concept étant la condition de sa propre existence aussi
bien que de sa propre intelligibilité. La formation apparaît comme un
concept décrivant une relation ontologique primaire entre des choses
existantes, qui précède la dichotomie spinozienne fondamentale entre
3. Trad. fr. Charles Appuhn, Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929. Les
références aux énoncés de l’Éthique sont données sans mention du titre de l’œuvre,
par indication de la Partie, suivie de la définition, de l’axiome, de la proposition
ou de la démonstration d’une proposition, ou de son énoncé auxiliaire – corollaire
ou scolie. Sauf indication contraire, les citations de l’Éthique sont de la traduction
de Bernard Pautrat, Paris, Seuil, 1988. C’est toujours moi qui souligne.
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introduit le concept de formation au cœur de sa définition, mettant
en évidence la primauté de ce concept dans son système.
L’uniformité de la formation
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forme intelligible, et que l’être de l’idée est une forme qui ne peut être
réalisée que par une forme du même ordre de réalité. Spinoza explique
sa définition en indiquant qu’un « […] concept semble exprimer une
action de l’Esprit » (II/Déf. 3, Expl.), activité qu’il désigne, dans
l’énoncé de la définition, par le verbe « formari », l’utilisant dans le
même sens de « donner une réalité » qu’il l’emploie dans I/ Déf. 3.
Par l’emploi de ce verbe, Spinoza crée un rapprochement conceptuel
entre la chose intelligible (« chose pensante »), la notion que cette
chose est active et la description de cette activité comme formation
des choses intelligibles ; et, par là, il signifie son intention d’utiliser
le verbe « formari » en un sens technique issu de sa conception de
la formation.
Le TRE, qui reconnaît déjà dans l’idée une essence formelle
distincte (voir par. 9, ci-dessous), emploie systématiquement le nom
« forma », le verbe « formare » et l’adjectif « formale » pour expri-
mer le concept de formation intelligible et pour réserver à l’activité
pensante un vocable doté d’un sens technique, qui désigne une acti-
vité engendrant des effets réels dans l’ordre de la réalité cogitative.
Ainsi – entre maints autres exemples –, dans une phrase dont le sens
est similaire à celui de II/Déf. 3 et de II/3, Dém., Spinoza affirme :
« […] il est de la nature de l’être pensant […], de former des pensées
vraies ou adéquates […] » (par. 73) ; et « […] [s’] il appartient à la
nature de la pensée de former des idées vraies […] » (par. 106)5.
5. Traité de la réforme de l’entendement, trad. fr. A. Koyré, Paris, Vrin, 1994.
La suite du TRE énumère les propriétés de l’entendement comme celles d’une
chose qui « forme des idées » : « II. Il perçoit certaines choses, c’est-à-dire, il
forme certaines idées, les unes absolument, les autres au moyen d’autres [idées].
Ainsi il forme l’idée de la quantité d’une manière absolue […] III. Celles qu’il
forme absolument expriment l’infinité. Quant aux [idées] déterminées, il les forme
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d’une infinité de manières, autrement dit (c’est la même chose,
par la Prop. 16 p. 1), former une idée de son essence, et de tout
ce qui en suit nécessairement ». Le quod idem est établit une
identité entre l’activité de penser et le découlement des choses
par la nécessité de la nature divine affirmé par I/16, qui est l’une
des principales propositions de l’Éthique traitant du déploiement
des choses à partir de Dieu. En référant le vocable « former »
à I/16, qui ne traite pas de l’activité de penser, Spinoza indique
que pour lui, ce vocable est un terme d’application générale. Dans
le contexte de II/ 3, Dém., il s’applique à l’action de former des
idées, mais ce n’est pas là son sens exclusif. II/3, Dém. intro-
duit l’idée que la relation entre Dieu, autrement dit la nature, et
l’infinité des choses, peut être décrite avec la même validité en
termes de formation et en termes de découlement : les idées faisant
partie de l’infinité de choses qui découlent de la nature divine,
autrement dit, elles sont formées d’elle. Spinoza montre ainsi
que dans sa pensée, le découlement des choses de Dieu est leur
à l’aide d’autres [idées] […] IV. Il forme les idées positives avant les négatives.
VI. Les idées que nous formons claires et distinctes semblent découler de la seule
nécessité de notre nature d’une façon telle qu’elles semblent dépendre absolument
de notre seule puissance ; c’est le contraire pour les confuses. En effet elles se
forment souvent contre notre gré » (par. 108). Le TRE parle aussi de « la forme du
vrai » (par. 69) ou de « la vérité » (par. 105) et de « la forme de la pensée vraie »
(par. 71), ainsi que de « former le concept » et de « former des idées », « des
pensées » (par. 72, 73 et 94) ou des définitions (par. 103), avec le sens exposé ici.
Ce traité nous offre un exemple concret d’un concept que nous pouvons former par
l’activité de notre entendement : pour « former le concept de la sphère » (par. 72),
il suffit d’inventer une cause – le mouvement de rotation d’un demi-cercle autour
de son centre, ce qui est « la manière la plus facile de former le concept de la
sphère ».
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dit de l’attribut, auquel ils appartiennent. Or, pour identifier cette
différence ontologique, il doit montrer, premièrement, ce que ces
modes ont en commun entre eux. Ainsi, pour identifier la Pensée
comme un attribut distinct, II/1, Dém. procède des pensées singu-
lières. Pourtant, de la majeure de la démonstration, selon laquelle
« les pensées singulières, autrement dit telle et telle pensée, sont
des manières, qui expriment la nature de Dieu de manière précise et
déterminée (par le Corr, Prop. 25 p. 1) », il ne s’ensuit pas, comme le
voudrait la conclusion, qu’ « appartient donc à Dieu (par la Défin. 5
p. 1) un attribut, dont toutes les pensées singulières enveloppent le
concept, et par lequel aussi elles se conçoivent », puisque le statut
modal des pensées singulières comme « manières » est le même que
celui de toutes les choses singulières – comme le montre le Corollaire
de I/25. De la seule affirmation que les choses singulières sont des
modes, on ne peut inférer qu’elles sont des modifications de tel ou
tel attribut et l’on ne peut pas non plus identifier un attribut distinct
dont soient modifiées certaines d’entre elles. La définition du mode
comme affection de la substance (I/ Déf. 5) décrit seulement le sta-
tut existentiel de la chose singulière, son mode d’existence, qui est
d’être « en autre chose », mais non pas sa nature. Le concept de
mode répond à la question « comment existe-t-elle ? » et vise sa
manière d’exister, alors que celui de forme vise la chose singulière
dans sa réalité et répond à la question « qu’est-elle ? ». Deux choses
de formes différentes sont des « modes », c’est-à-dire existent « en
autre chose » et, en ce sens, ne diffèrent pas entre elles, tandis que
deux choses qui sont des modes peuvent différer entre elles en tant
que formes de natures différentes. Or II/ Déf. 3 a montré qu’il existe
quelque chose de réellement commun à toutes les pensées singulières,
puisqu’elles sont formées par un agent qui les forme toutes comme
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diffèrent les unes des autres. Si la proposition II/1 a dû présup-
poser que pour être engendrées du même attribut, les choses singu-
lières doivent avoir une forme distincte qui les groupe en un même
ensemble, cette même présupposition doit être à la base de la pro-
position II/2, dont la démonstration que « l’Étendue est un attribut
de Dieu » « […] procède de la même manière que la démonstra-
tion de la proposition précédente ». La forme des choses singulières
sujets de la proposition II/2, qui sera présentée après II/13, Scol., est
le mouvement, et l’on peut donc l’appeler « forme mobile ».
6. Martial Gueroult, Spinoza II. L’âme (Éthique, II), Paris, Aubier, 1974
(ci-dessous : Gueroult), pp. 110-111. Mon commentaire sur ce point diffère de
celui de Gueroult en ce que j’exploite la conception spinozienne de la formation,
exposée ici.
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D’après sa formulation (II/Déf. 2), celle-ci présuppose que l’objet
défini n’enveloppe pas une existence nécessaire. Ce n’est donc pas la
réalité en tant qu’existence nécessaire qui est comprise dans l’essence
de la chose, mais seulement la réalité formée en une forme d’une
chose singulière, déterminée et certaine, réalité dont la concrétisation
dépend de l’existence de cette chose en laquelle elle est comprise.
La forme, comme l’essence, n’est pas quelque chose d’abstrait, tel
un universel ; elle est la substance formée en une certaine forme,
déterminée d’une chose singulière telle ou telle. Mais à défaut de la
chose formée, sa forme non plus n’a pas d’existence.
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l’idée qu’à ce qui n’est pas idée (II/6, Cor.). Ce faisant, il modifie
intentionnellement le sens scolastique de ce concept, d’après lequel
« l’être formel » ou « l’essence formelle » est l’essence de la chose
considérée seulement dans sa réalité, la chose comme un être réel,
à la différence de son « être objectif », qui est cette chose consi-
dérée dans sa modalité de perception par un entendement. Ainsi,
pour Spinoza, une idée est un être réel et non plus une modalité
(intelligible) de la chose singulière. L’« être formel » qui, dans
la scolastique, a une extension restreinte, devient un terme uni-
voque, applicable à tous les êtres sans distinction. Cette démarche
conceptuelle est nécessaire dans le système de Spinoza où toutes les
choses singulières, sans distinction, sont des formes formées de la
substance. Spinoza emprunte le terme de ses prédécesseurs, parce
qu’il désigne dans leur langage la réalité de la chose, mais il n’en
adopte pas le sens philosophique. Le sens qu’il lui confère pro-
vient de sa conception de la formation de la réalité absolue – Dieu,
la nature, la substance – en une chose singulière, et c’est donc la
réalité absolue qui fonde, en une forme déterminée d’elle-même,
l’être réel de la chose singulière. Chez lui, « être formel » signifie la
nature de la manifestation spécifique de la substance en une chose
singulière – forme intelligible, forme mobile, par exemple – et non
pas simplement la réalité de la chose, puisque la réalité appartient
à toutes les choses de la nature.
7. Méditation troisième, Charles Adam et Paul Tannery, éd., Paris, Léopold
Cerf, 1902 (ci-dessous : AT), 1904, vol. IX, pp. 32-33, 37-38 ; Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1949 (ci-dessous : Pléiade), pp. 181, 187-188. Voir
aussi la citation des Premières réponses, citée dans le par. 9 du texte, près l’appel
de note 8.
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d’exister dans l’entendement : laquelle façon d’être est de vrai bien
plus imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de
l’entendement […]8 ». La considération, par les prédécesseurs de
Spinoza, de l’idée en sa réalité objective ne satisfait pas Spinoza,
car elle n’explique pas l’intelligibilité de l’idée. D’autre part, rien,
dans la chose prise dans sa réalité physique, ne la rend intelli-
gible ; et sa considération comme objet de perception intelligible
n’explique pas l’intelligibilité de cette perception. Spinoza cherche
la raison de l’intelligibilité de l’idée du côté de l’intelligibilité, qui
est son essence formelle intelligible ou sa forme intelligible, et non
du côté de son idéat, puisque l’idéat n’a pas une forme intelligible
et qu’il n’y a donc pas de commune mesure entre ces deux entités.
Il observe que l’idée est quelque chose de réel, dont l’existence
« dans l’entendement » n’est pas moins réelle et parfaite que celle
des choses « hors l’entendement », tels le cercle ou le corps, mais
dont la réalité consiste en quelque chose de différent de la leur.
Ce qui distingue ontologiquement une idée de ce qui n’est pas une
idée est l’essence formelle de ces choses singulières. « L’idée, dit
Spinoza, prise dans son essence formelle, peut être l’objet d’une autre
essence objective », indiquant par là explicitement que l’idée est en
elle-même, indépendamment de sa relation à l’idéat, quelque chose
d’intelligible, et expliquant que c’est son essence formelle qui la
rend intelligible et la distingue de son idéat. La différence entre
l’idée et son idéat est une différence de genre de réalité à l’intérieur
de l’Être. Une idée est une formation intelligible de la réalité –
elle est, comme le montre l’Éthique (II/5), la substance intelligible
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lui confère aussi bien l’intelligibilité que la réalité, produisant ainsi
une nouvelle idée.
L’uniformité de la formation
10. En II/5 et II/6, Cor., Spinoza expose sa doctrine de l’uni-
formité de l’ordre causal, selon laquelle les choses singulières
appartenant au même ordre de réalité se causent l’une l’autre.
Ontologiquement, c’est le principe de formation qui est à la base
du principe spinozien de la causalité uniforme. S’il n’est pas vrai
que n’importe quelle forme peut être formée de n’importe quel
ordre de réalité (I/8, deuxième Scol.), il est clair que sa cause
ne peut être que de l’ordre de réalité qui se forme en elle et non
pas d’un autre ordre de réalité. II/5 et II/6, Cor. sont donc une
formulation en termes de causalité du principe de l’uniformité de
la formation introduit par la définition de la substance. Les formes
non-intelligibles découlent de leurs attributs de la même manière
que les formes intelligibles, la différence résidant dans l’ordre
de réalité de leur formation. Cet ordre détermine la nature de la
chose singulière selon la nature de l’attribut duquel elle est formée,
puisque l’attribut est compris, ou enveloppé, dans les formes en
lesquelles il est formé.
idée que de ce qui n’est pas une idée, est un mode. Cet argument est
exprimé directement au sujet des idées (II/5) et par référence compa-
rative au sujet des êtres formels appartenant à d’autres attributs que
la Pensée (II/6, Cor.).
Le vocabulaire technique de Spinoza décrit la modification
de la substance comme un même déploiement de la nature dans
tous les ordres de réalité. C’est pourquoi le mode est défini d’une
manière univoque : ce sont « les affections d’une substance », sans
aucune distinction entre elles, et c’est « ce qui est en autre chose »
(I/ Déf. 5), sans distinction, sous l’aspect modal, entre être en
autre chose qui est Pensée et être en autre chose qui est Étendue
ou un autre attribut. Pourtant, puisque chacun des infinis attributs
est conçu par soi et ne peut être produit par un autre (I/10, Scol.),
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l’ordre de modification de chaque attribut doit nécessairement se
dérouler d’après un principe différent de celui d’un autre attribut et
les modes de l’un doivent différer de ceux de l’autre ; sinon, tous
les modes de tous les attributs seraient identiques et ne pourraient
être identifiés que comme des modifications de la substance, mais
on ne saurait les distinguer les uns des autres et l’on ne pourrait
leur attribuer une appartenance à tel ou tel attribut. Cependant,
la théorie modale de Spinoza est conçue en des termes qui ne
distinguent pas, et n’ont pas pour but de distinguer, entre les dif-
férents ordres d’après lesquels les attributs sont modifiés. Ce rôle
est dévolu par la terminologie spinozienne au concept de forme
dans son sens de formation de la substance, qui constitue l’être
formel de la chose singulière. Cette formation est expliquée par
Spinoza, en II/5 et II/6, Cor., par la différenciation de la formation
de la substance dans chaque attribut9 : différenciée dans chaque
attribut, la formation explique la différence réelle entre les êtres
formels appartenant à chaque ordre. Dans le système spinozien,
seules les formes des choses singulières constituent leur similitude
et leur distinction. Désignant la différence spécifique selon laquelle
un être diffère d’un autre, l’« être formel » d’un mode devient sa
nature, en tant que celle-ci est constituée par la substance, puisque
l’« être formel » d’un mode est l’« être formel » d’une affection
de la substance, autrement dit, la substance en tant qu’elle est
formée en une chose singulière qui n’est qu’un mode d’un de ses
attributs (I/25, Cor.). Si un mode de l’attribut Pensée diffère du
mode de l’attribut Étendue, ce n’est pas par la modification mais
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formée par la substance.
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sa nature. La singularité d’une chose est la formation simultanée en
elle de telles formes plutôt que d’autres, et sa constitution comme
chose déterminée est la formation simultanée en elle de ces formes.
Ainsi est fondée l’ontologie de la chose singulière, dans laquelle le
concept de forme opère la transposition logique de la conception de
la substance comme union d’infinis attributs à une conception de la
chose singulière comme union des formes en lesquelles la substance
est formée lorsqu’elle la constitue.
13. II/8 et ses énoncés auxiliaires précisent que par cette simul-
tanéité de la formation des formes qui constituent la nature d’une
chose singulière, ces formes existent conjointement et que cette exis-
tence simultanée conditionne réciproquement la manière d’exister
de chacune d’elles : les essences formelles des choses singulières,
qu’elles soient intelligibles ou non-intelligibles, existent aussi bien
intégrées dans les attributs – et alors les formes intelligibles de
ces choses sont comprises dans l’idée infinie de Dieu – qu’en tant
que formes des choses singulières distinctes les unes des autres,
existant dans la durée – et alors les idées de ces choses « enve-
loppent l’existence, par quoi elles sont dites durer » (II/8, Cor.).
Tant que les essences formelles des choses singulières n’existent
que comme contenues dans les attributs, il leur manque l’existence
dans la durée comme actualisation des attributs, actualisation qui
est la formation de l’attribut en une chose singulière ; et ce n’est
que lorsque les choses singulières existent dans la durée que leurs
idées, c’est-à-dire leurs formes intelligibles, existent comme actuali-
sation de l’attribut de la Pensée.
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formées par lui parce qu’elles et lui sont des formes intelligibles de
la nature qui, dans son ordre de réalité intelligible absolue, actualise
son existence en cette formation des formes intelligibles. Un être
pensant – l’Esprit ou Dieu – pense en formant des idées comme
êtres réels (II/ Déf. 3 ; II/ 3, Dém. ; II/5). Cependant, l’intelligibilité
des idées, qui est une condition nécessaire de la connaissance des
objets, ne suffit pas pour l’expliquer. Pour le faire, Spinoza introduit
une distinction entre l’idée comme forme de la réalité, autrement
dit, comme être formel intelligible, qui n’a pas besoin d’idéat pour
se réaliser comme intelligibilité, et l’idée en tant que connaissance,
qui est sa formation simultanée avec une autre forme de la réalité.
L’idée n’est connaissance qu’à condition d’être formée simultanément
avec une autre forme. C’est II/9, Cor. qui comprend la connaissance
comme le produit de l’union d’une forme intelligible et d’un objet,
et qui voit en ce rapport la condition sans laquelle il n’existe pas
de connaissance d’objet : « Tout ce qui arrive dans l’objet singulier
d’une quelconque idée, il y en a la connaissance en Dieu, en tant
seulement qu’il a l’idée de ce même objet. » Pour expliquer cette
assertion, II/9, Cor., Dém. s’appuie sur II/7 qui, avec ses énoncés
auxiliaires, montre que simultanément avec sa formation en une
forme intelligible, Dieu ou la nature se forme en une autre forme
d’un autre ordre de réalité. Par cette formation simultanée de deux
ordres de réalité qui constituent l’essence du même Dieu, Dieu ou
la nature est simultanément idée et objet de cette idée. Autrement
dit, le rapport entre Dieu en tant qu’idée et Dieu en tant qu’objet
de cette idée est un rapport du même au même et non pas un
rapport d’extériorité. Par là, Dieu connaît en tant qu’idée l’objet
que lui-même est en tant qu’objet. Le rapport cognitif entre l’idée
et son objet est un rapport d’union des essences formelles qui sont
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en tant qu’il s’explique par la nature de l’Esprit humain, autrement dit en
tant qu’il constitue l’essence de l’Esprit humain, a telle ou telle idée […].
(II/11, Cor.)
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ses énoncés auxiliaires), ce qui explique que leur convenance est du
même au même. Pour Spinoza, la connaissance est fondée sur l’unicité
de l’Être absolu et sur son identité dans toutes les manifestations de
sa réalité, et son adéquation s’explique par cette identité : la formation
simultanée du seul et même Être absolu en chacune de ses infinies
formes intelligibles convient « tout à fait » à sa formation en chacune
de ses infinies formes non-intelligibles.
Puisque l’ordre de l’intelligibilité ne se forme que simultanément
avec les autres ordres, il en résulte qu’il est de la nature de l’idée,
autrement dit de sa constitution comme être réel, d’être formée simul-
tanément avec son idéat, et qu’il n’y a pas d’idée qui ne soit formée
simultanément avec un idéat. À la suite de II/7 et ses énoncés auxi-
liaires, II/32, Dém. décrit la simultanéité de la formation de l’idée
avec son idéat comme un élément essentiel de toutes les idées, signifiant
par là qu’il fonde leur réalité. Cette simultanéité (désignée comme
« convenance ») est la vérité de l’idée, déclare la fin de II/32, Dém. :
« […] et par suite [de la convenance stipulée au début de la démons-
tration] (par l’Axiome 6 p. 1) elles sont toutes vraies. »
16. De là, on déduit qu’une idée qui n’est pas formée simulta-
nément avec un idéat est une idée qui n’a pas de réalité, ou de forme.
Mais une idée qui n’est pas formée simultanément avec un idéat ne
convient pas avec un idéat et, par conséquent, elle n’est pas vraie.
Donc, une idée qui n’est pas vraie n’a pas de réalité, ou de forme. Et
comme le système de Spinoza exclut l’existence d’une chose singulière
qui n’ait pas de forme, on comprend qu’il exclut l’existence des idées
fausses. En utilisant le concept de forme pour exposer la nature des
idées fausses, Spinoza établit leur non-être. Il le fait en nous mettant
au défi de concevoir « si c’est possible, une manière de penser positive
qui constitue la forme de l’erreur ou fausseté » (II/33, Dém.). Dans
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d’existence de l’idée, et puisque la réalité est unique et que tout ce qui
existe doit répondre aux mêmes conditions d’existence, la fausseté, qui
n’y répond pas, n’existe pas. Spinoza distingue, d’une part, entre une
« idée vraie », c’est-à-dire adéquate, et une « non-idée » – le contraire
d’une idée vraie n’étant pas « une idée fausse » mais une « non-idée »,
ou plutôt un « non être » –, et, d’autre part, entre une idée adéquate
et une idée non-adéquate, c’est-à-dire partielle. Autrement dit : il dis-
tingue seulement entre une idée adéquate, qui, de par son adéquation,
est vraie, et une idée non-adéquate.
17. Une idée inadéquate est une idée qui se rapporte, non à Dieu,
mais à quelque chose qui est en Dieu, c’est-à-dire à une partie de
la réalité, dont la formation intelligible est donc partielle, puisqu’elle
est une partie : « […] il n’y a pas d’idées inadéquates ou confuses ;
sinon en tant qu’elles se rapportent à l’Esprit singulier de quelqu’un
[…] » (II/36, Dém.). D’après II/11, Cor., l’Esprit humain est une partie
de l’intellect infini de Dieu ; autrement dit : Dieu constitue la nature
de l’Esprit humain et, de ce fait, les idées qu’il a en tant qu’il consti-
tue l’Esprit humain, l’Esprit humain les a. Comme ce sont les mêmes
idées en Dieu et dans l’Esprit humain, elles sont adéquates dans
l’Esprit comme elles le sont en Dieu (II/34, Dém.). Mais en Dieu,
il y a aussi des idées qu’il forme en tant qu’il constitue en même
temps la nature de l’Esprit humain et celle d’un autre Esprit. Dans
ce cas, l’idée, qui en Dieu est adéquate, est formée en même temps
dans l’Esprit humain et dans l’autre Esprit ; autrement dit : dans
chacun d’eux, elle est formée partiellement, c’est-à-dire de manière
inadéquate14.
14. Il n’y a pas lieu, ici, d’entrer dans les détails de l’explication spinozienne
de la fausseté, explication dont l’essentiel est la formation d’une idée faisant partie
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La forme du corps
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cet argument, en spécifiant l’élément qui permet de subsumer les
corps sous le même attribut, « en ce qu’ils peuvent se mouvoir tantôt
plus lentement, tantôt plus rapidement, et, absolument parlant, tantôt
se mouvoir, et tantôt être en repos », ce qui explique l’affirmation
du Lemme II, selon laquelle « tous les corps conviennent en cer-
taines choses ». Les Lemmes I et II désignent ce qui est réellement
commun aux corps : le mouvement et le repos, et ils spécifient ainsi
qu’un corps est une forme mobile d’un même ensemble ontologique
– l’Étendue.
Spinoza, il est vrai, ne décrit pas ce qu’il nomme « corps les plus
simples » (remarque suivant le Lemme III-Axiome II dans le chapitre
sur les corps), ou simplement « corps », en termes de forme, mais
par contre, il le fait pour ce qu’il nomme « Individu » (Lemme III-
Définition et Lemme IV-Démonstration, ibid.), qui est un corps
composé par des corps les plus simples. Il décrit cette forme du
corps composé comme la transmission entre corps d’un rapport cons-
tant entre leurs mouvements et repos respectifs. Ces mouvements et
repos sont donc des éléments de la forme du corps composé, et ils
distinguent les corps simples des autres corps (Lemme I) ; par consé-
quent, ils doivent être la forme des corps simples qui, en l’absence
d’une forme qui les constitue comme des êtres réels, seraient des
non-êtres desquels il serait impossible de composer des Individus.
À l’encontre de la conception de Descartes, pour qui la distinction
entre corps est spatiale, selon les dimensions de longueur, de largeur
d’un ensemble intelligible qui, lui, est formé simultanément avec un ensemble
non intelligible ; étant une partie de l’ensemble intelligible, l’idée ne conçoit que
partiellement l’ensemble non intelligible – d’où son inadéquation.
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elles d’une manière concrète. Un corps est un certain mouvement ou
repos en lesquels s’exprime la mobilité qui constitue l’essence de la
réalité absolue et celle-ci s’inclut en lui d’une certaine manière, lui
conférant ainsi sa réalité ou forme. Le mouvement et le repos sont
intrinsèques au corps parce qu’ils sont formés de la mobilité absolue
de l’Étendue qui est leur cause.
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Le mouvement et le repos sont les seuls éléments qui constituent
la nature des corps simples (Lemme I). La simple communication de
leurs mouvements ou repos n’aurait expliqué qu’une addition de mou-
vement ou de repos, non pas une fusion ou une composition. Pour
expliquer la nature de la nouvelle entité et sa distinction d’avec les
éléments composants, il faut désigner, d’une part, ce qui, en elle,
ne se trouve pas dans chacun d’eux séparément, et d’autre part, ce
qu’ils ont en commun lorsqu’ils s’unissent. Le rapport ou la propor-
tionnalité entre les mouvements et les repos des éléments composants
répond à cette exigence, puisque, de par sa nature, ce rapport n’existe
que comme expression de tous ses éléments ensemble. Cependant,
ce rapport existe également entre des entités séparées et donc il ne
peut, en soi, expliquer la constitution d’une nouvelle entité. Il faut
que le rapport soit transmis entre les entités pour qu’il constitue un
ensemble ontologiquement cohérent. L’Individu est donc constitué par
une combinaison de trois facteurs : la transmission réciproque, le
rapport constant, et le mouvement et le repos des corps composants.
L’essentiel du concept de la forme de l’Individu peut donc être réduit
à la transmission du rapport déterminé entre les mouvements et les repos
des corps composants. Spinoza le dit lui-même en IV/39, Dém. : « […]
ce qui constitue la forme du Corps humain consiste en ceci, que ses
parties se communiquent entre elles leurs mouvements selon un certain
rapport précis. »
De ce concept, il résulte que la forme d’un Individu peut consti-
tuer des groupements différents des corps, eux-mêmes constitués de
mouvements et de repos différents. C’est l’argument récurrent des
Lemmes IV-VII : l’échange continu de corps, dit le Lemme IV, ne
change pas la nature de l’Individu. Tant que les corps composant
un Individu, dit le Lemme V, se communiquent entre eux le même
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Les parties composant le Corps humain n’appartiennent pas à l’essence
du Corps lui-même, si ce n’est en tant qu’elles se communiquent les unes aux
autres leurs mouvements suivant un certain rapport précis (voir la Défin. après
le Coroll. du Lemme 3) et non en tant qu’on peut les considérer comme des
Individus, sans relation au Corps humain.
Ce qui forme un Individu – la transmission, entre ses parties, d’un
certain rapport entre leurs mouvements et leurs repos – n’appartient
à aucun des corps qui le composent séparément, puisque cette trans-
mission n’existe qu’en cet Individu, lorsque ses corps composants
transmettent ensemble le rapport entre le mouvement et le repos de
chacun d’eux.
Cette conception, qui perçoit l’élément constant dans la variété
infinie des manifestations corporelles, atteint le sommet de son expres-
sion lorsqu’elle voit dans la nature tout entière un seul Individu qui
ne change pas, malgré la variation à l’infini des Individus qui le
composent, autrement dit le forment. Par sa simplicité, elle per-
met de développer une explication unifiée du monde physique, dont
chacun des éléments est régi par la même loi, qui explique aussi
bien sa nature, ses relations avec les autres éléments et la totalité
de l’ensemble physique dans lequel il se développe.
La thèse selon laquelle ce qui distingue un corps d’un autre,
c’est-à-dire constitue sa nature, est une certaine proportion entre
mouvement et repos, est déjà énoncée dans le Court Traité (Préface,
par. 2, notes VII-IX), dont la théorie du corps est identique, dans
ses grands principes, à celle du chapitre sur les corps de l’Éthique.
L’Éthique fait de cette proportion entre mouvement et repos un des
éléments constitutifs du concept de la forme du corps composé. C’est
là une indication supplémentaire qui confirme que le concept de
forme est développé par Spinoza indépendamment de ses origines
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ticulière est une formation déterminée de la réalité, et cette chose
particulière engendre les autres choses particulières en leur trans-
mettant sa forme ; une idée en forme une autre en la « pensant »,
c’est-à-dire en formant sa réalité intelligible par la transmission
de la forme qui constitue sa propre réalité, et un corps en forme
un autre en lui transmettant la forme qui constitue sa réalité – le
rapport entre le mouvement et le repos qui lui est transmis par les
corps qui le composent, c’est-à-dire le forment.
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de bien des manières confirme que c’est par le mouvement exercé
sur lui ou par lui que le corps « est affecté » par d’autres corps ou
les « affecte ». Le pouvoir d’un Individu d’être affecté et d’affecter
consiste donc, d’une part, dans son pouvoir de recevoir des corps
extérieurs la transmission du rapport constant entre les mouvements et
les repos qui les forme, et, d’autre part, dans son pouvoir de transférer
à des corps extérieurs cette transmission du rapport constant entre
les mouvements et les repos qui le forme. Un Individu qui conserve
davantage sa forme est un Individu qui, au milieu de ces transmissions
du rapport constant entre les multiples mouvements et repos, conserve
la transmission du rapport constant entre les mouvements et les repos
des parties qui le composent. Et comme l’Individu est en relation de
formation mutuelle avec une infinitude de corps avec lesquels il forme
sa propre forme, les variations de sa force d’exister sont multiples.
Le passage d’une plus grande à une moindre amplitude de la force
d’exister, ou vice-versa, est un affect (affectus) (voir III/Déf. générale
des affects et son Explication). Un Individu qui communique le rap-
port entre ses mouvements et ses repos à plus d’Individus, ou qui
reçoit de plus d’Individus le rapport entre leurs mouvements et leurs
repos, ajoute plus de mouvements et de repos à ce rapport, renforce
sa préservation et sa force de persévérer dans son être augmente – ce
qui, en termes d’affects, explique la joie17. Par contre, s’il vient à
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repos qui le forment, lui et les Individus qui l’entourent.
21. Cette transmission réciproque peut complètement modifier le
rapport qui constitue la forme de l’Individu. C’est alors la fin de cet
Individu, qui « revêt une autre forme, c’est-à-dire […] est détruit »,
comme dit la fin de IV/39, Dém. ; et Spinoza de préciser, dans le sco-
lie, que « […] la mort survient au Corps, c’est ainsi que je l’entends,
quand ses parties se trouvent ainsi disposées qu’elles entrent les unes
par rapport aux autres dans un autre rapport de mouvement et de
repos » 18. L’annihilation d’une chose corporelle se produit par chan-
gement de sa forme – thèse répétée dans la fin de IV/Préf. :
Car il faut avant tout remarquer que, quand je dis que quelqu’un passe
d’une moindre perfection à une plus grande, et le contraire, je n’entends
pas qu’il échange son essence ou forme contre une autre. Car un cheval, par
exemple, n’est pas moins détruit s’il se change en homme que s’il se change
en insecte […].
18. La même idée est exprimée dans le Court traité, trad. fr. Charles Appuhn,
Œuvres de Spinoza, Paris, Garnier, 1929 : « X. Cependant ce corps qui est le nôtre
était dans une autre proportion de mouvement et de repos, quand il était un enfant
non encore né, et par la suite, après notre mort, il sera dans une autre encore […] ;
XII. Si donc un tel corps a et conserve cette proportion qui lui est propre, par
exemple de 1 à 3, ce corps et l’âme seront comme ils sont actuellement ; soumis, à
la vérité, à un changement constant mais non à un si grand qu’il dépasse la limite
de 1 à 3 ; mais autant il change, autant aussi à chaque fois change l’âme. […] ;
XIV. Mais, si d’autres corps agissent sur le nôtre si puissamment que la proportion
de 1 à 3 de son mouvement ne puisse pas subsister, alors c’est la mort, et un anéan-
tissement de l’âme en tant qu’elle est seulement une idée, connaissance, etc., de
tel corps possédant telle proportion de mouvement et de repos » (Préface, par. 2,
notes X, XII et XIV).
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22. La leçon du chapitre sur les corps conduit à un réexamen du
concept de l’idée qui constitue l’Esprit humain. Dans une proposition
ancrée de part en part dans sa théorie de la forme, Spinoza part de
l’objet de cet Esprit, se rattachant ainsi au principe de la simultanéité
de formation de l’idée et de son objet. Si l’objet s’avère être composé,
l’idée avec laquelle il est formé simultanément doit l’être aussi :
L’idée qui constitue l’être formel de l’Esprit humain est non pas simple,
mais composée d’un très grand nombre d’idées. démonstration : L’idée qui
constitue l’être formel de l’Esprit humain c’est l’idée du Corps (par la Prop. 13
de cette p.), lequel (par le Post. 1) est composé d’un très grand nombre d’Indi-
vidus très composés. Or, de chaque Individu composant le Corps, il y a néces-
sairement (par le Coroll. Prop. 8 de cette p.) une idée en Dieu ; donc (par la
prop. 7 de cette p.) l’idée du Corps humain est composée de ce très grand
nombre d’idées qui sont celles des parties qui le composent.
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sa forme, l’idée qui est formée simultanément avec un idéat composé
est, comme lui, composée de choses singulières, c’est-à-dire d’idées
singulières unies par un principe unificateur qui les forme en un tout
intelligible, dont l’identité est constituée par sa forme.
Cependant, il faut reconnaître qu’à la différence du corps composé,
dont la forme – la transmission du rapport entre mouvements et repos
– est distincte de celle des corps qui le composent et sert de principe
unificateur, Spinoza ne fournit pas de principe analogue qui serve
de principe unificateur de l’idée composée qui constitue l’Esprit. Il
n’explique pas ce qui l’unifie et ne définit pas non plus la forme
de l’Esprit qui, d’après le modèle de la forme du corps composé,
doit, elle aussi, être distincte de celle des idées qui la composent.
Pourtant, dans V/23, Dém., il distingue entre l’Esprit, qui exprime
l’existence du Corps dans la durée, et l’idée, qui exprime, non les
parties composant le Corps humain, mais son essence. L’Esprit qui
exprime l’existence du Corps dans la durée est certainement l’Esprit
constitué par une idée composée dont parle II/15. Mais l’idée qui
exprime l’essence du Corps, qui est éternelle, est-elle le principe
unificateur de l’idée composée qui constitue l’Esprit, telle la forme
du Corps composé qui est son principe unificateur ? Spinoza ne
le dit pas, mais nombre des indications qu’il donne tendent à le
suggérer.
Yehouda Ofrath
Jérusalem
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